La Vallée des Lazhars

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En deux mots
Amir, né en France, part avec son père au Maroc retrouver sa famille et notamment son cousin Haroun qu’il n’a pas vu depuis l’adolescence. Les deux jeunes hommes vont devenir rivaux, tous deux amoureux de la belle Fayrouz. Avec lequel des Ayami fera-t-elle sa vie?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Deux mariages et un enterrement

Dans ce roman des origines, Soufiane Khaloua retrace un été passé par un père et son fils dans la vallée des Lazhars au Maroc, d’où est originaire la famille. Venus pour un mariage, ils repartiront après un enterrement.

Un arrière-grand-père arrivé en France dans les années soixante et les générations qui se succèdent, toujours plus éloignées du Maroc d’origine. Alors pour sa fille entièrement française, Amir décide de remonter dans l’arbre généalogique et de raconter cette famille de la vallée des Lazhars, non loin de la frontière algérienne.
C’est à l’occasion d’un mariage qu’il part avec son père pour le Maroc où ils ne sont plus retournés depuis six ans. Lui et ses cousines et cousins sont désormais adultes, à l’âge où il leur faut construire à leur tour une famille. Après une nuit à Oujda, c’est au volant d’un camion qu’ils retrouvent leur vallée et les Ayami: la tante Zahra et Sayad, leur fils Bilal, la petite Manal et le grand Aymen, quinze ans et Houd, dix ans. Mais pour Amir la déception est de taille car il apprend que son cousin préféré, Haroun, son quasi-jumeau, a quitté le village depuis plusieurs années à la suite d’une dispute.
Sa sœur Farah, la future mariée, a bien essayé de le convaincre de revenir pour assister à la fête, mais en vain.
Alors, avec son arabe encore hésitant, il cherche encore sa place, se nourrissant des conversations, des préparatifs de la cérémonie et de la rivalité persistance avec l’autre clan, celui des Hokbani qui occupe le versant est de la vallée. Mais peut-être que l’union de Farah Ayami avec Sayad Hokbani permettra l’apaisement…
C’est après la cérémonie du Henné qu’arrive la belle surprise. Haroun est de retour et constate avec plaisir que leur complicité est toujours aussi forte. Alors, c’est la vie rêvée. Il manque juste un mot à la langue française «pour décrire le sentiment d’être en vie, où l’on a conscience de se tenir au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes personnes. C’est ce que j’ai éprouvé cet été-là, grâce à Haroun, et grâce à Fayrouz, Sayad et Farah, et les Ayami, et les Hokbani, les oliviers, les amandiers, les figuiers; tout formait un arrière-plan agréable à nos rêveries partagées.»
Jusqu’au jour où ils deviennent rivaux, tous deux amoureux de la belle Fayrouz, pourtant déjà promise à un Allemand.
Commence alors un jeu du chat et de la souris où l’un et l’autre endossent tour à tour le rôle du chasseur et du chassé. Un petit jeu qui va trouver son point culminant durant la soirée du mariage. Une soirée émaillée d’incidents, mais qui ne fera finalement que conforter chacun dans ses positions.
Soufiane Khaloua va alors nous raconter les tourments du jeune amoureux, rival au statut particulier d’exilé. Durant cet été aux multiples rebondissements, le destin des deux hommes va se sceller sur fond de mariage, mais aussi d’un enterrement. De cette chronique riche en émotions, on retiendra tout à la fois la plume allègre du primo-romancier, la difficulté pour un enfant de la troisième génération d’immigrés de se sentir légitime et cette envie folle de se construire un avenir.

Signalons la conférence-rencontre avec Soufiane Khaloua à la Librairie 47° Nord à Mulhouse le vendredi 9 juin à 20h.

La vallée des Lazhars
Soufiane Khaloua
Agullo éditions
Premier roman
244 p., 21,50 €
EAN 9782382460849
Paru le 9/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Maroc, dans la vallée des Lazhars, non loin de la frontière algérienne. On y évoque aussi la France et l’Algérie.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un grand camion blanc parcourt une piste qui serpente au creux d’une vallée, à la frontière Est du Maroc. À son bord, Amir et son père. Cet été, ils rendent visite à leur famille après six ans d’absence. Amir est né en France, mais son père, ici, dans la vallée des Lazhars. Ils sont membres du clan Ayami. Le jeune homme a tout l’été pour retrouver une identité qui lui est un droit de naissance et dont il a pourtant du mal à s’emparer.
Une Renault 18 gravit une pente et fait une arrivée tonitruante dans la nuit. À son bord, Haroun, « cousin préféré » d’Amir, revient d’un exil de trois ans. Il vient assister au mariage de sa sœur Farah, fiancée à un membre du clan d’en face, les Hokbani, qui vouent aux Ayami une haine réciproque et immémoriale. Haroun apporte avec lui les histoires haletantes de ses aventures dans tout le Maghreb. Mais petit à petit, derrière ses récits luxuriants, Amir découvre une autre version, une réalité différente, intimement liée à la vallée et à ses secrets.
La Vallée des Lazhars est l’histoire d’une jeunesse qui se heurte à des frontières de toutes sortes et qui tente de s’en affranchir, par la verve, le panache, la désobéissance – par une solution qui lui est une seconde nature, l’exil.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Addict Culture
Blog Le Capharnaüm éclairé
Blog Binchy and her hobbies
Blog Alex mot-à-mots


Soufiane Khaloua présente son roman dans le cadre du Prix Louis Guilloux 2023 © Production Département des Côtes d’Armor

Les premières pages du livre
« Si toute généalogie prend la forme d’un arbre, la tienne commence par une bouture. Ton arrière-grand-père a quitté son Maroc natal à dix-neuf ans. Il est arrivé en France au début des années soixante, vite rejoint par son épouse ; j’ai été leur seul enfant, héritant des racines mais planté dans un terreau nouveau.
Mes parents ont mis un point d’honneur à m’apprendre l’arabe de leur jeunesse. À ma grande honte, je n’en ai pas fait autant avec ta mère. Elle ne parle pas arabe, elle est allée une poignée de fois au Maroc, et toi, à vingt ans, tu n’en connais ni la langue, ni le climat, ni les visages. Entre la bouture et les bourgeons récents, plus d’un demi-siècle d’écart, et des branches aux tournants inattendus.
Nous étions une famille d’exilés, ce n’est pas le cas pour toi, aujourd’hui. Fille de ma fille, tu es d’ici et tu appartiens à cette terre. C’était inévitable, je m’en rends compte maintenant. Puis-je te forcer à ressembler à mes parents, toi qui es née des décennies après leur arrivée, puis-je te reprocher de ne connaître ni leur langue ni leurs familles ? Aujourd’hui, pendant que j’attends le jour qui me fera retourner pour la dernière fois sur la terre de mes ancêtres, j’ai cette pensée que dans trente ou quarante ans mes descendants me seront parfaitement étrangers. L’identité qu’on m’a inculquée et que j’aurais pu transmettre à ta mère sera perdue.
Les terres d’origine s’oublient, les dynasties s’exilent, et si l’on n’y prend pas garde, très vite, rien ne subsiste de nous ni de nos parents. Aussi, j’ose un dernier effort : je m’offre une pause dans cette course de l’oubli pour te raconter une histoire – et tu en feras de même à ton tour, un jour où tu auras mon âge.
L’histoire d’une famille ne peut se contenter d’un seul récit, alors je te charge de questionner ta mère, de lui demander toutes les anecdotes qu’elle connaît sur nous. Pour ma part, je t’en raconte une qu’elle n’a jamais entendue, celle que je préfère. Je l’ai soigneusement choisie, parce qu’elle contient toute l’essence de la famille de mon père : l’histoire d’Haroun Ayami.

I. Où m’emmènes-tu, mon frère?
Je vis Haroun pour la dernière fois l’été de mes vingt ans. À cette époque, à cause du travail de mon père et du divorce de mes parents, je n’étais plus allé au Maroc depuis six années. Je finis par m’y rendre avec mon père, dont le retour au pays était devenu urgent. Il devait régler des affaires concernant un terrain hérité et retrouver sa sœur, ainsi que sa nièce, qui allait se marier.
J’appréhendais ce séjour: j’avais peur de ne plus savoir assez bien parler l’arabe, j’angoissais à l’idée de revoir mes oncles, tantes et cousins ; surtout, j’étais terrifié par mes retrouvailles prochaines avec Haroun, né le même jour et la même année que moi, mon « jumeau » ou mon « cousin préféré » comme j’aimais à l’appeler lorsque je parlais de lui à mes amis d’ici. L’expression n’avait plus beaucoup de sens, je ne le connaissais plus réellement à cette période : la dernière fois que je l’avais vu nous étions des enfants encore, nous avions treize ou quatorze ans. Les gens changent beaucoup en six ans, à cet âge-là. J’avais quitté un enfant, je m’attendais à retrouver un adulte.

Mon premier souvenir nous amène sur une étroite route à une seule voie qui serpente entre des montagnes de l’Est marocain, juste à la frontière de l’Algérie. L’asphalte écrasé de soleil brille, il fond à vue d’œil, charriant une odeur âcre que je sens à travers la fenêtre ouverte.
Il était onze heures quand notre camion avait quitté Oujda pour rejoindre la vallée des Lazhars, là où résidait une bonne partie de ma famille, là d’où viennent tes ancêtres. C’est là-bas que mon père est né, là-bas qu’il possédait des terres héritées de mon grand-père, et c’est là-bas qu’existe le cimetière de notre famille. C’est là-bas que tout commence et que tout finit.
Mon père pestait, on avait dormi à l’hôtel à Oujda, puis on s’était réveillés tôt pour voyager tant qu’il ferait assez frais, mais on avait dû s’arrêter pour faire quelques courses : on ne pouvait pas arriver les mains vides après plusieurs années d’absence. Allant de souk en souk, nous avions mis plus d’une heure avant de nous engager enfin sur la piste qui ondulait au cœur des montagnes, le camion chargé de pastèques, de melons et de yaourts qui ne survivraient probablement pas à la chaleur du trajet.
Chaque fois qu’un véhicule venait en sens inverse, mon père devait arrêter le camion sur le bas-côté, s’approchant dangereusement des ravins. Je finis par pousser une exclamation exaspérée : c’était la troisième voiture au moins qui nous croisait à toute vitesse, obligeant mon père à des manœuvres dangereuses. Il m’expliqua qui étaient ces chauffards. Il s’agissait des trabendos, des contrebandiers qui traversaient illégalement la frontière algérienne pour rapporter de chez nos voisins cigarettes, essence et marchandises en tout genre à moindre coût.
Mon père me dit de les observer attentivement : peut-être reconnaîtrais-je Haroun parmi eux, puisque ici il n’avait pas beaucoup d’autres possibilités que de devenir trabendo. Dévisageant chacun des conducteurs, cherchant les traits de mon cousin sur leurs physionomies, je pus rapidement dresser un portrait-type du trabendo : jeune homme, autour de vingt ans, les sourcils froncés par la concentration. Il conduit d’assez vieilles voitures, des Renault 12 ou 18, des Peugeot 505. (« Elles sont trafiquées, une voiture normale ne survivrait pas à leurs trajets », expliqua mon père.)

On roulait depuis un peu plus d’une heure quand on le vit au milieu de la poussière, errant au coin d’un virage entre deux montagnes comme une apparition d’un autre temps. Je sus que c’était un vieil homme grâce à son abaya blanche et au chèche orange qui lui enserrait la tête. À mesure qu’on approchait, je me rendis compte qu’il se tenait très droit, le bâton de marche qu’il serrait dans la main avait dû être ramassé par ennui plus que par nécessité. Il leva le bras vers notre camion. Mon père s’arrêta, l’invita à monter.
— Salam aleyk’, je te remercie, ça fait une demi-heure que je marche et personne pour s’arrêter.
Il avait une voix forte, je lui trouvais un sacré charisme avec sa grande taille, son emphase, ses yeux bleus sur sa face brune.
— Une demi-heure ? répondit mon père. Pour combien de voitures passées ? Dans mon souvenir il y avait toujours quelqu’un pour s’arrêter.
— Ça, c’était avant, l’ami, ça a changé maintenant !
Ils s’entretinrent un moment sur la même lancée, le nouveau venu expliquant que la région n’était plus aussi sûre : la pauvreté poussait les gens à voler encore plus qu’avant ; il y avait les Noirs qui voulaient aller en Europe et qui faisaient escale par ici, devenant au mieux mendiants et au pire, bandits ; il y avait les terroristes qui tentaient de recruter parmi les habitants des montagnes reculées… On racontait qu’à peine trois jours plus tôt ils étaient entrés dans une maison, armés, barbus et menaçants, avaient réquisitionné nourriture et eau, et les paysans avaient été obligés d’abattre trois poulets pour eux avant qu’ils s’en aillent !
Plus je l’écoutais et plus il me paraissait antipathique. Derrière son allure de vieillard, il avait un air malin et ses pupilles ne souriaient jamais, même lorsqu’il lançait un de ses rires tonitruants. Surtout, j’étais malingre, asthmatique ; je ne pouvais lui pardonner la robustesse qu’il affichait malgré son âge avancé.
— Il y a eu du passage, pourtant, quelques trabendos, qui ont filé comme s’ils avaient le diable à leurs trousses. J’aurais aussi bien pu être sur la route qu’ils m’auraient culbuté sans s’arrêter.
— Parlant de ça, dit mon père, je croyais qu’ils avaient resserré la frontière, que les trabendos n’existaient plus.
— Si, toujours, c’est plus difficile maintenant qu’avant, mais tu veux faire quoi ? Les jeunes ont pas de travail ici… Arrêter le trabendo ? Autant leur demander d’arrêter de respirer.
Ils se turent, on n’entendit plus que le bruit du moteur, et j’observai avec une nostalgie ravivée les montagnes, sèches et terreuses comme chaque été, parsemées ici et là de buissons rabougris ou de fermes isolées. Rien n’avait changé en six ans. Mon père m’a dit un jour qu’au printemps tout était vert et fleuri, j’avais du mal à l’imaginer, je n’avais encore jamais vu le printemps au pays. Quand j’étais beaucoup plus jeune, je disais à mes amis qu’il ne neigeait jamais au Maroc : je n’y étais allé qu’en été, j’y voyais toujours le même climat sec et aride, il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’il pût changer au cours de mon absence.
Je sursautai, la conversation avait repris et un cri soudain du vieil homme me sortit de ma rêverie :
— Ah, mais tu vas chez Sayad ?
— Oui, tu connais ?
— Bien sûr que je le connais ! On a servi dans la Résistance, on a chassé ensemble et on a travaillé dans la même mine. Demande-lui s’il connaît Rahman, tu verras le nombre d’histoires qu’il a à raconter sur moi !
La conversation s’anima. Je me souvins en souriant que dans ces montagnes très peu de familles n’étaient pas liées à notre clan, les Ayami ; et personne entre Fès à l’ouest et Tlemcen à l’est n’ignorait qui était Sayad, le mari de ma tante Zahra.
— Mais tu es de sa famille ? Tu es le fils de qui ?
— Je suis le fils d’Omar, paix à son âme, répondit mon père. Sayad a épousé ma sœur.
— Le destin fait bien les choses, j’ai pensé à Sayad et à sa pauvre femme pas plus tard qu’hier, j’ai pensé à les visiter. Aujourd’hui est un signe de plus, il faut que j’aille les voir, bientôt !
En parlant de ma tante Zahra, la femme de Sayad, il prit un air peiné que je supposai sincère.
— Comment va-t-elle depuis le temps ? On m’a dit que c’était de pire en pire.
— Je ne sais pas, répondit mon père, impassible. Ça fait six ans que je n’ai pas pris de vacances, je n’ai pas pu venir jusque-là. Je crois qu’elle ne reconnaît plus personne.
Rahman se lança dans une complainte pour ma tante, regrettant sa force de caractère et son intelligence passées, trouvant injuste qu’une telle femme ait pu dépérir de cette manière. Mon père acquiesçait sans dire grand-chose.
Je finis par somnoler, et une heure plus tard, mon père s’arrêta au creux d’une vallée. Face à nous s’élevait une montagne habitée, à mi-hauteur, par une ferme aux bâtiments blancs. « Voilà », me dit-il simplement, et il ajouta, comme chaque fois que nous étions allés là-bas : «J’ai été élevé dans ces montagnes.»

Je revois encore cette montagne des Ayami telle qu’elle m’est apparue cet été-là. Et telle que je voudrais que tu la voies ! Chaque fois que je la retrouvais, c’était comme la découvrir pour la première fois, alors je voulais tout enregistrer, que chaque image demeure gravée sur ma rétine, éternelle et inchangée. Une montagne bien banale en vérité, sèche et incohérente, sans grand charme. Mais c’était la nôtre, cette montagne. Je revois le verger d’amandiers efflanqués, d’oliviers blafards, de figuiers trapus, le poulailler de tôle rouillée, la trappe grillagée à côté qui cachait une famille de lapins, et je revois le gros chien roux et blanc, prélassé à l’ombre d’un arbre. Une longue bâtisse à un étage formait l’habitation principale, où plusieurs pièces entouraient un patio. On y avait ajouté de petites annexes au fil des années qui abritaient, je le découvrirais au cours de l’été, une famille d’ânes, la réserve de grains, certains outils, ainsi qu’une énorme vache et son veau.
Rahman nous quitta avant qu’on ne gravisse la montagne, il avait à faire ; il fit promettre à mon père de prévenir Sayad et Zahra qu’il viendrait les voir d’ici quelques jours. Il continua sa route à pied et je le regardai s’éloigner. Il y avait quelque chose d’immatériel dans cette silhouette solitaire errant sur le bord de la route.
Mon père fit sortir le camion de la piste, il s’engagea dans la pente. Après force bruits d’accélérateur qui s’occupèrent de réveiller toute la propriété, on se gara devant la bâtisse. Plusieurs personnes en sortirent et vinrent nous saluer.

Le moment est propice pour te parler un peu plus de la famille Ayami, à cette époque.
Je les revois, ils me sourient, alignés devant le mur blanchi à la chaux ; ils ont des sourires pleins d’or et de trous. Bilal, massive silhouette aux mains douces, aux doigts velus, fils de Zahra et Sayad ; son épouse Manal, petite, menue, les traits pointus ; elle pouvait te haïr du plus profond de son être et t’accueillir comme un roi ; je n’ai jamais vraiment su décider si elle nous aimait sincèrement ou par devoir. Je me souviens de leurs enfants, Aymen qui faisait presque ma taille du haut de ses quinze ans, qui avait emprunté les cheveux blonds de sa mère et le doux regard craintif de son père ; Houd, dix ans, qui toujours gardait le menton rentré, le front avancé, l’air méfiant – à cette époque, c’était une teigne.
Je les revois nous embrasser avec effusion, nous mener par le couloir étroit qui faisait office d’entrée, traversant la cour intérieure aux murs blancs jusqu’au grand salon tout en longueur, dont les volets étaient fermés. Là, deux silhouettes étaient assises contre le mur, l’une si enturbannée et l’autre si enroulée dans ses voiles qu’elles me firent d’abord penser aux lépreux que l’on isolait dans les villages.
L’une des silhouettes se leva à notre approche. Lorsque Sayad nous considéra d’un œil alerte, je vis qu’il n’avait rien d’un lépreux. Grand, sévère, il nous embrassa sans sourire, et c’était inutile : dans l’accolade qu’il fit à mon père, je sentis plus de chaleur que dans les salamalecs du reste de la famille.
Tout le monde recula pudiquement ensuite, d’un même mouvement inconscient, pour laisser mon père s’agenouiller auprès de la deuxième silhouette, immobile.
J’ai de nombreux souvenirs de ma tante Zahra, mais de leur profusion naît une sorte de désordre : elle était de ces gens sur lesquels on entend tellement d’anecdotes que notre mémoire elle-même s’en nourrit, mêlant notre propre expérience aux témoignages d’autrui, s’imbibant de légendes dont on ne connaît pas la véracité. Elle aurait repoussé des soldats français en patrouille avec le fusil de son mari, un jour que celui-ci était de sortie et qu’elle se trouvait seule chez elle, avec ses enfants. Une autre fois, quand mon père était enfant, il faillit être enlevé par une secte qui n’existe plus aujourd’hui. Les membres de cette secte passaient de demeure en demeure pour demander nourriture et argent, ils avaient une allure de bandits médiévaux avec leurs larges burnous et leurs turbans. Ils transportaient des poignards damasquinés, des fusils, des serpents domptés qu’ils cachaient dans de longues boîtes. Il ne fallait pas les approcher si la ligne centrale de notre main gauche traversait la paume de part en part. Parce que alors, disait-on, on avait un don, que seuls les membres de cette secte savaient utiliser : ils faisaient un pacte avec un djinn, moyennant le sang de la personne à la paume marquée, pour trouver une grande quantité d’or. Cette secte avait voulu s’en prendre à mon père, et Zahra l’avait sauvé, toujours avec un fusil… J’ai pu vérifier, par la suite, que mon père avait bien cette ligne qui traversait toute sa paume. Le reste, je n’en suis pas sûr.
De ce kaléidoscope, néanmoins, quelques impressions m’appartiennent avec certitude : des baisers si pleins qu’ils me laissaient les joues douloureuses, des iris verts dans un visage rond et rieur, une belle voix cassée qu’elle utilisait volontiers pour chanter lors de nos longues veillées d’été ; un parfum d’épices, de bois frais et d’un soupçon de sueur – elle était toujours en mouvement.
Cet été-là, il n’en était plus rien. Son visage n’était plus rond, il était creux et ridé, elle avait perdu ses dents, elle était fluette et voûtée. Pire, elle nous regardait sans nous voir. Ses beaux yeux verts étaient restés les mêmes, pourtant, elle en était absente – ils étaient performants, ils fonctionnaient, elle voyait, mais il leur manquait quelque chose. Si les yeux servent à voir, ils ne se résument pas à cela, je m’en suis rendu compte alors, ils témoignent d’une présence, c’est une fonction cruciale qui manquait à ces yeux-là. Au cours de nos six années d’absence, Zahra avait développé une maladie particulière, celle qui provoque l’amnésie ; progressive et lancinante, elle avait rongé sa mémoire aussi bien que son énergie. Nous avions là une preuve que les souvenirs sont vitaux : ma tante dépérissait lentement sous les yeux de son mari à mesure qu’elle nous oubliait tous. Mon père la prit dans ses bras, elle le laissa faire et lui sourit, docile ; je crus d’abord qu’elle l’avait reconnu, avant de me rappeler : Zahra n’avait jamais été docile. En temps normal, elle eût étouffé mon père sous ses embrassades, elle l’eût insulté de n’être pas venu la voir plus tôt.
Je ne savais pas bien comment la saluer. Je l’embrassai gauchement et m’assis sur une natte, en face d’elle.
En moins d’une dizaine de minutes une table basse fut posée devant nous, avec du thé, une galette épaisse à la semoule, une assiette de semoule décorée de sucre, de cannelle et de raisins secs ; et des confitures, du miel et du beurre frais. Je n’ai jamais rendu visite à Manal sans qu’elle soit capable d’improviser un festin en un tournemain.

Il y en avait d’autres, des membres de ma famille, des cousins, des oncles et tantes, à Oujda, dans d’autres villes au Maroc, dans d’autres pays d’Europe. Malgré cet éparpillement, ou peut-être à cause de lui, le cœur de ma famille devait toujours se trouver ici : c’est dans ces montagnes qu’elle puisait sa source ; et s’il avait dû y avoir un patriarche à cette famille, c’eût été une matriarche, Zahra.
À partir du moment où Zahra souffrit d’amnésie, toute ma famille se dispersa et tourna en rond comme un poulet sans tête. Sayad, bien sûr, était respecté, craint et aimé, toutefois il était trop solitaire, trop égocentrique pour s’ériger en vrai chef de famille. Zahra savait gouverner, elle avait mis au monde cinq enfants et guidé plusieurs générations d’Ayami.
Aux cinq enfants de Sayad et Zahra, dont il ne restait dans la vallée plus que Bilal, il fallait en ajouter deux adoptifs, Farah et Haroun, enfants du défunt frère de Sayad. Farah vivait encore à la ferme, plus pour longtemps : elle préparait son mariage avec un membre du clan qui vivait sur la montagne en face, les Hokbani – ce mariage était une des raisons de notre retour, cet été-là.
Quant à Haroun (mon « cousin préféré »), je demandai rapidement de ses nouvelles. En entendant son nom, Bilal pinça les lèvres, Manal jeta un coup d’œil inquiet à Sayad. Le vieil homme me répondit, une raideur entre les sourcils :
— Haroun est parti il y a trois ans. Que Dieu le maudisse.
Je restai stupéfait. Même si Haroun n’était que le fils adoptif de Sayad, de notoriété publique il était son fils préféré. Un millier de questions me vinrent, je brûlais d’envie de savoir ce qui s’était passé pendant notre absence, je dus me contenir.
Je prêtai une oreille distraite aux conversations, tout à mon observation des lieux. Une longue pièce assez sombre, la lumière entrait par deux petites fenêtres, ce qui la rendait fraîche en été et chaude en hiver. Aux murs, des cadres photo de Sayad et de ses amis à la chasse. Un portrait ancien du défunt père d’Haroun, la barbe noire, l’œil sombre et brillant, il portait un burnous à capuche et une espèce de keffieh. Une photo de Zahra en blouza luxueuse, les couleurs étaient déjà passées en ce temps-là, on y devinait quand même les cheveux châtain clair, les gouttes de tatouages berbères sur le front et sur les joues.
Je sursautai lorsqu’on s’adressa à moi. Jusque-là, mon père échangeait des politesses avec Bilal et Manal. À présent ils me demandaient ce que je faisais. Je voulus leur expliquer que j’étudiais le droit, mais je ne connaissais pas le mot arabe. Mon père me vint en aide avec impatience.
— Tu le connais, ce mot, c’est le hakk.
Je poussai une exclamation de surprise. Oui, je le connaissais, parce qu’il était utilisé dans le langage commun, dans une expression synonyme à la fois de « je suis dans mon bon droit » et de « j’ai raison ». L’acception juridique et la raison se disaient avec le même mot. En tant qu’étudiant de droit, j’aimais cette idée, que les lois soient dictées par la raison, je voulus partager cette réflexion, j’ouvris la bouche… et me rendis compte que je ne maîtrisais pas assez la langue pour aller aussi loin. Pour justifier mon geste, je me forçai à boire et me brûlai la langue sur le thé trop chaud.
Sayad, resté à côté de sa femme, s’évertuait à lui faire manger une petite assiette de seffa, le plat de semoule sucrée accompagnée de raisins secs. Quand il remarqua que mon père avait fini de manger, il se leva, mon père l’imita. Je sortis à leur suite. À l’extérieur, au coin du bâtiment, j’entendis la voix furieuse de mon père avant de les voir.
— Pourquoi on ne m’a pas dit qu’elle était malade à ce point ?
Ils avançaient vers le haut des terres, derrière la bâtisse.
— Bilal l’a décidé. « Ali a assez de soucis, pas besoin de lui infliger ça pour le moment. »
— Bilal ? Et toi ? Tu ne pouvais pas me prévenir ?
Sayad eut un rire sans joie.
— Moi, je suis un vieux fou. On ne m’écoute pas.
— Moi, je t’aurais écouté.
— Toi ?
Il cracha sur le sol et toisa mon père.
— Et combien de fois tu as appelé ici, pour avoir des nouvelles d’elle, toi ?
Mon père ne répondit pas. Sayad attendait qu’il s’explique, je savais qu’il ne le ferait pas. Je savais pourquoi il avait cessé d’appeler, grâce à des conversations que j’avais entendues entre lui et ma mère. Mon père avait perdu sa mère très jeune, sa grande sœur Zahra était aussi la femme qui l’avait élevé : l’annonce de sa maladie l’avait bouleversé. S’il avait fini par ne plus prendre de nouvelles, c’était parce qu’il était terrifié d’entendre la vérité – ou plutôt, il refusait d’apprendre que sa sœur dépérissait alors qu’il était à trois mille kilomètres d’elle et qu’il ne pouvait rien faire pour l’aider.
Évidemment, il n’allait pas expliquer cela à Sayad. Face à son mutisme, celui-ci reprit :
— Je sais que tu n’as pas pu venir en six ans. Mais pourquoi te préviendrait-on, si tu ne daignes pas appeler ? De quel droit ?
— Elle est ma sœur.
— Et elle est ma femme. Je suis tout à elle, et si son frère ne vient pas, ce n’est pas à moi d’aller le chercher.

