Le Chevalier fracassé

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En deux mots
Alexandre-Joseph, fils de bonne famille, quitte Neuchâtel pour Paris où il espère faire fortune sous un nom d’emprunt. Mais en 1789, la capitale est prise dans le tourbillon de la Révolution et le jeune homme doit dès lors lutter pour sa survie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’aventurier, l’inventeur et la Révolution

Dans ce nouveau roman historique Colin Thibert nous propose de suivre les tribulations d’un neuchâtelois monté à Paris à la veille de la Révolution. Son audace va lui permettre de grimper les échelons, mais l’entreprise n’est pas sans risques.

C’est dans les environs de Neuchâtel, alors prussienne, que Colin Thibert choisit de situer les premières scènes de ce savoureux roman. Alexandre-Joseph Martinet-Dubied a le malheur de croiser le père d’une jeune fille, féru des Écritures, qui lui demande réparation après qu’il ait joyeusement «déshonoré» cette dernière. Une balle entre les deux yeux de l’importun suffira à régler ce différend. Le jeune homme a beau pouvoir se targuer d’avoir agi en légitime défense, il choisit de fuir. Avec une cargaison de livres séditieux imprimés par son père, il part pour Paris.
En quelques semaines, l’intrépide fuyard réussira à se faire une petite place dans la capitale sous le pseudonyme d’Alessandro Vesperelli. L’ironie de l’histoire veut que ce soit avec l’aide des autorités, qui n’ont pas tardé à repérer ce fanfaron. Engagé comme espion à la solde du lieutenant général de police, Alessandro est chargé de lui rapporter ce qui se dit dans les salons. Une tâche dont il s’acquitte fort bien. C’est ainsi que chez madame de Vaupertuis, il croise Mesmer, le médecin viennois qui fait fureur avec son traitement par les fluides. Alexandre-Joseph, qui sent le bon coup, va parvenir à le persuader de l’embaucher comme assistant. Mais la fortune qu’il attend de cet emploi tarde à venir. Qu’à cela ne tienne ! Dans le tourbillon d’idées nouvelles qui électrisent Paris à la fin du XVIIIe siècle, il va vite trouver un autre moyen de réussir. Il a en effet fait la connaissance d’un homme féru de sciences, le marquis de Faverolles, qui le fascine par ses trouvailles. À ses côtés, il découvre certaines applications dans le domaine de l’optique et s’imagine déjà riche en développant une invention propre à déplacer les foules, sorte d’ancêtre de la photographie, mêlant art et lumière. Avec son nouveau protecteur et amant, il imagine un bâtiment circulaire qui, éclairé de manière ciblée, donnerait littéralement au visiteur l’impression d’entrer dans le décor. La construction de ce qu’il nomme Panthéome va alors occuper toutes ses journées. Il va trouver artistes et architectes de renom, maître d’œuvre, maçon et charpentier afin d’ériger cet édifice révolutionnaire. Ce dernier qualificatif va toutefois faire capoter le projet. Car les ouvriers délaissent le chantier pour aller détruire un autre édifice. Nous sommes le 14 juillet 1789 et la prise de la Bastille marque le début de la Révolution française.
Notre aventurier ne voit toutefois dans cet assaut qu’un fâcheux contretemps et décide de mettre à profit cette parenthèse pour exercer ses talents d’espion à Londres. Une activité lucrative, car il en profite de ses traversées pour faire de la contrebande. Incidemment, il entend parler du Panorama et se dit que son Panthéome y ressemble furieusement. Soupçonnant le plagiat, il va voir toutes ses illusions et ses rêves de gloire s’envoler lorsqu’il remet les pieds en France.
Comme dans Torrentius, Colin Thibert mêle avec bonheur le romanesque et l’Histoire. Fort bien documenté, il nous entraîne avec gourmandise dans cette époque frénétique où les idées volent aussi vite que les têtes, où l’aristocratie voit s’envoler tous ses pouvoirs et où les rêves de gloire s’envolent en fumée. Le style est allègre, le rythme entraînant, l’humour dispensé avec finesse. Alors même le drame prend des allures de joyeuse épopée !

Le chevalier fracassé
Colin Thibert
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
208 p., 18 €
EAN 9782350878539
Paru le 16/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y vient de Neuchâtel et on finit par y retourner. Des séjours réguliers à Londres y sont aussi évoqués.

Quand?
L’action se déroule à la fin du XVIIIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À Neuchâtel, le jeune Alexandre-Joseph mène une vie dissolue jusqu’au jour où un meurtre accidentel le force à l’exil. Arrivé à Paris sous une fausse identité, il est contraint d’infiltrer, pour le compte du lieutenant général de police, le cabinet de Mesmer, médecin viennois à la mode, et les salons de madame de Vaupertuis. C’est alors qu’un vieux marquis passionné d’optique s’amourache de lui et l’anoblit. Le désormais chevalier Vesperelli s’apprête à lancer une affaire prometteuse, mais la prise de la Bastille vient bouleverser ses rêves de fortune.
Avec une énergie irrévérencieuse, Le Chevalier fracassé nous embarque dans une folle équipée à travers la fin du XVIIIe siècle. Peuplé d’agents doubles, d’excentriques et de contrebandiers, ce roman tricote habilement la grande histoire et les tribulations d’un séduisant aventurier.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Histoire & Fiction
Le Suricate magazine

Les premières pages du livre
« 1
UN ÉPAIS COUSSIN DE BRUME stagne au fond du vallon. Les mélèzes suintent, le sol est détrempé, le jour peine à se lever. Au premier étage de la ferme d’Abram Bourquin, un volet s’ouvre en grinçant. Apparaissent une jambe, une seconde, puis le corps entier d’un jeune homme qui porte des souliers à boucle, des bas, une culotte et une veste de bonne coupe. Un gilet brodé, or et magenta, apporte une note vive dans un tableau presque uniformément gris. Son visage est encadré par une abondante chevelure brune, sa peau mate, ses cils aussi longs que ceux d’une fille. Il s’assoit sur l’appui de la fenêtre, prêt à se laisser choir, une toise et demie plus bas, dans l’épaisse couche de fumier qui tapisse le sol. Deux bras viennent alors ceindre son torse. Deux bras aussi blancs que dodus, ceux de Rosalie, la fille unique d’Abram Bourquin. Ployant le cou, qu’il a long et gracieux, le garçon roule à la belle une ultime et savante galoche avant de sauter, d’un bond leste, dans la cour. Rosalie incline le buste – découvrant généreusement sa gorge dans le mouvement –, et, du bout des doigts, lui envoie une pluie de baisers.
– Reviens-moi vite, mon chéri !
Le chéri emporte avec lui cette vision exquise. Il se hâte. Le sentier qu’il suit est incertain, ses élégants souliers glissent dans la boue, prennent l’eau. « À l’orée du bois, lui a précisé Rosalie, tu tomberas sur le chemin, tu prends à main gauche, tu seras à Neuchâtel en une heure. » La pauvre fille ne pouvait se douter que son père, armé de sa fourche et d’une sainte colère, se tiendrait en embuscade, attendant le séducteur de pied ferme.
Abram Bourquin est un homme aussi austère, aussi rugueux que cette terre truffée de cailloux à laquelle il arrache, jour après jour, sa subsistance. Il pratique une religion sans nuances et sans fioritures. La Bible lui tient lieu de viatique pour son voyage terrestre. Il abhorre le péché et craint Dieu dont il se réjouit, néanmoins, d’intégrer le royaume. Il y est attendu à bras ouverts, mais n’anticipons pas.
Dans l’immédiat, Abram Bourquin lance un échantillon profus d’anathèmes et de malédictions, agitant sa fourche comme Poséidon son trident. Le spectacle serait comique si le bonhomme n’était pas résolu à clouer le godelureau au tronc du premier résineux venu, et à punir sa pécheresse de fille comme il convient : « On fera sortir la jeune femme à l’entrée de la maison de son père ; elle sera lapidée par les gens de la ville, et elle mourra, parce qu’elle a commis une infamie en se prostituant dans la maison de son père. Tu ôteras ainsi le mal du milieu de toi. » (Deutéronome, 22:21) À moins qu’il ne décide de la livrer aux flammes : « Environ trois mois après, on vint dire à Juda : Tamar, ta belle-fille, s’est prostituée, et même la voilà enceinte à la suite de sa prostitution. Et Juda dit : Faites-la sortir, et qu’elle soit brûlée. » (Genèse, 38:24)
– Monsieur ! Monsieur ! plaide le jeune homme, sautillant de gauche et de droite pour esquiver les dents de l’instrument avec lequel l’autre s’efforce de l’embrocher. De grâce !
Mais rien ni personne ne saurait fléchir la détermination de Bourquin qui entend faire honneur à son prénom. L’amant de sa fille est, par chance, souple et vif. Et comme il connaît le Livre aussi bien que son adversaire, il lance :
– Souvenez-vous que « la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu ! » (Jacques, 1:19-20)
– Comment oses-tu ?! répète Bourquin, outré de voir le débauché lui rendre, en quelque sorte, la monnaie de sa pièce.
– « L’homme qui aura couché avec elle donnera au père de la jeune fille cinquante sicles d’argent ; et, parce qu’il l’a déshonorée, il la prendra pour femme, et il ne pourra pas la renvoyer, tant qu’il vivra » (Deutéronome, 22:29), poursuit le suborneur. Je l’épouserai ! Je vous le promets !
Ce mensonge patent déchaîne la fureur d’Abram Bourquin qui réplique en poussant une sorte de mugissement :
– « Écarte de ta bouche la fausseté, Éloigne de tes lèvres les détours. » (Proverbes, 4:24)
– Entre personnes de bonne volonté, l’on peut toujours s’entendre, insiste le jeune homme. Mon père possède quelque bien, il vous dédommagera.
– « Que le riche ne se glorifie pas de sa richesse ! » (Jérémie, 9:23), réplique Abram. Les dents de l’instrument griffent la veste, y causant une longue déchirure. Bourquin ajoute pour faire bon poids :
– « Tu ne recevras point de présent ; car les présents aveuglent ceux qui ont les yeux ouverts et corrompent les paroles des justes. » (Exode, 23:8)
Lancée d’un bras qu’anime un juste courroux, la fourche se plante alors en vibrant dans un épicéa, libérant une averse de gouttelettes. Tandis qu’Abram s’efforce de récupérer son arme fichée dans l’écorce, le jeune homme se résout à exhiber la sienne : un pistolet moins gros qu’une tabatière, un joujou, dans lequel il introduit, d’une main tremblante, la poudre et une balle de plomb qu’il tasse fébrilement avec l’écouvillon. Abram, dans l’intervalle, est parvenu à récupérer l’instrument dont il menace à nouveau le suborneur.
– « Ils répondirent : il mérite la mort ! » (Matthieu, 26:66), hurle-t-il.
Il découvre alors, braqué sur lui, le pistolet. Le jeune homme a relevé le chien, saupoudré le bassinet d’une pincée de poudre noire.
– Reculez ou je tire ! menace-t-il.
Face à cette arme miniature, à ce freluquet habillé comme une gravure de mode qui doit peser moitié moins que lui et qui prétend l’intimider, l’ombre d’un sourire éclaire le visage sévère et barbu du paysan-prophète. Si ce n’était péché, il rirait. Au lieu de quoi, il brandit sa fourche. Le jeune homme appuie sur la détente. Une détonation sèche, le coup part ; considérant l’humidité ambiante, on pourrait presque parler de miracle. La balle frappe Bourquin entre les deux yeux. Il fronce les sourcils, comme s’il cherchait dans sa mémoire un verset de circonstance, n’en trouve pas, vacille et s’effondre.
– Monsieur ? Oh ! Monsieur Bourquin ? Monsieur ?
Alexandre-Joseph Martinet-Dubied a gagné ce pistolet à l’issue d’une partie de piquet, il ne s’en était encore jamais servi ; qui plus est, il n’a jamais tué qui que ce soit, il manque donc singulièrement de pratique. Circonspect, il se penche sur le gros homme inerte. Se peut-il que la vie soit vraiment en train de s’échapper par ce trou minuscule qui saigne à peine ? Il y aurait là, sans doute, matière à philosopher, mais la situation ne s’y prête guère. Alexandre-Joseph s’éloigne à grandes enjambées du lieu de son crime, l’esprit en tumulte. Quoique pauvre, Bourquin est honorablement connu ; sa mort brutale va en choquer plus d’un, une enquête sera diligentée. Qui sait si le jeune homme n’a pas été aperçu se glissant, au crépuscule, dans la ferme des Bourquin. Qui sait si Rosalie, sous le coup de la peur ou du chagrin, ne le trahira pas ? Je suis dans de très sales draps ! frissonne Alexandre-Joseph, conscient que sa réputation de noceur va lui nuire et que ni l’argent, ni la notoriété de son père ne le sauveront de la prison, voire du gibet. Trébuchant et glissant dans le sentier bourbeux, il tente d’élaborer un plan de conduite.

2
L’IMPRIMERIE MARTINET-DUBIED est installée dans les anciens locaux d’un vigneron, faubourg de l’hôpital. Les presses ont remplacé les foudres, l’odeur de l’encre a supplanté, progressivement, celle des moûts. Les volumes imprimés sont reliés sur place et mis en caisses avant d’être acheminés en France par des chemins détournés, car Louis Martinet-Dubied publie, pour l’essentiel, une littérature subversive, de ces brûlots politiques qui, tôt ou tard, finiront par mettre le feu aux poudres dans la France voisine. La ville de Neuchâtel est sous l’autorité du roi de Prusse qui ferme benoîtement les yeux parce que cette activité lui rapporte des taxes ; et puis, dans la mesure où ça contrarie le roi de France, il serait dommage de s’en priver. Frédéric II se contente d’interdire que l’on appose le nom de la ville au frontispice de ces ouvrages séditieux, il a une réputation à tenir.
Louis Martinet-Dubied n’est pas seulement imprimeur. Il exploite des vignobles, il a créé une fabrique d’indiennes, il a investi des fonds dans diverses affaires bancaires et siège au Petit Conseil, c’est dire l’importance du personnage. Depuis la mort de son épouse, sa vie est exclusivement consacrée au travail, il ne débande jamais, il aura tout le temps de se reposer une fois au paradis. En gestionnaire avisé, Louis a d’ailleurs planifié l’avenir : Pierre-Louis et Claude-Henri, les aînés, dirigeront les entreprises, on cherchera de solides partis pour Jeanne et Agathe, quant à Alexandre-Joseph, le petit dernier, il le verrait bien dans la finance, à Paris, ou à Londres. Mais jusqu’à présent, le garçon a déçu les attentes de son père : au contraire de ses frères, blonds et sanguins comme lui, il a hérité de la beauté brune et délicate de feue sa mère, de son tempérament imprévisible. Là où les deux aînés tracent droit leur sillon, comme les bœufs dont ils ont la patience et la lourdeur, Alexandre-Joseph papillonne. Imperméable à la crainte du Jugement qu’on lui a pourtant inculquée depuis sa plus tendre enfance, il n’en fait qu’à sa tête et il apparaît que cette tête est aussi légère que ses mœurs. Le gamin ne pense qu’à s’amuser, à courir les jupons, dans un pays où plane encore l’ombre des réformateurs. « Il est impossible qu’il n’arrive pas des scandales ; mais malheur à celui par qui ils arrivent ! » (Luc 17:1) Un jour ou l’autre, a prédit Louis, ça lui attirera des ennuis. Ce jour est arrivé.
Alexandre-Joseph comptait regagner ses appartements en toute discrétion pour remettre un peu d’ordre dans sa tenue autant que dans ses idées. C’est raté. À peine a-t-il gravi quelques marches de l’escalier que son père se dresse devant lui :
– D’où viens-tu ? Qu’est-il arrivé à tes vêtements ?
Le jeune homme rougit, c’est sa faiblesse. Ce qui ne l’empêche pas de mentir :
– J’herborisais, papa. (La maison Martinet-Dubied vient de rééditer les Rêveries du promeneur solitaire). J’ai déchiré ma veste aux épines.
– Je préfère ne pas penser au genre de fleurs que tu es allé cueillir. File te changer et mets-toi au travail !
– Oui, papa.
En attendant qu’une maison de banque neuchâteloise ou genevoise offre un poste à Alexandre-Joseph, premier degré d’une ascension dans le monde des affaires, Louis a exigé que son rejeton tienne les livres de l’imprimerie et gère les expéditions, deux activités qui barbent souverainement le jeune homme. Aujourd’hui, elles vont lui sauver la mise. Il dispose des clefs du coffre, il y ratisse tout l’argent qui s’y trouve et, moins d’une heure plus tard, il saute à bord d’une carriole chargée d’une cinquantaine de volumes fraîchement imprimés de la seconde édition de l’Essai sur le despotisme d’un certain Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau. Expert en contrebande, grand connaisseur des chemins de traverse et des itinéraires discrets, le vieux Morel conduit l’attelage. Il n’a posé aucune question en voyant Alexandre-Joseph s’installer à côté de lui sur la rude banquette, il n’ouvre la bouche que pour invectiver ses mules ou cracher de longs traits de jus de chique. On atteindra Belfort dans trois jours. Le fugitif s’en accommode. Il laisse vagabonder sa pensée, au rythme lent de ce voyage en zigzag.
Alexandre-Joseph ne se considère ni comme un assassin ni comme un maladroit, mais comme un malchanceux. Qui aurait pu prévoir que ce minuscule pistolet remplirait si bien son office, qu’une seule balle, de la taille d’un petit pois, suffirait pour abattre ce paysan massif dopé aux Saintes Écritures ? L’autre voulait sa peau, lui n’a fait que défendre la sienne. Et aussi, qu’est-ce qu’ils ont, tous, avec la vertu de leurs filles ? Est-ce un bien si précieux qu’il faille risquer sa vie pour le préserver alors que, tôt ou tard, on les marie ? Au moins Rosalie aura-t-elle connu un garçon raffiné avant d’être livrée en pâture à quelque bourrin local qui l’engrossera tous les ans. « Et vous, soyez féconds et multipliez, répandez-vous sur la terre et multipliez sur elle. » (Genèse, 9:7) Autant d’arguments dont un bon avocat ferait son miel. Mais les crimes de sang sont si rares, à Neuchâtel, que les magistrats pourraient être tentés d’infliger au jeune assassin un châtiment exemplaire. Gagner Paris reste la meilleure option. Alexandre-Joseph y pensait depuis longtemps, mais il se présentait toujours une partie de cartes ou une partie de jambes en l’air pour retarder sa décision. On ne s’arrache pas aux délices de Capoue sans un sérieux coup de pied au cul. D’autres (pour des raisons moins tragiques) ont tenté l’aventure avant lui : Jean-Jacques Rousseau est le plus fameux. Un certain Jean-Paul Marat, de Boudry, ne va pas tarder à connaître son quart d’heure de célébrité. Dans les milieux d’affaires, les Delessert sont devenus incontournables, Jean-Frédéric Perregaux a commencé à bâtir sa fortune. Ce serait bien le diable si un jeune homme intelligent et ambitieux comme lui ne trouvait pas, dans cette ville perpétuellement en ébullition, l’occasion de se faire un nom, se dit Alexandre-Joseph. Pour d’évidentes raisons de sécurité, il vaut mieux oublier Martinet-Dubied et brouiller les pistes. Le jeune homme opte pour un patronyme italien. Désormais, il s’appellera Alessandro Vesperelli, originaire de Crémone, à l’instar de ce violon que lui avait offert sa mère et dont il n’est jamais parvenu à tirer la moindre note. Alessandro Vesperelli, ça sonne bien, non ?

3
MONSIEUR LENOIR, lieutenant général de police de Paris, a deux hantises : les ouvrages séditieux et les étrangers. Bien qu’il puisse se targuer d’être l’ami intime de Brissot et de Beaumarchais, monsieur Lenoir mène une lutte sans merci contre les premiers et surveille étroitement les seconds. Ainsi s’intéresse-t-il de près à un certain Franz Anton Mesmer arrivé récemment dans la capitale. Auteur d’une thèse, largement inspirée de Paracelse, intitulée « De l’influence des planètes sur le corps humain », ce médecin viennois a mis au point un procédé extraordinaire, à base d’aimants, susceptible de guérir à peu près tous les maux.
Mesmer, raconte-t-on, a même été à deux doigts de rendre la vue à Maria Theresia von Paradis, une jeune fille frappée de cécité. Elle commençait à distinguer des formes quand son père a brutalement mis fin au traitement, craignant que les visites quotidiennes du jeune médecin ne fissent jaser ; il voulait surtout ne pas perdre le bénéfice de la pension d’invalidité allouée à sa fille infirme. Mesmer s’était insurgé, il avait protesté, supplié : arrêter si près du but, c’était vraiment trop bête. Il avait fait valoir que même Jésus, si l’on en croit les Évangiles, avait dû s’y reprendre à deux fois pour rendre la vue à l’aveugle de Bethsaïde. Le père de la jeune fille était resté inflexible. Il convient de préciser que Maria Theresia était pianiste ; une artiste aveugle attire plus de public qu’une virtuose valide, n’importe quel impresario vous le dira. Monsieur von Paradis l’avait fort bien compris.
Échaudé par sa mésaventure avec Maria Theresia, Mesmer a donc décidé de tenter sa chance à Paris. « Car Jésus lui-même rendait témoignage qu’un prophète n’est pas honoré dans son propre pays. » (Jean, 4:44) Il y a établi depuis longtemps des contacts parmi les esprits éclairés, francs-maçons pour la plupart, qui tiennent ses théories pour prometteuses. Un certain docteur Deslon l’aide à s’installer. Il lui adresse ses premiers patients, majoritairement des patientes, de la meilleure société, car question honoraires, on a placé la barre assez haut. Mais en médecine comme ailleurs, la nouveauté a un prix. Sitôt ouvert, le cabinet de l’hôtel Bourret, place Vendôme, ne désemplit plus. Les élégantes s’y pressent autant qu’à l’opéra si bien que le médecin viennois, débordé, doit bientôt envisager de s’attacher les services d’un chaouch.
– En France, nous appelons cela un suisse, dit Deslon.
– Va pour le suisse.
Ce domestique sera chargé de recevoir les visiteuses, de les installer en fonction de leur rang dans la salle d’attente, de tenir prêts les sels ou les compresses vinaigrées, car nombre de ces dames sont prises de vapeurs ou tombent en pâmoison après deux ou trois heures de traitement. Certaines ont besoin d’être ventilées, ranimées, réconfortées, d’autres, à l’inverse, sont si agitées qu’il faut les contenir, les brider, les apaiser. Peu vomissent. L’homme disposera néanmoins d’un seau rempli de sciure ainsi que d’une réserve de mouchoirs pour éponger la sueur et les larmes qui coulent en abondance. Un tel poste réclame du doigté, de l’intuition, de la discrétion. Il conviendra en outre de n’être ni bancal, ni grêlé, et de bien porter la livrée.
Monsieur Lenoir, qui a eu vent de l’appel à candidature, considère que c’est une occasion inespérée de glisser un mouchard dans la place. Il tient sous sa coupe une poignée de jeunes gens de la manchette surpris à des actes contre nature dans le quartier Saint-Honoré, mais aucun de ses candidats ne trouve grâce aux yeux de Deslon qui s’est chargé du recrutement, éliminant sans pitié les jolis-cœurs, les sournois, les factieux et ceux qui ont les dents gâtées. Monsieur Lenoir songe alors à ce jeune Suisse récemment débarqué à Paris sous un nom d’emprunt : le rapport de ses agents précise qu’il est élégant, correctement éduqué, d’une tournure agréable. Le lieutenant général envoie deux argousins le quérir à son domicile. Alessandro se croit rattrapé par son crime, il se voit déjà pendu, la sueur baigne son front, ses jambes le trahissent. Contre toute attente, l’accueil est aimable :
– Racontez-moi un peu ce qui vous attire à Paris, monsieur Vesperelli… Nos grands monuments ? Nos petites femmes ?
Réponse inintelligible de l’intéressé. Monsieur Lenoir hausse brutalement le ton :
– Allons ! Cessons cette comédie ! Vous n’êtes pas plus italien que je ne suis turc ! Qui êtes-vous, d’où venez-vous ?
Alessandro devient rouge, très rouge, décline sa véritable identité, assure être venu chercher fortune à Paris comme beaucoup de ses compatriotes. Pas un mot sur l’affaire Bourquin, à quoi bon charger la barque ? Si le lieutenant général de police est au courant, il le mentionnera bien assez tôt. De son côté, monsieur Lenoir n’en espérait pas tant, il se frotte les mains : ce joli jeune homme est donc le fils de l’imprimeur qui inonde Paris de pamphlets et de libelles de la pire espèce ? Que rêver de mieux ? S’il refuse de collaborer, on a de quoi l’embastiller jusqu’à la fin du siècle. Le lieutenant général lui met donc le marché en main et conclut après un bref topo sur les activités parisiennes de Mesmer :
– Débrouillez-vous pour être embauché et rapportez-moi, scrupuleusement, tout ce que vous verrez et entendrez là-bas.
Depuis qu’il est à Paris, Alessandro a noué des contacts utiles dans les milieux du commerce et de la finance et ses chances d’être embauché bientôt par une grande maison paraissent favorables. Monsieur Lenoir vient de ruiner ses espoirs. Alessandro se voyait en jeune loup des affaires, le voilà devenu mouche, espion, indicateur ordinaire. Et domestique dans un cabinet médical puisque Deslon, au terme de son casting, a retenu sa candidature.

Mesmer vêt son suisse de soie amarante. Veste, culotte et justaucorps agrémentés de galons d’argent, bas fins, souliers à boucle. Le taux de pâmoisons de ces dames va grimper en flèche.
– Mon ami, s’exclame-t-il en gratifiant Alessandro d’une tape sur l’épaule, vous êtes, de ce cabinet, le plus bel ornement !
Trait d’humour ou barbarisme ? Alessandro, dès lors, fait contre mauvaise fortune bon cœur. Il s’acquitte de sa tâche à la perfection, respectueux sans être obséquieux, aimable, enjoué sans excès, souple comme un roseau. Il vous délace un corset comme personne mais jamais sa main ne s’égare sous les étoffes, jamais ses lèvres ne se posent sur les gorges palpitantes ; c’est là une retenue qui lui coûte, mais que son employeur apprécie (et qu’une partie de sa pratique, secrètement, déplore). Sur le parquet à bâtons rompus, le jeune suisse paraît danser, maître d’un ballet dont il impose la cadence. Les hommes lui reconnaissent de la prestance et, derrière leurs éventails, les femmes rêvent d’indécences.

4
RÉSOLU À S’ATTIRER une fois pour toutes les bonnes grâces du lieutenant général en lui remettant des rapports aussi documentés que possible, Alessandro s’enquiert auprès du fidèle Deslon de la cause d’effets aussi spectaculaires sur les malades.
– As-tu jamais entendu parler du fluide universel ? lui demande le médecin.
– Jamais.
Deslon, qui se passionne, depuis l’origine, pour les travaux de Mesmer, explique au jeune Suisse que les hommes, les animaux, la terre, et les corps célestes baignent tous, indistinctement, dans un même fluide, invisible et subtil.
– Comme les cornichons dans leur bocal, en somme ?
– L’image est triviale, mais pour autant que l’on assimile l’univers à un immense bocal, tu n’as pas entièrement tort. Mesmer a démontré, vois-tu, que la maladie résultait d’une répartition inégale de ce fluide dans le corps humain.
– Comme une barque gîte si elle vient à prendre l’eau ? interroge Alessandro qui a souvent canoté sur le lac de Neuchâtel et qui a besoin de se faire, de ces savantes notions, une représentation imagée.
– C’est un peu cela. Guérir, c’est restaurer un équilibre qui était rompu.
– Voilà donc pourquoi certaines femmes sont à ce point chavirées ?
Deslon s’esclaffe, et rapporte le bon mot à Mesmer. Il entreprend ensuite de décrire le cœur même du dispositif mesmérien, une machine qui s’inspire de la bouteille de Leyde, un appareil capable d’emmagasiner et de transmettre le fameux fluide. La réaction des malades au traitement est proportionnelle à leur déséquilibre.
– Grâce à son procédé, le docteur Mesmer parvient à extraire du corps de ses patients, pratiquement sans douleur, les humeurs malignes qui sont cause de la maladie, poursuit Deslon. Toutefois, les femmes étant, comme chacun sait, plus sensibles des nerfs, il arrive qu’elles répondent exagérément au traitement, d’où les effets dont tu es parfois témoin.
Ainsi Alessandro portera longtemps au visage la trace des griffures infligées par l’une de ces Ménades. Si l’on en croit Deslon, son harmonie est à présent restaurée.
– Le docteur Mesmer, poursuit encore l’intarissable médecin, s’est rendu compte que tous les hommes, femmes comprises, sont en capacité de transmettre ce fluide, mais que seul le magnétiseur peut le canaliser, en augmenter ou en diminuer l’intensité à l’aide de certains gestes bien précis, qu’il appelle des « passes ». Je te précise que nous parlons ici de magnétisme animal, par opposition au magnétisme minéral, qui est la propriété de la pierre d’aimant.
Alessandro remercie Deslon pour ses éclaircissements et, le soir même, couche sur le papier, à l’intention de son officier traitant, ces informations essentielles.

Victime d’un succès croissant, Mesmer se met en quête de locaux plus spacieux. Il les trouve en l’hôtel Bullion, à l’angle des rues Coq-Héron et Orléans-Saint-Honoré. Il y fait installer la première des quatre machines qu’un ébéniste et un serrurier ont fabriquées d’après ses plans. Imaginez un large baquet octogonal, constitué de panneaux de noyer vernis, doublé de feuilles d’étain. Au centre, dissimulée aux regards, une grosse bouteille de Leyde reposant sur une couche de verre pilé et de limaille de fer, entourée d’autres flacons plus petits, remplis jusqu’au goulot d’eau magnétisée ; des bouquets d’hysope et de lavande – deux plantes connues pour accroître les effets bénéfiques de l’électricité – complètent le dispositif. Ce baquet est hérissé de tiges métalliques recourbées ; il en sort aussi des cordes, dont une extrémité baigne dans ce liquide chargé d’ions. On peut appliquer les premières sur les organes ou les membres douloureux ; les secondes servent à relier entre eux les patients, de sorte que le fluide universel les irrigue tous de manière égale.
Grave et concentré, le médecin va de l’un à l’autre pour pratiquer ses « passes ». Elles ne sont pas sans rappeler les gracieux mouvements du toréador. Mesmer effleure les cous, les épaules, les ventres et les gorges. Sous l’effet de ces caresses virtuelles, certains patients gémissent, d’autres frissonnent, tressautent, d’autres encore claquent des dents, convulsent ou éclatent d’un rire démoniaque : le baquet thérapeutique devient alors chaudron de sorcière.
Alessandro suggère quelques améliorations.
– L’on gagnerait à obscurcir un peu la pièce, avance-t-il. Les prêtres savent depuis longtemps qu’un demi-jour est propice au recueillement, qu’il exalte le mystère. De plus, certains débordements s’accommoderaient mieux d’un peu d’obscurité…
– Bien raisonné, mon ami ! le félicite Mesmer.
Il fait exécuter, dans un beau velours d’Utrecht couleur parme, d’épaisses tentures dont on voilera les fenêtres. Alessandro invite ensuite le patron à troquer son modeste habit vert-de-gris contre un costume de soie lilas ; il prétend même le coiffer d’un chapeau pointu. Mesmer se rebiffe :
– Je suis médecin, pas saltimbanque !
– Croyez-moi, monsieur, un tel accessoire fera forte impression, l’assure Alessandro. »

À propos de l’auteur

THIBERT_Colin_©Philippe_Matsas

Colin Thibert © Photo Philippe Matsas

Né en 1951 à Neuchâtel, Colin Thibert est écrivain et scénariste pour la télévision. Il a longtemps pratiqué le dessin et la gravure. En 2002, il a reçu le prix SNCF du Polar pour Royal Cambouis (Série Noire, Gallimard) puis s’est lancé dans le roman. Après Un caillou sur le toit (2015), il a publié aux éditions Héloïse d’Ormesson, Torrentius (2019), couronné par le prix Roland de Jouvenel, décerné par l’Académie française, Mon frère, ce zéro (2021), La Supériorité du Kangourou (2022) et Le chevalier fracassé (2023). (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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L’Or du Rhin

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En deux mots
Une jeune femme est retenue prisonnière, un prof de grec est assassiné non loin de l’Université populaire où il enseigne et un attentat terroriste endeuille Strasbourg. Le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope se souviendront longtemps de ce 11 décembre 2018 et de leurs enquêtes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Rapt, homicide(s) et terrorisme

Pour la nouvelle enquête du duo formé par le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope, Dominique Gouillart n’a pas lésiné sur les moyens, nous offrant une enquête qui va aussi s’appuyer sur l’Histoire alsacienne mouvementée pour nous offrir une «enquête rhénane» haletante.

Malika n’a plus vraiment la notion du temps en ce 11 décembre 2018, car cela fait de longues heures qu’elle est séquestrée dans ce qui ressemble à une cave. La drogue qu’elle est contrainte d’ingurgiter rend sa mémoire défaillante. Le commissaire Landrini en revanche n’oubliera pas de sitôt cette date. Il était paisiblement en train de manger une choucroute lorsqu’il a reconnu les rues de Strasbourg sur les chaînes d’information qui relataient l’attentat terroriste en cours et la recherche active du ou des fauteurs de trouble. Son téléphone a toutefois mis du temps à sonner et n’a pas manquer de le surprendre. Au lieu d’apporter du renfort à ses collègues, il a été chargé d’enquêter sur un meurtre mystérieux commis rue des Bains. Un enseignant de grec à l’Université populaire avait été retrouvé bardé de deux entailles profondes gisant sur le trottoir.
L’enquête ne s’annonce guère aisée avec si peu d’indices. Alors, il faut commencer par dérouler les leçons de base, essayer l’enquête de voisinage, demander aux voisins ce qu’ils ont pu voir ou entendre, approcher les collègues et les étudiants.
Tandis que le policier et la journaliste se démènent, Malika se morfond dans sa cellule, essayant avec peine de lutter contre les drogues qu’on lui administre pour tenter de structurer ses pensées. Mais son esprit vagabonde, l’entraîne en Grèce où elle a passé des vacances sur un voilier avec sept autres personnes. Elle avait profité du désistement de sa sœur blessée pour rejoindre ce groupe et répondre à l’invitation du professeur aujourd’hui décédé. Sans savoir pourquoi ces images lui reviennent, elle revoit parfaitement la victime, le couple Bartel et les autres occupants. Des informations qui seraient bien utiles à Landrini qui commence cependant à dérouler le fil ténu de son enquête.
En explorant l’appartement et l’ordinateur de l’enseignant, il a pu découvrir qu’il rédigeait des chroniques sous le pseudonyme de Pantaleon pour mettre en garde contre des complotistes qu’il annonçait vouloir dénoncer prochainement. Une piste à explorer, tout comme celle qui conduit chez Wagner. Mais c’est Ira qui va finir par comprendre que c’est sur les photos de vacances prises en Grèce que se trouve la clé de l’enquête.
En tant que membre éminente active de la Société d’Études holmésiennes, Dominique Gouillart joue parfaitement sur le registre des indices semés au fil du récit, sans oublier les fausses pistes et les rebondissements, ce qui rend ce suspense fort agréable à lire. Mais l’intérêt de son récit est double, car il explore aussi le passé tourmenté de la région, celui qui donne son titre au livre, et qui va bien au-delà de la musique de Wagner. On y arpente les rues de Strasbourg comme c’était le cas dans ses précédents romans, «Échec à la reine» (2018) et «Le Monstre vert de Strasbourg» (2021) et on remonte le temps, lorsque l’Alsace était tour à tour allemande puis française. Des bouleversements qui ont donné lieu à bien des histoires et légendes dont les esprits curieux comme celui de Dominique Gouillart fait son miel. Et nous régale !

L’Or du Rhin
Dominique Gouillart
Le Verger Éditeur
Polar
200 p., 12 €
EAN 9782845744202
Paru le 4/11/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Strasbourg. On y évoque aussi une croisière au large de la Grèce et les contreforts des Vosges.

