Les Contemplées

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En deux mots
Arrêtée par la police, la narratrice est incarcérée à la Manouba, la prison pour femmes de Tunis. C’est pour elle le début d’un calvaire, les conditions de détention étant très difficiles. Mais c’est aussi la découverte d’un monde où l’humanité et la dignité parviennent à se faire une place dans cette cellule surpeuplée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Derrière les murs de la Manouba

Pauline Hillier a fait partie des Femen. C’est lors d’une action de protestation en 2013 qu’elle a été arrêtée et incarcérée dans la prison de femmes de Tunis, la Manouba. Une expérience qu’elle relate dans ce roman bouleversant.

Quand on se retrouve isolée du monde, dans une cellule surpeuplée et proche de l’insalubrité, alors la moindre petite attention est bonne à prendre. Pour la narratrice, brutalement jetée dans cet univers carcéral, la possibilité de conserver un livre est une bénédiction. Cet exemplaire des Contemplations de Victor Hugo va très vite devenir un viatique lui permettant de ne pas sombrer. Mieux, c’est dans les marges et dans les espaces encore vierges qu’elle pourra prendre des notes, raconter son vécu et rassembler la matière de ce qui deviendra Les Contemplées en hommage à l’auteur des Misérables.
Si ce n’est qu’en toute fin de volume que Pauline Hillier expliquera ce qui l’a conduite dans cette cellule en 2013, on sent bien qu’elle n’a rien oublié de son séjour, des premières minutes à celles de sa libération. Il faut dire que cette expérience ne peut que marquer fortement ceux qui la subissent. La violence y est omniprésente, d’abord assénée par ceux qui sont censés faire respecter la loi, les gardiens et le personnel administratif jusqu’à la directrice qui n’a pas trouvée meilleur moyen pour se hisser au rang de ses collègues masculins que d’être encore plus sévère et plus tyrannique qu’eux. Elle fait de sa «machine carcérale» un concentré d’inhumanité et encourage les gardiennes à la sévérité, pour ne pas dire la brutalité. On comprend alors la détresse de la Française jetée dans une cellule qui répond à ses propres règles, avec des détenues plus ou moins dangereuses et dont elle ne comprend pas la langue. Les policiers l’avaient du reste prévenue, c’est bien l’enfer qui l’attend.
Mais la peur n’est pas la meilleure conseillère. Pour pouvoir tenir, elle se rend bien compte qu’elle doit faire profil bas et essayer de se fondre dans la masse, voire à se trouver des alliées.
Mais c’est presque par hasard qu’elle va trouver le moyen de gagner sa place et même de jouir d’un statut particulier. En prenant la main d’une codétenue et en lui expliquant ses lignes de vie, elle va s’improviser chiromancienne. Ce faisant, elle fait rentrer de l’humanité – voire de la sensualité – dans ce monde où le libre-arbitre et la force font loi. Prendre la main d’une prisonnière n’est alors plus un geste anodin, mais le début d’une histoire. De confidence en confidence, on va voir se déployer les histoires individuelles, découvrir Hafida, Samira, Fazia, Boutheina et les autres. Alors, il n’est plus question de crimes et délits, mais de solidarité et de sororité. Alors on soutient une femme enceinte, on compatit à la tragique histoire de cette femme violée que son père tout comme la police préfère ne pas croire et qui va finir incarcérée, accusée du meurtre de son agresseur. Ou encore de cette autre détenue, coupable de ne pas avoir été en mesure de donner un héritier mâle à son mari. Miroir inversé d’une société qui a érigé le patriarcat en système absolu que le dévoiement de la religion accentue encore, La Manouba devient alors le creuset d’un combat souterrain, d’une humanité qui défie la violence. Alors un carré de chocolat, un bout de savon, un pas de danse, quelques secondes passées sous la douche ou encore quelques pas en plein air deviennent les symboles de la résilience, du refus de l’obscurantisme.
Si le récit de Pauline Hillier est aussi bouleversant, c’est parce qu’il donne à cette tranche d’autobiographie une valeur universelle. En entrant avec elle dans cette prison et en partageant son quotidien, c’est bien contre l’injustice et l’absolu d’un pouvoir dévoyé que l’on s’élève. Avec la force d’un Midnight express féminin, l’ex-militante Femen trouve dans l’écriture le moyen de poursuivre un combat qui, s’il est loin d’être gagné, fera bouger les lignes ou, au moins soutenir ces femmes détenues qui retrouvent ici un visage. Car, comme l’écrivait justement Victor Hugo dans les Contemplations…
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;
Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.

Les Contemplées
Pauline Hillier
Éditions La Manufacture de livres
Roman
204 p., 18,90 euros
EAN 9782358879415
Paru le 8/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans une prison de Tunis. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule en 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’issue d’une manifestation à Tunis, une jeune française est arrêtée et conduite à La Manouba, la prison pour femmes. Entre ces murs, c’est un nouvel ordre du monde qu’elle découvre, des règles qui lui sont dictées dans une langue qu’elle ne comprend pas. Au sein du Pavillon D, cellule qu’elle partage avec vingt-huit codétenues, elle n’a pu garder avec elle qu’un livre, Les Contemplations de Victor Hugo. Des poèmes pour se rattacher à quelque chose, une fenêtre pour s’enfuir. Mais bientôt, dans les marges de ce livre, la jeune femme commence à écrire une autre histoire. Celle des tueuses, des voleuses, des victimes d’erreurs judiciaires qui partagent son quotidien, lui offrent leurs regards, leurs sourires et lui apprennent à rester digne quoi qu’il arrive.
Vibrant d’humanité, Les Contemplées, roman autobiographique enflammé, nous livre l’incroyable portrait d’un groupe de femmes unies face à l’injustice des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le JDD (Karine Lajon)
France Culture (Le cours de l’histoire)
Blog Ju lit les mots
Blog Vagabondage autour de soi
Blog de Christophe Gelé
Blog de Philippe Poisson
Blog Médiapart (Hedy Belhassine)


Pauline Hillier présente son roman Les Contemplées à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Il est vingt heures, le soleil se couche sur Tunis. Dans la voiture, un flic me met en garde : là où je vais ça ne va pas être facile, il va falloir rester sur mes gardes et me méfier de tout le monde. Je ne sais pas où l’on me conduit, personne ne m’a expliqué. Des gens ont parlé en arabe autour de moi toute la journée, des officiers de police ont passé des coups de fil, d’autres m’ont observée gravement pendant de longues minutes avant de pousser de grands soupirs, une avocate a fait un passage éclair, toute en sueur, l’air affolé, une pile de dossiers sous le bras et des lunettes de soleil sur la tête, m’assurant qu’elle ferait tout son possible pour me sortir de là, mais personne ne m’a exposé le programme. Ça a eu l’air de leur sembler évident. Pourtant, plus les heures passent et plus rien pour moi ne l’est. Mon cerveau colle en vrac des images sur les mots que le flic prononce : « Il y a des tueuses. Il faut faire attention. Il ne faut pas leur faire confiance. Elles te dépouilleront, elles te frapperont, ou même pire. Il y a des folles là-bas. » Je serre les dents. Je sais qu’il veut me faire peur. Il guette ma réaction dans le rétroviseur mais j’évite soigneusement son regard. Je ne veux pas lui donner satisfaction. Je joue la fille qui en a vu d’autres, moi qui en ai vu si peu pourtant. Je scrute le paysage par la fenêtre en essayant de recueillir un maximum d’informations. Les rues défilent dans la pénombre. Des automobilistes, des motards et des piétons sont emportés par leurs trajets quotidiens, l’air concentré ou absent. Quelques arbres sans feuilles et recouverts de poussière tremblent au passage des camions. Un chien errant lève la patte contre un tronc puis repart en trottinant. Devant une épicerie une bande de pigeons a pris d’assaut un sac de semoule éventré, un homme sort les bras en l’air pour les chasser. Nous poursuivons notre course. Les passants se font plus rares. Je guette les panneaux pour tenter de localiser l’endroit où nous allons, mais la plupart sont en arabe. Les rues se ressemblent et la ville devient vite un labyrinthe dans lequel le chauffeur semble tourner volontairement en rond pour me perdre. Comme si je n’étais pas déjà assez paumée.
Voilà des heures qu’on me trimballe d’un endroit à l’autre. Mes poignets menottés passent de mains en mains, les mains me traînent de lieu en lieu. On me crie des choses en arabe sans prendre la peine de les traduire. On tire sur ma laisse comme sur celle d’un animal apeuré. La pénombre est partout à présent, elle enveloppe les silhouettes, se répand dans les rues, entre dans la voiture, m’écrase contre le siège en cuir, pénètre ma gorge et mes oreilles, me gagne tout entière. Après des kilomètres de façades, la voiture de police ralentit enfin, passe sous un imposant fronton et s’engouffre dans un couloir sombre. « Bienvenue à la Geôle », me lâche le conducteur dans un rire moqueur. Un frisson me saisit tandis que la voiture s’enfonce dans la gueule béante du monstre. Les portes se referment sur moi en un boucan sinistre, grilles qui s’entrechoquent, gonds rouillés qui grincent, lourdes chaînes qu’on attache. Cette fois ça y est, le système carcéral vient de m’engloutir. Il n’a fait qu’une bouchée de moi. Je déglutis en même temps que lui, une énorme boule dans ma gorge.
Le flic gare la voiture mais je n’ai plus franchement envie d’en sortir. Il descend, ouvre ma portière et m’attrape par le coude. La suite du trajet se fait à pied. Toujours menottée, je suis escortée par deux officiers le long d’un chemin en terre battue. J’en profite pour repérer un peu les lieux. Un imposant mur d’enceinte surplombé de fils barbelés nous coupe du monde. Au bout du chemin, la silhouette lugubre d’un bâtiment en béton se détache. Sur la droite, une cour grillagée enferme plusieurs dizaines d’hommes, jeunes pour la plupart, pieds nus dans la poussière. Ils s’agglutinent le long du grillage pour lorgner la curiosité qui débarque, cherchent mon regard sans toutefois oser m’interpeller. Des gardiens les surveillent de loin d’un œil menaçant, matraque à la ceinture. De l’autre côté sur ma gauche, un groupe patiente en file indienne devant un homme accroupi qui leur distribue de la nourriture. Une louche de bouillie rouge jetée dans un cul de bouteille en plastique, et au suivant. Mon estomac se noue à l’idée de prendre ici mon prochain repas. Mais je n’ai pas le temps d’y penser davantage car les policiers me poussent dans le dos pour que j’accélère le pas. Nous parvenons jusqu’à l’entrée du bâtiment, grimpons les trois marches en ciment du perron puis pénétrons à l’intérieur. Un halo verdâtre enveloppe la pièce. Verts les murs, vert le sol, verts les meubles, verts les gens, vert l’air qu’on respire. Je deviens verte moi aussi, sitôt entrée, saisie à la gorge par une puissante odeur d’égouts et de corps sales. Un épais comptoir de bois traverse le hall principal. Massif, on le croirait taillé d’un seul bloc, tout comme l’homme au guichet avec lequel mon escorte entame la discussion. Ce père fouettard doit bien faire dans les cent kilos. Derrière lui les longues étagères en bois sont vides, si ce n’est l’épaisse couche de poussière ocre qui recouvre les planches. Le seul objet que je remarque est un énorme registre. On me place dos au mur et on m’ordonne de ne pas bouger. Le temps passe. Des gardiens, en pantalon noir et chemise beige, matraques, menottes et clés à la ceinture, déambulent d’un couloir à l’autre. Ils sont gras, suants et effrayants. La seule femme de la bande ne détonne pas, bien que sa démarche boiteuse et son regard bigleux lui donnent un côté cartoon assez comique. Elle s’approche de moi, caresse une mèche de mes cheveux, et m’assène un gros sourire dégueulasse encore plus glaçant qu’un mauvais regard, avant que des détenus l’interpellent du fond du couloir. Elle repart en claudiquant comme une oie, les pieds en dedans et le pas saccadé. Je me penche discrètement pour essayer de voir les cellules, à gauche, puis à droite, sans parvenir à distinguer grand-chose hormis des enfilades de barreaux à la peinture écaillée. À intervalles réguliers des colonnes de détenus passent devant moi. Ils ont des mines patibulaires : menaçantes, hébétées ou brisées de fatigue. Ils sont sales, débraillés, pieds nus et beaucoup d’entre eux ont des cicatrices ou des plaies récentes sur le visage. Il y a des adolescents aussi. Slumdogs misérables qui passent et repassent une serpillière ou un balai à la main. Ils servent de larbins aux gardiens qui les sifflent et leur gueulent des ordres. Ils obéissent, tête penchée, comme de pauvres petits forçats. Sur le sol je remarque à plusieurs endroits des taches de sang frais. Des scénarios sordides me passent par la tête. Je me concentre pour ne pas paniquer et pour parer à toutes les éventualités. Au milieu de ma gueule déconfite deux pupilles s’allument, noires et brillantes. Mes poings se serrent, mes muscles se tendent, pour la première fois de ma vie je me prépare à me battre. Mes mains sont prêtes à taper n’importe où, n’importe comment, à s’agiter dans les airs, à se balancer de gauche à droite, comme elles le pourront. J’ai la sensation assez nouvelle de devoir défendre ma peau. Je ne sais pas du tout comment m’y prendre mais je taperai dans le tas s’il le faut. Pourtant pour l’heure il n’y a guère que mes pensées angoissées et quelques mouches opiniâtres qui m’assaillent. Est-ce que je perds déjà la boule ? Prisonnière depuis quelques heures et déjà en roue libre. La vraie bagarre a en fait lieu à l’intérieur de mon crâne, la peur et la raison se livrent un terrible round. Au loin j’entends des voix de femmes qui appellent. De temps en temps un gardien répond à leurs demandes, ici de l’eau, là du feu. Je suis terrorisée à l’idée de me retrouver en cellule avec elles. Je les imagine aussi effrayantes que leurs alter ego masculins. Je ne veux pas passer la nuit avec elles. Je préférerais encore être mise à l’isolement. Je veux parler à un avocat, à l’ambassade, à quelqu’un qui pourrait répondre à mes questions, m’expliquer ce qui m’arrive. Je suis tombée au fond d’un puits mais aucune mission sauvetage ne semble se mettre en branle pour me tirer de là.
Même les deux flics qui m’ont accompagnée me faussent compagnie. La paperasse remplie ils prennent congé du tenancier sans même me jeter un regard. Ils redescendent l’allée centrale, remontent dans leur voiture, repassent sous le fronton, roulent dans les rues de la ville, arrivent au commissariat, garent leur voiture, montent les escaliers, dévissent leur casquette, se recoiffent avec leurs mains, retirent leur uniforme, remettent au clou leurs menottes, allument une cigarette et rentrent à la maison. Je voudrais qu’ils m’emmènent. À la maison. Je voudrais être sur le canapé lovée entre leurs femmes et eux pendant que le repas mijote. À la maison. Je voudrais enfiler leur pyjama et me coucher dans leur lit douillet. À la maison. Je voudrais être n’importe où mais pas ici. Je ne veux pas rester. Je me sens comme une enfant abandonnée un premier jour d’école. Une école de film d’horreur. Le bureau du maître en face de moi est énorme, son cahier d’appel démesuré, et moi toute petite, de plus en plus petite, et déjà mise au coin. Mais au pied du mur il n’y a pas de trou de souris par lequel m’enfuir. L’ogresse boiteuse revient vers moi. Elle attrape mes poignets sans ménagement et les libère de leurs menottes. Puis ses doigts de géante se referment autour de mon biceps et elle me tire vers elle. Ça y est, elle m’emporte dans son antre pour me dévorer. Je panique, les battements de mon cœur s’accélèrent, mon ventre se tord, je suis à deux doigts de crier à l’aide. Mais finalement rien ne se passe, à peine quelques mètres plus loin elle dégaine son trousseau de clefs, ouvre une grille et me pousse à l’intérieur. Je découvre mon auberge pour la nuit. Elle est déjà pleine à craquer. Ici je ne sais pas si c’est bon signe. Dès que je pénètre dans la pièce les mises en garde menaçantes du flic remontent à la surface : « Des tueuses. Des folles. Te dépouilleront. Te frapperont. Ou même pire. » C’est quoi pire ? Elles ne peuvent quand même pas me tuer ? Elles n’ont pas le droit. Et de qui dois-je me méfier au juste ? Des gardiennes ? Des détenues ? Des jeunes ? Des vieilles ? De celles qui sourient ou de celles qui restent dans leur coin ? De celles qui ont l’air sûres d’elles ou des discrètes ? Je les dévisage une à une pour tenter de repérer les tueuses, les psychopathes, les violeuses, les mangeuses de bébés. Mille horreurs me passent par la tête. Des images confuses sur la prison me reviennent en mémoire. J’essaye de me souvenir, ça pourrait servir. Je me remémore ce film, l’histoire d’une Américaine emprisonnée à tort pour trafic de drogues. Est-ce qu’on la frappait et la dépouillait ? Est-ce qu’on la violait ? Est-ce que de vieilles détenues la tripotaient sous la douche ? Je ne me souviens plus. Je suis épuisée. Je voudrais dormir mais que m’arrivera-t-il si je ferme les yeux ? Alors je reste à l’affût, le doigt sur la détente. Quelque chose s’est enclenché à l’intérieur de moi. Couteau aux dents, je suis prête à l’affrontement. À l’intérieur de mon crâne un petit coach s’agite. Il fait les cent pas et essaye de se montrer rassurant : « Ça va aller ma grande, tu sais te battre. S’il faut te défendre tu le feras, tu en es capable. Ne montre pas que tu as peur. Elles ne sont pas plus fortes que toi. Tu sais comment frapper. Aux endroits stratégiques, tu te souviens ? Mais si ! On avait fait un cours de self-défense. Tu vas te souvenir, fais un effort ça va revenir. Le nez, oui c’est bien ! Par en dessous voilà. Et le menton ? Par au-dessus bravo ! Des coups nets et précis pour leur montrer que tu sais y faire. Tiens-toi prête. Elles vont voir à qui elles ont affaire. Tu n’as pas peur d’elles, tu n’as peur de rien ! » Je m’accroupis en vitesse contre le premier mur que je trouve histoire de me faire oublier. Le petit coach dans ma tête continue son speech « C’est un genre de Koh-Lanta tu vois. Sans plage ni cocotiers d’accord, mais l’objectif est le même : boire, manger, faire les bonnes alliances, gagner des épreuves de survie et des jeux de conforts, vivre quoi. Tout va se jouer très vite, il faut mettre en place ta stratégie ». Je suis tellement absorbée dans ces pensées survivalistes que je ne prête pas attention à l’autre petit coach, le raisonnable, celui qui pense que le flic a sûrement dit ça pour me faire peur, celui qui passe sa main fraîche sur mon front brûlant pour me calmer et qui chuchote à mon oreille « ne tombe pas dans la parano, respire profondément, essaye de dormir un peu ». Je l’entends mais je ne l’écoute plus depuis longtemps. Les pensionnaires ont pourtant l’air plus misérable que dangereux. Leurs visages sont fermés mais elles n’ont pas de balafres sur les joues. Leurs vêtements sont sales et froissés, leurs cheveux emmêlés, et toutes semblent exténuées. La boiteuse bigleuse me jette une bouteille d’eau, une couverture et un tapis de sol puis referme la grille. La pièce doit faire dans les vingt mètres carrés. C’est une boîte vide et nue, refermée par un mur de barreaux. Où que je sois dans la pièce je peux voir et être vue par le gardien au comptoir ce qui me rassure beaucoup. Je suppose qu’il me protégera en cas d’attaque. Ou plutôt j’espère, que la violence ne viendra pas de lui, d’eux tous qui rôdent dans les couloirs et me reluquent à chacun de leur passage, l’œil lubrique et affamé.
Nous sommes une bonne trentaine dans la cellule, des vieilles, des jeunes et même un bébé d’à peine un an qui titube en chaussettes sur les tapis. La puanteur y est insoutenable. Un mélange de pisse, de merde, de sueur et de crasse. Dans ce pot-pourri je ne parviens même plus à identifier la nature et l’origine des effluves. Je ne saurais dire si l’odeur de pisse qui me pique le nez vient des toilettes à ma gauche, de la paillasse sous moi, des jupes de la petite vieille qui tremblote à ma droite, ou du pyjama souillé du bébé. Pauvre petit gosse. Est-ce qu’il se souviendra de sa détention juvénile ? Est-ce que ces visages désolés imprégneront sa mémoire ? Est-ce qu’il sait qu’il est enfermé ? Est-ce qu’il comprend que tout ça n’est pas normal ? Combien sont-elles dans cette pièce qui, comme lui, n’ont rien à faire là ?
J’ai pu voir lors de mon passage au commissariat comme on jetait sans façon les prévenues en prison. Je n’avais pourtant rien d’une criminelle. Mais pourquoi se fatiguer ? En attendant de savoir, allez hop tout le monde au cachot. Même les vieilles, même les adolescentes, même les mères, même les petits gosses en pyjama. Alors on les souille les pyjamas. Dans cette saleté ambiante à quoi bon se retenir ? D’ailleurs je me souillerais bien moi aussi. Qu’est-ce que ça changerait ? Je refuse d’aller aux toilettes, des latrines sommaires dans un coin de la pièce, à peine dissimulées par un muret à mi-hauteur et sans autre système d’évacuation qu’un broc en plastique. J’ai peur de ce que j’y verrais, peur des cafards, peur des merdes, peur des cafards sur les merdes. Mais leur odeur est partout sur moi, sur ma peau, sur mes cheveux, dans mes vêtements et dans ma bouche. Je ferme ma veste jusqu’en haut et coince mes mains dans mes manches, je rentre à l’intérieur de moi-même comme un escargot dans sa coquille puis je me roule en boule sur mon tapis et remonte mon coude sous ma joue. La nuit est tombée, il fait frais à présent. Une vieille sanglote en secouant la tête et en déclamant des vers misérables. Est-ce qu’elle prie ? Est-ce qu’elle se lamente sur ce qui lui est arrivé ? Je voudrais la consoler. Non, ça n’est pas vrai, je voudrais qu’elle arrête de pleurer, je voudrais qu’elle se taise, je voudrais qu’elles la ferment toutes, je voudrais le silence, je voudrais qu’elles dorment, je voudrais être la seule éveillée dans la pièce, je voudrais la vision rassurante d’une masse ronflante et inoffensive. Je me méfie surtout des plus jeunes et ne les quitte pas des yeux. Elles ont formé un petit cercle et font tourner des cigarettes, en en allumant toujours une avant que l’autre ne s’éteigne, de sorte que le feu ne se perde jamais. Elles ne m’ont adressé la parole que pour m’en demander. Elles se moquent pas mal du reste, de qui je suis, de comment je vais. Elles seraient curieuses à la rigueur de savoir ce qui m’a conduite dans ce trou, mais elles sont trop fourbues de froid et de tristesse pour trouver, en français, les mots pour m’interroger. J’observe leurs mains aux ongles sales attraper la cigarette, la porter à leur bouche et la passer à leur voisine. Quels tours de passe-passe ces mains ont-elles joué ? Quels sont leurs talents cachés ? Savent-elles voler, frapper ou tuer ? Savent-elles crocheter les serrures? Faire disparaître des cadavres ? Qui sont ces femmes dont je partage la chambre et la peine ? »

Extraits
« En tailleur sur mon lit, je me lance pour commencer un petit inventaire des objets en ma possession. Des pantoufles, une chemise à fleurs, un pantalon XXL, deux culottes, un soutien-gorge déchiré sans baleines, une brosse à dents, une assiette, un stylo et un livre de voyage. J’étale tous mes biens devant moi, comme après une séance de shopping. Ça n’est pas Byzance, mais c’est mon trésor. Je comprends toutefois que quelques objets fondamentaux vont vite me faire défaut, comme des couverts, du papier toilette, du savon ou du dentifrice. J’ai pu observer ce matin que mes codétenues étaient bien équipées, brosses à cheveux, gel douche, shampoing, serviettes de toilettes, vêtements propres, c’est qu’il doit bien y avoir des solutions pour se procurer du matériel. » p. 40

« Toutes voulaient que je vienne m’asseoir près d’elles sur un seau, au pied d’une couchette ou en haut d’un lit superposé, pour une séance particulière, souvent généreusement rémunérée en cigarettes, morceaux de chocolat ou poignées de «glibettes», des graines de tournesol blanches et délicieusement salées, que les détenues achètent par sachets avec leurs coupons de cantine et grignotent à n’importe quelle heure de la journée. À tous les étages, les rideaux se tiraient pour assister au spectacle. La moindre de mes déclarations provoquait des cris, des rires, des interpellations bruyantes à travers la pièce ou des youyous. Si la Cabrane n’avait pas mis un terme aux festivités, je crois qu’elles auraient duré toute la nuit. » p. 53

« La Cabrane ne m’a plus adressé la parole depuis notre partie de dominos pourtant dans les jours qui suivent je vois mon quotidien s’améliorer comme par magie. Dès le lendemain matin, je comprends que le vent a tourné. » p. 85

« Je suis autorisée à aller pour la première fois à la promenade, un véritable événement dans un quotidien d’enfermement. La cour carrelée de cinquante mètres carrés n’est pas franchement propice à la randonnée mais j’en profite pour faire quelques longueurs entre les lignes de linge qui sèche. J’ai vraiment besoin de me dégourdir les jambes. Après des jours de confinement dans des pièces exiguës, allongée sur ma couchette la plupart du temps, les effets de l’immobilisme commencent à se faire sentir. Mes muscles sont ankylosés comme après un long voyage en train. La récréation ne dure qu’une dizaine de minutes mais chacune d’entre elles est savourée jusqu’à la dernière seconde. Rassérénée d’avoir pu prendre un peu l’air, revoir le ciel et sentir le vent sur ma peau, je supporte mieux le reste de la journée. Je l’occupe comme je peux, entre tâches quotidiennes, lecture et bavardages. Les filles me racontent leurs vies, me montrent des photos de leurs enfants, m’informent sur l’avancement de leur procès. Elles poursuivent mon éducation aussi, sur les mœurs de la prison, ses codes, son vocabulaire, ses lignes rouges et ses zones grises. Elles me racontent les couleurs de leurs campagnes, les odeurs de leurs jardins, le goût de leur cuisine, me vantent les beautés de leurs régions, des tapis de Kairouan aux poteries de Nabeul. Elles m’imprègnent de leur culture, me parlent leur langue et me l’apprennent. En immersion dans cet univers je fais rapidement des progrès et parviens de mieux en mieux à communiquer. Je glisse d’un bout à l’autre de la cellule, me faufile entre les lits, et deviens peu à peu louve parmi les louves, membre adoptée du pack. » p. 88

« À présent, mes vingt-sept codétenues ne me rendent plus visite qu’en des apparitions fugaces de fantômes. Certains jours je crois apercevoir la silhouette cambrée de Souad qui traverse la rue, le visage radieux d’Hafida derrière une poussette, le sourire éclatant de Fuite en terrasse d’un café, ou les mains tannées de Boutheina dans le métro, égrenant un chapelet. Dès que je les touche elles disparaissent, comme des bulles de savon. La nuit, les fantômes envahissent mes rêves. Je ferme les yeux et je suis de retour à la Manouba, mais mes camarades m’en veulent et refusent de m’adresser la parole. D’autres fois elles prennent les traits de nourrissons hurlant dans des petits berceaux de fer alignés dans une cave, ou de membres de ma famille (ma mère et ma sœur la plupart du temps) tambourinant contre une porte dont je n’ai pas la clé. Cependant, abstraction faite de ces visions éphémères dont je ne parle à personne, je me targue de m’être réconciliée avec cette période marquante de mon passé, et de l’avoir, comme on dit, « digérée »». p. 168

« J’ai écrit ce livre, pour que tout ne disparaisse pas à jamais sous la poussière. Le temps de quelques pages j’ai voulu faire exister celles qui avaient été injustement oubliées. Ce roman d’adieu est pour elles. Aux femmes de la Manouba. À toutes les prisonnières. Aux rejetées. Aux rebues. Aux innocentes. Aux coupables. À mes sœurs du Pavillon D, pour qui je n’ai pas eu le temps d’apprendre à dire au revoir. Besslama. » p. 180

À propos de l’auteur
HILLIER_Pauline_©Vincent_LoisonPauline Hillier © Photo Vincent Loison

Pauline Hillier est née en Vendée et écrit depuis l’adolescence. Après des études de gestion culturelle à Bordeaux et une expatriation à Barcelone, elle écrit son premier roman, À vivre couché, paru en 2014 aux éditions Onlit. Membre du mouvement international FEMEN de 2012 à 2018, elle participe à de nombreuses actions, en France comme à l’étranger. En 2013 elle est arrêtée à Tunis suite à une manifestation pour la libération d’une militante tunisienne. Son roman Les Contemplées lui a été inspiré par son séjour en prison. (Source: La manufacture de livres)

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★★★★ (j’ai adoré)

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L’avocate de l’affaire Papin

Dans son premier roman, l’avocate Julia Minkowski a choisi de revenir sur le procès des sœurs Papin au Mans en 1933. Un fait divers emblématique qu’elle aborde à travers le regard de Germaine Brière qui défendait Christine Papin.

Certains faits divers sont passés à la postérité comme ceux de Landru, de Violette Nozière, du Docteur Petiot ou encore l’affaire Dominici. Il en va de même pour les sœurs Papin, deux employées de maison accusées d’un double meurtre sur leurs patronnes, Mme Lancelin et sa fille, au Mans en février 1933. L’affaire a du reste déjà été traitée par les écrivains, les cinéastes et les dramaturges sous différents angles, de Jean Genet avec Les Bonnes à Claude Chabrol avec La Cérémonie. L’originalité du roman de Julia Minkowski tient dans l’angle choisi, celui de l’avocate de l’une des prévenues, Christine Papin.
C’est au moment où les jurés se retirent pour délibérer, après sa plaidoirie, que s’ouvre le roman. Germaine Brière regarde ses deux clientes retourner en cellule en se disant qu’elle a raté son coup. La ligne qu’elle avait choisie était pourtant convaincante, Christine était aliénée et devait par conséquent bénéficier de
l’article 64 qui stipule qu’il «n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action». Quant à Léa, elle devait être mise hors de cause étant arrivée sur les lieux après le double meurtre. «Une folle et une innocente. Un double acquittement.»
Sauf que ce procès, qui retient l’attention des médias, dépasse déjà ce seul cadre juridique. Les magistrats n’ont pas pu oublier la dimension politique et sociale dont la presse s’est emparée. Les bourgeois contre les domestiques, mais aussi les magistrats-patriarches contre les femmes.
Alors que se joue le sort de Christine et Léa, Germaine se remémore ses années durant lesquelles elle a suivi ses études et ses difficultés à se faire accepter dans ce milieu masculin. Il lui aura fallu un certificat de virginité et un procès pour parvenir à être inscrite au barreau.
«À compter de ce jour, on avait vu Me Germaine Brière sillonner fièrement la Sarthe au volant de sa Citroën. De tribunal en tribunal, elle plaidait les petites affaires civiles et commerciales, correctionnelles et criminelles, de cette clientèle insolite. Familière des bureaux des greffes et des parloirs de la prison, elle était devenue incontournable. Dans leurs dépêches, les échotiers locaux soulignaient toujours le talent dont elle faisait montre dans ses plaidoiries.»
Un talent qui n’aura toutefois pas suffi à éviter une première condamnation à mort, ni à arracher la grâce du Président de la République. Une expérience forte qui convaincra Germaine de l’inanité de la peine de mort. La chronique d’autres affaires qu’elle traitera par la suite, ses déboires sentimentaux et ses problèmes de santé éclairent l’état d’esprit de l’avocate au moment du verdict.
Julia Minkowski, en habituée des prétoires, a bien compris que «la machine bourgeoise était en marche pour venger un de ses membres» dans ce procès et que «les notables étaient mobilisés, solidaires dans l’adversité.»
La romancière plaide pour la féminisation des tribunaux. On serait tenté d’ajouter que le bon sens l’exige, mais que le combat est loin d’être gagné.

Par-delà l’attente
Julia Minkowski
Éditions JC Lattès
Premier roman
224 p., 00,00 €
EAN 9782709669429
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, au Mans, à Champagné ainsi qu’à Angers, Paris et Rueil-Malmaison ainsi qu’à Tréboul en Bretagne.

Quand?
L’action se déroule durant la première moitié du XXe siècle

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Mans, 29 septembre 1933. Maître Germaine Brière prononce les derniers mots de sa plaidoirie. Sur le banc des accusés, les sœurs Papin, les deux bonnes qui ont tué leurs patronnes. Il est minuit passé, les jurés rejoignent la salle des délibérations.
Dans le palais désert, Germaine attend le verdict. Elle se remémore les combats de sa vie. Bientôt, elle sera l’avocate qui a sauvé les domestiques assassines ou celle qui a échoué face à une justice d’hommes et de notables. Le triomphe ou la honte. Ne reste qu’à espérer…
Au cœur d’un fait divers qui ne cesse de fasciner, Julia Minkowski brosse le portrait d’une femme libre et révoltée.
En nous plongeant dans la psyché de sa consœur, figure oubliée de l’histoire, maître Julia Minkowski déploie avec maestria sa plume de romancière dans un premier texte puissant et vibrant.