Mon père était effaré par ce que nous découvrions. Bilal et Manal, épuisés et prématurément vieillis par le travail d’une ferme qu’ils accomplissaient seuls ; Sayad, assis aux côtés de sa femme sénile, qu’il tenait par la main et qu’il embrassait parfois d’une œillade amoureuse à laquelle elle ne répondait jamais. À cette époque, on conseilla souvent à Sayad de prendre une seconde épouse, pour l’accompagner ou pour aider à la ferme. Ça n’aurait pas été un fait inédit dans ces montagnes, les veuves et les vieilles filles sans ressource ne manquaient pas, les mariages de convenance non plus ; Sayad refusa toujours. Zahra demeura sa seule épouse, et il passa plusieurs années à s’occuper d’elle : si quiconque avait un jour douté qu’il l’aimât, il en donnait une preuve incontestable – elle n’était plus là pour s’en rendre compte.
Nous étions aujourd’hui face à des ruines, dans le domaine d’une famille déchue. Les Ayami faisaient jusque-là belle figure parmi la noblesse crasseuse de ces montagnes vides et pauvres mais cet été-là, nous découvrîmes la déchéance où ils se trouvaient.
Laissant mon père raconter six années de séparation à Sayad, je bifurquai. Je décidai de me rendre directement là-haut.
«Là-haut», c’était le ’Ayn el Ghoula, l’Œil de la Goule, une source appartenant à ma famille et qui la fournissait en eau claire. C’était un point surplombant d’où l’on avait une vue époustouflante sur toute la vallée des Lazhars, et l’un des rares endroits frais lors des écrasantes journées d’été. Lorsque j’étais plus jeune, on y paressait des heures, à se raconter des histoires d’esprits et de djinns, c’était un lieu emblématique de mon enfance et j’avais hâte d’y retourner.
Mais je découvris ce jour-là qu’une chose avait changé : il n’était plus tout à fait nôtre, il n’était plus exclusivement Ayami.

Je pense qu’ils m’avaient aperçu de loin. Silencieux, ils me regardaient gravir les derniers mètres pour atteindre le sommet. Tout à ma montée – et, je dois l’avouer, assez épuisé – je ne les avais pas remarqués. Je chantonnais, si bien qu’une gêne me prit en réalisant qu’il y avait des gens là-haut – des gens qui m’avaient observé plusieurs minutes à mon insu ; les commentaires ironiques que j’avais dû leur inspirer avaient laissé sur leurs visages des sourires que je jugeais malveillants. Il y eut des secondes durant lesquelles nous nous jaugeâmes, moi, tâchant de ne pas ahaner trop fort, cachant mon essoufflement, et eux, une bande de cinq ou six garçons. Les plus vieux approchaient mon âge, peut-être dix-huit ou dix-neuf ans, les plus jeunes avaient dix ou douze ans, comme Houd.
Celui qui se tenait en leur centre – et qui prenait des allures de seigneur – s’avança vers moi, il me dit bonjour, on se présenta.
Il s’appelait Bachir, je l’avais connu autrefois, c’était un Hokbani.
Je hochai la tête à ce nom qui résonna en moi, laissant un arrière-goût désagréable. Dans les anecdotes de mon père, les Hokbani revenaient souvent. Ils formaient le clan qui vivait sur la montagne en face. Depuis toujours, Hokbani et Ayami se vouaient une méfiance qui tournait régulièrement à la haine. Je me souvins des mots précis que mon père employait à leur encontre, puisqu’il les avait répétés plusieurs fois, comme une antienne qu’on lui avait transmise et qu’il transmettait à son tour : « On n’aime pas les Hokbani. »
Au malaise qui me prit face au sourire moqueur de Bachir, je compris que les Hokbani avaient une phrase équivalente nous concernant. J’en aurais la confirmation plus tard cet été-là.
Je dis bonjour aux Hokbani. Ma main lisse et fine d’étudiant serra des mains aux cals rugueux, plus habituées à manier la bêche que le stylo.
Chez les jeunes Marocains de ces régions isolées, j’ai toujours discerné deux attitudes récurrentes à mon égard. Certains se montraient indifférents, n’accordant pas d’attention à un Européen qui serait ici pour un mois tout au plus. Bientôt je reprendrais l’avion et eux resteraient à leur quotidien d’ici ; entretenir de bons rapports avec moi était inutile, ils n’influenceraient pas leur vie. D’autres avaient une attitude différente. Pour eux, j’étais une créature improbable : j’étais tout à fait étranger, bien que partageant leur langue, leur religion et même, parfois, leur sang.
Parmi tous ces gens, certains nous appelaient les « vacanciyines », d’autres nous réservaient un autre sobriquet plus agressif et dérivé d’« immigrés », les « zmagrias » ; j’avais appris à me méfier de ces derniers.
Tandis que je m’entretenais avec Bachir, un enfant qui devait avoir douze ans tout au plus intervint étourdiment, parlant fort et devant moi : « Mais… Il parle arabe ! » Un autre répondit, sur le ton de l’évidence – celui-ci devait avoir mon âge : « Bien sûr, pourquoi pas ? Il est déjà venu plusieurs fois, et son père a grandi ici avec les nôtres. »
Il avait prononcé cela sur un ton désagréable, y ajoutant une espèce de dédain, comme s’il voulait rappeler que tout français que j’étais, avec mes belles affaires, mes cheveux propres et mes mains lisses, je ne valais pas mieux qu’eux, j’avais les mêmes ancêtres.
De fait, il avait raison. Des mille détails qui nous rendaient si différents, ces gens et moi, une petite partie était due à mon père, une grande, au hasard, et rien ne venait de mon mérite personnel. Je me sentais imposteur à chacun de mes voyages au Maroc à cause de cette donnée : j’aurais dû naître parmi eux, j’avais un faible pourcentage de chances de voir le jour en France. J’étais une anomalie statistique.
Je voulus répondre à son dédain, je ne le fis pas ; il m’était déjà difficile de trouver les répliques adéquates aux moqueries en français, c’était impossible en dialecte. Je me détournai, faisant mine de ne pas avoir entendu, ou de ne pas avoir compris. Bachir me lança un sourire tordu, comme pour me dire qu’il n’était pas dupe. Bachir aimait les conflits, Bachir avait un côté sadique que je ne lui connaissais pas quand nous étions plus jeunes – ou peut-être avais-je justement été trop jeune jusque-là pour m’en rendre compte.

Je le revois alors que je t’écris, Bachir, il avait un sourire aux longues canines, et son implantation capillaire formait un M bien défini sur son front. Lui non plus, je ne l’ai pas revu après cet été. Il est mort quelques mois plus tard, un accident de voiture en trabendo. Toute la vallée des Lazhars a pleuré ce jour-là, Ayami comme Hokbani.

Mais laisse-moi reprendre. Il est des gens qui savent désamorcer une situation tendue par un sourire, une blague judicieuse. Ces gens, je n’en étais pas, j’étais – le plus souvent malgré moi – d’une sécheresse propre à empirer les choses. Moi, je répondais par sarcasme ou d’un commentaire agressif, et mes compétences de combattant n’étaient pas à la mesure de ma propension à envenimer les conflits. J’aurais aimé faire partie de cette première catégorie de personnes, les diplomates, les aimés de tous. Grâce à Dieu, ta mère a hérité ça de sa mère. Ce jour-là, si j’avais répondu, j’aurais été insultant. Je n’en menais pas large, j’étais un freluquet et ils étaient plusieurs. J’aurais répondu pourtant, si j’avais été sûr qu’on se battrait, qu’ils me mettraient une raclée. J’étais certain de l’inverse : si j’avais si peu de bagarres à mon actif, dans ces montagnes où la plus petite insulte mène au pugilat et aux vengeances claniques, c’était parce que je n’étais pas des leurs. On ne prenait pas la peine de se battre avec un étranger qui partirait bientôt, à plus forte raison lorsque celui-ci était européen – les Européens ont de l’argent, ils peuvent engager un avocat, ils peuvent verser des pots-de-vin pour que la police soit de leur côté. J’aurais aimé qu’on se batte, j’aurais alors eu la preuve qu’on me traitait comme un homme et comme un Ayami, un semblable assez proche pour qu’on puisse lui mettre un poing dans la figure.
C’est probablement à cela que je pensais en me lavant les pieds à la source, tournant le dos aux Hokbani, à l’arrivée de mes cousins, les fils de Bilal. Houd, le plus jeune, accourut à grands cris, il se chamailla aussitôt avec la bande à Bachir, et je fus agréablement surpris de voir le jeune homme qui m’avait mal parlé quitter son masque de dédain pour le faire tournoyer dans les airs.
Aymen me salua vaguement et se concentra sur Bachir. Il l’observait avec beaucoup trop d’admiration à mon goût. Il riait trop fort à ses blagues et singeait ses postures. J’attirai l’attention de mon cousin, il me répondit d’un air impatient avant de retourner à Bachir. Surpris et un peu peiné, je compris qu’Aymen grandissait, il se soumettait lui aussi au jeu social : il devait calquer son pas sur celui du coq qui donne les ordres, sous peine de se voir mis à l’écart. C’était normal, j’étais déçu néanmoins, je n’y voyais qu’une autre marque de la déchéance des Ayami – le petit-fils de Sayad faisait des pieds et des mains pour plaire aux Hokbani, le vieil homme en aurait été malade s’il avait su. Je laissai Aymen pour jouer plutôt avec Houd qui, lui, restait naturel en toutes circonstances. Il n’était pas tenu aux mêmes règles grâce à son jeune âge, et de la même manière j’étais exclu d’entrée puisque étranger, avec des codes différents et mes propres relations à entretenir, là-bas, en France.
C’est ainsi qu’au début de mes vacances je fus marginalisé, au même titre qu’un enfant de dix ans.
Je demandai à Houd de m’éclairer sur la vallée qui s’étendait à nos pieds – la vallée des Lazhars. Il me nomma tout ce qui s’offrait à notre vision. La route goudronnée à une voie traversait la vallée, serpentant en son creux. D’un côté, sur le versant ouest où nous étions, la ferme de Sayad et quelques autres, toutes séparées par plusieurs hectares. Notre point de vue se trouvait en haut de ce versant, au ’Ayn, l’Œil de la Goule. Houd me désigna une mosquée minuscule et, juste à côté, une école aux murs roses : il l’avait fréquentée jusqu’ici, bientôt il irait au collège, distant de plusieurs kilomètres. Il me montra ensuite, au pied d’une petite bâtisse au dôme vert, un cimetière – le cimetière commun aux Ayami et Hokbani. L’édifice au dôme était un mausolée, celui de Sidi Amir, le premier Ayami, dont je porte le prénom. De l’autre côté de la route, versant est de la vallée, plusieurs fermes. Là-bas, c’était le domaine des Hokbani. Derrière eux, des montagnes immenses parsemées en leurs sommets de postes de contrôle ; ceux-ci formaient la frontière avec l’Algérie, en haut, à portée de vue.
Je souris et m’assis pour contempler. C’était un sentiment étrange : chaque fois, face à cette vallée dont je maîtrisais mal la langue et les coutumes, je me sentais arrivé. J’admirai longuement les reliefs de ce paysage qui avait vu naître mon père. Pour décrire cette sensation lorsqu’on plonge le regard en contrebas dans la vallée des Lazhars, mon père a toujours parlé d’«étendre ses yeux», comme on parle d’étendre ses jambes après une journée éprouvante. »

Extraits
« Ma fille, on est bien obligés de vivre: nos poumons respirent, notre sang circule, on vit sans y penser — il est facile de vivre, chaque effort est inconscient. Mais vivre, ça ne suffit pas, le mot est biologique; il en manque un autre à la langue française pour décrire le sentiment d’être en vie, où l’on a conscience de se tenir au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes personnes. C’est ce que j’ai éprouvé cet été-là, grâce à Haroun, et grâce à Fayrouz, Sayad et Farah, et les Ayami, et les Hokbani, les oliviers, les amandiers, les figuiers; tout formait un arrière-plan agréable à nos rêveries partagées. » p. 88

« Il faut que j’évoque à présent à quoi ressemblait une journée aux Lazhars, à cette période. Le soleil se levait sur une campagne où chacun se réveillait à l’aube; le fermier travaillait, l’enfant se rendait à l’école, à pied, à vélo ou en stop; l’âne brayait, la vache meuglait, les animaux nocturnes allaient à leurs terriers, le lapin en sortait à l’aurore pour jouir de la rosée, les loups rôdaient pour jouir des lapins; les trabendos vrombissaient d’une frontière à l’autre, et les militaires des deux pays, tout là-haut à leurs postes, faisaient des rondes, lourdement armés. Chacun vaquait à l’occupation qui rythmait sa vie, et en dehors de cela, il n’existait pas deux jours qui se ressemblaient. Le soir, on pouvait s’endormir tôt ou veiller tard, on pouvait allumer un grand feu de joie ou se terrer à l’intérieur; autour d’une bougie, on se racontait des histoires et on jouait aux cartes; chaque jour, on faisait tout et son contraire selon l’envie.
Nous étions seuls au monde. Un jour que Bilal se rendait en ville pour payer une taxe, le fait me parut incongru. C’est que le Royaume, l’État, l’administration, tout était une présence lointaine et floue, qui ne nous concernait pas tout à fait. Ici, éleveurs et agriculteurs s’échangeaient leur marchandise, la vallée pourvoyait à l’eau potable, l’essence nous venait des trabendos postés au milieu de nulle part, leurs bidons étalés devant eux; il n’y avait pas encore de courant ni d’égouts à cette époque; nous étions coupés du reste du pays, vivant en complète autonomie dans cette espèce d’enclave à cheval sur deux frontières. » p. 88-89

À propos de l’auteur
KHALOUA_Soufiane_DRSoufiane Khaloua © Photo DR

Soufiane Khaloua est né en 1992 dans l’Aisne où il a grandi. Arrivé à Paris pour ses études, il exerce un certain nombre de petits boulots, travaillant notamment en tant que pigiste-étudiant au sein de l’académie Le Monde entre 2012 et 2013. Après un Master de recherche en littérature, il se dirige vers l’enseignement et est aujourd’hui professeur de français en région parisienne. La Vallée des Lazhars est son premier roman. (Source: Agullo Éditions)

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Tendre hiver

ASTIER_tendre_hiver  

En deux mots
Jean et Joseph partent dans le midi. Une escapade amoureuse qui a aussi pour Jean un autre but, rencontrer le poète qu’il admire et auquel il aimerait présenter ses textes. Une rencontre lourde de conséquences.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une vie pour la poésie

Dans son nouveau roman Jérôme d’Astier raconte le voyage de Jean et Joseph dans le Luberon où vit le poète qu’admire Jean. Un récit brûlant, entre amour et abandon, passion et désespoir.

Jean et Joseph s’aiment. Les deux artistes, Jean taquine la muse, Joseph dessine, décident de partir avec leur petit pécule dans le sud de la France. Mais arrivés sur place, ils constatent que l’hiver dans le Luberon n’est pas aussi clément qu’ils l’imaginaient et vont chercher à lutter contre le froid. Ils vont finir par dénicher une maison abandonnée et s’y réfugier.
Et si le feu dans l’âtre a de la peine à prendre, ils brûlent d’une autre passion. Jean se met en quête de l’adresse du grand poète qui vit dans la région et qu’il rêve de rencontrer.
Bien aidés par le hasard – ils croisent la route de deux personnes qui ont précisément rendez-vous chez lui – ils sont accueillis par le grand homme et sa gouvernante.
Et si Joseph est séduit par leur hospitalité, Jean est au paradis. Très vite, il est adoubé par son aîné qui l’encourage dans sa passion, l’invite à revenir lui présenter ses textes, à poursuivre leur conversation autour de leur passion commune.
Ce faisant, il creuse un fossé entre les deux amants, inconsciemment ou non. L’un voit la vie en rose, l’autre voit son horizon s’assombrir.
Jérôme d’Astier choisit les ellipses, une météo changeante, un geste un peu plus brusque, une parole qui tombe comme un couperet pour dire le mal-être de son narrateur qui voit son ami s’éloigner de plus en plus de lui. Avec une économie de mots, il dit la dépression qui gagne du terrain, le contraste entre deux vies qui se séparent avant même de s’être vraiment trouvées. Mais tout au long de cette épreuve initiatique, il distille aussi avec subtilité les indices qui donnent au lecteur l’impression que la messe n’est pas dite. Qui de Jean ou de Joseph tirera le mieux les leçons de ces jours d’hiver dans le massif du Luberon? Je vous laisse vous faire votre opinion.

Tendre hiver
Jérôme d’Astier
Éditions Arléa
Roman
136 p., 17 €
EAN 9782363083337
Paru le 4/05/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le massif du Luberon et à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jérôme d’Astier, dans ce texte vibrant, fixe avec grâce, cette fragile alchimie entre deux êtres épris d’absolu, bientôt séparés par le lent mouvement de la vie. Et dans cette perte, il se peut qu’il n’y ait pas de gagnant. Un hiver, comme une parenthèse enchantée et lumineuse dans la vie de deux garçons, Jean et Joseph, qui partent ensemble, fuyant leur famille, leur quotidien. Ils partent sur un coup de tête vers le Lubéron, prêts à tout recommencer, à moins que tout ne commence enfin.
Portés par leur amitié amoureuse, ils se réfugient dans une maison abandonnée, au milieu de la nature endormie. Là, ils vivent comme des Robinsons, et rien, ni le froid, ni la précarité de leur bivouac, ni le manque d’argent ne les atteint. Portés par leurs rêves, tous leurs sens en alerte, ils se nourrissent d’absolu, de beauté et de liberté. Mais ils ne sont pas là par hasard. Jean écrit, la poésie est sa nourriture quotidienne.
Il veut approcher celui dont les livres l’accompagnent dans un éblouissement de chaque instant. Une lettre envoyée dans la fièvre, et c’est la rencontre avec celui qui deviendra une sorte de mentor. Joseph qui, au début, partage ce bouleversement, sera bientôt délaissé, condamné à être le spectateur impuissant de l’éloignement de son ami. Leur complicité solaire faiblira. Jérôme d’Astier, dans ce texte vibrant, fixe avec grâce cette fragile alchimie entre deux êtres épris d’absolu, bientôt séparés par le lent mouvement de la vie.
Et dans cette perte, il se peut qu’il n’y ait pas de gagnant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Je suis couché avec Jean, nous sommes enroulés l’un contre l’autre, nos corps accolés font une boucle, un méandre du temps. Nous avons laissé les autres, les professeurs, les patrons, les parents, moi une mère dévorante et un frère qui me battait, lui des vieux qui jouent à s’envoyer des assiettes à travers la tronche. Nous sommes sauvés, pour le moment.
Nous sommes arrivés ici il y a une semaine. Tout est nouveau dans ce pays. Jean admire la couleur que prend le ciel quand souffle le mistral. «Regarde», me dit-il et il m’agrippe le bras et le serre. Il serre si fort que je sens son admiration. Son admiration me fait un bleu à cause de la couleur du ciel.
«Mais regarde donc!» Je lève les yeux, je hisse le regard jusque là-haut. «Mais oui, Jean, je vois, je vois.» Ses yeux boivent une grande rasade de ciel. Et il pousse un soupir comme celui qui a étanché sa soif. «On a envie de se jeter là-dedans comme dans une piscine», dis-je. Alors, il me passe le bras autour du cou et attire ma tête qu’il tient fort contre la sienne.
C’est l’hiver. Il fait froid. On ne pensait pas qu’il faisait si froid dans le Midi. Mais les gens d’ici nous ont appris qu’en janvier ou en février il pouvait neiger. Et que la neige pouvait tenir pendant une semaine ou même davantage. J’ai dit à Jean: «Ce serait bien. J’espère qu’il va neiger.
— Oui, moi aussi, je voudrais que ce soit blanc, a-t-il répondu. Tu te rends compte, si le soleil brille ensuite, avec cette lumière, on pourra à peine regarder!» Nous attendons la neige.
La neige, pour lui aussi, c’est comme si l’enfance tombait du ciel. «Nous ferons un bonhomme, dit-il, devant la maison. Un grand bonhomme, le plus haut possible.» Je me souviens comme la neige transformait la ville, autrefois. Paris n’était plus le même. On avait mis une sourdine et les gens étaient contents, au début.
«Jean, dis-je, tu sais, quand on marche dans la neige, ce bruit, ce petit craquement étouffé. L’autre jour, quand tu mâchais ta pomme près de mon oreille, ça faisait un peu pareil.» Jean sourit.
«Moi, dans ma ville, dit-il, elle ne tombait pas souvent. Rarement même. C’était un événement. Mais alors, une fois la plage a été couverte. Ça c’était sensationnel. Les petites vagues plates qui venaient toucher cette poudre et l’écume qui se confondait avec elle. La mer était toute calme, d’un gris très pâle. Et la neige mettait partout une lumière étrange, une lumière qui mord et qui réveille. »
Nous sommes arrivés en décembre. On ne voulait pas passer les fêtes avec les parents. La famille on s’en foutait. Il n’y avait que lui et moi. À la gare déjà, dans le haut-parleur, la voix avait un accent. Cela amusait Jean. Il essayait de l’imiter, il répétait les paroles des gens et maintenant, il y arrive. «Je suis un gars du Midi», dit-il en faisant chanter sa voix.
C’est drôle parce qu’il est blond comme les blés et que ses yeux sont bleus. Des fois, quand il entre dans une boutique, il parle comme ça. Mais il y en a peu qui se laissent prendre, à cause de son teint trop clair. On voit bien qu’il a poussé dans le Nord, comme les endives. Comme il en rajoute, l’autre jour l’épicière lui a dit: «À vous entendre, on croirait que vous venez de Marseille.» Il m’a donné un coup de coude, «Tu vois», m’a-t-il fait en sortant.
Nous avions l’impression d’être dans un autre pays et les gens nous paraissaient tellement plus aimables. Ils ont l’air de prendre leur temps, comme si les aiguilles avançaient moins vite. Et ils sont bavards. Jean aime cela. Il peut rester une demi-heure à l’épicerie où il est simplement allé acheter une bouteille de vin. Si l’épicière était jeune et jolie, je me poserais des questions. Elle s’appelle Yvette. C’est une femme de quarante ans, j’ai l’impression, je ne suis pas très fort pour donner un âge aux femmes. Elle est boudinée dans sa blouse de nylon. Son sourire charmant laisse briller une dent dorée. Sa bonne humeur est constante. Jean lui plaît, cela se voit. Quand elle lui pèse les fruits et les légumes, elle en met toujours un en plus pour le même prix. L’autre jour, une barre de chocolat: «Allez, celle-là, cadeau de la maison.» Elle parle des choses du village et de sa fille qui est à l’hôpital en ce moment. Elle s’informe. Jean est comme ça, il pourrait raconter notre vie au premier venu, sans impudeur. À sa première visite, en s’en allant, il lui a tendu la main. «Je m’appelle Jean, a-t-il dit, et mon copain, c’est Joseph, Jo, ça ne lui plaît pas.»
Nous avions pris le train de nuit, pour économiser. Quand nous sommes sortis de la gare, le vent soufflait fort. Quand je me tournais vers lui, je pouvais à peine respirer. Il me chauffait les oreilles. Et je me suis bientôt mis à grelotter. J’avais pourtant une veste en peau, doublée, et une écharpe. Mais je suis frileux. «C’est que t’es maigre, me dit Jean, t’as pas de graisse pour te tenir chaud.» Il a vu que je me recroquevillais et il m’a lancé: «Allez, on court jusqu’au café et on prend un jus.» Il me donne une bonne tape sur le dos comme un signal de départ. La courroie du sac sur l’épaule, nous traversons la place et nous remontons un bout de l’avenue jusqu’au premier bistrot. Il nous fait verser un peu de rhum dans le café. «Comme ça, tu auras chaud», dit-il.
Nous avons laissé nos sacs dans le café et nous nous sommes baladés pour voir la ville. Les platanes étaient déplumés. Cela faisait drôle de ne pas voir d’immeubles hauts comme à Paris. Il y avait toute la place pour le ciel. Dans les vitrines, les décorations de Noël fleurissaient. Jean s’est arrêté soudain. Les murailles et les bâtiments du palais l’épataient. C’était superbe. «Des papes ont vécu là, je ne sais même pas de quand à quand, et lesquels, et pourquoi, je suis inculte! Vraiment, comment est-ce que je vais faire pour me mettre tout ça dans la tête? J’ai pourtant eu mon bac.» Il parlait fort, il s’indignait carrément de son ignorance. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire, de le prendre par le bras et de le secouer. «T’inquiète pas, lui disais-je, tu t’en fous, t’as pas besoin de savoir tout ça pour écrire des poèmes! – Pffffff! Tu crois? Mais oui, bien sûr!» À son regret, nous n’avions pas le temps de visiter, à cause du car.
Les poèmes, Jean en écrivait depuis la classe de seconde au lycée. Cela lui était venu comme ça, tout d’un coup, comme une poussée subite. Et cela recommençait. Moi, ils me plaisaient, mais je n’étais peut-être pas un bon juge. D’abord parce que je commençais à l’aimer. Et puis, il y avait bien des poèmes auxquels j’adhérais sans les comprendre et je ne savais pas pourquoi. C’est en partie à cause de la poésie que nous sommes venus ici.
Jean voulait absolument connaître le grand poète qui vivait dans le coin. Il avait lu presque tous ses livres, au lycée et quand il avait fait le maçon avec son père. Il les relisait encore. «La poésie, disait-il, c’est pas comme les romans, ça se relit, ça se rumine, tu comprends?» Moi, cela me faisait penser à la bible que ma mère avait toujours à son chevet et qu’elle n’arrêtait pas de toucher, comme un talisman, d’ouvrir et de butiner chaque jour, C’est à cause des livres du grand poète que le sac de Jean pesait si lourd. Mais avec ses muscles, il le portait aisément. »

À propos de l’auteur
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Jérôme d’Astier © Photo DR

Jérôme d’Astier est l’auteur de huit livres dont, Le Désordre (Arléa, 2000), Bain de minuit (Arléa, 2001), Mes Frères (Le Seuil, 2006) et Je parlerai de toi à mon ami d’enfance (Gallimard, 2008). (Source: Éditions Arléa)

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Le piège de papier

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  RL_2023

En deux mots
Quand la narratrice rencontre L, c’est le coup de foudre. Les deux étudiantes deviennent vite inséparables et vont réussir brillamment. La narratrice part en Bolivie au service d’une ONG, L publie un recueil de nouvelles. Les deux amies se retrouvent trois ans plus tard, mais c’est alors que leur complicité va laisser place à la rivalité.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Amitié, rivalité et littérature

Dans son sixième roman, Kyra Dupont Troubetzkoy imagine une amitié forgée durant les études et qui va virer à la rivalité lorsque les deux amies décident d’écrire. Un drame qui permet aussi d’explorer le milieu littéraire parisien.

«La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt. Il faudrait toujours se fier à sa première impression.» Dès les premières lignes, le lecteur comprend qu’entre L et la narratrice, la relation sera passionnée. Pourtant les deux jeunes filles s’ignorent et se séparent après le bac. Ce n’est qu’une année plus tard, sur les bancs de science-po, qu’elles se retrouvent et qu’une amitié forte va se construire entre la rousse et la blonde.
Bien que de caractère fort différent, elles vont réussir toutes deux un joli parcours, réussissant même à décrocher les mêmes notes. Un mimétisme qui va connaître son acmé lors d’un bal masqué, lorsque – sous couvert de travestissement – elles vont échanger un baiser passionné.
Mais c’est alors que leurs chemins vont diverger. La narratrice part trois ans pour le compte d’une ONG en Bolivie. Un séjour qu’elle mettra à profit pour réaliser des reportages et affûter sa plume. L, quant à elle, se choisit un mari et va mettre au monde un enfant. Et publier un recueil de nouvelles.
Si après son retour en France, les deux amies se retrouvent, ce n’est que le temps que la narratrice découvre dans l’une des nouvelles un portrait peu flatteur d’elle. Dès lors la guerre est déclarée. Une rivalité qui va s’exacerber sur le terrain de la littérature. Mais alors que L parvient à s’installer durablement dans le paysage littéraire, sa rivale peine à trouver un éditeur.
Jusqu’au jour où, presque en transes, elle trouve LE sujet de son roman et se venge.
La plume de Kyra Dupont Troubetzkoy fait merveille dans ce registre d’amour-haine, se plongeant tour à tour dans le miel et le vitriol. Elle réussit aussi fort bien à brouiller les cartes entre réalité et fiction, faisant de la littérature l’objet et le sujet de leur rivalité. Et dont leurs vies privées respectives ne sortiront pas indemnes. L’occasion aussi de dresser un portrait peu reluisant du milieu de l’édition parisien. Sous les traits de Charles, un éditeur plus soucieux de bons coups que de beaux textes, elle met en scène l’affairisme qui semble avoir gagné les prestigieuses maisons sises du côté du boulevard Saint-Germain. À moins que… On peut toujours compter sur les libraires pour redonner au livre la place qu’il mérite.
Mais le vrai sujet de ce roman à la tension de plus en plus forte jusqu’à un dénouement inattendu, reste cette relation aussi forte que toxique. Deux femmes qui vont se trouver puis se perdre dans une rivalité presque maladive, car les coups portés aujourd’hui sont à la hauteur de leur complicité d’hier.