Quand?
L’action se déroule en 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
En cette nuit fatale du mardi 11 décembre 2018, Strasbourg est secouée par un attentat qui endeuille brutalement le marché de Noël. Toutes les forces de police sont mobilisées pour courir après le terroriste qui s’est enfui en direction du quartier de Neudorf. Le commissaire Landrini, resté seul de garde, hérite d’un meurtre commis près des bains municipaux, bien trop à l’écart pour être du fait du terroriste.
Rageant de ne pas pouvoir se joindre à ses collègues dans leur traque, il entame ce qui va devenir une enquête d’une grande complexité. Enlèvement, assassinat, manipulation des réseaux informatiques, organisation criminelle internationale, science et pseudo-science, et même l’opéra de Wagner viendront s’entrechoquer dans cette affaire, où la journaliste Ira Hope ne sera pas de trop pour aider le commissaire, qui risquera sa vie.
Cette troisième enquête d’Ira Hope mêle intrigue et rebondissements sur un rythme haletant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« L’ampoule rouge qui pendait au plafond dispensait une lumière parcimonieuse et sanglante dans la cave en béton où elle était enfermée. Depuis combien de temps? Malika ne savait plus exactement. Quatre jours? Cinq jours? Régulièrement, quand elle dormait – ce qui était presque toujours le cas -, on venait lui apporter une maigre nourriture et changer le seau hygiénique, mais l’eau qu’elle buvait avait un goût métallique prononcé et la mettait dans un état semi-comateux, qui lui faisait perdre la notion des heures et des jours.
Elle ne maîtrisait pas vraiment ses pensées: c’étaient ses pensées qui s’imposaient à elle, et s’enchaînaient de façon chaotique. Le somnifère, ou l’anxiolytique, en tout cas la drogue qu’on lui administrait, diluée dans l’eau qu’elle était bien obligée de boire sous peine de mourir de soif, lui ôtait toute énergie et effilochait sa lucidité. Le temps vide de tout, sauf d’ombres inquiétantes, s’écoulait seconde par seconde, minute par minute, le passé remontait par bribes incertaines, et le futur se perdait dans les sables de l’angoisse.
Il lui fallait faire un effort extraordinaire pour se rappeler le rond-point de Dorlisheim, encore en travaux, au pied des Vosges – un vendredi soir, lui semblait-il – où elle était sortie de sa voiture pour effectuer un reportage-photos. Elle avait senti un chiffon humide sur sa figure, avec une odeur aigre. C’est tout ce qu’elle se rappelait. Elle s’était ensuite retrouvée dans ce cube de béton, une cave sans doute, dont sa main droite pouvait effleurer le mur de parpaings, et sa main gauche râcler le sol irrégulier. Elle était couchée sur un matelas en mousse qui atténuait la rudesse du sol. Ses pieds pouvaient presque toucher le mur opposé à sa tête, ce qui supposait une distance d’un peu moins de deux mètres. Le mur qui lui faisait face était un peu plus long ; peut-être trois mètres. Ce qui voulait dire, pensait-elle avec effort dans son cerveau ralenti, qu’elle était enfermée dans un local dont la surface faisait cinq ou six mètres carrés.
Quand elle demeurait plus longtemps sans boire, et qu’elle était davantage éveillée, elle observait les variations de la lumière rouge sur les parois. Et puis elle se rendormait, La cave était remarquablement silencieuse. On n’entendait rien. Sauf, de temps à autre, un bruit caractéristique de chaudière qui se rallumait. Cela expliquait pourquoi elle n’avait pas froid.
Des souvenirs très lointains remontaient par bribes dans sa conscience, mais elle n’avait pas le temps de s’y arrêter parce qu’ils s’enfuyaient aussitôt. Elle savait encore qui elle était – Malika -, qui l’avait élevée – Hubert -, quel métier elle exerçait – photographe -, en quelle année on était – 2018 – mais ces flashes surgis d’une sorte de néant ne faisaient que rajouter à sa confusion mentale.
Elle résista à la tentation de boire, pour ne pas retomber dans cet état presque confortable, mais confus, de semi-inconscience narcotique. Qui avait bien pu l’enlever en ce soir de décembre? Pourquoi la séquestrait-on? Elle ne se voyait pas d’ennemis particuliers. Mais pouvait-on savoir? Sa conscience embrumée balayait les cercles de son milieu professionnel, de ses parents, de ses relations nombreuses en France et à l’étranger… Que pouvait-on lui reprocher? D’avoir trop bien réussi, peut-être. Mais de là à l’enlever et à la séquestrer…
On avait certainement signalé sa disparition. Sa sœur, en tout cas, devait forcément s’étonner de son silence: elle avait sûrement averti la police. Une enquête avait été lancée, on interrogeait sa sœur, son père, ses amis. On cherchait quand et où on l’avait vue en dernier, on étudiait ses habitudes et ses derniers rendez-vous, on lançait des hommes à sa recherche…
Et si personne n’avait signalé sa disparition?
On lui donnait bien à manger et à boire, l’air tiédasse circulait librement, elle était encore en vie. Mais pour combien de temps? Qu’est-ce qu’ils voulaient? Obtenir une rançon? La violer? Jusqu’ici, elle n’avait pas été agressée physiquement, mais ça pouvait venir. Un individu venait la ravitailler. Elle l’avait entraperçu: un geôlier vêtu de noir, sinistre. Pourquoi? Le supplice d’un emprisonnement à vie? Quelle horreur!
Elle avait toujours éprouvé de la pitié pour tous ces animaux qu’on voit enfermés dans des cages, condamnés à une détention sans fin. Ils n’avaient pas demandé à subir ce sort. Elle non plus. Un désespoir brutal s’abattit sur elle à l’idée d’être détenue elle aussi, des années durant, dans un cachot aveugle. Flageolante, elle se leva pour aller boire. Entre le confort artificiel de la drogue et l’angoisse de l’éveil, autant choisir la drogue! Elle se recoucha.
La porte métallique s’entrouvrait parfois sur son cerbère… Elle était trop comateuse pour réagir, mais elle le distinguait vaguement entre ses paupières mi-closes: une silhouette haute et maigre; un homme, certainement. Il posait sur le sol un carton de nourriture et changeait le seau. Il jetait un bref coup d’œil en sa direction. Elle distinguait le pantalon noir et le sweat à capuchon rabattu jusqu’à ses yeux. Un violeur ou un tortionnaire? Non! Un homme de main qui exécutait les ordres comme un fonctionnaire? Sans doute. Un salaud, en tout cas.
Ensuite, elle se traînait jusqu’aux provisions: deux très longs sandwichs, quelques bananes et une bouteille d’eau en plastique d’un litre et demi.
La cave sentait les bananes, dont les peaux rendaient une odeur douçâtre; elle exhalait aussi faiblement le vin qui y avait été probablement entreposé. L’image d’une bonne bouteille surgissait pendant quelques secondes, mirage au milieu du désert de la nuit. Une vague odeur de bois était également perceptible. Peu à peu, le narcotique faisait son effet, estompant la terreur de l’enfermement à vie, des sévices qu’on pourrait lui infliger. Le grand escogriffe entraperçu n’avait cherché ni à la tuer, ni à la malmener, ni même à l’approcher. Jusqu’à quand? Hésitait-il? Quel était son rôle, et pourquoi la retenait-il ainsi? De nouvelles images envahissaient sa conscience peu consciente, à la fois molles et heurtées, transférant l’angoisse dans l’au-delà du cauchemar. Elle s’endormait.
Elle ne pouvait pas savoir quelle frénésie avait gagné le monde réel, un monde dont elle était désormais exclue.

Au même moment, vers 21h 00, le commandant Landrini arrivait en voiture à l’angle de la rue des Bains et du boulevard de la Victoire, à Strasbourg. Le trajet en voiture lui avait permis de remettre de l’ordre dans ses idées, chahutées par l’ampleur des problèmes qui se posaient à lui. Conduit par le jeune lieutenant Wolter, récemment intégré dans la brigade, le véhicule avait foncé. Les artères, fantomatiques, étaient totalement désertes: pas un passant, pas une fille pour faire le trottoir, pas une ombre.
La couleur rouge du véhicule des pompiers, dont les zébrures jaunes ressortaient dans la nuit, avait attiré immédiatement leur attention. Ils s’étaient garés juste derrière. La minuscule rue des Bains tire son nom des impressionnants bains municipaux, au style colossal et germanique, que l’Allemagne de Guillaume II a légués à la ville de Strasbourg, et qui la bordent sur la totalité de son flanc est. On pouvait deviner l’imposant bâtiment, brunâtre à cette heure, dont les sommets se perdaient dans la nuit.
Le capitaine des pompiers attendait les deux policiers. Il ne dissimula pas sa satisfaction de les voir arriver. Les bandes jaunes réfléchissantes tranchaient sur sa tenue sombre. Ses joues et son nez étaient rougis par le froid, et de la buée s’exhalait de sa bouche quand il parlait. On était dans la soirée du mardi 11 décembre 2018; des attentats avaient éclaté au centre de Strasbourg. On ne savait plus où donner de la tête, et on appelait déjà le véhicule des pompiers sur un autre site.
L’immeuble moderne, en forme d’équerre, qui faisait le coin du boulevard de la Victoire et de la rue des Bains, avait son entrée sur le boulevard, et la sortie des garages sur la rue. C’est devant cette sortie de garage qu’un passant avait aperçu un corps allongé sur le sol. Incapable de déterminer si l’homme était vivant ou mort, blessé ou ivre mort, il avait immédiatement appelé le 15.
Quand les pompiers étaient arrivés, l’homme était bel et bien mort, et ce n’était plus de leur ressort. Comme le capitaine l’expliqua rapidement à Landrini, ils s’étaient efforcés de ne pas polluer la scène de ce qui était manifestement un crime, puisque deux entailles sanglantes apparaissaient nettement dans le dos de la victime, allongée sur son flanc gauche, la face dirigée vers la paroi métallique de la porte du garage, et les jambes repliées. »

Extrait
« Ira se penche sur une première photo: sept personnes y prennent la pose, debout sur le pont d’un bateau. Ils sont tous en short ou en maillot de bain, bronzés et souriants.
— C’est un ensemble de photos prises en Grèce, commente Sonya: les unes prises par Alex, les autres par Malika, en septembre dernier. Ils m’ont donné les meilleures. Pour moi, c’était une façon de voyager virtuellement, puisque je n’avais pas pu faire le déplacement. Sur l’image que vous, avez là, on voit à gauche les organisateurs du voyage el leurs enfants, les Bartel; au milieu, vous avez Alex. Quand je pense… C’est Malika qui a pris la photo, et on ne la voit pas dessus. Pourvu qu’elle ne soit pas en danger! À droite, vous avez les deux scientifiques du voyage, un chercheur en biologie et son assistant. Est-ce que vous ne remarquez rien ? Non. Au début, Ira ne remarque rien. Mais peu à peu, en bien, une petite idée germe dans sa tête. » p. 142

À propos de l’auteur
GOUILLART_Dominique_DRDominique Gouillart © Photo DR

Dominique Gouillart est arrivée en Alsace pour des raisons professionnelles, séduite par le charme de la région, elle y est restée. Universitaire, elle est spécialiste des Littératures de l’Antiquité, une passion qu’elle a fait partager pendant des années à ses étudiants. L’Antiquité, explique-t-elle, n’est pas une fin en soi: c’est un pont entre passé et présent, une réponse à nos questions et nos angoisses contemporaines à travers les grands mythes antiques. Elle est membre actif de la Société d’Études holmésiennes Les évadés de Dartmoor et a rédigé plusieurs articles et nouvelles dans la revue Le Carnet d’écrou. Elle a publié trois volumes dans la collection «enquêtes rhénanes»: Échec à la reine (2018), Le Monstre vert de Strasbourg (2021) et L’Or du Rhin (2022). (Source: Le Verger Éditeur)

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GPS

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En deux mots
Pour qu’elle puisse trouver le lieu de sa fête de fiançailles Sandrine donne sa position GPS à son amie. Alors quand celle-ci disparaît, elle peut continuer à la localiser. Mais ce point rouge marque-t-il vraiment la position de son amie?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Faites demi-tour avec prudence»

En voulant suivre à la trace son amie disparue, une jeune femme va finir par se perdre. Elle disposait pourtant d’un outil de localisation. Avec GPS Lucie Rico nous propose de réfléchir au poids de la technologie dans nos vies.

Que ceux à qui cette mésaventure n’est jamais arrivée lui jettent la première pierre: on note notre destination dans l’application GPS et on se retrouve dans un endroit tout différent. Dans le meilleur des cas, on se rend compte à temps de son erreur et on corrige cette erreur. Quelquefois, on jure aussi qu’on ne nous y reprendra plus, avant de recommencer. Pour Ariane – un prénom bien choisi – c’est le fil qui lui permettra de surmonter sa déprime et sortir de chez elle pour se rendre aux fiançailles de son amie Sandrine. Elle lui offre de la géolocaliser, devenant le point rouge à suivre sur la carte. Au chômage, elle se cloîtrait jusque-là chez elle, anxieuse à l’idée de sortir, d’affronter ce monde qui lui voulait tant de mal.
Mais cette fois, pas de problème, elle arrive à destination et peut faire la fête. Mais c’est au petit matin que les choses vont prendre une tournure dramatique: Sandrine a disparu.
Face aux craintes qui s’expriment, à commencer par celles du fiancé, Ariane choisit de ne rien dire de sa carte maîtresse, la géolocalisation, et entend mener sa propre enquête. Après tout, avant de perdre son emploi, elle était journaliste spécialisée dans les faits divers. Elle va donc suivre le point rouge qui va la mener au Lac du Der, un endroit qu’elle connaît bien et où elle s’était déjà rendue avec Sandrine. Mais au lieu de retrouver son amie, elle apprend que la police a retrouvé un cadavre calciné et méconnaissable tout à proximité.
En attendant le résultat des analyses, elle se persuade que son amie est encore en vie, même si elle ne répond plus, car le point rouge continue à se signaler sur son écran. Alors, il ne faut surtout pas perdre ce point rouge qui est une trace de vie. Alors, il ne faut plus lâcher ce téléphone, car même si la police finit par confirmer le décès, Ariane sait bien qu’il n’en rien puisque ce point rouge continue à se déplacer.
Avec ce conte qui passe d’une joyeuse comédie à une sombre tragédie, Lucie Rico nous offre une intéressante réflexion sur nos addictions aux outils numériques, mais sans manichéisme. Après tout, c’est bien grâce à son smartphone qu’elle peut partager des souvenirs d’enfance avec son amie, entretenir l’illusion qu’elle se promène encore dans les endroits où elle a partagé de bons moments.
Comme dans son premier roman, Le chant du poulet sous vide, on est ici aux marges du fantastique, pour ne pas dire de la folie. Une odyssée glaçante.

GPS
Lucie Rico
Éditions P.O.L
Roman
224 p., 19 €
EAN 9782818055960
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement autour du Lac du Der.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ariane est une jeune femme en difficulté sociale et personnelle. Elle préfère rester cloîtrée chez elle, jusqu’au jour où Sandrine, sa meilleure amie, l’invite à ses fiançailles. Pour l’aider à se repérer et lui permettre d’arriver à bon port, Sandrine partage sa localisation avec elle sur son téléphone. Guidée par le point rouge qui représente Sandrine dans l’espace du GPS, Ariane se rend donc aux fiançailles. Mais le lendemain, Sandrine a disparu. Elle ne répond plus au téléphone. Aucune trace d’elle. Sauf ce point GPS, qui continue d’avancer. Et qu’Ariane ne va plus quitter des yeux. Le GPS lui procure un sentiment de proximité avec Sandrine. Comme si elles partageaient un secret. Jusqu’à la découverte d’un cadavre calciné au bord d’un lac où le point GPS de Sandrine s’est rendu. S’agit-il de son cadavre ? Mais le point bouge encore. Qui est derrière le point alors ? Ariane enquête mais toutes les pistes sont des impasses. Plus troublant encore : le point sur le GPS persiste à conduire Ariane sur les lieux de leur amitié. Pour en avoir le cœur net, elle laisse un message vocal à Sandrine pour lui donner rendez-vous dans un lieu qu’elle seule peut connaître. Lorsque le GPS indique que Sandrine se rend dans ce lieu, Ariane est persuadée de s’être jusque-là trompée. Sandrine n’est pas morte ! Le point est bien son amie. Mais elle commence à confondre le monde réel et le support numérique. La police révèle alors que Sandrine est bien morte, Ariane désactive la localisation partagée. Elle tente de reprendre le cours de sa vie et d’oublier le GPS. Mais une nouvelle notification l’interrompt : Sandrine souhaite à nouveau partager sa localisation avec elle. Pour un ultime rendez-vous.
Écrit comme un thriller, ce roman, sur l’amitié et la mort, sur les fragilités sociales et psychiques, traverse les illusions du deuil à l’aune de nos addictions numériques.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« C’est comme si Sandrine t’avait tendu un piège. Un piège malsain : Tu es attendue à 19 h pour mes fiançailles, Zone Belle-Fenestre. Arrive bien à l’heure.
Tu as tapé sur ton GPS : « Zone Belle-Fenestre », puis « Lieu pour se fiancer Zone Belle-Fenestre ». Il a répondu deux fois : adresse inconnue.

Il suffit qu’un numéro manque, et l’adresse devient incompétente. Une mauvaise adresse peut mener quelqu’un comme toi à sa perte. Les exemples sont légion. Une erreur dans le nom du destinataire fait qu’une amende ne parvient pas à bon port et devient une dette à vie. Une étourderie, et les urgences arrivent trop tard pour réanimer un père, laissant deux enfants orphelins avec ce regret éternel : si seulement le digicode n’avait pas changé.
Ou encore : un tueur à gages mal informé se trompe d’étage, entre chez toi et non chez ton voisin pour t’abattre d’une balle en pleine tête.

Bien sûr, rien de tout cela ne t’est arrivé. Mais parfois, tu imagines tellement fort que tu ne sais plus différencier la réalité de tes fictions. Tu te laisses envoûter. Tu divagues dans ta tête. Tu divagues dans l’espace. T’orienter est un vrai casse-tête. Depuis ton chômage, cette tendance s’est accentuée, mais elle n’est pas nouvelle. Tu es née à l’envers, dévoilant d’abord tes fesses au monde, en dépit de l’ordre établi et de la bienséance. La plupart des enfants se retournent dans le ventre de leur mère pour arriver dans le bon sens. Pas toi ; ta tête n’a pas trouvé l’issue.
Les trois dernières fois que tu es sortie de chez toi, tu t’es effondrée sur le trottoir. Tu n’arrivais pas à respirer dehors. Tu avais demandé à Antoine si les incendies de la région avaient pu abîmer l’air à ce point. Il avait paru sceptique. Ça pouvait jouer, la pollution aussi, mais ça n’expliquait pas tout. Il avait à nouveau parlé de la nécessité d’aller voir un psychologue, ou, au moins, un allergologue.

Tu as beau chercher, le nom de Zone Belle-Fenestre ne t’évoque rien. La Zone Belle-Fenestre est pourtant proche de chez toi, et tu es une enfant du pays. Tu n’as jamais quitté la région, si ce n’est pour de courtes vacances, ce qui en trente-trois ans t’aurait laissé le temps d’en arpenter chaque paysage. Mais les paysages ne t’intéressent pas. La ville non plus. Toutes les villes se ressemblent, affirmes-tu. Deux personnes équipées de la fibre et abonnées à Netflix ont plus en commun que deux personnes habitant Clermont-Ferrand. Tu aimes parfois te dire : j’appartiens à la ville où vit Sandrine, et j’aime Sandrine comme ma ville, sans la comprendre ni la penser.
Internet t’informe que la Zone Belle-Fenestre est un parc paysagé arboré, de 17 hectares, un écrin parfait pour composer votre événement. Parmi les huit demeures de caractère reconstruites sur les ruines d’anciens châteaux, quatre sont privatisables et idéales pour organiser mariages, anniversaires, cocktails, garden parties…

Tu n’as aucune idée de la taille d’un hectare. Le mot t’inquiète, comme tous les mots commençant par un h muet. Un hectare doit être immense pour ne pas pouvoir se compter en mètres ou en kilomètres.
Un hectare, un hectolitre. Dix-sept hectares, dix-sept hectolitres. Le corps d’un adulte contient zéro virgule zéro cinq hectolitres de sang, ce qui paraît ridicule. Tu ne sais pas pourquoi tu as retenu ça.
Te vient pourtant cette inquiétude, l’image du sang, alors que le GPS cherche encore. Tu imagines tout de suite le pire, en détail :
Tu te vois arriver à l’hectare 1, la nuit est épaisse, le parc sombre, les lampadaires cassés et les huit demeures de caractère se ressemblent comme des cailloux.
Ton téléphone n’a plus de batterie.
À un embranchement tu dois choisir une direction : droite, gauche, milieu ?
Tu prends le chemin du centre. Il te mène à une impasse lugubre. Tu erres.
À l’hectare 2, un homme surgi de nulle part empoigne tes cheveux.
Tu rampes, blessée, jusqu’à l’hectare 3, ne te relèves pas. Tu rends ton dernier souffle dans un endroit stupide, près d’une mare aux nénuphars décorative, tandis que pas loin, dans un endroit que tu n’auras jamais trouvé, Sandrine embrasse son futur époux au milieu d’invités dotés d’un meilleur sens de l’orientation que toi.

Si Antoine avait accepté de t’accompagner, il aurait pu te guider. Tu aurais marché dans la Zone Belle-Fenestre les yeux fermés, ta main dans la sienne. Il n’aurait pas laissé l’extérieur t’étouffer. Il t’avait juste dit : « Je te rejoindrai plus tard ». À sa manière de baisser le regard et de tourner étrangement les yeux dans leur orbite, tu avais compris que ce n’était pas sûr. Il te rejoindrait si sa fête à lui ne lui plaisait pas, s’il lui restait encore de l’énergie, ou si tu le suppliais de t’escorter.

Tu appelles Sandrine, et lui dis que tu ne viendras pas. Que tu avais oublié qu’on était vendredi. Que pour toi, depuis le chômage, la semaine et le week-end ne sont qu’un flux, que tu as un ganglion et puis que ta robe est tachée.
Elle te laisse parler.
La dernière fois que Sandrine est venue chez toi, elle a ouvert la fenêtre et a dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait raison. Cette odeur est la tienne ; tu n’es pas vraiment différente de ton odeur.
Au téléphone, Sandrine te répond simplement : « Tu viendras. » Un témoin a obligation de présence, c’est dans la définition du mot. Tu as cherché cette définition le jour où elle t’a fait sa demande. Ce jour où Sandrine est passée chez toi. Elle sortait du travail, elle avait enlevé ses talons bien qu’elle déteste ses pieds. Elle disait souvent : « Mais ce n’est pas grave, la plupart des jolies filles ont des pieds très laids, je l’ai lu quelque part. » Enlever ses chaussures chez toi était une preuve d’amitié. C’est là qu’elle t’avait dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait ouvert une fenêtre, celle du salon. Les voisins d’en face s’engueulaient, Sandrine était restée longtemps à les observer sans parler. Tu n’avais rien dit pour ne pas paraître trop chômeuse, mais ça te démangeait de rapporter les épisodes précédents de leur vie à Sandrine. Les voisins semblaient avoir agencé leur appartement entier pour que leur intérieur soit orienté vers ta fenêtre – une vraie salle de spectacle, mais une salle municipale, avec des meubles bas de gamme, détonants et mal montés.
Tu étais assise sur le canapé, l’œil rivé à celui de Sandrine qui épiait avec une attention infinie la dispute conjugale qui s’envenimait. Alors que la voisine éclatait en longs sanglots au milieu de sa cuisine en kit, Sandrine avait été saisie d’un violent soubresaut. Elle s’était penchée à la fenêtre, son corps courbé à la perpendiculaire. La position était anormale, un prélude annonçant un hurlement, ou un saut dans le vide. Ses poings s’étaient serrés, serrés autour du garde-fou, puis elle avait relâché la pression. Elle s’était retournée vers toi comme si de rien n’était, pour te demander : « Tu ne voudras pas être mon témoin ? Je vais me marier. »
La forme négative de la question n’était pas très appropriée. Cette annonce non plus. Tu avais rentré le ventre, Sandrine avait haussé les épaules : « C’est toi qui es dans ma vie depuis le plus longtemps. Et tu es journaliste. Tu assureras. » Elle n’avait pas parlé de ton chômage. Ni de votre lien d’amitié. Tu n’avais pas dit que tu n’écrivais que des faits divers ni que tu détestais John. Vous aviez eu un fou rire complice. Tu avais accepté.

Au téléphone Sandrine a dit : « Ne t’inquiète pas, je vais t’accompagner. »
Elle a raccroché.
Tu étais rassurée sur ton importance : Sandrine allait sécher les préparatifs de ses propres fiançailles pour venir te chercher. Tu as sorti une bouteille de muscat puis t’es assise sur ton canapé, les bras croisés en attendant son arrivée. C’est dans cette posture que tu passes le plus clair de ton temps. Si tu tapais dans Google Images « Attente et désœuvrement », tu retrouverais ta position fétiche représentée dans toutes sortes de situations.

Le téléphone a vibré. Un lien Google Maps – que tu appelles toujours GPS par abus de langage, comme si toutes les cartes, toutes les représentations du monde et les technologies étaient les mêmes, de simples outils pour te conduire à bon port – s’est affiché: Sandrine souhaite partager sa localisation avec vous. »

À propos de l’auteur
RICO_Lucie_©Helene_BambergerLucie Rico © Photo Hélène Bamberger

Lucie Rico est née en 1988 à Perpignan. Elle vit entre Aubervilliers (où elle écrit des films), Perpignan (où elle écrit des livres) et Clermont-Ferrand (où elle enseigne la création littéraire). Le chant du poulet sous vide, son premier roman, a reçu le Prix du roman d’écologie et le Prix du Cheval Blanc 2021. GPS est son deuxième roman.

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Terre-des-Fins

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En deux mots
Le train de marchandises dans lequel montent Zed et Liv n’était pas censé transporter des passagers. Mais Sora n’est pas une passagère comme les autres, elle vient à Terre-des-Fins pour y trouver l’artiste dont elle prépare l’exposition et pourrait avoir besoin des deux graffeurs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La création du bout du monde

Bruno Pellegrino, Aude Seigne et Daniel Vuataz ont uni leur force créative pour concevoir ce roman à six mains, l’histoire d’une commissaire d’exposition à la recherche de l’artiste dont elle prépare l’exposition et qui va être guidée par Liv, elle-même artiste, délinquante et farouchement décidée à s’émanciper.

Pour Zed et Liv, il est temps de quitter leur cabane pour rejoindre la voie ferrée. Car le train venant de la capitale est chargé de marchandises et c’est en le braquant qu’ils assurent leur subsistance, même s’ils n’ont aucune certitude quant aux marchandises transportées. Mais cette fois la chance leur sourit: huile, thon, maïs doux. Un butin qui pousse Liv à pénétrer dans un second wagon où se trouvent des produits frais, mais aussi une femme qui donne l’alerte.
Une rencontre aussi inattendue que perturbante. Si Zed réussit à fuir, Liv est arrêtée et conduite à Terre-des-Fins, ou plus familièrement Terdef, le petit nom de cette cité minière sur le déclin. «À Terdef, si tu bosses pas à la mine, si t’es pas policière ou disons mécano, t’as pas plus de raisons de rester que de te foutre en bas d’une montagne. Du coup ceux qui restent, je me demande toujours à quel moment ils ont décidé de pas partir.»
La voyageuse imprévue, qui n’a rien d’une clandestine, va s’avérer être la planche de salut de Liv, car elle vient préparer une grande exposition consacrée à un enfant du pays, le sculpteur Mitch Cadum. Comme Zed et Liv sont graffeurs quand ils n’attaquent pas les trains de marchandises. Ils ont déjà maintes fois côtoyé les œuvres de Mitch, à moins qu’ils ne décident d’égayer ces blocs de granit de leurs sprays. Aussi Sora, la mystérieuse voyageuse, accepte-t-elle de suivre Liv contre la promesse de pouvoir rencontrer Mitch. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que la voleuse a imaginé ce scénario, qu’elle entendait gagner du temps, ayant compris combien le grand artiste était important à ses yeux.
Le roman bascule alors dans le polar, mais aussi dans une quête des origines, un montage artistique, le combat d’une communauté pour ne pas disparaître et une histoire d’amour improbable.
Je me souviens aussi de la surprise qui avait été la mienne en découvrant la vraie fausse biographie de l’écrivaine suisse Esther Montandon imaginée par le groupe de l’AJAR qui avait réussi un formidable roman avec Vivre près des tilleuls.
Je me souviens aussi d’une rencontre à Aix-les-Bains. Bruno Pellegrino venait de recevoir un Prix littéraire avant de partir pour Rome où l’attendait une résidence d’écrivain. Durant la conversation, il avait évoqué cette expérience d’écriture à plusieurs. Je me suis alors dit que la Suisse romande était chanceuse de posséder un tel laboratoire d’innovations littéraires.
Avec Bruno Pellegrino, Aude Seigne – qui a aussi publié cette année L’Amérique entre nous – et Daniel Vuataz confirment ici leur talent individuel et collectif. Ils ont imaginé ensemble une série littéraire intitulée Stand-by avant de répondre à l’invitation du Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains de Lausanne, le Mudac et proposer ce roman à six mains si bien ficelé. En répondant fort bien au cahier des charges proposé, allier art et littérature pour accompagner la grande exposition qui s’ouvrira le 18 juin, mais surtout parce que l’œuvre littéraire brille par son originalité et sa facture. Ici impossible de découvrir qui a écrit quoi, tant le passage des différentes versions entre les mains des auteur sont permis de lisser le texte. Voilà trois auteurs à suivre, en solo ou en collectif !

Terre-des-Fins
Bruno Pellegrino
Aude Seigne
Daniel Vuataz
Éditions Zoé
Roman
144 p., 13 €
EAN 9782889070169
Paru le 19/05/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays imaginaire, au fond d’une vallée isolée.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Terre-des-Fins est une ville minière sur le déclin, un terminus du monde uniquement accessible par le rail. Liv, une jeune femme graffeuse, délinquante à ses heures, y voit débarquer Sora, une ambitieuse fille de la capitale, qui vient chercher en urgence l’œuvre d’un artiste. Liv se retrouve à servir de guide à la jeune citadine, dont le souhait le plus cher est de rencontrer cet artiste qu’elle vénère tant. Un récit d’émancipation sauvage et intime sous des allures de roman de gare.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Soundcloud (Lecture d’un extrait de Terre-des-Fins par Loubna Raigneau)


Bruno Pellegrino, Aude Seigne et Daniel Vuataz présentent Terre-des-Fins, roman de gare écrit à six mains © Production Éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Mes graffitis quitteront jamais cette ville. Je le dis sans tristesse, je vois juste les choses en face : les wagons que je peins, ils dorment aux entrepôts, fin de l’histoire. C’est Zed qui fait les trains de la gare, ceux qui s’en vont. Si quelqu’un le chope, il est mort, mais personne le chope et ses graffitis voient du pays. Il y en a même qui reviennent – quand on attend dans les hautes herbes l’arrivée du convoi, c’est toujours le suspense.
Ce matin Zed voulait pas que je vienne avec, ou faisait semblant de pas vouloir.
— Tu vas me ralentir.
J’ai pas compris pourquoi il disait ça. On bosse en tandem, on l’a déjà fait un million de fois, en plus le passage à niveau est tout près de la cabane et j’ai jamais rien ralenti. Les bons jours il nous appelle l’équipe de choc. Pas ce matin. J’ai commencé à protester mais tout s’est collé dans ma bouche. Quand ça arrive je me la ferme sinon ça empire. Zed est sorti de la cabane un peu plus tard, il m’a lancé son regard silencieux, je l’ai suivi.
L’été, la nuit se fatigue pas pour exister, le soleil se couche tard et c’est tout de suite l’aube, qui dure des heures. La lumière ressemble au lait qu’on coupe avec beaucoup d’eau les mauvais mois pour avoir plus. Je me force à aller lentement pour laisser Zed être devant – aucune envie de m’en prendre une de si bon matin. Il tousse tous les cinq pas dans sa polaire, ça me rappelle maman. L’herbe mouille mes chevilles, je marche dans le chemin provisoire que Zed crée.
Voir des graffitis qui reviennent c’est du bonus, mais on est pas dehors pour le plaisir ou la couleur des paysages. On peut pas se permettre de rater le passage du train. C’est arrivé cet hiver quand Zed s’est pas réveillé après une nuit au café des Mineurs. Je l’ai secoué, il m’a insultée, il s’est vomi sur les jambes et je pouvais pas y aller sans lui, une seule personne c’est pas une équipe de choc. On a bouffé du cochon d’Inde jusqu’aux beaux jours. Zed, on lui voyait les os sous les joues.
Quand on arrive au passage à niveau, il s’arrête en faisant le geste de silence. Je m’accroupis au bord du chemin de fer. La route qui passait ici a disparu depuis longtemps sous les herbes et il y a jamais eu de barrière. Maman racontait des histoires d’accidents de l’époque où les trains circulaient plusieurs fois en une seule journée, dans les deux sens. Il reste le panneau qui dit «Attention aux trains», et qui précise «Arrêtez-vous, regardez, écoutez».
Autour de nous, les herbes font onduler la plaine. Le soleil est juste derrière la montagne, il va bientôt sortir, ça aidera. Je ferme les yeux pour l’encourager. J’entends des cailles marcher pas loin et je revois mon rêve de cette nuit. Papa qui s’éloigne de moi, il part travailler à la mine, je veux le supplier de pas y aller mais les mots se collent dans ma bouche. Il va tourner la tête, il y a un problème avec son visage et je me réveille.
On entend le train avant de le voir. Un chantonnement qui remonte le chemin de fer, un sifflement qui grandit. Je le capte en premier, Zed a besoin de plus de temps, ensuite il tilte et me fait signe.
— T’es prête au moins ?
Le convoi apparaît, une lumière au loin comme si un lac se formait et inondait l’air. Je plisse les yeux. La locomotive, aucune surprise, c’est toujours le même modèle, la chromée. Je sais pas si personne a eu l’idée de la peindre ou si elle est systématiquement nettoyée à la capitale, mais elle rutile. Un mot de maman, rutile. Elle expliquait : propre comme un sou neuf, et papa ajoutait : belle comme un camion. Deux choses qu’on voit pas souvent ici où tout est crade, des billets de banque froissés aux vieilles jeeps qui montent de la gare vers la mine.
J’ai froid, j’ai vraiment froid, j’entoure mes genoux avec mon pull en attendant qu’on passe à l’action. La locomotive approche, j’arrive pas à distinguer ce qu’elle traîne derrière elle. Des fois c’est juste des wagons nettoyés, mais le plus souvent ils portent des graffitis justement, les noms de la jeunesse du coin, des trucs peints dans tous les sens, des dédicaces pour personne, des blazes de copains biffés après des embrouilles que tout le monde a oubliées. Je dis la jeunesse du coin mais c’est ma façon de parler, à part Zed et moi il y a plus grand monde.
Les grandes années, celles des parents, le convoi tirait jusqu’à vingt-cinq wagons marchandises et dix autres qui transportaient vraiment des gens. La compagnie vendait des carnets de tickets pour des voyages plus sûrs, plus ponctuels et plus confortables, c’était écrit sur les affiches comme si on était une destination de vacances. J’arrive pas à me représenter tous ces visages qui défilaient dans la plaine. J’ai pas connu les grandes années. Depuis que je suis petite c’est toujours le même topo : la locomotive, un seul wagon passager pour stocker la bouffe fraîche, et ensuite wagon-plateforme, wagon-plateforme, wagon-plateforme, wagon plateforme, parfois pendant vraiment longtemps. Et une seule fois par mois.
Ces temps Zed est d’une humeur chienne. Ça serait une bonne journée pour revoir le wagon-conteneur avec l’immense TERDEF posé au rouleau, ou même le wagon-plateforme recouvert de tags du temps où Zed était mioche. La cerise ce serait le wagon-citerne sur lequel il a peint ses trois lettres en géant. Sa plus belle pièce, il dit, mille ans qu’on l’a pas vue. Ça lui remettrait peut-être le sourire.
Le convoi grince en freinant, il ralentit jusqu’à la vitesse de la marche à hauteur du passage à niveau – c’est pour ça que notre cabane on l’a construite si loin de la ville, pour pouvoir se servir en premier, c’était stratégique. Zed serre la mâchoire. On a pas besoin de se parler, on connaît le boulot. Il laisse passer la locomotive, se redresse et observe la première voiture, un wagon passager avec des vieux graffitis mais pas les siens, des trucs amateurs qui méritaient pas de faire tout ce voyage. Zed s’assombrit encore. Il marche à côté du train pour se mettre dans l’élan, patiente avant de tendre le bras, attrape une poignée et grimpe sur le premier wagon-plateforme. Je me lance mais mon genou cogne contre le bord, Zed me rattrape par le bras et me tire vers lui.
— Putain t’es nulle ou tu le fais exprès ?
J’ai eu peur, Zed a déjà déclipsé deux sangles alors je l’aide. Les marchandises sont protégées par des bâches solidement fixées, le train pourrait traverser un ouragan, rien bougerait. Il y a des bidons d’huile de moteur et de friture, on en prend un de chaque qu’on balance pardessus bord, ils roulent dans les herbes sans rebondir. On fait pareil avec une douzaine de conserves de thon et la même chose de maïs doux. Zed bourrine sur les sangles qui se détendent en claquant, il s’enfile sous les bâches et trouve des planches, des clous, même quelques ampoules qu’il dépose au bord des voies en se mettant à plat ventre. … »

Extrait
« Le café des Mineurs est plein comme un cul. Anatoli et Isobel sont encore au fond, ils ont mis un échiquier entre eux et pas mal de vaisselle sale, ils jouent pas et je me demande de quoi ils parlent. À Terdef, si tu bosses pas à la mine, si t’es pas policière ou disons mécano, t’as pas plus de raisons de rester que de te foutre en bas d’une montagne. Du coup ceux qui restent, je me demande toujours à quel moment ils ont décidé de pas partir. Bermann pense qu’il deviendra chef quand Isobel sera trop vieille. Donna a le seul job de la ville qui paie, et encore, tout le monde vit à crédit. Anatoli est marié à sa locomotive — c’est le seul qui passe chaque mois quelques jours à la capitale en attendant le chargement du convoi, j’hallucine de voir qu’il reste pas là-bas. Zed voudrait travailler à la mine et pérenniser sa vie pour arrêter de braquer des trains. » p. 39

À propos des auteurs
PELLEGRINO_SEIGNE_VUATAZ_DR_ZoeDaniel Vuataz, Bruno Pellegrino et Aude Seigne (de g. à dr.) écrivent à six mains depuis la série littéraire Stand-by. Ensemble, ils ont créé une écriture qui conjugue vitesse, observation et amour de la narration. © Production éditions Zoé
Daniel Vuataz
Travaillant la plupart du temps en collectif, Daniel Vuataz (1986) est l’auteur de Terre-des-Fins (roman de gare) et de Stand-by (série littéraire) avec Aude Seigne et Bruno Pellegrino, de Vivre près des tilleuls (avec l’AJAR, Flammarion et J’ai lu) et de Big Crunch (comédie musicale avec Renaud Delay). Il a aussi écrit un livre sur le renouveau de la presse littéraire romande des années 1960 (Franck Jotterand et la Gazette littéraire, L’Hèbe) et été secrétaire de rédaction de l’Histoire de la littérature en Suisse romande (Zoé). Il participe à la programmation des Lectures Canap et du Cabaret Littéraire à Lausanne. En 2022 avec Fanny Wobmann, Aude Seigne et Bruno Pellegrino, il fonde le studio d’écriture collective la ZAC (Zone à créer, à conquérir, à chérir – à choix).
Bruno Pellegrino
Né en 1988, Bruno Pellegrino vit à Lausanne et Berlin. Lauréat du Prix du jeune écrivain pour sa nouvelle L’idiot du village (Buchet/Chastel, 2011), il a publié trois livres aux Éditions Zoé : Comme Atlas (2015), Là-bas, août est un mois d’automne (2018, qui remporte notamment le prix des Libraires Payot et le prix Écritures & Spiritualités) et Dans la ville provisoire (2021, prix Michel-Dentan et prix Paysages écrits). Bruno Pellegrino a été actif pendant dix ans au sein du collectif AJAR, auteur de Vivre près des tilleuls (Flammarion, 2016). Toujours chez Zoé, il co-écrit avec Aude Seigne et Daniel Vuataz les deux saisons de la série littéraire Stand-by (2018 et 2019) ainsi qu’un «roman de gare», Terre-des-Fins (2022).
Aude Seigne
À 15 ans, un camp itinérant en Grèce révèle à Aude Seigne ce qui sera sa passion et son objet d’écriture privilégié pendant les dix années qui suivront: le voyage. En parallèle de ses études gymnasiales, elle commence donc à voyager pendant l’été: Grèce, Australie, Canada, La Réunion. Le lycée terminé, elle découvre le temps d’une année sabbatique l’Europe du Nord, de l’Est, et le Burkina Faso. Elle effectue ensuite un bachelor puis un master en lettres – littérature françaises et civilisations mésopotamiennes – pendant lesquels elle continue d’écrire et de voyager autant que possible: Italie, Inde, Turquie, Syrie. Tous ces voyages, ainsi que la rêverie sur le quotidien, font l’objet de carnets de notes, de poèmes et de brefs récits.
C’est à la suite d’un séjour en Syrie qu’Aude Seigne décide de les raconter sous la forme de chroniques poétiques. Parues en 2011 aux éditions Paulette, ces Chroniques de l’Occident nomade seront récompensées par le Prix Nicolas Bouvier au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, et sélectionnées pour le Roman des Romands 2011. La même année, le livre est réédité aux éditions Zoé.
En 2015 paraît Les Neiges de Damas, suivi en 2017, d’Une toile large comme le monde. Parallèlement, Aude Seigne travaille, avec Bruno Pellegrino et Daniel Vuataz, à la série littéraire Stand-by, dont les deux saisons sont publiées respectivement en 2018 et 2019. En 2022, elle publie L’Amérique entre nous ainsi qu’un «roman de gare», Terre-des-Fins (2022).

