Nos jours suspendus

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En deux mots
Quand Lucie annonce à sa mère qu’elle est enceinte, l’adolescence veut qu’elle l’aide à avorter en toute discrétion et que cette nouvelle reste entre elles. Julia prend alors les choses en mains, laisse Sébastien, son mari, et Antoine, son fils, pour partir chez le médecin. Mais l’affaire se corse avec le refus signifié par leur médecin de famille…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Chronique d’un avortement

Le premier roman de Coralie Bru met en scène une adolescente qui se retrouve enceinte et demande l’aide de sa mère pour avorter. Un acte médical qui est tout sauf anodin et qui va transformer en profondeur la relation mère-fille.

Julia est correctrice pour une maison d’édition et se voit confier un manuscrit à lire de toute urgence après le décès de son auteur. Il lui fait désormais mettre les bouchées doubles pour que l’ouvrage parte au plus vite chez l’imprimeur. Mais son programme va être totalement bousculé lorsqu’elle comprend l’attitude un peu bizarre de sa fille. Ce que Lucie finit par lui confier, c’est qu’après une relation sexuelle sans préservatif elle se retrouve enceinte.
Encore adolescente, elle ne veut pas avouer son état à son père et espère le soutien de sa mère pour régler l’affaire au plus vite.
Rendez-vous est pris chez le médecin de famille qui entend défendre la vie et refuse de l’aider. Julia se tourne alors vers le planning familial et après avoir la confirmation que la grossesse n’en était qu’aux prémisses, Lucie est prise en charge et avale une première pilule abortive. Tout cela se fait sans que les hommes de la famille ne soient au courant, même si le mensonge met Julia mal à l’aise.
Elles décident de «faire passer la pilule» en se rendant chez Rose, l’amie de Julia. Cette dernière vit seule et les héberge avec toute la bienveillance dont elle est capable. Au fil des jours, elle deviendra la confidente de ses invitées.
Coralie Bru tisse des fils de plus en plus solides entre ces trois femmes de générations différentes. Car leur combat va vite devenir commun. Contre les misogynes de tout poil, contre le patriarcat, contre tous ceux qui refusent encore aujourd’hui de reconnaître aux femmes le droit de disposer de leur corps.
Avec ce roman, Coralie Bru passe avec bonheur de l’autoédition – elle a déjà publié cinq romans chez Librinova – à l’édition. L’occasion aussi de constater combien le travail avec une équipe éditoriale porte ses fruits lorsque l’on compare à l’édition originale. Le style est plus fluide, le récit plus resserré. Voici donc un «premier roman» riche de promesses.

Nos jours suspendus
Coralie Bru
Éditions des Équateurs
Premier roman
236 p., 20 €
EAN 9782382844069
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans une ville qui n’est pas spécifiée.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a d’abord Julia. Mère de deux enfants, Lucie et Antoine, devenus des adolescents de plus en plus distants et bien peu loquaces. Le jour, elle préfère se tenir loin du tumulte du quotidien, plongée dans les vies et manuscrits des autres qu’elle tente de faire obéir aux règles et contraintes grammaticales. La nuit, elle s’inquiète, incorrigible, pour les siens. Pourtant, pour eux, « tout roule », comme dirait Lucie, l’école, les amis et même « l’après » déjà tout tracé.
Et puis, soudain, Lucie sombre dans le silence. Au creux de son ventre, se logent bien des soucis, et, pour Julia, l’impensable. Pas elle, si sage, si raisonnée, si prudente.
Mère et fille embarquent dans un voyage qui les conduira jusqu’à la maison-tanière de Rose, confidente, modèle et refuge de Julia depuis l’adolescence. Trois générations de femmes se retrouvent alors sous le même toit, unies par ce lien invisible entre leurs ventres, leurs peurs, leurs révoltes et ces désirs qui ne s’évanouissent jamais tout à fait.
Avec une acuité bouleversante et une finesse singulière, Coralie Bru parvient à raconter à la fois l’anodin et l’exceptionnel et à esquisser, à travers Julia, Lucie et Rose, la véritable histoire d’une filiation féminine contemporaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Fanny de Weeze)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les livres de Joëlle
Blog Enna lit, Enna vit !
Blog Maghily

Les premières pages du livre
1
L’orage éclaire la cuisine par intermittence. L’évier paraît profond, béant à s’y jeter. Le plan de travail, une longue plaine électrique. Il reste du linge humide dans une bassine à côté de la machine, une moiteur tropicale s’en dégage – il faudra que je range. Les manches blanches stroboscopiques des T-shirts de mes enfants et de mon mari dépassent du tas.
Je me demande s’il pleuvra assez pour nourrir les sols secs depuis des semaines.
C’est ma pause du milieu de l’après-midi, et je me sens encore plus seule que d’habitude.
J’ai un faible pour les orages. Ils ponctuent les choses avec distinction. Je m’imagine discuter avec Lucie et Antoine des éclairs qui zèbrent le ciel au-dessus de la haie. Il n’y a pas grand-chose que j’aime davantage que discuter avec mes enfants, mais ils m’y autorisent de moins en moins. Parfois ils sont des petits commerçants, on doit en passer par la pluie et le beau temps ; enfin surtout par la pluie, et à condition qu’il en tombe beaucoup. Je ne m’étonnerais pas qu’un jour ils me rendent de la monnaie après une de nos conversations.

C’est une préoccupation de faible profondeur dans laquelle je marche souvent, un inconfort supportable mais usant qui pèse dans mes chaussures. Je ne sais pas comment je voudrais que nous parlions. De toute façon, je vois peu mes enfants. Je les croise.
Heureusement, je peux compter sur les trajets en voiture quotidiens pour tenter quelques incursions dans leurs vies si secrètes. Dans cet espace clos, où je les garde ceinturés près de moi, nous parvenons à approcher ce que, les bons jours, j’appelle « des discussions ». Chaque fois, ça m’émeut un peu, j’ai envie de leur faire remarquer c’était bien de se parler comme ça. Mais ma gorge se bloque, ils ne comprendraient pas.
Ce matin, dans la voiture, Lucie m’a semblé bizarre. Je l’ai dit à Sébastien à mon retour. Il a suspendu un instant ce qui le retenait encore dans l’entrée pour en entendre davantage, mais je me suis contentée de hausser les épaules.

Démuni, il m’a demandé si ça allait, comme si je ne lui avais rien dit, une question dont il n’est jamais avare quand il est stressé, comme ce matin. Dans un conciliabule angoissé, il a prétendu avoir perdu tour à tour l’intégralité de ses affaires, avant de retrouver chacune d’elles à sa place habituelle. Il avait rendez-vous avec un gros client, j’ai déjà oublié lequel. La SCOPICEM ou la SOCITEC ? J’ai senti que je devrais savoir. Je n’ai pas osé lui faire répéter.
Je l’ai embrassé en m’efforçant d’ignorer qu’il semblait soulagé de ne pas avoir à en entendre plus sur Lucie, là, tout de suite.
En un nouveau baiser, de nouveaux encouragements automatiques et un claquement de porte, je me suis retrouvée parfaitement seule. Comme tous les matins, je suis allée ranger la table du petit déjeuner. Je l’ai fait plus lentement que d’habitude, sans cesse interrompue par des vagues d’inquiétudes pour Lucie.
Je rejoue notre si courte matinée ensemble pour débusquer des indices. Je revois ses regards, ses gestes, ses déplacements dans la pièce. Je ne trouve rien de solide justifiant mon pressentiment.
Pourtant, je sens errer autour de moi le fantôme familier de ma fille, celui qu’elle laisse chaque matin derrière elle aussitôt franchi le pas de la porte. Je suis inquiète comme on l’est pour l’enfant qu’on a porté, mais sans parvenir à rassembler la moindre preuve, ou même un signe, comme si je l’avais perdue de vue il y a longtemps.
Les vibrations de mon téléphone sur la table de la cuisine me sortent de mes pensées. La foudre est tombée à quelques kilomètres.