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Julia Minkowski présente Par-delà de l’attente © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Le Mans, vendredi 29 septembre 1933.
— Nous n’implorons pas la pitié pour ces jeunes filles. Pas une seule fois je n’ai fait appel à vos cœurs. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de pitié, mais de justice. Ce n’est que la justice que nous demandons pour celles qui sont là et qui y ont droit. Notre seul désir, c’est de pouvoir vous faire partager l’ardente conviction qui nous anime. Ce que nous vous demandons ne peut pas choquer vos consciences. Nous ne voulons que la vérité, et nous la recherchons passionnément dans cette affaire.
Germaine marqua un silence.
Elle regarda furtivement l’horloge de la salle d’audience, accrochée derrière la chaire où était perché le procureur de la République. Minuit allait bientôt sonner, elle plaidait depuis plus d’une demi-heure. Il était temps d’en finir avec sa péroraison, seule partie du discours qu’elle avait pris pour habitude d’écrire. Ma béquille pour trouver les derniers mots, se rassurait-elle.
— Vous êtes, messieurs les jurés, notre suprême espoir, celui vers lequel nous nous tournons désespérément, en vous suppliant de nous aider dans notre recherche de la vérité. Oui, aidez-nous, messieurs les jurés, aidez-nous à faire toute la lumière, faites ordonner cette nouvelle expertise mentale, nous ne vous demandons que cela. Vous ne pouvez pas nous le refuser.
Germaine entendit les talons de ses chaussures à brides résonner dans l’ancienne chapelle du couvent de la Visitation. Tandis qu’elle regagnait le banc de la défense, chaque claquement de pas s’envolait vers les voûtes du plafond, le long des six fenêtres hautes.
C’était toujours pour elle un moment embarrassant à la cour d’assises. Tel un comédien qui ne serait pas applaudi après une longue tirade, l’avocat retournait à sa place sans un bruit pour l’accompagner. L’assistance, comme affligée par la piètre qualité de l’orateur, n’avait rien d’autre à opposer qu’un mutisme lourd de sens. Mais ce malaise était le fruit d’une réflexion bien vaniteuse. Elle était la première à le faire valoir à chaque procès : on n’était pas au spectacle.
Germaine s’assit. Pour tous, c’était le signal que sa partie était terminée et que leur attention pouvait se détourner. Le président, ses trois conseillers et les douze jurés trônaient au fond de la nef. Dans le public, les plus chanceux étaient bien installés face à la cour. Les autres se tenaient debout, jouant des coudes, adossés aux murs ou agenouillés. Les tribunaliers et les échotiers étaient serrés sur les bancs de la presse, opposés à l’estrade qui accueillait au premier rang les témoins, au deuxième les avocats de la défense, et au troisième les accusées. Christine et Léa Papin.
Germaine prit une grande inspiration, à la mesure de son soulagement. Elle avait plaidé. Au fil des années, son anxiété à l’approche des audiences ne cessait de croître. Ses trente-six ans ne lui étaient d’aucun secours. « L’expérience est un peigne qu’on donne aux chauves », avait coutume de dire sa mère.
L’angoisse qui l’habitait depuis plusieurs semaines s’apaisait enfin. Les gouttes de sueur qui coulaient entre ses seins, sous le mille-feuille de sa robe d’avocat, sa veste en tweed, sa chemise en soie et son corset, seraient bientôt froides. Elle frissonna.
— Germaine, ça va ?
Elle sentit la main chaude et charnue de Pierre envelopper la sienne. Il avait posé la question à voix basse, avec l’intonation compatissante que prenaient souvent ses proches et qui l’exaspérait. Elle hocha la tête, tâchant de dissimuler son agacement. Son teint était pâle et son souffle encore court, elle le savait. Doucement, elle retira sa main. De ses doigts elle effleura les crans de ses cheveux cendrés le long de son front large et réajusta le chignon bas qui accentuait son port altier.
— Tu as été épatante.
— Ils n’ont pas compris, Pierre.
Elle l’avait senti très vite, au bout de quelques minutes. Et pour être tout à fait honnête, elle l’avait même constaté pendant la plaidoirie de Pierre pour Léa, avant qu’elle-même ne se lève pour Christine. Mais une étincelle d’espoir, celle qu’elle conservait au fond de son cœur depuis l’enfance, lui avait laissé croire qu’elle serait plus convaincante que son ancien camarade de fac. Jamais elle n’était partie vaincue à un procès ni n’avait laissé le défaitisme s’installer pendant une audience. Elle avait foi non pas en la justice des hommes – il y avait bien trop de décisions qui la révoltaient –, mais en elle-même.
Certes, sa mince silhouette faisait moins sensation dans un prétoire que la carrure d’ours de Pierre. Mais comme l’étoile d’une équipe de football, sport qui la fascinait pour ses retournements surprise de fin de match, elle était jusqu’au bout certaine qu’elle pouvait marquer le but de la victoire en plaidant. Cette ferveur était sa force. Cette fois, elle avait dû se rendre à l’évidence : elle avait fait fausse route. Sa faculté d’entrer dans le cerveau des jurés, ce don qui la caractérisait, lui avait manqué. Ce soir, elle n’avait pas su sculpter la matière grise.
— Maître Brière, la cour vous remercie. Accusées, levez-vous !
La voix claire du président prit le relais de celle, rauque et un peu voilée, de Germaine. Combien de fois avait-elle entendu le juge Beucher lancer cette injonction ? Voilà bientôt dix ans qu’elle le pratiquait, autant d’années qu’elle exerçait. Elle le connaissait par cœur. Il allait demander maintenant aux accusées si elles avaient quelque chose à ajouter. Il feindrait d’écouter avec attention la réponse, brève et mesurée, bien préparée, qu’il obtenait à chaque coup. Puis il les inviterait à poursuivre, les fixant de son regard de Méduse, sans un mot.
Meubler le silence, qui sait y résister ? Qui peut rester bouche bée quand le président de la cour d’assises, le dos voûté par son épais costume de velours pourpre, pose sur vous ses yeux, multipliés à l’infini par ceux des jurés à ses côtés ? Il espérait ainsi que l’accusé, parlant trop, écorne l’image édulcorée de lui-même que le défenseur s’était donné tant de mal à imposer à l’audience. « Tais-toi, tais-toi, tais-toi », criait Germaine mentalement, dans cet élan irrationnel qui emporte l’avocat lorsqu’il cherche à transmettre ses pensées à celui qu’il défend. En vain, le plus souvent.
Derrière Pierre et Germaine, leurs clientes respectives se levèrent, synchrones, sœurs siamoises séparées par le garde en képi posté entre elles. Son air circonspect disait qu’il avait passé là l’après-midi et la soirée à se demander comment ces jeunes femmes noiraudes et maigres, de vingt-deux et vingt-huit ans – si obéissantes, si placides, aurait-il presque ajouté – avaient pu commettre une telle abomination. À aucun moment elles n’avaient retiré leurs manteaux, comme si elles ne comptaient pas s’attarder, qu’elles n’étaient pas concernées et ne faisaient que passer. Bien coiffées, bien mises, malgré sept mois de détention. Léa Papin, fourreau en laine noir à col montant. Christine Papin, manteau croisé d’un blanc immaculé. Deux pions sur l’échiquier de la justice.
— Pour celle-ci le bagne, pour celle-là l’échafaud !
Tels avaient été les derniers mots du réquisitoire du procureur. Les avait-il écrits, lui aussi, affûtant l’estocade avant d’entrer dans l’arène ? Les entrailles de Germaine se serrèrent. Ses lèvres pleines, et au dessin régulier, se muèrent en un rictus. Le soulagement égoïste de la fin de la plaidoirie, porté par la libération d’adrénaline que procure l’exercice, était toujours de courte durée. C’était la figure de la Mort que dessinaient les volutes de fumée de cigarette qui saturaient l’air de la salle d’audience. L’assassinat de leur patronne et de sa fille par les deux bonnes, le soir de la chandeleur, le valait bien.
— Accusée Christine Papin, avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ? gronda Beucher.
Les yeux clos, Christine répondit par la négative. Elle ne les avait pas ouverts de toute l’audience, et Germaine regretta de ne pas en avoir fait un argument de défense : comment juger quelqu’un dont on ne connaît pas le regard ?
Christine avait prononcé un « non » à peine audible, comme toutes ses déclarations au procès. Germaine se garda bien de le répéter tout haut. Depuis le banc des accusés, les murmures des deux sœurs étaient imperceptibles pour l’auditoire. Tout l’après-midi, elle avait été contrainte de s’en faire l’écho.
— Des enciselures, avait-elle dû préciser d’une voix forte, pour reprendre une réponse de Léa au sujet des blessures post mortem infligées avec un couteau de cuisine à Mlle Geneviève Lancelin, alors âgée d’à peine trente ans.
Une lueur d’horreur était passée d’un juré à l’autre, tel un feu follet. Il arrivait à Germaine d’oublier la prudence indispensable à l’évocation de certains détails du dossier qui, à force d’être étudiés, lui paraissaient presque banals. Les jurés y avaient sans doute décelé un manque d’empathie de sa part. Elle avait perdu un point, marqué un but contre son camp.
Le président n’essaya pas de faire parler davantage Christine Papin. Germaine se pencha vers Pierre.
— Tu vois, lui aussi sait que son sort est joué. Nul besoin d’en rajouter. Pour celle-là, l’échafaud !
Comment avaient-ils pu se fourvoyer à ce point ? Non, c’était injuste pour Pierre. Il était avocat à Tours. C’est moi, se dit Germaine, qui connais les jurés de la cour d’assises de la Sarthe, moi qui aurais dû comprendre, après le tirage au sort, qu’il fallait changer de stratégie. Comment croire que ces jurés-là, cinq cultivateurs, un charron, un charpentier, deux propriétaires terriens, tous de la campagne, pour un agent militaire et deux notaires de la ville, s’élèveraient contre le respectable président Beucher ?
Son fidèle ami Pierre Chautemps, fils de député, frère de ministre, s’était laissé convaincre de faire d’abord le voyage au Mans pour défendre Léa dans cette sordide affaire, puis de demander aux jurés de défier les magistrats en refusant, au nom de la vérité, de rendre un verdict et d’exiger à la place une nouvelle expertise mentale. Cela s’était produit dans une autre cour d’assises, Germaine l’avait lu dans la presse. De là lui était venue cette idée saugrenue. Elle sentit le poids de la culpabilité s’abattre sur ses cervicales, déjà douloureuses.
Devant elle, posé sur la table, son vieux Code pénal était ouvert à l’article 64 :
Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ou lorsqu’il a été commis par une force à laquelle il n’a pas pu résister.
Cet article de bon sens, de progrès, était hérité du droit romain et avait valeur de loi depuis Napoléon. Il ne datait pas d’hier. Dans ce procès, il était la bouée de sauvetage que Germaine essayait désespérément de jeter aux deux sœurs qui se noyaient sous ses yeux. Mais trois aliénistes, désignés comme experts par la justice, dirigeaient le navire et ne comptaient pas faire le détour pour aller les secourir. Pour eux, Christine et Léa étaient saines d’esprit.
Léa, invitée à son tour à se lever une dernière fois pour se défendre, ne fut pas plus bavarde que sa sœur. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces deux-là étaient taciturnes. Sournoises, pouvait-on lire à la ligne « caractère » du bulletin de renseignements en procédure. Beucher fit néanmoins peser sur elle son silence calculateur. Léa avait été disculpée à l’audience par son aînée du meurtre de la mère Lancelin. Le seul pour lequel elle comparaissait, quand Christine elle-même était poursuivie pour le double homicide. L’acquittement d’une des sœurs dans ce dossier était une éventualité qui devait répugner au président. Mais Léa était encore plus coriace que lui quand il s’agissait de se taire. Elle resta muette.
— Je suis sourde et muette, et je n’ai rien à dire.
Voilà ce que Léa avait déclaré au juge d’instruction le soir du crime, sept mois plus tôt. D’une certaine manière, c’était vrai. Léa parlait très peu.
Beucher dut s’avouer vaincu pour cette fois, ce qui procura à Germaine une brève satisfaction. Résigné, il déclara les débats clos, ordonna la remise du dossier entre les mains du greffier Dubois et entreprit la lecture des questions auxquelles le jury allait devoir répondre :
— Question no 1, Papin Christine est-elle coupable d’avoir au Mans, le 2 février 1933, volontairement donné la mort à Rinjard Léonie épouse Lancelin ?
» Question no 2, Papin Christine est-elle coupable d’avoir au Mans, le 2 février 1933, volontairement donné la mort à Lancelin Geneviève ?
» Question no 3, le meurtre ci-dessus spécifié sous le numéro 2 a-t-il précédé ou accompagné ou suivi le meurtre ci-dessus spécifié sous le numéro 1 ?
» Question no 4, ces crimes ont-ils été commis avec des circonstances atténuantes ?
» Question no 5, Papin Léa est-elle coupable d’avoir au Mans, le 2 février 1933, volontairement donné la mort à Rinjard Léonie épouse Lancelin ?
» Question no 6, ce crime a-t-il été commis avec des circonstances atténuantes ?
Avant de déclarer l’audience suspendue, le président rappela aux jurés que le doute devait profiter aux accusées et que la loi ne leur faisait que cette seule question : avez-vous une intime conviction ?
Comme chaque fois qu’elle entendait la lecture de cet article du code d’instruction criminelle, Germaine eut la chair de poule. Et comme chaque fois qu’elle entendait un président enjoindre au chef du service d’ordre de garder les issues de la chambre des délibérations, ce qui la privait définitivement d’accès au cerveau des jurés, elle eut envie de pleurer mais n’en laissa rien paraître. »

Extraits
« Christine était aliénée, et Léa hors de cause, Germaine en était convaincue. Une folle et une innocente. Un double acquittement. Cette nouvelle configuration avait l’avantage de couper court aux protestations qui s’élevaient contre la thèse de l’irresponsabilité: deux personnes ne pouvaient pas être entrées en état de démence en même temps. Pourtant, la littérature psychiatrique connaissait bien le phénomène d’entrainement et la folie à deux, ou même à plusieurs. Depuis sept ans que les sœurs étaient au service des Lancelin, qu’elles partageaient la même mansarde, avaient coupé les liens avec leur mère et vivaient, d’après l’entourage, à huis clos, quel trouble insidieux s’était-il développé en elles, les obsessions de l’une devenant les angoisses de l’autre, et vice versa? Quel rôle la mère et la fille Lancelin avaient-elles joué dans cette partition? Un autre aliéniste, jeune docteur en psychiatrie, avait contacté Germaine car il étudiait le cas des deux sœurs pour ses travaux. Il s’appelait Jacques Lacan.
— Mon intuition est qu’il s’agit à d’un crime par effet de miroir. En tuant leurs deux patronnes auxquelles elles se sont identifiées, vos clientes se sont tuées elles-mêmes. » p. 55-56

« À compter de ce jour, on avait vu Me Germaine Brière sillonner fièrement la Sarthe au volant de la Citroën. De tribunal en tribunal, elle plaidait les petites affaires civiles et commerciales, correctionnelles et criminelles, de cette clientèle insolite. Familière des bureaux des greffes et des parloirs de la prison, elle était devenue incontournable. Dans leurs dépêches, les échotiers locaux soulignaient toujours le talent dont elle faisait montre dans ses plaidoiries. Avec deux ou trois autres, dont Félix, devenu premier adjoint au maire, elle comptait désormais parmi les personnalités du barreau.
Le bâtonnier Simon devait se retourner dans sa tombe, Il était mort un dimanche, étouffé par un morceau de gigot avalé de travers dans une brasserie, deux ans après avoir exigé, devant la cour d’appel d’Angers, que Germaine produise un certificat de virginité pour prouver sa bonne moralité. » p. 92

« La machine bourgeoise était en marche pour venger un de ses membres, et ces derniers n’hésiteraient devant aucun moyen, quitte à bafouer leur serment, pour parvenir à leurs fins. Les notables étaient mobilisés, solidaires dans l’adversité. Ils réclamaient la tête de ces pauvresses, qui avaient massacré deux des leurs. Et elle, Me Brière, que faisait-elle pour lutter contre ce rouleau compresseur? Des forces, là, dehors, n’attendaient que son signal pour prendre la défense des deux bonnes. Mais ces forces n’avaient aucun poids sur la justice. À quoi bon les actionner? Il fallait éviter ce bras de fer. Politique et justice ne faisaient pas bon ménage. » p. 110-111

À propos de l’auteur
MINKOWSKI_julia_©patrice-normandJulia Minkowski © Photo Patrice Normand

Julia Minkowski est avocate pénaliste, associée au cabinet Temime. Elle est l’auteure de L’avocat était une femme avec Lisa Vignoli. Par-delà l’attente est son premier roman. (Source: Éditions JC Lattès)

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Ceci n’est pas un fait divers

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En deux mots
Quand le narrateur apprend que son père a tué sa mère, il file prendre le TGV pour rejoindre sa sœur de 11 ans dans la maison familiale de Blanquefort pour tenter de la réconforter, elle qui est seule témoin d’un féminicide brutal. Comment son père a-t-il pu donner dix-sept coups de couteau à se femme avant de prendre la fuite ?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Papa vient de tuer maman»

Après l’accident de train Paris-Briançon, Philippe Besson continue d’explorer la société française à l’aune de ces faits divers. Son nouveau roman raconte le désarroi de deux enfants face à un féminicide. Habilement construit, il éclaire tout à la fois les failles du système et la violence d’un tel traumatisme.

C’est à Paris que le narrateur apprend la bouche de sa petite sœur Léa, 13 ans, qui a assisté au drame et a trouvé le courage d’appeler son frère: «Papa vient de tuer maman.» Un choc qu’il lui faut rapidement digérer pour venir au secours de l’adolescente désormais seule aux côtés du cadavre. Leur père a pris la fuite sans un mot pour sa fille qu’il a aperçu une fois le crime commis.
Dans le TGV qui le conduit à Blanquefort, berceau de la famille, il prévient les gendarmes et s’assure de la sécurité de Léa qu’il préfère ne pas assaillir de toutes les questions qui trottent dans sa tête.
Arrivé sur place, il prend rapidement conscience de l’horreur de la situation en voyant les badauds se rassembler autour de la scène du crime et en apprenant que sa mère s’était fait saigner de dix-sept coups de couteau. Après avoir reconnu le corps à la morgue, accompagné sa sœur chez les gendarmes pour son interrogatoire, elle qui reste le seul témoin du drame, il retrouve son grand-père maternel qui, après avoir perdu son épouse, perd sa fille unique.
Si pendant le dîner, ils prennent tous bien soin de ne pas évoquer le drame, chacun des protagonistes doit maintenant se confronter aux questions, comment cela a-t-il pu se produire et pourquoi? Comment n’a-t-on pas vu venir la chose? Qu’aurait-t-il fallu faire ? Ce sentiment de culpabilité va d’abord perturber le narrateur, parti à l’opéra de Paris cinq ans plus tôt pour y intégrer le corps de ballet, vivre sa passion pour la danse, mais aussi laisser ses parents se disputer et sa petite sœur assister impuissante à ces tensions croissantes.
Tout en retraçant le parcours de Cécile Morand, la fille du buraliste, et de son mari, persuadé que son épouse était désormais sa chose, celle sur laquelle il pouvait passer toutes ses colères et toutes ses frustrations, Philippe Besson nous propose – comme le titre du roman le suggère – de ne pas nous attarder aux gros titres de la presse. Sur les pas des enquêteurs et aux côtés de la famille, l’enquête qui se déroule va apporter son lot de révélations. Sur les silences et les dysfonctionnements de la machine judiciaire, mais aussi sur le quotidien de deux enfants qui doivent désormais vivre avec l’image d’une mère lardée de coups de couteau, d’un père qu’ils ne veulent plus voir, d’un grand-père qui tente de les secourir de son mieux. En le lisant, on voit s’incarner tout un jargon. On saisit la violence d’un féminicide, on appréhende la rouerie du pervers narcissique, on comprend la difficulté de traiter le choc post-traumatique.
Tout aussi réussi que Paris-Briançon, ce roman s’inscrit dans le droit fil de Sa préférée de Sarah Jollien-Fardel, l’une des révélations de l’an passé, qui racontait aussi l’emprise d’un mari violent sur son épouse. On lui souhaite la même réussite !

Ceci n’est pas un fait divers
Philippe Besson
Éditions Julliard
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782260055372
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Blanquefort, en Gironde. On y évoque aussi Paris, Bordeaux et une escapade à la dune du Pyla.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Papa vient de tuer maman.» Passée la sidération, deux enfants brisés vont devoir se débattre avec le chagrin, la colère, la culpabilité. Et réapprendre à vivre.
Léa, treize ans, et son frère, dix-neuf ans, ont grandi à Blanquefort, en Gironde. L’aîné a quitté le foyer familial à quatorze ans pour aller étudier la danse à Paris. Lorsqu’il reçoit un appel affolé de sa sœur lui annonçant que leur mère a succombé sous ses yeux aux coups de leur père, il pare au plus pressé: appeler la police et sauter dans un TGV pour retrouver Léa. En chemin, surgit le remords d’être parti depuis cinq ans, laissant sa cadette seule avec leurs parents, un couple aux relations tourmentées. Une fois sur place, il est confronté à l’effroyable réalité: le pavillon familial encerclé par les gendarmes, le corps sans vie de la défunte gisant sur le sol de la cuisine; son père fugitif, recherché pour meurtre; sa sœur, mutique, enfermée dans son traumatisme.
Le jeune homme remonte le cours du temps pour tenter de comprendre l’origine d’un tel acte. Il se remémore son père, instable et maladivement jaloux, piégé dans une vision étriquée de la masculinité, et sa mère, épouse effacée masquant la terreur que lui inspire son mari, toujours arrangeante pour ne jamais le froisser. Peu à peu, le puzzle prend forme. Tous les signes avant-coureurs de la tragédie étaient là, mais personne n’a rien vu, rien fait pour l’empêcher. Le fils brisé doit, dès lors, se débattre avec la culpabilité et le ressentiment. Tout en étant investi d’une nouvelle responsabilité: protéger Léa. Ainsi s’engage un long combat pour inventer un avenir possible.
Philippe Besson s’empare d’un sujet de société qui ne cesse d’assombrir l’actualité: le féminicide. En romancier du sensible, il y apporte un éclairage singulier, adoptant le point de vue des enfants des mères tuées par leur conjoint, dont on ne parle que trop rarement. Avec pudeur et sobriété, ce roman, inspiré de faits réels, raconte la difficulté de vivre l’après, pour ces victimes invisibles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)

Les premières pages du livre
« Au téléphone, d’abord, elle n’a pas réussi à parler.
Elle avait pourtant trouvé la force de composer mon numéro, trouvé aussi la patience d’écouter la sonnerie retentir quatre fois dans son oreille, puisque j’étais occupé à je ne sais quoi à ce moment-là et que j’ai décroché à la dernière extrémité. Finalement, elle m’avait entendu crier son prénom dans une sorte de précipitation car j’étais tracassé à l’idée d’avoir manqué l’appel mais au moment de s’exprimer, aucun son n’est sorti, aucun, comme si soudain elle était devenue muette et, en réalité, c’était ça, exactement : elle était devenue muette, sous la violence du choc.
Moi, je ne savais rien du choc. Je savais juste que ma petite sœur m’appelait, ce qu’elle ne faisait qu’en de très rares occasions – on ne se parlait pas beaucoup, et généralement c’était en tête à tête, lorsque je rentrais le week-end – et si j’étais un peu surpris, je n’étais pas vraiment inquiet. L’inquiétude a déboulé quand j’ai entendu son souffle, son souffle seulement, dans le téléphone, sa respiration, la respiration de quelqu’un qui suffoque ; voilà, ça ressemblait à une suffocation. Alors, j’ai recommencé à m’exclamer, j’ai dit : « Léa ? Léa c’est toi ? » Et pas de réponse.
J’aurais pu penser : elle me fait une blague, ou elle a appuyé sur la touche correspondant à mon contact par inadvertance et elle ignore que je l’entends, ce sont des choses qui arrivent, mais je n’ai pas pensé ça. J’aurais pu imaginer qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre au bout du fil, une personne qui lui aurait subtilisé son portable, ou qui téléphonerait à sa place parce qu’elle en serait empêchée, mais je ne l’ai pas imaginé : j’étais certain que c’était bien elle. Ce souffle, même court, même déformé, était le sien, ça ne faisait aucun doute. Je ne pouvais pas me tromper. Ça avait à voir avec l’intimité. C’est même la preuve de l’intimité, ce genre de certitude.
Comme elle ne disait toujours rien, j’ai insisté, avec de la douceur cette fois-ci, en gommant toute angoisse, en n’y mettant aucune exaspération non plus, à croire que j’avais deviné qu’il fallait être gentil, et elle a enfin pu s’exprimer. Elle a murmuré : « Il s’est passé quelque chose. »
Je me souviens très bien de la sensation de glace le long de mon échine, j’étais assis sur le tabouret devant la petite table de cuisine de mon studio et je me suis aussitôt redressé sous l’effet du froid. J’ignore pourquoi ce souvenir est si précis quand tant d’autres, demeurés flous, ont exigé des efforts considérables pour que je parvienne à les reconstituer – il faudrait que j’en demande l’explication à ma psy –, je suppose que certains instants décisifs sont inoubliables, et parfois on sait, tandis qu’ils se produisent, qu’ils sont, en effet, décisifs.
Je n’ai pas demandé : « Il s’est passé quoi ? » J’en aurais eu largement le temps puisque, avant de poursuivre, Léa a laissé s’écouler plusieurs secondes, au moins une dizaine ; les secondes qui lui étaient nécessaires pour reprendre le dessus et réussir à nommer l’innommable. Je devais soupçonner que ça ne servait à rien de formuler une telle question car ma petite sœur allait parler désormais, malgré sa voix anémiée, malgré son souffle resserré. Elle était l’unique détentrice d’une vérité et elle allait la révéler, ça lui appartenait, elle avait téléphoné dans ce seul but, me choisir s’était imposé comme une évidence, elle avait été paralysée au tout début, puis en proie à une vive émotion mais elle en était capable, elle dirait ce qu’elle avait à dire.
Et c’est ce qu’elle a fait.
Elle a dit : « Papa vient de tuer maman. »

Léa avait treize ans, moi dix-neuf.
On n’était pas taillés pour une calamité de cette nature, de cette ampleur.
Personne ne l’est. Évidemment.
Sauf que nous, ça nous est tombé dessus.

D’autres que moi auraient hurlé un « quoi ? qu’est-ce que tu racontes ? », demandé qu’on répète pour s’assurer d’avoir compris – en fait ceux qui demandent qu’on répète ont compris, simplement ils obéissent à un réflexe pavlovien, ils n’y croient pas, ils ne peuvent pas y croire, ou ils sont dans une forme de déni – moi je n’ai pas
hurlé, pas protesté.
En revanche, j’ai ânonné un « comment ? », exigé des éclaircissements, cherché à connaître les circonstances exactes, la façon dont les choses s’étaient produites. C’est cela qui est venu. Ça ne pouvait pas demeurer aussi général, aussi colossal, il fallait des détails, du concret, du substantiel, du tangible, il fallait des frontières, des lisières.
Léa n’a pas répondu.
J’ai mesuré, trop tard, qu’on ne devait pas poser ce genre de questions à une gamine de treize ans, encore moins à la fille de la victime.
Alors, j’ai réduit mes exigences, baissé d’un ton et émis l’hypothèse qui m’a paru la moins effroyable, celle en laquelle je plaçais un dernier espoir, sans y croire pourtant: « Il n’a pas fait exprès ? »
Elle s’est contentée du strict minimum: «Si.»
Un «si» calme, définitif.
Qui nous envoyait droit en enfer.
Là, je me suis tu à mon tour.
Abasourdi, assommé par la nouvelle, écrasé par elle. Il faut le reconnaître : c’était tellement énorme et tellement inattendu. Encore aujourd’hui, quand il m’arrive de convoquer les mots murmurés par Léa pour les réentendre dans ma tête, où d’ailleurs ils me parviennent avec une acuité confondante et une facilité désarmante, je continue d’être stupéfié et démoli. Je reste ébloui qu’ils aient été prononcés un jour.

Ensuite, j’ai été dévasté, je crois. Oui, c’est un abattement qui s’est produit, juste après. Ma mère était morte. Ma mère, qui comptait tant, que j’aimais – le vilain mot, d’ailleurs je ne l’avais jamais prononcé, idiot que j’étais – et dont j’allais être privé pour toujours, alors que j’entrais tout juste dans l’âge adulte (cette nouvelle allait m’y précipiter, comme on jette une friture dans de l’huile bouillante – cette image déroutera sans doute, elle est cependant la plus juste). Le chagrin m’a envahi. Il n’a pas provoqué de sanglots, ni même de larmes – la stupeur, ça stoppe les épanchements – mais il s’agissait bien de chagrin. Il s’agissait bien d’affliction, de désolation, appelez ça comme vous voulez.
J’ai aussi éprouvé un sentiment d’horreur. Ma mère avait succombé à une mort violente. On croit toujours que la mort de ses parents surviendra tardivement, calmement, et quand on aura eu le temps de s’y préparer. On redoute la maladie. On écarte l’hypothèse de l’accident ; par manque d’imagination, ou par superstition. On n’envisage jamais le meurtre. Jamais l’exécution. Ça n’arrive que dans les films, ou dans les journaux à scandale.
Puis a surgi l’indignation. Ma mère venait de perdre la vie alors qu’elle se trouvait sans défense, ou en tout cas qu’il lui était impossible d’avoir le dessus. Elle était une femme menue quand mon père était une force de la nature. Face à lui, elle n’avait pas la moindre chance de s’en sortir. Qui plus est, l’apprendre par téléphone rendait le tout encore plus irréel et ahurissant. J’étais perdu. Absolument perdu. (C’était ma faute aussi : je m’étais beaucoup éloigné et depuis longtemps, je devrai en reparler.)
Quand je raconte, on pourrait croire que cet enchaînement d’émotions a duré longtemps. Mais non, à peine une poignée de secondes.
C’est extraordinaire, tous les états qu’on peut traverser en une poignée de secondes.

La respiration de ma petite sœur dans le combiné a tout renvoyé au second plan : il y avait des urgences à gérer et j’étais celui qui pouvait, qui devait les gérer. N’est-ce pas aussi pour cela qu’elle m’avait appelé ?
« Tu es où, là?
— Dans la cuisine.
— Seule?
— Avec maman. »
Elle a dit « maman » comme si notre mère était encore en vie, encore une personne vivante, comme si rien n’avait changé. J’ai dû réprimer un sanglot. Puis j’ai visualisé la scène. J’ignorais toujours les circonstances, mais il n’était pas difficile d’imaginer le cadavre au sol, du sang autour. Quand je dis : « pas difficile », qu’on ne se méprenne pas. Évidemment, c’était horrible. Et même insoutenable. Mais ça relevait de la déduction, du raisonnement, d’autant que je connaissais parfaitement la topographie des lieux. J’ai donc vu Léa près du cadavre de notre mère. Qu’on me permette de m’arrêter sur cette étrangeté. La scène, je ne l’ai jamais vue pour de bon. C’est pourtant elle qui continue de me hanter. « Et papa? Il est toujours là?
— Non. Il a foutu le camp, je ne sais pas où. »
De nouveau, j’ai imaginé (c’était ma façon de corriger mon éloignement, mon absence, ma défection à l’instant le plus considérable). Il avait reculé d’abord, sans doute un peu hagard, avant de décamper comme un trouillard, un lâche. Peut-être n’avait-il même pas claqué la porte en sortant. Dans l’allée devant la maison, il avait tangué tel un homme ivre. J’ai immédiatement effacé cette image. Parce qu’elle atténuait la portée de son geste. « Tu es absolument sûre que maman est…?
— Oui. » Je ne nourrissais guère d’espérance mais, quand on n’a jamais été en présence d’un cadavre auparavant, on peut se tromper, non? Les coups portés (s’il s’agissait bien de coups) auraient pu ne pas être fatals. Sauf que le « oui » a été net lui aussi. Léa avait beau être bouleversée, son intelligence était intacte. (J’apprendrais qu’elle avait pris son pouls, encore une vision insoutenable.) Et, dans cette tempête, les faits établis, les vérités simples constituaient, pour elle, une boussole. J’ai conscience de ne pas avoir terminé ma question, de ne pas avoir prononcé le terme fatidique (de cela aussi, je suis certain). Après coup, je me suis demandé si j’avais buté sur la réalité, à la façon d’un cheval qui renonce devant l’obstacle, si j’avais manqué de courage.
Ou si j’avais souhaité ne pas rajouter de la violence. Je crois maintenant que Léa m’a coupé. Que c’est elle qui a choisi de me protéger.
« Toi, tu n’as rien?
— Non.» Il ne s’en était pas pris à elle (j’ai failli ajouter «Dieu merci», sauf qu’il n’y avait aucun dieu à remercier et s’il en existait un, il était plutôt à blâmer). Il serait temps plus tard de déterminer si mon père l’avait menacée, s’il avait tenté quelque chose – ce qui ajouterait encore à l’effroyable – mais ce qui importait, c’est qu’elle fût saine et sauve. Ce serait l’unique bonne nouvelle de cette journée d’apocalypse.
« Ne reste pas dans la cuisine, s’il te plaît. Monte dans ta chambre, ferme-la à clé et n’en sors pas. »
Il était fondamental de la mettre à l’abri, et surtout de la préserver du spectacle terrible qui s’offrait à elle. Si, moi, j’étais déjà en proie à l’effarement et à la panique, alors dans quel état pouvait-elle se trouver ? D’autant qu’elle avait peut-être même assisté à la mise à mort, mais cela, je n’ai pas osé le lui demander. On en parlerait les yeux dans les yeux. « Ou va chez Mme Bergeon, si tu préfères. » J’improvisais. Rester dans la maison, même porte close, pouvait sembler rassurant, mais se révéler dangereux, si notre père revenait. Se réfugier chez la voisine offrait davantage de sécurité. À moins que le meurtrier – c’est ainsi qu’il devait être désigné, n’est-ce pas ? – ne rôde encore dans les parages.
Elle a dit : « Je préfère ma chambre. » Un univers rassurant pour elle, un cocon, un endroit où il ne pouvait rien lui arriver. Cela étant, dans une cuisine non plus, il n’est pas censé arriver quoi que ce soit. Dans une cuisine non plus, on n’est pas censé se faire tuer. J’ai répondu : « Comme tu voudras. » J’ai poursuivi : « Je préviens la police. Ils seront là rapidement. Et moi, je prends le premier train. » Elle a dit : « D’accord. » J’ai ajouté : « Je te rappelle quand je serai dans le TGV. Je ne te laisse pas, hein. Je ne te laisse pas. » Elle a redit : « D’accord. »
Après avoir raccroché, je suis resté assis sur le tabouret. Je devais pourtant m’occuper des gendarmes, de mon billet, mais je n’ai pas pu m’empêcher de chercher dans ma mémoire la dernière fois que j’avais vu ma mère en vie. C’était trois semaines plus tôt. Elle m’avait raccompagné au train. J’ai essayé de me rappeler ses derniers mots et je n’y suis pas arrivé. C’étaient sans doute des mots tout bêtes. Quelque chose comme : « Tu as vérifié que tu n’as pas oublié tes clés ? » J’ai tenté de reconstituer la toute dernière image. Dans mon souvenir, elle se tenait sur le quai, levait la main dans ma direction pour me dire au revoir. J’avais dû lui répondre avec le même signe de la main, mais je n’en étais pas certain. Mon imprécision, ce flottement m’ont mortifié.
J’ai senti que je ne devais pas me redresser tout de suite. J’avais besoin de recouvrer mes esprits pour ne pas être victime d’un éblouissement et chuter. Comme après une prise de sang. Et j’avais besoin de penser, de sortir de l’indépassable folie de la brève conversation avec ma sœur, de reprendre une forme de contrôle. J’ai alors prononcé les mots à voix haute et en les détachant : mon père vient de tuer ma mère.
C’est ça qui s’est imposé: prononcer les mots à voix haute, avec l’intention d’établir leur consistance, leur matérialité, de leur conférer un sens ; avec l’espoir irrationnel de mettre également leur teneur à distance, au moins un peu.
Cependant, c’est un résultat très différent que j’ai obtenu. Devant la table minuscule, je me suis rendu compte que, si j’étais choqué, je n’étais peut-être pas complètement surpris. J’ai pensé : ça devait arriver. Ou plutôt : ça pouvait arriver. Pourtant, jamais, auparavant, je n’avais formé cette prédiction. Jamais. Alors quoi? Alors elle devait être tapie dans mon inconscient et voilà qu’elle surgissait. Trop tard.
Mais non. J’ai chassé l’idée. Ce n’était pas le moment d’être rattrapé par des trucs pareils. »

Extraits
« Cécile Morand. Née au milieu des années 1970. Si aussitôt vous visualisez l’imagerie de l’époque, les pantalons pattes d’eph, les fleurs dans les cheveux, la paix et l’amour, le retour à la nature, les combats féministes, les luttes ouvrières, Pompidou bouffi de cortisone, vous vous fourrez le doigt dans l’œil. Bien sûr que c’était ça, mais pas à Blanquefort, Gironde, sept mille habitants à ce moment-là. Cécile Morand était avant tout la fille du buraliste. Et ça suffisait pour la définir, ça la résumait, ça résumait son monde. » p. 51-52

« La réalité, c’est qu’on cherche rarement à savoir qui étaient nos parents avant qu’ils ne deviennent nos parents. On dispose d’informations, bien sûr. On connaît approximativement leur parcours, on sait ce que faisaient leurs propres parents puisqu’on les fréquente en général, on possède des repères, des balises, mais souvent on n’a pas cherché à en apprendre davantage, comme si ça ne nous regardait pas, comme si ça leur appartenait à eux seulement, ou comme si ça ne nous intéressait pas, le passé des autres c’est tellement ennuyeux quand soi-même on est dans l’âge tendre ou l’âge bête. Il arrive que certains se montrent curieux, posent des questions, ça n’a pas été mon cas, je ne les ai jamais interrogés sur leur jeunesse. J’imagine que c’était aussi un effet de notre pudeur, du mutisme imposé au sujet des sentiments, on n’allait pas se livrer à des confessions, du déballage. » p. 58

« j’ai appris qu’il faut plonger dans les profondeurs pour comprendre ce qui se passe à la surface. J’ai compris aussi que l’invisible est plus parlant que le visible. Et que des bribes ne deviennent des indices que si on les relie à quelque chose d’autre, ou entre elles. » p. 65

À propos de l’auteur
BESSON_Philippe_DRPhilippe Besson © Photo DR

Auteur de premier plan, Philippe Besson a publié aux éditions Julliard une vingtaine de romans, dont En l’absence des hommes, prix Emmanuel-Roblès, Son frère, adapté au cinéma par Patrice Chéreau, L’Arrière-saison, La Maison atlantique, Un personnage de roman, Arrête avec tes mensonges, prix Maison de la Presse, en cours d’adaptation au cinéma avec Guillaume de Tonquédec et Victor Belmondo, sous la direction d’Olivier Peyon, Le Dernier Enfant et Paris-Briançon. (Source: Éditions Julliard)

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La petite menteuse

ROBERT-DIARD_la_petite_menteuse

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En lice pour le Prix Goncourt 2022
Finaliste du Prix interallié 2022
Finaliste du Grand Prix du roman 2022 de l’Académie française

En deux mots
Avant son procès en appel Lisa se rend au cabinet d’Alice Keridreux. La jeune fille veut une avocate pour la défendre. Un plâtrier, qui effectuait des travaux dans la maison familiale, a été condamné en première instance à 10 ans de prison. Mais le dossier est peu étayé.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«L’affaire était belle»

Une intrigue habilement menée autour du procès en appel d’un violeur condamné à 10 ans de prison et de sa victime déboussolée permet à Pascale Robert-Diard de confirmer son talent de romancière. Avec brio!

Après des années de pratique et s’être astreinte à suivre de nombreuses sessions de cour d’assises, Alice Keridreux est désormais une avocate aguerrie. Elle a pu peaufiner sa technique de plaidoirie, approfondir ses connaissances du droit. Le jour où Lisa Charvet se présente à son cabinet, elle est pourtant lasse. «Il y avait l’âge bien sûr. La cinquantaine, dont la moitié passée à courir les tribunaux et les cours d’assises. Elle buvait peu, ne fumait pas. Mais depuis quelque temps, la dose quotidienne de noirceur qu’elle se prenait dans la figure lui semblait plus difficile à supporter. Dieu sait pourtant qu’elle aimait ce métier! « Tu l’aimes trop », disait son mari, qui s’était tôt lassé de ses journées interminables et des histoires de vies percutées qu’elle ramenait au dîner. Puis les enfants étaient partis à leur tour, elle ne les voyait plus beaucoup.»
La jeune fille qui vient lui demander de reprendre son dossier pour le procès en appel de son violeur, condamné en première instance à 10 ans de prison. Elle est désormais majeure et veut qu’une femme la défende, contrairement au souhait de son père qui avait engagé un avocat «spécialisé» pour le premier procès.
Sur l’insistance de la jeune victime, elle va accepter et se plonger dans un dossier somme toute assez sommaire. Lisa a raconté à son amie Marion qu’elle avait été violée par le plâtrier qui réalisait des travaux chez eux. À la juge, elle ajoutera qu’il avait essayé de la sodomiser. Soutenue par ses professeurs de français et d’histoire, qui ont constaté son brusque changement d’attitude, son désintérêt pour le travail scolaire et sa mauvaise santé physique, elle va porter plainte mais affirmera être bien trop faible pour soutenir une confrontation avec son agresseur. Le dossier médical va montrer qu’elle est toujours vierge, mais les jurés tiendront surtout compte de la détresse de l’adolescente.
En se confiant à son avocate Lisa va raconter ses années de collège, son envie de plaire aux garçons pour ne pas rester dans l’ombre de sa sœur Solène et la convoitise des garçons, surtout après que ses seins se soient développés au-delà de la moyenne. Elle va se laisser aller à quelques jeux sexuels avec les garçons sans se rendre compte qu’elle était filmée. Si la vidéo est publiée, elle sera «la salope de l’établissement».
C’est la raison pour laquelle elle a imaginé cette histoire de viol. Comme le titre le laisse déjà attendre, la petite menteuse finit par craquer. Un aveu qui va secouer Alice. «Tout s’emmêlait. Le sentiment d’urgence qu’elle éprouvait à l’idée qu’un homme avait été condamné à tort. L’exaltation de contribuer à réparer une erreur judiciaire. La crainte sourde de l’épreuve qui attendait Lisa. Saurait-elle la protéger de la tempête que sa lettre allait déclencher? Tout était si ténu. Mais l’affaire était belle. Il n’y en avait pas tant, des comme ça, dans une vie d’avocate.»
En habituée des prétoires, Pascale Robert-Diard va alors déployer tout son talent pour nous raconter ce second procès. La chroniqueuse judiciaire au Monde sait parfaitement comment le tribunal peut être versatile, combien l’impression d’avoir été floué peut faire de ravages. Après #metoo on a certes davantage entendu la voix des femmes, peut-être trop? La justice elle-même ne reste pas insensible aux grands courants qui traversent la société et l’histoire de Lisa montre bien combien elle peut se fourvoyer. Ce roman parfaitement ciselé appelle tout à la fois à davantage de discernement dans la condamnation mais souligne aussi combien le porno en libre accès et les portables peuvent causer de dégâts. Des éducateurs débordés, des jeunes qui ont l’envie d’aller trop loin sans se rendre compte de la violence de leurs actes, voilà aussi ce que raconte ce roman saisissant.

