Trio des Ardents

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En deux mots
C’est dans le Paris des années 1930 qu’Isabel Rawsthorne rencontre Alberto Giacometti où elle finance ses études aux Beaux-arts en posant comme modèle. C’est à Londres durant le Blitz qu’elle croise Francis Bacon. Trois artistes qui traversent le XXe siècle, dans le bruit, la fureur et la passion artistique et amoureuse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Amour, gloire et beauté

Patrick Grainville poursuit avec gourmandise son exploration de l’histoire de l’art. Après Falaise des fous et Les yeux de Milos, voici donc un trio composé d’Isabel Rawsthorne, la peintre la plus méconnue des trois, d’Alberto Giacometti et de Francis Bacon.

«Elle, la plus belle des femmes de son temps, car l’hyperbole lui va. Tous les témoins de l’époque subjugués. Par l’ampleur souple de son pas, sa baudelairienne manière. Sa crinière, son flux. Elle est solaire, élancée, avec des fonds de mélancolie mouvante. Mariée à un reporter de guerre, Sefton Delmer, mais nomade, artiste, radicalement libre, rebelle. Un charme violent jaillit de ses grands yeux en amande, de ses pommettes de cavalière des steppes… Elle est sauvage, exubérante, dotée d’une génialité vitale… » Isabel Rawsthorne est l’étoile au cœur de la superbe constellation qui compose ce Trio des Ardents. Elle a un peu plus de vingt ans quand elle croise Alberto Giacometti à Paris où elle est venue parfaire sa peinture. Pour financer son séjour, elle pose pour les peintres auxquels elle se donne également.
«Derain vient de la peindre, brune, vive, ravissante, ruisselante de gaieté. Picasso rôde autour d’elle et la désire. Elle a probablement été le modèle de Balthus pour La Toilette de Cathy, peignoir ouvert, sinueuse ménade au mince regard effilé. Moue animale, chevelure d’or peignée par une gouvernante. Elle accompagnera bientôt le peintre et son épouse Antoinette en voyage de noces à Venise. Trio amoureux. Elle sera la maîtresse de Bataille… Égérie éclectique? Non, elle peint, elle va accomplir une œuvre bizarre et profonde, un bestiaire de hantises.» Mais ne sera jamais reconnue à son juste talent et passera d’abord à la postérité comme modèle, voire comme amante, que comme peintre. Avec sa plume étincelante, Patrick Grainville raconte ces années parisiennes d’avant-guerre où tous les arts se croisent et s’enrichissent les uns avec les autres du côté de Montparnasse. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Giacometti rejoint sa Suisse natale et Isabel retournera en Angleterre. «Il faut fuir la peste nazie». C’est durant le Blitz que la belle anglaise se lie avec Francis Bacon. L’homme tourmenté, qui avouera plus tard qu’elle a été la seule femme avec laquelle il a fait l’amour, mêle alors Éros et Thanatos, la chair et le sang qui trouveront une grande place dans son œuvre.
La création et la passion se mêlent dans les années d’après-guerre où l’effervescence culturelle reprend de plus belle. Les existentialistes, autour de Sartre et Beauvoir, y côtoient Man Ray et Hemingway. Isabel, de retour à Paris, renoue avec Giacometti, divorce et se remarie avec le musicien Constant Lambert, mais ne tarde pas à se jeter dans d’autres bras, sauf ceux de Picasso. L’auteur de Guernica sera sans doute l’un des seuls à ne pas obtenir ses faveurs. Car elle entend avant tout rester libre. Elle divorce à nouveau et repart en Angleterre où elle retrouve Bacon et s’amuse à organiser une rencontre avec Giacometti.
Après Falaise des fous qui suivait Gustave Courbet et Claude Monet du côté d’Étretat et Les yeux de Milos qui, à Antibes, retraçait la rencontre de Picasso et de Nicolas de Staël, cette nouvelle exploration de l’histoire de l’art est servie avec la même verve et la même érudition. Dès les premières pages, on est pris dans cette frénésie, dans ce tourbillon qui fait éclater les couleurs et briller les artistes. Durant ces soixante années très agitées mais aussi très riches, la plume de Patrick Grainville fait merveille, caressante de sensualité. Avec toujours de superbes fulgurances qui font que, comme le romancier, on s’imagine attablé au Dôme ou chez Lipp, assistant aux ébats et aux débats. Un régal !

Trio des Ardents
Patrick Grainville
Éditions du Seuil
Roman
352 p., 21,50 €
EAN 9782021523508
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi la Suisse et la Grande-Bretagne.

Quand?
L’action se déroule des années 1930 à la fin du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Isabel Rawsthorne est la créatrice d’une œuvre picturale secrète et méconnue. On a surtout retenu d’elle et de sa vie aventureuse qu’elle fut l’amante solaire et le modèle d’Alberto Giacometti. Francis Bacon confia qu’Isabel fut son unique amante. Elle fut encore son amie, son modèle, sa complice jusqu’à la fin. Elle posa d’abord pour le sculpteur Epstein, pour Balthus, Derain. Picasso fit plusieurs portraits d’elle sans qu’elle cède à ses avances.
À travers Isabel, son foyer magnétique et sa liberté fracassante, on assiste à une confrontation entre deux géants de la figuration, Bacon et Giacometti. Au moment même où triomphe l’abstraction dont ils se détournent avec une audace quasi héroïque. Bacon, scandaleux, spectaculaire, carnassier, soulevé par une exubérance vitale irrésistible mais d’une lucidité noire sur la cruauté et sur la mort. Giacometti, poursuivant sa quête d’une ressemblance impossible, travailleur obsessionnel jusqu’à l’épuisement. Chez Isabel, la mélancolie alterne avec l’ivresse vagabonde.
Des années 30 à la fin du siècle, telle est la destinée de ce trio passionné, d’une extravagance inédite, partageant une révolution esthétique radicale et une complicité bouleversante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
Elle apparaît dans l’air électrique. Avant que la horde déferle. Dernières années de paix amoureuse. Paris ignore que sa tête est déjà sous la hache. Montparnasse bruit de télescopages créatifs. La haute vie. Endiablée d’idées, de rencontres, de coups de foudre. Dans l’éclat de la faux. Avant l’invasion nazie, la perte, le déchaînement de la mort en masse… Elle resplendit au bord du gouffre.
Isabel se sent observée par un personnage au visage sensuel et tourmenté. C’est un homme qui brûle. Calciné d’obsessions. Les lèvres charnues, la chevelure bouclée. Son aspect de gitan cabossé, convulsif. Le brasier noir de son regard. C’est le maigre ascète de la sculpture existentielle. Un montagnard des Grisons. Alberto Giacometti. Elle, la plus belle des femmes de son temps, car l’hyperbole lui va. Tous les témoins de l’époque subjugués. Par l’ampleur souple de son pas, sa baudelairienne manière. Sa crinière, son flux. Elle est solaire, élancée, avec des fonds de mélancolie mouvante. Mariée à un reporter de guerre, Sefton Delmer, mais nomade, artiste, radicalement libre, rebelle. Un charme violent jaillit de ses grands yeux en amande, de ses pommettes de cavalière des steppes… Elle est sauvage, exubérante, dotée d’une génialité vitale… Quelques années plus tôt, le sculpteur Epstein a fait d’elle des visages et des bustes d’un érotisme frontal, quasi barbare. Elle fut son amante… Dans son atelier, acceptée par l’épouse de l’artiste. Partageant leur intimité sulfureuse. Svelte et pulpeuse. Dévorée d’étrangeté, d’exotisme sans cliché. Quelle figure caraïbe ou d’Orient. Primitive, puissante. Gorgée de sa plénitude dense, magnétique. Le Cantique des Cantiques incarné. Les mains sur les hanches, les mamelons forts, droits devant. On la dirait sur le point de bondir dans une lutte d’amour. L’aplomb superbe. Sans provocation. C’est moi, face au destin. Je suis la Vie.
Derain vient de la peindre, brune, vive, ravissante, ruisselante de gaieté. Picasso rôde autour d’elle et la désire. Elle a probablement été le modèle de Balthus pour La Toilette de Cathy, peignoir ouvert, sinueuse ménade au mince regard effilé. Moue animale, chevelure d’or peignée par une gouvernante. Elle accompagnera bientôt le peintre et son épouse Antoinette en voyage de noces à Venise. Trio amoureux. Elle sera la maîtresse de Bataille… Égérie éclectique ? Non, elle peint, elle va accomplir une œuvre bizarre et profonde, un bestiaire de hantises. Décoratrice de ballets aussi. Elle se liera de la façon la plus tendre, la plus complice, la plus alcoolique, et cela jusqu’à la mort, avec le créateur londonien homosexuel le plus provocant de son temps et du nôtre, féru de chair béante, écarlate, au pilori de la mort et du sexe brut… Il révélera qu’elle a été la seule femme avec laquelle il a fait l’amour. Francis Bacon, le dandy apocalyptique. Tableau de chasse improbable ? C’est le mouvement de la vie ouverte. Grande aventure spontanée, à cor et à cri. Isabel Nicholas, Isabel Delmer, demain : Lambert, Rawsthorne… Ces avatars, loin de la diviser, la répandent et l’incarnent à la proue d’une destinée océanique.
Alberto effaré. Elle se lève de sa table, il se dresse, l’aborde : « Est-ce qu’on peut parler ? » C’est plus sobre que Picasso accostant Marie-Thérèse Walter devant les Galeries Lafayette : « Nous allons faire de grandes choses ensemble. » Isabel fréquente la Grande Chaumière, ruche d’effervescence créatrice.
Giacometti harponné, enfiévré par tant de nonchalance allègre, de volonté vorace, d’intelligence vivifiante. Il ne songe pas à la faire poser. Il n’ose pas encore. Ils font la tournée des bars. Ils errent dans les rues de Paris encore libre. Il adore sa royauté. Il l’emmène au Louvre. Ils vont voir les Égyptiens, qui le fascinent. Hiératiques et familiers. Le pays des sphinx, son buste de Néfertiti. Il l’inonde de son verbe pantelant. Elle est secouée d’une hilarité enthousiaste et sonore. Sa voix d’or éclatant. Il s’arrête pour la contempler, dans la stupeur de l’aimer déjà. Ils échangent des cigarettes et des verres de vin, à la terrasse des coins de rue, des cafés de quartier. Il regarde sa bouche ourlée, fardée de rouge, halluciné par tant de pulpe rayonnante. C’est ainsi que Bacon entendait peindre les bouches. Il l’a toujours répété : comme un coucher de soleil de Monet. Les bouches d’Henrietta Moraes et d’Isabel Rawsthorne quand elles l’auront rencontré, charcutées de morsures, épaissies de surcharges. D’accidents de peinture. Chantiers de bouches, opéras de bouches. Giacometti éperdu.
Il réalise une tête d’Isabel intouchable, calme, harmonieuse. Isis d’Égypte. Antique. Le contraire du dionysiaque Epstein, l’inverse des portraits de Derain, gais, charmants, colorés, spontanés : Isabel semble à portée de baisers, de caresses, de paroles familières. Giacometti, lui, la retire au fond d’un quant-à-soi beau et froid. Linéaire. Parfaite. Statue à tout point de vue. Cependant, belle bouche ourlée, pommettes hautes, yeux en amande. Le désir est là, n’était la distance, l’autonomie quasi insulaire de la déesse.
Isabel ne se sent ni Vénus ni déesse, mais ardente, concrètement passionnée de vie, d’art. Radicalement aventureuse. Elle aura toujours de nouveaux amants par surprise, par élan, aimantée par la rencontre inédite et pour fuir la dépendance ou la mythologie où elle pourrait se sentir enfermée. Elle parle assez librement de cela à son mari Sefton Delmer. Le reporter protéiforme, le manipulateur virtuose, l’espion…
Giacometti fait cette Toute petite figurine. Sur un gros socle. Isabel minuscule, simplifiée en Vénus préhistorique au ventre élargi.
Car la scène archétypale a lieu, un soir, sur le boulevard Saint-Michel, vers 1937. Il a vu Isabel de loin au fond du boulevard, la silhouette d’Isabel. La distance. La bonne, la vraie. Son illumination. Sur ce boulevard mythologique, estudiantin, touristique. À quelle distance ? Comment ? Pourquoi ? Il la voit. C’est ainsi qu’on voit dans ce lointain qui est assez proche pour donner la vision juste. La mystérieuse optique de Giacometti. Son charabia magnifique et ressassé.