« Julia ! » s’écrie la voix quand je réponds.
Je reconnais cette façon de lancer mon prénom comme une bouée de sauvetage. C’est Marie, mon éditrice, qui, très occupée, oublie souvent de dire bonjour et au revoir.
« Tu as entendu ?
— Non.
— Xavier est mort. Cette nuit.
— Ah.
— Ça ne m’arrange pas du tout. »

Je retiens un petit rire, sans aucun lien avec mon estime pour Xavier Lapierrade, que j’avais pu rencontrer en quelques occasions mondaines destinées à me rappeler la valeur profonde de mon métier de correctrice et ce faisant à maintenir mon salaire suffisamment bas.
« Le livre est urgent maintenant. Beaucoup plus urgent », conclut-elle.
Certains opposeraient qu’il ne l’est plus du tout, mais c’est pour cela que nous ne faisons pas le même métier.
« Les gens croyaient déjà que Xavier était mort. Si on attend trop, on va perdre de l’impact. Ils ne se seront rendu compte de rien. C’est l’effet Giscard d’Estaing. »
En tournant la tête vers mon bureau, je vois vaciller les lettres du titre, éclairées par la lumière pâlotte de mon ordinateur : « ÉVA, MA SŒUR – NON CORRIGÉ ». Même le tapuscrit a l’air malade.
Au bout du fil, Marie répète « Ça ne m’arrange pas du tout du tout du tout », comme pour me laisser le temps de m’installer.
« On va devoir accélérer la sortie. Tu t’en sens capable ?
— Quand ?
— Il faudrait qu’il soit livré à l’imprimeur mardi prochain. »
Je regarde le plafond.
« Il est mort comment ?
— Juste mort. Crise cardiaque. »
Comme je ne réponds pas, elle me lance :
« Ça fait une différence pour toi, pour mardi ? Cancer ou crise cardiaque ?
— Ah non. Non. C’est court mais je ferai au mieux.
— C’est plus important maintenant, vraiment, les gens risquent de le lire.
— Tu sais comment valoriser mon travail. »
Je l’entends sourire de connivence, elle s’apprête à raccrocher mais se ravise.
« C’est dingue quand même, je lui ai parlé hier.
— Oui.
— Je n’ai pas vraiment réalisé encore. Je serai triste après la sortie, pas le temps maintenant », dit-elle.
Essaie-t-elle de me rassurer ? Ou de se rassurer elle-même ?
« Oui, c’est normal », dis-je, dans le doute.
Elle a dû manœuvrer avec beaucoup de diplomatie pour suggérer quelques changements à Xavier Lapierrade sans le vexer mais a fini par céder sur des points cruciaux à ses yeux.
« Mais tu ne trouves pas, toi, que c’est plein de redites ? Je trouve qu’il en reste. »
Je laisse passer deux secondes, pour évaluer si elle cherche la vérité ou une caresse. J’élude.
« De toute façon, la sortie est pour dans très bientôt, maintenant. »
Elle bondit.
« Ça veut dire qu’il y a des redites ça ! Ça m’énerve. Ça me saute aux yeux, je te l’ai dit en te l’envoyant. Je les entends déjà les souligner. »
Les, ce sont les journalistes. Sous leur poids, sa voix cède avant de se ressaisir.
« Enfin oui comme tu dis, ça sort très bientôt. Et ils n’oseront sans doute pas dire grand-chose maintenant. »
Je ne dis rien. Je ne connais aucun journaliste.
J’entends des gens parler derrière elle, son attention se dissipe quelques secondes puis elle reprend le ton grave du début de notre conversation.
« Écoute, l’essentiel c’est de tenir la date. Tu m’envoies la première partie dès que tu l’as.
— Oui.
— Merci, vraiment. »
Juste avant de raccrocher : « Mais ça va, toi ?
— Oui, oui. Et toi ?
— Oui. »
Le silence de mon bureau s’est épaissi.

