L’Autre Livre

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En deux mots
Deux ouvrages viennent rendre hommage à Michel Butel. Ses romans et nouvelles rassemblées en un volume ainsi qu’un fac-similé de l’un des journaux qu’il a lancés durant sa riche carrière, «L’azur». L’occasion de (re)découvrir un esprit libre et une plume aussi féconde que talentueuse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Tout Michel Butel, ou presque

«L’Autre livre» rassemble les écrits de Michel Butel. En complément à ses écrits, un second ouvrage rassemble les fac-similés de sa revue «L’Azur». L’occasion de retrouver les multiples talents du Prix Médicis 1977.

Une fois n’est pas coutume, laissons le soin à Delphine Horvilleur de commencer cette chronique. Lors des obsèques de Michel Butel (1940-2018), elle a rendu hommage à son ami avec ces mots qui retracent parfaitement l’itinéraire de ce touche-à-tout de génie: «On pourrait commencer ce récit par la fin, par ce lieu où il reposera pour l’éternité tout près d’un homme qui a tant compté pour lui, son grand père Naoum, pilier de son enfance, héritier de cette histoire juive d’arrachement et d’exil, qui plonge ses racines dans le Yiddishkeit de l’Europe de l’est, de la Pologne, de l’Ukraine et de la Russie.
On pourrait raconter la vie de Michel depuis le début, à partir de 1940, d’un mois de septembre à Tarbes où naît un petit garçon caché et sauvé. Une histoire où des Justes vont jouer un rôle-clé, et le sauver, lui et son grand père. A travers eux, la question de la justice, du courage et de la droiture morale habitera toute son œuvre, ses écrits et ses engagements.
On pourrait raconter son histoire à partir, non pas d’un héritage, mais au contraire, de la rupture d’un système familial. Raconter son histoire à partir de la façon dont il s’est fait renvoyer de tant d’établissements scolaires, du collège et du lycée, de l’école alsacienne, comme un «Robin des Bois» de cours d’école qui aurait pu mal tourner, mais qui fut aussi sans doute sauvé par sa force de séduction… et par-dessus tout, sauvé par les mots, par l’écriture et par les journaux. Raconter l’histoire d’un garçon qui crée à douze ans son premier journal, et décide que l’écriture sera le cœur de sa vie, et prend un pseudo, Michel d’Elseneur, pour se débarrasser de son nom de naissance.
On pourrait raconter sa vie à partie de son œuvre, bien sûr. Des livres et des journaux qu’il a lus mais surtout écrit et créé, et dont les titres livrent un secret : L’Azur, L’Imprévu, L’Autre Journal, L’Autre Amour, L’Autre Livre. »
Mais on peut aussi désormais raconter sa vie en lisant cet autre livre qui rassemble ses romans, nouvelles, contes, essais ainsi qu’une courte biographie. Commençons par la fiction et ce premier roman L’Autre Amour, couronné par le Prix Médicis 1977 et qui a tout du thriller d’espionnage sur fond d’affaires louches, de luttes souterraines et de chantage. Van, qui est chargé de «régler les problèmes», n’a rien d’un enfant de chœur. Pas davantage que ses donneurs d’ordre. Ni même Mérien, figure de la lutte en 1968 aux côtés d’un certain Cohn-Bendit. Tous vont finir par douter de la justesse de leur engagement, tous cherchent la vérité sans jamais la trouver. Tous ont rendez-vous avec le drame. Un résumé qui fait oublier l’essentiel que le titre du livre révèle pourtant. La belle Enecke, c’est l’amour de Van, c’est aussi l’amour de Mérien. C’est aussi le rêve inaccessible. Un ange passe…
Le second roman, La Figurante, est tout aussi désespéré. Il raconte l’histoire d’Helle, une femme qui a rêvé de retrouver son père déporté à Auschwitz avant de tenter de se trouver une autre vie en s’enfuyant de chez elle à seize ans. Entre galères et clochardisation, elle va faire de vraies belles rencontres avec d’autres cabossés de la vie, une actrice, une psy très particulière et son homme, artiste-peintre. Mais celui qui va jouer le rôle déterminant est Haas, qui vient de sortir de prison. Ensemble, ils vont croire à la rédemption avant d’être rattrapés par leurs démons.
Puis vient L’Autre livre qui rassemble une tentative d’autobiographie – «Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Ce qui signifiait publier simultanément un roman, une pièce de théâtre, un recueil de poèmes, un essai, que sais-je encore» – des contes, des poèmes, des bouts d’essai qui éclairent aussi la richesse d’une œuvre, les fulgurances de son écriture.
Michel Butel, en ne cessant de parler à ses morts, a surtout été obsédé par cette idée de transmettre avec une plume inspirée.
Voilà venu pour moi le moment d’une confidence. Étudiant en journalisme à Strasbourg au début des années 1980, j’ai suivi avec passion le Michel Butel patron de presse et je me suis nourri de ses journaux que Béatrice Leca – qui fut associée notamment à L’Impossible en tant que directrice adjointe et rédactrice en chef – détaille avec gourmandise dans sa préface: «mensuels, hebdomadaires, en couleur, en noir et bleu, sur papier bible, agrafés, des journaux de trois cents ou de quatre pages. Le plus célèbre: L’Autre Journal (1984-1992). Le plus fou: l’azur (1994), Le plus insolent: Encore (1993), Le plus jeune: L’Imprévu (1975). Le plus risqué: L’Impossible (2012-2013.» Je rêvais alors moi aussi d’un journalisme de «plumes», de ce pouvoir des mots capables de mettre de la poésie en politique, de l’épopée dans un match de foot, du polar dans un fait divers.
Tout ce que l’on retrouve dans L’Azur que l’Atelier contemporain a eu la bonne idée de rassembler en un volume. 55 numéros de 4 pages et un spécial été que Michel Butel voyait lui-même comme un ensemble : «Dès que possible, dès que j’aurais trouvé les quelques pages de publicité qui le financeront, j’éditerai un album réunissant les 56 parutions.» La mort et les soucis financiers l’empêcheront de mener ce projet à terme. Ce beau livre est l’aboutissement de son projet, même au-delà de la mort. C’est aussi le plus bel hommage que l’on pouvait rendre à cet homme remarquable.

L’Autre livre
Michel Butel
Éditions de l’Atelier contemporain
Romans, nouvelles, contes, poèmes et autres écrits
664 p., 12 €
EAN 9782850350979
Paru le 21/10/2022

L’azur
fac-similé du journal fondé par Michel Butel
Éditions de l’Atelier contemporain
264 p., 28 €
EAN 97828503509-6
Paru le 21/10/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
L’Autre livre
Préface de Béatrice Leca.

Au cœur de son œuvre éparse, aussi bien poétique et romanesque que théorique ou journalistique, si l’on se souvient des journaux qu’il a fondés dont les titres seuls déjouent déjà les attentes du champ médiatique comme L’autre journal, Encore, l’azur ou L’impossible, se trouve cependant une profonde nécessité. Michel Butel est avant tout un écrivain qui écrit depuis « la diagonale du désespoir », au sens où il puise dans son désespoir même les ressources pour lui échapper. Ainsi notait-il, dans le volume hétéroclite L’Autre livre paru en 1997 qui donne son nom à cette édition complète de ses écrits : « Peut-être que tout ce qui précède la mort est une affaire de lignes, d’angles, d’inclinaisons. Peut-être la vie n’est-elle qu’une géométrie variable, les sensations seulement des positions, les sentiments des directions. Et de ce lieu où nous nous attardions, de cette vie où nous fûmes si perplexes, il ne resterait que la diagonale du désespoir. » Autrement dit, écrire est une manière de « se maintenir en un état de gai désespoir », comme il le dit encore, en citant son amie Marguerite Duras.
La littérature, pour Michel Butel, est un consentement aux diagonales, aux flux transgressant perpétuellement les identités, aux innombrables « lignes de fuite » qui nous traversent, comme les nommait son compagnon de pensée Gilles Deleuze. Elle doit lutter contre l’appauvrissement de la vie, contre la mutilation de nos vies multiples ; elle doit nous rendre à la possibilité d’être toujours « autre », de vivre plusieurs vies : « Il faudrait dire à chacun et à tous : ayez plusieurs vies, toutes ces vies mises ensemble n’en feront jamais une, la vraie. Mais du moins, nous permettent-elles d’approcher la vie qui devrait être la nôtre, celle qu’on appelle vraie, d’ailleurs sans raison. » Cela revient, poursuit-il en héritier du mouvement incandescent de Mai 1968, à ne rejoindre rien qui ressemble à un parti ou à une organisation politique, mais à rejoindre plutôt « un vol d’oiseaux », « la nuée de ceux que nous aimons », où se situe « la possibilité de vie, d’action et d’espérance ».
Cette manière de se rendre insaisissable, les trois récits qu’il publia de son vivant, rassemblés ici selon ses vœux, en sont la quête. Ces récits tiennent à la fois du roman policier, du conte philosophique, du témoignage historique. L’Autre Amour , prix Médicis en 1977, raconte une double histoire d’amour en fuite : entre Enneke, actrice de théâtre au destin tumultueux, et Van, gauchiste désabusé recherché par la police ; plus tard entre la même Enneke et Guillaume, survivant du cauchemar nazi, tous deux pressentant avoir attendu « quelque chose comme cela depuis les années d’enfance ». La Figurante , parue en 1979, en est la suite : Helle, devenue figurante de cinéma après une enfance à fuir les persécuteurs nazis, croise sur son chemin Enneke, mais aussi l’analyste Annehilde, le peintre Simon, et enfin Haas, désespéré et révolté, selon qui « il nous faut mener à la fois la vie et la mort ». Quant au récit L’Enfant , paru en 2004, il se démarque de ces tentatives romanesques, par sa brièveté envoûtante, qui est celle d’une fable : dans une chambre d’hôpital, un homme recueille les paroles prophétiques d’un enfant gravement malade ; l’enfant n’a pas de nom, il est seulement « celui qui transmet un message mais il ignore lequel, il ne sait pas qui le lui a confié, il ne sait plus à qui le remettre ». L’écrivain lui-même est comme cet enfant, qui toujours « pense à autre chose ».
Un dernier récit, dont l’écriture fut dictée par la secousse des attentats du 11 septembre à New York, était resté à l’état de manuscrit ; L’Autre Histoire est publiée ici pour la première fois. Deux inconnus l’un pour l’autre, Matthias Manzon, écrivain, et Lena Zhayan, analyste, vivent une aventure brève et passionnée, alors que le monde entier et toutes les dimensions de l’existence sont ébranlés par l’effondrement des tours jumelles. Aimer, écrire, sont les seules réponses imparfaites qu’ils entrevoient à la catastrophe :
« Écris notre réponse à ce qui eut lieu, Matthias, à ce qui avait déjà eu lieu, à ce qui aura encore lieu.
Écris-la
dans notre langue,
qui n’est ni la langue de Dieu, ni celle du Diable, ni celle du Bien, ni celle du Mal
mais
celle de la beauté du monde,
oui, cher Matthias,
je te le demande
écris
dans notre langue
celle qui louange
la beauté du monde
où nous nous sommes connus. »

Écrivain? (…) Ce mot a son importance. Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Pour Michel Butel, disparu en 2018, être écrivain signifiait essentiellement ne pas faire de l’écriture une activité cloisonnée : écrire dans la même fièvre poèmes, contes, nouvelles, romans, essais ou fragments d’essais. L’Autre livre rassemble, pour la première fois, la pluralité des œuvres de l’écrivain protéiforme qu’il fut.