La petite menteuse
Pascale Robert-Diard
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
288 p., 20 €
EAN 9782378802998
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville de province.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le portrait saisissant d’une jeune fille victime des bonnes intentions
La vérité n’est jamais celle que l’on imagine et il est parfois bénéfique de remettre en question notre intime conviction. Pascale Robert-Diard raconte l’histoire d’une jeune fille qui ment. Quand les institutions sont décriées pour leur indifférence, l’autrice montre des adultes remplis de bonnes intentions. A l’heure où la littérature abonde en pénalistes retors ou flamboyants, La Petite Menteuse raconte la manière dont une avocate exerce avec finesse son métier.
Les engrenages de l’imposture
Lisa a quinze ans. C’est une adolescente en vrac, à la spontanéité déroutante. Elle a eu des seins avant les autres filles, de ceux qui excitent les garçons. Elle a une « sale réputation ». Un jour, Lisa change, devient sombre, est souvent au bord des larmes. Ses professeurs s’en inquiètent. Lisa n’a plus d’issue pour sortir de son adolescence troublée et violente. Acculée, elle finit par avouer : un homme a abusé d’elle. Les soupçons se portent sur Marco, un ouvrier venu faire des travaux chez ses parents. En première instance, il est condamné à dix ans de prison.
Le tourbillon du mensonge et de la vérité
Alice, avocate de province, reçoit la visite de cette jeune femme. Désormais majeure, Lisa l’a choisie pour le procès en appel car elle « préfère être défendue par une femme ». Alice reprend le dossier de manière méthodique, elle cherche les erreurs d’aiguillages, les fausses pistes, celles qui donnent le vertige, puis découvre la vérité. Avec l’histoire de Lisa, elle commence le procès le plus périlleux de sa carrière : défendre une victime qui a menti.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Marianne (Soisic Belin)
Ouest-France (Frédérique Bréhaut)
Culture 31 (Sylvie Vaz)
C à vous (la suite)
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Blog Mademoiselle Maeve
Blog Shangols
Blog de Philippe Poisson
Blog le boudoir de Nath


Pascale Robert-Diard présente La petite menteuse © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Elle s’est plantée, voilà tout. Alice n’a pas besoin de se retourner. Elle devine que son client lui en veut. Il y a des jours comme ça où le métier ne suffit pas. Ou alors c’est l’inverse. Il y a trop de métier. Trop de phrases déjà prononcées. Trop de mots usés. Ça glisse, ça s’affale et ça s’oublie. Même la jurée aux lunettes rouges, si appliquée, a lâché son stylo pendant qu’elle plaidait. Les autres l’ont écoutée poliment, ils devaient se dire que les avocats sont moins forts en vrai qu’à la télé. À un moment, l’un des juges assesseurs a somnolé, le menton écrasé dans sa bavette.

Gérard a pris douze ans. Pile ce qu’avait requis l’avocat général. Sa plaidoirie n’a servi à rien. Pas la moindre inflexion, histoire de reconnaître qu’elle s’est battue. Que, grâce à elle, son client est apparu moins misérable et désespérant. C’est sûr qu’avec son unique mèche de cheveux gras étirée sur le crâne, sa petite moustache et son corps mou, il ne donne pas envie de compatir, Gérard.

Alice éprouve plus de tristesse pour Nicole, qui a flanché d’un coup à l’annonce du verdict. Elle se reprochait déjà de ne pas en avoir fait assez pour son frère.

« Gérard, il n’a que moi dans la vie », dit-elle.

L’amour d’une sœur ou d’une mère, c’est souvent la seule chose de bien que les types comme Gérard ont à offrir pour leur défense. Nicole avait été si perdue, si touchante dans sa déposition qu’Alice comptait beaucoup sur elle pour attendrir les jurés. D’ailleurs, l’unique moment où elle a senti qu’elle plaidait juste, que ses phrases tenaient toutes seules, c’est quand elle a parlé de Nicole, justement, de ses gâteaux à la fleur d’oranger trop sucrés et des heures de ménage supplémentaires qu’elle fait pour payer à son frère de quoi cantiner ses clopes en prison.

Elle s’est accrochée au visage de Gepetto à cet instant précis. Gepetto, c’était le troisième juré, elle l’avait surnommé comme ça à cause de sa chemise à carreaux, de son gilet de laine et de ses paupières tombantes qui faisaient deux petits toits pentus sur ses yeux. Alice a depuis longtemps cette habitude de donner des surnoms aux jurés. Lui, elle l’a aimé tout de suite. Elle était sûre que Nicole l’avait ému. Peut-être qu’elle s’est trompée. Ou que Gepetto et les autres ont voulu lui faire payer ça aussi, à Gérard, toute cette peine qu’il donne à sa sœur depuis tant d’années.

Douze ans. Les verdicts sont toujours trop lourds quand on est en défense. Mais bon, un accusé qui boit trop, a le vin mauvais, cogne son chien et manque de peu de tuer son voisin en tirant sur lui un soir de match de foot parce que le son de la télé est trop fort, il faut bien admettre que tout le monde s’en fout. Même Lavoine, le journaliste, n’est pas resté jusqu’à la fin. Demain, la vie de Gérard occupera dix lignes dans les pages locales.

C’est un chic type, Lavoine. Bien plus drôle en vrai que dans ses articles. Depuis le temps qu’il est là, il connaît toutes les ficelles des avocats. Alice n’échappe pas à la règle.
– Alors, Maître, vous allez encore nous plaider la « possibilité d’une larme dans l’œil de la loi » ?

C’est vrai qu’Alice la cite souvent, cette phrase des Misérables. Ça ne l’a même pas effleurée, pour Gérard. Ni celle-ci ni aucune autre, d’ailleurs. Elle s’en veut. Elle aurait dû faire mieux. Elle fera mieux si Gérard décide de faire appel, elle se le promet. Elle ira le voir en taule la semaine prochaine. Elle en profitera pour faire la tournée de ses autres clients. Il y en a au moins cinq pour lesquels elle doit demander un parloir.
– La salle va fermer, Maître, lui dit le policier.

Alice fourre sa robe dans son sac, rassemble les pages éparpillées du dossier de Gérard et tire d’un coup sec sur la sangle. Dehors, les pavés sont luisants de pluie, les feuilles roulent par paquets sous la bise, elle grelotte. Au pied des marches, les jurés s’attardent. L’affaire de Gérard était la dernière de la session d’assises, ils ont du mal à se quitter, à reprendre le cours de leur vie ordinaire. Elle remonte son col, rentre la tête dans les épaules et presse le pas. Gepetto a l’air désolé, il lui adresse un salut discret. Il a dû essayer, se dit-elle.

La pluie redouble, Alice est trempée lorsqu’elle pousse la porte de son cabinet. Elle accroche sa robe au portemanteau, le tissu noir est froissé. Piteux lui aussi. Six coups sonnent à l’horloge de la cathédrale. Il est trop tôt pour appeler sa fille Louise, elle la dérangerait sûrement. Et puis, qu’est-ce qu’elle lui raconterait ? Elle ne va pas encombrer une gamine de vingt ans avec une histoire aussi moche. Elle se prépare un thé, croque deux carrés de chocolat noir, glisse la plaque dans le tiroir, le rouvre, hésite, en prend deux autres. Depuis quelques années, elle ne se bat plus contre ces kilos qui l’enrobent. Son corps épais, solide, lui plaît tel qu’il est.

À travers les trois hautes fenêtres de son bureau, elle voit ployer les branches dénudées des tilleuls et dans l’angle, de l’autre côté du quai, la façade de verre et d’acier du palais de justice semble la narguer. Alice attrape le dossier de Gérard et va le ranger dans l’armoire. Une feuille manuscrite s’en échappe. C’est la première fois que l’on s’intéresse autant à lui, qu’on le regarde et qu’on l’écoute. Toute sa vie, sauf aux yeux de sa sœur, il a été cet homme invisible… C’était pas si mal, finalement.

Naïma, la secrétaire du cabinet, toque à la porte.
– Votre rendez-vous est arrivé.

Alice avait complètement oublié.
– Qui est-ce ?
– Une jeune femme.
– Tu sais bien qu’il faut éviter de me coller des rendez-vous quand je sors des assises.
– Elle a beaucoup insisté pour venir aujourd’hui. Elle n’a pas voulu dire pourquoi.
– Préviens-la que je n’ai pas beaucoup de temps. Trente minutes, pas plus.

Lisa Charvet lui tendit une main un peu molle. Elle était plutôt jolie, vêtue sans soin particulier. Son bonnet de laine mouillé avait plaqué ses boucles brunes sur son front. Deux traces de mascara ombraient ses yeux noisette. Elle avait dû fumer une cigarette juste avant de venir, sa parka empestait le tabac froid.

La jeune femme restait debout, indécise. Son regard embrassait la pièce. À l’invitation d’Alice, elle s’assit sur le fauteuil qui faisait face au bureau et posa un sac à dos chargé à ses pieds.
– C’est grand, chez vous…
– Dites-moi ce qui vous amène.
– Je voudrais être défendue par une femme.
– Ça tombe bien, dit Alice.
– J’ai déjà un avocat mais je veux changer. C’est mes parents qui l’ont choisi, quand j’étais mineure.

Elle devait avoir à peine vingt ans.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Maître Rodolphe Laurentin. Il est avocat à Paris. C’est une amie de ma mère qui nous l’avait recommandé. Vous devez le connaître. Il passe à la télé, dans les débats. Il est spécialiste.
– Spécialiste… Que voulez-vous dire ?
– Des victimes. Il défend les victimes de viol. Mes parents voulaient ce qu’il y a de mieux pour moi, vous comprenez…
– Je comprends. Vu de province, un avocat parisien, c’est toujours mieux.
– Ce n’est pas ce que je pense, moi. En tout cas, vous l’avez vu à mon procès.

Alice écarquilla les yeux.
– À votre procès ?
– Oui, c’était il y a sept mois. Vous étiez venue vous asseoir à côté de l’avocat de la défense, Maître Théry. Vous êtes restée un bon moment avec lui.

Alice connaissait bien Théry. Lui aussi était spécialiste en quelque sorte, mais de l’autre côté. En défense des violeurs et des pères incestueux. Elle garda sa réflexion pour elle.

Il lui arrivait souvent de pousser la porte des assises entre deux rendez-vous au palais ou en attendant que son affaire soit appelée dans une des salles voisines. Elle avait toujours aimé ça, humer l’atmosphère des audiences. « Mon odeur d’écurie », disait-elle. L’expression n’était pas d’elle, elle l’avait lue il y a longtemps dans un Simenon, elle ne savait plus lequel, mais la phrase lui était restée.

La jeune femme l’observait. Elle était manifestement déçue par son silence.
– Vous étiez là quand j’ai fait un malaise. Moi, je me souviens très bien de vous. Surtout de votre regard.
– Ah bon ? Qu’avait-il de si particulier ?
– Il était dur.

Mais qu’est-ce qu’elle fichait dans son bureau, cette fille, à la dévisager, les bras croisés, si son regard ne lui plaisait pas ?
– Ça doit être le métier qui veut ça. J’imagine que vous étiez dans une grande détresse…
– Plus que ce que vous croyez.

Des images lui revenaient. Il lui semblait maintenant revoir cette plaignante toute tremblante à la barre. Aucun son ne sortait de sa bouche. Le client de Théry hurlait et l’injuriait. Elle s’était affaissée au milieu du prétoire, le président avait dû suspendre l’audience. Alice était restée avec Théry, qui écumait sur son banc. « Le con, il a tout gâché ! C’est mort. » Elle se souvenait même de la phrase qu’il lui avait murmurée en désignant son adversaire, penché sur la jeune fille en pleurs. « Regarde-moi ce gommeux, avec ses mocassins à pompons… » C’était donc le fameux Laurentin.

Lisa Charvet lui expliqua la suite. Un autre incident s’était produit, l’accusé avait été expulsé du box. Il avait pris dix ans et avait fait appel. Le nouveau procès devait se tenir dans quatre mois.
– Je vous ai apporté mon dossier.

Elle plongea la main dans son sac à dos et déposa une épaisse pochette en plastique sur le bureau.
– Je sais pas s’il y a tout dedans, je l’ai même pas ouverte. Je l’ai demandée à ma mère. Elle ne m’a pas posé de questions. C’est compliqué entre nous de parler de tout ça.
– Et Maître Laurentin, vous l’avez prévenu ?
– Il ne sait rien non plus. Vous êtes la première personne que je viens voir. En cherchant des noms d’avocat sur Internet, je suis tombée sur votre photo et je vous ai reconnue.

Lisa Charvet semblait hésiter à lui dire autre chose. Alice l’encouragea du regard.
– J’ai peur. Je ne veux pas y aller.
– C’est normal que vous éprouviez cela. Mais votre présence, vous devez le savoir, est importante.
– J’essaie de tout oublier. Je veux m’en sortir et avancer. Vous ne pouvez pas y aller toute seule ? Je veux plus en parler. Plus jamais. Je veux revoir personne de cette époque-là.
– Je vais d’abord lire votre dossier.
– Vous savez, je peux payer. Ma grand-mère m’a laissé un peu d’argent. Et puis maintenant, je travaille. J’essaie de ne plus dépendre de mes parents. Je leur en ai fait assez baver comme ça.

Lisa Charvet commença à lui raconter sa vie. Alice masquait son ennui en prenant des notes. Adolescence en vrac. Échec au baccalauréat. Contrat en alternance. Employée de jardinerie. Vit seule dans un studio. Parents divorcés. Relations compliquées. Elle en savait assez pour aujourd’hui. Évidemment, elle allait prendre l’affaire, elle avait un cabinet à faire tourner.

Elle posa son stylo, fit mine de se lever. La fille ne bougeait pas de son siège.
– La photo, sur votre bureau, c’est vos enfants ?
– Oui.
– Ça doit être mieux d’avoir une fille et un garçon. On les compare pas, j’imagine. Moi, j’ai une grande sœur, Solène. Elle a toujours tout réussi. Elle est devenue ingénieure. Mes parents sont très fiers d’elle. J’ai aussi un demi-frère, Léo. Il est né juste avant mon procès. Mon père l’a eu avec sa nouvelle femme.

Le téléphone sonna. C’était Naïma. Pile à l’heure convenue. Alice s’excusa de devoir prendre congé, un rendez-vous urgent l’attendait, dit-elle, elle la rappellerait très vite.
– Vous, vous défendez souvent les victimes ?
– Oui. Mais je ne suis pas spécialiste, si c’est votre question, répondit-elle en la raccompagnant à la porte.

La pluie tombait toujours quand elle enfourcha son vélo pour rentrer chez elle. Les bars étaient pleins, des grappes d’étudiants se serraient sous les auvents des terrasses, leur chope à la main. Louise devait faire pareil à Paris en ce moment. Alice lui demanderait des nouvelles de Romain, il parlait plus volontiers à sa sœur qu’à sa mère ces derniers temps. En quelques coups de pédale, elle s’éloigna des rues animées du centre-ville. Encore une montée et elle serait arrivée.

Le chat se précipita entre ses jambes en ronronnant. Alice avait fini par s’accoutumer à sa présence, elle ne pestait même plus en le voyant lacérer le tapis du salon. Le jour où Romain lui avait demandé si elle pouvait l’héberger, elle n’avait pas osé dire non. Il devait le récupérer dès qu’il serait installé dans un nouveau logement. Les semaines, puis les mois avaient passé et Ulysse était resté. En même temps que son appartement, Romain avait trouvé une copine allergique aux poils de chat.

Alice se sentait lasse, ce soir. Il y avait l’âge, bien sûr. La cinquantaine, dont la moitié passée à courir les tribunaux et les cours d’assises. Elle buvait peu, ne fumait pas. Mais depuis quelque temps, la dose quotidienne de noirceur qu’elle se prenait dans la figure lui semblait plus difficile à supporter. Dieu sait pourtant qu’elle aimait ce métier ! « Tu l’aimes trop », disait son mari, qui s’était tôt lassé de ses journées interminables et des histoires de vies percutées qu’elle ramenait au dîner. Puis les enfants étaient partis à leur tour, elle ne les voyait plus beaucoup, mais au moins, elle était libre de boucler son sac le plus souvent possible pour rejoindre son île. Elle avait l’impression de se laver de tout dès qu’elle plongeait dans l’océan.

Un message de sa collaboratrice s’afficha sur l’écran de son téléphone. Elle avait ses règles, elle ne viendrait pas au cabinet demain, prévenait-elle. Le tout avec un clin d’œil en smiley. Alice soupira. Camille avait l’âge de son fils, c’était une fille vive, rigoureuse, qui savait démêler un dossier ou dénicher une jurisprudence en un rien de temps, mais quand elle avait ses règles, rien à faire, elle disparaissait. La première fois qu’elle lui avait annoncé, sans l’ombre d’une gêne, la raison de son absence, Alice avait été abasourdie. Le soir même, elle en parlait avec Louise.
– Tu te rends compte ? Jamais j’aurais osé dire un truc pareil ! Moi, pendant mes grossesses, je rentrais le ventre pour que ça se voie le moins possible, je bossais encore au cabinet deux jours avant l’accouchement et j’ai repris le travail une semaine après !
– Et alors ? C’était il y a un quart de siècle ! Peut-être que t’avais pas le choix, à l’époque. Mais ça aussi, ça doit changer, figure-toi…

Alice n’avait pas su quoi répondre.

Elle sortit respirer dans le jardin. Les arbres dégouttaient, des filets de brume s’accrochaient aux branches. Elle repensa au procès, à ce qu’elle aurait dû dire, les idées s’enchaînaient, tout devenait fluide. Les meilleures plaidoiries sont toujours celles que l’on refait après. Alice essaya de chasser le visage de Gérard de ses pensées. Elle s’assura que le chat était à l’intérieur et referma la porte-fenêtre. Il n’était pas si tard, elle avait le temps de jeter un œil au dossier de Lisa Charvet.

Procès-verbal de gendarmerie

VIOL SUR MINEUR

Crime prévu et réprimé par les articles 222-23 et 22-24 du Code pénal.

Personnes concernées : Charvet Lisa (victime mineure). Lange Marco (personne soupçonnée majeure).

Nous soussigné, G. C., gendarme officier de police judiciaire en résidence à A., nous trouvant au bureau de notre unité, recevons à 14 h 35 Charvet Benoît et Fresnais Bénédicte, épouse Charvet, nous informant de leur volonté de porter plainte pour des faits de viols visant leur fille mineure, Charvet Lisa Laurine. Les entendons séparément.

C’était il y a cinq ans. Encore une affaire qui avait traîné trop longtemps sur le bureau d’un juge d’instruction.

L’accusé était plâtrier. C’était les parents de Lisa qui avaient donné son nom aux gendarmes, en déposant plainte. Leur fille était en classe de troisième. Le dossier regorgeait de témoignages de ses professeurs, Alice n’en avait jamais vu autant, à croire que tout le collège avait été mobilisé. Il y avait aussi une quantité de certificats médicaux. La gamine avait été hospitalisée plusieurs fois. Elle en avait vraiment bavé. Alice comprenait pourquoi elle ne voulait plus revivre tout cela.

Fellations, tentative de sodomie. Marco Lange avait toujours tout nié. Alice tomba sur plusieurs de ses courriers adressés à la juge d’instruction. Il avait cette écriture ronde, enfantine, bourrée de fautes d’orthographe, de ceux qui ont tôt arrêté l’école. Ses lettres étaient pleines de rage, il mettait des points d’exclamation partout. Plusieurs mentions figuraient à son casier judiciaire lorsqu’il avait été interpellé. Vols, bagarres, conduite en état d’ivresse, outrages à personne dépositaire de l’autorité publique. Au moment des faits, il était célibataire, âgé de trente-deux ans. Lisa en avait quinze.

Elle n’alla pas plus loin. L’affaire n’était pas compliquée.

Alice sortait du cabinet d’un juge pour enfants, quand elle tomba nez à nez avec son confrère Théry.
– On va se retrouver bientôt aux assises. Dans l’affaire Lange.
– Comment ça ?
– Je vais défendre la plaignante.
– Mais pourquoi ? Son avocat l’a laissée tomber ?
– Non, elle veut en changer.

Alice n’avait pas envie d’en dire plus. De toute façon, Théry ne l’écoutait déjà plus.
– Ça me fait penser qu’il faut que je retourne voir mon client en taule. C’est un bon gars, pas futé. Il est chauffeur routier.
– Plâtrier.
– Ah oui ! Tu as raison. Plâtrier. Je finis par les confondre, à force. Et donc, je vais t’avoir comme adversaire ?
– Oui.
– Il a pris dix ans, si je me souviens bien. Si on a cette peste de Gendron en appel, elle va au moins essayer de lui en coller cinq de plus. C’est devenu le tarif, maintenant, pour les viols sur mineurs. Surtout que Maître Alice Keridreux va encore nous en faire des tonnes sur la souffrance de la victime, j’imagine.

Alice ne releva pas.

– Ces juges, plus ça va, plus je les hais. Bornés, biberonnés à la moraline. Et lâches avec ça. Y a plus que des bonnes femmes de toute manière. Les derniers mecs que tu croises dans les couloirs, ils ont un balai et un seau à la main. Et les jeunes, elles sont pires. Non, mais tu les as vues, avec leurs baskets ? Elles jugent en baskets ! Les jurés, c’est pareil. Gavés de séries télé. Ils t’écoutent plus. Ils te regardent avec l’air de tout savoir mieux que toi, parce qu’ils ont vu l’intégrale des Faites entrer l’accusé. Plus moyen de les faire douter ! Ils ont trop peur de se faire engueuler. Quand je pense à tous ceux que je faisais acquitter avant ! Et, crois-moi, il y avait une palanquée de coupables là-dedans… Dis, tu crois que je suis vraiment trop vieux ?

Alice fut émue par sa détresse soudaine. »

Extrait
« Les moments solennels ne sont jamais comme on les imagine. Une fille tout juste adulte jouait une part de sa vie en revenant sur les accusations qui valaient à un homme d’être emprisonné et Alice ne savait plus quoi lui dire. Elle n’avait qu’une envie: la voir prendre son sac à dos et partir. Tout s’emmêlait. Le sentiment d’urgence qu’elle éprouvait à l’idée qu’un homme avait été condamné à tort. L’exaltation de contribuer à réparer une erreur judiciaire. La crainte sourde de l’épreuve qui attendait Lisa. Saurait-elle la protéger de la tempête que sa lettre allait déclencher ? Tout était si ténu. Mais l’affaire était belle. Il n’y en avait pas tant, des comme ça, dans une vie d’avocate. » p. 104

À propos de l’auteur
ROBERT-DIARD_Pascale_©DRPascale Robert-Diard © Photo DR

Entrée au Monde en 1986, Pascale Robert-Diard a longtemps été journaliste politique. Depuis 2002, elle est chargée de la chronique judiciaire. Elle suit toutes les grandes affaires judiciaires, procès d’assises, scandales politico-financiers, mais aussi tout ce quotidien de la justice ordinaire, celle des tribunaux correctionnels, des comparutions immédiates, des chambres civiles. Elle a obtenu en 2004 le prix Louis-Hachette pour ses comptes-rendus du procès Elf. Elle a publié Dans le ventre de la justice, en septembre 2006 (Éditions Perrin), et en 2015, elle a mis en image, grâce à François Boucq, Le procès Carlton. En 2016, son roman La Déposition, a été retenue jusqu’à la deuxième sélection du Prix Fémina. (Source: Éditions de L’Iconoclaste)

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Dernier travail

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En deux mots
À trois mois de la retraite Vincent, cadre dans le service des relations humaines d’une grande entreprise de téléphonie, gère ses derniers dossiers. Alors que se déroule le procès des dirigeants, accusés de n’avoir pu prévenir une vague de suicides, il va se rapprocher de la famille de la première victime. Il aimerait comprendre ce qui s’est joué à l’époque.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vincent, Bernard, Francis… et les autres

Sur les pas d’un cadre aux relations humaines d’un grand groupe de téléphonie, Thierry Beinstingel poursuit son exploration du monde de l’entreprise. Un roman qui se lit comme un thriller.

Vincent travaille au service des relations humaines dans une grande entreprise de téléphonie. À trois mois de la retraite, il met de l’ordre dans ses dossiers, se souvient notamment de la grande affaire qui a secoué la société une dizaine d’années plus tôt avec une vague de suicides. Bernard, qu’il avait croisé brièvement lors d’une réunion, avait été le premier. Il s’était enfermé dans son bureau un vendredi soir, avait pris des poignées de médicaments et arrosé le tout de beaucoup d’alcool. C’est la femme de ménage qui l’avait retrouvé le lundi matin. Un drame qui s’était doublé d’une intervention des forces de l’ordre quand, quelques jours plus tard Francis, le frère du défunt avait surgi avec son fusil de chasse et avait fait voler en éclats toutes les cloisons de verre du bureau. Employé à l’office des forêts, cet acte avait eu pour conséquences une rétrogradation et une affectation dans une forêt isolée où il vivait désormais avec son épouse Caroline et sa fille Charlène.
Une affaire qui ressurgit alors que se déroule le procès maintes fois reporté, mais aussi après un coup de fil de Vivian, l’épouse de Bernard. Elle sollicite son aide pour que sa fille obtienne l’emploi qu’elle convoite au service commercial. Après un rapide entretien avec Ève, qui avait neuf ans quand elle a perdu son père, il décide d’intercéder en sa faveur. Très vite la nouvelle recrue prend ses marques et s’intègre dans la société, y trouvant même l’amour. Seul Francis voit d’un mauvais œil ce «retour chez l’ennemi.
Quant à Vincent, il aimerait comprendre pourquoi rien n’a été entrepris pour tenter ce comprendre le geste de Bernard et tenter de prévenir les autres actes désespérés qui suivront.
Une enquête délicate qui permet à Thierry Beinstingel de mettre en lumière les pratiques pour le moins douteuses des grandes entreprises qui sous couvert d’un galimatias technocratique mettent leurs employés sous pression, allant jusqu’à leur demander l’inverse de ce pour quoi ils ont été engagés, les reléguant dans des placards à balai quand on ne trouve pas le moyen de les remercier. C’était l’époque meurtrière de la GPEC, la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences.
Le choc de ces suicides à répétition a beau avoir fait changer les méthodes, Francis se rend bien compte que sous le vernis, ce sont bien les mêmes règles qui perdurent.
L’auteur, qui a travaillé chez Orange jusqu’en 2017, décortique avec beaucoup de justesse cet univers impitoyable. Mais sans manichéisme et sans vouloir en faire un roman à charge, il montre combien, avec la meilleure volonté du monde, il est difficile de faire bouger les lignes. L’homme reste un loup pour l’homme.

Dernier travail
Thierry Beinstingel
Éditions Fayard
Roman
256 p., 19 €
EAN 9782213722450
Paru le 17/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Proche de la retraite, un cadre d’une grande entreprise se remémore la vague de suicide qui a touché le personnel des années auparavant. A-t-il, à l’époque, pris la pleine mesure de l’événement? Aurait-il pu tenter quelque chose pour l’empêcher? Ou s’est-il laissé bercer par les éléments de langage de la direction? Et à présent qu’il est sur le point de partir, que pourrait-il faire pour ne pas rester sur une note si sombre?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
The Times of Israël (Maurice Ruben Hayoun)

Les premières pages du livre
« 1
Dernier contrat de licenciement d’un « commun accord » : Vincent regarde le document sur lequel sont inscrits ces mots dès le premier paragraphe. Il lit les noms des signataires : la DRH qui est sa jeune collègue, toujours vive et dynamique, son rire fréquent, son enthousiasme. Et celui de l’employée qui accepte de partir d’un « commun accord » : jeune femme sombre et anxieuse, toujours prête à pleurer, qui a apposé un paraphe tout en volutes puériles. Et combien d’entretiens ont-ils menés, la DRH et lui, ensemble ou séparément, tout ce lent travail qu’il avait fallu faire avec la dépressive, en congé de maladie d’abord, en reprises difficiles, puis en rechutes. Enfin la difficile reconstruction et la perspective d’un avenir ailleurs qui se dessine, encore avait-il fallu l’aider, payer des formations, elle voulait désormais s’occuper d’enfants, disait-elle.

Celui qui l’a harcelé (rien n’avait été prouvé), son ancien chef, a été muté. Il le revoit dans les rendez-vous qui ont précédé la mesure, bel homme, sérieux, semblant sincèrement peiné. Il l’avait traitée comme les autres, avait-il affirmé : comparaison entre objectifs attendus et réalisés, rien de plus. Vincent ne l’avait plus revu depuis sa mutation, le dernier rendez-vous avait été pour le préparer à l’entretien d’embauche pour ce poste dans une autre ville. Le supposé harceleur était joyeux, volubile, désireux de se montrer sous son meilleur jour, c’était une promotion ou, du moins, un poste équivalent dans lequel « il pourrait faire ses preuves ».

La jeune femme accepte donc la rupture de contrat d’un « commun accord ». Elle va quitter la boîte, sans procès, « en bonne entente », pourrait-on conclure. Ainsi se termine l’histoire, une de plus vécue dans son boulot à lui. Une des dernières aussi : dans trois mois, il sera parti, lui aussi, il quittera définitivement le monde du travail.

2
Vincent est maintenant dans un café, bar quelconque, bistro de quartier, brasserie de boulevard. Au comptoir, un habitué parle fort, se retourne vers les clients dans une harangue complice. Il est question de Tous ceux qui… Tirade stoppée d’un geste par-dessus son épaule avant de revenir au garçon sans cesse en mouvement derrière son comptoir. Tu comprends, ils… À nouveau l’élan brisé, cette fois par la main épaisse tapant le zinc.

Elle a les yeux verts, il a tout de suite remarqué cette couleur qui semble hésiter en permanence, prenant l’aspect placide et terne de l’eau inerte d’un lac ou celle des remous vifs et changeants d’un torrent. En septembre, une fois libéré, il ira à la pêche en Slovaquie. Là-bas, les rivières sont somptueuses en automne, paraît-il. Un type au front bosselé est entré. L’habitué lui tourne le dos. Le garçon a allumé la télé, une chaîne d’information en continu dont le son est coupé.

Elle a dit en arrivant : Je ne sais pas si je fais bien… Je ne veux pas vous déranger… Des phrases comme cela, prononcées à voix basse, un peu rauque dans les derniers mots, dans cette intonation propre aux anciens fumeurs. Car elle ne fume plus, il peut le voir aux doigts exempts de trace de nicotine qui enserrent maintenant la tasse de café. Ongles ras, extrémités un peu carrées, mains épaisses comme celles habituées aux tâches, servir, desservir, nettoyer. Lui aussi a fumé autrefois, il y a longtemps.

Le type au front bosselé boit maintenant en silence un demi. L’habitué fixe l’écran, où un couple de présentateurs (homme en cravate, femme en chemisier) commente l’actualité en bougeant sobrement les lèvres. En bas de l’écran, on peut déchiffrer : « Saisie record en Seine-Saint-Denis », puis l’heure, « 8 h 54 ».
Il triture l’enveloppe grand format qu’elle vient de lui donner. Il y a son CV et la lettre, indique-t-elle sans rien ajouter.

Deux jours avant, Fulbert l’avait appelé. Ce n’était pas extraordinaire. Tous les retraités font cela les premiers temps. On prend des nouvelles de ceux qui restent, on raconte un peu sa vie : ne plus devoir se lever le matin, le vélo l’après-midi, ce genre de choses. Pour Fulbert, cela allait faire un an bientôt. Puis les appels s’espacent, les retraités n’osent plus, perdent la mémoire des noms. Enfin les organisations changent, des collègues nouveaux arrivent, les anciens suivent le même chemin qui les pousse vers la sortie. Pour lui, ce moment est aussi arrivé. Fera-t-il comme les autres ?

Mais, pour l’instant, Fufu (tout le monde l’appelait ainsi en catimini, il avait l’élégance de l’ignorer), Fufu, donc, avait besoin de ses services tant qu’il était encore en activité. Il avait commencé sa conversation d’une manière bizarre :
– Dis, Vincent, tu te souviens quand nous nous sommes connus ?
– Ça fait au moins dix ans.
– Treize, presque quatorze. Tu venais de revenir, c’est moi qui t’ai embauché.
Sale période en effet. Quelques mois auparavant, il avait quitté la boîte pour fonder la sienne, un magasin d’ameublement avec pignon sur rue. Le patron voulait raccrocher après une vie de labeur, le stock lui avait été cédé pour rien. Fausse bonne idée : il avait repris les employés, mais s’était rapidement aperçu qu’ils avaient bien vécu en profitant de la bonhomie et de la naïveté du commerçant. Manigances, absentéisme, les comptes étaient dans le rouge, il n’avait pas pu redresser la barre. Pour couronner le tout, il avait couché avec la comptable, sa femme l’avait appris, l’avait quitté en embarquant les gosses, tout était parti en cacahuète. Depuis, il vivait seul, voyait ses enfants rarement, son ex-femme jamais.

Par chance, son ancienne entreprise l’avait repris et Fufu était devenu son chef.
– Tu te souviens de Bernard ? C’était l’année de ton arrivée.
Non, ça ne lui disait rien.
S’ensuivit l’histoire de ce cadre qu’on avait retrouvé mort dans son bureau un lundi matin. Il s’y était enfermé le vendredi soir, avait avalé une énorme quantité de médicaments, arrosée d’une quantité d’alcool tout aussi impressionnante.
Effectivement, ça lui était revenu. Et il y pense aujourd’hui dans ce café quelconque en compagnie d’un habitué volubile, d’un type taciturne au front bosselé et d’une femme timide aux yeux verts qui n’ose croiser son regard : la veuve de ce Bernard.

La seule fois qu’il avait rencontré ce cadre, c’était douze ans auparavant, dans un bar semblable. Il était venu avec les autres vendeurs. Ce genre de réunion faisait partie d’un rituel régulier, organisé à tour de rôle par chaque membre de l’équipe : on réservait quelques places dans une brasserie pour déjeuner, on échangeait sur le boulot, les objectifs, les problèmes, les activités, en mangeant une entrecôte, en buvant une bière, et on repartait gonflé d’allant et de projets pour un nouveau mois. On appelait cela une revue d’affaires.
Le nommé Bernard était un cadre d’un niveau élevé, un directeur qui avait managé plusieurs centaines d’employés. Il venait d’atterrir dans leur petit service d’une dizaine de personnes, on ne savait pas pourquoi. Ou plutôt on s’en doutait : on vivait une période où les disgrâces étaient fréquentes, assorties d’un changement rapide de fonction. La langue managériale nommait cette tendance nouvelle le « time to move ». Bien sûr, personne n’avait posé de questions sur son arrivée ici. Fufu avait présenté chacun, le type avait dû dire son nom, assorti probablement de quelques vagues explications sur ce qu’il avait fait avant. Il devait encadrer tout le service maintenant, au-dessus même de Fufu. On ne savait pas trop quel serait son rôle et, d’ailleurs, lui-même semblait s’en moquer éperdument.
Reste le souvenir de cet étrange repas, d’ordinaire plutôt agréable, on s’entendait tous bien et Fufu était un chef abordable. Mais, à une dizaine d’années de distance, il peut ressentir encore la lourde ambiance. Il revoit Bernard siffler plusieurs bières, sans manger un seul morceau, sans parler ou presque. On s’était quittés un peu gênés, chacun avait dû remâcher cette singulière revue d’affaires en se demandant quels changements allaient apporter un type aussi taciturne.
On n’avait pas eu le temps d’y penser longtemps : son suicide dans son nouveau bureau avait eu lieu quelques semaines plus tard.

Vincent se rend compte qu’il a laissé errer ses pensées plus qu’il ne le fallait. La veuve est toujours en face de lui, patiente, déposant les reflets gentiane de son regard çà et là, sur l’anse de sa tasse ou dans le vide de la salle.
– Vous savez, je ne peux rien vous promettre, dit-il rapidement.
– Bien sûr, je comprends.
Comme si ces deux faibles répliques marquaient le signal du départ, elle se lève, fouille dans son sac. Vincent dit :
– Laissez, c’est pour moi.
Elle tend sa main aux doigts carrés, fuyante et déjà retirée alors qu’il la serre. L’au revoir est déférent, résigné. Il la regarde partir tandis qu’il paye les consommations.

3
Francis regarde le ciel, par habitude. Il se tient devant la fenêtre, sa tasse de café à la main. La semaine précédente a été pluvieuse après quelques jours d’une chaleur inhabituelle pour le printemps. Caroline revient dans la cuisine pour changer de chaussures. Je voulais enfiler mes escarpins neufs pour aller au boulot, mais… Elle ne termine pas sa phrase, elle est déjà repartie, lui laissant le soin de refermer la porte. Avant de monter dans la voiture, elle ajoute : Tu pourrais quand même jeter une pelletée de graviers dans la cour. Mon pauvre Francis, tu ne fais plus rien chez nous.
Pauvre Francis regarde la voiture s’éloigner au milieu des flaques, bateau quittant le port. La sécheresse s’amplifie chaque année, mais rien n’y fait : à la moindre pluie, la cour est un bourbier.

Dans le silence revenu, par l’issue restée béante, il écoute l’humidité qui s’égoutte dans la forêt environnante. Lorsqu’il revient vers l’évier pour déposer sa tasse, il retrouve d’emblée les mots qu’il a prononcés hier à voix haute ici même : rois abolis, princes déchus, capitaines révoqués. À peine une phrase, d’ailleurs, un poème peut-être s’il s’était appelé Rimbaud, un leitmotiv, une incantation, venue du tréfonds de la conscience.
Enfant, il jouait avec son frère à inventer de telles expressions, dans leurs batailles imaginaires contre des châteaux forts où dormaient des princesses blondes. Son frère gagnait toujours, trouvait les mots les plus habiles, ceux capables de réveiller les belles endormies depuis des centaines d’années.
Le journal étalé devant lui, il a lu l’article sur le procès qui vient de s’ouvrir. Pour la première fois, des dirigeants du CAC 40 sont sur la sellette. Mais rois de firmes commerciales, princes de grands groupes, capitaines d’industrie : pas d’illusion à avoir, on ne coupe plus la tête des monarques depuis deux siècles. Les multinationales ont remplacé les châteaux forts et sont mieux gardées qu’un donjon derrière leurs façades de verre. Il froisse le journal, le jette dans la cagette de tout ce qui va au feu, prospectus, anniversaires de supermarchés, vieilles feuilles décomposées et brindilles ramassées jusque sur le seuil. Et debout devant l’évier, il prononce la phrase.