2
Je travaille encore sur le texte quand j’entends la porte d’entrée se fermer.
« Lucie ? »
Je reconnais le long soupir qu’elle pousse après avoir marché sous la pluie. Elle apparaît sans répondre dans l’entrebâillement, ses cheveux trempés dépassent de la capuche de son sweat-shirt. Elle n’entre pas. J’ai encore des mots coincés sous les doigts, je reste près du manuscrit pour qu’ils ne s’échappent pas.
« Ça va ? »
Je la vois déjà fuyante. Je tente de la rattraper.
« Tu veux un chocolat chaud, un thé ?
— Non, j’ai pas faim… enfin j’ai pas soif », lâche-t-elle sans surprise, déjà de dos.
Je lui demande si elle veut qu’on se voie, elle croit que je lui demande si elle veut manger.
Je lui demande si elle veut qu’on se promène, elle croit que je lui demande si elle veut marcher.
Je lui demande si elle veut venir faire les courses, elle croit que je lui demande si elle a quelque chose à acheter.
L’éternel malentendu de nos discussions.
Sa silhouette s’éloigne déjà à travers le salon, puis dans les escaliers, pour trouver refuge dans sa chambre.
Mon paragraphe terminé, je me risque à quelques pas sur le carrelage. Le salon est silencieux, mais je sens encore son passage, l’odeur âpre de son sac à dos qu’elle traîne partout depuis bientôt un an.
« Je monte », dis-je fort, après avoir failli renoncer, en bas de l’escalier.
Elle ne répond pas. Je pose un pied sur la première marche. La porte est ouverte, c’est inhabituel. J’y lis une invitation incertaine, peut-être même l’espoir de me voir franchir le seuil. Elle est assise au bord de son lit.
« Tu ne te sens pas bien ?
— Mais si. »
Je m’approche.
Je progresse dans sa chambre avec méfiance. Elle me regarde par à-coups. Je me laisse observer. Je reste immobile près de son bureau, disponible, aux aguets. Elle garde le silence et je n’ose pas dire un mot pendant une minute, peut-être deux, terriblement longues. Ses cheveux sont attachés avec soin, elle vient de resserrer son chignon avec une rigueur mécanique. Toujours impeccable, toujours prête pour un ballet impromptu. Moi, toujours un peu débraillée, jamais apte à l’inattendu.
Elle semble avoir pleuré, mais je ne suis pas sûre. Elle a le visage rouge, comme si elle avait honte. Ou chaud ? Elle a sport le mardi. Je ne suis plus certaine de rien.
Elle ne parle pas, son regard se défile. Elle est gênée par ma présence, la mâchoire serrée.
« Tu sais que tu peux me parler, je suis en bas, toute seule, à mon bureau. Viens quand tu veux », lui dis-je.
Je m’aventure à poser une main sur son épaule ; elle ne se dérobe pas.
Elle acquiesce, sans dire « Non mais je sais Maman » en levant les yeux au ciel.
Sur le chemin vers mon bureau, je fais croire à la maison que tout roule mais je n’en mène pas large. Je me rassieds, déconcentrée. Je vérifie mon téléphone : pas de message non lu de Lucie avant son retour du lycée, rien sur Instagram non plus, elle n’a pas posté depuis plusieurs heures. Sa dernière trace numérique dans ce monde remonte à cinq siècles avant Jésus-Christ à l’échelle de son addiction : la veille au soir. Je consulte le profil de Tom. Il vient de poster une photo de ses pieds de part et d’autre d’une flaque #storm #rain #enjoy. Je laisse ma main relâcher le téléphone.
Lucie se drape de mystère.
Il n’y a plus qu’à attendre, à nouveau.
J’écoute la maison. Aucune réponse. Je tente de me manifester dans le salon, je fais tomber un magazine, je me racle la gorge. Rien. Je remonte. Sa porte est désormais close, mais le temps semble y être arrêté. Lucie guette. Je pose ma main sur la poignée, animée d’un courage singulier.
« Tu n’as pas perdu une chaussette ? je bredouille, démunie.
— Pourquoi, tu as une chaussette ? » répond-elle, laconique.
J’analyse sa voix. Éraillée ? Fatiguée, peut-être ? Mais plus proche du ton qu’elle me réserve depuis deux ans.
Je n’ai pas de chaussette à lui donner.
Je m’enfuis paniquée. Je retourne à mon bureau. J’ai l’envie dévorante d’écrire à Sébastien pour tenter de trouver un sens à cette étrange scène qui se joue dans la chambre de sa fille, mais je devine déjà le contenu de notre échange : Je m’inquiète. Lucie est vraiment bizarre, ça se confirme. / Ah pourquoi tu dis ça ? / Elle est rentrée plus tôt et elle est montée directement dans sa chambre. / Comme toujours, non ? / Mais là elle a laissé la porte entrouverte et elle ne m’a pas demandé ce qui me prenait de la regarder, et puis sa voix est éraillée. Enfin de toute façon, je te dis qu’il y a quelque chose. Elle n’a pas posté depuis hier soir. / Bon tiens-moi au courant. Bisous. / Bisous.
Trente douloureuses minutes s’écoulent, je m’efforce de me concentrer sur le texte de Xavier Lapierrade. Mais je sens le plafond de la chambre de Lucie s’abaisser au-dessus de moi, comme lesté de son silence.
Lorsque je sors enfin de mon bureau, mon pas s’accélère déjà. Sans doute l’intuition grandissante que quelque chose a lieu, qu’il me faut intervenir. En haut des marches, je reprends mon souffle et me recoiffe bêtement de deux doigts. Je frappe avant d’ouvrir sa porte. Lucie est couchée dans son lit face au mur, mais elle tourne la tête pour me regarder.
Je referme derrière moi et m’installe près d’elle, cette fois sans demander. Elle ne s’attendait pas à me voir ici, maintenant, au plus profond de mes heures monacales avec mes corrections.
« Est-ce que tu as mal quelque part ? » je lui demande.
Elle secoue la tête, puis se tourne vers moi, cherche une position plus confortable.
« Tu es triste ?
— Un peu. »
Elle pose deux paumes contre ses yeux, appuie dessus en souriant, s’empêchant de pleurer.
« Tu as rompu avec Tom ? »
Elle reste immobile, cette fois elle rit doucement.
« Même pas. »
Je lui caresse le dos, comme si, en massant au bon endroit, ce qu’elle me cache allait traverser son épiderme.
« Tu t’es fâchée avec Camille ? »
Elle lève les yeux au ciel. Évidemment non. Camille et elle, c’est pour la vie.
« Je peux pas te dire, mais t’inquiète pas », murmure-t-elle, arrêtant ma main dans un geste dont l’affection achève de m’affoler.
Elle enroule avec force ses doigts autour des miens, comme si j’étais l’enfant innocent et elle l’adulte. Elle me protège de l’inconnu.
« Je veux que tu me dises.
— Non.
— Je veux que tu me dises.
— Non.
— Je veux. Que. Tu. Me. Dises.
— Non. »
Elle tente de se tourner pour mettre fin à la conversation, mais je l’en empêche.
« De quelle garantie as-tu besoin ? »
Elle ne paraît pas comprendre ce que je lui propose.
« Dis-moi ce que je dois faire pour savoir. »
Nous parlons si bas que j’entends sa bouche sèche quand elle laisse enfin filer sa réponse, lentement :
« Tu ne dois rien dire à Papa, jamais. »
Je prends le temps de mesurer la portée de cette demande.
« Et si je promets, tu me diras ce que tu as ?
— Oui. »
Je jauge son sérieux.
« Et si finalement j’échoue ? Si je le dis à Papa ? »
Elle n’a pas réfléchi à tout cela.
« Si tu le dis à Papa, je suppose que je serai triste et déçue, glisse-t-elle au bout d’un moment. Je crois qu’on ne se verrait plus, dès que possible. »
Sa solennité est si enfantine que je suis tentée d’ironiser, mais son regard grave m’en empêche.
« Tu veux réfléchir ? » propose-t-elle.
Ce sursis me laisse surtout le temps de deviner ce qui lui arrive.
« J’ai le droit de ne rien te dire, me rappelle-t-elle, toute-puissante.
— Je sais.
— Si tu ne le répètes pas à Papa, tu peux quand même m’engueuler pour deux », négocie-t-elle.
Je ne réponds pas mais lui demande calmement :
« Est-ce que tu as pris de la drogue ? »
Elle a l’air amusée que je puisse l’en croire capable.
« Je suis désolée, mais non, répond-elle.
— Si tu t’es fait un tatouage que tu regrettes, à un endroit que ton père pourrait voir à tout moment, je trouverais très ennuyeux de devoir garder ce secret imbécile. »
Je retourne ses bras. Docile, elle me laisse constater. Évidemment, pas de tatouage. Sans lâcher sa main, je me perds dans la contemplation de la peau fine de son poignet.
Soudain, je sais ce qu’elle me cache. J’ai deviné et en un instant, peut-être parce que je la regarde à nouveau, elle le sait.
Le trac me gagne, celui qui m’envahissait lorsque, adolescente, je devais réciter, poings serrés à m’en griffer les paumes, une tirade de Racine ou de Molière devant mes camarades de classe. Je ne suis pas de taille à supporter cette nouvelle. L’imposture terrorisante et l’humiliation gagnent mes épaules et redescendent dans mon dos comme une colonie de fourmis, qui ont déjà pris mon corps d’assaut, le dehors, le dedans, jusqu’à se masser autour de mes poumons. Je retiens ma respiration. Comment ai-je pu laisser arriver ça ? Peut-on imaginer pareille liberté, pareille prise d’indépendance ? J’enrage qu’elle m’échappe à ce point. Quelle gamine d’avoir cru qu’elle était à l’abri, que j’étais à l’abri.
Lucie, décidée, ne dit plus un mot. Elle cherche mon assistance, mais ne peut se l’offrir que contre cette promesse. J’évalue si cette aide lui est indispensable, si elle mérite que j’accepte ce marché infamant. Elle n’admettra rien si je ne consens pas à lui faire don de ma parole.

« Je vais réfléchir, on en reparle tout à l’heure », je dis, la gorge râpeuse, les yeux secs.
Le toit s’est écroulé, je suis sous les gravats, j’attends les secours.
« D’accord. »
Devant la porte, je me ravise, encombrée d’une pensée qu’il me faut absolument lui livrer.
« Tu sais, ton père n’est pas exactement comme tu l’imagines. Réfléchis aussi à ça…
— Je veux qu’il sache rien, Antoine non plus d’ailleurs. »
Je me sens coupable d’avoir oublié Antoine.
Je reste un moment silencieuse près d’elle, sans cesser de lui caresser le dos. Ce mouvement m’aide à réfléchir. Il m’est difficile de refuser ses conditions. Elle me demande de me sentir seule pour l’être un peu moins.
« Je peux dire à Papa que Tom t’a demandé de faire une pause, lui dis-je finalement.
— Donc tu promets. »
Je ne réponds pas. Je veux qu’elle change d’avis.
« Tu promets ? » insiste-t-elle, désespérée de m’entendre dire oui. Ma promesse encore incertaine fait office de serment pour l’éternité. Un manquement de ma part suffirait à faire basculer notre clan dans le chaos. Sa croyance romanesque, théâtrale, dans le pouvoir de cette parole me bouleverse.
« Je veux que tu réfléchisses. Papa peut comprendre.
— Non.
— Si, j’en suis sûre.
— Papa ne peut pas comprendre. »
Son assurance me trouble.
« Mais tu crois que tu vis dans quelle famille ? »
Elle ne répond pas.
« Tu te crois chez qui ? Chez Camille ? » insisté-je, provocante. Je défends un peu notre honneur, ce que nous avons construit jusque-là autour d’elle.
Le rouge lui monte aux joues d’avoir pu laisser croire que nous l’éduquions avec l’austérité des parents de son amie. Lesquels me répondraient sans doute que Camille, au moins, n’est pas enceinte. Mais à cet instant ça m’est égal. Je suis fière de nous, de notre famille. Je voudrais que Lucie nous laisse cette fierté, qu’elle s’y accroche dans la tempête. Je n’ai plus que ça, le reste gît sous les décombres.