L’Azur
Préface de Jean-Christophe Bailly.
En ce temps de crise à quoi sert un journal ? Un journal, c’est une conversation. Une conversation banale : des hésitations, des reprises, des silences, des scories, des envolées, des rechutes, des images, des merveilles, des horreurs, des phrases, des noms, des erreurs, des principes, des idées, des interruptions. Si notre modernité est une série de crises perpétuelles morcelant nos solitudes désespérées, un journal doit être, selon Michel Butel, l’ébauche d’une communauté malgré tout. l’azur, mince feuille de quatre pages qui parut de juin 1994 à juillet 1995, dont il était l’unique rédacteur, sans argent, sans bureaux, sans salariés, en fut l’illustration.

L’Azur ce fut un hebdomadaire, 55 numéros de 4 pages avant ce Spécial été.
Dès que possible, dès que j’aurais trouvé les quelques pages de publicité qui le financeront, j’éditerai un album réunissant les 56 parutions.
L’Azur, ce fut aussi une minuscule théorie de 10 (très) petits livres, comportant chacun une ou deux nouvelles. Vous pouvez les commander (pour 50 francs les 10, port inclus).
L’Azur, la première année, pour dire les choses sans exagérer, ce ne fut pas facile.
Le 14 septembre interviendront de grands changements. (L’Azur n°56, 20 juillet 1995)

Les critiques / À propos de Michel Butel
Babelio
Lecteurs.com
Vacarme (Selim Nessib)
Pretexteed (Jean-Christophe Millois)
La Règle du jeu (Delphine Horvilleur)


Extrait de Notre Monde, de Thomas Lacoste. Michel Butel y parle de la presse écrite © Production http://www.notremonde-lefilm.com

Extraits
L’autre amour
« Quand accomplir un mouvement redevient possible, elle s’enfonce dans le dédale des couloirs à la recherche de Marennes ; tout entière enfermée dans la décision de partir. Partir. Une idée à la fois, cela permettra peut-être de se sauver. Elle ne trouve pas Marennes, ou elle ne le reconnaît pas. Si seulement elle parvenait à partir. Où ses pas ne la portent pas, elle va. Des gens grossiers affirment : je vous assure Guillaume a écrit L’autre livre. Demandez-le-lui. Des gens qui rient et qui ne sont pas tous mal intentionnés entourent celui dont le prénom prononcé distinctement et plusieurs fois est Guillaume. Elle s’avance, l’actrice, elle veut le délivrer de ce poids qu’on lui inflige, elle entreprend donc la phrase nécessaire, celle qui confondra les imbéciles, elle ne peut que murmurer, ne dites pas cela, ne dites pas cela ; tous s’écartent. Plus tard elle comprend qu’elle est encore vivante, elle laisse voler son regard, le grand oiseau de l’amour passe de branche en branche.
Guillaume est près d’elle dans la disposition entièrement d’elle.
Ils sont allés dans une chambre très petite, sous les toits, une mansarde encombrée – le vestiaire des invités qu’ils déménagent en silence. Ils s’enferment. Elle le déshabille autant qu’il la dévêt. Allongés, ils se placent sur le flanc, ils se regardent. De la vie, ils attendaient quelque chose comme cela depuis les années de l’enfance. Prononcer un mot, un nom, ils n’y songent même pas. Le grand oiseau de l’amour vole jusqu’à l’aube.
Elle rentre avec Marennes à six heures du matin.
Il ne sait pas mon nom pense-t-elle quand elle va dans le sommeil. »

La figurante
« Elle la revoit deux jours plus tard, à l’enterrement de Marennes. Marennes le vieil écrivain est mort chez lui, d’un cancer à évolution foudroyante. Il n’en avait parlé à personne. Il y a beaucoup de monde au cimetière, Helle s’attarde. Elle aperçoit soudain Haas, presque caché derrière un arbre.
Ils reviennent à pied ensemble. Haas aimait Marennes qu’il avait connu au théâtre.
Les rangs s’éclaircissent trop.
Affolement de l’un et de l’autre. Helle l’à demi enterrée vivante. Haas l’incendié, le survivant.
Rien ne ressemble au bonheur nouveau plus que le tremblement recommencé de l’ancien malheur.
Helle rêve : elle se rend chez Annehilde. L’analyste a déménagé. Il y a un gros homme moustachu à sa place. Partout des meubles renversés, des traces de lutte. Elle s’enfuit. Dans l’escalier elle croise une enfant qui lui crie une horreur. Elle se retourne pour la gifler, c’est Annehilde qui reçoit la gifle – mais d’où vient-elle ? Quand elle ouvre les yeux, Haas penché au-dessus de son désespoir l’embrasse.
Au fond, dit-il plus tard, il nous faut mener à la fois la vie et la mort.
Ils quittent Paris. »

L’enfant
« Le grand autrefois. Voici qu’il regardait au-dedans. « J’aperçois des espèces inconnues ! » Elles n’étaient pas inconnues. Il exagérait. Mais peu visibles. Le limon des siècles a presque tout recouvert.
Certains jours d’exaltation particulière, il soutenait que si nous le désirions vraiment, si nous le désirions avec une force prodigieuse ce grand autrefois nous pourrions le ranimer, nous habiterions à nouveau là-bas. Monde d’une langue commune, naissant à l’identique dans tous les corps et traversant à l’identique toutes les gorges et jaillissant à l’identique de toutes les bouches et prononcée à l’identique par toutes les dents par toutes les lèvres, nommant à l’identique par tant de mots aujourd’hui disparus chacune de nos misères chacun de nos miracles chaque personne et chaque objet. Autrefois les vagabonds, les contrefaits, les idiots, les Juifs marmonnaient une même langue.
Je ne comprenais pas mais j’acquiesçais.
Nous étions en juin, il ne se rasait plus, il délirait peut-être. »

L’Autre livre
« Vers douze ans, j’avais pris la décision d’écrire des livres et de fonder un journal.
Quelques mois plus tard, je décidai de devenir en outre chef de l’État. Ce n’est qu’à l’âge de quinze ans, après avoir vu Le Troisième homme, que je complétai cet ensemble de résolutions: je serai aussi cinéaste.
Le journal, cela ne posa pas trop de problèmes. J’en créai un aussitôt — hebdomadaire (éphémère) au printemps 53. Puis il y eut un trou de vingt ans. Ce fut alors un quotidien (éphémère). Nouveau trou de dix ans. Décembre 84: L’Autre Journal.
Le cinéma? J’y renonçai (provisoirement) en 59.
Écrivain? Justement, ce mot a son importance. Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Ce qui signifiait publier simultanément un roman, une pièce de théâtre, un recueil de poèmes, un essai, que sais-je encore. Sinon, je serais à tout jamais le romancier (si le premier livre était un roman) qui écrit aussi des poèmes (quand ceux-ci paraîtraient).
À l’époque, je haïssais mon nom de famille. Je m’étais donc choisi un pseudonyme. Pas n’importe lequel: Michel d’Elseneur. Tout simplement. Et j’avais fait les démarches nécessaires pour que cela devienne mon vrai nom.
J’allais visiter Jérôme Lindon (il avait publié Samuel Beckett), là-bas, parfois, je rencontrais Alain Robbe-Grillet, j’essayais d’obtenir une avance en échange de la publication de l’ensemble de mon œuvre (non écrite encore). Lindon me recevait, il était même attentif. Mais prudent.
Sur ces entrefaites j’eus dix-neuf ans et je renonçais à publier de mon vivant. » p. 346

Contes
« Le secret de cette conversation ininterrompue avec ceux et celles qui sont morts et que nous avons aimés à en mourir (mais c’est eux qui sont morts), c’est qu’elle nous protège de mourir à notre tour, à leur façon ils veillent sur nous les morts, ils nous maintiennent en vie avec ce commerce secret, parce qu’ils savent qu’ainsi notre vie est à l’abri, à l’écart, entre parenthèses, à côté de ce dialogue infini, et ils savent qu’ainsi, pensant à eux et parlant avec eux, nous ne vivons pas la vraie vie, la vie infernale, celle qui nous tuerait aussitôt, par sa laideur, sa violence, son horreur, ils savent qu’elle est là cette vie, qu’ils ne peuvent pas nous l’épargner mais au moins la tiennent-ils en lisière, en lisière des paroles que nous échangeons les morts et nous, qui nous aimons à en mourir, mais nous ne sommes pas morts et tant que nous parlerons avec eux, nous ne mourrons pas. » p. 398

L’Azur
« Tu marches le soir dans une rue déserte. Tu rentres chez toi. Chez toi c’est nulle part. Par la fenêtre d’une chambre éclairée, tu entends une sonate de Schubert.
Tu marches sous les pins de l’été. Un amour perdu à côté de toi. À côté de toi, il n’y a personne. Tu entends l’océan, une algue te vient au coeur.
Tu marches, le jour se lève, la ville te dit non, cent fois non. Pourquoi insister ? Un oiseau chante soudain, tu peux pleurer.
Le bonheur, vois-tu, on ne sait pas ce que c’est. » (14 juillet 1994)

