Patte blanche

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En lice pour le Prix Françoise Sagan 2023

En deux mots
Dans la France de 2015, les Simart-Duteil ne se sentent plus en sécurité et décident de se réfugier dans leur manoir normand. Une paranoïa liée au climat anxiogène, mais aussi aux prétentions d’un demi-frère syrien qui est bien décidé à prendre sa place. Le conseil de famille devient alors explosif !

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Grandeur et décadence d’une famille française

Inspiré d’un fait divers – l’histoire d’une famille qui a choisi de se cloîtrer dans sa demeure – le premier roman de Kinga Wyrzykowska est un joyeux jeu de massacre au sein d’une famille bourgeoise. Vous allez vous régaler avec les Simart-Duteil !

Souvenez-vous, c’était avant le covid et avant la guerre en Ukraine. Mais le climat n’en était pas moins anxiogène. Nous étions en 2015 et la France était confrontée à une vague d’attentats. C’est dans ce contexte que Kinga Wyrzykowska nous offre un premier roman aussi corrosif que jouissif. Il met en scène une famille bourgeoise, les Simart-Duteil, qui décident de se cloîtrer dans leur maison de famille en Normandie. Héritiers d’une fortune amassée dans les travaux publics et plus exactement la construction d’autoroutes au Moyen-Orient, Paul, Clothilde et Samuel n’auraient pourtant guère de raisons de s’en faire, si ce n’est cette crainte ancrée profondément de ne pas être à la hauteur. Car ils ont tous espéré suivre la voie de la réussite et ont finalement dû se rendre compte que le chemin de la réussite était semé d’obstacles.
Paul aura été le premier à connaître son heure de gloire. Sous le nom de Pol Sim, il a travaillé avec Thierry Ardisson et s’est fait connaître par ses saillies féroces. Sa chaîne YouTube (Pol’pot) lui aura aussi permis d’asseoir sa notoriété, mais comme rien n’est plus éphémère qu’une carrière médiatique, il sent bien que sa chance est passée. Son réseau s’étiole, dans les allées du Racing-Club de France on ne le reconnaît même plus.
Samuel a longtemps pensé que son avenir était beaucoup plus solide. En ouvrant une clinique de chirurgie esthétique, il s’imaginait faire fortune en un rien de temps. Il a d’ailleurs très vite trouvé une clientèle, élargi son réseau et fait fructifier son entreprise. Mais dans ce milieu, la réputation fait tout. Alors quand les premières critiques – même infondées – ce sont fait jour, la confiance envers le chirurgien en a pâti. Si bien qu’il doit désormais penser à sauver les meubles. Ce qui tombe plutôt mal, car il a demandé Monika, rencontrée lors du tournage d’un film publicitaire pour vanter l’un de ses appareils censés faire rajeunir, en mariage. Une nouvelle qu’il compte annoncer à la famille réunie à Yerville. Quant à Clotilde, avouons-le, elle n’a pas eu à faire grand-chose, sinon un trouver un mari de son rang et lui faire trois enfants qui font sa fierté. Mais l’usure du couple est là, faisant croître les angoisses de Clothilde, toujours prompte à voir les choses en noir.
Et les choses ne vont pas s’arranger. Car de la Syrie en guerre leur parvient un message qui va les déstabiliser. Leur père menait une double-vie, de part et d’autre de la Méditerranée. Il avait une maîtresse qui lui donnera un fils. Ce dernier annonce sa venue, fuyant les combats via le Liban.
L’ambiance devient explosive, les vieilles histoires ressortent, la tension croit et le vernis de la bienséance se craquelle. Ce jeu de massacre auquel participent trois générations est servi par un style corrosif au possible. On se régale de cette descente aux enfers.
Kinga Wyrzykowska montre avec finesse combien les phrases convenues se vident de sens, comment les belles conversations basculent dans l’anathème et comment le bien-parler peut se transformer en blessures profondes. On imagine combien un Chabrol aurait pu faire son miel de ces dialogues tranchants et de ce huis-clos explosif. Et on jubile avec autant de plaisir qu’avec la prose de Stéphane Hoffmann, notamment dans On ne parle plus d’amour.

Patte Blanche
Kinga Wyrzykowska
Éditions du Seuil
Premier roman
320 p., 20 €
EAN 9782021514087
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Yerville en Normandie. On y évoque aussi Paris et la région parisienne, de Créteil à Clamart, ainsi que la Syrie et le Liban.

Quand?
L’action se déroule autour de 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les Simart-Duteil ont marqué votre enfance. Leur nom si français, leur maison flanquée d’une tourelle – comme dans les contes –, leur allure bon chic bon genre ont imprimé sur le papier glacé de votre mémoire l’image d’une famille parfaite.
Un jour, pourtant, vous les retrouvez à la page des faits divers, reclus dans un manoir normand aux volets fermés. Les souvenirs remontent et, par écran interposé, vous plongez dans la généalogie d’un huis clos.
Paul, Clothilde, Samuel ont été des enfants rois. Leur père, magnat des autoroutes au Moyen-Orient, leur mère, Italienne flamboyante, leur ont tout donné. Quand un frère caché écrit de Syrie pour réclamer sa part de l’héritage, la façade se lézarde. Les failles intimes se réveillent.
Paul, dont la notoriété d’influenceur politique commence à exploser, décide de prendre en main le salut de son clan. Une lutte pour la survie de la cellule familiale se met en branle. Et l’« étranger » a beau montrer patte blanche… il n’est pas le bienvenu.
Une fable qui porte un regard d’une grande finesse sur le climat social et la peur de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Ulysse Baratin)
Benzine mag. (Alain Marciano)
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Page des Libraires (Clémence Lambard, libraire à Fécamp)
Blog Domi C Lire
Blog Lili au fil des pages
Blog de Gilles Pudlowski
Blog Tête de lecture
Blog Ça va mieux en l’écrivant
Blog La bibliothèque de Mlle Christelle


Kinga Wyrzykowska présente son roman Patte blanche © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« 0.
Imaginez, vous avez du temps à tuer. Une vacance.
Échine courbée, doigt sur l’écran du portable, yeux légèrement plissés, vous vérifiez vos mails, la météo, passez en revue les messages qui s’empilent dans vos conversations actives, jetez un œil au cours de la Bourse alors que vous n’avez placé d’argent nulle part, ouvrez Le Monde, Leboncoin, un jeu de poker en ligne et Instagram. Les minutes passent, l’ennui pas : vous cédez à l’appel d’une news qui promet un rebondissement insensé dans l’affaire Dupont de Ligonnès, et puis finalement rien. Déçu·e, vous sautez par la première fenêtre surgissante pour découvrir que Britney Spears a dorénavant les cheveux bleus.
Vous scrollez la vie des autres, sans émotion, anesthésié·e. Vous balayez les chiens écrasés avec distance, clic après clic.
Tant de chair et pas un os à ronger. Rien qui croustille.
Vous devriez vous arrêter, ranger la machine, prendre un bon roman, parler à votre voisin, lever le nez. Vous n’y arrivez pas. La déception vous affame. Le vagabondage vous rend vorace.
Tout à coup, alors que vous alliez déposer les armes, à la fois gavé·e et vide, quelque chose se met à vibrer à l’intérieur. L’excitation monte, et, avec elle, la vie. Vous ne l’auriez pas parié en entamant cet article de seconde zone, au titre peu engageant, « Les reclus d’Yerville », dans un journal régional. L’histoire d’une famille de Franciliens bon chic bon genre, originaires de Paris et proche banlieue (sans autre précision), qui, depuis plusieurs mois, ne sort plus de sa résidence secondaire normande. Le journaliste profite de l’affaire pour promouvoir la région, vante le bocage dans toute sa splendeur, la situation du village à quelques encablures de la gare d’Yvetot, en surplomb de la campagne, la mer en trente minutes – une aubaine pour relancer le marché immobilier du pays de Caux. Dessert son enthousiasme la photographie qui accompagne l’article : une maison de maître, imposante et lugubre, aux volets fermés, et sa légende tragi-comique – Le Clos (ça ne s’invente pas), devenu la prison volontaire des Simart-Duteil. Vous apprenez qu’ils sont dix, de tous âges, de la grand-mère aux petits-enfants, leurs courses sont livrées devant la grille d’entrée sous vidéosurveillance, les séquestrés les récupèrent à la tombée de la nuit. On rapporte les propos stupéfaits de l’épicière, les Simart-Duteil étaient tout ce qu’il y a de plus normal, ouvert même, ils recevaient beaucoup surtout depuis la mort du patriarche, un grand monsieur. Elle se souvient de voitures garées en file devant chez eux, de baptêmes, de mariages, d’anniversaires, et vous, chaque fois que vous lisez « Simart-Duteil », vous vous troublez. Ça vous parle.
De quoi ? D’où ?
Un des fils a eu son heure de gloire, est-il mentionné, mais son nom de vedette, Pol Sim, ne vous évoque rien. Vous le googlez. Sa tête non plus. Froid, froid, froid. Vous revenez à l’article, aux Simart-Duteil, un picotement de nouveau, un frémissement nostalgique, vous pourriez le jurer. La génération médiane, trois enfants nés dans les années soixante-dix, est la vôtre. L’un d’entre eux a peut-être fréquenté la même classe que vous. Vous tapez « Simart-Duteil » dans le moteur de recherche, vous trouvez un ou deux avis de décès, un arbre généalogique qui ne correspond pas, et des liens comme autant d’impasses, dont plusieurs vers le site d’une clinique de chirurgie esthétique. Vous proposez « famille enfermée dans sa maison + Normandie » à la sagacité de Google, qui choisit d’ignorer le dernier mot et de vous servir des femmes et des enfants séquestrés à la pelle, surtout en Hollande ou en Autriche. Vous apprenez que Natascha Kampusch est devenue l’heureuse propriétaire de son ancienne geôle. Vous suivez la sortie de l’enfer du petit peuple de la cave, jouet de l’ogre Josef Fritzl. Vous vous égarez sur les traces des reclus de Monflanquin, cloîtrés pendant huit ans dans leur château près de Bergerac. Des gens bien qui avaient mis leur intelligence en jachère. Vous achoppez là-dessus. Sur la jachère, sur les gens bien. Vous n’écoutez plus. L’expression du journaliste tourne en boucle. Vous chauffez. Vous y êtes presque.
Et soudain, ça vous revient : des murs surmontés de tessons de bouteilles qui ceignent une bâtisse imposante, son toit pointu, aux tuiles orange, une girouette, de la végétation luxuriante et surtout, comme dans les contes, une tourelle. En somme, une fantaisie architecturale un peu floue, tels les lieux rêvés ou souvenus, qu’une promenade sur Street View ne rendra pas plus nette. Elle confirme néanmoins que la maison en pierre tranche avec le reste du cadre urbain, enduit de crépi : elle est exceptionnelle.
Vous êtes à Créteil, le Vieux Créteil, dans la zone résidentielle : des pavillons Bouygues au jardin carré, quelques résidences fleuries et leur court de tennis, des immeubles HLM à taille humaine, dont le vôtre à l’époque, beige, avec parking à l’entrée, rue de Bonne. Une rue que vous descendiez jusqu’à celle de l’Espérance pour vous rendre à l’école, quinze minutes à pied, un peu moins en passant par la rue du Cap. Et, sur votre chemin, la maison à la tourelle, dont s’ouvrait tous les matins, à huit heures quinze précises, le portail électrifié, pour laisser sortir dans une berline chic une fillette de huit ans qui ne vous ressemblait pas. Parfois, vous aperceviez ses frères, habillés comme elle en bleu marine. Un ado, un peu gros, et l’autre, tout juste collégien, pensiez-vous, l’air grave et les traits parfaits. Ils allaient à l’école privée, en voiture donc. Avec leur père, tiré à quatre épingles, qui devait sentir l’eau de Cologne et la lessive propre. Parfois, c’était leur mère, une beauté à l’allure d’actrice de cinéma. Et ils se sont gravés à jamais dans votre imaginaire d’enfant né·e ailleurs pour y former une catégorie à part, qui nourrissait tous vos fantasmes : celle des « gens bien ». Vous les appeliez comme ça : « les gens bien de la rue du Cap ». Alors que vous connaissiez leur nom, inscrit sur une boîte aux lettres au style anglais. Un patronyme si français à votre oreille, enfoui au fond de votre mémoire qui émerge à cet instant, intact et toujours aussi chic : Simart-Duteil (car, oui, c’était eux).
Et vous vous rappelez le prénom de la fillette, Clothilde, et que l’un de ses frères (le beau) avait joué dans une pub Benco (comment l’aviez-vous su ?) que vous retrouvez en ligne.
Les Simart-Duteil, un horizon inatteignable, une énigme depuis toujours, désormais à portée de main. Tout ce que vous avez voulu connaître, toucher, enfermé dans une résidence secondaire à Yerville. Et leurs vies d’avant, traçables. Ici et là. Il suffit de glaner.
Imaginez, il y a de quoi frissonner.

1.
D’abord Paul.
Alias Pol Sim, le plus populaire des Simart-Duteil, avec sept cent soixante-quinze mille occurrences sur Google. Il s’agite sur l’écran dans différentes émissions de Thierry Ardisson (site de l’INA), veste en similicuir collée à son torse nu, jouant la provoc, rires à sa gauche, rires à sa droite, tout le monde en parle, tout le monde applaudit, et plus tard, vieilli d’une quinzaine d’années, seul contre tous sur sa chaîne YouTube (Pol’pot), portant beau en costard cravate. Plus classique, crâne impeccablement chauve – lustré – et toujours en verve, à bas le politiquement correct ! Entre les deux, pas grand-chose, quelques articles poussifs, deux ou trois interviews dans des magazines de seconde zone qui fleurent bon le zèle d’un attaché de presse et des tags d’ordre privé sur les murs des autres.
Il a décidé que cette année serait celle de son come-back: il en rêve, quelque temps qu’il trépigne en observant tous ceux qui émergent grâce à une vidéo merdique, qu’il cherche l’idée qui fera mouche, le concept qui tue. Et le bon moment. Tout se joue sur le timing. Et les relations.
Sans le réseau, on n’est rien.
C’est pourquoi Paul sourit (intérieurement) en franchissant la grille du Lagardère Paris Racing, ancien Racing Club de France, dont il a toujours scrupuleusement payé l’adhésion même en période de vaches maigres, même quand chaque silhouette croisée dans les allées du parc lui rappelait qu’il ne connaissait plus personne, qu’on l’avait oublié, qu’il n’était plus rien. Il ne boude pas son plaisir : après deux mois à l’affût, il a décroché le Graal, un rendez-vous pour un double avec Hugo de Saint-Mars. Énorme.
C’est arrivé la veille en salle de muscu. Entre deux allers-retours sur son rameur, Paul a échangé quelques blagues avec son voisin, sa cible number one, le grand manitou de la presse néo-réac qui, on ne va pas se mentir, est la seule à tirer son épingle du jeu. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour rivaliser avec la ligne de notre cher président ? a-t-il lancé, goguenard. Je ne l’ai pas attendu, celui-là, pour tester le régime Dukan, a rétorqué Saint-Mars en accélérant imperceptiblement ses mouvements. Confidence pour confidence, moi je ne l’ai pas attendu du tout, a renchéri Paul. Et je ne l’attends toujours pas. Merci pour ce moment et bon vent ! Saint-Mars a ri. Gagné. À la fin de sa session, il s’est tourné vers Paul : je vous connais, non ? C’est quoi votre nom déjà ? Pol Sim. Oui, c’est ça… Pol Sim… On peut se tutoyer, non ? Pardi, entre collègues ! Pol, tu joues au tennis ? Le partenaire de Saint-Mars était blessé, Paul pourrait le remplacer. Le lendemain matin, un petit double avec deux copains très fréquentables.
Voilà une affaire rondement menée. Le rendez-vous est fixé à dix heures cinquante-cinq devant le court numéro sept.
Paul arrive largement en avance pour enchaîner les trente longueurs auxquelles il aime s’astreindre. Il lui reste même du temps pour une orange pressée au Bar Anglais. Il fait défiler les infos du jour sur son iPhone. Pendant la nuit, il a lu Le Suicide français – Saint-Mars est un intime de Zemmour. Il s’est fait une liste de bons mots qu’il trouvait implacables il y a encore une heure mais, à présent, il doute de tout, craint de ne pas être drôle, pas mordant, à côté de la plaque. Il ne faut pas qu’il se loupe. Avec des mecs comme ça, t’as pas le droit à l’erreur, il n’y a pas de seconde chance. Ils sont impitoyables. Après le match, ils iront déjeuner ensemble. Les quatre mousquetaires. Et c’est là qu’il veut amener, entre la poire et le fromage, son bébé. Pol’pot. Il a préparé une formule de présentation qui claque. Il doit la caser avec détachement : Pol’pot, c’est la fusion assumée de Voici et de L’Express, version Pure Player. Les potins de Pol : les dessous de la politique. Les liens secrets entre les puissants : le cul, le fric, la famille. Ils voudront en savoir plus. C’est sûr. Saint-Mars flairera le coup fumant. Et s’il en est, les investisseurs suivront. Pour un lancement correct, Paul a besoin d’argent et de soutien.
Et de lui-même. Ne pas faillir. Se faire confiance. S’autoriser à réussir.
Comme il ne veut pas arriver en avance, il se présente avec trois minutes de retard devant le numéro sept. Il est quand même le premier. La réservation précédente occupe toujours le court. Paul patiente en observant quelques gamins, seize, dix-sept ans à peine, qui jouent au volley sur le terrain voisin. Il n’y a pas à dire, c’est un sport qui allonge les corps. Les adolescents, c’est quitte ou double : minces, ils le fascinent ; sinon, ils le dégoûtent.
À onze heures cinq, Paul poireaute et s’inquiète. Les deux joueuses se foutent de déborder sur son créneau. Les autres manquent toujours à l’appel. Il vérifie ses messages, consulte son répondeur, hésite à écrire à Saint-Mars. Il ne veut pas paraître oppressant, à cheval sur les horaires comme un pécore. Les grognasses le saoulent à jouer en l’ignorant. À onze heures douze, d’un pas déterminé, entre deux balles, Paul traverse le court. Les squatteuses de terre battue s’arrêtent, surprises. Un goujat ? Un étourdi ? Je vais m’échauffer avant l’arrivée de mes amis si vous permettez, mesdames. Il accentue « amis » avec emphase. Plus tard il y repensera, humilié ; plus tard, quand il connaîtra le fin mot de l’histoire, qu’il fera surgir de sa mémoire, comme un diable de sa boîte, cette petite phrase fanfaronne et ridicule, elle achèvera de le torturer. Il pourrait avoir l’amabilité d’attendre qu’elles aient terminé, s’offusque la coupe au carré. Il leur reste quarante-cinq minutes, elles ont bien l’intention de les utiliser. La queue-de-cheval a une voix nasillarde, insupportable. Étonnant que personne ne l’ait encore égorgée. Je pense qu’il y a malentendu. Paul a les mains qui tremblent. Mes partenaires et moi avons réservé depuis cinq jours, au moins. Elles en doutent, elles bloquent le créneau d’une semaine sur l’autre. Vous n’avez qu’à vérifier. Vous nous faites perdre notre temps, monsieur. Paul ressort. Scrute son portable pour se donner une contenance. Salopes, il jure, entre ses dents croit-il, mais la coupe au carré lui adresse un je vous en prie éclatant. Tandis que l’autre l’interpelle : c’est quoi votre nom ? Prends-le en photo, c’est un intrus. Il ne fait pas partie de nous.
Toujours personne et pas de message, aucune excuse. Nada. Saint-Mars se fout de sa gueule ou quoi ? Paul se poste devant le tableau des réservations. Saint-Mars, court no 7 de 11 h à 12 h. Elles vont l’entendre les pouffiasses – tu dois t’affirmer, ne pas t’écraser. Paul accélère, échauffé par la perspective de les virer manu militari. Ses oreilles bourdonnent. Il n’entend pas que devant le Club-House on le hèle. Une fois, deux fois : Pol Sim ! Des rires. Enfin, il se retourne. Hugo de Saint-Mars, au centre d’un petit groupe animé dont font certainement partie Mathieu Brison (animateur radio, né le 26 février 1973 dans le 15e arrondissement de Paris), et Laurent Mayol (personnalité du monde des affaires, né le 7 mai 1967 à Poitiers). Paul s’approche. Avec eux, un quatrième larron, au visage de poupon. T’avais peur qu’ils nous mettent la pâtée, hein ? T’avais peur qu’ils nous mettent la pâtée ! Je vous présente Pol Sim, qui nous a lâchés ce matin. Vous le connaissez, n’est-ce pas ? Essayiste, polémiste, journaliste, arrêtez-moi, Pol, hein, si je me trompe. Et sacré fêtard, hein, c’est peut-être encore ce qui te définit le mieux ! Bien sûr, on le connaît, confirme Mayol sans grande conviction. Hein Pol ? Comment c’était déjà le titre de ton livre ? Une citation… c’est ça, non ? Tu seras un homme, mon fils. Paul peine à avaler sa salive. Kipling, non ? C’est ça ? Kipling ? Paul opine. Brison cherche : une autobiographie, je ne me trompe pas ? Oui, tranche Saint-Mars qui revient à son mouton noir : tu nous as lâchés, Pol. T’es pas du matin, toi ! Heureusement qu’il y avait Guillaume – l’homme qui tombe à pic ! Parce que je déteste perdre, hein, et encore plus déclarer forfait. Hugo saisit familièrement l’inconnu par les épaules – qui c’est ce roux ? –, Guillaume Lepetit, qui sait manier la raquette presque aussi bien que Twitter… Un tueur. Saint-Mars ne plaisante pas : Guillaume est le meilleur journaliste actuel. Je le dis tout net. Un fleuret en guise de plume. En cent quarante caractères, il te cloue au pilori. Ses tweets sont suivis par plus de… Combien de followers, déjà ? se délecte-t-il, la bouche gourmande. Oh je ne sais plus… C’est très volatil tout ça, tempère modestement Lepetit. Il vaut mieux l’avoir de son côté, celui-là, je peux te le dire Pol. Paul acquiesce machinalement, de plus en plus perdu. Justement, à propos de réseaux sociaux, lance-t-il comme un piolet dans la glace, pour se hisser à leur niveau, ne pas perdre de vue les premiers de cordée. On ne l’écoute pas. Brison propose de se faire la revanche le lendemain. Paul peut se libérer mais personne ne relève. On l’ignore. Il tente d’élucider le malentendu : le rendez-vous était à onze heures, non ? Il ne comprend pas : il était au Racing à neuf heures, pour nager. Il avait piscine ! se gausse Brison, la bouche ouverte. Il se plie en avant pour expulser son hilarité silencieuse. Paul oscille : le mieux serait de rire avec eux, mais il n’y arrive pas. Il reste là, les bras ballants, hors sujet. Le problème, c’est toujours les autres. Dans un souffle : c’était à quelle heure le rendez-vous ? C’est pas qu’ils s’emmerdent mais Mayol et Saint-Mars doivent rejoindre leurs moitiés sur le court sept. Puis on déjeune rapidement tous ensemble ? Paul ne pipe mot, interdit : leurs moitiés ? Le court numéro sept ? Coupe-au-carré et Queue-de-cheval. Il est fichu. Il sort son portable de sa poche, le déverrouille pour lire, encore une fois, le message de Saint-Mars.
Neuf heures, putain. Blanc sur bleu, c’est marqué neuf heures. Depuis toujours neuf heures. Distribué et lu. Comment s’est-il débrouillé pour lire onze ?
C’est plus prudent de quitter le Lagardère. S’il croise les deux connasses, elles le reconnaîtront. On ne le retient pas d’ailleurs et il choisit de contourner le self-service où disparaît Lepetit qui, lui, va déjeuner avec la bande. Il porte bien son nom. Un nabot. Paul vérifie ses mails et consulte la météo de l’iPhone pour se donner une contenance en marchant. Temps couvert.
À l’automne, même la Croix-Catelan, c’est triste. Inhospitalier. Dire qu’il raque deux mille boules pour avoir envie de se tirer une balle en pleine tête dans leur putain de parc de dix hectares, jonché de feuilles mortes. C’était un très-au vent d’octobre paysage. Des vers – de qui ? – surgissent à la surface de sa rage tandis qu’il franchit, sans un regard pour le vigile, la sortie du club. Dans ce monde, si on veut réussir, il ne faut pas avoir d’états d’âme. Pas d’âme du tout, comme ce pisse-froid de Lepetit. Que découpe, aujourd’hui dimanche, la fenêtre : c’est quoi, déjà, la suite ? Il ne s’en souvient plus. Il inscrit le début du poème dans son moteur de recherche. Ah voilà : Jules Laforgue. Avec sa jalousie en travers, hors d’usage… Il tape « Guillaume Lepetit », voit apparaître quatre cent quatre-vingt-sept mille résultats, un portrait de lui dans Libération, des articles récents à foison, des signes de gloire. Lepetit, nouvelle coqueluche de la droite. Lepetit, hussard de la plume. Trente ans et un avenir prometteur. Un garçon plein de valeurs, aux aguets, prêt à prendre sa place.
Paul efface d’un geste désabusé le patronyme du journaliste et rentre « Pol Sim » à la place. Il guette, terrifié, les signes de sa disparition à venir, de son inéluctable chute dans les limbes de l’anonymat. Là où jamais Saint-Mars ni aucun autre ne songeront à le repêcher. Ouf, le nain a moins d’occurrences que lui. Ça le console un peu. Il faudra qu’il s’en souvienne, demain, quand il ira à l’anniversaire de sa mère et que chacun des invités lui demandera par politesse, par sadisme ou par ennui – ce qui dans le fond revient au même – ce qu’il fait en ce moment, où il en est, comment ça va, quoi, toi.
Bien. Très bien. Au mieux. Je reviens. De loin mais je suis là. Comptez sur moi. Je ne suis pas mort. C’est mon moment. My time. À vos marques.
Feu.

2.
Irrésistible Isabella, sur cette photo, postée sur Instagram le 12 octobre 2014. C’est une journée particulière – une journée d’anniversaire, avec un mois d’avance parce que le 14 novembre, c’est barbant, il fait toujours froid. Isabella a mis sa robe mauve, en soie légère, pour découvrir ses épaules, sans frissonner d’autre chose que du plaisir de se sentir jolie. Elle penche la tête sur le côté, vers le bouquet d’asters blancs serré dans sa main gauche. On ne voit pas la droite, ni ses jambes, c’est un plan américain, mais on imagine facilement qu’elle porte des sandales à semelles compensées beiges. Pratiques et glamour.
Elle destine les fleurs à la décoration du buffet et va les lancer, une par une, sur la nappe, pour créer une atmosphère primesautière et un effet de savant négligé. Elle ne veut pas d’une cérémonie trop formelle, surtout pas. Juste bucolique. On est à la campagne après tout. À Yerville, où elle habite désormais à mi-temps. Au Clos plus précisément, que dans la famille on appelle le Cottage, avec l’accent anglais, en allongeant exagérément le a, pour se moquer un peu de soi-même. La maîtresse des lieux aime rire. La légèreté. Elle a lâché ses cheveux – pourquoi pas ? –, elle pensait mettre un chapeau toscan mais elle ne le trouve plus. Aucune importance, ses boucles noires lui chatouillent le dos, libres, sauvages. Avec son teint hâlé de l’été, c’est extra.
Elle hésite devant la grande table dressée : les assiettes, les verres et les couverts ont été disposés de façon maussade, en rangs ordonnés, des deux côtés de la table, comme alignés pour une bataille. Il faut chambouler tout ça. De la fantaisie avant toute chose ! Isabella dissémine la vaisselle çà et là, par petites piles, idem pour les couverts. Voilà qui donne du mouvement à l’ensemble, de la joie. On aurait pu mettre davantage de couleurs encore mais… Elle songe aux reflets bleutés des fleurs de lin et regrette de ne pas être née au printemps. Enfin, il n’y a pas de quoi se plaindre, la journée s’annonce MA-GNI-FI-QUE. La fête pourra se dérouler à l’extérieur. Chacun aura le loisir d’admirer le parc : sa fierté. Tout pousse. 2014 a été une année particulièrement chaude, ce qui ne l’inquiète pas ; elle est de nature optimiste, pas comme Clothilde qui imagine tout de suite des catastrophes en série, et tiens, tant qu’on y est, l’apocalypse. Qu’elle regarde plutôt le magnolia ! Un prodige, un miracle : il fleurit de nouveau, en plein mois d’octobre ! Du moins Isabella l’espère – elle n’a pas pensé à vérifier depuis la veille. Elle sait la nature capricieuse : tout peut faner en une seule nuit.
Clothilde pose sur le buffet un plateau de coupelles garnies de crabe spicy spicy, façon street food thaïe. Le prend en photo. En commentaire sur Facebook, elle précisera qu’elle s’est fait envoyer des boîtes de conserve de fruits de jacquier de Bangkok pour retrouver le goût de là-bas. Pas très écolo mais délicieux, clin d’œil. La cuisine thaïe, c’est sa marotte. Clothilde a tenu à s’investir personnellement dans le catering. Tout prendre chez le traiteur, elle trouve ça sinistre. C’est la raison principale de son arrivée précoce au Cottage, avec son mari et leurs trois enfants.
Pendant que Clothilde s’affaire, Isabella goûte un dernier instant de solitude, à l’autre bout du jardin, devant le magnolia paré de fleurs d’un élégant rose poudré. Elle ferme les yeux pour se concentrer sur leur parfum. Elle inspire, fronce les sourcils, recommence. Rien. Peut-être que les phéromones ne dégagent plus d’odeur à l’automne. Elle frissonne. À l’ombre, il fait froid.
Elle ne veut pas avoir à se changer. Sa tenue lui va à merveille – une vraie jeune fille, a susurré Marco en l’embrassant dans la nuque.
Soixante-dix ans. Elle hume l’air aux senteurs mêlées de sous-bois. La Normandie est humide, même quand il fait beau.
Elle en paraît dix de moins, si ce n’est vingt.
Les invités ne vont pas tarder à arriver. Elle observe le ciel avec inquiétude. Rien ne doit gâcher la fête. La clef, elle le répète encore et encore, c’est de s’amuser.
Elle entend le cliquetis et le grincement qui suivent l’ouverture du vieux portail en fer forgé. Déjà ? Elle ne porte jamais de montre. Sur le seuil, elle tombe sur son gendre Antoine, la benjamine dans les bras. Elle passe une main tendre dans les cheveux ensommeillés de sa petite-fille. A-t-il entendu sonner à la porte ? Antoine acquiesce : c’est ce qui a réveillé Emma. Mais il ne s’agit pas encore des vrais invités. Ce n’est que Paul, de retour de son footing sans ses clefs. Arrivé la veille au Cottage avec un nouveau projet, encore un. Il a passé la soirée à expliquer de quoi il s’agissait mais Isabella n’a toujours pas compris. Ça se passe sur Internet, et elle, ce qu’elle aime, c’est la vraie vie. La chair et l’os. Enfin, la bonne nouvelle, c’est que Paul voudrait aménager la Bergerie pour venir plus souvent au Clos. Avec l’informatique, on peut tout faire à distance. Isabella préfère avoir Paul près d’elle, à l’œil. Il y a fatalement un enfant pour lequel on s’inquiète plus que pour les autres. Un plus fragile, sensible. Imprévisible. Cinquante ans qu’il se cherche, soupire Isabella avec agacement, et son deuxième, qui n’est pas encore là. Qu’est-ce qu’il fiche ?

Samuel, le cadet en question, sort juste de l’autoroute quand il reçoit un message de sa mère qui voudrait tous les siens auprès d’elle à l’arrivée des premiers convives. Monika l’observe, inquiète. Nous sommes en retard ? Le retard, ce n’est rien. Samuel aurait souhaité qu’Aurélien se joigne à eux au lieu de prétexter une grippe et de cuver sa gueule de bois chez sa mère. Samuel ment. Ce n’est pas l’absence de son fils qui le contrarie mais la perspective de présenter sa nouvelle fiancée à la famille. Il ne veut ni de leurs questions ni de leurs commentaires. Il n’a besoin de l’assentiment de personne.
Il l’aime comme il n’a jamais aimé auparavant.
Ça a commencé par un coup de foudre, lors du tournage d’un court film publicitaire, consultable en ligne sur le site de la Clinique Claude Simart-Duteil. Samuel y présente les mérites d’une machine de photoréjuvénation par lumière intense pulsée IPL. Malgré son indéniable cinégénie, il déteste la caméra et jouer au marchand de tapis. Sa mauvaise humeur se ressent à l’image. Promouvoir des appareils de rajeunissement, à la portée de la première esthéticienne venue, l’humilie. Il est professeur à l’ISAPS (International Society of Aesthetic Plastic Surgery), que diable ! Il forme tous les mois des spécialistes aux techniques les plus pointues. Il publie régulièrement des articles scientifiques. La sculpture des nez représente pour lui un véritable sacerdoce, une passion. Comme Samuel n’en éprouve pour rien ni personne.
Sauf maintenant pour Monika.
Il ne lui a pas prêté d’abord plus d’attention qu’à un mannequin de cire. Il s’est approché, le nouvel appareil à la main, de la table où elle était allongée. Il s’est penché au-dessus d’elle, conformément aux instructions du réalisateur. Elle portait des lunettes de protection laser. Ses cheveux formaient une couronne blonde autour de sa tête qui reposait sur une serviette mauve marquée du logo Simart-Duteil. La première chose qu’il a remarquée, son nez, lui a semblé d’une beauté incomparable, une ligne parfaite partiellement recouverte par les lunettes qui dissimulaient une zone secrète essentielle, supérieure, dans tous les sens du terme, celle de l’os propre. Un endroit qu’il a aussitôt eu envie de connaître.
Pour des raisons obscures, le moment incongru où Samuel soulève le masque de Monika n’a pas été coupé au montage. Le trouble du chirurgien est manifeste. Il a du mal à se concentrer. Il bafouille.
La séance a duré plus longtemps que prévu. Il s’en fichait. Il se sentait foudroyé, conquis, ferré, à jamais.
Depuis, c’est l’idylle. Ils s’accordent sur tout. Deux jours avant l’anniversaire de sa mère, Samuel a demandé sa beauté slave en mariage. Il a fait ça à l’ancienne, genou à terre, solitaire Cartier que Monika triture nerveusement tandis que la voiture se rapproche d’Yerville.
Dans l’allée, ils croisent Mathilde Pritulin. Sa maison se trouve à quelque cinq cents mètres du Clos. Samuel ne l’a pas vue depuis une bonne vingtaine d’années mais reconnaît sa démarche adolescente, et ses vêtements, il jurerait que ce sont les mêmes qu’alors : un jean noir serré sur ses mollets ronds, un perfecto et des Creepers. Quand il freine, elle se retourne et éclate de rire. Samuel ! Toujours aussi beau gosse ! Chic ! Tu n’as pas bougé ! Il note les rides autour de ses yeux, un début, léger, de relâchement de l’ovale du visage, des cernes prononcés. Pourtant, quelque chose de frais se dégage d’elle. Samuel se sent vieux en baissant la vitre de sa voiture. Depuis l’enfance, en présence de Mathilde, il a l’impression d’être lourd, poussiéreux, pas dans le coup. Elle l’impressionne avec son rapport au monde dépourvu de gêne. Lui, face aux autres, s’absente, pense à autre chose qu’à la conversation en cours, pas par indifférence, au contraire, par timidité, comme pour se garder une porte dérobée.
Mathilde s’accoude à la portière et passe sa tête à l’intérieur de l’habitacle tel un enfant envahissant. Elle le fixe. Y a de la bagnole ! Et y a de la meuf… Samuel rougit, cherche le bon mot, ne le trouve pas, se tourne vers Monika, interrogateur. Mathilde est drôle, non, quand même ? Gonflée. Monika tend la main avec une raideur hiératique : Monika Ogurska, la fiancée de Samuel. Mathilde ! Ils conviennent de se retrouver plus tard, autour d’une coupette, que propose Samuel avant sa marche arrière pour se garer en bataille impeccable. Il tient la portière de Monika, et les deux avancent vers les invités massés à distance respectable du buffet, aux aguets.
Samuel devine sa mère au milieu d’un groupe très bien conservé du troisième âge, qui s’extasie devant la tenue exceptionnelle du jardin. Il dispose de cinq minutes de répit pour boire un verre, se donner du courage. Il attrape une flûte, demande à un serveur un jus de pamplemousse pour Monika, puis l’escorte jusqu’à sa sœur qui vient de répartir les différents indices de la chasse aux trésors organisée pour les enfants.
Je ne savais pas que tu avais une nouvelle amoureuse, glisse Clothilde à l’oreille de son frère. I’m so happy for you. Elle tend sa joue à la chérie, tu as un léger accent… Je suis polonaise. Ah, c’est sympa ! Elle s’étonne : Monika est arrivée cinq ans auparavant en France ? Elle parle incroyablement bien ! Quasiment sans fautes. Sans fautes même, carrément. Les gens de l’Est sont forts en langue. Une question de palette des sons ou quelque chose comme ça. Clothilde prend une voix nasillarde de personnage de dessin animé : moi, je suis nulle. J’ai un accent français à couper au couteau même en anglais alors que j’ai habité trois ans en Thaïlande, deux à Hong Kong. Il m’arrive de rêver en anglais depuis que j’ai quitté Shanghai en juin. Les enfants ont fait leur première rentrée en France. Elle soupire : entre la qualité de vie en Asie et en France, y a pas photo. Shanghai, quand on est expat, c’est le bonheur. Mais la famille vous manque. Les repères. Home sweet home. Et puis, elle n’est pas à plaindre. Loin de là. Antoine et elle ont trouvé une jolie maison à Clamart. Entièrement refaite. Une école bilingue Montessori. Nous sommes gâtés. Et toi ? demande-t-elle soudain, craignant d’avoir trop parlé. Sa bienveillance se lit sur son visage ouvert, les yeux plissés, le museau à l’écoute, et toi ? elle répète en articulant. En guise de réponse, Monika lève la main droite et agite son annulaire couronné d’un diamant. Clothilde louche vers son frère, interloquée. Nous allons nous marier, traduit-il avec embarras. Tu es la première au courant. Ah d’accord ! C’est une bague de fiançailles ! Fabulous ! En France, on la porte à la main gauche. Félicitations ! Je suis tellement contente pour vous. Maman ne le sait pas encore ? Ni Paul?
D’ailleurs où est-il?
Maman arrive, justement. Elle vient de quitter le groupe de ses amis. Ses bracelets cliquettent tandis qu’elle fond sur son fils les ailes déployées. De loin, on pourrait croire qu’elle danse ou qu’elle se livre à une étonnante parade amoureuse.
Samuel entraîne Monika à la rencontre de l’oiseau de paradis.

Paul se change dans la Bergerie où il a stocké deux valises, la veille, en guise d’installation symbolique. Enfant, il aimait dormir là, à même le sol. À l’époque, c’était un mélange de graviers et de terre. Dans les années quatre-vingt-dix, on l’a remplacé par un dallage en pierres reconstituées. Ça a enlevé tout le charme. Paul mettra de la tommette. C’est très important pour lui de se réapproprier les choses. Sa maison, son destin.
Sa nièce Drisana apparaît sur le seuil. Il faut que Paul se dépêche, le film sur Mamisa va commencer. Paul ignorait qu’il y avait quelque chose d’organisé, Clothilde ne l’a pas prévenu. Maman ne le savait pas non plus, c’est une surprise de Fanny, précise l’adolescente en haussant les épaules.
Fidèle à sa réputation de meilleure amie rigolote, l’instigatrice de la projection se tord devant la première photo. L’image rendue floue par l’agrandissement laisse deviner deux fillettes d’une dizaine d’années, l’une blonde et l’autre brune, se livrant à un concours de grimaces. Quoique l’expression des enfants soit à peine perceptible, Fanny n’en peut plus. C’est nerveux. Elle est émue. À l’époque, on copinait depuis deux ans déjà, hein ma Zaza ? C’était hier. Chaque fois le cliché produit le même effet sur Fanny. Je ris, je pleure. Elle a l’émotion contagieuse. Isabella, au premier rang, lui envoie des baisers du bout des doigts, les yeux brillants. Le public (une quinzaine d’invités) glousse en attendant la suite. La photo d’après, un portrait d’enfant dodue, se révèle encore plus bouleversante. Apprêtée, en robe à smocks de couleur claire, col à dentelle et nœud démesuré au sommet de sa tête, le modèle paraît surpris, hésitant, comme si la petite fille se demandait ce qu’elle fait là. Nous la connaissons tous, sans avoir malheureusement pu la rencontrer, intervient Fanny, la gorge serrée. L’adorable Sofia, la jumelle adulée, partie trop tôt. Il n’y a pas un jour sans que tu ne penses à elle, ma Zaza chérie, et comme tu le fais remarquer chaque année, c’est aussi, aujourd’hui, son anniversaire. Il y a un silence dans la salle, bientôt rompu par Solal, le fils de Clothilde, qui veut savoir exactement comment est morte sa grand-tante et si elle était plus grande, égale, ou plus petite que lui aujourd’hui.
Vite, Fanny relance le diaporama : Isabella en tenue de soirée, à un dîner, un bal masqué, une garden-party. Une beauté renversante, nul ne peut le nier. Élégante et radieuse. Parfois éméchée. Toujours souriante. Boute-en-train. Qu’est-ce qu’on a rigolé, toutes les deux, hein Zaza ? Chaque fois qu’il y avait un coup dur, tu me répétais : la joie est une politesse rendue aux morts. « La joie est une politesse rendue aux morts » : c’est tout Zaza ! La Zaza qu’on aime. Et qui, en plus d’être une femme sublime, a été, enfin est, une mère et une grand-mère épatante. Après Zaza, Mamisa ! Aussitôt succèdent à la Femme du monde la Mère et la Grand-Mère. Qui donne le biberon à Samuel, apprend à lire à Drisana, et replace, émue, une épingle dans le chignon de Clothilde avant son entrée dans l’église, le jour de son mariage.
Fanny a beaucoup réfléchi à la manière de faire défiler les photos. Par ordre chronologique, trop barbant. Et c’est désolant, malgré tout, une femme qui vieillit. Elle a choisi le pêle-mêle thématique, qui correspond mieux à la personnalité d’Isabella. Elle n’a pas prévu que la superposition kaléidoscopique, et sans transition, d’une Isabella de quinze ans, puis de soixante, et à nouveau gamine, puis telle qu’elle est à présent, certes rajeunie mais néanmoins mûre, aurait une conséquence plus cruelle encore : celle de montrer le passage du temps comme une conquête sauvage, procédant par assauts inéluctables et ravageurs. Plus fâcheux, dans ce défilement aléatoire, le visage récent d’Isabella, à plusieurs reprises rafraîchi par la chirurgie esthétique, surgit à intervalles réguliers comme un masque mortuaire posé sur les traits enjoués et animés de sa jeunesse perdue. Un memento mori ou un visage-écran, comme il y a des souvenirs-écrans, qui cachent la dégradation insupportable de la jeunesse.
Et maintenant, musique ! Isabella se lève sitôt la projection terminée, merci, merci pour cette initiative merveilleuse absolument délicieuse mais maintenant ça suffit, il faut ouvrir les rideaux, de la lumière, de la vie ! De la vie par pitié ! Toute cette obscurité rend claustrophobe. Ces souvenirs, ça ressuscite trop de… C’est normal qu’il n’y ait aucune photo de moi ? lance Paul à la cantonade. De l’air, de la musique, de la gaieté, il n’y a que ça qui compte. Le passé chagrine. Marco, devançant les désirs, a déjà pris place au piano. Il sait comment relancer l’ambiance. Tu vois le mal partout, il y en avait au moins une, celle du baptême de Solal ! Marco officie comme pianiste pour le Princesse Danae ou MSC Croisières. Que du haut de gamme. Sur son site (marcopianiste.com) il se félicite de sa profession très enrichissante artistiquement parlant. Ce n’est pas donné au premier venu de manier tous les styles pour satisfaire un maximum de personnes dans un cadre unique. Comme ici, ajoute-t-il en improvisant un morceau entraînant et léger. Demande à Fanny, c’est elle qui a choisi les photos. Les serveurs apportent flûtes et champagne, sur les recommandations de Clothilde qui s’est réfugiée dans la cuisine pour échapper au sentiment d’injustice permanent de Paul, et allumer les bougies de sa somptueuse pavlova à quatre étages, un exploit.
Parfaitement synchrone avec l’arrivée du gâteau, le musicien (qui a introduit en amont quelques accords festifs) entame un Happy birthday to you jazzy et endiablé. Les plus audacieux des invités l’accompagnent en fredonnant. Les autres se contentent de secouer la tête en rythme et d’apprécier par des soupirs d’aise le passage de la montagne de meringue recouverte de crème chantilly et de framboises. Il paraît que tu détestais te faire photographier, alors je n’avais pas grand-chose, reconnaît Fanny. En plus ta sœur m’a conseillé d’éliminer celles où tu es, disons, rondouillard. Mais tu ne vas pas te rendre malade avec ça maintenant. Maintenant qu’Isabella souffle avec succès (presque avec colère, comme le note Drisana) ses soixante-dix bougies. Les soixante-dix merveilleuses années qui viennent de s’écouler, crie-t-elle pour couvrir le chant devenu collectif. MER-VEIL-LEUSES, et encore, elle pèse ses mots. Elle a toujours été comblée par les siens, par ses enfants, par ses petits-enfants, choyée par Claude jusqu’à sa mort, survenue trop tôt, et entourée par ses amis fidèles. Elle n’a vraiment pas à se plaindre. Elle est née sous une bonne étoile. Et, elle touche du bois (sa main sur le piano), son bonheur se poursuit jusqu’aujourd’hui. Elle le doit aussi à sa rencontre avec Marco (sa main sur le pianiste). Elle ajoute, espiègle, que certains n’ont pas parié spontanément sur leur amour. Ils trouvaient Marco beaucoup trop sérieux pour elle. Un rire unanime traverse l’auditoire, ravi de mettre à distance à peu de frais les médisances auxquelles il s’est livré quand Isabella a entamé une romance avec un type sorti de nulle part et de quinze ans son cadet. Sur ces paroles, elle se penche et embrasse son homme comme une amoureuse de vingt ans. Avec la langue, remarque Solal aux premières loges d’un spectacle dégueu, à la limite du porno.
Bientôt les invités se pressent autour du couple pour les cadeaux. Clothilde s’évertue à découper la pavlova, qui s’émiette impitoyablement. Sur les assiettes, son dessert ne ressemble plus à rien. Antoine la rassure : tout le monde est pété. Personne ne remarque, tu connais ta famille. Antoine dépose un baiser sur le front de Clothilde. Pas la peine de se mettre dans un état pareil. En plus, Samuel est en train d’annoncer son mariage. Regarde la tête de ta mère.
Isabella pâlit sous l’effet de la surprise. Samuel aurait pu le lui dire en privé. Elle observe le couple. À quarante-deux ans, son fils a la beauté du diable. Il ressemble à Gregory Peck. En plus mat, et les cheveux bouclés, un Gregory Peck méditerranéen. La silhouette fine, élégante et virile de Claude. Monika ne démérite pas non plus. Une créature, dans son genre scandinave un peu froid. Un peu triste. Pas la sensualité italienne mais si ça convient à Samuel… Isabella devra s’en accommoder. Que peut-elle faire d’autre ?
La chenille ! La chenille ! lance Fanny.
La farandole se déroule jusqu’à la véranda et chemine bondissante et irrégulière dans les allées de la propriété, en avalant un par un les invités plus timorés, dont Monika et Samuel. Ce dernier, malgré son aversion pour ce genre d’élan collectif, en profite pour se libérer de son frère qui ne comprend pas, putain, qu’on n’ait pas pensé à mettre une photo un peu valorisante de sa gueule. Ce n’est pas trop en demander quand même. Il y en a des dizaines sur Internet. Fanny en a bien trouvé deux de toi avec ta blouse blanche de toubib. »

À propos de l’auteur
WYRZYKOWSKA_kinga_©benedicte-roscotKinga Wyrzykowska © Photo Bénédicte Roscot

Née à Varsovie en 1977, Kinga Wyrzykowska suit ses parents en France au début des années 80. Après avoir étudié les Lettres modernes à l’École Normale Supérieure, elle enseigne à la fac de Saint-Étienne et commence une thèse qu’elle abandonne pour se tourner vers le théâtre et l’audiovisuel. Elle écrit deux films documentaires et traduit des pièces de théâtre avant de publier deux livres en littérature jeunesse chez Bayard Memor, le monde d’après en 2015 (Prix Cultura du premier roman et Prix Coup de cœur jeunesse de la ville d’Asnières) et De nos propres ailes en 2017. Elle fait partie des fondatrices de l’agence littéraire Trames. Patte blanche est son premier roman. (Source: Éditions du Seuil)

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Le grand saut

BERARD_le_grand_saut  RL_2023

En deux mots
Léonard vient d’enterrer son épouse et de se brouiller avec ses enfants. Mais, il y a bien pire, il rend son dernier souffle. Aussi c’est post-mortem qu’il nous raconte comment il en est arrivé là.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Il suffirait de presque rien

Pour son troisième roman, Thibault Bérard a choisi l’audace. Léonard, le personnage principal, vient de mourir. Ce qui ne l’empêche pas de retracer ses souvenirs, alors que son corps se décompose. Il va alors découvrir la vie qu’il a laissé filer.