3
Antoine et Sébastien rentrent en même temps. Lucie n’est toujours pas descendue.
Antoine a réussi sa énième épreuve de bac blanc. C’était plus facile que prévu, se justifie-t-il pour jouer le modeste. Je peine à masquer mon manque d’attention, trop préoccupée par sa sœur.
Sébastien m’attire dans la cuisine.
« Tu en sais plus ? Pour Lucie », demande-t-il.
Sans préméditation, et le plus naturellement du monde, je commence à lui mentir.
Je pourrais prétendre lui laisser du temps, remettre le problème à plus tard pour lui annoncer posément, mais le mensonge saille.
C’est une dispute avec Tom, il veut faire une pause, dis-je lentement. Puis mon phrasé se délie, je me sauve en parlant. Une nouvelle élève lui aurait peut-être tourné la tête. Je redoute d’en avoir trop dit, peut-être entend-il ma voix trembler ? Mais il n’est pas sur ses gardes, comment pourrait-il m’imaginer lui mentir ? Il se félicite même : il y avait pensé dans la voiture. Elle n’est pas trop triste au moins ? Si, et bizarre. Elle m’a dit de ne pas te le dire. Fausse honnêteté révoltante. Il est peiné. C’est vrai ? Pourquoi ? Je crois qu’elle ne veut pas qu’on parle dans son dos, c’est tout. J’ouvre inutilement un placard, puis un autre. Je finis par me réfugier dans la préparation d’une salade composée.
« Si ça ne va pas au repas, j’essaierai de la faire parler comme si tu ne m’avais rien dit. »
J’acquiesce.
« Oui c’est bien qu’elle voie que tu te préoccupes de ce qui lui arrive, même si elle ne te dit rien. »
Il croit que nous avons un plan. Il croit que nous avons une stratégie. Il se pense dans la confidence. Il imagine que j’ai trahi une promesse à ma fille pour lui. En quelques secondes le mensonge s’est étendu, m’a submergée.
Je ne dis plus rien, j’attends qu’il parte, mais il semble agité de savoir Lucie affectée. Il s’affaire à mes côtés, les mains occupées pour tenter de mettre de l’ordre dans ses pensées.
« C’est étrange une relation si longue à cet âge-là, qui s’arrête. C’est rare, non ? me demande-t-il en ouvrant le réfrigérateur.
— Qu’elles s’arrêtent ?
— Qu’elles existent, plutôt. »
J’acquiesce.
« Tu crois qu’on aurait dû essayer d’y mettre un frein ? »
La seule réponse adéquate à cette question serait de pleurer ma rage folle.
Je n’ai jamais demandé le statut de Tom dans la vie de Lucie, car je le connais. Je n’avais rien à y redire d’ailleurs, Tom est un être tout à fait charmant, qui, d’après ses photos, joue au tennis un nombre raisonnable d’heures par semaine. La semaine dernière, il s’est d’ailleurs acheté une nouvelle housse pour ses raquettes qui a eu beaucoup de succès. Son petit frère sait sauter de très loin dans une piscine, ce qu’admire Tom. Parfois Tom découvre un groupe qu’il associe à de la vraie musique, ou du bon son, et ça a l’air de le soulager car Tom est révolté contre beaucoup de choses, en particulier les gens qui captent rien et la mauvaise musique. Le scooter de Tom lui a été offert l’année dernière pour ses quinze ans et, comme sa housse de raquettes, il a remporté tous les suffrages. Il a acheté un deuxième casque juste après, et Lucie, devinant que ce casque lui serait souvent destiné, a affiché son émotion par un bonhomme distribuant des baisers, réaction saluée par la communauté. En ce moment, il rêve qu’on lui achète une guitare, il poste beaucoup de photos de la vitrine du magasin de musique, sans doute pour faire passer le message à ses parents. Certains abonnés remarquent la beauté des #reflets de sa #silhouette dans la #vitrine.
Lucie et Tom se sont rapprochés sans brusquerie, comme conscients du temps à leur disposition. On les a regardés de loin, à travers un pare-brise criblé d’une grosse pluie d’automne, sur le parking de la base nautique au début de l’été précédent. Un jour d’hiver, Lucie s’est mise à table avec un port de reine, un sourire pur né de la conquête, et nous avons compris. Je lisais aussi dans ce sourire son soulagement de voir aboutir ces mois de face-à-face, de petits rapprochements indécis. Tom était une réussite qu’elle comptait bien garder éloignée de nous aussi longtemps que possible. Que pensent les parents de Tom de ce jeune couple si stable ? Je ne le sais pas, je ne fraye pas beaucoup avec les parents d’élèves. J’ai croisé sa mère plusieurs fois au supermarché, ou à la librairie, ce qui me la rend sympathique, mais nous n’avons échangé qu’un geste de reconnaissance de la main, scellant notre lien secret.
« C’est impossible. Je te rappelle que tu es le premier à m’avoir fait découvrir La Fièvre dans le sang ! rétorqué-je.
— Sans aller jusque-là, seize ans c’est jeune pour un divorce. »
Victoire par K.-O. : l’impudeur de son âge me fige à nouveau.
Oui, Lucie a seize ans. Je suis la grande personne en charge de son éducation, supposée m’occuper d’elle. Je pensais naïvement avoir coché toutes les cases. J’ai d’abord fait semblant de ne pas remarquer les nouveaux soutiens-gorge dans la caisse à linge, mais très vite je lui ai demandé s’ils se protégeaient. Elle m’a dit « Non mais évidemment, Maman ! » Apparemment la contraception est à la mode.
Je lui ai quand même pris rendez-vous chez notre médecin. Elle a eu l’ordonnance.