Le piège de papier
Kyra Dupont Troubetzkoy
Éditions Favre
Roman
264 p., 19 €
EAN 9782828920586
Paru le 19/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi un séjour en Bolivie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elles ont presque vingt ans quand elles se retrouvent sur les bancs de l’Université et se découvrent de troublants points communs. La méfiance initiale fait vite place à une complicité sans faille. Les deux jeunes femmes noueront une amitié amoureuse, vivant un véritable Éden, inventant leur monde, le modelant au gré de leurs imaginations fécondes, se cachant derrière des identités fictives, aiguisant sans le savoir leurs ruses d’écrivaines. Ce qu’elles deviendront. Autrices, mais aussi rivales.
Suite à une série de trahisons dont on ne sait jamais si elles naissent de l’esprit troublé de la narratrice pour qui fiction et réalité ne semblent faire qu’un, celle-ci s’emploie à se venger de son double dont elle jalouse le succès. Elle imagine alors un stratagème dangereux. Un piège de papier qui se refermera sur elle comme un origami aux multiples plis…
Un roman ardent à la trame tendue qui explore le milieu courtisé du monde des lettres et des prix littéraires, et aborde avec talent l’imposture en écriture. L’histoire, surtout, d’une amitié exclusive et excessive, qui poussée par la société devient une véritable rivalité entre les deux protagonistes et qui dénonce les biais du monde littéraire toujours plus cruel, surtout lorsqu’on est une femme.

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Les premières pages du livre
« Prologue
Je marchais d’un pas décidé quand je passai devant L’Écume des jours. Moi aussi, comme Boris Vian, j’espérais « décrocher la lune ». Allez, je pouvais bien m’offrir le luxe d’une halte dans la plus prestigieuse des librairies parisiennes. Après tout, elle se trouvait sur mon chemin. J’y vis un signe, combien ce que ce conte écrit en grand secret et en un éclair m’inspirait, et poussai la porte du saint des saints.
C’est là que je le vis. Au milieu de l’îlot central qui faisait la part belle aux écrivains les plus en vue, aux romans ou essais susceptibles de cartonner et dont les ventes assureraient des lendemains qui chantent aux libraires et aux éditeurs, se trouvait une fois encore le dernier opus de « L », « la jeune écrivaine en vogue », mon « amie ». L’exemplaire présenté reposait sur des dizaines d’autres comme pour signifier aux amateurs qu’ils avaient bien raison de l’aimer, d’autres qu’eux se jetteraient sur ce petit chef-d’œuvre. On avait devancé l’engouement du public et veillé à en imprimer suffisamment pour éviter la rupture de stock. Il fallait s’assurer que les lecteurs (qui n’étaient rien moins que des consommateurs de livres) puissent voir leur désir immédiatement satisfait avant qu’ils ne zappent et ne portent leur intérêt sur autre chose. Un malencontreux accroc dans la chaîne d’approvisionnement pouvait, en effet, s’avérer fatal. La durée de vie d’un nouvel ouvrage était de trois semaines, maximum. Ensuite, pfft… il disparaissait, rangé dans les rayons, à l’abri des regards, oublié, périmé, rendu à son éditeur pour finir au pilon. Une mise à mort des livres trop longtemps abandonnés était ainsi orchestrée pour répondre aux impératifs économiques des distributeurs qui ne toléraient que les stocks « utiles ». J’avais toujours été sensible à ce guillotinage littéraire et œuvré du mieux que je le pouvais à leur sauvetage. Un engagement sans nul doute exalté par ma fréquentation et l’amitié qui en découla envers deux libraires en particulier qui, bien qu’ils s’y pliassent, réprouvaient ces pratiques sauvages.
Dès mon plus jeune âge, je flânais des heures dans la librairie de notre village tandis que mes camarades lui préféraient l’épicerie et son large choix de bonbons. Je lisais avec gourmandise toute la bibliothèque rose, puis toute la bibliothèque verte tandis qu’ils suçaient avec avidité caramels mous et sucres d’orge. Je tenais les écrivains, dont les livres trônaient en vitrine, en haute estime, priant secrètement qu’un jour les miens y soient, eux aussi, érigés en majesté. Enfant, je rêvais déjà de romans et de célébrité. La libraire, Madame Jaquet, avait fini par m’attribuer un de ces tabourets roulants dont elle se servait pour saisir les indociles opuscules qui narguaient sa petite taille. Sinon je continuerais à dévorer, affalée au pied de ses rayons, ses acquisitions que je n’achèterais pas, sauf quand je touchais enfin mon argent de poche ou des enveloppes un peu plus fournies pour Noël et mon anniversaire. Elle finit même par s’habituer à ma présence et à m’apprécier, me semble-t-il, malgré notre différence d’âge. Elle glissa entre mes mains les livres qu’elle jugeait « indispensables », m’introduisit aux classiques qui recelaient des trésors cachés seuls réservés aux initiés et m’offrit même une ou deux rares éditions reliées. Je faisais montre d’un goût naturel pour les livres et, en gardienne des belles-lettres, elle ne pouvait y demeurer éternellement insensible.
Je pense qu’on ne dit pas assez la place que tiennent les libraires dans la carrière d’un écrivain, combien ils nous aiment et nous protègent. Non seulement ils exercent en toute discrétion l’un des plus beaux métiers qui soit, mais un peu comme des sorciers, vivant à la marge du monde, en souterrain, ils fraient dans des sphères parallèles à portée de fantômes et de chimères dont ils aiment plus que tout autre la compagnie. Ils possèdent leurs rites, leurs formules, et de grandes échelles sur lesquelles ils se hissent pour vous tendre la perle rare. « Je l’ai ! », s’exclament-ils du haut de leurs cathédrales de papier comme s’ils avaient remporté une bataille, des conquêtes. On sous-estime leur pouvoir. En missionnaires, ils convertissent ignares et réfractaires et propagent le goût de la lecture et Dieu sait combien l’exercice est devenu confidentiel. Ils font aussi écrire les aspirants prosateurs comme moi et les plus expérimentés ; ils font jaillir des vocations et donnent enfin aux écrivains le courage d’exister aux côtés des plus prolifiques, les savants, ces plumes qui nous intimident, les monuments : les Hugo, les Dumas, les Dostoïevski, les Proust, tous ces salauds qui ont si bien écrit avant nous et même tout écrit avant nous, clament les plus méchants. Aussi les idolâtrons-nous en les haïssant tout autant, même si peu d’écrivains l’admettent. La plupart de mes confrères préfèrent se dire « intimidés ». Mais les libraires, eux, ne sont pas dupes. Certains d’entre eux scribouillent eux aussi, en secret. Ils mijotent des livres inachevés, rêvent la nuit d’enfanter « le » livre, l’élu, celui qu’ils auraient voulu voir tomber entre leurs mains, un trésor, le Graal des romans, une histoire parfaite, ciselée, menée à son terme d’une main de maître, sûre et habile. Le petit Jésus en culotte parcheminée.
Madame Jaquet sut mieux que tout autre – parents et professeurs de français réunis – entretenir cette flamme qui brûlait déjà et l’empêcher de vaciller à l’adolescence quand le désir charnel vient concurrencer les page turners. Elle savait aussi combien la littérature peut être un jeu dangereux et m’en avertir. Du fond de ma mémoire d’enfant, il me semble qu’elle la comparait aux grands crus. Il était bon de rappeler que l’abus de lecture en avait enivré plus d’un et qu’on pouvait mal finir. Elle m’alerta sur le pouvoir de la littérature et, quand elle comprit que j’ambitionnais d’en faire mon métier, les responsabilités qui incombaient aux écrivains. Ne disait-on pas de certains livres – et surtout d’un livre en particulier – qu’il vous avait « transformé », ou pire « changé votre vie » ? Je ne sais si elle me prévint ou si elle m’excita, mais peu de temps après cet avertissement, elle ferma boutique. Notre libraire prenait sa retraite et les habitants du village perdirent toute chance de fréquenter d’autres enseignes que l’épicerie ou le bar du coin. Et moi, toute trace de mon initiatrice. Voilà pourquoi Bertille prit tant d’importance. Des années plus tard, elle combla tout naturellement le vide laissé par Madame Jaquet. La propriétaire de la librairie du bourg de mes beaux-parents endossa peu à peu son rôle de mentor. Bertille était ma bonne conscience.
J’en étais là de mes considérations quand mes yeux butèrent sur un titre : Déclaration d’amour à mon libraire. Je ne pris même pas la peine de regarder le nom de l’auteur, cette perle rare lui était évidemment destinée. Je n’étais donc pas entrée ici uniquement pour y voir L à l’œuvre, ni faire le énième constat de sa notoriété. Et comme il n’est rien de plus difficile que dénicher le bon livre pour un libraire, je m’empressai de passer à la caisse. Je ne manquerais pas de lui offrir ce présent lors de ma visite prochaine. Mon petit paquet bien calé sur le cœur, Bertille me servait de bouclier. Elle s’était trouvée là, sur mon chemin et m’encourageait dans mon entreprise. Grâce à elle, j’étais invincible. Oui, cette halte me porterait chance, j’en étais sûre à présent. C’est cela que vendent les libraires : un horizon, des possibilités, une revanche. Plus que des marchands de rêve, ce sont des trafiquants de certitudes.
Ainsi, quittai-je la plus belle librairie de Saint-Germain, vaillante et conquérante, plus que jamais prête à me rendre, deux pâtés de maisons plus loin, chez l’un des éditeurs les plus en vue du cénacle parisien y déposer le manuscrit qui modifierait radicalement mon destin d’écrivain.

I. Au commencement
La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt.
Il faudrait toujours se fier à sa première impression.
Comment cette fille dont les membres semblaient flottants, aux muscles mous, se permettait-elle de tutoyer mon Victor si dynamique, l’esprit aussi virevoltant qu’un derviche tourneur en pleine danse de sema ? Leurs corps si proches l’un de l’autre, bien qu’ils ne se touchassent point, la façon qu’ils avaient de se faire face tout en donnant l’impression de s’emboîter parfaitement comme deux cuillères de même format, fondues au même moule, sans même être en contact… ils sortaient ensemble, j’en avais le cœur net.
Non seulement cette inconnue me volait mon premier amour, mais elle mettait fin à toutes mes illusions. Depuis la rentrée, j’espérais secrètement une résurgence de notre idylle. Je décortiquais chacun des gestes de Victor, le moindre signe, une œillade, un vague sourire, une de ses remarques à l’emporte-pièce dont il avait le secret et qui me faisait littéralement fondre. Victor avait le sens de la formule, j’admirais son esprit facétieux, ses jeux de mots impayables. Nous passions des heures au téléphone avec Nina à débusquer la plus petite preuve de son intérêt pour moi. Tout était prétexte à disserter des soirées entières, à élaborer des plans complexes pour attirer son attention, capter son regard. Les doigts enroulés à m’en couper le sang autour du fil de caoutchouc qui reliait les combinés d’alors à leur matrice, je dissertais sans fin : que porterais-je le lendemain, jouerais-je l’indifférence, dégainerais-je la vanne qui le ferait réagir, laisserais-je planer le doute quant à mes intentions, le regard doux, cajoleur, la bouche pour autant venimeuse ? Nina et moi épluchions tous les scénarios jusqu’à épuisement.
Et voilà que cette pimbêche arrivée en milieu d’année réduisait tout à néant et me couvrait de honte. J’étais remplacée. Cette fille inexistante quelques semaines plus tôt, s’incarnait. Elle était partout désormais, se nichait dans les coins, en embuscade, à l’orée des buissons qui entouraient le portail de l’entrée. Elle semblait chuchoter des choses tandis qu’elle fumait des cigarettes, noyée dans des pulls trop larges. Elle cherchait probablement à dissimuler une poitrine généreuse. Moi qui avais de tout petits seins, tout en l’enviant, je voyais bien qu’elle était encombrée et m’en réjouissais.
Tantôt planquée dans les toilettes des filles, tantôt tapie derrière les portes battantes qui menaient aux classes, on aurait dit une messagère chargée de recevoir et délivrer des secrets. Elle évoluait dans une atmosphère intime, énigmatique, jamais plus d’une ou deux personnes à ses côtés. L semblait s’être intégrée comme un gant, cooptée par une paire de filles en particulier, une blonde toute en boucles d’or qui faisait l’unanimité – tout le monde s’accordait à dire qu’elle était « la plus belle fille du secondaire » – et une brune minuscule au physique insignifiant qui fascinait pourtant tous genres confondus. On ne savait pas très bien à quoi tenait le magnétisme de cette dernière, mais elle était bel et bien escortée d’une garde rapprochée dont L faisait partie et qui semblait lui prêter une loyauté à toute épreuve. Ce binôme improbable rehaussait son aura. Ainsi L était-elle respectée par procuration. Car ces filles en imposaient. Ensemble, elles trônaient en reines sur la cafétéria, louvoyant entre le bar et le baby-foot, leur chasse gardée. Je n’osais même pas pénétrer ce lieu sacré. Lorsque vous vous y aventuriez à force d’auto-persuasion, en mal d’un sandwich ou d’une boisson gazeuse, tous les regards se tournaient vers vous comme un seul homme pour vous jauger de pied en cap. Non, vraiment, je n’avais pas le cran de me promener nue devant ces prédateurs, même mineurs. J’étais de celles qui s’agglutinaient en grappe sur les escaliers, notre purgatoire, le ventre vide, ou s’adossaient à la rampe pour se donner un air vaguement nonchalant lorsque les marches ne pouvaient accueillir plus de pleutres.
Je ne cessais de croiser L, mais jamais seule. Elle semblait même faire exprès de m’ignorer tandis que je m’évertuais à dissimuler ma curiosité. J’aurais tout donné pour savoir ce qu’ils se disaient, ce que Victor lui trouvait, quel lien secret les unissait. Était-ce le sexe ? Lui faisait-elle bien l’amour ? Avaient-ils déjà couché ensemble ? Nous avions failli le faire avant les vacances d’été, mais la nuit avait été trop courte. Allongés sur son lit, nous nous étions longuement embrassés, ses mains s’étaient aventurées sous mon t-shirt, mais une fois le bouton de mon jean défait… il avait hésité. Peut-être avait-il senti un léger tressaillement, ma crispation, et s’était contenté de caresser le haut de mon corps. L’heure des adieux approchait, l’aube ne tarderait pas à poser sa lumière ingrate sur nos visages insomniaques, gonflés d’alcool, la peau enflammée à force de se frotter l’un à l’autre. Victor m’avait déposée au bout du chemin, me promettant qu’il m’écrirait avant que je ne coure chez moi, mes chaussures à la main, les pieds nus sur l’asphalte pour ne pas réveiller mes parents qui ne savaient rien de mes escapades nocturnes. On le ferait à la rentrée. Ce serait ma première fois.
Mais à la rentrée, j’avais attendu son appel et le téléphone était resté muet. Même le jour de mes seize ans, tandis que les heures passaient, mes espoirs avaient fait place à une détresse immense. Victor était mon premier chagrin d’amour, banal et si cruel. Mes parents, désolés de me voir aussi malheureuse, essayaient tant bien que mal, et plutôt mal, de me consoler. Le gâteau n’avait aucun goût, j’ouvrais mes cadeaux à reculons. Seule dans mon lit, ce soir-là, les yeux brouillés de larmes, je louchais sur ses lettres reçues tout au long de l’été, espérant y trouver des réponses. Mais Victor n’était pas du genre à se justifier. On se retrouverait au lycée, dans des classes parallèles, et je passerais toute l’année scolaire à admirer sa nuque tant convoitée lors de nos cours en commun. Sans explication et toujours vierge.
L était devenue une rivale même si Victor ne cessait de me taquiner affectueusement comme il l’avait toujours fait, cultivant même un semblant de relation. Nous aimions tous deux les traits d’esprit, les jeux de mots, connaissions par cœur les phrases des films d’Audiard. Je finis par me persuader que L n’était qu’une fille au physique un peu mièvre, passée après moi, et avec laquelle il couchait sûrement tandis que mes soupirs s’élevaient au rang de fantasmes. À force de la scruter, sa peau si blanche qu’on en devinait les veines, son corps sans muscles, ses traits grossiers, ses petits yeux ternes, des taches de rousseur éparses, je finis par me convaincre qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Décidément, cette fille n’avait rien. Si Victor continua à la fréquenter, je finis par m’y habituer, un peu déçue qu’il s’investisse dans une affaire aussi quelconque. Mon bac en poche, il fut bientôt temps de quitter le lycée, le monde ouaté de l’école, pour me jeter dans l’univers féroce et impitoyable de la vie universitaire. L, un degré au-dessous, moisirait là une année de plus. Sans lui.
Ma consolation.

II. Le jardin d’Éden
J’avais rêvé de liberté. Ma relation avec mes parents avait toujours été assez compliquée et s’était envenimée à l’adolescence. Bonne élève, j’étais devenue impossible à contrôler. Ma nouvelle vie en studio promettait donc d’être riche à tous points de vue. Je plongeai avec délectation dans ce nouveau monde sans entraves ni couvre-feu et profitai de ce premier mois sans cours – l’année universitaire avait pour principal avantage de ne commencer qu’en octobre – pour transformer mon modeste logement en petit nid douillet. Situé dans un quartier populaire, un peu excentré, je trouvai assez facilement tout ce dont j’avais besoin à moindre coût. Finis la campagne, les transports en commun trop rares ou carrément inexistants le dimanche. Ici, la vie battait son plein, les rues grouillaient de monde, il fallait même faire attention à monter dans le bon bus tant les lignes convergeaient toutes vers ce point névralgique qu’était ma rue. J’étais bien au centre du monde.
Les cours pouvaient démarrer.
Seulement, rien ne se passa comme prévu. Je ne savais que faire de cette autonomie dont j’avais été si friande. Sans cadre, ni remontrances, je me dissolvais sans savoir par quel bout empoigner l’espace-temps. Mon ennemi parental avait complètement disparu sur mes injonctions à me « foutre la paix, ça vaaaa… ». Je flottais sans attaches dans un monde devenu trop vaste qui me terrifiait, même s’il était hors de question de l’admettre. Tout était possible, y compris de n’avoir de comptes à rendre qu’à moi-même. Seule dans mon nouveau chez-moi, je passais des heures à contempler cet intérieur et ses effets dans lequel j’avais canalisé toute mon énergie et qui restait désespérément muet, le silence encore exacerbé par les bruits sourds de l’ascenseur ou des voisins qui semblaient tous vivre en communauté. Personne ne m’attendait, ni le midi, ni le soir. À peine rentrée chez moi, j’allumais la télévision, espérant tromper ma solitude.
Pour ne rien arranger, je m’étais inscrite dans une faculté où je n’avais aucune prédisposition. Parce que j’y avais une ou deux connaissances et qu’on m’avait rebattu que les Lettres ne faisaient pas une carrière, de guerre lasse, j’avais opté pour des études de commerce. Je n’avais décidément rien à faire en cours de comptabilité ou en sciences économiques, matières auxquelles je ne comprenais pas un traître mot et qui ne faisaient que creuser l’écart entre mon être intérieur et le reste du monde. Je passais donc tout mon temps à la cafétéria à siroter du café, breuvage dédaigné jusqu’alors, que j’associais, je ne sais pour quelle raison, à cette nouvelle existence d’adulte et que je finis par apprécier. J’étais à cran et ma relation déjà tumultueuse avec François, auquel j’avais cédé après qu’il m’avait fait une cour assidue tout le long de l’année, devint carrément insupportable. Elle l’était plus encore pour notre entourage qui nous observait nous déchirer à tous propos. Ma vie d’étudiante était assurément plus complexe que prévu et les mois passèrent, confirmant que cette année serait un coup d’épée dans l’eau, perdue à ne rien faire sinon qu’à louper lamentablement mes examens et me vautrer plus encore lors de la session de rattrapage : mes notes s’étaient dangereusement rapprochées de zéro. Fin septembre, j’étais inscrite en sciences politiques, une ligne médiane, un horizon.
J’espérais un miracle.
Elle se planta devant moi, me gratifiant d’un «Salut ! Je peux m’asseoir ici?» L’amphithéâtre était gigantesque, mais elle avait choisi cette place entre toutes. Il est vrai que l’auditorium était en ébullition, les étudiants de première année, comme des abeilles dans un essaim entraient, sortaient, incertains d’être au bon endroit. En retard et manifestement complètement égarés, certains se ruaient dans les couloirs à la recherche de leur salle de cours, parcourant les listes de noms placardées sur les murs comme des survivants à la recherche de leurs proches disparus. L’université est une jungle et je m’en amusais : j’avais connu ça l’année précédente. Je pouvais me permettre de les toiser même si, cette fois, je n’avais plus le droit à l’erreur.
Je n’eus pas le temps de formuler une réponse qu’elle était déjà installée, plutôt contente d’avoir échappé au désordre ambiant et trouvé une place dans les premiers rangs. Oui, c’était bien elle. Légèrement transformée : était-ce la couleur de ses cheveux moins orangés (ils renvoyaient des éclats auburn) et leur coupe effilée qui affinaient ses traits et lui donnaient l’air ingénu ? L était bien plus jolie que dans mon souvenir, mais notre professeur de droit constitutionnel qui tapotait sur son micro pour se faire entendre dans ce brouhaha infernal mit un terme à mes réflexions. Le cours commençait.
Je remarquai très vite sa façon singulière de prendre des notes. Elle écrivait très petit, imprimant consciencieusement sur le papier des caractères qui ressemblaient à des pattes de mouche minuscules comme ses doigts délicats et ses articulations qu’elle avait particulièrement fines. Le stylo glissait avec aisance sur la page blanche y imprimant ses hiéroglyphes. J’avais déjà noirci une page entière, peinant à retranscrire chacune des phrases prononcées par le professeur afin de ne rien perdre de la substance de son enseignement. Je veillais à ce que tout ce qui sortait de cette bouche savante soit consigné au mot près pour être certaine d’en comprendre le sens au moment des révisions, quand ce début d’année ne serait plus qu’un vague souvenir, noyé dans les trop nombreuses fêtes estudiantines. Je secouais régulièrement mon poignet droit, soumis à rude épreuve. L, de son côté, s’était contentée de noter deux ou trois points sommaires de la main gauche. Elle était donc gauchère… on les disait plus créatifs. Soit son esprit était ailleurs, soit elle faisait montre d’une capacité de synthèse hors du commun, mais je savais combien l’on payait cher son arrogance sur les bancs de la fac.
La cloche électronique, qui sonnait la fin du cours, mit un terme à cette séance de torture. À ce rythme, des rendez-vous hebdomadaires chez le physio s’imposeraient au risque de perdre l’usage de mes membres supérieurs. L me jeta un regard désemparé qui, j’allais le découvrir, participait de son charme et avait le don d’envoûter les moins candides, avant de louvoyer vers la sortie.
Je ne sais ce qui pousse deux êtres à devenir si proches qu’ils ne peuvent désormais se passer l’un de l’autre, comme les faces d’une même pièce. Enfant déjà, j’étais « tombée amoureuse » d’une ou deux filles sur lesquelles j’avais jeté mon dévolu. Soudain, elles me devenaient vitales, de leur amitié dépendait ma survie. Une amitié à la vie, à la mort, de celles où l’on décide abruptement de se couper le doigt à l’aide d’un canif mal aiguisé pour s’échanger une larme de sang, « unies pour toujours ça s’appelle », une sorte de pacte que l’on trouvait complètement idiot la veille encore. J’en étais toujours l’instigatrice. J’avais de véritables coups de foudre qui me saisissaient sans crier gare, comme une pulsion, une certitude, et je courais aussitôt faire ma déclaration à la dernière élue de mon cœur. Ainsi, du haut de mes huit ans, m’étais-je postée devant Nina, les mains dans les poches de mon pantalon beige en velours côtelé élimé aux genoux, et lui avais-je crânement annoncé : « Toi, tu seras ma copine. » Ce fut le début d’une longue amitié qui dure encore.
Quelques années plus tard, je m’étais entichée d’une fille au prénom prémonitoire, Idyl, que je ne quittais plus et qui faisait ma joie. Elle pouvait tout faire, tout dire, tout me faire, tout me dire, je lui passais absolument tout. Cette fille était parfaite, de mon point de vue certes, mais tout de même elle l’était presque. Je me trompais rarement sur les gens, j’en avais l’intuition, savais les cerner, sans être capable de dire exactement pourquoi, ou mettre des mots sur les raisons qui me faisaient fuir tel ou tel ou, à l’inverse, miser sur un cas particulier. Tout semblait d’emblée assez clair pour moi. Je savais à qui l’on pouvait faire confiance, sur qui l’on pouvait compter.
Aussi, ce matin-là, lorsque L avait pris place à côté de moi, m’avait-elle prise de court. Contre toute attente, un déclic s’était produit. Mon être tout entier, mes instincts primaires s’étaient mis à palpiter. Elle avait réveillé en moi la petite part enfantine qui rend nos existences moins mornes. Qu’avais-je donc fait les mois précédents, me contentant de fréquenter des êtres que je trouvais banals et insipides, auxquels je donnais peu de crédit et qui se destinaient à un avenir vainement commercial ? Quand elle s’était levée à la fin du cours, j’avais senti comme un pincement, un infime déchirement. J’espérais déjà, de façon sourde, que L reprenne sa place près de moi, une fois la pause terminée.
Ils étaient tous là, Melys la blonde sublime, Rebecca la petite brune dont le sourire révélait des dents trop pointues, et deux trois types, les mêmes qui deux ans plus tôt régnaient en maître sur la cafétéria de l’école. Je les connaissais de vue, mais ils avaient totalement disparu de mon champ de vision depuis que j’avais quitté le lycée. Je me retrouvais maintenant coincée avec cette volée qui squattait mon habitat. Le premier jour de la rentrée, ils avaient colonisé la moitié des tables dressées dans le corridor à l’entrée du restau U, un endroit on ne peut plus glauque, en plein courant d’air, glacial l’hiver et sombre l’été, mais ils se comportaient comme s’ils s’en moquaient et se déplaçaient sur le mode des chaises musicales au gré des départs des uns et des autres sans jamais laisser la place totalement vacante. Ils semblaient vous prévenir : ici, c’est chez nous, c’est chasse gardée, ne vous avisez même pas de vous approcher ou ce sera à vos risques et périls. En se concentrant un peu, on aurait presque pu voir des cordons de sécurité encercler cette réserve d’animaux rares, particulièrement prisés, ou un drapeau signalant que le territoire était conquis. Ils semblaient seuls au monde, une caste à part, les brahmanes du campus. Ils faisaient ça, vous faire sentir que vous n’en étiez pas, un peu moins cool, un peu moins séduisants, un peu moins sûrs de vous. J’avais oublié combien ils étaient impressionnants à se la jouer collectif tandis que vous erriez invariablement seul, affichant votre singularité comme un aveu d’échec, quelque chose que vous subissiez forcément. J’en vins même à regretter mes ex-confrères économistes qui avaient cours dans un autre bâtiment dévolu aux « deuxième année ». J’étais tétanisée à l’idée qu’il me faudrait jour après jour faire fi de leur présence pour accéder à mon plateau-repas ou alors je serais condamnée à ne plus me nourrir le temps de l’année académique.
« C’est toi ? »
Elle avait presque crié, mais j’eus à peine le temps de me retourner que Judith se jeta sur moi en sautant de joie. Un court instant, tous les regards se tournèrent vers nous. Gigantesque blonde, elle avait fait montre d’un enthousiasme aussi visible que sonore. Le volume des conversations avait chuté d’un coup suite à son interruption fracassante qui semblait encore faire écho sur les murs des couloirs adjacents. Je songeai à m’enfoncer dix pieds sous terre, m’enterrer à jamais dans les catacombes universitaires, quand elle m’entraîna, « viens t’asseoir avec nous ! » Le brouhaha avait repris son cours, son fond sonore habituel qui agissait comme une canopée phonique au-dessus de nos têtes déjà saturées d’informations. Judith s’était inscrite en relations internationales, on aurait donc quelques classes en commun ! Rien ne semblait lui faire plus plaisir. Elle était si contente de me voir, je me souvenais de Melys et Rebecca ? Et L ? N’était-ce pas « tellement cool » de se retrouver toutes ensemble ? Redoubler sa terminale s’était avéré un malheur opportun, c’était grâce à ça qu’elle avait fait leur connaissance. Elles étaient devenues « inséparables ». Je sentais leurs regards glisser sur moi, les entendais presque me renifler, jauger si oui ou non j’avais le pedigree nécessaire à rejoindre leur clan. Pouvait-on se fier à Judith ?
L s’avéra la plus accueillante. Était-ce une forme de loyauté après que j’avais accepté de lui céder une place à mes côtés dans l’amphithéâtre ? Elle me regardait gentiment et écoutait avec attention notre amie commune raconter comment nous nous étions connues. Intarissable, elle racontait par le menu nos sorties clandestines et autres plans de combat mis sur pied pour ne pas nous faire attraper par nos parents. L ne semblait pas du tout m’associer à Victor. Soit l’époque était révolue, soit j’avais été la seule à en faire tout un plat. Si ça se trouve, il ne lui avait même jamais parlé de nous. Je compris qu’elle sortait avec l’un des types de la table voisine, un grand blond, plutôt beau gosse, qui passerait l’année dans le même jean et t-shirt blanc tout juste agrémenté d’un blouson de cuir à col fourrure en hiver. Il lui lançait régulièrement des regards interrogateurs, l’air de dire « tu la connais, c’est qui celle-là ? » dont elle prenait acte de ses grands yeux de biche effarouchée. Il s’avérerait être l’un des piliers de la bande, leur couple un point névralgique autour duquel gravitaient leurs amis. Manifestement, L était passée à autre chose. Sa relation avec Victor n’avait-elle pas supporté la distance ? Je l’avais perdu de vue moi aussi, mais on le disait parti outre-Manche. Je ne savais ni quelles études il suivait, ni dans quelle université exactement. En tout cas, il avait quitté le territoire.
Il n’y avait, a priori, plus d’obstacle entre L et moi.
J’ai toujours été un peu sauvage. Assez solitaire, j’aimais la compagnie des livres qui peuplaient mon destin d’enfant unique d’amis imaginaires dont j’aimais prolonger l’existence dans la vraie vie, leur parlant le plus souvent dans la salle de bains, seul endroit de la maison où ils pouvaient s’incarner sans qu’on puisse me surprendre. Quoi, je me parlais à moi-même ? À mon âge ? J’ai toujours eu l’impression d’être différente, un peu misanthrope sans vraiment le définir. Je me méfiais de mes congénères que cette superbe de façade fascinait sans que j’en aie conscience. La vie était une jungle peuplée de prédateurs où il fallait manger si l’on ne voulait être mangé et la cour de l’école le théâtre de pratiques particulièrement inhumaines. J’en savais quelque chose car c’était là que je réglais mes comptes avec ceux qui s’avisaient de me provoquer, me dénoncer ou remettre en question ma position dans la chaîne alimentaire. Les adultes n’étaient pas en reste, je fuyais leur compagnie, m’en méfiant comme de la peste. Sournois, ils passaient leur temps à vous barrer la route, la semant d’interdits le plus souvent incohérents ou en lien avec des principes dont on ne connaissait même plus l’origine ou alors ils remontaient si loin dans le temps qu’ils étaient, en tout cas, anachroniques. Mes parents m’étaient étrangers, leurs préoccupations professionnelles et sociales à des lieues de mes centres d’intérêt auxquels ils ne faisaient même pas semblant de s’intéresser. C’était l’époque où les enfants dînaient avant et je me retrouvais donc invariablement seule devant mon assiette à échanger une ou deux banalités polies avant de remonter dans ma chambre, rejoindre mes amis imaginaires et poursuivre mes lectures jusqu’au bout de la nuit lorsqu’un roman conseillé par Madame Jaquet me tenait en haleine. Et c’était souvent le cas. Cette habitude me valait de bons résultats scolaires puisque généralement j’étais en avance sur le programme, ayant avalé la plupart des classiques qu’elle mettait de force entre mes mains avant tout le monde. Mes parents pouvaient continuer de me ficher la paix et nous avancions ainsi dans une entente cordiale qui se mua en guerre froide à l’adolescence. Mais le résultat de cette enfance solitaire à la campagne fut que je me révélai peu douée pour les relations sociales. J’avais passé mon temps à mépriser les mondanités de province auxquelles mes parents consacraient tout leur temps libre. J’avais en horreur le simulacre social, les faux-semblants, ce grand show dans lequel se complaît la petite-bourgeoisie, les qualificatifs exagérément affectueux avec lesquels s’interpellaient leurs soi-disant « amis », les « ma chérie », les déterminants possessifs en général, mielleux et hypocrites. À mon avis, l’amitié valait mieux que cette pâte sucrée et écœurante dont ils tapissaient leur relationnel.
Je n’avais donc jamais gravité dans aucune bande, je n’appartenais à aucun groupe, j’évoluais seule ou en paire. Pourtant, passé la douzaine, je perdis de ma superbe et ma confiance en moi. Je n’aimais pas le reflet que me renvoyait la glace, mes cheveux filasse et mon teint terne, et ce que mes copains appelaient le charme n’avait rien pour me rassurer. À cet âge-là, il n’y a que deux groupes qui comptent vraiment : les beaux et les moches. Et l’immense nasse intermédiaire des gens quelconques en réalité n’intéresse personne. Je pensais faire partie de ceux-là. J’étais invisible. Ainsi, mon entrée dans la bande dont L faisait partie était une première, une sorte de victoire sur moi-même.
Contrairement à l’année précédente qui n’avait fait que traîner en longueur, celle-ci démarra sur les chapeaux de roues. Tout devint joyeux et léger. La plupart des matières enseignées m’intéressaient, je découvrais les joies de la bibliothèque où nous posions nos affaires à la première heure pour être sûrs d’être assis tous ensemble et où nous ne revenions presque jamais, trop occupés à fumer des cigarettes à l’extérieur tout en discutant de l’état du monde et d’autres questions moins futiles comme les coups de cœur des uns et des autres. En général, nous récupérions nos sacs à la fermeture pour la transhumance nocturne. Notre troupeau migrait alors dans un café, le Central, qui était bien notre centre des opérations, situé à quelques encablures de l’université et où l’on était certains de se retrouver si, par hasard, on avait eu un contretemps ou que nos emplois du temps différaient. Je passais de moins en moins de temps dans mon studio devenu un vrai foutoir. J’y revenais tard pour m’effondrer sur mon lit et repartir en coup de vent dès que possible. J’étais aussi de moins en moins enthousiaste à l’idée de revoir François qui faisait son apparition les week-ends quand ses études à l’autre bout du territoire lui en donnaient l’occasion. Il fonçait me rejoindre, roulant comme un bolide dans sa Lancia bridée en vue d’écourter au plus vite notre séparation de corps. Il avait compris que j’étais devenue réticente à sauter dans un TGV pour tromper mon cafard. Ma vie était devenue palpitante et j’étais lasse de nos rapports houleux. De plus, je trouvais qu’il freinait mon intégration dans le groupe, avec Max et Richard, ça ne prenait pas. Je sentais leurs regards fuyants ou entendus, les rires un peu jaunes, et carrément de l’indifférence, ce qui était peut-être le pire. Quand on ne disait rien, on n’en pensait pas moins. François n’était clairement pas de leur ligue.
Un soir que nous traînions devant le Central qui avait pour seul défaut de fermer trop tôt, passablement éméché, il me fit une scène de jalousie. Il parlait fort, la bouche pâteuse, marmonnant des accusations sans fondement, probablement fantasmées par des semaines de frustration. Il sentait bien que je lui échappais. Comme il s’avançait vers moi de manière un peu vive, je fis un mouvement de recul mais il réussit à empoigner ma veste dont je me dégageai pour courir à l’autre bout de la place. La scène était plutôt cocasse, mais François, grand et costaud, en imposait. Un ami de Richard qui ne le connaissait pas, pensant qu’il me voulait du mal, s’interposa pour le calmer. Furieux, François vociféra qu’il ferait mieux de s’occuper de ses affaires. Ils étaient à deux doigts d’en venir aux mains quand le reste des garçons s’en mêlèrent. Médusée, j’assistai de loin à la scène, entourée de mes nouvelles amies comme d’un bastion protecteur, me promettant que c’était « fini », « bien fini ». On entendait des éclats de voix, on les voyait se rapprocher dangereusement, s’empoigner, se relâcher, et l’on vit finalement François, vaincu, se résoudre à partir en maugréant. On s’assura qu’il s’engouffre tant bien que mal dans sa voiture et démarre tout en faisant crisser les pneus dans un sursaut de dignité, me laissant là, mortifiée et un peu inquiète. François était ma béquille et même si nos rapports étaient compliqués et passionnels, cela faisait plus d’un an qu’il l’était. Désormais, il faudrait que je me débrouille seule.
Le hasard voulut que L et moi partagions la même chambre durant le camp annuel de l’université, le séjour dont tous les anciens parlaient comme d’un événement « incontournable » de la vie académique, cinq jours durant lesquels une horde de jeunes se voyaient réserver un village entier au bord d’un lac – il n’était pas fermé au public, mais aucun citoyen sain d’esprit n’osait y séjourner. En effet, de mémoire d’étudiant, aucun n’avait encore échappé à la mutation effrayante qui s’opérait dès le départ en train. Les énormes sacs à dos empilés dans le couloir rendaient, d’emblée, l’accès aux wagons qui leur étaient réservés impraticable et inaccessible à toute forme d’autorité. »