En ce jour de juillet 2020, c’est la fin pour Léonard. Après un dernier esclandre à l’enterrement de son épouse Lize – son fils s’était senti obligé de le sortir manu militari – il avait fini par s’effondrer dans sa cuisine, qu’il n’avait plus rangée depuis bien longtemps. Rongé par l’alcool, sa dernière danse est pathétique.
Désormais, il lui faut se raccrocher à ses souvenirs, à ces quelques images qu’il conserve de son existence et qui se jouent de la chronologie.
Il y a ce 2 juin 1975 où il est devenu papa et où il a eu le bonheur d’assister à la naissance de son fils Tristan.
Ce jour de mai 1968 où, étudiant, il essayait de se mettre à la hauteur de Baudelaire, mais ne réussissait qu’à capter son spleen.
Ce 17 mars 1978 où il jouissait d’un bonheur conjugal sans nuages et où il avait décidé d’accepter la proposition de monsieur Meung de quitter la boutique où il travaillait pour se mettre à son compte et sillonner les routes de France. Jour heureux, jour funeste aussi. Car cette décision sera lourde de conséquences.
Il y aura aussi ce jour où, sur les routes de Normandie, il avait failli se tuer au volant et s’était alors promis de reprendre le droit chemin, d’oublier ses maîtresses et de s’occuper davantage de sa fille Émilie et de son fils Tristan. Vœu pieux.
On suit en parallèle le parcours de Zoé, dont on découvrira bien plus tard ce qui la relie à Léonard. On découvre la jeune fille alors qu’elle se décide à faire le grand saut, c’est-à-dire à sauter du plongeoir de dix mètres, forçant l’admiration de ses parents. Puis on la retrouve un jour d’octobre, quand sa mère «tombe dans un gouffre» et qu’il a faut l’interner. Elle va alors chercher à la guérir, à trouver dans sa vie comment subitement tout a pu ainsi déraper. La réponse à ses questions est peut-être dans le coffre à secrets.
Après Il est juste que les forts soient frappés et Les enfants véritables, Thibault Bérard poursuit son exploration des liens familiaux avec cet émouvant roman. Entre Zoé et Léonard, il va tisser des liens qui, s’ils sont invisibles, n’en sont pas moins très forts. L’intensité dramatique tient du reste à ce paradoxe que les deux personnages, qui ne se connaissent pas, sont très proches. Face au désarroi et à la mort, ils vont chercher la voie de la résilience et découvrir qu’il s’en est fallu de presque rien pour que tout soit différent. Mais l’heure des regrets a fini de sonner. Il faut désormais jouer une autre partition…

Le grand saut
Thibault Bérard
Éditions de l’Observatoire
Roman
200 p., 20 €
EAN 9791032920817
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman n’est pas situé géographiquement.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout commence lorsque Léonard expire son dernier souffle. Le vieil homme solitaire n’a pas revu ses enfants depuis vingt-cinq ans et a bien des années de frasques à se faire pardonner, aussi n’est-il pas dupe: le chemin vers la rédemption sera escarpé.
Tout commence lorsque Zoé, dix ans, adresse une prière muette pour le salut de sa mère. Depuis que cette dernière est brusquement tombée en catatonie, la petite fille et son père vivent un cauchemar sans fin. Qui pourrait les sauver?
Entre ombre et lumière, espoir et peur, remords enfouis et secrets tus, les destins de Léonard et de Zoé vont bientôt s’entremêler…
Thibault Bérard poursuit son exploration du grand roman familial dans un récit à la frontière du réel. À travers deux personnages dont la vie bascule, c’est d’amour, de résilience et de quête de soi qu’il s’agit.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Victoire Vidal-Vivier, librairie Le Marque-page à Saint-Marcellin)
Blog Les livres de Joëlle
Blog T Livres T Arts
Blog Carobookine

Les premières pages du livre
« 1
Jour de ténèbres
12 juillet 2020.
Dans une grimace, Léonard porta la main à sa poitrine, espérant se raccrocher à quelque chose de solide alors même qu’il savait bien que sa vie ne contenait rien, absolument plus rien de solide.
Et sa vieille poitrine de fumeur de cigarillos encore moins.
Il commençait à glisser sur le carrelage de sa cuisine, un coude ripant contre le plan de travail, quand une pensée idiote lui vint : depuis combien de temps est-ce qu’il n’avait pas fait le ménage dans cette baraque ?
Ses jambes ne le portaient plus. Sur ses tempes, tout contre ses côtes et jusque dans la paume de ses mains, il sentait une sorte de bourdonnement chaud, impérieux, exerçant une très forte pression qui n’aurait pas été désagréable s’il ne l’avait immédiatement associée à l’empreinte de la Mort venant – enfin – faire son office.
— … me chercher, sale putain…
Jurer lui apporta un bref soulagement, l’air reflua dans ses poumons, mais Léonard n’était pas le genre de bonhomme à se faire des illusions. Il était foutu et il le savait.
Son regard s’accrocha au volet disjoint qui battait à la fenêtre, juste là, dehors, sous le soleil qui dansait entre les sommets des montagnes, face à l’évier bouché où, un peu plus tôt, il était en train de trifouiller avec une ventouse. À bien y réfléchir, songea-t-il en s’affaissant un peu plus vers le sol, c’était à cause de cet évier qu’il en était là, à crever tout seul dans sa cuisine comme un con, par un jour de grand beau. Il avait pris une suée et hop, en route pour l’enfer.
Car c’était bien là qu’il finirait ; aucun doute là-dessus.
À cause d’un évier bouché…
Mais à vrai dire, c’étaient des conneries. L’évier n’y était pour rien. Si Léonard en était là, à crever seul au milieu de ses montagnes, dans sa cuisine, par un jour de grand beau, c’était par sa faute à lui seul.
Au moment où il se croyait bon pour la glissade ultime, son aisselle se cala sur le plan de travail, interrompant la chute. Il hoqueta, hébété, pantin retenu par ses fils. Ça ne changeait pas grand-chose à l’issue mais, par une bizarre intuition, il devina que tant qu’il n’aurait pas terminé le cul par terre, il lui resterait un peu de temps avant de tirer le rideau.

Le premier visage qui revient, c’est Tristan. Dans un brouillard de coton. Ses yeux froissés, exactement comme du linge. Son nez long et un peu cassé, ses lèvres délicates. Sa bouche tordue dans un rictus de stupéfaction, mêlée – Léonard peut bien l’admettre – de dégoût.

— Comment tu as pu nous faire ça, Papa ? Comment ?
Même en cet instant-là, avec l’ivresse qui lui piquait les yeux et lui chauffait le visage, même face à la stupéfaction méprisante qui froissait le visage de son fils, Léonard n’avait pu s’empêcher de penser qu’il était beau, son garçon. Son garçon furieux, outré. Blessé, par lui.
Ça n’avait duré qu’une seconde, tandis qu’il tanguait, accablé par le poids des reproches, mais il avait eu le temps de se dire ces mots-là, qui paraissaient bien dérisoires dans toute l’avalanche de merde qui s’était écoulée dessus : Quel beau garçon j’ai fait.
En attendant, il avait surtout foiré, une fois de trop.
*
Ils sont dans la salle funéraire. Le cercueil de Lize rutile, cerné de terne, faisant valoir son bois tout neuf promis à finir en cendres. « Ce gâchis orchestré », pense Léonard en réprimant un relent âcre au fond de sa gorge.
Autour d’eux, l’assemblée s’est raidie. Léonard peut sentir sur ses épaules les regards de ses proches (à l’époque, on pouvait encore les désigner par ce terme), les vieux amis, les voisins, la famille au complet ; une pluie de flèches décochées par une multitude de têtes unies en une même grimace désapprobatrice. Il ne serait pas surpris si leurs lèvres, comme dans une de ces stupides comédies musicales que Lize aimait bien regarder pendant qu’il bouquinait sur le canapé, s’animaient brusquement pour lui adresser en chœur, sous forme de chant synchronisé, un hymne moqueur.
— Papa, mais regarde-toi ! Tu me fais honte !
Et comme il ne réagit pas, la main de Tristan claque brusquement sur la sienne, et la flasque qu’il tenait – il l’avait oubliée – se brise sur le sol, ensevelissant l’hymne moqueur sous une mélodie d’éclats de verre qui vont rouler sous les bancs, jusque dans les coins poussiéreux de la salle funéraire.
L’odeur du gin fend celle, clinique, qui flotte et imprègne les vêtements des tristes rassemblés.
Dans son hébétude, Léonard esquisse le geste de ramasser les bouts de verre pour éviter que quelqu’un ne se blesse, ce qui est tout aussi grotesque que paradoxal, vu le mal qu’il est en train de faire à tout le monde en ce moment même ; il s’abstient finalement, pressentant que le moindre mouvement risquerait de lui faire dégobiller son gin. Il est un navire chahuté sur un océan en furie.
Non, pas de poésie : il est rond comme une queue de pelle. Toutes ses belles images ne le sauveront pas, il le sait. Cette fois, il est allé trop loin. Depuis le temps qu’il se demandait quand ça arriverait…
Face à lui, Tristan s’énerve ; Léonard voit nettement la colère animer et déformer son beau visage. C’est étonnant d’ailleurs car, pour le reste, il ne distingue pas grand-chose. Le monde devient plus flou à chaque seconde, dans les brumes de l’alcool qui le noient et l’emportent…
Et voilà qu’il joue encore les mauvais poètes. Encore une manière de fuir la situation.
Il ne distingue presque plus rien, à présent – le visage de Tristan qui s’empourpre et se déforme, la foule brumeuse en arrière-plan…
Oh, qu’est-ce qu’il se sent mal. La bouche de son fils s’ouvre et se ferme à intervalles réguliers, il fait de gros efforts pour comprendre ce qu’il raconte, mais vraiment, il se sent trop mal. La nausée monte, il peut se figurer son propre cœur jaune et suintant comme une vieille éponge.
Il ne faut pas qu’il vomisse. Pas à l’enterrement de…
— Avec une de tes putes, en plus ?!
… de Lize. Son amour. Son amour qui se la coule douce dans son cercueil rutilant – elle, bordel de Dieu, n’est pas obligée de se cogner un sermon de son fils devant une foule brumeuse de petits chanteurs moqueurs ! Et en plus, il l’insulte ? Il a bien dit « pute », non ?
— Fais-la sortir, au moins ! Tu ne peux pas faire preuve d’un minimum de décence pour ta femme ? Et pour ta fille, et pour moi, après tout ce qu’on a traversé ? Pour tous les gens qui aimeraient, au moins une fois, que tu ne fasses pas tout foirer ?
D’un seul coup, la vue lui revient. Claire, impitoyable.
Cette grande salle morne au plafond trop haut, aux murs d’un blanc qui aurait tourné, aux arêtes dures. Lino imitation bois au sol, rangées de bancs, et tous ces gens. En plissant les yeux, il distingue Jean et Nicole. Yves et Fabienne. Et Guytou, assis seul. Et Éric, le frère de Lize, qui le fusille du regard, bras croisés. Et Monique, la mère de Lize… On dirait un pruneau, il ne l’a jamais aimée. Ensuite, quelques cousins.
Et puis bien sûr, au premier rang, Émilie.
Sa petite. Mine d’oiseau, teint pâle, cheveux clairs. Ado fragile logée dans un écrin de lumière. Elle ne le regarde pas, elle. Elle ne lui hurle pas dessus, elle. Elle ne s’est pas jointe au chœur moqueur ; sa tête est basse, prise dans ses deux mains qui lui font une nasse, et elle sanglote. Léonard voit le sillon des larmes sur ses joues, et en pensée il inflige à sa vieille éponge de cœur autant de coups de griffe que son enfant, à cause de lui, verse de pleurs.
Il s’aperçoit alors que Tristan a cessé de parler, lassé sans doute de s’adresser à un ivrogne incapable de tenir sur ses jambes, en plus d’être un lâche.
Hélas, c’est pour mieux passer aux actes : il l’empoigne par le coude.
— Maintenant, ça suffit. Personne n’a besoin de toi ici !
Dans l’élan, il le force à faire demi-tour, puis il le traîne derrière lui en marchant d’un pas vif entre les deux rangées. Léonard détourne le regard de son Émilie sanglotante et se laisse charrier sans résistance. Il a l’impression d’être un chenapan pris en faute par le curé dans une comédie des années cinquante.
L’image est plutôt amusante et, malgré la nausée qui remonte, il glousse, ce qui décuple la fureur de Tristan (Léonard le sent à sa poigne qui se resserre sur son coude). Comme il hoquette maintenant de rire, son fils l’envoie valser au fond de l’allée, où l’attend une femme beaucoup trop maquillée, avec une paire de nichons appréciables.
Léonard titube devant elle. Il n’est pas sûr de la reconnaître, même si son visage – assez quelconque, surtout par rapport à ses nichons – lui est vaguement familier. À la façon qu’elle a de s’adosser au mur dans une posture qu’elle voudrait digne, il peut dire qu’elle est aussi beurrée que lui.
Alors seulement, au fond de son cerveau vaporeux, les connexions se font et il se rappelle que c’est avec cette femme dont il ne saurait pas dire le nom qu’il a débarqué tout à l’heure, soûl comme un cochon, à l’enterrement de son épouse.
Ce qui, en soi, n’aurait jamais été qu’une autre de ses frasques si elle s’était produite un autre jour, ou s’il n’y en avait pas eu tant d’autres.
Il a sacrément foiré.
Eh bien, tant qu’à foirer, autant foirer en beauté : rassemblant toute son énergie pour ne pas vomir, Léonard adresse une révérence à son fiston, puis une deuxième au cercueil rutilant qui contient sa Lize chérie. Et comme il n’ose pas infliger le même affront à Émilie, il se contente d’un coup de chapeau imaginaire au reste de l’assemblée, très Cyrano de Bergerac. Soyons gascon, nom de nom !
Après s’être cogné le genou contre un banc de la dernière rangée, il part en titubant au bras de la nana aux nichons appréciables.

Comme son aisselle commençait à lui faire vraiment mal, Léonard ferma les yeux pour chasser la douleur – et le souvenir. Ce fatidique 13 mars 1995, il avait définitivement claqué la porte de sa vie à ceux qui s’efforçaient de continuer à l’aimer en dépit de tout.
Il avait « fait place nette ».
Il s’était débarrassé des siens.
Une pointe métallique traversa son thorax et vint lui glacer la colonne vertébrale, tandis qu’il crispait ses muscles pour rester accroché au plan de travail.
Ce n’était plus que l’affaire de quelques secondes, la dégringolade était amorcée.
Il eut le temps encore de voir défiler, pas toute sa vie, mais une cascade d’images dont l’assemblement rétrospectif aurait peut-être trouvé quelque mystérieuse signification sur le Grand Échiquier Cosmique où, il en avait toujours été persuadé, les vivants se croisaient depuis toujours.
Même si, à l’orée de sa mort inéluctable, ces images n’étaient rien d’autre que des images.

Ses genoux d’enfant mouchetés d’un vert gazon, se dévoilant sous l’horrible bermuda écossais que sa mère le forçait à mettre ;
la bagarre contre un grand de la classe du dessus qu’il avait miraculeusement remportée sous les hourras de ses camarades ;
les yeux de son chat, éclair noir zébré d’un éclair blanc, qui luisaient en haut de l’arbre où il s’était perché – Te voilà, toi ;
cette professeure de français aux airs d’héroïne austenienne, Madame Diane ou peut-être Madame Jeanne, avec sa longue tresse et ses jupes marron impeccables, dont il était furieusement amoureux ;
un cahier d’école dont il avait rempli les marges de poèmes assez médiocres mais qu’il n’avait jamais cessé de relire de loin en loin, avec une tendresse et une amertume croissantes ;
les cuisses ouvertes de Chantal avant l’instant où il allait plonger le visage dedans ;
le portail de la petite maison de son père, ce matin d’automne très doux où il était revenu le voir une dernière fois ;
la violente dispute qui l’avait opposé à ses trois copains de fac – il savait qu’il avait tort mais s’était accroché mordicus à ses convictions, orgueil de coq, De toute façon, vous ne pigez rien à rien !
Sa main jeune, nerveuse, qui peinait en plein milieu de la nuit à trouver la serrure du studio minuscule où il vivait alors… Encore une joyeuse soirée ;
les regards des filles qui subitement lui révélaient le séduisant jeune homme qu’il était devenu sans s’en apercevoir ;
tintements de verres, musique hurlante dans un bar bondé ;
la porte vitrée du magasin d’antiquités où il était entré au culot, mains dans les poches – Vous vous formerez sur le tas ;
une nuit entière à écrire et raturer ;
les lèvres de Lize pressées contre les siennes, tous deux gloussant de surprise et d’excitation ;
une nuit entière à faire l’amour ;
l’éclat de rire de Lize, si vif, si pur – et tellement imprévisible, alors comme aujourd’hui, qu’il se sentit sursauter et glisser d’un cran supplémentaire vers la mort !
une petite foule d’amis l’acclamant par en dessous ; il s’était juché sur la table du restaurant pour déclamer ses vers et Lize rosissait dans un coin ;
le crépitement baveux de deux steaks saisis au beurre (en arrière-plan, une armée de flacons d’herbes aromatiques) et sa main qui secouait la poêle avec énergie ;
Lize se cramponnant à ses épaules tandis qu’il embrassait ses cheveux d’un blond cuivré ;
un week-end à la mer… Il se jetait dans le sable comme un môme !
La jolie statuette en ivoire qu’il aimait faire tourner entre ses doigts ;
un verre levé pour trinquer avec sa vieille amie la lune, astre complice ;
Lize lui susurrant les mots qui le rendirent – absurdement – certain d’avoir trouvé un chemin où poser ses grandes pattes sans tout saccager – Mon beau capitaine. Mon poète fou ;
et soudain le premier bébé, son garçon jaillissant entre les murs carrelés de blanc, dans les odeurs puissantes du liquide amniotique, son nez en bouton et son front bosselé qu’il respirait en l’embrassant – Ça y est, Tristan vient de s’endormir.

Écran noir.
Puis, en une accélération brutale, survint un nouveau flux d’images.

Ce dessin de Tristan (un monstre marin fendant l’eau couleur émeraude) qu’il avait vraiment trouvé beau ;
ses mains s’agrippant aux bras maigres de Lize : il aurait voulu la secouer parfois et, dans le même temps, il était incapable d’affronter son regard ;
ses mains caressant le ventre à nouveau rond de Lize, lui assis derrière elle dans le canapé, elle se laissant aller sur son torse, un œil sur Tristan qui jouait par terre ;
ses mains brandissant Émilie vers le plafond de la maternité avec un peu trop de brusquerie, et le cri affolé de Lize qui lui avait inspiré de la honte ;
son reflet fagoté dans un costume qui lui donnait l’impression d’être déguisé ;
la cravate fourrée dans la boîte à gants et l’absurde sentiment de liberté, grisant malgré tout, qu’il associait à ce geste ;
un poème repêché au fond d’un tiroir, un soir, qu’il avait tenté de reprendre pour l’oublier quelques jours plus tard ;
des kilomètres en voiture avec son bazar qui tintinnabulait dans le coffre ;
Tristan riant aux éclats sous ses chatouilles, rouge de bonheur, les larmes pas loin ;
un très beau candélabre de bronze, sans valeur mais qu’il avait toujours pris plaisir à contempler ;
cette femme élégante qui le couvait d’un regard de féline, assise dans son fauteuil avec une jambe croisée sur l’autre, face à lui qui se tortillait sur le canapé crème où elle l’avait fait asseoir ;
Tu devrais t’occuper un peu plus d’Émilie et Tristan, ils ont besoin de leur papa.

Écran noir.
Puis un nouveau flux d’images. Il se laissa glisser.

La nappe à carreaux d’un restaurant de bord de route ;
d’autres cuisses ouvertes dont la vision, déjà à l’époque, lui avait rappelé celles de Chantal ;
d’autres lèvres offertes – sensation de nausée, inévitable, mais qui en ce temps-là s’estompait sous l’immense enivrement de se savoir en escapade ;
un guéridon qu’il avait vendu le double de son prix, il avait fêté ça avec un groupe de jeunes complètement timbrés et fini la nuit avec une dénommée Lydia, magnifique ;
sa sacoche oubliée chez un client et jamais retrouvée, qui contenait le carnet où il avait écrit ses meilleurs poèmes ;
cette soirée où il avait fait danser Lize avec un entrain qui l’avait lui-même surpris, Tristan et Émilie courant comme des fous autour d’eux ;
encore des kilomètres de route ;
le visage irrité d’Éric, venu rendre visite à sa sœur, où il avait lu un jugement qui l’avait embarrassé.

Écran noir.
Il pria de toutes ses dernières forces pour ne pas avoir à subir les images de la période qui devait survenir ensuite, le « Grand Drame Familial », la catastrophe, sa plus terrible épreuve et son plus retentissant échec.
Pourquoi est-ce que c’est à moi que ça arrive ?
Celui qui avait tout précipité et l’avait, pour finir, amené à se conduire comme un sagouin le jour de l’enterrement de sa femme, avant de faire place nette autour de lui.
Je fais encore ce que je veux, bordel de merde…

Écran noir.
Et puis…

Et puis le visage de sa fille apparut alors, comme une issue inespérée. La merveilleuse frimousse d’Émilie à sept, huit ans, plissant le nez face au soleil, ses épaules menues se relevant si mignonnement, dans un éclat de rire qui l’avait fait sursauter parce qu’il était le même, le même exactement que celui de Lize plus jeune – et qui le secoua encore une fois.
Je sais que tu l’adorais, celle-là.

Son aisselle quitta le plan de travail.
Il se cogna le cul par terre et, comme il l’avait prévu, c’est à cet instant que la Mort lui balança le coup de serpe irrémédiable.
— Merde.
Son cœur se grippa – vieille éponge plongée dans un bloc de glace –, ses poumons hurlèrent et il jeta un regard de naufragé vers le buffet indien placé entre la cuisine et le salon, dans lequel il cachait son plus beau trésor, le dernier secret qui l’avait rattaché au monde après une vie passée à fuir…
Je t’aime, envers et malgré tout.
Et il mourut.
Mais au moment où il expirait, Léonard sentit que tout allait enfin pouvoir commencer.

[Zoé en bleu]
Sans le sourire de sa mère, Zoé ne serait jamais montée en haut de ce fichu plongeoir.
C’est haut, terriblement haut. Quand elle se penche (mais il ne faut pas qu’elle se penche trop, elle pourrait glisser, ou même s’évanouir, et alors elle partirait en arrière, se cognerait le crâne sur le plongeoir et chuterait, inconsciente, du haut de ces dix mètres, dix mètres!, avant de se fracasser la nuque dans l’eau), les gens lui semblent minuscules. De vraies fourmis.
Elle doit plisser les yeux pour distinguer Papa et Maman, elle assise sur sa serviette, les bras enroulés autour de ses genoux, avec ses lunettes noires, et lui debout, en slip de bain, tout ventre dehors, battant des mains pour l’acclamer. Leurs silhouettes sont floues, elles ondulent comme à travers un écran de chaleur.
Il faut dire qu’il fait chaud. Terriblement. Zoé sent le revêtement en plastique coller sous ses pieds qui appuient, un coup à gauche, un coup à droite, sur le plongeoir. Elle tangue et halète dans un monde bleu étouffant.
— Zoé ! Zoé ! Saute, Zoé !
Et puis il y a ces cris qui fusent d’en bas. Ça l’agace. Elle s’aperçoit soudain que ses mains s’ouvrent en pâquerette et se referment en boule de gui, sans qu’elle s’en soit rendu compte.
— Saute, Zoé ! Saute, Zoé !
Si au moins ils arrêtaient… Comment est-ce qu’elle peut se concentrer avec ce vacarme ? Elle va fondre en larmes, s’ils continuent !
Dans un réflexe de fuite, elle envoie son regard le plus loin possible, par-delà l’enseigne du Center Parcs, vers l’éblouissant soleil d’été qui, lui aussi, semble la contempler. Attendre qu’elle ose sauter…
Et si elle renonçait ? Et si elle faisait demi-tour, tout simplement ? En un clin d’œil, elle n’aurait plus à subir les regards pesants de ceux qui patientent derrière elle, ni à endurer les cris de ceux qui l’acclament en bas. Elle serait libérée de tout ça. Il suffirait de tourner les talons, revenir à l’escalier métallique et descendre, clang, clang, clang, les paliers correspondant aux trois plongeoirs successifs : dix mètres, huit mètres, cinq mètres.
Les crieurs, la voyant se débiner, s’arrêteraient d’eux-mêmes. Elle passerait devant eux, les joues cuisantes mais indemne, et elle irait retrouver ses parents. Papa lui frotterait les cheveux en lui disant que ce n’est pas grave. Maman poserait un baiser sur son front et un sourire sur sa déception.
Seulement, Zoé sait bien que ce sourire n’aurait rien à voir avec celui de tout à l’heure… Le sourire qui l’a convaincue de monter sur le plongeoir.

— Moi, je le fais !
C’est ce qu’elle a répondu à Papa qui, sans réfléchir, venait de dire qu’il préférerait se faire amputer d’une jambe plutôt que de sauter de là-haut. Il s’était aussitôt mordu la langue – il connaissait assez sa fille pour savoir que c’était exactement le genre de phrase qui suffisait à réveiller le démon –, mais c’était trop tard.
Pourtant, il ne croyait pas vraiment qu’elle oserait. Il la savait têtue comme une mule, effrontément rêveuse et follement imaginative, mais pas très sportive. Les exploits physiques nourrissaient surtout ses aventures intérieures.
Et pour tout dire, elle non plus ne pensait pas qu’elle sauterait. Pas vraiment. Elle commençait déjà à chercher une phrase bien sentie, une pirouette verbale qui la sortirait d’affaire et ferait dire à Papa qu’elle était « un sacré phénomène », lorsque Maman, derrière ses lunettes noires, lui avait soudain adressé ce sourire si large, si fier.
Depuis à peu près toujours, Zoé sait que les sourires de sa mère, les vrais, sont rares et précieux. Pas ceux qu’elle adresse aux gens pour avoir la paix, les sourires de façade. Ceux-là, elle les distribue sans réserve, et ils sont une des choses qui font dire aux gens que Maman est « douce ». Discrète et douce. Mais ces sourires-là n’ont ni valeur ni vérité. Les vrais sourires de Maman sont bruyants, féroces comme des ratures. Si elle ne les dévoile pas souvent, c’est parce qu’elle a conscience qu’ils peuvent heurter.
Zoé, elle, n’est jamais heurtée par ces sourires-là. Elle les aime parce qu’il lui semble qu’ils contiennent quelque chose du secret de sa mère, un secret auquel personne, pas même Papa, n’accède. Quand Zoé en reçoit un, ou mieux encore, quand elle le provoque, elle a l’impression d’avoir découvert un trésor.
Ces derniers temps, Maman est fébrile. Nerveuse? Non, pas tout à fait. Excitée, plutôt. C’est difficile à dire. Elle ne tient pas en place. À certains moments, elle éclate de rire trop fort, et à d’autres, elle a l’air de ruminer dans son coin avec un air entendu, comme si elle réservait une belle surprise pour plus tard, sauf que rien ne vient. On ne la sent pas « là ». Papa dit que c’est lié au roman qu’elle va bientôt publier, son tout premier, mais Zoé n’est pas sûre que ce soit uniquement ça. Il y a quelque chose dans la vie de Maman qui la rend encore plus bizarre que d’habitude.
« Pas bizarre, ma chérie : spéciale », corrigerait Papa.
Quoi qu’il en soit, Zoé ne pouvait pas renoncer après avoir provoqué le sourire de Maman. Ce sourire, elle n’avait d’autre choix que de lui obéir.

Elle a suivi les autres plongeurs (uniquement des adultes, plutôt des jeunes, surtout des garçons), grimpé en frissonnant l’escalier de métal, clang, clang, clang, cinq mètres, huit mètres, dix mètres, pris sa place dans la dernière file. Une fois son tour venu, elle s’est avancée jusqu’au bout du plongeoir.
La tête lui tournait, son cœur lui paraissait flotter dans sa poitrine.
Elle pouvait le faire. Elle allait le faire.
C’est là que son père a eu la mauvaise idée de crier, les mains en porte-voix :
— Saute, Zoé !
Juste après, un cri a fendu l’air parmi les baigneurs.
— Saute, Zoé !
C’était la voix d’un ado, justement. Un de ces garçons braillards qui passent la journée à sauter du plongeoir. Il a été rejoint par ses copains, qui se sont mis à scander :
— Saute, Zoé ! Saute, Zoé !
Papa battait des mains, pensant l’encourager. Maman la fixait du regard.

Et elle en est là. Les secondes deviennent des minutes et elle ne bouge pas, pétrifiée au-dessus d’un vide dont la vision floue la terrifie de plus en plus. Elle sent la honte, la colère et la confusion se disputer le terrain en elle.
Quel cauchemar.
C’est si horrible, si dur que, pour la première fois de sa vie, elle prie pour qu’on l’aide.
Oui, comme ça, formellement.
Elle pense de toutes ses forces : Pitié, faites que quelqu’un m’aide.

Et à cet instant, elle entend tonner une voix en elle, une voix qui ressemble aux sourires de sa mère parce qu’elle est bruyante et féroce – d’ailleurs, elle écrase immédiatement celles des crieurs, celle de son père et les clang, clang, clang qui résonnent entre ses tempes : « SAUTE, bordel ! »
Zoé saute, avec l’impression folle d’avoir été poussée dans le dos. Elle ne crie même pas dans sa chute, trop surprise de se retrouver en l’air, à dix mètres de hauteur, sous les acclamations de tous ceux d’en bas qui n’en reviennent pas.
Sa peur se dissout entièrement dans la puissante éclaboussure qu’elle provoque en crevant l’eau.

2
Jour de joie
2 juin 1975.
— Dépêchez-vous, le travail a commencé.
« Le travail ? » C’est ce qu’il a failli répondre mais, par miracle, il s’est arrêté à temps. Il s’est même mordu la langue, comme un môme. Comme il sort du magasin, il a cru… Mais c’est stupide, pourquoi cette bonne femme lui aurait-elle parlé boutique ? Elle ne le connaît pas. Elle s’occupe seulement de l’accueil.
L’accueil. Le mot lui a toujours fait penser à « cercueil », c’est encore un truc de môme, ça, sans doute parce que tout ce qui touche aux institutions – les mairies, les hôpitaux ou les maternités comme celle-là – le terrifie un peu.

À propos de l’auteur
BERARD_Thibault_DRThibault Bérard © Photo DR

Thibault Bérard est né à Paris en 1980. Après des études littéraires, il devient journaliste, puis éditeur. Il est depuis treize ans responsable du secteur romans aux éditions Sarbacane. Après, Il est juste que les forts soient frappés (2020) et Les enfants véritables (2021), il publie Le Grand saut (2023). (Source: Éditions de L’Observatoire)

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Nos jours suspendus

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En deux mots
Quand Lucie annonce à sa mère qu’elle est enceinte, l’adolescence veut qu’elle l’aide à avorter en toute discrétion et que cette nouvelle reste entre elles. Julia prend alors les choses en mains, laisse Sébastien, son mari, et Antoine, son fils, pour partir chez le médecin. Mais l’affaire se corse avec le refus signifié par leur médecin de famille…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Chronique d’un avortement

Le premier roman de Coralie Bru met en scène une adolescente qui se retrouve enceinte et demande l’aide de sa mère pour avorter. Un acte médical qui est tout sauf anodin et qui va transformer en profondeur la relation mère-fille.

Julia est correctrice pour une maison d’édition et se voit confier un manuscrit à lire de toute urgence après le décès de son auteur. Il lui fait désormais mettre les bouchées doubles pour que l’ouvrage parte au plus vite chez l’imprimeur. Mais son programme va être totalement bousculé lorsqu’elle comprend l’attitude un peu bizarre de sa fille. Ce que Lucie finit par lui confier, c’est qu’après une relation sexuelle sans préservatif elle se retrouve enceinte.
Encore adolescente, elle ne veut pas avouer son état à son père et espère le soutien de sa mère pour régler l’affaire au plus vite.
Rendez-vous est pris chez le médecin de famille qui entend défendre la vie et refuse de l’aider. Julia se tourne alors vers le planning familial et après avoir la confirmation que la grossesse n’en était qu’aux prémisses, Lucie est prise en charge et avale une première pilule abortive. Tout cela se fait sans que les hommes de la famille ne soient au courant, même si le mensonge met Julia mal à l’aise.
Elles décident de «faire passer la pilule» en se rendant chez Rose, l’amie de Julia. Cette dernière vit seule et les héberge avec toute la bienveillance dont elle est capable. Au fil des jours, elle deviendra la confidente de ses invitées.
Coralie Bru tisse des fils de plus en plus solides entre ces trois femmes de générations différentes. Car leur combat va vite devenir commun. Contre les misogynes de tout poil, contre le patriarcat, contre tous ceux qui refusent encore aujourd’hui de reconnaître aux femmes le droit de disposer de leur corps.
Avec ce roman, Coralie Bru passe avec bonheur de l’autoédition – elle a déjà publié cinq romans chez Librinova – à l’édition. L’occasion aussi de constater combien le travail avec une équipe éditoriale porte ses fruits lorsque l’on compare à l’édition originale. Le style est plus fluide, le récit plus resserré. Voici donc un «premier roman» riche de promesses.

Nos jours suspendus
Coralie Bru
Éditions des Équateurs
Premier roman
236 p., 20 €
EAN 9782382844069
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans une ville qui n’est pas spécifiée.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a d’abord Julia. Mère de deux enfants, Lucie et Antoine, devenus des adolescents de plus en plus distants et bien peu loquaces. Le jour, elle préfère se tenir loin du tumulte du quotidien, plongée dans les vies et manuscrits des autres qu’elle tente de faire obéir aux règles et contraintes grammaticales. La nuit, elle s’inquiète, incorrigible, pour les siens. Pourtant, pour eux, « tout roule », comme dirait Lucie, l’école, les amis et même « l’après » déjà tout tracé.
Et puis, soudain, Lucie sombre dans le silence. Au creux de son ventre, se logent bien des soucis, et, pour Julia, l’impensable. Pas elle, si sage, si raisonnée, si prudente.
Mère et fille embarquent dans un voyage qui les conduira jusqu’à la maison-tanière de Rose, confidente, modèle et refuge de Julia depuis l’adolescence. Trois générations de femmes se retrouvent alors sous le même toit, unies par ce lien invisible entre leurs ventres, leurs peurs, leurs révoltes et ces désirs qui ne s’évanouissent jamais tout à fait.
Avec une acuité bouleversante et une finesse singulière, Coralie Bru parvient à raconter à la fois l’anodin et l’exceptionnel et à esquisser, à travers Julia, Lucie et Rose, la véritable histoire d’une filiation féminine contemporaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Fanny de Weeze)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les livres de Joëlle
Blog Enna lit, Enna vit !
Blog Maghily

Les premières pages du livre
1
L’orage éclaire la cuisine par intermittence. L’évier paraît profond, béant à s’y jeter. Le plan de travail, une longue plaine électrique. Il reste du linge humide dans une bassine à côté de la machine, une moiteur tropicale s’en dégage – il faudra que je range. Les manches blanches stroboscopiques des T-shirts de mes enfants et de mon mari dépassent du tas.
Je me demande s’il pleuvra assez pour nourrir les sols secs depuis des semaines.
C’est ma pause du milieu de l’après-midi, et je me sens encore plus seule que d’habitude.
J’ai un faible pour les orages. Ils ponctuent les choses avec distinction. Je m’imagine discuter avec Lucie et Antoine des éclairs qui zèbrent le ciel au-dessus de la haie. Il n’y a pas grand-chose que j’aime davantage que discuter avec mes enfants, mais ils m’y autorisent de moins en moins. Parfois ils sont des petits commerçants, on doit en passer par la pluie et le beau temps ; enfin surtout par la pluie, et à condition qu’il en tombe beaucoup. Je ne m’étonnerais pas qu’un jour ils me rendent de la monnaie après une de nos conversations.

C’est une préoccupation de faible profondeur dans laquelle je marche souvent, un inconfort supportable mais usant qui pèse dans mes chaussures. Je ne sais pas comment je voudrais que nous parlions. De toute façon, je vois peu mes enfants. Je les croise.
Heureusement, je peux compter sur les trajets en voiture quotidiens pour tenter quelques incursions dans leurs vies si secrètes. Dans cet espace clos, où je les garde ceinturés près de moi, nous parvenons à approcher ce que, les bons jours, j’appelle « des discussions ». Chaque fois, ça m’émeut un peu, j’ai envie de leur faire remarquer c’était bien de se parler comme ça. Mais ma gorge se bloque, ils ne comprendraient pas.
Ce matin, dans la voiture, Lucie m’a semblé bizarre. Je l’ai dit à Sébastien à mon retour. Il a suspendu un instant ce qui le retenait encore dans l’entrée pour en entendre davantage, mais je me suis contentée de hausser les épaules.

Démuni, il m’a demandé si ça allait, comme si je ne lui avais rien dit, une question dont il n’est jamais avare quand il est stressé, comme ce matin. Dans un conciliabule angoissé, il a prétendu avoir perdu tour à tour l’intégralité de ses affaires, avant de retrouver chacune d’elles à sa place habituelle. Il avait rendez-vous avec un gros client, j’ai déjà oublié lequel. La SCOPICEM ou la SOCITEC ? J’ai senti que je devrais savoir. Je n’ai pas osé lui faire répéter.
Je l’ai embrassé en m’efforçant d’ignorer qu’il semblait soulagé de ne pas avoir à en entendre plus sur Lucie, là, tout de suite.
En un nouveau baiser, de nouveaux encouragements automatiques et un claquement de porte, je me suis retrouvée parfaitement seule. Comme tous les matins, je suis allée ranger la table du petit déjeuner. Je l’ai fait plus lentement que d’habitude, sans cesse interrompue par des vagues d’inquiétudes pour Lucie.
Je rejoue notre si courte matinée ensemble pour débusquer des indices. Je revois ses regards, ses gestes, ses déplacements dans la pièce. Je ne trouve rien de solide justifiant mon pressentiment.
Pourtant, je sens errer autour de moi le fantôme familier de ma fille, celui qu’elle laisse chaque matin derrière elle aussitôt franchi le pas de la porte. Je suis inquiète comme on l’est pour l’enfant qu’on a porté, mais sans parvenir à rassembler la moindre preuve, ou même un signe, comme si je l’avais perdue de vue il y a longtemps.
Les vibrations de mon téléphone sur la table de la cuisine me sortent de mes pensées. La foudre est tombée à quelques kilomètres.

« Julia ! » s’écrie la voix quand je réponds.
Je reconnais cette façon de lancer mon prénom comme une bouée de sauvetage. C’est Marie, mon éditrice, qui, très occupée, oublie souvent de dire bonjour et au revoir.
« Tu as entendu ?
— Non.
— Xavier est mort. Cette nuit.
— Ah.
— Ça ne m’arrange pas du tout. »

Je retiens un petit rire, sans aucun lien avec mon estime pour Xavier Lapierrade, que j’avais pu rencontrer en quelques occasions mondaines destinées à me rappeler la valeur profonde de mon métier de correctrice et ce faisant à maintenir mon salaire suffisamment bas.
« Le livre est urgent maintenant. Beaucoup plus urgent », conclut-elle.
Certains opposeraient qu’il ne l’est plus du tout, mais c’est pour cela que nous ne faisons pas le même métier.
« Les gens croyaient déjà que Xavier était mort. Si on attend trop, on va perdre de l’impact. Ils ne se seront rendu compte de rien. C’est l’effet Giscard d’Estaing. »
En tournant la tête vers mon bureau, je vois vaciller les lettres du titre, éclairées par la lumière pâlotte de mon ordinateur : « ÉVA, MA SŒUR – NON CORRIGÉ ». Même le tapuscrit a l’air malade.
Au bout du fil, Marie répète « Ça ne m’arrange pas du tout du tout du tout », comme pour me laisser le temps de m’installer.
« On va devoir accélérer la sortie. Tu t’en sens capable ?
— Quand ?
— Il faudrait qu’il soit livré à l’imprimeur mardi prochain. »
Je regarde le plafond.
« Il est mort comment ?
— Juste mort. Crise cardiaque. »
Comme je ne réponds pas, elle me lance :
« Ça fait une différence pour toi, pour mardi ? Cancer ou crise cardiaque ?
— Ah non. Non. C’est court mais je ferai au mieux.
— C’est plus important maintenant, vraiment, les gens risquent de le lire.
— Tu sais comment valoriser mon travail. »
Je l’entends sourire de connivence, elle s’apprête à raccrocher mais se ravise.
« C’est dingue quand même, je lui ai parlé hier.
— Oui.
— Je n’ai pas vraiment réalisé encore. Je serai triste après la sortie, pas le temps maintenant », dit-elle.
Essaie-t-elle de me rassurer ? Ou de se rassurer elle-même ?
« Oui, c’est normal », dis-je, dans le doute.
Elle a dû manœuvrer avec beaucoup de diplomatie pour suggérer quelques changements à Xavier Lapierrade sans le vexer mais a fini par céder sur des points cruciaux à ses yeux.
« Mais tu ne trouves pas, toi, que c’est plein de redites ? Je trouve qu’il en reste. »
Je laisse passer deux secondes, pour évaluer si elle cherche la vérité ou une caresse. J’élude.
« De toute façon, la sortie est pour dans très bientôt, maintenant. »
Elle bondit.
« Ça veut dire qu’il y a des redites ça ! Ça m’énerve. Ça me saute aux yeux, je te l’ai dit en te l’envoyant. Je les entends déjà les souligner. »
Les, ce sont les journalistes. Sous leur poids, sa voix cède avant de se ressaisir.
« Enfin oui comme tu dis, ça sort très bientôt. Et ils n’oseront sans doute pas dire grand-chose maintenant. »
Je ne dis rien. Je ne connais aucun journaliste.
J’entends des gens parler derrière elle, son attention se dissipe quelques secondes puis elle reprend le ton grave du début de notre conversation.
« Écoute, l’essentiel c’est de tenir la date. Tu m’envoies la première partie dès que tu l’as.
— Oui.
— Merci, vraiment. »
Juste avant de raccrocher : « Mais ça va, toi ?
— Oui, oui. Et toi ?
— Oui. »
Le silence de mon bureau s’est épaissi.