Il lui sculpte des têtes tourmentées à la Rodin. Isabel, moins égyptienne.
Giacometti n’ose embrasser Isabel. Il attend, errant de la chair, va au bordel, au Sphinx. Dans un décor d’Égypte et d’Italie romaine foudroyée : Louxor, Naples, ruines, Pompéi. Grandiose. Obélisque ou rien. Cléopâtre n’est pas loin. Fastes, miroirs Art déco, clientèle huppée. On entre par une porte et on ressort en catimini par une autre. Coulisses. Passage du quotidien au leurre mythologique. C’est moins compliqué, moins psychologique qu’une idylle avec une amante réelle. Le Sphinx : île cachée, perdue, coupée du monde. L’alignement fantastique des déesses qui sont des proies possibles. En choisir une, se comporter comme on peut. À la sortie, l’affaire est classée, chassée de la mémoire. Personne n’en répond, nul roman, nulle tragédie. Ou bien Giacometti reste au bar et regarde, rêve les femmes immenses et perdues, surnaturelles. Le thème freudien de la Mère expliquerait Giacometti, un peu comme Bacon le Père. Mère inaccessible bien sûr, désir et castration, houp ! La Mère. Madame Majeure. Matriarche de la montagne suisse, minérale et cosmique. Comme d’ailleurs il la dessinera, peindra : bloc rustique. L’impuissance supposée : la Mère. La femme-la Mère. Point de sœur, et pourtant : elle se nomme Ottilia. C’est beaucoup pour rêver, et la cousine Bianca. On a envie d’écrire tout de suite un poème, une idylle. Bianca modèle. On la dit capricieuse, 15 ans. Alberto 19, en adoration. Bianca ne l’aime pas. Alberto éperdu s’escrime déjà sur le rendu de la Tête qui devient comme un nuage et se dissout. Un biographe raconte cet épisode marquant où Alberto accompagne la jolie cousine vers la Suisse où elle entre au pensionnat. Un soir, il frappe à sa porte. C’est le moment. Elle lui ouvre. Il la supplie de le laisser peindre seulement son pied. Est-ce attesté ?
Le Pied ! Œdipe, me revoilà. Ses pieds percés. Il n’est jamais interdit d’y penser.

Et c’est donc justement une histoire de pied, attestée celle-là, qui va éclater.
Titre : L’Accident de la place des Pyramides.
Une nouvelle illumination. Scènes fondatrices. Ainsi, Bacon admirant la beauté des carcasses de viande du magasin Harrods. La boucherie primordiale. Ou initié par un palefrenier. Mieux, surpris par son père, déguisé dans les habits de sa mère. Beau comme du Rousseau exhibant ses fesses devant des lavandières, montrant : « l’objet ridicule ». Voilà le déclic. Giacometti victime d’un accident de voiture. Très freudien, l’accident de voiture : castration et tout. En plein dans le mille. On ne pourra pas y couper. Surtout que la blessure est très significative…
Alberto et Isabel dînent d’abord à Saint-Germain-des-Prés. Central et mythique, comme Saint-Michel. C’est la grande époque des Deux Magots, du Flore, de Sartre, de Simone, des discours monstres. Puis Alberto raccompagne Isabel et la quitte, sans tenter d’entrer avec elle dans l’hôtel et la chambre. Une voiture conduite par une Américaine ivre le percute place des Pyramides. Sphinx, Égypte, Œdipe : pied gonflé ! Il a, en effet, les métatarses du pied droit lésés. Ô joie, pleurs de joie ! Ce pied meurtri lui sied ; le délivre, l’exalte. L’accident a rompu un engrenage sans issue. Isabel vient le voir à l’hôpital. Complicité totale. Grand charme. Il va porter des béquilles enchanteresses. Il enjambe, il bondit, il voltige. Acrobate de rue, d’atelier. Castré-ailé. D’accord, il prend son pied.
Isabel lui donne la main dans la lumière.
Boiter lui confère une dignité royale, le hausse sur un piédestal. Sceptre d’une canne. Un amputé s’agrandit à raison de sa perte. Le membre enlevé vous rallonge sur le plan spirituel. On sait que les borgnes ont des pouvoirs mythiques, maléfiques ou prodigues. Aveugle, Homère dame le pion à la compagnie. Le castrat lance sa voix inouïe.
Piquant est le récit que fera de cet épisode, des années plus tard, Sartre, dans son autobiographie Les Mots. Au détour de ses considérations brillantes – car Les Mots brillent et séduisent enfin la bourgeoisie, qui reconnaît l’un des siens – le voilà qui débusque le cas de Giacometti et son accident des Pyramides. Sartre commence par confondre le lieu avec la place d’Italie. Moins mythologique ! L’accident, à ses yeux, souligne « la stupide violence du hasard ». Admettons. Puis Sartre imagine que Giacometti en aurait conclu : « Je n’étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre, je n’étais fait pour rien. » Sartre sonne son fameux tocsin existentiel d’alors. L’Absurde ! Il prend Giacometti pour le Roquentin de La Nausée, pâteux quidam en rade, dans l’existence sans queue ni tête. Hypnotisé par la visqueuse racine aperçue dans un jardin, immonde. Mais Giacometti n’a rien à voir avec une illustration des thèses sartriennes. Les pieds de ses personnages sont des souches fortes, sans maléfices, certes, des espèces de racines, mais qui ont peu de rapport avec la boursouflure organique et verruqueuse qui donne la nausée au héros sartrien. Giacometti déclarera : « mal écrit, mal pensé ! ». Et toc ! Sartre et son attirail de classes terminales peuvent aller se rhabiller.
Giacometti s’indigne, au comble de la colère : « pas fait pour sculpter » ! « Fait pour rien » ! De quoi se mêle le Penseur patenté ? Qu’il remballe sa philosophie ! Alberto, surréaliste en son temps, a gardé ses distances avec les oukases de Breton et s’est fait virer. Plus intéressé par le communisme d’Aragon, sans jamais s’y enfermer. Alors Sartre sera, à son tour, dédaigné.
L’ami Michel Leiris, authentique écrivain, fait preuve de plus de nuances, d’écoute, de finesse. Leiris tout aussi familier de Bacon. Le peintre adorait épier les veines gonflées, si typiques, de la tempe de son ami. Il avouait qu’il avait soudain envie de les percer d’un coup de fourchette. Et de rire ! Leiris est un steak sanglant. Comme tous les hommes. Pourtant, Bacon fera de lui des portraits sans distorsion monstrueuse, mais avec un grand coup de brosse curviligne effaçant une partie de la tête oblongue. Préciosité. Paraphe. Il y a du Bacon édulcoré pour touristes aimables des vernissages et du carnassier pour amateurs pâmés.

L’idylle reste pour ainsi dire vierge avec Isabel. Elle est charnelle, elle désire Giacometti, elle aime les hommes, leur transe intime, les poètes, les artistes, les médecins, les compositeurs, le photographe élégant Peter Rose Pulham qui deviendra, dès cette époque, un ami pour toujours. Elle adore les obsédés, les fous, les femmes, les danseuses, les oiseaux, les poissons… Tous les carambolages de la vie. Elle aime Alberto en artiste et libertine lucide. Il a peur. Il écarte le moment lyrique. Pied bandé, comme Bacon – tard dans son œuvre – peindra Œdipe, en maillot de corps blanc, pied saignant.