« Je crois qu’il faudrait sortir un beau jour de nos gonds. Mais pas n’importe comment.
Quitte à jouer les idiots, aller au bout de l’idiotie.
Faire l’éloge du simple.
Nous réunir en une communauté (bleue), désireuse de choses simples, une autre école, une autre ville, une autre vie.
L’autre vie ?
S’il y en a que ça amuse, ce genre de facéties… rendez-vous à l’automne. » (4 août 1994)

« Je crois que je vais louer un bureau, un petit local qui donnera sur une rue calme. Peut-être ne serais-je pas disponible, d’ailleurs pourquoi le serais-je ? Mais, les soirs de mauvais temps, ce sera comme une petite place d’une Italie absente, ouverte au passant, ouverte à la méditation, ces soirs-là surtout, lorsqu’on apprend que Guy Debord s’est tué.
Je voudrais ajouter quelque chose qui vous paraîtra insolite, mais que voulez-vous ? Ces maisons, ces ateliers, ces jardins, ces cours, ces places qui n’existent pas, nous devrions nous y retrouver à la sortie d’un film (Petits arrangements avec les morts), après la lecture d’un livre (Récits d’Ellis Island), chaque fois que l’aile de la vraie vie nous a effleuré le visage.
Il en serait de même les jours de manifestation politique.
Je tiens à vous dire cela : si nous nous donnions spontanément, librement rendez-vous tantôt parce que quelqu’un est mort, tantôt parce qu’un livre a paru, tantôt parce que quelque chose a eu lieu qui nous jette dans la rue,
la politique serait enfin à sa vraie place, le lieu d’une souffrance commune, d’une douleur commune, d’une révolte commune, comme à la mort de quelqu’un, comme à la sortie de tel ou tel film, de tel ou tel concert.
La politique ne chercherait plus à prendre la place de la vie, de l’ensemble de la vie, elle n’en serait que plus vivante. Non, même pas plus vivante. Mais pour la première fois vivante.
Vivante comme chaque blessure particulière, comme chaque séparation singulière. Et invisible comme les autres souffrances. Car la souffrance est invisible.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas manifester. Mais manifester, c’est-à-dire rendre manifeste ce qui ne l’était pas, n’est-ce pas produire les signes de l’invisible ? Et cet invisible, nous ne supporterions pas de l’amener au jour n’importe comment, dans n’importe quel état, ivre, obscène, furieux, bavard. Il suffit donc de se tenir ensemble, ensemble et séparés, pour que soit tout à fait évidente notre si terrible insatisfaction, notre détresse, notre colère même. Le silence sera toujours plus manifeste que la parole.
Et puis ce que nous cherchons à faire accéder au réel, c’est aussi cette séparation et cette communauté qui la nie et qui la fonde. Cette solitude où la communauté prend sa source. Nous voulons manifester cela, qui est au fond de chacun de nous, solitude irrémédiable et irrépressible appartenance à la communauté. Le silence, les larmes, l’absence de mouvement sont sans doute le plus naturel dans l’état où nous voici.
Il faut veiller à l’exactitude de la manifestation, en proportion du secret qu’elle cherche à dévoiler. Sinon ce secret sera dévoyé. Et la manifestation, une imposture.
Et je demande : qui d’entre nous est assez sûr de ses cris ? de ses forces ?
Ne convient-il pas d’abord de se ressaisir ? De reprendre son souffle ? De veiller ? De retrouver une chose perdue ? Cela se fait seul, au milieu de plusieurs.
Et puis crier, c’est faire parler l’animal. Crier vraiment c’est convoquer l’animal en nous disparu. Qui d’entre nous se souvient qu’il est animal ?
Voici pourquoi il faut manifester. Mais d’une telle façon que l’on en vienne à prononcer un jour une vraie parole.
Il n’en existe pas de présage. » (8 décembre 1994)

À propos de l’auteur
BUTEL_Michelucas_©DRMichel Butel © Photo Michel Lucas

Michel Butel est né à Tarbes en 1940, et mort à Paris en 2018. Il fut écrivain ; aussi bien romancier, poète, critique, que fondateur de nombreux journaux singuliers dans l’univers médiatique : L’autre journal, Encore, L’azur ou L’impossible. De son vivant sont parus quatre livres: deux romans, L’autre amour (Mercure de France, 1977, prix Médicis) et La figurante (Mercure de France, 1979), un recueil hétéroclite, L’autre livre (Le passant, 1997), et une brève fable, L’enfant (Melville, 2004). (Source: Éditions L’Atelier Contemporain)

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Hors des murs

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En deux mots
Marianne est incarcérée pour un homicide. Elle proclame son innocence, mais les jours passent. À la suite d’un malaise, on constate qu’elle est enceinte et va choisir de garder l’enfant. Commence alors un parcours à l’issue très incertaine pour la mère et l’enfant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma fille, née derrière les barreaux

Laurie Cohen raconte le combat d’une femme incarcérée pour meurtre alors qu’elle est enceinte. Une plongée dans l’univers carcéral accompagnée d’une touchante histoire d’amour, mais aussi un cri de révolte. Fort émouvant.

«Je m’appelle Marianne. Je suis née dans une petite région lointaine de l’Ouest américain, mais j’ai grandi dans une ferme aux alentours de Vichy, et finalement j’ai été mutée à Paris, et comme je ne supporte pas la ville, j’ai pris une maison à Gif-sur-Yvette. Mes parents adoraient la campagne française. Ils sont morts tous les deux. D’un accident de voiture.» C’est depuis sa cellule de prison que Marianne adresse cette lettre à un inconnu. La jeune femme qui vient d’être incarcérée clame son innocence, mais personne ne l’écoute. Elle doit désormais s’adapter au milieu carcéral et à ses codétenues, «une rousse et une Black aux cheveux frisés et une petite métisse avec un air enfantin.» Entre indifférence, sororité et animosité, elle cherche ses marques. Avant de s’effondrer, victime d’un malaise. Le médecin va alors lui annoncer qu’elle est enceinte et qu’elle peut choisir de garder l’enfant, mais qu’il lui sera retiré au bout de 18 mois. Oubliant cette terrible échéance, elle entend conserver cette graine infime qui répand la vie dans son corps, ce cœur qui doucement se met à battre. «J’aime l’inventer. L’imaginer. Chaque jour, il grandit, évolue, se forme. Envie de croire que l’univers m’a donné ce bébé pour trouver la paix. Qu’il me l’a offert pour me rendre plus sereine, me donner la force de me battre. Tout recommencer.» Si l’on oublie une bagarre avec une codétenue qui voulait la rouer de coups et lui faire perdre le fruit de ses entrailles, c’est assez sereinement qu’elle a attendu l’échéance, entre les promenades, les soins, l’atelier et la bibliothèque où elle peut emprunter des ouvrages de puériculture, mais aussi Gatsby le Magnifique ou Le joueur d’échecs de Stefan Zweig.
Transférée dans le quartier des mères, elle va donner naissance à une petite fille. «Je vois ses petits yeux cobalt et ses mains minuscules. Elle gémit doucement. J’ai tout oublié. Le personnel. La prison. Ma vie de merde. Il n’y a plus qu’elle. Ce petit bout d’amour. Je glisse à son oreille :
— Je suis là, mon cœur, c’est maman.
Et sa main attrape mon pouce.»
Avec beaucoup de sensibilité et un sens aigu de la formule – La prison est un dédale existentiel. La sérénade de la condition humaine – Laurie Cohen raconte le quotidien de la mère incarcérée. Entre la peur de ne plus voir sa fille, l’insoutenable attente du procès et le dossier de demande de sortie avec bracelet électronique, on est saisi par le manque d’humanité d’une justice qui par définition est aveugle. Un premier roman parfaitement maîtrisé et qui, sans jamais tomber dans le pathos, souligne les lacunes d’un système, voire ses contradictions.

Hors des murs
Laurie Cohen
Éditions Plon
Roman
352 p., 18 €
EAN 9782259306324
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé principalement dans une maison d’arrêt en France, sans plus de précision. En revanche, on y évoque Paris, Vichy et Gif-sur-Yvette ainsi que des voyages à l’étranger, à New York, dans le New Jersey et dans l’Ouest américain ainsi qu’en Thaïlande et à Tokyo.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Guetter la forêt déserte chaque matin. Et le ciel qui passe du bleu délavé au rose lavande. L’âme qui s’apaise. Avoir l’enfant contre mon ventre et ne plus penser à rien. Oublier les murs gris.»
On pense toujours que ça nʼarrive quʼaux autres. Mais tout peut basculer en une fraction de seconde. Un jour cʼest le bonheur parfait et le lendemain tout sʼécroule. Marianne menait une vie tranquille avec son mari David, loin du bruit de la ville, dans la forêt. Aujourd’hui, elle se retrouve menottée, dépossédée, enfermée. Elle clame son innocence mais personne ne lʼécoute. Criminelle aux yeux de tous. Dans cette prison, elle attend son jugement, celui qui scellera son destin.
Alors que le procès tarde à arriver, le médecin lui annonce quʼelle est enceinte. Marianne doit décider : interrompre sa grossesse ou mettre au monde en prison le bébé de celui qu’elle aimait et qui n’est plus. Les âmes tourmentées qu’elle rencontrera entre ces murs et au-delà l’aideront à tenir… mais jusqu’à quand ?
Laurie Cohen décrit avec force et sensibilité le quotidien dans une prison pour femmes, sans manichéisme aucun. Un premier roman sur le pouvoir de la maternité dans un contexte extrême et sans pitié.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Cité Radio (Guillaume Colombat s’entretient avec Laurie Cohen)
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Les premières pages du livre
« Quand j’ai traversé la cour de la maison d’arrêt, j’ai guetté le ciel. Ce trou de bleu entre les murs de pierre. Les barbelés tordus. Le silence. Le vent. Une brise légère qui faisait clapoter les tee-shirts suspendus à quelques fenêtres brisées. Les silhouettes perdues, derrière les barreaux, qui déambulaient, me dévisageaient. Un matin de mai. Le soleil sur mes joues. Comme pour la dernière fois.

Des barbelés militaires à lames, partout. Ça me rappelait les champs interminables et les vaches immobiles dans la brume.

Et puis, j’ai traversé ce long couloir. On m’a ordonné de me déshabiller. On m’a fouillée intégralement. De la tête aux pieds. Nue. Une femme en uniforme. Froide. Distante. Un robot. L’humiliation profonde.