Sébastien continue de me parler de cette rupture qui n’a pas eu lieu, de ce petit couple sérieux-pas sérieux tout à coup très sérieux. Je me renfrogne. Il interprète mal ce changement d’humeur.
« Non, mais tu as raison, on ne peut pas tout contrôler », se range-t-il. Il se tait, me caresse le dos. Je suis raide comme une pierre.
Depuis que j’ai rencontré Sébastien je n’ai pas eu beaucoup de secrets. Beaucoup de mes proches pourraient pourtant me reprocher ma discrétion, mes silences, mes absences, mais discrète ne veut pas dire mystérieuse. Moi le mystère m’angoisse, je dis ce que je pense, quand je le pense. Je dis ma peur lorsque nous traversons notre propre jardin la nuit et que le chat d’un voisin fait craquer un buisson. Je dis que j’ai chaud quand j’ai chaud. Quand je ne sais pas quelque chose, je ne réponds pas ou je dis que je ne sais pas. Après l’amour, je dis toujours que c’était incroyable quand c’était incroyable, je ne suis pas du genre à regarder pensivement la ligne d’horizon par la fenêtre en laissant planer le doute.
Dans une assemblée, si je ne parle pas, c’est que je n’ai rien à dire à ce moment-là ou que je m’ennuie. Ne pas me confondre avec une femme pleine de mystère.
Alors ce que me demande Lucie, je ne sais pas comment vivre avec. Déjà, ça me mange le creux des reins sous les mains de Sébastien.
Mais si je me confie, Lucie se renfermera, traversera seule – à seize ans – ce qu’il y aura à traverser. J’aimerais la convaincre que son père peut comprendre, sans pouvoir tout à fait le lui garantir.
Nous finissons de préparer le repas sans parler de Tom ou de Lucie. Après tout ce n’est qu’une rupture, un petit secret. Je reprends la partition de cette mascarade. Il me raconte sa journée, et je m’efforce de réagir convenablement.
Son travail m’est un peu mystérieux, comme à une enfant. Voilà ce que je sais : il est commercial dans une entreprise spécialisée dans les caméras résistant aux très hautes températures. On peut les mettre dans des fours à verre, à plus de deux mille degrés.
« Pourquoi les gens veulent-ils filmer l’intérieur de leurs fours ?
— Parce qu’à deux mille degrés, tu n’ouvres pas la porte avec un couteau pour voir si c’est cuit. »
Il m’a expliqué cela il y a très longtemps. Depuis, le produit a dû évoluer, mais le besoin reste le même : filmer l’intérieur de fours à verre, d’incinérateurs, de hauts fourneaux. Il parcourt beaucoup de kilomètres pour apporter cette technologie dans les entreprises clientes, mais aussi pour convaincre celles qui n’ont jamais filmé l’intérieur de leurs fours. Il va dans des salons industriels, et lorsqu’il rentre il suspend le nouveau badge de SalonTec47 ou du French International Steel Industry Meeting au pied de la même lampe que nous n’utilisons jamais dans l’entrée. Lorsque l’été je me plains de la chaleur plus insupportable encore que l’année précédente, il répond invariablement : « Y a pire. » À force de voir tous ces fours grâce à ses caméras, il doit imaginer mon corps dans un four à verre. Je n’aime pas beaucoup cette image. Elle ne me rafraîchit pas.
Croyez-le ou pas, Sébastien a une maîtrise de cinéma. Rien de ce qu’il a pu y apprendre ne lui est utile pour vendre ces caméras ultra-résistantes. Un ami de longue date lui a proposé de le rejoindre dans cette folle aventure, je me dis que c’est le genre de bifurcation que l’on peut prendre seulement par amitié.
En réalité, ce ne sont pas ces fours ou ces caméras qui m’interrogent, ou ce changement brusque de carrière qui me donne le vertige. Ce sont les tableaux et les présentations, les appels à toutes ces personnes inconnues, ces interactions du quotidien dont je ne sais rien.
Moi, j’ai toujours évité de travailler dans un bureau. Comme ces grosses pinces qui viennent mordre les gravats après la chute d’un immeuble, j’ai pris soin de délicatement placer dans une autre vie que la mienne mes collègues, de laisser tomber dans la benne la grosse machine à café, les gobelets avec leurs touillettes, les plantes vertes, les ascenseurs, les interminables réunions.
Alors quand Sébastien me parle de son travail, je ne sais pas toujours comment réagir. Mes réponses doivent sembler tantôt grotesques, tantôt sonner fausses.
Lorsque Lucie se décide finalement à nous rejoindre, je suis soulagée.
« Ça va ? lui demande Sébastien, oubliant soudainement son client.
— Oui. Je vais poser le couvert. »
Nous l’observons, moi pour évaluer son état de nervosité et Sébastien pour se rassurer.
« Ce n’est pas fréquent de vous voir au rez-de-chaussée à cette heure, madame, alors que le repas n’est point servi », glisse-t-il au bout d’un moment, en inversant la position des couteaux et des fourchettes sans lui faire de remarque.
Lucie me jette un regard suspicieux auquel je suis incapable de répondre de façon rassurante.
Sébastien ne dit rien.
Les minutes s’étirent dans la cuisine et la division des cellules bat son plein dans le ventre de notre fille, maintenant j’en suis sûre, je la vois pleinement enceinte. Cela aurait dû me sauter aux yeux. Il y a quelque chose dans son teint, dans ses yeux, une nouvelle qualité de ses cheveux, et puis ses seins sont plus lourds sous son T-shirt. Lucie est une femme et ça m’intimide aussi nettement que lorsque je me suis imaginé qu’elle commençait à faire l’amour avec Tom.
Est-elle venue me surveiller ? S’est-elle rendu compte que je pourrais parler sans son aval, parce que je le veux, parce que j’en ai besoin ?
Sébastien doit se dire qu’elle ne ressemble pas à une jeune fille au cœur brisé, ou plus probablement qu’il ne comprend vraiment rien aux femmes. J’aimerais justement qu’il nous laisse entre femmes, qu’il quitte la pièce pour parler à Lucie. Mais pour lui dire quoi ? Je ne sais pas expliquer ce besoin irrépressible d’être seule avec elle.
Antoine descend déjà. Lucie accepte la part de salade que je lui sers en tirant son assiette à elle sans un mot. Antoine nous abreuve de commentaires sur son dernier bac blanc, étonné de l’intérêt que nous lui portons, étonné aussi de ne pas être interrompu par l’un des fameux soupirs de sa sœur, témoignant d’un ennui profond.
« Elle a quoi, la sœur ? » demande-t-il la bouche pleine en la regardant dans les yeux.
Il mange comme un ogre. Il faudrait que je cuisine un repas supplémentaire pour lui tout seul. Un instant à peine, cette pensée m’encombre l’esprit, au-delà de toutes les autres, comme chaque fois qu’il est question de nourrir ma famille.
« Elle a que c’est toujours non pour le scooter. »
Mensonge automatique, instinctif, à nouveau.
Je crois sentir le tressaillement de Lucie. Peut-être prend-elle conscience de ce dans quoi elle nous a embarquées. Son frère commente : « Encore… Qu’est-ce qu’elle est tenace. »
Il lui adresse un sourire plein de pâtes, de tomates et de feta, elle détourne le regard avec un air de dégoût.
« Je pense que tu n’as pas encore acquis la capacité de parler tout en mangeant, mon fils, dis-je.
— C’est dingue, tu sais : il te reste qu’un an et on n’est même pas là cet été, et puis Tom a un scoot non ? Tu veux t’émanciper c’est ça ?
— Tu dis émanciper avec un tel dégoût, Antoine », lance Sébastien pour détourner la conversation. Il guette le soulagement de Lucie, persuadé d’avoir écarté le sujet principal de sa détresse, mais elle ne lui adresse pas un regard. La pression me fait mijoter à petit feu. Antoine a souri, ne dit plus rien, mange en silence. C’est tout ce que je souhaite, du silence. Pour une fois je veux que nous ne parlions de rien. Sébastien et Antoine guettent une intervention de ma part, moi d’habitude si prompte à éviter à tout prix les blancs, soucieuse de toujours maintenir un dialogue de clan entre nous. Si je ne fais pas le job, le dialogue n’a pas lieu, je le sais, mais aujourd’hui je m’accroche à mon silence, comme si on risquait de me le voler.

À propos de l’auteur

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Coralie Bru © Photo DR

Coralie Bru est née en 1986 à Rodez et vit aujourd’hui à Paris. Elle anime depuis 2014 le podcast de littérature Bibliomaniacs. Elle a écrit de nombreux romans : La Flexibilité de Barnabé (2012), Deux minutes (2015), Cet être exceptionnel (2017), Radicales (2020) et Nos jours suspendus (2023). (Source: Librinova)

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Les heures rouges

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En deux mots:
Quatre femmes, quatre destins: Roberta, une prof d’histoire qui a 42 ans veut à tout prix un enfant ; Mattie, son élève de quinze ans qui va se retrouver bêtement enceinte ; Susan, la mère de famille qui a tout sacrifié pour sa progéniture et Gin, la «sorcière» que l’on consulte en désespoir de cause. Quatre destins rassemblés par toutes les questions liées à la maternité.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Quatre femmes et quelques enfants

Dans un roman choral, Leni Zumas met en scène quatre femmes de Newville, Oregon. Quatre femmes aux destins fort différents, mais que la question de la maternité va lier et déchirer.