Il décroche maintenant du portemanteau sa veste d’uniforme, enfile ses gros brodequins et traverse la cour pour rejoindre sa camionnette. Il siffle le chien qui n’accourt plus, deux mois qu’il s’est perdu. Juste avant de s’enfoncer sous les arbres, il revoit l’article du procès danser devant ses yeux, avec le nom de l’entreprise qu’il déteste.

4
Soldats inconnus tombés au champ d’honneur du boulot, sociétés d’anonymes, soleils d’absents…
Vincent a toujours eu le goût des phrases et des slogans. Quand il était vendeur, Fufu le chargeait toujours de trouver les meilleurs argumentaires pour vendre leurs produits. Il relit sur l’intranet de la boîte l’article du journal qui annonce le procès concernant les suicides. La direction a cru bon d’ajouter : Nous ne ferons aucun commentaire et nous laisserons la justice s’accomplir.
La moindre des choses, maugrée-t-il en saisissant son téléphone.
Au bout du fil, une voix claire et jeune marque la surprise :
– Un rendez-vous ?
– Pour préparer l’entretien que vous allez avoir jeudi prochain. Seriez-vous libre mardi à 14 heures ?
Il raccroche : c’est fait, elle viendra.

Maintenant, c’est au tour de la DRH d’entrer dans son bureau. Voix rapide, claironnante, yeux noirs et vifs, toujours la pêche :
– Tu as vu ?
Elle brandit le contrat de licenciement d’un « commun accord ».
– Enfin, on y est arrivés, ajoute-t-elle en s’asseyant en face de lui, sur la chaise réservée aux visiteurs ou à ceux qu’il convoque pour évoquer leur avenir au sein de la boîte, comme on dit.
Elle se rembrunit :
– Ce n’est pas comme l’autre, tu sais, le type du service informatique, l’espèce de solitaire silencieux. Deux mois qu’on cherche à s’en débarrasser, il ne veut rien savoir et, plutôt qu’une négociation, il réclame un licenciement sec. Tu te rends compte ? On n’est plus au XIXe siècle !
– D’un « commun accord », ça veut bien dire ce que ça veut dire, et s’il n’accepte pas, vous ne pouvez rien faire.
– Mais, enfin, on lui donne les indemnités prévues par la loi.
– Justement, il les aura aussi en cas de licenciement. Où est la négociation pour lui ? Vous ne pouvez pas donner plus ? Prévoir un plan de requalification ? Lui proposer un nouveau poste ?
Elle soupire et recule au fond de son siège.
– Tu as raison. Ils veulent vraiment s’en débarrasser…
– Pourquoi ? Il fait mal son boulot ? Vous avez des preuves ?
– Non, au contraire, il bosse correctement, bons rapports annuels, rien à redire, mis à part son côté réservé. Mais il déplaît à la nouvelle responsable qui vient d’arriver. Elle ne souhaite que des ingénieurs dans son équipe et ce n’est pas son cas.
– Je vous souhaite du courage, alors, pour trouver une argumentation qui tienne la route.
Elle se rapproche, saisit sur le bureau un pot à crayons aux couleurs de la boîte.
– Justement, on m’a refilé la patate chaude… Je me suis dit que tu pourrais peut-être m’aider ? Si tu acceptais de le recevoir, de le conseiller.
Il s’exclame :
– Ah ! Je te vois venir ! On a réussi tous les deux à faire partir la victime d’un harcèlement sans qu’elle porte plainte, pourquoi ne pas continuer dans les succès ?
– Harcèlement supposé, je te rappelle, rien n’est prouvé.
Il s’appuie sur son dossier, réprime une grimace, son dos le fait souffrir de plus en plus souvent, ce doit être l’âge. Elle laisse le silence s’installer, gratte de son ongle le logo sur le pot à crayons, avant de le lisser à nouveau pour le recoller.
Lui, à brûle pourpoint :
– Tu cours toujours un peu ?
Elle, à nouveau souriante, enjouée :
– Oui, deux à trois fois par semaine. Dans quinze jours, je participe à une course nature de 15 km dans la campagne, ça te dit ?
Il masse son dos endolori :
– Plus de mon âge…
– Arrête, tu vas me faire pleurer ! Et qu’est-ce que tu comptes faire lorsque tu seras à la retraite ?
Il désigne un poster de rivière derrière lui :
– J’irai parler aux poissons, ça changera des emmerdeuses dans ton genre.
Elle éclate de rire :
– Ah, Vincent, je vais bien te regretter !
– Moi aussi…
Puis, après un nouveau silence, il lance :
– C’est d’accord, je vais recevoir ton informaticien mutique. »

À propos de l’auteur
BEINSTINGEL_Thierry_©Christine_TamaletThierry Beinstingel © Photo Christine Tamalet

Né à Langres en 1958, Thierry Beinstingel est cadre dans les télécommunications. Il a publié, aux éditions Fayard, Central (2000), Composants (2002), qui a reçu une mention au prix Wepler 2002, Paysage et portrait en pied-de-poule (2004) et C.V. roman (2007).

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Ana

BORIE_Ana

  RL_Hiver_2022

En deux mots
Clotilde se retrouve enceinte après un viol. Retrouvant son agresseur sur le quai du métro, elle le repousse. L’accident qui cause sa mort vaudra à la jeune fille trois ans de prison durant lesquelles elle mettra au monde sous X une fille nommée Ana. Commence alors une nouvelle histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ana, née sous X

Le nouveau roman de Cathy Borie raconte l’histoire d’une jeune fille enceinte après un viol qui va se retrouver incarcérée après le décès de l’agresseur et de sa fille Ana, qu’elle va abandonner à sa naissance.

L’histoire aurait pu être belle, elle va pourtant se transformer en cauchemar. Lorsque Clotilde rencontre Louis à la bibliothèque universitaire, elle le trouve beau et séduisant et il ne faut que quelques jours pour un premier rendez-vous. Une attirance réciproque qui va les mener dans une chambre d’hôtel dès leur seconde soirée ensemble et à… un viol. Malgré les non répétés de Clotilde, le jeune homme la prend sauvagement avant de s’endormir paisiblement.
Le traumatisme est tel qu’elle n’ose plus sortir. Fort heureusement son amie Sophie va lui permettre d’émerger à nouveau. Mais quand, sur le quai du métro, elle recroise Louis, elle ne peut supporter qu’il l’interpelle. D’autant qu’elle a appris qu’elle était enceinte. L’altercation va se terminer tragiquement, Louis étant happé par le métro et succombera à ses blessures.
Clotilde est hospitalisée puis conduite en maison d’arrêt. Dans l’attente de son jugement, elle prend la décision d’accoucher sous X et d’abandonner son enfant, une fille qu’elle ne verra que quelques minutes et qu’elle appellera Ana. De retour dans sa cellule, elle fait une tentative de suicide après avoir laissé un mot. «J’ai l’impression d’avoir raté des bifurcations sur mon chemin, commis des erreurs d’aiguillage, mais tout est tellement flou maintenant, la nuit des images se télescopent, Louis battant des bras et disparaissant dans un fracas diabolique, le bébé Ana aperçu tel un ange qui vole au-dessus de ma vie juste quelques instants, et ma mère, maman, je te rejoins, je fais comme toi, c’est toi qui m’as montré la voie, je comprends seulement aujourd’hui ton geste.» Avec l’aide du directeur qui la pousse à reprendre ses études et lui offre un travail à la bibliothèque, elle va reprendre goût à la vie et préparer sa sortie. Après deux années passées avec son père à Brive-la-Gaillarde, elle va retrouver Paris. Fin de la première partie.
Car la romancière a du souffle. Dans une seconde partie, elle va retracer le parcours d’Ana, sa vie d’orpheline, ses difficultés à se construire, ses multiples galères, mais aussi ses espoirs et ses rêves, dont celui de retrouver sa mère avec laquelle elle partage, sans le savoir, l’amour de la littérature.
Il n’est du reste pas très difficile d’affirmer que cet amour est aussi partagé par Cathy Borie elle-même qui, outre le résumé et les citations des ouvrages que découvrent ses protagonistes a eu la belle idée de sonner à chacun de ses chapitres un titre de livre, formant ainsi une sorte de guide de lecture (voir ci-dessous).
La troisième partie, vous l’aurez compris, sera celle des retrouvailles, mais je vous laisse au plaisir de découvrir par vous-même cet épisode d’intense émotion. En revanche, il me semble intéressant de souligner le parcours éditorial de Cathy Borie et de son manuscrit, car il apporte de l’eau au moulin à ceux qui comme moi entendent défendre le travail des éditeurs. Une première version de son livre est en effet parue en autoédition chez Librinova en avril 2020. Cette nouvelle édition corrigée et parée d’une nouvelle couverture bénéficie du soutien de L’Echelle du Temps, le nom trouvé par Tohubohu et RD pour leurs ouvrages désormais coédités.

Bibliographie
(Titres des chapitres, qui sont autant d’invitations à la lecture)
La femme gelée
Rien ne s’oppose à la nuit
Stupeurs et tremblements
Le bruit et la fureur
Voyage au bout de la nuit
La confusion des sentiments
L’écume des jours
Bonjour tristesse
Vies minuscules
Les illusions perdues
Le diable au corps
Tendre est la nuit
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur
Orgueil et Préjugés
Frère d’âme
Les mots et les choses
Au revoir là-haut
Les rêveurs
La promesse de l’aube
Un peu de soleil dans l’eau froide
Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part

Ana
Cathy Borie
Éditions L’Échelle du temps
Roman
288 p., 18 €
EAN 9782376222347
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et dans la région, à Nanterre, Saint-Germain-en-Laye et Versailles avant une parenthèse à Brive-la-Gaillarde

Quand?
L’action se déroule du milieu des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir, Clotilde succombe au charme sombre de Louis. La nuit d’amour se transforme en une relation non consentie. Suspectée de l’avoir poussée sous une rame de métro, Clotilde est condamnée à 4 ans de prison. De cette seule nuit d’amour subie, naîtra en prison une petite fille. Ana, abandonnée sous X.
Ana refusant avec colère l’adoption, allant de famille d’accueil en famille d’accueil, personnalité attirante et incompréhensible jusqu’au jour où à 16 ans elle s’enfuit de son foyer. C’est l’errance dans les rues de Paris, la découverte des violences de la nuit : le squat, la drogue, les risques de viol, l’alcoolisme, la prostitution. Un texte où les émotions l’emportent, où la question du consentement est posée. Un livre aussi sur le destin. Une vie peut changer en un instant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Little Pretty Books
Blog Julie les Mots

Les premières pages du livre
La femme gelée
Au début, elle eut seulement conscience de la beauté du corps de Louis penché au-dessus d’elle. Cette peau d’ambre brun. Ces muscles denses qui jouaient sous la surface de sa chair élastique. Son souffle de cannelle. Et la douceur de ses mains qui glissaient, tels des poissons, sur sa peau à elle. Le beau Louis qu’elle avait tant admiré, dont elle avait guetté les regards et les sourires, comme ceux d’un dieu inaccessible. Il était là, son visage d’ange sombre à quelques centimètres de sa bouche, si proche, elle pouvait s’emplir les narines de son odeur, toucher son cou avec sa langue, planter les dents dans son épaule.
Et puis, peu à peu, elle éprouva une impression bizarre, une sorte de décalage, d’abord infime, entre ses propres gestes, sa lenteur, le désir qui montait progressivement, et son rythme à lui, son empressement soudain, une sorte de brutalité sèche qui dans un premier temps la heurta, lui faisant oublier par intermittence la sensation de plaisir, et qui se transforma progressivement en une dureté presque méchante, une démonstration de puissance qui la sidéra.
Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne se décidât à réagir. Après ce trop long moment d’inertie, elle commença à le repousser doucement, tout en chuchotant un « non » qu’elle répéta à de nombreuses reprises, mais que manifestement il n’entendait pas. Les yeux maintenant grands ouverts, elle essaya de comprendre ce qu’il faisait, elle prononça tout haut son prénom, mais on aurait dit que Louis n’était plus là, qu’ils ne faisaient plus partie du même monde… Clotilde n’éprouvait plus que la violence de ce corps superbe, les angles durs, la fureur, tandis que lui était sourd, qu’il était aveugle. Les « non » de Clotilde se perdaient dans ses halètements frénétiques, et plus il se déchaînait, moins elle luttait, tout combat semblant inutile. Il lui faisait mal et elle avait seulement envie que cela finît. Elle continuait simplement à dire non pendant qu’il la forçait, que, sans écouter ses protestations il se frayait un passage là où tout était redevenu étroit, elle sentait son corps à elle se figer au fur et à mesure que celui de Louis se débridait, jusqu’à ce que finalement tout en elle fût glacé, atone, paralysé, anéanti.
Elle ne saura jamais si cette scène avait duré cinq minutes ou une heure. Quand il s’écroula sur elle, une éternité prit fin, et un autre monde la remplaça, figé et froid. Toujours immobile, Clotilde ne remua pas immédiatement quand il se renversa sur le dos, les yeux clos, un ronflement de bien-être s’échappant de ses lèvres entrouvertes. Son cœur cognait fort dans sa poitrine, si fort qu’elle craignait que ce bruit seul suffît à le réveiller. Et qu’il recommençât. Quand elle fut sûre qu’il dormait profondément, elle se leva, gelée, enfila son jean et son pull qui traînaient à terre, retrouva ses bottines un peu plus loin, récupéra son sac, son blouson de cuir, ouvrit la porte sans bruit et se faufila dans l’escalier.
Dans la rue, elle s’autorisa la première vraie et profonde respiration depuis de longues minutes. Elle aspira l’air, le froid, le silence, et le souvenir de celle qu’elle était quelques heures auparavant. Il faisait nuit. Quelques voitures passaient encore, leurs phares se reflétant sur la chaussée mouillée de la rue de Paris. Clotilde n’avait aucune idée de l’heure. Elle essaya de deviner en déchiffrant la grosse horloge de la poste, mais elle s’aperçut qu’elle pleurait et qu’elle ne parvenait pas à faire cesser le flot de larmes qui la submergeait. De toute façon, elle se fichait bien de la position des aiguilles sur le cadran. Elle accéléra le pas et s’engagea dans la rue de Poissy, réprimant les spasmes qui secouaient son ventre, finit en courant les deux cents mètres qui la séparaient de son immeuble, rata trois fois de suite avec la grosse clé la serrure de la porte cochère, s’engouffra dans l’escalier de bois où ses talons claquèrent telles des rafales de mitraillette, et réussit à déverrouiller du premier coup la porte de son appartement. À peine eut-elle refermé le verrou qu’elle se précipita au fond de la pièce et se jeta sur son lit, laissant exploser sa colère et ses larmes comme on vomit, hoquetant et s’étouffant à moitié, le poing replié contre sa bouche pour pouvoir y enfoncer les dents et étouffer le cri qu’elle sentait monter en elle, sirène hurlante qui prenait naissance au plus profond d’elle-même, hurlement sauvage qui semblait dévaster des espaces d’elle qu’elle ne connaissait pas encore.
Ce fut l’épuisement qui fit cesser les sanglots. Clotilde essuya d’un revers de main morve et larmes, mais ne bougea pas. Engourdie, le corps douloureux, elle se laissa dériver sans penser. Plusieurs fois, elle crut qu’elle allait s’endormir, mais un soubresaut la secouait soudain et empêchait le sommeil. Pour chasser les images qui l’assaillaient, elle se força à se souvenir de Louis avant : comment elle l’avait rencontré, les mots échangés, les moments partagés avant l’irruption ce soir d’un monstre inconnu dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence sous le masque doré et doux de cet homme aux yeux caramel.

Clotilde avait croisé Louis pour la première fois à la bibliothèque de l’université. Elle s’était installée près d’une des fenêtres, dans l’axe de l’arche de la Défense qu’on apercevait au loin, avait sorti son matériel et s’était aussitôt plongée dans ses livres et ses notes, parfaitement concentrée. Il y avait peu d’étudiants aux tables alentour et Clotilde en était ravie, cela lui éviterait de se laisser distraire par un visage ou un murmure, par le titre d’un livre ou les chuchotements bavards qui ne manquaient jamais de se produire dès que la fréquentation devenait trop importante.
Elle planchait depuis plus d’une heure quand une silhouette s’interposa entre elle et la fenêtre, projetant une ombre sur la feuille où elle prenait des notes. Désorientée, elle demeura quelques secondes le stylo en l’air, puis leva la tête vers l’intrus : comme il se tenait à contre-jour, elle ne remarqua tout d’abord de lui que sa haute taille et ses cheveux crépus auréolant un visage resté flou.
— Excuse-moi de te déranger, je cherche un livre que je ne trouve pas, je venais juste voir si tu l’avais emprunté…
Le prétexte était tellement énorme que Clotilde ne put s’empêcher de sourire. Elle pensa même : « Mais qui c’est ce gros lourd ? ». Et puis elle rougit en voyant enfin le beau visage de celui qui venait de s’adresser à elle, d’une voix à la fois suave et rocailleuse. Sans dire un mot, elle lui désigna les couvertures des ouvrages éparpillés sur sa table de travail, et l’observa pendant qu’il déchiffrait les titres. Il secoua la tête avec un air déçu. Il n’y avait pas ce qu’il cherchait. Il s’excusa de l’avoir interrompue, puis montra l’étiquette collée sur son agenda et lança :
— Clotilde ? C’est original, comme prénom !
Décidément, il n’était pas à une banalité près ! Malgré son agacement, elle lui sourit une seconde fois, mais ne trouvant rien à dire, elle finit par lancer d’une petite voix qu’elle jugea ridicule.
— Tu veux quoi exactement ?
— Aucune importance ! Je crois que je ne réussirai pas à travailler aujourd’hui, de toute façon. Je vais me prendre un café, je t’en apporte un ?
Il s’éloigna sans attendre sa réponse. Elle hochait encore la tête pour acquiescer qu’il était déjà à l’autre bout de la salle, jetant ses pièces dans la fente du distributeur. Quand il se retourna, un gobelet dans chaque main, elle fit mine de se replonger dans ses notes, le laissant traverser l’espace à grandes enjambées, surveillant sa progression derrière le rideau de ses cheveux.
— Et voilà, un café pour Miss Clotilde ! lança-t-il en posant le gobelet plein à côté d’elle. Dans le même geste, il saisit le dossier de la chaise voisine et s’assit, repoussant légèrement les livres qui le gênaient.
Vaincue, Clotilde lâcha son stylo, prit le café pour se donner une contenance et le remercia.
Pourquoi l’intimidait-il à ce point ? Elle n’avait jamais été très à l’aise dans ce genre de situation, mais aujourd’hui elle battait des records de nunucherie, et elle n’aurait pas été étonnée s’il avait fini par la planter là.
— Je te fais peur ? demanda-t-il comme s’il avait lu dans ses pensées.
Cela fit réagir Clotilde instantanément, elle le regarda droit dans les yeux et secoua vi¬gou¬reu¬sement la tête, pareille à une gamine qu’on surprend en train de voler des bonbons et qui nie en bloc la bouche pleine.
— Non, pas du tout, mais je… j’étais concentrée sur mon travail, je ne suis pas très sociable dans ces cas-là…
On aurait dit qu’il était sur le point de se mettre en colère : ses yeux dorés la détaillaient sans indulgence, elle voyait un muscle se contracter au niveau de sa mâchoire, et un autre rouler sur son avant-bras à travers son tee-shirt. Puis brus-quement un immense sourire révéla un éclair de dents blanches sur sa peau sombre, ce qui lui donna une figure innocente de petit garçon. Il tendit la main à Clotilde :
— Je m’appelle Louis.
Elle n’avait plus travaillé ce jour-là.
Louis avait bu son café, lui avait posé des questions, avait souri, fini par lui demander son numéro de téléphone, et bien sûr elle le lui avait donné. Une fois Louis parti, elle s’était sentie à la fois excitée et pleine d’hésitations, son enthousiasme lui paraissant injustifié et un peu naïf…
Elle ignorait d’où il venait et s’ils se reverraient un jour. Elle décida que ça n’avait pas d’importance, rassembla ses affaires qu’elle enfourna dans sa besace, quitta la BU et regagna le quai pour attraper son train.
Pendant plusieurs jours il ne se passa rien. Rien que ses cours de psycho, ses trajets en RER entre Nanterre et Saint-Germain-en-Laye, ses soirées à lire ou à potasser ses notes, ses papotages au téléphone avec Sophie. Elle oublia complètement Louis. Cela se fit tout seul, sans efforts, comme si une partie de son cerveau tentait de la protéger contre des illusions stupides, des rêves qu’elle avait déjà conçus à plusieurs reprises, et qui, chaque fois, avaient abouti à une réalité décevante. Les histoires d’amour ne fonctionnaient pas pour elle. La fusion avec l’autre, la confiance totale, la rencontre des âmes, ça ne marchait pas. Il ne lui restait de ses quelques tentatives que des prénoms et une amertume qui la clouait au sol dès qu’il s’agissait d’envisager un contact avec un homme susceptible de lui plaire.
Quand le téléphone sonna un soir, assez tard, elle commençait à piquer du nez sur Le Carnet d’or de Doris Lessing, et elle songea aussitôt à Louis : elle revit d’un bloc sa silhouette, sa peau fauve, les lignes de sa bouche, la couleur brûlée de son regard, et elle fixa l’appareil sans bouger pendant de longues secondes. La sonnerie s’arrêta, pour reprendre presque tout de suite, et cette fois elle décrocha sans réfléchir.
— Clotilde ?
— Oui.
— C’est Louis. Je te dérange on dirait ?
— Non. Je… J’étais sous la douche.
— Je croyais que tu dormais. Il poursuivit sans attendre :
— Tu vois qui je suis ?
— Bien sûr ! (Avec quelle précipitation elle avait dit ça, comme si elle se sentait fautive.)
À l’autre bout du fil, il y eut un silence : on aurait dit qu’il doutait de sa réponse. Alors elle reprit précipitamment, empressée à prouver sa bonne foi :
— On s’est rencontrés à la bibliothèque, tu m’as offert un café, et je t’ai donné mon numéro.
Elle entendit un sourire dans sa voix quand il répondit.
— O.K. Je voulais te proposer de faire un truc ensemble, demain soir si tu es libre.
Clotilde se retint de demander à quel « truc » il pensait, mais elle répondit :
— Demain ? Oui, je pense que oui. Vers quelle heure ?
— Comme tu veux.
Elle essayait de réfléchir à toute vitesse, mais les rouages de son cerveau semblaient pris dans de la glu, rien ne s’enchaînait logiquement.
— Clotilde, tu es toujours là ?
— Oui, oui, bien sûr.
— Tu n’as pas envie qu’on se voie ?
— Si, évidemment.
La conversation fut hachée et laborieuse, mais ils finirent par tomber d’accord sur un lieu et un horaire pour le lendemain soir. Clotilde sortit de cet échange tremblante et en sueur, elle ouvrit à nouveau son roman mais le referma sans en avoir lu une ligne. Assise dans le noir, elle se repassa en boucle le temps passé avec Louis à la Bibliothèque Universitaire, se remémorant les sensations et les mots, les regards et les signes impalpables qu’elle avait cru déceler, soudain envahie de doutes et d’incertitudes. Avait-elle été perturbée par d’autres détails, déjà oubliés, ou seulement par cette sensualité diffuse que le jeune homme dégageait et qui l’avait troublée plus qu’elle ne le pensait ?

Ils se retrouvèrent le lendemain à vingt heures devant la gare Saint-Lazare.
Lorsqu’elle déboucha rue de Rome ce soir-là, elle fut tout de suite happée par la présence de Louis, et elle saisit aussitôt pourquoi il l’avait tant impressionnée : comparé à elle, c’était une sorte de géant, on ne voyait que lui, et son regard de feu ne faisait que renforcer cette aura qui s’imposait à la foule alentour. L’effet s’avérait encore plus évident ici au milieu de la cohue que dans le paysage blanc de la bibliothèque, on aurait dit un Massaï surgi de la brousse. Elle ne savait pas pourquoi cette image lui venait en tête. Ce fut une étrange soirée. Il l’invita à dîner dans un minuscule restaurant où les tables se trouvaient collées les unes aux autres et où le niveau sonore empêchait toute discussion suivie, mais ça ne paraissait pas être un inconvénient pour lui. Ils échangèrent néanmoins quelques mots, essentiellement à propos du menu (des spécialités antillaises qui favorisèrent amplement leur consommation de vin après celle du punch offert en apéritif). Pour le reste, ils durent hausser la voix pour couvrir la musique, ce qui limitait les sujets de conversation à des banalités. À plusieurs reprises, Clotilde sentit sur elle le regard du jeune homme, mais quelque chose la retenait d’y répondre.
Ils quittèrent tard leur table, le service avait été assez lent, et Louis avait parlé plutôt lon¬guement avec le patron qu’il connaissait manifestement assez bien. Ils marchèrent au hasard dans les rues. Les effets de l’alcool avaient considérablement atténué le trouble de Clotilde, qui se sentait d’humeur à prendre les choses plus légèrement ; aussi quand Louis passa son bras autour de ses épaules, elle n’eut aucun mouvement de recul. Il lui lança :
— On dirait que tu es tendue, non ?
Elle eut un petit rire qu’elle trouva niais, mais réussit à répondre d’une voix presque assurée :
— Non, je ne crois pas. J’ai un peu trop bu, c’est tout.
— Tu as peur que j’en profite ?
Elle leva les yeux vers lui, étonnée ; toutefois, elle hocha la tête sans rien ajouter. Elle se laissa guider sans vraiment faire attention aux rues qu’ils empruntaient, prenant cependant quelques points de repère, le jardin des Tuileries, puis l’opéra, veillant à ne pas trop s’éloigner de la gare, quand Louis proposa :
— On va chez moi ?
Clotilde se figea. Elle avait évidemment envisagé cette question. Louis s’était arrêté et la fixait avec un sourire.
— Non, Louis, pas ce soir. Je… j’ai besoin de…
Elle bafouillait. Il ne l’aidait pas. On aurait dit qu’il prenait même un certain plaisir à l’observer se débattre et tenter de justifier son peu d’empressement. Il la tenait à bout de bras, une main posée sur son épaule, et l’autre jouant avec une mèche de ses cheveux qu’il enroulait et déroulait entre ses doigts. Elle finit par saisir doucement ces doigts qui lui frôlaient la joue.
— J’ai besoin de plus de temps. De te connaître un peu plus.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Rien de particulier, enfin, on a à peine parlé, je ne sais pas ce que tu fais, où tu vis, ce que tu aimes.
— Et ça changerait quoi, que tu saches tout ça ?
Troublée, Clotilde haussa une épaule, tandis que le jeune homme lui relevait doucement le menton pour la regarder en face, certain que son pouvoir résidait bien au fond de ses prunelles aux lueurs dorées, qu’il allait la convaincre avec cette arme-là. Pour faire bonne mesure, il se pencha vers son visage et l’embrassa. Ce fut un long baiser très intime, auquel elle ne s’attendait pas et qu’elle ne put s’empêcher de prolonger, les mains agrippées à la veste de Louis et le corps mou, cotonneux, vidé de sa substance. Ce fut lui qui se détacha, et sans marquer aucune pause il enchaîna :
— J’ai vingt-cinq ans, je suis formateur en informatique, je vis à Paris dans le 8e, et j’aime la cuisine antillaise. Tu te sens mieux ?
Elle réussit à lui sourire, tout en reculant doucement.
— Oui, un peu.
— Mais ?
— Mais quoi ?
— Tu t’éloignes, tu recules, donc ça ne change rien pour toi, ce que je viens de dire.
— Si, s’obstina-t-elle, si ça change, mais pas assez pour que… Elle ne parvint pas à terminer sa phrase.
— Je ne te plais pas ? Si c’est le cas, dis-le-moi franchement… Tu n’aimes pas les Blacks, c’est ça ?
Elle s’arrêta net, ahurie : de toute évidence, il ne plaisantait pas, son visage tressaillait et il avait légèrement avancé la tête, comme un boxeur qui attend les coups et qui se prépare déjà à riposter.
— Louis, ne dis pas n’importe quoi. Si tu ne me plaisais pas, je ne serais pas ici, avec toi, je ne t’aurais pas laissé me toucher. Il me faut juste du temps, s’il te plaît.
La tension retomba d’un coup. Il s’approcha de nouveau de Clotilde, lui effleura la joue, et posa très doucement sa bouche sur la sienne.
— Bonne nuit, alors.
Puis il lui tourna le dos, et il partit.

Plusieurs jours passèrent avant qu’il ne se manifestât. Clotilde n’avait ni songé à lui demander son numéro de téléphone, ni eu l’occasion de le faire d’ailleurs. Elle fut soudain certaine qu’il ne la rappellerait jamais. Peut-être était-ce mieux ainsi, elle n’avait rien à attendre de cette relation. Elle se reprocha aussitôt de dramatiser et d’être aussi pusillanime.
Une nouvelle fois, ce fut lui qui téléphona. Encore enveloppée dans le coton doux de ses rêves dont les images s’effilochaient de seconde en seconde, Clotilde buvait un thé matinal avant de se préparer pour la fac tout en observant le ciel criblé de nuages. Surprise, elle sursauta à la sonnerie du téléphone. Elle prononça « allo » d’une voix encore enrouée de sommeil.
— C’est Louis.
Il n’attendit pas sa réaction.
— Tu es libre, ce soir ?
— Je ne sais pas, je me réveille juste, je dois regarder mon agenda. Son rire sonore la fit cligner des paupières, comme une gifle.
— Tu dois regarder ton agenda pour savoir si tu as envie de me voir ce soir ?
— Non, ce n’est pas ça…
— Alors ?
— Alors c’est bon, je n’ai rien de prévu.
Troublée, Clotilde faisait maintenant les cent pas entre le lit et la fenêtre, complètement réveillée, son bol de thé dans une main.
— Tu vis bien à Saint-Germain-en-Laye ?
— Oui, pourquoi ?
— C’est moi qui vais me déplacer, aujourd’hui… Tu m’attends à la sortie du RER vers vingt heures ?
Toute la journée, Clotilde retourna dans sa tête ce rendez-vous du soir. Sans doute dîneraient-ils quelque part en ville, elle connaissait même un très bon restaurant créole qui plairait à Louis, mais après ? Elle n’avait aucune envie qu’ils finissent la soirée chez elle. Elle se sentait piégée, il n’était pas question que quelqu’un entre dans son univers, pas encore, pas tout de suite, elle n’était pas prête. Elle imaginait déjà comment les choses s’enchaîneraient, elle envisagea différentes stratégies pour éviter cette intrusion : « j’ai une colocataire, il y a une coupure d’eau, ça ne se passe jamais chez moi le premier soir », et elle entendait par avance les moqueries du jeune homme.
Et puis rien ne se déroula comme elle l’avait prévu.
Quand il sortit de la station, il la prit dans ses bras et la laissa le conduire au Bon Mangé, où ils furent placés à une table un peu isolée, éclairée à la bougie. Ils burent le traditionnel cocktail maison, et pendant tout le repas Louis sourit, lui posa des questions, raconta des moments de son enfance. Sous la table, ses genoux parfois enserraient ceux de Clotilde, il laissait doucement le désir monter, il la fixait avec ce qui ressemblait à de la tendresse.
Après le repas, ils marchèrent un peu dans les rues désertes, Clotilde s’habituait peu à peu à l’idée qu’ils allaient passer la nuit chez elle. Ses craintes semblaient s’être apaisées, lorsque Louis la guida soudain avec détermination vers une petite rue du centre-ville.
— Où tu m’emmènes ?
— J’ai loué une chambre d’hôtel.
Elle crut d’abord qu’il plaisantait, mais ils parvinrent très vite devant un petit hôtel de la rue des Joueries. Louis entra d’un pas décidé dans le minuscule hall d’accueil, demanda sa clé, régla la note, pendant qu’elle attendait à deux pas derrière lui, rouge de confusion.
Une chambre d’hôtel, alors qu’il savait qu’elle vivait à deux pas d’ici, quelle drôle d’idée !
Dans la chambre, sa surprise donna un avantage à Louis. Il ôta à la hâte le couvre-lit à grosses fleurs rouges et enlaça Clotilde avant de la coucher sur les draps. Tout se passa d’abord avec beaucoup de douceur, les gestes souples du jeune homme chorégraphiaient un ballet lent et harmonieux, les vêtements volèrent autour d’eux, Clotilde se sentait méduse se mouvant dans des eaux tièdes, leurs corps trouvaient leur rythme et se rencontraient légèrement, et des voiles commençaient à se déchirer avec délicatesse.
Et puis tout se dérégla. Plus rien n’eut de sens. Le chaos succéda à l’harmonie, elle perdit pied, il lui fit mal et elle eut seulement envie que cela finît.

Rien ne s’oppose à la nuit
Les jours suivants, Clotilde ressassa. Elle enroula et déroula le film des dizaines, des centaines de fois. À plusieurs reprises, le téléphone sonna, mais elle n’y répondit jamais, ne cherchant même pas à s’assurer de l’identité de la personne à l’autre bout du fil. Ses cours restaient étalés sur la table qui faisait aussi office de bureau, et elle les repoussait juste assez pour pouvoir y poser un bol de thé ou de soupe. Elle ne retourna pas à la fac, redoutant d’y croiser Louis. Elle demeura même plusieurs jours sans sortir, se contentant de piocher dans ses maigres réserves : boîtes de sardines, biscottes, riz, purée Mousseline. De toute façon, elle n’avait pas faim.
Les jours passèrent. Un soir, elle décida de noter noir sur blanc ce qui avait eu lieu dans cet hôtel : peut-être que l’écriture des faits chasserait l’obsession, peut-être qu’elle s’apercevrait que finalement ce n’était pas si grave. Elle tremblait quand elle s’empara du stylo et du carnet – un journal qu’elle avait tenu des mois auparavant et abandonné depuis – et elle eut beaucoup de mal à tracer les premiers mots, recroquevillée au fond du fauteuil défoncé qu’elle avait récupéré dans une brocante.
« Au début tout allait bien. Après tout j’avais envie de lui. Et je le trouvais beau. Désirable. Lui aussi me désirait. Je l’ai senti quand il m’a couchée sur le lit qu’il a commencé à me déshabiller je sentais son empressement et je pensais que c’était son désir qui le guidait, je le trouvais encore beau et doux j’aimais sa peau et ses muscles et ses yeux, je m’abandonnais ça ne m’était pas arrivé depuis si longtemps mais maintenant je sais que je n’aurais pas dû pas aussi vite j’ai complètement baissé ma garde c’est là que tout a dérapé il est devenu brutal et je n’étais pas prête il a tout accéléré et je ne voulais pas j’ai essayé de lui dire ce que disent les filles en général quand le type est trop pressé attends un peu pas tout de suite caresse-moi encore mais il ne répondait rien et n’écoutait rien comme si la violence le submergeait il était beaucoup plus fort que moi et j’ai dit non non non je l’ai dit de plus en plus fort et je crois que j’ai commencé à pleurer mais il s’en fichait complètement il me faisait mal avec ses coudes et ses genoux il me tenait les bras au-dessus de la tête d’une seule main je sentais les barreaux du lit contre ma tête et de l’autre main il m’écartait les cuisses et quand il m’a pénétrée j’ai lâché prise que faire d’autre c’était trop tard il s’en est donné à cœur joie je me sentais molle et envahie ses coups de reins me secouaient et son souffle dans mon cou me glaçait j’étais comme absente et ça a duré mais je ne sais pas combien de temps trop longtemps. Et puis il a joui et est resté quelques secondes immobile avant de s’allonger à côté de moi. Il s’est endormi. »
Quelques jours après cette autoconfession, on frappa à sa porte. Couchée sous la couette, encore en pyjama malgré l’heure tardive, Clotilde ne bougea pas, tétanisée. On recommença et en même temps une voix lui parvint :
— Clotilde, c’est moi, Sophie ! Ouvre !
Dès que le verrou fut tiré et la porte entrouverte, Sophie s’engouffra dans la pièce et observa son amie avec attention :
— Mais qu’est-ce qui se passe ? J’ai appelé des dizaines de fois, j’étais inquiète ! Et puis quelle tête tu as ! Tu es malade ?
Comme d’habitude, Sophie reprenait à peine sa respiration entre chaque phrase, et ses émotions se lisaient à travers ses mots comme les images d’un livre, sans filtre, brutes, à vif. Secouée par cette intrusion, Clotilde, qui se terrait chez elle dans le silence et la semi-obscurité depuis des jours, sentit les larmes déborder de ses yeux et noyer son visage. Cette fois, sans une parole, Sophie la prit dans ses bras et l’étreignit. Les sanglots remontèrent en flots vers la gorge de Clotilde, qui les laissa la submerger, s’agrippant à Sophie qui tangua sous le choc. Au bout de quelques minutes, elle se détacha du corps de son amie, et recula jusqu’au fauteuil en s’essuyant les yeux.
— Pardon.
— Non, c’est moi qui suis désolée de ne pas être venue plus tôt.
Sophie s’approcha de Clotilde et lui caressa la joue.
— Je nous fais un thé. Tu racontes.
Clotilde hésita : que dire ? que garder pour elle ? Que comprendrait Sophie pour qui les aventures s’enchaînaient aussi légèrement et harmonieusement que des perles sur un collier ? Sophie qui butinait en agitant ses ailes chatoyantes, Sophie pareille à un elfe gracieux et désinvolte, qui compensait le sérieux de ses études (elle était en khâgne) par une approche insouciante de la vie quotidienne en général, et des relations amoureuses en particulier. Pendant que son amie officiait dans le coin cuisine – théière, eau bouillante¬, feuilles de thé vert, tasses en porcelaine sur le petit plateau de bois – Clotilde récitait mentalement des phrases, mais elle ne parvenait à en choisir aucune qui ressemblât à ce qu’elle avait vécu.
Enfin, Sophie s’assit près d’elle, déposa le plateau sur la table basse, et effleura le genou de Clotilde d’une main qui ne pesait pas plus qu’une plume. Elle ne dit rien, mais Clotilde réussit à souffler :
— J’ai couché avec Louis.
Sophie attendit la suite, qui ne vint pas. Il sembla à Clotilde qu’elle entendait les rouages du cerveau de son amie se mettre en marche. Celle-ci finit par dire, à voix très basse :
— Et alors ?
Clotilde tourna vers elle un regard noyé.
— C’était… horrible !
— Horrible ?
Après un long soupir, Clotilde porta la tasse brûlante à ses lèvres et, concentrée sur le trajet du liquide à l’intérieur de son corps, avala une gorgée de thé comme un baume qui aurait peut-être le pouvoir de cicatriser ses blessures intimes. Près d’elle, Sophie se taisait, débarrassée pour une fois de ses oripeaux de clown, muette, attentive, le visage entièrement tendu vers son amie. Ce fut ce silence et cette douceur qui persuadèrent Clotilde de lui parler, de jeter les mots comme ils venaient, comme elle les avait éparpillés sur son journal auparavant, sans aucune logique, juste pour se délivrer des images qui troublaient ses jours et ses nuits.
Elle ne raconta pas à Sophie ce qu’elle savait déjà, leur rencontre à la BU, les coups de téléphone et le premier dîner, mais insista sur le miel du regard de Louis, sur ses propres hésitations et les frissons qu’il faisait naître chez elle. Puis elle en vint à leur deuxième soirée, l’arrivée à l’hôtel et les gestes doux qui deviennent durs, le désir qui se transforme en exigence, l’empressement qui dégénère, et l’autre qui est sourd, l’autre qui force et s’entête, qui s’enfonce et qui blesse, seul dans son monde de chair anonyme, seul avec ses armes d’homme, oublieux de celle qui dit non, qui pleure et qui en omet de résister tant sa surprise la terrasse. Il entre où il veut comme un voleur et ça le fait jouir, il jouit quand même, ou bien il jouit à cause de ça.
Après tout, elle avait eu envie de faire l’amour avec lui, il lui plaisait, elle l’avait suivi et elle n’avait eu que ce qu’elle méritait. L’avait-elle allumé ? Était-elle coupable d’avoir provoqué cet incendie dans le corps de Louis : comment ensuite refuser de l’éteindre ? Comment refuser à un homme ce qu’on a semblé lui promettre ? De quel droit l’en priver ? C’était elle, la responsable.
— C’est un viol, dit pourtant Sophie.