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Les fêlures

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En deux mots
Garance découvre sa sœur Roxane et son conjoint Martin inanimés dans leur lit après une tentative de suicide. Les secours parviendront à la sauver et constateront le décès de Martin. Pour Odile, sa belle-mère, Roxane est coupable. Et si la police conclut à un non-lieu après l’autopsie, le poison du doute s’est instillé et n’a pas fini de faire des dégâts.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le temps des soupçons

Barbara Abel revient avec un nouveau roman, aussi formidable que les précédents. Après une double tentative de suicide, il décrit les dégâts que va provoquer le doute qui ronge les protagonistes, tous sûrs de détenir la vérité.

Quand Garance reçoit l’appel à l’aide de sa sœur, il est déjà trop tard. Elle découvre Roxane aux côtés de Martin, inanimés dans leur lit. Malgré le choc, elle trouve le moyen d’appeler les secours avant de s’effondrer. A-t-elle vraiment compris l’ambulancier quand il a affirmé sentir un pouls?
Finalement Roxane sera sauvée et la double tentative de suicide par injection de morphine prend une tout autre dimension, car désormais c’est aux questions de la police qu’il va falloir répondre. Car avant même le résultat de l’autopsie la mère de Martin porte plainte pour homicide, persuadée que son fils n’avait aucune intention de mettre fin à ses jours.
En fait, autant les deux familles que la police se voient confrontées à des questions auxquelles il est bien difficile de répondre, d’autant que Roxane, qui pourrait éclaircir certains points, reste prostrée et muette. Alors Blache et Cherel, le duo chargé de l’enquête, se concentrent sur la famille et l’entourage, cherchent la raison de cette double tentative de suicide ou le mobile de cet homicide déguisé. Une hypothèse qui révolte Garance, elle qui croyait si bien connaître sa sœur avec laquelle elle a traversé bien des épreuves. Après le départ de leur père, elles se sont retrouvées face à une mère tyrannique, alcoolique et diabétique qui mourra après s’être injecté une trop forte dose d’insuline. Suicide, accident, homicide? On découvrira plus tard ce qu’il en est réellement.
«Roxane avait quatorze ans à l’époque, et ça ne se passait pas bien entre elles deux. Elles se disputaient à longueur de temps, se reprochaient tout et n’importe quoi, c’était insupportable. Mais quand maman est morte, c’est Roxane qui en a été le plus touchée. D’autant que c’est elle qui l’a découverte, sans vie, sur son lit.»
Pour Martin Jouanneaux, c’est un peu la même histoire, mais davantage policée. Lui a perdu son père, grand chef d’entreprise, emporté par la maladie. Son épouse a alors pris les rênes avec l’ambition de voir son aîné lui succéder. Mais à la suite d’une erreur qui verra un gros contrat leur échapper, elle décide de l’évincer au profit de Martin. S’il entend faire de son mieux, il constate toutefois qu’il n’est pas à l’aise avec le milieu des affaires et préférerait son consacrer à l’écriture.
Roxane, qui voulait être danseuse et a dû renoncer à ce rêve après une mauvaise chute dans laquelle sa mère l’a entraînée après une énième dispute a choisi de poursuivre des études de médecine. La jeune fille sait toutefois qu’il s’agit d’un choix par défaut. Les deux amoureux se persuadent alors que leur bonheur passe par une nouvelle vie.
Le scénario imaginé par Barbara Abel nous permet de suivre en parallèle la rencontre et l’histoire du couple Martin et Roxane, la cohabitation entre Garance et sa sœur après sa sortie de l’hôpital, les séances chez la psychologue qui suit les deux filles et la vie d’Odile. Passant d’une temporalité à l’autre, on comprend très bien comment la psychologie des personnages s’est construite et comment le poison du soupçon s’est instillé petit à petit jusqu’à causer des dégâts irrémédiables. Une fois encore, Barbara Abel réussit à nous embarquer dans cette sombre histoire où tout le monde est coupable, même si leurs intentions sont louables, où l’on découvre comment l’amour peut être toxique et comment un petit grain de sable peut remettre en cause bien des certitudes. Comme dans Je sais pas ou Je t’aime les personnages sont admirablement bien campés et, dès les pemières pages – très fortes – on se laisse happer. Comme le bon vin, Barbara Abel se bonifie avec le temps !

Les fêlures
Barbara Abel
Éditions Plon
Roman
422 p., 20 €
EAN 9782259307628
Paru le 31/03/2022

Où?
Le roman n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Qui est le véritable meurtrier d’un être qui se suicide ?
Lui, sans doute.
Et puis tous les autres, aussi.
Quand Roxane ouvre les yeux, elle sait que les choses ne se sont pas passées comme prévu.
Martin et elle formaient un couple fusionnel. Et puis, un matin, on les a retrouvés dans leur lit, suicidés. Si Roxane s’est réveillée, Martin, lui, n’a pas eu sa chance… ou sa malchance. Comment expliquer la folie de leur geste ? Comment justifier la terrible décision qu’ils ont prise ?
Roxane va devoir s’expliquer devant ses proches, ceux de Martin, et bientôt devant la police, car ce suicide en partie raté ne serait-il pas en réalité un meurtre parfait ? Que savons-nous réellement de ce qui se passe au sein d’un couple ? Au sein d’une famille ? Que savons-nous des fêlures de chacun ?

Les critiques
Babelio
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goodbook.fr
EmOtionS blog littéraire (Yvan Fauth)
RTBF (Sous couverture)
Blog Aude bouquine
Blog L’œil de Luciole

Les premières pages du livre
Chapitre 1
Certains réveils sont plus pénibles que d’autres.
Au moment où Roxane ouvre les yeux, malgré le chaos qui règne dans sa tête, elle comprend que les choses ne se sont pas passées comme prévu.
Les souvenirs peinent à refaire surface, ils se désordonnent à mesure qu’ils apparaissent, comme on joue à cache-cache dans l’obscurité. Ce sont des formes confuses, des ébauches d’impressions, ils se dérobent à peine décelés, ils s’échappent sitôt saisis. Sa conscience en profite pour occuper le terrain : sans perdre de temps, elle découvre des crocs redoutables qu’elle plante sans pitié dans sa raison. C’est fulgurant, la jeune femme essuie un premier assaut, dont la violence la laisse pantelante. Elle tente de rassembler ses idées, d’organiser la bouillie qui lui sert de mémoire, de dompter la souffrance qui, déjà, lui ronge l’âme. Peine perdue. Elle n’a pas encore retrouvé son calme qu’elle doit affronter une meute de spectres grimaçants, dont elle devine qu’ils ne lui accorderont aucun répit.
À la douleur de l’esprit succède celle du corps. Comme pour se mettre au diapason, c’est la tête qui endure le premier supplice. Elle explose sous la charge d’une pression féroce, brutale, qui arrache à Roxane une plainte rauque. Elle tousse, et chaque quinte lui écorche les voies respiratoires. Elle tente de se redresser pour atténuer le mal, le mouvement réveille son estomac qui se tord instantanément et propulse dans tout l’abdomen de virulentes pointes aiguës, lesquelles la forcent à se recoucher.
— Ne bouge pas, ma petite souris. Je suis là. Tout va bien.
Cette voix, Roxane l’identifie à la seconde : c’est celle de Garance, sa sœur. Celle-ci se penche sur elle, sa respiration lui effleure le front. Cela apaise Roxane durant quelques secondes, juste avant que ses démons repartent à l’assaut. Elle veut parler, savoir ce qui se passe, où elle se trouve, pourquoi, comment ?
— N’essaie pas de parler, on a dû t’intuber.
En croisant le regard de Garance, Roxane lit l’angoisse tapie au fond des yeux de sa sœur, la peur rétrospective dont elle est l’otage, une charge émotionnelle difficile à dompter. Elle devine enfin la pointe de reproche que Garance ne parvient pas à dissimuler tout à fait. Des images commencent alors à émerger, se révélant à son esprit par petites touches, une silhouette d’abord, dont elle discerne les contours, et, avec elle, le souvenir éprouvant des derniers instants, juste avant que la morphine se rue dans son organisme et prenne d’assaut une à une ses fonctions vitales.
Martin.
Roxane sonde aussitôt la pièce dans laquelle elle se trouve, à sa recherche.
— Tu veux quelque chose ? lui demande Garance avec douceur.
La peur de savoir lui tord le cœur, mais, très vite, l’ignorance l’effraie plus encore.
Posant sur sa sœur un regard inquisiteur, entre terreur et détermination, Roxane attend.
Il faut quelques instants à Garance pour déceler ce que cherche sa cadette. Alors, elle s’assombrit et la considère avec gravité. Le temps s’arrête. Les secondes s’étirent dans l’immobilité du silence, les deux femmes se contemplent, l’une en demande, à l’affût du moindre indice, l’autre en retrait, épouvantée par la réponse qu’elle doit formuler. Alors, prenant le parti de contourner l’impossible épreuve, Garance se contente de secouer lentement la tête.
Non.
Ce qui se passe ensuite restera gravé dans la mémoire de Garance. Les traits de Roxane se figent un court instant, voilés d’une obscurité minérale, presque tombale, avant de se décomposer en une grimace déchirante. Terrassée, la jeune femme se recroqueville, on dirait qu’elle se dessèche, se vide, se décolore, soudain diaphane, transparente, presque un fantôme. Elle s’abîme dans un interminable sanglot qui met une éternité à émerger, à expulser le hoquet de peine, celui qui donnera le coup de feu du départ, la permission d’exprimer sans retenue son chagrin et sa douleur.
Garance se tient pétrifiée à côté d’elle. Elle assiste, impuissante, à la déliquescence de Roxane, à sa déchéance, à sa mise à mort. Et lorsque sa sœur plonge dans les flots de sa détresse, lorsqu’elle donne libre cours à ses larmes, lorsque les plaintes emplissent l’espace, déchirées et déchirantes, Garance la prend enfin dans ses bras et la serre contre elle.
Les deux jeunes femmes pleurent longuement, agrippées l’une à l’autre.
— Pourquoi ? demande Garance.
Roxane frémit. Elle s’extirpe de l’étreinte et reste figée. D’une immobilité parfaite, elle tente pourtant de contenir le tumulte qui malmène ses pensées, son cœur, ses muscles, ses tripes.
Pourquoi ?
Comment répondre à cette question ?
Comment raconter, comment expliquer ?
Comment traduire en mots la folie de ce geste ? Roxane tressaille en songeant que son premier juge est là, devant elle, Garance, son âme sœur, et que rien, à ses yeux, ne justifiera la dérive de leurs illusions.
Elle tente d’endiguer les souvenirs qui l’assaillent et ne peut réprimer un frisson d’angoisse. À mesure que la situation se dévoile, à mesure que se révèlent à sa conscience celles et ceux qui lui demanderont des comptes, elle voit se creuser sous ses pas un abîme sans fond dans lequel la tentation est grande de se laisser sombrer. Disparaître, s’évanouir, se désagréger. S’ajoute un sentiment de solitude terrifiant, un étau qui lui enserre la poitrine au point d’entraver sa respiration. Enfin, il y a cette voix qui ricane sous son crâne, la persécute et l’accuse, vomissant une déferlante de reproches, tu croyais quoi, pauvre idiote ? Les mots ricochent dans sa conscience, elle voudrait les chasser, mais comment ? La voix poursuit sa diatribe, implacable. Tu pensais vraiment que ce serait aussi facile, que tu allais t’en sortir comme ça ? Roxane secoue la tête, non, promis, elle ne pensait rien, elle mesure son arrogance, elle comprend son erreur. Elle demande pardon, pitié, elle sait maintenant que tout cela était vain, qu’ils avaient tort, bercés d’illusions.
Elle sait surtout qu’elle ne maîtrise rien et qu’elle doit affronter son destin. Seule.

Jamais démenti
La première fois que Garance et Roxane se sont vues, les choses ont mal commencé. En même temps, tout allait mal à cette époque, pourquoi aurait-ce été différent ?
Pour commencer, il était prévu qu’elles se rencontrent dans la matinée, c’est en tout cas ce qu’on avait dit à Garance. Au lieu de ça, Roxane était arrivée en fin d’après-midi. Garance avait passé la journée le nez à la fenêtre, les nerfs à fleur de peau. Elle avait tenté de négocier avec son impatience, consciente malgré ses quatre ans que cette journée serait déterminante et que, rien, jamais, ne serait plus comme avant.
Elle ne s’était pas trompée.
Lorsque Roxane est arrivée – enfin ! –, Garance était dans un tel état de tension qu’elle a mis plusieurs minutes avant de venir l’accueillir. Elle avait tourné en rond dans sa chambre, ravalant sa rancœur et cherchant au fond d’elle-même un reste de cette fébrilité qui l’animait ce matin encore. Les bruits du salon lui parvenaient par bribes étouffées, la voix de Judith, sa mère, impatiente et agacée, celle de Jean, son père, déjà à cran. Elle se demandait pourquoi ces deux-là prenaient encore la peine de se parler, le moindre mot entre eux dégénérait invariablement, quelle que soit l’heure de la journée, quel que soit le sujet abordé, tournant à l’aigre dans le meilleur des cas, virant au pugilat dans le pire.
Seule dans sa chambre, Garance percevait la tension, une nervosité ambiante qu’elle connaissait par cœur, elle pouvait en prévoir chaque étape. En entendant ses parents se chamailler dès le retour de sa mère, avant même qu’elle n’ait pris le temps de se poser, sans même s’inquiéter d’elle, Garance avait éprouvé une amertume chargée de dépit.
Qu’allait penser Roxane ?
Elle s’était donc résolue à rejoindre le salon, sans grand espoir d’apaiser la dispute qui se cristallisait sous les mots accablants et les paroles blessantes.
Quand elle était apparue, sa mère l’avait gratifiée d’un simple « Ah, tu es là, toi ? » avant de reporter son attention sur son mari à qui elle reprochait l’état de l’appartement, tu as vu le bordel, franchement, tu ne pouvais pas faire un effort, au moins pour mon retour ? Jean s’était retranché derrière son emploi du temps surchargé, tu crois que j’ai eu le temps, sans oublier qu’il a fallu s’occuper de Garance, lui préparer ses repas, la conduire à l’école et aller la rechercher, putain, tu n’es pas là depuis dix minutes que tu fais déjà chier !
Roxane s’était mise à pleurer.
Blotti dans son couffin, le nouveau-né s’agitait dans l’indifférence générale.
La querelle des parents prenait de l’ampleur, mais leurs mots se noyaient dans les pleurs du bébé. Garance s’était avancée, en apnée, navrée pour cet enfant, ça n’a pas l’air terrible comme ça, mais tu verras, il y a parfois de bons moments.
À mesure qu’elle se rapprochait de Roxane, la cacophonie familiale s’était estompée dans les battements de son cœur. Elle avait dû grimper sur la chaise, car le couffin était posé sur la table et elle ne distinguait rien de ce qu’il y avait à l’intérieur. Le temps avait alors endigué sa course, comme s’il lui donnait la possibilité de faire marche arrière, de retourner dans sa chambre comme si de rien n’était, après tout elle n’avait rien demandé à personne…
Bien sûr, Garance n’avait pas hésité.
Elle s’était penchée au-dessus du couffin et avait découvert sa petite sœur.
Le coup de foudre avait été immédiat.
Et réciproque.
Était-ce cette présence au-dessus d’elle, cette odeur d’enfance, cette douceur sucrée, ce regard à la fois étonné et déjà fasciné, cette menotte qui s’était approchée et avait effleuré sa joue ?
Au contact de la fillette, Roxane s’était tue, aux aguets.
Les yeux froncés, encore fermés au monde qui l’entourait, le teint laiteux, la peau plissée et duveteuse, elle s’était aussitôt apaisée tandis que Garance lui murmurait de jolis sons, une berceuse improvisée dans les replis de ses espoirs.
C’est ainsi que les deux sœurs avaient fait connaissance. Roxane ne se rappelle pas, bien sûr, mais Garance lui a tant de fois raconté cette première rencontre qu’elle a la sensation de se souvenir de chaque seconde.
Vingt ans plus tard, cet amour ne s’est jamais démenti.

Chapitre 2
Garance sort de la chambre et se presse vers les ascenseurs. Elle a besoin d’air, elle a envie de fumer, elle doit passer un coup de fil, prévenir son père que Roxane est réveillée.
Tandis que les portes se referment sur elle, Garance découvre son reflet dans le miroir. Ses traits sont creusés, son teint est gris, elle semble à peine plus vaillante que Roxane. Elle prend une grande inspiration et se pince les joues pour en raviver les couleurs. Le résultat est décevant mais elle s’en contentera.
Dehors, elle tire une cigarette de son paquet, l’allume et aspire longuement la fumée qu’elle garde quelques secondes dans ses poumons. Elle attend de l’avoir recrachée pour s’emparer de son smartphone. Quatre appels en absence, tous de son père, dont deux avec message qu’elle n’écoute pas. À la place, elle compose directement son numéro.
La discussion est éprouvante. Il lui reproche d’emblée tout un tas de choses, de ne pas l’avoir prévenu plus tôt, et d’ailleurs de ne pas répondre au téléphone, de ne rien savoir de plus, de ne pas avoir vu le médecin. Il tourne en rond depuis des heures, il devient fou, vouloir mourir à vingt ans, ça n’a pas de sens ! Garance lui fait remarquer qu’elle est dans le même état que lui, qu’elle se pose les mêmes questions, ce n’est pas la peine de passer ses nerfs sur elle. Jean soupire, il s’excuse, oui, désolé, il est à cran. Garance se justifie comme d’habitude, et, comme d’habitude, son père ne l’écoute pas. Il l’informe qu’il n’a pas pu annuler la répétition de cet après-midi, mais qu’il a trouvé un vol dans la soirée et qu’il sera là demain matin, au plus tard à 10 heures. La discussion s’achève, tendue, Garance raccroche, et soudain la fatigue s’abat sur elle, une fatigue extrême qui la laisse sans force, le cœur vide. Elle devrait rentrer chez elle, se reposer quelques heures, mais la hantise d’être seule sans personne pour détourner ses pensées la décourage. Elle sait que cet instant viendra, forcément, et que les événements éprouvants des dernières vingt-quatre heures la hanteront jusqu’au petit matin. Comme pour confirmer ses craintes, le souvenir de la chambre de Roxane et Martin envahit son esprit, ce moment étrange où elle pressent le drame, l’obscurité à cette heure matinale, les deux silhouettes couchées dans le lit, le silence malgré ses appels et ses questions, il y a quelqu’un, Roxane, Martin, vous êtes là ?
Et puis…
Et puis l’horreur, le cauchemar, glaçant, indescriptible. Elle les voit tous les deux, ils sont là, allongés sur le lit, immobiles et muets. Elle s’approche, ne comprend pas pourquoi ils ne l’entendent pas, pourquoi ils ne bougent pas. Elle se penche sur eux, elle tend la main pour réveiller sa sœur, Roxane, c’est moi, c’est Garance. Elle allume la lampe de chevet…
Alors seulement elle découvre son visage figé, son regard déjà absent, ses lèvres trop pâles, son teint cireux. Garance se glace, son cœur dégringole dans son estomac. Elle pousse un cri d’épouvante, se jette sur sa sœur, l’appelle, la secoue, la supplie. Elle panique, se tourne vers Martin pour lui demander son aide… L’effroi lui agrippe les tripes, il est plus livide encore. Elle se précipite hors de la chambre, court jusqu’au salon où elle a laissé son sac, y plonge la main, y fouille avec frénésie à la recherche de son téléphone. Elle appelle les secours dans un état second, bafouille de pauvres mots dépourvus de sens. Elle invective la voix à l’autre bout du fil, l’implore de venir tout de suite, d’être déjà là, ne comprend rien à ce qu’on lui demande. L’adresse ? Elle hurle le nom de la rue, le numéro de l’immeuble, hystérique, doit recommencer, la voix ne saisit pas le numéro, trente et un, merde, c’est pas compliqué !
L’attente débute, longue, lente, interminable. On lui a assuré que les secours étaient en route, mais Garance ne voit rien, n’entend rien. Le silence s’abat sur elle avec une violence qui la laisse étourdie. Elle se morfond, hébétée, puis regagne la chambre, se précipite vers le lit, empoigne sa sœur par les épaules, la redresse de force tout en la stimulant, tiens bon, Roxane, l’ambulance va arriver, je t’en supplie, tiens le coup ! Elle parvient à la stabiliser et la retient dans un semblant de posture assise. Roxane ressemble à une poupée à taille humaine, repliée sur elle-même, dont la tête tombe lourdement sur la poitrine. Ses longs cheveux blonds lui mangent la figure. Garance ne distingue pas ses traits. Elle la presse contre elle et la frictionne, c’est idiot, elle ne sait pas pourquoi, il semble que c’est ce qu’elle doit faire, conserver la chaleur du corps, solliciter chaque parcelle de sa peau, chaque cellule, chaque nerf. Elle voudrait sentir sa sœur bouger, percevoir une résistance dans ses muscles, une énergie, un mouvement… Mais dès qu’elle lâche la jeune femme, celle-ci manque de s’affaisser d’un côté ou de l’autre. Garance la retient avec plus de détermination encore, à tel point qu’elle ne sait plus très bien qui maintient qui à la verticale, laquelle empêche l’autre de tomber.
Alors qu’elle sombre dans l’intensité de l’étreinte, tout entière absorbée par cette communion rédemptrice, son attention est attirée par une enveloppe posée sur la table de nuit, juste à côté de Roxane. Une alerte hurle dans son cerveau. Elle reconnaît tout de suite l’écriture de sa sœur. « Garance ». Elle tourne instinctivement la tête vers la table de nuit du côté de Martin… Une enveloppe y est également posée.
Quelque chose se brise en elle, comme un verre éclatant sur le sol, fracassé en mille morceaux. Elle sait, elle a compris. Les mots que renferment ces enveloppes seront difficiles à lire, impossibles à accepter. Ils engendreront des interrogations, des remises en question, des jours noirs et des nuits blanches. Elle tend malgré tout la main vers la lettre de Roxane, c’est plus fort qu’elle, la saisit et la ramène vers elle.
« Pourquoi ? », murmure-t-elle en enfouissant son visage dans le cou de la jeune femme.
Elle presse sa sœur contre elle, et ce corps glacé la brûle, la consume, lui ronge le cœur et l’âme. Elle se sent aspirée vers des fonds dérobés, des rivages parallèles auxquels seuls ceux qui souffrent accostent, et dont certains ne reviennent jamais. Déchirée par une insupportable douleur, elle lâche prise, se dit tant pis, à quoi bon, s’enfonce peu à peu…
Dehors, le lointain écho de l’ambulance la ramène brutalement dans la chambre.
Garance sursaute et prend une grande bouffée d’air. Elle repose Roxane à l’horizontale et se précipite dans l’entrée. Elle sort de l’appartement, dévale les deux étages qui la séparent du hall de l’immeuble et déboule sur le trottoir, hors d’haleine, échevelée, au bord de l’hystérie. Les gyrophares des véhicules tournoient dans la nuit, donnant à la rue des allures de scène de tragédie. Les secouristes n’ont pas le temps de descendre de l’ambulance qu’elle les apostrophe déjà puis les guide jusqu’à la chambre.
Ensuite, l’éternité s’installe. Des gens envahissent les lieux, parmi lesquels des policiers. On lui demande de rester à l’écart pour ne pas entraver le bon déroulement des opérations. Au sinistre silence du trépas succède le tourbillon des urgentistes. Garance se retranche dans la cuisine, perdue, éperdue, impuissante. Elle entend des bruits de machine, des sons, des mots, sans parvenir à en retirer une information concrète. Elle trépigne, tourne en rond, se sent de trop, pas à sa place, elle devrait être auprès de sa sœur, Roxane a besoin d’elle, elle le devine, elle le sait. Alors elle avance dans le couloir en direction de la chambre, c’est plus fort qu’elle, elle se dévisse le cou pour voir, pour savoir… La cohue générale se mêle au chaos de son esprit, les gens s’agitent autour du lit, certains lancent des ordres, d’autres y répondent.
Un homme annonce que c’est fini.
Les boyaux de Garance se soulèvent, elle expulse un cri de détresse et bondit vers le lit. Un infirmier la retient de justesse et l’empêche d’avancer, tente de la contenir, de la raisonner. Garance n’entend rien, elle se débat, rugit, elle veut voir sa sœur, le répète sans cesse dans une litanie sourde. L’infirmier l’entrave, cherche à attirer son attention sur autre chose, sur lui, sur ses mots, laissez-nous la sauver, madame, nous faisons le maximum, nous…
« On a un pouls ! »
La phrase a jailli dans un cri au-delà du tumulte. Chacun se tend une demi-seconde avant de replonger dans la fièvre du sauvetage. On ne lâche rien. Garance se fige, en apnée, tous les sens aux aguets. L’infirmier sollicite son regard, lui promet qu’ils vont la sauver, mais que, pour ça, il faut les laisser faire. OK ? Vous avez compris ? Vous entendez ce que je dis ? Madame ?
Garance sursaute. Elle braque les yeux sur lui, tout étonnée de le trouver là, si près. Elle le dévisage tandis que les mots parviennent à sa conscience. Alors seulement elle hoche la tête, elle comprend, oui, bien sûr…
Ensuite tout se mélange dans son esprit. Elle sait juste que les choses sont allées très vite, ils ont chargé Roxane sur une civière avant de filer vers l’entrée, les escaliers, la rue, l’ambulance. Elle leur a emboîté le pas, cavalant à côté de sa sœur, la sommant de ne pas lâcher, lui défendant de mourir, tu entends, je te l’interdis !
— Tiens bon, ma petite souris ! a-t-elle hurlé dans un sanglot déchiré.
Au moment où elle a voulu sortir de l’immeuble, un policier l’a alpaguée, lui demandant de le suivre pour répondre à des questions. Garance l’a regardé comme s’il était fou, sans comprendre ce qu’on lui voulait, elle s’est défendue, impérieuse, laissez-moi passer, je dois rester avec ma sœur… Il a insisté, mais elle s’est dégagée.
— Si vous voulez me poser des questions, rejoignez-moi à l’hôpital !
Puis elle a suivi le mouvement sans ralentir sa course, sans quitter Roxane des yeux, s’accrochant à la certitude que, tant qu’elle sera près d’elle, sa sœur aura une chance de s’en sortir.
Parce qu’elle n’osera jamais mourir devant elle.