À propos de l’auteur
DUPONT_TROUBETSKOY_Kyra_DRKyra Dupont Troubetzkoy © Photo DR

Née en 1971 à Genève, Kyra Dupont Troubetzkoy débute sa carrière comme grand reporter au Cambodge pour le correspondant de CNBS Asia. Après de nombreuses collaborations en presse écrite, radio et télévision en France, aux États-Unis et en Suisse, elle prend la tête de la rubrique internationale d’un grand quotidien. Journaliste freelance depuis 2007, elle se lance alors dans l’écriture de fiction. Le piège de papier est son sixième roman. (Source: Éditions Favre

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Le gardien de l’inoubliable

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En deux mots
Tristan est un garçon a l’imagination fertile. Après le départ de ses amis au Japon et en Australie, il ramasse un galet, «le gardien de l’inoubliable» pour qu’ils continuent de l’accompagner. Après son bac, il quitte la Bretagne pour Paris et une galerie d’art où il se passionne pour un artiste disparu et va découvrir les secrets de son œuvre.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Si j’avais été un véritable artiste»

Dans son nouveau roman Marie-Laure de Cazotte imagine un jeune homme quittant la Bretagne de son enfance pour Paris où il se passionne pour l’œuvre d’un sculpteur. Jusqu’au jour où il relève quelques incohérences dans les documents. Un roman sur l’imagination, l’art et le mensonge.

Tristan Karadec est un garçon sage qui aime la mer et les bateaux et les vacances. La première rencontre qui va durablement le marquer est celle de Marc Kurosawa, un Japonais qui débarque dans classe et s’installe à côté de lui. Après avoir pris la défense de ce jaune, il devient vite son meilleur ami. Et puis un jour, il lui offre un livre de contes japonais dans lequel, il a écrit au revoir. Tristan va alors compenser l’absence avec un ami imaginaire sortant du livre: «J’ignorais où peut mener le manque d’un ami et, l’aurais-je su, que peut-être n’aurais-je pas cru en ce personnage en kimono qui surgit, s’installa sur mon lit et avec lequel je me mis à bavarder en l’appelant «monsieur Kurosawa». Sa présence qui devint une habitude m’éloignait de la villa Ulysse, de l’irascibilité de ma mère, de la dureté de mon père, des absences de mon frère, de l’odeur des lessives, de l’école.»
Jacob sera sa seconde bouée de sauvetage. Avec lui, il apprendra la voile et, quand il retournera en Australie, lui laissera Bel Ami, son bateau en gage de reconnaissance.
Après le passage de la tempête Lothar, le voilier ne sera que partiellement touché, mais il abrite un petit chien qui va devenir très vite un compagnon inséparable que le cancer finira par emporter. Mais grâce à son galet magique, «le gardien de l’inoubliable», il continue à converser avec ses amis.
C’est alors qu’au hasard d’une lecture Tristan découvre l’œuvre du sculpteur Charles-Félix Lorme et décide de suivre des études à la Sorbonne tout en participant aux recherches afin d’établir le catalogue raisonné de l’artiste. À la galerie d’art François Courtin, il va se plonger avec passion dans cette œuvre à travers les archives – papiers, lettres et dessins préparatoires – et finir par noter quelques incohérences.
À partir de là Marie-Laure de Cazotte va nous entraîner dans un tourbillon où le mensonge, le secret et l’art vont s’associer dans un épilogue étourdissant.

Le Gardien de l’inoubliable
Marie-Laure de Cazotte
Éditions Albin Michel
Roman
288 p., 20,90 €
EAN 9782226477033
Paru le 3/05/2023

Où?
Le roman est situé en Bretagne, dans la région de Brest puis à Paris. On y évoque aussi le bourg de Maraines et Toulouse.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Doté d’une imagination débordante, menteur invétéré, enfant révolté et fugueur, Tristan vit avec monsieur Kurosawa, son ami intérieur, et porte à son cou « le gardien de l’inoubliable », un galet prodigieux découvert sur une plage. Devenu étudiant, chargé de faire des recherches dans les archives d’un artiste disparu depuis un siècle, il se lance imprudemment sur les traces d’un étrange faussaire.
Après, notamment, Un temps égaré, prix du premier roman de Chambéry, et A l’ombre des vainqueurs, quatre fois primé, ce nouveau roman de Marie-Laure de Cazotte nous embarque dans une enquête palpitante empreinte de poésie et interroge les liens entre vérité et imaginaire.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Un dimanche de la mi-août, un homme grimpa les marches de l’autel de l’église Saint-Gildas. Il se signa, se retourna vers l’assemblée, et lança vers les voûtes :
– Were you there when they crucified my Lord ?
Les notes basses, vibrantes, tragiques emplirent la nef, et lorsqu’il répéta :
– Were you there when they crucified my Lord ?
d’une voix plus haute, plus impérative, plus douloureuse encore, mes jambes devinrent flasques et des larmes me montèrent aux yeux.
Une inconnue à mes côtés me chuchota :
– Étais-tu là quand ils ont crucifié notre Seigneur ?
J’ignorais qu’elle ne faisait que traduire les paroles. J’avais neuf ans, je connaissais le catéchisme et tout le saint-frusquin des étapes vers la crucifixion, mais pas l’anglais.
Sa question me tarabusta. Avais-je été là quand le Seigneur avait été cloué par les mains et les pieds à deux morceaux de bois ?
Stupéfié par ce chant et cette langue, troublé par l’intérêt que cette dame me portait, je regardai le Christ endormi sur sa croix et fis un immense effort pour tenter de me rappeler la nuit du Golgotha, l’odeur acide émanant des aisselles du pauvre Judas s’apprêtant à trahir, l’insomnie de Jésus, sa solitude, les ronflements des apôtres, l’aube et tout ce qui s’ensuivit, mais j’avais beau creuser mes souvenirs, non, je ne m’étais pas tenu sur le chemin de croix, non, je n’avais pas assisté à ce moment terrible où le Christ presque nu, sanguinolent, subit sa Passion, la sueur dévalant sur son visage, avec, autour de lui, sa mère se tordant les mains et les femmes geignant, s’évanouissant.
Je répondis à ma voisine :
– Non, madame, je n’étais pas là quand ils ont crucifié Jésus.
Mon père, pensant que je venais de proférer une insolence, m’envoya du revers de sa main un soufflet sur la joue et ma mère me fit les gros yeux.
En ravalant ma honte, j’en conclus immédiatement que je venais de mentir en pensée et en paroles, alors, pour faire acte de contrition, je dis à l’inconnue :
– Excusez-moi, je me suis trompé, j’étais là.
Les yeux indignés de cette femme sur papa, la façon si douce dont elle posa une main apaisante sur mon épaule m’ébranlèrent plus fort encore que la gifle.
Elle donnait tort à mon père.
Tort !
Je savais que le Christ aimait les petits enfants, qu’Il me connaissait, puisque madame-caté nous l’assénait. Il était au-dessus de nos têtes, voyait chacun de nos faits et gestes, lisait dans nos pensées, et, si ce n’était Lui, c’était son Père. Nous étions, enseignait-elle, un troupeau de brebis, plus ou moins égarées selon un principe dont les règles m’échappaient. Dans le même temps, on nous faisait apprendre par cœur la fable du « Loup et de l’Agneau » de La Fontaine :
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point.
– C’est donc quelqu’un des tiens
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens…
En regardant la télévision, ma mère s’énervait :
– On nous prend vraiment pour des moutons !
Tous ces ovins semaient un grand désordre dans mon cerveau.
Ce ne fut pas une décision que je pris, dans cette église, de reléguer mes parents dans une grotte de mon esprit. Cela m’advint. De ce moment, monsieur Kurosawa, mon ami intérieur, a pris le pouvoir. Il devint mon héros, mon Jésus en kimono, mon protecteur contre l’ennui et la tristesse, le biais par lequel toute conscience que j’avais du monde, toute confiance que je pouvais bâtir envers autrui, tout jugement, passèrent désormais.
Il savait mieux que moi ce que je faisais sur terre.
Monsieur Kurosawa n’aurait pas franchi le pont de l’Ailleurs si un garçon japonais n’était apparu un matin de septembre dans la petite école de mon village de Bretagne, dont la géographie n’a d’importance que pour la façon dont il s’attache à l’océan. Tout y est de mer, de conséquences de mer, de travaux ou loisirs maritimes ou s’y ramenant. Le cœur en est l’église romane juchée sur une hauteur et surveillant de son portail les villageois dont les noms s’égrènent dans le cimetière. Notre nom Karadec n’y est pas plus haut qu’un autre. De ce cœur, tout dévale vers le port ventru, modeste, aux quais bellement dallés bordés d’anciennes capitaineries, de deux jolies auberges-restaurants, d’une boulangerie rutilante, de tout un exotisme d’antan, en bref, qui attire les touristes en été.
Nous vivions, mon père médecin, ma mère infirmière et mon frère Gaétan, né douze ans avant moi et qui allait devenir vétérinaire, à l’extérieur du village, dans un lotissement bourgeois bâti l’année de ma naissance, en 1985, en bord de mer, près d’un bois de pin. Les demeures y étaient vastes, les jardins larges, des colonnes doriques en soulignaient les perrons et leurs noms, villa Jason, villa Circé, villa Pénélope, s’accompagnaient à côté de la boîte à lettres de moulages de bas-reliefs. La nôtre, la plus proche de l’océan, se nommait villa Ulysse et s’ornait d’une sirène à queue de poisson. (J’ignorais à l’époque que les sirènes de l’Odyssée étaient des oiseaux à tête de femme et l’aurais-je su que cela n’aurait rien changé au cours de cette histoire.)
N’importe quel enfant obéissant aurait été heureux dans la villa Ulysse à la baie coulissante donnant sur une pelouse, des hortensias, une table en bois et une cabane.
Je n’étais pas obéissant et je n’étais pas heureux.
Mes parents proclamaient partout que j’étais un paresseux et un menteur. Pourtant, je faisais beaucoup d’efforts pour échapper à la maussaderie des heures en plongeant dans l’infini des événements extraordinaires qui auraient pu se produire, et je ne croyais pas mentir lorsque je racontais qu’à la boulangerie j’avais assisté à un hold-up, que j’avais vu un sous-marin sortir des eaux, un léopard sur un toit, un diable cornu dans un bosquet, puisque c’était arrivé à la télévision, à la radio, dans l’un de mes livres de gosse, sur un chapiteau de l’église ou dans ma tête.
Pour moi, les aventures appartenaient à tout le monde.
Ma chambre s’ouvrait sur la lande de pins ; du salon, nous apercevions par bouchées la plage qu’enserraient des bras de rochers. Une mince route goudronnée et peu fréquentée nous en séparait. Au-delà de cette langue de sable qu’envahissaient du printemps à l’automne des bateaux à voile, le pays était de falaises et de criques désertes.
À la frontière de cette sauvagerie, de ce désordre de vents, d’herbes rases, de joncs et de genêts, dans une bâtisse dite le Manoir (pour sa tourelle et ce que nous lui supposions de fantômes), s’étaient installés, en juillet 1993, les Kurosawa, un couple de Japonais et leur fils. Nous les pensions venus pour la saison, comme les Américains de l’année précédente, et l’été était un tel branle-bas de combat, surtout au centre médical de mes parents, que personne n’y prêta attention.
À la rentrée scolaire qui fut celle de mes huit ans, je trouvai, assis dans la classe à côté de moi, « le Jaune » – tel fut le sobriquet dont les élèves l’affublèrent immédiatement – en chaussures de cuir souple, chemise blanche immaculée, les cheveux plaqués en arrière que divisait comme un trait de craie une raie.
Nous étions une trentaine sous la houlette de la maîtresse, mademoiselle Micheline, une vacharde, et quand j’écris vacharde je me tiens à l’échelon bas de sa pestilence. En observant ses lèvres s’agiter pour faire l’appel, j’ai tout de suite vu qu’elles étaient de la race bec de corbeau, et pas du tout faites pour embrasser.
– Karadec Tristan.
– Présent, mademoiselle.
– Kurosawa Marc.
Elle prononça Ku-ro-sa-wa avec un je-ne-sais quoi de dénigrant dans la voix qui fit ricaner toute la classe, sauf moi, trop mortifié que j’étais d’être le voisin de cette plante exotique dont le nom, par-dessus le marché, jouxtait le mien dans la liste alphabétique. Plaindre autrui n’était pas dans mon caractère, mais le ton moqueur de cette sorcière me révulsa et je reconnus dans le geste que fit le garçon de rabattre ses cheveux en frange sur son front, comme s’il cherchait à disparaître, un mouvement qui m’était familier. À la récréation, menacé par une meute qui s’apprêtait à lui faire payer la blancheur de sa chemise, sa petite taille et ses yeux fendus, il s’est caché derrière mon dos, me désignant ainsi comme son protecteur. Dans la cour cimentée, s’étalait une immense souche d’arbre. Celui qui s’y perchait le premier était le roi du moment. Je l’ai entraîné, nous nous sommes ensemble juchés et ma main sur son épaule signala à tous notre alliance. Je n’étais pas un caïd mais le fils du docteur Karadec qui-voit-ta-mère-toute-nue, ce qui me donnait un sérieux avantage sur la bande qui nous cernait.
La vacharde saisissait toute occasion de se moquer des accents métalliques de mon camarade. La dégueulasserie de ça. Chaque fois qu’elle le faisait, je criais : « Ça ne se fait pas ! », ce qui me valait d’être fichu à la porte, mais je n’en démordais pas. Je crevais ses pneus, jetais des boules puantes sous sa chaise. En pensée.
Des légions de rumeurs circulaient sur les Kurosawa : ils étaient des millionnaires qui allaient transformer notre côte en golf avec atterrissage d’hélicoptères ; faire une culture d’algues de leur pays sur nos plages ; l’avant-garde d’une horde qui nous esclavagiserait comme les fourmis esclavagisent les pucerons ; des bouddhistes qui mettraient à mal nos traditions chrétiennes.
Comme j’étais le seul enfant à être invité au Manoir, on m’interrogeait :
– Qu’est-ce qu’ils font, les bridés ?
Je répondais au hasard : ils mangent, ils dessinent, ils font des poteries, ils lisent des livres.
– Tu as bien dû voir autre chose ?
– Ils ont un chat et une Vierge Marie.
– En quelle langue parlent-ils ?
Cette question m’embarrassait. Les Kurosawa s’adressaient à la dame qui les servait et à leur fils, devant moi, en français, mais ce français n’était pas fluide, pas de notre pays, il était plein des silences qu’y creusait l’absence d’articles définis ou indéfinis, et modeste en intentions.
Dans ma famille, toute phrase naissait dans un constat et aboutissait à un ordre – « Les pluies seront là demain, tu prendras tes bottines à la cave ». Les parents de Marc annonçaient les choses de même, mais en plus court – « Pluies demain » – et, apparemment, chacun était libre d’en tirer les conclusions sur ce qui lui était nécessaire de faire. L’atmosphère chez eux n’était ni morne ni gaie, aucun éclat de voix ou rire strident en dehors des nôtres ne la troublait. Le temps n’y était pas de la même eau que chez nous où tout s’agitait, se heurtait, se confrontait dans de grands mouvements d’écume, mais il faut dire que le Manoir était beaucoup plus vaste que la villa Ulysse. Lorsque Marc et moi jouions dans sa chambre si grande et si meublée qu’on aurait dit une maison, nous n’entendions que nous et nos jeux.
Cette demeure était tarabiscotée, truffée de recoins, d’escaliers, emplie de tableaux. L’un, immense, représentait un homme en perruque et habit extravagant que nous appelions Duc. Nous lui prêtions un palais, d’innombrables possessions et épopées. La rampe de l’escalier central se terminait par un hibou que nous ne manquions jamais de saluer au passage. À certaines fenêtres, il y avait des vitraux qui opacifiaient la vue et jetaient des ombres de couleur sur les parquets et sur lesquelles nous évitions de marcher.
Mon ami possédait deux voitures téléguidées que nous faisions tourner comme des mabouls dans la pièce, et des bandes dessinées japonaises – je ne connaissais pas le mot manga. Il voulait devenir astronaute et moi, comme tous les garçons du village, sauveteur en mer. Nous prenions nos repas dans une grande cuisine avec madame Louise, une femme du pays qui me semblait plus vieille que ma mère. Elle cuisinait des frites sur lesquelles elle envoyait une brume de vinaigre avec un vaporisateur.
Marc avait une bicyclette sur le porte-bagage de laquelle je grimpais après avoir retroussé mon pantalon et, accroché à sa taille, je partais en voyage dans les sentiers du parc. Nous nous cassions la figure sur des pentes boueuses, nous affalions dans des bosquets de ronces, je le poussais dans les côtes. Dans les allées de gravier, il m’apprenait à me servir de son engin en le tenant par la selle. Le guidon tremblait sous mes mains et il me donnait des petits coups de poing dans le bas du dos pour m’encourager. À mon tour, je l’ai promené dans le parc. J’ai le souvenir vif de mes mollets cuisant sous l’effort, de ma terreur de louper un virage. « N’abîmez pas les hortensias ! » nous criait madame Louise.
Un après-midi, nous avons découvert sur le tronc d’un grand chêne des vieilles planchettes clouées en escalier. Cachés dans un bosquet, nous avons guetté l’être qui logeait dans les frondaisons en inventant mille terreurs à son sujet, puis, armés de fléchettes, nous avons grimpé. Au carrefour des premières branches, dans la houle du feuillage, il y avait, pendue à un rameau, une affreuse poupée en plastique, et un bateau – pas moyen de baptiser autrement cette palette de chantier d’où nous pouvions voir la mer. La poupée fut immédiatement baptisée « mademoiselle Micheline » et notre navire « Par Dieu et pour le Roi ». Je ne sais plus pourquoi.
Capitaine ! Mon capitaine ! Terre en vue ! Des archipels, des orages et des tempêtes se succédaient à un rythme infernal. Nous combattions contre l’armée des Sordides, les soldats baveux-écumants de mademoiselle Micheline que nous détenions prisonnière, mais dont les pouvoirs maléfiques nous menaçaient.
Parfois, pour un mot, l’histoire dérapait.
Capitaine ! Capitaine ! Pirates à bâbord ! criai-je un jour. Marc confondant « pirates » et « piranhas », plutôt que de sortir son tromblon ou de pointer nos canons vers nos ennemis, donna mademoiselle Micheline à bouffer aux poissons cannibales en riant sauvagement. Après, dans des huttes, des Peaux-Rouges enragés la rôtirent, l’empereur d’une île émeraude la condamna à manger des morceaux de verre, nous la vendîmes à un marchand négrier réputé pour sa grande cruauté.
À ce festin-là nous étions des ogres.
L’après-midi achevée, nous prenions un goûter, faisions nos devoirs (ce qui se résumait pour moi à recopier les cahiers de Marc), nous nous lavions dans une baignoire branlante dont le robinet crachotait une eau orangée et dangereusement bouillante – et je me rappelle que madame Louise nous interdisait de faire couler l’eau au-dessus de nos chevilles et qu’elle nous tançait : « Ça suffit ! Ça suffit ! Lavez-vous le kiki et les fesses et sortez ! » Ensuite, nous descendions dans l’antre de sa mère, une grande pièce qui me faisait penser à une grange à cause de ses poutres tordues et de son sol en terre battue, et aussi à une serre pour la hauteur de ses fenêtres. Il y régnait une discipline qui m’était étrangère, mystérieuse. Chez nous, dans le garage, seule pièce de la villa Ulysse que je lui comparais pour l’unique raison que la porte en était vitrée, tout était rangé sur des étagères. Les insecticides et matières dangereuses étaient dans un coin, un grand carton indiquait TOXIQUES, puis venaient les pots de peinture, les outils, les produits d’entretien. Au milieu, trônait la voiture de mon père et l’endroit sentait l’essence.
Dans cet atelier du Manoir, des écheveaux de crin suspendus aux poutres frôlaient des caissons de foin, d’étonnants pinceaux dont certains ressemblaient à des queues de lapin surplombaient des fioles et des boîtes sous lesquelles s’alignaient des gros sacs en plastique transparent contenant des terres de différentes teintes, compactes et humides. Dans une alvéole, une très belle Vierge en bois était juchée sur une sorte d’autel en briques entouré de bougies allumées.
Madame Kurosawa, petite, grassouillette, boudinée dans un large et long tablier noir qui lui prenait tout le devant du corps et se fermait sur son postérieur, nous jetait à peine un regard. Marc et moi nous posions côte à côte sur un petit banc bas à distance d’elle. Les mouvements nerveux des pieds de mon ami me faisaient comprendre que cette visite l’horripilait.
Pas moi.
La vision de cette femme façonnant des formes sur une table, les plaçant à l’intérieur d’un four cylindrique, les en extirpant avec des moufles, déclenchait en moi un rythme neuf. Cette manière qu’elle avait d’examiner son travail, les yeux à demi clos, de s’en écarter puis de saisir dans un panier un galet avec lequel elle frottait la surface de l’objet me captivait. Sur un signe d’elle, Marc et moi nous approchions, il hochait la tête poliment tandis que j’étais empoigné par le chaos des couleurs.
Juste avant de quitter la pièce, mon camarade se débrouillait pour voler une pierre dans le panier. C’était son butin ou sa vengeance.
Après le dîner, nous allions dans le grand salon du Manoir où nous retrouvions le père de Marc, une cigarette aux lèvres, perché sur un haut tabouret, dessinant sur de grandes feuilles, et sa mère en tunique longue et mules mauves. Elle se versait du whisky dans un grand verre carré en caressant un chat. Ses petits rires d’ivrogne étaient pénibles.
Avant de remonter dans la chambre, nous courions vers la falaise et Marc lançait furieusement le galet subtilisé vers l’océan en vociférant en japonais.
Les Kurosawa allaient à l’église le dimanche. Marc s’asseyait à côté de moi. Je posais mon missel sur une chaise pour lui réserver la place. Mon père le retirait et je le remettais. Cette lutte silencieuse. Mes parents et ceux de Marc se parlaient quelques minutes sur le parvis. Papa me disait devant eux : « Tu devrais inviter ton camarade à la maison un de ces quatre matins », ce à quoi ma mère ripostait, dès qu’ils avaient le dos tourné : « Il ne manquerait plus que ça. » Elle affirmait que ces Japonais ne pouvaient pas être des chrétiens et que Jésus-Christ et le prénom Marc n’existaient pas chez eux.
– N’existent pas ! Mets-toi bien ça dans le crâne, Tristan !