Pendant ces années d’amour chaste avec Alberto, Isabel se rend avec son mari, le journaliste britannique Sefton Delmer, en Espagne, où a éclaté la guerre civile. Isabel, c’est la vie multiple. Ils débarquent dans le camp franquiste et assistent à des exécutions. Isabel revient à Paris, auprès de Giacometti. Changement d’ambiance. Séances de pose. Désir ardent. Montparnasse, ses bars, la vie de primesaut. Delmer et son épouse forment un couple ouvert. Les maris d’Isabel auront volontiers les idées larges, elle n’irait pas choisir un jaloux paranoïaque. En 1937, Delmer lui donne rendez-vous à la frontière espagnole, à Saint-Jean-Pied-de Port. Elle va l’y attendre. Le village est plein de ruelles, de ruisseaux et de chalets. La montagne basque est hilarante. Elle se balade à vélo dans le paysage sauvage. Dommage que Giacometti ne puisse la contempler ainsi pédalant par les collines vertes et les crêtes enneigées, cheveux au vent. Jubilation de liberté farouche. Sa Vénus n’est plus l’Égyptienne hiératique, inaccessible, de son fantasme mais juvénile et joyeuse dévalant les pentes en vrilles de lumière. Elle dévore des truites et des écrevisses, boit de l’absinthe forte. La vie fougueuse. L’aventureux Delmer vient. Ils s’aiment. Guernica est tombée. Delmer ne se fait pas d’illusions sur le naufrage de l’Europe. Il va rejoindre le camp républicain dans sa voiture en compagnie d’Hemingway.
Sefton Delmer a connu Hitler de très près ! Il a été correspondant du bureau berlinois du Daily Express et le premier journaliste britannique à interviewer le Führer. En 1932, il a voyagé dans son avion privé. Il aurait pu alors essayer de l’assassiner. C’est ainsi qu’on rate sa vie… Ensuite le Daily Express a envoyé Delmer à Paris où il a rencontré Isabel. C’est ainsi qu’on réussit sa vie.
La même année, Isabel accompagne Balthus et sa compagne Antoinette de Watteville lors de leur voyage de noces en Italie. La belle Antoinette blonde et sportive invite en préalable la brune Isabel au restaurant. Seule à seule à loisir ; elles finissent la nuit à l’hôtel d’Isabel. Balthus, ravi, flanqué des deux initiées, peut plonger au cœur des délices de Venise.
Toujours en 1937, un autre couple de reporters est à l’œuvre au cœur de la guerre civile espagnole. Gerda Taro et son amant Robert Capa. Hardis. Épris de la cause républicaine. Pendant le siège de Madrid, non loin de la ville de Brunete, au mois de juillet, Gerda est victime d’un tank républicain qui recule et l’écrase par accident. Elle meurt le lendemain, à 26 ans. C’est Alberto Giacometti, à la demande d’Aragon, qui va concevoir son tombeau au Père-Lachaise. Il installe sur la dalle une sculpture du dieu Horus qu’il vient de créer. Horus au regard de lune et de soleil. Son œil blessé par son oncle Seth a guéri, il évoque les phases de la lune et de la renaissance. Horus accompagne les morts auprès de son père Osiris. Isabel, à la fin de sa vie, sera fascinée par les faucons et les éperviers, qu’elle représentera dans plusieurs tableaux.
Ce même mois de juillet, Picasso et Dora Maar, Eluard et Nusch, Lee Miller, Man Ray, la belle Antillaise, Ady Fidelin, lézardent sur la plage de la Garoupe, à Antibes. On les voit se baigner, s’embrasser, jouer. Nusch et Ady, nues, étroitement se caressent. Éros et Thanatos prodigués au hasard. Leurs semailles d’enfer et de paradis. Leurs bariolures de Venise, de Brunete, de Paris, d’Antibes…
L’ubiquité volage d’Isabel ivre de vie.
Après une nouvelle cure d’Alberto panique – l’épisode du pied – elle retrouve son reporter à Barcelone, où elle débarque à l’hôtel Majestic. Elle est vêtue d’une veste de cuir Hermès bleue avec des parements écarlates. Son mari lui demande de changer de tenue, car elle arbore les couleurs de l’uniforme fasciste.
Avant de se coucher, il lui raconte un épisode de sa vie passée en Allemagne :
– Tu sais, j’ai connu Hitler comme correspondant du Daily Express. J’avais noué une sorte d’amitié tactique avec Röhm, le chef des SA, qui me l’a présenté… Je l’ai interviewé en 1931. Costume bleu croisé, chaussures noires, bien astiquées, cravate noire. Chemise immaculée. Soigneusement coiffé. Raide. Teint de papier mâché. Il ressemblait à un ancien combattant devenu représentant de commerce. Rien d’impressionnant ! Sinon une tirade interminable sur une alliance rêvée entre l’Allemagne et l’Angleterre et notre sang nordique commun ! En 1933, lors de l’incendie du Reichstag, je me précipite sur les lieux. Hitler arrive, terrible cette fois ! Il avait les yeux qui semblaient lui sortir de la tête. Pour de bon ! Protubérants, de façon extraordinaire. Il se tourne vers moi et me dit : « C’est le travail des communistes. Vous êtes le témoin d’une grande époque de l’histoire de l’Allemagne. L’incendie est le commencement. » Une fureur flamboyait dans ses yeux bleu pâle.
– Tu vas m’empêcher de dormir.
On cite volontiers les illustres vedettes qui ont séjourné à l’hôtel Majestic : des reines, des princesses, les stars Carla Bruni et Deneuve… Mais nulle mention d’Isabel Rawsthorne, en veste éclatante, qui fut la complice des révolutionnaires de l’art, leur amante, leur égale en création. Dans la cité cernée de 1938. Aujourd’hui, on célèbre, au Majestic, le bar de la terrasse : la dolce vita, avec vue imprenable sur la ville. Barcelone fut prise. Bombardements mortels, ruines. Un millier de victimes. La vie est trop douce.

Bacon peint, à la veille de la guerre, un tableau effrayant. On n’en connaît que la photographie prise plus tard par Peter Rose Pulham, l’ami d’Isabel. Personnage descendant d’une automobile. Au centre, la grosse bagnole, la Mercedes décapotable d’Hitler à Nuremberg. On reconnaît la carrosserie massive, on voit une figure nazifiée à l’arrière. Mais ce qui accapare l’attention et nous remplit d’effroi est la bête qui se gonfle au-dessus de la voiture et descend. Gros ventre et long cou de diplodocus coiffé d’une gueule dentue. Sordide amalgame de bête reptilienne et de mécanique emphatique. Le nuptial et mortifère Führer enclenche son meeting triomphal. Bacon cerne le monstre dégoulinant du véhicule officiel. C’est déjà la goule fameuse, le serpent difforme qu’on verra de façon plus claire dans Trois Études pour figures à la base d’une Crucifixion en 1944. Le classique de Bacon, l’icône de la Tate Gallery. Avec son aspect de Picasso fantastique. Fond orange archétypal. Le long cou bandé, castration, érection, la gueule dévorante. L’obsession de la manducation est là. Le carnage primordial peut recommencer à jamais.
La représentation antérieure de la voiture du dictateur et de la bête est sans doute plus mystérieuse, car plus confuse, plus ténébreuse, moins bande dessinée, que Trois Études. Plus sournoise, plus secrète, plus apocalyptique. Sombre Léviathan de l’horreur chevauchant la carlingue du crime. Bacon remania ensuite son tableau.

L’Histoire hante Bacon, dès 1936. Autre totem nazi de la dévoration : une forme rousse, un animal, chien ou renard, aux oreilles couchées tend sa patte vers une figure monstrueuse, géométrique, un bloc transparent où l’on discerne, greffés à une arborescence, une silhouette anthropomorphe, un bras levé, des doigts, un crâne, un cri, une denture. Le Renard et les Raisins, ou Goering et son lionceau. Bacon enregistre très tôt les photographies de l’actualité, les signes de la violence. Plusieurs clichés existent de Goering et du félin fétiche. Vers 1934-1936. Gros bonhomme dans son uniforme blanc ou noir de la Luftwaffe. Héros de l’aviation, goguenard et pervers. Patelin, câlinant le fauve en herbe, si on peut dire. Debout, ou assis dans un fauteuil avec le lion plus fort déjà, déployé jusqu’au visage du chef humé, léché. Mamours. Ou Goering entouré d’officiers de sa bande, avec une femme qui baise la joue du lionceau. Le gros Goering en short et le lion. Néron et son Colisée de fauves. L’Aigle du Reich et le Lion de Goering. Bestiaire emblématique. Le bal des prédateurs a commencé, la chasse. On sonne la course vers le crime, les chiens se déchaînent. Est-ce un renard ? Un dogue ? Un lionceau ? Les marchands se sont débrouillés avec différents titres. La bête rousse, oreilles soumises, caressant de sa patte le gros totem crânien et manducatoire. C’est la noce de Goering, énorme fêtard et viandard. Cabotin cataclysmique. L’Histoire a pris sa direction. La meute s’élance, la « voie » est forte.
Bacon peindra des chiens. D’après les photos de Muybridge, ses études sur le mouvement. C’est la source officielle, l’archive des chercheurs. Une copie, comme si le savoir suffisait. Mais le chien ! Celui de l’enfance, des équipages et des échauffourées, les chiens et les chevaux des écuries, des palefreniers de l’amour.
Les chiens de Bacon sont bruts, en piste. Oui, déjà l’espace circonscrit de l’arène : Chien. Ou le très bel Homme avec chien, spectral, chien braqué devant un caniveau et coiffé d’une ombre large d’homme. Menace. Totem ténébreux, dans le bleu de la nuit, la pâleur de la lune. Chiens d’attaque, chiens de lutte, chiens de carnage.
Isabel Rawsthorne, qui peindra tant de bêtes, adore, pour son compte, le chien de Giacometti. L’inverse du canidé cruel. Isabel promènerait volontiers le chien d’Alberto. Il est de l’époque des chiens de Bacon. Long, flasque, interminable, dodelinant de l’échine, museau au ras du sol, la queue balayant l’air. Pattes hautes, maigres, de sauterelle. Il marche, il se balance, il étire sa silhouette dégingandée, élastique, de vagabond de la sculpture. Il est drôle, il est famélique, il est incongru. Non, il n’est pas sartrien, solitaire, existentiel. Il n’est pas métaphysique. Il ignore le Néant. Il est à peine beckettien. Pas Francis Ponge, non plus. Giacometti sourit. La balade de sa guenille, de son guignol de chien, est follement sympathique. Bacon met en scène les chiens de meute, le chien qui guette, hérissé, babines retroussées. Mufle d’assaut. Giacometti : long museau qui flaire la poussière. C’est un chien qui ne dévore pas, ne mord pas. Isabel sait qu’il lui a été inspiré par le Kazbek de Picasso, son lévrier afghan.

Comment c’est venu ? Bien des années avant la nuit avec Bacon. Elle est très belle, très jeune, elle rayonne de force et de joie sensuelle.

La guerre est déclarée. Une bonne chose, si on peut dire… Voilà de quoi dérégler les comportements, chavirer les mauvaises habitudes.
C’est d’abord la « drôle de guerre » et l’époque où Picasso et Dora Maar rencontrent souvent Giacometti. À la terrasse du Dôme, chez Lipp ou ailleurs. Picasso envoûté par le charme d’Isabel, sa volonté de vivre éclatante. La lionne rayonne sur le boulevard. L’Andalou rive sur elle ses yeux noirs, rutilants de convoitise. Derain et Balthus peignent des portraits d’Isabel et de Sonia Mossé, qui ignore l’horreur qui l’attend… Picasso tourne de plus en plus autour de la fille magnétique, vient à l’atelier d’Alberto. Satellisé ! Aimanté par le cas Giacometti, ses affres. Son modèle prodigieux. Chez Lipp, il déclare à Alberto, devant Isabel : « moi, je sais comment le faire… ». Alberto supporte mal les manigances du Malaguène obscène. Sartre et Picasso… Il faut se les faire ! La corrida de Picasso en rut. Les cogitations péremptoires du philosophe.
Picasso, en avril 1940, fait de mémoire plusieurs portraits d’Isabel, tarabiscotés, chatoyants. Dissymétriques à l’envi. Elle porte un de ces chapeaux biscornus dont il a déjà affublé Nusch Eluard et Lee Miller. Il désire Isabel. Comme toujours, une urgence folle, soutenue de drôlerie, de malice, d’intelligence aiguë. C’est trop évident. Elle refuse de coucher avec le soleil.