Dans la tête de Clotilde, le mot déclencha un raisonnement soudain évident : il était inutile qu’elle aille déclarer ce qui lui était arrivé ou qu’elle porte plainte. Aucun policier ne recevrait son témoignage comme celui d’une victime. « Il vous a proposé de vous emmener à l’hôtel et vous l’avez suivi ? Vous pensiez qu’il allait vous lire un conte ? Que vous alliez jouer aux cartes ? ». Elle imagina parfaitement les sarcasmes des hommes qui se tiendraient derrière leur bureau, elle voyait leur air ironique, elle entendait leurs propos moqueurs. On va dans une chambre d’hôtel avec un homme, il vous baise, quoi de plus normal ? C’est le prix de la liberté sexuelle, non ?
Sophie comprit aussitôt le désarroi de Clotilde. Elle sentit même dans son corps les flux qui d’un coup s’inversaient – le désir qui se tarit, le poids soudain de cet homme couché sur elle, sa chair compacte qui heurte chaque parcelle de peau tendre et qui n’éveille plus rien que la peur. Elle sentit l’écœurement qui gagne, les mains qui envahissent et ne caressent plus, becs agressifs d’oiseaux affamés, le cœur qui s’affole et l’immense solitude qui se répand partout autour. Elle sentit cette résignation qui peu à peu se répand de l’esprit vers le corps. Le corps vide.
Sophie comprit que son amie avait bien été vaincue, mais que personne ne pourrait constater les traces de sa défaite. Il n’y avait rien à faire, rien à dire, rien à raconter. Toujours sans un mot, elle la prit dans ses bras, lui caressa les cheveux, essuya doucement l’eau sur ses joues et son menton. Elle essaya juste de la remettre dans son corps.

Pendant quelques jours, Sophie resta chez Clotilde. Elle ne la quittait que pour se rendre en cours, ce qui laissait déjà beaucoup de temps pour la solitude. Clotilde passait le plus clair de ses journées sous la couette, mais elle n’était plus aussi malheureuse, Sophie avait réveillé par sa présence une flamme de vie, et même une sorte de colère saine : elle rêvait parfois que Louis se tenait contre une cabane en bois, en pleine forêt, et qu’elle lui lançait des poignards qui s’enfonçaient partout dans son corps, d’où jaillissaient des fontaines de sang bien rouge qui la faisaient rire. D’un rire tonitruant.
Mais ce rire aussi lui fut enfoncé dans la gorge.

Un soir où elle buvait un verre de vin en compagnie de Sophie – c’était leur dernière soirée ensemble, Sophie avait prévu de rentrer chez elle dès le lendemain – Clotilde avala soudain une grande gorgée de bordeaux, comme pour se donner du courage, et elle lança tout de go :
— Je crois que la situation est pire que prévu.
Sophie ne comprit pas ce qu’elle voulait dire. Elle crut qu’elle redoutait de se retrouver seule après son départ.
— Ne pense pas à demain, profitons de ce moment, lui dit-elle en faisant tinter son verre contre celui de Clotilde. À nous !
— Non, ce n’est pas à demain que je pense… Je pense à beaucoup plus loin…
Le silence lourd, leurs mains en arrêt au-dessus de la table basse, le vin grenat qui brillait sous la lampe.
— Je suis enceinte.
— Tu… tu es sûre ? bafouilla Sophie en sursautant, ce qui projeta quelques gouttes de vin sur son jean, à hauteur des cuisses. Cette tache sembla soudain fasciner Clotilde, qui ne quittait plus des yeux le vin imbibant peu à peu le tissu, le rouge devenant de plus en plus sombre.
— J’ai fait un test cet après-midi, annonça-t-elle d’une voix blanche, le regard fixant toujours la tâche. J’avais un retard de règles, ça ne m’arrive jamais.
Sophie eut envie de gémir, au lieu de quoi elle avala d’un trait ce qui restait de vin dans son verre et s’en resservit un autre, à ras bord. En face d’elle, Clotilde buvait à petites gorgées, le visage sans expression. Pour la secouer, pour rompre le silence, Sophie posa une question stupide mais inévitable :
— Tu vas faire quoi ?
— Tu veux dire : est-ce que je vais avorter ?
Sophie approuva de la tête. Mais la seule réponse de Clotilde fut un haussement d’épaules désemparé. Le vert de ses yeux paraissait soudain terni. Il manquait à ses gestes leur éclat habituel, celui qu’ils avaient conservé ces derniers jours, même dans l’abattement et la colère.
— Tu peux encore réfléchir, c’est tout récent, tenta Sophie pour la rassurer un peu. Inutile de te précipiter.
De toute évidence, Clotilde était incapable de prendre une décision dans l’instant. Ce nouveau coup du sort la clouait au sol, comme si le destin ou les dieux avaient décrété de lui faire payer jusqu’au bout son inconséquence. À moins que, tout simplement, on cherche à lui faire comprendre que toutes ses illusions n’étaient justement que cela, des illusions, des mirages, de jolies images faites pour être feuilletées dans les livres de contes ? Un peu brusquement, elle demanda :
— Si je me fais avorter, tu m’accompagneras ?
— Bien sûr. Tu es décidée ?
— Je ne sais pas.

Quand Sophie quitta son amie le lendemain matin, elle eut l’impression que la nuit lui avait fait du bien. Elle n’avait plus son air hagard, et une énergie nouvelle se dégageait de ses mouvements, si bien que Sophie eut moins de scrupules à rassembler ses affaires et à la laisser de nouveau seule.
— On s’appelle tous les soirs, d’accord ?
— Oui, promis.
— Et si tu as un coup de blues, tu me fais signe et j’arrive.
— O.K.
— Il y a dans le frigo de quoi tenir quelques jours, et de toute façon je reviens vite, avant la fin de la semaine.
Ce fut Clotilde qui la poussa dehors, avant de l’étreindre une fois sur le palier en lui murmurant à l’oreille un merci ému.
Maintenant, l’important était ailleurs, une partie dans sa mémoire et l’autre au creux de son corps, cachée, secrète, informe, minuscule. Impossible de ne pas les mettre en lien. Le dur avec le tendre. Le violent avec le fragile. Rejeter l’un impliquait forcément de se débarrasser de l’autre, comment discuter ça ? Comment voir les choses autrement ? Ce qui aurait pu être une joie, un éclat de vie, ne deviendrait qu’un épouvantable fardeau… Un ogre allait la dévorer de l’intérieur après que son créateur l’eût malmenée, blessée, humiliée.
Les jours suivants se fondirent en un magma grisâtre, juste ponctué par les coups de téléphone réguliers de Sophie, qui prenait de ses nouvelles chaque soir, comme promis, et par les croix qu’elle traçait dans son calepin pour se convaincre que le temps passait et qu’elle avait une décision à prendre, une échéance à respecter.
Clotilde en revanche ne parvenait pas à raisonner : elle n’avait pas avancé d’un pouce depuis le départ de son amie. Le temps passait, et chaque minute ajoutait une couche de confusion à la précédente, une poussière mentale qui recouvrait tout, et au travers de laquelle Clotilde se propulsait comme dans les rêves, engluée, lourde, collée au sol par ses hésitations et ses peurs. Comme il ne se passait rien, elle demeurait confinée dans cet état étrange, posée sur le rebord de la vie, ne sachant quel dieu invoquer pour que le monde bougeât, pour qu’au moins une parcelle d’elle-même se déplaçât et entraînât avec elle d’imperceptibles changements qui en déclencheraient d’autres, et que peut-être une avalanche l’emportât enfin dans ses tourbillons blancs… »

Extrait
« Voilà, je retourne demain dans ma cellule. Je suis soulagée. Je vais enfin retrouver un peu de paix, j’ai juste mal pour mon père qui ne mérite pas de souffrir une nouvelle fois de la perte de quelqu’un qu’il aime, mais il a bien vu que ma vie s’était arrêtée depuis des semaines. J’ai l’impression d’avoir raté des bifurcations sur mon chemin, commis des erreurs d’aiguillage, mais tout est tellement flou maintenant, la nuit des images se télescopent, Louis battant des bras et disparaissant dans un fracas diabolique, le bébé Ana aperçu tel un ange qui vole au-dessus de ma vie juste quelques instants, et ma mère, maman, je te rejoins, je fais comme toi, c’est toi qui m’as montré la voie, je comprends seulement aujourd’hui ton geste, même si ma douleur n’a rien de commun avec la tienne, je suis tes traces, je plonge avec toi dans les limbes de l’oubli, comme j’ai hâte, attends-moi, s’il te plaît, j’arrive… » p. 75

À propos de l’auteur
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Cathy Borie © Photo DR

Après avoir été institutrice, professeur des écoles, Cathy Borie se consacre maintenant à l’écriture. Après Dans la chair des anges (Carnets Nord, 2018) et Mille jours sauvages (éditions de la Rémanence, 2021) sélectionné pour le Prix des auteurs inconnus, elle publie Ana en 2022, après une première version autoéditée en 2020. Elle a également publié des contes pour enfants, des nouvelles, des recueils de témoignages, une pièce de théâtre. (Source: Éditions L’Échelle du Temps)

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Ne t’arrête pas de courir

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Lauréat du Prix Blu Jean-Marc Roberts 2021 et du Prix du roman News 2021
En lice pour le Prix Renaudot, Prix de Flore Prix des Inrockuptibles et Prix du Roman des étudiants France Culture / Télérama

En deux mots
Par une coupure de presse Mathieu Palain découvre l’histoire de Toumany Coulibaly, champion d’athlétisme incarcéré après un cambriolage effectué le soir même de son sacre. Le journaliste décide alors de lui écrire. Le champion va accepter de lui raconter son histoire.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le champion est en prison

S’il n’avait donné le titre de Sale gosse à son premier roman, Mathieu Palain aurait pu le donner à ce second qui retrace le parcours de Toumany Coulibaly, champion de France du 400 m et cambrioleur. Une rencontre bouleversante, une histoire édifiante.

«Quand j’ai commencé à m’intéresser à Toumany Coulibaly, j’étais en immersion à Auxerre, dans un service de la protection judiciaire de la jeunesse, pour un boulot d’enquête qui, je ne le savais pas encore, allait devenir un roman. Mon quotidien consistait à suivre des éducateurs en prise avec des gamins qui ne vont pas bien. Des écorchés vifs, qui saignent et lèchent leurs plaies. Des gosses en dépression qui se débattent dans leur adolescence en essayant de rester vivants. J’ai passé six mois à leur contact.» Si Mathieu Palain revient sur Sale gosse, son premier – et excellent ¬– roman, dès les premières pages de son second opus, c’est à la fois pour nous en confier la genèse et pour nous signifier la continuité de son travail. Il s’intéresse, aux marges de la société, à ces jeunes qui ont sombré, à ces histoires qui remplissent les rubriques des faits divers.
Cette fois, il s’agit de Toumany Coulibaly, un nom dont les férus d’athlétisme ont entendu parler, car ce jeune homme a réussi des performances de valeur internationale sur 400 m. En apprenant qu’il a été incarcéré à Fleury-Mérogis, Mathieu Palain décide de lui écrire et propose de le rencontrer. Le rendez-vous mettra de longs mois à se concrétiser, mais dès lors les deux hommes vont échanger régulièrement. Toumany va autoriser son interlocuteur à prendre des notes et à raconter son histoire.
Elle commence dans les années 80, quand son père Mamadou «entend parler de Montreuil, une ville bénie aux portes de Paris qui aurait déjà accueilli plus de dix mille Maliens. Une fois qu’il s’est niché dans vos tripes, l’appel d’une vie meilleure est irrésistible. Il part. Ses deux femmes le rejoignent après qu’il a trouvé un poste d’éboueur à la mairie de Paris.»
Quand Toumany naît, le 6 janvier 1988, il prend place au sein d’une fratrie qui se compose de 17 frères et sœurs qui bien vite quitte la Seine-Saint-Denis pour emménager à Vigneux-sur-Seine. C’est là qu’il grandit, c’est là qu’il commet ses premiers larcins. Une manière de s’affirmer, de faire plaisir, mais aussi de combattre ce qu’il considère comme une injustice. Bien entendu son père ne voit pas les choses de la même façon et n’hésite pas à l’envoyer au Mali où il doit ronger son frein. À son retour pourtant, les choses ne s’arrangent pas, loin de là. Pris dans la spirale de la délinquance, il prend part à des cambriolages et est régulièrement condamné par la justice lorsqu’il se fait attraper. Car Toumany court vite, très vite même. Repéré pour ses qualités athlétiques, il ne va pas tarder à s’imposer sur le tour de piste où il améliore régulièrement son record jusqu’à descendre sous les 46 secondes.
Il intègre alors l’équipe de Patricia Girard, médaillée olympique sur 100 m haies et désormais coach intraitable. Aux portes de l’équipe de France, il est toutefois rattrapé par son casier judiciaire. Imbroglios, galères et problèmes ne vont pourtant pas l’empêcher de devenir champion de France. Sauf que quelques heures après le podium, il est pris par la police en flagrant délit de cambriolage. Et cette fois, c’est la case prison qui va l’empêcher de réaliser son rêve, de participer aux J.O. de Rio.
Quand Mathieu Palain le retrouve, il garde son rêve et aimerait tant que ses quatre enfants, Ethan, Kylian et Tina, enfants de sa femme Rita, et de son fils, Tiago, fils né d’une autre femme le voient courir en 2024 à Paris. Une ambition qui va tarauder l’enquêteur qui n’aura de cesse de vouloir apporter une réponse à cette question en allant voir les psys, les entraineurs, les journalistes. En se mettant lui aussi à courir jusqu’à vouloir défier son champion.
S’il faut lire ce livre, c’est certes pour ce récit, mais c’est aussi pour la force dégagée par cette rencontre, par ce qu’elle apporte aux deux hommes. Mais ce témoignage est aussi un réquisitoire contre la justice qui oublie d’être juste et contre cet univers carcéral malheureusement fort justement décrié. Quand un détenu fait tous les efforts que l’on attend de lui et n’obtient rien en échange, quand toute l’administration est complice d’un système mafieux, alors on ne peut que se révolter. Et souhaiter que ce petit ruisseau finira par une grande rivière.

Ne t’arrête pas de courir
Mathieu Palain
Éditions de l’iconoclaste
Roman
422 p., 31 €
EAN 9782378802394
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, Montreuil, Évry, Ris-Orangis, Corbeil, Grigny, Vigneux-sur-Seine, Fleury-Mérogis, Réau, Montgeron, Fresnes. Une partie se déroule au Mali, à Bamako et Bandiougoula.

Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
L’énigme d’un homme, champion le jour, voyou la nuit. Un face-à-face exceptionnel entre l’auteur et son sujet.
De chaque côté du parloir de la prison, deux hommes se font face pendant deux ans, tous les mercredis. L’un, Mathieu Palain, est devenu journaliste et écrivain, alors qu’il rêvait d’une carrière de footballeur. L’autre, Toumany Coulibaly, cinquième d’une famille malienne de dix-huit enfants, est à la fois un athlète hors norme et un cambrioleur en série. Quelques heures après avoir décroché un titre de champion de France du 400 mètres, il a passé une cagoule pour s’attaquer à une boutique de téléphonie.
Au fil des mois, les deux jeunes trentenaires deviennent amis. Ils ont grandi dans la même banlieue sud de Paris. Ils auraient pu devenir camarades de classe ou complices de jeux. Mathieu tente d’éclaircir « l’énigme Coulibaly », sa double vie et son talent fracassé, en rencontrant des proches. Il rêve qu’il s’en sorte, qu’au bout de sa course, il se retrouve un destin.
Tout sonne vrai, juste et authentique dans ce livre. Mathieu Palain a posé ses tripes sur la table pour nous raconter ce face-à-face bouleversant. Quand la vraie vie devient de la grande littérature.
La révélation d’un auteur qui dépeint avec talent une France urbaine, ultra-réaliste et contemporaine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Franceinfo Culture (Anne-Marie Revol)
RTBF (podcast Week end Première – L’invité)
Quotidien (conseil de lecture de la brigade)
Blog Mémo Émoi
Blog Squirelito
Blog La page qui marque


Mathieu Palain et Toumany Coulibaly © 28 Minutes – ARTE TV

Les premières pages du livre
« Maintenant je connais ça par cœur, mais la première fois j’ai failli rater le parloir. J’avais pris mes dispositions, pourtant. Je m’étais couché tôt, j’avais mis un réveil. Seulement j’avais oublié la voiture. J’ai une bagnole en fin de vie, un Nissan qui pollue trop et à la jauge d’essence capricieuse. Même en panne sèche sur la bande d’arrêt d’urgence, elle persiste à indiquer les trois quarts du plein, alors comme cela m’est arrivé un paquet de fois et que je n’éprouve aucun plaisir à poireauter le long d’une nationale en attendant la dépanneuse, j’essaye de lui donner à boire régulièrement. Il était sept heures quand j’ai quitté la station-service de la porte de Montreuil, je m’en souviens parce que le mec à la radio annonçait les titres du journal. Je me suis dit, t’as de la marge. Puis j’ai vu toutes ces voitures à l’arrêt sur le périphérique, leurs feux traçant un fleuve rouge vif dans la nuit. Un accident. J’avais pas le droit d’être en retard. Même d’une minute. Vous ne répondez pas à l’appel, pas de parloir, tant pis pour vous. Il m’a fallu une heure et quart pour faire quarante kilomètres. Je me suis garé n’importe comment devant la prison et j’ai couru à l’accueil en espérant y trouver du monde. C’était le cas. Ça sentait le café là-dedans. La télé était branchée sur M6 Boutique, des filles en brassière faisaient de leur mieux pour nous vendre une ceinture qui donne le ventre plat. Je transpirais. J’ai à peine eu le temps de laisser mon portable au casier que le surveillant a lancé à travers la salle : « Parloir de 8 h 45 ! »
On était seize. Des mères, des sœurs, des compagnes et des sacs de linge au bout des doigts. J’étais le seul mec. En rang d’oignons, on a suivi le surveillant jusqu’à une porte blindée, il nous a fait attendre une minute dans le vent et la porte s’est ouverte. Il faisait chaud à l’intérieur, on s’y est engouffrés comme dans un bus en hiver. Il n’y avait rien dans cette salle, à part un portique de sécurité et un tapis roulant à rayons X. Le surveillant nous appelait un par un. Vous sonnez, vous enlevez un truc – ceinture, collier, paire de bottes. Trois échecs sous le portique et vous rentrez chez vous, parloir annulé. Ça a été mon tour, le surveillant a dit : « Famille Coulibaly », et je me suis avancé, sentant sur moi le regard de ces femmes qui pensaient, ce petit Blanc, là, il s’appelle Coulibaly ? J’ai ôté ma veste. À gauche, il y avait une vitre sans tain, que le surveillant a fixé un instant avant de me laisser franchir le tourniquet. Ensuite, il a fallu traverser la cour d’honneur. Les cellules étaient là. J’ai cherché une silhouette à la fenêtre mais il était trop tôt, ou bien il faisait trop froid, je n’ai rien vu derrière les barreaux. Tout me semblait très blanc. Sans les murs d’enceinte, les miradors et les rangées de barbelés, on aurait pu croire à un hôpital. Au-dessus de nos têtes, il y avait une immense toile d’araignée. Des câbles antiaériens, installés après l’évasion de Rédoine Faïd, le braqueur. Ses complices avaient découpé la porte à la disqueuse avant de l’extraire du parloir en menaçant tout le monde à la kalachnikov. Un hélicoptère les attendait. C’était il y a huit mois. Depuis, Faïd a été repris.

Les femmes déposent leurs colis à une surveillante derrière un comptoir et on refait l’appel pour recevoir un numéro de cabine. « Coulibaly, la 24. » Un surveillant m’ouvre une porte repeinte en mauve, au bout d’un couloir, et je me retrouve seul devant trois chaises en plastique et une table bancale. Voilà à quoi ressemble un parloir. Je me place au milieu, en écartant les bras je touche les murs des deux côtés. Je suis de taille moyenne, 1 mètre 74, et comme je n’ai pas des bras d’orang-outan, je dirais que la pièce fait à peu près ça de large, 1 mètre 74. Au mur, il y a un bouton rouge et un hygiaphone. Le bouton rouge, je suppose qu’on appuie dessus quand les choses dégénèrent, quand des petites amies qui n’en peuvent plus d’attendre viennent un jour dire qu’elles n’en peuvent plus, justement, et qu’elles refusent de perdre leur temps. Voilà, c’est la dernière fois. Une claque part, ça gueule, la femme en danger presse le bouton rouge et les surveillants déboulent. Le type est ceinturé, il hurle à la mort dans le couloir, sa voix chargée d’insultes s’éloigne dans les étages tandis que sa femme hoquette, le souffle court, se disant au fond d’elle, c’est bon, c’est fini.
Je l’ignorais mais l’établissement venait de vivre une histoire similaire. Alertés par des bruits suspects, les surveillants avaient déclenché l’alarme et trouvé le détenu qui sautait à pieds joints sur la tête de sa compagne. Quand en garde à vue on lui demanda pourquoi il avait fait ça, il répondit : « Elle m’a trompé. » La jeune femme, vingt-sept ans, avait été transportée à l’hôpital dans un état grave.
Il y a plus de sept cents détenus à Réau, sans compter le personnel et les surveillants, pourtant c’était comme si j’étais seul dans le bâtiment. Le silence était parfait. J’avais installé une chaise en face de la mienne, à une distance que j’estimais raisonnable pour une discussion, et continué d’attendre, seul dans cet espace si vide que le regard n’accroche nulle part. J’étais là pour visiter quelqu’un que je ne connaissais pas, et je me demandais ce qu’on allait bien pouvoir se dire. Je suppose que ça arrive avant un rendez-vous galant, ce genre de stress, on espère que l’alchimie va prendre, mais on prépare quand même deux ou trois sujets de conversation, au cas où. Ça me paraît loin, maintenant, mais à un moment, dans le silence de cette pièce froide, la question m’a violemment percuté : « Qu’est-ce que tu fais là ? »

J’étais tombé sur un article qui commençait ainsi : « C’est l’histoire d’un athlète sacré champion de France du 400 mètres qui a choisi de gâcher son talent et sa vie. Toumany Coulibaly, 30 ans, comparaissait à nouveau devant le tribunal correctionnel d’Évry pour une tentative de cambriolage. Le coureur est actuellement en détention pour des faits similaires. »
J’ignore si c’est parce que ça parlait de sport ou de ce coin de l’Essonne où j’avais grandi, mais ça m’a intéressé. Plus loin dans l’article, le jeune homme était cité à l’audience, demandant à la presse de ne plus écrire sur ses affaires, car le plus âgé de ses quatre enfants avait appris à lire et ça lui ferait mal d’apprendre que son père n’est pas seulement un champion, mais aussi un voleur multirécidiviste. Bien sûr, les journalistes s’étaient moqués de lui, et dans Le Parisien on avait eu droit au détail de son « palmarès judiciaire » : treize condamnations, que des vols et des cambriolages. J’ai cherché d’autres articles et je suis tombé sur cette info que j’ai eu beaucoup de mal à croire : le 22 février 2015, quelques heures après avoir remporté le titre de champion de France du 400 mètres, Toumany Coulibaly ne sabre pas le champagne. Il ne fête pas l’événement avec sa femme et ses enfants au restaurant. Non, il pose sa médaille sur la table de la cuisine, attrape une cagoule et rejoint quatre complices pour cambrioler une boutique de téléphones portables.

Sa première incarcération remonte à 2007. On avait dix-neuf ans en 2007. Je veux dire lui et moi, puisqu’on a six mois d’écart. Je marchais chaque matin de mon immeuble jusqu’à la gare de Ris-Orangis et me tapais une heure de RER pour rejoindre la fac, à Paris. Je voulais devenir journaliste, j’avais échoué dans le sport et j’avais pas de plan B. Lui dormait à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, bâtiment D3, à cinq minutes de chez moi. J’ai regardé à nouveau sa photo dans le journal. Il est en tenue de compétition, cuissard et débardeur. Il se mord la lèvre supérieure, fronce les sourcils et regarde loin devant. Il a l’air d’un type inquiet, sur le point d’envisager la fuite.
Quand j’ai commencé à m’intéresser à Toumany Coulibaly, j’étais en immersion à Auxerre, dans un service de la protection judiciaire de la jeunesse, pour un boulot d’enquête qui, je ne le savais pas encore, allait devenir un roman. Mon quotidien consistait à suivre des éducateurs en prise avec des gamins qui ne vont pas bien. Des écorchés vifs, qui saignent et lèchent leurs plaies. Des gosses en dépression qui se débattent dans leur adolescence en essayant de rester vivants. J’ai passé six mois à leur contact. Je n’en suis pas sorti en expert de la délinquance, loin de là. Disons qu’on m’a fait prendre conscience de principes importants, comme de ne pas laisser tomber un jeune qui a passé sa vie à être abandonné. Peut-être ai-je été influencé par cette expérience. Peut-être pas. Toujours est-il qu’après avoir lu tout ce que je pouvais lire sur Toumany Coulibaly, et alors qu’il exprimait très clairement son désir de ne plus avoir affaire à des journalistes, j’ai décidé de lui écrire.
Toumany Coulibaly
Allée des Thuyas
94260 Fresnes

Cher monsieur Coulibaly,
On a le même âge, on a quasiment grandi au même endroit (Ris-Orangis pour moi) et, si on se croisait, dehors on se tutoierait sûrement, mais on ne se connaît pas, alors je vais dire « vous ».
Mon père était sprinteur à Montgeron, petit, trapu, explosif, il jaillissait des blocks, mais ses jambes courtes l’handicapaient ensuite, il perdait en vitesse. Il était spécialiste du 60 mètres. Le 100, pour lui, c’était déjà trop long. Il n’est jamais devenu champion de France mais il a un record en 7,2 secondes qui n’est pas dégueulasse.
Moi, je ne suis même pas vraiment rapide – je joue 6 au foot, le type qui court longtemps –, mais je sais que le tour de piste est la pire des distances. Il faut être à fond tout en gérant l’effort. Rester en fréquence mais ne pas s’asphyxier. Accepter le lactique sans tétaniser. C’est un sport de chien qui vous fait vomir à l’entraînement et n’offre rien à part des souvenirs et des coupes qui prennent la poussière. On n’y gagne pas sa vie.
Je m’appelle Mathieu Palain. Je suis journaliste. Je ne veux pas vous faire chier. Je sais simplement, parce que j’ai passé ma vie à Ris, Évry, Grigny, Corbeil, qu’il y a des choses que les journalistes ne peuvent pas comprendre. Disiz La Peste a fait une chanson là-dessus, le « Banlieusard Syndrome ». Une histoire de spirale du mec de tess, le truc qui fait qu’on a beau chercher à s’enfuir, le quartier nous rattrape.
Je sais que ce n’est pas facile, et que s’entraîner dans une promenade à Fresnes est un non-sens. Mais j’aimerais vous rencontrer. Je ne suis pas psychologue, mais je pense que je comprends.

Je signais de mon nom, ajoutant mon adresse et mon numéro de portable.
Et puis rien. Le silence.
Je me suis d’abord dit que j’avais fait erreur, il n’était peut-être pas à Fresnes. Puis j’ai compris qu’il faisait ce qu’il avait promis de faire : ne plus parler aux journalistes.
Un an a passé.
Et puis, alors que je sortais de quinze jours de vacances sans connexion, j’ai rallumé mon portable et découvert un texto, reçu d’un numéro inconnu :
« Salut Mathieu c’est Toumany. »
Il m’a fallu un moment.
« Toumany Coulibaly ? »
Il répondit immédiatement.
« Oui c’est bien moi. Le sprinteur. »
« Vous avez reçu ma lettre ? Je suis à l’étranger avec très peu de réseau, seriez-vous d’accord pour se voir ? »
Je ne sais pas pourquoi, je l’imaginais dehors.
« Oui très bien reçue. Je l’ai conservée. Je ne suis plus à Fresnes mais toujours incarcéré à Réau. On peut reprendre contact à votre retour, pas de soucis. »
«Ah, Réau?»
«Oui… comme j’ai pris un certain nombre d’années de prison, j’ai été transféré en centre de détention.»
«Vous arrivez à vous entraîner?»
«Oh oui je m’entraîne très très dur. Je n’ai jamais lâché le sport. Depuis le premier jour de mon incarcération, je m’entraîne sans relâche. Je cours autour d’un grand terrain de foot en synthétique qui fait deux cent cinquante mètres. J’y ai accès tous les jours, pareil pour la musculation, je cours en promenade aussi. Le week-end, je fais du renforcement. Et d’autres sports aussi : de la boxe pour le cardio, volley pour la détente, yoga pour la gestion de mon souffle, j’ai repris mes études et obtenu mon BTS de comptabilité en juin dernier. Et je me soigne à travers les psys.»
«Tout ça ! C’est dingue. Vous pensez que je pourrais obtenir un parloir?»
«Oui, je ne dépends plus du juge, vous y aurez droit, je vous envoie les démarches à faire.»
Voilà comment je me suis retrouvé ce mercredi aux alentours de 8 h 45, à patienter dans une cabine de parloir du centre pénitentiaire du Sud Francilien.

Le silence vous apprend à entendre l’imperceptible. Une voix d’homme, le cliquetis d’un trousseau de clés, le « poc, poc » des chaussures de sécurité. Je tire sur mon jean, je me lève et reste là, les bras ballants, à attendre que la porte s’ouvre. Toumany Coulibaly entre en baissant la tête. Il est plus costaud que je le pensais. Un surveillant referme derrière lui. On se serre la main. Il sourit.
— Merci pour votre lettre. Je la relis souvent.
— Pourquoi m’avoir répondu un an après ? je demande.
— Je vous avais écrit bien avant mais vous m’aviez pas répondu. C’était un texto qui disait « Merci pour la lettre », un truc comme ça. J’avais pas mis mon nom, vous avez pas dû comprendre que ça venait de moi.
Je n’ai aucun souvenir d’un tel message.
— Comment ça va ?
— Très bien. Les jours passent vite, je subis pas du tout ma peine.
— Vous pouvez sortir de cellule ? Vous faites quoi de vos journées ?
— Je suis tout le temps dehors. C’est un autre monde, par rapport à Fresnes. Là-bas, on est les uns sur les autres, cellules fermées, tu sors que pour la douche ou la promenade, ça n’a rien à voir. Ici, on m’a confié le poste de monteur vidéo, je fais des petits films, des reportages…
— C’est-à-dire ?
— J’ai un pied, une caméra, et je filme ce qui se passe dans la prison. Par exemple, cet après-midi, je dois monter un reportage sur Paris-Roubaix, la course de vélo. Des détenus l’ont faite un jour avant les pros.
— Vous les avez filmés ? Comme à la télé ?
Je l’imaginais sur une moto à l’arrière du peloton, une caméra à l’épaule, à avaler de la boue et de la poussière, à avoir mal au cul à la fin de la journée, à cause des pavés.
Il rit.
— J’aurais bien aimé. Non, j’ai récupéré les images et je vais faire le montage. Tous mes reportages, je les diffuse sur la chaîne interne.
— Qui les regarde ?
— Les détenus. Ils ont la télé, il suffit qu’ils se branchent sur la 80 et ils voient ce que je fais.
— Du coup, vous vous baladez avec votre caméra et vous filmez ce que vous voulez ?
— C’est ça. Enfin, ça doit quand même être validé par la direction, donc y a des endroits que je peux pas filmer. Les murs, les grillages, tout ce qui pourrait servir à une évasion. À part ça, ils me laissent tranquille. En ce moment, on tourne un long-métrage.
— Un film de cinéma ?
— Un quatre-vingt-dix minutes. L’histoire d’un boxeur incarcéré. Je joue le rôle principal, c’est pour ça, j’ai poussé de la fonte comme un débile ces derniers temps, mais il fallait que je me fasse un corps de boxeur : les bras, les abdos, tout ça.
Par réflexe, il gonfle le buste, dévoilant les muscles épais qui s’échappent des manches de son t-shirt.
— Je suis lourd, là. 88 kilos, c’est n’importe quoi.
Il a l’air en pleine santé.
— Vous mesurez combien ? je demande.
— 1 mètre 92. Mon poids de forme, c’est 82 kilos. Après le tournage, je reprendrai la course sérieusement parce que sur 400 mètres, quand t’en peux plus et que la respiration se met à siffler, tu les sens les kilos en trop.
L’espace d’un instant, je n’ai pas su quoi répondre. J’ai repensé aux sujets de conversation qu’on prépare en cas de blanc.
— Vous gagnez un peu d’argent ? Comment faites-vous pour cantiner ?
Ah, au fait, oubliez les séries américaines. La cantine n’a rien à voir avec un réfectoire où les détenus en pyjama orange se battent à la fourchette. Chez nous, la gamelle est servie en cellule. On mange sur son lit en regardant la télé. Non, la cantine c’est le magasin général, l’épicerie au coin de la rue, l’endroit où vous achetez tout et n’importe quoi : un ventilateur, des baskets, une paire de chaussettes, de la confiture, du Nutella, une console de jeux, des plaques pour cuisiner… Ça n’a l’air de rien dehors, mais en taule, c’est vital.
— Je bosse à l’atelier. En ce moment, on trie des prospectus. Le tarif, c’est 3 euros les mille fascicules. Si tu carbures bien, tu peux te faire 39 euros. Avant, quand j’étais à Fresnes, je travaillais pas. Y a trop de candidats là-bas, ils donnent la priorité à ceux qu’ont pas de soutien, les indigents qui touchent jamais de mandat, qu’ont personne dehors, pas de femme, pas d’amis.
— Votre femme, elle vient vous voir ?
— Chaque semaine, ouais. Y a qu’elle qu’a un permis. Et toi.
Ça m’a détendu de l’entendre passer au tutoiement.
— T’as des frères et sœurs ?
Il sourit à nouveau.
— On est dix-huit chez nous. Famille malienne. J’ai deux mères. Dix-sept frères et sœurs.

J’ai pensé à Will Hunting, ce film où Matt Damon joue un surdoué avec un casier long comme le bras. Il passe son temps à se battre, fait la navette entre le tribunal et la prison, et un jour il rencontre cette fille – Minnie Driver –, une grosse tête de Harvard qui doit bûcher pour réussir parce que, contrairement à lui, elle n’a pas de génie. Ils sortent ensemble, ça se passe comme dans un rêve, sauf qu’au bout d’un moment la fille se rend compte qu’il ne lui a rien confié de vraiment personnel, alors elle lance, parce qu’il est de Boston-Sud et que c’est bourré de catholiques irlandais par là-bas :
« Alors, t’as plein de frères et sœurs ? »
Il est un peu surpris par la question, mais il acquiesce.
« Combien ? elle demande.
— Tu me croirais pas si je te le disais. »
Elle hausse les sourcils.
« Quoi, attends, cinq ? sept ? huit ?
— J’ai douze grands frères. »
Elle crie presque :
« Tu te fous de ma gueule !
— Je le jure devant Dieu. Je suis le treizième, le chanceux.
— Tu te souviens de leurs prénoms ?
— Hein ? C’est mes frères, bien sûr que je me souviens de leurs prénoms.
— Prouve-le. »
Sans la quitter des yeux, il débite à toute vitesse :
« Marky, Ricky, Jimmy, Terry, Mikey, Davy, Timmy, Tony, Joey, Robby, Johnny et Brian.
— Encore.
— Marky, Ricky, Jimmy, Terry, Mikey, Davy, Timmy, Tony, Joey, Robby, Johnny et Brian. »
Elle s’en veut d’avoir douté. Elle dit :
« J’aimerais les rencontrer », et il souffle en retour :
« Bien sûr, ouais, faudra faire ça… »
Plus tard dans le film, on apprend que Matt Damon n’a pas de frères, qu’il a été abandonné, ballotté de famille d’accueil en famille d’accueil et que les cicatrices qui marquent ses jambes ne sont pas les stigmates d’une chute à vélo mais les traces laissées par les coups de couteau et les mégots qu’on éteignait sur sa peau. On se dit alors qu’il part en vrille pour de bonnes raisons.
Je revivais cette scène quand Toumany a dégainé ses dix-sept frères et sœurs.
— Ils n’ont pas de permis pour venir ici ? je demande.
— Non. J’ai coupé les ponts avec tout le monde, les potes aussi. Je veux pas qu’ils viennent. Faut que je me recentre sur moi-même. On fait pas du neuf avec du vieux.
Pour la première fois, il y avait quelque chose de grave dans sa voix.
— Et tes enfants ? T’as des enfants, non ?
Je savais qu’il en avait quatre.
— J’ai trois enfants, Ethan, Kylian et Tina, avec ma femme, Rita, et un fils, Tiago, avec une autre femme. Les trois premiers viennent une fois par mois. Tiago, ça fait trois ans que je l’ai pas vu.
— Comment ils le vivent ? Je veux dire, ça là, ton incarcération ?
Il se passe une main sur le visage.
— Pendant longtemps, je leur ai pas dit que j’étais en prison. Avec leur mère, on disait que j’étais en stage, que je pouvais pas rentrer à la maison, et ils y croyaient. Ils venaient ici, ils pensaient que c’était un genre de centre d’entraînement et que leur père cravachait pour devenir un champion. Mon plus grand, Ethan, il a dix ans maintenant, j’ai dit à Rita, l’année prochaine, c’est le collège, faut lui dire. Moi, à son âge, je prenais le RER seul, tu m’aurais pas fait avaler ces conneries, mais elle m’a dit c’est pas la même éducation, pas la même génération, alors on a attendu. Puis elle est tombée sur l’historique de l’ordinateur et elle a vu qu’il avait tapé « Toumany Coulibaly » dans Google. Là, y a pas de secret, tu fais ça, toutes mes affaires ressortent.
— Alors ?
— Alors je lui ai dit la vérité. Il a pas pleuré. Il a réagi comme moi dans ce genre de situation, il a souri. Je sais que je l’ai énormément déçu.
— Elle date de quand, cette annonce ?
— La semaine dernière. C’est dur, mais il faut le faire. Tina, elle a trois ans, elle dit : « Samedi on va chez papa ! », ça me fend le cœur. C’est pas chez papa, c’est la prison.
Il prend une profonde inspiration.
— J’ai peur que mes actes se répercutent sur mes enfants. Je veux pas comprendre qu’il est trop tard le jour où j’irai voir mon fils au parloir. Ou quand ma fille me dira « Papa, il m’a trompé, je suis enceinte, je lâche l’école… » parce que je pourrai m’en prendre qu’à moi-même.
J’avais pas de montre. Je me disais que ça devait bientôt faire une heure, quand le surveillant s’est pointé à la porte. Il l’a entrouverte et a lancé « Fin de parloir », avant de poursuivre vers la cabine d’à côté. Toumany s’est levé, il a souri à nouveau, un vrai sourire, et m’a tendu la main.
— À bientôt.