2
Je travaille encore sur le texte quand j’entends la porte d’entrée se fermer.
« Lucie ? »
Je reconnais le long soupir qu’elle pousse après avoir marché sous la pluie. Elle apparaît sans répondre dans l’entrebâillement, ses cheveux trempés dépassent de la capuche de son sweat-shirt. Elle n’entre pas. J’ai encore des mots coincés sous les doigts, je reste près du manuscrit pour qu’ils ne s’échappent pas.
« Ça va ? »
Je la vois déjà fuyante. Je tente de la rattraper.
« Tu veux un chocolat chaud, un thé ?
— Non, j’ai pas faim… enfin j’ai pas soif », lâche-t-elle sans surprise, déjà de dos.
Je lui demande si elle veut qu’on se voie, elle croit que je lui demande si elle veut manger.
Je lui demande si elle veut qu’on se promène, elle croit que je lui demande si elle veut marcher.
Je lui demande si elle veut venir faire les courses, elle croit que je lui demande si elle a quelque chose à acheter.
L’éternel malentendu de nos discussions.
Sa silhouette s’éloigne déjà à travers le salon, puis dans les escaliers, pour trouver refuge dans sa chambre.
Mon paragraphe terminé, je me risque à quelques pas sur le carrelage. Le salon est silencieux, mais je sens encore son passage, l’odeur âpre de son sac à dos qu’elle traîne partout depuis bientôt un an.
« Je monte », dis-je fort, après avoir failli renoncer, en bas de l’escalier.
Elle ne répond pas. Je pose un pied sur la première marche. La porte est ouverte, c’est inhabituel. J’y lis une invitation incertaine, peut-être même l’espoir de me voir franchir le seuil. Elle est assise au bord de son lit.
« Tu ne te sens pas bien ?
— Mais si. »
Je m’approche.
Je progresse dans sa chambre avec méfiance. Elle me regarde par à-coups. Je me laisse observer. Je reste immobile près de son bureau, disponible, aux aguets. Elle garde le silence et je n’ose pas dire un mot pendant une minute, peut-être deux, terriblement longues. Ses cheveux sont attachés avec soin, elle vient de resserrer son chignon avec une rigueur mécanique. Toujours impeccable, toujours prête pour un ballet impromptu. Moi, toujours un peu débraillée, jamais apte à l’inattendu.
Elle semble avoir pleuré, mais je ne suis pas sûre. Elle a le visage rouge, comme si elle avait honte. Ou chaud ? Elle a sport le mardi. Je ne suis plus certaine de rien.
Elle ne parle pas, son regard se défile. Elle est gênée par ma présence, la mâchoire serrée.
« Tu sais que tu peux me parler, je suis en bas, toute seule, à mon bureau. Viens quand tu veux », lui dis-je.
Je m’aventure à poser une main sur son épaule ; elle ne se dérobe pas.
Elle acquiesce, sans dire « Non mais je sais Maman » en levant les yeux au ciel.
Sur le chemin vers mon bureau, je fais croire à la maison que tout roule mais je n’en mène pas large. Je me rassieds, déconcentrée. Je vérifie mon téléphone : pas de message non lu de Lucie avant son retour du lycée, rien sur Instagram non plus, elle n’a pas posté depuis plusieurs heures. Sa dernière trace numérique dans ce monde remonte à cinq siècles avant Jésus-Christ à l’échelle de son addiction : la veille au soir. Je consulte le profil de Tom. Il vient de poster une photo de ses pieds de part et d’autre d’une flaque #storm #rain #enjoy. Je laisse ma main relâcher le téléphone.
Lucie se drape de mystère.
Il n’y a plus qu’à attendre, à nouveau.
J’écoute la maison. Aucune réponse. Je tente de me manifester dans le salon, je fais tomber un magazine, je me racle la gorge. Rien. Je remonte. Sa porte est désormais close, mais le temps semble y être arrêté. Lucie guette. Je pose ma main sur la poignée, animée d’un courage singulier.
« Tu n’as pas perdu une chaussette ? je bredouille, démunie.
— Pourquoi, tu as une chaussette ? » répond-elle, laconique.
J’analyse sa voix. Éraillée ? Fatiguée, peut-être ? Mais plus proche du ton qu’elle me réserve depuis deux ans.
Je n’ai pas de chaussette à lui donner.
Je m’enfuis paniquée. Je retourne à mon bureau. J’ai l’envie dévorante d’écrire à Sébastien pour tenter de trouver un sens à cette étrange scène qui se joue dans la chambre de sa fille, mais je devine déjà le contenu de notre échange : Je m’inquiète. Lucie est vraiment bizarre, ça se confirme. / Ah pourquoi tu dis ça ? / Elle est rentrée plus tôt et elle est montée directement dans sa chambre. / Comme toujours, non ? / Mais là elle a laissé la porte entrouverte et elle ne m’a pas demandé ce qui me prenait de la regarder, et puis sa voix est éraillée. Enfin de toute façon, je te dis qu’il y a quelque chose. Elle n’a pas posté depuis hier soir. / Bon tiens-moi au courant. Bisous. / Bisous.
Trente douloureuses minutes s’écoulent, je m’efforce de me concentrer sur le texte de Xavier Lapierrade. Mais je sens le plafond de la chambre de Lucie s’abaisser au-dessus de moi, comme lesté de son silence.
Lorsque je sors enfin de mon bureau, mon pas s’accélère déjà. Sans doute l’intuition grandissante que quelque chose a lieu, qu’il me faut intervenir. En haut des marches, je reprends mon souffle et me recoiffe bêtement de deux doigts. Je frappe avant d’ouvrir sa porte. Lucie est couchée dans son lit face au mur, mais elle tourne la tête pour me regarder.
Je referme derrière moi et m’installe près d’elle, cette fois sans demander. Elle ne s’attendait pas à me voir ici, maintenant, au plus profond de mes heures monacales avec mes corrections.
« Est-ce que tu as mal quelque part ? » je lui demande.
Elle secoue la tête, puis se tourne vers moi, cherche une position plus confortable.
« Tu es triste ?
— Un peu. »
Elle pose deux paumes contre ses yeux, appuie dessus en souriant, s’empêchant de pleurer.
« Tu as rompu avec Tom ? »
Elle reste immobile, cette fois elle rit doucement.
« Même pas. »
Je lui caresse le dos, comme si, en massant au bon endroit, ce qu’elle me cache allait traverser son épiderme.
« Tu t’es fâchée avec Camille ? »
Elle lève les yeux au ciel. Évidemment non. Camille et elle, c’est pour la vie.
« Je peux pas te dire, mais t’inquiète pas », murmure-t-elle, arrêtant ma main dans un geste dont l’affection achève de m’affoler.
Elle enroule avec force ses doigts autour des miens, comme si j’étais l’enfant innocent et elle l’adulte. Elle me protège de l’inconnu.
« Je veux que tu me dises.
— Non.
— Je veux que tu me dises.
— Non.
— Je veux. Que. Tu. Me. Dises.
— Non. »
Elle tente de se tourner pour mettre fin à la conversation, mais je l’en empêche.
« De quelle garantie as-tu besoin ? »
Elle ne paraît pas comprendre ce que je lui propose.
« Dis-moi ce que je dois faire pour savoir. »
Nous parlons si bas que j’entends sa bouche sèche quand elle laisse enfin filer sa réponse, lentement :
« Tu ne dois rien dire à Papa, jamais. »
Je prends le temps de mesurer la portée de cette demande.
« Et si je promets, tu me diras ce que tu as ?
— Oui. »
Je jauge son sérieux.
« Et si finalement j’échoue ? Si je le dis à Papa ? »
Elle n’a pas réfléchi à tout cela.
« Si tu le dis à Papa, je suppose que je serai triste et déçue, glisse-t-elle au bout d’un moment. Je crois qu’on ne se verrait plus, dès que possible. »
Sa solennité est si enfantine que je suis tentée d’ironiser, mais son regard grave m’en empêche.
« Tu veux réfléchir ? » propose-t-elle.
Ce sursis me laisse surtout le temps de deviner ce qui lui arrive.
« J’ai le droit de ne rien te dire, me rappelle-t-elle, toute-puissante.
— Je sais.
— Si tu ne le répètes pas à Papa, tu peux quand même m’engueuler pour deux », négocie-t-elle.
Je ne réponds pas mais lui demande calmement :
« Est-ce que tu as pris de la drogue ? »
Elle a l’air amusée que je puisse l’en croire capable.
« Je suis désolée, mais non, répond-elle.
— Si tu t’es fait un tatouage que tu regrettes, à un endroit que ton père pourrait voir à tout moment, je trouverais très ennuyeux de devoir garder ce secret imbécile. »
Je retourne ses bras. Docile, elle me laisse constater. Évidemment, pas de tatouage. Sans lâcher sa main, je me perds dans la contemplation de la peau fine de son poignet.
Soudain, je sais ce qu’elle me cache. J’ai deviné et en un instant, peut-être parce que je la regarde à nouveau, elle le sait.
Le trac me gagne, celui qui m’envahissait lorsque, adolescente, je devais réciter, poings serrés à m’en griffer les paumes, une tirade de Racine ou de Molière devant mes camarades de classe. Je ne suis pas de taille à supporter cette nouvelle. L’imposture terrorisante et l’humiliation gagnent mes épaules et redescendent dans mon dos comme une colonie de fourmis, qui ont déjà pris mon corps d’assaut, le dehors, le dedans, jusqu’à se masser autour de mes poumons. Je retiens ma respiration. Comment ai-je pu laisser arriver ça ? Peut-on imaginer pareille liberté, pareille prise d’indépendance ? J’enrage qu’elle m’échappe à ce point. Quelle gamine d’avoir cru qu’elle était à l’abri, que j’étais à l’abri.
Lucie, décidée, ne dit plus un mot. Elle cherche mon assistance, mais ne peut se l’offrir que contre cette promesse. J’évalue si cette aide lui est indispensable, si elle mérite que j’accepte ce marché infamant. Elle n’admettra rien si je ne consens pas à lui faire don de ma parole.

« Je vais réfléchir, on en reparle tout à l’heure », je dis, la gorge râpeuse, les yeux secs.
Le toit s’est écroulé, je suis sous les gravats, j’attends les secours.
« D’accord. »
Devant la porte, je me ravise, encombrée d’une pensée qu’il me faut absolument lui livrer.
« Tu sais, ton père n’est pas exactement comme tu l’imagines. Réfléchis aussi à ça…
— Je veux qu’il sache rien, Antoine non plus d’ailleurs. »
Je me sens coupable d’avoir oublié Antoine.
Je reste un moment silencieuse près d’elle, sans cesser de lui caresser le dos. Ce mouvement m’aide à réfléchir. Il m’est difficile de refuser ses conditions. Elle me demande de me sentir seule pour l’être un peu moins.
« Je peux dire à Papa que Tom t’a demandé de faire une pause, lui dis-je finalement.
— Donc tu promets. »
Je ne réponds pas. Je veux qu’elle change d’avis.
« Tu promets ? » insiste-t-elle, désespérée de m’entendre dire oui. Ma promesse encore incertaine fait office de serment pour l’éternité. Un manquement de ma part suffirait à faire basculer notre clan dans le chaos. Sa croyance romanesque, théâtrale, dans le pouvoir de cette parole me bouleverse.
« Je veux que tu réfléchisses. Papa peut comprendre.
— Non.
— Si, j’en suis sûre.
— Papa ne peut pas comprendre. »
Son assurance me trouble.
« Mais tu crois que tu vis dans quelle famille ? »
Elle ne répond pas.
« Tu te crois chez qui ? Chez Camille ? » insisté-je, provocante. Je défends un peu notre honneur, ce que nous avons construit jusque-là autour d’elle.
Le rouge lui monte aux joues d’avoir pu laisser croire que nous l’éduquions avec l’austérité des parents de son amie. Lesquels me répondraient sans doute que Camille, au moins, n’est pas enceinte. Mais à cet instant ça m’est égal. Je suis fière de nous, de notre famille. Je voudrais que Lucie nous laisse cette fierté, qu’elle s’y accroche dans la tempête. Je n’ai plus que ça, le reste gît sous les décombres.

3
Antoine et Sébastien rentrent en même temps. Lucie n’est toujours pas descendue.
Antoine a réussi sa énième épreuve de bac blanc. C’était plus facile que prévu, se justifie-t-il pour jouer le modeste. Je peine à masquer mon manque d’attention, trop préoccupée par sa sœur.
Sébastien m’attire dans la cuisine.
« Tu en sais plus ? Pour Lucie », demande-t-il.
Sans préméditation, et le plus naturellement du monde, je commence à lui mentir.
Je pourrais prétendre lui laisser du temps, remettre le problème à plus tard pour lui annoncer posément, mais le mensonge saille.
C’est une dispute avec Tom, il veut faire une pause, dis-je lentement. Puis mon phrasé se délie, je me sauve en parlant. Une nouvelle élève lui aurait peut-être tourné la tête. Je redoute d’en avoir trop dit, peut-être entend-il ma voix trembler ? Mais il n’est pas sur ses gardes, comment pourrait-il m’imaginer lui mentir ? Il se félicite même : il y avait pensé dans la voiture. Elle n’est pas trop triste au moins ? Si, et bizarre. Elle m’a dit de ne pas te le dire. Fausse honnêteté révoltante. Il est peiné. C’est vrai ? Pourquoi ? Je crois qu’elle ne veut pas qu’on parle dans son dos, c’est tout. J’ouvre inutilement un placard, puis un autre. Je finis par me réfugier dans la préparation d’une salade composée.
« Si ça ne va pas au repas, j’essaierai de la faire parler comme si tu ne m’avais rien dit. »
J’acquiesce.
« Oui c’est bien qu’elle voie que tu te préoccupes de ce qui lui arrive, même si elle ne te dit rien. »
Il croit que nous avons un plan. Il croit que nous avons une stratégie. Il se pense dans la confidence. Il imagine que j’ai trahi une promesse à ma fille pour lui. En quelques secondes le mensonge s’est étendu, m’a submergée.
Je ne dis plus rien, j’attends qu’il parte, mais il semble agité de savoir Lucie affectée. Il s’affaire à mes côtés, les mains occupées pour tenter de mettre de l’ordre dans ses pensées.
« C’est étrange une relation si longue à cet âge-là, qui s’arrête. C’est rare, non ? me demande-t-il en ouvrant le réfrigérateur.
— Qu’elles s’arrêtent ?
— Qu’elles existent, plutôt. »
J’acquiesce.
« Tu crois qu’on aurait dû essayer d’y mettre un frein ? »
La seule réponse adéquate à cette question serait de pleurer ma rage folle.
Je n’ai jamais demandé le statut de Tom dans la vie de Lucie, car je le connais. Je n’avais rien à y redire d’ailleurs, Tom est un être tout à fait charmant, qui, d’après ses photos, joue au tennis un nombre raisonnable d’heures par semaine. La semaine dernière, il s’est d’ailleurs acheté une nouvelle housse pour ses raquettes qui a eu beaucoup de succès. Son petit frère sait sauter de très loin dans une piscine, ce qu’admire Tom. Parfois Tom découvre un groupe qu’il associe à de la vraie musique, ou du bon son, et ça a l’air de le soulager car Tom est révolté contre beaucoup de choses, en particulier les gens qui captent rien et la mauvaise musique. Le scooter de Tom lui a été offert l’année dernière pour ses quinze ans et, comme sa housse de raquettes, il a remporté tous les suffrages. Il a acheté un deuxième casque juste après, et Lucie, devinant que ce casque lui serait souvent destiné, a affiché son émotion par un bonhomme distribuant des baisers, réaction saluée par la communauté. En ce moment, il rêve qu’on lui achète une guitare, il poste beaucoup de photos de la vitrine du magasin de musique, sans doute pour faire passer le message à ses parents. Certains abonnés remarquent la beauté des #reflets de sa #silhouette dans la #vitrine.
Lucie et Tom se sont rapprochés sans brusquerie, comme conscients du temps à leur disposition. On les a regardés de loin, à travers un pare-brise criblé d’une grosse pluie d’automne, sur le parking de la base nautique au début de l’été précédent. Un jour d’hiver, Lucie s’est mise à table avec un port de reine, un sourire pur né de la conquête, et nous avons compris. Je lisais aussi dans ce sourire son soulagement de voir aboutir ces mois de face-à-face, de petits rapprochements indécis. Tom était une réussite qu’elle comptait bien garder éloignée de nous aussi longtemps que possible. Que pensent les parents de Tom de ce jeune couple si stable ? Je ne le sais pas, je ne fraye pas beaucoup avec les parents d’élèves. J’ai croisé sa mère plusieurs fois au supermarché, ou à la librairie, ce qui me la rend sympathique, mais nous n’avons échangé qu’un geste de reconnaissance de la main, scellant notre lien secret.
« C’est impossible. Je te rappelle que tu es le premier à m’avoir fait découvrir La Fièvre dans le sang ! rétorqué-je.
— Sans aller jusque-là, seize ans c’est jeune pour un divorce. »
Victoire par K.-O. : l’impudeur de son âge me fige à nouveau.
Oui, Lucie a seize ans. Je suis la grande personne en charge de son éducation, supposée m’occuper d’elle. Je pensais naïvement avoir coché toutes les cases. J’ai d’abord fait semblant de ne pas remarquer les nouveaux soutiens-gorge dans la caisse à linge, mais très vite je lui ai demandé s’ils se protégeaient. Elle m’a dit « Non mais évidemment, Maman ! » Apparemment la contraception est à la mode.
Je lui ai quand même pris rendez-vous chez notre médecin. Elle a eu l’ordonnance.

Sébastien continue de me parler de cette rupture qui n’a pas eu lieu, de ce petit couple sérieux-pas sérieux tout à coup très sérieux. Je me renfrogne. Il interprète mal ce changement d’humeur.
« Non, mais tu as raison, on ne peut pas tout contrôler », se range-t-il. Il se tait, me caresse le dos. Je suis raide comme une pierre.
Depuis que j’ai rencontré Sébastien je n’ai pas eu beaucoup de secrets. Beaucoup de mes proches pourraient pourtant me reprocher ma discrétion, mes silences, mes absences, mais discrète ne veut pas dire mystérieuse. Moi le mystère m’angoisse, je dis ce que je pense, quand je le pense. Je dis ma peur lorsque nous traversons notre propre jardin la nuit et que le chat d’un voisin fait craquer un buisson. Je dis que j’ai chaud quand j’ai chaud. Quand je ne sais pas quelque chose, je ne réponds pas ou je dis que je ne sais pas. Après l’amour, je dis toujours que c’était incroyable quand c’était incroyable, je ne suis pas du genre à regarder pensivement la ligne d’horizon par la fenêtre en laissant planer le doute.
Dans une assemblée, si je ne parle pas, c’est que je n’ai rien à dire à ce moment-là ou que je m’ennuie. Ne pas me confondre avec une femme pleine de mystère.
Alors ce que me demande Lucie, je ne sais pas comment vivre avec. Déjà, ça me mange le creux des reins sous les mains de Sébastien.
Mais si je me confie, Lucie se renfermera, traversera seule – à seize ans – ce qu’il y aura à traverser. J’aimerais la convaincre que son père peut comprendre, sans pouvoir tout à fait le lui garantir.
Nous finissons de préparer le repas sans parler de Tom ou de Lucie. Après tout ce n’est qu’une rupture, un petit secret. Je reprends la partition de cette mascarade. Il me raconte sa journée, et je m’efforce de réagir convenablement.
Son travail m’est un peu mystérieux, comme à une enfant. Voilà ce que je sais : il est commercial dans une entreprise spécialisée dans les caméras résistant aux très hautes températures. On peut les mettre dans des fours à verre, à plus de deux mille degrés.
« Pourquoi les gens veulent-ils filmer l’intérieur de leurs fours ?
— Parce qu’à deux mille degrés, tu n’ouvres pas la porte avec un couteau pour voir si c’est cuit. »
Il m’a expliqué cela il y a très longtemps. Depuis, le produit a dû évoluer, mais le besoin reste le même : filmer l’intérieur de fours à verre, d’incinérateurs, de hauts fourneaux. Il parcourt beaucoup de kilomètres pour apporter cette technologie dans les entreprises clientes, mais aussi pour convaincre celles qui n’ont jamais filmé l’intérieur de leurs fours. Il va dans des salons industriels, et lorsqu’il rentre il suspend le nouveau badge de SalonTec47 ou du French International Steel Industry Meeting au pied de la même lampe que nous n’utilisons jamais dans l’entrée. Lorsque l’été je me plains de la chaleur plus insupportable encore que l’année précédente, il répond invariablement : « Y a pire. » À force de voir tous ces fours grâce à ses caméras, il doit imaginer mon corps dans un four à verre. Je n’aime pas beaucoup cette image. Elle ne me rafraîchit pas.
Croyez-le ou pas, Sébastien a une maîtrise de cinéma. Rien de ce qu’il a pu y apprendre ne lui est utile pour vendre ces caméras ultra-résistantes. Un ami de longue date lui a proposé de le rejoindre dans cette folle aventure, je me dis que c’est le genre de bifurcation que l’on peut prendre seulement par amitié.
En réalité, ce ne sont pas ces fours ou ces caméras qui m’interrogent, ou ce changement brusque de carrière qui me donne le vertige. Ce sont les tableaux et les présentations, les appels à toutes ces personnes inconnues, ces interactions du quotidien dont je ne sais rien.
Moi, j’ai toujours évité de travailler dans un bureau. Comme ces grosses pinces qui viennent mordre les gravats après la chute d’un immeuble, j’ai pris soin de délicatement placer dans une autre vie que la mienne mes collègues, de laisser tomber dans la benne la grosse machine à café, les gobelets avec leurs touillettes, les plantes vertes, les ascenseurs, les interminables réunions.
Alors quand Sébastien me parle de son travail, je ne sais pas toujours comment réagir. Mes réponses doivent sembler tantôt grotesques, tantôt sonner fausses.
Lorsque Lucie se décide finalement à nous rejoindre, je suis soulagée.
« Ça va ? lui demande Sébastien, oubliant soudainement son client.
— Oui. Je vais poser le couvert. »
Nous l’observons, moi pour évaluer son état de nervosité et Sébastien pour se rassurer.
« Ce n’est pas fréquent de vous voir au rez-de-chaussée à cette heure, madame, alors que le repas n’est point servi », glisse-t-il au bout d’un moment, en inversant la position des couteaux et des fourchettes sans lui faire de remarque.
Lucie me jette un regard suspicieux auquel je suis incapable de répondre de façon rassurante.
Sébastien ne dit rien.
Les minutes s’étirent dans la cuisine et la division des cellules bat son plein dans le ventre de notre fille, maintenant j’en suis sûre, je la vois pleinement enceinte. Cela aurait dû me sauter aux yeux. Il y a quelque chose dans son teint, dans ses yeux, une nouvelle qualité de ses cheveux, et puis ses seins sont plus lourds sous son T-shirt. Lucie est une femme et ça m’intimide aussi nettement que lorsque je me suis imaginé qu’elle commençait à faire l’amour avec Tom.
Est-elle venue me surveiller ? S’est-elle rendu compte que je pourrais parler sans son aval, parce que je le veux, parce que j’en ai besoin ?
Sébastien doit se dire qu’elle ne ressemble pas à une jeune fille au cœur brisé, ou plus probablement qu’il ne comprend vraiment rien aux femmes. J’aimerais justement qu’il nous laisse entre femmes, qu’il quitte la pièce pour parler à Lucie. Mais pour lui dire quoi ? Je ne sais pas expliquer ce besoin irrépressible d’être seule avec elle.
Antoine descend déjà. Lucie accepte la part de salade que je lui sers en tirant son assiette à elle sans un mot. Antoine nous abreuve de commentaires sur son dernier bac blanc, étonné de l’intérêt que nous lui portons, étonné aussi de ne pas être interrompu par l’un des fameux soupirs de sa sœur, témoignant d’un ennui profond.
« Elle a quoi, la sœur ? » demande-t-il la bouche pleine en la regardant dans les yeux.
Il mange comme un ogre. Il faudrait que je cuisine un repas supplémentaire pour lui tout seul. Un instant à peine, cette pensée m’encombre l’esprit, au-delà de toutes les autres, comme chaque fois qu’il est question de nourrir ma famille.
« Elle a que c’est toujours non pour le scooter. »
Mensonge automatique, instinctif, à nouveau.
Je crois sentir le tressaillement de Lucie. Peut-être prend-elle conscience de ce dans quoi elle nous a embarquées. Son frère commente : « Encore… Qu’est-ce qu’elle est tenace. »
Il lui adresse un sourire plein de pâtes, de tomates et de feta, elle détourne le regard avec un air de dégoût.
« Je pense que tu n’as pas encore acquis la capacité de parler tout en mangeant, mon fils, dis-je.
— C’est dingue, tu sais : il te reste qu’un an et on n’est même pas là cet été, et puis Tom a un scoot non ? Tu veux t’émanciper c’est ça ?
— Tu dis émanciper avec un tel dégoût, Antoine », lance Sébastien pour détourner la conversation. Il guette le soulagement de Lucie, persuadé d’avoir écarté le sujet principal de sa détresse, mais elle ne lui adresse pas un regard. La pression me fait mijoter à petit feu. Antoine a souri, ne dit plus rien, mange en silence. C’est tout ce que je souhaite, du silence. Pour une fois je veux que nous ne parlions de rien. Sébastien et Antoine guettent une intervention de ma part, moi d’habitude si prompte à éviter à tout prix les blancs, soucieuse de toujours maintenir un dialogue de clan entre nous. Si je ne fais pas le job, le dialogue n’a pas lieu, je le sais, mais aujourd’hui je m’accroche à mon silence, comme si on risquait de me le voler.

À propos de l’auteur

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Coralie Bru © Photo DR

Coralie Bru est née en 1986 à Rodez et vit aujourd’hui à Paris. Elle anime depuis 2014 le podcast de littérature Bibliomaniacs. Elle a écrit de nombreux romans : La Flexibilité de Barnabé (2012), Deux minutes (2015), Cet être exceptionnel (2017), Radicales (2020) et Nos jours suspendus (2023). (Source: Librinova)

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Vertiges persans

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En deux mots
Émilie a enfin concrétisé son rêve, elle suit les traces de son père décédé alors qu’elle n’avait que dix ans. Accompagnée de Zohre, guide expérimentée, elle escalade le plus haut sommet d’Iran, le Damavand. Une ascension difficile et riche en émotions.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Sur les pas de son père en Iran

Émilie Talon raconte son expédition en Iran où elle concrétise un projet un peu fou: faire comme son père en 1956 l’ascension du Trône de Salomon et du Damavand, le plus haut sommet iranien. Quand l’escalade prend un tour mémoriel.

Émile, le père d’Émilie qu’on appelait Milou, est mort en 1992. Sa fille n’avait dix ans. Trente ans plus tard, elle décide de partir sur ses traces, d’aller à son tour à l’assaut du Trône de Salomon et du Mont Damavand en Iran. Ce sommet qu’il avait gravé en 1956, à 27 ans. Une expédition qui tient à la fois du pèlerinage, de l’exploit sportif et de l’envie de découvrir des sensations nouvelles dans un monde où le minéral remplace peu à peu le végétal.
Mais avant de partir pour l’Iran, il faut s’approprier cette histoire. Un dossier récupéré dans les affaires héritées après la mort de son père, la bibliographie succincte disponible sur l’alpinisme en Iran et surtout la solidarité entre alpinistes vont lui permettre de poser les premiers jalons. De découvrir qu’en 1954 un premier groupe avait déjà pris la direction de la montagne de Téhéran, que des liens s’étaient alors formés avec les Français.
Quand Michel, Jean, Gérard, André, Milou et Amos, les six membres de l’expédition de 1956, partent pour l’Iran via Beyrouth, ils ont dans leurs bagages le témoignage de leurs prédécesseurs.
Et quand Émilie s’attaque à son tour à la montagne avec son amie Zohre, elle est déjà forte de cette histoire, d’un film tourné à ce moment et des conversations avec les passionnés stéphanois du club alpin. En marchant dans les pas de sa guide, elle marche aussi sur la trace de son père.
Émilie Talon a alors la bonne idée de retracer en parallèle les deux ascensions, 12 juillet 1956 et 6 août 2021. De chercher les différences, de deviner comment il a réagi face à tel obstacle, s’il a eu peur… Il n’est alors plus question de savoir si elle a bien fait d’entreprendre cette ascension, mais de ne pas laisser les émotions prendre le pas sur la sécurité. Mais pour cela, il y a fort heureusement Zohre, véritable ange gardien qui n’hésitera pas à payer de sa personne pour aider Émilie à atteindre son objectif. On ajoutera que ce comparatif entre 1956 et 2021 permet aussi de saisir l’ampleur de réchauffement climatique. Quand son père se battait contre la glace, elle doit éviter les éboulements de pierre. La roche est devenue instable et l’ascension au moins tout aussi dangereuse.
Après un premier récit, Iran, la paupière du jour (ed. Elytis 2021) qui retraçait ses voyages en Iran – où vit une partie de sa famille – Émilie Talon a conjugué ses deux passions dans ce second opus. La montagne, dont on comprend ici combien cet héritage lui est vital et l’écriture qu’elle soigne et peaufine dans de jolies formules où la poésie vient rehausser le récit, ou comme elle le dit si joliment, «croiser des fils ténus tirés d’une grosse pelote». En fouillant les traces, en y mêlant les souvenirs, les échanges avec les spécialistes et les journaux intimes, elle parvient à en démêler les nœuds pour nous offrir «quelques centimètres d’une tresse» que nous pourrons ceindre de cette belle citation: «Le bec de la plume peigne la chevelure du langage.»

Vertiges persans
Émilie Talon
Éditions Paulsen
Récit
160 p., 22 €
EAN 9782352213703
Paru le 21/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Rhône-Alpes du côté du Châtelard-en-Bauges, Bourg d’Oisans, Saint-Sorlin d’Arves et Saint-Étienne. Puis c’est l’expédition en Iran, avec l’ascension du Trône de Salomon et des pentes du volcan Damavand.

Quand?
L’action se déroule en 1956 et en 2021 avec de constants allers et retours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une jeune autrice part sur les traces de son père dans les montagnes d’Iran.
Une femme s’en va sur les traces de son père, disparu alors qu’elle avait 10 ans. Il était alpiniste et, bien avant cela, dans les années 1950, il était parti gravir le Trône de Salomon et le volcan Damavand en Iran. Elle arpente ces montagnes, fouille ses souvenirs, où survivent les traces les plus profondes de cet homme qu’elle a aimé. Sur place, une autre histoire s’écrit avec Zohre, formidable guide iranienne, belle, libre en ses hautes altitudes, audacieuse, qui devient son amie et l’accompagne pour apprivoiser sa peur et son histoire.
« Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Je ne me fraie pas seulement un chemin dans la montagne, je descends et je remonte le long d’un fil ténu. Je dévale derrière Zohre et je le cherche lui. Mon père.
Il est venu par ici, dans les montagnes du nord de l’Iran. Il descendait du Trône de Salomon, la neige couvrait tous ces versants. C’était en 1956, il avait 27 ans, il brassait la neige.
Plus tard, je suis née. Il s’appelait Émile, on l’appelait Milou, je m’appelle Émilie. Il m’a appelée Émilie.
Cela fait trente ans qu’il n’est plus de ce monde et je marche sur ses traces sous les pas de Zohre. J’ai fouillé ses papiers, ses pitons, j’ai interrogé ses témoins, sa jeunesse, je questionne mes souvenirs, mon enfance, je le cherche sur la montagne et dans ma mémoire. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Altitude news (Adélie F.)

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
LES AVALANCHES
Nous sommes deux avalanches, la pente de pierre descend en même temps que nous, dans une fumée grise, jaune ; nous glissons, poussières. Nous déshabillons la montagne de sa parure de roches brisées. Nous sommes deux femmes devenues avalanches, glissements.
Comme elle me l’a demandé, je me tiens tout près derrière Zohre, ainsi les pierres que je déloge en déboulant ne prennent pas trop de vitesse avant d’atteindre ses chevilles. De loin en loin, nous nous arrêtons, le pied enfoncé dans la pente, enracinées dans la montagne dégringolante. Zohre se tourne alors, me sourit, elle m’appelle Miel, Honey. Nous rions même, nous conjurons la petite peur et les injonctions à la prudence de nos pères, que nous percevons sans avoir besoin de les entendre. Dans la montagne ne retentit que l’écho des pierres qui chutent libres, éclatent ou se replantent plus loin comme un poignard jeté dans la terre meuble.
Zohre, mon amie, ma guide, m’a proposé que nous nous encordions, cela m’a paru plus dangereux qu’autre chose : en équilibre précaire, secouée par une petite chute de l’une, l’autre pourrait voler et nous nous précipiterions l’une l’autre tout en bas, responsables et coupables, soudées par la corde et solidaires, mortes peut-être. J’ai donc refusé. Rien ne nous attache mais un même mouvement nous entraîne, nous descendons ensemble du Trône de Salomon, aux aguets, sur le fil et vivantes. Par un chemin de traverse.
Les rochers les plus imposants zippent, roulent sur les petits qui entraînent les autres pièces du puzzle : ce versant très peu arpenter qui doit nous permettre de prendre pied sur un glacier apparemment plat. De là, nous comptons glisser doucement jusqu’à une épaule un peu verte, où des plantes poussent, où nous pourrons nous reposer. Au début de la descente, nous voyions déjà l’épaule et nous nous amusions. Nous nous enfoncions dans la matière qui dévalait mais que j’imaginais alors seulement superficielle, je me figurais un roc solide sous elle, je m’élançais. En réalité, c’était la montagne elle-même qui dévalait déjà. Bientôt, j’ai réalisé que je n’avais jamais provoqué de tels éboulements. Le plus effrayant, c’est quand la pierre qu’on détache sous son pied tient l’ensemble des autres au-dessus de soi.
Nous ne sommes pas encore à mi-pente. Nous descendons du Trône à petits pas retenus. Nous contractons nos corps, indolores, soumis au désir qui nous anime, boucler notre ascension, serrer le nœud qui nous liera à cette montagne, puis nous retourner vers sa cime, la voir et nous souvenir.
Soudain : un fracas ! La montagne et Zohre filent, qui ont déplacé une pièce maîtresse et descendent comme un radeau de pierre et de chair. Tous les tessons de pierraille entassés dans un pli coulent ensemble, Zohre se transforme en avalanche, elle est une pierre, à plat ventre en un instant. Le haut du corps dressé pour rester en surface, elle ne nage pas car la pierre n’a pas la fluidité de la neige, mais elle émerge et la poussière n’éteint pas tout à fait sa couleur, l’orange des nœuds dans ses cheveux noirs, le rouge de ses lèvres sur lesquelles demeure un reste de cosmétique, le vert et le bleu dont elle s’habille dans la pente grisée qui drape la montagne comme un tchador sale et immense, et qui glisse. Elle part sous mes yeux, le buste dressé face à la pente…
Elle s’accroche à la poussière.
Elle s’arrête.
Cela a duré un instant.
Elle s’extrait avec lenteur, je m’approche prudemment, pour éviter une suravalanche. Je vois d’abord des gouttes écarlates sur le rocher, son sang rouge, sombre comme ses lèvres et ses ongles dont il dégoutte. Sa main s’est ouverte. Elle se tourne alors, elle me sourit, elle m’appelle Miel. Je l’appelle Azizam, ça veut dire « chérie » en persan, on se le dit entre filles, entre garçons, entre les deux, je le lui dis comme elle me dit Miel. Elle me demande si l’on peut s’asseoir un peu, je me dis que oui mais je pense qu’elle pourrait tomber dans mes bras si elle le voulait – malheureusement, le mètre qui nous sépare est trop abrupt pour être franchi sans danger.
À la verticale, les fesses posées, avec le plus de légèreté possible, contre un éclat de pierre, chacune se tient donc assise. Elle me dit que tout va bien en modulant sa voix comme le font les Iraniennes pour se montrer douces. Sa tête part un moment en arrière, ses yeux se sont fermés, elle se retient au bord du malaise. Bougeant à peine, je tends mon sac derrière elle pour lui faire un dossier, je le maintiens pour qu’il ne prenne pas la voie des airs.
La poussière est déjà retombée, une lumière pure baigne le profil de Zohre, plaquée dos à la pente, dans la traînée que nous seules pouvons discerner dans le chaos. Je module ma voix à mon tour, Azizam. Elle sourit, déchire l’emballage d’un biscuit puis le biscuit lui-même avec ses dents, sort la pharmacie de sa main sauve. Je la vois regarder le reste de la descente, tracer sa ligne. Elle n’a pas pleuré ou alors ses larmes ont été arrêtées net par ses cils de princesse des Mille et une nuits – ça ne sert pas qu’à faire des œillades au sultan. Elle s’empare des compresses. Je regarde et détourne les yeux alternativement ; moi non plus, je ne veux pas me pâmer. Elle tient la gaze autour sa main, je l’enturbanne avec du sparadrap, contractée au-dessus du mètre qui ne nous sépare plus complètement. Le sang maquille tout mais un long lambeau se détache clairement. Il faudrait suturer, nous ne le ferons pas, nous avons renoncé aux travaux de couture. Et puis Zohre se redresse, elle me sourit, Miel, tu es prête à descendre ? Les nœuds orange au bout de ses tresses vont recommencer à tressauter, nous visons le glacier. Je me lève, je franchis le mètre qui nous sépare. Je me remets en marche derrière Zohre.

Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Je ne me fraie pas seulement un chemin dans la montagne, je descends et je remonte le long d’un fil ténu. Je dévale derrière Zohre et je le cherche lui. Mon père.
Il est venu par ici. Tandis qu’il descendait du Trône, il y a soixante-dix ans, la neige couvrait tous ces versants. C’était en 1956, il avait 27 ans, il brassait la neige.
Plus tard, je suis née, en 1982. Et il est mort en 1992. Il s’appelait Émile, on l’appelait Milou, je m’appelle Émilie. Il m’a appelée Émilie.
Cela fait trente ans qu’il n’est plus de ce monde et je marche sur ses traces sous les pas de Zohre. J’ai fouillé ses papiers, ses pitons, j’ai interrogé ses témoins, sa jeunesse, je questionne mes souvenirs, mon enfance, je le cherche sur la montagne et dans ma mémoire.

Ces versants dans lesquels Zohre et moi déboulons à nouveau, la main bandée, le corps serré, il y a soixante-dix ans, la neige les couvrait donc comme une chape royale… Le talon des Koflach d’Émile se plantait dans la pente blanche. Alors qu’aujourd’hui, sous les semelles d’Émilie, le socle du Trône s’effrite, les petites pierres roulent sous les grandes en crissant, les grandes glissent sur les petites comme des radeaux, avec fracas.
Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Soudain, sous moi, la montagne s’effondre.

Chapitre 2
LIGNE DE FAILLE
Bien avant de parvenir dans les pentes du Trône de Salomon, quand j’ai décidé de partir dans les pas de mon père, ma mémoire s’est ébrouée doucement, me resservant les scènes profondément ancrées, ressassées, et celles appartenant au folklore familial. Écrire ces premières scènes m’a permis d’en révéler les subtilités, de rappeler quelques autres fragments.
J’étais une adulte de 38 ans qui pensait à son père, auquel l’avait liée – la liait ? – une relation fusionnelle. Prête à descendre vers son passé, à se laisser glisser le long du lien. Car qui me dit père, me dit enfance. L’histoire y prend sa source, c’est là que la pente se fracture et que l’avalanche commence à couler.

Ma mémoire me mène d’abord dans le petit creux – tout part du corps de mon père. Ma joue en épouse parfaitement la forme : il se dessine entre ses muscles pectoraux et son épaule, c’est un nid, un havre d’où j’écoute les mille et une histoires dont il me gâte.
Nous sommes allongés dans l’herbe, sous le ciel intense de l’Oisans, un ruisseau qui traverse le replat du Carrelet tinte tout près de nous. Le bruit de l’eau se mêle au conte de mon père. Il s’allonge toujours sur le dos, prenant comme oreiller soit son vieux sac, soit un caillou, il ouvre son bras et je viens me loger dans le fameux petit creux. Il scrute le ciel de l’Oisans, il sent sa fille aux anges contre lui et il fait pleuvoir des histoires dans l’air bleu qui nous entoure. Son imagination s’étend comme ce ciel, sans limite, les histoires ne cessent jamais, nous vivons avec elles, elles n’ont ni début ni fin clairement établis. S’y bousculent des hermines, la noble girouette Moitié de Poulet, les canards de Walt Disney, des cimes et partout, qui me fascinent, des fils d’Ariane qui permettent d’évoluer à travers les labyrinthes dissimulés par les glaciers. Des cristaux brillent dans la vitrine de Bourg d’Oisans et à tous les coins de nos fables. Pour raconter, mon père ne prend jamais de livre, il est le livre, l’album, le grimoire. Son bras s’ouvre comme une page moelleuse, sa voix s’élève, douce : c’est celle d’un homme qui a la cinquantaine, une grave maladie et une petite fille folle de lui.
Il conte l’histoire en regardant le ciel et en me tenant contre son flanc. Parfois sa main libre se lève pour dessiner quelque chose dans l’air. À d’autres moments, lorsque seule la minuscule lampe au plafond de notre van ou la bougie du foyer éclaire la nuit, il fait des ombres chinoises. Ses mains entrent en scène, grandes, larges, polies par des milliers de prises, quelquefois ornées d’une chevalière – rarement, l’usure sur le rocher l’a tant affinée qu’elle est devenue trop coupante pour être portée en permanence. Dans la nuit, ses mains projettent des figures de loups, d’oiseaux, d’écureuils sur les surfaces éclairées où le récit prend forme. Je joins alors mon poing au sien, ouvert, qui m’accueille, et nous formons la tête d’un ours brun énorme. D’autres fois encore, de nuit ou de jour, sa main me protège : au volant quand il freine, elle se tend instantanément devant moi, elle se pose sur mon ventre. Ce n’est pas la ceinture, qu’il a pourtant renforcée de bretelles pour en faire une forme de baudrier, qui me retient. C’est sa main immense posée sur moi.
Le berceau de l’épaule, le bouclier de la main : deux repères sur ce territoire originel que scinde aussi une faille, un point faible et central. Pourtant, quand le ruisseau tinte sous le ciel bleu d’Oisans, quand j’écoute l’histoire depuis son petit creux, je l’oublie un temps. Le ventre de mon père. Là où la douleur sourd. Je ne touche jamais ce ventre qu’on lui ouvre régulièrement, pendant sept ans, pour en déloger le cancer.
Mon père s’habille en salopette pour ne pas se faire mal là. Quand il conduit, il bloque sa ceinture de sécurité avec des pinces à linge afin que rien n’appuie sur sa douleur. D’ailleurs, si nous avions eu un accident, l’aurait-elle retenu, cette sangle au mécanisme entravé ? Mais nous n’en avons pas eu car il maniait les voitures avec le même doigté que les histoires. Sur la route de l’Oisans, à bord de notre VW, large vaisseau, il frôlait le précipice avec grâce. Rien ne l’attachait. Et moi, j’avais sa main qui me protégeait mieux que tout le reste.
Mais je voudrais revenir ici et maintenant en Oisans, en revenir au souvenir à l’estomac : je dois avoir 7 ans, l’âge de l’imagination, j’ai toujours 7 ans. Dans le petit creux, j’écoute l’eau et l’histoire : « Moitié de Poulet a trouvé des cristaux noirs entre les lames de glace. Ils brillent, couleur chocolat, couleur tabac. Ils brillent, ils éblouissent, dans le soleil… » Je tourne un peu la tête sans quitter le petit creux, un instant je regarde le ciel en face, puis le profil du conteur. Les rayons rebondissent sur son front, qu’il a grand et bombé, comme le mien. Ce front de mon père me fait penser au globe terrestre. Quelques rides horizontales le creusent, les ultraviolets l’ont cuivré pour toujours, ses cheveux blonds, paille, secs sont peignés sur le côté. Mon père entretient une élégance sportive, détendue, naturelle?
Je pose mes doigts sur son front, j’interromps le récit des cristaux noirs et nous jouons à « peau de pêche ». Une autre histoire prend alors nos visages pour supports : mon père dit « peau de pêche » et me caresse la joue, « cheveux de blé » dans mes mèches… il me chatouille, je prends le relais, j’appuie sur son front, même si ce que je préfère, c’est lui pincer doucement le nez, ce qui le fait sourire dans la seconde. « Peau de pêche » peut durer à l’infini, comme l’histoire. J’ignore si sa patience vis-à-vis de l’enfance vient de son âge apaisé ou s’il en a toujours fait preuve. Vingt-deux ans plus tôt, une autre petite fille blonde se blottissait contre lui : Bibi, ma douce et grande demi-sœur. Lui pressait-elle le nez ? J’ai 7 ans et il me semble alors qu’elle habite une autre terre, loin de la planète Père – ici ne vivent que deux êtres : lui et moi qui lui serre allègrement le nez et suis du bout du pouce la lisière de ses cheveux.
Le soleil de l’été uissan luit toujours sur nos fronts, mon père reprend l’histoire des cristaux, qui évolue. Son héros, Moitié de Poulet, personnage protéiforme et romanesque, mue. Sans explication excessive, il resurgit en jeune homme athlétique et devient un autre grand personnage de mon panthéon féerique : mon père jeune. Il admire les cristaux tabac et il grille une cigarette au sommet de la montagne, lors d’une ascension d’antan donc, du temps de la corde en chanvre autour de la taille. Là va survenir l’accident, on le sent déjà…
Le conteur n’a pas d’ambition didactique, il ne fait pas les histoires pour m’instruire mais pour notre bon plaisir. Nous voguons sur le fil de l’émotion. Il n’empêche que, par hasard et parce que sa mémoire l’inspire, son récit nous guide parfois sur des lieux périlleux. La peur se pointe alors, davantage que l’exaltation : on n’héroïse pas, on ne se complaît pas face au danger. D’autant que l’histoire sert avant tout à rendre inoffensifs les assauts malveillants du réel.
Le récit du péril encouru par le père jeune et fantasmatique, par le père de chair et d’os auquel je m’accroche, se déploie donc : au sommet, il roule sa cigarette. Lui et ses compagnons se sont décordés pour être plus à l’aise. Il n’y a pas de vent, on ne sent plus le danger. Une photo ? Oui, ce serait bien de faire une belle photo là ! Clope au bec, mèche sur le côté, mon père jeune met son œil dans le viseur. Il ne voit pas tout le monde. Alors il recule. Il recule encore. Un instant, il voit tout le monde, et puis il ne voit plus que la paroi : il tombe ! À la verticale, droit comme un i.
Puis il s’arrête : cette montagne-là est solide, une prise en granit, grosse comme le poing, vient de bloquer la pointe de sa Koflach… Il serre alors la paroi contre lui. « C’est sur les pieds que ça se passe », j’entendrai mille fois ce précepte. C’est sur les pieds que ça se passe pour grimper. Pour marcher. Pour se tenir debout. Et jusqu’à ce jour d’accident frôlé.
Maintenant, dans notre Oisans, mon père lève sa grande main dans le bleu du ciel. Il représente un cercle avec son pouce et son index : OK, c’était la taille de la prise. Confusément effrayée, je me blottis mieux dans le petit creux, et je jette un œil à la pointe de ces pieds qui l’ont sauvé, qui dépassent là-bas. Jamais il ne les dénude ailleurs que dans son lit qu’il déborde systématiquement : ils ont dû avoir trop froid, il en a gardé une sensibilité accrue au niveau des orteils. Aussi, dans la maison, dehors, partout, il craint que quelque chose tombe dessus, un caillou par exemple. Chaussée de sandales, ma mère l’inquiète, l’énerve même : quelque chose pourrait tomber sur son pied ! Le jour de la photo qui l’a lui-même fait chuter à pic, c’est son pied qui est tombé sur la pierre plutôt que l’inverse : nous soufflons.