À Saint-Germain, Alberto et Isabel ont dit adieu à Tristan Tzara, menacé parce qu’il est juif. Ils vont au jardin des Tuileries. La nuit, les étoiles mêlées aux feuillages. Alberto prend la main d’Isabel et la tient au long des heures contemplatives. Il la respire. Il l’écoute, il baigne dans son aura. Elle aime cet escogriffe mal ficelé, au visage magnifique, anguleux et tarabusté, à la tignasse épaisse, à la voix de rocaille. Il lui parle de ses blocages en peinture, de l’impossibilité de peindre juste ce qu’il voit. Il radote. Elle adore cet abîme d’homme perplexe, ses soubresauts de vitalité, ses harangue soudaines. Cette voix.
Ils se taisent. Assis sur un banc, sous les arbres, devant une plate-bande, pas loin du vaste bassin du jardin. Ils ignorent qu’en 2000, là, devant eux, se dressera Grande Femme II. De Giacometti. Près de trois mètres de haut. Droite, frontale, verticale, jambes jointes, pieds énormes, piédestal, petite tête aiguë, anonyme. Le mystérieux désir du sculpteur.
La nuit merveilleusement claire les enveloppe dans le jardin des Tuileries, des feuillages frais et noirs. Main dans la main. Muets, ils ont – comme le révélera plus tard Isabel – le sentiment poignant que c’est la fin de leur jeunesse. Les statues qui les entourent se dressent telles des déités oniriques. Le roulement de la ville alentour s’est évanoui. Soudain cette forme leste. Ferronnerie vivace, aux aguets.
– Un renard ! souffle Giacometti.
– Une renarde, murmure Isabel, enchantée.
Giacometti la regarde et corrige :
– Oui, une belle renarde.
Ils la voient se diriger vers le bassin. Ils se redressent et la suivent en coulisse.
– Comme des Indiens, chuchote Isabel.
– Des Sioux.
La renarde s’arrête et guette. Repart, file, zigzague, rejoint la grande vasque. Elle se fige devant l’eau et, soudain, son corps glisse en avant. Elle boit. Ils sont ravis. Pur bonheur de contempler la bête qui se gorge.

– Une renarde sauvage dans Paris, c’est impossible, c’est un rêve…
Elle fait volte-face et s’élance tout à coup. Elle se dirige vers le Carrousel. Ils la perdent de vue. Ils attendent, surveillant tous les accès.
– C’est préférable pour elle de disparaître.
Giacometti caresse le visage d’Isabel, il lui frôle les reins. Il sent leur secrète vibration. Un fleuve de forces qui crépitent. Il devrait peindre, sculpter des reins. Il se dit qu’il ne saurait pas, qu’il ne pourrait pas, comme toujours. C’est beau, c’est impossible. Rodin, lui, sait. Bacon, les reins des lutteurs…
Elle marche, elle danse, ses hanches se balancent. Il est émerveillé. Elle remue sa chevelure. Comme font les femmes belles, libres, altières. Sous la pluie lumineuse d’étoiles. Elles se donnent ainsi un élan de la pointe du pied, en relevant la nuque, en épanchant leur crinière. On dirait qu’Isabel se trempe dans la beauté nocturne.
Ils découvrent un parterre où l’herbe n’a pas été complètement tondue. Assez haute, souple et drue. Ils se disent que la renarde est peut-être venue se cacher là. Ils s’approchent doucement, juste à la lisière de l’herbe noire. Pour la toucher, trop belle. Elle sent bon. Isabel en saisit une touffe et la ploie, la presse dans ses mains. L’odeur de sève afflue. Sa chevelure rejoint la pointe de la pelisse huilée de nuit. C’est presque continu, sensuel, infini, avec la renarde qui du fond du réseau des tiges les devine, les regarde. Son échine frémit d’étincelles de vie.
Bacon va peindre l’herbe merveilleuse. On n’en parle presque jamais. Étude de paysage. Mieux : Deux Figures dans l’herbe. Lutteurs encore d’amour, l’un grimpé sur l’autre, les fesses claires, rondes, parfaitement cernées, galbées, émergeant d’un foisonnement d’herbes fluides, mêlées de fleurs, de nuances laiteuses. Van Gogh dans un paysage, tout un enclos, un sanctuaire d’herbe folles, bigarrées, une joie de peindre le mouvement, les flèches des tiges, l’effusion végétale. Il n’aurait peint que l’herbe qu’il se serait imposé comme peintre de la nature qu’il détestait pourtant, en asthmatique phobique. Mais peindre est une autre chose que la vie. Isabel peindra, en 1970, ses Migrations, de grands pans de paysages jaune et bleu, quasi cosmiques. On ne la considère que comme un modèle transcendant, elle sera une créatrice ardente, inventive, à l’égal des deux rois, Bacon et Giacometti. Trio de la reine et des rois. Trois Figures.
Giacometti désire Isabel. Il la voudrait renarde nue, tressaillant dans son étreinte. Tous deux dans l’herbe luttant, fesses pâles, reins sombres, feu roux dans la tanière de l’atelier.
Elle, d’abord, droite et nue, immobile, bras le long du corps. Presque au loin. Énigme. Égypte. Indéfinie. Question ? Puis il s’approcherait d’elle qui viendrait vers lui. Précise, parfumée. Au fond de l’impasse de son atelier, rue Hippolyte-Maindron, où un arbre, descendu de l’étage supérieur, a projeté son feuillage, égayant les murailles de ses cheveux. Herbe vive.
L’un contre l’autre, ils traversent le jardin du Carrousel…

Il faut fuir la peste nazie. Delmer, le mari d’Isabel, la presse de rejoindre Bordeaux. Elle passe d’ultimes moments avec Alberto.
Après avoir sculpté son visage au long des années d’avant-guerre, il lui demande de poser nue. Elle se déshabille avec une facilité naturelle. Proche. Immense. Inouïe. Plus que déesse. Ineffable. Sa chair blanche, généreuse, ses formes déliées, splendides. D’athlète, de danseuse. À sculpter jusqu’à la fin de la vie. Le ravissement de Giacometti. Il finit par se déshabiller.
Seins, sexe, courbes épanouies, reins… La chair est un grand brasier blanc. Isabel irradie. Offerte. Souriante. Exubérante. Prodiguée en avalanche de neige ensoleillée. Et de forêt profonde. Parfumée renarde. Nappée de soie, d’or, diamantine. L’appelle tendrement du fond de sa voix métallique et charnelle. Il vient vers elle comme un fou, vers la louve épanouie. Bégayant, rauque, délirant d’amour. Agité, bras trop longs, mains trop grosses, corps dégingandé, tout en côtes, en os. Son accent formidable. Rocaille des Grisons, en chute de consonnes et voyelles hétéroclites. Elle le caresse, lui murmure des gentillesses et lui adresse des petites stimulations agiles. Sa tête en gros plan dépareillé, à tout-va, mâchoires crispées, yeux effarés. Touffe des cheveux hirsutes. Quasimodo tout fout le camp, grelotte, épars, disloqué. Tel un violoneux fellinien. Comment faire avec ce mec en transe ? Bizarrement, ce sera plus inopiné, plus facile avec l’autre, le dandy de Londres, le pédé nietzschéen, comme il dirait.
On aime Alberto et Isabel. On adore la grande bouche toute en dents jaunes de tabac du bougre des Grisons quand il mange les lèvres d’Isabel. Nul bain de sang à la Bacon, nulle trogne de fille-sanglier disloquée. Belle Isabel harmonieuse et bachique. Les deux. Sœur d’Apollon et de Dionysos. Ordre et anarchie sacrée. Amante humaine quand vient la mort du monde.
Elle part en emportant deux dessins de Giacometti et un de ses portraits peints par Derain qu’elle conservera jusqu’à sa mort.
Elle envoie à Alberto un message ultime où elle le supplie de fuir, de sauver sa vie. Elle lui déclare son amour le plus vrai, le plus fort. Elle sait désormais ce qu’ils sont l’un pour l’autre. Ils ne se reverront pas pendant les cinq années de guerre, de démence meurtrière. Ils se seront aimés au bord de l’abîme. Giacometti rejoint la Suisse.

L’effroi. Les piqués de l’aviation allemande. Le Blitz. La furie d’Hitler. Londres en charpie. Bacon a été réformé pour son asthme. Il a intégré l’Air Raid Precautions. Défense de la ville, Bacon secouriste. Dans les décombres. La fumée noire, les masques à gaz qu’il distribue. Épiphanies de cadavres. Est-ce là qu’il perce le secret de la chair crue, cramée ? Crucifiée. Celui qui deviendra l’as des Crucifixions croise des mecs éperdus.
Tout enfant déjà, il a connu la tuerie de la guerre civile irlandaise. Catholiques et protestants en embuscade autour de la maison. Cavalerie, escarmouches, fuites, complots dans la forêt, serments de sang, tortures, exécutions : la vie, l’hallali.
Dans un abri souterrain, un jeune homme est couché auprès de lui. Bacon scrute la poitrine baraquée, battante. À son goût. La peur enveloppe les réfugiés. Sous les secousses, les ébranlements de la tornade de bombes, la valse des bâtiments sapés. Le jeune homme a un regard fiévreux. Il grelotte. Bacon lui tapote les épaules, le console. Une irrépressible envie de baiser dans le chaos.
Il connaît, lui aussi, l’angoisse ou l’exaltation. Quand la nuit explose, il est saisi par les visages portant des masques à gaz et précédés par des torches. Nombre de ses personnages auront le visage distendu, défiguré. La terreur est parfois un créneau de lumière où on entreverrait son œuvre future. Les Érinyes, les Furies poursuivent tous les Oreste de la ville. Un grand oiseau, un vautour gigantesque tournoie au-dessus de la Tamise. Une vrille de ténèbres dans les éclairs des bombes. Carnage à volonté. Têtes écrabouillées, cadavres incendiés. Il va exceller dans ces sujets paroxystiques, jusque dans l’insupportable. Et quand on le lui reprochera, étonné, il observera qu’ainsi va la vie humaine, entre deux désastres, au fil de son feuilleton d’hécatombes. Il baise avec des inconnus dans l’imminence de l’anéantissement. Il navigue à vue dans le dédale d’instants, comme des brèches de sexe et de sang.
Churchill apparaît dans les ruines. Il fait le tour des reliques. Chapeau rond, canne, cigare. Impassible, ironique. Personne ne doute de la victoire finale. C’est un peuple sur un roc insubmersible. Des Anglais de granit.