Une fois dehors, j’avais peur d’oublier ce qu’on venait de se dire, alors j’ai roulé juste assez pour quitter le parking sous vidéosurveillance, je me suis garé le long de la voie rapide et j’ai pris des notes. C’était pas hyper confortable, alors j’ai appelé un contact à la direction de l’administration pénitentiaire pour savoir si, en tant que journaliste, je pouvais demander un permis spécial pour mener mes interviews proprement, avec un dictaphone ou un bloc-notes, au moins.
— Je serais toi, il m’a dit, je ferais pas ça. Non seulement ils te fileront pas l’autorisation, mais en plus ils vont te sucrer le parloir. Si tu demandes à faire un vague reportage sur « le sport en détention », ils seront partants, ils te trouveront une prison, un moniteur de sport motivé pour te parler, ça, y a aucun souci. Mais aller voir un mec bien précis pour l’interroger sur sa vie, ça leur plaira pas.
— Pourquoi ?
— Parce que ça starifie un détenu. Ça crée des jalousies. Donc pour éviter de foutre la merde en détention, ils te diront non.

En raccrochant, j’ai remarqué que la prison était encore à un jet de pierre. Par la vitre passager, je voyais le toit du mirador dépasser de la cime des peupliers. Il devait y avoir des gardes armés à l’intérieur, mais j’ai eu beau plisser les yeux, de là où j’étais, il m’était impossible de distinguer qui que ce soit. J’ai remis le contact.
Sur le retour, j’ai reçu un message.
« Yo, merci à toi de t’être déplacé. Ça me fait énormément plaisir. Franchement, j’aurais pas cru, mais le courant passe bien. T’as dû remarquer que je parle énormément. »
J’ai eu envie de revenir. J’avais d’un coup plein de questions.

La semaine suivante, j’avais un petit crayon dans la poche arrière de mon jean, avec des feuilles vierges pliées en quatre. Je savais que ça sonnerait pas au portique. Au parloir, j’ai demandé à Toumany si ça le dérangeait que je prenne des notes, il m’a dit non, vas-y, sans problème, et je me suis mis à gratter. Je risquais probablement pas grand-chose, mais le simple fait de cacher ces trucs me rendait nerveux. Il y a un hublot dans la porte qui permet aux surveillants de voir ce qu’il se passe depuis le couloir. Ils restent pas là à scruter vos faits et gestes – tous les couples font l’amour –, mais ils jettent quand même un œil de temps en temps. Ça me stressait de voir leurs silhouettes passer à travers le couloir. J’ai rangé mon crayon et je m’en suis tenu à la mémoire et au carnet dans la voiture.

Depuis le début, il y avait un truc que je pigeais pas : où avait-il trouvé un iPhone ?
— Je l’ai acheté ici. 500 euros. Tout le monde a un téléphone. Sans ça, tu subis vraiment.
— Qui les fait entrer ?
— Des détenus. Des surveillants. Un vieil iPhone comme le mien, ils le touchent autour de 80 euros dehors, mais à l’intérieur, ça se vend facile 500. À Fresnes, c’était 1 000 euros.
— Et tu t’es jamais fait repérer ?
— Non. Mais c’est réglo, si tu les fais pas chier, les surveillants te laissent tranquille. Ça fait bientôt trois ans que je suis incarcéré, j’ai eu deux fouilles. La dernière, j’étais au téléphone quand le gardien s’est annoncé à la porte, j’ai juste eu le temps de cacher le portable, il a fait un tour rapide, RAS, il est ressorti.
— Mais ils savent que vous avez des portables ?
— Bien sûr qu’ils savent. Je te dis, si tu te tiens à carreau, il t’arrivera rien. Tu te souviens de la chaleur, la semaine dernière ? On faisait des pompes avec des potes dans le couloir. J’étais en train de filmer quand le surveillant est arrivé. Il a rigolé. On le voit se marrer sur la vidéo.
— Ça fait trois ans que t’es là… Ta fin de peine, elle est pour quand ?
— Octobre 2023.
On était en 2019. Ça me semblait si loin. Je me suis retenu de lâcher « désolé ».

Pour des vols sans violence, normalement vous prenez trois ans, vous faites dix-huit mois et vous sortez. Le truc, c’est que Toumany avait tellement d’affaires… J’étais incapable d’expliquer l’enchevêtrement de ses condamnations, mais il en avait assez pour se retrouver avec une peine de braqueur à main armée.
— T’as encore été jugé le mois dernier, non ?
— Ils m’ont rajouté deux ans ferme. Pour le Carrefour de Vigneux.
— C’est quoi l’histoire ?
Il sourit. Il a l’air gêné mais je crois pas qu’il le soit.
— J’avais arrangé le coup avec le vigile pour un cambriolage. Il devait me sortir les plans du magasin, me donner les emplacements des caméras, débrancher l’alarme. On avait rendez-vous. Je le sentais pas, mais j’y suis allé quand même. Quand je suis arrivé, la police m’attendait. Je venais de me faire opérer des genoux, les points étaient frais, je pouvais pas courir, je me suis fait serrer.
— Pourquoi t’y es allé si tu le sentais pas ?
Il hausse les épaules.
— Je sais pas. J’avais besoin de fric. J’étais en rééducation à Clairefontaine, je voyais les footballeurs débarquer en Ferrari, en Lamborghini, et moi j’étais là, avec mon survêt de l’équipe de France, pas un euro en poche, j’avais même pas de quoi payer le kiné.
— C’était combien ?
— 60 euros la séance… Ma femme a essayé de me retenir, je la revois dans l’appartement, me barrer la porte d’entrée, je lui disais « Laisse-moi y aller », elle gueulait et tout, mais j’ai rien voulu savoir. J’en pouvais plus, je devais de l’argent à trop de monde, je volais à l’étalage pour que mes gosses aient des couches sur les fesses, je piquais des boîtes de thon, je payais plus mes amendes, c’était trop.
— Elle a réagi comment, ta femme, quand elle a su que t’étais en garde à vue ?
Il ajuste sa posture. La chaise fait un bruit de plastique.
— Ma femme ? il répète. Ma femme, je lui fais perdre son temps. Elle comprend pas pourquoi je suis comme ça. Elle m’avait envoyé chez Kiabi acheter des fringues pour la petite, je suis revenu avec une robe à 35 euros pour un bébé de trois semaines. Elle m’a hurlé dessus : « J’habille pas mes enfants avec des vêtements volés ! Va les rapporter ! »
Il rit.
— J’avais même pas volé la bonne couleur.
Je ris aussi.
— Et tes parents, ils en pensent quoi ?
— Ma mère, elle prie. Elle dit : « Toumany, tu dois voir l’imam. Tu as la main qui vole. » Voilà, c’est pas moi, c’est ma main. Encore hier, je l’ai eue au téléphone, elle me l’a ressorti.
Il souffle.
— Tu sais, on me voit comme un mec solide, mental d’acier et tout, mais je suis pas si fort. Parfois, je dirais même que je suis faible.
Je ne dis rien. Je l’observe. Il respire.
— J’ai fait des trucs dont j’ai vachement honte. Des vols à l’arraché.
— Des sacs à main ?
Je l’imaginais avec ses 88 kilos de muscle, traîner une vieille dame sur le trottoir pour un sac Chanel. Ça collait pas. J’arrivais pas à mettre son visage sur le corps du type qui ferait un truc pareil.
— J’ai posé une question à une fille, une blonde, sur le quai du RER, elle m’a envoyé chier. Son téléphone a sonné devant moi, elle a décroché, je lui ai arraché. Je l’ai entendue crier « Au voleur ! », j’ai couru tout ce que j’ai pu mais en sautant les tourniquets, j’ai pris une trop grande impulsion, ma tête a heurté un truc dans le plafond et je suis tombé K.-O. Quand je suis revenu à moi, un grand rebeu me maintenait au sol. Il devait bosser dans le bâtiment, il avait des mains épaisses, le genre qui attrape des tuiles gelées sur les chantiers. Il me tenait d’un bras, de l’autre il m’a mis une gifle de cow-boy. Je me suis mis à pleurer. J’ai dit que j’étais malien, que j’avais pas de papiers, il m’a fait la leçon, comme quoi c’était à cause de mecs comme moi que nous, les immigrés, on avait une sale image. Là-dessus, il m’a remis une gifle aussi forte que la première, il a pris le portable et l’a rendu à la fille. Avant de partir, il m’a lancé : « T’as de la chance d’être tombé sur moi. Les keufs, ils te renvoient au bled à la nage ! »
— T’as peur de rechuter ? Je veux dire, ce genre d’histoire, ça pourrait encore arriver ?
— J’ai trente et un ans. Je peux pas répéter les mêmes conneries à l’infini, faut que j’avance. Des pulsions, des tentations, j’en aurai jusqu’à la fin de ma vie. Mais je veux plus céder à la facilité. Je veux plus de ça, là, la prison, mes enfants au parloir… Ça va être dur. Il me faudra un suivi à vie. Je suis pas encore guéri.
Il a l’air sincère.
— Et le sport, t’y crois encore ?
À ce moment de l’histoire, j’avais besoin d’entendre qu’il n’avait pas lâché.
— Je m’entraîne pour ça, pour revenir. Mon objectif, c’est les Jeux olympiques à Paris en 2024.
J’essaye de prendre un ton raisonnable :
— T’es de 1988, comme moi. On aura trente-six ans en 2024. Tu penses pas que tu seras cramé ?
— J’en sais rien, faudra juger sur place. Mais je m’entraîne dur, je cours, je mange bien, je dors à 22 heures, j’ai jamais bu, jamais fumé, je suis pas abîmé.
J’avais envie de croire à cette histoire : le type aux oubliettes qui revient quand on le croit mort. Ça arrive dans les livres, au cinéma. Mais l’athlétisme est un sport cruel, qui exige le meilleur de vous-même. À 90 % de vos capacités, oubliez, vous allez vous ridiculiser.

Quand il a reçu ma lettre, Toumany était à la maison d’arrêt de Fresnes, un édifice en meulière qui sentait probablement la peinture à son inauguration en 1898, mais qui a du mal avec le progrès : 200 % d’occupation, des punaises de lit, des champignons, des rats qui couinent en dévalant les coursives. Les cours de promenade consistent en un couloir vétuste aux murs si hauts qu’on ne peut espérer le soleil qu’au zénith. Plusieurs tribunaux les ont jugées « attentatoires à la dignité humaine » mais Toumany n’a rien d’autre pour courir alors il slalome entre les détenus, trouve une foulée correcte et avale les 21 kilomètres d’un semi-marathon dans une cour de quinze mètres de long. Pour ne pas avoir à compter les tours, il est autorisé à porter une montre GPS qui lui indique l’allure et les kilomètres. Au bout d’une heure trente, la montre sonne l’arrivée. Toumany ralentit, marche, lève les bras une minute et remonte s’étirer en cellule. C’était il y a longtemps. Il entamait sa peine. Il aurait pu se dire, j’en ai pour cinq ans, minimum, je peux lever le pied, j’affronterai la souffrance quand l’horizon sera dégagé. Mais non.

— À quoi tu penses quand tu cours comme ça, au milieu des détenus ? je demande.
— À la foule. Au speaker dans le stade, aux concurrents que j’aperçois dans les coins. Je pense à ça quand je cours, plus du tout à la prison.
Le surveillant met un tour de clé, dit « C’est l’heure » d’une voix monocorde et reste dans l’embrasure, à attendre qu’on se dise au revoir. Toumany me serre la main. Je sens un papier dans ma paume. Je ferme le poing. Ils sortent, me laissant seul dans le silence. J’ouvre la main. C’est une feuille d’écolier, avec une marge et des grands carreaux, pleine de phrases au stylo bille. Je fais un tour sur moi-même pour vérifier qu’il n’y a pas de caméra, fourre la feuille dans ma poche et attends d’être à l’abri dans mon vieux Nissan, au bord de la voie rapide.
C’est une longue lettre. Je l’ai lue deux fois. Je n’ai pas pu prendre de notes à chaud, je l’ai rangée et j’ai roulé d’une traite jusqu’à la maison. Le lendemain, au petit déjeuner, Adèle a demandé ce qu’il y avait dedans. Elle a éteint la radio et je lui ai lue à voix haute. Quand j’ai relevé la tête, elle pleurait en silence au-dessus de son thé.

Qui suis-je ?

Je suis insaisissable.
Derrière mon sourire et mes attitudes gentilles, il ne faut surtout pas qu’on gratte trop le vernis parce que je crois que je suis un monstre sans CŒUR.
Je veux toujours faire bonne impression. Le regard des autres est important, je veux tellement plaire que je ne dis jamais NON. Même si je sais que ça va me mettre dans des histoires. Mais jamais je ne me battrais. Je n’aime pas la violence et je suis LÂCHE.
Les autres le savent vite et profitent de mes faiblesses.
Je suis drôle, souriant, gentil et très IMMATURE mais dans le fond, je pense surtout à moi.
Je suis MANIPULATEUR, hyper MENTEUR et pas si gentil que ça. Il est difficile de me faire CONFIANCE, je ne suis pas si FIABLE.
En fait, j’ai un aspect positif en apparence mais assez négatif derrière. J’aime avoir un ascendant sur les autres même si je suis quelqu’un de solitaire qui n’a besoin de personne et déteste demander de l’aide.
Je ne m’intéresse aux autres que si c’est bon pour moi. J’abuse souvent de la culpabilisation avec mon entourage. Ce qui fait de moi quelqu’un de NARCISSIQUE.
QUI SUIS-JE ?
Je ne sais pas trop à part que je suis un VOLEUR avec des pulsions incontrôlables.
Je suis MENTEUR et MANIPULATEUR mais derrière tout ça je suis très TIMIDE.
Je DÉTRUIS tout ce que je CONSTRUIS. Au fond de moi je rêve et j’ai ENVIE DE RÉUSSIR mais je me rends compte trop TARD que je n’y arriverai pas.
J’aime mes ENFANTS et je VEUX devenir MEILLEUR pour MOI, pour EUX et le MONDE ENTIER.

À la fin, il signe d’un dessin étrange, très enfantin. Un bonhomme souriant, les cheveux dressés en pics.

Je ne savais pas quoi penser. Par texto, je lui écris :
« J’ai lu en sortant, j’ai été surpris. Je pense que tu es trop sévère avec toi-même. »
« C’est exactement, mais exactement au mot près ce que me dit la psy : trop dur avec moi-même. Elle pense que je me trompe. Mais je me juge au regard de mes actes. »
Ce titre en rouge. Ces majuscules. Il y avait quelque chose qui me dérangeait et pendant quelques jours je n’ai pas su l’identifier. Puis j’ai aligné les mots sur une feuille : CULPABILISATION, MENTEUR, MANIPULATEUR, NARCISSIQUE, IMMATURE, LÂCHE. C’était du jargon d’expert psychiatre. Il a connu tellement d’instructions, tellement de procès, de juges, de psys, il a lu tellement de rapports qu’il a fini par s’emparer des termes que les experts ont collé sur son cas. Il y croit sans doute quand il affirme « je suis un manipulateur narcissique », mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Dans ma lettre, j’affirmais pompeusement : « Je ne suis pas psychologue, mais je pense que je comprends. » C’était un mensonge. J’avais beau avoir le même âge, avoir grandi au même endroit, savoir qu’il existe des forces invisibles qui vous ramènent sans cesse aux problèmes du quartier, il y avait plein de choses que je ne saisissais pas chez lui. Je n’étais plus sûr de rien.
Je voulais qu’il change. Qu’il s’en sorte. Qu’il arrête de voler et qu’il devienne champion olympique du 400 mètres. Je rêvais. Je refusais de voir une réalité que pourtant il ne me cachait pas. Je savais qu’à son arrivée à Réau, le gradé l’avait convoqué dans son bureau. Pour blaguer, il avait lancé : « Oh là là, planquez tout, voilà Coulibaly ! » Les surveillants avaient ri, Toumany s’était assis et le gradé avait déroulé son speech : « Vous avez du talent, vous êtes intelligent, vous n’avez rien à faire en prison, vous devriez être dehors à défendre la France dans les grandes compétitions… » et pendant qu’il parlait, Toumany passait son bureau en revue en se disant, il faut que je lui pique un truc. Vingt minutes plus tard, il avait une télécommande universelle dans la poche. Il n’avait aucune idée de ce qu’il allait en faire, elle ne lui servait à rien. Il a fini par la donner à un détenu qui en avait assez de se lever pour changer de chaîne sur sa télé.
J’aurais pu en conclure qu’il était irrécupérable. Mais un camé doit toucher le fond pour rebondir. Connaître l’overdose, la cure, la rechute, la cure, la rechute… C’est en moyenne après le septième séjour en désintox qu’on décroche vraiment de la dope. Le tout, c’est d’y croire.
J’avais envie d’y croire. »

Extrait
« Mamadou entend parler de Montreuil, une ville bénie aux portes de Paris qui aurait déjà accueilli plus de dix mille Maliens. Une fois qu’il s’est niché dans vos tripes, l’appel d’une vie meilleure est irrésistible. Il part. Ses deux femmes le rejoignent après qu’il a trouvé un poste d’éboueur à la mairie de Paris. Toumany naît le 6 janvier 1988, à Montreuil, donc, mais il a peu de souvenirs de ses années en Seine-Saint-Denis. Il est encore petit quand les Coulibaly emménagent trente kilomètres plus au sud, à Vigneux-sur-Seine. Au rez-de-chaussée d’un immeuble bas. Cité de la Croix-Blanche. Taux de chômage: 52%.
Disons que l’histoire commence là.
Toumany est le cinquième de la fratrie. Il a une mère, Mina, qu’il appelle Maman, et une autre, Bintou, qu’il appelle Matoutou. Elles pourraient se jalouser, mais il n’y en a pas une pour lancer: «Comment tu parles à mon fils?» puisque les dix-huit gosses sont les leurs à toutes les deux. Dix-huit naissances, cela implique d’être toujours enceinte, d’avoir sans cesse un bébé dans les bras, une couche à changer, un sein à donner. Les rôles sont bien définis, Mamadou étant le seul à gagner sa vie, il occupe le sommet de la pyramide. Les enfants lui parlent peu car on ne s’adresse pas au chef pour ne rien dire. Mamadou ne participe pas aux corvées, à part la tasse qu’il lave après avoir bu son thé, seul dans la cuisine, à quatre heures du matin, avant de marcher jusqu’à la gare… » p. 42-43-44

À propos de l’auteur
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Mathieu Palain © Photo Céline Nieszawer

Remarqué pour ses talents de portraitiste dans la revue XXI, Mathieu Palain a publié son premier roman, Sale Gosse en 2019, qui a été un succès critique et public. Avec Ne t’arrête pas de courir, il affirme son goût pour une littérature du réel, dans la lignée des journalistes écrivains. Il a 32 ans. (Source: Éditions de L’Iconoclaste)

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Parle tout bas

FOTTORINO_parle_tout_bas  RL-automne-2021

En lice pour le Prix Goncourt et pour le Prix Femina

En deux mots
Une sortie à vélo qui tourne mal. La narratrice est violée dans un bois par un homme qui disparait, laissant sa victime hébétée. Sa plainte sera classée sans suite, jusqu’au jour où dans une autre affaire, on retrouve le suspect.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Le désespoir n’a jamais empêché personne d’être heureux»

Dans ce court et fort roman, Elsa Fottorino raconte le viol dont elle a été victime à 19 ans et comment, bien des années plus tard, la justice a arrêté le coupable. Des détails de la procédure au cheminement intérieur de la jeune femme, on suit ce difficile parcours.

Une sortie à bicyclette va devenir une histoire une «horreur banale». Alors étudiante en classe préparatoire, la narratrice vient passer le week-end dans sa famille et, pour se changer les idées, enfourche le vélo blanc préparé par son père pour une sortie dans les environs. En entrant dans le bois, elle ne voit pas l’homme qui l’a repérée, qui va l’arrêter et la violer là, près «d’un mur couvert de lichen et de givre». Une agression qui la laisse d’abord incapable de réagir. «J’ai attendu qu’il ne revienne pas. Cela paraît insensé. Attendre ce non retour. Il m’avait dit «tu bouges pas», j’ai pas bougé, c’est tout. Il est parti et j’étais libre. J’ai tardé à réaliser. J’étais sûrement captive d’autre chose. Ou alors, j’avais déclaré forfait. J’ai pensé qu’ils reviendraient à plusieurs. Je ne sais pas pourquoi. Toutes sortes de pensées irrationnelles m’ont étreinte à ce moment-là. Puis plus de pensées du tout.» Ce sont plutôt ses jambes que sa tête qui vont réagir et l’entrainer loin de ce bois. Secouée, elle reprend peu à peu ses esprits et va porter plainte. Mais avant, elle s’est lavée, détruisant ainsi toute trace d’ADN. «Le onze février 2005 n’a vécu dans aucune mémoire, sinon celle de l’administration, un courrier du tribunal de grande instance de Versailles qui indiquait le classement sans suite de mon affaire.» Ce qui aurait pu signifier la fin de cette horreur banale n’est pourtant qu’un épisode de plus dans une histoire qui va resurgir douze ans plus tard. Comme les enquêteurs le lui avaient expliqué, il arrive que l’on puisse confondre les criminels s’ils récidivent. C’est ce qui s’est passé avec l’arrestation d’un suspect qui a le profil du violeur. La justice va dès lors rassembler tous les dossiers pour un procès durant lequel elle va pouvoir se porter partie civile. Mais ne préfèrerait-elle pas ne pas remuer ce passé? N’avoir pas à se confronter avec une histoire dont elle et ses proches ont déjà beaucoup souffert, surtout quand on est la «fille de». Et puis n’a-t-elle pas réussi à se reconstruire dans des yeux qui «avaient bu le soleil». Une voix sombre et régulière écoutant une voix qui se limitait «à ceux qui étaient tout près. Ceux qui voulaient bien m’entendre parler tout bas.»
Avec des mots choisis, dans un style classique et sans fioritures, Elsa Fottorino raconte les différentes étapes qu’elle traversé, de la sidération à la mémoire traumatique, de l’enquête et des démarches, du procès à la reconstruction. Émouvant autant qu’édifiant, ce roman élargit aussi le cadre des livres parus autour de la question du viol, comme Se taire de Mazarine Pingeot ou Les choses humaines de Karine Tuil, pour ne pas parler des récits de Vanessa Springora ou Camille Kouchner, en donnant toute sa place à la littérature. Voilà sa force, voilà qui explique que «le désespoir n’a jamais empêché personne d’être heureux».

Parle tout bas
Elsa Fottorino
Éditions du Mercure de France
Roman
160 p., 15 €
EAN 9782715257375
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et banlieue, à Auteuil et Versailles, Nanterre ainsi qu’à La Rochelle et environs.

Quand?
L’action se déroule de 2005 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne pouvais plus échapper à mon histoire, sa vérité que j’avais trop longtemps différée. J’avais attendu non pas le bon moment, mais que ce ne soit plus le moment. Peine perdue. La mienne était toujours là, silencieuse, sans aucune douleur, elle exigeait d’être dite. J’ai espéré un déclenchement involontaire qui viendrait de cette peur surmontée d’elle-même. La peur n’est pas partie mais les mots sont revenus.
En 2005, la narratrice a dix-neuf ans quand elle est victime d’un viol dans une forêt. Plainte, enquête, dépositions, interrogatoires : faute d’indices probants et de piste tangible, l’affaire est classée sans suite. Douze ans après les faits, à la faveur d’autres enquêtes, un suspect est identifié : cette fois, il y aura bien un procès.
Depuis, la narratrice a continué à vivre et à aimer : elle est mère d’une petite fille et attend un deuxième enfant.
Aujourd’hui, en se penchant sur son passé, elle comprend qu’elle tient enfin la possibilité de dépasser cette histoire et d’être en paix avec elle-même
Elsa Fottorino livre ici un roman sobre et bouleversant, intime et universel, qui dit sans fard le quotidien des victimes et la complexité de leurs sentiments.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Gang Flow (Anne-Sandrine di Girolamo)
Blog Le tourneur de pages


Elsa Fottorino présente son roman Parle tout bas © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Je vais vous parler de l’horreur. L’horreur banale, anonyme, qui nous cueille sur le sentier de l’ordinaire et nous rend à lui sans laisser de traces. Parfois elle ne rend rien. Je fais partie de celles qui ont eu de la chance, celles qui ont été remises à leur place initiale sans que personne ne constate l’effraction. Sinon peut-être un léger décalage par rapport à la position d’origine, un déséquilibre tout juste perceptible provoqué par ce déplacement. Mais rien qui indiquerait de rupture avec une version précédente de soi. J’ai conservé mes airs trompeurs de fille à papa, j’ai laissé sans trop m’en préoccuper régner ce malentendu et j’ai continué à imiter encore longtemps cette image-là, accessoire, de moi-même. Et qui devait me rendre par contagion, à mon tour, accessoire.

Certaines ne se remettent jamais. Je le sais car je les ai entendues à la radio ou à la télévision dire: «De cela, on ne peut pas guérir.»

J’ai encore en tête la phrase de l’avocate générale dans son réquisitoire : « un meurtre de l’âme ». C’est en cherchant les coupures de presse que je suis tombée sur cette phrase. Elle m’a paru juste mais je ne suis pas sûre de bien la comprendre.

Je n’ai mal nulle part. Aucun symptôme. Je peux même tout raconter comme ça, d’une traite, sans émotion. Pourtant, j’ai bien eu peur un jour, dans la gangue de la forêt, au milieu des pierres, des injures et du bois mouillé.

On disait que j’allais bien. Je le disais à mon tour pour ne pas décevoir. Et aussi, je crois, parce que c’était vrai.
De toute façon, je ne me sentais pas malade. Peut-être l’étais-je, mais alors tel un malade qui s’ignore. À un certain stade, les maladies de l’esprit sont impossibles à défaire. J’y avais échappé.
À moins que l’absence de symptômes ne soit l’œuvre d’un mal insidieux et clandestin. Avec ces choses-là, on peut tout renverser en son contraire. Même les mots. Il y a ceux que l’on enroule, vélo, volé, lové ; ceux que l’on conjure, peur, pure et repu ; les prénoms qui se retournent en paysages, Mila, Mali, Lima.
Mais le seul qui puisse décrire ça ne permet aucun travestissement. On ne peut en faire l’économie. Ses quatre lettres échouent à former d’autres combinaisons. Au mieux, on peut l’amputer d’un caractère. Cela donne : vil. Ou vol. Ou loi.

Aujourd’hui, je ne peux pas le dire dans sa totalité. L’écrire encore moins. C’est devenu pour moi, l’innommable. Peut-être la seule anomalie qui en découle.

Je vais bien, donc. Puis, il y a appel.
C’est un vingt-deux mars vers dix heures du matin, le deuxième matin du printemps. J’approche ma main, je coupe le son. Inconnu. Je passe mon tour. Inconnu, pas pour moi. J’ai toujours entendu, les inconnus c’est « non ». Encore faut-il savoir le dire. Quand on ne peut pas, il existe d’autres moyens. Le chemin le plus simple vers le « non » n’est pas toujours le mot lui-même.
Dans les récits fantasmés des parents, il est parfois question de bonbons. D’un inconnu à bonbons. On installe cette peur-là dans l’esprit des enfants. Les parents aussi ont leurs contes maléfiques.
L’inconnu insiste. Je l’expédie sur ma messagerie, pas ma voix, une boîte vocale automatique, je prends toutes sortes de précautions. Je pense à un démarcheur. Et puis je ne pense plus à rien. Il n’y a rien à penser d’ailleurs. Des matins comme ça. Des saisons intermédiaires où rien ne vient. On attend quelque chose. Le retour du printemps par exemple. Toujours très attendu. On le guette, il finit par nous prendre de court. Répondeur. Une femme. Capitaine Lepic. Dix-septième arrondissement. Une convocation à récupérer. La cour d’assises de Pontoise. Le mois d’avril. Je ne connais pas de capitaine Lepic ni de Pontoise. Sans raison, j’ai cherché « Pontoise » et j’ai lu « au confluent de la Viosne et de l’Oise ». J’imagine une petite ville replète. Sa gare, ses ruelles, ses commerces. Les places pavées et l’église de Pontoise. Les jurés, les assesseurs, la présidente, l’avocat général, les onze autres filles. Certaines ont changé de nom. Certaines n’étaient plus joignables pendant des années. On m’a dit « il n’y a plus que vous ». J’ai cru que c’était vrai. Que j’étais seule. J’ai cru aux fantômes. Et puis le nom des onze autres est apparu. En toutes lettres sur le papier. Celui de Tiphaine Bonin, je l’ai tout de suite reconnu. Je l’avais déjà entendu au cours de mes multiples auditions avec le capitaine Mentalo. J’en parlerai plus tard si j’en ai le courage.
Onze, c’est beaucoup. Douze avec moi. Une douzaine. Chiffre plein. C’est nous. La petite marchandise de la cour d’assises. Plus facile à conditionner.

Je tente une sortie de l’hiver. Avenue Trudaine dans un sens, square d’Anvers, lycée Jacques-Decour, place Ventura. Escale au magasin de jouets. Je suis la seule cliente de la boutique. L’heure des enfants n’est pas encore arrivée. Pourquoi pas un tambour. Je l’attrape des deux mains. Elles tremblent et je suis certaine que si je parle, ma voix se mettra à trembler elle aussi. Les tremblements gagnent le reste de mon corps, des secousses à retardement qui traversent la décennie pour bouleverser mes gestes alors que quatorze ans plus tôt, dans la forêt, j’avais été d’une immobilité souveraine. Une femme-tronc.
« Tout va bien madame ? » Je paye le tambour, la vendeuse le glisse dans un sac un peu gros. Avenue Trudaine dans l’autre sens, changement de trottoir. Côté impair. Je n’avais pas prêté attention plus tôt au Sacré-Cœur à découvert au travers des branches nues. La basilique paraît, sous ce ciel brouillé, plus blanche que grise. C’est grâce au travertin, cette roche qui prend de l’éclat avec l’âge, que la pluie ne s’infiltre pas. On distingue quelques bourgeons sur les platanes. La sève montée dans les arbres peut provoquer des dérangements d’ordre sexuel chez certains hommes, il paraît. Ce sont des policiers qui l’ont dit à une amie de quinze ans dans les années quatre-vingt.
Je m’arrête devant la vitrine d’un magasin de vêtements. Pour anticiper l’après. Quand ma silhouette aura retrouvé sa forme naturelle. Je n’entre pas à cause de mon sac un peu gros. J’ai toujours été maladroite. Avec mon ventre j’ai besoin de place pour circuler. Un enfant est sur le point d’apparaître. C’est un garçon. Quand on m’a annoncé son sexe, j’ai songé « un garçon, c’est bien. Il sera en sécurité», c’est venu tout seul, je n’ai pas pu l’empêcher. Il paraît que ce n’est pas bien d’avoir ce genre de pensées, il faudrait ne pas se préoccuper du sexe, un garçon, une fille, cela ne fait pas de différence, exit le rose d’un côté, le bleu de l’autre, il n’est pas né, j’ai déjà tout faux. Sauf sur un point. Pour lui, il est préférable que je ne me rende pas à ce procès. Cette réflexion m’a traversée comme un éclair devant cette vitrine. Je n’irai pas. Je suis rentrée d’un pas plus léger avec ma pensée comme un ballon au bout d’un fil.

Le soir, la douleur est là. Tout en longueur, étirée dans ma jambe. Arrivée juste avant la nuit, à pas de velours. Impossible de trouver le sommeil. J’ai d’abord envisagé un problème de position. Je fais quelques pas pour vérifier que je peux encore marcher. J’éprouve une sensation étrange. Comme si ma jambe se dérobait dans le sol. Mais je parviens à gagner la pièce voisine. Beaucoup de choses que je peux faire : rappeler la dame du répondeur, fixer un rendez-vous, attendre le jour du rendez-vous, laisser la confusion s’installer un peu partout, dans mon corps, mon esprit surtout, mon appartement, se répandre dans le regard immense de ma fille, commander un taxi avec la trace obsédante de ce regard.

Cette zone du dos m’est fragile depuis l’enfance. Mon kinésithérapeute me fait souvent observer que je me tiens légèrement voûtée. Un jour, d’un geste, il a redressé mes épaules et souligné de sa voix douce, « c’est rassurant pour un enfant d’avoir une maman alignée ». Ce mot, « alignée », m’est resté.
Depuis, quand je me tiens face à ma fille, je m’applique à détacher des unités de conscience dans la région dorsale. C’est comme enfiler un déguisement. Par un simple roulement d’épaules, je me glisse dans un personnage auquel je m’efforce de correspondre, avec plus ou moins de succès. Toujours est-il que cette douleur en embuscade aurait dû m’alerter.

Je n’ai pas pris la peine de me maquiller ce matin. Habitude que je perds en avançant dans l’âge, alors que cela devrait être le contraire. Il est surtout question d’éliminer tous les gestes superflus. Comme me tenir debout devant un miroir. Adieu les miroirs et les yeux cernés. J’ai entendu : « Ça ira mieux quand le bébé sera sorti. » Il faudrait que les gens arrêtent de donner leur avis. Pouvoir leur dire « ce que vous pensez ne m’intéresse pas ». Oui, ça c’est bien. Ce n’est pas pour les filles dociles comme moi. Trop bien élevée. Tout ce qu’on imagine d’une fille docile. Tout sauf cette phrase dans sa bouche.

Je présente ma carte d’identité aux deux sentinelles en uniforme qui se tiennent devant l’entrée du commissariat du dix-septième arrondissement. Les gars jettent un rapide coup d’œil et s’écartent pour me laisser passer. L’homme derrière la vitre de l’accueil passe un coup de fil pour m’annoncer. J’identifie tout de suite la femme du répondeur lorsqu’elle apparaît. Échange cordial et formel, la plupart des policiers que j’ai croisés possèdent un talent singulier pour maquiller leurs émotions avec les traits de l’indifférence sans paraître malpolis pour autant. Ils connaissent les principes de la distance raisonnable. Comme les médecins.
Certains sont parfois très dégradés. Sûrement qu’ils n’ont pas réussi à la tenir, la distance. Comme ce psycho-criminologue qui m’auditionnait quatre ans plus tôt dans la salle exiguë du commissariat de la rue Chauchat, juste derrière l’hôtel Drouot. C’est moi qui lui avais donné rendez-vous ici. Pour des raisons pratiques. Je l’avais rejoint à l’heure de ma pause déjeuner. L’entrée se faisait dans un demi sous-sol, on descendait quelques marches et on tombait sous la lumière jaune de l’accueil. On m’avait dirigée vers une petite pièce rectangulaire, avec une fenêtre au vitrage opaque qui semblait donner sur un bloc de béton surélevé, un interstice entre deux immeubles. Un homme de taille moyenne m’attendait. Jean, chemise sombre, yeux creusés. Couperose, tabac. Et un regard qui ne s’étonne plus de rien, ni de la violence, ni de ses auteurs. J’ai retenu cette phrase d’un expert psychiatre : « On a besoin que le coupable porte le visage du mal quand il porte celui de l’ordinaire. » On peut tout imaginer derrière un visage. Même l’impensable. Dans leur métier, ils savent ça. Il faut pouvoir le supporter.
Ma perception s’était à son tour déplacée dans un monde défini par de nouveaux axiomes, dictés en grande partie par la crainte et les soupçons. Les policiers évoluaient-ils eux aussi dans ce royaume du danger imminent ?
Je m’étais assise sur une chaise noire en PVC au dossier molletonné – détail insignifiant qui a survécu pour une raison que j’ignore – et j’avais répondu sans plus de formalités aux questions d’usage. D’abord, mes coordonnées. Ça commençait toujours pareil. Nom, âge, adresse, profession. Puis, il m’avait tendu plusieurs planches de photos. Encore des inconnus. Tellement de photos offertes à mon jugement cette dernière décennie. Je savais tout de suite. Au premier coup d’œil. Il n’y était pas. Jamais. Je secouais la tête par la négative avec un certain fatalisme et je rendais le document. Cela se finissait toujours ainsi. Comme cela avait commencé, d’ailleurs. Par le fatalisme. Quand je me suis engagée sur le mauvais chemin parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire.
« Vous êtes sûre de n’avoir rien remarqué ? » « Sûre. » J’ai relevé la tête. « J’aurais dû remarquer quelque chose ? » « Je ne peux rien vous dire. » « Vous avez une piste sérieuse ? » Il refusait de me donner une réponse précise, je n’obtenais jamais rien de concret, les enquêteurs avaient sûrement peur de donner de l’espoir mais la peur et l’espoir n’ont jamais fait bon ménage, c’était soit l’un, soit l’autre, il fallait choisir. J’ai dit que je n’espérais rien. Il a seulement répondu ces paroles sibyllines : « Très bien. » J’avais peur surtout. Du dénouement. Mon amie de quinze ans dans les années quatre-vingt m’a dit ça aussi. Qu’elle n’aurait pas supporté non plus un dénouement.
Il prit ma déposition en répétant ce qu’il écrivait à voix haute, tous le faisaient, je m’étais habituée avec le temps à ce procédé, la traduction de mes pensées à l’oral dans un langage télégraphique pour éviter toute ambiguïté, tout contresens, comme si la pauvreté du style devait faire émerger une certaine vérité. Avant de me voir franchir la porte, il me lança comme dans un film : « Vous vous en êtes bien sortie. » Que voulait-il dire au juste ? Que j’aurais pu être morte ? Comme d’autres peut-être. Ou que je m’étais bien remise. J’avais un travail et je me tenais encore debout, un miracle.