Chapitre 3
De retour dans l’ascenseur, Garance se ressaisit. Roxane est à présent hors de danger, c’est tout ce qui compte. Le reste est dérisoire, elle peut tout affronter, faire face à toutes les vérités, même les plus éprouvantes. Elle espère recevoir les résultats des analyses sanguines, avoir un début de réponse et, sinon comprendre, du moins en apprendre plus sur la façon dont les choses se sont déroulées. La seringue trouvée à côté des corps et envoyée au laboratoire de la police scientifique pour examen va bientôt révéler ses secrets.
En débouchant dans le couloir du quatrième étage, la jeune femme ralentit le pas. À hauteur de la chambre de sa sœur, deux hommes discutent avec le docteur Moreau, qui s’occupe de Roxane depuis son admission. Elle se hâte de les rejoindre et, tandis qu’elle approche, reconnaît le policier qui voulait l’interroger sur les lieux du drame.
Garance étouffe un juron : elle l’avait oublié, celui-là. Elle a lu la lettre laissée par sa sœur, sans parvenir à associer les mots qui y figurent ni à en dégager tous les détails qu’elle recèle. Les larmes, l’émotion et la douleur l’ont empêchée de mettre du sens dans tout ça. Elle sait juste que les deux jeunes gens ont cherché à mettre fin à leurs jours pour des raisons qui lui échappent encore. Roxane parle de décision réfléchie, de choix commun, elle supplie sa sœur de ne pas lui en vouloir, s’excuse mille fois du chagrin qu’elle va lui causer. Elle la charge de toute une série de messages pour les uns et les autres, leur père et quelques-uns de ses amis. Elle lui dit adieu et s’excuse encore. Elle lui dit qu’elle l’aime.
Garance ignore tout du contenu de la lettre de Martin. Elle la présume pareille à celle de Roxane, avec quelques nuances concernant les messages personnels adressés à ses proches. Elle frissonne en songeant que, si sa sœur a pu être sauvée, Martin n’a pas eu cette chance. Ou cette malchance, c’est selon. La réaction de Roxane à son réveil l’a bouleversée, son désespoir était palpable, celui de n’être pas partie avec son compagnon. Sans doute aussi celui de devoir maintenant affronter la vie sans lui. Leur geste demeure inexpliqué, Garance a beau chercher une raison, elle ne comprend pas ce qui les a poussés à une telle extrémité. Elle n’ose imaginer la détresse de la famille de Martin, tout en éprouvant le soulagement infini de ne pas être à leur place.
Ses sentiments à leur égard sont complexes : sans vraiment se connaître, le courant n’est jamais passé entre eux. En vérité, tout les oppose, à commencer par leur milieu social, dont la différence, du côté de la famille de Martin Jouanneaux du moins, semble poser un problème : ils sont riches, terriblement protecteurs de leurs privilèges que – ils en sont persuadés – le monde entier leur envie, et nourrissent une méfiance maladive envers Roxane, convaincus qu’elle n’aime Martin que pour sa fortune et sa position sociale. La mère surtout, Odile Jouanneaux, a toujours marqué le fossé qui les sépare, acceptant avec difficulté que son fils cadet s’amourache d’une fille d’artistes, des bohèmes, des saltimbanques. Les rares occasions au cours desquelles les deux familles se sont réunies ont été empreintes d’une froide courtoisie, à peine plus cordiale qu’un repas d’affaires. Et d’affaires, il était chaque fois question, Odile Jouanneaux ne manquant jamais de rappeler tous les avantages de Martin, dont Roxane n’était pas la dernière à profiter : un appartement dans le centre historique, que Martin occupait et dans lequel Roxane s’était installée quelques mois auparavant, une villa en Espagne, une autre en Provence, un confort matériel indéniable, une sécurité pour l’avenir. Si elle a commencé par s’opposer à cette union, elle a dû peu à peu accepter la présence de Roxane au sein de la famille. D’après celle-ci, les rapports s’étaient améliorés avec le temps, il lui arrivait même parfois de partager une certaine complicité avec la mère de Martin. Après tout, cela faisait maintenant un peu plus d’un an que les deux tourtereaux étaient ensemble.
Garance arrive au niveau de la porte de la chambre de Roxane. Le docteur Moreau l’aperçoit et lui sourit avec complaisance. Il s’adresse alors aux enquêteurs :
— Justement, voici Mlle Leprince, la sœur de Roxane Leprince.
Les deux policiers se tournent vers elle, et l’un d’eux l’aborde aussitôt en lui tendant la main :
— Capitaine Cherel, en charge de l’enquête sur le décès de Martin Jouanneaux. Nous nous sommes vus sur les lieux du drame. Et voici le lieutenant Blache.
Garance les salue d’un bref signe de tête. Elle veut demander au médecin s’il a reçu les résultats des analyses, mais le capitaine ne lui en laisse pas le temps.
— Nous avons des questions à vous poser, l’informe-t-il sur un ton qui, à présent, ne souffre pas la discussion. Si vous voulez bien nous suivre…
Garance masque son trouble et suit les deux policiers jusque dans une chambre inoccupée.
Maintenant seule avec eux, elle tente de se ressaisir. Leur présence l’oppresse. Elle se sent mal à l’aise, comme fautive par défaut. Elle est toujours sous le choc de sa macabre découverte, pas encore remise de la terrible perspective d’avoir pu perdre sa sœur, bouleversée par ce qui les attend, Roxane et elle.
— Nous avons besoin d’établir la chronologie des faits, commence le capitaine Cherel avec pragmatisme.
— Je ne sais pas grand-chose, remarque Garance.
— C’est vous qui avez découvert les corps ? demande-t-il sans plus de détours.
Garance opine du menton en fermant brièvement les yeux.
— Pouvez-vous nous dire tout ce qui s’est passé depuis le moment où vous êtes entrée dans l’appartement ?
Garance tente de mettre de l’ordre dans ses idées avant d’entamer un récit qui suit la progression des événements tels qu’elle les a encore à l’esprit. Le capitaine Cherel l’écoute avec attention pendant que le lieutenant Blache prend des notes.
— Avez-vous une idée de la raison qui les a poussés à vouloir se donner la mort ?
— Non, se contente-t-elle de répondre.
Les deux enquêteurs attendent une suite qui ne vient pas.
— Votre sœur a-t-elle des antécédents suicidaires, un suivi psychiatrique ?
— Non ! Pas du tout !
— A-t-elle un état général dépressif ?
— Non, répète Garance en secouant la tête.
— Et Martin Jouanneaux ?
— Je le connais moins, mais il ne m’a pas semblé…
— Vous n’avez rien remarqué d’inhabituel dans le comportement de votre sœur ces derniers temps ? insiste Blache.
— Rien de significatif…
Une fois de plus, elle choisit de ne pas s’étendre. Cherel décide alors d’aborder le sujet sous un autre angle.
— Que faisiez-vous au domicile de votre sœur si tôt le matin ?
Garance soupire.
— Roxane m’a envoyé un message en me demandant de venir le plus vite possible. Il était 7 h 30, j’ai tout de suite compris que quelque chose n’allait pas.
— Elle vous a dit pourquoi ?
— Non, dit-elle d’une voix tendue. Juste de la rejoindre rapidement. J’ai essayé de l’appeler, mais elle n’a pas décroché. Je lui ai alors renvoyé un texto pour savoir si tout allait bien… Rien.
— Vous étiez inquiète ?
— Bien sûr que j’étais inquiète ! Quand on vous envoie un message à 7 h 30 en vous demandant de venir de toute urgence, c’est inquiétant, non ? Et puis, c’est ma sœur. Dès qu’elle appelle, j’accours. C’est comme ça depuis qu’elle est toute petite.
— OK, concède Cherel. Mais, hormis l’heure matinale et vos codes relationnels, aviez-vous des raisons d’être inquiète ?
Cette fois, Garance met un peu plus de temps pour répondre. Lorsqu’elle se décide enfin, sa voix n’est plus qu’un filet à peine audible.
— Pas à proprement parler. J’avais l’impression que Roxane allait bien. C’est juste que…
Elle s’interrompt, cherche ses mots, hésite…
— Oui ? la presse Cherel.
— Nous nous sommes moins vues ces derniers temps. Ma sœur et moi sommes très proches, nous ne restons jamais très longtemps sans nous voir ou sans nous appeler. Mais, dernièrement, Roxane était moins disponible.
— Depuis quand ? demande le lieutenant Blache.
— Quatre ou cinq mois, environ.
— Il y avait une raison à ça ?
Garance secoue la tête.
— Pas précisément. La vie. Elle est en première année de médecine, ça lui prenait pas mal de temps. Je n’ai pas fait attention, j’étais moi-même surchargée de boulot. On a eu du mal à trouver des moments pour se voir.
Ses yeux se remplissent de larmes, qu’elle peine à refouler.
— J’aurais dû être plus vigilante, ajoute-t-elle dans un sanglot contenu.
Le lieutenant Blache enchaîne aussitôt :
— Comment êtes-vous entrée dans l’appartement ?
— J’ai un double des clefs, répond Garance en se ressaisissant.
Les deux enquêteurs se consultent d’un bref coup d’œil qui n’échappe pas à la jeune femme.
— Nous avons chacune un double des clefs de l’autre, se justifie-t-elle. J’ai sonné à l’interphone mais personne n’a répondu. Du coup, je me suis permis d’entrer.
Cherel hoche la tête, songeur.
— Quels étaient les rapports entre votre sœur et son compagnon ?
Garance laisse de nouveau échapper un profond soupir gonflé de détresse.
— Ils étaient très amoureux l’un de l’autre. Vraiment. Peut-être même un peu trop…
— C’est-à-dire ? demande Blache.
Garance se mordille l’intérieur des joues avant de répondre.
— Roxane et Martin, c’était le couple fusionnel par excellence. Le genre qui ne laisse pas beaucoup de place aux autres. Quand on fait partie de l’entourage proche, c’est parfois difficile à gérer.
— Depuis combien de temps se connaissent-ils ?
— Un peu plus d’un an.
Elle réfléchit avant d’ajouter :
— Je n’arrête pas de me demander si je ne suis pas passée à côté de quelque chose. C’est vrai que je trouvais que Martin prenait beaucoup de place dans la vie de Roxane. Parfois trop, à mon goût. En même temps, elle était heureuse comme elle ne l’a jamais été.
Elle marque une courte pause avant de continuer :
— Bien sûr, il pouvait y avoir des tensions entre eux, comme dans tous les couples. Mais, chaque fois, c’était pour des raisons secondaires, un malentendu, un manque de dialogue, une incompréhension. Ça ne durait jamais. Ils étaient incapables de rester fâchés très longtemps.
Elle réprime un frisson.
— Je ne sais pas comment elle va faire pour vivre sans lui…
Cherel l’observe avec attention avant de passer à la question suivante.
— Savez-vous s’ils fréquentaient une secte ou des groupes religieux ?
— Ça m’étonnerait ! Ce n’est pas du tout le genre de Roxane, et je vois mal Martin dans ce genre de délire…
— Leur connaissez-vous des ennemis, des gens qui leur veulent du mal ?
La question surprend Garance. Elle dévisage le capitaine, pas certaine de comprendre.
— Pourquoi quelqu’un leur voudrait-il du mal ? C’est… C’est une tentative de suicide, non ?
— Ça reste à démontrer…, se contente de répondre Cherel.
Un silence s’installe durant lequel Garance prend la mesure de cette affirmation.
— Alors ? insiste le policier. Des ennemis ?
— Non, répond aussitôt Garance, déconcertée. Pas que je sache, en tout cas.
— Votre sœur est étudiante en médecine, c’est bien ça ? enchaîne Blache.
Garance acquiesce d’un hochement de tête.
— On a retrouvé un flacon de morphine à côté de la seringue. On ne sait pas encore si c’est en effet le produit qu’elle contenait, on attend les résultats du labo, mais est-il possible que votre sœur ait pu se procurer de la morphine par le biais de la faculté ?
Garance fronce les sourcils.
— Aucune idée. Roxane est en première année, je ne pense pas qu’elle ait déjà des stages ou ce genre de chose. Les cours sont plutôt théoriques à ce stade. Donc a priori, non.
— Et M. Jouanneaux ? poursuit le capitaine Cherel. Quel était son secteur d’activité ?
— La finance. Destiné à diriger la société familiale. Une voie en or, un chemin tout tracé.
L’ironie de son ton n’échappe pas aux enquêteurs.
— OK. Une dernière chose : pouvez-vous nous montrer le message de votre sœur, celui qu’elle vous a envoyé ce matin en vous demandant de venir de toute urgence ?
Garance masque son trouble en hochant vigoureusement la tête.
— Oui, bien sûr…, répond-elle en fouillant dans sa poche.
Elle en sort son smartphone et recherche la conversation entre sa sœur et elle, qu’elle tend ensuite aux policiers. Cherel s’en saisit et parcourt l’échange avec attention.
— Ce sera tout pour l’instant, merci, lui dit-il en lui rendant l’appareil. Nous vous prions de rester à notre disposition dans les jours qui viennent et de ne pas quitter le territoire.
Cette injonction glace le sang de Garance malgré elle.
— Je n’ai pas l’intention de quitter le territoire, capitaine, rétorque-t-elle froidement. Ma sœur a besoin de moi ici.
Puis, considérant les policiers avec une attention plus soutenue :
— Vous… Vous ne croyez pas à la thèse du suicide ?
— Disons que nous n’excluons aucun scénario et que, jusqu’à preuve du contraire, tout le monde est suspect, se contente-t-il de répondre en la scrutant avec insistance.
Le regard que lui lance Cherel jette Garance dans un profond désarroi. Elle se sent mise sur la sellette, comme s’il l’accusait d’être plus impliquée dans cette affaire que ce qu’elle prétend.
— Vous… Vous pensez que les choses ne se sont pas passées comme je vous l’ai dit ? balbutie-t-elle, incrédule.
— Nous n’excluons aucun scénario, répète-t-il sans la quitter des yeux.
Un souffle d’amour
Des cris dans le noir.
Si Garance devait décrire l’enfer en quelques mots, ce serait cela : des cris dans le noir.
Elle a huit ans, elle vient de perdre une dent. Bien que la petite souris ne soit jamais passée pour elle, elle l’a mise sous son oreiller. Non pas qu’elle croie à son existence, elle n’y a jamais cru, pas plus qu’au Père Noël ou aux cloches de Pâques. Ses parents n’ont pas entretenu ces croyances enfantines qu’ils qualifient de mensonges inutiles. Non, ce qu’elle espère, ce qu’elle attend, c’est que l’un d’eux vienne échanger sa dent contre une pièce d’un euro. Qu’il pénètre à pas de loup dans sa chambre, le souffle retenu, à l’affût du moindre mouvement. Qu’il glisse sa main sous l’oreiller pour subtiliser la dent et la remplacer par le sou. Qu’il prenne mille précautions pour ne pas la réveiller. Et peut-être même que, pendant quelques instants, il la regarde dormir et veille sur son sommeil.
La chose est mal engagée. Dans la cuisine, ni son père ni sa mère ne se préparent à troquer la dent par un sou, trop occupés à se reprocher jusqu’à leur présence dans la même pièce. La voix de sa mère ressemble à des clameurs aiguës au rythme chaotique, un insupportable déluge de notes stridentes. Par-dessus, son père expectore des paroles de mépris et d’agacement. La fillette ne perçoit pas les syllabes exactes des maux qu’ils échangent, mais, à l’évidence, le combat est âpre et les guerriers ne se font pas de quartier. Dans l’obscurité de sa chambre, ces mots assassins, ces cris de douleur, ces attaques, ces ripostes, ces dégoûts prennent l’ampleur d’un conflit sanglant.
Garance veut bien renoncer aux contes de fées pour peu qu’on ne la plonge pas dans l’horreur des faits divers.
Allongée dans son lit, les yeux grands ouverts, elle suit l’évolution des assauts. Sa mère paraît s’épuiser à brailler sans discontinuer, lançant ses flèches à l’aveugle, sans ordre ni méthode, un cri, une injure, un crachat. Son père est plus organisé, il économise ses forces, profère des propos meurtriers avec une certaine réflexion, alterne insultes et menaces, semble faire mouche si l’on en croit les hurlements d’animal blessé que pousse sa mère.
Garance ferme les yeux et se recroqueville. L’écho des explosions d’obus résonne dans son cœur et, avec lui, le regret de n’être pas plus importante que la guerre qui fait rage dans la cuisine. À l’évidence, aucun des belligérants ne pense à elle, à sa dent, à la pièce. Les attaques redoublent de part et d’autre, les offensives succèdent aux assauts, on se heurte, on se blesse, on se déchire. Garance le sait, l’un des deux va bientôt réclamer la fin des hostilités. En général, c’est sa mère, même s’il est déjà arrivé que son père dépose les armes.
Pas cette fois.
Comme à son habitude, Judith finit par agiter le drapeau blanc : elle éclate en sanglots, et Garance l’imagine se voûter, secouée de pleurs convulsifs, le visage caché dans ses mains. La fillette n’éprouve que du mépris pour cette façon de capituler, sans fierté, sans panache, dévoiler sa faiblesse pour demander pitié, pire, l’exposer, l’afficher comme un infirme exhibe son moignon pour inspirer la compassion des passants et leur soutirer une pièce. Cette pièce, justement, qu’elle ferait mieux de venir glisser sous l’oreiller de sa fille avant de passer quelques instants à la regarder dormir.
Maintenant son père a l’air d’un con avec son sourire victorieux qui déjà se fige, s’étiole et s’efface. La suite n’est pas plus originale, il y a ce silence qui succède au vacarme, quelques minutes suspendues dans le souffle d’une reddition, la trêve annoncée, juste avant que les gémissements de sa mère s’élèvent dans les airs, bientôt scandés par les halètements de son père. Les murmures lascifs prennent de l’ampleur, deviennent éclats de plaisir, ils s’entraînent l’un l’autre dans l’expression de leur volupté, cris et grognements se mêlent dans une mélopée qui remplace le fracas des attaques et des offenses.
Garance se bouche les oreilles. L’armistice la révulse plus encore que la guerre.
C’est foutu pour la petite souris et sa pièce.
Une boule d’amertume se forme dans sa gorge, elle les hait, s’ils savaient, elle se promet de ne jamais oublier chacun de leurs manquements, chacune de leurs trahisons, de leurs absences, de leurs négligences. Elle les accumule dans sa mémoire, toutes leurs incuries, elle les range, elle les trie, elle les ressasse. Ils paieront un jour, elle s’en fait le serment. Ils le regretteront. Ils lui demanderont pardon, pour tout ce qu’ils ont dit ou fait, pour tout ce qu’ils ont raté ou méprisé. Ils essaieront de se disculper en invoquant le manque de temps, le manque d’argent, elle ne leur accordera aucune circonstance atténuante. Ils expieront. Ils souffriront autant qu’elle souffre en ce moment.
À présent, les sanglots de Garance se mêlent aux soupirs de sa mère. La fillette tente de les réprimer, mais c’est plus fort qu’elle, ils se pressent dans sa gorge, forcent le barrage de sa colère et déboulent en vrac sur ses joues. Ses hoquets de chagrin l’étouffent tandis qu’ils nourrissent sa rancœur de mille vengeances qu’elle assouvira un jour, elle le promet, à elle, à Dieu, au diable.
Un mouvement la fait se figer dans le noir et suspend ses larmes un bref instant. Bientôt, un petit corps grimpe sur son lit, une menotte fouille l’obscurité à la recherche de son visage, le trouve, le caresse avec cette maladresse propre aux enfants, si douce, une gaucherie veloutée, une délicatesse malhabile.
— Pleure pas, Garou, murmure Roxane en bécotant les joues mouillées de sa sœur.
— Je ne pleure pas, sanglote Garance dans un déluge de larmes.
La fillette se pelotonne contre le corps recroquevillé de son aînée, elle l’enlace de ses bras trop courts, elle l’étreint d’un amour cristallin, puisant en elle la force d’une adoration absolue, sans réserve ni condition. Garance feint le détachement, une indifférence dont Roxane ne fait aucun cas. Au contraire, elle s’abandonne à sa tâche, celle de tarir les sanglots de sa sœur, la consoler, la rassurer. Elle fait comme celle-ci lui a appris, elle absorbe sa douleur, elle la pétrit et l’émiette, elle la réchauffe, elle la fond.
Garance se laisse peu à peu aller.
Bientôt, la férocité de son tourment s’apaise. Le feu qui consume son cœur et sa gorge d’une rancœur incandescente s’éteint lentement sous le baume des câlins enfantins. Elle ouvre alors les yeux et dévisage sa sœur avec tendresse.
— Ma petite souris, murmure-t-elle dans un souffle d’amour.

Chapitre 4
Odile Jouanneaux ramène contre elle les pans de son gilet, comme on appose une compresse sur un corps mutilé. Elle frissonne pourtant, consciente du caractère dérisoire de ces gestes que l’on accomplit sans y penser, des garde-fous auxquels on s’accroche pour ne pas réveiller la souffrance tapie dans un coin de l’âme.
Faire semblant. De vivre, de bouger, de respirer. Feindre l’impact, simuler l’agonie. En vérité, elle ne ressent rien. Elle est au-delà de ça. À l’annonce de la mort de Martin, son esprit a mis en place un système de défense dont la perfection n’a d’égal que l’efficience. Il a plongé ses émotions dans le coma, il a paralysé toute velléité de riposte nerveuse, il a assommé sa conscience. Elle sait que le monde vient de s’écrouler autour d’elle, mais ce n’est pour l’instant qu’une simple constatation.
Depuis tout à l’heure, elle tourne en rond dans une salle d’attente de l’hôpital, sans comprendre ce qu’elle fait là. On lui a dit que, quelque part dans le bâtiment, le légiste procédait à l’autopsie de son fils et qu’il ne servait à rien de rester. Les informations demeurent abstraites, elle saisit les phrases dans leur ensemble sans parvenir à les rattacher à une réalité tangible.
— Vous serez prévenue dès que le rapport sera rédigé, l’a avertie un infirmier. Rentrez chez vous.
Pourtant, elle n’a pas bougé. Depuis combien de temps est-elle là ? Elle n’en a aucune idée. Rentrer chez elle lui paraît absurde, elle se contente donc de faire les cent pas, les bras croisés sur son gilet, mimant comme elle peut l’attitude d’une mère qui vient de perdre son enfant.
Un bruit de pas la fait sursauter, des chaussures qui claquent sur le linoléum du couloir, qui se pressent et scandent une hâte teintée de détresse. En tournant la tête, Odile découvre, dans l’encadrement de la porte, la silhouette d’Adrien, son fils aîné, qui la rejoint, hagard.
— Maman !
Il fond sur elle puis la serre contre lui avant de s’effondrer, on ne sait pas très bien s’il vient pour soutenir ou être soutenu, sans doute l’ignore-t-il lui-même. Odile ouvre les bras et accueille l’étreinte, à la fois protectrice et absente. Il n’en faut pas plus à Adrien pour éclater en sanglots et prendre à son compte toute la souffrance de la terrible nouvelle. La douleur est intense, il vibre de mille blessures, il ondoie sous des volutes de détresse, il incarne le chagrin qui fait défaut à Odile.
— Dis-moi que ce n’est pas vrai, hoquette-t-il dans un pauvre gargouillis à peine audible.
Odile reste là, dans ses bras, incapable de la moindre parole. Elle observe son tourment avec envie, pourquoi ne parvient-elle pas à pleurer, elle aussi, à gémir, à faire sortir d’elle l’ampleur de la douleur qui devrait normalement la submerger ? Elle maudit ce besoin maladif de toujours tout contrôler, ce cœur dont on lui a si souvent reproché la sécheresse.
— On sait ce qui s’est passé ? s’enquiert ensuite Adrien en mettant fin à l’étreinte.
— Martin et Roxane se sont injecté un produit dans les veines, répond-elle gravement. La police a parlé de suicide, je n’ai pas tout compris. Le légiste est en train de faire l’autopsie de Martin. On en saura plus après.
Le silence qui suit les plonge tous les deux dans une hébétude maladroite. Aucun mot pour combler le vide que Martin leur impose. Les gestes, les regards, les soupirs, les sanglots sont les seuls moyens de communication qui demeurent.
— On fait quoi, maintenant ? demande Adrien au bout d’un long moment.
— On attend.
C’est la seule réponse qui vient à l’esprit d’Odile. Parce que, en effet, c’est ce qu’elle fait : elle attend. Que l’émotion la gagne enfin, que son esprit démantèle les barricades qui protègent sa raison. D’être assiégée par le tsunami qui menace de submerger depuis trop longtemps sa sensibilité, de le laisser enfin s’abattre sur elle.
— On attend quoi ? insiste Adrien.
Odile a envie de lui dire qu’ils attendent Martin, mais elle sait que cette réponse n’est pas la bonne, qu’elle déclencherait l’inquiétude et les commentaires de son fils.
— On attend qu’ils aient terminé l’autopsie.
Ces mots lui arrachent la langue, mais elle n’en montre rien. Elle gère son attitude seconde après seconde. Tant que les questions sont simples, elle y répond avec une patience sincère, soulagée de ne pas être confrontée à des demandes plus complexes. Elle fuit le jugement de son fils, persuadée que celui-ci s’étonne déjà de son manque de réaction, prêt à dégainer les remarques et les critiques. Elle est tentée de vérifier si, comme elle le suppose, Adrien est en train de l’observer…
Leurs yeux se croisent, et dans ceux d’Adrien se reflète le ballet des questions qu’il souhaite encore poser sans oser les formuler.
— Tu es là depuis longtemps ? s’enquiert-il enfin.
— Aucune idée.
— Tu… Tu veux quelque chose, maman ? Un verre d’eau, un café ?
— Non merci.
— OK, murmure-t-il comme si c’était la réponse qu’il espérait.
Odile se dit que c’est bon, tout est sous contrôle, ils vont s’asseoir tous les deux sur un siège et attendre, ça lui laissera un peu de répit, l’occasion de se concentrer sur cette saloperie d’émotion qui la nargue de son absence.
— Et Roxane ? demande soudain Adrien, comme s’il se souvenait d’un détail, ce genre de vétilles qui, en vérité, changent tout.
— Elle est en réanimation.
— Elle… Elle n’est pas morte ?
— Non, ils sont parvenus à la sauver.
Les yeux d’Adrien s’arrondissent, il dévisage sa mère, incrédule. Odile soutient son regard et tente de mettre dans le sien un peu de la douleur qu’elle voit poindre dans celui de son fils. Elle observe les remous qui y fluctuent, entre incompréhension, refus et révolte, toutes les questions qu’il se pose, toutes les réflexions qui s’affrontent.
— Ils se sont suicidés comment, tu m’as dit ? lui demande-t-il encore.
— Injection.
— De quoi ?
— Je ne sais pas.
— Donc c’est Roxane qui l’a faite ?
— Qui a fait quoi ?
— L’injection.
Odile s’apprête à répondre, mais elle s’aperçoit qu’elle n’en sait rien. Est-ce Roxane qui a fait la piqûre mortelle ? Elle hausse les épaules en signe d’ignorance.
— Oui, je suppose, se contente-t-elle de dire.
Adrien ferme les yeux. Même les paupières closes, il parvient à exprimer tous les combats que charrient ses pensées.
Lorsqu’il les rouvre, c’est une blessure à vif que traduit son regard.
— Martin a laissé une lettre ?
— Oui, répond Odile.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Des choses absurdes, incompréhensibles.
— Écrite de sa main ?
— Oui, écrite de sa main !
— Elle est où, cette lettre ?
— Chez les flics.
Adrien fronce les sourcils.
— C’est la procédure, explique-t-elle.
Cette fois, le jeune homme acquiesce, mais sans conviction.
— Tu penses à quoi ? demande Odile.
— Je me demande juste pourquoi…, commence Adrien d’une voix asphyxiée.
— Pourquoi quoi ?
Le jeune homme secoue la tête, égaré.
— Pourquoi il est mort et pas elle.

Chapitre 5
La nuit est blanche, interminable. Garance s’est finalement résignée à rentrer chez elle, et ce qu’elle craignait s’est confirmé, seule face à ses questions, à ses doutes, à ses peurs : une litanie incessante dans la tête, des images, des souvenirs. La sensation d’un immense gâchis qu’elle n’a pas vu venir. La rengaine grinçante d’une culpabilité dont elle n’arrive pas à se défaire, elle s’en veut, c’est certain…
Très vite, pourtant, un autre sentiment force le barrage de ses émotions.
Elle en veut à Roxane.
Pire, elle nourrit envers elle une rancœur inédite. Ça bouillonne dans son crâne, des reproches fusent de toutes parts et s’y agglutinent, ils macèrent, se gorgent de ressentiments, se transforment en une colère sourde alimentée par une incompréhension profonde, encombrante et tyrannique.
Garance se sent trahie. Roxane lui a jeté en pleine face la preuve d’un insupportable rejet. Le séisme de ce désaveu l’ébranle au point de la faire douter des liens qui les unissent. N’a-t-elle pas toujours été là pour sa sœur ? Depuis leur plus tendre enfance, ne sont-elles pas l’une pour l’autre le pilier central de leur existence ?
Hier soir, Roxane s’est enfermée dans un mutisme désespérant, elle n’a rien pu en tirer. Garance est finalement restée un long moment à ses côtés, sans rien dire.
Alors que l’heure des visites touchait à sa fin, une femme est entrée dans la chambre et a demandé à s’entretenir avec elle, l’invitant d’un signe de tête à la suivre hors de la pièce. Une fois dans le couloir, elle s’est présentée comme psychologue, ou psychiatre, ou neuropsymachin, Garance ne sait plus très bien. Elle lui a proposé une entrevue afin de mettre en place un soutien pour Roxane et ses proches.
— Une évaluation psychologique, familiale et sociale va être rapidement réalisée pour aider votre sœur à surmonter cette épreuve et éviter tout risque de récidive.
Le cœur de Garance a manqué un battement.
— Récidive ?
— Il faut prendre très au sérieux toute tentative de suicide et, au vu des premiers éléments dont je dispose, celle de Roxane n’est pas anodine.
— Quand va-t-elle pouvoir sortir ?
— Pas tout de suite. À moins de signer une décharge, nous ne conseillons pas un retour au quotidien trop rapidement.
Submergée par le présent, Garance n’avait pas envisagé l’après, cette vie qui poursuit sa course envers et contre tout. Elle a dégluti tandis que la psychologue continuait de l’informer :
— Nous préconisons une prise en charge hospitalière durant la semaine qui suit la période de soins aux urgences, puis un séjour en hôpital psychiatrique, a enchaîné la psychologue. Mais nous devons parler de tout cela et mettre en place le mode d’assistance qui conviendra le mieux à Roxane.
— Oui, bien sûr, a acquiescé Garance d’une voix blanche.
— Je suis ici tous les matins de la semaine, à l’exception du mercredi, l’a-t-elle informée en lui tendant sa carte. Mon bureau se trouve à cet étage, à gauche en sortant des ascenseurs. Demain, 10 heures, ça vous va ?
Garance a saisi la carte en hochant la tête avant de lire le nom sur le carton : Annelise Chamborny. Celle-ci lui a souri en guise de salut, elle s’est apprêtée à prendre congé, mais Garance l’a retenue :
— Roxane n’a pas dit un mot… Je ne parviens pas à établir le contact avec elle.
— C’est normal, l’a rassurée Annelise Chamborny. C’est trop tôt. Roxane présente tous les symptômes d’un trouble de stress post-traumatique. J’ignore encore s’il est antérieur à la TS, et donc peut-être son déclencheur, ou bien s’il en découle directement…
— La TS ?
— La tentative de suicide. Il faut comprendre que, quoi qu’il se soit passé, Roxane a voulu quitter ce monde. Parler est une reprise de contact avec ce monde. Se taire, c’est une manière pour elle de refuser ce contact. Il se peut qu’elle garde le silence pendant quelques jours encore.
— Mais elle reparlera ?
— Très probablement.
La psychologue a de nouveau adressé un chaleureux sourire à Garance, qui l’a remerciée avant de rejoindre Roxane et son regard vide, ses lèvres closes, son corps immobile. Elle a encore tenté de la solliciter, sans trop y croire elle-même, déjà épuisée par tout ce mutisme, cette mort latente, tapie dans un coin en attendant son heure.
Découragée, elle s’est enfin décidée à rentrer chez elle.
À présent seule au creux de cette nuit sans fin, Garance se sent dépassée. Elle sait que le chemin sera long et qu’elle devra s’armer de patience, refréner cette envie de secouer sa sœur pour lui ordonner de vivre.
Pour lui demander des comptes, aussi.
Sa rancœur la trouble, son impuissance la rend folle.
Elle passe une partie de la nuit à tourner en rond, incapable de mettre de l’ordre dans ses pensées, encore moins de trouver le sommeil. Elle triture le passé dans tous les sens pour comprendre, débusquer ce qu’elle n’a pas vu, identifier ce qui lui a échappé.
Pour ne rien arranger, une autre rancœur vient ajouter sa pénombre au tableau. Elle lui pèse sur le cœur et dans le ventre, elle s’impose là, au beau milieu de ses entrailles, elle erre dans son corps et dans sa tête, omniprésente. Pourtant minuscule, elle prend toute la place. Elle tyrannise ses humeurs, elle dévore son énergie, elle l’épuise et lui donne la nausée.
Garance est enceinte.
L’affaire n’a rien de joyeux, le cœur qui bat dans son utérus n’est pas le bienvenu. C’est une erreur de parcours, une péripétie dont elle doit s’occuper et, justement, le temps commence à presser. Si ses calculs sont bons, sa grossesse date de trois semaines, elle devrait pouvoir s’en tirer avec une pilule à avaler et une journée au fond de son lit. Elle aimerait éviter l’hôpital, le curetage, l’intervention invasive. Elle avait pris rendez-vous chez le gynécologue, elle aurait dû y aller cet après-midi…
Garance remballe son dépit et se raisonne, ce n’est que partie remise. Elle téléphonera demain matin et s’excusera, elle expliquera, on comprendra. Elle devrait pouvoir obtenir un autre rendez-vous dans la foulée, le jour même ou le lendemain, elle l’espère. D’ici la fin du mois, tout sera réglé, affaire classée. Le géniteur n’est qu’un amant de passage, un corps en transit dont elle ne se rappelle rien, ni le prénom ni le visage. Elle ne veut d’ailleurs rien garder de lui et certainement pas le souvenir encombrant d’une étreinte urgente, un désir fulgurant qu’on assouvit comme un besoin pressant.
Garance se connaît, elle n’attend rien, les lendemains sont faits pour oublier.
Quand son corps veut se rassasier, quand son bas-ventre s’enflamme d’une ardeur impérieuse, elle s’habille de court et sort en quête du feu qui comblera sa fièvre. Pas de réseaux sociaux ni d’applications de rencontres, Garance ne trouve ses partenaires sexuels que dans le vivier de la vie réelle, la meilleure façon pour elle de ne laisser aucune trace, ni nom ni profil. La plupart du temps, elle ne donne même pas son prénom. Le déroulé est toujours le même, ou presque. Elle exhibe sa solitude dans un bar, épaule dénudée et pose lascive. Elle commande une boisson, c’est la seule qu’elle paiera. Elle n’aura pas le temps de l’achever qu’un homme l’accostera, elle jouera l’indifférence avant de se laisser séduire, soi-disant envoûtée par le charme ravageur d’un pilier de comptoir. Quelques verres plus tard, elle se fera sauter dans les toilettes, vite, fort, la jupe relevée et le dos au mur.
Garance ne s’attache à rien ni à personne. Jamais. C’est une loi, une règle à laquelle elle ne déroge sous aucun prétexte. Elle se fout de ces rencontres expédiées, de ce dont elles l’accusent, de ce qu’elles induisent : elles lui assurent un célibat auquel elle tient comme à la prunelle de ses yeux. Ces soirs-là, la jeune femme assume sa dégaine de salope, elle revendique ses désirs et le choix de les assouvir. Et si les hommes qui la pénètrent la prennent pour un objet, elle en pense autant à leur sujet. En vrai, c’est elle qui mène les ébats, elle se fait prendre si elle veut et comme elle veut. À la fin de l’étreinte, pas de temps perdu pour conclure et partir. Pas de risque non plus de subir les dérives d’un sentimental, d’un macho ou d’un psychopathe. Pas d’amour, pas de haine, pas de problème. On n’échange plus rien, ni baiser ni numéro de téléphone.
Elle s’offre sans se donner. Ça la rassure.
Ainsi délestée de toute inquiétude, Garance prend son pied comme personne. Elle s’éclate, elle savoure, elle exulte. Elle jouit. Elle ne pense qu’à son propre plaisir, dont elle explore les faces, dont elle exalte les sensations. La situation l’excite autant que l’acte, parce que l’une donne à l’autre toute l’ampleur qu’il recèle. C’est simple, c’est léger, c’est sans conséquence.
Enfin, normalement.
Le cadeau indésirable laissé par sa dernière étreinte est une sortie de route.
Garance se retient au montant de son lit. Le plus urgent reste cet embryon qui grandit en elle, qu’elle doit chasser comme un nuisible que l’on extermine.
Au creux de cette nuit sans fin, elle mesure l’ironie des circonstances : elle aurait dû donner la mort à un être qui ne demandait qu’à vivre, elle en a sauvé un autre qui voulait mourir.

Chapitre 6
Au petit matin, à bout de forces, Garance décide de jeter l’éponge et de laisser le passé où il est. Elle n’en tirera rien. Du moins pas tant que sa sœur refusera de parler.
Une fois le passé remisé dans les tiroirs de sa conscience, c’est l’avenir qui vient la narguer de ses angoisses tentaculaires.
La psychologue l’a évoqué sans détour : que se passera-t-il lorsque Roxane sortira de l’hôpital ?
Il n’est pas question de retourner dans l’appartement de Martin, les Jouanneaux ne le permettront pas. Très vite, Garance se rend à l’évidence : elle va devoir héberger sa cadette. Elle s’y résout, sans aucune hésitation, elle l’accueillera, la recueillera, la soignera, la nourrira. Elle lui imposera de vivre, envers et contre elle-même. Mais cette expectative la remplit d’angoisse.
Diététicienne fraîchement diplômée, Garance vient de s’installer à son compte et reçoit désormais ses patients chez elle. À gauche dans l’entrée de son appartement, une petite salle d’attente donne accès à un cabinet dans lequel elle consulte. Plus loin, un salon et une cuisine constituent un espace ouvert, sans isolation sonore. On y entend tout ce qui se dit dans son bureau et vice versa, ce qui, en temps normal, ne gêne personne puisqu’elle est seule à y habiter.
À l’autre bout du logement, sa chambre est l’unique pièce qui offre un peu d’intimité – si on fait abstraction de la salle de bains –, mais dont la superficie est plutôt réduite. Garance n’imagine pas demander à Roxane de s’y cantonner chaque fois qu’elle reçoit un patient. Elle a beau retourner le problème dans sa tête, elle voit mal comment faire pour concilier ses impératifs familiaux et ses obligations professionnelles.
À cela s’ajoute l’arrivée imminente de leur père. La jeune femme est déjà épuisée à la seule pensée de devoir gérer ses réactions intempestives. Sous des dehors enjoués et débonnaires, Jean Leprince possède un tempérament immature dépourvu de filtre : diplomatie, tact et bienséance sont des concepts qu’il méprise et qualifie d’artificiels et d’hypocrites. Il dit ce qu’il pense comme il le pense au moment où il le pense, qu’importe la façon dont ses propos sont reçus. Il ne se préoccupe ni de l’impact ni des conséquences de ses actes, encore moins de ses mots. Quand ils sont ensemble, Garance est sans cesse sur ses gardes. Avec lui, tout est possible et, bien souvent, les rôles sont inversés : il est l’insupportable adolescent, elle est l’adulte responsable. Cette fois pourtant, la jeune femme n’est pas certaine d’avoir la patience de maintenir leurs échanges dans les limites de l’amabilité.
Alors que les soucis succèdent aux angoisses, à bout de forces, Garance finit par sombrer dans un sommeil agité aux premières lueurs de l’aube. S’il ne lui apporte pas le repos nécessaire, il lui permet toutefois de ne plus penser à rien durant quelques heures.
Malgré tout, à son réveil, les événements de la veille fondent sur elle et la tourmentent avec plus de force encore.
C’est donc physiquement et moralement épuisée que la jeune femme regagne l’hôpital à 9 h 30. Elle aimerait parler avec sa sœur, lui extirper quelques mots, un début d’explication, l’attendre au détour d’une émotion, dissimulée derrière sa conscience, l’atteindre en tout cas, avant que leur père assiège la pièce et accapare toute l’attention. C’est pourquoi, lorsqu’elle pousse la porte de la chambre de Roxane et qu’elle le découvre là, au chevet de sa fille, Garance doit puiser dans ses ressources de résignation pour ne pas montrer son agacement.
— Et voilà la grande ! s’exclame Jean Leprince à son entrée. Salut, ma belle !
Il se lève et vient à sa rencontre. Derrière lui, Roxane regarde dans le vide, une sorte d’apathie qui serre le cœur de Garance. Sa sœur est toujours hors d’atteinte.
Jean se penche sur elle pour l’embrasser, détournant son attention. Garance lui rend son baiser. »

Extrait
« Roxane avait quatorze ans à l’époque, et ça ne se passait pas bien entre elles deux. Elles se disputaient à longueur de temps, se reprochaient tout et n’importe quoi, c’était insupportable. Mais quand maman est morte, c’est Roxane qui en a été le plus touchée. D’autant que c’est elle qui l’a découverte, sans vie, sur son lit. Elle était rongée par la culpabilité. » p. 79

À propos de l’auteur
ABEL_Barbara_DRBarbara Abel © Photo DR

Née en 1969, Barbara Abel vit à Bruxelles, où elle se consacre à l’écriture. Pour son premier roman, L’Instinct maternel (Le Masque, 2002), elle a reçu le prix du Roman policier du festival de Cognac. Aujourd’hui, ses livres sont adaptés à la télévision, au cinéma, et traduits dans plusieurs langues. Le film Duelles adapté de son roman Derrière la haine est tourné aux États-Unis avec Jessica Chastain et Anne Hathaway dans les rôles principaux. Son précédent thriller, Et les vivants autour, a été un véritable succès. Les fêlures est son quatorzième roman. (Source: polarlens.fr)

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Les derniers jours des fauves

LEROY_les_derniers_jours_des_fauves RL_Hiver_2022

En deux mots
Nathalie Séchard, la Présidente de la République française, décide de ne pas se représenter. Alors que la pandémie continue à faire des ravages et qu’une forte canicule s’abat sur le pays, la guerre de succession est déclarée entre le ministre de l’intérieur, celui de l’écologie et la représentante du Bloc patriotique. Et tous les coups semblent permis.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qui succédera à la Présidente de la République?

Jérôme Leroy a trempé sa plume dans l’encre la plus noire pour raconter Les derniers jours des fauves. Un roman de politique-fiction qui retrace le combat pour la présidence de la république sur fond de confinement, de canicule et de coups-bas. Haletant!