Cependant, il y a les privilégiés qui fuient le feu dans leur maison de campagne. La merveilleuse unanimité de la patrie héroïque a des failles. Ceux qui possèdent un jardin peuvent y installer des abris Morrison ou Anderson. Les voilà, ces cages de fer très baconiennes. Les papes hurleront dans des prisons de verre et de grillage plus esthétiques. Mais l’idée est appliquée pour de vrai en 1940. On se fourre dans le clapier métallique en attendant que ça tombe. Le peuple qui n’a ni maison de campagne ni jardin se débrouillera dans des trous, des abris de rue.
Un autre jour. Autour de midi. Soleil franc sur Londres. Et un nouveau bombardement fulgure et tonne. Bacon porte secours avec son équipe. Course. Brancards. Murs en dents de scie. Carie noirâtre d’immeuble. Nuages de poussière ardente. À la fin, on se terre de nouveau dans le tunnel du métro. Gisants peureux. Mais tenaces. Ils sont glorieux, ces Londoniens qui ne fléchiront pas. Elle apparaît ! Il est frappé par les hautes pommettes d’Isis, les lèvres gonflées de chair, les yeux d’Orient. Elle croise son regard bleu de dandy de guerre. Elle s’assoit non loin de lui. Puis se dresse d’un coup, marche avec énergie de long en large pendant quelques minutes, dans l’éclairage blafard. Il admire la dégaine athlétique. La chevelure, la cambrure. Ils échangent encore un regard. Deux violences, deux tensions pathétiques. Elle n’ira pas vers lui qui reste adossé au mur, vigilant et passif. Elle se rassoit. C’est ainsi que, pour la première fois, sans que personne puisse le raconter plus tard, sans qu’ils le sachent eux-mêmes, Isabel Delmer a rencontré Francis Bacon. Sous la terre, au fond des Enfers. Dans la Goule. Avec la ville en feu. Au royaume de Bosch. Churchill debout dans les ruines. Face au Führer. Nous, on sait, n’est-ce pas ? On les voit.

Isabel, comme Bacon, n’est pas à un bombardement près. À Londres, auprès de Sefton Delmer, elle connaît une activité intense. Dans le petit appartement de Delmer de Lincoln’s Inn, elle donne un dîner qui réunit le prince Bernhard et la princesse Juliana de Hollande, la future reine. Delmer, le journaliste entreprenant, a le bras long, il est employé par les services secrets. Ian Fleming, le futur père de James Bond, est de la partie, hautes fonctions à l’Amirauté. Uniforme d’officier de marine.
D’autres amis, un banquier…
Le prince Bernhard chauffe l’ambiance en racontant que la veille, au moment du couvre-feu, au Claridge, il a tenté d’éteindre, de plusieurs rafales de son pistolet-mitrailleur, une lampe restée allumée dans un appartement à deux cents mètres de là ! Sans y parvenir. Voilà donc les cow-boys ! Le prince Bernhard enfile déjà son manteau après avoir bu un dernier cognac… Tout à coup, le souffle, le tonnerre, le choc. Tout le monde se précipite vers l’escalier qui a valsé. Isabel a son Derain sous le bras. Ian Fleming et Sefton Delmer réussissent à franchir le trou. Les secours arrivent et la soirée s’achève au Savoy. Quarante ans plus tôt, en 1901, Monet occupait une chambre dans cet hôtel luxueux. Il peignait les ponts, le Parlement sur la Tamise. Féerie éblouissante, fusion d’or, incendie de couleurs mystiques. Crépuscules oniriques. Bacon admire les couchants de Monet, mais le Beau va changer de camp ! Bacon en est le ravisseur brutal. Ses nymphéas suintent le sang.
Les jours qui suivent, les bombardements s’intensifient.
Un vrombissement, un grondement lourd, continu, enveloppe et submerge la ville. Une nappe de vacarme d’apocalypse. Les habitants fuient de nouveau ou se réfugient dans les caves, les abris. Tous les Stukas se dévoilent par tribus, légions équidistantes, soudain ils piquent avec leurs cris de moteurs longs et stridents. Mouchetant d’abord les lointains de l’azur, grains de ténèbres. Bientôt le cockpit et les ailes sont visibles. Le bruit, le rugissement, la puissance des gaz. Ils se succèdent, se resserrent, se séparent, se déploient au-dessus de la Tamise.
Vols noirs et clairs, la queue de l’appareil arborant la croix du svastika. Les chapelets de projectiles fuselés s’échelonnent dans le ciel avant d’exploser. C’est chorégraphique et précis. Une effroyable fécondité d’œufs lâchés par les soutes béantes. Des centaines de bombardiers appuyés par des centaines de chasseurs ne cessent de pilonner les immeubles trépidants, les crevasses des rues, des places éventrées. La ville martelée, dépecée par quartiers stratégiques. Les incendies. Des entrailles dorées, noires, confuses, empanachées, où l’ossature carbonisée des bâtiments se tord, éclate, s’écroule. Tempête de flammes emportant le monde des vivants. La ville hurle, fume, siffle, dans son spasme interminable. Grosse muqueuse de pierres et poutres qui chuintent, suent, craquent, crépitent. Les tonnerres, les emphases, les aigus des sirènes, les canonnades se répercutent en une chaîne de paroxysmes crevant le tympan, broyant le crâne. On ne voit rien des hommes qui meurent. Des milliers.
Vue des Stukas, une grande maquette de structures, tel un squelette, grille, se disloque, hérissée de chicots noircis, de vertèbres brisées, de lambeaux de décombres, lacérée de grandes lanières de fournaises, percée de cratères et de bouillons. Quand l’avion reprend de la hauteur, en son essor virtuose, le pilote admire son travail de couture, la fine dentelle des ruines, ces linéaments lacunaires de reliques, ce vaste Pompéi méticuleux, pulvérisé, liséré de brasiers délicats. Certains quartiers de Londres et de sa banlieue paraissent une miniature, un mandala de miettes, un rébus vaporeux. Ils sont loin, les hommes massacrés. Tout le détail des suppliciés. C’est la victoire d’un Vésuve plus dévastateur que le vrai.
L’allégresse dans les cockpits. De nouvelles vagues d’assaut affluent. Embusqués dans les créneaux de cette galette de murailles détruites, les batteries antiaériennes, les mortiers ripostent encore à feu roulant. Les avions dansent la ronde de l’enfer. C’est mieux que le Jugement dernier grotesque des grands maîtres de la peinture. Nul diable à fourche écarquillé de fureur, nulle chute des damnés nus. C’est une tapisserie entière d’agonies sans pittoresque. Les cockpits extralucides visent les restes. La rage de tuer, de détruire les estropiés, les mourants, de retourner, de trancher les cadavres sanglants sous le soc des éclats. Les pilotes opèrent dans une sphère transcendante, irréelle. Ils ignorent la mort en masse, en charnier, en charpie, en convulsions, cris. L’horreur dans tous les trous de férocité ardente. Le futur Bacon paraîtrait drôle et savoureux avec ses Crucifixions de boucherie fraîche. Ses « abominations macabres », diront ses ennemis. Isabel entendra Bacon les renvoyer aimablement au réel et à l’Histoire, bien plus monstrueux que sa peinture. Même le cri du pape, ce trou d’obus dans le mur de la peinture traditionnelle, ne saurait approcher l’immense abattoir de la ville mâchée, pilée, cramée, triturée d’ergots, de dentures de gravats, de récifs brisés, de vagues de fumées charbonneuses qui montent dans le ciel, graduées, moutonnent et se dissolvent lentement. En anneaux de cendres diaphanes. Plus tard, Dresde, Hambourg seront des compositions encore plus ciselées par l’anéantissement.

À propos de l’auteur
GRAINVILLE_patrick_©Francois_GuillotPatrick Grainville © Photo François Guillot

Patrick Grainville est né en 1947 à Villers (Normandie). En 1976, il a obtenu le prix Goncourt pour Les Flamboyants. Le 8 mars 2018, il est élu à l’Académie française, au fauteuil d’Alain Decaux (9e fauteuil). Après Falaise des fous il a publié Les Yeux de Milos et Trio des Ardents. (Source: Éditions du Seuil)

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Un Noël avec Winston

DESARZENS_un_noel_avec_winston RL_ete_2022  coup_de_coeur

En lice pour le Prix Wepler 2022

En deux mots
De son enfance à sa mort, Winston Churchill aura pris plaisir à fêter Noël, à en respecter l’esprit et les traditions. Même si son côté iconoclaste l’a quelquefois conduit à adapter la fête de famille à sa sauce. Guidé par ce fil rouge, on redécouvre la vie de l’une des figures tutélaires du XXe siècle.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dans les pas de Churchill

Corinne Desarzens tient haut la main le pari un peu fou de son confronter à Winston Churchill. Cette vraie-fausse biographie brosse un portrait sensible de l’homme agrémenté de belles digressions. Un régal!

Proposons aux amateurs de listes de chercher les personnages historiques qui feraient d’excellents personnages de roman. Il y a alors fort à parier que Winston Churchill figurerait en bonne place de leur classement, tant la longévité et le destin de cet homme offre d’histoires à raconter.
Mais avant de parler de ce combattant, permettez-moi d’évoquer un souvenir, comme le font les anciens combattants. Je me souviens d’une soirée passée il y a plus de 25 ans maintenant dans la ferme où Corinne Desarzens vivait alors. La romancière venait de sortir un superbe roman intitulé Aubeterre dans lequel elle imaginait – avec ces détails qui ne trompent pas sur la véracité des faits – la vie de la famille Bauer sur trois générations.
Si l’autrice vivait littéralement avec ses personnages et racontait leur vie avec un œil pétillant de malice, la conversation a aussi pris quantités d’autres chemins. Elle parlait avec un même enthousiasme de ses souvenirs d’enfance, de sa dernière émotion musicale, de recettes de cuisine qu’elle avait testé à ses lectures marquantes – Corinne pouvait déclamer des passages entiers des romans qu’elle avait aimé – ou encore de détails sur l’histoire du lieu où elle vivait et des soubresauts de l’actualité.
Si je reviens sur cette rencontre, c’est parce qu’elle éclaire on ne peut mieux le livre qui vient de paraître. Un Noël avec Winston est un cabinet de curiosités, un savant mélange de biographie moulinée à l’érudition et à la sensibilité folle de l’autrice. Ici les sensations comptent autant que les faits historiques, l’émotion autant que les faits d’arme.
J’irais jusqu’à dire que nous croisons ici un homme plus vrai que ce qu’en racontent les milliers de pages noircies. À commencer par les mémoires rédigées par tout un régiment, suivies de centaines d’autres ouvrages: «Trente-sept tomes de mémoires, mille biographes qui dévorent et picorent à leur guise. Recommencent pour dire autrement. Assemblent, omettent, éclairent, poussent, freinent, s’attardent, s’étonnent même quand c’est fini. Or ce n’est jamais fini. Chaque projecteur pivote dans la nuit, passant aux mêmes endroits, mais ce qu’il éclaire change.»
Corinne a aussi beaucoup lu, mais elle cherché la rabelaisienne substantifique moëlle, l’angle d’attaque qui permet de mieux cerner l’homme. Et a trouvé la fête de Noël, à la fois universelle et si particulière dans chaque famille. Winston a ainsi construit sa propre tradition, avec ses variantes, souvent révélatrices.
Ce sont particulièrement les repas qu’elle va détailler, des volailles au pudding ainsi que la magie des lieux, en particulier cette demeure de Chartwell qui sera le théâtre de nombreuses rencontres capitales et où Corinne joue les passe-murailles.
Dans le Kent, il oubliera Blenheim, «ce monstrueux palais aux cent quatre-vingt-sept pièces et quatre hectares de toiture» de sa jeunesse où «il joue aux échecs, élève des vers à soie, dessine, joue du violoncelle et remporte une coupe d’escrime. À quatorze ans, il peut réciter 1200 vers des Lais de la Rome antique de Macaulay et des scènes entières de Shakespeare. Par la suite, Shelley et Byron, Childe Harold de celui-ci précisément dont Winston extraira l’appellation de Nations Unies, et puis Keats. Qui? Keats, l’auteur encore inconnu de cette Ode to Nightingale qu’il s’empressera d’apprendre par cœur.»
Si la suite est plus connue, Corinne nous la rappelle à sa manière, de son arrivée au pouvoir en mai 1940 jusqu’à son triomphe en juillet 1945. Bien avant les autres, il avait compris ce que l’accession d’Adolf Hitler à la tête de l’Allemagne pouvait avoir comme conséquences. Il a alors consacré toute son énergie, envers et contre tous ou presque, dans ce combat à l’issue plus qu’incertaine. De fait, il n’aura pas sauvé uniquement l’Angleterre, mais contribué largement à la victoire des alliés. Sans oublier les poussières d’Empire qui resteront attachées à la Couronne.
Mais comme les triomphes sont de courte durée, il sera remercié dans la foulée avant de renaître et mener une seconde carrière politique de 1951 à 1955.
Rien de ce qui est important ne manque, des combats au parlement jusqu’aux difficiles négociations à Yalta avec un Roosevelt malade et un Staline intransigeant, mais l’essentiel, je l’ai dit, n’est pas là. Il est dans ce portrait subjectif d’un homme et dans les splendides digressions d’une formidable romancière.