Le capitaine Lepic est déjà en haut des marches. J’ai cherché quelques instants plus tôt à la retenir mais elle n’a pas entendu ma voix. Ah. La voilà qui redescend du premier étage. « Les escaliers, je ne peux plus. » Elle se dirige vers l’ascenseur, je me traîne à sa suite. « J’ai connu ça moi aussi. Mais quand le bébé s’est retourné, plus de douleur, plus rien. » Je lui souris comme je peux. Il me reste quelques réserves de courtoisie pour les cas d’urgence. Elle tape un code qui met l’ascenseur en branle, il fait un bruit de carlingue épouvantable, j’ai l’impression de partir pour la mission Apollo, on est sacrément secouées là-dedans, je comprends pourquoi elle lui préférait l’escalier. Je la suis jusqu’à son bureau, pareil à tous les autres bureaux des commissariats que j’avais fréquentés pour des raisons semblables, l’obscurité, les néons, les dossiers débordant des étagères malgré le semblant d’ordre. Elle me remet un papier sorti du télécopieur, cela fait longtemps que je n’ai pas vu pareille machine, mais dans les administrations publiques, peu de choses me surprennent encore. Ces endroits ont pour moi rejoint l’univers de la fiction. Il doit exister sur le seuil un protocole de déformation invisible qui affecte les gestes, les êtres, les raisonnements et les objets. Tout ce que je peux dire, faire, penser dans ces lieux me paraît toujours irréel.

Elle me tend la convocation. La plupart des caractères sont effacés. Sûrement à cause de sa machine hors d’âge.
L’AN DEUX MILLE DIX-NEUF ET LE …
À LA DEMANDE DU PROCUREUR GÉNÉRAL

Monsieur le Procureur de la République près le tribunal de Grande instance de Pa… élisant domicile…
M. …, Huissier de justice, Audiencier près la Cour… donne citation à Mme F
à comparaître en personne en votre qualité de témoin à l’audience de cour d’Assises qui se tiendra devant…, Nouvelle Cité Judiciaire…
Je relis tout haut : « en personne en votre qualité de témoin ».

« Vous pouvez encore changer d’avis.
— Changer d’avis ? De toute façon, je ne pourrai pas me déplacer.
— Rassurez-vous, j’ai déjà prévenu le greffe. Ne tardez pas à les contacter. »
Elle saisit le document de mes mains. « Voyez ici, vous avez toutes les coordonnées. » Ces informations sont illisibles. Elle repasse tout à l’encre bleue et me rend le papier.
« Si vous décidez de vous constituer partie civile, faites-le vite. Le greffe a insisté, réfléchissez-y bien. Il ne reste plus beaucoup de temps. » J’ai déjà entendu cette phrase, rangée dans un vieux dossier de la mémoire. Prononcée par la juge d’instruction du tribunal de Pontoise. Et voilà que Pontoise refait surface sur la plaine du Vexin. J’avais oublié Pontoise, comme tant d’autres choses. Puis c’est revenu, la pente légère pour monter vers le centre, puis redescendre vers le tribunal. Nouvelle cité judiciaire, 3, rue Victor-Hugo, c’est écrit sur le document. Les immenses parois vitrées du tribunal. Les collines au-dehors. Je n’avais pas dû emprunter le chemin le plus court. Je m’étais arrêtée dans une boulangerie, sur la place de l’église. J’avais acheté un palmier. Et je l’avais mangé dans le train du retour. Le temps nuageux. Le paysage à travers le train, c’était le brouillard harmonique, les sons, les couleurs mélangés. Et cette question en forme de ville revenue me hanter. À cause du mot « témoin ». Qu’on aurait pu remplacer par « rien ». « En qualité de rien. » Autant le dire. Ma voix perdue vers les étages, remontée dans les spirales en colimaçon des commissariats. Remontée vers le silence. Mon silence, comme une entente secrète avec celui qui le réclame. L’accusé dans son box. Cette idée-là m’est insoutenable. Facile à chasser. À portée d’un coup de téléphone.

Pendant le trajet du retour, je parcours le document. Il mentionne mon ancienne adresse. Avenue de Clichy. Ils n’ont trouvé personne de ce nom-là, dans l’ancien relais de poste au troisième étage de l’immeuble sur cour. C’est pour cela qu’il a atterri au commissariat du dix-septième arrondissement. Si j’avais changé de numéro, il aurait pu ne jamais me parvenir. Et je n’aurais rien su du procès.

Les chefs d’accusation, je savais que je les lirais. Que je ne pourrais pas m’en empêcher. Ils sont énumérés tout en bas de la page, en lettres capitales. Je m’arrête sur le dernier: «DÉTENTION ARBITRAIRE SUIVIE D’UNE LIBÉRATION AVANT LE 7e JOUR». Je vois: une voiture blanche de type Clio qui sillonne la banlieue et un bras qui rafle les gamines sur le trottoir des vacances. Pour moi, c’est ça cette phrase. »

Extraits
« Le onze février 2005 n’a vécu dans aucune mémoire, sinon celle de l’administration, un courrier du tribunal de grande instance de Versailles qui indiquait le classement sans suite de mon affaire. La date était surlignée en caractères gras au milieu de la page. C’est là que j’ai réalisé l’ampleur de l’amnésie. Il n’y a pas eu d’après, pas de gestes, de mots ni d’intentions. Tout était resté à l’identique. La vie et ce qui la composait dans les moindres détails. Les jours étaient les mêmes, à s’y méprendre. » p. 45-46

« J’ai attendu qu’il ne revienne pas. Cela paraît insensé. Attendre ce non-retour. Il m’avait dit «tu bouges pas», j’ai pas bougé, c’est tout. Il est parti et j’étais libre. J’ai tardé à réaliser. J’étais sûrement captive d’autre chose. Ou alors, j’avais déclaré forfait. J’ai pensé qu’ils reviendraient à plusieurs. Je ne sais pas pourquoi. Toutes sortes de pensées irrationnelles m’ont étreinte à ce moment-là. Puis plus de pensées du tout. Pousser un cri de délivrance, ou du moins remettre humblement mon corps en mouvement pour dire ma gratitude d’être en vie; cela je ne l’ai pas fait. Le soulagement n’est pas arrivé tout de suite. Est-il jamais venu? Je suis restée figée quelque part dans la saison, «à l’arrêt». L’émotion m’a quittée pour se perdre ailleurs, là-haut, dans le ciel blanc. Mon corps, en partie dénudé, restait immobile et n’éprouvait pas le froid. J’ai vaguement pensé à la stupeur mais je crois que l’état de stupeur doit être plus superficiel et plus bref dans le temps. À moins que ce ne soit la stupeur et la peur additionnés. » p. 58

« Il s’allongea dans l’herbe. Ses yeux avaient bu le soleil. Ils me regardaient. Je lui disais de jolies choses que souvent il me faisait répéter. La portée de ma voix se limitait à ceux qui étaient tout près. Ceux qui voulaient bien m’entendre parler tout bas. C’était ainsi depuis l’enfance. On s’habituait à cet état, légèrement en dehors. Il me dit un jour que ma voix était comme de la porcelaine fêlée, qu’il y passerait bien un coup de polish. » p. 111

« À force, on finit par vivre comme tout le monde, Même si on garde nos petits récits intimes et secrets. Chacun invente ses propres remèdes. Par exemple, Schubert, quintette à deux violoncelles, avènement du possible. De retour chez moi, je l’écoutais en boucle. Sur le trajet, c’était une obsession. Il fallait que je l’entende à nouveau. La grâce des pizzicatos déposés sur une mélodie presque trop belle à entendre qu’elle en devenait douloureuse. La Jeune Fille et la Mort, aussi. Les ciels déchirés de bonté. Il existe cet élan dans la musique de Schubert. Qui donne le sentiment, venu des lointains, non pas que la vie m’appartient, mais que moi je lui appartiens à nouveau, qu’elle me reprend. Comme quand on aime pour la première fois. On regarde les autres et on se dit: «Ils ne savent pas.» On a envie de leur communiquer cette beauté-là. Cette chance, encore devant soi, de connaître. » p. 124

À propos de l’auteur
FOTTORINO_Elsa_©DRElsa Fottorino © Photo DR

Elsa Fottorino est née en 1985. Journaliste spécialisée en musique classique, elle est rédactrice en chef du magazine Pianiste. Elle est l’auteure de trois romans, notamment Mes petites morts et Nous partirons. (Source: Éditions du Mercure de France)

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Enfant de salaud

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En deux mots
Et si les beaux exploits contés par son père n’étaient que mensonges? Et si le résistant était passé du mauvais côté? À la veille du procès Barbie, qu’il est chargé de couvrir pour son journal, un journaliste découvre qu’il est peut-être un enfant de salaud. Et va dès lors tenter d’extirper le vrai du faux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qu’as-tu fait à la guerre papa?

C’est avec raison que Sorj Chalandon est l’un des auteurs les plus attendus de cette rentrée. Avec Enfant de salaud, il nous livre sans doute l’un de ses romans les plus personnels, mais aussi un message universel. Du drame intime au procès historique.

«Il m’aura fallu des années pour l’apprendre et une vie entière pour en comprendre le sens: pendant la guerre, mon père avait été du mauvais côté. C’est par ce mot que mon grand-père m’a légué son secret. Et aussi ce fardeau.» En ouverture de ce beau et terrible roman, Sorj Chalandon raconte la rafle des enfants d’Izieu à travers les témoignages recueillis par un journaliste en reportage dans la région. Nous sommes en 1987, à quelques jours du procès de Klaus Barbie qu’il a été chargé de couvrir et pour lequel il entend se documenter. Après cette glaçante entrée en matière, le lecteur va comprendre pourquoi ce sujet touche autant le narrateur: son père a été l’un des acteurs de cette tragédie. Après avoir longtemps raconté ses glorieux faits d’armes à son fils, il a fini par confirmer les paroles mystérieuses du grand-père qui avait confié à son petit-fils qu’en fait, il était un salaud. Engagé dans la Légion tricolore, qui entendait défendre la France contre les bolchéviques, il rejoindra la division Charlemagne puis la 33e division de grenadiers de la Waffen SS, celle qui défendra le bunker d’Hitler à Berlin jusqu’aux premiers jours de mai 1945.
Accablé par ces révélations, le narrateur essaie alors de comprendre sa honte et entend faire toute la lumière sur ces zones d’ombre, retrouver des acteurs et des témoins, des textes et des photos. Car il a vite compris qu’il ne doit pas prendre pour argent comptant la seule version de son père. Il va mener sa propre enquête.
Quand s’ouvre le procès Barbie, un procès pour l’Histoire, il suivra avec attention les débats, mais observera aussi l’attitude de son père, qui a réussi à s’attitrer une des places réservées au public dans la salle durant les audiences.
Autant que le dossier qu’on lui a confié, c’est ce procès dans le procès qui va forger sa conviction: «Plus je lisais tes dépositions plus j’en étais convaincu: tu t’étais enivré d’aventures. Sans penser ni à bien ni à mal, sans te savoir traître ou te revendiquer patriote. Tu as enfilé des uniformes comme des costumes de théâtre, t’inventant chaque fois un nouveau personnage, écrivant chaque matin un autre scénario.»
On l’aura compris, trier le vrai du faux s’apparente dès lors à un travail de Sisyphe, même si certains faits vont être corroborés par des témoignages. Et à mesure que se déroule le procès Barbie se déroule aussi celui de son père, qui changeait d’uniforme et de camp, en brouillant les pistes. Mais jusqu’à quel point était-il conscient des enjeux, des risques et des conséquences de ses actes?
Sorj Chalandon a choisi de construire son roman en mettant en parallèle ces deux destins. Il propose ainsi au lecteur d’associer les plus intimes et les plus forts des sentiments aux faits historiques. Au-delà de la question de savoir ce que nous aurions fait dans de telles circonstances, c’est la relation père-fils qu’il creuse. C’est ce lien très fort qu’il analyse.
Et découvre alors qu’à l’heure du verdict, il ne peut y avoir que des perdants.

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Le procès de Klaus Barbie. Parmi le public assistant aux audiences, le père du narrateur, lui même installé à la tribune réservée aux jiournalistes. © Photo Archives Le Progrès

Enfant de salaud
Sorj Chalandon
Éditions Grasset
Roman
336 p., 20,90 €
EAN 9782246828150
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Lyon et dans la région, mais on y évoque aussi Paris, la région Rhône-Alpes ainsi que l’Allemagne.

Quand?
L’action se déroule de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Depuis l’enfance, une question torture le narrateur :
– Qu’as-tu fait sous l’occupation ?
Mais il n’a jamais osé la poser à son père.
Parce qu’il est imprévisible, ce père. Violent, fantasque. Certains même, le disent fou. Longtemps, il a bercé son fils de ses exploits de Résistant, jusqu’au jour où le grand-père de l’enfant s’est emporté : «Ton père portait l’uniforme allemand. Tu es un enfant de salaud ! »
En mai 1987, alors que s’ouvre à Lyon le procès du criminel nazi Klaus Barbie, le fils apprend que le dossier judiciaire de son père sommeille aux archives départementales du Nord. Trois ans de la vie d’un collabo», racontée par les procès-verbaux de police, les interrogatoires de justice, son procès et sa condamnation.
Le narrateur croyait tomber sur la piteuse histoire d’un «Lacombe Lucien» mais il se retrouve face à l’épopée d’un Zelig. L’aventure rocambolesque d’un gamin de 18 ans, sans instruction ni conviction, menteur, faussaire et manipulateur, qui a traversé la guerre comme on joue au petit soldat. Un sale gosse, inconscient du danger, qui a porté cinq uniformes en quatre ans. Quatre fois déserteur de quatre armées différentes. Traître un jour, portant le brassard à croix gammée, puis patriote le lendemain, arborant fièrement la croix de Lorraine.
En décembre 1944, recherché par tous les camps, il a continué de berner la terre entière.
Mais aussi son propre fils, devenu journaliste.
Lorsque Klaus Barbie entre dans le box, ce fils est assis dans les rangs de la presse et son père, attentif au milieu du public.
Ce n’est pas un procès qui vient de s’ouvrir, mais deux. Barbie va devoir répondre de ses crimes. Le père va devoir s’expliquer sur ses mensonges.
Ce roman raconte ces guerres en parallèle.
L’une rapportée par le journaliste, l’autre débusquée par l’enfant de salaud.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr


Sorj Chalandon présente Enfant de salaud © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Dimanche 5 avril 1987
— C’est là.
Je me suis surpris à le murmurer.
Là, au bout de cette route.
Une départementale en lacet qui traverse les vignes et les champs paisibles de l’Ain, puis grimpe à l’assaut d’une colline, entre les murets de rocaille et les premiers arbres de la forêt. Lyon est loin, à l’ouest, derrière les montagnes. Et Chambéry, de l’autre côté. Mais là, il n’y a rien. Quelques fermes de grosses pierres mal taillées, calfeutrées au pied des premiers contreforts rocheux du Jura.

Je me suis assis sur un talus. J’ai eu du mal à sortir mon stylo. Je n’avais rien à faire ici. J’ai ouvert mon carnet sans quitter la route des yeux.
« C’était là », il y a quarante-trois ans moins un jour.
Cette même route au loin, sous la lumière froide d’un même printemps.
Le jeudi 6 avril 1944, à l’aube, c’est de ce tournant qu’ils ont surgi. Une traction de la Gestapo, suivie par deux camions civils conduits par des gars du coin. L’un d’eux s’appelait Godani. De retour à Brens, chez son employeur, il dira :
— J’ai fait un sale boulot.

Mais ce matin, seulement le bruit du vent. Un tracteur qui peine au milieu de son champ.

Je me suis mis en marche lentement, pour retarder l’instant où la Maison apparaîtrait.
Un chemin sur la gauche, une longue grille de fer forgé noir, le frôlement d’un bourdon, l’humeur mauvaise d’un chien derrière une grange. Et puis la bâtisse. Massive, trapue, coiffée d’un toit de tuiles rondes et d’une lucarne. Deux étages aux volets verts qui dominent la vallée, des grappes de lilas blancs au-dessus de la haie, du pissenlit dans le vallon et la grande fontaine asséchée, ses gargouilles assoupies au milieu d’une cour de pauvres herbes.

C’est là.

Madame Thibaudet m’attendait, au pied des trois marches qui mènent au perron.
— Vous êtes le journaliste ?
Oui, c’est ça. Le journaliste. Je n’ai eu pour lui répondre qu’un sourire et ma main tendue.
La femme est passée devant. Elle a ouvert la porte de la salle à manger, s’est figée dans un coin de la pièce, les bras le long du corps. Et puis elle a baissé les yeux. Elle semblait gênée. Son regard longeait les murs pour éviter ma présence.
Je dérangeais sa journée paisible.

Tout le village a eu pour moi ce même embarras poli, ces mêmes silences en fin de phrases. Les plus jeunes comme les anciens. Un étranger qui remonte à pied la route menant à la Maison ? Mais pour chercher qui ? Pour découvrir quoi, toutes ces années après ?
Izieu n’en pouvait plus de s’entendre dire que le bourg s’était couché devant les Allemands. Qu’un salopard avait probablement dénoncé la colonie des enfants juifs.
Qui avait fait ça ? Tiens, cela pouvait être Lucien Bourdon, le cultivateur lorrain qui accompagnait la Gestapo lors de la rafle et qui était retourné à Metz deux jours après. Oui, le crime pouvait être l’œuvre de ce félon, incorporé plus tard dans la Wehrmacht et arrêté à Sarrebruck par l’armée américaine, sous l’uniforme d’un gardien de camp de prisonniers. Et pourtant, faute de preuve, le martyre des enfants d’Izieu n’avait pas été retenu contre lui.
Mais alors, qui d’autre ? Le père Wucher ? Le confiseur de La Bruyère, qui avait placé René-Michel, son fils de 8 ans, à la colonie d’Izieu sous prétexte qu’il était turbulent ? Son gamin avait été raflé le 6 avril avec tous les autres mais descendu du camion pendant leur transfert à Lyon. Libéré par les Allemands devant le magasin de son père, parce que lui n’était pas juif. Wucher fut vite soupçonné par la Résistance. Il aurait mis son enfant là pour espionner les autres. Quelques jours plus tard, l’homme était emmené par les partisans et fusillé dans les bois de Murs. Sans avoir rien avoué.
Qui avait vendu la colonie ? Et avait-elle été seulement dénoncée ? Le bourg était épuisé par la question. En 1944, s’il y avait eu un mouchard, cela aurait pu être n’importe lequel de ses habitants. Un village de 146 suspects. Et la vermine y vivait peut-être encore, recluse derrière ses volets.
*
Ils venaient de partout, les enfants. Juifs polonais devenus gamins de Paris avant la guerre. Jeunes Allemands, expulsés du pays de Bade et du Palatinat. Mômes d’Autriche, qui avaient fui l’Anschluss. Gosses de Bruxelles et kinderen d’Anvers. Petits Français d’Algérie, réfugiés en métropole en 1939. Certains avaient été internés aux camps d’Agde, de Gurs et de Rivesaltes, puis libérés en contrebande par Sabine Zlatin, une infirmière chassée d’un hôpital lyonnais parce qu’elle était juive. Leurs parents avaient accepté la séparation, la fin de la guerre réunirait les familles à nouveau. C’était leur dernier espoir. Personne ne pourrait faire de mal à leurs enfants. Madame Zlatin avait trouvé pour eux une maison à la campagne, avec vue sur la Chartreuse et le nord du Vercors. Une colonie de vacances. Un havre de paix.

En mai 1943, dissimulé dans un hameau aux portes d’Izieu, ce refuge est devenu la Maison des enfants. Un lieu de passage, le maillon fort d’une filière de sauvetage vers d’autres familles d’accueil et la frontière suisse. C’est Pierre-Marcel Wiltzer, sous-préfet patriote de Belley, qui avait proposé cet abri à l’infirmière polonaise et à Miron, son mari.
— Ici, vous serez tranquilles, leur avait promis le haut fonctionnaire.
Et ils l’ont été pendant presque un an.
Pas de radiateurs mais des poêles à bois, pas non plus d’eau courante. L’hiver, pour leur toilette, les éducateurs réchauffaient l’eau dans un chaudron. L’été, les enfants se lavaient dans la grande fontaine. Se baignaient dans le Rhône. Jouaient sur la terrasse et y chantaient aux veillées. Ils mangeaient à leur faim. Des cartes de ravitaillement avaient été fournies par la sous-préfecture et les adolescents entretenaient un potager.
À la « Colonie d’enfants réfugiés de l’Hérault », son nom officiel de papier tamponné, pas d’Allemands, pas d’étoile jaune. Seule l’angoisse de nuit des petits arrachés à leurs parents. Sur les hauteurs, dominant le Bugey et le Dauphiné, rien ne pouvait leur arriver. Ils ne se cachaient même pas. L’herbe était haute, les arbres touffus, leurs voix cristallines. La guerre était loin.

Une poignée d’adultes est venue en renfort de Sabine et Miron Zlatin.
Quand Léon Reifman est arrivé devant la Maison, il a souri :
— Quel paradis !
Étudiant en médecine, il a participé à la création de la Maison pour s’occuper des enfants malades. En septembre 1943, Sarah, sa sœur médecin, l’a remplacé. Le jeune homme était recherché pour le STO. Il n’a pas voulu mettre la colonie en danger.
Les Zlatin ont aussi embauché Gabrielle Perrier, 21 ans, nommée institutrice stagiaire à la Maison d’Izieu par l’inspection académique. Cadeau du sous-préfet Wiltzer, une fois encore. On lui a dit que ces écoliers étaient des « réfugiés ». Officiellement, il n’y a pas de juif à la colonie. Ce mot n’a jamais été prononcé. Avant même qu’ils soient séparés, les parents ont appris à leurs enfants le danger qu’il y avait à avouer leur origine. Certains survivants, absents le 6 avril, raconteront plus tard que chacun d’eux se croyait le seul juif de la Maison. Mais tout le monde savait aussi que la maîtresse d’école n’était pas dupe.

Pendant l’année scolaire, quatre adolescents étaient pensionnaires au collège de Belley. Ils ne rentraient à la colonie que pour les vacances. Pour les plus jeunes, une salle de cours avait été aménagée au premier étage. Il y avait des pupitres, des livres, des ardoises prêtés par des communes voisines, et une carte du monde accrochée au mur. L’institutrice, qui ne se séparait jamais d’un sifflet à roulette, prenait soin de tous. Il fallait à la fois rassurer Albert Bulka, que toute la colonie appelait Coco et qui n’avait que 4 ans, et instruire Max Tetelbaum, qui en avait 12.
*
— C’est ici qu’ils faisaient la classe, a lâché Madame Thibaudet.
En haut de l’escalier de bois et de tommettes rouges, une pièce qui ressemblait à un grenier. Sur les murs blancs, de vieilles photos passées et lacérées. Images de vache tranquille, de chevaux, de montagne. Un dessin cocardier montrant un coq et un enfant.
Il faisait froid.
La propriétaire a longé le mur, une fois encore. D’un geste du menton, elle a désigné trois pupitres d’écolier, tapis dans un coin d’ombre.
Silence.
— C’est tout ce qu’il reste ?
— C’est tout, oui. On n’a gardé que ces tables-là.
Je l’ai regardée, elle a baissé les yeux. Comme prise en faute.
— Quand on est arrivés, tout était humide à cause des fuites du toit. On a fait un tas dans la cour. Il y avait des vêtements, des matelas. On y a mis le feu.
Je n’arrivais pas à saisir son regard.
— Vous y avez mis le feu ?
Elle a haussé les épaules. Voix plaintive.
— Qu’est-ce que vous vouliez qu’on fasse de tout ça ?
Alors je me suis approché de la première table, avec son banc scellé. Sur le bois, il y avait des traces usées d’encre noire.
— Je peux ?
La villageoise n’a rien répondu. Ses épaules lasses, une fois encore.
Je pouvais.
J’ai retenu mon souffle et ouvert le pupitre. Ma main tremblait. À l’intérieur, contre le battant, un papier collé, un début de calendrier jauni, calligraphié à l’encre violette. « Dimanche 5 mars 1944, lundi 6 mars, mardi 7 mars. » Tout un mois aligné.
— Et ça ?
La propriétaire s’est penchée sur le rectangle noir encadré de bois.
— Une ardoise ?
Oui. L’ardoise de l’un des enfants, oubliée au fond du pupitre. Jamais trouvée, jamais regardée. Jamais intéressé personne. Une main malhabile y avait tracé le mot « pomme ».
J’ai levé les yeux vers la femme. Elle était indifférente. Comme repartie ailleurs. Elle lissait son tablier des deux mains.
Je me suis tourné, visage contre le mur.
Un instant. Presque rien. Un sanglot privé de larmes. Le temps de graver pour toujours ces cinq lettres en moi. J’ai entendu le crissement de la craie sur l’ardoise. Lequel d’entre vous avait écrit ce fruit ?
Lorsque je suis revenu vers la femme, elle m’observait, gênée.
Mon émotion l’embarrassait.
*
Le 6 avril, lorsque le convoi allemand arrive devant la Maison, la cloche vient de sonner le petit déjeuner. C’est le premier jour des vacances de Pâques. Tous les enfants sont là. Même les pensionnaires. Du cacao fume dans les bols, une denrée rare, offerte par le père Wucher, le propriétaire de la confiserie Bilbor.

Toutes ces années après, la grande salle à manger était restée dans la pénombre, Madame Thibaudet figée sur son seuil. Volets fermés, rais de lumière, étincelles de poussières. Le parquet avait été refait, le plafond ravalé. Odeur rance d’humidité. Dans un angle de mur, un lambeau de plâtre arraché. Le jour de la rafle, elle travaillait à l’usine de joints de Belley, à vingt-cinq kilomètres de là. En 1950, elle est devenue propriétaire des murs.
D’un même geste las, elle a désigné le centre de la grande pièce.
— La table était au milieu, et ils étaient autour.
*
Les militaires sautent brusquement des camions. Dix, quinze, la mémoire des témoins a souffert. Ils appartiennent au 958e bataillon de la défense antiaérienne et à la 272e division de la Wehrmacht. Ce ne sont pas des SS mais de simples soldats. Les quelques témoins se souviennent des trois hommes en civil de la Gestapo, qui commandaient la troupe. L’un d’eux semblait être le chef. Chapeau mou, gabardine, il est resté adossé à la margelle de la fontaine, alors que ses hommes entraient dans la Maison en hurlant.
— Les Allemands sont là, sauve-toi !
La dernière phrase de Sarah la doctoresse à son frère Léon.
Le jeune homme descendait les escaliers. Il les remonte en courant. Il saute d’une fenêtre du premier étage, à l’arrière de la bâtisse. Il court vers la campagne. Il se jette dans un buisson de ronces. Un soldat part à la recherche du fuyard. Il fouille partout, frappe les taillis avec la crosse de son fusil. « Il était si proche de moi. Je pense impossible qu’il ne m’ait pas vu », témoignera le Dr Léon Reifman, bien des années après.

Plus tard, prenant possession de la Maison d’Izieu, des officiers de la Wehrmacht traiteront les gestapistes de « porcs ». D’autres se diront ouvertement « désolés » que des soldats aient été mêlés à cette opération.

Tout va très vite. C’est l’épouvante. Les militaires enfoncent les portes, arrachent les enfants à la table du petit déjeuner, fouillent la salle de classe, les combles, sous les lits, les tables, chaque recoin, font dévaler les escaliers aux retardataires et rassemblent la cohorte tremblante sur le perron. Pas de vêtements de rechange, ni valises, ni sacs, rien. Arrachés à la Maison dans leurs habits du matin et cernés sur l’immense terrasse. Tous sont terrorisés. Les grands prennent les petits dans leurs bras pour qu’ils cessent de hurler.

Julien Favet voit les enfants pleurer.
Le garçon de ferme était aux champs. Aucun gamin de la colonie n’était venu lui apporter son casse-croûte, comme chaque matin. Cela l’avait inquiété. Alors, en retournant à la ferme de ses « maîtres », comme il dit, il décide de passer par la Maison. Il est couvert de terre, en short et torse nu. Il aperçoit Lucien Bourdon, qui se prétendait « Lorrain expulsé », marchant librement près de la voiture allemande.
Un soldat arrête Favet.
— Vous sauté fenêtre ? lui demande-t-il dans un mauvais français.
Les Allemands recherchent toujours Léon l’évadé.
Julien Favet ne comprend pas. Favet est un homme simple. Un domestique agricole, comme il le dit lui-même. L’homme en gabardine adossé à la fontaine s’avance, son chapeau sur les yeux. Il s’arrête face à lui. Le dévisage longtemps et en silence.

Bien des années plus tard, Favet reconnaîtra ce visage et ce regard sur des photos de presse. Il jurera que oui, c’est bien ce même homme qui lui avait ordonné de rentrer chez lui, le 6 avril 1944, à Izieu. Il n’en doute pas. Lorsqu’il le raconte, il prononce même son nom.

— Et alors Klaus Barbie m’a dit quelque chose comme : allez !

En repartant, Favet voit les enfants effrayés entassés à coups de pied dans les camions. Deux adolescents essayent de s’échapper. Ils sautent du plateau. Théo Reis est rattrapé. Son camarade aussi. Frappés, traînés sur le sol, jetés par-dessus leurs camarades qui hurlent.
— Comme des sacs de pommes de terre, a témoigné plus tard Lucien Favet.
Le fermier Eusèbe Perticoz veut rejoindre son commis. Les soldats le bloquent.
— Monsieur Perticoz, ne sortez pas, restez bien calé chez vous ! lui hurle Miron Zlatin de l’intérieur du camion.
Un Allemand frappe le mari de la directrice pour qu’il se taise. Coup de crosse dans le ventre, coups de botte dans le tibia. Une fois encore, Julien Favet raconte.
— Le coup de mitraillette l’a plié en deux. Il a été obligé de se coucher dans le camion, et puis je ne l’ai plus vu.

Avec les 44 enfants, 7 adultes sont arrêtés. Dans les camions, aux côtés de Miron Zlatin, il y a Lucie Feiger, Mina Friedler. Et aussi les survivants de la famille Reifman. Sarah la doctoresse, qui a permis à son frère de se sauver, Eva leur mère et Moshé, leur père. Une septième adulte travaille à la colonie comme femme de ménage, Marie-Louise Decoste. Elle est embarquée avec les autres.

La veille, après avoir donné aux enfants des leçons à réviser pour la rentrée, l’institutrice était retournée dans sa famille, à quelques kilomètres de là. Avant de partir, elle avait croisé les adolescents pensionnaires, qui rentraient à la colo pour les vacances. Et Léon Reifman, revenu dans ce « paradis » pour y retrouver sa sœur médecin, leurs parents et aussi Claude, 10 ans, son petit-neveu. Tous cachés ici.
Sabine Zlatin aussi était absente. La directrice était partie à Montpellier. La Gestapo fouillait la Savoie, l’Isère, la région tout entière. Les Allemands et la milice avaient arrêté des « réfugiés » à Chambéry. Les enfants juifs de Voiron venaient d’être enlevés. Le sous-préfet Wiltzer s’était retrouvé muté à Châtellerault. La Maison d’Izieu n’était plus sûre. Alors Sabine Zlatin cherchait un autre abri pour ses gosses. Et c’est par un télégramme, que lui a envoyé une secrétaire de la sous-préfecture de Belley, qu’elle a appris le malheur : « Famille malade – maladie contagieuse. »

Le 6 avril, les malheureux sont conduits à la prison Montluc, à Lyon. Les petits sont jetés en cellule, assis à même le sol. Les adultes interrogés, puis enchaînés haut contre les murs.
Le lendemain, un tramway des transports lyonnais les emmène tous à la gare de Perrache. Puis un train de la SNCF les conduit vers Paris. Ils sont ensuite parqués dans des bus de la RATP et traversent la ville jusqu’au camp d’internement de Drancy, où ils arrivent le 8 avril 1944.
Ils sont enregistrés par la police française sous les numéros 19185 à 19235.
Le 13 avril, alors que le convoi no 71 pour Auschwitz-Birkenau se met en place en gare de Bobigny, Marie-Louise Decoste est autorisée à quitter le camp. Alors elle craque. Sa carte d’identité française est fausse. Elle s’avoue juive polonaise. Elle donne son véritable nom : Léa Feldblum. Elle ne veut pas abandonner les gamins.

34 enfants sont déportés par ce premier convoi. Coco, 4 ans, est parmi eux. Les autres sont envoyés en Pologne par groupes de deux ou trois jusqu’au 30 juin 1944. En arrivant au camp, entassés après deux nuits d’effroi, les enfants, les malades, les vieux et les faibles sont séparés des adultes valides.
Léa Feldblum, la Française aux faux papiers, le racontera plus tard : elle et Sarah la doctoresse sont désignées pour les kommandos de travail. Elles se retrouvent dans le cortège des déportés promis aux chantiers. Mais lorsque Sarah voit Claude, 10 ans, poussé par un soldat dans la colonne des plus faibles, lorsqu’elle l’entend pleurer son nom, la mère change brusquement de file. Et elle court prendre son fils dans ses bras.

Aux monitrices d’Izieu qui assistent les petits, un SS demande en allemand : « Êtes-vous leurs mères ? » Edith Klebinder, une déportée juive autrichienne, a été désignée d’autorité comme traductrice. Elle a survécu. C’est elle qui raconte.
— J’ai reformulé la question en français. Et les adultes ont répondu : « Non. Mais nous sommes comme leurs mères adoptives. »
Le même soldat demande alors aux femmes si elles veulent les accompagner.
— Elles ont dit oui, évidemment.
Alors, les monitrices et les enfants ont rejoint Sarah et Claude dans le camion.

Un mois plus tard, Miron Zlatin, le directeur de la Maison d’Izieu, Théo Reis et Arnold Hirsch, deux des adolescents qui étaient pensionnaires au collège de Belley, sont déportés de Drancy vers l’Estonie, dans un convoi composé d’hommes en âge de travailler.
Les trois seront usés dans une carrière de pierres, puis fusillés par les SS à la forteresse de Tallin, en juillet 1944.

De tous les déportés d’Izieu, seule Léa Feldblum est revenue, libérée par l’Armée Rouge en janvier 1945. Pendant sa détention, elle a servi de cobaye à des médecins nazis. Son avant-bras porte le matricule 78620. Son corps est en lambeaux. Elle pèse 30 kilos.

Léon Reifman, qui s’était sauvé par la fenêtre ouverte, a trouvé du secours pas très loin. Caché par Perticoz le paysan et Favet son garçon de ferme. Il sera accueilli plus tard par une famille française à Belley. Et il vivra.

Comme Yvette Benguigui, fillette de 2 ans recueillie avant la rafle et cachée au cœur d’Izieu, par la famille Héritier.
*
Madame Thibaudet s’impatientait un peu. Elle ne le disait pas, mais je sentais à ses gestes que la visite était terminée. Elle me regardait écrire des phrases qu’elle ne soupçonnait pas. Pages de droite, ce qui serait utile à mon reportage. Pages de gauche, ce que je ressentais. L’ardoise et le mot pomme à droite, mon ventre noué à gauche.
« Change tes larmes en encre », m’avait conseillé l’ami François Luizet, reporter au Figaro, qui m’avait surpris, quelques années plus tôt dans le sud de Beyrouth, assis sur un trottoir, désorienté, sans plus ni crayon ni papier, à pleurer les massacres que nous venions de découvrir à Sabra et Chatila.
Alors j’écrivais. Je dérobais chaque fragment de lumière, chaque battement du silence, chacune des traces laissées par les enfants. Sur une poutre du grenier, il y avait écrit « Paulette aime Théo, 27 août 1943 ». Paulette Pallarès était une gamine du coin, qui venait parfois prêter main-forte. Et Théo Reis, l’adolescent de 16 ans qui sera fusillé à Tallin. Cette déclaration d’amour a été offerte à une page de droite. Mon chagrin, confié à une page de gauche. J’écrivais tout. J’écrivais la salle de classe, le réfectoire, les escaliers qui menaient au-dehors. Je me suis adossé à la margelle de la fontaine et j’ai écrit le chant d’une alouette, la beauté de la campagne, le silence de la montagne, tout ce calme qui protégeait la Maison. Je me suis assis sur la terrasse. J’ai posé les mains partout où ils avaient posé les leurs. Sur cette rampe d’escalier, le bois rugueux de ce bureau, le froid de ce mur à l’odeur de salpêtre, le rebord d’une fenêtre, la tête d’une gargouille, l’écorce d’un arbre qui avait caché leurs jeux. J’ai arraché un peu de la mauvaise herbe qui poussait dans la cour.
J’espérais qu’un jour ce lieu serait sanctifié. Le procès de Klaus Barbie aiderait à ramener la Maison en pleine lumière. Mais j’avais peur qu’il ne reste rien de ce froid, de ce silence, de cette odeur ancienne. Rien des bureaux, rien de la pomme tracée sur une ardoise, rien de l’amour de Paulette et Théo, rien des enfants vivants, à part un mémorial célébrant leur martyre. Une nécropole élevée à leurs rires absents.