La surveillante m’a demandé de lui donner mes affaires une par une pour les palper. Elle a même inspecté le fond de mes chaussures et m’a dit d’ébouriffer mes cheveux.

Ses questions banales, sans doute pour me mettre à l’aise, auxquelles j’étais incapable de répondre.

À la fin, on m’a octroyé des vêtements abandonnés, repêchés au Secours catholique. Je me sens désormais comme étrangère à moi-même.

On m’a installée dans une geôle de trois mètres carrés, à côté du greffe. J’attends. Je ne peux pas m’asseoir. J’ai les jambes molles. Ils vérifient mon titre de détention. Bientôt, on va m’attribuer un numéro d’écrou.

Détention provisoire. Un mandat de dépôt d’un an. C’est ce qui est écrit sur ma fiche. Pourtant, selon mon avocat, je pourrais écoper de douze. Douze ans alors que je suis innocente.

Les conversations alentour se brouillent. J’ai la nausée. Silhouettes nébuleuses. Coupée du monde. Je n’existe plus. Je vais me fondre à l’entité d’un groupe. Adhérer, obéir, suivre. Une énorme fourmilière. À l’abri de tous les regards.

L’agent du greffe relève mon identité : nom, prénom, date de naissance. Son collègue rédige la fiche. Un numéro d’écrou par ordre d’arrivée : 392 657. Je déteste le 7. Ils enregistrent la date et l’heure de l’écrou. Je tends mon index gauche. Une empreinte. La mémoire d’un ordinateur. Mon nom figure désormais dans le grand registre à côté du greffe. On vérifie tout : durée des mandats, fin des peines, demandes de mises en liberté…

Il faut renoncer à toutes ses affaires. Noter cinq numéros et oublier l’existence de son téléphone portable. Et se séparer de l’écharpe bleue à carreaux de Charlène, de la montre de Mathilde, du collier d’Olivier.

En échange, on me remet un euro pour appeler mon avocat, un imprimé de demande d’accès au téléphone, et un bon de cantine pour acheter quelques aliments, magazines et produits d’hygiène au sein de l’établissement.

Je répète constamment :

— Je suis innocente !

Mais on ignore mes mots.

On me demande plutôt si j’ai un régime alimentaire. Ça me rappelle quand on prend l’avion.

Dans ma notice individuelle, le magistrat ne prescrit aucun examen psychiatrique ou médical d’urgence.

Visite à l’infirmerie. Une prise de sang. Cinq tubes remplis et étiquetés.

L’odeur de la Javel afflue à mes narines. Quelqu’un a gratté le sol pour effacer les traces de saleté. Bientôt, je rejoindrai ma cellule.

Envie de fumer une clope. Embraser le bâtonnet blanc. Me poser devant une fenêtre un jour de pluie. Regarder l’eau qui décampe dans les rigoles et s’engouffre dans le fond des bouches d’égout. La pluie qui ruisselle sur les trottoirs, purge le ciel et le bitume. De temps en temps, les halos des phares qui balayent les routes et rasent les flaques d’eau. Le silence. Ça m’apaise.

Je ne sais plus pourquoi je suis là. Mal au cœur. La nausée. Oublier. Le clic de la gâchette. La balle qui perfore férocement son corps. Le sang opaque qui ruisselle dans la boue. Je cours. Sans m’arrêter. Du sang partout. Se souvenir.

J’aimerais revenir en arrière. Effleurer sa joue. L’embrasser. Mordre ses lèvres avec avidité. Humer longuement son odeur. Poser ma tête sur sa poitrine pour écouter battre son cœur. Qu’il me serre fort. À m’étouffer. Ses doigts entre mes cheveux. Un réflexe.

Je voudrais lui dire de me prendre. Sentir son corps et ce tressaillement inépuisable. Une marée bouillonnante.

J’attends de rejoindre ma cellule. Je ne sais pas combien de temps je vais passer ici. On m’a dit un an de provisoire avec prolongations possibles.

Mon avocat garantit que, dans ce genre de cas, le procès se fait souvent après deux ans.

On te rafle du temps sur terre. Et parfois même, tu crèves entre ces murs. Tu crèves comme un chien, et tout le monde te zappe.

Je venais de planter des tomates dans le jardin. On aurait pu faire des salades avec de la mozzarella et du gaspacho pour les soirs d’été. Lucie a une recette originale avec du jaune d’œuf, et beaucoup de basilic.

Ici, le vert s’efface derrière le gris.

L’odeur des arbres se fond dans la pisse et la Javel.

Vivre barricadé. Croupir dans une cellule.

J’ai toujours eu peur du quotidien. La routine bien huilée.

Être dans une cage, en dehors du monde.

Un froid polaire. J’entends la ronde des surveillantes. Leurs rires. J’ai peur. Je tremble. Des images déferlent.

Un coup de feu. Une bête abattue. Son sourire. Son regard. Sa voix.

Pas de lumière dans ma cellule, mais des ombres qui déambulent sous la porte.

Des murs cireux et écaillés.

Le lit est dur, métallique, avec un sommier et un matelas usés. Je me relève. Je souffle sur mes mains, puis sur mes doigts de pied.

Les coups de feu. Le corps abattu. Son profil dans la pénombre. Et moi, qui ne bouge pas. Tout à coup, ce silence. Juste le vent. Le vent dans les arbres, et la pluie.

Des bavures de sang dans la boue. L’eau qui estompe les traces.

Moi qui ne bouge pas, encore.

On me remet une trousse de toilette avec le nécessaire d’hygiène corporelle : rouleau de papier WC, savonnette, shampoing, brosse à dents, tube de dentifrice, serviette de toilette et gant, crème à raser et rasoirs jetables.

Dans un large cabas en plastique, on m’a glissé des « cadeaux » : vaisselle, draps, serviettes, couverture…

Impersonnel. On devient un numéro. Une bagnarde parmi les autres.

On nous le rappelle en permanence, qu’on n’est rien, qu’on appartient désormais à l’État.

Les habits, l’hygiène, la nourriture… Le moindre détail est régulé.

Prendre ma première douche en prison. De fines cloisons qui laissent entrevoir le corps de chacune.

Tout le monde me regarde.

Elles m’inspectent de la tête aux pieds.

Derrière l’une des cloisons, une fille aux cheveux roses a un corps qui me semble parfait. Deux seins pointus. Des fesses rebondies. Un ventre plat. L’eau coule le long de sa chair. Des perles d’eau scintillent sur sa peau blanche, dans la lueur blafarde des néons.

Quand j’ai terminé, on m’escorte. Je vagabonde entre les couloirs déserts, en passant des grilles et des sas. Entre mes bras, je porte des draps, quelques feuilles et un stylo. Écrire.

Écrire quoi ?

La surveillante ouvre ma cellule avec une clef. Douze mètres carrés. Mes colocataires sont absentes. Trois lits vides, le calme. Presque aucune clarté.

Elle scelle la porte. Immobile. Je débusque un lit métallique, une table, une chaise, une vieille ampoule vissée au plafond dont les fils se dispersent, un lavabo, des WC, un bidet, et une fenêtre donnant sur une grande cour, trois étages plus bas.

Les murs sont constellés de photographies d’étrangers et de gravures de noms, d’insultes, de dessins abstraits ou enfantins. Un étrange musée. Des souvenirs pour passer le temps, pour exister.

À travers l’œilleton, la surveillante m’épie. Le moindre mouvement. La moindre parole. Révolue, l’intimité.

Ma bague de fiançailles miroite dans la faible lueur du jour. Un solitaire. Le seul bijou qu’on m’ait autorisée à garder. On m’a dérobé le reste. Dans une grande valise noire. Entreposée au-dessus d’une étagère colossale, enveloppée de poussière.

David avait demandé ma main en plein Times Square, à New York, l’été dernier. Il faisait si chaud que j’avais le cou et les cuisses trempés sous mon minishort en denim. Il s’était mis à genoux et une foule nous avait encerclés – les images s’étaient imprimées dans la lentille d’un cameraman. Autour de nous, des centaines d’immenses écrans lumineux nous inondaient de publicités inutiles. J’avais hurlé de joie et de surprise. Après une balade au milieu des théâtres, music-halls, salles de spectacle et mégastores, on avait fini la soirée en sous-vêtements sur un rooftop, dans une piscine éclairée, une tequila à la main.

Le reste du voyage, on l’avait passé à voir des expositions artistiques et des boutiques vintage à Soho, à faire des traversées en bateau pour aller à Brooklyn ou au New Jersey, à prendre des photos du haut de Top of the Rock, à manger des glaces dans des barques de Central Park, et des soupes de nouilles dans Chinatown.

Perdre la notion du temps. Chaque seconde est une éternité.

J’ai entendu des bribes de paroles entre surveillantes. Une femme s’est pendue. Comme elle n’avait pas de famille, ses documents personnels ont été remis aux archives départementales. Une autre a avalé des lames de rasoir. Et sa colocataire s’est tailladé les veines. Elle a filé aux urgences.

Échapper à la folie.

J’ai tout donné. La sensation de me fondre dans le décor. Être un courant d’air. Glacé, insignifiant.

On a le droit d’aménager sa cellule.

Je conteste. S’accommoder, c’est accepter.

On m’a cité le règlement intérieur et les interdictions avant d’entrer : obstruer l’œilleton, étendre le linge, déposer des objets sur la fenêtre, allumer un feu, transformer les installations électriques…

Des barreaux. Un espace dans une quasi-pénombre. On ne distingue plus trop le ciel.

Il me manque, le ciel.

Je m’allonge sur mon lit. Abrupt. Ça heurte le dos. Position fœtale. Les yeux fermés. Les larmes qui coulent sans bruit. Le noir. Ne plus rien voir. Fuir. Vers l’inconscient.

J’ai pu garder sa chemise. La chemise de David. Elle garde encore un peu de son odeur. Je la serre contre moi. Comme si c’était lui.

Sous mon oreiller, j’ai aussi glissé la seule photo qu’il restait dans ma poche ce jour-là, ce baiser échangé de nous deux sous la neige en combinaisons de ski fluorescentes, un matin de février à Valmorel.

Ce jour-là, on avait pris la plus haute remontée mécanique, et arrivés en haut on ne voyait plus rien. Une nappe de brouillard. On a suivi un moniteur de ski en chasse-neige pour redescendre et, quand on a atteint le téléphérique, David a réalisé qu’il avait perdu son pass de ski à cause de sa poche grande ouverte. On a fouillé dans la neige et nos mains se sont gelées.