Un Noël avec Winston
Corinne Desarzens
Éditions La Baconnière
Roman
168 p., 19 €
EAN 9782889600861
Paru le 8/09/2022

Où?
Le roman est situé au Royaume-Uni, de Blenheim dans l’Oxfordshire à Londres, en passant par l’Écosse et Westerham dans le Kent.

Quand?
L’action se déroule de la fin du XIXe siècle à 1965.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tournant le dos à la biographie linéaire en préférant un montage stylistique libre, Corinne Desarzens accueille les moments décisifs, les anecdotes et les histoires qui dessinent le portrait monstre d’un Winston Churchill éclatant et imprévisible. On découvre ainsi, cheminant par séquences dans sa vie, la tension lors du vote de remplacement de Chamberlain, l’atmosphère de la conférence de Yalta, les méthodes mnémotechniques du vieux lion pour retenir ses mille-sept-cents discours, sa demeure qui est un monde en soi, ses dettes, son combustible…
Ce portrait intime d’un homme excessif décrit, par-delà ses défauts et ses qualités, un sauvage, un phénix, un être que rien n’abat.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Télégramme (Stéphane Bugat)
Actualitté (Lolita Francoeur)
RTS (La librairie francophone)
Le blog de Francis Richard

Les premières pages du livre
Le meilleur moment, lors d’une fête, c’est l’avant et l’après. L’avant, plein d’appréhension, à élaborer les étapes des préparatifs, saisi par l’envie de fuir loin des aiguilles de la montre et d’ignorer le coup de gong à l’arrivée des premiers invités. L’après, une cuisse de poulet à la main, très tard, un sourire ruisselant de graisse, se laissant accueillir par la nuit ouverte. Le moment d’assister à l’effondrement des matières, de jubiler à l’arrogance enfin courbée d’un plat vedette, de dire merci à l’eau chaude consolant la vaisselle, oscillant entre l’envie de rester debout le plus longtemps possible, observant comme jamais auparavant les sinuosités de la graisse contre les parois de l’évier, et celle de se jeter sur le premier lit venu, de s’y enterrer jusqu’au printemps, rêvant de se débarrasser de tout. Pour s’emparer, encore, d’un morceau de bleu de Gex avec les doigts. Les contours encrés de montagnes, les longs jets de lassos capricieux des millibars, dans le bleu tenace, ou le presque vert du Morbier. Ce bleu de l’iris, cette fleur qui s’imprime elle-même, laissant les doigts tachés d’un bleu violacé. Une fête se savoure deux fois. Avidement, la première. En freinant, hallucinant, décelant partout des présages, la deuxième. Noël sert à ça. Nous avons bien mangé. Nous avons mangé autrement. L’assiette, comme le lit, est un carrefour. Un moment de vérité.
Car Noël, cette branche de genévrier qui peut être un champ de mines, est d’abord une assiette. Et Winston, Winston Churchill, c’est Noël. Noël à lui tout seul.

La façade principale de Blenheim, colossale bâtisse de l’Oxfordshire, mesure cent soixante mètres de long. Un renflement central, sein unique et bombé, coup d’estomac repoussant la table, sépare deux ailes aux mouvements majestueux d’une traîne balayant les pelouses. C’est dans une petite pièce, la plus proche de l’entrée que naît Winston, à une heure et demie du matin, le 30 novembre 1874. Le duc d’Édimbourg naîtra sur une table de cuisine. Les familles royales aiment les coutumes archaïques. C’est le temps de l’Avent, à Blenheim. Bourdonne l’essaim des domestiques, qui doivent rester invisibles. Les usages en vigueur, qui ne connaissent pas le rond de serviette aux initiales ou au nom de qui va s’essuyer plusieurs fois avec la même serviette, imposent de laver le linge de table après chaque repas. C’est le temps, déjà, des préparatifs de Noël, de tous ces Noëls de son enfance que le petit bouledogue au poil de feu passera loin de ses parents. De sa mère américaine aspirée par le tourbillon des bals et des liaisons. Des parents à qui Winston, suppliant, désespéré, écrira soixante fois et qui ne lui répondront, eux, que six fois. Une étoile polaire, qu’il aimera tendrement sans qu’elle lui rende, ou trop tardivement, cette tendresse. Un père dédaigneux, sans cesse enclin aux reproches, que Winston passera toute sa vie à vénérer. Une nounou quinquagénaire au nom glacial, Mrs Everest, qui lui dispensera la seule vraie chaleur, lui aux fesses entaillées par les coups de canne souvent administrés dans son école, Harrow. Tu seras bien, là-haut, c’est sur les collines, tu verras. Il joue aux échecs, élève des vers à soie, dessine, joue du violoncelle et remporte une coupe d’escrime. À quatorze ans, il peut réciter 1200 vers des Lais de la Rome antique de Macaulay et des scènes entières de Shakespeare. Par la suite, Shelley et Byron, Childe Harold de celui-ci précisément dont Winston extraira l’appellation de Nations Unies, et puis Keats. Qui? Keats, l’auteur encore inconnu de cette Ode to Nightingale qu’il s’empressera d’apprendre par cœur. Ces ressources, ces boucliers, ces pétards dans l’ourlet du suaire, ces passages essentiels qui, plus tard, maintiendront le moral des troupes en guerre, Winston se souciant autant du chant choral que de la pénurie de cartes à jouer. Cette attention à laquelle il n’a jamais eu droit, petit, explique l’enjouement fébrile et si contagieux qui incitera ses invités à se mettre à quatre pattes sur le parquet pour le voir reconstituer, avec des verres et des carafes, les phases décisives des batailles menées par ses ancêtres, les ducs de Marlborough. À Gettysburg, Winston désarçonnera le guide en le corrigeant sur la disposition des troupes et des canons. À seize ans, il écrit à un ami qu’il pressent une invasion d’une ampleur inouïe et l’assure qu’il sera à la hauteur le moment venu pour sauver la capitale et l’Empire. Son école: la caserne. Son université: le champ de bataille. Son mentor occasionnel: un amant de sa mère qui lui apprend comment utiliser, à la manière d’un orgue, chaque note de la voix humaine. Son premier grand amour: l’Empire. Car il tombe éperdument amoureux, oui, de toutes ces zones en rose sur la carte, des Indes malgré les suttees, les bûchers dressés pour les veuves, et les thugees, les assassinats rituels des voyageurs. L’Empire dont il décrit si bien la chaleur, si dense qu’on peut la soulever avec les mains, qui appuie sur les épaules comme un sac à dos et qui pèse sur la tête comme un cauchemar.
Pour l’instant, il n’est pas encore l’homme au cigare, ni l’icône de 1941, ce lion hargneux et au nez court à la Grace Kelly, immortalisé au moment où Yousuf Karsh, jeune photographe d’origine arménienne installé au Canada, vient de lui enlever, justement, if you please, Sir, son cigare de la bouche. Pas encore le bon vivant au sourire ensorcelant, prônant, à la Curnonsky – dont il est de deux ans le cadet –, la pratique raisonnée de tous les excès et l’abstention nonchalante de tous les sports. Le golf? Autant courir après une pilule de quinine. Et la course? Oui, s’il faut échapper aux suffragettes qui l’attaquent, un fouet de cheval à la main. Or il en pratique beaucoup, en réalité, et manifeste une extraordinaire agilité jusqu’à épuiser, à un âge avancé, son garde du corps, le fidèle inspecteur Thompson qui, lui, perdra 12 kilos en tentant de suivre son rythme. Poussé sur les scènes d’action, Winston s’expose à tous les dangers, bat un chiffre record du nombre d’accidents, d’une grave chute d’arbre à l’âge de dix-neuf ans aux fractures répétées et à la participation, avant même la Première Guerre, à quatre conflits en terres lointaines, en mission au Soudan puis contre les Boers, en Afrique du Sud. Durant une nuit effroyable, errant dans le désert sur une centaine de kilomètres après avoir échappé à une embuscade, son sauvetage sera Orion, cette constellation en forme de sablier, ce même #let d’étoiles qui, quelque temps plus tard et sans boussole, lui sauvera une seconde fois la vie. Le voici à Durban en Afrique du Sud, acclamé en héros le soir de Noël 1899. Il chassera le rhinocéros et le crocodile, et puis le phacochère à la lance. Lui-même écorché vif, sans anesthésie, il donnera un peu de sa peau, du diamètre d’une pièce de monnaie, pour la faire greffer sur un ami en danger. Un peu de son épiderme délicat, si délicat que Winston se contentera facilement du meilleur.
De sous-vêtements de soie, de bottes Lobb et de pantoufles en antilope grise de chez Hook, Knowles & Co. Une vie quotidienne tout aussi mouvementée, mordant sur le trottoir, en voiture, pour contourner les embouteillages, glissant un chèque de deux guinées dans une enveloppe pour remercier la chiromancienne qui lui annonce de grandes difficultés tout en lui promettant le sommet. Une vie déjà si mouvementée et si fertile en rebondissements qu’on peine à imaginer ce qui peut lui arriver de plus. Or nous ne sommes qu’en 1908. Page 80, et il y en a 1212, dans cette biographie d’Andrew Roberts, sans doute la plus fluide parmi le millier d’autres déjà parues. L’a-t-on imaginé jeune?