Nathalie Séchard aura réussi un coup de maître en devenant la première Présidente de la République française. De sa Bretagne natale aux cabinets ministériels, elle franchi les étapes avec maestria et connu une ascension fulgurante. Venue de la gauche, et grâce à une subtile campagne présidentielle en 2017, elle s’impose comme la candidate hors système en lançant le mouvement Nouvelle Société, déjoue les pronostics et accède à la fonction suprême face à la candidate du Bloc Patriotique. Mais l’usure du pouvoir et quelques épreuves comme la révolte des gilets jaunes ou la pandémie, ont érodé sa popularité. D’autant qu’à un confinement strict, elle a ajouté la vaccination obligatoire. Quelques défections et erreurs de casting dans son gouvernement ne l’ont pas aidée non plus.
Alors, dans les bras de son mari – de plus de vingt ans son cadet – elle décide de ne plus se représenter pour un second mandat.
L’annonce-surprise d’un passage au journal de 20 heures provoque l’émoi dans son entourage. Mais tandis que l’on se perd en conjectures, la France est secouée par un attentat contre un vaccinodrome qui fait 30 morts à Saint-Valéry-en-Caux. AVA-zéro, un groupuscule encore inconnu jusque-là revendique ce carnage. L’occasion pour Bauséant, le ministre de l’intérieur, d’asseoir sa stature présidentielle. Venu de la droite, il ambitionne de remplacer la Présidente et n’hésite pas à recourir à des méthodes de barbouzes. Il s’est aussi adjoint les services d’un jeune romancier pour que ce dernier rédige ses mémoires, ne se doutant pas qu’il faisait entrer le loup dans la bergerie. Car Lucien est une âme pure, petit ami de Clio, la fille de Manerville, le ministre de l’écologie, la caution verte et de gauche de ce gouvernement. Lui aussi se verrait bien à la tête du pays.
Jérôme Leroy n’oublie pas qu’il excelle dans le roman noir. Aussi, il n’hésite pas à noircir cette fiction politique qui voit bientôt les cadavres s’accumuler. Si bien que l’inquiétude monte. «Les hommes qui ont trop longtemps œuvré dans les conspirations de notre époque, qui ont connu la violence et côtoyé la mort ont développé une manière de préscience et ont compris, comme le notait Machiavel, que les individus ne sont pas maîtres du résultat des actions qu’ils entreprennent.»
On pourra s’amuser au petit jeu des ressemblances, qui ne sont pas fortuites, et trouver derrière le couple Macron inversé, les figures politiques qui ont inspiré le romancier. Mais le principal intérêt de ce livre haletant est ailleurs. Il nous montre une fois encore la fragilité de notre système politique où tout se décide au sommet de l’État et où par conséquent la bataille pour la présidence est féroce, quitte à employer des méthodes peu honnêtes et appuyer où ça fait mal. À crier au loup et au restriction des libertés quand un confinement général et une vaccination obligatoire sont décidées, quand une canicule vient encore ajouter des milliers de morts à cette crise.
Une agréable récréation et un beau sujet de réflexion à quelques jours du second tour des Présidentielles.

Les derniers jours des fauves
Jérôme Leroy
La Manufacture des livres
Roman
432 p., 20,90 €
EAN 9782358878302
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi un peu partout en France, d’abord à Pléneuf-Val-André, Rennes, Ploubanec, Audresselles, Saint-Brieuc, mais aussi à Cournai, Lunéville, Erquy, Maubeuge, Saint-Valéry-en-Caux ou encore à Sète.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nathalie Séchard, celle qui incarna l’espoir de renouveau à la tête de l’État, a décidé de jeter l’éponge et de ne pas briguer un second mandat. La succession présidentielle est ouverte. Au sein du gouvernement commence alors un jeu sans pitié. Dans une France épuisée par deux ans de combats contre la pandémie, les antivaxs manifestent, les forces de police font appliquer un confinement drastique, les émeutes se multiplient. Le chaos s’installe. Et Clio, vingt ans, normalienne d’ultragauche, fille d’un prétendant à la présidence, devient une cible…
Maître incontesté du genre, Jérôme Leroy nous offre avec ce roman noir la plus brillante et la plus percutante des fictions politiques. De secrets en assassinats, il nous raconte les rouages de l’implacable machine du pouvoir.

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Jérôme Leroy présente son livre Les derniers jours des fauves © Production France Culture

Les premières pages du livre
« Nathalie s’en va
Nathalie Séchard, cheffe des Armées, grande maîtresse de l’ordre national de la Légion d’honneur, grande maî¬tresse de l’ordre national du Mérite, co-princesse d’Andorre, première et unique chanoinesse honoraire de la basilique Saint-Jean-de-Latran, protectrice de l’Académie française et du domaine national de Chambord, garante de la Constitution et, accessoirement, huitième présidente de la Ve République, en cet instant précis, elle baise.
Et Nathalie Séchard baise avec ardeur et bonheur.
Nathalie Séchard a toujours aimé ça, plus que le pouvoir. C’est pour cette raison qu’elle va le perdre. C’est comme pour l’argent, a-t-elle coutume de penser, quand elle ne baise pas. Les riches ne sont pas riches parce qu’ils ont un génie particulier. Les riches sont riches parce qu’ils aiment l’argent. Ils n’aiment que ça, ça en devient abstrait. Et un peu diabolique, comme tout ce qui est abstrait. Dix milliards plutôt que huit. Douze plutôt que dix. Toujours. Ça ne s’arrête jamais.
Le pouvoir aussi, il faut l’aimer pour lui-même. Il faut n’aimer que lui, ne penser qu’à lui, vivre pour lui. Pas pour ce qu’il permet de faire. Nathalie Séchard, qui baise toujours, a mesuré ces dernières années, que le pouvoir politique n’en est plus vraiment un. La présidente est à la tête d’une puissance moyenne où plus rien ne fonctionne très bien, comme dans une PME sous-traitante d’un unique commanditaire au bord de la faillite.
« J’aurais dû rester de gauche », songe-t-elle parfois, quand elle ne chevauche pas son mari.
Là, elle sent quelques picotements sur le dessus de ses mains. Chez elle, ce sont les signaux faibles annonciateurs, en général, d’un putain d’orgasme qui va déchirer sa race, et elle en a bien besoin, la présidente.
La nuit est brûlante, et ce n’est pas seulement une question d’hormones, c’est que la météo est caniculaire et que la présidente ne supporte pas la climatisation : elle a laissé ouverte la fenêtre de la chambre du Pavillon de la Lanterne. On entend des chouettes qui hululent dans le parc de la plus jolie résidence secondaire de la République.
Il convient par ailleurs que le lecteur le sache dès maintenant : cette histoire se déroulera dans une chaleur permanente, pesante, qui se moque des saisons et provoque une propension à l’émeute dans les quartiers difficiles soumis à un confinement dur depuis quinze mois, mais aussi de grands désordres dans toute la société qui prennent le plus souvent la forme de faits divers aberrants. Ils permettent de longues et pauvres discussions sur les chaînes d’informations continues dont la présidente Séchard estime qu’elles auront été le bruit de fond mortifère de son quinquennat.
Elle est de la chair à commentaires comme d’autres ont été de la chair à canon.
C’est pour chasser ce bruit de fond qu’elle préfère de plus en plus, à l’exercice d’un pouvoir fantomatique, faire l’amour et écouter Haydn, ce musicien du bonheur. Parfois, elle fait les deux en même temps et c’est le cas maintenant, puisque derrière ses soupirs entrecoupés de gémissements impatients, on peut entendre dans la chambre obscure, la Sonate 41 en si bémol majeur avec Misora Ozaki au piano.
Bien sûr, le pouvoir, il lui en reste l’apparence. Elle a aimé les voyages officiels, elle a aimé présider les Conseils des ministres, elle a aimé les défilés du 14 Juillet, les cortèges noirs de Peugeot 5008 et puis aussi l’empressement des hommes de sa protection rapprochée.
Elle n’aime même plus ça, cette nuit.
Cette nuit, elle aime son mari en elle, et la Sonate 41 en si bémol majeur. Penser à inviter Misora Ozaki à l’Élysée, avant la fin du quinquennat.
À propos de sa sécurité rapprochée, celle assurée par le GSPR, elle a mis un certain temps à savoir qu’on lui avait donné, juste après son élection, le nom de code de « Cougar blonde ». Quand elle l’a appris, elle a encaissé. Elle était habituée à ce genre de sale plaisanterie. Alors, Never explain, never complain. Sinon, ça aurait fuité dans la presse. Trois semaines nerveusement ruineuses de polémiques crapoteuses sur les réseaux sociaux. Et toute la France qui l’aurait appelée Cougar blonde.
Elle s’est juste donné, une fois, le plaisir de faire rougir une de ses gardes du corps, une lieutenante de gendarmerie qui l’accompagnait lors d’un déplacement houleux – mais a-t-elle connu autre chose que des déplacements houleux, la présidente Séchard ? – dans une petite ville du Centre dont la sous-préfecture avait brûlé après une manifestation des Gilets Jaunes.
Il pleuvait comme il sait pleuvoir dans ces régions de mélancolie froide, de pierres grises, de toits de lauzes, de salons de coiffure aux lettrages qui ont été futuristes à la fin de la guerre d’Algérie. Ces régions peuplées par des volcans morts et par les dernières petites vieilles qui ressemblent à celles d’antan, pliées par l’ostéoporose sous un fichu noir, comme si elles avaient quatre-vingt-dix ans depuis toujours et pour toujours. C’est émouvant, a songé la présidente qui a eu, dès son élection, des accès de rêveries assez fréquents qui l’inquiètent parce qu’ils sont peu compatibles avec sa fonction.
La petite ville sentait l’incendie mal éteint. La présidente écoutait sans trop les entendre les explications du sous-préfet devant les bâtiments sinistrés : ça braillait colériquement au-delà des barrières de sécurité, à une cinquantaine de mètres. Ça disait Salope. Ça disait Pute à riches. Ça disait Dehors la vieille. D’habitude, ils étaient plus polis quand même, les Gilets Jaunes. Le soir, on s’est indigné sur les plateaux de télé. On volait à son secours, pour une fois. Ce n’est pas qu’on l’aimait soudain, mais enfin, chez les journalistes assis et les politiques de tous les bords, on détestait encore plus les Gilets Jaunes.
La lieutenante de gendarmerie, une grande fille baraquée avec une queue de cheval de lycéenne, dans un tailleur pantalon noir, la main serrée sur le porte-documents en kevlar prêt à être déplié pour protéger Cougar blonde, crispait la mâchoire. Nathalie Séchard a été la première surprise de l’entendre dire :
– Ce serait un homme, ils ne parleraient pas comme ça, ces connards sexistes !
– Parce que Cougar blonde, vous trouvez ça sympa, lieutenant ? Il n’y a pas eu de femmes pour protester au GSPR ? Vous êtes quand même une vingtaine sur soixante-dix, non ?
– Madame la Présidente, je…
La semaine suivante, elle n’était plus « Cougar Blonde » mais « Minerve ». Le commissaire qui commandait le GSPR connaissait la mythologie et voulait se rattraper. Minerve, la déesse de la raison : on passait d’un extrême à l’autre.
Non, décidément, la présidente qui sent maintenant la sueur perler sur son front alors qu’elle modifie légèrement sa position pour poser les mains sur les pectoraux de son mari qui la tient par les hanches, n’est plus dans cet état d’esprit qui consiste à se shooter aux apparences du pouvoir et elle n’est même pas certaine de l’avoir jamais été.
Elle a eu plus de chance que de désir dans sa conquête de l’Élysée. Mais sa chance a passé, c’est le moins qu’on puisse dire.
Ces derniers temps, elle repense souvent aux riches sur lesquels elle a voulu s’appuyer et à l’énergie mauvaise que leur donne la rage de l’accumulation. On lui a reproché de leur avoir exagérément facilité les choses depuis son élection. Ça n’est pas pour rien dans son impopularité. Pourtant, elle ne les apprécie pas. Ils ne sont pas très intéressants à fréquenter, ils sont vite arrogants avec le personnel politique depuis qu’ils comprennent qu’ils pèsent plus sur l’avenir du monde qu’une cheffe d’État comme elle, de surcroît mal élue face à Agnès Dorgelles, la leader du Bloc Patriotique.
Sans compter que les plus jeunes, chez les riches, ne se donnent même plus l’excuse du mécénat ou de la philanthropie. Ils sont d’une inculture terrifiante et d’une remarquable absence de compassion. Elle a refusé de le voir, avant son élection, mais il s’agit, pour la plupart, de sociopathes ou de pervers narcissiques. Ce mal qu’elle a pour les faire cracher au bassinet pour de grands projets patrimoniaux ou éducatifs, malgré tous les cadeaux fiscaux dont elle les couvre. Il en faut des sourires, des mines, des chatteries pour quelques pauvres millions mis dans la restauration d’une abbaye cistercienne ou l’implantation d’écoles de la deuxième chance dans une région industrielle qui n’a plus d’industries, mais beaucoup d’électeurs du Bloc Patriotique.
La présidente Séchard ne dit jamais qu’elle les méprise, parce qu’elle est pragmatique. Comme Minerve, protectrice du commerce et de l’industrie. Les médias sont d’une servilité rare avec les riches et on la traiterait de populiste si soudain elle changeait son fusil d’épaule et commençait à les presser comme des citrons, histoire qu’ils rendent un peu de leur fric pour aider à la relance alors que la pandémie met à genoux le pays. Mais elle a beau se rendre compte qu’ils sont moins utiles qu’un médecin réanimateur, les riches, surtout par les temps qui courent, dès qu’ils pleurnichent, elle obtempère.
Le résultat est que Nathalie Séchard préside maintenant un pays riche peuplé de pauvres.
De temps en temps, tout de même, les pauvres se mettent en colère contre les riches. Et comme elle a trop aidé les riches pour qu’ils soient encore plus riches, une de ces colères a explosé pendant son quinquennat. On ne parle plus que de la pandémie ces temps-ci, mais elle est certaine que personne n’oubliera les Gilets Jaunes. Ils lui ont plus sûrement flingué son quinquennat que le virus.
Aider les riches avait pourtant semblé une bonne idée à la présidente Séchard. Elle a misé sur une forme de rationalité du riche, à défaut d’humanité. Sur une forme d’instinct de conservation : il finirait par être tellement riche qu’il voudrait sauver ce qu’il a amassé et donc, malgré lui, contribuerait à préserver l’écosystème nécessaire à sa survie. Que les pauvres en profiteraient un peu. Que ça ruissellerait à un moment ou un autre.
Même pas : ils se comportent comme le virus. Ils finiront par disparaître en tuant l’hôte qu’ils contaminent.
Et il sera trop tard pour tout le monde.
La présidente Séchard se penche sur son mari. Elle cherche ses lèvres dans le noir. Elle les trouve alors que son sexe va plus loin en elle.
C’est délicieux.
Le visage de la Gilet Jaune qui a réussi à se plaquer quelques secondes contre la vitre de sa voiture, en février 2019, lors d’un autre déplacement compliqué à Lunéville, lui a prouvé à quel point elle a désespéré son pays, à cause de ce pari absurde sur la raison des riches. C’est une image qui l’a marquée : la couperose de la femme, ses yeux exorbités dans un visage bouffi par des années d’alimentation ultra transformée, son désespoir terrible, sa bouche déformée qui articulait très clairement un « salope » que la présidente Séchard n’entendait pas derrière la vitre blindée.
Elle a haï cette femme, elle a souhaité voir un projectile LBD emporter la moitié de son visage hideux puis, sans transition, elle a eu envie de descendre de la voiture, de la serrer contre elle et de caresser ses cheveux rares et gras en lui disant que ça irait, qu’elle était désolée.
Était-ce encore la lieutenante de gendarmerie, assise sur le siège avant, à côté du chauffeur, qui l’en a dissuadée ? Ou ce commandant de police, Peyrade, que lui a conseillé son vieux facho de ministre de l’Intérieur, Beauséant ? Elle ne se souvient plus. L’image de la Gilet Jaune a effacé tout le reste de cette journée à Lunéville.
– Ce serait bien que Peyrade intègre le GSPR, madame la Présidente… C’est un bon, Peyrade : je le connais personnellement, il est à l’antiterrorisme. Je ne vous cache pas qu’il y a des menaces de plus en plus fortes sur votre sécurité. On vous hait, madame la Présidente. C’est irrationnel, mais on vous hait. Les GJ, les islamistes, les survivalistes, l’ultragauche…
– Je vous remercie de me parler aussi franchement, monsieur le ministre.
Et puis, ça te fait un homme de plus à toi dans mon entou¬¬rage proche, a-t-elle pensé. Je te connais, espèce de salopard compétent.
La femme Gilet Jaune a été brutalement mise à terre par des CRS en civil. Par curiosité, la présidente a demandé à être informée des suites de l’affaire. Hélène Bott, 37 ans, caissière à temps partiel imposé à l’hypermarché Leclerc de Lunéville, trois enfants, divorcée. Comparution immédiate : trois mois de prison, dont un ferme, avec mandat de dépôt. Nathalie aurait pu intervenir, peut-être. Elle ne l’a pas fait, partagée entre la culpabilité, la colère, le dégoût, la honte.
La Présidente Séchard n’aime pas les sentiments contradictoires en politique, elle aime ressentir des choses nettes, précises et droites comme le sexe de son mari en elle, à cet instant précis.
Un soir, au début de son quinquennat, quand elle croyait encore en sa politique de l’offre, elle l’a exposée, dans la salle à manger de ses appartements privés, à ce grand mou rêveur et sympathique de Guillaume Manerville, le ministre d’État à l’Écologie sociale et solidaire, qu’elle avait invité à dîner. Il voulait donner sa démission le lendemain, lors d’une matinale sur RMC. Même pas à cause de la réforme de l’assurance chômage et de la privatisation de la SNCF, ou pas seulement, mais parce que Henri Marsay, le Premier ministre, avait arbitré contre lui sur son projet de loi pour taxer les entreprises qui ne faisaient aucun effort sur les perturbateurs endocriniens. Il avait pris ça comme une humiliation personnelle, les perturbateurs endocriniens, Manerville. C’était son dada, les perturbateurs endocriniens. À se demander si sa fille unique, Clio, n’en a pas été victime, des perturbateurs endocriniens.
Veuf inconsolable, Manerville était venu seul.
C’est un homme qui approche la cinquantaine et les deux mètres avec des épaules larges, des yeux gris, des costumes en tweed bleu marine toujours froissés, des cravates club et une coiffure à la Boris Johnson. Tout ça lui donne l’allure un peu égarée et douce d’un professeur d’Oxford préparant l’édition critique d’un présocratique oublié.
Pendant ce dîner, il ne s’est pas départi de sa moue boudeuse. Il n’a pas craché sur le Haut-Brion, a souvent regardé le tableau de Joan Mitchell, lumineux, que la présidente Séchard avait emprunté au Mobilier national.
– Vous n’allez pas démissionner, Guillaume, vous êtes ma jambe gauche.
Elle lui a dit ça sur une intonation ambiguë. Ni vraiment une question, ni vraiment un ordre. C’est une de ses spécialités. Ça déstabilise l’interlocuteur. Il ne sait plus si on lui donne un ordre, si on l’implore ou si on lui demande conseil. La métaphore de la jambe pouvait aussi troubler par son côté égrillard. Mais Manerville n’est pas égrillard et c’est pour ça que Nathalie Séchard aime bien Manerville, en fait.
– Madame la Présidente, je deviens votre alibi, ce n’est pas acceptable.
– Comment pouvez-vous dire ça, Guillaume, vous êtes ministre d’État, le numéro deux derrière Marsay.
– C’est juste un titre, madame la Présidente. Une façon de donner des gages aux écolos et à votre électorat de gauche qui fond comme neige au soleil. Vous allez avoir besoin d’alliés de ce côté-là, mais vous ne les aurez jamais en laissant Marsay me ridiculiser.
Nathalie Séchard a hésité. Elle n’appréciait pas ce ton-là. Qu’il la donne, sa démission. Et puis non : elle n’avait personne pour le remplacer. Le parti présidentiel, Nouvelle Société, était une coquille vide, malgré son écrasante majorité à l’Assemblée : peu de professionnels, beaucoup de seconds couteaux de l’ancienne gauche, du centrisme et de la droite molle. Quelques-uns même, de la droite dure : Beauséant et ses soutiens. Elle a songé un bref instant à remplacer Guillaume Manerville par une personnalité de la société civile, mais ceux-là ont tendance à se laisser bouffer par leur propre administration : Marsay et elle se seraient épuisés en recadrages pour limiter les déclarations intempestives.
– J’ai besoin de vous, Guillaume, pour que nous restions tous fidèles au projet qui nous a amenés à la victoire, en mai dernier.
Ensuite, quand ils ont attaqué la soupe de pêches blanches à la menthe, elle a promis de mettre le projet de loi sur les perturbateurs endocriniens dans la prochaine niche parlementaire. Gagner du temps, c’est le secret. Elle a bien fait, il y a eu le scandale Marsay qu’il a fallu remplacer par Vandenesse, les grèves de la SNCF, les manifs contre l’ouverture au privé de la protection sociale, les Gilets Jaunes, et puis la pandémie. 120 000 morts. Alors, Manerville est toujours là tandis que ses perturbateurs endocriniens, sans compter ses projets de légalisation du shit et de milliards de subventions à la rénovation énergétique du parc immobilier des particuliers, c’est passé aux oubliettes.
Mais revenons à des choses plus humaines : au Pavillon de la Lanterne, à la Sonate 41 de Haydn, au toucher magique de Misora Ozaki, à l’orgasme prochain de la présidente Séchard, qu’elle pressent, avec joie, maousse.
Elle le sent monter avec une certitude océanique. Des images s’imposent à elle en flashs d’émeraude et d’écume, des images de grandes marées comme celles qu’elle a connues dans son enfance, à l’aube des années soixante-dix, à Pléneuf-Val-André, quand elle allait avec ses parents et ses deux frères ramasser des moules, des crevettes, des étrilles et même parfois des coquilles Saint-Jacques du côté de l’îlot du Verdelet.
À cette époque, déjà, Nathalie Séchard est troublée par cette odeur d’algue et de sel sans soupçonner qu’elle la retrouvera plus tard, avec un bonheur proustien, dans le sexe. Sa première expérience, en la matière, a lieu quand elle a dix-sept ans, alors qu’elle suit sa première année de droit à la faculté de Rennes avant d’intégrer Sciences-Po puis d’entrer à l’ENA où elle s’est inscrite au parti socialiste. Elle est sortie dans la botte, a choisi le Conseil d’État avant de se faire élire, de manière confortable, députée de la deuxième circonscription des Côtes-d’Armor.
C’est en 1988. Elle gagne, dans la foulée des municipales de 1989, la mairie de Ploubanec, 6 000 habitants, son calvaire de 1553, sa fontaine des Fées, sa Maison du Bourreau aux colombages ouvragés et sa conserverie de sardines dont Nathalie Séchard parvient, jusqu’à aujourd’hui, par miracle, à préserver l’activité et les deux cent cinquante emplois.
Elle a vingt-six ans, elle entre dans l’équipe du ministre de l’Éducation nationale. Elle a quelques amants sans lendemain, des hauts fonctionnaires comme elle, des hommes jeunes, ambitieux, intelligents, à la musculature languissante. Ils croient en l’économie de marché, font de la voile l’été dans le golfe du Morbihan avec d’inévitables chaussures bateau bleu marine et parlent de la nécessaire modernisation de l’État pour s’adapter à la mondialisation, avant de partir pantoufler dans le privé.
Cinq ans plus tard, en 1993, lors de la déroute de la gauche, elle est une des rares parlementaires de la majorité sortante à sauver son siège, avec deux cents voix d’avance. Elle devient consultante dans une grosse boîte de formation professionnelle tout en s’imposant médiatiquement en visage aimable de la jeune garde du parti. Réélue, beaucoup plus confortablement en 1997, elle entre dans le gouvernement Jospin : secrétaire d’État au Patrimoine, puis ministre déléguée à l’Enseignement professionnel auprès du ministre de l’Éducation nationale. Elle laisse une réforme à son actif, qui porte son nom, celle de l’apprentissage, plutôt bien vue par les syndicats enseignants et le patronat, et votée en première lecture à la quasi-unanimité à l’Assemblée et au Sénat.
Elle commence à remplir son carnet d’adresses, à tisser des réseaux chez les élus de tous les bords, chez les intellectuels, au Medef. On lui promet un bel avenir. Elle a le droit à deux ou trois unes d’hebdo, à des entretiens dans Le Monde, Les Échos, au portrait de la dernière page dans Libé : Nathalie Séchard, la gauche adroite.
À cette époque, elle vit pendant deux ans avec un acteur, un homme engagé qui, entre deux films à la Ken Loach, lit avec un lyrisme excessif des textes de Victor Hugo lors de cérémonies officielles où la France panthéonise des grands noms des Droits de l’homme, de la Résistance et reconnaît les fautes de son histoire en élevant stèles et mémoriaux avec gerbes déposées, salut au drapeau, hymnes joués par l’orchestre de la Garde républicaine.
Elle aurait bien un enfant avec lui : quand il ne se prend pas au sérieux, l’acteur est un compagnon aimable et un bon coup. Elle n’est pas forcément amoureuse, mais elle a eu de mauvaises lectures, Balzac et Chardonne, et elle croit qu’il faut surtout éviter l’amour pour réussir un couple.
Mais il n’y a pas d’enfant et il n’y en aura pas. Les médecins sont catégoriques. Endométriose jamais détectée. Stérilité. L’acteur veut adopter, elle refuse. L’acteur la quitte. Par SMS, le 21 avril 2002, alors qu’elle est à l’Atelier, le siège de campagne, et qu’on attend l’arrivée de Jospin. Jospin n’a pas voulu qu’on lui communique les résultats avant et il prend la gifle en pleine figure.
Ce soir-là, alors que le Bloc Patriotique du vieux Dorgelles triomphe sur les écrans et que les visages se ferment autour d’elle, elle pleure, comme d’autres, à la différence qu’elle ne sait pas si ses larmes sont dues à la fin de son histoire avec l’histrion engagé, ou parce qu’elle ne sera pas ministre des Affaires sociales, qu’elle n’aura pas d’enfants, que la gauche ne va jamais s’en remettre.
Nathalie Séchard sait désormais, vingt ans plus tard, qu’elle pleurait surtout sur elle-même, sur sa quarantaine qui approchait, sur la blessure narcissique infligée par l’hugolâtre qui a bien choisi son moment, ce salaud.
Ce 21 avril 2002, son premier réflexe est de téléphoner à son père, alors qu’autour d’elle les communicants distribuent les éléments de langage aux ministres présents et aux poids lourds du parti pour les plateaux télé. « Nathalie, dans dix minutes un duplex avec France 3 Rennes, ta circo a un des meilleurs scores de France pour Lionel… »
Son père répond tout de suite. Elle peut pleurer franchement dans le giron du professeur David Séchard, tout aussi effondré qu’elle. Elle a envie d’être près de lui, dans le salon de la maison d’Erquy. Elle voit le fauteuil club dans le bow-window où son père lit en levant parfois sur la mer ses beaux yeux gris dont elle a hérité.
Il réussit à la faire rire entre ses larmes quand il dit : « J’ai engueulé ta mère. Elle vient d’avouer qu’elle a voté Taubira. Je te la passe ? » Elle refuse parce que son attachée de presse lui fait signe en désignant sa montre.
Dans les toilettes, l’attachée de presse lui passe de l’eau froide sur le visage et lui refait son maquillage avant qu’elle entre dans le studio du QG de campagne pour aller débattre avec les élus bretons.
Les années suivantes, sous le quinquennat Chirac, elle lèche ses plaies à Ploubanec, dans la maison beaucoup trop grande qu’elle a achetée dans le Vieux Quartier, près de la Maison du Bourreau, à deux pas de la fontaine des Fées, vous voyez où, si vous connaissez Ploubanec.
Elle se baigne beaucoup, s’épuise en kilomètres de crawl. Elle a l’impression de ne plus avoir de libido, même pour la politique. Elle songe à accepter l’offre d’une université américaine, comme professeure invitée pour un cours sur les institutions européennes. Mais l’Iowa ne lui dit rien. Elle préfère les Côtes-d’Armor. Il n’y a pas la mer en Iowa.
Le soir, elle se regarde nue dans la glace de sa salle de bain, il lui revient des poèmes à la con, « La froide majesté de la femme stérile », elle se branle devant son reflet, pleure, vide ensuite une bouteille de grolleau gris en mangeant à même la boîte une choucroute et reste à ronfler sur la table de la cuisine. Elle se réveille en sursaut à six heures du matin, efface les traces de ses désordres avant l’arrivée de la femme de ménage.
Elle va à Paris trois jours par semaine, histoire de se faire voir à l’Assemblée lors des questions au gouvernement, d’entretenir ses réseaux chez les patrons, les journalistes, les syndicats réformistes et de participer au conseil d’administration de l’Institut Pierre-Mendès-France, un think tank social-libéral. L’Institut PMF produit pour l’essentiel des notes à l’intention des décideurs de tout poil. Il s’agit de rénover « le logiciel » de la gauche comme on commence à dire à l’époque.
Parfois Nathalie Séchard donne des tribunes dans les journaux. Elle prend comme une insulte personnelle le non au référendum de 2005 sur la Constitution européenne. C’est comme ça qu’elle s’aperçoit que son goût de la politique revient. Elle a de nouveau des aventures sexuelles, dont une assez chabrolienne dans son genre, avec le pharmacien de Ploubanec qui n’a pourtant jamais voté pour elle.
Le narrateur pourrait raconter leur histoire, pleine du charme désuet des adultères de province. Le narrateur dirait les rendez-vous cachés, les fous rires, la femme dépressive du pharmacien, la joie de se réveiller dans une maison sur les hauteurs de Concarneau pour un week-end clandestin, la mer bleue s’encadrant avec une beauté géométrique dans la grande baie vitrée. Le narrateur imaginerait une catastrophe, peut-être même un crime. La femme dépressive pourrait tuer son mari, ou son mari et Nathalie, ou seulement Nathalie. Le pharmacien pourrait tuer sa femme sans que Nathalie soit au courant, le scandale serait énorme et signerait la fin politique de la députée-maire Nathalie Séchard.
Mais ce sera pour une autre fois car l’exercice de l’uchronie est toujours délicat. Imaginer un cours différent aux événements politiques désormais connus de tous, comme l’élection de Nathalie Séchard, le 6 mai 2017, serait un défi que le narrateur ne se sent pas capable de relever.
Dans la réalité, Nathalie Séchard et le pharmacien de Ploubanec se quittent d’un commun accord sans avoir été découverts. Nathalie, en 2006, n’a plus le temps pour l’amour en province, qui ressemble un peu à un dimanche : elle fait partie de l’équipe de la candidate Royal à la présidentielle. De cette campagne, Nathalie retire la certitude qu’une femme présidente de la République, ce ne sera pas pour demain.
Mais après demain, peut-être.
Ségolène Royal doit se battre contre la droite, l’extrême droite et surtout contre les hiérarques de son propre parti qui la prennent pour une usurpatrice incompétente et laissent filtrer dans la presse des considérations machistes d’un autre âge à moins que, précisément, le machisme n’ait pas d’âge.
Nathalie se souvient encore d’un dîner en petit comité avec la candidate, au premier étage d’une brasserie de Saint-Germain connue pour ses écrivains alcooliques et ses harengs pomme à l’huile. Ségolène Royal a les lèvres serrées en découvrant un écho dans Le Canard enchaîné : un ancien ministre de son camp déclare n’être pas sûr qu’une femme présidente aurait le cran d’appuyer sur le bouton pour une frappe nucléaire. « Me dire ça, à moi, une fille de militaire… »
Pendant cette campagne, Nathalie Séchard croise de nouveau l’acteur, lors d’un meeting d’entre-deux-tours, à Lille. Il est assis au premier rang. Elle le trouve grossi, alopécique, vieilli. Et surjouant de plus en plus la grande conscience progressiste quand il est monté à la tribune pour réciter Melancholia : « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? »
Après le meeting, dans les salons du Zénith de Lille, il y a un buffet où la candidate se laisse féliciter. L’acteur vient vers Nathalie, comme si de rien n’était, une coupe de champagne à la main, pour lui faire la bise. Nathalie ne ressent plus rien : pas de choses vagues dans le ventre et dans l’âme, pas d’accélération du rythme de ses pulsations cardiaques. Comme elle a eu plus de temps depuis 2002, elle a lu Proust dans la vieille édition en trois volumes de la Pléiade qui appartient à son père : Nathalie est dans l’état d’esprit de Swann quand il a enfin cessé de souffrir à cause d’Odette. L’acteur est son Odette. Elle a gâché des années de sa vie pour un homme qui n’est même pas son genre.
Après la défaite de Royal, Nathalie est contactée comme d’autres personnalités de gauche pour participer au gouvernement sarkozyste, au nom de la politique d’ouverture. On lui propose un secrétariat d’État à la Famille. Si elle accepte, la droite ne présentera pas de candidat contre elle dans sa circonscription aux législatives qui arrivent, ni aux municipales qui ont lieu l’année suivante.
Elle hésite.
Elle fait une longue promenade avec son père sur la plage des Vallées, au Val-André : « Nathalie, ma chérie, je trouve déjà que ta gauche a tendance à oublier le peuple, mais tu te vois en plus dans un gouvernement de droite, avec cet excité qui traite les jeunes de racailles ? » Le professeur Séchard s’arrête, remet la capuche de son duffel-coat car ça commence à crachiner. Une vague vient mourir à leurs pieds.
« Et puis un secrétariat d’État à la famille… »
Il dit ça très doucement, le professeur Séchard, il ne veut pas blesser Nathalie. Mais enfin, aux repas de Noël dans la maison d’Erquy, aux soirées électorales de la mairie de Ploubanec, quand la famille est réunie, les deux frères aînés de Nathalie, un vétérinaire et un psychiatre, sont là avec leurs conjointes et leurs enfants. Elle, elle n’est que la tata sympa qui fait de la politique. Il s’inquiète, le paternel : sa fille connaît la saloperie fielleuse des politiques et des journalistes. Une femme sans mari, sans enfant, secrétaire d’État à la Famille, avec en plus l’aura de la traîtrise de ceux qui changent de bord pour un portefeuille, elle devait se douter que…
Ils finissent de parler de tout ça, à Saint-Cast-le-Guildo, en mangeant des huîtres et des tourteaux sur le port.
– Oui, tu as sans doute raison, papa.
Elle sauve sa circonscription et sa mairie, encore une fois. Elle reste d’une neutralité prudente dans les déchirements du parti socialiste. Elle s’occupe toujours du think tank Mendès-France, crée une amicale informelle de députés sur une ligne sociale-libérale mais sans déposer de motion à elle au congrès pour éviter de prendre des coups. »

Extrait
« Les hommes qui ont trop longtemps œuvré dans les conspirations de notre époque, qui ont connu la violence et côtoyé la mort ont développé une manière de préscience et ont compris, comme le notait Machiavel, que les individus ne sont pas maîtres du résultat des actions qu’ils entreprennent. » p. 331

À propos de l’auteur
LEROY_jerome_©pascalito2Jérôme Leroy © Photo Pascalito

Né en 1964 à Rouen, Jérôme Leroy a été pendant près de vingt ans professeur dans une ZEP de Roubaix. Auteur prolifique depuis 1990, il signe à la fois des romans, des essais, des livres pour la jeunesse et des recueils de poésie. Son œuvre a été récompensée par divers prix littéraires. Il est également le coscénariste du film de Lucas Belvaux Chez nous, sorti en salle en 2017. (Source: Éditions La manufacture de livres)

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L’Affaire Alaska Sanders

DICKER_laffaire-alaska-sanders  RL_Hiver_2022  coup_de_coeur

En deux mots
En avril 1999 la découverte du cadavre d’Alaska Sanders met en émoi les habitants de Pleasant Mountain. Et si l’enquête es rapidement bouclée, Perry Gahalowood, le sergent de la brigade criminelle, et son ami Marcus Goldman ne se satisfont pas de cette version. Au fil de leur contre-enquête, ils vont aller de surprise en surprise.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Enquête sur une enquête bâclée

Le nouveau roman de Joël Dicker, L’Affaire Alaska Sanders, chaînon manquant entre La vérité sur l’affaire Harry Quebert et Le Livre des Baltimore, paraît au sein de la maison d’édition créée par l’auteur Genevois. Un double défi qu’il relève haut la main!