Un jour de juin, la sonnette de la récréation retentit, mon ami me retint et sortit de son pupitre un paquet prodigieusement emballé dans un tissu à motif de vagues et de vents. À l’intérieur, le livre était, après le tissu, la deuxième merveille du monde avec cet extraordinaire dragon en couverture et ce titre Contes japonais. Je ne m’attendais pas à un tel cadeau et, comme je n’avais rien pour lui, je me sentis misérable et honteux. Dans ma poche, j’avais un vieux porte-crayon plat en métal terni volé dans un tiroir de mon père et dont je ne me séparais jamais. J’en aimais la forme aplatie, le contact froid et la laque rouge du crayon. C’était mon porte-bonheur sans lequel, j’en étais certain, tout irait de mal en pis.
Je l’ai donné à Marc et tout alla de mal en pis.
Mon camarade ne cessa de tourner et retourner cet objet dans ses mains, puis il prit des ciseaux à bout rond et lentement, patiemment, tailla le crayon, recueillant précautionneusement sur une feuille les éclats de bois. Sa tâche achevée, il prit l’ouvrage qu’il venait de m’offrir et écrivit au revers de la couverture « Au revoir, mon ami Tristan ».
Il ne revint pas à l’école le lendemain. Ni jamais. La vacharde me fit écrire au tableau « Marc est parti » et, devant toute la classe, m’attrapa par le postérieur en ricanant : « K plus k, ça fait caca, tu seras plus propre sans ton jaune. »
Lorsque je rapportai cela à mon père, il prit un carton, écrivit dessus « Je suis un menteur », l’épingla au dos de ma chemise et m’accompagna à l’école pour être sûr que je ne le retire pas.
– Karadec est un menteur ! Karadec est un menteur !
– Répète et tu compteras les morceaux de ton nez.

Le soir, je tournais les pages du livre et caressais les merveilleuses images. L’une en particulier me fascinait. Un Japonais dans un habit somptueux, étrangement coiffé d’une sorte de bigouden noir, assis en tailleur sur une terrasse en bois, s’inclinait vers une minuscule table sur laquelle étaient posés des instruments d’écriture ou de peinture. Il ressemblait de très loin à Marc et la terrasse à notre bateau dans le chêne.
J’ignorais où peut mener le manque d’un ami et, l’aurais-je su, que peut-être n’aurais-je pas cru en ce personnage en kimono qui surgit, s’installa sur mon lit et avec lequel je me mis à bavarder en l’appelant « monsieur Kurosawa ». Sa présence qui devint une habitude m’éloignait de la villa Ulysse, de l’irascibilité de ma mère, de la dureté de mon père, des absences de mon frère, de l’odeur des lessives, de l’école.
Les vacances d’été venues, j’ai rôdé dans le parc du Manoir aux volets fermés avec mon nouvel ami dont les habits ne cessaient de changer de style et de couleur. Dans le chêne, nous nous sommes juchés à la proue de Par Dieu et par le Roi. De la poupée Micheline-la-Vacharde ne restait qu’un bras potelé en plastique rose que j’ai jeté au loin. Je ne voyais plus que la mer, la mer à perte de vue, et sur laquelle le capitaine Kurosawa dirigeait une jonque fabuleuse dans laquelle j’embarquais pour un périple entre des îles désertes et des atolls luxuriants.
Je n’étais jamais monté sur un vrai bateau.
Sur la plage en face de la villa Ulysse s’alignaient des voiliers. L’un me plaisait particulièrement pour sa voile rouge, son nom Bel-Ami peint sur sa coque et l’allure de son propriétaire, un homme pas du pays, vieux comme l’hiver, long et maigre, à la chevelure blanche et épaisse. J’admirais ses gestes précis, la façon dont il embarquait, un pied à bord, un pied dans l’eau, et le spectacle de cette voile rouge triomphant de l’océan m’électrisait.
Dès que le marin descendait ou remontait son bateau, je courais l’aider. Quand il gréait son embarcation, je furetais autour de lui comme un chien.
Un jour, il me dit :
– Tu veux faire un tour, mon pote ?
Cette question !
Il m’expliqua le safran, la dérive, les écoutes du foc. Au large, il m’ordonna :
– Prends la barre.
« La mer n’est pas un cheval que l’on dompte, détends-toi », fut son premier conseil. Le kornog dont je ne connaissais que le nom de vent soulevait les vagues, gonflait la grand-voile. Capitaine ! Capitaine ! Terre en vue ! Il n’était plus question de cela. J’étais minuscule, un fétu dans la force de l’océan dont le ventre retenait tous les perdus et disparus en mer des tombes de mon village. J’étais concentré, attentif aux directives, plus concentré et attentif que je ne l’avais jamais été en classe, or je claquais des dents, chaque mouvement de houle me retournait le cœur. Par trois fois, le vieux m’a dit : « Tu es gelé et tu as l’air malade, nous allons rentrer. » Par trois fois, je lui ai menti : « Je vais très bien, j’ai toujours l’air comme ça. » Il m’a forcé à enfiler un pull épais, autrefois bleu, effiloché aux poignets. La façon dont il a enroulé les manches, le poids du chandail sur mes épaules sont intacts dans ma mémoire.
Il s’appelait Jacob.
À heure fixe, j’allais sur la plage, suppliant tous les saints du paradis qu’il m’embarque, et ma prière était exaucée. Un jour de pluie, il me prêta la combinaison de mon-petit-fils-qui-est-en-Australie, un autre, il m’offrit des crêpes sur le port.
Il louait une petite maison au centre du village et y passait plusieurs mois par an. Je pris l’habitude de sonner si je voyais de la lumière. S’il était avec des amis, je lui demandais :
– Je te dérange ?
– Toi, tu ne me déranges jamais.
Il me présentait à ses invités, leur parlait de moi et de mes talents de marin avec de tels accents d’admiration et d’amitié que tous m’accueillaient, et quand je les croisais sur le port, ils me saluaient d’un :
– Salut, mon pote !
Sur un meuble de son salon étaient exposées les photos de sa famille.
– Eux, ce sont mes parents le jour de leur mariage, elle, c’est mon épouse Élise avec notre deuxième fille dans les bras, lui, c’est John, mon petit-fils, celui qui vit en Australie, cette grande bringue blonde, c’est ma première fille qui habite en Allemagne. Non, Élise ne vit pas avec moi.
Une bibliothèque était là, imprécise, mouvante, en désordre, pleine d’objets. Une sorte de gnome en céramique de forme pyramidale, un peu vert, un peu brun, boueux, avec deux trous pour les yeux et un vague relief pour la bouche, était surmonté d’un petit drapeau sur lequel était écrit : « Vive Jacob, mon papa ! »
Si j’avais donné une chose pareille à mon père, il l’aurait flanquée à la poubelle.
Douze cadres s’alignaient sur une paroi. Pas des peintures, ni des gravures, mais des broderies éclatantes de couleurs. Je les trouvais jolies mais enfantines, un peu ridicules même avec leurs maisons, leurs champs, leurs petits personnages naïfs.
L’histoire, qui était celle de la mère de Jacob et brodée par elle-même, se lisait de gauche à droite et de haut en bas. Dans le premier tableau, on voyait une maison au toit en chaume. Une vigne courait sur la façade, des petits points mauves indiquaient que les grappes étaient mûres. Il y avait, devant, un couple et quatre enfants. Les deux filles aux cheveux en laine jaune étaient aux côtés de leur mère, les deux garçons à la droite de leur père portaient des chapeaux noirs à large bord découpés dans du feutre. Un chien était couché devant eux, la langue pendante.
– Ils l’ont tué à cause de ses aboiements, commenta Jacob. Dans l’épisode suivant, l’une des sœurs est arrêtée par des soldats, l’autre, ma mère, se dissimule dans le creux d’un arbre. Un militaire la cherche mais il n’ose pas s’approcher de sa cachette à cause de l’essaim d’abeilles. Tu le vois cet essaim ?
Je voyais une grosse masse de nœuds en laine brune.
Dès la troisième broderie, il ne restait qu’un seul personnage, celui de la petite fille aux cheveux en laine blonde, avec des yeux comme des billes et un trait à la place des lèvres. Sur la dernière, elle était sur le ponton d’un paquebot au-dessus duquel volait un cheval ailé et de grosses larmes en fil noir coulaient sur ses joues.
Jacob et moi bavardions comme des pies et j’avais l’illusion que ma vie avait été aussi longue que la sienne tant il accordait de poids et de respect à ce que je lui racontais de mon ami Marc et de monsieur Kurosawa. Lui aussi avait un ami intérieur, un ange décati aux ailes mitées auquel il obéissait parce que, disait-il, « il sait mieux que moi ce que je fais sur terre ».
Nous étions frères de solitude et de songes.
J’ignorais que c’était si rare.

Un matin que, dans sa maison, je lui reprochais de ne pas vouloir aller en mer sous prétexte d’une petite pluie, il me répondit avec douceur :
– Hier, il y a quarante ans exactement, ma mère est morte. Si tu veux bien rester, j’en serais heureux.
– De toute façon, il n’y a pas de vent, bougonnai-je en me calant dans un fauteuil.
Il parla aux broderies dans une langue bizarre qui me fit sombrer dans le sommeil.
– Tu dors, Tristan ?
– J’ai fait un drôle de rêve, Jacob. Mon ami intérieur et ton ange dansaient autour de la petite fille aux cheveux en laine jaune.
Ma déclaration le troubla tant qu’il éternua cinq fois de suite.
– Tu as reçu un message de la grande mémoire, me dit-il en se mouchant et en me désignant le cheval sur la dernière broderie. Ma mère prétendait que la grande mémoire est un cheval ailé qui vous suit mais ne porte pas que soi sur son dos.
La grande mémoire est un cheval ailé qui vous suit mais ne porte pas que soi sur son dos.
Le mystère de ces mots me parut si immense que je les écrivis sous une étagère de mon placard, et plus tard, dans mon Cahier de pensées.

Mes parents ne rencontrèrent jamais Jacob. Pendant les mois d’école, ils ne se préoccupaient pas de mes pérégrinations ou considéraient, souvent à raison, que tout ce que je leur en disais n’étaient que carabistouilles. Pendant les vacances scolaires, ils filaient au centre médical en me confiant à mon frère Gaétan qui, à peine avaient-ils le dos tourné, me fabriquait un sandwich et partait étudier chez un ami.
Pendant les repas, mon père dévidait avec des accents énervés ses consultations médicales comme on assène des mises en garde ou des leçons de morale. À l’entendre, ses patients étaient tous frappés par des maladies méritées. Ma mère renchérissait sur son ton d’infirmière ulcérée par la bêtise des gens, mon frère révisait à table, et moi, s’il me venait la folie de parler, je prenais en plein front, par le biais d’un geste ou d’une remarque aigre, la mesure de ma médiocrité, de mon existence nuisible, et puisqu’à leurs yeux elle l’était, je ne trouvais d’autre solution que de les provoquer.
– Qu’as-tu fait cet après-midi, Tristan ?
– J’ai nettoyé la cage d’un tigre.
– Sors de table.
Dans ma chambre, je retrouvais monsieur Kurosawa et ensemble nous rêvions à la voile rouge. La nuit, quand ça n’allait pas en moi, nous sortions par la fenêtre pour aller revoir le bateau de Jacob.
Enfant, régulièrement, ça n’allait pas en moi. Un cauchemar me réveillait et la crise surgissait. Je ne l’appelais pas crise, bien qu’ayant conscience d’avoir été propulsé dans un chaudron de panique. L’angoisse me tétanisait, me tambourinait le cœur, me martelait le ventre. Alors, je haïssais la villa Ulysse jusqu’à la moindre de ses odeurs et il me fallait de toute urgence m’enfuir.
À dix ans, à force d’entendre mes parents me le répéter, j’avais compris qu’ils me trouvaient bizarre. Mais moi aussi, je les trouvais bizarres, mes parents-jamais-là, réglant leurs comptes sur le mode des portes claquées et des paires de gifles, et, par extension, je trouvais tous les adultes bizarres, sauf Jacob, monsieur Kurosawa et mon frère Gaétan.
Le passé d’un garçon agité n’est pas poétique. Les enfants insomniaques et malheureux ne tirent pas de grandes leçons sur la vie. Pourtant, lorsque avec monsieur Kurosawa lors de nos maraudes nocturnes, j’ai vu les yeux jaunes d’un hibou dans un pin, une femme nue assise sur son seuil caressant un chat, un navire militaire éclairé comme en plein jour ; vu tant et tant de silhouettes immobiles derrière des vitres ; des goélands dormant, des bernard-l’hermite courant à toute vitesse entre des roches, des nuages de plancton réverbérant les étoiles, un couple marchant au bord des vagues en chantant Mais je ne pourrai jamais vivre sans toi, une petite fille en chemise de nuit perchée sur le rebord de sa fenêtre ; vu aussi une nuit de grande marée la plage au plus immense d’elle-même et, sous la lumière d’une lune rousse, mon ami intérieur danser entre les deltas des eaux, j’ai été, avant que d’en chercher l’introuvable signification, atteint par les phéromones de la poésie.
Je n’étais pas comme le Petit Prince un être moral, bon, pardonnant sa cruauté à sa rose, réfléchissant au ridicule d’un roi, capable de dialoguer avec un renard. Je n’avais pas rencontré un aviateur en détresse, et même si je souhaitais souvent qu’un astre m’aspire, je ne venais pas d’un astéroïde, mais d’un ventre qui n’avait pas bien supporté mon passage.
Accouchement difficile, hémorragie interne, trois semaines en soins intensifs, diarrhées post-natales, varices, nuits atroces. Ma mère me déversait cette litanie dans les oreilles.
– Tristan pesait à peine deux kilos et demi. J’étais si fatiguée et malade, et lui, il se réveillait toutes les heures. Et pour le vôtre, ça s’est bien passé, madame Troadec ?
– En rapport, c’est sûr, le mien faisait quatre kilos et deux cents grammes. Allez, tout passe au cœur des femmes.
– Sauf l’ingratitude, madame Troadec.
– Ah, ça ! Mais, avec mes excuses, madame Karadec, votre petit Tristan n’a pas choisi d’être né et on n’est pas ingrat à son âge. Comme disaient nos aïeux, c’est de lui crier dessus et de la battre qui rend la bête mauvaise.
Tout petit, j’ai entendu ce dialogue entre ma mère et madame Troadec, l’épicière du village.
Tout petit, ma mémoire enregistrait des choses.

À la rentrée scolaire de mes neuf ans, monsieur Kurosawa dansait derrière les vitres de la classe.
Mademoiselle Julie, la nouvelle maîtresse, une femme plutôt gentille, convoqua mes parents.
– Elle nous dit que pendant les leçons tu regardes par la fenêtre et que tu ne t’intéresses à rien. Moi à ton âge, j’étais deux classes au-dessus de toi, je faisais quatre kilomètres à pied pour aller à l’école, huit en tout, le soir je rentrais le bétail. Chez nous, il n’y avait pas de chauffage et ça ne m’empêchait pas d’être premier de la classe ! me sermonna mon père.
Tête baissée, je dessinais sur le carrelage des vagues avec mes pieds.
– Tu m’écoutes, Tristan, ou est-ce que tu t’en fous ?
– …
– Je vais t’apprendre à t’en foutre !
Il dénoua sa ceinture et m’en cingla les jambes. Cette douleur, ce galop dans la maison pour lui échapper. Je courais vite. Il pantelait, mon père, en me plaquant au sol.
Les punitions succédaient aux punitions, la villa Ulysse se transformait chaque soir en un champ de bataille où deux camps s’affrontaient, puis il y eut l’épisode de l’église – Étiez-vous là quand ils ont crucifié le Seigneur ? – qui fit de moi un absolu croyant en un être unique : monsieur Kurosawa.
Je ne l’inventais pas : il était là.
Qui était-il ?
Curieux exercice que d’essayer de définir un compagnon intérieur. Il faut trouver le terme juste et ce n’est pas lui qui me le soufflera. Monsieur Kurosawa ne s’intéresse pas à l’en-soi, aux confidences, il se nourrit de grandes failles et de surgissements. Il n’est pas un protecteur qui chercherait à éloigner ou neutraliser les orages qui menacent ou un consolateur.
J’en parle au présent car si la proximité qui fut la nôtre dans mon enfance n’a pas la même intensité, il est comparable à un ami précieux vivant dans un pays lointain et qui parfois me rend visite.
Lorsque j’étais gamin, il ne m’obéissait pas plus que maintenant, n’était pas à ma disposition comme un jouet, ses humeurs ne correspondaient pas aux miennes. Il dansait sur la plage de la manière la plus étrange qui soit, en déployant ses bras à la parallèle de l’océan, en soulevant haut ses jambes maigres et pâles parmi les eaux ruisselantes, les squelettes des poissons, les algues, les déchets. Ses pieds dessinaient d’éphémères paysages dans lesquels je me baladais. Il lui arrivait, dans ses moments tragiques, de taillader ses cheveux et de les jeter dans les vagues.
Il m’est arrivé de faire cela aussi, mais je ne peux me résoudre à le croire mon double, même si, comme moi, il n’aimait pas l’odeur d’eau de Javel, la couleur lavande de mon dessus-de-lit, et que parfois, ça n’allait pas en lui.
Nous n’avons pas du tout le même caractère.
Mon ami intérieur est indissociable de mon chien Sultan. Des mois séparent pourtant leurs arrivées dans ma vie, mais je ne les vois pas l’un sans l’autre, de même que je leur associe Jacob et son voilier, les mules mauves de madame Kurosawa, les marches en planches autour du chêne, le livre de contes, mon porte-crayon, mes séances chez le psychiatre Donnadieu et ma découverte de la pierre-esprit de l’inoubliable.
Tout cela ne fait pas une chronologie, mais un tout d’enfance. »

À propos de l’auteur

Marie Laure de Cazotte

Marie-Laure de Cazotte © Photo Roberto Frankenberg

Historienne de l’art, Marie-Laure de Cazotte signe avec Le gardien de l’inoubliable son cinquième roman après Un temps égaré (Prix du premier roman), À l’ombre des vainqueurs (Prix des Romancières, Grand Prix de l’Académie d’Alsace, Prix Horizon, prix du Roman historique de Blois), Mon nom est Otto Gross et Ceux du fleuve. (Source: Éditions Albin Michel)

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Biche

MESSINE_biche  Logo_premier_roman  68_premieres_fois_2023

Finaliste du Prix littéraire les Inrocks

En deux mots
Gérald et son chien Olaf partent pour une nouvelle partie de chasse. Autour de lui, un groupe de chasseurs et Linda qui mène la battue. Après un premier coup de feu, les animaux sont avertis et cherchent un refuge. Alan, le garde-chasse, aimerait que la traque prenne fin alors que l’orage gronde.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Biche, ô ma biche

Dans ce premier roman, Mona messine imagine une partie de chasse qui va virer à la tragédie. Sous forme de conte écologique, elle explore avec poésie et sensualité les rapports de l’homme à la nature.

La puissance et le pouvoir sont au rendez-vous de cette partie de chasse. Entre les humains et les animaux, le combat est inégal, même s’il n’est pas joué d’avance. La biche et sa petite famille ont appris à se méfier des prédateurs et ont pour avantage de parfaitement connaître les lieux.
Mais c’est aussi ce qui excite Gérald, le roi des chasseurs. Accompagné de son chien Olaf, il aime jouer à ce jeu ancestral, partir sur la piste de la bête et, après l’avoir débusquée, l’abattre et agrandir tout à la fois sa salle des trophées et son prestige. Les autres chasseurs sont pour lui plutôt des gêneurs. Surtout lorsqu’ils leur prend l’envie d’emmener avec eux leur progéniture et leur apprendre les rudiments du métier. C’est aujourd’hui que Basile abattra sa première caille, mais ce tir qui fait la fierté de son père est pour Gérald l’assurance que désormais la faune est aux abois et que sa traque n’en sera que plus difficile.
Mais il peut compter sur Linda. Celle qui mène la battue se verrait bien aussi en proie offerte au maître des chasseurs. Une partie loin d’être gagnée, elle aussi…
Dans ce conte écologique, on croise aussi un jeune garde-chasse qui a conservé du film Bambi un traumatisme qui n’est pas étranger à sa vocation de protéger la faune et la flore. Alan entend faire respecter les règlements aux chasseurs, faute de pouvoir leur interdire de pratiquer leur loisir.
En ce dimanche gris et pluvieux, le scénario imaginé par les prédateurs va connaître quelques ratés. L’orage gronde…
Mona Messine, d’une plume pleine de poésie et de sensualité, a réussi son premier roman qui, en basculant alors dans la tragédie, nous offre une fin surprenante. Elle nous rappelle aussi qu’on ne s’attaque pas impunément à la nature. Elisabeth, la vieille biche et Hakim le petit hérisson peuvent jubiler: de héros de dessin animé, ils viennent de basculer dans la mythologie qui voit les chasseurs tels Orion se transformer en poussière d’étoiles.

Biche
Mona Messine
Éditions Livres Agités
Roman
208 p., 18,90 €
EAN 9782493699008
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une forêt qui n’est précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans la forêt. Une partie de chasse s’organise, menée par Gérald, la gâchette du coin. Devant lui, son chien Olaf piste la trace. Au loin, les traqueurs rabattent le gibier sous les ordres de Linda, un vieil amour qui n’a pas totalement renoncé à lui. Alan le garde-chasse a le cœur en morceaux. Ce soir, il le sait, les biches seront en deuil.
Mais en ce dimanche plus gris que les autres, une tempête approche. La forêt aligne ses bataillons. Les animaux s’organisent. Les cerfs luttent sous l’orage. Et une biche refuse la loi des hommes.
Biche est un conte écologique haletant porté par une plume aussi poétique que tranchante, qui nous plonge au cœur de la forêt, au cœur d’une nature en émoi, et nous rappelle que la terre, en colère, peut gronder sous les pieds des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Inrocks (Léonard Billot)
RTS (Céline O’Clin)
RFI (De vive(s) voix)
La Marseillaise (Jérémy Noé)
Podcast (Parole d’animaux)
Blog Aleslire
Blog Shangols
Blog Sonia boulimique des livres