À la recherche d’un marque-page, je tombe sur un horaire des marées de 1968, de la région de Beg-Meil dans le Finistère où nous passions nos vacances en famille. Huit colonnes détaillant les phases de la lune commandant les hautes eaux et les basses eaux de cette mer séparant la France du royaume, là-bas, du charbon et de la brique rouge. Là-bas. Vibre un petit nerf. Plus tard, nous avons eu pour voisins Donald et Patricia Prater, Britanniques de retour de Nouvelle-Zélande, une fois leurs trois enfants élevés. Donald à la prestance espiègle et au sourire fugace avait combattu au 4e bataillon des Royal Fusiliers. J’ai fait la bataille du désert, se contentait-il de dire en guise de présentation, persuadé que c’était bien assez, ne se doutant pas de notre ignorance. Les êtres humains ont parfois d’autres qualités insoupçonnées, parfaitement non négociables, qui suscitent autour d’eux une admiration immédiate, où qu’ils se trouvent. Une chanson a capella, trois vers d’un poème, une mélodie sans raison provoquent un effet de surprise qui parfois serre le cœur. Négligeable? Une minute, à peine, tient en respect et peut sauver la vie. Notre voisin possédait un petit instrument à cordes, un petit instrument de rien qui, d’emblée le faisait aimer de tous. Mon père était jaloux, non de la bataille ni du sourire, ni même de la prestance, mais de l’humeur toujours généreuse, ensoleillée, naturelle de son voisin, et surtout parce que Donald jouait du banjo.
Il jouait du banjo à Noël.

1908: l’année où Winston, trente-trois ans, se rend à un dîner auquel, à la dernière minute et pour éviter d’être treize à table, l’hôtesse a convié Clementine Hozier, vingt-trois ans, qui consulte l’état de ses gants, hésite et ne tente que de faire durer sa robe blanche empesée. Winston a été fiancé deux ou trois fois, Clementine aussi, la troisième avec un lord qui avait les faveurs de sa mère, manœuvrant pour les laisser seuls, lâchés dans un labyrinthe toute une après-midi, mais cela n’avait rien donné. Fiasco qui, à la mère de Clementine, rappelle celui de la Cerisaie de Tchekhov, quand les anciens maîtres du domaine laissent seuls Lopakhine et Varia. Et que se passe-t-il? Rien, justement. Ils ne se disent que quelques phrases plates, parlent du froid, du thermomètre qui est cassé, de cette maison abandonnée, qui sera vendue et qu’on ne reverra plus. Tout le contraire survient, à ce dîner de 1908, de la sensation de démangeaison au ravissement, traversés, l’un et l’autre, par ce hunch, sorte d’intuition soudaine, hors de toute attente, presque toujours juste. Mille sept cents lettres, roucoulantes ou austères, échangées plus tard, Clementine sera toujours la reine de Winston. Mille sept cents, c’est aussi le nombre de discours qu’il prononcera d’ici la Deuxième Guerre. Avec un système anti-trous de mémoire bien à lui, mis au point depuis des décennies, en retenant les mots clefs de chaque phrase, scandés et relancés, dans le style psaumes. »

Extraits
« Il se relève toujours. Un phénix.
À se demander s’il faut prescrire le cul-de-sac pour rebondir et le malheur pour s’en sortir.
Un petit rondouillard debout sur les toits, à regarder les bombardements.
Un grand homme.
Ce halo de respect. Trente-sept tomes de mémoires, mille biographes qui dévorent et picorent à leur guise. Recommencent pour dire autrement. Assemblent, omettent, éclairent, poussent, freinent, s’attardent, s’étonnent même quand c’est fini.
Or ce n’est jamais fini. Chaque projecteur pivote dans la nuit, passant aux mêmes endroits, mais ce qu’il éclaire change.
À l’existence ignorée par quantité de gamins, persuadés que Sherlock Holmes, lui, a réellement vécu.
Très aimé. Bruyamment. En silence. Anéantis par le chagrin, les parents des sous-mariniers torpillés. Et tant d’ennemis.
Détesté. Cet incendiaire. Ce Don Quichotte égoïste. » p. 25

« Une maison ? À l’opposé, Chartwell, de cette définition alambiquée: un agrégat de techniques visant à réaliser l’adéquation entre soi et la planète, une pliure cosmique qui fait coïncider la psyché avec la matière. Cet accablement oublie la lumière. Déjà de la vie de l’esprit. Et ça dépasse ces mots solennels. La maison représente davantage que les matériaux qui la composent. Plutôt un lien d’amour qui noue l’homme aux choses.
C’est très vrai de Chartwell. C’est une enveloppe. Comme la peau est le dernier rempart du corps. Comme le siren suit ou zip-up-all-in-one, cette combinaison zipée, si confortable quelle qu’en soit la matière, est le vêtement idéal. Comme le temps, cette couverture, protège et consolide peu à peu les membranes.
Loin devant l’attachement de son propriétaire, Chartwell en est le prolongement naturel, les espaces extérieurs irriguant son être intérieur aussi sûrement et constamment que les passages de textes qu il connaît par cœur.
Blenheim, ce grand machin, ce monstrueux palais de Blenheim aux cent quatre-vingt-sept pièces et quatre hectares de toiture, n’est que le lieu de naissance de Winston. Rien de plus pour celui qui passe ses premières années en Irlande du Nord, à part quelques visites à l’un ou l’autre des membres de sa famille, et qui ne s’installera à Chartwell qu’à l’âge de quarante-neuf ans. Contrairement à d’autres demeures de personnalités, ce manoir, peu à peu et après bien des péripéties, devient l’œuvre de Winston. À la fois le lieu désigné pour rendre visite à l’histoire et du pain bénit pour ceux qui en coulisses vont en assurer l’entretien, recevant ainsi la confirmation qu’on se laisse toujours impressionner par les maisons. » p. 38

« De mème qu’une ville étrangère devient un univers sitôt qu’on connaît un seul de ses habitants, incitant à scanner des yeux, partout, la moindre mention de cette ville, s’intéresser à un nom particulier fait aussitôt voyager dans une vaste constellation. C’est une étoile fixe, d’autant plus brillante si elle s’allume lorsqu’on ne s’y attend pas.
L’aveu de choisir une biographie de Winston comme livre de chevet provoque un sourire, approuvant la perspective de s’encorder pour gravir une haute montagne, avec des provisions en abondance.
À moins que le seul nom de Churchill ne refroidisse l’atmosphère. Trop imposante, la statue, trop glissant, le marbre. Trop préoccupé, le regard, trop difficile à écarter tout à fait, cette transpiration par l’angoisse. Ne flottent plus qu’un relent de vieux cigare, de naphtaline, de toutes ces odeurs en voie de disparition, le crin de cheval et l’herbe mouillée, le soufre et les rubans encreurs, les stencils et les feuilles mortes rassemblées en tas qui fume. L’esprit de sérieux, la soudaine gravité jetée comme du sable sur les départs de feu, les fous rires et les chagrins, les enthousiasmes et les joies trop éruptives. » p. 107

À propos de l’auteur
DESARZENS_Corinne_©DR_La_BaconniereCorinne Desarzens © Photo DR – La Baconnière

Née à Sète en 1952, Corinne Desarzens est une écrivaine et journaliste franco-suisse licenciée en russe. Passionnée par les langues et l’art d’intercepter les conversations, parfois traductrice, auteure de romans, nouvelles et récits de voyage, dont Un Roi (Grasset, 2011), L’Italie, c’est toujours bien (La Baconnière, 2017), elle est l’une des grandes stylistes de Suisse romande. Elle a été lauréate des Prix suisses de littérature en 2020 pour La lune bouge lentement mais elle traverse la ville. (Source: Éditions La Baconnière)

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Francis Rissin

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Lors de ses recherches, une prof de littérature découvre un ouvrage intitulé «Approche de Francis Rissin» signé Pierre Tarrent et cherche à en savoir davantage sur cet inconnu, sans y parvenir. Qu’à cela ne tienne, Martin Mongin va poursuivre la recherche sous des formes et des genres différents et nous offrir une réflexion sur «l’homme providentiel».

Ma note:
★★ (ouvrage intéressant)

Ma chronique:

Francis Rissin à l’assaut de la France

Martin Mongin signe avec Francis Rissin l’un des ouvrages les plus originaux de cette rentrée. À l’image des affiches portant ce nom et qui vont couvrir tout le pays, il va réussir à imposer ce personnage pourtant très mystérieux.

L’entreprise était aussi audacieuse que risquée: ne pas écrire un roman, mais une sorte de mille-feuilles présentant sous différentes formes l’histoire d’un personnage hors du commun baptisé Francis Rissin. Martin Mongin partait donc avec un a priori des plus favorables pour moi qui aime l’originalité et la création littéraire originale. Mais si j’ai été séduit par l’idée et même fasciné par la manière dont l’auteur joue avec son personnage, entraînant le lecteur dans des voies non balisées, il me faut bien reconnaître que l’enthousiasme suscité par les premiers chapitres a fini par s’éroder sur la fin. Mais revenons au chapitre initial qui nous permet au sens littéral du terme d’approcher Francis Rissin.
Catherine Joule, professeur de littérature à la Sorbonne découvre dans ses recherches bibliographiques un titre énigmatique: Approche de Francis Rissin, signé d’un certain Pierre Tarrent. Si toutes ses recherches pour retrouver un exemplaire de l’ouvrage restent vaines, elle parvient très bien – outre un cours passionnant sur les bibliothèques invisibles – à instiller le doute. Après tout si l’on consacre un ouvrage à cet homme, c’est qu’il doit mériter cet honneur.
On va alors se tourner du côté du polar et nous intéresser à ces «histoires de flics» qui tournent autour de notre homme. Mais leur enquête ne va pas non plus réussir à lever le voile sur Francis Rissin.
Martin Mongin, qui ne manque ni de souffle ni d’imagination va alors convoquer le journal intime, le rapport officiel, l’exposition d’œuvres d’art, les affiches électorales, les témoignages de ceux qui ont côtoyé notre mystérieux héros ou encore le script d’un long métrage qui n’a jamais été réalisé.
À travers ce kaléidoscope, le lecteur devrait finir par voir se dessiner les contours de Francis Rissin. D’autant qu’au fil des pages il apparaît comme celui que le pays attend. Et c’est là que réside la principale qualité de ce roman protéiforme, dans la belle leçon de marketing politique qui s’en dégage. Sur la façon d’imposer un nom, une image, sur l’ascension d’un homme encore inconnu de la population quelques mois auparavant, sur la manipulation des foules, sur ce besoin de figures providentielles, de construire un destin collectif: «Nous ne nous satisfaisions plus de nos vies minuscules, nous voulions bâtir quelque chose de grand et de rare, pour l’avenir. Dans ces moments-là, Dieu lui-même eût été bien en peine de satisfaire nos appétits de titans.»
Le roman aurait à mon sens été plus efficace s’il avait été élagué d’un quart ou même d’un tiers de ses pages. Il aurait gagné en force et en efficacité, comme par exemple avec les 272 pages État de nature de Jean-Baptiste de Froment, un conte politique qui s’inscrit dans la même veine.