On a soufflé dessus pour effacer la douleur et le froid. Et puis, finalement, le mec qui gérait le téléphérique nous a laissés passer.

Dans la cabine, juste lui et moi, on en a profité pour s’embrasser. Il a même ouvert un peu ma combinaison pour effleurer mes seins sous ma polaire. J’ai encore le souvenir de ses mains glacées.

Et, sur mes lèvres, le parfum du chocolat chaud qu’on avait bu d’une traite en bas des pistes chez le fameux Jimbo Lolo.

Sur le sol en pierre, il y avait un mélange d’eau, de boue, de givre et de neige écrasée. En se levant pour aller aux toilettes, David a failli glisser. Il a attrapé la main d’une serveuse pour ne pas tomber, puis il m’a regardée avec gêne. Et, à cet instant, je me suis demandé si le rouge de ses joues était dû au froid ou à la honte.

On ne peut pas ouvrir la porte de notre cellule comme bon nous semble. On doit attendre les heures de promenade, et les activités. C’est quelqu’un d’autre qui décide du timing. En attendant, on parle aux murs. Certaines deviennent folles. Voilà ce qu’on est, en prison : des putains d’assistés. Chaque fois que j’ai la gorge serrée, je repense aux champs de blé à l’aube, imbibés d’or.

De temps à autre, j’entends même les oiseaux. Je les entends vraiment.

J’aimais broyer des fruits pour en faire des confitures. Des prunes dans un petit bol avec un pilon. Un peu d’eau au fond de la casserole et du sucre roux pour caraméliser. J’attendais que ça chauffe, puis j’incorporais les fruits. En tournant la spatule, je lâchais rarement le feu des yeux. Épier les flammes. Les petites bleues qui dégringolaient au hasard. Écouter le crépitement, les fruits qui fondent, sentir l’arôme sucré des prunes qui se mélangent au caramel. Patience. Ce qui me faisait tenir, c’était d’imaginer le goût des fruits sur ma langue, et les exclamations de joie de mes invités. De mettre un peu de bonheur dans ces pots en verre que j’entassais dans le placard.

La portière qui claque. Les champs déserts. L’averse. Les lueurs blafardes. La plainte aiguë de la sirène. Mon corps qui racle, de droite à gauche. Mes mains menottées. Mon regard apathique. Les marées de nuages. La route goudronnée. Puis les murs ratatinés et les fenêtres étriquées.

Je déchire le plastique qui recouvre mon « kit sanitaire » et déplie les draps blancs qui puent la lessive bon marché.

Je les étale, aux quatre coins du matelas, qui me semble ridiculement petit. Puis, je fais pareil pour l’unique oreiller qu’on m’a donné.

Ensuite, je pose la brosse à dents sur une petite étagère à côté du lit, le gel douche, le shampoing, le rouleau de papier WC.

En même temps, je pleure. Des petites larmes salées qui s’échappent de mes yeux. Je ne peux pas le croire. Je vais rester ici. À l’extérieur du monde. Dehors, tout va se métamorphoser. Les gens, la rue, les quartiers, les pancartes, les journaux, le climat, les espèces animales, les maladies, les vaccins, les livres, les films, et peut-être même les planètes dans l’univers. Et moi, je serai à côté. Décalée.

Je me brosse les dents. L’eau coule. Je passe une éponge sur mon visage et je m’allonge.

La cellule est vide.

Ma main glisse sur ma poitrine, effleure les contours de mes seins, puis mon ventre, mon nombril, et elle continue de déraper vers mes jambes, dans mon pantalon, les cuisses, et mon sexe, sous ma culotte. Mon sexe humide. Mes doigts s’agitent. Je respire fort. Je pense à lui. Ses lèvres sur mon cou. Sa main droite qui saisit mes cheveux et tire d’un coup vif, entraînant ma tête vers l’arrière. Sa main gauche qui agrippe la mienne, et la bloque, sur les barreaux du lit, et la vigueur de ses assauts, sauvages, intuitifs, sans la moindre hésitation.

Comment vais-je tenir des années sans sentir un homme, sans la frénésie des mains sur mon corps, la dureté d’un sexe heurtant ma chair, l’ébranlement et l’exaltation d’un instant ?

Comment pourrais-je encore me sentir femme, ici ?

Je me relâche. Un soupir. La sueur entre mes jambes et sur mon front. Mais le vide demeure. Et son corps ne réchauffe plus le lit, ne calme plus mes angoisses. Je suis seule.

Avant, la nuit, il m’étreignait fort, tout contre lui, ma tête contre son torse, comme une enfant. Il effleurait mes cheveux, embrassait doucement mon front, mes joues, ma nuque. Je m’endormais au rythme des battements de son cœur, étouffée par la chaleur de ses bras.

À travers les barreaux dans les ténèbres, la ligne évasive d’une lune ronde, pleine, argentée.

Elle me surveille.

À l’extérieur de la cellule, la lumière s’allume. Un bruit de porte qui claque. Les tintements d’un trousseau de clefs. Je sursaute. Ma main émerge immédiatement de mon pantalon. Des bruits de pas. Le silence.

Jamais tranquille, même quelques secondes.

S’évader. Je m’endors. Tout s’efface.

À mon réveil, mes codétenues sont rentrées. Une rousse et une Black aux cheveux frisés, en face de moi. Et, au-dessus de mon lit, une petite métisse avec un air enfantin.

Celle aux cheveux frisés demande mon prénom, puis me raconte des bribes de son quotidien ici. Elle me dit qu’elle s’appelle Moka et qu’elle attend toujours son procès depuis deux ans.

Je ne sais plus si elle me parle à moi, ou si elle récite pour elle-même, épuisée.

Elle me raconte, quand elle travaille à l’atelier. C’est son meilleur moment de la journée. Ça l’empêche de penser. Et elle se sent utile.

Elle fabrique des berlingots et des coussinets de soie, garnis de billes parfumées. Et songe à toutes ces personnes qui logent les petits sacs au fond des armoires. Tout à coup, une odeur délicieuse embaume leur intérieur, suggérant parfois le lilas, l’hibiscus, la lavande, la rose ou le coquelicot. Elle adore les couleurs vives. Ça lui prodigue un peu de baume au cœur. Ça évoque l’Orient, elle qui vient de l’île de Karabane, au Sénégal.

Elle déploie habilement l’étoffe, coupe un morceau de tissu avec le matériel approprié, en relevant les mesures au millimètre près, puis elle plonge sa main dans les billes qui roulent délicatement entre ses doigts, et en sélectionne dix, pas une de plus, qu’elle étale au creux du tissu. Enfin, elle rabat le tout comme une petite hotte, coupe un morceau de ruban, et le noue au sommet du triangle.

Quand on l’aperçoit, on n’imaginerait pas tant de douceur. Elle a des épaules carrées et un regard impénétrable.

Sa mémoire défile comme un diaporama : bancs de sable, cocotiers, marécages, mangroves, et bunuk, un vin de palme. Son père était pêcheur en pirogue. Il utilisait des nasses ou des filets. Et sa mère cueillait des huîtres sur les racines des palétuviers à la saison sèche. Ils parlaient le wolof, et le diola.

Je ne réponds rien. Je l’écoute. Je souris. La deuxième détenue, Sibylle, femme d’une trentaine d’années, les cheveux roux en bataille, de grands yeux bleus, se réveille et s’étire en bâillant. Elle déloge un carnet et un crayon, cachés sous ses couvertures, et tourne énergiquement les pages pour retrouver un croquis, d’une femme nue, qu’elle reprend tranquillement. Son trait est vif, assuré, professionnel. Elle fait abstraction de tout le reste, même des barreaux. Son procès est cette semaine, après un an et demi de provisoire.

Comme Moka, elle a sa routine. Elle ne lutte plus contre rien.

Poupon, ma troisième codétenue, ma voisine du dessus, qu’on surnomme ainsi, parce qu’elle est petite, les joues très rondes, et qu’elle ressemble à une poupée de porcelaine, s’approche de moi. Elle a la peau tannée et les cheveux frisés, des yeux marron immenses qui dévorent son visage.

Elle me tend un dessin avec un arbre, une maison, quatre bonshommes et un soleil. Ça me fait sourire. Un vrai sourire que je n’avais pas eu depuis longtemps. Je tente de lui parler mais elle ne répond pas, peut-être intimidée ou muette. Elle se contente de hocher la tête.

On a enfermé mon corps, mais pas ma pensée. Qui vagabonde, inépuisable.

Envie de hurler mon innocence au monde entier.

On ne peut pas sortir comme on veut. Alors, on attend les heures de sortie.

Parfois, on rêve de retourner en cellule, pour s’isoler, et rêver. Ne plus se confronter au regard, à la vie des autres, à l’image des murs immenses et des barbelés. La cellule devient une échappatoire.

On effectue une promenade quotidienne d’une heure à l’air libre. On en profite pour avaler plusieurs litres d’oxygène, étudier le moindre centimètre carré du ciel, les nuages, l’herbe et les quelques arbres alentour.

Des micros, des haut-parleurs, des écrans et des caméras qui vont de droite à gauche et de haut en bas encerclent la cour goudronnée. Pourtant, la tension est tellement palpable par moments qu’on peut assister à de nombreuses scènes de violence.

Alors, il faut fuir, se mettre à l’écart et rester impassible.

Quand je les regarde, j’ai l’impression d’être au milieu d’une cage de fauves. Pendant les heures de promenade, tout devient permis.

Menaces, violences, trafics de stupéfiants, jets de projectiles, racket. L’explosion de toutes les frustrations.

On est toujours en attente, comme dans un village isolé en haute montagne, du petit événement qui troublera la journée.

Toujours le lever du soleil, le crépuscule et une nouvelle routine, mais pas d’avenir.

Pas d’objectif. La seule chose qui compte, c’est tenir. Survivre.

La tempête. L’orage. Ses chaussures pleines de boue. Et les coups de feu.

J’aimerais m’envoler. Transportée. Légère. Abandonner. Oublier.

Je sais qu’autour de la prison, un peu plus loin, on peut sillonner de profondes vallées, des champs, des prairies parsemées de boutons d’or, de marguerites.

Là-bas, des perdrix construisent des nids, des faons courent entre les chênes, des canards dérivent sur les lacs, des libellules vrombissent entre les roseaux, et des écureuils se cachent dans l’écorce des arbres.