Le ruisseau miroite au soleil maintenant, l’ombre a tourné. Nous nous redressons et regardons le moulin de bois que nous avons construit avant la sieste. Ses pales d’écorce virevoltent à toute berzingue. Une boîte de conserve rouillée, type corned-beef, trouvée sur place, maintient le dispositif concocté à partir de lambeaux de bois que mon père a retaillés. Avec son couteau – qu’il ne faut pas imaginer comme un Opinel mais comme un poignard –, il fait naître des formes nouvelles, des pièces du puzzle : le monde, aussi réel qu’imaginaire, reste notre grand jeu. En aval du Carrelet, ce sont les cailloux qui constituent le jouet par excellence ; roulés là par le fracassant Vénéon, ils s’arrondissent, deviennent de doux galets. En fin d’après-midi, quand nous serons descendus, nous nous rendrons sur le bord du torrent : je bâtis là des montagnes de cailloux, des montagnes qui débaroulent.

Enfant, je l’ignore encore, mais le lit du Vénéon et le large sommet du Trône de Salomon se font écho. Arrivée là-haut, adulte, je sursauterai : c’est, pour moi, le même terrain de jeux, des cailloux à peine plus anguleux, où des enfants joueraient à faire des tas, des cairns, des châteaux et des hommes de pierre, à se cacher derrière les rochers.

Au bord du Vénéon, mon père me regardait faire mes montagnes qui dégringolaient. Pensait-il alors au sommet du Trône ? Aux pentes qui s’étaient échappées sous ses pieds ? À celle sur laquelle nous nous tenions, joue dans le petit creux, en équilibre, fragiles ?

Chapitre 3
UNE LETTRE À LA SOURCE
Remonter à la source paternelle. Adolescente, je le souhaitais confusément. Jeune adulte, je le désirais ardemment sans oser le dire. Trentenaire, j’entame mes recherches à bas bruit. Je veux tirer et tisser le fil d’Ariane, découvrir l’histoire et la faire mienne. Jusqu’au voyage qui n’est encore qu’un désir confus.
Je cherche donc, comme on erre, jusqu’à ce que Bibi, ma demi-sœur, me remette une pochette qui contient un fatras de documents relatifs à notre père, conservés pendant des décennies par sa première épouse. Je la reçois comme un cadeau, quoique j’ignore à quels souvenirs, au-delà des miens, je m’apprête à me confronter.

Je touche et tourne ce porte-documents banal, dont la couleur a peut-être été vive avant qu’on ne l’oublie trop longuement au soleil, qu’elle y pâlisse comme les cheveux blondis par l’été au grand air. Une teinte beige, un or passé. Je fais glisser le ruban satiné dans la pièce métallique qui ferme le tout. La masse d’un livre non relié. Et dans ce tout, quelques mystères de mon père. Comme je l’ouvre, une page se soulève d’une liasse de feuilles légères, si fines qu’on dirait du papier bible.
Un rebord bleu attire mon œil. Cette première chose que j’examine, c’est une peinture : une carte simple, tracée par un pinceau qui y a représenté deux mers en bleu pâle sur la teinte plus sombre du papier, mer Noire et mer Caspienne. Entre elles et plus au sud, court une série de montagnes orange : Caucase, Alborz, mont Zagros, Alam Kouh, le Damavand assorti d’une mention erronée de son altitude – 6 010 mètres.
Je me suis moi-même baignée dans la mer Caspienne, sur la berge de l’Iran, avec ma famille maternelle qui, coïncidence, vit dans ce pays. J’en ai admiré les lions de mer. Mais ce qui m’interpelle ici, c’est la mention Alam Kouh: l’inconnu. J’effectue une recherche, découvre que le nom de ce massif signifie « la montagne du monde ».

Extrait
« Essayez d’écrire sur votre père, vous vous retrouverez à croiser des fils ténus tirés d’une grosse pelote : la maille des traces, les souvenirs de l’ex-belle-sœur, de votre mère, l’analyse du spécialiste, les journaux intimes, les filaments de votre mémoire. Si vous parvenez à en démêler les nœuds, vous ferez quelques centimètres d’une tresse. « Le bec de la plume peigne la chevelure du langage. » p. 137

À propos de l’auteur
TALON_emilie_DRÉmilie Talon © Photo DR

Ancrée au pied des Alpes, Émilie Talon entretient une connivence avec l’Iran où vit une partie de sa famille franco-iranienne. Son goût de l’ailleurs et de l’interculturalité l’ont aussi amenée à vivre au Portugal et en Tunisie. Elle a publié un premier récit en 2021: Iran, la paupière du jour (édition Élytis, 2021). (Source: Éditions Paulsen)

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Le colonel ne dort pas

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En lice pour le Prix Blù – Jean-Marc Roberts

En deux mots
Le colonel ne dort pas. Il est mort. Ou presque. Dans la guerre de reconquête, il est chargé de faire parler les prisonniers, de faire des choses de ces hommes. Sous le regard de son ordonnance et en respectant les ordres du général.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le tortionnaire torturé

Dans ce court roman Émilienne Malfatto dit toute l’absurdité de la guerre. Derrière la confession d’un tortionnaire, elle montre comment on peut basculer dans la violence et la folie. Un texte qui résonne fort, surtout au regard de l’actuel conflit ukrainien et des horreurs qui l’accompagnent.

« Ô vous tous
puisqu’il faut que je m’adresse à vous
que je ne peux plus vous ignorer
puisque vous êtes devenus les sombres seigneurs de mes nuits
puisque vos ombres et vos cris
résonnent dans mes ténèbres
puisque les Hommes-poissons
ont pris possession de mes rêves
vous tous je m’adresse à vous
mes victimes mes bourreaux
je vous ai tués tous
chacun de vous il y a dix ans ou
dix jours
ou ce matin »
Quand le colonel arrive, il est précédé de cet aveu. S’il ne trouve plus le sommeil, c’est qu’il occupe l’un des postes les plus difficiles dans le conflit en cours, il est chargé de faire parler les prisonniers. Une tâche qu’il effectue dans le sous-sol du quartier des tanneurs avec toute la cruauté qui sied à ce genre d’activité. Tortionnaire en chef, il reçoit des hommes «avec des sentiments, des rêves, des drames» et les transforme en choses lors de séances durant lesquelles il doit faire bien attention de ne pas faire mourir ses victimes, de peur que leurs aveux ne partent avec leur dernier souffle. Dans son sillage, un respect mélangé de crainte pour lui qui a survécu aux précédents conflits et aux changements de régime.
Dans l’ombre, son ordonnance est le témoin direct de ses exactions. Un témoin très mal à l’aise, torturé lui aussi, entre sa désapprobation devant tant de souffrance et d’inhumanité et la mission qui lui a été confiée, le respect des autorités.
Une autorité qui part aussi à vau-l’eau, car le général perd la raison. Cloîtré dans son bureau, il voit la pluie qui ne cesse de tomber venir le submerger.
Construit autour de ces trois hommes, ce court roman à la puissance du Richard III de Shakespeare, une référence que l’on ajoutera à celle proposée par l’éditeur, Le Désert des Tartares de Dino Buzzati et Quatre soldats de Hubert Mingarelli. Mais ces confessions et ces âmes meurtries, servies par une écriture blanche, qui se complète admirablement à la poésie.
Après Que sur toi se lamente le tigre (Prix Goncourt du premier roman) et Les serpents viendront pour toi, Émilienne Malfatto met à nouveau son expérience de reporter de guerre, de journaliste et photographe qui a notamment travaillé pour le Washington Post et le New York Times, au service de ce texte très fort, déjà en cours de traduction dans de nombreux pays et qui restera à n’en pas douter l’une des très belles surprises de cette rentrée 2022.

Le colonel ne dort pas
Émilienne Malfatto
Éditions du sous-sol
Roman
112 pages 16,00 €
EAN 978000000
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays pluvieux qui n’est pas situé précisément.

Quand?
La période n’est pas définie.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans une grande ville d’un pays en guerre, un spécialiste de l’interrogatoire accomplit chaque jour son implacable office.
La nuit, le colonel ne dort pas. Une armée de fantômes, ses victimes, a pris possession de ses songes.
Dehors, il pleut sans cesse. La Ville et les hommes se confondent dans un paysage brouillé, un peu comme un rêve – ou un cauchemar. Des ombres se tutoient, trois hommes en perdition se répondent. Le colonel, tortionnaire torturé. L’ordonnance, en silence et en retrait. Et, dans un grand palais vide, un général qui devient fou.
Le colonel ne dort pas est un livre d’une grande force. Un roman étrange et beau sur la guerre et ce qu’elle fait aux hommes.
On pense au Désert des Tartares de Dino Buzzati dans cette guerre qui est là mais ne vient pas, ou ne vient plus – à l’ennemi invisible et la vacuité des ordres. Mais aussi aux Quatre soldats de Hubert Mingarelli.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV info (Laurence Houot)
Le JDD (Laurent Lemire)
Juste un mot (Nicolas Winter)
Page des libraires (Jean-Baptiste Hamelin, libraire au Carnet à spirales à Charlieu)
France Bleu (Des livres et délire)
Le blog de Squirelito
Blog Joëlle Books
Blog Baz’Art
Blog main tenant


Emilienne Malfatto présente son livre Le colonel ne dort pas © Production Éditions du sous-sol

Les premières pages du livre
« Ô vous tous
puisqu’il faut que je m’adresse à vous
que je ne peux plus vous ignorer
puisque vous êtes devenus les sombres seigneurs
de mes nuits
puisque vos ombres et vos cris
résonnent dans mes ténèbres
puisque les Hommes-poissons
ont pris possession de mes rêves
vous tous je m’adresse à vous
mes victimes mes bourreaux
je vous ai tués tous
chacun de vous il y a dix ans ou

dix jours

ou ce matin

et depuis je suis condamné à continuer
de vous tuer
chaque fois à chaque nouveau mort
j’augmente ma peine ma

condamnation sans appel

perpétuité
perpétuité
comme vous les Hommes-poissons
je vous revois flotter
dans l’eau grisâtre
flotter
vous revenez depuis peupler mes cauchemars
vous avancez en écartant les roseaux
vous tendez vers moi vos membres décharnés
gonflés par les eaux
vous tendez vos mains et c’est toujours alors
toujours que
je vous tue

à nouveau

tuer les morts vous tuer encore vous mes victimes
puisque c’est la seule voie puisque je vous ai déjà
tués
puisque bientôt vous me tuerez

Le colonel arrive un matin froid et ce jour-là il commence à pleuvoir. C’est cette époque de l’année où l’univers se fond en monochrome. Gris le ciel bas, gris les hommes, grises la Ville et les ruines, gris le grand fleuve à la course lente. Le colonel arrive un matin et semble émerger de la brume, il est lui-même si gris qu’on croirait un amas de particules décolorées, de cendres, comme s’il avait été enfanté par ce monde privé de soleil. On dirait un fantôme, pense le planton de garde en le voyant descendre de la jeep. Et l’ordonnance se met au garde-à-vous et se dit que le colonel ressemble à ces hommes qui n’ont plus de lumière au fond des yeux et qu’il croise parfois depuis qu’il est à la guerre. Seul son béret rouge rappelle que les couleurs n’ont pas disparu.

La grande maison réquisitionnée qui sert désormais de centre de commandement et d’habitation pour les gradés se dresse en haut de la colline. C’est un ancien palais, du temps de l’ancien dictateur, sous l’ancien régime. On y reconnaît le goût pour ce qui brille du plafond au sol, le marbre les dorures les colonnes qui se voudraient ioniques des sièges immenses au capitonnage dur comme du béton utilisés pour des réceptions où ils assurent un inconfort durable aux invités qui, selon l’étiquette, ne doivent rien en laisser paraître. Et dans une niche du hall d’entrée, le buste décapité – puisqu’on ne pouvait pas le déplacer et qu’il était à l’effigie de l’ancien dictateur, celui-là même qu’à l’époque du buste personne n’appelait dictateur.

Le colonel hésite sur le seuil du Palais. Est-il déjà venu ici? Il a servi loyalement l’ancien régime, il a connu d’éphémères honneurs dans des lieux semblables, à l’époque où les bustes étaient intacts dans toutes les niches de tous les palais du pays. Il hésite, comme s’il répugnait à souiller le marbre de ses chaussures gorgées de boue liquide, presque crémeuse, cette boue glissante et claire dans laquelle patauge le monde, dehors. Peut-être un reste de timidité (de déférence?) à l’égard de l’ancien dictateur auquel il fut loyal en son temps, comme beaucoup ici, même si tous font mine de l’ignorer et s’emploient à ne jamais parler de cette époque. Puis il carre les épaules, reprends-toi!, et suit l’ordonnance jusque dans le grand bureau où siège le général en charge des troupes du nord et de la Reconquête.

Trônant derrière sa large table d’acajou, le général est occupé à se couper les poils du nez à l’aide de petits ciseaux argentés et d’un miroir à main, et le colonel pense furtivement que ce miroir de dame provient peut-être d’une chambre à coucher de ce même Palais, une relique des puissants de l’ancien régime. »

Extraits
« Le colonel n’a pas toujours été un spécialiste, comme on le désigne maintenant dans certains milieux autorisés avec un mélange de respect, d’effroi, et aussi un peu de répugnance. Longtemps il fut un militaire comme les autres, peut-être seulement plus efficace, plus rapide à la réaction, plus malin. Pendant la Longue Guerre, ses chefs l’appréciaient pour ces qualités-là. Lui ne savait pas encore qu’il était pris dans un engrenage qui ne le lâcherait pas, qui le broierait à mesure que lui-même broierait les autres, tous les autres, tous ceux qu’on lui ordonnerait de broyer. C’est cela, peut-être, qui fit vraiment la différence. Demandez à un militaire de tirer sur une cible, il le fait, c’est le métier. Mais certains ont une limite. Pour beaucoup, pendant Longue Guerre, ce furent les Hommes-poissons. Les soldats reculaient devant cette tâche-là avec de grands yeux effarés. Le colonel a lui aussi eu les yeux effarés. Mais il n’a jamais reculé. » p. 38

« En cette période de reconquête, rares sont ceux qui osent réclamer un changement, protester. Les fous qui s’y risquent ne durent pas longtemps et l’ordonnance est, au fond, un lâche qui tient à la vie. Même si de plus en plus, il a l’impression d’avoir déjà trop vécu. » p. 55

« Quelque part après le quarantième jour de pluie, c’était inévitable, un envoyé arrive de La Capitale. Il faut croire que le subalterne zélé n’a pas su être aussi convaincant, aussi confiant, aussi exalté que l’était à l’époque le général, car la Capitale demande des comptes, des rapports, des progrès à matérialiser sur une carte, qu’on voie un peu qu’on puisse se faire une idée, quelque chose à se mettre sous la dent, comme dans toute opération de Reconquête, c’est bien normal, ceux qui gouvernent veulent pouvoir déplacer des pions noirs et rouges sur un plan de ville — ou un planisphère, tout dépend de l’échelle de l’opération. C’est bien normal et ça leur donne la sécurisante sensation de maîtriser la situation. » p. 92

À propos de l’auteur
MALFATTO_Emilienne_©Axelle-de-RusseÉmilienne Malfatto © Photo Axelle de Russe

Émilienne Malfatto est photographe, romancière et journaliste – un temps reporter de guerre. Son travail photographique a été notamment publié dans le Washington Post et le New York Times, et exposé en France et à l’étranger.
En 2021, elle a reçu le prix Goncourt du premier roman pour Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad), et le prix Albert-Londres pour Les serpents viendront pour toi: une histoire colombienne (les Arènes).

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Les chairs impatientes

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En deux mots
Victime d’une grave dépression après un accouchement, la narratrice se soigne dans un établissement alpin. C’est là qu’elle va faire la connaissance d’un homme pour lequel elle va brûler de désir. Une situation difficilement compatible avec un mari, une famille, des patients qui l’attendent à Paris.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Emportée par la puissance du désir

Dans un premier roman incandescent Marion Roucheux confronte une femme qui, au sortir d’une dépression, va être prise dans le tourbillon de la passion. Une expérience qui va remettre en cause une vie bien rangée jusque-là.

Lorsque s’ouvre ce roman d’une sensibilité rare, la narratrice est dans un centre de soins des Alpes où elle se laisse porter, «comme une enfant indolente, ne décidant de rien, à l’abri dans ce cocon de neige, la montagne pour seul horizon.» Si elle a choisi de se débarrasser de ses «vêtements trop encombrants de femme, d’épouse, de mère et de médecin (…) pour redevenir une plus petite version d’elle-même», c’est qu’à la suite d’une seconde grossesse, elle a été victime d’une profonde dépression, loin d’un simple baby-blues. «La machine s’est déréglée, la petite mécanique de mon quotidien a vacillé, sans douceur, une déflagration soudaine et le grand basculement» quand Antoine son mari la trouve le regard perdu, son enfant dans les bras sur le rebord la fenêtre, quatre étages au-dessus du vide.
Ouvrons ici une parenthèse pour dire que Marion Roucheux a créé Les louves, un ensemble de prestations pour accompagner la maternité et notamment des cercles de parole et d’écriture.
La cure va lui être bénéfique. Elle va lui permettre de se reconstruire tant physiquement que moralement. Elle va même jusqu’à rechausser des skis, ce qui ne lui était plus arrivé depuis l’enfance. Après une chute, elle va être secourue par un homme très prévenant. Plus qu’une rencontre, ce sera pour elle comme une déflagration. Dans ses bras, elle découvre qu’il existe d’autres possibles. «Un espace où je ne m’occuperais que de moi, où je n’aurais à prendre soin ni de ma famille ni de mes patients, où mon corps et ses impulsions régneraient en maîtres absolus.»
Alors, elle s’abandonne, se donne. Jouit. Elle se soumet à la puissance du désir et ne vit plus que pour et par cette envie jamais inassouvie. Quand elle rentre à Paris, elle a construit une double vie, noté un prénom factice sur son téléphone. Elle va chercher par tous les moyens à entretenir son histoire. Un mot de son amant, un souvenir pour accompagner la masturbation. Une heure dégagée dans son agenda puis un jour durant lequel elle ne sortira pas de leur chambre d’hôtel.
«Mon secret souterrain grandit, creuse ses galeries, fragilise ma carcasse, dévore tout et m’éloigne jour après jour de qui je suis, de celle que j’étais, il fait de moi une autre, tout a changé et je suis la seule à le savoir.»
Avec une économie de mots, Marion Roucheux dit alors la difficulté de mener de front cette double vie, l’impossibilité de faire durer la passion dans le temps, quand les contingences du quotidien rattrapent la belle aventure. Quand la peur commence à gagner du terrain, quand on va jusqu’à se méfier de son ombre. Quand le coup de foudre vire au coup de folie. Restent ces moments forts, cette approche que l’on dira durassienne de l’amant.

Les chairs impatientes
Marion Roucheux
Éditions Belfond
Premier roman
192 p., 19 €
EAN 9782714497918
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. Mais c’est dans les Alpes que va se faire la rencontre décisive.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Ce qu’il a réveillé en moi est mille fois plus puissant que lui. ».
Six mois après la naissance de son deuxième enfant, une jeune femme est admise en maison de repos au bord d’un lac de montagne. En retournant skier seule pour la première fois depuis longtemps, elle rencontre un homme qui va réveiller son corps.
Dans une langue poétique et crue, Les chairs impatientes raconte un désir féminin dévorant qui ne veut plus renoncer à rien et peut tout renverser sur son passage.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Mes p’tits lus

Les premières pages du livre
« 1.
Pieds nus dans la neige, je m’allume une cigarette chaque soir depuis que je suis ici. Je n’ai pas le droit de fumer, alors je sors en peignoir sur le balcon. Il a neigé toutes les nuits, le paysage est moulé dans un seul bloc silencieux, on discerne à peine les chalets sombres et leurs volets dentelés, la montagne n’est qu’une masse imposante derrière moi dont je ressens la densité. La fumée de ma cigarette rejoint le blanc crémeux de la nuit, j’écrase le mégot dans une tasse de café que j’ai laissée sur le rebord de la fenêtre et je rentre dans ma chambre, mes pieds gelés laissent des traces humides en s’enfonçant dans l’épaisse moquette au motif écossais rouge et vert sombre, du même vert que les sapins que j’aperçois chaque matin entre les rideaux. Je dors les volets ouverts pour ne pas manquer l’aube et son spectacle qui me cueillent aux premières lueurs, dans un éclat net et franc, cette lumière que l’on ne trouve que sur les sommets.

Je suis arrivée il y a une semaine et depuis, mes journées suivent le même rythme monotone et lent, le petit déjeuner dans la salle commune avec les autres malades, les soins, la lecture dans ma chambre, les médicaments à prendre à heure fixe, les siestes, les promenades sous la neige, le rendez-vous en fin de journée avec le docteur qui me pose inlassablement les mêmes questions, avec le même air doux et poli que je dois afficher malgré moi face à mes patients. J’ai très vite réappris à dormir. Le traitement a effacé des mois d’insomnies, c’est du moins ce dont se réjouit le médecin ; mais je sais, au fond, que c’est l’absence d’Antoine et des enfants qui m’a rendu mes nuits. Leur absence, et ce silence qui couve et a éteint la cacophonie blanche qui résonnait en moi.

Ma chambre est sous les toits, en mansarde, on croirait entendre les flocons tomber sur les tuiles en bois, on distingue aussi le vent dans les pins, très loin, un vague écho. Le premier soir, je me suis glissée en sous-vêtements sous les draps gelés, alors que dehors la tempête emportait le paysage. Il était tôt, pourtant le sommeil m’est tombé dessus, je me suis endormie d’un coup, j’ai abandonné les éléments à leur sauvagerie et me suis enfin réfugiée dans la nuit qui me tendait les bras.

À mon réveil, il faisait encore noir. Une pluie froide coulait en filets le long de la fenêtre, les gouttes rebondissaient sur la gouttière, l’orage était passé, le vent soufflait en chuchotant, je me suis demandé si j’étais au cœur d’une nouvelle insomnie, si le sommeil m’avait encore abandonnée après quelques heures à peine. Depuis des mois j’avais appris l’attente, les heures qui défilent sans qu’on les reconnaisse, les bruits du dehors, le vent qui forcit autour de minuit, les branches des arbres qui dansent dans un bruissement feutré, les griffes des oiseaux nocturnes qui parcourent le toit dans une ronde désordonnée. Tout ce ballet que j’avais appris à déchiffrer, les yeux grands ouverts dans l’obscurité attendant qu’elle se dissipe, que les premières pointes de l’aube teintent ma chambre d’une lueur incertaine. Et puis, ce moment où les chants percent, d’abord timides, avant de devenir de plus en plus mélodieux et nombreux, les mésanges et rouges-gorges saluent le jour, se réjouissent bruyamment, s’interpellent, alors que mon corps, épuisé, exsangue, vidé de sa substance vitale par ces heures de lutte pour le sommeil, capitulait enfin. Le jour se levait, je m’endormais, vaincue.
Mais ce matin-là, à mon premier réveil loin de Paris, sous l’œil compact de la montagne, j’ai regardé l’heure le cœur serré. L’écran du téléphone m’a confirmé mon intuition : j’avais dormi.

2.
C’est Antoine qui a choisi cette adresse, je ne me souviens pas d’avoir participé à aucune décision ces derniers mois. Il a tout organisé, il a confié les enfants à ma sœur aînée pour pouvoir m’accompagner ici, nous avons pris l’avion, j’aurais préféré la lenteur du train, il a fait avec moi un tour de l’établissement, la vue sur les cimes blanches, les balcons enneigés, le téléphérique au loin, puis il m’a confiée à l’équipe de la cure avant de rentrer à Paris. Cette semaine mon fils fêtera ses six mois. Cela fait tout juste six mois que la machine s’est déréglée, que la petite mécanique de mon quotidien a vacillé, sans douceur, une déflagration soudaine et le grand basculement.
Il nous a fallu quelques semaines pour comprendre que je ne vivais pas un simple baby-blues, de ceux que toutes les jeunes mères ressentent, dû à la chute hormonale que l’on traverse après l’accouchement, et qui dure quelques jours. Je pleurais tout le temps. Dès les premières heures à la maternité. Je me réveillais en pleurant. Je nourrissais mon bébé en pleurant. Je restais des jours entiers assise sur mon lit, ou sur le canapé du salon, pleurant, le bébé à côté de moi, j’attendais que les minutes vides de sens passent, je ressentais à peine un soulagement quand Antoine rentrait le soir avec notre fille aînée. Il me trouvait fatiguée, amaigrie, mais qui n’est pas fatiguée avec un nouveau-né ? Les premières semaines ont passé, le bébé a grandi, un bébé sage, lui seul avait saisi – maintenant je le comprends – que cette maternité m’avait fracassée. J’ai repris le travail au cabinet, malgré les nuits blanches, toutes ces heures sans sommeil que j’ai mises sur le compte du bébé, des biberons nocturnes, des câlins pour rassurer et des fièvres à 4 heures du matin à soigner. Je n’avais pas réalisé que le sommeil m’avait abandonnée.

Un matin, Antoine m’a retrouvée sur le rebord de la fenêtre. Debout. En équilibre sur le garde-corps. Le bébé dans les bras. Le vide des quatre étages sous moi. Tétanisé, il a murmuré mon prénom. Il l’a murmuré en boucle, doucement, sans fin, une litanie à laquelle se raccrocher, une comptine saccadée pour me bercer, il s’est avancé la main tendue vers moi comme on tente d’approcher un chat sauvage. Il m’a saisie par le coude, a posé son autre bras autour du bébé, et nous a portés jusque dans la chambre. Je me suis laissé faire, silencieuse, les yeux dans le vague, avant de m’écrouler endormie, le sommeil comme refuge. Je ne me souviens pas de cette scène, c’est Antoine qui me l’a racontée, puis à son tour la psychiatre qui m’a reçue le jour même. On m’a hospitalisée, dix jours loin de mes enfants, mon corps épuisé et vide, plus d’enfant dedans, plus d’enfant dehors, la solitude comme seule compagne, et je suis ressortie avec ce diagnostic, dépression post-partum sévère, la détresse était devenue pathologie, et une ordonnance, des médicaments pour me sauver.

3.
« Repos et régénération » : ça sonne comme un slogan, c’est la promesse écrite un peu partout ici en italique, comme pour nous rappeler, à nous les patients en peignoir, ce que nous sommes venus chercher. J’ajoute en pensée « régression ». Car depuis mon arrivée à la cure, je me suis laissé porter, comme une enfant indolente, ne décidant de rien, à l’abri dans ce cocon de neige, la montagne pour seul horizon, mes cigarettes dehors comme seule transgression. En quelques jours, je me suis débarrassée de mes vêtements trop encombrants de femme, d’épouse, de mère et de médecin, pour redevenir une plus petite version de moi-même, concentrée, un essentiel de qui j’étais, ne faisant plus appel qu’à mes fonctions vitales, laissant le reste, tout le reste, vivre et couler autour de moi comme une pluie fine d’été, cette pluie dont on sent la présence, dont on aime le parfum, mais qui ne modifie pas le cours des choses. Je me suis délestée du superflu, me focalisant uniquement sur la prise des repas, les soins, mon traitement, mon désir de faire bonne impression auprès du docteur, comme un nouveau-né qui sans y penser n’est préoccupé que par ce qui est purement organique, nécessaire à sa survie et à son bien-être. Je ne parle presque pas, je me contente de vagues sourires et de hochements de tête à l’adresse des autres pensionnaires les rares fois où je les croise dans les couloirs, je n’appelle pas Antoine et les enfants, je m’enveloppe dans un silence doux et cotonneux, n’écoutant que mes pensées, mon corps, mes sensations les plus élémentaires. Chaque soir je me vautre dans le sommeil retrouvé, je laisse ma peau, mes muscles et chacun de mes organes s’abandonner à la nuit, nue dans les draps froids, jouissant de la solitude et du calme.

4.
Il me faut quelques jours supplémentaires pour m’aventurer hors du chalet. D’abord pour de courtes promenades dans le village de montagne, la neige tassée sous mes semelles, des flocons dans mes cheveux, le silence du crépuscule. Et puis un matin, je me décide à prendre des skis dans le local derrière les cuisines et à braver le froid mordant et mes souvenirs d’enfance ; je mens sur mon niveau, je ne veux pas me retrouver dans un groupe de skieurs qui part du chalet au même moment, je suis trop attachée à ma nouvelle indépendance, alors je mens, je dis que je sais, que je suis douée, et on m’indique un parcours ardu, un entrelacs de pistes noires à affronter seule.

C’est vertigineux là-haut, la neige tombe, molle, collante, elle accroche sous mes skis, je ne sais pas si c’est bon signe, je n’ai pas skié depuis mon enfance, quand mon père nous emmenait toutes dans le chalet familial. Ma mère rechignait chaque fois, elle préférait le soleil, les plages, sa peau toujours plus brune au soleil, son enfance dans les Calanques, elle considérait la montagne comme une ennemie, le temps sur la neige comme du temps perdu, du soleil en moins. Mais mon père n’abdiquait pas, nous partions chaque hiver, nos combinaisons colorées et tout le matériel qu’il avait achetés pour mes sœurs et moi rangés sur le toit du grand break, ma mère et sa moue silencieuse à l’avant de la voiture, nous faisions le trajet de nuit pour arriver dans le chalet glacial, la neige sur le toit et sur les routes, les petites lueurs de quelques fenêtres au cœur de l’obscurité comme seuls repères pour nous signifier que nous étions bien arrivés. J’ai pris le parti de ma mère, j’ai décidé de ne pas aimer la neige, le froid, l’effort. Mes sœurs ne voyaient pas l’intérêt de prendre position, elles acceptaient avec entrain les matinées sur les pistes, les remontées mécaniques, les chaussettes humides le soir, les nuits toutes ensemble dans l’ancienne chambre de notre tante, les murs couverts de lambris, les plaids épais au bout des lits, les murmures et les rires jusque tard dans la nuit.

Enfin en haut de la piste, je revois mon père, son sourire assuré sur ses skis, mes sœurs qui crient en le suivant même sur les pentes les plus raides. Toute à mes souvenirs, j’oublie la piste sous mes skis et bute soudain contre un rocher enseveli sous une couverture de neige grise. Mon tibia heurte la pierre. Je crie sous le choc, la douleur est fulgurante, un éclair ardent irradie le long de ma jambe, me brûle sous le froid de la neige qui tombe de plus en plus dru, les larmes me montent aux yeux, je tombe lourdement sur le tapis gelé à mes pieds.

Il apparaît quand je chute.
Celui par qui tout est arrivé.
Cet homme jailli de la montagne abrupte. Sa peau sur la neige. Son cou fragile et puissant. La certitude absolue et immédiate que sa simple présence va tout faire voler en éclats.
J’ai mal, j’aurai mal pendant quelques semaines encore, une fois rentrée à Paris le radiologue sera surpris que j’aie pu continuer à skier avec une telle blessure, l’os est fissuré. Cette douleur, c’est l’écho de son apparition en haut de cette montagne, de son sourire qui se déploie sur toute cette neige, des éclairs malachite qu’il me lance au premier regard, quand il soulève son masque. Pendant les semaines qui suivent, j’en viendrai à chérir l’hématome qui recouvre ma jambe, ses nuances de bleu, de violet, comme un témoin de Son existence, je le caresserai doucement, pour Le sentir, Le rappeler à moi, je presserai ma paume entière, j’appuierai sur l’os jusqu’à ce que la douleur m’arrête, pour Le faire surgir à nouveau.

Il est là, né des sommets et de la neige, et il rit comme un enfant devant ma chute, un rire sans méchanceté, un rire pour dire le spectaculaire de la scène que j’ai offerte, avec mon choc et mon cri. J’essaierai plus tard de me souvenir de lui avant que je ne sache que c’était lui, avant qu’il ne devienne tout, mon souffle, mon désir, avant que son corps ne se confonde avec le mien, avant que je ne me noie entièrement en lui. J’essaierai de retrouver son image, quand il n’était encore qu’une silhouette noire sur la neige dont je n’apercevais que la mâchoire et le cou à nu, le reste de son corps protégé du froid par des vêtements techniques, me tendant la main pour m’aider à me relever. Et son rire, à ce moment-là, franc, cristallin comme la neige qui nous encadrait, une gifle aussi rafraîchissante que le vent qui fouettait mes cheveux.
Son rire et ma chute sont liés. Tout comme le silence de la montagne nous a couverts, tout de suite, son silence et son immensité. Nous sommes seuls ici, Antoine et les enfants n’existent pas.

Je n’entends pas ce qu’il me dit, tenue par ma douleur, mais je capte tout, tous les signaux, les vibrations de son rire, sa barbe naissante et la peau fine de son cou rougie par le froid, la sueur à la naissance de sa nuque, et sa voix, ce timbre indéfinissable, à la fois traînant et vif, viril et enfantin, une voix qui transporte, qui éblouit, une voix qui dans les prochains mois m’emmènera plus loin que n’importe quelle voix ne l’a jamais fait, qui me fera me tordre de douleur et de plaisir, une voix qui deviendra le ressort de mon désir, mais qui tout de suite, dans la neige et le blanc, m’aide à me relever en riant. »

Extraits
« C’est Antoine qui a choisi cette adresse, je ne me souviens pas d’avoir participé à aucune décision ces derniers mois. Il a tout organisé, il a confié les enfants à ma sœur aînée pour pouvoir m’accompagner ici, nous avons pris l’avion, j’aurais préféré la lenteur du train, il a fait avec moi un tour de l’établissement, la vue sur les cimes blanches, les balcons enneigés, le téléphérique au loin, puis il m’a confiée à l’équipe de la cure avant de rentrer à Paris. Cette semaine mon fils fêtera ses six mois.
Cela fait tout juste six mois que la machine s’est déréglée, que la petite mécanique de mon quotidien a vacillé, sans douceur, une déflagration soudaine et le grand basculement.
Il nous a fallu quelques semaines pour comprendre que je ne vivais pas un simple baby-blues, de ceux que toutes les jeunes mères ressentent, dû à la chute hormonale que l’on traverse après l’accouchement, et qui dure quelques jours. » p. 13-14

« De l’extérieur rien n’a changé. Mais en moi, tout est différent. Comme si je découvrais que je marchais sans le savoir depuis des années le long d’une falaise à pic. Alors que les heures s’étiraient monotones dans la vie que je me suis construite, une autre moi dans une réalité parallèle m’a soudain appris qu’il existait d’autres possibles. Un espace où je ne m’occuperais que de moi, où je n’aurais à prendre soin ni de ma famille ni de mes patients, où mon corps et ses impulsions régneraient en maîtres absolus. Dans ce monde ouaté où je glisse sur des pistes noires, j’ai rencontré cet homme au sommet d’une montagne, et la neige m’a apporté cette promesse d’une autre moi. » p. 25

« Mon secret souterrain grandit, creuse ses galeries, fragilise ma carcasse, dévore tout et m’éloigne jour après jour de qui je suis, de celle que j’étais, il fait de moi une autre, tout a changé et je suis la seule à le savoir. Tandis que mon corps se souvient, que mon secret prend toute la place, l’air se raréfie, l’espace me manque. » p. 88

À propos de l’auteur
ROUCHEUX_Marion_©Delphine_JouandeauMarion Roucheux © Photo Delphine Jouandeau

Marion Roucheux est née à Nantes en 1985 et vit au bord de l’océan. Elle a suivi un atelier d’écriture de la Nrf animé par Anne Serre. Les chairs impatientes est son premier roman.

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L’autre moitié du monde

ROUX_lautre_moitie_du_monde  RL_Hiver_2022  Prix_orange_du_livre_logo  coup_de_coeur

En deux mots
Pour Toya, dont les parents sont exploités, la vie dans le delta de l’Èbre va vite devenir un combat permanent. Un professeur et un avocat vont l’informer, l’éclairer et renforcer son engagement. Mais après une première victoire, la dictature franquiste brisera ses espoirs de liberté.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Pero nada pueden bombas donde sobra corazón»

En nous entraînant dans le delta de l’Èbre dans les années 1930 Laurine Roux fait bien davantage que rendre hommage à son grand-père. Son troisième roman nous rappelle, plus que jamais, l’urgence de combattre pour la liberté.

Laurine Roux a pris son rythme de croisière, nous livrant tous les deux ans un roman qui nous permet d’explorer la planète et une large palette d’émotions. Dès ses débuts en 2018 avec Une immense sensation de calme (2018), on découvrait comment survivre dans une région inhospitalière. Deux ans plus tard, et avant le confinement lié à la covid, elle dressait le portrait d’une famille tentant de vivre en autarcie dans Le Sanctuaire. Avec ce troisième roman, on part pour la première dans un endroit identifiable, le delta de l’Èbre. C’est dans ce coin d’Espagne que vivent difficilement Toya et ses parents, Juan qui trime dans les rizières et Pilar, cuisinière au sein du vaste domaine d’un marquis et de son épouse tyrannique ainsi que leur fils dont l’activité principale semble être le droit de cuissage. La jeune fille va développer au fil des jours, avec le constat de l’exploitation dont sa famille et tout le bas peuple est victime, une colère qui va se transformer en conscience politique, en nécessité de se révolter.
Avec l’adolescence et avec l’aide de Horacio, l’instituteur, elle va découvrir la lutte des classes. Bientôt nourrie d’exemples que livre José, l’avocat catalan qui va également éclairer son engagement.
Cette vaste fresque historique, qui va des années 1930 à l’instauration de la dictature franquiste, nous permet d’embrasser espoirs et désillusions, de la victoire éphémère des paysans du delta à la sanglante défaite des partisans de la démocratie.
Comme dans ses précédents romans, Laurine Roux fait foin de la théorie pour se concentrer sur ses personnages, leurs émotions et leurs relations dans une écriture qui fait la part belle à la sensualité, aux bruits et aux odeurs. Ici l’amour côtoie la rage, le rire se perd dans les larmes, le bonheur qui étincelle n’est qu’un leurre. C’est dans les terres ingrates du delta de l’Èbre que Toya avance avec une conviction chevillée au corps. C’est aussi là qu’elle retrouvera les victimes des troupes franquistes de la bataille de l’Èbre.
Avec ces républicains – dont faisait partie le grand-père de la romancière – qui se font écraser, on se retrouve soudain en pleine actualité, quand la force brutale et sans discernement des dictateurs tente d’écraser les peuples qui aspirent à la liberté. Quand une moitié du monde entend dicter sa loi à l’autre moitié du monde.

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En 2018, 80 ans après, La Dépêche retraçait la bataille de l’Èbre, soulignant notamment que le Poble Vell de Cordoba d’Èbre, entièrement détruit après la bataille de l’Èbre, entre juillet et novembre 1938 n’a jamais été reconstruit et constitue aujourd’hui un lieu de mémoire. © Photo DR

L’autre moitié du monde
Laurine Roux
Éditions du Sonneur
Roman
256 p., 18 €
EAN 9782373852530
Paru le 13/01/2022

Où?
Le roman est situé en Espagne, principalement dans le delta de l’Èbre.

Quand?
L’action se déroule années 1930 à la dictature franquiste.

Ce qu’en dit l’éditeur
Espagne, années 1930. Des paysans s’éreintent dans les rizières du delta de l’Èbre pour le compte de l’impitoyable Marquise. Parmi eux grandit Toya, gamine ensauvagée qui connaît les parages comme sa poche. Mais le pays gronde, partout la lutte pour l’émancipation sociale fait rage. Jusqu’à gagner ce bout de terre que la Guerre civile s’apprête à faire basculer.
De son écriture habitée par la sensualité de la nature, Laurine Roux nous conte, dans L’Autre Moitié du monde, l’épopée d’une adolescente, d’un pays, d’une époque où l’espoir fou croise les désenchantements les plus féroces. Une histoire d’amour, de haine et de mort.