Disons-le d’emblée. C’est un vrai plaisir de retrouver Marcus Goldman et les protagonistes de La vérité sur l’affaire Harry Quebert dans ce nouveau roman qui vient s’insérer chronologiquement entre le roman qui a fait connaître Joël Dicker dans le monde entier et Le Livre des Baltimore et couvre les années 2010-2011. Il met en scène des personnages que les fidèles lecteurs de Joël Dicker connaissent bien et que les nouveaux lecteurs découvriront avec bonheur.
Dans un court chapitre initial, on apprend qu’ Alaska Sanders, employée de station-service dans une bourgade du New Hampshire, est assassinée en avril 1999.
Puis on bascule en 2010 à Montréal où se tourne l’adaptation de G comme Goldstein, le livre qui aura transformé Marcus Goldman en phénomène éditorial. Et même s’il a un peu de peine à trouver l’inspiration, tout va bien pour lui. Il a depuis trois mois une liaison avec Raegan, une superbe pilote d’Air Canada rencontrée à New York la nuit du nouvel an et Hollywood lui propose un pont d’or pour adapter La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Mais pour l’instant, il ne veut pas de cette version cinématographique, car il imagine que Harry Quebert – dont il n’a plus de nouvelles – n’apprécierait pas cette plongée dans un dossier qui l’a certes innocenté mais surtout totalement discrédité.
C’est d’ailleurs en tentant de retrouver son mentor à Aurora où il pense qu’il a pu se réfugier qu’il va retrouver Perry Gahalowood, le sergent de la brigade criminelle, et sa famille. Il avait fait sa connaissance au moment de l’affaire Quebert et s’était lié d’amitié avec le policier, son épouse Helen et ses deux filles Malia et Lisa.
Alternant les époques, l’auteur nous fait suivre en parallèle l’enquête menée par Perry en 1999 pour retrouver les assassins d’Alaska Sanders, retrouvée par une joggeuse au moment où un ours noir s’attaque à sa dépouille et l’enquête que mène Marcus onze ans plus tard.
Car si dès la page 161, l’affaire est officiellement bouclée avec la mort de Walter Carrey, le petit ami d’Alaska, confondu par son ADN, et celui de son complice Eric Donovan, condamné à perpétuité, l’affaire sera relancée à peine dix pages plus tard, lorsque Marcus retrouve Perry, venu assister aux obsèques d’Helen, qui vient de succomber d’une crise cardiaque. Mais n’en disons pas davantage de peur de gâcher le plaisir à découvrir les rebondissements de ce roman aussi dense que passionnant.
Soulignons plutôt combien les fidèles lecteurs de Joël Dicker trouveront ici de quoi se régaler. Car ils savent que dans ses romans, comme avec les poupées russes, une histoire peut en cacher une autre. Il faut alors recommencer à enquêter, rechercher à quel moment on a fait fausse route. Son duo d’enquêteurs revoit alors son scénario, un peu comme l’écrivain, qui écrit sans connaître la fin de son roman et se laisse guider par le plaisir qu’il rencontre en imaginant les situations auxquelles ses personnages sont confrontés.
Un nouveau page turner dans lequel on retrouvera les thèmes de prédilection de l’auteur, la rédemption «qui n’arrive jamais trop tard», la fidélité en amitié et la ténacité. «Je crois que ce roman raconte avant tout, dans un monde où tout doit être rapide et parfait, comment les relations entre les gens sont devenues superficielles. On ne prend pas vraiment le temps de connaître les autres et fort souvent, quand on fait l’effort de s’intéresser à eux, on découvre des choses cachées, que l’on se refusait peut-être à voir jusque-là. C’est ce que découvrent Perry et Marcus», explique du reste le Genevois qui m’a accueilli dans les bureaux de sa nouvelle maison d’édition.
Car c’est avec un «double trac» qu’il sillonne désormais les plateaux de télévision, les rédactions et les librairies. D’abord en Suisse, où le roman paraît avec une semaine d’avance, puis en France. Il y présente son roman, mais aussi sa maison d’édition, Rosie & Wolfe. Dans un premier temps, elle va proposer tous les romans de l’écrivain-entrepreneur dans une version grand format, poche, numérique et audio. L’an prochain de nouvelles plumes devrasient élargir le catalogue.

J’aurais pour ma part le plaisir de l’accueillir en mai prochain à Mulhouse. Et pour les impatients, signalons aussi la rencontre et lecture digitale organisée par l’Éclaireur FNAC le 9 mars à 19h.

L’Affaire Alaska Sanders
Joël Dicker
Éditions Rosie & Wolfe
Roman
576 p., 23 €
EAN 9782889730018
Paru le 10/03/2022

Où?
Le roman est situé aux États-Unis et au Canada. Entre New York, Montréal, on y sillonne le New Hampshire, de Concord à Durham, Barrington et Wolfeboro. Côté Canada, on passe aussi par Magog et Stanstead et côté américain, on visite Burrows et Boston, Montclair dans le New Jersey, Salem dans le Massachusetts ou encore Baltimore.
Un voyage au Bahamas, à Nassau et Harbour Island, puis du côté de Miami en Floride.

Quand?
L’action se déroule en 2010-2011, avec de nombreux retours en arrière, principalement en 1999.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le retour de Harry Quebert
Avril 1999. Mount Pleasant, une paisible petite bourgade du New Hampshire, est bouleversée par un meurtre. Le corps d’Alaska Sanders, arrivée depuis peu dans la ville, est retrouvé au bord d’un lac.
L’enquête est rapidement bouclée, puis classée, même si sa conclusion est marquée par un nouvel épisode tragique.
Mais onze ans plus tard, l’affaire rebondit. Début 2010, le sergent Perry Gahalowood, de la police d’État du New Hampshire, persuadé d’avoir élucidé le crime à l’époque, reçoit une lettre anonyme qui le trouble. Et s’il avait suivi une fausse piste ?
Son ami l’écrivain Marcus Goldman, qui vient de remporter un immense succès avec La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, va lui prêter main forte pour découvrir la vérité.
Les fantômes du passé vont resurgir, et parmi eux celui de Harry Quebert.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTS (Philippe Revaz)
Le Messager (Claire Baldewyns)
Podcast La bouteille à moitié pleine

Les premières pages du livre
La veille du meurtre
Vendredi 2 avril 1999

La dernière personne à l’avoir vue en vie fut Lewis Jacob, le propriétaire d’une station-service située sur la route 21. Il était 19 heures 30 lorsque ce dernier s’apprêta à quitter le magasin attenant aux pompes à essence. Il emmenait sa femme dîner pour fêter son anniversaire.
– Tu es certaine que ça ne t’embête pas de fermer ? demanda-t-il à son employée derrière la caisse.
– Aucun problème, monsieur Jacob.
– Merci, Alaska.
Lewis Jacob considéra un instant la jeune femme : une beauté.
Un rayon de soleil. Et quelle gentillesse ! Depuis six mois qu’elle travaillait ici, elle avait changé sa vie.
– Et toi ? demanda-t-il. Des plans pour ce soir ?
– J’ai un rendez-vous…
Elle sourit.
– À te voir, ça a l’air d’être plus qu’un rendez-vous.
– Un dîner romantique, confia-t-elle.
– Walter a de la chance, lui dit Lewis. Donc ça va mieux entre vous ?
Pour toute réponse, Alaska haussa les épaules. Lewis ajusta sa cravate dans le reflet d’une vitre.
– De quoi j’ai l’air ? demanda-t-il.
– Vous êtes parfait. Allez, filez, ne soyez pas en retard.
– Bon week-end, Alaska. À lundi.
– Bon week-end, monsieur Jacob.
Elle lui sourit encore. Ce sourire, il ne l’oublierait jamais.

Le lendemain matin, à 7 heures, Lewis Jacob était de retour à la station-service pour en assurer l’ouverture. À peine arrivé, il verrouilla derrière lui la porte du magasin, le temps de se préparer à recevoir les premiers clients. Soudain, des coups frénétiques contre la porte vitrée : il se retourna et vit une joggeuse, le visage terrifié, qui poussait des cris. Il se précipita pour ouvrir, la jeune femme se jeta sur lui en hurlant : « Appelez la police ! Appelez la police ! »
Ce matin-là, le destin d’une petite ville du New Hampshire allait être bouleversé.

PROLOGUE
À propos de ce qui se passa en 2010
Les années 2006 à 2010, malgré les triomphes et la gloire, sont inscrites dans ma mémoire comme des années difficiles. Elles furent certainement les montagnes russes de mon existence.
Ainsi, au moment de vous raconter l’histoire d’Alaska Sanders, retrouvée morte le 3 avril 1999 à Mount Pleasant, New Hampshire, et avant de vous expliquer comment je fus, au cours de l’été 2010, impliqué dans cette enquête criminelle vieille de onze ans, je dois d’abord revenir brièvement sur ma situation personnelle à ce moment-là, et notamment sur le cours de ma jeune carrière d’écrivain.
Celle-ci avait connu un démarrage foudroyant en 2006, avec un premier roman vendu à des millions d’exemplaires.
À vingt-six ans à peine, j’entrais dans le club très fermé des auteurs riches et célèbres, et j’étais propulsé au zénith des lettres américaines.
Mais j’allais vite découvrir que la gloire n’était pas sans conséquence : ceux qui me suivent depuis mes débuts savent combien l’immense succès de mon premier roman allait me déstabiliser. Écrasé par la célébrité, je me retrouvais dans l’incapacité d’écrire. Panne de l’écrivain, panne d’inspiration, crise de la page blanche. La chute.
Puis était survenue l’affaire Harry Quebert, dont vous avez certainement entendu parler. Le 12 juin 2008, le corps de Nola Kellergan, disparue en 1975 à l’âge de quinze ans, fut exhumé du jardin de Harry Quebert, légende de la littérature américaine. Cette affaire m’affecta profondément : Harry Quebert était mon ancien professeur à l’université, mais surtout mon plus proche ami à l’époque. Je ne pouvais croire à sa culpabilité.
Seul contre tous, je sillonnai le New Hampshire pour mener ma propre enquête. Et si je parvins, finalement, à innocenter Harry, les secrets que j’allais découvrir à son sujet briseraient notre amitié.
De cette enquête, je tirai un livre : La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, paru au milieu de l’automne 2009, dont l’immense succès m’installa comme écrivain d’importance nationale. Ce livre était la confirmation que mes lecteurs et la critique attendaient depuis mon premier roman pour m’adouber enfin. Je n’étais plus un prodige éphémère, une étoile filante avalée par la nuit, une traînée de poudre déjà consumée : j’étais désormais un écrivain reconnu par le public et légitime parmi ses pairs.
J’en ressentis un immense soulagement. Comme si je m’étais retrouvé moi-même après trois ans d’égarements dans le désert du succès.
C’est ainsi qu’au cours des dernières semaines de l’année 2009, je fus envahi par un sentiment de sérénité. Le soir du 31 décembre, je célébrai l’arrivée du Nouvel an à Times Square, au milieu d’une foule joyeuse. Je n’avais plus sacrifié à cette tradition depuis 2006. Depuis la parution de mon premier livre. Cette nuit-là, anonyme parmi les anonymes, je me sentis bien.
Mon regard croisa celui d’une femme qui me plut aussitôt. Elle buvait du champagne. Elle me tendit la bouteille en souriant.
Quand je repense à ce qui se passa au cours des mois qui suivirent, je me remémore cette scène qui m’avait donné l’illusion d’avoir enfin trouvé l’apaisement.
Les évènements de l’année 2010 allaient me donner tort.

Le jour du meurtre
3 avril 1999
Il était 7 heures du matin. Elle courait, seule, le long de la route 21, dans un paysage verdoyant. Sa musique dans les oreilles, elle avançait à un très bon rythme. Ses foulées étaient rapides, sa respiration maîtrisée  : dans deux semaines, elle prendrait le départ du marathon de Boston. Elle était prête.
Elle eut le sentiment que c’était un jour parfait : le soleil levant irradiait les champs de fleurs sauvages, derrière lesquels se dressait l’immense forêt de White Mountain.
Elle arriva bientôt à la station-service de Lewis Jacob, à sept kilomètres exactement de chez elle. Elle n’avait initialement pas prévu d’aller plus loin, pourtant elle décida de pousser encore un peu l’effort. Elle dépassa la station-service et continua jusqu’à l’intersection de Grey Beach. Elle bifurqua alors sur la route en terre que les estivants prenaient d’assaut lors des journées trop chaudes. Elle menait à un parking d’où partait un sentier pédestre qui s’enfonçait dans la forêt de White Mountain jusqu’à une grande plage de galets au bord du lac Skotam. En traversant le parking de Grey Beach, elle vit, sans y prêter attention, une décapotable bleue aux plaques du Massachusetts. Elle s’engagea sur le chemin et se dirigea vers la plage.
Elle arrivait à la lisière des arbres, lorsqu’elle aperçut, sur la grève, une silhouette qui la fit s’arrêter net. Il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte de ce qui était en train de se passer. Elle fut tétanisée par l’effroi. Il ne l’avait pas vue.
Surtout, ne pas faire de bruit, ne pas révéler sa présence : s’il la voyait, il s’en prendrait forcément à elle aussi. Elle se cacha derrière un tronc.

L’adrénaline lui redonna la force de ramper discrètement sur le sentier, puis, lorsqu’elle s’estima hors de danger, elle prit ses jambes à son cou. Elle courut comme elle n’avait jamais couru.
Elle était volontairement partie sans son téléphone portable. Comme elle s’en voulait à présent !
Elle rejoignit la route 21. Elle espérait qu’une voiture passerait : mais rien. Elle se sentait seule au monde. Elle piqua alors un sprint jusqu’à la station-service de Lewis Jacob. Elle y trouverait de l’aide. Quand elle y arriva enfin, hors d’haleine, elle trouva porte close. Mais voyant le pompiste à l’intérieur elle tambourina jusqu’à ce qu’il lui ouvre. Elle se jeta sur lui en s’écriant: «Appelez la police ! Appelez la police!»

Extrait du rapport de police
Audition de Peter Philipps
[Peter Philipps est agent de la police de Mount Pleasant depuis une quinzaine d’années. Il a été le premier policier à arriver sur les lieux. Son témoignage a été recueilli à Mount Pleasant le 3 avril 1999.]

Lorsque j’ai entendu l’appel de la centrale au sujet de ce qui se passait à Grey Beach, j’ai d’abord cru avoir mal compris. J’ai demandé à l’opérateur de répéter. Je me trouvais dans le secteur de Stove Farm, qui n’est pas très loin de Grey Beach.

Vous y êtes allé directement ?
Non, je me suis d’abord arrêté à la station-service de la route 21, d’où le témoin avait appelé les urgences. Au vu de la situation, je trouvais important de lui parler avant d’intervenir. Savoir à quoi m’attendre sur la plage. Le témoin en question était une jeune femme terrorisée. Elle m’a raconté ce qui venait de se passer. Depuis quinze ans que j’étais policier, je n’avais jamais fait face à une situation pareille.

Et ensuite ?
Je me suis immédiatement rendu sur place.

Vous y êtes allé seul ?
Je n’avais pas le choix. Il n’y avait pas une minute à perdre. Je
devais le retrouver avant qu’il ne prenne la fuite.

Que s’est-il passé ensuite ?
J’ai conduit comme un dingue de la station-service jusqu’au parking de Grey Beach. En arrivant, j’ai remarqué une décapotable bleue, avec une plaque du Massachusetts. Ensuite, j’ai attrapé le fusil à pompe et j’ai pris le sentier du lac.

Et… ?
Quand j’ai déboulé sur la plage, il était toujours là, en train de s’acharner sur cette pauvre fille. J’ai hurlé pour qu’il arrête, il a levé la tête et il m’a regardé fixement. Il a commencé à approcher lentement dans ma direction. J’ai compris aussitôt que
c’était lui ou moi. Quinze ans de service, et je n’avais encore jamais tiré un coup de feu. Jusqu’à ce matin. »

À propos de l’auteur
Joël Dicker © Photo Markus Lamprecht

Joël Dicker est né en 1985 à Genève où il vit toujours. Ses romans sont traduits dans le monde entier et sont lus par des millions de lecteurs. Son œuvre a été primée dans de nombreux pays. En France, il a reçu le Prix Erwan Bergot pour Les derniers jours de nos pères, puis le Prix de la vocation Bleustein-Blanchet, Le Grand prix du roman de l’Académie française et le Prix Goncourt des lycéens pour La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Ce roman a aussi été élu parmi «les 101 romans préférés des lecteurs du monde» et a été adapté en série télévisée par Jean-Jacques Annaud. Il a publié en 2015 Le livre des Baltimore, en 2018 La Disparition de Stéphanie Mailer, en 2020 L’Énigme de la chambre 622 et en 2022 L’Affaire Alaska Sanders.

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Partout le feu

LAURAIN_partout_le_feu  RL_Hiver_2022  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Roman en lice pour le Prix Régine Deforges du premier roman 2022

En deux mots
Militante antinucléaire, Laetitia n’hésite pas à mener des actions spectaculaires avec son groupe de militants. Mais dans une Lorraine polluée et désindustrialisée, son message a du mal à passer, y compris au sein de sa famille. Du coup, son moral est en berne.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les combats de la génération Tchernobyl

Dans un roman à l’écriture très originale, Hélène Laurain met en scène une militante écologiste dans une Lorraine polluée. Elle mène un combat difficile sur une planète qui brûle alors que le monde regarde ailleurs.

Impossible de ne pas commencer par parler de la forme de ce roman très original. Il est composé de lignes sans ponctuation, que l’on pourrait assimiler à des vers d’un long poème, mais qui donne surtout à Hélène Laurain une liberté de construire une œuvre à base de punchlines, de paroles de chansons, de SMS, de citations, de post-it, de formules qui font souvent mouche, sans pour autant empêcher la fluidité de la lecture.
Laetitia, la narratrice, est une militante écologiste qui, au début du livre, vient de se faire arrêter encore une fois par la police, après avoir pénétré illégalement sur un site nucléaire avec sa bande pour y déployer une banderole dénonçant les dangers de l’atome. Il semblerait du reste que dès sa naissance, elle était la prédestinée à endosser ce costume de militante:
«le 26 avril 1986
à minuit 44
je naissais à la maternité des Orangers
3 minutes avant La Sœur
39 minutes avant la libération
à 2 108 kilomètres de là
des 200 bombes d’Hiroshima
milliards de milliards de becquerel
C’est chouette
de fêter chaque année l’avènement
de la génération Tchernobyl.»
La région où elle a grandi aura aussi contribué à cristalliser son engagement. Car en Lorraine, outre la centrale nucléaire de Cattenom, se dessine le projet d’enfouissement de tous les déchets nucléaires. Le projet baptisé Cigéo vise à stocker en couche géologique profonde les «déchets radioactifs de haute activité et à vie longue produits par l’ensemble des installations nucléaires françaises, jusqu’à leur démantèlement». Pourquoi cet endroit? L’explication d’Hélène Laurain peut faire froid dans le dos, car il y a sans doute une part de vérité dans la décision des autorités:
«Vous la connaissez celle-là
c’est l’histoire de trois énarques et quatre polytechniciens
dans une salle de réunion
ils disent beaucoup de choses
en écrivent beaucoup moins
dans leur rapport aux N +2
Nous nous inscrirons dans une démarche
de revalorisation des territoires ruraux ils écrivent
On n’a plus de colonies alors on va fourrer la merde
dans le trou du cul de la métropole ils disent
ils se demandent
s’ils devaient choisir une région bien pourrie
pour y déverser un torrent de déchets laquelle ils choisiraient
après un top 3 rapide
Nord – Picardie – Lorraine
ils remarqueront
qu’ils ont tous un faible pour la Lorraine
une région
triste comme une salle de cinéma vide
en pleine projection
ils se diront
Avec la sidérurgie ils sont habitués à se faire bien polluer
ils sont endurants
à défaut d’être résilients
les hommes s’intéresseront à la Meuse
presque vide.»
Face aux risques encourus et face à une planète qui se dérègle un peu plus tous les jours, elle se devait d’agir, même si pendant longtemps, elle aura cherché une autre voie. Après des études brillantes, classe prépa puis ESC Reims, elle a travaillé dans la communication, puis dans les relations publiques, mais sans s’épanouir. «puis j’ai fait une dépression j’ai arrêté
maintenant je fais des petits boulots
et je milite
j’essaie de trouver du sens à ce que je fais voilà.»
Après avoir vu le film Wild plants de Nicolas Humbert, qui agira pour elle comme un mantra et dont des scènes jalonnent le roman, elle choisit d’oublier ses brillants plans de carrière et part grenouiller à Thermes-les-Bains, où un espace balnéaire essaie de faire illusion tout près des anciennes aciéries et se lance dans l’action militante avec sa bande, avec Fauteur, Taupe, Dédé et Thelma. Mais au fil du temps, ils comprennent l’immensité de leur tâche. Refaire le monde en buvant des bières, en s’attaquant aux SUV, en se réfugiant à La Cave pour écouter Nick Cave ou faire l’amour, c’est bien loin de leur objectif. Expédients vite expédiés. Feux vite éteints. À moins que…
Hélène Laurain réussit son entrée en littérature dans un style qui n’est pas sans rappeler À la ligne du regretté Joseph Ponthus. La force des mots, scandés et alignés comme des paroles de rap, fait naître une étonnante poésie, teintée à la fois d’humour et de désespoir. Le tout dans un rythme qui dit l’urgence. Comme une danse au bord du volcan.

Playlist


Grace de Jeff Buckley

Partout le feu
Hélène Laurain
Éditions Verdier
Premier roman
156 p., 16 €
EAN 9782378561284
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement en Lorraine, dans la ville imaginaire de Thermes-les-Bains ainsi qu’en Meuse, du côté de Bure.

Quand?
L’action se déroule de 1986 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Laetitia est née trois minutes avant sa sœur jumelle Margaux et trente-sept minutes avant l’explosion de Tchernobyl. Malgré des études dans une grande école de commerce, elle grenouille au Snowhall de Thermes-les-Bains, au désespoir de ses parents. Elle vit à La Cave où elle écoute Nick Cave, obsédée par les SUV et la catastrophe climatique en cours.
Il faut dire que Laetitia vit en Lorraine où l’État, n’ayant désormais plus de colonie à saccager, a décidé d’enfouir tous les déchets radioactifs de France. Alors avec sa bande, Taupe, Fauteur, Thelma, Dédé, elle mène une première action spectaculaire qui n’est qu’un préambule au grand incendie final.
Dans ce premier roman haletant où l’oralité tient lieu de ponctuation, Hélène Laurain, née à Metz en 1988, nous immerge au cœur incandescent des activismes contemporains.

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Les premières pages du livre
« souvent encore j’en rêve
je monte dans la camionnette blanche en dernier
quand nos regards se croisent on sourit nerveusement
Taupe a le visage jaune éclairé par son 3310
pianote pianote pianote
on l’appelle
la sonnerie c’est la symphonie de Mozart là
Taupe dit OK et raccroche
C’est bon l’appel a été passé dit Taupe à la cantonade
faut se grouiller
je nous regarde avec nos combis orange
des cosmonautes de Guantanamo
On est à une ou deux minutes dit Fauteur au volant
j’ai super envie de pisser
ça me fait tressauter le genou
Taupe me l’immobilise d’autorité
Ça va aller respire elle me dit
c’est un ordre c’est pas pour rassurer
je respire
personne dit rien
et on les voit au loin
les silhouettes
sales même la nuit
des tours de refroidissement
sabliers doux
et la fumée
toujours
déjà Taupe qui me dit plus fort
Tiens-toi prête
prends l’échelle prends l’échelle
tout le monde a dans la main son outil
elle la disqueuse
Dédé la pince à coupe rase
Thelma la pince multifonctions
Jona la moquette
Fauteur la bannière sur le siège à côté de lui
il freine en dérapant

Sors sors on me crie
j’ouvre la portière arrière saute fais glisser l’échelle
le sac de Taupe tombe au passage Fais gaffe putain
je m’enfonce les ongles dans le pouce ça saigne
on a quelques minutes pour entrer
Thelma commence à paniquer
C’est ça le bâtiment on est d’accord hein c’est ça hein elle dit
le premier grillage on le passe à l’échelle comme prévu
on essaie de stabiliser la moquette sur les barbelés
on glisse dessus
comme ça
on se ramasse comme des merdes de l’autre côté
à part Dédé qui galère à se relever ça marche ça fonctionne
on est tous passés en environ une minute
le deuxième grillage
faut l’ouvrir
la disqueuse de Taupe et de chaque côté les pinces
agrandissent le trou
c’est comme dans du beurre
désormais
chaque geste est limpide
Vite vite vite Taupe dit on entend la sirène de la police
on plaque la moquette à l’intérieur du trou
on y passe
y’a Taupe qui dit Putain et qui se tient l’oreille mais pas le temps
Bannière la bannière grouille
on se met en place comme prévu moi en deuxième entre Taupe et Fauteur
et on la déroule pour notre drone
F U R I E V E R T E
TCHERNOBYL, FUKUSHIMA… FICKANGE ?
derrière y’a Thelma et Dédé qui sortent les feux des sacs à dos
Thelma a une tête d’on-devrait-pas-être-là
Jona la face bourrée de tics

les copains ont même pas capté les flics qui sont sortis
de leur voiture dérapante
les flics savent que c’est nous
Olivier a appelé pour prévenir
normalement ils savent
ils ont ouvert le premier grillage
on est à trois mètres d’eux avec notre banderole
et ça commence à péter au-dessus de nos têtes
bombes prune
bouquets mer
embrasements pers
cascades
soleils
paillettes
doré doré doré
ça fait
un ascenseur de couleurs sur la façade crade
et tout ça
juste à côté de la piscine à combustibles
les explosions croustillantes puis les aigus en enfilade
les bruits qu’on connaît par cœur
ceux de la barbe à papa et des desperados
ça rappelle
l’été
la nuit
même aux flics
et toutes ces étoiles
se reflètent sur l’uniforme
et le bruit couvre leurs voix
leurs gestes
moi je ris
jusqu’à la claque de Taupe derrière mon crâne
Laeti oh
les flics finissent par ouvrir le premier portail
je pisse un peu quand je vois qu’ils ouvrent déjà le deuxième
adrénaline
on se rend les mains en l’air

on n’est pas des cow-boys
ils se jettent sur nous quand même
bam la tête par terre je finis de me pisser dessus
la dernière fusée est lancée par l’un l’une ou l’autre
BOUM le saule pleureur
les épaules des policiers absorbent le choc sonore
en même temps
ils dansent
la lumière dessine quelque chose sur leurs visages
ils me soulèvent à quatre
Ma chaussure je crie
putain
il me manque une chaussure
par terre ma chaussure je crie
une claque bouche/nez
Ma chaussure je chuchote
ils me jettent dans le fourgon Ta gueule ils disent je suis assise comme un tas tout mal fait
et les autres copains en tas tout mal faits à côté je les sens trembler
à l’intérieur ça jubile bien
en silence
compliqué de se sentir plus vivant que ça
Thelma a le visage de c’était-pas-une-partie-de-plaisir
Fauteur est en face de moi cette fois
d’une camionnette à l’autre
on se regarde
son visage à lui m’encourage
je pense
ils ont la police
on a la peau dure
je lui souris
j’ai peur
en route pour la garde à vue
c’était un beau feu d’artifice
*
eczéma : main gauche jusqu’au majeur
aujourd’hui je suis du matin à La Crasse
en arrivant j’ai écrasé
un pigeon
j’ai rêvé ou son aile tressaillait encore
Balec fait son interview
avec la journaliste de terrepourtous.fr
il est avec elle
à l’extérieur
il pointe fièrement l’enseigne
la commente content
Snowhall de Thermes-les-Bains
Tout schuss vers le fun
on s’était tapé des heures de brainstorming
pour cette enseigne
à la fin on avait dû choisir
la première idée de Balec
ils entrent dans le hall
Balec y reste pour que tout le monde le voie
il a dû travailler toute la nuit sur ses éléments de langage
je fais l’accueil
par la vitre je vois la piste
vide
secouée de neige artificielle
je l’observe
agiter son corps arqué
j’entends des bribes
Très select
accueillant une piste de ski indoor
d’Auckland Dubai Madrid La Haye Shanghai Barcelone
de 620 mètres de long aussi
heureux d’avoir construit les
crassiers des hauts fourneaux

sous la neige
de la revalorisation de l’image de la région dans la
démarche de proximité visionnaire de
la part belle également
à l’équipe de France de ski alpin qui passe
malgré les faux procès dont nous sommes
moins polluant qu’une grosse piscine
de l’avenir de la discipline
il serre la main à la journaliste
nous rejoint les joues rouges
s’accoude l’air de rien au comptoir de l’accueil
détaché
Et l’arsenic l’amiante et le plomb
l’air pourri qu’on respire
t’en parleras la prochaine fois je lui demande
il renifle
Laetitia
ah Laetitia
avec son monosourcil froncé là
ça fait presque des frisottis
arrête avec tes conneries un peu
c’est des rumeurs pour bosser moins ça
tu crois qu’ils nous laisseraient travailler ici si y’avait de l’arsenic
c’est toi l’arsenic
bon allez il dit en se mettant en chemin
à la sortie du boulot
le pigeon à côté de ma portière
n’est désormais plus qu’une crêpe
maximum 5 millimètres d’épaisseur
*
de retour dans La Cave
à écouter Nick Cave
C’est pour le jeu de mots Fauteur m’avait demandé sur Signal
Même pas j’écoute que Nick Cave
en ce moment
et je regarde qu’un film
Wild Plants de Nicolas Humbert
encore et encore et encore je lui avais écrit
je lui avais pas dit que tout ça
tout ça c’était de la beauté safe
à chaque fois ces images me font
entendre Mémou
et sa phrase sur la beauté
dans la merde y’a Pépou qui lave sa bagnole
tous les soirs 18 h 30
je lui gueule par le soupirail
C’est arrosage interdit t’as entendu parler de la canicule déjà
il sait tellement bien ne pas écouter
on dirait qu’il entend pas
il frotte avec son éponge chamois comme ça
il a vieilli ça se voit aux tempes »

Extraits
« le 26 avril 1986
à minuit 44
je naissais à la maternité des Orangers
3 minutes avant La Sœur
39 minutes avant la libération
à 2 108 kilomètres de là
des 200 bombes d’Hiroshima
milliards de milliards de becquerel
C’est chouette
de fêter chaque année l’avènement
de la génération Tchernobyl
j’ai dit à Pépou juste avant
que tout le monde n’arrive »
p. 46

« S’ils croient que la lutte se cantonne aux centrales
Ils sont encore plus cons qu’ils en ont l’air
j’aurais commencé par leur demander aux policiers
Vous la connaissez celle-là
c’est l’histoire de trois énarques et quatre polytechniciens
dans une salle de réunion
ils disent beaucoup de choses
en écrivent beaucoup moins
dans leur rapport aux N +2
Nous nous inscrirons dans une démarche
de revalorisation des territoires ruraux ils écrivent
On n’a plus de colonies alors on va fourrer la merde
dans le trou du cul de la métropole ils disent
ils se demandent
s’ils devaient choisir une région bien pourrie
pour y déverser un torrent de déchets laquelle ils choisiraient
après un top 3 rapide
Nord – Picardie – Lorraine
ils remarqueront
qu’ils ont tous un faible pour la Lorraine
une région
triste comme une salle de cinéma vide
en pleine projection
ils se diront
Avec la sidérurgie ils sont habitués à se faire bien polluer
ils sont endurants
à défaut d’être résilients
les hommes s’intéresseront à la Meuse
presque vide » p. 50

« post-it n° 19
disparition de la biodiversité
1000 x > taux naturel d’extinction des animaux
crise actuelle = 100 x + rapide que dernière extinction naturelle (dinosaures)
75 % environnement terrestre
40 % environnement marin
50 % cours d’eau: signes importants de dégradation
sur 105 732 espèces étudiées :
28 338 classées menacées »
P. 76

« Tu sais moi aussi j’ai changé mes habitudes dans le sens-où éructe
madame je bouffe de l’humus et des fanes
j’achète des fringues produites en France quitte à y mettre le prix
je mange de la viande plus que quatre fois par semaine
je fais mon compost j’achète à l’Amap
je fais ce que je peux
C’est trop tard pour faire ce qu’on peut je dis
c’est l’heure de faire le nécessaire
Tu parles en banderoles toi maintenant Dans-le-Sens-où la ramène
c’est pas notre système qui s’effondre c’est juste toi il enchaîne
Ouh t’as travaillé tes répliques bravo j’applaudis
Toi et tes petits airs supérieurs
tu nous as toujours pris de haut il me répond
vu d’où je viens personne aurait parié sur moi
alors ouais je suis fier de ma grosse montre
et de ma grosse bagnole
j’ai pas le luxe de me la jouer
retour aux sources et la vie dans les forêts moi je peux pas retourner chez papa maman si je perds mon boulot
et j’hériterai pas d’une villa six pièces dans le centre-ville
alors à partir de dorénavant
tes leçons tu peux bien te les foutre dans le »
p. 94

« Bonjour
comment allez-vous depuis le temps
C’est Madame Mueller bonjour
Ah vous êtes mariée félicitations
Non
un silence
Alors qu’est-ce que ça a donné après la prépa
vers quoi vous êtes-vous dirigée
J’ai fait l’ESC Reims
c’était un cauchemar
après j’ai travaillé dans la communication un peu par dépit
c’était pas mieux
d’abord marketing digital
je ne sais pas ce qui ma pris
puis communication culturelle
un passage malheureux par les public relations à Luxembourg
puis j’ai fait une dépression j’ai arrêté maintenant je fais des petits boulots
et je milite
j’essaie de trouver du sens à ce que je fais voilà
Ah
très bien
je vois
eh bien
bon courage alors mademoiselle
silence
Vous n’avez pas changé en tout cas »
p. 130-131

À propos de l’auteur
LAURAIN_Helene_©Sophie_BassoulsHélène Laurain © Photo Sophie Bassouls

Née à Metz en 1988, Hélène Laurain a étudié les sciences politiques ainsi que l’arabe en France et en Allemagne, puis la création littéraire à Paris-VIII. Elle vit dans le Grand Est avec sa famille et y travaille en tant que traductrice de l’allemand. Elle anime actuellement un groupe de lecture au Fonds régional d’art contemporain de Lorraine autour du thème de l’émancipation. Elle s’intéresse notamment à ce qui a trait au vivant, au féminisme, à la maternité, et s’attache à trouver des formes qui disent le contemporain. Partout le feu est son premier roman (Source: Éditions Verdier)

Compte instagram de l’auteur https://www.instagram.com/helene_laurain/

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Regardez-nous danser

SLIMANI_regardez-nous_danser  RL_Hiver_2022

En deux mots
Le travail a fini par payer. Désormais Amine et Mathilde sont à la tête d’une exploitation florissante et peuvent rêver d’offrir un bel avenir à leurs enfants. Mais si Aïcha, partie étudier la médecine à Strasbourg, ressemble à une fille modèle, il n’en va pas de même pour les garçons.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La seconde génération Belhaj prend son envol

Dans ce second volet de sa trilogie, Leïla Slimani raconte la périodes des années 1960-1970. Ces années de plomb durant lesquelles les enfants d’Amine et Mathilde Belhaj vont s’émanciper.

Quel plaisir de retrouver la famille Belhaj pour le second volet de la fresque historico-familiale imaginée par Leïla Slimani. On rassurera d’emblée ceux qui découvriraient leur histoire avec ce second volume, il peut se lire indépendamment, d’autant que la romancière dresse en ouverture la liste des personnages et leur biographie jusqu’aux débuts de ce second tome.
Nous voilà donc dans les années soixante, après l’arrivée au pouvoir d’Hassan II. Si la période la plus chaude du jeune État indépendant est désormais passée, elle n’en est pas moins délicate, la sécurité étant l’obsession du monarque qui va installer les années de plomb. Et en parlant de chaleur, l’image qui ouvre le roman est celle d’une pelleteuse qui vient creuser la piscine dont Mathilde a longtemps rêvé pour pouvoir se rafraîchir et que Amine, son mari a longtemps refusé d’installer. Le patron ne voulant pas offrir le corps de son épouse en maillot de bain à la vue de ses ouvriers. Mais l’Alsacienne a finalement eu le dernier mot. Après les années passées à construire et à développer le domaine, il est peut-être temps de jouir des fruits de leur labeur. C’est ce que Selim, le garçon de la famille se dit aussi, peu enclin à se retrousser les manches, à l’inverse de sa sœur Aïcha, partie en France pour y suivre des études de médecine. À Strasbourg, dans la région natale de sa mère, elle va s’investir entièrement dans sa formation et réussir brillamment avant de regagner Meknès.
Pour elle, comme pour son frère, la grande question dans ce pays en pleine mutation reste désormais l’amour.
Leïla Slimani montre parfaitement comment mai 68 et plus encore le mouvement hippie viennent imprégner la jeunesse marocaine. Et quand le premier homme pose le pied sur la lune, tout le monde se prend à rêver et à se dire qu’après un tel exploit, on va pouvoir relever tous les défis. Selim va vouloir goûter à ces promesses en partant pour Essaouira. Aïcha, quant à elle, ira travailler dans une clinique de Rabat. Et au moment où le pouvoir, après l’attentat dont est victime Hassan II, durcit son régime et entend «nettoyer les rues» de ses opposants, la seconde génération des Belhaj parle de désir, de conquête, de sexe. Des relations se nouent, pas forcément celles qu’auraient voulues leurs parents, mais qui permettent à la romancière de nous montrer les contradictions et les aspirations de la jeunesse dans un pays où la modernité côtoie la grande misère. C’est du reste là que réside toute la force de Leïla Slimani : partant des choses les plus intimes, elle nous explique mieux que ne le ferait une thèse d’histoire les mutations et les contradictions du Maroc avec ses fortes inégalités sociales et ce choc des générations.