Newville est une petite bourgade de l’Oregon, au Nord-ouest des Etats-Unis. C’est dans ce coin de l’Amérique profonde que Leni Zumas a situé son nouveau roman et a choisi de nous retracer le combat de quatre femmes très différentes et pourtant reliées par un lien aussi invisible que fort. Gin, aussi appelée la guérisseuse, est une marginale, que l’on vient consulter parce que l’on craint les médecins et surtout le qu’en-dira-t-on, est peut-être en fin de compte la plus censée et la plus libre de toutes.
Car dans la bourgade les tensions s’exacerbent, en raison d’un amendement voté par le Congrès sur l’identité de la personne qui décrète le droit à la vie dès la conception, ce qui rend notamment l’avortement illégal et pose de graves problèmes s’agissant de PMA et de dons d’ovule et de sperme, le transfert d’embryons dans l’utérus étant désormais interdit.
Bien entendu, il s’agit d’une dystopie, mais on sait que dans les Etats-Unis de Trump une large fraction de la population se bat pour ce type de régression qui entend faire de la seule cellule familiale traditionnelle le seul et unique modèle acceptable.
Mais revenons à nos quatre femmes. Si Gin est une observatrice attentive du microcosme qui gravite autour d’elle, Roberta est directement concernée par la nouvelle législation. Cette prof d’histoire a en effet décidé de faire un bébé toute seule. À 42 ans son horloge biologique tourne et elle se dit que la prochaine fécondation in vitro sera sans doute la dernière. Tout en décrivant sa peine, son mal-être et son combat, Leni Zumas a eu la bonne idée d’entrecouper le récit avec des extraits de la biographie sur laquelle Roberta travaille et qui retrace la vie de l’exploratrice polaire Eivør Mínervudottír au XIXe siècle. Cette islandaise intrépide a aussi été victime de l’ostracisme et de la misogynie.
L’une des plus brillantes élèves de Roberta est Mattie. Quinze ans à peine et elle aussi en proie à un terrible dilemme. Sa première expérience sexuelle tourne au drame. Elle se retrouve enceinte et va éprouver toutes les peines du monde à avorter, le Canada ayant érigé un «mur rose» pour empêcher les Américaines de franchir la frontière pour avoir recours à une IVG.
Reste Susan, la mère de famille qui n’a, à priori, pas à se préoccuper de ces questions. Mais Leni Zumas est bien trop habile pour ne pas ajouter à ce panorama une femme bien sous tous rapports. Susan est mariée, mère de deux enfants qu’elle a choisi d’élever en mettant entre parenthèses sa carrière d’avocate. Mais le bilan est bien amer. Entre un mari et des enfants qui la délaissent, elle sombre dans la déprime et envisage le divorce et même le suicide.
Il faut d’abord lire ce beau roman comme un avertissement face à la montée d’un néo conservatisme qui viendrait mettre à mal les conquêtes si fragiles résultant d’années de luttes. La peur et la douleur qu’expriment ces femmes doit résonner auprès de tous les lecteurs comme un signal d’alarme.
Parce que c’est sans doute ce manque de vigilance qui a piégé toutes les femmes qui, comme Roberta, ont cru à « une comédie politique, une surenchère de la Chambre des représentants et du Sénat ligués avec le nouveau président amoureux des fœtus». Jusqu’au jour où la loi est passée…

Les heures rouges
Leni Zumas
Les Presses de la Cité
Roman
traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Rabinovitch
400 p., 21 €
EAN : 9782258146921
Paru le 16 août 2018

Où?
Le roman se déroule aux Etats-Unis, à Newville, du côté de Salem, Oregon.

Quand?
L’action se situe dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Drôle, mordant, poétique, politique, alarmant, inspirant, Les Heures rouges révolutionne la fiction de notre époque.» Maggie Nelson (Une partie rouge, Les Argonautes)
États-Unis, demain. Avortement interdit, adoption et PMA pour les femmes seules sur le point de l’être aussi. Non loin de Salem, Oregon, dans un petit village de pêcheurs, cinq femmes voient leur destin se lier à l’aube de cette nouvelle ère. Roberta, professeure célibataire de quarante-deux ans, tente de concevoir un enfant et d’écrire la biographie d’Eivør, exploratrice islandaise du xixe. Des enfants, Susan en a, mais elle est lasse de sa vie de mère au foyer – de son renoncement à une carrière d’avocate, des jours qui passent et se ressemblent. Mattie, la meilleure élève de Ro, n’a pas peur de l’avenir : elle sera scientifique. Par curiosité, elle se laisse déshabiller à l’arrière d’une voiture… Et Gin. Gin la guérisseuse, Gin au passé meurtri, Gin la marginale à laquelle les hommes font un procès en sorcellerie parce qu’elle a voulu aider les femmes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Uranie – blog littéraire
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Blog Les curiosités de Didi 
Blog Le combat oculaire
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Les premières pages du livre
« Née en 1841 dans une bergerie féroïenne,
L’exploratrice polaire fut élevée dans une ferme près de
Dans l’océan Atlantique, entre l’Écosse et l’Islande, sur une île où les moutons sont plus nombreux que les humains, la femme d’un berger mit au monde un enfant qui, une fois adulte, étudierait la banquise. Autrefois cet amas de glaces flottantes représentait un tel danger pour les bateaux que tout expert connaissant la personnalité de cette glace capable de prédire son comportement était précieux pour les compagnies et les gouvernements qui finançaient les expéditions polaires. En 1841, dans les îles Féroé, à l’intérieur d’une petite maison au toit de tourbe, sur un lit qui sentait la graisse de baleine, une mère qui avait mis au monde neuf enfants, dont cinq avaient survécu, donna naissance à l’exploratrice polaire Eivør Mínervudottír.