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Rencontre littéraire avec Laurine Roux pour son roman L’autre moitié du monde © VLEEL

Les premières pages du livre
« Derrière chaque bouquet au bord de la route se tient un fantôme. Sa silhouette flotte en lisière, vie brumeuse dont on ne saura rien, à peine les derniers instants. Le reste, on peut uniquement l’imaginer : une maison non loin, quelqu’un resté seul, une toile cirée avec des motifs, longtemps on a mis une assiette en trop. Chaque fois les mains ont frémi. Cela fait cet effet de toucher l’absence.
Derrière chaque bouquet au bord de la route, la même scène : un tronc, peut-être un léger assoupissement, des éclats de verre − lumières rouges et blanches − et le volant auquel s’accroche le conducteur, yeux écarquillés une fraction de seconde avant le choc. Parfois, l’autoradio continue de tourner quand le cœur a cessé.
Derrière chaque bouquet au bord de la route, il y a une main. Qui accroche les tiges. Les doigts ont trempé dans les larmes. Depuis, elles ont séché. Mais les doigts restent lourds de chagrin. De ce chagrin qui meut les corps, les conduit chaque semaine au bord de la route ; la ficelle, le nœud, parfois sous la pluie, décrocher, remplacer. Comme ils sont vivants, ces doigts. Ce sont eux qui ont tenu quand tout vacillait ; éplucher les légumes, remettre une mèche échappée du chignon, caresser la tête du chat quand il réclame ses croquettes. Tout tient dans cette main. Le quotidien dans une poignée. Et un jour, quand le fantôme s’est présenté, la main n’a pas hésité. Elle s’est ouverte et a dit, Viens.
Les fantômes, ils mangent des fleurs. Des fraîches. Sans quoi, ils meurent. Sans amour, les fantômes n’existeraient pas. Voilà ce que nous apprennent les bouquets au bord de la route.
Ce qu’ils ne nous apprennent pas, c’est qu’ici, à l’entrée des rizières, là où quelqu’un accroche chaque semaine une gerbe d’œillets à la glissière de sécurité, il n’y a pas eu d’accident. Aucun éclat de verre, pas plus que d’autoradio qui continue de grésiller. Seulement l’épaisseur chaude du bitume sur la plaine. Les gens du coin préfèrent penser que Toya Vásquez Montalbán est folle, qui dépose ces bouquets depuis que la route est route. Personne n’a envie de se souvenir des fantômes qu’elle garde vivants.
Pour l’instant, Luz Ortega ignore encore tout de la femme aux fleurs et du delta.
Du château, Toya n’a jamais gravi les marches. Elle arrive par l’oliveraie qui tapisse le bas de la colline, évite d’accrocher ses vêtements aux bras querelleurs des agaves, atteint les orangers. Là, elle reprend son souffle. Les abeilles couronnent son crin brun. La petite préfère ce fouillis d’odeurs aux symétries des rosiers de Madame. L’enfant n’a que très rarement aperçu la Marquise en ses jardins. Les fois où cette dernière s’est laissé voir, sa robe rouge claquait par terre, soulevant des nuages de poussière, comme si les ordres assénés à Pepe, le jardinier, propageaient leurs ondes sèches au coton.
Aujourd’hui, doña Serena n’est pas dehors. La matinée chauffe déjà les peaux. Toya profite de l’ombre d’un citronnier, avise la bâtisse, ses colonnades. Les volets sont entrebâillés, les fenêtres si nombreuses qu’on dirait des yeux d’araignée. Derrière, la famille Ibáñez vaque à ses occupations, Madame penchée sur un registre, à vérifier les comptes des rizières, Monsieur à inspecter son uniforme. Assommés par le soleil, les alanos de Carlos, le fils de la famille, somnolent dans le chenil, n’aboient même pas à l’approche de l’enfant. Elle ferme les yeux, chasse l’image du petit marquis et de ses chiens.
Toya pousse la porte. Sa mère s’affaire au-dessus de la table, pèle l’ail, le dégerme, jette les gousses au fond du mortier. Elles rejoignent les pignons et l’épaisse couche de pain grillé que Pilar broie d’un énergique coup de main. Rien qu’en humant l’air, la gamine sait quelle picada se prépare en vue de quel ragoût. Ce midi, les Ibáñez déjeuneront d’un lièvre à la cannelle. Quelques heures auparavant, la petite a levé la bête au collet, elle vient livrer son butin. La Marquise apprécie le gibier fraîchement capturé. Quand Toya rapporte des vivres, ça permet de grappiller trois sous en plus.
Sur le billot, à l’endroit où Pilar découpe les viandes, les mouvements du couteau ont creusé le bois en cuvette. Le lièvre y gît, trapu. La cuisinière l’attrape par les oreilles, le soupèse. Au moins quatre livres. Elle caresse les cheveux de sa fille. L’odeur de l’ail incrustée sous ses ongles se mêle aux effluves nerveux de la bête. L’enfant ferme les yeux, respire. Elle voudrait rester toute la matinée mais il faut se hâter. On ne sait jamais : un jour les Ibáñez tolèrent, l’autre ils rossent.
Quand Pilar a incisé la peau du ventre, retiré les viscères, elle sectionne les pattes pour dépouiller l’animal. Toya récupère le pelage et les abats, se glisse par la porte arrière. Avant de rejoindre leur baraque, elle fait un crochet par le chenil, balance les entrailles aux chiens. Les alanos se jettent dessus, bâfrent la ventraille. La gamine observe la voracité des dogues. Leurs muscles roulent sous la peau. Elle déteste la forme pointue de leurs oreilles. Pilar raconte que Carlos les taille aux ciseaux, les chiots à peine âgés de quelques semaines. Le jeune marquis lâche ensuite les restes de pavillons sur la table. Lui ordonne de les accommoder avec une sauce au piment. Des gouttelettes de sang constellent sa chemise à jabot.
Chaque fois que Toya vient au Château, Pilar lui confie une bricole à donner aux molosses. Si l’un d’eux venait à s’échapper, peut-être épargnerait-il sa fille ?
Quand la petite disparaît derrière la porte, la mère se signe. Le Château n’est pas un endroit pour les enfants. Elle lève le hachoir et tranche la tête du lièvre.

Sur le chemin du retour, Toya repère deux tortues sur une berge. L’une cherche à grimper sur l’autre, blottie dans sa carapace. Celle de dessus tend le cou, ouvre la gueule. Une langue y pointe, isocèle rose. De son ventre, l’animal frappe le dos de l’autre. L’enfant s’approche, observe, rapidement interrompue par un taon qui vrombit autour de sa tête. Elle secoue ses bras, reprend la route de la chaumière.
Juan, son père, n’est pas encore revenu des rizières. En l’attendant, elle dégraisse la peau du lièvre, la met à tremper. Puis elle grignote quelques olives, un morceau de pain, et se déshabille. Le soleil chauffe le sol sablonneux. On y voit presque trouble tant il fait chaud. Toya s’oublie dans le delta quadrillé par les chemins de terre et les canaux, s’oublie au bord des bassins bordés de joncs et de roseaux, se fond dans les aplats beiges, jaunes et bleus. Un peu étourdie, elle avance pieds nus, repousse les touffes d’herbes hautes ; le rideau végétal se referme sur elle. L’enfant pénètre dans l’eau, bouillon saumâtre. Elle bascule la tête en arrière, laisse son corps affleurer. Offre son visage, ses seins naissants et la surface de ses cuisses au soleil. Le reste barbote dans l’eau. Elle sait que des bêtes vivent là-dessous, cette idée lui plaît.
Longtemps Toya demeure ainsi. Un héron se pose non loin, capture un vairon. Les plumes noires en demi-lune au-dessus de ses yeux lui donnent un air sévère. La petite songe au padre Miquel. Avec ses sourcils broussailleux, lui non plus n’a jamais l’air content. Cela fait un moment que le curé n’est pas venu à la baraque, peut-être a-t-il baissé les bras. Seule Pilar se plie au rituel, davantage par superstition que foi véritable. Juan se moque de sa femme quand elle repasse sa robe pour la messe, il lui fait des discours auxquels la gosse ne comprend pas grand-chose.
D’autres paysans se joignent parfois à lui, le soir, sur la terrasse. Ils s’échauffent sous les glycines. Les mots parviennent jusqu’à la paillasse de Toya dans un brouillard de tabac et de vermouth. De temps en temps, Francisco rapporte de l’horchata de chufa. Le père accepte que l’enfant se relève pour en boire un verre. Elle a beau reconnaître chacun des hommes, la nuit, leurs barbes sont plus sombres, leurs transpirations plus fortes. Francisco la fait sursauter, Alors, à quoi t’as passé ta journée ? Toya compte sur ses doigts : une, deux, trois grenouilles, elle les a capturées dans l’étang, et six orties de mer, C’est ça que tu manges. Le ton, pas discipliné, les gars aiment ça chez elle. Parce qu’elle n’est pas leur fille. Juan la reprend. Mais Francisco frotte la tête hirsute, Pequeña salvaje, petite sauvage, voilà comment il tempère les remontrances. À vrai dire, Juan n’est pas fâché, Toya le sent bien, qui laisse la tiédeur de la soirée l’envahir. Ce serait bon de rester avec eux, la chaleur et le plaisir l’emprisonneraient jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger. La nuit a ce pouvoir. Mais il est tard. Le père ordonne, il faut aller au lit, des affaires à régler. Elle vole un beignet avant de filer.
Depuis peu, un jeunot a rejoint le groupe. Ce soir, il est là. Toya remarque que les autres sont économes en parole, que l’air se bande. Le nom d’Horacio arrive jusqu’à son lit. Celui de Barcelone aussi. Des études, un concours, toutes choses qu’elle ne connaît pas. Chez eux, personne n’est jamais allé à l’école. Toute la soirée, la gamine se concentre, s’étonne des inflexions légèrement aiguës du nouveau. Ses propos sont troués d’hésitations, de silences. Rien à voir avec ceux des paysans du coin. Eux, on dirait qu’ils tranchent leurs phrases comme du pain, avec l’assurance tranquille de la chose à faire. Horacio, la petite le sent, prend d’autres chemins. Elle ne saurait lesquels, reconnaît une façon de faire, celle de tourner autour d’une idée, de l’éviter pour mieux y revenir, et, la chose empoignée, de répéter le mot deux ou trois fois, histoire d’en finir : ce rythme, ces trajectoires, Toya les emprunte quand elle course une bête. Sa curiosité est piquée, elle se lève sur la pointe des pieds, traverse l’odeur de glycine jusqu’à l’embrasure de la porte, glisse un œil, le cœur battant. Tout se relâche dans la déception. L’inconnu n’a rien d’un braconnier ; ni bras robustes ni corps vaillant. Seule la bouche contraste avec le reste, singularité charnue dans un ensemble qui s’efface : le bleu des yeux se délaie dans la pâleur de la peau, les cheveux s’enfuient pour laisser le front haut. Tout s’amoindrit jusqu’aux doigts qui n’en finissent plus. À quoi s’attendait Toya ? Elle ne sait, mais fronce le nez. Toute cette blancheur, cette finesse… Soudain, elle tressaille. Les mains d’Horacio ressemblent à celles de Carlos : ce sont des mains de femme. La petite déguerpit, se blottit sous les draps. C’est décidé, elle déteste le jeune homme. Francisco finit de la convaincre en demandant à Horacio si la chambre au-dessus de l’école fait l’affaire. C’est donc le nouvel instituteur ! C’en est trop. Elle voudrait rentrer dans le matelas, devenir tortue : l’école, on n’y attrape que des crampes. Qui sait si ses parents ne voudront pas l’y envoyer ?
Dorénavant, dès qu’elle entend le maître, Toya s’enfuit. On a beau l’appeler pour boire un verre d’horchata, elle a toujours mieux à s’occuper. Indocile, mal élevée, dit le père. La vérité, c’est que la gamine n’en mène pas large. Elle veut à tout prix rester hors de portée, et fait de son lit un refuge. Comme ce n’est pas assez, elle se bouche les oreilles. La voix des hommes lui parvient dans un bourdonnement.
Un soir, l’une d’elles vrombit plus fort que les autres. L’enfant presse ses paumes contre sa tête mais le son s’insinue, tapit ses conduits, lui colonise le ventre. Elle l’a reconnue, c’est l’inflexion d’Horacio. La voix est là, sous les draps, un peu plus grave que de coutume. Toya fait des gestes désordonnés, de ceux qui éloignent les taons. En vain : plus de trêves ni de suspens, les phrases avancent, le flux s’élargit, pénètre tout – talons, crâne. Jamais elle n’a rien entendu de pareil ; les mots n’ont plus leur sens habituel, le chien n’est pas le chien et il n’aboie pas, la lune coule en filet d’huile d’olive, tout sonne si étrangement. Les oreilles de Toya chauffent, elle les frotte, mais le flot est implacable, coulée de lave, épaisse de colère, collante et brillante, on dirait du feu ; ses poumons brûlent, même aux heures les plus chaudes elle n’a vécu pareil embrasement. Elle pense à l’Èbre qui chemine coûte que coûte, à cette langue de boue, grasse et fertile, née pour atteindre l’embouchure, capable d’engrosser la mer de ses alluvions. Et soudain, la voilà debout, seulement vêtue de sa chemise de nuit, mue par une force qui la pousse vers la terrasse, la propulse devant l’instituteur. Elle ouvre grand ses yeux ; le corps du jeune homme se déploie en delta, terre et mer, gigantesque, tandis que ses mains courent sur les pages, ruisseaux vifs, et de cette première rencontre avec la poésie – plus tard, Toya apprendra qu’Horacio lisait un poème d’Antonio Machado –, elle ne retiendra que l’odeur de foudre après l’orage : l’enfant vient d’être fendue en deux par la force des mots.
Maintenant, le silence. Les hommes hochent la tête. Horacio se tient face à Toya, à nouveau frêle, un peu tremblant, lèvres charnues dans leur ensemble tendre. Il pose le livre sur la table. La gamine aimerait en lire le titre mais elle ne sait pas, se mord l’intérieur des joues. Horacio baisse son regard vers elle, Bonsoir. Il sourit. Toya voudrait planter ses pupilles en canif dans les siens, lui faire payer ce qui vient de se produire. Mais elle cligne bêtement des yeux. Francisco se moque. Elle ne l’entend pas. Son corps déborde de partout.

Les visites d’Horacio continuent. Toya refuse de se montrer, mais elle ne se bouche plus les oreilles, se surprend même à guetter. Un mot revient. Qu’elle emplit avec ce qu’elle peut. Le syndicat. Ce doit être quelque chose de désirable puisque Horacio laisse traîner la dernière syllabe. Une masse flottante, floue, mais colossale. Peut-être une construction, en tout cas quelque chose de solide, dans un bois bien poncé − arche ou navire, capable d’abriter tous les habitants des baraques. Mais rapidement la petite ronfle, ronronne plutôt, rêvant d’horizon et d’échafaudages.
Ce matin, la sonnette du vélo de Pedro l’arrache à ses songes. Le jour beurre à peine l’horizon. Toya s’extirpe de sa couche, avance pieds nus sur le seuil. La cafetière siffle sur le feu, Pilar s’affaire au-dessus d’une poêle. Pedro s’installe sous la pergola, tape du plat de la main la chaise à côté de lui ; la gamine s’assoit. Ils s’aiment bien ces deux-là, c’est leur rituel. La fumée s’échappe de la tasse, déroule son odeur de petit jour. L’enfant garde les yeux fermés, hume l’air. Pedro sent fort. La haute mer. Il revient du chalutier. Les mailles de son chandail retiennent encore un peu d’écume et de vent. Toya se laisse dériver. Le marin la regarde, un sourire en coin, puis balance le sac sur la table. Elle bondit tandis que les seiches se répandent en tentacules. Il éclate de rire et Pilar accourt en faisant semblant d’être fâchée. On ne joue pas avec la nourriture ! En vérité, elle n’a d’yeux que pour les bêtes, tâte leur chair, Dios mío qu’elles sont belles ! La Marquise en donnera sûrement un bon prix, Pilar paiera Pedro quand ce sera entendu. En attendant, elle en met deux ou trois de côté, pour préparer un arroz negro – le riz à l’encre de seiche, sa spécialité –, Viens donc manger ce soir, maigrichon. Pedro hésite, son dos lui tire, il pianote sur la table. Allez, marché conclu. Pour sceller l’affaire, il tapote la cuisse de la gamine. Et ajoute – l’arroz negro de Pilar ça ne se rate pas plus qu’une occasion de s’en prendre au curé −, Ta mère, elle ferait bouffer le padre Miquel en plein Carême. Depuis l’intérieur, Juan renchérit, Le padre Miquel, il a besoin de personne pour s’empiffrer, et il sort en enfilant son veston. C’est l’heure. Les hommes se serrent la main, À ce soir, alors. Ils en profiteront pour rediscuter de cette histoire de syndicat. Faut y regarder à deux fois, pas se précipiter. Vrai, mais ça peut plus durer comme ça. Et les deux hommes de se donner l’accolade, Hasta pronto amigo.

Pilar ne tarde pas non plus. Toya l’accompagne, elle l’aidera à préparer les seiches. La mère et la fille progressent à travers la lagune. Le matin, tout oscille, du beige au jaune poussin ; la peau, le sable, les herbes sèches, le tronc des oliviers. Même les feuilles paraissent enrobées d’or. À la manière de la crème ou de la farine, cette lumière lie le paysage, l’homogénéise. Les voix se mettent au diapason, on murmure. La cuisinière tâte une olive sur une branche. Pas encore la saison de la récolte, plus celle des fleurs, C’est le temps du noyau. En juin, l’olive se déploie du dedans. Le cœur durcit, la pulpe s’épaissit. Pilar jette un œil à sa fille. Elle aussi a changé. La mère voudrait s’en réjouir, mais les colonnades du Château apparaissent, lui ôtent toute envie de musarder. Partout le marbre matifie les rayons, étale ses veines noires, et elle sent bien qu’une seule bâtisse suffit à frelater le delta. La pomme pourrie dans le panier.
Pilar et Toya croisent Pepe, déjà affairé à tailler les buis. On se salue sans un mot, depuis le temps ; un signe, une main qui ôte le chapeau, c’est assez. Pepe vit sur place, dans une masure attenante au Château. Il se lève dès potron-minet, s’occupe des plantes avant même de boire son café au lait. Quand il fait trop chaud, elles veulent la paix. Il prend soin de chacune : les roses de la roseraie, les herbes du carré de simples, les crocus qui donneront le précieux safran, la tribu rouge orangé des agrumes, et tous les légumes à côté du puits. Ils sont sa seule compagnie ; Pepe n’a pas de famille. Un soso – un de ces vieux garçons, un « fade » –, désapprouve la Marquise qui compare volontiers les hommes aux taureaux. Chez les premiers comme chez les seconds, tout se situe dans les couilles : la bravoure, la noblesse, la force, ce qui rend digne en somme. Alors, imaginez une mauviette qui nomme ses roses. Pour être honnête, ça la dégoûte. La plupart du temps, la Marquise se gausse, Pépénis-fantôme, Pépeine-à-jouir, Pépimpuissant, Pépédéraste, elle dégoise de la chantilly plein les dents quand elle convie ses amies pour le goûter du mardi. En vérité, la Marquise craint le petit bonhomme, sa délicatesse, ses manières dont ni son mari ni son fils ne sont capables ; une salive désagréable envahit sa bouche tandis que ses incisives de cheval s’échouent dans la pâte à chou. Pour éviter de flancher, elle rit, postillonne un peu sur Carlota, sa confidente, qui n’ose reculer. La Marquise a raison de détester le larbin. Lui aussi pense parfois du mal d’elle. Dieu merci cela n’arrive pas souvent, il prie, le vieux jardinier, chasse l’impureté – à l’église, on désherbe son âme comme on tient son potager –, mais à la faveur d’un relâchement, d’un accès de fatigue, quelque chose de violent pousse au fond de son ventre, un chiendent trop vivace pour qu’il l’arrache à temps. Il a beau se signer, implorer tous les saints, ça se tord et ça crie, Qu’ils crèvent tous, ces cochons.

La lourde porte piquetée de clous se rabat. Chaque fois, le cœur de Pilar réprime un émoi. Elle imagine aisément la trappe des cachots se refermer avec ce même timbre mat. À l’intérieur, c’est son antre. Peu de lumière, on est à l’arrière du Château, la vie des domestiques n’appelle aucune splendeur, juste une vitre horizontale enchâssée dans le mur en chaux. On y aperçoit les feuilles des eucalyptus ; bleutées, elles lorgnent le sol comme autant de petites faux. Le père de la Marquise a fait venir les arbres du Maghreb il y a fort longtemps ; leur parfum éloignerait les moustiques. Pilar trouve avant tout qu’ils obstruent le jour, elle aimerait y voir plus clair : on cuisine avec le nez, mais aussi avec les couleurs.
Elle déballe les seiches sur la table. Cinq bêtes de belle taille, zébrées de marron. Les lave à grande eau. Pour le riz, il faut prélever la poche d’encre sans la crever. Toya glisse ses doigts à l’intérieur de l’animal, c’est gluant et dur à la fois ; l’os n’est jamais loin, prêt à sectionner les phalanges. Elle extrait précautionneusement cette ogive. Puis elle coupe les parties comestibles – ailes, tentacules, muscles –, les dépiaute. Tout, à l’intérieur, se révèle vierge, laissant penser que la bête a concentré ses vicissitudes dans cette liqueur noire. Toya se demande : en va-t-il ainsi des êtres humains ? Existe-t-il chez les meilleurs, sa mère par exemple, une poche qui retiendrait toutes les pulsions ? La petite scrute le visage de Pilar, sa douceur inviolable. Occupée à faire dorer les oignons, celle-ci ne lui prête aucune attention, saisit la vésicule et la presse. Le mucus gicle et obscurcit le fond de la poêle. Toya le sent, quelque chose au fond de sa mère, loin dans ses chairs, sécrète des humeurs. C’est pourtant d’une voix enjouée que Pilar lui réclame deux piments et trois tomates. Toya pousse la porte, file au potager.
Pepe n’est pas là. L’enfant tâte les fruits, s’attarde un instant sur les teintes orangées, les veines rouges qui irriguent le cœur. Soudain, un bruit. Staccato de pattes, friction de poils, souffle puissant, humide. Toya comprend tout de suite : un alano a dû s’enfuir du chenil. Elle se contracte, serre les poings : à force, peut-être disparaîtra-t-elle, liquéfiée dans une poche noire de peur ? Il lui suffira de libérer le nuage d’encre, comme les seiches. Mais Toya n’a rien d’un mollusque. Dans quelques secondes, elle sera face au chien, à cette espèce venue jadis de contrées barbares, dressée par les Scythes pour grossir les armées, déterrer les survivants sous les monceaux de cadavres, et les achever à coups de crocs. Alors, dans la clarté immobile qu’offrent les grands périls, l’enfant ne trouve rien d’autre à répliquer que de cueillir une tomate et de croquer dedans.
L’alano fonce sur elle, le menton de la gamine dégouline, celui du molosse aussi. Bientôt sa gueule s’ouvre. Toya pourrait pleurer, hurler, ce que l’on fait quand s’annonce la mort. Mais elle ne pense qu’à une chose : à la tomate, rien qu’à la tomate, elle ne saurait trancher entre l’acide et le doux. Parfois, ce n’est pas grand-chose, le courage ; un peu de sucre sur la langue. L’air se tend, les pattes du chien aussi : tout est joué. Mais un coup de fouet fige la scène. Un nerf de bœuf a fendu le sort. L’alano écume, retenu par on ne sait quel envoûtement, de la poussière voltige, et dans ce poudroiement une silhouette se détache. Longue, nonchalante, cadence ignoble ; sourire mi-figue, mi-raisin. C’est à ce moment que la petite se met à trembler. Tout son corps grelotte. N’importe qui aurait pitié. Pas Carlos. Toya perçoit l’odeur du vétiver dont il s’asperge après ses bains aux écorces de citron. Qu’on ne se méprenne pas, Carlos n’a rien d’une chica ; les pédales, les fiottes, c’est bien simple, il leur tranche les couilles. Voilà comment il parle. Il aime les femmes, il les aime immodérément − leur chevelure, le poil aux aisselles, la lisière foncée des mamelons, tout ce qu’elles cachent sous leurs jupes ; il plonge dedans, sauvagement. Un bruto, murmurent d’aucuns. Et Carlos lorgne l’entrejambe de la fillette, à tel point qu’elle se fait pipi dessus. Il hume l’air, renifle le parfum de la honte mêlée d’effroi. À aucun prix la gamine ne veut pleurer. Alors elle plante ses yeux dans ceux de l’homme. Les garde harponnés quand il s’approche, harponnés quand il relève sa tunique. Pauvre petite souillon… Voilà où cela mène, de voler des tomates. Faut-il qu’il lui apprenne ? Il obtient d’excellents résultats avec ses chiens. Toya le mordrait de rage, Carlos mériterait qu’elle lui balance des insultes comme des pierres, Coño, cabronazo. Mais elle tremble de partout, se laisse engloutir par l’humiliation. Elle finit par trouver un peu d’air au fond de son ventre et articule, Je voudrais trois tomates et deux piments – un temps –, s’il vous plaît. Le visage de Carlos s’illumine. Tout sonne faux, jusqu’à son Voilà, une, deux, trois tomates et deux piments. La petite prend les fruits, la fuite. Elle court à se tordre les chevilles, dérape sur les feuilles d’eucalyptus, jette son corps contre la porte, aussi fort que les oiseaux contre les vitres. Ça fait mal, un mal de chien, mais elle est à l’intérieur.
Pilar remue le riz pour qu’il n’accroche pas, jauge les tomates, les piments, Ça ira. Elle les aurait préférés plus mûrs, mais, Vale. Toya ne pipe mot. La mère recoiffe un peu sa fille, Sauvage, petite folle. L’enfant ne demande pas son reste, file à la baraque. Là, d’un geste rageur, elle ôte sa culotte, saisit une seiche dans le seau, et la frappe contre le mur jusqu’à ce qu’il ne reste rien de l’animal.

Pedro fait tinter la sonnette de son vélo. Habituellement Toya accourt, l’escorte jusqu’à la tonnelle. Mais ce soir elle ne s’est pas précipitée, ne montre même pas le bout de son nez. La gamine fait du boudin, marmonne Juan. Juste avant, Pilar a vérifié le front de l’enfant. Heureusement, pas de fièvre. Dans le coin, il est rare d’échapper à la malaria. Lorsque les accès sont trop forts, on ne songe pas au dispensaire, à plus de quarante kilomètres de là ; seuls les Ibáñez possèdent une automobile. Alors, on laisse passer les crises. Les paysans sont coriaces, ils serrent les dents. De temps en temps, la Marquise enregistre un décès. Quand il s’agit d’un homme, elle propose à un fils de prendre la relève. S’il n’y a pas de garçon, Madame prie la famille de quitter les lieux. Elle possède la quasi-totalité du delta, l’exploite en fermage. La Marquise a tous les droits.
C’est bien ça le problème. Pedro pince ses lèvres. De quoi parle-t-il, au juste ? Toya grappille des bribes, faire quelque chose, comme des chiens, les salauds, se réunir, les hommes discutent à voix basse, elle n’entend pas bien mais le mot est revenu, elle en est sûre, le syndicat, avec le vent qui souffle dedans, le sel dans les amarres et le bleu des rives nouvelles. Toya aimerait l’entendre encore, surtout ce soir. Mais Pilar sert le plat. Seul le bruit des fourchettes. Après une ou deux bouchées, Pedro soupire, De puta madre, ce petit goût de caramel… Il ne finit pas sa phrase, masse son ventre pour dire son ravissement. La fierté empourpre le visage de la cuisinière. Elle baisse les yeux, s’empresse de tempérer, C’est la tomate, il faut qu’elle accroche un peu en fin de cuisson. Pedro cligne de l’œil en direction de Juan, T’en as de la chance, mon cochon. Autour, les grenouilles coassent. Peut-être acquiescent-elles ? Ou bien est-ce seulement la saison qui veut ça − des cris d’amour comme autant de coïts. Depuis son lit, Toya écoute, meurt d’envie de rejoindre la tablée, elle le pourrait, on l’accueillerait de bon cœur. Mais son corps est encore dur de colère. Elle pourrait enfoncer ses doigts dans de la chair, arracher des suppliques. À la place, des feux intérieurs s’allument. Cette nuit-là, ils l’empêcheront de dormir.
En partant, Pedro a oublié – ou laissé – un bulletin sur la table. Toya tombe dessus au petit matin. Elle observe la gravure. Un homme brandit un fusil au milieu des rizières. Dans le prolongement du torse, le bras darde vers le ciel. Si quelqu’un se tenait tout près de la gamine, il entendrait son cœur cogner. Plus tard, elle retourne à ses furetages, gratte le sable, débusque un coquillage. La surface de porcelaine appelle ses rêves et ses suspensions d’enfant. Mais elle garde un arrière-goût déplaisant, une amertume. Ce matin, elle aurait aimé comprendre les signes autour du bras de cet homme. Toya sait qu’ils forment des mots, qui forment des phrases. Pour la première fois, elle se reproche de ne pas savoir lire.

Les semaines suivantes, Toya musarde, se dérobe aux obligations. Elle baguenaude. Un observateur appliqué pourrait se faire cette remarque : la gamine arrondit ses pas, gauchit sa trajectoire, la resserre, et si elle ignore ce que ses pieds dessinent, tous ses mouvements tracent d’impeccables figures géométriques, une série de larges cercles concentriques qui, petit à petit, se rapprochent du muret de l’école. Pour l’heure, Toya le nierait. Elle croit sincèrement que seul le hasard l’a poussée à suivre cette piste. Voilà ce qui l’a menée aux salines.
Un sirocco léger ride la surface de l’eau. Des échassiers tricotent un pas ou deux. Toya n’y prend garde, son attention entièrement retenue par une mante religieuse − un amas blanc et crémeux sort de ses organes génitaux, forme une mousse structurée d’alvéoles. On dirait une pâtisserie. L’enfant scrute la régularité du cocon, les palpitations du ventre. Soudain sursaute. On a ricané dans son dos. C’est Maria. Toya ne l’a pas entendue arriver. La vieille se tient à quelques centimètres, toute de nippes vêtue. Le bas de sa robe dégoutte, on la croirait émergée du fond des eaux. De fait, l’aïeule pue la vase. À ses pieds, un tamis, un seau grouillant de civelles. L’ancêtre lui fait signe. Qu’elle approche, allez, oui, voilà. Du bout de son index, la vieille trace des motifs sur le front de l’enfant, embrasse la pulpe de ses petits doigts, les appose entre ses sourcils. La fillette réprime un mouvement de recul. Avec une dextérité surprenante, l’autre lui attrape le poignet. Peau étique, arthrose, mais force de rapace. Qu’elle se dépêche, oui, comme ça. Et elle tire la jupe de la gamine, verse les civelles dans le creux du coton, puis fait claquer sa langue. Toya n’ose pas se rebiffer, on raconte tellement de choses sur l’aïeule. Elle ne demande pas son reste et détale en direction du Château. Dans le virage, elle se retourne : un souffle de vent a fait disparaître Maria. La chaleur a beau cogner son crâne, Toya frissonne. Elle reprend sa course, ignore les herbes qui cinglent ses mollets, les alevins qui s’entortillent ; grimpe la colline, traverse la roseraie en saluant à peine Pepe, et s’adosse hors d’haleine au mur de la cuisine. De curieux coups parviennent à ses oreilles. Le hachoir ? Le pilon ? Toya attend que le bruit ait cessé, actionne le heurtoir. Sa mère finit par ouvrir. Était-ce une ombre dans le couloir ? La Paloma qui balaie ? Toya n’aime pas croiser la mégère. Quand la femme de ménage ne passe pas son temps à l’église, elle le dépense à cancaner. La gamine montre le contenu de son cotillon à Pilar, Des bébés anguilles. C’est sorti comme ça. Elle transvase à la hâte le menu fretin dans une gamelle, sans prêter attention à sa mère qui se retient de vomir.
Toya ne rentre pas directement à la baraque, s’arrête au bord d’un bassin et glisse dans l’eau saumâtre. Elle laisse les carpes s’enrouler autour de ses chevilles, attend. L’enfant se demande si un jour, les histoires des grands seront moins opaques.

La maison est vide. Toya ôte sa jupe qui empeste le poisson. Elle reste jambes nues, peau rôtie par le soleil. Puis elle prépare du pan con tomate, des tranches de pain frottées d’ail et de tomate qu’elle arrose d’huile d’olive, et mâche sans fermer la bouche, c’est meilleur. Un peu plus tard, elle aperçoit la silhouette de son père au bout du chemin, allumette carbonisée dans les orangés du soir. Juan porte son baluchon sur l’épaule, son corps ploie à force de se pencher pour curer les digues, labourer les parcelles, les herser et y repiquer les touffes de riz. Toya le regarde avancer. Elle aime son ossature forgée par la besogne, sa casquette un peu de biais qui dit, Je fais ce que je veux, sa peau tannée, son œil gauche plus fermé que l’autre, ce léger dépôt de sel sur sa barbe. »

À propos de l’auteur
ROUX_laurine_©gerald_lucasLaurine Roux © Photo DR Gérald Lucas

Née en 1978, Laurine Roux vit dans les Hautes-Alpes où elle est professeur de lettres modernes. Elle écrit des nouvelles, de la poésie et des romans. Le Prix international de la nouvelle George Sand lui a été remis en 2012. Elle collabore aussi à des revues, notamment L’Encrier renversé et la Revue Métèque et tient un blog du nom de Pattes de mouche et autres saletés. Lectrice de Jean Giono et de Blaise Cendrars (dont elle fit l’objet de ses études universitaires), voyageuse, elle connaît bien les terres du Grand Est glacial. Une immense sensation de calme (2018), son premier roman, a obtenu le Prix SGDL Révélation 2018. En 2020, elle publie un roman post-apocalyptique Le sanctuaire et revient dans l’Espagne de son grand-père avec son troisième roman, L’autre moitié du monde, paru en 2022. (Source: Éditions du Sonneur / lecteurs.com)

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Jour bleu

RINGARD_jour_bleu Logo_premier_roman  68_premieres_fois_logo_2019

En deux mots
Une jeune femme attend son amoureux à la Gare de Lyon. Elle l’attend depuis des mois, espère qu’il n’a pas oublié leur rendez-vous. Installée au Train bleu, elle regarde passer les gens, se plonge dans ses souvenirs d’enfance, s’imagine un avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Je t’attendrai à la gare

Dans un premier roman qui fait la part belle à l’introspection, Aurélia Ringard imagine les heures qui séparent une jeune femme de l’arrivée de son amoureux à la Gare de Lyon. Une attente riche de souvenirs et d’espoirs.

«C’est le grand jour. Le jour sans filet. L’ultime partie. J’ai le sentiment de la jouer serré, mais pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs. Je me dis même que je pourrais rester ici toute ma vie. Je ne suis qu’une ombre en transit, pourtant. J’aime les gares, j’aime les trains et je viens te voir. Je glisse à fleur du temps, des choses, des autres et de moi-même, et je laisse l’imagination faire sa part. Je fais semblant de narguer les heures, mais je me sens parfois désarçonnée. Une douleur tenue. J’ai la trouille, quoi. J’étouffe si je fais semblant. Cela fait trois mois que nous nous sommes rencontrés. Cela fait trois mois que nous ne nous sommes pas vus. Trois mois, c’est mille ans, trois mois, c’est jamais.» Pour la narratrice, qui attend l’homme qu’elle aime à la Gare de Lyon, le temps a soudain pris une densité très particulière.
Elle a d’abord observé les voyageurs, essayé d’imaginer leur quotidien, un travail qui les stresse, l’impatience qui les gagne, un groupe d’étudiants partant en vacances. Face à cette ruche qui bourdonne, à ce concentré de vies qui ne font que passer, elle choisit de se poser, de prendre son temps. Elle commande un café au Train bleu et sort son carnet de notes, se remémore sa rencontre avec celui qu’elle attend, le photographe qui «traque les dernières terres vierges». Comme lui, elle aime la liberté absolue, celle qu’il parvient si bien à rendre dans ses clichés: «ses photos tout en nuances de couleurs parlent de l’ennui et de l’ailleurs, de vivre maintenant et de fuir l’ordinaire, de tout ce qui n’a pas de sens et qui peut mener au chaos.»
Les trains et les voyageurs lui rappellent son enfance, après le divorce de ses parents, quand il fallait se rendre à la gare pour rejoindre son père pour le week-end, quand les adieux étaient déchirants, quand le voyage était mêlé d’appréhension. Oui, il lui aura fallu du temps pour apprivoiser ses peurs, aidée en cela par une boulimie de lectures. Car comme le lui écrira quelques années plus tard Christian Bobin «Lire, c’est toujours venir en aide à quelqu’un. Soi-même, les autres ou tous ces fantômes qui nous sont chers et sans lesquels notre vie paraîtrait moins réelle.»
Lire, mais aussi écrire, se rapprocher de sa vérité. «Je gratte mes souvenirs comme on écorche la roche lors de fouilles archéologiques. Tout me revient dans une accélération impossible à maîtriser. À quel âge cesse-t-on de s’interroger sur le sens de sa venue au monde? Je voudrais en sortir quelque chose qui ressemble à quelque chose. Comme on distille un parfum, en recueillir le meilleur.»
Une mission qu’Aurélia Ringard accomplit avec beaucoup de sensibilité pour nous offrir un premier roman où la quête existentielle se teinte de nostalgie, ou l’espoir fou se heurte à la peur d’un rendez-vous manqué. Et si la vie est un rêve, alors pourquoi s’empêcherait-on de rêver?

Jour bleu
Aurélia Ringard
Éditions Frison-Roche Belles-lettres
Premier roman
164 p., 17 €
EAN 9782492536106
Paru le 1/06/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Lyon, Lille, Lamballe, Rennes et la Bretagne, un reportage photo en Haute-Tarentaise, des vacances au Pays de Galles, en Sardaigne, à Tolède, en Guadeloupe, à Sallanches et à Saint-Pierre-Quiberon ainsi qu’à Irun et Hourtin.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une femme a rendez-vous avec un homme en gare de Lyon. Du moins, c’est ce qu’elle croit. Cela fait trois mois qu’ils se sont rencontrés. Trois mois au cours desquels ils ne se sont pas vus. Elle a décidé de venir très en avance, de prendre ce temps de l’attente, assise au café. Le hall de la gare revêt l’allure d’une salle de spectacle, d’une pièce de théâtre où chaque personnage qu’elle croise la renvoie à ses propres souvenirs, aux moments clefs de la trajectoire qui l’a menée jusqu’ici et qui a façonné le décor de sa vie. Dans ce premier roman, Aurélia Ringard décrit avec minutie une poignée d’heures de la vie d’une femme, dans un huis clos magistral, époustouflant de maîtrise et de mélancolie.

Les critiques
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Le blog du petit carré jaune
Blog bellepagesite

Les premières pages du livre
« 1
Tu m’as donné rendez -vous dans une gare. Tu ne pouvais pas savoir. C’est pourtant simple, c’est toute ma vie. Dans ma vie, il y a des gares et des trains. Des trains tout le temps. Des trains à attraper, des trains à l’heure, des trains bondés, des trains de nuit, des trains bloqués, des trains en retard.. Depuis toujours, c’est comme ça, je cours sur les quais, le souffle coupé. Parfois on a le temps de s’embrasser avant la sonnerie, parfois pas. Les adieux s’étouffent dans les cols des manteaux. On rassemble les morceaux de nous-même que l’on voudrait laisser à quelqu’un d’autre que soi. C’est l’heure de partir. Derrière la vitre, on articule des mots que l’on dit surtout avec les yeux. On ne se lâche pas. On se retrouvera. On garde nos sourires, nos émotions, la politesse et nos souvenirs. Tout ce que l’on crève d’envie de se dire. La vie ne suffira pas, je crois.

2
Mois de septembre. Début du jour. Les allées et venues dans le hall de la gare de Lyon s’amplifient. Ce n’est pas qu’une impression : autour d’elle, du monde, de plus en plus, des valises, des mallettes, des manteaux à la main, le bruit saccadé des talons frappant les sol, des départs et des destinations. Sur la grande horloge, l’aiguille du temps brille et progresse, imperturbable. Les numéros des quais s’affichent, les sonneries retentissent et une foule matinale et compacte se met en branle. Le mouvement semble continu et prend de la vitesse. Les ombres se bousculent. Peu importe où ils vont, ces hommes et ses femmes sont déjà ailleurs.
Cette fois, elle est venue ici pour partir. La voilà qui piétine au milieu de cette agitation mystérieuse et sans limites. Ses pas sont rapides, en avant en arrière, comme les mouvements d’une danse, les yeux grand ouverts, mi-conquérante mi-fugitive. Les courants d’air fond voler ses cheveux blonds, et elle ne cherche pas à les remettre en ordre, elle les laisse se placer; à quoi bon faire semblant, maintenant? Elle ressemble à un animal docile dont la sauvagerie reste en sommeil. Son souffle, une respiration haletante. A l’intérieur, son cœur se serre. Ca bat. A croire que pour la première fois depuis longtemps, son sang circule de nouveau. Ca bat dans ses tempes, ses poignets, sa poitrine, dans le fond de sa gorge, elle n’est plus que cela, des pulsations. C’est cela. Une histoire d’attente et de pulsations. D’attente et de tâtonnements maladroits. Elle a l’allure de celles qui se mettent en chemin, qui arrivent au front. D’un coup d’œil, elle quadrille le lieu. Elle guette les horaires d’arrivée sur les écrans sans parvenir pour autant à contrer l’excitation qui monte ; elle ne peut encore ni le voir ni le toucher. Elle n’a pas réfléchi à ce qui se passerait au moment précis où il descendrait du train. Le premier regard, le premier pas, le premier mot. Ce mot magique entre elle et lui, elle ne le connaît pas. Elle doit aimer cela. Ne pas savoir.

Elle s’est contentée de courir jusqu’ici, d’arriver en avance, très en avance même, dans un mouvement superbe d’abandon et d’entêtement fertiles, bras ouverts à la récolte. Elle n’entend pas le vent souffler au-dehors, ni la pluie fine glisser sur le toit. Elle ne se souvient pas de l’orage de cette nuit. Elle ouvre les boutons de sa veste pour faire respirer sa peau, alléger la boule au fond de son ventre, cette petite douleur lancinante que l’on ressent devant le vide, ce vide qui ne lui évoque rien de rassurant. Il lui suffirait d’une seconde pour faire volte-face mais elle refuse d’être totalement effrayée par le risque qui se tient droit devant elle et la toise à quelques heures à peine de leur supposé rendez-vous. Elle préférerait que cette sensation glisse au travers des plis de sa jupe, s’égare dans le tourbillon incessant du lieu, que ses frissons et ses doutes deviennent invisibles. Bientôt, ils ne seront plus qu’une rumeur. Ce n’est pas rien de déposer les armes.
Une musique s’élève parmi les ombres. Entre les cris des mômes, les supplications des derniers mendiants et les coups de sifflet des agents de service, ces premières notes retiennent son attention. Elle tend l’oreille. Dans le hall, un voyageur s’est mis à jouer du piano d’une façon généreuse, une mélodie fragile, étrange et un peu dramatique qui ressemble aux derniers instants vierges avant que tout ne s’emballe et ne devienne inévitable.
Elle fait un pas en arrière. Un sentiment inconnu l’étreint. D’autres yeux se posent sur les siens. Elle n’est pas dupe. Elle essaie de maintenir ses idées claires. C’est un coup à se perdre, sinon. Elle n’a pas toujours brillé par sa cohérence mais, il y a trois mois, elle a passé un pacte avec elle-même, sans jamais dévoiler à personne ses intentions précises. Elle est parfaitement consciente de ce qu’elle s’inflige. Le toit en ferraille avec ses arcades métalliques semble lui hurler dessus. Ça grouille. Les traits des passants se métamorphosent. Ils ressemblent à une armée d’insectes vivant les uns sur les autres. Ils ont beau se laver le matin, se frotter partout, puis se
mettre tous les parfums du monde, ça sent la gare, faudra qu’elle s’y fasse, un mélange de Chanel et de crasse.

Brusquement ça tangue, comme si quelqu’un l’avait prise par les poignets pour la faire tourner. Voilà, ça commence, plus rien n’existe. Que l’impossible surgisse : elle s’y accordera. Elle n’est pas vraiment taillée pour la monotonie. »

Extraits
« Lui est photographe. Il traque les dernières terres vierges. Il aime le vide, l’authenticité et les hauteurs Les espaces de liberté absolue. Ses photos tout en nuances de couleurs parlent de l’ennui et de l’ailleurs, de vivre maintenant et de fuir l’ordinaire, de tout ce qui n’a pas de sens et qui peut mener au chaos. Elle avançait dans la galerie parmi d’autres curieux, composants du décor dont les voix se superposaient à une musique en sourdine. Elle tenait un verre de Nero d’Avola à la main. » p. 21

« Dehors, un ciel bleu et blanc s’installe entre deux averses et les bruits incessants de la ville se font entendre. Au moindre rayon de soleil, la lumière s’engouffre à travers les vitres et illumine l’espace. On ne mange pas si mal dans ce café, je mâche à pleines dents les dernières bouchées de mon dessert. J’ai un caractère obstiné quand il s’agit de vouloir comprendre le monde. Je n’ai pas tous les outils, mais je cherche. Je cherche les liens logiques. Je voudrais cerner d’un peu plus près la vérité qui se cache au fond des cœurs. Je prends des notes, je ne me demande plus d’où viennent ces lignes qui s’écrivent; on pourrait penser que j’entends des voix. Je gratte mes souvenirs comme on écorche la roche lors de fouilles archéologiques. Tout me revient dans une accélération impossible à maîtriser. À quel âge cesse-t-on de s’interroger sur le sens de sa venue au monde ? Je voudrais en sortir quelque chose qui ressemble à quelque chose. Comme on distille un parfum, en recueillir le meilleur. » p. 104

« C’est le grand jour. Le jour sans filet. L’ultime partie. J’ai le sentiment de la jouer serré, mais pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs. Je me dis même que je pourrais rester ici toute ma vie. Je ne suis qu’une ombre en transit, pourtant. J’aime les gares, j’aime les trains et je viens te voir. Je glisse à fleur du temps, des choses, des autres et de moi-même, et je laisse l’imagination faire sa part. Je fais semblant de narguer les heures, mais je me sens parfois désarçonnée. Une douleur tenue. J’ai la trouille, quoi. J’étouffe si je fais semblant. Cela fait trois mois que nous nous sommes rencontrés. Cela fait trois mois que nous ne nous sommes pas vus. Trois mois, c’est mille ans, trois mois, c’est jamais. » p. 124

« Un jour, j’ai écrit à Christian Bobin et lui ai raconté cette anecdote. Il m’a répondu une longue lettre à l’encre noire sur papier blanc. À la fin de ce précieux courrier, cette phrase figurait: «Lire, c’est toujours venir en aide à quelqu’un. Soi-même, les autres ou tous ces fantômes qui nous sont chers et sans lesquels notre vie paraîtrait moins réelle.» » p. 135

À propos de l’auteur
RINGARD_aurelia_DRAurélia Ringard © Photo DR – Ouest-France

Née en Bretagne, à Guingamp, Aurélia Ringard a d’abord vécu à Washington, aux États-Unis, et à Paris avant de s’installer à Nantes. Diplômée en pharmacie, elle se consacre aujourd’hui à sa passion pour les mots et la littérature. Elle anime des ateliers d’écriture et participe à l’organisation d’événements pour la promotion de la lecture. Suite à sa participation à un concours organisé par l’école d’écriture Les Mots, ce texte reçoit le coup de cœur du jury. Jour bleu est son premier roman. (Source: Éditions Frison-Roche Belles-lettres)

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Les saisons d’après

CARAYON_les_saisons_dapres

  RL_Hiver_2022

En deux mots
En acceptant une résidence d’écrivain à Trébeurden, Charlotte ne s’imaginait pas qu’elle allait (re)trouver l’auteur préféré de son défunt mari et se lancer dans une enquête sur cet homme mystérieux. Au fil des mois, c’est pourtant elle qui va se révéler.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les mystères de la résidence d’auteur

Dans son nouveau roman Christian Carayon se sert de ses talents d’auteur de polar pour concocter un roman brillant sur la famille, la création littéraire et les liens qui se tissent entre les gens. Quand la fiction vient nourrir la réalité et inversement.