J’ai surpris Madame Thibaudet qui regardait sa montre. Le geste furtif d’une employée de bureau à l’heure de décrocher son manteau de la patère et de rentrer chez elle.
Lorsque je suis arrivé, j’étais en trop. Maintenant, c’est elle qui m’encombrait. J’aurais voulu qu’elle me laisse avec Max, avec Renate, avec tout petit Albert. Qu’elle aille faire quelques pas du côté de la grange. Ses hésitations, ses regards fuyants, sa toux gênée. Agacée.
J’étais injuste. Je le savais. Madame Thibaudet m’avait ouvert la porte des enfants et accompagné partout avec gentillesse. Maintenant, elle souhaitait que j’en termine. Que je range ce carnet, ce stylo. Que je retourne d’où je venais.
Alors j’ai refermé mon carnet. J’ai glissé mon stylo entre les spirales.

Elle n’a pu s’empêcher de soupirer. J’avais fini. Nous étions quittes.
Lorsque je lui ai tendu la main, sur le perron, elle m’a demandé :
— Ça passe quand, à la télé ?
J’ai souri. Ni équipe, ni caméra, ni micro. Quelle télé ?
Elle était saisie.
— Mais j’ai cru que vous étiez journaliste ?
— Je le suis, mais pour un journal.
Regard vaguement déçu.
— Ah oui. Un journal…
Et puis elle m’a tourné le dos. Elle a monté les trois marches. Elle est retournée chez les enfants comme si elle rentrait dans sa propre maison.
*
J’ai longé la grille de fer forgé noir, repris le chemin qui menait à la route. La bâtisse massive, trapue, coiffée de son toit de tuiles rondes et de sa lucarne. Un chien jappait toujours derrière la grange. J’ai cueilli deux grappes de lilas et une fleur de pissenlit. Je suis retourné sur la route. La départementale en lacet qui traverse les vignes et les champs paisibles. Je me suis assis sur le talus. J’ai regardé la colline, les murets de rocaille, les premiers arbres de la forêt. J’ai regardé la montagne.
J’ai posé mes fleurs là, au bord de la route, sur cette tombe qui ne se doutait pas.
Je me suis retourné une dernière fois. La lumière était trop belle.
C’était là.
Et j’avais rêvé que tu y sois avec moi, papa.
Pas pour te coincer dans un coin du grand réfectoire, te faire dire la vérité ou t’obliger à regretter ce que tu avais fait. Pour remonter la route à tes côtés. Pour conduire ta main près de la mienne, sur la margelle de la fontaine. Pour te voir frissonner comme moi dans le froid. Pour entendre le parquet pleurer sous tes pas. Pour ton souffle dans l’escalier menant à la salle de classe. Pour te tendre l’ardoise à la pomme et découvrir tes yeux de père sur ce mot d’enfant. Que tu t’asseyes au bord d’un lit. Que tu écoutes les monitrices les endormir dans la pénombre. Une seule histoire pour les filles, des histoires différentes pour chaque garçon. Ils étaient plus exigeants, les garçons. Surtout Émile Zuckerberg, le petit Belge d’Anvers, âgé de 5 ans. Il avait peur le jour, il avait peur la nuit. Il lui fallait une adulte toujours à ses côtés. Une autre maman rien qu’à lui. J’aurais voulu te raconter que c’est le Dr Mengele qui l’avait arraché de la main de Léa Feldblum.

Et peut-être, quand nous serions repartis toi et moi, laissant la Thibaudet happée par ses fantômes, nous serions-nous arrêtés sur le bord du chemin. C’est toi qui l’aurais souhaité. Une pause, avant de retrouver le monde des vivants. Et peut-être m’aurais-tu parlé. Sans me regarder, les yeux perdus au-delà des montagnes. Tu n’aurais pas avoué, non. Tu n’avais rien à confesser à ton fils. Mais tu aurais pu m’aider à savoir et à comprendre. M’expliquer pourquoi, tellement d’années après la guerre et alors que je venais de rencontrer une femme, tu m’avais demandé si elle avait « quand même des yeux aryens, comme nous », alors qu’elle était brune. J’aurais espéré que tout s’éclaire, sans que jamais personne te juge. Sans un mot plus déchirant que l’autre. Me dire où tu étais à 22 ans, lorsque Barbie et ses chiens sont venus arracher les enfants à leur Maison.
Et avant cela ? Que faisais-tu en novembre 1942, quand les Allemands sont revenus à Lyon, après l’invasion de la zone libre ? Qu’est-ce que tu as vu d’eux ? Leurs bottes cirées ? Leurs uniformes de vainqueurs ? Leurs pas frappés rue de la République ? Leurs chars sur les pavés du cours Gambetta ? Qu’est-ce que tu as compris d’eux ? Qu’est-ce que tu as aimé d’eux ? Qu’est-ce qui t’a poussé à les rejoindre plutôt que de les combattre ? Ou même à te terrer, comme tant d’autres, pendant que quelques braves forgeaient notre Histoire à ta place ?

Pourquoi es-tu devenu un traître, papa ? »

Extraits
« Il m’aura fallu des années pour l’apprendre et une vie entière pour en comprendre le sens : pendant la guerre, mon père avait été du «mauvais côté».
C’est par ce mot que mon grand-père m’a légué son secret. Et aussi ce fardeau. J’étais assis à sa table. Comme chaque jeudi après le déjeuner, j’avais droit à une pastille de menthe.
— Tu peux aller chercher ta Vichy, disait ma marraine en faisant la vaisselle.
Je n’avais pas connu la mère de mon père. Elle s’était suicidée avant la guerre. Mon grand-père s’était remis en ménage peu après, avec celle que j’appelais marraine. » p. 31

« Mon père avait été SS. À 31 ans, je repartais dans la vie avec cette honte et ce fardeau.
Les jours suivants, j’ai voulu tout savoir. Je n’en pouvais plus d’imaginer son uniforme camouflé, les runes de la SS sur son col, l’écusson FRANCE sur sa manche gauche. Je suis allé à la bibliothèque, chercher des textes et des photos. Dans le catalogue, j’ai retrouvé les deux seuls livres que mon père possédait, rangés dans la vitrine du meuble de télévision.
Le premier était un chant d’amour que l’écrivain Jean Mabire adressait à la division Charlemagne et au «fils des vieux guerriers germaniques surgis des glaces et des forêts». Une réhabilitation du nazisme, J’ai reconnu le dessin sur la couverture. » p. 68

« Plus je lisais tes dépositions plus j’en étais convaincu: tu t’étais enivré d’aventures. Sans penser ni à bien ni à mal, sans te savoir traître ou te revendiquer patriote. Tu as enfilé des uniformes comme des costumes de théâtre, t’inventant chaque fois un nouveau personnage, écrivant chaque matin un autre scénario.
La seule chose dont tu as été conscient, c’est que tout le monde te recherchait. Tu étais encore un enfant, papa. Malin comme un gosse de village qui échappe au gendarme après un mauvais tour, mais un enfant. Ces quatre années ont été pour toi une cour de récréation. Un jeu de préau. Tu ne désertais pas, tu faisais la guerre buissonnière, tu faussais compagnie à l’armée française, à la Légion tricolore, au NSKK comme un écolier sèche un cours. Tu as dû dérouter les enquêteurs. Ni la morgue du collabo, ni l’arrogance du vaincu. Tu n’étais pas de ces traîtres qui ont refusé le bandeau face au peloton. Ni de ces désorientés pleurant leur innocence. Pas même une petite crapule qui aurait profité de l’ennemi pour s’ennivrer de pouvoir ou s’enrichir. C’est un funambule que les policiers ont essayé de faire chuter. Un bateleur, un prestidigitateur, un camelot. Chaque interrogatoire a ressemblé à une partie de bonneteau. Elle est où la carte, ici? ou Là? Et la bille, sous quel godet? Ton histoire était délirante, mais plausible dans son entier. C’est en t’écoutant la rejouer séquence par séquence, que plus rien de son scénario ne me paraissait crédible.
Mais comme l’heure n’était plus aux exécutions sommaires, les policiers n’ont pas négligé le dossier d’instruction numéro 202. » p. 176-178

À propos de l’auteur
CHALANDON_Sorj_©Joel_Saget.jpgSorj Chalandon © Photo Joël Saget

Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est l’auteur de neuf romans et Enfant de salaud sera le dixième, tous parus chez Grasset. Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006, prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011, Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013, prix Goncourt des lycéens), Profession du père (2015), Le Jour d’avant (2017) et Une joie féroce (2019). (Source: Éditions Grasset)

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Dahlia

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En deux mots
Lettie se souvient de ses années de collège, du « club des cinq » qu’elle formait avec ses copines, mais surtout de sa copine Dahlia et du terrible secret qu’elle lui avait confié. En retraçant cet épisode de son adolescence, elle essaie de comprendre dans quel terrible engrenage elle s’était alors fourrée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le poids d’un secret impossible à garder

Dans son nouveau roman Delphine Bertholon continue à creuser le monde de l’adolescence autour d’une narratrice qui retrace un épisode traumatisant de ses années de collège.

Lettie se souvient de ses années de collège dans le sud de la France au début des années 1990. À quatorze ans, cet âge où son corps se transforme, où sa personnalité s’affirme, elle vit avec sa mère dans un mobile home installé dans un camping du bord de mer et cherche à s’intégrer à la bande de filles plus délurées, aux formes et aux fringues plus marquées, quitte à délaisser ses amies «bien rangées», plus sages et plus lisses. Car Lettie ne veut plus être une enfant. Ses tentatives d’approche sont couronnées de succès et elle fait très vite partie du «club des cinq», même si son intérêt se porte aussi sur une fille restée en dehors de la bande, mais qui l’intrigue. Il faut dire que Dahlia est assez mystérieuse, ce qui la rend aussi attrayante à ses yeux. Leur amitié va s’ancrer au fil des jours, les confidences se faire plus intimes. Jusqu’à ce moment où Dahlia explique a Lettie qu’elle a été abusée par son père.
Comment vivre avec un tel secret? Quand bien même l’adolescente a promis de n’en parler à personne, elle ne peut s’empêcher de confier la chose à sa mère. Quand Dahlia est convoquée chez le principal du collège, elle comprend que la machine policière puis judiciaire s’est mise en route. À son tour, Lettie va devoir s’expliquer. Mais que peut-elle dire? Elle attend anxieuse la suite des opérations. Et comme Dahlia ne réapparaît plus, elle doit s’en tenir aux articles sibyllins des journaux. Dahlia a été prise en charge par les services sociaux, son père est incarcéré et sa mère crie à l’innocence de son mari. Une mère qui vient aussi dire son fait à Lettie, qui ne sait dès lors plus très bien qui croire.
Après Twist (2008) et Grâce (2012), Delphine Bertholon poursuit son exploration de l’adolescence, avec toujours autant de justesse de finesse dans l’analyse. En choisissant une narratrice désormais adulte et mère, elle prend le recul nécessaire à ce sujet sensible et confirme livre après livre qu’elle occupe désormais une place de choix parmi les romancières qui n’hésitent pas à s’emparer des sujets de société. Sa réflexion sur ce sujet brûlant complète la vision proposée sous un angle différent par Karine Tuil avec Les choses humaines, Mazarine Pingeot avec Se Taire ou encore Marcia Burnier avec Les orageuses. Plus proche dans la thématique et dans le traitement, ajoutons Sauf que c’étaient des enfants de Gabrielle Tuloup.
La romancière de Cœur-Naufrage est décidément comme le bon vin, elle se bonifie avec l’âge et nous offre ici son meilleur roman. En attendant le prochain!

Dahlia
Delphine Bertholon
Éditions Flammarion
Roman
240 p., 21 €
EAN 9782081520158
Paru le 17/03/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le sud de la France.

Quand?
L’action se déroule de 1989 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Début des années 1990, dans le sud de la France. Lettie, quatorze ans, vit avec sa mère dans un mobile home et brûle secrètement d’être quelqu’un d’autre. Quand survient Dahlia, une fille un peu étrange, une ardente amitié se noue entre ces adolescentes que tout semble opposer. Dahlia a deux jeunes frères, des parents généreux, et Lettie voit dans le père de son amie l’homme idéal, celui qui lui a toujours manqué. Chacune envie l’autre ; qui sa tranquillité, qui sa famille joyeuse.
Mais le jour où Dahlia lui confie un secret inavouable, Lettie ne parvient pas à le garder. La famille de son amie vole en éclats. Au milieu du chaos, le doute : et si Dahlia avait menti ?
Delphine Bertholon explore le lien ambigu entre adolescence et vérité, et les frontières floues qui nous séparent du passé.

Les autres critiques
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Cité Radio (interview par Guillaume Colombat)
Cultures Co (Patrick Benard)
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Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Mes échappées livresques
Blog Les livres de K79
Blog Ballade au fil de l’eau

Les premières pages du livre
« ÉTINCELLE
La première fois que je m’aperçus de l’existence de Dahlia, c’était au début de mon année de troisième, au retour des vacances de la Toussaint. Je venais d’avoir quatorze ans le 2 novembre. Je suis née le jour des Morts et c’était l’une des choses que ma mère aimait répéter, par jeu ; devenue adulte, je le répète à mon tour. J’ai fini par aimer, je crois, cette façon d’oxymore, comme si cela me donnait une touche d’originalité. Dahlia était dans ma classe depuis la rentrée, mais je ne l’avais pas remarquée jusqu’alors. Elle était encore ce que je fus longtemps : une invisible.

Mes deux premières années de collège, j’avais été une enfant sage, lisse et discrète, qui gardait ses amitiés d’école primaire. Je ne me mêlais guère aux autres élèves, ces nouveaux que je ne connaissais pas, plus citadins, plus branchés, qui me semblaient tous tellement plus vieux, plus mûrs, plus tout en fait, alors que nous avions sensiblement le même âge. Mais cet été-là, une métamorphose s’était opérée – l’été 1989, qui avait séparé la cinquième de la quatrième. J’avais quitté la cinquième en petite fille modèle, obéissante et plate ; j’intégrai la quatrième en jeune fille dérangée, méchante malgré moi, répudiant sans pitié mes copines de toujours (les abandonnant, me retournant contre elles, les oblitérant, et j’ai encore honte aujourd’hui de simplement l’évoquer) pour frayer avec cette bande que j’avais tant crainte – elles étaient belles, avaient des fesses, des nichons, une grande gueule, des Tampax dans leur sac. Elles avaient pour certaines de bonnes notes, d’autres étaient des cancres, mais la synergie ne s’opérait pas au niveau scolaire ; elle s’incarnait ailleurs, dans cette apparente liberté, les teintures capillaires intrépides, les tenues racoleuses, les cuites secrètes, le regard des garçons, les clopes, la masturbation dont elles parlaient avec un sans-gêne époustouflant – qui m’époustoufle toujours, trente ans plus tard. Si je crois comprendre pourquoi j’avais voulu me rapprocher d’elles, je ne sais pas vraiment comment j’y étais parvenue. Mon corps avait changé, c’est vrai, mais j’étais toujours attifée de la même manière absurde, mélange de fripes et de supermarché. Quelque chose dans mon regard, mon attitude, s’était modifié, sans que j’en sois tout à fait consciente. Ce fut un glissement progressif, de moi à elles, puis d’elles à moi, comme un apprivoisement, imperceptible au début, puis soudain radical : un beau jour, je me retrouvai avec la « bande », à descendre le bar parental dans la villa d’Aydée, à échanger mes fringues avec Marie, à essayer le chapeau de cow-boy dont Lydia ne se séparait jamais. J’étais « fifille à sa maman » et soudain, j’étais devenue « populaire ». Pour les garçons du collège, je faisais maintenant partie de la constellation, mais entrer dans le cercle des étoiles avait rendu ma vie très compliquée et cela explique peut-être en partie ma découverte de Dahlia – même tardive.

Ma mère m’avait déposée tôt ce matin-là, le jour de la rentrée des vacances de la Toussaint, avant d’aller au travail. Le TER était en grève et elle embauchait à sept heures. Elle était – est toujours – infirmière à domicile.
— Je suis désolée, minette. Le père Delabre, tu le connais. Avec lui, c’est maintenant ou tout de suite.
Je haussai les épaules d’un air entendu, mi-compatissant, mi-moqueur.
— Le Délabré…
Elle sourit, mais il y avait dans ce sourire une pointe de reproche. Je m’extirpai de l’habitacle de la voiture minuscule. Elle lança :
— Tu sais, hein ?
— Je sais, acquiesçai-je avant de claquer la portière, de sentir le froid cercler mes chevilles nues, comme des fers.
Tu sais ?/Je sais. C’était un truc entre nous, un rituel pour dire « je t’aime » sans le dire. Ma mère et moi étions, comme notre voiture, deux choses minuscules dans un monde à notre image. Même pour les mots, nous étions du genre anorexique. Sauf, bien sûr, quand elle était grise. De ce point de vue, je lui ressemble beaucoup : de taiseuse à fontaine, si le vin coule à flots. Une histoire de lâcher-prise, j’imagine.

L’odeur des pins était forte, mêlée à celle de l’asphalte mouillé, sève, fleurs et métal. Il faisait encore nuit. Les grilles du collège étaient closes, la lune ronde dans un ciel noir, vertigineux, abysse inversé. Je m’assis sur un haut muret, balançai mes jambes dans le vide. Mes baskets blanches semblaient phosphorescentes dans l’obscurité. Je suivais le mouvement de mes pieds comme s’il s’était agi de rayons laser, hypnotisée, somnolente. Elle me surprit, noir sur noir, surgie de nulle part, recrachée par la nuit devant mes baskets.
— Salut.
Jump scare – je manquai choir de mon muret. Je levai les yeux et la distinguai enfin, silhouette fine et sombre, façon Giacometti. J’avalai ma salive.
— Salut.
Elle dansait d’un pied sur l’autre. Elle avait froid, ou était mal à l’aise, ou les deux. J’eus l’impression que l’odeur des pins se faisait plus forte, résinant mes narines, que l’âcreté de l’asphalte s’encavait dans ma gorge. Elle ouvrit de nouveau la bouche :
— Je peux m’asseoir ?
Je hochai la tête et, dans le mouvement, revis la lueur pâle de mes baskets blanches. Je les avais extirpées de haute lutte à l’économie maternelle, des Reebok montantes. J’en rêvais depuis des années – les baskets des danseuses, des starlettes de clips. À quatorze ans, je possédais enfin quelque chose que j’avais réellement désiré. Elle dut remarquer mon manège, car elle déclara :
— Elles sont cool, tes chaussures.
Cette phrase me mit en rage (Putain, avais-je pensé, ce ne sont pas des « chaussures », d’où tu sors, merde, sérieux ?) tout en me plongeant dans un profond ravissement. Et puis, elle sentait bon, cette fille. Elle sentait – je cherchai un moment, finis par trouver – la tarte tropézienne. Crème, brioche, fleur d’oranger. Elle n’avait pas du tout l’odeur de son physique, sans fantaisie ni gourmandise. Elle se hissa à côté de moi dans un bruissement d’étoffe. Tels deux oiseaux perchés (ara/corbeau – ou, plus vraisemblablement, mésange/moineau), nous regardions en silence la grille du collège qui s’ouvrirait bientôt, avalerait les gosses, les cris, les espoirs et les chagrins. La fille balançait elle aussi ses pieds dans le vide, chaussés de croquenots noirs, style Doc Martens mais sans marque, sûrement même pas en cuir. J’eus brusquement honte, comme si après avoir répudié mes amies d’enfance (Melody, surtout), j’étais en plus devenue une sale bourge.
Nous vîmes arriver les dames de service. Elles semblaient étrangement différentes sans leurs uniformes et leurs charlottes en papier ; plus humaines, en fait. Les dames de service sont donc celles qui arrivent en premier, avais-je songé, et cette pensée avait enkysté ma honte. Invisibles, elles aussi.
— Tu t’appelles Lettie, c’est ça ?
Je hochai la tête.
— Laetitia… Mais tout le monde dit Lettie. Sauf ma mère.
— Elle dit quoi, ta mère ?
— Minette.
— C’est mignon.
— Ouais, je suppose. Si on veut.
Le silence retomba. Je ne connaissais pas, moi, son prénom. Des semaines dans la même classe, mais je n’en avais pas la moindre idée. En fixant de nouveau la grille qui, peu à peu, s’illuminait d’aurore, je songeais qu’elle avait une tête à s’appeler Samia. Ou Bianca. Ou Izabel. Elle avait le teint mat, olivâtre, d’un Sud plus au sud que le nôtre, mais je n’aurais su déterminer lequel. L’ironie voulait qu’en réalité, comme je l’appris plus tard, elle débarquait du Havre.
— Dahlia, déclara-t-elle.
— Quoi ?
— Dahlia. C’est mon nom.
Elle sauta du muret : la grille venait de s’ouvrir. Sans un mot de plus, sans se retourner, elle marcha jusqu’à l’entrée. Elle salua le gardien, première à pénétrer l’enceinte de ce pauvre royaume. Au loin, les autres arrivaient par grappes, déversés par les cars.
2
J’ai commencé à écrire après avoir vu la flèche de Notre-Dame s’effondrer dans les flammes. Je ne suis pas certaine du lien entre cette histoire et l’incendie, mais il y en a forcément un. Peut-être est-ce simplement la notion de chute. De destruction. Quoi qu’il en soit, le récit que j’avais dans le ventre, lové depuis l’adolescence quelque part dans les entrailles, est ressorti là, devant la télévision. Le soir du 15 avril 2019, ma mère, elle aussi derrière son écran à l’autre bout du pays, m’avait téléphoné. Il y avait dans sa voix tremblante, troublée, un mélange de détresse et d’excitation.
— C’est fou, complètement fou ! On dirait du cinéma, sauf que c’est la vérité. Ça me fait presque comme le 11 septembre, tu vois ? Enfin, non, quand même pas. Mais tu vois, quoi. Le côté, je ne sais pas… Irréel ?
J’ai acquiescé en silence, l’iPhone scellé à l’oreille, oreille collante de sueur et qui, déjà, me faisait mal. J’ai cherché en vain mes écouteurs. On dirait du cinéma, sauf que. Quelques jours plus tôt, alors que je zappais de chaîne en chaîne à la recherche d’un programme susceptible de m’aider à trouver le sommeil, j’étais tombée sur la rediffusion d’une émission consacrée à l’affaire Guzzo. Je l’avais déjà vue il y a bien longtemps : à l’époque, la production avait tenté de nous interviewer, ma mère et moi. Nous avions évidemment décliné, mais j’ai éteint la télévision comme si la télécommande venait de s’enflammer. Alors, j’ai eu envie de lui parler de Dahlia. Mais nous ne l’avions pas évoquée depuis si longtemps (« N’en parlons plus, minette. Ne parlons plus JAMAIS de tout ça, tu veux bien ? ») que les mots sont restés coincés dans ma gorge, comme les larmes derrière mes paupières. À quoi bon ?
Il n’empêche : ce même soir, j’ai allumé mon ordinateur et j’ai commencé à écrire. Mina, ma fille de trois ans, venait de partir en voyage avec son père. Nous n’avions jamais été séparées plus de quelques jours et le passé s’est engouffré par la béance qu’elle avait laissée derrière elle. Les choses se mélangeaient dans ma tête, de la même manière qu’elles s’étaient mélangées à l’époque, et la fange qui m’envahissait devait trouver un moyen de se déverser.

Nous étions derrière les buissons, Aydée, Lydia, Marie et moi. Michelle manquait, elle avait la grippe ; nous étions le Club des cinq avec un membre en moins. Aydée alluma une clope et, me soufflant la fumée au visage, entra dans le vif du sujet (j’imaginai alors leurs conversations sans moi, leurs médisances, et mon crâne me parut rétrécir comme si mes tempes devenaient des serre-joints).
— Alors comme ça, Lettie, tu traînes avec Guzzo ?
Je haussai les épaules.
— Elle est gentille.
Aydée renversa la tête, nuque en arrière, partit dans un fou rire certes fabriqué, mais très bien exécuté. Aydée était forte pour ce genre de choses (et quand elle m’agaçait, en mon for intérieur, c’est ainsi que je la surnommais – La Comédienne).
— Elle est… gentille ?!
— Je ne traîne pas avec elle. Juste, je lui parle. On n’a plus le droit de parler aux gens ?
Cette tirade me demanda un effort surhumain. Au procès, avant mon témoignage, j’avais fait une attaque de panique dans le couloir. Mais ce matin-là, dans la cour du collège, j’étais déjà une sorte d’avocate – sans bien savoir qui je défendais, de Dahlia ou de moi. Il faisait froid en cette fin novembre, mais je sentais la sueur glisser le long de mon dos sous le tee-shirt noir, le pull irlandais et le blouson en jean. J’avais envie de tout arracher, de me mettre à poil, de me rouler dans la boue. Face à ces six yeux, ces multiples bras et jambes, enchevêtrés, arachnide bigarrée, j’avais l’impression d’être en feu. Marie enchaîna :
— Tu fais bien ce que tu veux, hein, c’est la démocratie. Mais c’est pas super pour ton image, quoi. Tu sais comment les mecs l’appellent ?
Je savais, oui. Ortie Gazoil. Ils avaient, pour une fois, fait preuve d’imagination, avec ce jeu de mots issu de son prénom fleuri et de la sonorité particulière de son patronyme. Et si je n’avais pas saisi à quel point c’était méchant de leur part, j’aurais trouvé le surnom plutôt chouette : ça faisait héroïne de BD trash, genre Fluide glacial. Je hochai la tête mais, entre mes dents, je chuchotai, rageuse :
— Les mecs sont des cons.
Cette allégation provoqua chez les filles des sourires de teneurs différentes. J’aurais pu les baptiser en fleurs, elles aussi. Aydée, le lys, peau diaphane et corps de liane. Marie, la dionée, plante carnivore en forme de lèvres, mauvaise langue et bouche charnue glossée de rouge. Michelle l’absente, edelweiss, inaccessible, faussement douce, résistante. Et Lydia, coquelicot, fleur dont, gamine, je faisais des poupées, robes écarlates ceinturées d’un brin d’herbe, tête couronnée de boucles noires.
Et moi ?
Moi aussi, je me sentais ortie. Une ortie déguisée en rose blanche.

Dahlia, ce même soir, m’invita chez elle pour la première fois. En dernière heure, elle me fit passer un mot.
Tu veux venir à la maison ? Ma mère fait des gâteaux. Mon père te ramènera.
Je scrutai Marie, Aydée, Lydia. Elles étaient toutes penchées sur leur exercice de maths – sauf Lydia, qui était nulle en maths, nulle en tout, qui voulait juste devenir gymnaste olympique et regardait par la fenêtre, visiblement hypnotisée par une longue chiure de mouette qui (depuis des jours) barrait la vitre de la salle 202. Elles ne faisaient pas attention à moi, alors je répondis :
OK. On se retrouve à l’arrêt du car ?
Lydia et Aydée rentraient à pied. Marie, comme moi, allait à la gare prendre le TER. Aucune des populaires ne prenait le car, à l’inverse de Dahlia. Je pliai en quatre le morceau de papier, fière de ma stratégie.
Ni vue ni connue.

À l’aube des années 1990, Dahlia et moi sommes dans le sud de la France. Il y fait souvent beau, mais il y a beaucoup de vent, un vent parfois si intense qu’il porte sur les nerfs, vous donne l’impression de sombrer dans la folie. Il y a la Méditerranée, plus ou moins proche. En face de chez Aydée, près de chez Lydia, un peu en retrait pour les autres, loin de chez Dahlia. Aujourd’hui, j’habite à Paris et je veux en partir ; retourner chez moi, près de ma mère. Je ressens chaque jour cette ville comme une punition mais, pour parvenir à la quitter, je cherche peut-être à me libérer de quelque chose, qui n’est pas seulement ma conscience (« Tu n’as rien fait de mal, minette, rien »), mais aussi de ma peur – ma peur de vivre, tout bêtement.
Je devrais sans doute décrire Dahlia, mais c’est difficile. Son visage, sa démarche, son allure sont pourtant gravés en moi avec une précision photographique. Je pourrais dire, peut-être, qu’elle ne ressemblait pas à son prénom. Dahlia était sèche et brune, toute en angles et vêtue de noir. Étrangement, je ne saurais dire si elle était jolie ou pas, je crois que je ne me suis jamais posé la question en ces termes. À l’inverse des populaires, Dahlia était, point final. Précisément, rien chez elle n’était en représentation. C’est ironique, avec le recul. Mais à l’époque, c’était ce que je ressentais, et cela me faisait du bien : puisqu’elle était, je pouvais être. Je pouvais cesser de jouer le rôle de quelqu’un d’autre, mettre l’étoile en veilleuse, comme la flamme d’une bougie sous un éteignoir. Avec elle, je pouvais rester fumée.

La maison des Guzzo était vétuste et bordélique. Vue de l’extérieur, elle semblait crasseuse, mais ce n’était pas le cas ; au contraire. Chez moi aussi c’était modeste, mais si minuscule qu’il fallait ranger au fur et à mesure, sinon on ne pouvait pas vivre : on se retrouvait rapidement ensevelies sous le linge sale, enterrées vivantes dans une boîte trop petite, trop pleine. J’étais d’ailleurs préposée aux tâches ménagères et presque maniaque, comme si l’ordre était un gage de stabilité. Et puis, c’était juste maman et moi. La caravane, maman et moi. Chez les Guzzo, il n’y avait pas non plus une once de poussière sur les plinthes, pas une trace de calcaire sur les robinets, mais ils étaient cinq là-dedans, et pas n’importe quels « cinq ». Je n’ai jamais, depuis, rencontré un endroit si vétuste, si bordélique et si propre. Il fallait, chez eux, se déchausser. Pourtant, Dahlia avait deux petits frères, des jumeaux, monstres hirsutes – Gianni et Angelo. À l’époque, ils avaient six ans ; maintenant que j’ai moi-même un enfant, je me demande comment faisait Francesca, leur mère, pour garder cette maison à ce point sous contrôle, du moins en apparence.
Cette fin d’après-midi, chez les Guzzo, j’avais eu un pressentiment. Bien entendu, sur le moment, je n’avais rien analysé ; c’était une impression tout à fait instinctive, qui n’avait pas pénétré les fibres profondes d’un cerveau en formation. J’avais été fascinée par ce bazar organisé, par la douceur de Francesca, par l’énergie des jumeaux, par cette vie qui suintait par tous les pores, comme si cette maison était une peau, une peau souple, à la fois tendre et tendue. J’avais mangé les gâteaux avec bonne humeur, mais j’avais remarqué que Dahlia – comme moi taiseuse – devenait franchement mutique dans cet environnement qui, pourtant, lui était familier. Ce que je compris sans le comprendre, c’est que dans cette maison, les hommes prenaient trop de place. Même des hommes d’un mètre dix.
Comme convenu, son père me raccompagna en rentrant du travail, car Francesca n’avait pas le permis de conduire. M. Guzzo était, lui, chauffeur routier. Francesca était une authentique « mère au foyer » et peut-être était-ce la raison pour laquelle la maison vétuste était tellement impeccable. Mais cela tenait surtout à son tempérament.
C’est idiot, cette histoire de propreté. Ça doit paraître idiot. Mais quand tout s’est déclenché, au lieu d’être un point positif, ce fut un facteur aggravant. Le dévouement, la discrétion et la messe du dimanche, allons, messieurs-dames les jurés, seriez-vous dupes ? Ne cherchait-on pas à cacher la pourriture derrière les portes closes ? Rien n’est logique dans cette histoire mais à l’époque, le tempérament de Francesca servit l’accusation.

M. Guzzo, au volant de sa Citroën CX gris métallisé, tentait de faire la conversation. Il avait un fort accent italien, c’était charmant. M. Guzzo était charmant, de A à Z, le prototype du « mec bien ». Il avait des boucles brunes, des épaules carrées, un menton volontaire et un regard d’épagneul – le regard d’une créature trop tendre pour ce monde.
— Alors ça va, l’école ?
— Oui, merci.
— Je suis content que Dahlia se soit fait une amie. Elle ne se lie pas facilement alors c’était dur, le déménagement.
Je hochai la tête, tentai un sourire.
— Elle m’a dit.
Les lignes pâles de la route défilaient le long du pare-brise, aussi hypnotiques dans la nuit que mes Reebok montantes. Pauvre M. Guzzo, je n’étais pas une bonne cliente. Je crois pourtant qu’il m’a appréciée tout de suite, sans doute parce que je lui rappelais sa fille. Ça le rassurait qu’on ne dise rien, ni l’une ni l’autre. Nous étions, simplement, des adolescentes. J’avais un peu honte qu’il découvre où j’habitais. Son foyer était certes modeste, mais c’était quand même mieux qu’un camping. Étrangement, quand Dahlia m’avait proposé de venir chez elle, je n’avais pas pensé à cela : que son père, du même coup, saurait pour chez moi. Ce sentiment était d’autant plus curieux que je ne m’en étais jamais cachée. Même les filles de la bande savaient où je vivais et, de temps à autre, m’appelaient « la bohémienne ». Le malaise que j’éprouvais à l’idée que M. Guzzo sache la vérité tenait sans doute au fait que je ne pratiquais pas les pères, jamais. Le concept même de père m’était étranger. Et ce père-là ressemblait beaucoup à celui dont j’avais rêvé petite ; celui que je m’étais inventé, faute d’informations.
Après quinze minutes de route, nous dépassâmes la gare TER, tout éclairée de jaune. Le long des quais, des ombres patientaient, projetées sur les rails. Il n’était pas si tard, à peine dix-neuf heures trente.
— On est presque arrivés, murmurai-je.
Je lui signalai bientôt le panneau coloré, illuminé par la lumière des phares : il figurait un bouquet de pins parasols d’un vert irréel au-dessus duquel sautait allègrement un poisson argenté, tout aussi irréel avec son immense œil rond, malicieux, comme sur le point de vous faire une bonne blague. J’agitai la main devant le visage de M. Guzzo.
— Vous pouvez me laisser là.
Il ralentit et tourna vers moi ses grands yeux d’épagneul.
— Tu habites le camping ? demanda-t-il, un peu surpris.
— On a un mobile home à l’année, acquiesçai-je. Mais on est bien, vous savez. On a le confort moderne et tout…
— Oh, je m’en doute ! s’empressa-t-il de dire, pétrifié à l’idée de m’avoir vexée. C’est un joli coin, et vous êtes plus près de la mer que nous. Quoi, cinq minutes en voiture ?
Je souris.
— J’y vais à pied, parfois. Quand j’ai le courage. Pour descendre c’est facile, moins pour remonter.
Il freina pour de bon, puis manœuvra pour se ranger sur le bas-côté. Ses phares éclairaient jusqu’à la guérite d’accueil, à demi masquée par les arbres tordus. Il semblait contrarié.
— Tu ne veux pas que je te laisse au bout du chemin ? Ou plus loin ?
— C’est gentil, dis-je en posant la main sur la poignée, mais j’ai l’habitude. Ça ne craint rien, par ici. Je suis chez moi dans trente secondes.
Il écarta les bras d’un geste résigné.
— Alors…
— Merci de m’avoir ramenée.
— De rien. J’ai été ravi de te rencontrer, Lettie.
— Moi aussi, m’sieur. Bonne soirée.
Je claquai la portière, puis balançai mon sac à dos sur mon épaule droite. Je pris le sentier qui menait à l’entrée du camping. Comme je n’entendais pas la Citroën redémarrer, je me retournai. M. Guzzo attendait visiblement de me voir passer la barrière blanche après laquelle, censément, je serai en sécurité. Je lui fis un petit signe de la main avant de disparaître. J’avais songé, je me souviens, elle a du bol, Dahlia. C’est vraiment un chic type.
— Mais dans la salle de bains, par exemple, t’as jamais peur de te tromper de serviette ?
— Pourquoi j’aurais peur de ça ?
— Ben, je sais pas… Si tu prends la serviette de ton père sans faire exprès, et qu’il y a du sperme dessus… Tu pourrais tomber enceinte, non ?
J’étais chez Melody, ma meilleure amie à l’école primaire. Nous avions alors une dizaine d’années et Melody me dévisageait, les yeux écarquillés, au milieu des formes géométriques orange qui ornaient le papier peint de sa chambre.
— D’abord, a-t-elle finalement répliqué, je crois pas qu’on tombe enceinte comme ça. Et après, je vois pas pourquoi mon père mettrait du « sperme » sur les serviettes, c’est dégoûtant. Pourquoi tu dis des trucs pareils, qu’est-ce qui va pas chez toi ?!
Melody était en colère. Je ne l’avais jamais vue ainsi et je me sentais honteuse d’en avoir parlé. »

À propos de l’auteur
BERTHOLON_Delphine_©DR-sudouestDelphine Bertholon © Photo DR – Sudouest

Delphine Bertholon (1976) naît et grandit à Lyon, à deux pas de la maison des Frères Lumière. Dès qu’elle sait lire, elle engloutit les 49 volumes de Fantômette. Dès qu’elle sait écrire, elle entreprend la rédaction de nouvelles, métissage improbable entre Star Wars et La Petite Maison dans la prairie.
Au collège, elle hérite d’une machine à écrire: l’affaire devient sérieuse et son père, moqueur, lui promet un collier en diamants si elle passe un jour sur le plateau d’Apostrophes.
A dix-huit ans, elle entre en hypokhâgne, découvre Henri Michaux, se prend d’amour pour la littérature américaine avec Bret Easton Ellis, tombe dans Twin Peaks, la série de David Lynch. Elle pousse l’effort jusqu’à la khâgne puis, trop dilettante pour intégrer Normale, termine ses licence et maîtrise de Lettres Modernes à Lyon III. Abandonnant finalement l’idée d’enseigner, elle monte à Paris rejoindre des amis, partis tenter leur chance comme réalisateurs. A leurs côtés, elle devient scénariste, tout en poursuivant son travail littéraire. Après moult petits boulots alimentaires, elle intègre finalement en 2007 la maison Lattès avec Cabine Commune, son premier roman. Suivront Twist, L’effet Larsen, Grâce, Le soleil à mes pieds, Les corps inutiles, Cœur-Naufrage et Dahlia. Elle est également l’auteur de deux romans pour la jeunesse, l’un aux éditions Rageot, Ma vie en noir et blanc (2016), et Celle qui marche la nuit (Albin Michel Jeunesse, 2019). (Source: lesincos.com)

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