La biographe
Dans une pièce réservée aux femmes dont le corps est brisé, la biographe d’Eivør Mínervudottír attend son tour. Entre deux âges, elle a la peau blanche, des taches de rousseur, et porte un jogging. Avant d’être appelée à monter sur la table d’examen et à poser les pieds sur les étriers, à sentir une sonde explorer son vagin, à voir sur l’écran les images sombres de ses ovaires et de son utérus, la biographe passe en revue les alliances des autres patientes. Des pierres authentiques, de larges anneaux scintillants. Elles épousent le doigt de femmes dotées de canapés en cuir et de maris solvables, mais dont les cellules, les trompes et le sang faillissent à leur destin animal. Du moins c’est ce que la biographe aime à imaginer. Une histoire simple, facile, qui lui permet de ne pas penser à ce qui se passe dans la tête de ces femmes ou des maris qui les accompagnent parfois. L’infirmière Crabby a une perruque rose fluo et un corset à lanières en plastique qui dénude pratiquement tout son torse et expose son décolleté.
— Joyeux Halloween, explique-t-elle.
— À vous aussi, répond la biographe.
— Allons aspirer un peu de lignée.
— Pardon ?
— Anagramme de sang.
— Hmm, dit poliment la biographe. Crabby ne trouve pas la veine tout de suite. Elle doit la chercher, et ça fait mal. « Où es-tu passée, petite ? » demande-t-elle. Des mois de piqûres ont balafré et assombri le creux des coudes de la patiente. Heureusement, les manches longues sont de mise dans cette région du monde.
— Les Anglais sont revenus, n’est-ce pas ? dit Crabby.
— L’esprit vengeur.
— Eh bien, Roberta, le corps est une énigme. Ça y est… je te tiens. Le sang afflue dans le tube. Le prélèvement leur indiquera les taux d’hormone folliculostimulante, d’œstradiol et de progestérone fabriqués par le corps de la biographe. Il y a de bons et de mauvais chiffres. Crabby range le tube dans un support, à côté d’autres échantillons. Une demi-heure plus tard, quelqu’un frappe un coup à la porte de la salle d’examen – pour signaler sa venue, pas pour demander la permission d’entrer. L’homme qui pénètre dans la pièce porte des lunettes d’aviateur, un gilet et un pantalon de cuir, et une perruque noire bouclée sous un chapeau rond.
— Je suis le garçon de la bande, annonce le Dr Kalbfleisch.
— Waouh ! s’exclame la biographe, perturbée par ce nouveau look si sexy.
— Jetons un coup d’œil, vous voulez bien ? Il pose ses fesses gainées de cuir sur un tabouret, face aux cuisses ouvertes de la patiente, et laisse échapper un « oups » en retirant ses lunettes. Kalbfleisch a joué au football dans une université de la côte est, et il a encore un visage d’étudiant. Le teint doré, une piètre capacité d’écoute. Il sourit en énonçant des statistiques peu réjouissantes. L’infirmière tient le d’hormone folliculostimulante (14,3), à la température extérieure (13) et au nombre de fourmis par mètre carré de sol juste en dessous (87), et vous saurez quelles sont vos chances. D’avoir un enfant. Il fait claquer ses gants de latex en les enfilant.
— Très bien, Roberta, voyons ce qu’il en est. Sur une échelle de un à dix, dix étant la puanteur infecte d’un fromage trop fait et un, l’absence totale d’odeur, comment évaluerait-il le fumet émanant du vagin de la biographe ? En comparaison des autres vagins qui défilent jour après jour dans cette salle d’examen, des années de vagins, une foule de fantômes vulvaires ? Beaucoup de femmes ne se douchent pas avant de consulter, ou luttent contre une candidose, ou bien puent naturellement de l’entrejambe. Kalbfleisch a reniflé plus d’une fois des effluves musqués au cours de sa carrière. Il introduit la sonde échographique enduite d’un gel bleu fluo et l’appuie contre le col.
— La paroi est fine et lisse, dit-il. Quatre millimètres et demi. Exactement ce qu’il nous faut. Sur l’écran, la paroi utérine est un trait de craie blanche dans une masse obscure, si fin qu’il semble impossible à mesurer, mais Kalbfleisch est un professionnel qualifié, ses compétences inspirent une totale confiance à la biographe. Et justifient le montant des honoraires qu’elle lui verse – des sommes si énormes que les chiffres en paraissent virtuels, mythiques, ils n’ont aucun rapport avec votre compte en banque, car ils dépassent l’imagination. En tout cas, les revenus de la biographe n’y suffiront pas. Elle utilise des cartes de crédit. Le médecin passe aux ovaires, enfonçant et inclinant la sonde afin d’obtenir l’angle qu’il recherche.
— Voici le bon côté. Joli paquet de follicules… Les ovocytes eux-mêmes sont trop petits pour qu’on les distingue, même en agrandissant l’image, mais on peut compter leurs poches – les trous noirs sur l’écran grisâtre.
— Croisons les doigts, dit Kalbfleisch en retirant doucement la sonde. Docteur, j’ai vraiment un joli paquet de follicules ? Il recule sur le tabouret à roulettes, loin de l’entrecuisse de la patiente, et ôte ses gants.
— Pendant les derniers cycles – ce n’est pas elle qu’il regarde, mais son dossier –, vous avez pris du Clomid pour stimuler l’ovulation. Elle n’a pas besoin qu’il le lui rappelle.
— Malheureusement, le Clomid provoque aussi un rétrécissement de la paroi utérine, nous conseillons donc aux patientes de ne pas poursuivre le traitement pendant de longues périodes. Ce qui est votre cas. Attendez, de quoi s’agit-il ? Elle aurait dû le vérifier elle-même.
— Donc cette fois-ci nous allons essayer un protocole différent. Un autre médicament connu pour améliorer les chances de certaines patientes âgées au stade prégravide.
— Âgées ?
— Un terme clinique, c’est tout. Il ne lève pas les yeux de l’ordonnance qu’il est en train de rédiger.
— Elle vous expliquera le mode d’emploi et nous vous reverrons ici le neuvième jour. Il tend le dossier à l’infirmière, se lève et rajuste son pantalon en cuir avant de s’éloigner à grands pas. Connard – reyvarhol en féroïen. Crabby explique :
— Procurez-vous ces comprimés aujourd’hui et commencez à les prendre demain, à jeun. Chaque matin pendant dix jours de suite. Pendant cette période, il se peut que vos pertes vaginales dégagent une odeur désagréable.
— Génial, répond la biographe.
— Certaines femmes disent que cette odeur est très… euh, surprenante, continue l’infirmière. Mais quoi qu’il arrive, évitez la douche vaginale. Cela introduirait dans le canal des produits chimiques qui, s’ils franchissent la barrière du col, peuvent compromettre le pH de la cavité utérine. La biographe n’a jamais pratiqué la douche vaginale de sa vie et ne connaît personne qui l’ait fait.
— Des questions ? dit l’infirmière.
— À quoi sert – elle examine l’ordonnance en plissant les yeux – l’Ovutran ?
— À stimuler l’ovulation.
— Mais de quelle façon ?
— Il faudra le demander au médecin. Elle se plie à ces multiples intrusions dans son intimité sans comprendre le centième de ce qu’elle subit. Cela paraît brusquement effroyable. Comment peut-on élever un enfant seule si on ne sait pas ce qu’on inflige à son corps ?
— Je voudrais lui en parler maintenant, reprend-elle.
— Il est déjà avec une autre patiente. Le mieux, c’est d’appeler le cabinet.
— Mais je suis sur place. Ne pourrait-il… ou y a-t-il quelqu’un d’autre qui…
— Désolée, tout le monde est surchargé aujourd’hui. Halloween et tout ça.
— Quel rapport avec Halloween ?
— C’est une fête.
— Pas une fête nationale. Les banques sont ouvertes et le courrier est distribué.
— Vous devrez téléphoner au cabinet, énonce lentement Crabby, pesant ses mots. »

Extrait
« Deux ans plus tôt, le Congrès américain a ratifié l’amendement sur l’identité de la personne, qui accorde le droit constitutionnel à la vie, à la liberté et à la propriété à un oeuf dès l’instant de sa conception. L’avortement est aujourd’hui illégal dans les cinquante Etats. Les avorteurs peuvent être accusés de meurtre au second degré et les femmes désireuses d’avorter, de complicité de meurtre. La fécondation in vitro est également interdite au niveau fédéral, parce que l’amendement condamne le transfert d’embryons du laboratoire dans l’utérus (les embryons ne sont pas en mesure d’y consentir). » p. 42

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Au nom des nuits profondes

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En deux mots:
La drôle de vie d’une «babyboomeuse», d’abord soumise puis se voulant femme libérée, sous l’œil vengeur de sa fille qui s’est sentie deux fois abandonnée.

Ma note
★★ (bon livre. Je ne regrette pas cette lecture)

Au nom des nuits profondes
Dorothée Werner
Éditions Fayard
Roman
180 p., 17 €
EAN : 9782213704814
Paru en août 2017

Où?
Le roman se déroule en France, sans oublier l’évocation de séjours en Angleterre et à New York

Quand?
L’action se situe des années cinquante à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au début, tout était à sa place. Comme dans les bonnes familles, en parfaite baby-boomeuse, sa mère était passée de fille à papa à femme au foyer. D’abord fière de sa grossesse, et puis désemparée par la maternité. Convaincue de l’infériorité intrinsèque de son sexe, absente à elle-même comme aux autres, elle passait son temps à se plaindre d’un quotidien qui ne valait pas le mal qu’elle se donnait pour le vivre.
Et puis tout a volé en éclats. Quelques années ont suffi pour faire basculer l’époque dans l’égalitarisme. Des femmes en tailleur pantalon deviennent cadres supérieurs, adieu victimes geignant au-dessus des casseroles, le mot « émancipation » est sur toutes les lèvres. Alors sa mère veut, comme tant d’autres, rattraper le temps perdu. Envers, contre tout et dans le désordre.
L’enfant n’a rien compris, mais elle a tout vu, tout entendu. Et un beau jour, une nuit, elle raconte sa version de l’histoire : ce destin de femme ensorcelée par l’appel de la liberté, à ses risques et périls. Une ode poétique et rageuse, un genre de fable, un roman d’amour trempé dans chaque époque traversée.