Les herbes poussent dans le sens qu’elles désirent. L’eau peut creuser des trous.

Ici, le gazon est taillé parfaitement, aussi droit que les murs qui ornent son périmètre.

Retour en cellule. Personne. J’ai acheté une soupe de nouilles en cantine. Le système d’épicerie en détention. On garde un peu de crédit sur une carte, d’un compte relié à l’extérieur. On remplit un bon avec la liste des articles, puis on se fait livrer quelques jours plus tard. Et quand on travaille dans les ateliers, ou que l’on fait le ménage, ça nous rétribue. Les sommes sont ridicules, mais ça permet de conserver un minimum d’autonomie.

Les minuscules pâtes se noient dans le bol en plastique. Posée sur mon lit, tournée vers la fenêtre, je déguste tranquillement. Le bouillon chaud coule dans ma gorge. Coriandre, piment doux, curry, coco. Je ferme les yeux un instant.

Cinq ans plus tôt, en Thaïlande. La jungle. Le vert à perte de vue. Les serpents colorés enroulés au sommet des troncs. Les radeaux de bambou qui descendent sur la rivière Kwai Noi. On dérive. Le courant nous emporte. Au hasard des chemins sauvages. Mon visage brûle au soleil. Mes joues sont rouges. Mais je suis bien.

Je savonne mes couverts au-dessus du lavabo. Dans le miroir, mon visage blême et des cernes creusent mes yeux. La prison ancre déjà de nouvelles rides.

La détention, c’est blessant. Ça blesse de plein de façons possibles, et c’est réel.

Ce n’est pas juste une attente très longue, c’est douloureux. Les gens n’imaginent pas.

L’entendre, ce n’est pas comme le vivre.

L’enfermement est physique, mais aussi mental.

Je me sens dégradée.

Frustration d’autonomie. De relations sociales. Privation de liberté.

Je ne m’imaginais pas si courageuse. Je ne pensais pas survivre.

Ici, personne n’a une histoire simple.

Ici, l’humain se révèle.

Certaines personnes font des conneries parce qu’elles se cherchent, comme des ados.

Je suis prise de nausées. Je vacille. Je m’assois sur mon lit. La tête entre mes mains. Je tremble. J’ai froid. Chaud. Je ne sais plus. La bouche sèche. Des bruits de pas.

Je me lève. Le décor se trouble un peu puis tout devient flou. J’approche de la porte. Je frappe quelques coups.

— S’il vous plaît ! Ouvrez ! Ouvrez !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je me sens mal…

Silence.

La chaleur me monte à la tête. Un vertige. Ça bourdonne dans mes oreilles. Les lignes des murs se confondent. J’ai l’impression de mourir. Et puis tout devient brusquement noir.

Quand je me réveille, je suis à l’UCSA, l’unité de consultation et soins ambulatoires de la prison. C’est comme un hôpital miniature et des portes qui mènent vers chaque unité : dentiste, kiné, ophtalmo… Des tons pastel sur les murs, entre l’orange et l’ocre.

Dans le cabinet, l’infirmière s’approche :

— Bonjour, pouvez-vous tendre votre bras et serrer le poing ?

Je m’exécute.

Une infirmière évalue ma tension en compressant le brassard sur mon poignet et en pressant plusieurs fois la petite pompe. Lorsqu’elle relâche la pression, l’aiguille sur le baromètre s’affole et je sens d’un seul coup l’afflux de sang après une brève coupure.

— Pourquoi suis-je ici ?
— Vous avez perdu connaissance, et votre tension est basse. Nous devons faire des tests pour vérifier votre état de santé.
— C’est grave ?
— Je ne sais pas.

Sans me regarder, elle range tout son matériel et prend des notes sur un petit carnet, qu’elle range ensuite dans sa blouse, puis se lève et quitte ma chambre.

Un robot. Sans émotions. Elle a probablement lu ma fiche.

Je bâille. J’ai la gorge sèche. Soif. L’infirmière revient, avec un dossier en main.

Elle fronce les sourcils, contrariée.

— Nous avons les résultats de vos examens sanguins.
— Et alors ?

Un instant de silence.

— Vous êtes enceinte.
— QUOI ?
— De sept semaines.
— Je…

Je bloque. Je ne sais pas quoi répondre. Je la fixe droit dans les yeux.

Un vertige.

— Désirez-vous le garder ?
— Je…

Aucun son ne sort de ma bouche. J’essaye d’enregistrer l’information. De réaliser l’impact du mot qu’elle vient de prononcer. Je repasse en boucle la phrase dans ma tête. Enceinte. Sept semaines.

Elle me regarde, agacée. Elle perd patience.

— Je vous laisse réfléchir. Reposez-vous.

Elle repart, froide, impassible.

J’entends le bruit de ses pas. Ses pas au loin. Et puis plus rien.

Moi, je fixe toujours le mur. Enceinte.

Sept semaines.

On dit qu’on le sait déjà, qu’on a un pressentiment.

C’est une sorte de sixième sens féminin.

Je n’ai rien ressenti, et mon ventre est encore tout plat.

Rien.

Ou alors… ? Non.

Je ne sais pas.

Pourquoi maintenant ? Pourquoi là ?

Sans lui. Dans un endroit sinistre. Fichée criminelle.

J’ai besoin de temps.

Je prends une carafe d’eau. Je me sers un verre.

Je m’hydrate.

Et la pensée m’effleure que j’hydrate le bébé en même temps.

Ce petit amas de cellules qui grandit doucement tout au fond de mon ventre. Moi je stagne, et lui il prend forme.

Son petit cœur, son corps, son cerveau, ses organes un par un, ses membres, et même ses pensées.

Tout cela va bientôt se concrétiser.

Être mère.

Dans ma vie d’avant je n’étais pas sûre de le vouloir vraiment. Un jour j’en avais envie, et l’autre non.

Là, tout de suite, j’ai peur. J’ignore tout de lui. Ou d’elle. Ce qu’il est. Ce qu’il va devenir. Et, en fait, je n’y crois pas vraiment. Ce n’est pas possible. Il faut que je le voie. Est-ce que je peux être mère ? Être à la hauteur ? Quelle vie pourrais-je lui offrir ? Dehors, il n’y a personne pour l’accueillir.

Est-ce qu’il aurait voulu le garder ? Le garder, l’aimer, l’instruire.

Au fond de moi, je sais.

— Alors, vous faites quoi ? demande encore l’infirmière.

Le silence. Il faut donner une réponse.

— Je le garde.
— Vous êtes sûre ?

Droit dans les yeux. Sans ciller. Sans trembler.

— Oui.

Elle repart. Elle ne répond rien. Elle doit probablement penser que c’est irresponsable. Garder un enfant en prison. Ça n’a pas de sens. C’est égoïste.

Lorsque j’étais petite, ma mère me disait que la grossesse était le moment le plus important dans la vie d’une femme. À vrai dire, elle disait même que c’était cet instant qui faisait de nous une femme en tant que telle. Une femme qui peut concevoir. Une mère. Ça engendrait de grandes responsabilités, et un sentiment de fierté. Le don incroyable de porter un enfant dans son ventre et de l’aider à venir au monde.

Et moi, j’avais peur.

Mais parfois j’idéalisais. Un foyer épanoui. Des enfants qui hurlaient au réveil en sautant sur notre lit. La joie qui débordait dans un rayon de soleil à l’aurore.

Je le ferai seule.

Je serai maman.

Je regarde un tableau accroché sur le mur. Une prairie et quelques fleurs. Un cheval qui galope.

Je me souviens d’Ivoire, un gris tacheté avec une belle crinière dans l’étable de Lucien. Lorsque je l’approchais, il s’agitait. Il m’attendait. Il hennissait et frottait sa tête contre ma joue, doucement. Lucien ouvrait la barrière. Je restais un temps à caresser sa croupe, ses hanches, son encolure, puis Lucien m’aidait à monter.

Je partais en pleine nature. Ivoire était sauvage, libre. Instinctif. Il frappait la terre avec vigueur, et je ressentais en lui la joie, la rage même, de retrouver la terre et la forêt.

Le médecin a un sourire doux. Je l’aime bien. Il s’approche de moi, suivi de l’infirmière, toujours impassible. Il se pose sur une chaise à proximité de la mienne :

— Votre tension est basse.
— C’est-à-dire ?
— Ne vous inquiétez pas. Probablement la fatigue. Ouvrez votre chemise, je vais examiner votre poitrine.

Il approche doucement ses mains et palpe avec sa paume le contour de mes seins.

Ça me fait tout drôle qu’un homme me touche. J’admire ses traits. Son visage est creusé de légères rides. Je regarde ses sourcils harmonieux, sa bouche. J’ai chaud. Entre les jambes. Dans mon corps. Une pulsion. Sa blouse. J’imagine. Que j’ouvre les boutons de sa chemise. Qu’il m’embrasse en harponnant mes lèvres, fait tomber son pantalon et me prend, sans autre précaution, jambes béantes, faisant chanceler le lit.

— Vous pesez combien ?
— Cinquante kilos.
— Votre âge ?
— Trente-quatre ans.
— Vous fumez ?
— De temps en temps.
— Il faudra arrêter.
— D’accord.
— Avez-vous des antécédents médicaux ?
— Non.
— Avez-vous toujours une menstruation normale ?
— Non, je n’ai pas eu mes règles ce mois-ci. Sauf une petite tache de sang.
— OK. Dans quelques semaines, nous ferons une première échographie, si vous êtes d’accord.
— Oui.
— Ces clichés permettront de déterminer le développement futur de votre enfant et son terme approximatif. Mais aussi de détecter une éventuelle anomalie.
— Une anomalie ?
— Une malformation, ou maladie génétique…
— Il n’aura rien de tout ça.
— On ne peut pas savoir.
— Moi, je sais.
— D’accord. On peut faire des tests.
— Quels tests ?
— Des tests sanguins, comme l’HT 21, pour dépister la trisomie 21.
— N’importe quoi !
— C’est recommandé. C’est votre première grossesse ?
— Oui.

Il me regarde. Il doit penser que c’est original d’avoir une première grossesse en prison. Mais je n’ai rien programmé. Enfant, on imagine à quoi ressemblera notre vie. Et dans la réalité c’est très différent.