Regardez-nous danser (Le Pays des autres t. 2)
Leïla Slimani
Éditions Gallimard
Roman
368 p., 21 €
EAN 9782072972553
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé au Maroc, principalement à Meknès et dans les environs, mais aussi à Rabat et Essaouira. On y évoque aussi Strasbourg.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1960-1970.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Année après année, Mathilde revint à la charge. Chaque été, quand soufflait le chergui et que la chaleur, écrasante, lui portait sur les nerfs, elle lançait cette idée de piscine qui révulsait son époux. Ils ne faisaient aucun mal, ils avaient bien le droit de profiter de la vie, eux qui avaient sacrifié leurs plus belles années à la guerre puis à l’exploitation de cette ferme. Elle voulait cette piscine, elle la voulait en compensation de ses sacrifices, de sa solitude, de sa jeunesse perdue. »
1968: à force de ténacité, Amine a fait de son domaine aride une entreprise florissante. Il appartient désormais à une nouvelle bourgeoisie qui prospère, fait la fête et croit en des lendemains heureux. Mais le Maroc indépendant peine à fonder son identité nouvelle, déchiré entre les archaïsmes et les tentations illusoires de la modernité occidentale, entre l’obsession de l’image et les plaies de la honte. C’est dans cette période trouble, entre hédonisme et répression, qu’une nouvelle génération va devoir faire des choix. Regardez-nous danser poursuit et enrichit une fresque familiale vibrante d’émotions, incarnée dans des figures inoubliables.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Femme actuelle (Secrets d’écriture)
France TV culture (Laurence Houot)
RTS (Podcast Qwertz – entretien avec Leïla Slimani)
La Vie (Marie Chaudey)
Le Courrier de l’Atlas (Mishka Gharbi)
Paris Match (Émilie Lanez)


Les Rendez-vous Littéraires rue Cambon invitent Leïla Slimani © Production Chanel

Les premières pages du livre
« Mathilde était à la fenêtre et observait le jardin. Son jardin opulent et désordonné, presque vulgaire. Sa vengeance contre l’austérité à laquelle son mari, en tout, la contraignait. Le jour était à peine levé et le soleil, encore timide, perçait à travers les frondaisons. Un jacaranda, dont les fleurs mauves n’étaient pas encore écloses. Le vieux saule pleureur et les deux avocatiers qui ployaient sous des fruits que personne ne mangeait et qui pourrissaient dans l’herbe. Le jardin n’était jamais aussi beau qu’à cette période de l’année. On était au début du mois d’avril 1968 et Mathilde pensa qu’Amine n’avait pas choisi ce moment par hasard. Les roses, qu’elle avait fait venir de Marrakech, s’étaient ouvertes quelques jours auparavant et dans le jardin flottait une odeur fraîche et suave. Au pied des arbres s’étendaient des buissons d’agapanthes, de dahlias, des massifs de lavande et de romarin. Mathilde disait que tout poussait ici. Pour les fleurs, cette terre était bénie.
Déjà lui parvenait le chant des étourneaux et elle aperçut, sautillant dans l’herbe, deux merles qui piquaient leur bec orange dans la terre. L’un d’eux avait sur la tête des plumes blanches et Mathilde se demanda si les autres merles se moquaient de lui ou si, au contraire, cela faisait de cet oiseau un être à part que ses congénères respectaient. « Qui sait, songea Mathilde, comment vivent les merles. »
Elle entendit le bruit d’un moteur et la voix des ouvriers. Sur le sentier qui menait au jardin surgit un monstre énorme et jaune. D’abord, elle vit le bras métallique et, au bout de ce bras, la gigantesque pelle mécanique. L’engin était si large qu’il avait du mal à passer entre les allées d’oliviers et les ouvriers hurlaient des indications au conducteur de la pelleteuse qui arracha des branches sur son passage. Enfin, la machine se gara et le calme revint.
Ce jardin avait été son antre, son refuge, sa fierté. Elle y avait joué avec ses enfants. Ils avaient fait la sieste sous le saule pleureur et des pique-niques à l’ombre du caoutchouc du Brésil. Elle leur avait appris à débusquer les animaux qui se dissimulaient dans les arbres et les buissons. La chouette et les chauves-souris, les caméléons qu’ils cachaient dans des boîtes en carton et laissaient parfois mourir sous leurs lits. Et quand ses enfants avaient grandi, quand ils s’étaient lassés de ses jeux et de sa tendresse, elle était venue y oublier sa solitude. Elle avait planté, taillé, semé, repiqué. Elle avait appris à reconnaître, pour chaque heure de la journée, le chant des oiseaux. Comment pouvait-elle, à présent, rêver de chaos et de dévastation ? Souhaiter l’anéantissement de ce qu’elle avait aimé ?
Les ouvriers pénétrèrent dans le jardin et plantèrent des piquets de manière à former un rectangle de vingt mètres sur cinq. Ils prenaient soin en se déplaçant de ne pas écraser les fleurs avec leurs bottes en caoutchouc, et cette attention, touchante mais inutile, émut Mathilde. Ils firent signe au conducteur de la pelleteuse qui jeta sa cigarette par la fenêtre et démarra le moteur. Mathilde sursauta et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, l’énorme pince métallique s’enfonçait dans le sol. La main d’un géant pénétrait la terre noire et libérait une odeur de mousse et d’humus. Elle arrachait tout sur son passage et, au fil des heures, se forma un haut monticule de terre et de roches sur lequel gisaient des arbustes sans vie et des fleurs décapitées.
Cette main de fer, c’était celle d’Amine. C’est ce que pensa Mathilde pendant cette matinée qu’elle passa, immobile, derrière la fenêtre du salon. Elle s’étonna que son mari n’ait pas souhaité assister à ce spectacle et voir tomber, un à un, les plantes et les arbres. Il avait affirmé que le trou ne pouvait être que là. Qu’il faudrait creuser au pied de la maison, sur la partie la plus ensoleillée du terrain. Oui, là où se trouvait le lilas. Là où autrefois avait poussé le citrange.
Il avait d’abord dit non. Non, parce qu’ils n’en avaient pas les moyens. Parce que l’eau était un bien rare et précieux dont on ne pouvait user pour son loisir. Il avait dit non en hurlant parce qu’il haïssait l’idée d’afficher ce spectacle indécent devant les paysans misérables. Que penserait-on de l’éducation qu’il donnait à son fils, de la façon dont il se comportait avec sa femme quand on la verrait, à moitié nue, nager dans une piscine ? Il ne vaudrait pas mieux, alors, que les anciens colons ou ces bourgeois aux mœurs décadentes qui pullulaient dans le pays et affichaient, sans pudeur, leur éclatante réussite.
Mais Mathilde ne renonça pas. Elle balaya ses refus. Année après année, elle revint à la charge. Chaque été, quand soufflait le chergui et que la chaleur, écrasante, lui portait sur les nerfs, elle lançait cette idée de piscine qui révulsait son époux. Elle pensait qu’il ne pouvait pas comprendre, lui qui ne savait pas nager et avait peur de l’eau. Elle se fit douce, roucoulante, elle le supplia. Il n’y avait pas de honte à afficher leur réussite. Ils ne faisaient aucun mal, ils avaient bien le droit de profiter de la vie, eux qui avaient sacrifié leurs plus belles années à la guerre puis à l’exploitation de cette ferme. Elle voulait cette piscine, elle la voulait en compensation de ses sacrifices, de sa solitude, de sa jeunesse perdue. Ils avaient plus de quarante ans maintenant et rien à prouver à personne. Tous les fermiers des alentours, enfin ceux qui vivaient de façon moderne, possédaient une piscine. Est-ce qu’il préférait qu’elle aille s’exhiber au bassin municipal ?
Elle le flatta. Elle vanta ses succès dans la recherche sur les variétés d’oliviers et les exportations d’agrumes. Elle crut le faire plier en se tenant là, devant lui, ses joues roses et brûlantes, ses cheveux collés sur les tempes par la transpiration, ses mollets couverts de varices. Elle lui rappela que tout ce qu’ils avaient gagné, ils le devaient à leur travail, à leur acharnement. Et il la corrigea : « C’est moi qui ai travaillé. C’est moi qui décide comment on dispose de cet argent. »
Lorsqu’il dit cela, Mathilde ne pleura pas et ne se mit pas en colère. Elle sourit intérieurement, pensant à tout ce qu’elle faisait pour lui, pour la ferme, pour les ouvriers qu’elle soignait. Au temps passé à élever leurs enfants, à les accompagner aux cours de danse et de musique, à surveiller leurs devoirs. Depuis quelques années, Amine lui avait confié la comptabilité de la ferme. Elle établissait les factures, payait les salaires et les fournisseurs. Et parfois, oui, parfois il lui arrivait de falsifier les comptes. Elle modifiait une ligne, inventait un ouvrier supplémentaire ou une commande qui n’avait jamais eu lieu. Et dans un tiroir dont elle était la seule à posséder la clé, elle cachait des liasses de billets qu’elle roulait avec un élastique beige. Elle le faisait depuis si longtemps qu’elle n’éprouvait plus de honte et même plus de peur à l’idée d’être découverte. La somme grossissait et elle estimait que c’était une retenue bien méritée, une taxe qu’elle prélevait pour compenser ses humiliations. Et pour se venger.
Mathilde avait vieilli et sans doute par sa faute, sa faute à lui, elle faisait plus que son âge. La peau de son visage, constamment exposée au soleil et au vent, paraissait plus épaisse. Son front et les coins de sa bouche s’étaient couverts de rides. Même le vert de ses yeux avait perdu son éclat, comme une robe qu’on a trop portée. Elle avait grossi. Pour provoquer son mari, elle se saisit, un jour de canicule, du tuyau d’arrosage qui servait au jardin et, sous le nez de la bonne et des ouvriers, s’aspergea tout entière. Ses vêtements collèrent à son corps, laissant voir ses tétons durcis et sa toison pubienne. Ce jour-là, les ouvriers prièrent le Seigneur en passant la langue entre leurs dents noircies pour qu’Amine ne devienne pas fou. Pourquoi une adulte ferait-elle une chose pareille ? C’est vrai, on aspergeait les enfants parfois, quand ils manquaient de s’évanouir, quand le soleil ardent les faisait délirer. On leur disait de bien fermer le nez et la bouche car l’eau du puits rendait malade et pouvait vous tuer. Mathilde était comme les enfants et, comme eux, elle n’était jamais lasse de supplier. Elle évoquait le bonheur d’autrefois, leurs vacances à la mer dans le cabanon de Dragan à Mehdia. Dragan, d’ailleurs, n’avait-il pas fait construire une piscine dans leur maison en ville ? « Pourquoi Corinne, dit-elle, aurait-elle quelque chose que je n’ai pas ? »
Elle se persuada que c’était cet argument qui avait fait rendre les armes à Amine. Elle l’avait dit avec la cruauté et l’assurance d’un maître-chanteur. Elle pensait que son mari avait entretenu avec Corinne, au cours de l’année 1967, une relation de quelques mois. Elle en était convaincue sans pour autant avoir jamais recueilli d’autres indices qu’une odeur sur ses chemises, une trace de rouge à lèvres – ces indices triviaux et dégoûtants dont héritent les ménagères. Non, elle n’avait pas de preuves et il n’avait jamais avoué, mais cela sautait aux yeux comme si se consumait entre ces deux êtres un feu qui ne durerait pas mais qu’il faudrait endurer. Mathilde avait tenté une fois, avec maladresse, de s’en ouvrir à Dragan. Mais le médecin, que le temps avait rendu encore plus débonnaire et plus philosophe, fit semblant de ne pas comprendre. Il refusa de se ranger à ses côtés, de s’abaisser à ces mesquineries et de mener, auprès de la brûlante Mathilde, ce qu’il considérait comme une guerre inutile. Mathilde ne sut jamais combien de temps Amine avait passé dans les bras de cette femme. Elle ignorait si c’était d’amour qu’il s’agissait, s’ils s’étaient dit des mots tendres ou si, au contraire – et c’était peut-être pire –, ils avaient vécu une passion silencieuse et physique.
Avec l’âge, Amine était devenu encore plus beau. Ses tempes avaient blanchi et il s’était laissé pousser une fine moustache, poivre et sel, qui lui donnait des airs d’Omar Sharif. Comme les stars de cinéma, il portait des lunettes de soleil qu’il ne quittait presque jamais. Mais ce n’était pas seulement son visage bronzé, ses mâchoires carrées, ses dents blanches qu’il dévoilait les rares fois où il souriait, ce n’était pas seulement cela qui le rendait beau. L’âge lui avait permis de déployer sa virilité. Ses gestes s’étaient déliés, sa voix s’était faite plus profonde. À présent, sa rigidité passait pour de la retenue, son air grave donnait l’impression qu’il était un de ces fauves affalés dans le sable, apparemment impassibles, qui, d’un bond, s’abattent sur leurs proies. Il n’avait pas tout à fait conscience de la séduction qu’il exerçait, il la découvrait petit à petit, à mesure qu’elle se dépliait, comme en dehors de lui. Et dans cette façon d’être presque surpris de lui-même résidait sans doute l’explication de son succès auprès des femmes.
Amine avait acquis de l’assurance et s’était enrichi. Il ne passait plus ses nuits les yeux ouverts, à fixer le plafond en faisant le calcul de ses dettes. Il ne rêvait plus à sa ruine prochaine, à la déchéance de ses enfants, ni à l’humiliation dont ils seraient victimes. Amine dormait. Les cauchemars l’avaient quitté et en ville il était devenu une personnalité respectée. Ils étaient désormais invités à des réceptions, on voulait les connaître, les fréquenter. En 1965, on leur proposa d’adhérer au Rotary Club et Mathilde sut que ce n’était pas pour elle mais pour son mari, et que les épouses y étaient pour quelque chose. Amine, pourtant taiseux, attirait toutes les sollicitudes. Les femmes l’invitaient à danser, elles posaient leur joue contre la sienne, attiraient sa main sur leurs hanches et, même s’il ne savait pas quoi dire, même s’il ne savait pas danser, il lui arrivait de penser que cette vie était possible, une vie aussi légère que le champagne dont il sentait l’odeur dans leurs haleines. Lors des réceptions, Mathilde se détestait. Elle trouvait qu’elle parlait trop, qu’elle buvait trop, passant ensuite des jours à regretter son comportement. Elle s’imaginait qu’on la jugeait, qu’on la trouvait idiote et inutile, méprisable de fermer les yeux sur les infidélités de son mari.
Si les membres du Rotary insistèrent, s’ils se montrèrent si bienveillants, si attentionnés à l’égard d’Amine, c’est aussi parce qu’il était marocain et que le club voulait prouver, en intégrant des Arabes parmi ses membres, que le temps de la colonisation, le temps des vies parallèles, était terminé. Bien sûr, ils étaient nombreux à avoir quitté le pays au cours de l’automne 1956 quand la foule en colère avait envahi les rues et laissé libre cours à la folie sanguinaire. La briqueterie avait été incendiée, des hommes avaient été tués en pleine rue et les étrangers avaient compris qu’ils n’étaient plus chez eux. Certains avaient plié bagage, abandonnant derrière eux des appartements dont les meubles prirent la poussière avant d’être rachetés par une famille marocaine. Des propriétaires renoncèrent à leurs terres et aux années de travail auxquelles ils avaient consenti. Amine se demandait si c’étaient les plus peureux ou les plus lucides qui étaient rentrés chez eux. Mais cette vague de départs ne fut qu’une parenthèse. Un rééquilibrage avant que la vie ne reprenne son cours normal. Dix ans après l’indépendance, Mathilde devait admettre que Meknès n’avait pas tellement changé. Personne ne connaissait le nouveau nom des rues, le nom arabe, et on se donnait toujours rendez-vous sur l’avenue Paul-Doumer ou rue de Rennes, en face de la pharmacie de M. André. Le notaire était resté mais aussi la mercière, le coiffeur et sa femme, les propriétaires de la boutique de prêt-à-porter de l’avenue, le dentiste, les médecins. Tous voulaient continuer à jouir, avec plus de discrétion peut-être, avec plus de retenue, des joies de cette ville fleurie et coquette. Non, il n’y eut pas de révolution mais seulement un changement dans l’atmosphère, une réserve, une illusion de concorde et d’égalité. Pendant les dîners du Rotary, aux tables où se mêlaient les bourgeois marocains et les membres de la communauté européenne, il semblait que la colonisation n’avait été rien d’autre qu’un malentendu, une erreur dont les Français à présent se repentaient et que les Marocains faisaient semblant d’oublier. Certains tenaient à le dire, jamais ils n’avaient été racistes et toute cette histoire les avait terriblement gênés. Ils juraient qu’ils étaient soulagés à présent, que les choses étaient claires et qu’ils respiraient mieux, eux aussi, depuis que la ville avait rejeté la mauvaise graine. Les étrangers faisaient attention à ce qu’ils disaient. S’ils n’étaient pas partis, c’était pour ne pas précipiter la ruine d’un pays qui avait besoin d’eux. Bien sûr, un jour, ils laisseraient la place, ils s’en iraient et le pharmacien, le dentiste, le médecin ou le notaire seraient marocains. Mais en attendant, ils restaient et se rendaient utiles. Et puis, ils n’étaient pas si différents de ces Marocains assis à leurs tables. Ces hommes élégants et ouverts, ces colonels ou hauts fonctionnaires dont la femme arborait des robes occidentales et les cheveux courts. Non, ils n’étaient pas si différents de ces bourgeois qui, sans culpabilité, sans arrière-pensées, laissaient des enfants pieds nus porter leurs courses devant le marché central. Qui refusaient de céder aux supplications des mendiants « car ils sont comme les chiens qu’on nourrit sous la table. Ils s’habituent et perdent le peu d’attrait qu’ils ont pour l’effort et le travail ». Les Français n’auraient jamais osé dire qu’elle était affligeante, cette propension du peuple à mendier et à se plaindre. Ils n’auraient jamais osé, comme le faisaient les Marocains, incriminer la malhonnêteté des bonnes, la paresse des jardiniers, l’arriération du petit peuple. Et ils riaient, un peu trop fort, quand leurs amis meknassis se désespéraient de construire un jour un pays moderne avec une population d’analphabètes. Ces Marocains, au fond, étaient comme eux. Ils parlaient la même langue, voyaient le monde de la même manière, et il était difficile de croire qu’ils aient pu, un jour, ne pas appartenir au même camp et se considérer comme des ennemis.
Amine, au début, se montra méfiant. « Ils ont retourné leur veste, disait-il à Mathilde. Avant, j’étais le raton, la crouille, et maintenant j’ai droit à des monsieur Belhaj en veux-tu en voilà. » Mathilde comprit qu’il avait raison un soir, lors d’un dîner dansant à l’hacienda. Monique, la femme du coiffeur, avait trop bu et, au milieu d’une conversation, lâcha le mot « bicot ». Elle porta les mains à ses lèvres comme pour y faire rentrer ce mot honni et poussa un long « oh », les yeux écarquillés, les joues cramoisies. Personne, à part Mathilde, ne l’avait entendue mais Monique ne cessa de s’excuser. Elle répétait : « Je t’assure, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je ne sais pas ce qui m’a pris. »
Mathilde ne sut jamais avec certitude ce qui avait convaincu Amine. Mais au mois d’avril 1968, il lui annonça que la piscine serait construite. Après l’excavation, il fallut couler les parois en béton puis installer un système de plomberie et de filtrage et Amine supervisa les travaux avec autorité. Il fit poser, au bord du bassin, une rangée de briques ocre et Mathilde dut reconnaître qu’elles donnaient à l’ensemble une certaine élégance. Ils assistèrent tous les deux au remplissage de la cuve. Mathilde s’assit sur les briques brûlantes et regarda monter l’eau, attendant avec l’impatience d’une enfant qu’elle atteigne ses chevilles.
Oui, Amine céda. Au fond, il était le chef, le patron, celui qui donnait de quoi manger aux ouvriers de la ferme et ils n’avaient rien à dire sur son mode de vie. Au moment de l’indépendance, les meilleures terres étaient encore aux mains des Français et la majorité des paysans marocains vivaient dans la misère. Depuis le protectorat qui avait permis de réaliser d’immenses progrès sanitaires, l’accroissement démographique du pays était galopant. En dix ans d’indépendance, les parcelles des paysans s’étaient morcelées jusqu’à atteindre des surfaces si petites qu’ils ne pouvaient plus vivre de leurs terres. En 1962, Amine avait racheté une partie du domaine de Mariani et les terres de la veuve Mercier, qui s’était établie en ville dans un appartement sordide près de la place Poeymirau. Il avait récupéré les machines, le cheptel, les stocks, et pour un prix modique, il avait loué à quelques familles d’ouvriers des lopins qu’ils irriguèrent avec des seguias. Dans les environs, on parlait d’Amine comme d’un patron dur, entêté, colérique, mais personne ne remit jamais en cause son intégrité et son sens de la justice. En 1964, il bénéficia d’aides importantes du ministère pour irriguer une partie de son exploitation et acheter du matériel moderne. Amine le répétait à Mathilde : « Hassan II a compris que nous sommes avant tout un pays rural et que c’est l’agriculture qu’il faut aider. »
Quand la piscine fut prête, Mathilde organisa une réception avec leurs nouveaux amis du Rotary Club. Pendant une semaine, elle prépara ce qu’elle appelait sa « garden-party ». Elle engagea des serveurs et loua, chez un traiteur de Meknès, des plateaux en argent, de la vaisselle de Limoges et des flûtes à champagne. Elle fit dresser des tables dans le jardin et disposa dans de petits vases des bouquets de fleurs des champs. Des coquelicots, des soucis, des boutons-d’or qu’elle fit couper le matin même par les ouvriers. Les convives la complimentèrent. Les femmes répétaient qu’elle trouvait ça « charmant, tout simplement charmant ». Et les hommes tapaient dans le dos d’Amine en admirant la piscine. « Alors Belhaj, c’est qu’on a réussi ! » Des applaudissements accueillirent le méchoui et Mathilde insista pour que ses convives se servent avec les mains, « à la marocaine ». Tous se jetèrent sur la bête, soulevèrent la peau grillée et enfoncèrent leurs doigts dans la chair, arrachant des morceaux de viande tendre et grasse qu’ils trempaient dans le sel et le cumin.
Le repas dura jusqu’au milieu de l’après-midi. L’alcool, la chaleur, le doux clapotis de l’eau, les avaient détendus. Dragan hochait doucement la tête, les yeux mi-clos. À la surface de la piscine planait une nuée de libellules rouges.
« Cette maison est un vrai paradis, se réjouit Michel Cournaud. Mais méfie-toi, mon cher Amine. Il vaut mieux que le roi ne passe pas par ici. Vous ne savez pas ce qu’on m’a raconté ? »
Cournaud avait un ventre aussi gros que celui d’une femme enceinte et s’asseyait toujours les jambes écartées, les mains posées sur sa bedaine. Son visage, cramoisi et congestionné, était très expressif et ses petits yeux verts avaient gardé quelque chose de l’enfance, une malice, une curiosité qui le rendaient touchant. Sous le parasol orange que Mathilde avait fait installer, la peau de Cournaud paraissait plus rouge encore et il sembla à Amine, qui à présent le fixait, que son nouvel ami était près d’exploser. Il travaillait pour la chambre de commerce et avait des relations dans les milieux d’affaires. Il partageait son temps entre Meknès et la capitale et, au Rotary Club, on l’appréciait pour son humour mais surtout pour son talent à raconter des histoires sur la Cour et les intrigues qui s’y nouaient. Il distribuait les ragots comme des friandises à des enfants affamés. À Meknès, il ne se passait rien ou pas grand-chose. La bonne société se sentait coupée du monde, cantonnée à un mode de vie provincial et ennuyeux. Elle ignorait ce qui se tramait vraiment dans les grandes villes de la côte, là où l’avenir du pays se décidait. Les Meknassis devaient se contenter des communiqués officiels et des rumeurs qui couraient sur les complots, les émeutes, la disparition de Mehdi Ben Barka à Paris ou d’autres opposants dont les noms n’étaient jamais prononcés à voix haute. La plupart d’entre eux ne savaient même pas que le pays vivait depuis trois ans sous un état d’exception, que le Parlement avait été renvoyé, la Constitution mise en sommeil. Bien sûr, nul n’ignorait que les débuts du règne d’Hassan II avaient été difficiles et qu’il devait faire face à une opposition de plus en plus radicale. Mais qui pouvait affirmer détenir la vérité ? Le cœur du pouvoir était un lieu lointain et opaque, qui suscitait à la fois crainte et fascination. Les femmes, surtout, aimaient écouter les histoires concernant le harem dans lequel le roi aurait enfermé près d’une trentaine de concubines. Elles imaginaient que se donnaient derrière les enceintes du méchouar des fêtes dignes des péplums hollywoodiens et que le champagne et le whisky coulaient à flots chez le descendant du Prophète. C’est de ce genre d’histoires que Cournaud les abreuvait.
Il tenta de se rapprocher de la table et se mit à parler d’un ton de conspirateur. Les invités tendirent l’oreille, sauf Dragan qui s’était endormi et dont les lèvres vibraient doucement. « Figurez-vous qu’il y a quelques semaines le roi est passé en voiture devant un beau domaine. Dans le Gharb je crois, enfin, je ne sais plus. Toujours est-il que le lieu lui a plu. Il a demandé à visiter l’exploitation, à rencontrer le propriétaire. Et voilà qu’en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il a racheté le domaine pour une somme qu’il avait fixée lui-même. Le pauvre propriétaire n’a rien pu dire. »
Contrairement aux autres convives, Amine ne rit pas. Il n’aimait pas qu’on colporte des ragots, qu’on dise du mal de ce monarque qui, depuis son arrivée sur le trône en 1961, avait fait du développement de l’agriculture la priorité du pays.
« Ce sont des racontars, dit-il. Des rumeurs malveillantes inventées de toutes pièces par des gens jaloux. La vérité, c’est que ce roi est le seul à avoir compris qu’on pouvait faire du Maroc une nouvelle Californie. Au lieu de débiter des mensonges, ils feraient mieux de se réjouir de la politique des barrages, du programme d’irrigation qui va permettre à tous les paysans de vivre de leur travail.
— Tu te fais des illusions, le coupa Michel. D’après ce que je sais, ce jeune roi est surtout occupé par les longues nuits de fête qu’il organise au palais et par ses parties de golf. Je ne voudrais pas te décevoir, mon cher Amine, mais son amour des fellahs, c’est de la poudre aux yeux. Une basse manœuvre politique pour se garder les faveurs du bon bled. Sinon, il aurait déjà lancé une vraie réforme agraire, il aurait donné des terres à ces millions de paysans qui n’ont rien. À Rabat, on sait bien qu’il n’y aura jamais assez de terres pour tout le monde.
— Qu’est-ce que tu crois ? s’emporta Amine. Que le pouvoir allait nationaliser d’un coup toutes les terres coloniales et ruiner le pays ? Si tu comprenais quelque chose à mon travail, tu saurais que le palais a raison de faire ça petit à petit. Qu’est-ce qu’ils en savent à Rabat ? Notre potentiel agricole est immense. La production de céréales ne cesse d’augmenter. Moi-même j’exporte deux fois plus d’agrumes qu’il y a dix ans.
— Tu devrais te méfier, alors. Bientôt on viendra peut-être te prendre tes terres pour les distribuer aux fellahs qui n’en ont pas.
— Ça ne me dérange pas qu’on enrichisse les pauvres. Mais pas au détriment de ceux qui, comme moi, ont construit des exploitations viables après des années de travail. Le roi le sait. Les paysans sont et resteront les meilleurs défenseurs du trône.
— Ah ça ! Dieu t’entende comme on dit, poursuivit Michel. Mais si tu veux mon avis, ce roi ne s’intéresse qu’aux manigances. L’économie, il la laisse aux grands bourgeois qui s’enrichissent grâce à lui et répètent partout qu’au Maroc seul le roi compte. »
Amine se racla la gorge. Il fixa quelques instants le visage rougeaud de son voisin, ses mains couvertes de poils, et il eut envie de fermer le bouton de son col de chemise pour le voir étouffer.
« Tu devrais faire attention à ce que tu dis. Tu pourrais être expulsé pour avoir tenu de tels propos. »
Michel allongea les jambes. Il sembla sur le point de glisser de sa chaise et de s’écraser au sol. Son visage affichait un sourire figé.
« Je ne voulais pas t’offenser, s’excusa-t-il.
— Tu ne m’as pas offensé. Si je dis ça, c’est pour toi. Tu répètes que tu connais ce pays, que tu y es chez toi. Alors tu devrais savoir qu’ici on ne peut pas tout dire. »
Le lendemain, Amine accrocha sur un mur de son bureau une photographie dans un cadre doré. Une image en noir et blanc où Hassan II, en costume de flanelle, regarde l’horizon d’un air grave. Il l’accrocha entre une planche d’agronomie sur la taille de la vigne et un article paru sur la ferme qui décrivait Amine comme un pionnier de la culture de l’olivier. Amine pensa que ça en imposerait quand il recevrait des clients et des fournisseurs ou quand ses ouvriers viendraient se plaindre. Ils passaient leur temps à geindre, leurs mains crasseuses posées sur le bureau, leurs visages burinés couverts de larmes. Ils se plaignaient de la misère. Ils regardaient dehors, par la porte vitrée, et avaient l’air d’insinuer qu’Amine, lui, était un bienheureux. Il ne pouvait pas comprendre ce que c’était que d’être un simple ouvrier, un cul-terreux qui ne possède, pour nourrir sa famille, qu’un lopin aride et deux poules. Ils réclamaient une avance, un piston, un crédit et Amine refusait. Il leur disait de se reprendre et de se montrer courageux, comme il l’avait lui-même été au début dans cette exploitation. « D’où croyez-vous que me vient tout ceci ? » demandait-il en tendant le bras. « Vous croyez que j’ai eu de la chance ? La chance n’a rien à voir là-dedans. » Il jeta un regard à la photographie du monarque et trouva que ce pays attendait trop du makhzen1 et des gens de pouvoir. Ce que le roi voulait c’étaient des travailleurs, des paysans orgueilleux, des Marocains fiers de leur indépendance durement gagnée.
Son exploitation grandissait et il fallut embaucher des ouvriers pour travailler dans les serres et récolter les olives. Il envoya Mourad dans les douars avoisinants et jusqu’à Azrou ou Ifrane. Le contremaître en revint, accompagné d’une bande de garçons malnutris qui avaient grandi dans les champs d’oignons et ne trouvaient pas de travail. Amine interrogea les jeunes gens sur leurs compétences. Il leur fit visiter les serres, les hangars, leur expliqua le maniement du pressoir. Les garçons le suivaient, silencieux et dociles. Ils ne posèrent pas de questions sauf celle concernant leur salaire. Deux d’entre eux voulurent des avances et les autres, enhardis par le courage de leurs camarades, dirent qu’ils en auraient bien besoin eux aussi. Amine n’eut jamais à se plaindre du travail de ces jeunes ouvriers qui se présentaient à l’aube et s’épuisaient à la tâche, sous la pluie ou le soleil brûlant. Mais au bout de quelques mois, certains disparurent. Dès qu’ils avaient empoché leur salaire, on ne les voyait plus. Ils ne cherchaient pas à s’installer ici, à fonder une famille, à se faire bien voir du patron pour obtenir une augmentation. Ils n’avaient qu’une idée en tête : gagner un peu d’argent et fuir la campagne et sa misère. Les cahutes, l’odeur de la fiente de poule, l’angoisse des hivers sans pluie et des femmes qui mouraient en couches. Pendant les journées qu’ils passaient sous les oliviers à secouer les branches pour faire tomber les fruits dans les filets, ils murmuraient leurs rêves de rejoindre Casablanca ou Rabat et les bidonvilles où ils avaient tous un oncle, un cousin, un grand frère parti faire fortune et qui ne donnait pas de nouvelles.
Amine les observait. Il perçut dans leur regard une impatience, une rage qu’il n’avait jamais vues encore et qui l’effrayèrent. Ces garçons maudissaient la terre. Ils détestaient les travaux auxquels, pourtant, ils se soumettaient. Et Amine pensa que sa mission n’était plus simplement de faire pousser les arbres et de récolter les fruits, mais de les retenir ici. Tous, à présent, voulaient vivre en ville. La ville les envahissait, pensée abstraite et obsessionnelle, la ville dont bien souvent ils ne savaient rien. Elle progressait, comme une bête rampante, comme une menace. Chaque semaine, elle paraissait plus proche et ses lumières mangeaient la campagne. La ville était vivante. Elle palpitait, elle avançait et charriait les rumeurs et les rêves malfaisants. Il semblait parfois à Amine qu’un monde était en train de disparaître, ou du moins une façon de voir le monde. Même les fermiers voulaient être des bourgeois. Les nouveaux propriétaires terriens, nés de l’indépendance, parlaient d’argent comme des industriels. Ils ne connaissaient rien de la boue, du gel, des aubes violettes où l’on marche entre les rangées d’amandiers en fleur et où le bonheur de vivre dans la nature apparaît aussi évident que sa propre respiration. Ils ne savaient rien des déceptions que vous procurent les éléments et ce qu’il faut d’opiniâtreté, d’optimisme, pour continuer à faire confiance aux saisons. Non, ils se contentaient d’arpenter leurs domaines en voiture pour le donner à voir à des visiteurs ravis, pour se vanter, mais ils n’en apprenaient rien. Amine n’avait que mépris pour ces fermiers de pacotille qui engageaient des contremaîtres et préféraient vivre en ville, avoir des relations, fréquenter le grand monde. Dans ce pays qui avait vécu de la terre et de la guerre pendant des siècles, on ne parlait plus que de ville et de progrès.
Amine se mit à haïr la ville. Ses lumières jaunes, ses trottoirs sales, ses boutiques à l’odeur de renfermé et ses grands boulevards sur lesquels les garçons marchaient sans but, les mains dans les poches pour masquer une érection. La ville et la bouche de ses cafés qui mangeaient la vertu des jeunes filles et la force de travail des hommes. La ville où l’on perdait ses nuits à danser. Depuis quand les hommes avaient-ils ce besoin de danser ? Est-ce que ce n’était pas stupide, est-ce que ce n’était pas ridicule, pensait Amine, ce goût de la fête qui s’était emparé de tous ? En vérité, Amine ne savait rien des grandes villes et la dernière fois qu’il était allé à Casablanca, les Français dirigeaient encore le pays. Il ne comprenait pas non plus grand-chose à la politique et ne perdait pas son temps à lire les journaux. Ce qu’il savait, il le devait à son frère Omar, qui vivait à présent à Casablanca et travaillait pour les services de renseignements. Omar venait parfois passer le dimanche à la ferme, où tout le monde, les employés comme Mathilde et Selim, le craignait. Il était encore plus maigre qu’autrefois et sa santé était mauvaise. Son visage et ses bras étaient couverts de plaques. Et sur son cou, son long cou décharné, sa pomme d’Adam remuait comme s’il n’arrivait pas à avaler sa salive. Omar, qui ne conduisait pas à cause de sa mauvaise vue, se faisait déposer à l’entrée du domaine par Brahim, son chauffeur. Les ouvriers se jetaient alors sur la luxueuse voiture et Brahim les repoussait en criant. Omar occupait un poste important, sur lequel il ne s’appesantit jamais. Il n’entrait pas dans le détail de ses missions et à peine avait-il soufflé, une fois, qu’il collaborait avec le Mossad et s’était rendu en Israël où, dit-il à son frère, « les plantations d’orangers n’ont rien à nous envier ». Omar répondait de manière vague aux questions d’Amine. Oui, il avait empêché des complots contre le roi et procédé à des dizaines d’arrestations. Oui, ce pays abritait, dans ses bidonvilles, dans ses universités, dans ses médinas populeuses, toute une foule d’écervelés et d’assassins qui appelaient à la révolution. « Marx ou Nitcha », sifflait-il en référence à Nietzsche et au père du communisme. Omar évoquait avec nostalgie le temps de la lutte pour l’indépendance où tous étaient unis par un même idéal et un nationalisme qui, lui semblait-il, devait être réactivé. Omar acheva de convaincre Amine. Les villes étaient dangereuses et mal fréquentées. Et le roi avait raison de préférer les paysans aux prolétaires.
En mai 1968, Amine écouta tous les soirs à la radio le compte rendu des événements en France. Il s’inquiéta pour sa fille qu’il n’avait pas vue depuis plus de quatre ans et qui étudiait la médecine à Strasbourg. Il ne pensait pas qu’elle puisse être influencée par ses camarades car Aïcha était comme lui, occupée seulement par le travail, persévérante et taiseuse. Mais il avait peur pour elle, son enfant, sa toute petite, sa fierté et sa joie, égarée au milieu du chaos. Il ne le confia jamais à personne, mais s’il avait accepté de faire construire la piscine, c’était pour Aïcha. Pour qu’elle soit fière de lui, pour qu’elle n’ait pas honte, elle, la future médecin, d’inviter un jour ses amis à la ferme. Il ne se vantait pas de la réussite de sa fille. À Mathilde, il disait sèchement : « Tu ne mesures pas la jalousie des gens. Ils seraient prêts à devenir borgnes pour que l’on soit aveugles. » Par sa fille, par son enfant, il devenait quelqu’un d’autre. Elle l’élevait, elle l’arrachait à la misère et à la médiocrité. Quand il pensait à elle, une intense émotion l’étreignait, comme une brûlure dans le torse qui l’obligeait à ouvrir grande la bouche et à prendre une inspiration. Aïcha était la première de cette famille à faire des études. Qu’on cherche aussi loin que possible parmi leurs ancêtres, personne n’avait su autant de choses qu’elle. Ils avaient tous vécu dans l’ignorance, dans une sorte d’obscurité et de soumission aux autres ou aux éléments. Ils n’avaient connu qu’une vie d’immédiateté, une vie à constater et à subir. Ils s’étaient agenouillés devant des rois et des imams, devant des patrons et des colonels de l’armée. Il lui semblait que depuis que les Belhaj existaient, aussi loin que remontaient ses origines, s’étaient succédé des existences sans profondeur, où l’on transmettait des connaissances frustes ou des vérités de bon sens, rien qu’on puisse trouver dans les livres que lisait Aïcha. Au seuil de leur vie, tout ce qu’ils avaient appris venait de leur expérience du monde.
Il demanda à Mathilde d’écrire pour que leur fille rentre à la maison, aussi vite que possible. Les examens avaient été reportés et elle n’avait plus rien à faire là-bas, dans ce pays où tout s’écroulait. Aïcha reviendrait bientôt et il marcherait avec elle au milieu des plantations de pêchers et des allées d’amandiers. Elle était capable, autrefois, de désigner sans jamais se tromper l’arbre qui donnait des fruits amers. Amine avait toujours refusé de couper ces arbres-là, de s’en débarrasser. Il disait qu’il fallait leur donner une chance, attendre une floraison nouvelle, continuer d’espérer. La petite fille d’autrefois, l’enfant à la tête de mouton, était devenue doctoresse. Elle avait un passeport, parlait l’anglais et, quoi qu’il arrive, elle ferait mieux que sa mère et ne passerait pas son existence à quémander. Aïcha construirait des piscines pour ses enfants. Elle saurait, elle, ce que c’est que l’argent durement gagné.
Selim quitta le lycée à la fin des cours et gara sa mobylette devant le club nautique. Quand il pénétra dans les vestiaires, une bande de garçons nus jouaient à se frapper avec leurs serviettes. Il en reconnut quelques-uns, qui étaient avec lui en classe de terminale à l’école des jésuites. Il les salua, se dirigea vers son casier et, lentement, il se déshabilla. Il roula ses chaussettes en boule. Il plia son pantalon et sa chemise. Il accrocha sa ceinture à un cintre. Puis il se retrouva en caleçon devant le petit miroir de son casier de fer. Depuis quelque temps, il lui semblait que son corps n’était plus tout à fait le sien. Il s’était transporté dans le corps d’un autre, un inconnu dont il ne savait rien. Son torse, ses jambes et ses pieds s’étaient couverts de poils blonds. Grâce à la natation, qu’il pratiquait assidûment, ses pectoraux s’étaient développés. Il ressemblait de plus en plus à sa mère qu’il dépassait à présent de presque dix centimètres. D’elle il avait hérité la blondeur, les épaules larges et le goût pour l’activité physique. Cette ressemblance l’incommodait, le gênait comme un vêtement trop petit dont il ne pouvait se défaire. Dans la glace, il reconnaissait le sourire de sa mère, le dessin de son menton, et il avait l’impression que Mathilde avait pris possession de lui, qu’elle le hantait. Jamais il ne pourrait se séparer d’elle.
Son corps n’avait pas seulement changé d’aspect. Il lui imposait à présent des désirs, des pulsions, des douleurs dont il ignorait jusque-là l’existence. Ses rêves n’avaient plus rien à voir avec les songes sereins de son enfance, ils étaient comme un poison qui pénétrait en lui et l’intoxiquait des jours et des jours. Oui, il était grand et fort mais il avait gagné ce corps d’homme au prix du sacrifice de sa tranquillité. Une inquiétude constante l’habitait. Son corps se troublait pour un rien. Ses mains devenaient moites, sa nuque était parcourue de frissons, son sexe durcissait. Sa croissance ne lui apparut pas comme un triomphe mais comme une dévastation.
Autrefois, les ouvriers aimaient bien se moquer de Selim. Ils lui couraient après dans les champs, ils riaient de la maigreur de ses mollets, de sa peau blanche qui prenait des coups de soleil. Ils l’appelaient « le gosse », « le gringalet » et parfois même « l’Allemand » pour le faire enrager. Selim était un gamin comme tous les autres gamins et il se confondait avec eux sans que personne ne fasse la différence. Il attrapait des poux à force de frotter ses cheveux blonds aux tignasses des enfants bergers. Il avait eu la gale, s’était fait mordre par un chien et il avait joué, avec les gosses des environs, à des jeux obscènes. Les ouvriers et les ouvrières le laissaient partager leurs repas et ne pensèrent jamais que ce n’était pas assez bien pour le fils du patron. Un enfant n’a besoin de rien d’autre pour grandir que de pain, d’huile d’olive et de thé chaud et sucré. Les femmes lui pinçaient les joues et s’extasiaient devant sa beauté. « Tu pourrais être berbère. Un vrai Rifain, avec ces yeux verts et ces taches de rousseur. » Un enfant pas d’ici en tout cas, c’est ce que Selim comprenait.
Quelques mois auparavant, pour la première fois, un ouvrier l’avait appelé « Sidi » et lui avait témoigné une déférence à laquelle il ne s’attendait pas. Selim en avait été stupéfait. Il n’avait pas su, alors, s’il éprouvait de la fierté ou au contraire une gêne, un sentiment d’imposture. Un jour on était enfant. Et puis on devenait un homme. On entendait : « Un homme ne fait pas ça » ou bien « Tu es un homme maintenant, comporte-toi comme tel ». Il avait été enfant et à présent, il ne l’était plus, aussi brutalement que cela, sans que rien ne soit expliqué. Il avait été éjecté du monde des caresses, des paroles douces, du monde de l’indulgence pour être jeté sans ménagement, sans explication, dans la vie des hommes. Dans ce pays, l’adolescence n’existait pas. Il n’y avait pas de temps, pas d’espace pour les atermoiements de cet âge flottant, cet entre-deux obscur et indécis. Cette société haïssait toute forme d’ambiguïté et elle regardait ces adultes en devenir avec méfiance, les confondant avec ces affreux faunes de la mythologie aux jambes de bouc et au torse de garçon.
Dans le vestiaire enfin vide, il retira son caleçon et tira de son sac le maillot bleu ciel que sa mère lui avait offert. Tandis qu’il l’enfilait, il songea qu’il n’avait jamais vu le sexe de son père. Cette pensée le fit rougir et son visage devint brûlant. À quoi ressemblait son père quand il était nu ? Lorsqu’ils étaient enfants, Amine les emmenait parfois à la mer dans le cabanon du docteur Palosi et de sa femme Corinne. Avec le temps il avait pris l’habitude de seulement les déposer et de revenir les chercher deux ou trois semaines plus tard. Jamais il ne descendit sur la plage et ne se mit en maillot. Il prétendait qu’il avait trop de travail et que les vacances étaient un luxe qu’il ne pouvait pas se permettre. Mais Selim avait entendu Mathilde affirmer qu’Amine avait peur de l’eau et s’il les abandonnait à leurs joies estivales c’est parce qu’il ne savait pas nager.
La joie. Les vacances. Tout comme il ignorait à quoi ressemblait le sexe de son père, Selim ne se rappelait pas avoir vu celui-ci s’adonner à des loisirs, jouer, se détendre, rire ou faire la sieste. Son père ne cessait de pourfendre les traîne-savates, les paresseux, les bons à rien, qui ne connaissaient pas la valeur du travail et perdaient leur temps à se plaindre. Il trouvait ridicule la passion de Selim pour le sport : le club nautique mais aussi l’équipe de football dont il faisait partie et avec laquelle il jouait tous les week-ends. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il semblait à Selim que son père avait toujours porté sur lui un regard désapprobateur.
Son père le glaçait, le pétrifiait. Il suffisait qu’il sache qu’Amine était là, dans les parages, pour ne plus parvenir à être lui-même. Et, à vrai dire, toute la société lui faisait cet effet. Le monde dans lequel il vivait avait le regard de son père et il lui paraissait impossible d’être libre. Ce monde était plein de pères auxquels il fallait témoigner son respect : Dieu, le roi, les militaires, les héros de l’indépendance et les travailleurs. Toujours, quand quelqu’un vous abordait, au lieu de vous demander votre nom, il s’enquérait : « De qui es-tu le fils ? »
Avec les années, alors qu’il était de plus en plus évident qu’il ne deviendrait pas, comme son père, paysan, Selim se sentit un peu moins le fils d’Amine. Il pensait parfois à ces artisans dans les ruelles de la médina et aux jeunes apprentis qu’ils formaient dans leurs ateliers en sous-sol. Les chaudronniers, les tisserands, les brodeurs et les charpentiers qui nouaient avec leurs maîtres des relations pleines de déférence et de gratitude. Le monde fonctionnait ainsi : les anciens transmettaient leur art aux plus jeunes et le passé pouvait continuer d’infuser le présent. C’est pour cela qu’il fallait embrasser l’épaule ou la main de son père, qu’il fallait se baisser en sa présence et lui signifier son entière soumission. On ne se libérait de cette dette que le jour où l’on devenait soi-même père et où l’on pouvait dominer à son tour. La vie ressemblait à la cérémonie d’allégeance où tous les dignitaires du royaume, tous les chefs de tribu, tous les hommes fiers et beaux dans leur djellaba blanche, dans leur burnous, embrassaient la paume du souverain.