Charlotte a l’occasion de quitter sa vie rangée de prof de lettres, au moins pour les six prochains mois, car elle vient d’être acceptée en résidence d’écrivain à Trébeurden, en Bretagne.
Pour elle le moment est particulièrement propice. Elle a déjà écrit deux romans qui ne se sont guère vendus et a besoin de prendre l’air. Si elle est un peu déçue de l’appartement assez modeste et humide mis à sa disposition – une belle pièce avec vue sur la mer la console toutefois – elle est entourée d’une équipe enthousiaste. Lizzie, qui a accepté sa candidature, lui explique sa mission. Outre sa grande liberté créatrice, elle proposera des films pour un ciné-club et sera chargée de commenter ses choix. En outre, elle animera un stage d’écriture auquel se sont inscrits cinq candidats.
Ajoutons que Charlotte entend profiter de sa situation géographique pour se mettre à la natation et sortir quotidiennement en mer.
Une initiative qui va vite s’avérer périlleuse, car un muscle de sa jambe lâche alors qu’elle est seule en mer. Elle a beau crier à l’aide, le seul passant qui la voit choisit de s’éloigner du rivage. Quand elle parvient finalement à regagner le rivage elle découvre tout à la fois que le promeneur n’est autre que WXM, l’auteur d’une série à succès que son défunt mari aimait beaucoup et le frère de Lizzie. Et que son choix n’est peut-être pas le simple fait du hasard.
Si leur rencontre ne se fait pas sous les meilleurs auspices, il n’en reste pas moins intrigant. Car s’il s’est installé en Bretagne sous pseudonyme, c’est pour échapper à une enquête de police après de mystérieuses disparitions. Des faits divers qui ont alimenté son œuvre et continuent d’alimenter les rumeurs.
C’est à ce moment du récit que Christian Carayon se rappelle qu’il a réussi quelques excellents polars en donnant à ce séjour une nouvelle densité, en faisant de Charlotte une enquêtrice hors-pair. «Je confesse une vilaine habitude: j’espionne. Depuis que j’ai fait le tour des maisons à la recherche de WXM, j’y reviens. Au début, c’était pour confondre leurs habitants.» Très vite, elle va pouvoir détailler les habitudes des uns et des autres. Mais aussi rechercher dans leur passé et confronter les scénarios. Jamais peut être l’imbrication entre réalité et fiction n’aura été si bien présentée. C’est dans les souvenirs d’enfance puis ses années de collège que le jeune Romain va trouver de quoi nourrir son œuvre et inversement, c’est en lisant sa saga que l’on va pouvoir accumuler les indices sur une existence mystérieuse, ses zones d’ombre. Ajoutons-y les vérités qui finissent par éclater lors des ateliers d’écriture et vous disposerez d’une riche palette que le romancier va habilement agencer pour nous offrir une enquête qui va finir par exploser au visage de celle qui la mène. Car – on l’aura compris – en cherchant dans la vie des autres, Charlotte se cherche elle-même.

Les saisons d’après
Christian Carayon
Éditions Hervé Chopin
Roman
464 p., 19 €
EAN 9782357206342
Paru le 03/02/2022

Où?
Le roman est situé principalement en Bretagne, à Trébeurden, Trégastel, Brest et environs. Un seconde partie se déroule à Marican et dans la région toulousaine. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Certains secrets ne peuvent pas rester enfermés à jamais dans la maison de notre enfance.
Charlotte a quarante-cinq ans, elle vient de perdre son mari et décide de tout quitter : son poste de professeur de lettres, sa maison et ses parents, qui ne le lui pardonneront certainement jamais. Elle va passer neuf mois à Lighthouse, une résidence d’auteur sur les hauteurs de Trébeurden. Neuf mois pour tenter de renaître et retrouver l’envie d’écrire.
Mais Lighthouse n’est pas une résidence comme les autres. Entièrement financée par un mystérieux auteur de best-sellers surnommé WXM, elle exige quelques contreparties. Entre des ateliers d’écriture auxquels participent d’étranges personnages, des séances de cinéma particulièrement animées et des rendez-vous avec une directrice aussi secrète que son mécène, Charlotte retrouve vite sa curiosité perdue. En plongeant dans le passé sulfureux de WXM sur lequel d’étranges rumeurs circulent, elle commence à réveiller les vieux souvenirs de sa propre enfance…

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Vendredi 20 septembre
Je connais le dernier moment heureux de mon existence. J’ai dix-neuf ans. On est fin juillet et il fait un temps magnifique. L’après-midi décline dans des couleurs de dessin animé japonais. Mon père se laisse flotter sur notre piscine, allongé sur un matelas gonflable. Il porte un chapeau de paille et chantonne en boucle un refrain qui fait l’éloge de la vie de bohème. Ma mère est assise à l’ombre des grands arbres. Elle est plongée dans la lecture d’un roman aussi épais qu’un dictionnaire. Du bout des doigts, elle triture son marque-page. À la fin de chaque chapitre, elle lève la tête et sourit aux anges. Luttie, ma petite sœur, est à plat ventre dans l’herbe. Elle épluche avec tout le sérieux du monde les articles d’une revue consacrée aux chanteurs à la mode. De ses longues jambes repliées, elle dessine des arabesques invisibles. C’est une sirène. Elle nage tout le temps. Et, quand elle nage, rien ne la freine, rien ne la brusque ni ne l’éclabousse. Elle file comme une risée de vent, ne laissant que deux ourlets qui disparaissent avant même qu’on entende le souffle de son passage.
Je suis assise sur la margelle, les pieds dans l’eau. Shirley, notre vieille chienne, me tient compagnie, sa grosse patte posée sur ma cuisse. Tout est calme. Tout est parfait. Je me sens entièrement à ma place. Dans quelques instants, Cécile, ma meilleure amie, va nous rejoindre. Elle garera sa petite voiture dans l’allée du garage pour que je puisse charger mes affaires. Elle dormira chez nous. Le lendemain, de bonne heure, nous partons toutes les deux faire du camping au bord de l’océan. Nos premières vacances en solo. Notre première grande aventure, dont je me délecte à l’avance depuis des semaines. Pourtant, à la veille de ce départ, l’envie s’est envolée. Partir est un déchirement. Cela revient à briser l’harmonie et à piétiner ce moment de grâce. Si je pars, je casse tout et je crains de ne plus jamais le retrouver un jour. Malgré tout, je pars.

J’ai quarante-cinq ans. Je ne suis plus la sœur de ma sœur depuis des années. Sans doute plus vraiment la fille de mes parents depuis quelques heures. Depuis quatorze mois, je ne suis même plus la femme de personne. Et je ne serai jamais la mère d’aucun enfant.
La maison que j’ai conservée après la mort de mon mari ne m’a jamais plu et, pour couronner le tout, elle ne m’attire que des ennuis, entre les trucs qui tombent en panne, les travaux à faire et le voisin de derrière qui veut me faire un procès à cause des branches du cerisier qui dépassent.
J’ai démissionné de mon poste de prof de lettres peu de temps après la rentrée, sans préavis. Je n’ai plus aucune ressource.
J’ai écrit deux romans, Décembre et Sang-Chaud, qui ont rencontré un beau succès d’estime, selon la formule consacrée. En clair, ils ne se sont pas vendus. Cela fait des années que je suis à sec d’idées, incapable de me lancer dans un nouveau projet d’écriture malgré de multiples tentatives. De toute manière, mon éditeur m’a signifié qu’il ne comptait pas sur un troisième manuscrit. Tandis qu’aucun de ses confrères ou d’éventuels lecteurs ne se sont manifestés pour s’inquiéter de mon absence.
Tout ce que je possède de vraiment cher tient dans le coffre de ma voiture, qui est garée à quelques dizaines de mètres, en bordure du petit port de plaisance.
On est le vendredi 20 septembre. Il fait gris et je ne suis plus grand-chose. Assise dans le seul café encore ouvert au bord d’une mer que je n’ai jamais connue, j’écris dans ce cahier destiné à recevoir le récit de mon exil en Bretagne.
Un peu plus de huit mois de résidence d’écrivain. Presque neuf mois… Le récit d’une destruction ou d’une renaissance, je l’ignore. Je suis terrifiée d’avoir tout plaqué. Je n’ai jamais fait un truc aussi dingue de toute ma vie. Je me découvre enfin audacieuse, ou folle à lier. Que ce soit l’un ou l’autre, c’est au moins ça de pris.

Mon rendez-vous n’est prévu qu’à 17 heures. Pourtant, je débarque à l’aube. Je suis trop impatiente de savoir si, ici, j’ai une chance de m’en sortir. Alors j’ai pris la route de nuit, dans un étrange mélange de peur et d’excitation. La peur que tout ceci soit vain, que ce soit la pire idée du siècle ; l’excitation de l’aventure, malgré tout. De toute manière, je suis toujours en avance, où que j’aille. De crainte de passer à côté de quelque chose sans doute. À moins que ce ne soit par méfiance de l’imprévu.
À Trébeurden, il n’y a plus grand monde. Je descends jusqu’au port sans croiser qui que ce soit. Les seules âmes qui finissent par apparaître le long de la grande plage, quand le jour se lève tout à fait, sont des personnes âgées qui, de manière dispersée ou en grappes, profitent de la marée haute pour pratiquer la marche dans l’eau. Le soleil est absent mais il fait doux. Pour autant, il faudrait me payer très cher pour que j’accepte de plonger un orteil dans cette mer déjà ternie par l’automne annoncé.
Pour tuer le temps, j’explore les bordures de ce qui sera mon nouveau monde. Je marche le long de la grève. À ma gauche, les maisons s’agrippent comme elles le peuvent à la pente qui dévale vers la mer. Puis, quand elles n’ont plus la force de s’accrocher, elles cèdent la place à une lande de plus en plus ensauvagée. La digue vient buter au pied d’un sentier qui s’aventure entre les ronces et les genêts. J’escalade cette face rugueuse, percluse d’épines noires. Au sommet, je me retrouve à surplomber une autre baie, plus large et plus évasée. Plus loin, j’aperçois une plage immense, éloignée de toute construction. Ce sera ma destination. Il me faut une petite heure pour l’atteindre. À ma grande surprise, il y a quelqu’un dans l’eau et, cette fois-ci, pas uniquement jusqu’à mi-cuisses. Un nageur revêtu d’une combinaison noire qui multiplie les allers-retours d’un bout à l’autre de l’anse. Il nage comme nageait Luttie. Ses battements sont une chorégraphie parfaitement maîtrisée. Ils sont souples, déliés et paisibles. En même temps, ils dégagent une force quasi surnaturelle. Je demeure ainsi à l’observer un long moment, fascinée. Jusqu’à ce qu’il sorte de l’eau.
Il retire d’abord ses palmes et ses lunettes, puis se dirige vers un petit rocher émergeant du sable sur lequel ses affaires sont posées. Il prend tout son temps pour retirer sa combinaison. Je lui donne la cinquantaine, et une cinquantaine peu athlétique. Torse nu, il exhibe des chairs molles, un ventre un peu trop bombé et des épaules tombantes. Il s’enroule dans une immense serviette-éponge à la couleur passée depuis belle lurette. Il s’avance à nouveau vers la mer. Il reste debout, à contempler l’horizon, encore essoufflé par son effort. J’y vois une respiration merveilleusement accordée. J’y vois une grande sérénité. Je l’envie. Il est le Nageur-de-l’Aurore, le premier acteur de ce théâtre.
Quand je reviens sur mes pas, je me dis qu’il faut que je m’achète une combinaison, des palmes et des lunettes. Je suis décidée à aller nager tous les jours, quel que soit le temps. On me reproche assez de ne pas prendre soin de moi. J’avoue que les suées collectives me rebutent, que les odeurs de chlore des piscines municipales me rappellent trop les horribles heures d’EPS au collège et que courir m’ennuie profondément. La mer, en revanche, c’est faisable. Nager, ce serait bien. Nager et écrire.

Lighthouse est un lieu dédié aux livres et aux films. Le site en lui-même ressemble à un petit manoir aux épais murs de granit, perché sur les hauteurs de Trébeurden. À 17 heures pile, je me gare sur le parking. Lizzie Blakeney vient à ma rencontre. Je la trouve encore plus belle et encore plus élégante que lors de nos deux conversations préparatoires sur Skype. Son maquillage est aussi discret que les fins bijoux qu’elle arbore. Elle m’adresse un sourire maternel. Elle me tend une main délicate aux doigts longilignes. De son accent délicieux, elle s’inquiète de mon long voyage et de la fatigue qu’il a dû occasionner. Je ne dis rien de mon arrivée précoce, ni des heures interminables qui ont suivi. Ce sont elles qui m’ont épuisée et qui m’ont modelé le visage d’une déterrée.
Lizzie est la coordonnatrice de Lighthouse. Elle gère l’ensemble des activités qui y sont rattachées, dont la résidence d’écrivain. C’est elle qui m’a recrutée. Elle me propose de visiter les lieux et de rencontrer le reste de l’équipe. À plusieurs reprises, elle insiste sur ce terme d’équipe. J’intègre un collectif et je dois jouer le jeu, même si une grande partie de mon jeu sera celui d’une soliste.
Nous franchissons d’abord un porche ouvragé pour découvrir un vestibule au sol de marbre et aux boiseries vernies. Un escalier s’élance vers un étage interdit au public. À droite, une double porte vitrée dévoile une longue et large salle. De hautes fenêtres s’y succèdent, des deux côtés, selon un intervalle à la symétrie parfaite. Si l’entrée est sombre, cette pièce est baignée de la lumière du large, où le soleil, enfin apparu, s’apprête à plonger. Les tables de travail sont d’un chêne épais et surmontées de petites lampes individuelles en laiton. Les espaces de lecture adoptent des fauteuils aux tissus clairs et colorés. Les étagères garnies d’ouvrages savent se faire discrètes, ne créant aucune séparation. Au fond, il y a une immense cheminée ouverte, devancée d’autres fauteuils et de deux canapés. L’ambiance fait très club anglais.
Stéphanie est la bibliothécaire. Je l’ai imaginée grande et sèche, avec des allures de gouvernante ; je la découvre ronde et joviale, avec ses bonnes joues empourprées et ses yeux qui se plissent. Elle me souhaite la bienvenue sans chercher à retenir un rire joyeux. Elle parle trop vite et bute sur les mots. Elle m’indique un présentoir en face de son comptoir. Mes deux romans y sont mis en évidence, mon nom écrit en gros sur un panneau. On annonce mon statut d’écrivaine en résidence et les ateliers d’écriture que je suis censée animer tous les jeudis soir. La seule autre personne qui se trouve dans cette salle est un homme qui prend son mal en patience. Il est assis de travers à une des tables et tape du pied. Il est soulagé de pouvoir enfin se lever. Il me dépasse de deux bonnes têtes, ses épaules ont la forme de deux parpaings et les favoris qui mangent ses joues rappellent qu’il est ce qui se rapproche le plus de l’ours. Il se prénomme Rodolphe. Il grogne un « Bonjour », tandis que sa poignée de main est d’une délicatesse aussi impressionnante que l’épaisseur de ses phalanges. C’est notre projectionniste, et il s’éclipse sitôt qu’il s’est plié à son devoir d’accueil.
Pour rejoindre le cinéma, il faut ressortir de la maison et la contourner par la droite. Ignorant l’inclinaison de ce qui a été un grand parc, une extension en bois s’avance avec audace, le bardage peint en gris perle. On ne la découvre qu’au dernier moment. Son entrée copie les vieux cinémas américains : arrondie, le guichet planté au milieu. La salle en elle-même est toute en tentures et fauteuils rouges. Cent vingt places, un écran gigantesque, ce qui se fait de mieux pour l’image et le son. Une séance chaque soir, à 20 heures ; d’autres à 15 heures le mercredi et le week-end ; aucune nourriture et aucune boisson ne sont tolérées. La programmation ne fait pas l’impasse sur les sorties nationales ni sur les gros films. Néanmoins, elle cherche surtout à se démarquer de ce qui est projeté à Lannion ou à Perros, ce qui lui permet de drainer des spectateurs dans un vaste rayon.
Justement, Lizzie me tend un exemplaire du programme imprimé. Une page est réservée à la séance du lundi soir qui m’est dédiée pour les neuf mois à venir. En relisant mes choix de la première période, je les assume mal. Pareil pour les commentaires que j’ai écrits. Lizzie me rassure. Ma liste est parfaite, en grande partie pour ses imperfections. Certains vont tiquer. Mais cela leur donnera de quoi débattre devant une part d’un des gâteaux de Mina.
Il y a un salon de thé au-dessus, qui se prolonge d’une magnifique terrasse tournée vers la mer. J’y rencontre celle qui est le dernier membre de l’équipe. Je ne sais pas si elle a dix-huit ans ou dix de plus. Elle est aussi mince et brune que Stéphanie-Jacasse est potelée et blonde, aussi petite et frêle que Rodolphe est géant et rocheux. Avec ses cheveux coupés court et perclus d’épis, elle fait penser à un oisillon tombé du nid. Elle se serre dans un gilet noir trop grand pour elle, qu’elle ne cesse de rajuster pour masquer sa poitrine, dont je remarque néanmoins la générosité. Lizzie promet que ses pâtisseries sont à se damner, notamment sa tarte aux cerises. Elles sont exposées dans une vitrine et accompagnent les habitués du cinéma qui ont l’habitude de monter discuter du film après la séance. Mina a eu la gentillesse d’en préparer une rien que pour moi. Elle doit être encore tiède et m’attend patiemment sur la table de la cuisine de mon nouveau chez-moi.
Il s’agit d’une maisonnette qui se cache dans une courte ruelle perpendiculaire à la pente, à trois cents mètres du manoir. De l’extérieur, avec sa façade refaite, ses huisseries neuves et son étage en bois rouge, elle est engageante. Les choses se gâtent sitôt l’entrée franchie. Un rapide couloir aboutit dans ce qui a été une courette. Elle a été couverte d’une verrière et a gardé son pavé d’origine ainsi que son caniveau central, qui lui fait la raie au milieu. Elle empeste l’humidité. Une salle de bains et des W.-C. attenants ont été posés dans un coin aveugle. De l’autre côté, une porte ouvre sur la cuisine dont l’unique fenêtre donne sur cette cour suintante. Dans le prolongement, une pièce à vivre contemple la grisaille de la ruelle. L’ameublement de ces deux pièces ressemble à un voyage dans le temps, au cœur des Trente Glorieuses : table et chaises en formica, buffet assorti, lit alcôve aux boiseries vernies, sofa orange au design faussement anguleux. S’il y avait une télévision, je suis certaine qu’elle diffuserait encore la mire de l’ORTF. La tarte de Mina est la seule touche rassurante. Son doux parfum est le seul à pouvoir lutter contre les relents d’humidité. Je dois faire une tête pas possible parce que Lizzie se montre désolée.
— Je vous avais prévenue pour la maison, Charlotte. Ce n’est pas…
Elle hausse les épaules au lieu de terminer sa phrase. Je la trouve encore plus gracieuse que tout à l’heure.
— L’avantage, c’est que le quartier est très calme pour travailler. Sans compter que vous êtes proche de tout, sans avoir besoin de prendre votre voiture. Et puis, il y a l’étage…
Effectivement, en haut de l’escalier, l’univers change. Ici, la lumière naturelle surgit de partout. Trois grandes fenêtres survolent les toits de Trébeurden et permettent même d’apercevoir la mer. Les meubles sont blonds ou blancs : un grand lit, deux tables de chevet, une commode et un beau bureau. Une baie coulissante ouvre sur une terrasse de poche qui me fait immédiatement penser à un recoin secret. Je retrouve mon sourire et Lizzie a l’air soulagée.
— Si vous vous sentez trop à l’étroit ou trop seule, n’oubliez pas que vous êtes chez vous à Lighthouse. Pour écrire, lire ou simplement bavarder avec le reste de l’équipe. Le cinéma vous est également ouvert à discrétion.
Elle me confie son numéro personnel et s’assure à plusieurs reprises que je n’hésiterai pas à lui faire part de mes moindres difficultés, y compris financières, en attendant le premier versement prévu pour le 1er octobre. Elle pose les clés sur le bureau et coince dessous une enveloppe.
— Pour les frais de votre voyage, comme convenu…
Je me sens petite. Quelques minutes plus tard, après m’avoir à nouveau souhaité la bienvenue et dit son impatience de travailler avec moi, Lizzie Blakeney m’abandonne dans la cour, comme ma mère le jour de la rentrée des classes.

* *
Dimanche 22 septembre
Je dois admettre que les deux jours qui ont suivi ont été difficiles. Ranger mes affaires, flâner le long des rues, descendre au bord de l’eau, y croiser les évadés du week-end venus profiter des ultimes moments de l’arrière-saison et rouler jusqu’à Lannion pour y acheter mon équipement de nage n’ont pas suffi à combler mon samedi. Et encore moins ce dimanche. Quand je veux étrenner ma combinaison, le Nageur-de-l’Aurore est encore là et, honteuse d’oser m’immiscer dans un domaine qui n’est pas le mien, je rebrousse chemin. Il faut dire que je nage mal. Tout ce que je tente dès que je suis dans l’eau n’est que chaos.
Alors, je marche beaucoup. Ça, je sais faire. L’île Milliau, qui s’agrafe à nous à chaque marée basse, n’a plus de secret pour moi. J’y déniche un ou deux coins bien cachés où je pourrais m’asseoir pour y trouver l’inspiration.
Les soirées et les nuits sont les plus pénibles à surmonter. Incapable de fermer l’œil, assaillie par une myriade de doutes, j’en suis réduite à fouiller dans les casiers de l’horrible lit alcôve, qui recèlent toute une collection douteuse de livres de poche usés. Leur présence dans cette maison dédiée à l’écriture tient de la provocation. Les volumes se divisent en deux parties inégales : ceux dont les couvertures dévoilent des femmes en bikini ou simplement vêtues de manteaux en fourrure sont les plus nombreux ; les autres ont droit à des dessins grivois comme ceux des cartes postales salaces qu’on trouve encore en vente l’été. Je m’amuse à dénicher les scènes de sexe dans ces bouquins. J’ai de quoi m’occuper, car il y en a à peu près une toutes les dix pages. À chaque fois, les femmes ont des orgasmes si intenses qu’elles en tournent de l’œil. Elles ne résistent à aucune tentation masculine et ne sont jamais rassasiées. Je suis particulièrement sensible à la scène où, alors que le tournage d’un film s’est installé dans un petit village, l’actrice principale est si peu farouche qu’elle ne voit aucun inconvénient à ce que le maire vienne lui rendre visite dans sa caravane alors qu’elle est en petite tenue ; pas davantage quand il sort son machin à accepter sans sourciller de lui tailler une pipe. Hélas pour le vieil homme, le dentier de la belle se détache – parce qu’en plus de n’avoir pas de cervelle, elle n’a plus de dents – et le type se retrouve à couiner et à courir cul nu à travers champ, les fausses canines de la starlette refermées sur son membre.
Voilà à quoi ressemble la notion d’échec : lire ces quelques pages jusqu’au bout, à 2 heures du matin.

Comment suis-je arrivée ici, à me rendre déjà malade ? Je dois mon exil à mon défunt époux.
Durant ses mois d’agonie, Laurent, mon mari, s’est accroché à la lecture d’une saga d’heroic fantasy intitulée A’Land. Lui qui lisait si rarement s’est passionné pour cette histoire à rallonge. Il y a trouvé de la force. Peut-être même de la joie. En tout cas, il a défié tous les pronostics médicaux en doublant les trois mois d’espérance de vie qu’on lui avait annoncés. Sur la fin, il déplorait de ne pas avoir le loisir de relire les quatre tomes. Quelques heures avant sa mort, il s’est répété des passages appris par cœur. Au moment où ses sens se sont éteints, il en a appelé d’une voix étouffée au Col du Tonnerre.
À son grand regret, je ne me suis pas intéressée à ces livres qui, malgré leur succès époustouflant, ne m’ont jamais tentée. Laurent a toujours été un grand ami, à défaut d’être mon grand amour. Il m’a laissé son ultime passion en héritage. D’abord, je me suis entêtée à la négliger, croyant trouver dans mon veuvage les ailes qui me faisaient défaut depuis si longtemps. Quand je me suis rendu compte que je n’étais libérée de rien, je me suis effondrée. Ça s’est passé un soir, alors que je me lavais les dents. Dans le miroir de la salle de bains, j’ai pris conscience de rester à droite, laissant le côté habituel de Laurent vide. Sa brosse à dents était encore à sa place. Il était mort depuis moins de trois semaines et j’ouvrais les yeux.
On croit que je pleure mon époux disparu. Ce n’est pas tout à fait exact. Une grande partie du deuil que je porte est celui de mes illusions perdues.
Je me suis plongée à mon tour dans A’Land. Plusieurs tentatives ont été nécessaires pour que je parvienne enfin à dépasser le premier chapitre dont la lenteur n’aide en rien. On y présente une époque indéterminée aux airs de Moyen Âge, une communauté isolée dans le creux d’une montagne, seulement ouverte par le Col du Tonnerre, au sud ; au-delà de celui-ci, des terres que personne ne connaît mais que l’on sait hostiles, si bien que le passage est protégé par un fortin qui barre l’accès dans un sens comme dans l’autre ; un héros de quatorze ans nommé Niam A’Land qui a des doutes plein la tête ; son frère aîné, Neil, plus fort et plus courageux que lui, promis à l’honneur d’intégrer la garnison du col ; un ennemi, Marcavi…
J’ai renoncé. J’ai recommencé avant de renoncer à nouveau et ainsi de suite jusqu’à ce que, plus d’un an après ma première tentative, je parvienne enfin à pénétrer dans ce monde et que j’avale les quatre épais volumes de cette saga, y trouvant à mon tour bien plus qu’une simple histoire. La dernière page m’a laissée orpheline. En même temps, j’ai compris que je ne serais plus jamais seule. La sensation était étrange. Encore dans l’émotion, je n’ai découvert l’écriture de Laurent qu’un peu plus tard. Sur la page de garde, il avait noté les références de Lighthouse. Il l’avait fait pour moi.
Un site Internet très épuré en présentait le principe sans la moindre référence à A’Land ni à son auteur, William-Xavier Mizen, alias WXM. Ce n’est précisé nulle part, mais c’est lui qui finance tout cela. Huit mois de résidence, de fin septembre à début juin, ouverts à tout écrivain ayant déjà publié au moins deux romans à compte d’éditeur et ayant une connexion forte avec le cinéma. En échange, on attendait de l’heureux bénéficiaire qu’il anime un atelier d’écriture hebdomadaire et qu’il programme un film de son choix, tous les lundis, afin de partager ses influences et de mieux comprendre sa démarche d’auteur. En douze ans d’existence, seuls deux auteurs ont bénéficié de la résidence. Les autres années, aucun postulant n’a été retenu. Rien ne pouvait se faire en ligne. Il fallait envoyer sa candidature par la poste avec une lettre de présentation, une profession de foi justifiant la démarche ainsi qu’un exemplaire de chaque livre paru.
Le dimanche où j’ai appris l’existence de ce site, il ne restait qu’une semaine avant la clôture des inscriptions. Ça m’a trotté dans la tête toute la journée et un nouveau lundi maussade au lycée m’a convaincue de peser le pour et le contre d’une éventuelle ambition.

POUR :
La mer m’a toujours attirée. Avant qu’il ne tombe malade, quand j’ai songé à quitter Laurent et à m’éclipser, je me suis vue rouler jusqu’à ce que la terre s’arrête et décider face au large de la suite à donner aux événements. La mer, à mes yeux, est la liberté incarnée. Chaque autre monde commence par là.
Changer de paysage. Changer de rythme. Changer de vie. Je ne peux qu’y gagner. Ne serait-ce que pour regretter ce que j’avais avant. Partir me permettrait de m’éloigner de cette fichue maison vide ; de Caroline, ma voisine et amie ; de tous mes soucis.
Je suis vide ; le moteur en panne. Avec un peu de réussite, cette expérience me fournira le carburant nécessaire. J’ai toujours été incapable de prendre les décisions qui s’imposent, incapable de trouver le courage de bouleverser l’ordre des choses pour les retourner en ma faveur. Là, je devine une force qui me pousse dans le dos. La laisser faire est tentant.
Il faut se rendre à l’évidence : si je suis recrutée, cela constituera la première aventure de mon existence. Tout ce qui a précédé a été sage, ordonné, sans véritable enjeu.
J’adore le cinéma. Quand j’étais étudiante, j’étais capable de voir trois ou quatre films par semaine. Je séchais les cours pour les séances dépeuplées de l’après-midi. Et, quand ce que j’avais vu me plaisait, j’y revenais le soir même, juste pour entendre les réactions des autres spectateurs.
Je veux comprendre WXM. Je veux savoir d’où lui sont venues ses inspirations, comment il a su mettre de la moelle et du sang dans ce qui n’aurait dû être qu’une œuvre romanesque sans autre ambition que de raconter une grande histoire.
Je veux écrire. Je veux accoucher de ce troisième roman qui me dévore de l’intérieur. J’ai besoin de temps. J’ai besoin d’être poussée dans mes retranchements pour le rejoindre et le mettre en lumière.

CONTRE :
La résidence est mal payée : 1 500 euros par mois. En plus, elle m’oblige à démissionner car il est trop tard pour demander une mise en disponibilité. La prise de risque est radicale. Je perds mon travail et ma seule source de revenu. Je fais quoi, après, si ça ne marche pas ?
Jusqu’à présent, j’ai toujours eu peur de partir, de faire preuve d’audace. Pourquoi ça changerait ? Qu’est-ce qui me dit qu’au dernier moment, je ne vais pas renoncer et m’offrir une lâcheté supplémentaire dont je ne me remettrais jamais ? Comment vais-je convaincre mes parents de ne pas se mettre en travers de mon chemin ? Est-ce qu’il va falloir que je me fâche avec eux comme je l’ai fait avec Luttie ?
Je n’ai pas la moindre idée de ce que je veux écrire. Je ne sais même pas par quoi commencer. Neuf mois ne seront pas suffisants, je le crains.

Un jour de plus, et j’ai oublié d’être raisonnable. J’ai écrit comme j’ai pu ma lettre de présentation. En guise de profession de foi, faute de mieux, j’ai recopié cette liste. J’ai fait un paquet de mes deux bouquins et j’ai expédié le tout à l’adresse indiquée.
Deux semaines plus tard, à mon retour du travail, j’ai découvert une enveloppe sans aucune mention de l’expéditeur. À l’intérieur, une lettre à l’en-tête de Lighthouse et signée Lizzie Blakeney annonçait que ma candidature était jugée digne d’intérêt, à l’image de mes romans. Elle me demandait de remplir un questionnaire qui ne comportait que trois questions :
Quel film a changé le cours de votre vie ?
Quel film vous hante ?
Quel film auriez-vous aimé écrire ?
Pas un mot sur la littérature. Rien sur mes motivations, ni sur mes aptitudes à animer des ateliers d’écriture. Rien sur ma connaissance de l’œuvre de WXM.
Quel film a changé le cours de ma vie ?
Sans aucune hésitation, L’Expérience interdite, en 1990. C’était l’époque où je n’allais plus du tout à la fac, passant mon temps enfermée dans mon studio ou dans les différents cinémas de la ville. Un après-midi, malgré des critiques désastreuses, je suis allée voir ce film. Les personnages étaient tous de brillants étudiants en médecine, des jeunes gens audacieux qui se construisaient un avenir doré en savourant la vie que leur offrait le campus. Mon cursus était sombre et décevant. À force de sécher les cours, je ne connaissais personne à qui me lier, personne qui puisse me remotiver et me pousser à revenir à la fac. Pourtant, ce film m’a donné envie de retenter ma chance. Dès le lendemain matin, je suis repartie en T.D. Pile le jour où la prof a tenu à mettre à jour les inscriptions pour les oraux obligatoires. Tout étudiant non-recensé à la fin de ces deux heures se voyait crédité d’un zéro éliminatoire. Quand mon nom est arrivé, j’ai levé le doigt et pris le premier sujet encore disponible. Un miracle ! Je n’ai plus jamais été absente. Je suis redevenue étudiante et j’ai pu valider ma deuxième année sans que mes parents se doutent que je les avais embobinés depuis des mois. Tout cela par la grâce d’un mauvais film.
Quel film me hante ?
Des scènes me hantent. Je suis capable d’en citer des dizaines. Mais des films entiers… J’opte finalement pour Zodiac. Mitigée lors de sa sortie, je l’ai senti s’imposer sur la durée, infusant lentement, trouvant son chemin jusqu’à se graver en moi. Je l’ai revu à plusieurs reprises. J’y déniche toujours quelque chose qui n’y était pas la fois d’avant, tout en persévérant à le trouver imparfait. Je fouille dans ses tréfonds à la recherche de ce qui lui manque. Et mes réponses ne sont jamais les mêmes.
Quel film aurais-je aimé écrire ?
Ma première tentation est de répondre Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Avant de me raisonner et d’aboutir à Take Shelter, qui représente pour moi l’équilibre absolu. Une écriture dense, riche, une amplitude énorme jusque dans son final ouvert qui laisse le champ libre à plusieurs interprétations possibles. Sans compter que, dans cette histoire d’effondrement, la femme est le seul pilier qui ne flanche pas et sauve tout ce qu’il y a à sauver sans céder au découragement. Mon exact contraire.

Trois films. Trois films qui ont pour points communs la peur du vide, les horizons bouchés et le poids écrasant du passé.
Fin mai, j’ai reçu une nouvelle enveloppe, plus épaisse. Lizzie Blakeney me priait d’étudier l’ensemble des paragraphes des conditions d’engagement, en vue de préparer mes questions pour notre entretien sur Skype, le grand oral censé sceller mon sort. Je devais aussi prévoir ma programmation cinéma, autour de huit thèmes imposés. Si ma candidature était validée, Take Shelter ouvrirait le bal et Zodiac le clôturerait. Nous ferions poliment l’impasse sur L’Expérience interdite. Il était précisé que je n’étais pas censée animer un ciné-club, mais dévoiler ce versant de mon cheminement d’écrivaine. Pas de films d’Hitchcock, de Truffaut, de Welles, Godard, Chaplin, Sergio Leone, Stanley Kubrick ou Steven Spielberg. Tout ce qui avait été programmé à Lighthouse lors des trois années précédentes était également à bannir. Ma liste ne devait pas chercher à en mettre plein la vue. Pour chacune des œuvres choisies, quelques lignes expliqueraient son rôle à mes yeux.
J’étais plongée dans la correction des épreuves du bac quand Lizzie m’a donné rendez-vous par un message laissé sur mon répondeur où, pour la première fois, j’ai entendu son accent irrésistible.
Le jour venu, sur l’écran de mon ordinateur, je découvre une jolie brune, la quarantaine, qui retire ses lunettes et dont le sourire dessine une asymétrie charmante.
— Bonsoir, Charlotte. Je suis enchantée que nous puissions enfin nous parler et nous voir. Comment allez-vous ?
J’ai la trouille. Un tsunami fonce sur moi et je suis trop lente pour m’enfuir.
— Avant toute chose, avez-vous des questions à me poser concernant les conditions de Lighthouse ?
Est-ce que, si on renonce au dernier moment, on passe pour une pourriture ?
— Le logement n’est pas très grand, ni très luxueux, mais il est propre et bien situé. Du bureau, il dispose même d’une vue sur la mer. Pour le salaire, il est versé le 1er du mois. En compensation de septembre, on prend en charge les frais. C’est bon pour vous ?
J’ânonne une énième réponse polie. J’arbore une tête de cloche, sourire figé et yeux dans le vague.
— Nous imprimerons le programme des films du premier mois avant votre arrivée. Nous reprendrons les textes que vous nous avez fournis. Pour les autres périodes, vous aurez la possibilité de les retoucher, si vous le désirez. Quant aux ateliers d’écriture, il s’agit d’un rendez-vous entre personnes qui cherchent avant tout à passer un bon moment. Soyez vous-même, sans chercher à copier ce qui se fait ailleurs.
Je vois tout en noir, chère Lizzie. Je me sens minable et inutile.
Êtes-vous certaine que vous attendez ça de moi ?
— Votre lettre de présentation m’a beaucoup touchée et j’ai beaucoup aimé vos deux romans.
J’ose enfin ma première question.
— Êtes-vous seule à décider du recrutement ?
Lizzie sourit davantage. Ses yeux noirs pétillent. Elle est d’une beauté peu banale et d’une grande classe. Elle comprend que je lui demande si WXM a un droit de regard. Néanmoins, elle ne me répond pas directement.
— Nous sommes une petite équipe, Charlotte. Vous êtes notre unique choix. Si ce n’est pas vous, ce ne sera personne.
Je ne le sais pas encore, mais je vais le faire. Je vais me jeter dans le vide. Je vais envoyer mon contrat lu et approuvé. Je vais acheter ce cahier pour y raconter mon histoire, au moins pour me forcer à écrire tous les jours, ce que je n’ai plus fait depuis des années. Je vais faire ma rentrée des classes comme si de rien n’était. Puis, au bout de quelques jours, je vais poser ma démission sans céder aux suppliques de mes collègues ou de mon proviseur qui tenteront de me faire changer d’avis. Je n’informerai mes parents qu’une fois qu’il sera trop tard pour faire marche arrière. Je ne leur dirai rien de ma destination. Je quitterai mon lotissement en pleine nuit, sans avoir averti mes voisins. Pas même Caroline. Je vais opter pour la politique de la terre brûlée. Aucun retour en arrière ne sera possible.

Avant de me coucher, vaincue par le maire et sa queue mordue au sang par le dentier de l’actrice, je me bâtis un programme anti-renoncement que je compte commencer dès demain matin : lever de bonne heure ; écriture ; puis cap sur la mer pour y nager, l’heure dépendant des marées ; retour au chaud, avec un passage quotidien à Lighthouse, histoire de conserver un semblant de vie sociale ; dîner ; un film ou deux épisodes d’une série ; extinction des feux. Seules entorses à ce calendrier : les lundis et jeudis soir où je me plie à mes engagements au cinéma et à l’atelier d’écriture. Je me réserve également le droit de quelques projets annexes. Par exemple, j’en profiterais bien pour apprendre à faire du bateau.
Dans quelques heures, mes anciens collègues vont se diriger vers le lycée en traînant des pieds. Mes voisins se demanderont où je suis passée, remarquant la maison toujours fermée et ma voiture absente de l’allée. Mes parents se lamenteront toujours plus de ma décision.
Moi, j’entrerai officiellement dans ma résidence d’écrivain.
Je suis loin. Je suis libre d’écrire, de sortir, de nager, de faire ce que je veux, quand je le souhaite. Je suis prête à en découdre. Je suis de retour.

La saison d’après
Lighthouse – Le Cinéma
Les séances du lundi soir
Charlotte Kuryani, écrivaine en résidence, vous propose dans le cadre du thème La saison d’après :

Lundi 23 septembre – 20 h 00
Take Shelter – Jeff Nichols (2011)
La hantise de l’effondrement est une maladie dont il est difficile de se défaire. Le monde est de plus en plus menaçant, l’orage gronde au loin : est-il réel ou inventé ? L’homme envisage le pire. Son épouse se dresse en ultime rempart, ne se laissant pas abattre, disposée à tous les sacrifices pour sauver les siens, sauf à se cacher de la lumière.

Lundi 30 septembre – 20 h 00
Beauté volée (Io ballo da sola) – Bernardo Bertolucci (1995)
Il y a les soirs d’été en Toscane, autour d’une table, sous les arbres, à laisser le temps faire son affaire. Il y a du vin rosé, des petits poèmes écrits sur des morceaux de papier immédiatement brûlés et des pétards que l’on fait circuler. Certains vont mourir, d’autres renaissent. Le temps passe…

Lundi 7 octobre – 20 h 00
Le plus escroc des deux (Dirty Rotten Scoundrels) – Frank Oz (1988)
Ce film méconnu a toujours eu le don de me mettre de bonne humeur.
Parce qu’il y a la fin de la saison sur une Riviera très hollywoodienne. Parce qu’il y a Michaël Caine. Parce qu’il y a la réplique: «Les pinces génitales, tu les veux?»

Lundi 14 octobre – 20 h 00
Raison et Sentiments (Sense and Sensibility) – Ang Lee (1995)
L’une des deux héroïnes renonce à la passion pour un homme qui se consume pour elle. L’autre, d’apparence plus sage et plus raisonnable, ne fait aucune concession. Personne n’est ce que l’on croit vraiment dans ce film. Autour de ces personnages, une vie nouvelle, loin de Londres. L’espace, l’air de la campagne, la chaleur et, surtout, l’illumination.

Vendredi 27 septembre
Les journées défilent, rythmées de rendez-vous enfin heureux. Depuis lundi, je dors comme un bébé et me réveille à l’aube, en pleine forme. J’ai apprivoisé la courette, la cuisine semi-aveugle et la salle de bains malodorante. Néanmoins, l’étage est mon vrai territoire. J’y passe mes matinées à noircir les pages de l’Autre Cahier, celui avec un grand 3 tracé au feutre rouge sur la couverture.
Les idées affluent, même si elles ne survivent pas longtemps à un examen plus approfondi. Mercredi soir, par exemple, je monte à la pointe de Bihit pour admirer le coucher de soleil. Deux camping-cars sont garés sur le parking. Dans le premier, en piteux état, toutes les vitres sont occultées et il semble n’y avoir personne. Dans le second, flambant neuf, un couple de retraités regarde la télévision, tournant le dos au spectacle époustouflant qu’offrent le ciel, la mer et la myriade d’îlots disséminés au-delà de l’île Milliau. Je crois tenir le début de quelque chose si, au matin on découvre les deux vieux assassinés et le premier camping-car disparu.
Je m’enthousiasme et puis le soufflé retombe.
J’en suis à la fin de ma première semaine et rien n’éclaire le début du long trajet vers le roman à venir. En fait, je n’ai qu’une mince intention, l’envie d’écrire sur ceux qui passent à côté de la lumière ou l’évitent volontairement. J’appelle ça les victoires invisibles. C’est léger à faire peur.