— Je vais vous faire un examen vaginal.
— C’est obligé ?
— Oui. C’est important. Posez vos jambes en hauteur, sur ceci.

Il me désigne deux bordures en fer de chaque côté du lit.

Je m’exécute, dévoilant mon intimité. Malgré la gêne, cela fait monter encore mon excitation.

Il met des gants, approche sa main, écarte les lèvres de mon vagin pour l’inspecter en détail.

Je sens que je mouille. C’est ridicule mais incontrôlable.

Il prend ensuite une spatule et fait des prélèvements internes, puis remplit deux flacons distincts, et il rabat ma robe de chambre.

Il pose le matériel sur un chariot, ôte les gants et relève la tête.

— OK, tout est parfait. Pouvez-vous vous lever ?

Je m’exécute.

Le sol est froid.

— Penchez votre corps lentement vers l’avant.

Je me penche. Le médecin inspecte alors ma colonne vertébrale.

— Merci. Relevez-vous doucement je vais regarder également vos jambes pour détecter d’éventuelles varices ou œdèmes.

Passé cette étape, il remplit un dossier, rapidement, avec un trait maladroit, au stylo bleu. Puis se lève et me sourit gentiment :

— Ne vous inquiétez pas, on prendra soin de vous et du bébé. On se revoit dans quelques semaines, d’accord ? On va vous donner des conseils pour les nausées et autres désagréments. Vous allez avoir souvent envie d’uriner, les seins qui vont gonfler et picoter, une aréole autour du mamelon plus foncée, des lignes bleues et roses sous la peau, envie de grignoter… Tout cela est parfaitement normal. Je transmets aussi les papiers nécessaires à votre sécurité sociale.
— Merci.

Le médecin me fait un clin d’œil et part. »

Extraits
« Mais pour moi il existe déjà. Cette graine infime qui répand la vie dans mon corps. Et ce cœur qui doucement se met à battre.
J’aime l’inventer. L’imaginer.
Chaque jour, il grandit, évolue, se forme.
Envie de croire que l’univers m’a donné ce bébé pour trouver la paix. Qu’il me l’a offert pour me rendre plus sereine, me donner la force de me battre. Tout recommencer. » p. 66

« Cher Inconnu,
Je ne sais pas quoi te dire. Peut-être parce qu’on ne se connaît pas. Mais c’est le principe quand on fait connaissance, non? Je m’appelle Marianne. Je suis née dans une petite région lointaine de l’Ouest américain, mais j’ai grandi dans une ferme aux alentours de Vichy, et finalement j’ai été mutée à Paris, et comme je ne supporte pas la ville, j’ai pris une maison à Gif-sur-Yvette.
Mes parents adoraient la campagne française. Ils sont morts tous les deux. D’un accident de voiture. Je n’ai jamais passé mon permis, du coup. J’ai particulièrement peur des routes de montagne et des petits chemins sans aucune lumière. D’ailleurs je n’aime pas le noir. Ça fait ressortir en moi des névroses les plus profondes. Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça. » p. 77-78

« La prison est un dédale existentiel. La sérénade de la condition humaine. » p. 102

« Ici, tout n’est que misère: cris, pleurs, folie, maladies, cauchemars, tentations, racisme, trahisons, insultes, coups, provocations, conflits, humiliations, maux de tête, abandons, oublis, fouilles, poussées suicidaires, illusions, menottes, colères, infantilisations, jugements. » p. 122

« Je vois ses petits yeux cobalt et ses mains minuscules. Elle gémit doucement. J’ai tout oublié. Le personnel. La prison. Ma vie de merde. Il n’y a plus qu’elle. Ce petit bout d’amour. Je glisse à son oreille:
— Je suis là, mon cœur, c’est maman.
Et sa main attrape mon pouce.
On continue de s’occuper de moi mais je ne me rends plus compte de rien. Je fixe ma fille. Un volcan de tendresse. » p. 163

« Je m’assois de nouveau sur mon lit et la fixe, tétanisée. Je réalise la responsabilité qui m’engage désormais vis-à-vis de ce petit être. Ma responsabilité de l’accompagner à chaque étape au fil des mois et des années, de prendre soin d’elle, sans l’étouffer, ni l’oublier. Les premiers mois sont les plus sensibles. Ses organes, son corps. Tout est fragile, infime.
Vais-je être à la hauteur?
Vivre en permanence dans l’angoisse? » p. 175

À propos de l’auteur
COHEN_laurie_DRLaurie Cohen © Photo DR

Laurie Cohen est écrivaine, photographe et cinéaste. Elle est entrée en littérature par la poésie et a remporté plusieurs prix, dont le prix du Lion’s Club d’Enghien-Les-Bains à l’âge de quatorze ans. Elle a écrit une trentaine d’albums jeunesse et un roman Young adult (finaliste du Prix Izzo des lycéens en 2014). Elle continue en parallèle de l’écriture son activité cinématographique, elle a notamment réalisé un court-métrage, Coulisses, en 2016 (sélectionné au festival de Cannes). Hors des murs est son premier roman. (Source: Éditions Plon)

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Crénom, Baudelaire!

TEULE_crenom_baudelaire  RL2020  coup_de_coeur

En deux mots:
Une mauvaise chute va accélérer la fin d’un poète maudit. Le moment est venu de retracer le parcours de Charles Baudelaire, entre les femmes et la drogue, les problèmes d’argent et de censure, et les fulgurances de la création des Fleurs du mal.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Comment fait-on pousser les fleurs du mal?

Très tôt le jeune Charles Baudelaire a choisi d’être un poète. Dans cette biographie romancée, Jean Teulé raconte comment Les Fleurs du mal ont fini par avoir la peau de ce stupéfiant personnage. Le premier roman des éditions Mialet Barrault est une réussite!

Il arrive au bout du chemin. À Namur, en sortant d’une église, il fait une mauvaise chute qui lui fait lâcher ce juron: et, soutenu par deux amis, va regagner Bruxelles où des religieuses le prennent en charge avant qu’il ne puisse regagner Paris.
Nous sommes en 1867. Voici venu le temps de se retourner, de regarder le chemin parcouru. Enfant, c’est dans les jupes de sa mère que Charles Baudelaire se sentait heureux. À tel point qu’il se réjouit du décès de son père, car désormais la femme de sa vie ne sera que pour lui! Un bonheur qui sera toutefois éphémère, car après quelques mois sa mère a retrouvé chaussure à son pied. Elle épouse le chef de bataillon Jacques Aupick. Charles, qui se sent trahi, n’est pas au bout de ses peines. Car ce beau-père entend faire son éducation. Après son renvoi du Lycée Louis Le rand, il décide de le faire embarquer sur un navire partant vers les Indes pour une année qui doit l’aguerrir, en faire un homme.
À bord, il n’apprécie guère la compagnie des passagers, pour la plupart des commerçants, et préfère se consacrer à la poésie dont il est persuadé qu’elle fera sa gloire. Il réussira à Dépasser Hugo. L’escale à l’île Maurice lui donne l’opportunité de rebrousser chemin. Dans ses bagages, les vers de L’Albatros, première grande marque de son talent laissé à la postérité. Après six mois en mer, il débarque à Paris. Désormais majeur, il va pouvoir mener la grande vie avec l’héritage que lui a laissé son père. Il prend un appartement, achète des toiles et des toilettes et s’offre des femmes et de la drogue. Mais la fille de joie sur laquelle il a jeté son dévolu, Sarah la Louchette, va lui offrir une blennorragie. Qu’il va s’empresser de soigner en changeant de partenaire. Il s’acoquine alors avec Louise Duval, une grande tige à la peau d’ébène, qui lui fera un autre cadeau, la syphilis. Il n’a guère plus de vingt ans et déjà ses jours sont comptés. Car au milieu du XIXe siècle la vérole encore fait des ravages. Alors les médecins prescrivent du laudanum. Et Baudelaire en use et en abuse, ajoutant un cocktail d’autres drogues à son médicament.
Le poète va brûler la vie ou la sublimer, c’est selon.
Après avoir exploré l’univers de Verlaine et celui de François Villon, la plume de Jean Teulé se régale de celui de Baudelaire en revisitant le Paris en pleine mutation de l’époque, au moment où Haussmann redessine l’architecture à coups de démolitions et de saignées dans les rues un peu tortueuses. Mais suivre Baudelaire, c’est aussi faire la connaissance du milieu artistique de l’époque. On y croise Gustave Courbet, Maxime du Camp, les frères Goncourt, Théophile Gautier, Manet ou encore Hugo qui tonne depuis son exil anglo-normand contre ce Napoléon III qui vient de prendre le pouvoir. Si Baudelaire n’aime guère le grand écrivain – mais qui aime-t-il vraiment ? – il le rejoindra dans ce mépris, ainsi que Gustave Flaubert.
Parmi les anecdotes les plus croustillantes retrouvées par l’auteur de Entrez dans la danse, il y a ces séances de pose chez Courbet pour son tableau L’Atelier du peintre. Baudelaire y pose avec Jeanne Duval puis demande à son ami de l’effacer de sa composition avant de revenir sur son choix.

COURBET_LAtelier_du_peintreL’Atelier du peintre de Gustave Courbet (1855), avec à droite, au premier plan, Baudelaire lisant assis sur une table et Jeanne Duval réapparaissant, à la gauche de la porte, par exsudation du liant et de la peinture au bout d’une cinquantaine d’années. © Commons Media – Musée d’Orsay

Mais le point fort du livre réside dans la mise en scène des Fleurs du mal. Grâce à Jean Teulé, on retrouve les poèmes dans leur contexte, de leur genèse à leur écriture et la volonté hallucinée de l’auteur de rompre avec les codes classiques du sonnet, de renouveler la thématique mais aussi de choquer. Les pérégrinations du manuscrit et les déboires de son éditeur Auguste Poulet-Malassis montrent à quel point il aura réussi. Le procès et la ruine viendront mettre un terme à la première édition de ce recueil aujourd’hui considéré comme une pierre angulaire de la poésie française. Crénom !

Crénom, Baudelaire!
Jean Teulé
Éditions Mialet Barrault
Roman
432 p., 21 €
EAN 9782080208842
Paru le 7/10/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un voyage vers les Indes, l’île Maurice ainsi qu’un voyage en Belgique à Bruxelles et Namur.

Quand?
L’action se situe de 1826 (Baudelaire a cinq ans) à 1867.