Mona Messine présente son livre Biche © Production Les livres agités

Les premières pages du livre
« CHAPITRE PREMIER
Le chant des arbres balayait tous les bruits alentour, inutiles. La biche racla du museau le sol pour remuer la terre et dénicher des glands. Sous un tapis de feuilles, elle en trouva quatre, ratatinés sur eux-mêmes, amassant en même temps des brins d’herbe séchée et des aiguilles de pin qui, sans qu’elle s’en aperçoive, resteraient collés sous son menton. Derrière elle, les feuillages prenaient la lumière d’un commencement de soleil, des liserés d’or sur leur pourtour.
La biche repartit vers la harde. C’était l’aurore, plus aucune de ses compagnes ne dormait. Sous ses pas filaient les mulots à l’approche du jour. Lorsqu’elle arriva dans la clairière, les faons qui s’éloignaient pour explorer les abords du terrain revinrent sur leurs traces. Ils aimaient à la suivre car elle devinait toujours le meilleur sentier, celui qui les empêcherait de trébucher. Elle leur montra du museau la bonne route, et la ribambelle d’animaux la suivit.
Elle était plus petite que les autres, mais aussi plus agile. Son intuition surprenait. Du fond de son ventre, elle connaissait la forêt, même les endroits où elle n’était jamais allée. Elle vivait avec son élément. La biche et la forêt : deux pieds de ronces imbriqués l’un dans l’autre, qu’on ne voudrait pas démêler. C’était par instinct qu’elle débusquait sa nourriture, en harmonie avec les saisons. Elle apprenait aux petits la gastronomie des baies, à trier les fruits tombés au sol, tandis qu’autour croissaient ou mouraient les arbustes.
Les faons trottinaient autour d’elle. Le dernier-né du groupe, qui avait vu le jour en retard sans que personne sût pourquoi, se jeta sur elle et tenta de la téter. Elle ne possédait rien pour le nourrir et le repoussa d’un mouvement rapide et sec. La biche était une jeune femelle à la robe cendrée, venue au monde au printemps de l’année d’avant, cible récente de ses premières chaleurs. Un mâle subtil lui aurait vu une démarche altière, mais elle ne pouvait le savoir ; elle bougeait avec la grâce des enfants qui ont confiance et vivent sans réfléchir, sans avoir peur.
Lorsqu’elle avança dans la forêt, aucun lézard ne frémit au son de ses pas, mélodieux et rythmés. S’ils se montraient hésitants, ce n’était que par délicatesse à l’endroit des feuilles mortes. Il y en avait une couche importante ; nous étions aux premières lueurs de l’automne. Elles formaient un manteau qui protégeait le sol comme dans toutes les forêts, édredon dégradé d’orange et nuances de marron, se putréfiant lentement dans la boue et le noir au fur et à mesure de la saison qui se hâtait.
La forêt aux essences européennes produisait principalement des chênes, des châtaigniers et, à sa lisière, de rares épicéas. Fin septembre, des branches se dénudaient et les couleurs se fondaient entre elles. Seul l’œil affûté de la biche en percevait les chatoiements. Elle croqua dans l’akène, balaya d’un revers de pied ceux parasités de vers. Elle mâcha, profita de l’instant pour étirer ses membres les uns après les autres et avala son repas. Elle mordilla l’une de ses camarades par affection et par jeu, se fit cajoler en retour. Le soleil se levait et avec lui une lumière crue, voilée à sa naissance par un dernier semblant de brume qui n’allait pas plus haut que quelques pouces au-dessus de l’horizon. Les rayons transperçaient le tronc des arbres les plus larges, indiquaient la violence de la couleur du ciel ce matin. Un foulard doré se tendit sur la forêt. Le groupe s’apprêtait à s’y enfoncer. Les faons s’étaient rassemblés autour de la biche : elle guiderait la file.
* * *
À l’opposé du massif, le chasseur ferma sa thermos de café à peine entamée, promise à son retour. Il la rangea à l’arrière du coffre de sa voiture sur laquelle s’appuyaient d’autres chasseurs, vêtus de vestes et treillis. Aucun n’avait de raison de penser que ce jour-ci serait différent. Ils cherchaient du gibier, et avec un peu de chance tueraient une belle pièce dont ils pourraient s’enorgueillir. C’était leur loisir, leur identité. Il n’y avait pas de sujet de morale ou de sensibilité. Il n’en était pas question ici.
Ils houspillèrent leur ami : Gérald devait se dépêcher pour qu’ils profitent du lever du jour, de la brume qui déjà s’estompait, de la rosée scintillante qui bientôt s’évaporerait. Gérald jongla avec l’impatience des hommes et des chiens et sa lenteur légendaire. Il n’était pas vif, mais il était précis. Les années précédentes, il était rentré parfois bredouille, manquant de belles occasions. Il n’était pas aisé de chasser à ses côtés ; on se mettait souvent en colère contre lui. Mais lorsqu’il armait son fusil, il ne ratait rien. Il marchait dans la forêt comme en son empire. Les autres chasseurs se levèrent et ajoutèrent à leur équipement les derniers soins. C’étaient une gourde à remplir, un lacet à renouer, un harnais à réajuster. Leurs mains astucieuses réalisaient des gestes ordonnés.
Gérald referma le coffre d’un bruit qu’il souhaita le plus faible possible. Son beagle, habitué au silence, grogna. Une mésange charbonnière s’envola vers l’ouest. Le chien, vif et hargneux, prenait parfois le dessus sur les ordres de son maître. Rien n’était plus dangereux que ces moments pour le groupe, quand l’un d’entre eux, fût-ce un chien, désobéissait.
Le chasseur, muni de son arme et de ses munitions, rejoignit en quelques pas le sentier pour entrer dans la forêt. Les arbres, trois fois hauts comme lui pourtant déjà grand, ombrageaient tout son corps. La température de l’air dans le sous-bois assouplit ses membres. À sa démarche, quelqu’un s’esclaffa : « Moins leste ! Tu vas faire fuir les plus belles biches. » La moquerie revenait souvent. Il n’y prêta pas attention, à peine eut-il une respiration plus longue. Il effrayait certaines proies, mais les plus grandioses des animaux capturés étaient toujours pour lui. C’était l’une de ses fiertés, les têtes empaillées accrochées aux murs de sa salle à manger l’attestaient. Les plus belles prises lui appartenaient, invariablement.
L’année s’avérait chanceuse, mais il n’avait pas encore emporté un gibier vraiment spectaculaire. Il voulait être le premier. C’était pour aujourd’hui, il le sentait. Toutes les conditions étaient réunies. Sur ses talons, le chien Olaf suivait de près. Ensemble, ils attendraient le signal des traqueurs, en place pour rabattre les animaux. À l’abri des arbres, à l’abri des regards. Ils n’avaient qu’une heure ou deux pour se mettre en position pour tirer. Quand le vent n’était pas levé, comme ce matin, le chasseur pouvait percevoir que la battue serait fructueuse. C’était un calcul, plutôt qu’une intuition. Il flairait l’odeur de l’humidité, imaginait les faons le museau sur les mousses. Ceux-ci ne seraient pas à l’affût avant de croiser sa route. Il avait plus de chances si les proies ne se doutaient de rien, c’était juste une histoire de choc. Il craignait le craquement des feuilles mortes sous son poids. Avancer sans bruit serait le premier exploit à accomplir. La condition de réussite. Il comptait sur l’étrange communion des arbres de la forêt pour couvrir sa présence.
Il marchait et mâchait dans le vide de ses grosses molaires usées, langue pâteuse, visage gonflé. Il semblait engoncé dans ses couches de vêtements mais chacune était nécessaire et parfaitement étudiée. Les quatre pattes tendues de son compagnon, sèches, dépouillées, complétaient ce tableau. Le chien et son maître représentaient l’un et l’autre un versant de la chasse. Ils avançaient en regardant droit devant eux, concentrés. Ici, il n’y avait pas encore d’animaux sauvages mais ils démontraient à chaque seconde qu’ils étaient le meilleur équipage. Alors que tout son corps se gargarisait à l’approche des animaux, seul enjeu du jour, Gérald n’avait aucun doute sur sa place parmi les chasseurs. À lui la chair et la gloire, tandis que les autres s’amusaient encore à écraser des champignons avec des bâtons pour en voir sortir la fumée. Ces nigauds manquaient grandement de sérieux, jusqu’à ce que l’un d’eux identifiât sous leurs pas des traces de sabots.
Le chasseur portait un fusil qu’il affectionnait particulièrement. Il l’avait choisi ce matin parmi la collection qu’il gardait dans sa remise, pour qu’il soit adapté aux conditions météorologiques qui s’annonçaient capricieuses. Au fond, c’était celui qu’il préférait, mais il s’interdisait d’emporter la même arme à chaque fois, préférant s’entraîner avec d’autres modèles pour affiner sa pratique, pour la beauté du sport. Les cartouches étaient suspendues à son gilet de chasse. Elles se déployaient contre lui de son torse à sa hanche. Il aimait ça.
Gérald était fils de chasseur, petit-fils de chasseur et, il pouvait parier dessus, père de chasseur, à la façon dont deux de ses fils le dévisageaient, remplis d’admiration, lorsqu’il rentrait en tenant par les oreilles un bon gros lièvre mort. Le troisième détournait souvent les yeux des viandes qu’il rapportait, refusant parfois de les déguster avec le reste de la famille malgré la délicate sauce au vin réalisée par la voisine de palier et les heures de cuisson. Garçon sensible. Les chasseurs préféraient le métal des cartouches à la douceur d’une fourrure, le froid de trente-six grammes de plomb qui les rendaient vivants. Tous leurs sens étaient en éveil. Un dimanche de chasse, c’était enfin leur mise à l’épreuve.
Personne n’avait jamais manqué de munitions, mais Gérald en avait emporté ce matin plus que de mesure. C’était une sécurité, une libération de son esprit pendant l’exercice. Il ne se sentait jamais mieux que surchargé. Il pouvait alors parer à tous les possibles, toutes les éventualités. « Robinson », le surnommaient les autres pour signifier qu’il se débrouillait partout. Le chasseur ne comprenait pas. Robinson Crusoé était frugal et ne possédait rien. Lui, au contraire, pouvait subvenir à tout grâce à son matériel de pointe : porte-gibier, appeaux, couteau à dépecer. Chacun de ces éléments choisis avec soin le remplissait de fierté. Il s’était préparé minutieusement. Un travail de long terme. La technique et les objets au service de son œuvre.
Ce matin lui sembla pareil aux autres : fraîcheur, éveil de la forêt, mise en jambes. Ses pas s’imprimaient pour l’instant sur le chemin de poussière. À l’orée de la forêt, il restait quelques sentiers sans terre mouillée, régulièrement ratissés par les gardes forestiers, sauvegardés des pourritures qui allaient survenir dans l’hiver, protégeant les chevilles des promeneurs même si l’on espérait qu’il n’en viendrait pas tant. Autrefois, Gérald portait des chaussures davantage adaptées à la randonnée. Un jour, il avait dû attendre trois heures sous la pluie qu’un chevreuil qu’il aurait pu tirer, occulté de son champ de vision par le tronc d’un arbre, ne se décide à avancer ou reculer pour qu’il puisse l’atteindre. L’animal avait cessé de trembler en quelques secondes et s’était révélé incroyablement immobile. Seule sa fourrure avait ondulé. Le chasseur était rentré chez lui les pieds amollis et fripés. Il avait conservé un rhume plusieurs jours après l’épisode. Dépecer la carcasse du chevreuil, qu’il avait évidemment fini par abattre, n’avait pas suffi à le consoler et il pesta de longues soirées sur ses poumons imbibés. Il avait senti encore longtemps après le froid dans ses orteils. Il n’avait pas aimé qu’on le prenne au dépourvu et en avait parlé durant des semaines, porté par une étrange dépression. Comme si le chevreuil et la pluie l’avaient défié tout entier. Alors, il avait adopté les bottes et changé plusieurs fois de paires, au rythme de rencontres malencontreuses avec des sardines de campeur ou d’usure insurmontable. L’été, Gérald craignait leur rupture, avec les cuirs et les caoutchoucs malmenés par la sécheresse après des temps plus humides. Lorsque la chasse n’était pas encore ouverte, il effectuait des rondes de repérage pour voir si quelque chose avait modifié l’organisation de la forêt ou le comportement des animaux. Il avait besoin de savoir à quoi s’attendre quand la saison débuterait. De maîtriser l’espace, le connaître par cœur, s’y mouvoir sans penser. Prendre ses marques. Imprégner aussi son existence dans la forêt.
Les bottes laissèrent cette empreinte qu’il se plairait à reconnaître en rentrant ce soir. Il marcha sur le rebord d’un fossé, le chien sur ses talons, et s’arrêta soudain sur une crête, pensif et troublé. Il avait oublié d’aller pisser. Il délaça sa ceinture d’une seule main, en un geste furtif. C’était maintenant qu’il fallait s’y coller ; plus tard, les animaux le sentiraient. Le liquide se parsema en rigoles de part et d’autre du trou, sur la surface d’impact. Une fougère se rétracta, importunée par la présence humaine. Le chasseur surplombait de quelques centimètres le reste de son équipage. Il rit, débordé par le sentiment de puissance de se soulager debout. D’habitude, à cette heure, régnait une odeur d’humus. Les effluves d’urine acidifièrent l’air et lui tordirent la bouche. Il se rhabilla prestement, racla ses chaussures dans la terre comme sur un paillasson et poursuivit sa route. Personne ne commenta.
Le groupe de chasseurs s’arrêta devant le poste forestier. Leurs visages illuminés de plaisir s’alignaient, rosés, étirés, devant la parcelle. Tous saluèrent le garde débarqué là par hasard, la personne « en charge ». Ils n’avaient pas d’affect pour ce jeune type dégingandé qui, selon eux, ne connaissait pas vraiment leur forêt. Le gamin, en âge d’être leur fils, leur souhaita la bienvenue puis énuméra les quotas de chasse. Naïveté ou tolérance, il ne faisait que rappeler les règles mais n’allait jamais plus loin dans l’inspection des besaces. Ni avant ni après. Les chiens, incapables de rester immobiles, paradaient autour de leurs maîtres, pressés d’entrer en scène. Le garde les dénombra, inquiet pour ses propres mollets. Ils glapissaient, le poil brillant, les yeux attentifs. Leurs maîtres voyaient en eux les symboles de leur identité de chasseur.
Le groupe indiqua au garde forestier qu’ils allaient pénétrer la forêt, comme si cela n’était pas évident. Ce n’était pas une démarche obligatoire mais ils y tenaient, à cette façon de montrer patte blanche. Le jeune homme, flanqué de deux oreilles décollées et d’un regard gentil, apprécia l’attention et les remercia d’un mouvement timide de la tête après avoir proféré quelques lieux communs sur le climat de la journée, les températures et le risque de pluie, précisions dont ils n’avaient pas besoin, forts de smartphones et de leurs méthodes. Ils partagèrent leur hâte de retourner sur le terrain, tout en discipline.
Le garde établit avec le dernier chasseur de la troupe les bracelets de chasse qui donnaient à chacun le permis de tuer tant et tel gibier. C’était une discussion de politesse, comme on commente une marée au port ou le goût du café au bureau. Le garde joua avec les lanières de sa bandoulière de cuir pendant toute la conversation. Il n’était pas friand de mondanités. Il avait revêtu des couleurs camouflage tandis que jeans et baskets avaient été observés sur ses prédécesseurs. Comme un jeune stagiaire portant la cravate en talisman, terrifié de paraître négligé, il voulait à tout prix se fondre dans un élément qui n’était pas encore sien. Il s’appelait Alan.
Le dernier chasseur, après avoir flatté son chien, lui demanda de faire moins de bruit lors de sa prochaine ronde. La semaine passée, sa conduite avait fait fuir un jeune cerf sur le point d’être abattu au bord de la forêt, ralentissant la chasse. L’homme s’avoua soucieux du plaisir de chacun des chasseurs et désigna du doigt les membres du groupe un par un pour les lui présenter. L’impatience de déambuler sur le grand terrain de jeu les animait tous. Ils écoutèrent leur porte-parole, chargés de l’espoir de ceux qui partent découvrir un trésor, puis reprirent leur conversation sur la beauté d’une espèce par rapport à une autre. Pendant un instant, Alan se dit qu’on trouvait de mauvaises excuses quand on ratait sa cible. Mais il acquiesça et serra la main du chasseur plaintif.
Après cette rencontre, les épaules des hommes se déployèrent. Le jeune homme les vit pénétrer la forêt, libres de s’être imposés face à lui, les deux pieds plantés dans le sol, les mains dans les poches. Les chasseurs se rangèrent instantanément par deux ou trois, chacun reconnaissant son partenaire préféré. Les pas se firent plus cadencés. Quelle joie pour eux de s’y trouver enfin ! Devant les premiers arbres, les chiens agitèrent leurs queues en pendule.
Alan se dirigea vers son pick-up garé à quelques mètres, dans lequel il s’installa en prenant garde à ne pas se cogner la tête, ce qui lui arrivait souvent. Ce matin, il commencerait sa patrouille dans le sens inverse de son rituel. Simplement pour changer, par plaisir, ce qui l’empêchait, déclarait-il, de tomber dans la routine. Le véhicule projeta quelques cailloux sur les rebords des fossés au démarrage, mais le groupe de chasseurs s’était déjà éloigné et ne fut pas gêné. La voiture secoua des branchages, des buissons, et Alan se sentit coupable de les abîmer. Il lança sa main vers la radio, la suspendit un temps en l’air. Puis il la laissa retomber sur le levier de vitesse. Sa mission à venir était trop sérieuse pour se distraire avec de la musique. Il réécouta seulement les prévisions d’une météo qui s’annonçait pitoyable. Il roula si lentement qu’il aurait pu toucher du bout des doigts chaque branche depuis la fenêtre du véhicule. Les arbres se débattaient. Il était désolé, mais il ne pouvait pas faire autrement que d’avancer.
L’air n’était chargé de rien. C’était un jour d’équinoxe. Dans le ciel, Mercure, haute parmi les constellations, sans qu’on ne pût la voir puisqu’il faisait maintenant à demi-jour, préparait avec délectation d’importants changements.

CHAPITRE II
Le garde forestier essaya de ne pas faire crisser les roues de son véhicule lorsqu’il opéra un demi-tour à la fin de sa ronde. La demande de silence du chasseur le contrariait. Habituellement, le passage du pick-up alertait les animaux qui partaient se cacher plus profond dans la forêt, comme un signal. Faire moins de bruit à l’aube signifiait gâcher une chance de survie pour le gibier. Alan savait que le chasseur lui avait précisément reproché le vacarme de sa voiture. Bien sûr, il ne voulait pas d’ennuis. Entre la vie des animaux et la demande du groupe, il avait officiellement choisi la loi. Après tout, ces chasseurs avaient obtenu le droit d’exercer leur loisir. Mais Alan restait sûr que sa maigre alerte pouvait changer le cours des choses pour quelques biches et faons.
Il lorgna de sa vitre les vastes étendues de campagne le long de la route qu’il connaissait par cœur. Des insectes vivaient là, en dessous des blés. Alan pensa aux drones que finançait l’Allemagne afin de réveiller les faons qui dormaient dans les champs et de les empêcher de se faire broyer par les moissonneuses-batteuses. Ici, lui seul pouvait veiller sur eux ; il soupira, entravé par le devoir humain.
Par précaution, il réalisa sa manœuvre en passant sur une semi-pente recouverte d’herbe séchée par le soleil, altérant l’adhérence des pneus, absorbant le son. Au moment de redresser son volant, il sentit le départ d’un dérapage incontrôlé. Un instant, son cœur bondit et il s’imagina retourné sur le sol. Il réussit sa reprise, évita l’embardée. Soulagé, il abaissa sa vitre de trois centimètres d’une seule pression sur la commande d’ouverture pour faire passer l’air frais. La brise pénétra l’habitacle et anéantit sa peur. Il l’oublierait jusqu’au lendemain.
Il rejoignit le sentier qui le conduisit à la route encerclant la forêt pour terminer sa boucle. Au croisement, il vit au loin un froissement parmi les branchages. Une ombre fugace, suivie d’autres ombres souples et rapides à s’enfuir, danseuses de ballet sur lit de terre bourbon, détala devant la voiture. Des biches, devina le garde, tout un troupeau et leurs faons. Il les avait aperçues presque tous les jours de l’été, mais elles se faisaient plus discrètes depuis la fin du mois d’août, date d’ouverture de la chasse. Elles devinaient la menace. Les cerfs, éloignés du groupe sauf pendant la période des chaleurs, portaient à présent leurs bois. Alan aimait les croiser, fantômes de bronze entre les arbres, mais cela ne durait jamais que quelques secondes. Certains de ses collègues se levaient dans la nuit pour les observer de près, jumelles, couches et surcouches de vêtements en renfort, mais pas lui. Ce qui le fascinait dans la forêt, c’était son mystère, tranquille et intouchable. Il avait conclu il y a longtemps qu’on ne pourrait jamais entièrement la connaître et cette idée lui plaisait car elle lui permettait d’être surpris tous les jours. Il ne ramassait pas les bois de cerf trouvés entre les troncs au printemps. Il imaginait des écosystèmes s’implanter à l’intérieur, des œuvres sculptées émerger du sol, un heureux collectionneur en randonnée s’en émerveiller. Il laissait vivre la nature et renonçait à son pouvoir d’homme.
Il gara la voiture et sortit, roula une cigarette de tabac biologique et la fuma. L’air qu’il expira se mélangea aux derniers filets de brume. Il huma l’odeur d’herbe humide puis écrasa le mégot dans la terre. Il identifia sur le bord du fossé des empreintes de cerf bien enfoncées. Les marques de doigts étaient visibles. Cela signifiait que l’animal était parti d’un bond, apeuré peut-être par une présence humaine. La sienne ? Il en doutait, se sentait trop sur le qui-vive pour ne pas avoir vu de cerf autour de lui, même les jours précédents.
Il ramassa son mégot et le déposa joyeusement dans le cendrier vide-poche. Il s’approcha des bords d’une futaie irrégulière et constata des entailles sur le tronc des arbres, à hauteur d’animal. Les cerfs avaient frotté leurs cors des mois auparavant pour perdre leurs velours. Il caressa le bois abîmé. Les écorces blessées n’étaient pas cicatrisées. Un éclat cuivré scintilla dans leur tranchée. Alan trouva précieuse la fluidité entre l’animal et la nature et se dit comme chaque jour que chaque chose avait sa place, les écureuils dans les arbres et les fleurs dans les clairières. La bruyère qui composait la première ligne de la forêt, inclinée vers l’extérieur pour accueillir les promeneurs, ne le contredit pas.
Alan, comme tous les matins passés dans cette forêt et dans toutes celles qu’il avait arpentées, ne pensait qu’aux biches. Il guettait leur passage et celui des faons entre les arbres. Il était obnubilé par elles depuis qu’il avait vu, petit, le dessin animé Bambi. Il en avait collectionné des figurines dès lors. Il se sentait auprès d’elles l’illustre représentant de toute une génération d’enfants en deuil. Il trouvait fascinantes les espèces dont l’apparence physique des femelles diffère de celle des mâles, souvent plus discrète, moins tapageuse : le canard mandarin au ridicule bonnet de couleur, le paon et son besoin de briller, le dimorphisme du lucane cerf-volant qui l’empêche d’avancer en souplesse.
Pour Alan, les femelles étaient plus intelligentes. Très tôt, il avait su qu’il exercerait un métier au plus près de la nature. Il venait pourtant d’une petite ville de notables où l’on adorait les routes bien goudronnées, les pelouses taillées au cordeau. Son père, policier, avait accepté sa vocation parce qu’il ferait partie de la noble famille des gardiens de la loi. Alan l’avait toujours trouvé brutal, son père, à l’image de la police, brutale.
Alan était un romantique, un lecteur de poésie sur coin d’oreiller, un écorché, passion Robin des Bois, de ceux qui œuvrent dans l’ombre. Il besognait pour libérer des pièges d’innocents bébés renards, pour l’amour des écureuils ; il sauvait comme il le pouvait, en cachette, les faibles et les opprimés. Les biches, surtout. Il soulevait un par un, chaque jour après chaque saison venteuse ou chaque attaque de sanglier, les barbelés ou les piquets qui s’affaissaient sur le sol pour qu’elles ne trébuchent pas.
Il nota l’emplacement où étaient passés les derniers animaux, prêt à rédiger son rapport à destination de l’administration de l’intercommunalité. Vie forestière, spécimens à surveiller, aménagements physiques à prévoir pour garantir la préservation des lieux, il était ici au cœur de son engagement : cisailler la forêt de ses sombres menaces, éviter à ses animaux préférés de se blesser. Vaillant, il faisait face à tous les agriculteurs pour sauver ses trésors à quatre pattes. Mais contre les chasseurs, il ne pouvait pas agir. C’était là son grand désespoir. Et revenait sans cesse au fond de ses cauchemars, dès que retentissait le bruit d’une balle tirée tout au long de l’automne, sa peur profonde d’enfant, la plus pure des tristesses incarnée par la disparition précoce de la mère de Bambi.
Alan ramassa un caillou sur le sol pour sa collection ; il n’en avait jamais vu de cette couleur. La pierre était d’un gris presque noir, légèrement irisé, comme par l’intervention de magie. Alan aimait les cailloux, les chenilles et les papillons. Son grand plaisir, en vacances, c’était d’arpenter le Colorado provençal, arc-en-ciel naturel, et, bonheur absolu, d’observer les nuits de neige. Il en devinait l’arrivée proche en scrutant le ciel déjà brillant. Mais la lumière était traîtresse, il le savait : ce soir, loin du fantasme poétique, du conte de fées, il pleuvrait avec force.
Lorsqu’il se réveillait chaque jour dans son appartement de fonction aux grandes vitres donnant sur les arbres, il était seul, absolument seul dans l’immensité, le bouillonnement de la forêt. Il observait de sa cachette les biches avancer vers lui, curieuses. Puis, dehors, dans la neige ou dans le sable, il traçait souvent la lettre « A », l’initiale de son prénom et de celui de sa mère, en veillant à ne rien abîmer du manteau protecteur des animaux en pleine hibernation. C’était le rythme de la nature qui l’animait, sa beauté. Il avait trouvé une autre manière que celle des chasseurs pour illustrer cette affection. Au lieu d’en épingler les symboles sur les murs, d’empailler des têtes, de collectionner des fourrures, il tentait de sauvegarder le souvenir de l’instant. La joie pouvait venir d’une queue leu leu de marcassins au printemps, du son du brame qui retentissait souvent, ou des restes de nids tombés des branches, qu’il replaçait comme il le pouvait. Contempler la singularité de chaque flocon de neige constituait sa rengaine. Alan, vaine brindille au milieu des grands arbres, sauveur de faisans fous, garde forestier ivre de son métier, rempart des biches contre le monde humain.
Il glissa le caillou dans sa poche et leva les yeux sur le bois qui s’étendait. Depuis la forêt en éveil, il entendit le début d’une ritournelle. Les ramures des arbres se balançaient au gré des courants d’air, les premières feuilles jaunies tombaient. Alan savait que sous ses pieds, des millions de vies s’activaient pour bâtir la forêt. Le sol était perclus de fourmilières et de souterrains, refuge des vers de terre qui ratissaient sous les plantations. À chaque pas, le garde se savait épié par ses amis de la faune et de la flore, milliards d’êtres vivants, Mikados, architectes, passagers, charpente de la forêt. »

À propos de l’auteur

Mona Messine©Stéphane Vernière- MS photographie
Mona Messine ©Stéphane Vernière- MS photographie

Écrivaine engagée, Mona Messine revendique l’égalité en littérature comme dans la vie. Mêlant récit de l’intime et combat féministe, elle publie ses textes en revue. Sensible à la démocratisation de l’écriture et de la lecture, elle a participé¬ aux ateliers d’écriture de l’école Les Mots, qui l’a révélée, et dont elle est aujourd’hui ambassadrice. Depuis, elle accompagne à son tour un public diversifié sur des projets d’écriture, en même temps qu’elle est apporteuse d’affaire pour des éditeurs. Elle imagine en pleine pandémie la revue littéraire Débuts, marrainée par Chloé Delaume, conçue pour promouvoir des auteurs inédits. Biche est son premier roman.

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Hors d’atteinte

COUDERC_hors_datteinte  RL_2023  POL_2023  
Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
En creusant l’histoire de son grand-père Viktor, l’écrivain Paul Breitner va découvrir un pan méconnu du destin de sa famille, entre les horreurs perpétrées par les médecins nazis et le désir de vengeance. En fouillant le passé, il va aussi mettre à jour un amour encore brûlant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas du chasseur de nazis

Dans ce roman bouleversant, Frédéric Couderc mène la chasse à un médecin nazi que la justice n’a pas inquiété. En mêlant son histoire avec celle d’une famille de victimes sur trois générations, il nous offre un témoignage touchant et pose de graves questions, toujours d’actualité.

Une fois n’est pas coutume, je commence cette chronique par le dispositif narratif choisi par l’auteur, car il est pour beaucoup dans la réussite de ce gros roman. Frédéric Couderc a en fait choisi, comme des poupées russes, de nous raconter différents romans dans ce roman. Il commence par se mettre dans la peau d’un écrivain allemand, Paul Breitner, qui cherche l’inspiration pour son nouveau livre. Ce dernier va découvrir, en lui rendant visite dans sa villa du côté de Hambourg, que son grand-père Viktor a disparu. C’est en le recherchant qu’il se rend compte combien le vieil homme lui est inconnu.
De 2018, on bascule alors à l’été 1947, au moment où Viktor retrouve sa ville natale, défigurée par un lit de bombes. On va alors vivre la quête du jeune homme qu’il était à l’époque et traverser avec lui une Allemagne qui se cherche, entre un passé brûlant et un avenir à construire. Ce second roman dans le roman nous conduira jusque dans les années 1960. Mais n’anticipons pas.
Paul va mener une double enquête, d’abord en tant qu’historien, en cherchant dans les coupures de presse de l’époque, en recueillant les témoignages de ceux qui ont survécu. Il va alors découvrir l’existence du sinistre Horst Schumann, qui va se livrer à des expériences médicales et participer activement à l’enlèvement et à la déportation de milliers de personnes vers les camps, quand il n’a pas lui-même assassiné ses cobayes. Vera, la sœur de Viktor, en fera partie. Mais il entend aussi s’appuyer sur les confidences de Viktor, jusque-là très discret sur son passé. Est-ce parce qu’il a quelque chose à se reprocher ?
Au fur et à mesure que l’écrivain avance, l’Histoire – celle avec un grand «H» – avec se confondre avec son histoire familiale.
Viktor, quant à lui, va croiser Nina, revenue de l’enfer, et s’imagine pouvoir vivre avec elle une belle histoire d’amour. Mais la jeune fille va disparaître, le laissant dans un total désarroi. Il tentera bien de l’oublier en se lançant dans une carrière de journaliste, en épousant Leonore, la fille de sa logeuse, en devenant père. Mais son fils Christian ne le verra que très peu, car il n’aspire qu’à retrouver le criminel nazi et à se venger. Une quête qui le mènera à Accra en 1962. C’est au sein de la communauté allemande exilée au Ghana qu’il va toucher au but.
Si ce roman est aussi prenant, c’est qu’il laisse à toutes les étapes la place au doute. Comment se fait-il que les criminels nazis aient pu échapper en si grand nombre à la justice? Pourquoi les juges allemands ont-ils fait preuve d’autant de mansuétude envers les bourreaux? Pourquoi les pays vainqueurs, qui comptaient tant de victimes de ces exactions, n’ont-ils pas poursuivi tous ces monstres? Et pourquoi les archives prennent-elles la poussière au lieu d’être analysées avec rigueur et méticulosité? Autant de questions qui hantent les personnages de cette saga familiale riche en émotions. S’appuyant sur des faits réels – le témoignage de Génia, l’une des rescapées du Dr. Schumann vous touchera au cœur – ce roman est, avec Le Bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, une nouvelle pierre à porter à ce devoir de mémoire. Pour que jamais on n’oublie.