Ce que j’en pense
«Ton histoire lui a entaillé le cœur dès l’instant où elle est née.»
Selon l’adage, la vengeance est un plat qui se mange froid. Dorothée Werner nous en apporte une belle démonstration à travers cette diatribe adressée à sa mère, loin de toute complaisance, oubliant l’amour éternel qu’elle est censée devoir à sa génitrice, elle est tout à sa rage. «Alors on verra ce qu’on verra».
Et on ne tarde pas à voir. Déversant son fiel, lâchant sa colère en une adresse à la seconde personne du singulier, nous voilà emporté dans un monde pas si lointain où les jeunes filles, puis les femmes n’avaient pas le droit à la parole, où seules comptaient les apparences. Il suffisait « d’échafauder n’importe quoi pourvu que l’ensemble paraisse tenir debout: trahir. Trahir tout et tout le monde, trahir même un salaud, la vérité et aussi le mensonge. Trahir sans foi ni loi, puisque seuls les garçons faisaient leur droit ou leur médecine. On mariait les filles au plus tôt, le mieux possible, il fallait tenir son rang, et puis bon débarras. »
Un traitement jugé naturel qui semblait accepté par cette jeune fille qui passe de boîtes privées en boîtes à bac avec son incontournable jupe bleu marine. Après avoir essuyé les bancs des différents établissements scolaires, elle est envoyée en Angleterre comme jeune fille au pair « larbin chez les autres en attendant le mariage (…) Récurer les enfants des autres avant de se coltiner les vôtres, se faire la main domestique chez les Rosbifs, c’était la norme pour les cuisses de grenouille. »
Victime consentante, elle passe de «de fille à papa à femme au foyer». Et ne tard epas à mettre au monde un premier enfant. «Sentais-tu venir le gouffre qui te tendait les bras?»
Mais c’est alors que le roman bascule. La «parfaite babyboomeuse, absente à elle-même comme aux autres, convaincue de l’infériorité intrinsèque de son sexe» va se rebeller et faire voler en éclats toutes les belles conventions. Le féminisme sera sa nouvelle vocation, l’émancipation, les manifestations, le planning familial… Quitte à un oublier sa progéniture.
« Quelques années ont suffi pour faire basculer l’époque dans l’égalitarisme. Des femmes en tailleur pantalon devenaient cadres supérieurs, adieu victimes geignant au-dessus de leurs casseroles, le mot « émancipation » était sur toutes les lèvres.
Alors elle a voulu rattraper le temps perdu, envers, contre tout, et dans le désordre.
Son enfant n’a rien compris mais a tout vu, tout entendu. Et il fallait bien qu’un jour elle raconte sa version hallucinée de l’histoire: le destin d’une femme ensorcelée, comme tant d’autres de sa génération, par l’appel de la liberté. À ses risques et périls. »
On sent Dorothée Werner meurtrie pour ne pas dire déboussolée face à ce revirement. Mais existe-t-il ce chemin médian qu’elle semble appeler de ses vœux, celui qui voudrait qu’une mère ne soit pas forcément aliénée, celui qui ferait de la working girl une femme affranchie… La narratrice de ce court mais virulent roman devrait méditer ce conseil de Lena Dunham : « Une grande part du combat féministe est de donner aux autres femmes la liberté de faire des choix que l’on n’aurait pas forcément fait pour soi. »

Autres critiques
Babelio 
ELLE (entretien avec l’auteur)
Blog Culur’Elles (Caroline Doudet)

Les premières pages du livre
« Tu as tout oublié.
Avec tes camarades, tu te jetais sur le grand portail noir chaque samedi, les poumons emplis d’un fol espoir, le cœur soulevé par l’éblouissante rumeur d’une épiphanie, prête à tout casser. Midi. Sac sur l’épaule, cheveux lâchés et tempes bouillantes, tu guettais la voiture qui, l’adulte qui, les bras qui, loin d’ici, te soulèveraient le temps d’un week-end, ailleurs vers d’autres plaines, au bord d’autres lacs. L’oubli en rafale détruirait les souvenirs. Tu guettais le moindre souffle, tu guettais la force et le baume. Réfectoire, hauts murs de prison, dortoirs javellisés, solitude claquemurée, les cauchemars valseront, qu’on n’en parle plus. Un vol de moineaux : les voitures freinaient. Fenêtres baissées, « Ma chérie », baisers vifs, « Viens mon Paulo », brèves étreintes. Les portières claquaient, « Ta sœur t’attend », clac, « Mon cher petit vieux », clac, pique-nique au programme, cinoche pour les plus chanceux, clac clac, ça redémarrait dans le chaos. Chacun s’évaporait, et puis toi rien. La suie blanche du silence retombait sur la scène soudain glacée. Aujourd’hui encore tu es sur ce trottoir à attendre, avec tes joues rondes de l’enfance éternelle et ton bon cœur qui n’en démord pas. D’où vient ce mystère que l’espoir ne t’a pas quittée ? Tu courais te cacher sous le grand escalier de pierre, à l’entrée de l’institution. Souffle suspendu, tu fouillais encore le murmure de la rue. Un signe, quelque part ? Les gravillons blanchissaient ta jupe bleu marine. Ils piquaient de points rouges tes paumes qui les broyaient. Pour toi personne ne viendrait jamais vraiment. Mais renoncer à croire, plutôt crever. L’œil mauvais, tu t’obstinais. Crispée sur le moindre embryon de bruit, une comptine montait en toi comme une menace, tu fredonnais salement La P’tite Hirondelle. « Qu’est-ce qu’elle a donc fait », soudain la rumeur d’une autre voiture s’approche et te voilà à nouveau aux aguets. Un coup de vent dans les branches de l’arbre, « trois p’tits sacs de blé », l’engin passait son chemin. « Trois p’tits coups de bâton », mâchoires serrées, goût de cendre sous la dent, tu laissais tomber les paroles, la chanson devenait muette. Comme tous les enfants qui toujours viendront, l’enfant à venir sera comme toi à jamais : entièrement tendue vers l’espoir jamais réalisé, vers l’amour qui ne vient jamais par où on l’attend, certaine pourtant, certaine en dépit du bon sens, qu’il était là quelque part, mais où bon sang ? La cloche sonnait et tout continuait. Ou plutôt rien, rien ni personne. Le réel s’obstinait. Tu n’avais pas d’existence, tu n’étais que ce qu’on en pensait. Comme tous les samedis à la même heure, un caillou blanc. Une bonne sœur grasse trottinait vers toi en te houspillant, une oie épaisse empêtrée dans sa robe sombre, des miettes encore collées au coin de la bouche : « Ah te voilà, toi. On t’a déjà dit de ne pas sortir sans autorisation. Rentre ici. Tu te crois où ? »

Extrait
« Comme un siècle auparavant, comme dans des centaines d’années, le vent agite en tous sens l’or sombre des genêts. Vous buvez à la santé du monde, vous trinquez à la grâce et au grand n’importe quoi des Hommes, aux blessures s’évanouissant dans les rafales.
Sous tes doigts, tu sens la pulpe ridée de ta peau. Tu as huit ans, tu as cent ans. Tu sais que le passé n’est qu’une fable, une fantaisie amère. Que la vérité, comme le sens de nos vies, est un torrent de montagne qui toujours se dérobe, coulant entre les cailloux de lave, se diluant dans la nuit. Que seul existe, d’ici on le voit à mille lieues à la ronde, un monde où ce qui brûle l’horizon court aussi dans les veines du moindre bouton d’or. Qu’un reste de l’amour blessé et blessant des mères demeure à jamais dans les lames de lumière poignardant les nuages.
Tu sais aussi maintenant, après « Papa », Dieu et les autres, comment tombe un très vieil arbre au terme de plusieurs siècles d’une vie flamboyante. Sa chute fait un bruit de craquement terrifiant. Un long silence sidéré fige la forêt. Il renvoie au sol une immense quantité de matière vivante, qui le nourrira pour des siècles et des siècles. Pour la première fois, le vide béant laissé par l’arbre permettra au jour de pénétrer le sous-bois. Une clarté inédite déboulera alors par flots continus, donnant à des milliers de formes de vies nouvelles la possibilité d’éclore. Comment ton enfant avait-elle pu grandir en trouvant, dans les recoins de son propre corps, tes sensations les plus intimes ? Pouvait-elle raisonnablement traverser en ton nom la colère, la rage et la haine dont tu n’avais jamais voulu, ô mère, ô toi la Femme et l’Enfance, tes colères et tes chagrins innommés, tes regrets et tes bouquets de violette, toi qui étais sa sœur et sa fille en même temps que sa mère, et qui se sera débattue comme toutes les sœurs et les filles en même temps que les mères? Elle avait écrit en vain. Elle avait trahi en vain. Ton mystère est intact. Un jour, la mort transformera ta vie en un destin français, mais c’est encore trop tôt : pour l’heure tu fumes dans le grand vent, ton vieux cœur tout content, et une petite cantate monte vers toi. Obsédante et maladroite, si mi la ré, si mi la ré, si sol do fa. Une petite prière, mais sans un signe de croix. »

À propos de l’auteur
Née en 1969, Dorothée Werner vit à Paris. Elle est grand reporter au magazine Elle.
Après avoir publié A la santé du feu, un premier récit d’une grande force, elle a récidivé en 2015 avec Kouri et en 2017 avec Au nom des nuits profondes. (Source : Babelio)

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