Première semaine et semaine des premières.
Lundi soir, l’inauguration de mon programme au cinéma se fait devant une salle clairsemée. Le public se montre attentif et bienveillant. Les pâtisseries de Mina sont vraiment à tomber et délient les langues. Je suis déçue, le film n’entraîne que des réactions polies et tièdes. Je présente mes excuses à Lizzie pour ne pas avoir su bien m’y prendre. Elle me répond que je m’en suis très bien sortie, que les choses vont s’installer sur la durée et que des soirées à la météo moins clémente donneront davantage de chair à l’assistance.
Hier soir, premier atelier d’écriture. Lizzie nous installe dans un petit salon attenant à la bibliothèque dont je n’avais pas suspecté l’existence. Une grande table ovale, huit belles chaises et une petite cheminée allumée. Je ne suis pas très à mon aise, c’est le moins que je puisse dire. N’avoir que quatre participants n’aide pas. Surtout que, parmi les quatre, il y a un vieil homme à la mine sévère et au regard noir qui ne se déride pas de la soirée. Il lit ses textes qui sont aussi secs et coupants que lui. Avec son costume trois-pièces et son épaisse carrure, je lui trouve une vague ressemblance avec Ronald Reagan. Je ne peux me défaire du sentiment de me trouver face à un jury dont il est le seul membre, celui sur lequel personne ne veut tomber. À la fin des deux heures, il se lève, droit comme un piquet, il enfile son manteau et prend congé d’un glacial et exaspéré « Bonsoir, mesdames ».
Les « mesdames » en question sont deux sœurs que j’ai surnommées Heckel et Jeckel. Deux mamies aux cheveux si blancs qu’ils en paraissent irréels. Heckel est rondouillarde et parle trop. Jeckel est toute fine et s’exprime d’une voix à peine audible, ce qui fait râler son aînée qui ne cesse de la brusquer pour qu’elle articule. De toute manière, elles se houspillent pour un oui et pour un non, la petite n’hésitant pas à répondre à la grande. Leurs textes livrent une image inversée. Ceux d’Heckel sont discrets, souvent un peu trop timides ; ceux de Jeckel sont si audacieux et tonitruants qu’ils résonnent. La séance a suffi pour que j’apprenne qu’elles vivent sous le même toit, qu’elles ont réinvesti la maison de leurs parents, que Jeckel est veuve depuis de nombreuses années et qu’Heckel a été institutrice. Je les apprécie beaucoup. Elles restent un peu plus longtemps à la fin. Elles s’inquiètent de mon quotidien, de ma façon de m’alimenter, de ma solitude. Elles m’invitent à passer chez elles dès que je le souhaite et m’assurent que cet atelier leur a beaucoup plu.
La quatrième inscrite est plus jeune que moi. Elle se prénomme Élise et a peu écrit, se perdant souvent dans la contemplation des flammes et peinant à lire les quelques phrases qu’elle a finalement couchées sur le papier. Elle a le regard triste et dévisage ses voisins de biais, par en dessous, les surveillant comme des ennemis prêts à s’abattre sur elle. Je m’interroge encore sur sa présence tant elle semble punie. D’elle, je ne sais pas grand-chose de plus.

Le plus convaincant de ces premiers jours a été ma découverte de la nage dans la mer d’automne. J’y ai consacré tous mes après-midi dans la vaste anse sculptée de l’autre côté de la lande. Je m’y rends en voiture. Je me change au milieu des rochers qui parsèment la plage. Je mets un temps fou à enfiler ma combinaison avant de me lancer. Le ciel a beau être très changeant, la couleur de l’eau ne se défait pas de toutes les nuances possibles. La sensation est prodigieuse. Il y a l’effort, qui fait le ménage dans ma tête et remet en place tous les rouages de ma vilaine mécanique. Il y a l’environnement, qui imite d’abord le refus avant de se laisser faire. Tous les repères se transforment. La normalité s’égare dans la marée montante. Quand je sors, je suis habitée d’une sensation de bien-être et de force que je pensais perdue à jamais. Comme le Nageur-de-l’Aurore, je me tiens debout face à la mer, enroulée dans ma serviette de bain. Je la remercie pour ces moments d’exception. Je comprends mieux Luttie et son obsession pour la nage quand elle était plus petite.
Mon expédition s’accompagne de tout un rituel qui, à lui seul, est déjà un voyage. J’adore rentrer, rincer ma combinaison dans la douche et la suspendre au-dessus du caniveau de la courette. La chaleur revient en moi, lentement. La fatigue laisse place à une paix que je déplace à Lighthouse où elle se marie si bien avec l’ambiance feutrée. Je discute un peu avec Jacasse et Mina. La première m’indiffère, la seconde me fascine. Je me love dans un des fauteuils, près de la cheminée. Je me crois à nouveau assise au bord de notre piscine. Je ressuscite ces heures de félicité.
Je ne repars chez moi qu’à la fermeture. Pour l’heure, en dépit de l’insistance de Mina et des grognements désapprobateurs de l’Ours-Rodolphe, je déserte le cinéma. Je prépare mon repas. Je mets un peu de musique pour donner une autre tonalité à la table en formica. Malgré la fraîcheur de plus en plus présente, je fais un dernier tour sur ma terrasse de poche. J’y contemple les traînées d’une journée qui valait la peine d’être vécue.

* *
Mardi 1er octobre
À Lighthouse, William-Xavier Mizen n’est qu’un spectre. Ses romans ne font même pas partie des fonds de la bibliothèque. Stéphanie-Jacasse me confirme qu’il est à l’origine du projet et qu’il y consacre une fortune. Elle me raconte que, de temps à autre, quelques fans, parmi les rares à connaître le lien entre leur auteur fétiche et ce lieu, pointent le bout de leur nez. Ils posent des questions, se prennent en photo devant le manoir et disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus.
Elle-même ne l’a jamais vu, du moins en tant que tel, parce qu’il pourrait bien se cacher sous une fausse identité et personne n’en saurait rien. Elle baisse la voix, comme si des oreilles mal intentionnées pouvaient nous entendre alors que nous sommes seules dans la grande salle. Puis elle se redresse sur sa chaise, écarquille les yeux et pince les lèvres, ce qui donne l’impression qu’elle se retient d’éclater de rire et ruine ses effets.
J’ai entendu parler de lui, comme à peu près tout le monde, quand A’Land, dès sa sortie, est devenu un phénomène de société. Malgré son succès époustouflant, le personnage est très secret. Aucune photo, aucune interview, des rumeurs en pagaille auxquelles il ne répond jamais. On dit tout et n’importe quoi. Qu’il vit dans un manoir caché au fin fond de la campagne galloise, à moins que ce ne soit dans une modeste ferme irlandaise, entouré d’animaux. Qu’il a fondé une secte de survivalistes dans un trou des Pyrénées ou sur une île de la Baltique. Qu’il est interné dans un hôpital psychiatrique de Northampton, rendu fou par le succès et les millions. Qu’il est incapable d’écrire le moindre mot depuis qu’il a mis le point final au quatrième et ultime tome d’A’Land. Qu’il est mort avant même que son premier tome ne soit publié, en 2005. Qu’il purge une peine de perpétuité dans une prison de haute sécurité canadienne pour plusieurs assassinats. Qu’il est un ancien enfant tueur anglais bénéficiant d’une seconde vie. Qu’il agonise du sida dans une clinique toulousaine. Qu’il n’a jamais existé…
Si ça se trouve, il était assis dans la salle hier soir, pour la projection de Beauté volée, qui m’a valu d’être grondée par Heckel et Jeckel à cause du gros plan sur la culotte masquant à peine l’intimité de la jeune héroïne qu’un amoureux enhardi caresse du bout des doigts. Les horribles meubles du rez-de-chaussée, c’est lui. Les bouquins dégueulasses du lit alcôve, c’est lui. Il a conçu cet assemblage pour me tester. Je suis son cobaye.

Laurent avait intégré la communauté de ceux qui tentent de percer le mystère WXM. Sur Internet, les sites pullulent. On y affirme que ses livres recèlent des messages cachés, à l’image des initiales de son nom qui peuvent se lire à l’envers. Les théories sont toutes plus farfelues les unes que les autres. Certains y voient, dans le désordre, des références à la Shoah, une exaltation de l’anarchie, la révélation d’une présence extraterrestre, l’annonce d’une fin du monde dont la date est déjà connue, une chasse au trésor ou une manipulation créée de toutes pièces par des agents du Mossad… Ce qu’on retient en premier lieu, c’est que, dans ses romans, des fillettes sont enlevées par un monstre surgi de la montagne et que, dans un hameau isolé, d’autres meurent toutes l’année de leurs dix ans dans des conditions inexpliquées.
Mon mari s’est amusé de ces pseudo-explications. Il pensait que la fascination qu’exerçait A’Land venait d’autre chose, une chose qu’il était impossible d’expliquer. Quelques jours avant sa mort, il a eu le temps d’apprendre qu’après des années de refus, les droits d’A’Land avaient été vendus à Netflix en échange d’une somme indécente et le droit pour WXM de créer sa propre mini-série, à partir d’un scénario inédit et en jouissant d’une totale liberté pour le mettre en image.
Qui es-tu, William-Xavier Mizen ? Pourquoi te caches-tu ?
J’échafaude à mon tour des théories. Lizzie, Stéphanie, l’Ours-Rodolphe, Mina, Reagan, Heckel, Jeckel, Élise-la-Discrète, même le Nageur-de-l’Aurore. Sur chacun, je plaque l’identité de l’auteur mystère. Rien ne colle vraiment. Mais voilà comment naît l’idée de mon nouveau roman. Un artiste adulé qui vit en reclus ; une œuvre contenant les clés pour découvrir la vérité sur son compte, une vérité embarrassante qu’il n’assume pas ; une femme qui me ressemble un peu trop et qui fouine jusqu’à s’attirer des ennuis.
Si l’idée survit d’ici la fin de la semaine, je me lance.

* *
Samedi 5 octobre
Mon idée a survécu.
Elle a survécu au deuxième atelier d’écriture auquel Reagan n’a pas daigné participer, paraît-il à cause d’un empêchement de dernière minute. Nous nous sommes retrouvées entre filles, à quatre. Élise-la-Discrète ne s’est pas égayée pour autant. Toujours la même attitude contrite. Toujours une écriture vite expédiée et cette manière de s’envoler sitôt la séance achevée.
Elle a survécu à mes heures de nage. Jamais je n’ai pris autant de plaisir à pratiquer une activité physique, même si les aléas des marées m’obligent à adapter la gymnastique de mes journées. C’est d’ailleurs au-delà du physique. Il y a un aspect spirituel à se laisser chahuter par les vagues au moment où elles n’intéressent plus personne. Je reviens de chaque sortie enivrée, suspendue un long moment entre le ciel et la mer.
Elle a survécu aux doutes qui m’assaillent le soir alors que, emmitouflée jusqu’aux oreilles, je me pose sur ma terrasse et je survole les quelques toits qui me séparent de la mer.
Elle a survécu aux quelques questions que j’ai osé poser à Lizzie. Elle m’a répondu calmement, sans se départir de sa belle assurance et de son encore plus beau sourire. WXM ne vit pas à Trébeurden. Elle est incapable de dire où il se trouve. S’il a imaginé Lighthouse, il n’a jamais interféré dans les décisions concernant ses activités. Ce n’est pas la même chose pour la mini-série qu’il a conçue. Là, le moindre détail compte à ses yeux. L’écriture est en cours. J’ai même droit au titre de travail qu’elle me demande de ne pas dévoiler : Distancés.

* *
Mercredi 9 octobre
Ce matin, mes intentions d’écriture prennent une autre tournure. Le temps est pourri, un vent désagréable et de la pluie en rafales serrées. Assise à mon bureau, je coince. Il me faut inventer un autre WXM qui ne soit pas lui, qu’on ne reconnaîtra pas. Et je dois lui construire une œuvre puis des messages cachés dans celle-ci. Tant que je n’ai pas ces éléments, il m’est impossible de progresser dans le récit, c’est une évidence. Ce travail de préparation va être colossal. J’en suis découragée. Mauvaise matinée, au final.
Le vent se calme et il cesse de pleuvoir en début d’après-midi. J’ai besoin de prendre l’air, d’évacuer toute ma frustration. Aller nager m’apparaît comme la seule activité susceptible de m’apporter du réconfort. Il n’y a pas âme qui vive aux abords de ma plage. Compte tenu du froid, je me change dans ma voiture. La mer est un peu chamboulée mais rien de vraiment spectaculaire. Une fois que j’ai passé la barre, les vagues ne ressemblent plus qu’aux creux et aux bosses d’un grand édredon acceptant que je me roule dans ses plumes. Le gris habituel de l’eau a laissé place à un brun chaotique. Je nage sans appréhension, empruntant le même itinéraire que d’habitude, suffisamment écartée du rivage pour m’imaginer unique rescapée d’un naufrage. La forme et le moral reviennent dès les premières brasses. Je ne veux pas entendre l’alerte qu’est la pointe derrière ma cuisse, d’autant plus que le petit pic disparaît au bout d’une poignée de secondes. Hélas, au moment où je force davantage après le virage, une douleur violente m’arrête. Elle surgit, insupportable. Mon muscle se déchire dans le sens de la longueur. Le moindre mouvement devient un calvaire, me lacérant du creux du genou gauche jusqu’au milieu du dos. Y compris si je laisse ma jambe raide, me contentant de la force de mes bras. J’ai besoin de reprendre mon souffle, de m’agripper à quelque chose le temps pour mon corps de s’adapter. Sur ma droite, il y a une bouée jaune, une de celles que l’on arrime au large pour éloigner les bateaux des zones de baignade. Je parviens à la rejoindre en ayant si mal que des sueurs glacées me mordent la colonne vertébrale et que je vomis deux jets jaunâtres qui flottent un moment autour de moi. Je m’accroche au plastique jaune couvert de fientes. Le froid traverse ma combinaison tandis que la douleur, à peine calmée, n’attend qu’un geste de ma part pour m’écraser à nouveau. Je mesure la distance qui me sépare de la plage : une éternité. Le ciel noircit. La pluie ne tarde pas à refaire son apparition. Les vagues deviennent soudain moins accueillantes, plus courroucées. Dès que je tente de m’élancer à nouveau, je ne peux couvrir plus de deux mètres avant d’être obligée de faire demi-tour. Une lame est fichée dans mon muscle. Elle s’enfonce lentement. Elle scie les tissus. Elle vrille les nerfs. Elle attaque l’os de sa pointe, forant méthodiquement en s’enroulant sur elle-même.
Ce qui est fou, c’est que je n’ai pas peur. Mal oui, mais peur non. Il y a forcément un moyen pour que je regagne la plage. Il s’agit juste d’une péripétie. D’autant plus que je crois avoir trouvé comment me sortir de là. Au bord de l’eau, j’aperçois une silhouette recouverte d’une cape de pluie. Elle me regarde. Je lui fais signe pour la prévenir que quelque chose ne va pas, au cas où elle ne l’a pas encore pigé. Je joins la parole au geste. Ma voix est puissante. J’en suis même étonnée. D’abord, la silhouette ne bouge pas d’un pouce, les mains cachées et la capuche relevée. Je pense qu’elle ne veut pas me quitter des yeux, le temps que les sauveteurs qu’elle a appelés arrivent. Puis, après quelques minutes, elle me tourne le dos et remonte d’un pas tranquille vers le sentier côtier. Je la suis jusqu’à ce que les bordures de la lande la masquent. Je n’en crois pas mes yeux : elle m’a abandonnée à mon triste sort sans réagir. Elle réapparaît un peu plus loin sur la gauche, au hasard d’un promontoire. Elle s’arrête. Elle m’observe à nouveau un long moment. Je crie. Je gesticule autant que je suis apte à le faire. Elle ne bronche pas. S’il ne pleuvait pas, elle s’assiérait pour profiter du spectacle. Mes cris se transforment en hurlements de colère et en insultes. Alors, elle reprend sa promenade et disparaît pour de bon en direction de Trébeurden.
Ce n’est qu’à ce moment-là que la panique commence à me gagner. Personne ne viendra plus à cette heure-là, pas avec ce temps. Soit j’ignore la douleur et je me force à nager vers la rive, soit je reste accrochée à cette bouée jusqu’à ce que le froid ou la fatigue m’oblige à lâcher et à me noyer. Des images cauchemardesques naissent alors. Moi, en train de couler, l’eau s’infiltrant partout, m’empêchant de respirer. Jamais je n’ai autant tenu à la vie qu’à cet instant.
Il doit rester encore une heure de marée montante. Elle est ma meilleure alliée. Je m’allonge sur le dos, tête vers la plage. Je me laisse flotter en espérant que le courant me rapprochera du bord. Sans à-coups, je rame avec mes bras, laissant mes jambes aussi mortes que cela est possible. L’ondulation de l’eau n’a de cesse de raviver la douleur. Chaque vague est un supplice, me poussant à crier et à pleurer dès qu’elle s’empare de mon corps inerte pour le balancer dans tous les sens. Ensuite, quand c’est au-delà du supportable, je deviens enragée. Puisqu’il s’agit d’un combat, d’une lutte à mort, puisque la mer ne veut pas m’épargner, je l’affronte. Je tire davantage sur mes bras, je n’hésite plus à remuer ma jambe intacte. Les larmes achèvent de brouiller ma vue. Je suspecte la nuit d’être tombée en avance. Ou bien j’ai perdu la notion du temps et je suis prisonnière des flots depuis plus longtemps que je ne le pense.
Flottant sur le dos, gémissant comme une mourante, je sens que mes pensées ne s’envolent pas, chevillées à l’instant présent. La seule chose sur laquelle je m’autorise à cogiter est ma survie, le dépassement de mes limites physiques pour obtenir gain de cause. Les rouleaux tentent de m’achever tout en avouant que je touche au but. Ils me coulent, me plaquent contre le fond, essaient de me maintenir sous l’eau et arrachent davantage mes chairs. Je me découvre une force insoupçonnée quand je leur résiste et que je les utilise pour prendre un ultime élan.
Je glisse hors des vagues, sur les fesses pour éviter que mes palmes n’accrochent le sol. Je m’effondre dès que je sens que la mer ne peut plus me happer. La pluie sur mon visage lave le sel et mes larmes. Je ris avec elle. Je rugis ma victoire comme un boxeur amoché. Puis le froid me contraint à regagner ma voiture, à cloche-pied. Je conduis au ralenti jusque chez moi, la jambe gauche tendue, la droite jouant de toutes les pédales.
Je retire ma combinaison, affalée dans la cour. Je reste près d’une demi-heure sous la douche. J’avale un énorme bol de chocolat chaud avant d’affronter les escaliers, une poche de glace collée à ma cuisse blessée. Je me fourre dans le lit et, après un long moment à regarder le grain battre les vitres, j’attrape mon cahier.
Tandis que j’écris, la silhouette à la cape devient floue. Je ne sais plus si elle était réellement là ou si je l’ai inventée. Dans tous les cas, en apparaissant au moment où je me pose de plus en plus de questions, elle est WXM. Et elle donne un sens à mon futur roman.

* *
Vendredi 11 octobre
Mina se révèle petit à petit. Malgré son allure frêle et son caractère réservé, j’ai appris qu’elle a pratiqué la danse classique et le karaté à haute dose. Si son corps ne l’avait pas trahie, elle serait allée « très haut » à en croire Jacasse. De cette époque pas si lointaine, elle conserve des connaissances en blessures diverses et variées. Elle ausculte ma cuisse. Son diagnostic tombe : déchirure musculaire. Je dois me passer de nage durant de nombreuses semaines. Au pire moment pour moi alors que je me torture devant mes pages blanches.
Je n’ai donné aucun détail sur ma mésaventure, ni à Mina, ni aux autres. Pour autant, je ne me méfie pas d’eux. Je ne parviens pas à les imaginer au bord de la plage à savourer ma noyade annoncée. Même pas Reagan qui a fait son grand retour hier soir, toujours aussi peu aimable. Pour être honnête, quand je me force à donner un visage à ma silhouette malveillante, j’y vois celui de Caroline, de son idiot de mari ou, pire encore, celui de Luttie. Des trois personnes qui auraient de quoi m’en vouloir à mort, c’est elle qui l’emporte haut la main quand je me laisse aller à la paranoïa.
Alors, afin de combattre ces atroces pensées, je mets tout sur le dos du Nageur-de-l’Aurore. Malgré mes difficultés pour conduire, je me rends à la plage aux premières lueurs du jour. Il est déjà dans l’eau, à multiplier les allers-retours. Je l’observe depuis le parking. Puis, avant qu’il ait terminé, je décide de descendre et de me planter dans le sable. Il sort à quelques mètres de moi, se contentant de me saluer d’un hochement de tête. Ma présence n’a pas l’air de le surprendre. Je connais l’importance des rituels, alors je lui laisse le sien sans l’interrompre. Je ne l’accoste qu’au bout de longues minutes.
Moi : J’ai réfléchi une partie de la nuit aux raisons qui vous ont conduit à ne pas me venir en aide, l’autre jour.
Il me dévisage avec des yeux de merlan frit.
Moi, sans montrer que je perds déjà pied : J’hésite entre une sorte de test, pour savoir si je suis digne de nager dans votre mer, ou un jeu sadique, pour savoir si je suis capable de « trouver mes limites, les dépasser et en revenir ».
Il me sourit. Comme on le ferait devant une folle pour ne pas qu’elle se sente trop anormale.
Moi : C’est une réplique d’A’Land.
Lui, hochant la tête et reprenant son rhabillage comme si de rien n’était : Qu’est-ce que vous vous êtes fait ?
Moi : Déchirure. À l’arrière de la cuisse.
Lui : Vous avez trop forcé. Avec le froid et le manque d’hydratation, ça ne pardonne pas. J’y ai laissé mes mollets à plusieurs reprises avant de comprendre la leçon.
Moi, glaciale : Vous ne répondez pas à mon hésitation.
Lui, très calme, méthodique dans ses gestes : Vous ne risquiez pas grand-chose, sinon de vivre une expérience sur laquelle vous pourrez écrire. C’est important d’écrire sur ce qu’on connaît.
Moi, pas si cinglée finalement : Parce que la forêt hantée et l’attaque des loups dans vos livres, vous les avez vécues peut-être ?
Lui, souriant à nouveau : Le viol collectif dans Décembre ou les meurtres dans Sang-Chaud, rassurez-moi, ce n’est pas vous ?
Moi, bonne joueuse : Non…
Lui : Vous m’en voyez soulagé. Il n’empêche que ce sont deux très bons romans. Parce qu’ils viennent du ventre. Ça se sent.
Moi : Il ne me reste donc plus qu’à écrire sur un homme qui laisse une femme se noyer sous ses yeux.
Lui, enfin rhabillé : Voilà un très bon début, si vous voulez mon avis. C’est quoi le thème de votre nouveau projet ?
Moi, insolente au possible : Vous.
Lui, souriant de plus belle : Sacré chantier !
Moi : Qui en est au point mort, malheureusement.
Lui : Ça va venir, Charlotte. Soyez patiente.
Moi, pressée de changer de sujet : Les gens de Lighthouse savent que vous êtes ici ?
Lui, sans hésiter : Non. À l’exception de miss Blakeney.
Moi, déçue qu’elle m’ait menti : Lizzie est au courant ?
Lui : Il vaudrait mieux. Nous sommes mariés.
Moi, la cruche, le bec cloué.
Lui : Je vous invite à déjeuner ce midi, Charlotte. Feu de cheminée, premières huîtres plates de la saison et daurade au four. Ça vous va ?
Moi, retrouvant un semblant de contenance : Comment dois-je vous appeler ? William ? William-Xavier?
Lui, fourrageant ses poches à la recherche de ses clés de voiture, une vieille camionnette transformée en pick-up : On se gèle ici. Je vous propose qu’on lève le camp.
Moi, le laissant s’éloigner de quelques pas : J’aurais pu mourir, l’autre jour. Vous vous en rendez compte?
Lui, s’arrêtant de marcher : J’ai pris le risque.
Moi, bravache, pour ne pas lui laisser le dernier mot : Vous savez que je pourrais tout balancer. Annoncer sur les forums que vous habitez à Trébeurden ; que vous êtes en couple avec Lizzie Blakeney; que tous les matins vous nagez le long de la plage de Goas Lagorn ?
Lui, encore un peu plus loin : Je prends le risque.

En vérité, je ne quitte pas ma maisonnette et je ne conduis pas jusqu’à la plage. En revanche, je transforme mon premier chapitre.
Et je suis bien invitée à déjeuner. Je téléphone à Lizzie. Je lui explique que j’ai une idée de roman mais que j’ai besoin de son aval. Elle me propose de venir chez elle pour que nous en parlions.
Elle habite dans le quartier chic de Lan Kerellec. Sa maison est l’une des plus discrètes. Elle domine la mer et tous les îlots dispersés au large où je rêve d’aller jouer le Robinson d’un jour. Elle est lumineuse, à l’image de sa propriétaire, qui m’accueille en amie.
Notre conversation s’arrime à mes livres. Lizzie a une préférence pour Décembre, à cause de l’endroit où ça se passe et de son côté nostalgique, avec les nombreux passages sur l’enfance des protagonistes. Cependant, elle est d’accord pour trouver Sang-Chaud plus abouti, plus intense également. Elle s’intéresse à mes sources d’inspiration. Je mets du temps à fournir une réponse intelligible parce que je n’ai jamais su parler de ce que j’ai écrit.
J’ignore d’où m’est venu Décembre. Un adolescent, seul survivant d’un accident de la route, est confié à sa grand-mère qui tient une épicerie dans un petit village de montagne. Il y rencontre Sveg et vit avec elle ses premiers émois, avant qu’elle ne disparaisse du jour au lendemain. Des années plus tard, après le décès de sa grand-mère, il revient s’installer dans le village et retrouve Sveg, également de retour. Il croit pouvoir reprendre le cours de sa vie là où il s’était interrompu, mais les choses sont plus compliquées. Surtout quand il apprend que son amie a quitté la région après avoir été victime d’un viol. Viol qu’il entend bien venger.
Sang-Chaud, en revanche, s’inspire largement d’une famille qui a vécu près de chez nous quand j’étais enfant. Le mari incapable de maîtriser ses nerfs avec qui que ce soit, la femme qui le trompe ouvertement, leur fille, d’une beauté saisissante, qui reproduit le schéma en se mettant en couple avec un taré. En revanche, j’ai inventé le voisin amoureux d’elle, qui est témoin de toute cette violence qu’il ne peut empêcher, jusqu’à devenir violent lui-même quand il s’agit d’offrir une chance à sa dulcinée.
— Le voisin en question, c’est vous, n’est-ce pas ? me demande Lizzie le plus sérieusement du monde.
Je rougis. Et je ne peux que l’admettre, gênée qu’elle m’ait percée à jour.
— Et cette famille, qu’est-elle devenue en réalité ?
Je n’en sais rien. Ils ont quitté notre quartier quand je suis entrée au lycée et, pour beaucoup de monde, leur départ a été un soulagement.
En maîtresse de maison, Lizzie ne perd rien de son élégance ni de son aisance. Je lui dis que sa demeure est très belle. Qu’on s’y sent bien.
— Je ne sais pas si je l’ai choisie ou si c’est elle qui m’a choisie. Un peu des deux, sans doute. Celle que vous habitez à Limoges vous plaît-elle ?
Je n’hésite pas le moins du monde pour répondre que non, et que le décès de mon mari n’y est pour rien, parce que je ne l’ai jamais aimée. Je me rattrape en précisant que je parle de la maison.
Nous évoquons le sens de nos prénoms respectifs. Elle ignore pourquoi ses parents l’ont appelée Lizzie. Les miens m’ont raconté que Charlotte vient de la jeune et intrépide héroïne du film L’Ombre d’un doute. J’ai du mal à les croire. Parce que dès que je veux me montrer intrépide, ils tentent de me freiner.
— Ils doivent être catastrophés de votre décision de tout envoyer balader.
Ils le sont. Maman me téléphone quasiment tous les jours. Une fois sur deux, je ne décroche pas. Dès qu’on se parle, j’ai l’impression d’être atteinte d’une maladie incurable. Quant à Papa, ses silences sont pires encore.
Il me faut en passer par tous ces sujets avant d’oser lui expliquer ce que je veux mettre dans mon roman. Elle m’écoute. Elle n’a pas l’air d’être surprise de mes intentions. Comme si elle les avait devinées depuis longtemps.
Je me risque alors à lui raconter mon accident de baignade et la silhouette encapuchonnée de la plage.
— Je n’imagine pas une seule seconde que quelqu’un ait pu vous abandonner dans une telle situation. On ne vous aura pas vue. Ou on aura mal interprété ce qui se passait.
Son ton se durcit, ses yeux se couvrent. Je rapetisse sur ma chaise.
— Vous vous soignez correctement au moins ?
— J’applique à la lettre les prescriptions de Mina.
— Ah, Mina… Voilà un personnage de roman. Elle est captivante, cette jeune femme. À sa façon d’avancer dans la vie sur la pointe des pieds, il y a tant de choses que l’on devine… J’ai toujours un faible pour les discrets. Ce sont de vrais héros.
Elle me regarde fixement. Son sourire s’est envolé à son tour derrière les mêmes nuages. J’ai la désagréable sensation qu’elle fouille en moi. Je sursaute quand elle parle à nouveau.
— M. Mizen n’est pour rien dans votre mésaventure, Charlotte. Je ne vous ai pas menti en vous disant que cela fait longtemps qu’il ne vient plus ici. Et croyez-moi, rien ne le poussera à faire du mal à qui que ce soit, y compris si ses secrets les plus compromettants étaient divulgués.
Je suis ridicule. Je voudrais m’enfermer dans une pièce aveugle et me mettre des baffes à en avoir mal aux mains. Je défends ce qu’il reste à défendre.
— Il s’agirait d’une vraie fiction. Je n’ai pas l’intention de dévoiler quoi que ce soit de compromettant.
— Pourtant, c’est ce que je vous demande de faire. J’accepte de soutenir votre idée à condition que vous y alliez franchement. N’inventez pas d’avatar à William-Xavier. Mettez les pieds dans le plat. Le moment est venu. C’est à vous de le faire sortir de l’ombre.
Je n’ai pas la lucidité de comprendre. Je me contente de hocher la tête comme une imbécile.
— Nous n’avons pas besoin d’une journaliste ou d’une avocate, mais d’une écrivaine capable d’interpréter les choses et de combler les vides à sa convenance.
— Besoin ?
Lizzie retrouve son sourire. La lumière revient.
— Disons que cela fait quelques années que lui et moi, nous vous attendions. Son vrai nom est Romain Bancilhon. Il est né à Marican et, à la mort de son père, il a choisi de revenir dans cette ville, pour son plus grand malheur. C’est comme dans Décembre : les retours sur les lieux de l’enfance sont rarement de bonnes idées. Je crains que le secret ne tienne plus très longtemps. L’étau se resserre un peu plus chaque jour. Nous pouvons faire coup double : vous écrivez votre roman et vous nous aidez à couper l’herbe sous le pied de ceux qui veulent nous faire du tort. Le tout avant la sortie de Distancés.
— Un malheur de quel type ?
— Une petite fille de son quartier a disparu. Il a été suspecté. Il se pourrait bien qu’il le soit encore. – Elle devine ce que je pense. – Exactement comme ce qu’il décrit dans ses romans… S’il y a des énigmes cachées dans A’Land, il n’y a pas besoin d’aller les chercher bien loin.
— Tout un tas de gens seraient prêts à se damner pour obtenir ces informations. Pourquoi me faire confiance ?
Elle s’accorde un court instant de silence.
— Je prends le risque…

1
Mon temps
— Il faut vous préparer au pire, monsieur Bancilhon.
La voix de l’infirmière se veut aimable. Mais, au téléphone, elle ne parvient qu’à sonner froide et mécanique, trop bien huilée pour être sincère.
Le père de Romain a été transporté aux urgences. La femme qui vient faire son ménage l’a trouvé inanimé. Il est plongé dans un coma dépassé. La gravité de son attaque cérébrale ne laisse guère d’espoir. Il ne se réveillera pas.
Romain ne l’a pas revu depuis au moins six mois. Il ne revient plus à Marican. Et comme son père n’a jamais eu envie de venir chez lui, l’affaire est entendue depuis longtemps. Ils se sont croisés à mi-chemin de leurs vies respectives, en coup de vent, le temps d’un café ou, plus rarement, d’un déjeuner. Ils étaient alors aussi embarrassés l’un que l’autre, pressés de repartir chacun de son côté.
Il l’a appelé quinze jours plus tôt, le jour de l’anniversaire de Julien. Il savait que c’était important pour lui. De sa voix lasse, son père l’a remercié. Romain a fait semblant de le croire réellement touché par son appel. Lui a fait semblant de croire que ce dernier n’était pas qu’un simple devoir à accomplir.
Dans une lettre, certifiée par son médecin traitant, il refusait tout acharnement thérapeutique ou toute tentative désespérée de réanimation. Son fils en ignorait l’existence. Comme il ignorait tout des alertes qui l’avaient poussé à la rédiger. Il ne l’a pas avoué à l’infirmière. Il s’est contenté de donner son aval pour que ses volontés soient respectées.
— Dans ce cas, nous allons le laisser partir.

Romain abhorre cette expression pour parler de la mort. Elle l’irrite au plus haut point tant elle est empreinte d’hypocrisie. On ne part pas. On s’arrête. On en a fini. C’est tout sauf un départ. Partir ressemble à tout autre chose. Dans sa famille, ils sont tous partis. Cela fait de lui un spécialiste du sujet.
Julien, son frère aîné, a disparu en février 1980, l’année de ses vingt ans. Il a soigneusement rangé son studio d’étudiant, laissé ses clés et ses papiers en évidence sur la table, a emporté quelques vêtements dans son sac à dos, une somme conséquente en liquide et n’a plus jamais donné signe de vie.
Leur père en a été dévoré par la culpabilité. Julien et lui ne s’entendaient pas bien. Les derniers temps, leur relation s’était infectée. Ils ne pouvaient se trouver en présence l’un de l’autre sans que ça dégénère. Du coup, il s’est lancé à corps perdu à sa recherche, remuant ciel et terre pour le retrouver. Et, dans son cas, il ne s’agissait pas juste d’une expression. Seulement le retrouver et non le ramener à la maison, il l’a rappelé sans cesse. Il y a consacré les vingt-deux dernières années de son existence, au mépris de tout le reste.
Leurs parents ont divorcé en 1984, quelques semaines après que Romain a obtenu son bac. Ils n’avaient plus rien d’un couple depuis longtemps. Après la disparition de leur fils, leur mère a d’abord fait ce qu’elle savait faire le mieux : s’effondrer. Puis, comme à son habitude, elle s’est relevée d’un coup. Elle n’a jamais cherché Julien. À ses yeux, il était perdu. Définitivement perdu. Après avoir tant et tant de fois menacé de tout abandonner, elle est passée à l’acte. Elle a quitté son mari pour un autre homme. Ensemble, ils ont déménagé en Bretagne, à l’autre bout du pays. Selon ses dires, elle y a trouvé un équilibre, une spiritualité, une paix qui, jusque-là, lui avaient fait défaut. Romain n’a jamais su si elle disait vrai. Il ne pouvait pas s’empêcher de se méfier d’elle, notamment à cause de son habitude de ne jamais reconnaître ses torts et de refuser de s’excuser. Ce qui est certain en revanche, c’est que la vie d’avant est devenue totalement étrangère à sa mère.
Lui a quitté Marican pour sa première rentrée universitaire. Il a pensé ne jamais pouvoir surmonter une telle épreuve. Il a compris ce que signifiait être déraciné. Il en a pleuré jusqu’à épuisement, les jours et les nuits qui ont précédé son départ puis dans le train qui l’a emmené à Paris et enfin dans sa minuscule chambre de la cité universitaire de Versailles. Or, dès le lendemain, c’était fini, il ne pleurait plus. L’attachement viscéral qui le reliait à leur maison, à leur quartier, à leur montagne, cet attachement que la disparition de Julien n’était pas parvenue à flétrir n’existait plus. Il était mort dans la nuit. Il s’est alors senti libre. Les barrières se sont refermées dans son dos, lui interdisant tout retour en arrière, mais cela lui convenait ainsi.

Romain promet à l’infirmière de faire le plus vite possible. Il quitte Orléans et couvre les huit cents kilomètres dans l’après-midi, pour se présenter au service de réanimation de l’hôpital de Marican à la nuit tombée. On le conduit au chevet de son père. Celui-ci est allongé à l’intérieur d’un box vitré, si étroit qu’on ne peut même pas poser une chaise entre le lit et la cloison. Il prend d’abord le bruit rauque qui emplit l’espace pour celui d’un radiateur détraqué ou d’une de ces machines abominables qui hantent de tels endroits. Avant de prendre conscience qu’il provient de la gorge du mourant.
Ce n’est qu’ici, avec cet atroce ronflement dans les oreilles, qu’il ressent quelque chose. Depuis le coup de fil de l’infirmière, il n’y a rien eu, même pas pour s’en foutre. Maintenant, il y a l’effroi. Et, rapidement après l’effroi, il y a le chagrin.
Son père ressemble encore à son père, le visage peut-être un peu plus creusé. Il ne s’approche pas. Il ne lui dit rien. Il ne prend pas sa longue main sèche dans la sienne. Il ne dépose aucun baiser sur son front. Il se contente d’être ici, à le regarder mourir après qu’on l’a débranché.
Il cesse de vivre à 2 h 15. Le médecin de garde annonce l’heure à haute voix. On demande si la dépouille doit être ramenée chez elle ou si elle reste à la morgue. Romain n’hésite pas une seconde : son père doit rentrer à la maison. Le délai pour la levée du corps étant de trois heures, il part devant après avoir signé les papiers. Il traverse la ville au milieu de la nuit. Parvenu à l’entrée du Clos-Margot, il ralentit, de crainte que le lotissement ne lui refuse le passage. Il y pénètre comme on pénètre dans une place forte, profitant d’une brèche dans la muraille et d’un relâchement de la surveillance au bénéfice de l’heure tardive.
Il se gare en face de ce qui avait été chez eux, au numéro 4 de la rue Pierre-Pousset. Au moment du divorce, son père s’est battu pour ne pas vendre cette maison. Après avoir obtenu gain de cause, il lui a confié un jeu de clés, lui affirmant qu’il serait toujours chez lui. Il se trompait. Chez lui, Romain n’y était plus. Les clés n’ont jamais quitté le fond des boîtes à gants de ses voitures successives. Il va les utiliser pour la première fois.
Ces lieux l’ont fait. Adolescent, ils étaient comme un point de ralliement éternel, l’endroit où retrouver Julien quand il serait décidé à réapparaître. Mais aussi celui à regagner, à la fin de sa route. Depuis, cette idée s’est effacée et rien ne l’a fait renaître. Ses rares retours ont toujours été douloureux. Le quartier était différent. Il ne l’aimait plus. La rivière était encore plus grise, plus sale et plus coléreuse que dans ses souvenirs. La Tourbière n’était plus qu’une friche malodorante, minée de merdes de chiens et infestée de moustiques. La montagne noircissait. La maison était plus petite, recroquevillée, blafarde, ployant sous les années qu’elle ne portait pas bien.
Son père n’y a pas fait de travaux, si ce n’est le strict nécessaire. L’intérieur est devenu austère. Les meubles Louis XV dont sa mère raffolait ont été remplacés par d’autres, plus fonctionnels, plus froids, plus anguleux et surtout moins nombreux. Les cadres, les bibelots et les rideaux ont été retirés. Leurs ombres restent imprimées sur les murs. De son ancienne chambre ne subsistent qu’une pièce repeinte en blanc, une cantine métallique posée dans un coin, renfermant quelques affaires qu’il a abandonnées, et son ancien lit, matelas replié sur lui-même et calé par une chaise renversée. Celle de Julien, également repeinte, est en revanche vide. Leur père ne l’a pas transformée en mausolée. Il se doutait que, le jour où il retrouverait son aîné, les choses ne recommenceraient pas là où elles s’étaient interrompues, et qu’entretenir ce qui n’était plus ne servait à rien, sinon à souffrir.
Il n’a pas conservé cette maison trop grande pour lui par esprit de revanche ou par sentimentalisme. Lors d’une de leurs rares conversations, il a avoué à Romain avoir su très tôt que c’était ici qu’il voulait mourir. Son fils était pourtant persuadé qu’il n’avait jamais cherché qu’à la fuir. D’abord happé par son travail, puis par son enquête. Il ignorait qu’il puisse y être attaché à ce point. Néanmoins, il a compris ce qu’il voulait dire. Et il l’a envié d’avoir trouvé l’endroit d’où ne jamais partir. Tout en lui reprochant de ne pas le lui avoir confié plus tôt.
Romain n’a jamais eu à s’occuper d’un mort. Il ne sait pas ce qu’il est censé faire, s’il doit préparer sa chambre, ses vêtements… Il se contente d’ouvrir les volets et d’allumer partout, … »

Extrait
« Je confesse une vilaine habitude: j’espionne. Depuis que j’ai fait le tour des maisons à la recherche de WXM, j’y reviens. Au début, c’était pour confondre leurs habitants. Je n’ai rien pu saisir. Sinon que Madeleine vit dans une forteresse donnant sur la baie Sainte-Anne à Trégastel ; qu’Élise-la-Discrète vit au rez-de-chaussée d’un petit immeuble aux environs du stade, qu’elle allume la télé dès qu’elle rentre chez elle, ferme son volet roulant avant la tombée du jour et ne semble ressortir que pour venir à l’atelier du jeudi soir ; que Mina a pour demeure le ventre d’un ancien bateau de pêche et qu’elle doit retourner à la capitainerie du port dès qu’elle a besoin de se doucher ou d’aller aux toilettes ; que l’Ours-Rodolphe a retapé une minuscule maison sur l’Île-Grande et qu’il flaire vite les intrus parce qu’il est sorti sur le pas de sa porte le matin où je me suis aventurée chez lui et qu’il a grogné: «Qui est là?» d’un ton qui m’a tout simplement donné envie de fuir à jamais ; qu’Heckel et Jeckel sont aux petits soins pour leur jardin, pour leurs murs, pour tout ce qui est chez elles, livrant une guerre sans merci au moindre détail qui cloche ; que, pour rien au monde, je ne vivrais à nouveau dans un lotissement et dans une maison comme ceux de Jacasse.
Mais j’en reviens sans cesse aux maisons de Lizzie et de Reagan. Comme je sors marcher le matin de très bonne heure puis tard le soir, je les place volontiers sur mes itinéraires. Pas tous les jours, mais souvent. Je tiens mon excuse. Je fais une halte de quelques minutes. Il arrive que ça s’éternise davantage.
À Lan Kerellec, j’aime la lumière. Naturelle ou électrique, elle est toujours présente. Je ne me suis pas trompée sur le feu de cheminée, le plaid et les livres sur le canapé. Un peu plus sur le vin et les sorties régulières sur la terrasse. Lizzie chez elle, c’est une vraie chorégraphie faite de lenteurs et d’accélérations, des gestes amples, posés, assurés. » p. 105-106

À propos de l’auteur
CARAYON_Christian_DRChristian Carayon © Photo DR

Christian Carayon est un auteur français, originaire du Sud-Ouest; agrégé d’histoire, il enseigne en lycée depuis plus de vingt ans. Son premier roman, Le Diable sur les épaules, a été finaliste du prix Ça m’intéresse Histoire. Il a ensuite signé chez Fleuve noir Les Naufragés hurleurs (2014), Un souffle, une ombre (2016) et Torrents (2018). Les Saisons d’après est son cinquième roman. (Source: HC Éditions)

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Quatre murs de granit

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En deux mots
Ella, Juliette et Pierre, amis d’enfance, choisissent de passer la période de confinement avec leurs conjoints dans une maison isolée du Cotentin. Des retrouvailles qui vont très vite s’accompagner de tensions, avant qu’un drame ne vienne faire exploser le petit groupe.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Petit confinement entre amis

Pour son premier roman, Emma de Foucaud a choisi de rassembler six personnes dans une maison isolée du Cotentin. Un huis-clos qui va virer au drame, au fur et à mesure des confidences échangées autour d’un lourd secret. Machiavélique!

Trois couples confinés en Normandie. Dès l’annonce des mesures sanitaires, Ella a proposé à Juliette et Pierre, ses amis de lycée, de venir la rejoindre avec leurs conjoints respectifs aux Embruns pour passer ensemble cette période difficile.
Juliette et Marcus quittent leur domicile haussmanien au volant de leur Audi tandis que Pierre et Malik prennent l’avion depuis Toulouse pour rejoindre le Cotentin.
La première soirée est joyeuse et très arrosée. Les trentenaires ont visiblement laissé derrière eux leurs appréhensions pour essayer de se construire une parenthèse enchantée sur la côte normande.
Mais le rêve va très vite virer au cauchemar.
Au fur et à mesure que les jours s’écoulent, les problèmes et les secrets des uns et des autres vont apparaître et tendre l’atmosphère. Les appels passés en toute discrétion par Marcus avec son assistante Évelyne restée à Paris et qu’il a de la peine à joindre en raison d’une connexion très aléatoire. Le traumatisme engendré par la guerre en Syrie que Malik a réussi à laisser derrière lui, mais qui resurgit chaque nuit et que Pierre ne peut empêcher. Une impuissance qui le mine tout autant que ses problèmes physiques. Devant son jeune amant, son embonpoint et son souffle court lui font honte. Tom n’est pour sa part pas l’hôte le plus expansif et ne montre pas le même enthousiasme qu’Ella à vouloir un enfant. Est-ce parce qu’il se sent coupable d’un moment d’égarement un soir de Nouvel An?
Pour son premier roman, Emma de Foucaud a parfaitement réussi la montée dramatique de ce psychodrame. En quelques jours, chacun des protagonistes va se voir confronté à ses démons, le virus qui se propage ajoutant également de l’incertitude et de la peur.
Un extrait de journal intime va semer encore davantage le trouble auprès du lecteur qui va se demander qui peut bien en être l’auteur, qui porte en lui le poids de la mort d’Édouard et ce «sourire ravageur qui transperce mon âme et déchire mon cœur dans une blessure délicieuse.»
Dans ce huis-clos de plus en plus étouffant chacun va dès lors épier l’autre, tenter de comprendre quels enjeux se dissimulent derrière les faits et gestes de ces trois couples aux failles de plus en plus béantes. Il y a de l’Agatha Christie des Dix petits nègres derrière ces Quatre murs de granit. Mais il y a d’abord la naissance d’une romancière à l’écriture addictive qui a compris comment ferrer son lecteur.
Emma de Foucaud, retenez bien ce nom!