Hors d’atteinte
Frédéric Couderc
Éditions Grasset
Roman
512 p., 23 €
EAN 9782365696685
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, à Hambourg et dans les environs, mais aussi dans les camps de la mort, notamment d’Auschwitz et Birkenau. On y évoque aussi des voyages en Afrique, à Accra au Ghana et Lomé au Togo, à New York ainsi qu’un exil en Israël.

Quand?
L’action se déroule des années 1940 à 2019.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un roman haletant mêlant enquête intimiste et historique, d’où surgit de l’oubli Horst Schumann, un criminel nazi longtemps traqué mais jamais condamné.
Hambourg, été 1947. Le jeune Viktor Breitner arpente sa ville dévastée. Un jour, il croise Nina, une rescapée des camps dont il tombe éperdument amoureux. Elle disparaît, son absence va le hanter pour toujours, autant que le fantôme de sa sœur Vera, morte au début de la guerre.
Soixante-dix ans plus tard, Viktor s’évanouit à son tour. En se lançant à sa recherche, son petit-fils Paul découvre avec effroi que celui-ci est mystérieusement lié à un doktor SS d’Auschwitz semblable à Mengele : Horst Schumann. Paul est un écrivain à succès, l’histoire de son grand-père, c’est le genre de pépite dont rêvent les romanciers. Mais il redoute par-dessus tout la banalisation de la Shoah, et sa soif de vérité le mènera jusqu’aux plaines d’Afrique, dans une quête familiale aussi lourde que complexe.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lisez.com (entretien avec l’auteur)
Blog Domi C lire
Blog Black libelle
Blog Baz’Art
Blog T Livres T Arts
+ Portrait de Frédéric Couderc
Blog Valmyvoyou lit
Blog Christlbouquine

Frédéric Couderc présente «Hors d’atteinte» © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Avant-propos de l’auteur
Ce roman existe d’après l’histoire vraie d’un commandant SS qui castrait les hommes et stérilisait les femmes à Auschwitz-Birkenau. Ce médecin s’appelait Horst Schumann.
Désigné dès 1946 comme criminel de guerre à Nuremberg, traqué par le Mossad, il est passé entre les mailles de la justice toute sa vie, s’inventant une nouvelle vie en Afrique. Lancé sur sa piste, j’ai très vite découvert que je ne pouvais m’appuyer sur aucune confession, sur aucune interview, et encore moins sur des Mémoires. Ce gros gibier, tapi dans la brousse, avait échappé aux historiens, journalistes, écrivains…
J’ai ainsi rédigé Hors d’atteinte avec les règles du jeu que s’imposent souvent les romanciers : coller le plus possible à la réalité, confronter les témoins, les archives, tout en inventant des scènes et des personnages. J’espère que tout le monde comprendra que ceci est une fiction. Les choses ont pu se dérouler ainsi, ou (un peu) autrement. F. C., septembre 2022

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L’odeur de la nuit est celle de la brousse, piquante d’herbe mouillée et de fleurs d’acacia. Les ombres occupent toute la place, la voûte étoilée ne suffit pas pour y voir clairement, ni la lune, ni les lucioles. Des ténèbres qui font bien l’affaire du Sturmbannführer (commandant) SS Horst Schumann en fuite depuis seize ans. Sur les crimes de guerre dont il s’est rendu coupable, il n’y a aucune ambiguïté, aucune discussion, toutes les preuves sont entre les mains de la justice allemande. Sa fiche d’évadé précise qu’on le recherche pour meurtres de masse. Sa photo le présente en costume d’officier SS avec un visage féroce, l’air d’un bouledogue, mais un bouledogue avec de gros sourcils, un nez tranchant, une bouche mal dessinée et une raie crayonnée sur le flanc gauche. Il a sévi à Auschwitz-Birkenau, c’est le diable en personne, il faut le traquer, quitte à retourner chaque pierre.
On est en 1961, un an après la capture d’Eichmann. À travers le monde, ils ne sont pas si nombreux les fugitifs SS qui errent de planque en planque. Sur la liste établie par le Mossad, Schumann voisine avec les bouchers responsables des massacres de Lublin, Riga ou Vilnius. Schumann est du même bois que le chef de la Gestapo, que le bras droit de Hitler, que l’inventeur des camions à gaz. Ces hommes s’appellent Alois Brunner, Martin Bormann, Heinrich Müller, Walter Rauff, Klaus Barbie, Franz Murer, Ernst Lerch, Herberts Cukurs ou Josef Mengele. Horst Schumann n’a pas vraiment de surnom comme « l’ange de la mort ». Mais il a cette originalité, c’est un broussard : il a choisi la savane africaine plutôt que la pampa d’Amérique latine.
La lueur d’une lampe-tempête suffit pour apercevoir les contours du camp. Schumann écoute les petites bêtes sauvages et les grosses qui chantent, frémissent, se tuent et s’unissent jusqu’au bivouac encadré de massifs épineux. Schumann est là pour chasser, seul au monde, sans boy ni porteur de fusil. Son équipement tient dans un large sac à dos : une chemise élimée, un short, une couverture, un roman recommandé par Goebbels, la tente, et le ravitaillement. Il entend laisser s’écouler deux jours avant de rentrer au bercail. Accra n’est pas fréquentable en ce moment. Il a quitté la ville le matin même aux commandes d’un biplan jaune et noir, un modèle Gipsy Moth. C’est un bon pilote, il a survolé des espaces illimités – rivières, immenses horizons de grands arbres –, et, entre les nuages, sous les jeux de lumière, il a vu la masse rocheuse des éléphants. Il s’est rapproché en piqué, tel un as des combats aériens, et alors sont aussi apparues des girafes, la tête ondoyante, gracieuses comme des anémones, les jambes pareilles à des hautes tiges. L’appareil est posé sur une piste à quelques heures de marche. En fin de journée, il a choisi cette clairière pour dormir. Il s’y sent à présent optimiste. Il maudit parfois sa vie de fuyard et de vaincu, il n’en revient pas de devoir se contenter de l’Afrique – pour les autres, Buenos Aires semble plus plaisante, quand même –, mais dans des moments comme celui-ci, gagné par le calme de cette nature, libéré de tous ses poids, il n’échangerait sa place pour rien au monde. Tant mieux s’il termine ses jours en Afrique. À cinquante-cinq ans, c’est un nouveau départ. L’Allemagne n’a plus d’importance.
Schumann s’apprête à lire. Il chasse les nuées humides qui se dissipent en gouttelettes sur la couverture du roman, quand jaillit une présence. Devant lui (à quoi, cinq mètres ?), un léopard le ramène des milliers d’années en arrière, à ce cadeau offert au chasseur, l’instinct primaire de survie qui stimule, même repu. Saisir son fusil a toujours été un réflexe naturel chez lui. Surgi des fourrés, le félin pourrait bondir, mais il hésite, et finit par allonger ses longs muscles palpitants. Schumann mesure sa chance : il est exact que les léopards sont de dangereux animaux, nombre d’entre eux se sont taillé une réputation de mangeurs d’hommes, mais, à sa façon, lui aussi est un mangeur d’hommes, sa cruauté égale les pires profanateurs de l’histoire, il a conduit à la mort des milliers de Juifs dit sa fiche du Mossad, alors ses yeux percent les ténèbres et il vise lentement pour tuer le premier (comme il aime ce spectacle de lui-même). Bang ! Revoilà la virilité du junker, le sang-froid typiquement prussien, un coup de feu a suffi. Suivi du cri effrayé des singes.
On dirait le fracas de grands cuivres wagnériens, l’écho se propage au loin, mais bien sûr impossible que ces sonorités retentissent aux oreilles d’Elizabeth II. Car au moment où Schumann se lève pour ramasser sa proie, avance à pas ralentis, évite une termitière, eh bien, au bal donné en son honneur à Accra, sa Royale Majesté exécute les figures d’un fox-trot. C’est pour ça que le chasseur a préféré la compagnie des hautes herbes. C’est pour ça que le SS se mêle une fois de plus aux chacals, hyènes et vautours. Schumann a consacré tellement de temps ces seize dernières années à se cacher, s’enfuir, user de mille précautions, que ce serait stupide d’être reconnu. Certes, il est le protégé du puissant dirigeant Nkrumah, cet homme qui s’affuble d’un nom réservé au Christ, le « Rédempteur » ou le « Messie » – les Blancs varient pour traduire Osagyefo de la langue kwa –, un homme, donc, qui lui a même offert la citoyenneté du pays. Après un séjour au Soudan, Schumann vit au Ghana depuis deux ans avec femme et enfants. Nkrumah le protège au point de rendre impossible son extradition. Mais les vengeurs du Mossad ?
Accra n’est pour Elizabeth qu’humidité et chaleur. C’est pour elle un immense dépotoir submergé par les insectes, une vague cité aux bâtiments inachevés, avec des cases en tôle ondulée survolées par des oiseaux blancs et maigres. Cependant, ce soir, elle trouve son cavalier rayonnant. Nkrumah est un bel homme, fier de conduire d’une main de fer la première colonie d’Afrique indépendante. À son bras, sa Royale Majesté est auréolée d’une clarté vibrante. Ni le diadème de diamants hérité de Queen Mary ni le petit sac figé au pli du coude ne sursautent de façon inconvenante. Et voilà qu’on tire un feu d’artifice ! L’éclat des pétards est prodigieux, les fusées se déversent dans tous les coins du ciel. C’est un tel tonnerre d’explosions qu’on pourrait croire que la nuit leur tombe sur la tête. Après une certaine hésitation, la reine reconnaît son visage et celui de son hôte dans les spirales colorées.
Ce fox-trot est un moment unique en son genre. Sa Majesté danse à chaque voyage, mais, pour la première fois, la blancheur de son teint se manifeste au bras d’un Noir. « Le meilleur monarque socialiste du monde » persiflent les chancelleries occidentales. Un Noir, absolument noir, si NOIR que tout Buckingham s’étrangle face à cette version de High Life, jusqu’à Churchill, mais la dimension raciale n’entre pas en compte chez lui, il est au-dessus du lot. Bien avant le déplacement, le Vieux Lion s’est fendu d’une lettre au Premier ministre Harold Macmillan pour le mettre en garde :
« Ce voyage donne l’impression que nous cautionnons un régime qui se montre de plus en plus autoritaire et qui emprisonne sans procès des centaines d’opposants. »
La reine a passé outre.
Sans se douter le moins du monde que ce bras que lui tend si bien Nkrumah, le Rédempteur l’offre aussi à un SS couvert de sang.

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Hambourg, été 2018
Lorsque j’entreprends l’écriture d’une histoire, il me faut, pour user d’une image facile, un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Nombre de romanciers insistent sur ces moments de perfection qui précèdent l’irruption des grands désordres. Bien entendu, il y a toutes sortes de façons de commencer un texte, chacun rédige de la façon qui lui convient, mais on en revient toujours à l’élément perturbateur et, pour ma part, le plus grand des chambardements intimes s’est annoncé par surprise, précisément par un temps magnifique. Pour une fois sans que cela vienne d’une invention, mais surgissant dans la vraie vie de Paul Breitner, si je peux ainsi parler de moi à la troisième personne. J’ajoute que le cadre idyllique a aussi joué son rôle : les jardins escarpés de Blankenese, ses vues parfaites sur l’Elbe, ses villas édifiées dans l’entre-deux-guerres par les armateurs les plus puissants de Hambourg.
Il y a une grande part de vérité au surnom de cette banlieue chic : « la colline des millionnaires ». Blankenese est en tout point un territoire opposé au mien, le kiez1 de Sankt Pauli, jadis zone louche des marins, des Beatles, des punks et des squats. Je n’y mettrais pas les pieds si Viktor, mon grand-père, n’avait eu la chance d’acheter ici. Il vit entouré de maisons luxueuses, dans un ancien logis de pêcheur. Alors, forcément, mon regard est biaisé. J’ai emprunté des centaines de fois la piste cyclable du Strandweg pour venir chez lui. Chaque fois, j’ai l’impression de traverser une frontière. J’avoue que la balade me stimule. Couvrir la distance à vélo me permet de tirer des fils et développer mes personnages. Probablement fais-je l’un des plus beaux métiers du monde. Je peux l’exercer aussi bien à mon bureau qu’en pédalant tranquillement. Mais si je me souviens bien de ce jour, je ne crois pas que mon périple donne lieu à un quelconque tour de magie professionnel. Comme d’habitude, je relâche surtout mes nerfs. Tout mon corps se réjouit, des articulations aux poumons. Le murmure des arrosages accompagne mon entrée dans la zone friquée. Et maintenant que j’y songe, la brise qui remonte du fleuve sent le pin et les cyprès toscans. Un parfum de terre lointaine flotte dans les environs. Il fait incroyablement chaud. L’été chavire plein sud et nous déroute. Un présage ? L’Afrique, déjà ?

Pour une raison que je ne pourrais expliquer, je déteste le toit de chaume et la façade à colombages de la maison de Viktor. Je n’aime pas non plus l’odeur qui s’en dégage sitôt le seuil franchi. Instantanément, le chèvrefeuille du jardin cède la place à l’aigre du renfermé, à la poussière sur les meubles et les tapis. C’est mieux à l’étage, où domine l’haleine du bois, l’épicéa qui règne du plafond au parquet. Les visites se suivent et se ressemblent : prise dans son ensemble, la tanière de Viktor est sinistre, à se flinguer même. Elle reflète son indifférence aux autres, sa façon de mettre les gens mal à l’aise. Et pourtant je me sens bien ici. Cette maison me rassure, j’y ai vu défiler les années et, malgré tous ces objets affreux, trop proches pour être mis à distance, malgré le papier peint à fleurs qui fête son demi-siècle, je trouve l’endroit assez beau.
— Opa2 !
Le vieux ne répond pas.
Les premiers instants, ce silence ne fait que m’étonner. Je sais pourtant que Viktor ne manquerait pour rien au monde le rituel du samedi, ce jour de la semaine où nous nous retrouvons autour d’une plie poêlée avec du bacon et des crevettes, cette bonne vieille finkenwerder Scholle à chair fine et savoureuse de la Nordsee, la mer du Nord voisine. Alors j’insiste et tambourine. Toujours aucune réaction. C’est bizarre, j’appelle son numéro depuis mon smartphone, mais tombe sur le répondeur. Le double des clés se trouve chez moi à Sankt Pauli. En y pensant, une légère appréhension voit le jour, elle monte même d’un cran assez vite. C’est inquiétant : à quatre-vingt-douze ans, Viktor a pu s’effondrer chez lui. Je ne lui ai pas parlé depuis hier. S’est-il même réveillé ?
À l’arrière, il y a une grande fenêtre pour profiter des vues sur l’Elbe. Le fleuve atteint à Blankenese sa plus grande largeur (huit cents mètres d’une berge à l’autre), on pourrait être dans un estuaire, la masse d’eau est toujours un spectacle. Je contourne la maison en criant plus fort. Pas de réponse. Face à l’ouverture, pour ainsi dire une baie vitrée, je décide enfin d’agir. À mes pieds, un carreau de ciment tombe du ciel. Nul état d’âme : je brise la vitre au plus près des moulures, me débarrasse des parties coupantes d’abord avec le coude, puis avec le pied. Je fais un boucan de tous les diables tout en me reprochant mon agitation. Viktor est peut-être en course, chez des voisins. Devant les dégâts, il fera une de ces têtes. Mais j’écarte rapidement cette pensée : c’est un ancien, réglé comme une pendule, il ne se serait jamais absenté à midi.
— Opa, opa…
C’est sans doute en pénétrant dans la maison, alors que le verre crisse sous mes pieds, que je commence à paniquer. Le salon est très simple, pourvu d’une table basse, d’une banquette, d’une télé. La pièce jouxte la cuisine, rudimentaire elle aussi avec son plan de travail, son évier, ses placards et ses appareils électroménagers hors d’âge. En un instant, jaillissent devant moi les indices d’une soirée manquée : verre de vin sur la table, plat du marin hambourgeois en préparation, une portion de corned-beef avec son lot de pommes de terre et d’oignons. Rien non plus concernant les courses du matin, encore un signe inquiétant. Alors je file à l’étage : lit défait pour le coucher, pyjama sorti. Ma conviction est faite : Viktor a disparu depuis hier soir au moins, au minimum une quinzaine d’heures. Une sombre intuition s’immisce en moi. J’écarte spontanément le suicide (Viktor se serait expliqué d’une lettre bien visible), balaie bien entendu le coup de foudre amoureux (ce serait un exploit pour un homme né en 1926), et imagine donc mon grand-père volatilisé dans la nuit, à errer quelque part, ou pire, son portefeuille en poche, victime d’une agression et laissé sur le carreau. On ne peut pas non plus écarter une amnésie passagère à son âge, une soudaine crise de démence, mais alors sans aucun signe précurseur, car nous nous sommes parlé la veille, son esprit de vieillard fonctionnait à merveille, comme d’habitude.
J’ai une idée avant d’appeler la police. Il ne sert pas à grand-chose d’interroger le voisinage, c’est chacun chez soi à Blankenese, il est certain que personne n’aurait observé les va-et-vient de Viktor. Mais le Turc du Tabakladen, lui, pourrait donner des nouvelles. Il y a un jeu de clés à la patère ; par la porte cette fois-ci, je retrouve la rue. Le soleil chauffe mon crâne, des gouttes de sueur sur mon front témoignent d’une température caniculaire, il y a toujours cette crainte d’une déshydratation pour les petits vieux. Sans boire, Viktor va tomber raide si je ne le retrouve pas bientôt.
Dans sa boutique, le commerçant confirme un passage en soirée pour acheter des cigarettes. Je sens que je relève légèrement la lèvre supérieure, comme à chaque fois que je suis contrarié. Le lit préparé pour le coucher, le repas prêt, j’en déduis que Viktor n’est pas rentré chez lui après sa course. Un point de côté se forme sur mon flanc alors que je retourne en courant à la maison. Là, je mets mon nez un peu partout : papiers, affaires personnelles… Les dossiers sont rangés, classés, rien de perturbant, comme si le nonagénaire avait pris congé sans drame, sans séisme. Finalement, je compose le 110. Après le court intermède d’un disque m’informant que toutes les lignes de police sont occupées, l’opératrice m’écoute débiter mon histoire. Elle juge que la situation est sérieuse et décide « d’envoyer quelqu’un ».

L’inspecteur Jörg Bong apparaît après une demi-heure d’attente. Je l’ai jaugé sortant de sa voiture de patrouille. Pas d’uniforme, mais un jean, une chemise blanche et une cravate en cuir. C’est un civil de la Landeskriminalamt (police criminelle de l’État de Hambourg). Vu l’Audi, c’est à croire qu’on ne plaisante pas avec les citoyens de Blankenese, ou peut-être aussi qu’on est samedi, et que cet homme se morfond dans son bureau. Quoi qu’il en soit, il se présente une auréole sous chaque aisselle puis, semblable au papillon de nuit attiré par la lampe, il se poste directement à la fenêtre brisée du salon.
Il prend son temps avant de faire son métier. Plutôt que d’estimer les dégâts, ses yeux pantois s’attardent sur les demeures incroyables des environs, les escaliers sinueux de Treppenviertel, et puis le fleuve auquel on revient toujours à Blankenese, le trafic des cargos qui se bousculent de poupe en proue, les voiliers huppés, la plage de Falkensteiner ensevelie sous les arbres et, presque en face, l’île de la Neßsand Nature Reserve, étirée à marée basse, dévoilant ses épaves. Machinalement, je pars dans la cuisine servir deux Astra glacées. À mon retour, des relents de transpiration soulignent déjà sa présence.
— Je ne comprends pas pourquoi les gens partent à Majorque, fait-il en inspirant profondément. Moi, je ne quitte jamais le coin. Bon sang, regardez les rives de l’Elbe ! Sous le soleil, avec tous ces clients sur les terrasses des tavernes de bateliers, vous ne trouvez pas que ça ressemble au Bosphore ?
Je le regarde d’un air incrédule. Angoissé, je suis tout proche de l’irrespect :
— Toutes ses oies sont des cygnes.
— Pardon ?
— Oh, c’est une vieille expression anglaise. Valable pour quelqu’un qui exagère ses mérites. Cette tendance à survendre, si vous préférez. Les oies et les cygnes sont très différents…
— Je vois… Vous êtes comme ces agitateurs, réplique l’inspecteur dans un sourire crispé. Vous n’aimez pas la police, et pourtant vous avez besoin d’elle.
Contemplant un instant les petites dents grises de mon interlocuteur, je me ravise. Pourquoi ce ton supérieur ?
— Non, pas du tout, pardon, je suis tendu, ça m’est venu comme ça. Je n’ai jamais pensé au Bosphore en contemplant l’Elbe, ni au fleuve Amazone, mais bon, pourquoi pas ? L’important, c’est mon grand-père. Ça ne lui ressemble pas de se volatiliser sans donner de nouvelles.
— D’accord. Viktor Breitner, c’est bien ça ? Quatre-vingt-douze ans ? Vous me confirmez être son petit-fils ? Herr Paul Breitner, c’est ça ?
— Absolument. C’est très inquiétant. Les patrouilles sont au courant, n’est-ce pas ? Elles possèdent son signalement ?
— Ça ne marche pas ainsi. Les cas de disparition sont laissés à l’appréciation de l’enquêteur, c’est un peu aléatoire. Là, c’est trop tôt pour s’affoler.
— Mais vous ne trouvez pas ça alarmant ? Je crains une agression. Soyez franc, quelles sont ses chances de survie ? Il a quitté son domicile il y a vingt heures environ.
— Je comprends, et sans doute m’inquiéterais-je à votre place, mais l’administration a ses règles, elle a pour mission d’agir avec rigueur. Votre grand-père, si je suis ce que dit ma collègue, n’est pas en situation de handicap, ni malade, ni dépressif. Chaque année des milliers de personnes s’évanouissent dans la nature en Allemagne. Dans 99 % des cas, l’affaire se résout très rapidement. Le ou la disparu(e) retrouve tout penaud le chemin de la maison. Ne vous affolez pas. J’ai vérifié les registres centralisés des commissariats et hôpitaux : ils ne donnent rien. Notre mission, c’est de foutre la paix à Viktor Breitner encore quelques jours. Théoriquement, c’est son droit le plus absolu de ne pas donner de nouvelles. Je ne peux, a priori, exclure une fugue… Vous avez parlé à son médecin ?
Je hausse les épaules malgré moi et jette un coup d’œil automatique à un portrait de famille pris, tiens, lors de vacances à Majorque. Les eaux limpides de Caló del Moro se profilent en toile de fond. Il y a là ma frimousse d’enfant, ma mère un peu fêlée (qui maintenant vit dans les environs, sans jamais d’ailleurs prononcer le nom de Majorque, lui préférant le doux nom d’« île magique »), et mon père, cinq étés avant sa mort tragique. Je surmonte depuis longtemps les visions ou pensées qui rappellent ce deuil, alors j’enchaîne sans la moindre hésitation.
— Non, il n’était même pas suivi par un médecin. Viktor est en pleine forme pour son âge. On est loin d’une personne dite vulnérable. C’est très déroutant, cette disparition. Je sais que ça doit avoir peu de valeur pour vous, mais j’ai vraiment un mauvais pressentiment. On peut au moins lancer un appel à témoin ?
— Je suis désolé, mais en l’espèce, il faut attendre. Et ne voyez pas tout en noir. Vos romans sont plutôt optimistes, non ?
Je ne parviens pas à réprimer un léger sourire. Malgré la situation, la remarque de Bong me satisfait. Il m’a reconnu. C’est absolument lamentable, songe-je aussitôt, mais j’espère que le flic va ainsi prendre son temps. Je ne suis pas une célébrité, vraiment pas, pourtant il arrive que mes quelques succès modifient ma relation à autrui. Il n’y a pas que les flatteries, il y a ces privilèges aussi idiots qu’un traitement prioritaire à une agence de location de voitures ou au comptoir d’un aéroport. Au restaurant, des inconnus me sourient, soucieux de bien faire. J’inspire confiance, mais je ne me considère en aucun cas comme différent des autres. À part savoir trousser plus ou moins bien une intrigue, je ne me vois pas trop de qualités. Pour être franc, mon originalité s’accommode plutôt d’un certain mimétisme avec les habitants de Hambourg. Enfin, peut-être que face à un citoyen lambda, Bong aurait pris quelques notes un peu dédaigneusement et tourné les talons en promettant d’inscrire Viktor au fichier des personnes disparues. D’où ce sourire un peu niais… Je lui fais face et tâche de rattraper ma sortie initiale en m’exprimant gentiment.
— Au fond, on fait un peu le même boulot tous les deux… Je suis souvent frappé par cette idée que le réel l’emporte sur la fiction. Les scénarios les plus improbables naissent de la vie de tous les jours, c’est assez logique, d’ailleurs…
Je ne crois pas si bien dire. J’ai la sensation que, quelque part, la disparition sans raison apparente de Viktor se présente comme dans un livre. Mais il est encore trop tôt pour m’en rendre vraiment compte. Bong semble ragaillardi par ma complicité. Entre acolytes…
— Il y a un endroit où votre grand-père aurait pu se rendre, j’y pensais en arrivant. Le Römischer Garten est à deux pas d’ici. Il a peut-être assisté à une représentation en plein air hier soir ?
Une mauvaise rencontre là-bas, entre les haies bien taillées, l’amphithéâtre romain, les murets et les escaliers de pierre sculptée ? Je vérifie mécaniquement sur mon smartphone le programme estival. Sans y croire, car Viktor ne sort pratiquement jamais, un récital classique à la rigueur, et je ne trouve aucun événement musical.
— Dommage, commente Bong déçu. Vous avez indiqué à la standardiste que vous êtes le seul parent.
— Oui. Les autres sont décédés.
— Alors vous allez me signer ça. Et on fait le point demain, d’accord ?
Le document porte le doux nom de « Requête aux fins de constatation de présomption d’absence ». J’inscris ma qualité de petit-fils, mon identité complète, celle de la « personne présumée absente ». J’expose les motifs de ma demande et tranche la question « d’estimer la personne la plus compétente pour administrer les biens de l’absent » : moi. Le papier rangé dans une poche, l’inspecteur se dirige vers la porte d’entrée et disparaît à la Colombo, en me saluant d’un geste de la main.
De retour dans la cuisine pour débarrasser les bières, je contemple Bong à nouveau par la fenêtre. Il hésite devant l’Audi. Il a l’air à bout, proche de la retraite et prodigieusement malmené par les années. Ses joues sont couperosées, son corps paie cash le prix de sandwichs et d’enquêtes obsédantes. Dois-je me reposer sur le visage tourmenté de cet homme ? Je l’examine encore et finis par m’étonner de son surplace. Plutôt que de déguerpir, il observe une villa haut de gamme couverte de glycine. Il se gratte le menton, s’interroge, puis fait quelques pas en direction d’une grille qui laisse entrevoir un jardin à la française. Il reste là cinq bonnes minutes, scrute un point invisible, sort un carnet pour prendre des notes et finit par retrouver sa bagnole.