Francis Rissin
Martin Mongin
Éditions Tusitala
Premier roman
616 pages, 22 €
ISBN: 9791092159172
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule un peu partout en France, mais aussi beaucoup à Paris

Quand?
L’action se situe dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
De mystérieuses affiches bleues apparaissent dans les villes de France, seulement ornées d’un nom en capitales blanches : FRANCIS RISSIN. Qui est-il? Comment ces affiches sont-elles arrivées là? La presse s’interroge, la police enquête, la population s’emballe. Et si Francis Rissin s’apprêtait à prendre le pouvoir, et à devenir le Président qui sauvera la France?
Pour son premier roman, Martin Mongin signe un livre vertigineux. Un roman composé de onze récits enlevés, onze voix qui lorgnent tour à tour vers le roman policier, le fantastique, le journal intime ou encore le thriller politique, au fil d’une enquête paranoïaque sur l’insaisissable Francis Rissin. Avec une maîtrise rare, Martin Mongin tisse sa toile comme un piège qui se referme sur le lecteur, au cœur de cette zone floue où réalité et fiction s’entremêlent.
Autant marqué par l’art de Lovecraft, de Borges ou de Bolaño que par la pensée de La Boétie ou d’Alain Badiou, Francis Rissin est un premier roman inventif et inattendu, au propos profondément politique.

68 premières fois
Blog motspourmots.fr(Nicole Grundlinger)
Blog Domi C Lire 
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe

Les autres critiques
Babelio
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Libération (Mathieu Lindon)
Blog L’Espadon 
Blog Encore du noir 
Blog Journal d’une lectrice

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Catherine Joule, séminaire Textes et intertextes, cours du 3 septembre *** : «Approche centrée sur la personne», université de Paris IV-Sorbonne (enregistrement sonore), collection privée, fac-similé en possession de l’éditeur.

Il y a les livres qui existent, les livres qu’on peut facilement se procurer sur les étals des librairies, chez les bouquinistes ou dans les arrière-salles poussiéreuses des antiquaires de la rue de Sèvres – ces livres qui nous présentent lascivement leur dos coloré sur les étagères des bibliothèques, pour qu’on les caresse du bout des doigts. Il y a les livres qui existent, et les livres qui n’existent pas, les livres qui n’ont jamais été écrits, les livres imaginaires, les livres de romans.
Vous savez que certains auteurs se sont amusés à inventer des ouvrages de toutes pièces, et à les jeter négligemment dans les mains de leurs personnages. Les surréalistes ont abusé de ce procédé, tout comme Pierre Manon, Frédéric Balaire, ou encore François Rabelais, longtemps avant eux, avec son célèbre catalogue de la Bibliothèque de l’Abbaye de Saint-Victor, dans Pantagruel.
Madame Bovary est un livre qui existe. La Barre fixe, de Robert de Passevant (citée par André Gide dans Les Faux-Monnayeurs), on La Chrestomathie du désespoir, de François Merlin (citée par Louis Guilloux dans Le Sang noir), sont des livres qui n’existent pas – des livres dont vous pourrez seulement croiser le nom dans un autre livre, bien réel celui-là. Vous trouverez la liste de ces ouvrages inexistants dans le beau dictionnaire de Stéphane Mahieu, La Bibliothèque invisible, publié il y a quelques années aux éditions du Sandre.
Parmi les livres qui existent, il y a aussi ceux qui ont disparu, les livres dont l’existence est attestée mais dont on n’a jamais retrouvé la trace – ces livres dont les longues listes des doxographes de l’Antiquité nous donnent un minuscule aperçu. Et puis il y a les livres dont nous ne savons rien, les livres dont nous ne savons même pas qu’ils ont été détruits ou perdus. Combien de livres disparus pour un livre qui arrive jusqu’à nous? «Les chercheurs d’or remuent beaucoup de terre, disait Héraclite, et ils ne trouvent pas grand-chose.»
Il y a les livres qui existent et les livres qui n’existent pas; mais entre les deux, il y a encore la place pour certains livres d’un genre intermédiaire, qu’on serait bien en peine de classer dans l’une ou l’autre de ces deux catégories. Des livres qui existent à peine, des livres qui flottent dans les limbes de la thermosphère littéraire et qui se soustraient sans cesse à nos efforts pour les saisir. Des livres ontologiquement indécidables et qui subsistent pourtant à leur façon, comme une promesse, comme un rêve, comme un espoir.
L’Approche de Francis Rissin est un livre de cette catégorie mitoyenne. »

Extrait
« C’est là que nous avons nourri le désir d’une vie pleine et rare, d‘une vie au contact des éléments et des matières, d’une vie en lien avec les forces qui avaient modelé ces plateaux s’étalant au-dessus de nous et qui bouillonnaient encore aux confins de l’univers. Nous ne nous satisfaisions plus de nos vies minuscules, nous voulions bâtir quelque chose de grand et de rare, pour l’avenir. Dans ces moments-là, Dieu lui-même eût été bien en peine de satisfaire nos appétits de titans. »

À propos de l’auteur
Martin Mongin est né en 1979. Il est professeur de philosophie, et passionné de politique. Depuis dix ans, il a signé plusieurs articles (notamment au Monde diplomatique ) et publié divers essais politiques sous des noms d’emprunt. En parallèle, il a toujours écrit de la fiction, imprimant ses ouvrages à quelques dizaines d’exemplaires pour ses proches. (Source : Éditions Tusitala)

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Made in China

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Voici trois bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce ce que Jean-Philippe Toussaint fait partie de ces auteurs que j’aime suivre, à la fois pour son éclectisme et pour son écriture. Avec Made in China, il vient une nouvelle fois prouver combien ses romans sont à nuls autres pareils en y racontant les coulisses d’un tournage, en dressant le portrait de son éditeur chinois et en nous proposant une réflexion sur la littérature.

2. Parce que, comme l’explique Philippe Malherbe qui connaît fort bien l’auteur, on retrouve le narrateur au fil des pages « à la fois ballotté par les menus évènements qui sont la marque de chaque séjour, de chaque voyage, dans une culture étrangère, en proie aux quiproquos que sa faible connaissance de la langue chinoise induit inévitablement, parfois dépassé par l’enchaînement des séquences presque muettes qui agitent l’entourage de son producteur et ami, mais sans que, finalement, son flegme bon enfant n’en subisse le contrecoup. »

3. Pour cette citation éclairante: «Je continuais de marcher lentement dans la nuit, et, même si la vie, autour de moi, présentait toujours son caractère tranquille et indéniable, j’avais le sentiment d’évoluer dans un paysage de fiction, comme si j’avais été le personnage d’un roman que j’aurais été en train d’écrire».

 

Made in China
Jean-Philippe Toussaint
Éditions de Minuit
Roman
192 p., 15 €
EAN : 9782707343796
Paru en septembre 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
Depuis le début des années 2000, j’ai fait de nombreux voyages en Chine, je me suis rendu à Pékin, à Shanghai, à Guangzhou, à Changsha, à Nankin, à Kunming, à Lijiang. Rien n’aurait été possible sans Chen Tong, mon éditeur chinois. La première fois que j’ai rencontré Chen Tong, en 1999, à Bruxelles, je ne savais encore quasiment rien de lui et de ses activités multiples, à la fois éditeur, libraire, artiste, commissaire d’exposition et professeur aux Beaux-Arts. Ce livre est l’évocation de notre amitié et du tournage de mon film The Honey Dress au cœur de la Chine d’aujourd’hui. Mais, même si c’est le réel que je romance, il est indéniable que je romance. J.-P.T.

Les critiques
Babelio 
L’Express (Baptiste Liger et Éric Libiot)
BibliObs (Jérôme Garcin)
Le Carnet et les instants (Pierre Malherbe)
L’Humanité (Jean-Claude Lebrun)
Libération (Philippe Lançon)
Le Monde (Eric Loret)
Diacritik (Patrick Varetz)
Le Littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret)

Les premières pages du livre
« Cher Jean-Philippe, est-ce que tu peux me transférer l’horaire de ton vol ? Il faut que je m’organise » m’écrivait Chen Tong quelques jours avant mon arrivée en Chine. Je suis arrivé à Guangzhou le 21 novembre 2014 dans la soirée, et Chen Tong m’attendait à l’aéroport. Je l’aperçus à distance vêtu d’une de ses éternelles chemisettes grises à manches courtes. Il se tenait immobile, les mains derrière le dos, le regard attentif, il se dégageait de sa personnalité un sentiment d’assurance et de calme. Il esquissa un sourire, à peine un sourire, l’encoignure de ses lèvres se souleva, tandis que ses yeux brillaient de complicité contenue. Mais rien de plus, son corps n’avait pas bougé, son visage était resté impassible, grave, placide. Je fis les derniers mètres pour le rejoindre, et on se donna l’accolade, avec précaution, mimant l’accolade plutôt que la donnant vraiment, il me tapa deux ou trois fois doucement dans le dos pour souligner nos retrouvailles. Il s’empara de ma valise et on passa les portes de l’aéroport, et aussitôt je fus assailli par l’odeur de la Chine, cette odeur d’humidité et de poussière, de légumes bouillis et de légère transpiration qui imprègne l’air chaud de la nuit. Nous ne disions rien sous les vastes auvents de verre incurvés de l’aéroport, et nous attendions la voiture qui devait venir nous chercher. »

Extrait
« La mère de Chen Tong était institutrice à la campagne, et Chen Tong la suivait à chaque fois dans les écoles ou collèges où elle enseignait. Le père de Chen Tong était peintre et calligraphe. Dans les années 1950, il travaillait comme photographe dans un journal de Ning Xiang, dans le Hunan, il se servait d’un appareil Dual, un 6 ´ 6, format 120. Une des photos qu’il a prises de la « commune du peuple » de son village a même été reprise par un journal japonais. La Révolution culturelle a ensuite fait zigzaguer le parcours de son père, qui « fut abaissé » jusqu’à ouvrier de laquage, selon l’expression de Chen Tong, puis qui a travaillé comme agent d’achat d’une usine de sprays pour l’agriculture, et enfin au Bureau de l’industrie, où il a pris sa retraite. Pour occuper ses vieux jours, il a loué un atelier pour fabriquer des enseignes et des panneaux publicitaires, qu’il a fini par confier à son disciple, avant de venir habiter chez Chen Tong, à Guangzhou, à l’âge de soixante-dix ans. Il est mort début 2014, le premier jour du Nouvel An chinois, un ou deux mois à peine après mon propre père (nous nous sommes annoncé mutuellement la mort de nos pères par mail dans les premiers mois de 2014). »

À propos de l’auteur
Jean-Philippe Toussaint est né à Bruxelles en 1957. Prix Médicis 2005 pour Fuir. Prix Décembre 2009 pour La Vérité sur Marie. Il a publié une quinzaine de romans et collaboré à quatre longs métrages. (Source : Éditions de Minuit)

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