Au club, son entraîneur prétendait qu’il pourrait devenir un grand champion s’il s’en donnait les moyens. Mais Selim n’avait aucune idée du genre d’homme qu’il pourrait être. Il n’aimait pas les études. Ses professeurs, des jésuites, fustigeaient sa paresse et son indolence. Il ne se tenait pas mal, ne répondait pas aux adultes et baissait la tête quand on lui jetait ses copies médiocres à la figure. Il avait le sentiment qu’il n’était pas dans le bon monde, dans le bon lieu. Comme si quelqu’un s’était trompé et l’avait déposé là, dans cette ville ennuyeuse et stupide, au milieu de ces petits-bourgeois aux idées courtes. L’école fut pour lui un supplice. Il eut toujours du mal à se concentrer sur ses livres et ses cahiers. Son esprit était appelé ailleurs, vers les arbres de la cour, la poussière qui volait dans un rayon de soleil, le visage d’une fille, à travers la fenêtre, qui lui souriait. Enfant, il avait souffert le martyre pendant les cours de mathématiques. Il ne comprenait rien. Tout se confondait en un magma informe et lui donnait envie de hurler. Le professeur l’interrogeait et Selim bégayait, sa voix bientôt couverte par les rires de ses camarades. Sa mère avait lu des livres à ce propos. Elle avait voulu consulter des médecins. Depuis toujours, Selim se sentait tendu, contraint, retenu. Il avait l’impression de vivre dans ces cellules de torture où les prisonniers ne peuvent ni se mettre debout ni s’étendre.
Dans le bassin, quand il nageait, il trouvait une certaine sérénité. Il lui fallait épuiser son corps. Dans l’eau, alors qu’il n’avait d’autre objectif que de respirer et d’aller vite, il pouvait rassembler ses pensées. Comme si enfin il trouvait la bonne pulsation, le bon rythme, que s’opérait une espèce d’harmonie entre son corps et son âme. Ce jour-là, tandis qu’il effectuait ses longueurs sous la supervision de son entraîneur, son esprit divagua. Il se demanda si ses parents s’aimaient. Il ne les avait jamais entendus se dire des mots tendres et ne les avait jamais vus non plus s’embrasser. Ils restaient parfois des jours sans se parler et Selim pouvait sentir que circulait entre eux un torrent de haine et de reproches. Mathilde, dans ses colères, dans ses tristesses, oubliait toute pudeur et toute retenue. Elle employait des mots vulgaires, criait, et Amine lui enjoignait de se taire. Elle lui jetait au visage ses trahisons, ses infidélités, et Selim, tout adolescent qu’il était, comprit que son père voyait d’autres femmes et que Mathilde, dont les yeux étaient toujours rouges, en souffrait. L’image du sexe d’Amine ressurgit dans son esprit, si choquante que Selim perdit son rythme et l’entraîneur le tança.
Amine se fichait des mauvais résultats de son fils. Hier, un professeur avait convoqué Mathilde pour lui dire que Selim était un bon à rien et qu’il n’aurait jamais son baccalauréat. Amine non plus ne l’avait pas eu. « Et je ne m’en porte pas plus mal », confia-t-il à son fils. Amine l’avait emmené sur l’exploitation. Dans la chaleur humide des serres, sous les hangars surchauffés où on chargeait les plants sur des camions, il lui avait dressé l’inventaire de ce qui bientôt serait à lui. Il semblait guetter sur le visage de son fils le signe d’une certaine fierté, d’un orgueil même à l’idée d’être un jour le patron de ce domaine. Mais Selim n’était pas parvenu à masquer son ennui. Tandis que son père parlait des nouvelles techniques d’irrigation dans lesquelles il faudrait investir, Selim avait aperçu une bouteille en plastique qui traînait sur le sol. Sans réfléchir, il avait donné un coup de pied dedans et l’avait envoyée vers un garçon appuyé contre un mur qui accueillit ce geste en riant. Amine l’avait frappé à l’arrière du crâne : « Tu ne vois pas que ces gens travaillent ? » Et il s’était mis à jurer et à regretter, à haute voix, que Selim n’ait pas le sérieux de sa grande sœur dont le seul défaut était d’être une femme.

1. Dérivé du verbe khazana qui signifie « cacher » ou « préserver », le makhzen désigne, dans le langage populaire, l’État et ses agents, et, plus spécifiquement, le roi et son entourage.

À propos de l’auteur
Leïla Slimani © Photo DR
Leïla Slimani est née en 1981. Elle est l’autrice de trois romans parus aux Éditions Gallimard: Dans le jardin de l’ogre, Chanson douce (prix Goncourt 2016, Grand Prix des lectrices de Elle 2017) et Le pays des autres, qui a reçu le Grand Prix de l’héroïne Madame Figaro 2020. (Source: Éditions Gallimard)
Page Wikipédia de l’auteur https://fr.wikipedia.org/wiki/Le%C3%AFla_Slimani

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Milwaukee Blues

DALEMBERT_milwaukee_blues

  RL-automne-2021 coup_de_coeur

Lauréat du Prix littéraire Patrimoines de la Banque Privée BPE
Finaliste du prix Landerneau des lecteurs et du Prix FNAC 2021
En lice pour le Prix Goncourt et le Goncourt des Lycéens 2021

En deux mots
Si l’épicier pakistanais avait su qu’ il condamnait à mort le jeune homme qu’il avait cru voir avec un faux billet, il n’aurait jamais composé le 9-1-1. Emmett est appréhendé quelques minutes plus tard par la police de Milwaukee et mourra étouffé. Ses proches vont alors tour à tour prendre la parole pour retracer son parcours.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Combien faudra-t-il de morts… ?

Au lieu de devenir un symbole du rêve américain, Emmett va devenir la victime d’un système ségrégationniste et raciste. En s’emparant d’une histoire à la George Floyd, Louis-Philippe Dalembert raconte l’Amérique déchirée qu’il a rencontré à Milwaukee.

Après Mur Méditerranée qui traitait de la question des migrants à travers le parcours de trois femmes, Louis-Philippe Dalembert continue à s’appuyer sur l’actualité la plus brûlante pour construire ses romans. Dans Milwaukee Blues il est question d’un homme noir appréhendé par la police et qui mourra étouffé malgré ses appels à l’aide. Si le décès de George Floyd est encore présent dans toutes les mémoires, le romancier transpose l’histoire à Milwaukee, ville moyenne du Wisconsin, à 150 kilomètres de Chicago.
Le premier personnage à prendre la parole dans ce roman choral est l’épicier pakistanais qui a pris contact avec la police après avoir cru voir un faux billet dans les mains de l’homme qui, quelques minutes plus tard, sera la victime d’une interpellation musclée qui lui coûtera la vie. Est-il encore utile d’ajouter qu’il regrette amèrement son geste et que désormais un sentiment de culpabilité l’habite.
Construit autour de ce choc initial qui, comme le souffle d’une explosion, va se propager et frapper au fur et à mesure des zones concentriques de plus en plus larges, le roman va nous faire connaître au fil des chapitres les relations qu’entretenaient les différents protagonistes et la façon dont ils ont reçu l’annonce de du décès d’Emmett.
Après l’épicier, c’est à sa mère de prendre la parole, celle qui lui conseillait de raser les murs pour éviter les ennuis, puis à son amie d’enfance, son épouse, son coach sportif qui entendait en faire un footballeur professionnel, son institutrice qui, en découvrant le fait divers se demande «ça ne s’arrêtera donc jamais?», sa fiancée, son ami dealer ou encore la pasteure de son quartier qui organisera une marche en son hommage et qui finira par dégénérer.
Autant de témoignages qui permettent de reconstituer la vie de ce jeune noir, de cette énième victime d’un système qui, même s’il ne veut pas l’avouer, comporte en son sein des racistes avérés. Et ce depuis des décennies. Le prénom d’Emmett, choisi par l’auteur, fait d’ailleurs référence à Emmett Till, un jeune noir lynché à mort en 1955 et qui tend à prouver que depuis des décennies rien n’a vraiment changé.
Car l’histoire aurait pu être bien différente. Né dans le quartier noir de Franklin Heights, il aurait même pu être le symbole du rêve américain, réussir à sortir de la misère sociale et s’élever au rang de héros. Car cette grande tige s’est vite avérée douée pour le football américain. Repéré par un coach, il réussira à intégrer une équipe universitaire avec l’ambition de se faire remarquer par les équipes professionnelles et de faire drafter. Mais ce challenge va le pousser à vouloir en faire toujours plus, jusqu’à ce que son rêve se brise.
Louis-Philippe Dalembert, qui a enseigné à l’Université Wisconsin-Milwaukee, met la littérature au service d’une réalité qu’il a pu côtoyer de près. L’Amérique qu’il dépeint, à l’ère Trump, est un pays qui reste marqué par la discrimination, la ségrégation et le racisme. Mais son message va bien au-delà de cette époque et de ce pays. Les images qu’il convoque sont autant de piqûres de rappel, autant d’appels à la raison, au vivre ensemble, à la tolérance, à l’humanité qui devrait être le fondement de toute société.

Calendrier des rencontres avec l’auteur

Milwaukee Blues
Louis-Philippe Dalembert
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
276 p., 21 €
EAN 9782848054131
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, principalement à Milwaukee dans le Wisconsin.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Depuis qu’il a composé le nine one one, le gérant pakistanais de la supérette de Franklin Heights, un quartier au nord de Milwaukee, ne dort plus : ses cauchemars sont habités de visages noirs hurlant « Je ne peux plus respirer ». Jamais il n’aurait dû appeler le numéro d’urgence pour un billet de banque suspect. Mais il est trop tard, et les médias du monde entier ne cessent de lui rappeler la mort effroyable de son client de passage, étouffé par le genou d’un policier.
Le meurtre de George Floyd en mai 2020 a inspiré à Louis-Philippe Dalembert l’écriture de cet ample et bouleversant roman. Mais c’est la vie de son héros, une figure imaginaire prénommée Emmett – comme Emmett Till, un adolescent assassiné par des racistes du Sud en 1955 –, qu’il va mettre en scène, la vie d’un gamin des ghettos noirs que son talent pour le football américain promettait à un riche avenir.
Son ancienne institutrice et ses amis d’enfance se souviennent d’un bon petit élevé seul par une mère très pieuse, et qui filait droit, tout à sa passion pour le ballon ovale. Plus tard, son coach à l’université où il a obtenu une bourse, de même que sa fiancée de l’époque, sont frappés par le manque d’assurance de ce grand garçon timide, pourtant devenu la star du campus. Tout lui sourit, jusqu’à un accident qui l’immobilise quelques mois… Son coach, qui le traite comme un fils, lui conseille de redoubler, mais Emmett préfère tenter la Draft, la sélection par une franchise professionnelle. L’échec fait alors basculer son destin, et c’est un homme voué à collectionner les petits boulots, toujours harassé, qui des années plus tard reviendra dans sa ville natale, jusqu’au drame sur lequel s’ouvre le roman.
La force de ce livre, c’est de brosser de façon poignante et tendre le portrait d’un homme ordinaire que sa mort terrifiante a sorti du lot. Avec la verve et l’humour qui lui sont coutumiers, l’écrivain nous le rend aimable et familier, tout en affirmant, par la voix de Ma Robinson, l’ex-gardienne de prison devenue pasteure, sa foi dans une humanité meilleure.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Actualitté (Victor de Sepausy)
Blog Mediapart (Fréderic L’Helgoualch)
Benzinemag (Alain Marciano)
Reforme.net (Isabelle Wagner)
Blog Pamolico
Revue de presse proposée par les éditions Sabine Wespieser


Louis-Philippe Dalembert présente Milwaukee Blues © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« FRANKLIN, LES ANNÉES D’ENFANCE

NINE-ONE-ONE
Je n’aurais jamais dû composer ce foutu numéro. Si je pouvais, je supprimerais définitivement le 9 et le 1 du cadran de mon smartphone. Comme un cyclone, ou une inondation, raye du jour au lendemain un village entier de la carte du monde. J’aurais une application spéciale avec un clavier sans ces chiffres. Je suis prêt à la payer un bras, s’il le faut. Cela dit, si c’était possible, ça le serait partout ailleurs, sauf ici. Pour les résidents de ce pays, le « nine-one-one » est une référence incontournable. Un peu à l’image de notre supérette pour les habitants de ce bout de Franklin Heights. Le prolongement naturel des doigts, au moindre pet de travers : une prise de bec entre conjoints, un gosse qui en a marre de ses parents, un passant inconnu qui marche tête baissée ou rase trop les murs, un clochard qui confond une bouche d’incendie avec une pissotière, le type bodybuildé qui a oublié de ramasser la crotte de son caniche… sans évoquer des problèmes beaucoup plus graves, genre le mec bourré ou « cracké » qui tabasse sa gonzesse – parfois, c’est l’inverse, mais c’est plus rare –, avant qu’elle ne se mette à crier sa peine aux oreilles des voisins ; ou le prédateur pervers qui course un enfant en plein jour… Toutes ces choses dont on cause à longueur de journée à la télé ou sur le Net. Qui te forcent à espionner tes gosses, à fouiller dans leur téléphone, à être sur leur dos H 24, de peur qu’ils ne se fassent violer puis massacrer, ou l’inverse. Bref, à leur pomper l’air et à faire d’eux les névrosés de demain, dont une grosse part du salaire atterrira en liquide et sans facture dans la poche d’un psy.
Dieu seul sait pourtant s’il y en a, des problèmes, dans cette ville. Elle a beau être la plus grande de l’État, elle n’en est pas moins paumée. Même si ceux qui ont un peu de blé se la pètent avec leurs clubs privés, leur opéra… et leur fichu accent du Wisconsin, qu’ils peinent à cacher aux oreilles du reste du pays. Suffit qu’ils soient fatigués ou qu’ils aient un petit coup de champagne dans le nez, et ils perdent leurs grands airs, te bouffent une voyelle dans un mot, « M’waukee », traînent trop sur une autre, « baygel » au lieu de « baggle ». J’aurais mieux fait de me barrer depuis longtemps. Quand mes potes, après le lycée, ont voulu monter à Chicago, la métropole la plus proche, pour y poursuivre leurs études. Les universités de là-bas sont bien meilleures que celles d’ici, en tout cas mieux cotées sur le marché du travail. Pour la plupart des copains, c’était juste un prétexte car, au bout du compte, ils n’ont jamais mis ne serait-ce que la pointe d’un orteil à l’université. Faute de thune, peut-être. Dans ce foutu pays d’Amérique, même quand c’est une fac publique, ça n’a jamais de « public » que le nom. À la sortie, tu peux te retrouver endetté pour une, voire deux générations. Comme si t’avais acheté une putain de baraque.
Aux dernières nouvelles, tous ces potes, ou presque, vivotent de job en job. À quoi bon partir si c’est pour aller faire ailleurs le même boulot de chiottes qu’en restant chez toi ? Comme ce cousin qui a fini par monter une supérette à Evanston, dans la banlieue nord de Chicago, où un habitant sur trois est haïtien, enfin presque, alors qu’il aurait suffi de reprendre celle de ses parents ici. Au fond, ces mecs avaient juste envie de changer d’horizon. Respirer un autre air, où tout semble possible. Où les rêves les plus fous sont permis, voire encouragés. C’est la grande force de ce pays. C’est pas comme au Pakistan où, enfant puis adolescent, j’ai passé deux étés avec mes vieux. Ici, il y a toujours un endroit où aller planter sa tente pour essayer de changer son rêve en réalité. Même si, à l’arrivée, tu te fais carotter par plus malin que toi, que tu crèves la gueule ouverte, sans jamais y parvenir. Au moins, tu meurs avec l’espoir en étendard. Il n’y a pas pire que crever sans espoir.

C’est sûr, j’aurais dû mettre les voiles avec mes potes. Pousser même une tête jusqu’à New York, comme les plus entreprenants du groupe. Histoire de bien creuser la distance avec tout ça, laisser les choses derrière soi. Ça peut être salutaire, parfois, de tirer une croix franche sur le passé. Enfin, façon de parler, car les croix et nous, vous savez. Au final, je suis resté enterré dans ce trou. Sans un diplôme en poche, j’ai échoué à la supérette de mon oncle, à la place du cousin parti à Chicago. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? À part crever la dalle, ou vivre aux crochets de mes vieux, avec cette fille qui est tombée tout de suite en cloque et qui n’a rien trouvé de mieux que de me pondre deux mioches coup sur coup. Elle refuse de prendre la pilule, comme toutes ces femmes incapables d’aligner deux mots sans se mettre à parler de religion. Du coup, le soir, dans le lit, t’as beau avoir la trique, eh bien, tu as peur de l’approcher. Quand enfin tu prends ton courage en main, tu y vas en tremblant. Des fois qu’elle retombe enceinte. Ça ferait une bouche de plus à nourrir, et toutes les dépenses que ça implique jusqu’à la fin du lycée, si le gosse ne s’est pas perdu en route. L’Oncle Sam ne fait pas de cadeau. Je ne veux pas d’une flopée de mômes, moi, comme on voit chez les Noirs et les Hispaniques. Ça multiplie les problèmes pour les gens comme nous, qui n’ont pas un crédit illimité à la banque.
J’aurais dû écouter mon cousin, monter à Chicago avec lui et notre bande de potes. Je n’aurais pas eu à composer ce foutu « nine-one-one ». Je n’aurais pas passé toutes ces nuits sans sommeil. Après la première, je croyais que je n’y aurais plus repensé. Du moins, ça se serait atténué, quitte à revenir une fois de temps en temps ; et j’aurais dormi huit heures d’affilée, quitte à être réveillé par mes propres ronflements, comme ça pouvait m’arriver avant. Mais non. C’est même plutôt le contraire. Ça empire au fil des nuits. J’en suis arrivé à ne plus pouvoir fermer l’œil du tout. Je peux me casser le cul au boulot toute la journée, la nuit venue, je ne m’écroule pas au lit pour autant. Les rares fois où j’y arrive, c’est pour me précipiter dans un trou sans fond, sans aucune saillie dans la paroi où m’agripper. En vrai, ça dure quelques minutes. Dans le sommeil, ça paraît une éternité. Et tout le long, une meute de visages noirs accompagne ma chute, en hurlant : « Je ne peux pas respirer ! Je ne peux pas respirer ! Je ne peux pas… » Je me réveille en sursaut et en sueur. Je manque d’air. J’étouffe moi aussi. Je me précipite vers la fenêtre, je l’ouvre à toute volée sans pouvoir néanmoins respirer. Il faut plusieurs minutes avant que mon cœur ne retrouve un rythme à peu près supportable pour quelqu’un de normal comme moi.
L’imam à qui j’en ai parlé, en quête d’un peu de réconfort, m’a dit que j’avais fait le bon choix. « The right thing. C’est la loi. » Tu es obligé d’appeler la police quand tu suspectes un client de t’avoir fourgué un billet contrefait. Autrement, c’est toi qui trinques. Ça peut t’amener à la case prison. Il l’a dit avec d’autres mots, précieux et contrôlés, qui sont ceux des hommes de foi, mais ça revient au même. N’empêche, c’est moi qui ai composé ce foutu numéro. Par réflexe. Le prolongement de nos doigts, je vous dis. Un peu par lâcheté aussi. Par les temps qui courent, il ne fait pas bon pour un musulman d’avoir affaire aux flics. Même pour une histoire de faux billets. Ils auront vite fait de t’accuser de blanchir de l’argent pour financer des activités terroristes, Daech et autres organisations pas en odeur de sainteté, dont tu ignorais jusqu’au nom avant qu’ils ne te gueulent dessus, voire pire, en garde à vue et te foutent la trouille de ta vie. Alors, j’ai composé le « nine-one-one ». D’ailleurs, je ne sais toujours pas si ce foutu billet était faux pour de vrai, ou pas. Les flics l’ont embarqué avec le type. Comme pièce à conviction, qu’ils ont dit. Et personne n’a payé le paquet de cigarettes que l’autre a acheté.

Quand j’ai composé ce fichu numéro, je n’ai pas cafté tout de suite que le type était noir. J’ai juste dit qu’il était grand et baraqué. Avec un début de calvitie au sommet du crâne. Je m’en suis rendu compte quand il s’est baissé pour ramasser le billet qui était tombé par terre. Il aurait été blanc, ou comme nous, il l’aurait peut-être camouflée avec un rabat de mèche. C’est le type de calvitie qu’on peut masquer facile, sauf si on a les cheveux en laine crépue comme lui. J’ai aussi signalé la couleur des vêtements. Un tee-shirt noir, qu’il portait ample, et un jean délavé. Pas ceux à la mode, qu’on te vend une blinde, avec des trous partout. Celui-ci, ça se voyait, s’était délavé avec le temps. Il avait dû en faire, des guerres. Ou son propriétaire y tenait beaucoup. Ou il n’avait pas les moyens de s’offrir un pantalon neuf. Allez savoir. Il chaussait aussi des bottines mastoc beiges, pareilles à celles que les ouvriers portent sur les chantiers, avec un embout renforcé pour se protéger les orteils de la chute d’objets lourds. Il devait avoir entre quarante et cinquante piges. Difficile pour moi d’être plus précis. Je ne sais jamais dire l’âge pour les Noirs et les Asiatiques. Les Blancs, c’est facile : la trentaine à peine passée, ils en paraissent cinquante. Le gars aurait été pakistanais, ç’aurait été plus simple. J’ai grandi avec, vous comprenez ?
La dame à l’autre bout de la ligne avait une voix plus stressante que rassurante. Elle a insisté. De quel type était l’homme ? J’ai très bien compris ce qu’elle voulait savoir, mais j’ai fait semblant de ne pas comprendre. J’ai pris d’instinct l’accent paki. Je suis imbattable à ce jeu. Avec les potes, on charriait souvent les parents, venus de là-bas comme les miens, pour se venger de leurs punitions. J’ai donc pris l’accent paki, alors que je suis né ici. C’est pour ne pas avoir d’ennuis, si vous voyez ce que je veux dire. Ni avec les flics, ni avec les gars du quartier, qui m’auraient traité de balance et gratifié, après, du traitement qui va avec. C’était une porte de sortie. On n’est jamais trop prudent. Je pourrais toujours dire que je n’avais pas bien compris. Pourtant, j’avais capté, et comment. Mais j’ai fait semblant que non. Je lui ai donné d’autres détails. La taille, la corpulence. Le type et la couleur des vêtements, des trucs comme ça. Je crois même lui avoir refilé la marque du jean. Les godasses d’ouvrier du bâtiment. Mais elle a insisté, en me brusquant. Elle n’avait pas que ça à fiche. Avec mon accent, elle n’a plus pris de gants. Elle a commencé à me menacer, et tout. Il s’agissait d’un délit grave, passible de poursuites judiciaires. Je risquais au minimum une lourde amende pour dérangement intempestif de la police, il y a d’autres administrés en danger qui ont vraiment besoin d’aide, quelque chose dans le genre, vous voyez ?
En tant qu’Oriental, musulman qui pis est, on n’est pas dupe de ce qui se passe entre la police et les Noirs. Quand tu vois la barbe de ton copain en feu, mieux vaut prendre les devants et mettre la tienne à la trempe. C’est un proverbe que j’ai ramené de la bouche des Haïtiens de Chicago, le temps que je suis resté là-bas, dans leur quartier. Mais tant que ça ne te touche pas, tu la fermes, pour ne pas t’attirer d’emmerdes. Vous voyez ce que je veux dire ? Je n’allais pas leur livrer le gars pieds et poings liés. C’est la loi du quartier : ne jamais balancer aux flics. Celle-là, pour le coup, elle n’est pas écrite. Alors, quand la dame a insisté à l’autre bout du fil, en m’engueulant presque, avec cette intonation criarde du parler d’ici qui t’amène à gueuler sans même t’en rendre compte, j’ai pris la tangente une nouvelle fois. J’ai dit que le type semblait un peu éméché, mais qu’il n’était pas agressif. Il était même souriant. Il avait échangé quelques mots avec une cliente présente à la supérette, comme s’ils se connaissaient depuis toujours.
Personnellement, c’est la première fois que je le voyais. Je connais pourtant la plupart des clients, ils habitent tous le quartier. Comme personne ne s’aventure ici, à moins d’être un touriste, il n’y en a pas d’autres. À force, j’ai fini par connaître la plupart d’entre eux, et aussi la famille : la mère, le père, quand il y en a, les enfants… On commente souvent la météo et l’actualité sportive : les Bucks, les Brewers, même les Packers de Green Bay. Il nous arrive de rigoler ensemble. Celle qui me fait le plus marrer, c’est Ma Robinson, une ex-matonne devenue pasteure, à la retraite. Elle a une de ces dégaines. Ce que j’aime, mais grave, c’est quand l’ancienne gardienne de prison reprend le dessus sur la révérende. Elle te sort alors de ces mots salés, qui ne doivent pas figurer beaucoup dans la Bible. Enfin, j’imagine. Car je n’ai pas lu d’autres livres sacrés, à part le Coran. Et encore, quelques passages quand, adolescent, il fallait faire plaisir à l’imam et à mes vieux. Bref, elle a dû en apprendre de bonnes en taule. À propos de prison, j’ai aussi bavardé quelques fois avec Stokely, une autre figure historique du quartier, avec Ma Robinson et Authie. Dix ans de cabane derrière lui. Depuis, il s’est rangé et tente d’apprendre aux jeunes comment y échapper. Avec Authie, vaut mieux pas qu’ils se croisent, ces deux-là. Ils se tirent la tronche en permanence ; ça dure depuis un bail, à ce qu’il paraît. Si l’un se trouve déjà dans la supérette, l’autre reste à l’extérieur tant qu’il n’est pas sorti, avant de rentrer à son tour.

Tout ça pour dire que le gars, je ne l’avais jamais vu. Je n’ai même pas fait le lien avec sa mère, que j’avais dû croiser une ou deux fois. Lui, n’avait pas mis les pieds à la supérette avant. Je m’en serais souvenu sinon. C’est peut-être à cause des deux années que j’ai passées chez les Haïtiens, à Chicago. J’avais fini par partir, en fait. Avec ma femme et les deux gosses. C’était trop tentant, … »

À propos de l’auteur
DALEMBERT_Louis-Philippe_DRLouis-Philippe Dalembert © Photo DR

Louis-Philippe Dalembert est né à Port-au-Prince et vit à Paris. Depuis 1993, il publie chez divers éditeurs, en France et en Haïti, des nouvelles, de la poésie – notamment aux éditions Bruno Doucey –, des essais et des romans. Ses romans paraissent désormais chez Sabine Wespieser éditeur: Avant que les ombres s’effacent (2017) a remporté le prix Orange du Livre et le prix France Bleu/Page des libraires; Mur Méditerranée, paru en août 2019, a été lauréat du prix de la Langue française, des prix Goncourt de la Suisse et de la Pologne et finaliste du prix Goncourt des lycéens. Son nouveau roman, Milwaukee Blues, a paru pour la rentrée littéraire 2021.
Pensionnaire de la Villa Médicis (1994-1995), écrivain en résidence à Jérusalem et à Berlin, l’auteur a été professeur invité dans de nombreuses universités américaines, notamment à l’université Wisconsin-Milwaukee. Pour y séjourner régulièrement depuis les années 1980, il connaît bien les États-Unis où, comme nombre de Haïtiens, vit une partie de sa famille. Il a été titulaire de la Chaire d’écrivain en résidence du Centre d’écriture et de rhétorique de Sciences Po pour le premier semestre 2021. (Source: Éditions Sabine Wespieser)

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