Quatre murs de granit
Emma de Foucaud
Éditions Paul & Mike
Premier roman
260 p., 16 €
EAN 9782366511383
Paru le 8/10/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Cotentin, en venant notamment de Paris et de Toulouse..

Quand?
L’action se déroule de nos jours, plus précisément en mars 2020, durant la période du premier confinement.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ella, Pierre et Juliette sont amis depuis le lycée. Confinés pour raison sanitaire aux Embruns, une vieille maison en bord de falaise aux confins du Cotentin, les trois trentenaires et leurs conjoints respectifs vont rapidement affronter un virus bien plus pernicieux. Au rythme des assauts de la Manche, au cœur des rires et des tempêtes, les premiers symptômes se propagent: secrets et non-dits, jalousie, trahison, rancœur et amertume. L’épidémie n’épargnera personne et les Embruns menaceront à tout moment de basculer…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
La Presse de la Manche
Blog de Philippe Poisson

Les premières pages du livre
J’ai trop bu. Ma tête tourne et mes jambes peinent à me porter. À chaque fois, c’est la même chose : je bois bêtement pour tenter de t’oublier, mon Édouard.
La nuit est claire et apparemment, d’autres que moi ont voulu voir les étoiles. En contrebas, deux silhouettes se distinguent, éclairées par l’écume étincelante de cette mer d’hiver.
Je le reconnais. Ses cheveux bruns et longs, ses épaules sculptées par le travail en plein air. J’ai vraiment trop bu. La nausée me saisit et je m’affale dans les hautes herbes. Je dois respirer lentement, fermer les yeux, me concentrer sur les sons. Ne pas sombrer. Ne pas vomir. Par-dessus l’assourdissant ressac des vagues qui s’écrasent contre les jupes de cette maudite falaise, je discerne les explosions de ses cris, à elle. Des cris de délivrance, de jouissance, de supplication. Faites que cette fois-ci, le rêve soit exaucé, semble-t-elle hurler.
J’ai beau tendre l’oreille, je n’entends rien venant de lui, par contre. Aucun râle, aucun souffle, aucun mot. Comme s’il était absent. Comme s’il était ailleurs. Comme s’il avait abandonné tout espoir d’être entendu.

*****
15 mars, Paris
« Mais qu’est-ce que tu fous? On va se taper les bouchons, si ça continue ! » rugit Marcus du bas de l’immeuble cossu qu’ils s’apprêtaient à quitter pour une période indéterminée. Le moteur de l’Audi sportive ronflait déjà depuis plusieurs minutes, prêt à vrombir vers la Normandie où Juliette et lui étaient attendus dès ce soir. Le coffre était plein et Marcus n’était pas peu fier d’avoir réussi à tout faire rentrer. L’organisation, c’était sa plus grande force. Ne jamais rien laisser au hasard, son credo. « JULIETTE ! » s’égosilla-t-il au bord de la crise de nerfs, en direction des doubles fenêtres encore entrebâillées. « Si tu ne descends pas, tu nous rejoins en train, merde ! »
Juliette arrosait les dernières plantes dans le petit salon. « À bientôt, mes belles », se surprit-elle à murmurer, presque émue. Ses compagnes végétales, elle en prenait grand soin, les bichonnait, les aimait. Témoins silencieux de son quotidien, elles trônaient gracieusement sur chaque étagère, posaient au centre de chaque guéridon, tombaient en cascade du bord de chaque cheminée. Les quitter sans certitude de les retrouver en vie constituait un déchirement. Et cela, Marcus ne le comprenait pas, lui qui préférait les fleurs coupées, celles que l’on expose puis que l’on jette une fois fanées.
Juliette reposa son arrosoir en cuivre à sa place, sur le plan de travail en marbre de la cuisine, et ferma les yeux pour y emprisonner une larme qui souhaitait s’échapper. Une de plus. L’excitation et l’angoisse s’entremêlaient à l’approche de ce séjour inattendu, ce confinement au fin fond du Cotentin, en bord de falaise.
La portière côté passager à peine claquée, Marcus accélérait déjà, tout droit, en direction de l’autoroute A13. Juliette n’avait même pas eu le temps, à travers la vitre, de jeter un dernier regard à leur immeuble, à leur rue. Rue qu’elle avait découverte cinq ans auparavant, lorsque Marcus avait finalement consenti à retirer des yeux de la jeune femme ses mains qui formaient un bandeau opaque. « Tadaaaa ! » avait-il lancé gaiement. Tellement sûr de lui. Ses deux bras tendus vers le deuxième étage de cet ancien hôtel particulier. Il portait le menton haut, fier d’avoir pu offrir un appartement de rêve dans ce quartier chic à sa belle et jeune épouse.
Elle se souvenait encore de ce qu’elle portait en ce matin d’été. Une robe Claudie Pierlot rose pâle qui, paraît-il, épousait ses formes harmonieuses à la perfection. Elle le savait, son âge d’or se conjuguait au passé. La teinture blond miel cachait avec efficacité ses premiers cheveux blancs aux yeux de tous, mais son âme vieillissait. Marcus refuserait de l’admettre s’ils en discutaient, pourtant son regard sur sa femme était moins étincelant qu’auparavant, lui-même las de n’être croisé et considéré qu’en de rares occasions. Alors chaque soir, tous deux rejouaient la même pièce de théâtre, celle d’un couple élégant mais terni, avec pour décor leur grand appartement haussmannien, dont la noblesse des moulures au plafond et du parquet à chevrons semblait, elle, résister non sans ironie aux affres du temps.
La conduite sèche et sportive de Marcus fit sortir Juliette de sa rêverie mélancolique.
« J’espère qu’on ne va pas s’entre-tuer au bout de deux jours, enfermés à six dans cette baraque glauque », grimaça-t-il en redémarrant vigoureusement à la sortie du péage.
« Tes si bons amis ne se sont pas précipités pour nous offrir une chambre dans leurs villas en Corse ou leurs chalets suisses, je te signale », soupira Juliette, déjà épuisée.
Quelques heures plus tard, le couple roulait en silence à travers le bocage normand, un tapis vert émeraude aux reflets roux qu’offrait généreusement, à ceux qui savaient l’apprécier, ce crépuscule de printemps.

15 mars, Cotentin
Depuis ce matin, Ella s’affairait à nettoyer la maison de fond en comble. Tom, lui, était parti faire un plein de courses au village voisin, à bord de la vieille Kangoo qu’ils conservaient malgré ses 280 000 kilomètres au compteur, dans l’optique d’un futur agrandissement de la famille.
La répartition des tâches comme la répartition des chambres avait été évidente. Malik et Pierre, toujours accommodants, dormiraient dans le cabanon du jardin, cosy et chaleureux quoique sommaire, tandis qu’Ella et Tom conserveraient leur chambre vétuste du rez-de-chaussée. La petite pièce attenante au séjour avait été autrefois la chambre de la grand-mère d’Ella. Et même si, depuis le décès de celle-ci quelques années plus tôt, des couches de peinture successives avaient été appliquées sur le lambris pour apporter plus de lumière, les piles de livres anciens et la collection de toiles colorées ayant appartenu à la vieille dame faisaient encore déborder les étagères, conférant au lieu un charme désuet. Au fond, la baie vitrée s’ouvrait sur le jardin fleuri. Ainsi, elle permettait aux tourtereaux de s’enquérir, dès le réveil, du temps qu’il faisait, et d’adapter le programme de leur journée en conséquence. Les caprices de la météo normande imposaient aux autochtones de savoir vivre l’instant présent, d’accepter d’abandonner une lecture ou une activité de bricolage au profit d’une balade au soleil.
Cette organisation de la maisonnée laissait donc libre la grande chambre d’amis située à l’étage, que Tom et Ella avaient retapée en suite tout confort l’été dernier. Ils avaient en effet pour projet de la louer à des vacanciers à partir du mois de mai, pour la saison touristique. Disposant d’un dressing sur mesure, d’un lit gigantesque et d’une vue imprenable sur la bruyère, la falaise et la mer, la chambre permettrait sans nul doute à Juliette et Marcus de moins souffrir du choc de laisser derrière eux le luxe de leur palace parisien.
Ella en avait pleinement conscience lorsqu’elle avait proposé à sa plus ancienne amie, Juliette, de les rejoindre pour se confiner jusqu’au recul de l’épidémie : Marcus détestait cette vieille maison branlante et isolée en bord de falaise, loin de toute agitation. Lui qui dirigeait sa vie d’une main de maître ne supportait ni les grains de sable qui, malgré toutes ses précautions, se glissaient inlassablement dans ses draps, ni de partager son habitat avec des araignées qui, sans invitation, tissaient leurs toiles aux recoins des fenêtres craquelées. Il ne se gênait pas pour se plaindre, à sa manière, du manque de confort auprès de ses hôtes. Ses réflexions à peine camouflées sous un voile d’humour grinçant avaient le don d’agacer Ella. Les séjours de Marcus et Juliette étaient d’ailleurs un peu plus courts chaque année. Au 31 décembre dernier, ils n’étaient restés qu’à peine vingt-quatre heures aux Embruns. Marcus avait prétexté une urgence professionnelle pour faire rugir son moteur et filer, dès l’après-midi du premier janvier, jusqu’aux tours scintillantes du quartier de la Défense.
Car Les Embruns, comme le confirmait le panneau de bois rongé par les vents planté au bout d’un tortueux chemin de terre et de sable, étaient une maison qui, si elle avait été humaine, aurait eu l’apparence d’une vieille dame. Tremblotante, certes, mais solide dans sa chair et dans ses os. Porteuse de souvenirs intacts.
Des vieux murs de granit se dégageait encore parfois une odeur âcre, un mélange d’humidité et d’iode, et le vent s’engouffrait fréquemment entre les tuiles d’ardoise les soirs de tempête. Cependant, cette maison, Ella et Tom l’aimaient. Ils avaient sacrifié une vie rangée, un quotidien parisien pour elle, et pour se rapprocher des racines d’Ella, afin que cette dernière puisse enfin vivre de sa passion, la photographie, et pour que Tom puisse lancer son affaire, un restaurant bio qui tournait à plein régime d’avril à octobre depuis maintenant trois ans.
À l’annonce des mesures de confinement, l’idée d’inviter leurs meilleurs amis à se joindre à eux pour se protéger de l’épidémie avait émergé très rapidement. Quelques coups de fil plus tard, la chose était entendue. Ils cohabiteraient aux Embruns, à six, confinés, en communauté. Jusqu’à ce que la vie de chacun puisse reprendre son cours.
Ella s’assit quelques instants sur une chaise en paille pour souffler et admira avec satisfaction le résultat de ses efforts : le lavabo du cabanon étincelait, deux pimpants bouquets de pâquerettes agrémentaient les tables de chevet, les draps sentaient le propre et l’air marin qui s’engouffrait par la fenêtre ronde au-dessus du lit assainissait nettement la pièce. Malik et Pierre, qui devaient arriver dans la soirée, seraient bien installés. Elle regarda sa montre : 18h32. Marcus et Juliette devaient désormais avoir dépassé Caen et seraient là dans une heure et demie.
Par la fenêtre entrouverte, le ronflement de la Kangoo se fit entendre et se rapprocha de la propriété. La vieille voiture apparut au bout du chemin de terre. Ella se précipita à l’extérieur du cabanon, longea le flanc de la maison et traversa la terrasse de gravier pour accueillir Tom qui, déjà, déchargeait des sacs pleins à craquer.
« Tu as dévalisé le magasin ? » lança joyeusement Ella tout en s’emparant avec force d’un pack de lait.
« On pourra tenir à six pendant plusieurs semaines, oui ! » répondit Tom. Il se pencha pour déposer un tendre baiser sur le front d’Ella.

15 mars, aéroport de Toulouse-Blagnac
«Bon voyage, Monsieur», sourit l’hôtesse avec une grâce toute déconnectée de la paranoïa ambiante.
Malik était nerveux. Il détestait les aéroports. Si certains les associaient volontiers à des moments joyeux, des départs en vacances, des voyages de noces, lui n’y voyait que le déchirement des au revoir et la blessure des non-retour.
« Nous n’avons qu’une heure de vol, ne t’inquiète pas », lui glissa Pierre. Le jeune homme cherchait à deviner ce qui se tramait derrière son regard de velours. Son amoureux avait connu la guerre, la peur, les deuils et, malgré un sourire sans faille et des épaules solides, les cicatrices de son âme demeuraient à vif, cinq ans après les faits.
Pierre prit place le premier à bord de l’avion, côté hublot. En apercevant les reflets du soleil sur le macadam détrempé par l’averse qui venait de s’abattre sur la ville rose, il imagina un instant qu’il quittait Toulouse pour la dernière fois. Cette idée le fit frissonner. Après tout, le confinement ne durerait sans doute que quelques semaines, pas plus longtemps que des vacances, tenta-t-il de se raisonner. Le président avait tenu un discours grave, certes, mais les effets de restrictions aussi drastiques ne tarderaient pas à se sentir. Pierre en était certain.
Le trentenaire avait donc dit oui tout de suite à son amie Ella, après son coup de fil de la veille, et s’était empressé de faire les valises. Il connaissait bien Les Embruns et savait que l’on ne s’y ennuyait jamais. D’ailleurs, il y a deux ans, pour le premier séjour normand de son conjoint peu de temps après leur rencontre, Malik et lui y avaient passé deux semaines pluvieuses sans quasiment pouvoir mettre le nez dehors. Les habitants des vieux placards, jeux de société, puzzles, et livres en tout genre s’étaient alors révélés être des compagnons d’isolement fort utiles.
Pierre connaissait Ella et Juliette depuis les années lycée. Fondamentalement différents les uns des autres, ils avaient pourtant eu un coup de foudre tous les trois. Unis comme un seul être, conscients d’être simplement différents de tous les autres.
Les années passant, ils avaient bien sûr évolué sur des chemins éloignés et la brillance de leur amitié s’était aujourd’hui quelque peu ternie. Cependant, par respect pour cette complicité ancienne, ils continuaient de se retrouver avec plaisir tous les trois, comme au bon vieux temps, à la moindre occasion. Après tout, les amis de longue date n’étaient-ils pas simplement condamnés à honorer religieusement une union passée, en ignorant la force du présent qui ne cesse de ronger des liens déjà distendus ?
Qu’importe, se dit Pierre. Pour quelques jours, chacun ferait l’effort de mettre la focale sur ce qui fédère, sur ce qui rassemble, pour que ce confinement se passe au mieux. La maison était d’une taille correcte et cette fois-ci, Pierre en était sûr, Malik et lui seraient installés dans la grande chambre d’amis du premier étage. Ella avait tout d’une mère lorsqu’il s’agissait de recevoir ses amis et de montrer des attentions équitables, même si son ventre n’avait pas encore abrité la vie. Chacun son tour, après tout. Juliette et Marcus auraient ainsi tout le loisir de s’écharper, isolés dans le cabanon, sans nuire au reste du groupe.
Le vrombissement des moteurs de l’A319 retentit soudain. Malik transpirait à grosses gouttes, les yeux clos. Bien que profondément athée, le jeune homme semblait toujours prier lors d’un décollage. Quel film atroce pouvait bien se jouer derrière ses paupières ? Quelles images horrifiantes de la guerre en Syrie étaient encore emprisonnées dans le donjon fortifié de sa mémoire ?
Alors que l’avion s’élançait sur la piste et quittait terre, Pierre prit la main de son compagnon, une fois de plus, pour lui signifier dans l’unique langue qu’ils partageaient pleinement, celle du cœur, qu’il était là pour lui.

*****
10, 9… Nous voilà agglutinés dans cette salle des fêtes, trop étroite pour contenir nos chants, ivres d’alcool et soûls d’insolente jeunesse. Les corps se frôlent sans pudeur et s’enroulent au rythme de la dance music du moment. Mais moi, statique, je reste en tétanie. Je n’ai d’yeux que pour toi, mon Édouard.
8, 7… Tu quittes la pièce pour fumer une cigarette à l’extérieur. Je dois tenter quelque chose. Tu es tellement beau, mon ange. Les éclats de rire que tu m’offres depuis le début de la soirée me transpercent à chaque fois d’une douleur que je goûte pleinement. Ils me manquent déjà.
6, 5… Je te rejoins sur le parking. Gauche, incapable de parler. Si seulement j’osais t’avouer… Si seulement j’avais le courage de partager ces sentiments qui me tourmentent.
4, 3… Nous n’avons même pas vingt ans, mais je sais que je n’aimerai plus jamais comme je t’aime, là, maintenant. Maintenant.
2, 1… C’est maintenant, mon amour.

*****
15 mars, Cotentin
Vers 20h, la nuit était déjà tombée et Marcus faillit manquer le dernier virage qui menait aux Embruns.
« C’est vraiment le trou du cul du monde, ici ! » maugréa-t-il en tentant d’éviter les nids-de-poule qui jalonnaient l’interminable chemin de terre sinuant jusqu’à la maison. Quelle idée d’aller s’enfermer dans cette bicoque nichée au bout du monde, quasiment plantée au bord d’une falaise escarpée surplombant une mer furieuse, pensa-t-il.
Un dernier coup de volant et l’Audi passa le vieux portail en fer forgé blanc. Autrefois majestueuse, la grille était aujourd’hui grignotée par la rouille. La peinture écaillée lui donnait même un aspect plus que délabré. Marcus gara sa voiture sur les graviers devant la maison et fit grincer le frein à main d’un coup sec.
Ella et Tom se tenaient dans l’embrasure de la porte d’entrée, bras dessus, bras dessous, tout sourire. Juliette se précipita hors du véhicule, inspira une grande bouffée d’air marin et salua chaleureusement ses hôtes.
Marcus, quant à lui, soupira, se déplia hors de son habitacle, et entreprit de vider le coffre. Tom ne tarda pas à le rejoindre et, sans un mot, lui tapa amicalement l’épaule pour lui souhaiter la bienvenue dans son havre de paix.
Quelques minutes plus tard, les valises et sacs du couple étaient déposés dans la chambre d’amis du premier étage grâce aux allers-retours de Tom, qui avait insisté pour mener cette tâche seul, avant de regretter sa proposition. En effet, Juliette n’était pas du genre à voyager léger.
Avant de redescendre, Tom parcourut la pièce du regard. Ella et lui avaient vraiment fait du bon travail en créant cette suite, se dit-il, avant de se corriger. Ella, surtout. Les peintures, les matériaux, l’agencement des meubles, tout avait été soigneusement réfléchi par son épouse, qui avait décidément un goût indiscutable en matière de décoration et un courage indéniable pour abattre des quantités surhumaines de travail sans jamais rechigner face à l’effort.
Cette chambre mansardée avait pour vue l’immensité de l’horizon. Elle attirerait vite des dizaines de touristes, ce qui permettrait de renflouer le compte commun du couple qui faisait grise mine. Tom se mit à espérer que d’ici un an, il aurait les moyens d’acheter une nouvelle voiture, pas aussi clinquante que celle de Marcus, bien sûr, mais plus élégante que son vieux tacot. Et pourquoi pas, un jour, se permettre enfin d’envisager un séjour dépaysant ? Ailleurs, loin des Embruns.
Les rires des deux amies qui résonnaient à l’étage inférieur rebondirent contre les cloisons. L’homme quitta la pièce, conscient qu’il était attendu pour servir l’apéritif. De plus, Malik et Pierre allaient arriver d’une minute à l’autre.

15 mars,
«Servez-vous bien, j’en ai cuisiné pour douze!» clama gaiement Ella à la cantonade depuis la cuisine sens dessus dessous.
Marcus s’empara sans attendre du plat de gnocchis encore fumant et remplit copieusement son assiette alors que Tom faisait déjà sauter le troisième bouchon de la soirée. « Bon confinement à tous, les copains ! »
«Santé!» répondirent en chœur les convives dans un tintement général de verres dépareillés. Ella avait en effet à cœur d’utiliser la vieille vaisselle de ses ancêtres dont la moitié des pièces étaient ébréchées, fêlées ou rayées, et elle refusait toujours de se faire offrir des services complets à ses anniversaires. L’éclectisme revenait même à la mode dans les magazines déco, alors pourquoi s’embêter, répétait toujours la jeune femme.
La soirée battait son plein et chacun, en ce premier soir d’isolement, semblait faire contre mauvaise fortune bon cœur. La musique, des tubes des années 90, et les rires perçaient les murs de granit, se mêlant au bruissement des feuilles de pommiers chahutées par le vent.
Une fois le repas terminé et quelques bouteilles descendues, Marcus, Malik et Tom se regroupèrent au coin du feu dans le salon, pour écouter des vieux albums de Pink Floyd, lovés dans de confortables fauteuils, tout en partageant un cigare apporté par Marcus. Après tout, ils avaient, pour la forme, proposé leur aide et ces dames avaient refusé. Marcus relata aux deux hommes son récent déplacement professionnel à Tokyo, vantant les mérites d’une ville bouillonnante qui ne dormait jamais, sans réaliser que ses camarades l’écoutaient plus par politesse que par réel intérêt.
Pierre, quant à lui, desservait silencieusement la table pour apporter les dernières piles d’assiettes à Ella et Juliette qui faisaient la vaisselle tout en papotant.
«Je peux m’incruster, les filles?» sourit Pierre en passant la tête par la porte de la cuisine.
« Mais bien sûr, mon chat », s’amusa Juliette tout en réarrangeant son chignon. « À peine quatre heures au bord de la mer et mes cheveux commencent déjà à me déclarer la guerre ! » lança-t-elle plus pour elle-même que pour ses amis, tout en se mirant dans le reflet de la fenêtre.
« Il va falloir t’y faire, ma belle. Ici, la mode n’est pas au lissage brésilien », ricana Ella en plongeant ses avant-bras dans le bain d’eau savonneuse de l’évier, avant de continuer : « Au fait, Tom a fait les courses cet après-midi, mais il a complètement oublié d’acheter tampons et serviettes. Nous devrons retourner au magasin demain. »
Pierre prit un air dégoûté en saisissant, résigné, un torchon sec. Il se mit à essuyer la pile de verres qui, en équilibre précaire, menaçait de s’écrouler d’une seconde à l’autre. « Moi qui pensais interrompre une conversation croustillante… je me retrouve à parler Tampax et Always Ultra dans une cuisine qui sent le graillon. Merci, les copines ! »
Ella rit à gorge déployée et éclaboussa du bout des doigts son ami Pierre. Elle se sentit heureuse, en cet instant, de retrouver la complicité qui liait ce trio depuis l’adolescence. « On va vivre les uns sur les autres, il va falloir t’endurcir, chaton ! »
À l’écart, Juliette réajusta son tablier, tout en sentant, étrangement, un frisson la parcourir. L’obsession qu’elle développait depuis des années à vouloir rester mince à tout prix et que sa psychanalyste qualifiait sans détour d’anorexie chronique avait, depuis fort longtemps, perturbé son cycle menstruel. Cependant, l’éclat de rire d’Ella venait de lui glacer le sang. Le souffle court, le cerveau en ébullition, elle s’éloigna pour ranger une carafe dans le buffet du séjour. Échouant à chasser les calculs qu’elle faisait défiler au fin fond de son crâne, elle réalisa soudain qu’elle n’avait pas eu ses règles depuis plus de deux mois.

15 mars,
Malgré le chant des vagues en contrebas et le ballet des branches de pommiers soulevées par le vent qui le berçaient habituellement, Tom n’arrivait pas à trouver le sommeil. À ses côtés mais tournée vers le mur, Ella ronronnait, épuisée par sa journée. Tom envia la capacité qu’avait sa femme à sombrer aussi vite dans un sommeil d’enfant.
Pourtant, deux heures plus tôt, après avoir enfilé son bas de jogging préféré, celui dont l’élastique était distendu depuis des années, elle s’était allongée à sa droite, avait glissé sa main sous son t-shirt, parcouru son torse, embrassé son cou, l’invitant à un rapprochement charnel. Tom le savait trop bien, Ella était en pleine ovulation et l’éconduire ce soir-là lui avait paru plus cruel que les fois précédentes. Malgré l’obscurité opaque qui enveloppait leur chambre, il aurait pu peindre avec précision la brillance de ses yeux au moment où Ella, glissant ses doigts vers le sexe de son mari, avait reçu de sa part ces quelques mots : « Pas ce soir. »
Blessée, déçue sans doute, elle s’était alors retournée sans un mot et avait rejoint les bras de Morphée, battue par sa fatigue.
Tom garda les yeux grand ouverts longtemps, visité sans cesse par le souvenir de sa lâcheté et par l’angoisse de son mensonge. Un léger tintement de cloches porté par les vents d’est retentit. Quatre heures sonnaient à l’église du hameau le plus proche, à deux kilomètres de là. Le minuscule patelin n’hébergeait qu’une centaine d’âmes à l’année, le triple en haute saison, mais la chapelle classée Monument historique siégeait fièrement en bordure d’une placette fleurie, centre névralgique de la commune.
La bâtisse, dont la fondation datait du XIIIe siècle et dont l’architecture était typique de la région, avait accueilli en son sein les deuils et les joies de la famille d’Ella depuis plus de dix générations. La grand-mère de la jeune femme reposait d’ailleurs dans le cimetière paisible et arboré qui était niché derrière l’église. Le couple s’était lui-même uni à quelques mètres de là, sous le regard protecteur d’une statue de Saint Louis en bois sculpté.
Ella voulait un enfant. Non. Plutôt, Ella voulait être mère. Et chaque mois, alors que le désir de maternité de sa femme se faisait de plus en plus impérieux, Tom sentait l’étau se resserrer plus fort autour de son cœur. Qu’est-ce qui clochait chez lui, bon sang ? Il avait épousé une femme forte, puissante, merveilleuse, qu’il aimait d’un amour tendre et pour qui il avait tout quitté. Pendant plusieurs années dont il avait savouré le goût de miel, Ella et lui firent l’amour sur la crique, dans le jardin sous les pommiers, ou au milieu des pots de peinture. Leur monde à eux semblait plus beau, plus vert que celui des autres. Le restaurant saisonnier qu’il avait ouvert marchait bien, leur projet de chambre d’hôtes allait bientôt voir le jour, ils étaient entourés d’amis formidables, bâtissaient chaque jour un quotidien épanouissant, et pourtant… Pourtant, sous ses yeux, la tournure que prenait son destin lui tordait l’estomac. En lui montait cette envie irrépressible de hurler. De crier à qui voudrait l’entendre sa peur de tout détruire.
Vers 5h, Tom tenta de se raisonner. Il devait avoir bu trop de vin, voilà tout. L’alcool avait tendance, chez lui, à créer un terrain fertile à la croissance de pensées noires. À moins que ses pensées noires déclenchent ses envies d’alcool, songea-t-il, en se remémorant cette nuit-là, lorsque son désespoir l’avait une fois encore poussé à boire plus que de raison. Des flashs de ce moment d’errance lui étaient même revenus sans prévenir cet après-midi, au supermarché. Il s’était stoppé net au beau milieu des rayons, son cœur s’emballant, cognant contre sa cage thoracique. Et de nouveau ce soir, au fond de son lit, il se sentit étouffer. Tom en était certain, il devait se reprendre en main, et vite. Se redresser, se contrôler et faire taire pour de bon cette sensation de fièvre qui sourdait en lui. Demain, il irait jardiner. Demain, il ferait l’amour à sa femme pour lui offrir un enfant. Demain, tout rentrerait dans l’ordre.

15 mars,
Les bombes et leurs déflagrations font vibrer les murs en crépi de la maison. Les cris des enfants des rues, le sang, la panique dans les yeux de Maman font vibrer ses entrailles. La poussière. La terre. Le sang. La poussière. La poussière…
« Mon cœur ? Mon cœur ? »
Malik, comme tous les matins, fut tiré d’un cauchemar par la voix douce de Pierre à son oreille et le contact de sa main réconfortante sur son épaule dénudée.
« Viens, le café est prêt. »
Pierre était adorable, toujours là pour lui, du réveil au coucher, mais suffisamment angélique pour ne jamais le lui faire remarquer. Déjà deux ans qu’ils s’étaient rencontrés et qu’ils filaient calmement le long d’une rivière d’amour heureuse. Malik en goûtait chaque seconde, sachant trop bien que le bonheur n’était pas distribué équitablement à tous les habitants de ce monde. Une seule fois il avait accepté de raconter à Pierre une version des circonstances de son départ de Syrie. Il lui avait décrit, froidement, sans pudeur, les scènes de mort qui avaient marqué son histoire au fer rouge, avec pour seule condition de ne plus jamais aborder le sujet. Pierre avait écouté, en larmes, en ami, en amour, puis respecté son choix.
Malik s’extirpa du lit avec énergie, dévoilant son corps nu musclé, affûté. Son corps jeune et vieux à la fois. Cette enveloppe de peau soyeuse était un spectacle dont Pierre ne se lassait pas et du coin de l’œil, Malik remarqua qu’encore ce matin, son compagnon l’étudiait avec désir. Il se sentit flatté de susciter toujours autant d’excitation chez son conjoint. Pierre n’était jamais avare de compliments sur son physique, même s’il les exprimait le plus souvent par des regards langoureux et des caresses affamées. Malik était bien plus pudique, se sentant davantage attiré par la chaleur humaine qui émanait de Pierre, comme si la générosité de son conjoint flamboyait tel un âtre accueillant, toujours réconfortant.
Une fois que Malik eut passé un jean et un sweat confortables, Pierre et lui sortirent du cabanon. De la main, ils saluèrent Tom, qui était déjà à quatre pattes au milieu du potager, en train de remuer une terre grasse et compacte.

16 mars,
Le petit déjeuner se déroulait dans la bonne humeur, comme si l’atmosphère détendue de la veille planait encore au-dessus de la tablée. Chacun des occupants des Embruns semblait faire des efforts pour illuminer l’intérieur du séjour du même éclairage que celui qui recouvrait l’extérieur d’un éclat ravissant. Seule l’ombre de Tom, qui allait et venait dans le jardin, glissait parfois sur les murs de la pièce à vivre.
Pierre se délecta d’une tartine généreusement beurrée tout en sirotant un café au lait brûlant et sucré. Il savait que ce régime régressif ne l’aidait aucunement à atteindre ses objectifs de perte de poids, mais il se promit de faire des efforts les jours suivants. Après tout, le confinement commençait à peine et il aurait largement le temps de perdre les dix kilos d’embonpoint qu’il stockait notamment dans son ventre arrondi. Même la vue du bol de fruits frais coupés en dés dans lequel Juliette piquait délicatement sa fourchette ne put le détourner du plaisir de sentir le beurre fondu dégouliner le long de ses doigts.
Malik se tenait à ses côtés et, comme à son habitude, ne dégustait qu’une humble tasse de café noir serré, sans sucre ni lait. Le jeune homme n’avait jamais faim au réveil, encore trop chamboulé par ses sommeils agités pour avaler quoi que ce soit. Cependant, malgré les mauvais rêves qui dévoraient ses nuits, Malik affichait toujours de grands sourires, déterminé à profiter pleinement de chaque journée que lui offrait la vie.
Marcus, quant à lui, se tenait à l’écart du groupe, scrutant l’écran de son smartphone, l’air renfrogné, à la recherche de réseau.
« Essaye le fond du jardin », lança joyeusement Ella, sentant bien que le mari de Juliette n’était pas loin de s’emporter. Depuis toutes ces années, la jeune femme s’était habituée à l’isolement imposé par la situation exceptionnelle de sa maison et elle s’en accommodait. Elle avait même l’habitude de dire que les mauvaises nouvelles trouvaient toujours le moyen d’arriver jusqu’à eux et qu’il était inutile d’aller à leur recherche. Cela dit, elle comprenait fort bien qu’un gérant de société tel que Marcus puisse avoir besoin de se connecter au reste du monde, ne serait-ce que pour donner des directives à ses collaborateurs en attendant son retour. De plus, Marcus était papa, puisqu’il avait eu une fille d’une première union, et la jeune femme ne pouvait cacher une certaine empathie vis-à-vis de cet homme d’apparence autoritaire. Son Hélène devait lui manquer, comme sa future progéniture manquerait à Ella si jamais un destin mesquin les séparait de force. « Le réseau est capricieux, ici », admit-elle en direction du mari de Juliette, avec douceur.
Tom et elle avaient plusieurs fois tenté d’installer une box internet aux Embruns, mais les coupures de connexion étaient si fréquentes par gros temps qu’ils avaient simplement décidé de faire l’économie de ces prélèvements mensuels inutiles. Ils se débrouillaient donc avec leurs téléphones portables respectifs qui, par endroits, parvenaient à recueillir un peu de 3G. La télévision, quant à elle, fonctionnait parfois, lorsque Tom traficotait les câbles dissimulés dans un placard du salon ou grimpait sur le toit pour en chatouiller l’antenne. Le téléphone fixe, lui, pleinement opérationnel, semblait tout droit sorti d’un autre âge et trônait sur un guéridon installé près de la fenêtre du séjour, comme s’il était conscient d’être l’unique intermédiaire entre Les Embruns et l’ailleurs.
Ella avala la dernière goutte de café qui tapissait le fond de sa tasse et jeta un coup d’œil interrogateur à Juliette, qui y répondit par un acquiescement silencieux. Les deux femmes se levèrent de concert et s’éclipsèrent discrètement par la porte principale, avant de monter à bord de la Kangoo et de filer à toute allure sur le chemin de terre.

16 mars,
Un soleil pâle brillait dans un ciel azur, imperturbable face aux assauts du vent qui balayait inlassablement la côte.
Avant le déjeuner, Marcus fit frénétiquement les cent pas dans le long jardin qui s’étalait derrière la maison. Le terrain était bordé de murets de pierres grises empilées et colmatées depuis près de trois siècles par un solide amalgame de sable, de débris de coquillages et de ciment. Ce jardin était immense, tapissé d’herbe grasse et moelleuse, et parsemé d’arbres fruitiers. Aux beaux jours, de nombreuses variétés de fleurs telles que des hortensias, des agapanthes et des jacinthes sauvages s’y épanouissaient pour le plus grand bonheur des visiteurs.
Le jeune homme ne s’émerveillait pourtant pas de cette nature luxuriante et tenait son bras droit tendu vers le ciel, en essayant de capter du réseau sur son smartphone.
« OK, donc on est carrément en Angleterre, maintenant ? C’est une blague ! » grommela-t-il, les dents et les poings serrés en voyant s’afficher sur son écran le nom d’un opérateur d’outre-Manche. Avoir accepté de vivre confiné avec les amis de sa femme pour faire plaisir à cette dernière, dans une baraque en ruine, passait encore. Mais ne plus recevoir de nouvelles du monde extérieur, du vrai monde, c’était pour lui intolérable. Après tout, il était le seul de la bande à subir de vraies pressions professionnelles.
Au fond du terrain, perché sur un tas de bois, il réussit enfin et non sans effort à obtenir une barre de son précieux opérateur téléphonique. Suffisamment pour recevoir trois SMS. Le premier était signé d’Hélène, sa fille de dix-huit ans, qui se plaignait une fois de plus d’être restée bloquée chez sa mère à New York. Faites des gosses, pensa-t-il. Les autres étaient d’Évelyne, sa secrétaire. Avant d’ouvrir ces deux-là, par réflexe, il vérifia que personne n’approchait.
« C’est difficile sans toi », disait sobrement le premier et « Appelle-moi », concluait le second. Nerveusement, Marcus se mit à pianoter sur le clavier tactile de son téléphone. « Bien arrivé en Normandie. Suis avec Juliette et des amis. Pas de réseau. J’essaye de t’appeler bientôt. » Marcus pressa du pouce l’icône « Envoyer », mais la chétive barre qui le reliait à son univers ultraconnecté avait déjà disparu. Il était bel et bien seul, sur un tas de bois humide, au fond d’un jardin normand.
« Qu’est-ce que je fous là… », soupira-t-il en essayant de descendre de sa montagne de bûches sans se casser une jambe. Avant de rejoindre le reste de la troupe qui s’agitait à préparer le déjeuner – sauf Ella et Juliette qui, elles, étaient parties accomplir une mystérieuse mission au supermarché –, Marcus s’accorda un moment de calme. Il revint sur ses pas et traversa le jardin de part en part en direction du cabanon. Une fois arrivé à la hauteur de l’abri décrépi, il ralentit sa marche. Heureusement qu’on ne nous fait pas pioncer dans cette cabane sordide, songea-t-il en affichant un air dégoûté. Puis il contourna le bâtiment principal, franchit la terrasse de gravier et le portail rouillé, pour finalement déambuler dans une friche d’herbes hautes et de fleurs sauvages. En quelques enjambées, il atteignit le chemin de terre qui menait au bord de la falaise, quelques mètres plus loin.
Là, debout face à l’horizon, il se surprit lui-même à fermer les yeux pour écouter les vagues mourir contre les flancs des rochers. Mourir, être englouties, puis finalement se reformer et revivre plus tard, plus fortes et toujours plus vigoureuses. Dommage que l’être humain ne puisse pas, comme les vagues, s’égrener, se recomposer et enfin renaître pour tout recommencer, pensa-t-il depuis son promontoire, au-dessus du vide.

*****
Il n’est que 8h du matin, mon Édouard, quand j’apprends la nouvelle. Un appel reçu de la part de ta grande sœur me tire d’un sommeil alourdi par l’alcool. Elle pleure. Ses sanglots aigus me font mal à l’oreille.
Moi, je ne dis rien. Je ne fais rien. Je ne pense rien. Et même rien ne sera plus jamais pareil. Tu étais ivre. La route était glissante. Évidemment, un 1er janvier. Quel con. Tu fonçais, tu fuyais. Ta moto a dérapé. Ma faute. Tout est de ma faute.

*****
16 mars,
Juliette avait insisté pour conduire la Kangoo sur le trajet du retour. Malgré les restrictions de déplacement dont la radio leur rabâchait les oreilles en grésillant, elle apprécia la sensation de ses deux mains posées sur le volant, en plein contrôle de son imminent destin. Au lieu d’emprunter le chemin de la maison, elle décida de prendre à droite au croisement, pour profiter, juste quelques minutes de plus, de cette semi-liberté. La courte virée au supermarché de Carville, situé à dix kilomètres des Embruns, n’avait pas suffi à la jeune femme. À Paris, les occasions de conduire se faisaient rares et, lorsqu’elle et son mari quittaient la capitale, Juliette laissait toujours à Marcus la primeur de s’amuser comme un gamin au volant de son bolide ultrapuissant.
Assise côté passager, Ella analysait scrupuleusement son ticket de caisse et ne se rendit pas compte que la voiture s’éloignait de leur destination initiale.
« Trois quarante la boîte de protège-slips ? Ils n’ont pas pris en compte mon bon de réduction, zut ! » s’étonna-t-elle à voix haute, ce qui ne manqua pas d’irriter Juliette. Les deux femmes, unies par une histoire commune, étaient comme les membres d’une même famille : condamnées à s’aimer profondément un instant, mais vouées à s’agacer mutuellement l’instant d’après. Comment son amie supportait-elle de perdre autant de temps pour des futilités ? Pourquoi s’acharnait-elle à se polluer l’esprit avec des détails aussi vains ? Décidément, les parcours que les deux camarades avaient embrassés depuis des années ne se ressemblaient en rien et chaque occasion de retrouvailles semblait mettre en lumière les différences qui les caractérisaient.
Bien sûr, Juliette avait conscience d’être parfois déconnectée des réalités économiques qui coloraient le quotidien de ses congénères, elle qui, sans travailler, avait accès à tous les plaisirs, à toutes les folies. De plus, elle savait qu’Ella avait choisi cette vie-là en connaissance de cause, qu’elle avait voulu s’installer à la campagne, loin de tout, en acceptant de tirer un trait sur une vie confortable et rangée. Mais tout de même, Ella et Tom n’étaient pas à quelques poignées de centimes près, si ? Que cherchait-elle donc, la tête penchée sur ce minuscule bout de papier ? Voulait-elle fuir une éventuelle conversation à cœur ouvert ? Échapper à une sordide révélation ? Pourquoi ne pose-t-elle pas ses yeux sur moi et ne devine-t-elle pas mon agitation, se demanda Juliette, de plus en plus crispée. Mais rien ne vint. Non, au lieu de ça, son amie de lycée préférait apparemment se conforter dans un isolement soi-disant volontaire, centrée uniquement sur ses ridicules problèmes provinciaux. Juliette n’en était pas certaine, mais si elle était bel et bien tombée enceinte, les conséquences en seraient catastrophiques. Comme la veille au soir dans la cuisine, elle sentit les cloisons se rapprocher d’elle et l’habitacle de la voiture l’emprisonner dans une cage bien trop exiguë pour contenir son angoisse.
Un virage un peu plus sec la surprit et elle se cramponna au volant. Comment osait-elle penser tout cela au sujet d’Ella ? Elle qui, gentiment, lui offrait un abri à durée illimitée et se démenait pour les accueillir dans les meilleures conditions ? Tu es une mauvaise personne, songea tristement Juliette en reprenant la route des Embruns.
« Tu as l’air fascinée par ce ticket de caisse », tenta-t-elle de glisser en souriant, comme un premier pas, comme le cessez-le-feu d’une guerre silencieuse dont la passagère n’avait même pas connaissance.
« Oh, Tom et moi vérifions toujours les totaux », Ella se força-t-elle à rire. « Plus par habitude que par nécessité ! » Ella chiffonna vivement le ticket et le fourra dans la poche de son manteau. C’était devenu le sien, aujourd’hui, mais c’était à l’origine un ancien blouson de Tom qu’elle lui avait chipé, comme bon nombre de ses affaires.
Ella devinait que dans la réflexion de Juliette se cachait une moquerie cinglante. Une flèche empoisonnée qui, comme toujours, l’atteignait parfaitement. Bien sûr, son amie désormais riche n’avait pas dû se préoccuper de ses fins de mois depuis des années, entretenue par son homme et flânant toute la journée dans son cinq pièces haussmannien en bord de Seine. Elle ne se préoccupait d’ailleurs de pas grand-chose, à part du fait de savoir quel repas du jour sauter pour conserver son petit 36. Au moins, Ella assumait fièrement sa taille 40, loin des diktats imposés par une vision masculiniste et dégradante du corps de la femme. Ses rondeurs militaient contre les injonctions relayées par la société. De plus, elle avait de vrais projets de vie, dont elle avait déjà réalisé une bonne partie. Elle vendait ses photographies naturalistes auprès d’agences touristiques de la région, elle retapait une maison pleine de charme, elle aidait son conjoint au restaurant pendant le pic de la saison… Mais alors pourquoi cette aigreur ? Où cette désagréable impression d’être toujours inférieure à Juliette prenait-elle sa source ? Ella, comme un mantra, se répéta qu’elle était une femme moderne, épanouie, courageuse. À ce tableau idyllique ne manquait plus qu’un enfant à aimer pour accomplir le rêve en totalité. »

Extrait
« Déjà un mois que tu as disparu, mon Édouard. Un mois que les cœurs des habitants du monde continuent de battre avec indécence alors que le tien n’est sans doute plus qu’un amas de chair putréfié, enfermé dans un squelette qui s’effrite comme le crépi d’une vieille bâtisse abandonnée. Des images me reviennent sans cesse, comme pour me punir des événements du soir où tu es mort. Et de mon geste dégoûtant. Ces images, je les accepte, je les accueille, même si elles n’apaisent jamais la fureur de ma culpabilité.
La nuit, j’entends encore le vrombissement du moteur de la moto que tu amènes si fièrement au lycée un beau matin d’octobre, provoquant un attroupement de midinettes gloussant comme des oies. Je me tiens à l’écart, moi, comme toujours. Pourtant, tes yeux cherchent les miens et, sans prêter attention à toutes ces gamines en fleur, c’est sur moi que ton regard enjoué et insouciant se pose, semblant me demander mon avis sur ton acquisition rutilante.
Plus tard, à la récré, tu traverses la cour vers mon petit groupe. Et, là encore, c’est vers moi que tu te diriges. À cet instant, nous sommes seuls dans le cosmos. Tu me parles de ta bécane et bêtement, je réponds des futilités, n’y connaissant rien. Ton sourire ravageur transperce mon âme et déchire mon cœur dans une blessure délicieuse. La sonnerie retentit soudain, vibrante et sèche, rompant le charme de notre pas de deux et brisant en mille morceaux mon espoir de faire durer cet instant pour toujours.» p. 69

À propos de l’auteur

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Emma de Foucaud © Photo La Presse de la Manche

Emma de Foucaud débute sa carrière comme traductrice dans l’audiovisuel, puis comme interprète en langue des signes. En 2016, elle découvre l’univers fascinant du stand-up et décide d’arrêter de traduire les mots des autres. Elle devient humoriste et interprète enfin ses propres textes… jusqu’à ce que la crise sanitaire de 2020 la force à quitter temporairement la scène. Elle se réfugie alors dans son fief, le Cotentin. La nature sauvage, l’iode et l’isolement vont lui insuffler une nouvelle envie, une nouvelle folie. Elle signe Quatre murs de granit, son premier roman. (Source: Éditions Paul & Mike)

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