Ce qu’en dit l’éditeur
Si l’œuvre éblouit, l’homme était détestable. Charles Baudelaire ne respectait rien, ne supportait aucune obligation envers qui que ce soit, déversait sur tous ceux qui l’approchaient les pires insanités. Drogué jusqu’à la moelle, dandy halluciné, il n’eut jamais d’autre ambition que de saisir cette beauté qui lui ravageait la tête et de la transmettre grâce à la poésie. Dans ses vers qu’il travaillait sans relâche, il a voulu réunir dans une même musique l’ignoble et le sublime. Il a écrit cent poèmes qu’il a jetés à la face de l’humanité. Cent fleurs du mal qui ont changé le destin de la poésie française.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« — Crénom !
Au sortir du portail baroque de l’église Saint-Loup de Namur, un homme qui aura bientôt quarante-six ans loupe une marche et tombe sur le front, à même le parvis, en jurant. Des deux qui l’accompagnent, le plus jeune – fringant trentenaire rigolard et bariolé à l’accent wallon très prononcé – fait mine d’être offusqué par ce qu’il vient d’entendre:
— Même en utilisant sa forme contractée, on ne sort pas d’une église en s’écriant: «Sacré nom de Dieu!» Ça n’est pas possible ça, sais-tu, monsieur?!
Le Seigneur vous aura puni !
Le second ami – corpulent personnage autrement raisonnable –, déjà accroupi près du corps à plat ventre, le retourne sur le dos en lui disant dans un français plus conventionnel:
— Eh bien dites donc, quelle chute, hein?!
— Crénom…, paraît ne pas en revenir l’accidenté aux airs devenus complètement ahuris.
— Il est sonné. Félicien, prenons-le chacun sous une aisselle pour le remettre sur pied.
Le jeune Belge farfelu le hisse du côté droit pendant que l’autre, qui parvient à le maintenir bien en appui sur la jambe gauche, s’en trouve soulagé.
«Ça va, on peut vous lâcher ? » demande-t-il en écartant un peu ses paumes, mais la victime, répétant «Crénom», bascule vers Félicien qui s’en amuse:
— Vous choisissez de plonger dans mes bras plutôt qu’entre ceux d’Auguste! Merci! Cela me met en bonne gaieté.
— Mais redressez-le, bon sang, Félicien ! Soyez sérieux, s’agace Auguste.
— J’essaie mais il s’écroule par là. Regardez ce bras, qui semble n’avoir plus d’énergie, comme il balance.
Et en dessous, cette jambe, si je l’attrape par le pantalon, elle ondule telle de la guimauve. On dirait qu’il est devenu, de ce côté-ci, une poupée de chiffon.
— Bordel de Dieu…, commente Auguste.
— Ah, ben dites donc, ça jure, les Français!
Quand c’est pas l’un c’est l’autre.
— Me reconnaissez-vous, savez-vous qui je suis? demande le plus âgé des amis à l’acrobate maladroit qui s’est étalé sur le parvis.
Celui-ci le regarde comme s’il venait de le découvrir, très étonné:
— Crénom!
— Bon, il donne aussi des signes de troubles mentaux. Il faut le ramener à Bruxelles.
* * *
Dans le gros bâtiment particulièrement sévère de l’institut-couvent Saint-Jean-et-Sainte-Élisabeth situé près du jardin botanique de Bruxelles, une petite dame sautillante de soixante-douze ans est très en colère et ne se gêne pas pour le dire aux religieuses qui l’entourent tout en suivant la mère supérieure au travers d’un corridor :
— Moi, c’est de vous dont je ne suis pas satisfaite, mes sœurs! Je m’insurge contre la rudesse de votre comportement envers lui! Je le croyais sous la protection de douces colombes, comme je me figure que doivent toujours être les religieuses, alors que…
— Depuis son arrivée, fin mars, avant les repas, il ne fait pas le signe de croix! s’indigne la supérieure, commençant à gravir vigoureusement les marches d’un escalier à la rampe ouvragée.
— … Il est handicapé! lui rappelle la dame âgée qui escalade derrière.
— Seulement hémiplégique du côté droit, précise l’autre déjà au palier. Il pourrait remuer sa main gauche!…
— … Alors que, poursuit une des sœurs qui arrive également tout en haut, lorsqu’on insiste il tourne la tête et si on l’en tourmente davantage, il fait semblant de s’endormir!
Le premier étage s’ouvre sur un long couloir bordé à droite par une série de fenêtres hautes et claires donnant sur une cour fleurie en ce mois de juin.
Face aux ouvertures vitrées s’étalent des portes de chambre. Visage entouré d’une guimpe trop amidonnée, une qui ne l’avait pas encore ramenée aborde, excédée, un nouveau sujet aux oreilles de la petite dame à la chevelure frisottée et blanche parsemée de reflets bleutés:
— Dans les établissements religieux, on exige que les malades récitent des prières à haute voix mais lui ne les dit pas!
— Il est devenu pratiquement muet!
Tout le monde part au train vers le fond du couloir.
Les lumières de ce début d’été alternent avec les taches d’ombre sur ces corps féminins qui filent.
— Muet?! s’exclame la mère supérieure. Ah, si vous entendiez ce qu’il répète continuellement en reluquant une certaine partie de l’œuvre d’art dont nous sommes le plus fières dans cet établissement!…
Venez vérifier vous-même.
Elles s’arrêtent toutes devant la double porte ouverte d’une grande salle commune lambrissée de chêne et au plafond ornementé.
— Vous le trouverez là-bas ! Allez-y toute seule.
Nous, on ne s’approche plus de lui.
La petite dame usée quoique encore dynamique, elle, y va vers ce quadragénaire qu’elle repère de dos, écroulé dans son fauteuil roulant en bois et osier, face à un grand tableau fixé au mur. On dirait que le quasi-grabataire s’exprime. Alors qu’elle s’approche de ses
épaules, elle l’entend dire et redire une ribambelle de «Crénom!» absolument excités. Elle lève les yeux vers ce qui obnubile tant l’affalé. C’est une Vierge à l’Enfant peinte vaguement façon Renaissance. Au premier-plan et de trois quarts dos, une jeune Moyen-Orientale blondinette (ah bon ?) tout à fait avenante est représentée tendant les bras vers un mioche dans la paille qui fait face au spectateur. Mais le tordu débraillé ne fixe son regard que sur le cul de la Marie mis très en évidence par un souffle de vent pénétrant dans l’étable et plaquant la robe translucide de soie rose chair, bordée de broderies noires, contre les fesses joliment arrondies de la mère (vierge) du fils de Dieu.
— Crénom! Crénom!
On sent bien que si le pervers pouvait articuler deux autres syllabes il s’écrierait plutôt: «Quel cul! Quel cul!» La petite frisottée, sans doute elle-même tous les dimanches à l’église, comprend maintenant la panique des soeurs hospitalières. Contournant le vicelard pour l’examiner de face, elle découvre son bras droit inerte qui pend contre sa poitrine enfermée dans une ample vareuse sombre dont l’usure luit çà et là et que personne n’est venu boutonner. Il ne lui reste qu’un oeil ouvert en cette tête qui retombe, trop lourde, sur une épaule. La dame âgée dit:
— Bon, allez, laisse-moi te pousser. On s’en va. Aucune sœur ne vient l’aider à descendre dans l’escalier le fauteuil roulant qui fait des bonds à chaque marche car les voilà toutes parties chercher de l’eau bénite en poussant des cris d’hystérie. Elles reviennent vers la salle commune pour s’y jeter à genoux, verser d’abondantes larmes et arroser d’eau
consacrée les endroits occupés par le terrifiant malade, ceux où ses roues sont passées. La mère supérieure ordonne:
— Arrachez ses draps, sa paillasse, et faites tout brûler!
Retenant comme elle peut le fauteuil penché, grâce à une main agrippant la poignée fixée à l’arrière du dossier et l’autre cramponnée au col de la vareuse du très mal en point pour éviter qu’il ne bascule en avant, la petite vieille à la chevelure un peu azur croise un prêtre exorciste alerté. Lui non plus n’est d’aucune utilité et son étole flottante, au passage, vient lui fouetter le visage comme si elle n’était pas déjà assez emmerdée comme ça!
— Exorcizamus te, omnis immundus spiritus, omnis…!
Mêlé au fracas cavaleur des gros souliers cloutés du chasseur de mauvais anges, elle entend aussi gueuler un rituel latin alors qu’elle atteint le corridor et que les soeurs, à l’étage, paraissent se sentir enfin délivrées comme si Satan lui-même s’était retrouvé trois mois pensionnaire de leur maison de santé.
Sur les graviers d’une allée de la cour intérieure menant à la sortie, l’aïeule essoufflée fait une pause pour s’éponger le front près d’un bosquet de roses parfumées. L’hémiplégique mutique, de sa main gauche fait risette à une fleur en éclatant d’un rire de fou puis ferme son œil valide et revoit le fil de sa vie, sa vie… Crénom! »

À propos de l’auteur
TEULE_Jean_©DRJean Teulé © Photo DR

Jean Teulé est né à Saint-Lô le 26/02/1953. Entre 1978 et 1989 il s’est consacré à la bande dessinée, qu’il élabore à partir de photographies retravaillées. Parallèlement il s’est lancé dans la télévision dans «L’assiette anglaise» de Bernard Rapp et «Nulle part ailleurs» sur Canal+. Ayant abandonné toute autre activité, il se consacre dès 1990 à l’écriture. Depuis, il a publié une quinzaine de romans, parmi lesquels, Ô Verlaine! en 2004, Je, François Villon (prix du récit biographique); Le Magasin des suicides (traduit en dix-neuf langues), adapté en 2012 par Patrice Leconte ; Darling, également porté sur les écrans avec Marina Foïs et Guillaume Canet ; Mangez-le si vous voulez et Charly 9, tous deux adaptés au théâtre ; Les lois de la gravité, déjà adapté au cinéma en 2013 sous le titre Arrêtez-moi !, et joué au Théâtre Hébertot ; Le Montespan (prix Maison de la presse et grand prix Palatine du roman historique), également en cours d’adaptation cinématographique ; Fleur de tonnerre, adapté par Stéphanie Pillonca Kervern, sorti en salles en 2016, Entrez dans la danse en 2018 et Gare à Lou en 2019. Jean Teulé est le compagnon de l’actrice Miou-Miou. (Source : Éditions Julliard / Babelio)

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