Le gosier toujours aussi sec, j’ouvre le frigo, me sert une nouvelle Astra tout en scrutant le rez-de-chaussée méticuleusement. Rien d’autre qu’un repas en attente. À mon tour, je me poste au salon pour réfléchir, l’Elbe et sa gamme chromatique sous les yeux. D’ordinaire, le va-et-vient des vagues m’apaise, le courant du fleuve m’aide comme tout un chacun à Hambourg, cette ville née par l’eau, pour l’eau. Mais nul effet réparateur aujourd’hui. Je ressasse tous ces films et romans qui affirment que les vingt-quatre premières heures sont les plus importantes pour un crime ou une disparition. Et comme un imbécile je reste les bras croisés ! Les gros lecteurs savent bien que la première chose à faire dans le cas d’une absence inexpliquée consiste à vérifier les débits sur la carte bancaire. Puisque le flic temporise, c’est à moi d’appeler l’agence de mon grand-père et, pourquoi pas, d’enchaîner avec les listes de passagers à l’aéroport Helmut-Schmidt, puis de nouveaux les hôpitaux, les cliniques, les dispensaires, les divers centres des secours. Enfin… pas sûr.
Car si l’absence de Viktor me déroute, et c’est bien le premier mot qui me vient à l’esprit pour nommer mon incompréhension, quelque chose en moi, quand même, se refuse à un scénario sombre. Je viens d’écrire que la disparition de mon grand-père, inconsciemment, est déjà pour moi du domaine romanesque, mais sa vie est aussi lisse que la patinoire du centre-ville. Si je mets de côté l’agression, comment imaginer un départ précipité de Hambourg ? Pour quelle raison ? Je crois ne pas manquer d’imagination comme écrivain, la mise en place automatique de trames et d’embrouilles les plus invraisemblables pourrit même ma vie intime, mais là, stop, Viktor ne peut être très loin. Je dois établir un périmètre d’un ou deux kilomètres, pas davantage, aucune raison qu’il se soit éloigné.
Si je me persuade que je vais retrouver mon grand-père par moi-même, que je vais le ramener à la maison avant la tombée du jour, c’est qu’au fond je n’admets pas sa disparition. Viktor ne peut me prendre au dépourvu. Je lui fais confiance depuis toujours. Je ne doute pas un instant de sa loyauté, nous avons noué ensemble un pacte de sécurité. J’étais adolescent quand Christian, mon père, son fils, s’est tué à moto. À ce moment où j’avais le plus besoin d’aide, il était présent à chaque instant, indispensable. Les choses s’inversent à présent. Même s’il apparaît en toutes circonstances solide comme un roc, je suis son unique descendant, et me tiens toujours prêt à parer à la moindre faiblesse. Alors je dois agir, céder au sentiment d’urgence. Une idée me traverse la tête. Je n’ai qu’un numéro à composer pour que la cavalerie rapplique. Je m’éclaircis la gorge et appelle Irene, cheffe du kop3 le plus gentil de la planète. Elle décroche à la première sonnerie.
— Moin Moin4, beau gosse !
— Moin, Irene. Écoute, je suis chez mon grand-père. Il a disparu. Un flic est venu, c’est trop tôt pour s’inquiéter d’après lui, mais il y a quelque chose que je ne sens pas. J’ai besoin de monde pour partir à sa recherche, le plus de monde possible.
— Scheiße ! Tu es sûr de toi ? Je veux dire, avec ton imagination, peut-être, tout simplement, qu’il est…
Ma voix monte d’un ton.
— Non, j’ai tout vérifié. Vous pouvez arriver dans combien de temps ?
— Tu me rappelles l’adresse ? Tu as de la chance, la bande est là, on attend le match. Donne-nous une demi-heure.

1. Quartier.
2. Grand-père.
3. Tribunes les plus animées des stades, situées généralement derrière les buts.
4. Version contractée de Guten Morgen utilisée par les habitants de Hambourg pour se saluer.

2
On ne peut pas reprocher aux ultras du Fußball-Club St. Pauli d’abuser des tatouages et des piercings, d’exagérer les tee-shirts flanqués d’une tête de mort ou d’un ballon faisant voler en éclats une croix gammée, ce sont les emblèmes du club, son âme. Ces braves supporters dévoilent aussi des bouches édentées et des bras costauds aguerris dans les bagarres contre les clubs « fascistes » de l’ex-RDA. Les voilà qui débarquent dans la rue de Viktor. C’est une image saisissante à Blankenese. Au final, ils sont une vingtaine de volontaires, venus en skate, à vélo ou en métro par la ligne 2 du S-Bahn. J’ai mis à profit les trente minutes pour imprimer à l’épicerie turque une série de portraits de Viktor. J’en distribue à chacun et, au nom des principes libertaires en vigueur, ne donne ni ordre ni instruction. On interroge et fouille où on veut, le temps qu’on veut, seule l’idée d’une équipe de deux est suggérée. Sous des huées anti-Gafam, mais pas le choix, pour se donner des nouvelles, Irene improvise un groupe WhatsApp nommé Opa Finden (« Trouver Papi »). Elle fait preuve d’un sens de l’organisation hors pair, précise et douce comme à son habitude. Finalement, la meute s’éparpille. Je reste seul avec elle.
Nous commençons par nous regarder. Mon allure tranche avec les membres du kop. Je suis bien plus classique, mes boots Carvil usées et cirées avec soin, mon jean fuselé, porté sur une chemise blanche, sont assez décalés des baskets noires et sweat à capuche de rigueur dans la Südtribüne du stade. Irene aussi fait preuve d’une certaine classe. Issue d’une famille à pedigree, elle est grande, belle, et blonde comme l’or qui irrigue depuis toujours son kiez de Rotherbaum. Chaque matin, au réveil, ses grands yeux noisette voient de sa chambre l’Alster1. Sauf son nez piercé, rien ne la distingue de ses voisines volubiles, élégantes et accros au yoga. Sa transition date d’une dizaine d’années, le copain de fac qui s’appelait Franz appartient à un autre monde. Et c’est bien Irene qui s’alarme de mon air pâlot. Elle va me prendre sous son aile, assure-t-elle. Je lui souris et relâche un peu mon visage tendu d’émotion. C’est impressionnant de voir les fans de Sankt Pauli venir à mon secours en un clin d’œil, ça me rassure, mais c’est surtout sa présence qui m’apaise. Elle voit bien que la culpabilité de ne rien faire m’agace, que je ressens la nécessité de bouger, de fouiller partout dans Blankenese. De sa voix rauque et mélodieuse, travaillée par des années de chant, elle entend me rassurer. D’abord, elle fait le point, très calme :
— Tu as relevé des indices concordants ? Ce serait utile avant de ratisser les lieux.
— Mais tu parles comme une flic ? Ça ne te ressemble pas, ma chère.
Une pointe d’amusement me ravive. Placide en tout, Irene a ce don d’abaisser les niveaux de tension. En plus de son intelligence aiguë, la sérénité est sa vraie force dans son boulot. Et il en faut pour faire face aux expériences traumatiques vécues par les migrants qui défilent dans son bureau de PsyPlanet, la fondation caritative où elle exerce comme thérapeute.
— On ne va pas partir le dos courbé, en décrivant des cercles et des zigzags avec une loupe, si ? rétorque-t-elle. Je suis partante pour toutes les aventures, tu me connais, je peux plonger dans les taillis, me mettre à rechercher des bouts de tissu, des chaussures, un cheveu, un vieux mouchoir… Mais bon… On a peut-être mieux à faire.
L’opération Opa Finden, comme son nom l’indique, ne concerne manifestement pas l’enlèvement d’un enfant de trois ans. Je suis de plus en plus fou d’inquiétude, mais on peut temporiser. Enfin, on DOIT temporiser, car je suis loin de me calmer. C’est une réaction émotionnelle plutôt vive, mais je ne me sens absolument pas prêt à perdre mon grand-père. Le grand âge n’y fait rien, c’est inconcevable pour moi. Tout s’écroulerait. Irene désigne une caméra de surveillance placée sur un lampadaire, et aussitôt je me dis que je dois manquer de jugeote. Il suffira à l’inspecteur Bong de rembobiner les vidéos de surveillance pour voir Viktor apparaître de coin de rue en coin de rue : Hambourg est bien équipée depuis que Mohammed Atta et ses quatre équipes terroristes ont fait de la ville un port d’attache pour les kamikazes du 11-Septembre.
— Écoute-moi, reprend Irene en posant sa main sur mon épaule. Ton flic, probablement qu’il interroge en ce moment toutes les caméras du quartier. C’est très simple pour lui, il faut le laisser un peu travailler. On aura vite l’itinéraire suivi par ton grand-père. C’est pour ça que je me demande si c’est vraiment utile pour nous de tout ratisser. La bande fait déjà le boulot. Tu es sûr d’avoir bien exploré la maison ? Il y a peut-être des signes, puisque tu n’aimes pas le mot indices, que tu n’as pas relevés. Bon… Tu vas me laisser longtemps sur le trottoir comme une pute à cent euros. On entre ?
J’obéis. Déconcerté par la personnalité de ce flic, ai-je commis une erreur ?
— Un jour, poursuit Irene dans l’entrée, tu m’as dit qu’il avait bossé chez Steinway. À l’usine de Bahrenfeld, c’est ça ?
— Oui, il faisait partie de l’équipe des intoners, les harmonisateurs, l’élite de la boîte. Ce sont eux qui modèlent le son des pianos. Il avait gagné ce surnom, l’Oreille, c’était presque une vedette là-bas.
— Il est resté proche de collègues ?
— Non, personne, tu penses bien, j’aurais appelé tout de suite. Viktor est un solitaire. À ce que je sais, il a brusquement quitté femme et enfant au début des années 1970. Plus tard, l’accident de mon père l’a détruit, il s’est totalement replié sur lui-même, rongé par une sévère dépression. À part moi, il n’y a personne dans sa vie.
— Excuse-moi, mais… Tu songes à un suicide depuis ce midi ?
— Il n’aurait pas aimé que je le découvre, c’est certain… J’y ai pensé, mais sans lettre, sans explication, non, ça ne lui ressemble pas…
J’esquive pourtant l’image d’un corps flottant sur l’Elbe. Viktor aime tant ses rives… À contrecœur, Irene observe ma grimace inquiète. Elle devine aussi mon envie d’une longue bouffée de cigarette.
Un silence.
— Tu peux me raconter sa vie ? reprend-elle, ça peut aider. Il y aura peut-être un événement marquant, on verra bien.
— Je ne sais vraiment pas grand-chose, c’est la génération silencieuse, tu sais. Viktor se contente de bribes de récit, il vient d’une famille d’ouvriers du port. Il s’est retrouvé seul au monde après les bombardements de 1943. J’imagine que ses parents et sa sœur ont été portés disparus. Elle s’appelait Vera, c’est tout ce que je sais d’elle.
— Mais lui a survécu, pourquoi ? Il ne se trouvait pas avec eux ?
— Il n’a jamais voulu non plus s’étendre là-dessus. Vraiment, je me rends compte que je ne sais rien. À ce moment-là il était dans la Kriegsmarine, apparemment une planque au Danemark, les télex il me semble. Au cessez-le-feu, il s’est retrouvé prisonnier. C’était beaucoup mieux que de finir entre les mains des Popovs. Après, retour dans les ruines de Hambourg.
Irene jette en même temps un regard panoramique au rez-de-chaussée. Son inspection lui dit qu’elle ne trouvera rien ici, qu’elle ferait mieux de monter à la chambre, de creuser l’intimité, soulever le matelas, se fader les vêtements, une tâche peu ragoûtante.
— Bon, si tu veux bien, je monte.
J’entends vite les pas d’Irene. L’étage s’emplit de bruits de meubles et de chaises déplacés, de tiroirs ouverts, de grincements de portes. Moi je sens que j’étouffe entre ces murs. Je calcule qu’il s’est passé trois bonnes heures depuis mon arrivée. De nouveau, je prends la place de l’inspecteur à la fenêtre. Un violent mal de crâne vrille brusquement mon cerveau. J’ai vraiment besoin d’un comprimé. Irene redescend.
— Alors ?
— Rien, mais je me demande… Les vieux replongent souvent en enfance. Et si on devait chercher là, dans le labyrinthe de sa jeunesse ? Il a des cousins, par exemple ?
— Laisse tomber, il n’y a aucune personne vivante de ce côté de la famille.
— Alors, une autre idée : fais comme si ton grand-père était le personnage d’un roman. Quand on te lit, on voit la situation, on y est.
— Merci, c’est toujours un pari, à chaque livre.
— Je ne veux pas te flatter, je m’en fous. Mais je t’observe dans tes moments de création. Ton air concentré, tes yeux qui s’échappent. Tu as l’air bien perché avec ta façon de ne pas nous écouter, d’être ailleurs, dans tes pages, avec eux, tes personnages. Fais un effort d’imagination. Il est où ton grand-père ?
Je me cabre.
— Difficile, tu sais que je n’écris pas sur mes proches. Et puis, vraiment, je ne vois pas en quoi cela pourrait nous aider.
— Pour une fois, fais un effort. Je te demande juste de sentir où pourrait être ton grand-père.
Son aisance à me bousculer est toujours étonnante. Je la regarde sans un mot.
— Allez vas-y ! Sers-toi de ton imagination ! Démolis la réalité pour voir ton grand-père comme dans un roman. Voilà le pitch : un vieil homme seul qui a travaillé chez Steinway, qui a fait la guerre sous l’uniforme nazi, qui a quitté sa femme il y a longtemps… Demande-toi ce qui t’inspire dans ce personnage.
Je n’hésite pas :
— Ces silences sur sa sœur et ses parents. L’anéantissement complet d’une famille sous les bombes.
— Tu vois… Ce n’est pas si bête de plonger en soi-même, taquine-t-elle gentiment. D’ailleurs ton premier roman aurait pu explorer ça, tu ne crois pas ?
— Et j’aurais eu instantanément la carrière d’un écrivain qui compte, c’est ça ? Mais je n’ai jamais eu cette envie, tu le sais bien. On est quelques millions en Allemagne à partager ce passé lointain. En fait, je trouve ça morbide.
Jusqu’à Continuum, aucun de mes romans n’avait attiré l’attention d’un grand nombre de lecteurs. L’obtention du prix décerné à la foire de Francfort a tout changé. Du jour au lendemain, à ma grande surprise, cette distinction m’a propulsé dans les listes des meilleures ventes. Et puisque Francfort, chaque année, se transforme en capitale mondiale des traductions, mon best-seller s’est retrouvé disponible dans toutes les langues ou à peu près en un temps record. La mise en place de tournées promotionnelles a suivi, l’adaptation en série pour une célèbre plateforme est en cours de tournage, l’indifférence qui accueillait mes sorties autrefois s’est transformée en enthousiasme quasi automatique. Sans calcul de bénéfices ou de pertes, je publie chaque printemps désormais. Par paresse, ou raccourci, difficile de savoir, la critique applaudit. Revient souvent (outre le prénom) cette très vague ressemblance physique avec Paul Auster. C’est embarrassant, car à part un goût commun pour le hasard, je sais bien que je n’arrive pas à la cheville du maître de Brooklyn. Au jeu de la comparaison littéraire, mieux vaut se tourner vers un collègue très souriant, on me surnomme aussi le « Luca Di Fulvio allemand », même attrait pour la fresque populaire, même gentillesse aussi paraît-il. Anne, mon éditrice, ne manque jamais de nous rapprocher car nous ne nous voyons pas autrement que comme des conteurs d’histoires, pareils à ces cantastorie qui jadis sillonnaient les villages italiens. Di Fulvio plutôt qu’Auster, oui, car entre autres détails, il se trouve que je n’ai pas trouvé ma Siri Hustvedt.
— Mais en quoi la bio de Viktor peut nous être utile, là, tout de suite ? Je commence à vraiment flipper, Irene.
— Fais-moi confiance, tu aimes bâtir des intrigues et imaginer des personnages. Reviens à ton grand-père. Pense à une vérité qui serait bien enfouie chez lui. Un truc incroyable qu’il cacherait, garderait pour lui, à travers les années.
Irene semble un peu grisée par les événements. Mais je ne veux pas jouer avec elle. Je n’accorde absolument aucune valeur au prétendu instinct des écrivains, un stéréotype sans fondement, l’imagination est un muscle, j’y reviens. Pour raconter une histoire, il faut organiser des rencontres accidentelles ; elles semblent surgir du néant, agir à partir d’un déterminisme quasi mathématique, mais c’est juste notre boulot d’organiser un chaos, une révolte, face à la force du destin.
— Dans la vie réelle, mes histoires sont quasi impossibles, on ne parle pas d’un personnage inventé, là.
— Mais écoute-moi, putain ! Vis ce que ton grand-père est en train de vivre. Pense à lui de manière presque paranormale. Que te passe-t-il par la tête ? Tu es émotionnellement équilibré, Paul, mais tu sais te projeter, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. Mais, non !
Je réplique trop sèchement. Je ne veux pas avancer plus loin sur ce terrain, je n’imaginerai rien de tout ça. Je ne sais pas pourquoi, mais cette conversation ravive la séparation brutale d’avec mon père. Il n’y a pas eu d’adieu, rien qu’un camion de plein fouet sur une route en Argentine, l’horreur d’un coup de fil un matin depuis l’ambassade de RFA à Buenos Aires, puis le cri de ma mère, et les pleurs à l’infini. Je ne veux pas de ce coup de fil pour Viktor. Peut-être ai-je bien trop pensé aux derniers instants de mon père sur la route, je me garderai bien d’inventer des images pour Viktor. Tout simplement ce n’est pas possible. Immanquablement je convoquerais des horreurs.
— Je n’y arrive pas, excuse-moi, je suis paumé, là.
Irene soupire légèrement et part s’ouvrir une bière. Dans le contre-jour, son geste, sa gorgée virile, très rapide, me rappelle vaguement les cuites prises vingt ans plus tôt avec Franz.
— J’adore ! réagit-elle à son retour au salon.
— Comment ça, tu adores ?
Un silence complet.
— Ben oui, tu fais toute une théorie sur ta distance, tu prétends qu’il n’est rien arrivé d’intéressant dans ta vie, et une minute plus tard, dans ta famille, la guerre est là, toute fraîche. Ce n’est pas précisément anodin.
— Arrête ! Mon grand-père mène une vie calme, une vie ennuyeuse. Il a été l’acteur d’un drame dans sa jeunesse, il y a longtemps. Mais comme des millions de gens. Aïe, j’ai mal au crâne, c’est de plus en plus fort.
— Quoi ?
— Migraine. Tu as vu une pharmacie dans la salle de bains ? J’ai besoin d’un comprimé.
— Bouge pas, j’y retourne.
— Merci.

Toujours posté à quelques centimètres du carreau fracassé, les yeux sur l’Elbe et le tee-shirt collant au dos, je m’interroge. Oui, je préfère de loin être un observateur, oui, je place l’invention et le no man’s land romanesque au-dessus de tout. Mais Irene vise juste, comme d’habitude. Il y a une incontestable facilité à tout mettre à distance, à laisser les sentiments au fond de soi. C’est bien son genre de dénicher l’anguille sous roche, car ce n’est pas rien d’imaginer Viktor sous l’uniforme de Hitler.
Irene n’a pas besoin de parler, elle me regarde et ça suffit. Elle n’est pas à se demander si Viktor a tué. Bien sûr qu’il a tué, les télex, certes, mais le froid, la peur, l’ennemi… Et donc : peut-être que Viktor trompe son monde. Comme dans ce livre de Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Je m’en souviens d’un coup, avec l’effet d’un uppercut asséné au foie. Ce texte ressuscite les réservistes du 101e bataillon de la police de Hambourg, précisément des gars comme Viktor, en grande majorité des ouvriers rappelés dans un corps chargé du « maintien de l’ordre » car on doutait de leur capacité sur un champ de bataille. Pas du tout des tueurs nazis fanatisés depuis l’enfance, mais des « types bien », d’une ville d’ailleurs plutôt hostile à Hitler, du genre qui pouvaient se soustraire (leurs officiers leur ont bien dit ça, se soustraire si le cœur vous en dit). Sauf qu’on connaît les mâles, alors voilà, ces pères de famille majoritairement de gauche sous la république de Weimar ont assassiné d’une balle dans la tête trente-huit mille Juifs, sans oublier d’en arrêter quarante-cinq mille immédiatement déportés et gazés à Treblinka. Des hommes ordinaires est insoutenable, le récit des massacres et des rafles commis par ces « bons gars » de Hambourg, bien sûr, mais peut-être plus encore leurs explications données dans les années 1960 lors d’une enquête judiciaire, avec des phrases glaçantes : « Je me suis efforcé, et j’ai pu le faire, de tirer seulement sur les enfants. Il se trouve que les mères tenaient leurs enfants par la main. Alors, mon voisin abattait la mère et moi l’enfant qui lui appartenait, car je me disais qu’après tout l’enfant ne pouvait pas survivre sans sa mère. C’était pour ainsi dire une manière d’apaiser ma conscience que de délivrer ces enfants incapables de vivre sans leur mère. »
Je secoue la tête pour oublier ça. Étrangement, une bouffée d’air cingle la vitre coupée et vient à mon secours.

J’entends tout et devine tout. Il y a pléthore de produits dans l’armoire à pharmacie. Un étage d’antalgiques, un autre d’analgésiques, et sur l’étagère la plus haute un antique bistouri en métal mélangé à une boîte de compresses au logo défraîchi. Dans la chambre, Irene a déjà humé le parfum de Viktor et scanné son lit jusqu’aux plis des draps. Là, dans la salle de bains, c’est pareil, des poils blancs sont plaqués sur le savon vert, elle a comme un haut-le-cœur et se dépêche de trouver ce qu’elle cherche, une bonne vieille boîte d’aspirine. Elle la trouve finalement près du lit et balaie la poussière qui stagne sur la pochette pour en vérifier la date de péremption. Au même moment, quelqu’un du groupe se signale sur l’appli.
— C’est lui, dit-elle à celui qui cherche à identifier Viktor. Ne le lâche pas, il n’y a pas deux vieillards hagards perdus dans Blankenese.
Un sourire de triomphe resplendit sur le visage d’Irene tandis qu’elle dévale les escaliers. C’est à peine si j’ai le temps de me retourner qu’elle me colle au visage l’écran de son smartphone. J’ai un petit mouvement de recul et, à mon tour, j’ai les yeux qui brillent. Oui, c’est lui, bel et bien lui, je confirme, à la fois soulagé et inquiet par la mine de mon grand-père. Le pauvre vieux a l’air en état de choc.
— Ils sont où ?
— Au phare de Wittenbergen.

Rouge et blanc sur la plage, le feu maritime est un monument historique, comme on dit, l’une des plus anciennes tours d’éclairage en acier au monde. J’évalue le parcours à quinze minutes le long du Strandweg, et comme Irene aussi a son vélo, nous voilà donc à pédaler comme des fous. À la première descente, je suis joyeux, puis, avec la monotonie du plat, la bizarrerie de la situation revient m’accabler : il reste que Viktor a passé la nuit dehors, qu’il est parti sans laisser un mot, en somme qu’il a craqué. Pourquoi ? Je n’ai pas entendu dire qu’Alzheimer se déclenchait d’un coup, je n’ai pas assisté au moindre signe de démence sénile chez lui, j’ai parfois des incompréhensions face à ses réactions, mais d’évidence elles tiennent à son caractère et à son isolement. Les yeux rivés sur la grande tour à claire-voie de trente mètres de haut qui se présente maintenant au loin, je redoute de plus en plus mon arrivée. J’accélère pour combattre cette impression. En course, on appelle ça « gicler », sortir du peloton brusquement et faire le trou, j’étais un spécialiste dans ma jeunesse – Irene en reste clouée sur place. Finalement, les silhouettes des deux bons samaritains, et surtout leurs tee-shirts dont les têtes de mort brillent sous la lumière éclatante, se devinent au loin. À destination, j’abandonne mon vélo par terre. La roue avant grince un peu en tournant dans le vide. Je prends le temps de remercier les gars, puis me plante devant Viktor désorienté. Irene arrive quelques secondes plus tard, mais se tient en retrait.
— Opa, ça va ? Tu n’as pas chaud, froid, faim ?
Assis sur les marches du phare, il sent mauvais. Je lutte contre cette perception, m’approche et me baisse pour lui parler les yeux dans les yeux.
— Tu m’as drôlement foutu la trouille, dis donc.
Mon grand-père tourne lentement la tête et la relève vers le ciel pour suivre un oiseau. Il agit lentement, un peu comme peuvent le faire certains enfants autistes, avant de revenir à moi et de me dévisager.
— Tu peux te lever ? Tiens, prends mon bras. Allez viens, on rentre.
Viktor se redresse mais ne répond pas. Il descend les quelques marches du phare avec difficulté, je note un manque de synchronisation des mouvements, pas de quoi chuter, mais il vacille, et c’est un signal d’alarme supplémentaire. Le défaut d’équilibre est peut-être provoqué par cette main plaquée à son torse, Viktor étouffe une lettre frappée d’un timbre new-yorkais. Les doigts tremblent un peu, les veines animées de pulsations font comme des petits serpents agités. Cette nuit dehors a fait de lui un vieillard tremblotant, sur le bord de sa tombe. Il donnait le change à quatre-vingt-dix ans passés, et maintenant il est faible, sa peau lézardée, trempée de sueur, semble fragile, dans l’effort sa bouche se découvre sur des gencives toutes pâles, la barbe blanche s’annonce sur les joues creuses, les bras sont osseux et les muscles s’y dessinent sèchement. On pourrait croire à une ombre, l’ombre de Viktor. Mais dans ce tableau presque funèbre il n’y a pas de surdité. Viktor comprend ce qu’on lui dit. Et il ne répond pas. Viktor est devenu muet. D’un coup.

Une modification du temps très nette se produit. La canicule n’est brusquement plus de mise, de petits nuages envahissent le ciel et déjà les premières gouttes de pluie martèlent le fleuve satiné par l’été. Il règne un calme profond sur la plage à marée haute, une tranquillité contagieuse, si bien que, sans l’avoir anticipé, j’opte pour la méthode douce : prendre soin de mon grand-père c’est ne pas appeler les secours, ni la police bien sûr, ni un médecin dans l’immédiat, sa vision serait pour Viktor celle d’un prêtre venu pour les derniers sacrements. Non, je veux faire ça à l’ancienne, ne pas déléguer ma tendresse comme le veut l’époque, mais garder la maîtrise des événements, et ça veut dire se tenir loin des blouses blanches glaciales. Message reçu, semble me dire Viktor alors que je n’ai même pas parlé.
Les adieux sont brefs avec les autres. Le vélo est confié aux deux gaillards qui le laisseront devant la maison, et Irene remercie chacun à travers un message groupé. Je commande un taxi pour Rissener Ufer, la route qui bute sur le rideau d’arbres dissimulant le phare. Nous nous y rendons tous les trois ; Irene enfourche son vélo et m’embrasse quand se présente une berline japonaise. Ensuite, il n’y a pas un mot échangé à l’arrière du véhicule qui file en direction de la maison. Le chauffeur s’enthousiasme tout seul, la météo, cet air frais qui vient à point. Il n’y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements, dit l’adage allemand. Et à Hambourg il faut toujours avoir près de soi son bon vieux ciré jaune Schmuddelwedda.
Lorsqu’il se tait enfin, ne reste que le ballet des essuie-glaces sur la pluie qui redouble, un schhh étouffé, hypnotique.
Assez vite, mon inquiétude retombe. La joie des retrouvailles prend le dessus. L’air malheureux de Viktor disparaîtra après quelques jours de repos, j’ai cet espoir. L’attaque d’aphasie, documentent les savants, résulte d’une lésion située dans les zones du langage de l’hémisphère gauche, les aires de Broca et de Wernicke. Après un AVC, par exemple, la capacité à parler n’est pas perdue, elle est juste endommagée. Le cerveau est plastique, il sait se réorganiser. Au pire, des heures chez le neurologue et l’orthophoniste, c’est ce qui arrivera, c’est une affaire de patience.

1. Le grand lac intérieur de Hambourg.

3
Hambourg, été 1947
Viktor Breitner avait mis des jours à comprendre qu’il retrouvait sa ville. Pendant toute la guerre, il s’était accroché à l’image d’une cité florissante à l’égal de Londres et New York. Même s’il se doutait bien qu’il ne restait pas grand-chose des scènes de son enfance, jamais il n’aurait pu imaginer une telle apocalypse. Les mois avaient beau passer depuis son retour, la stupeur l’emportait sur tous les sentiments. Il n’éprouvait ni colère ni chagrin. Il ressentait juste un vide immense. Tous ses proches avaient disparu et il ne possédait plus rien.
Trois ans plus tôt, Hambourg s’était transformée en mer de feu. Sous un déluge de bombes au phosphore, la réaction de fusion avait créé un embrasement général, les flammes en tornades avaient soufflé à 250 km/h, pareil à de la cire liquide, l’asphalte avait englué les corps instantanément dissous en graisse, le verre s’était liquéfié, les arbres déracinés s’étaient envolés en tous sens sous les nuées ardentes. Il n’y avait plus eu un chat en ville jusqu’à ce que la guerre soit perdue, que les Alliés lèvent le blocus en août 1945.
Depuis deux ans, les habitants arpentaient les carcasses des immeubles à la recherche de tout ce qui pouvait s’utiliser. Pour survivre, les femmes cassaient des cailloux et déblayaient. Les rares hommes valides trafiquaient au marché noir. L’opération Gomorrhe, c’était le nom de l’attaque, avait brûlé vives quarante-cinq mille personnes en quelques heures, mais le plus incroyable, peut-être, tenait dans cette odeur âcre de bois et d’étoffes brûlés qui traversait encore les désolations. La puanteur écœurante de la ville s’insinuait partout, jusqu’au réduit de Viktor. Ce matin-là, elle l’assaillit dès l’instant où il ouvrit les yeux. Peut-être même qu’elle le réveillait, cette infection à laquelle on ne s’habituait jamais. En réaction, il bondit de sa couche.
Chaussé de semelles découpées dans un pneu, vêtu de son habituel maillot de corps et d’un pantalon de toile retroussé sur ses jambes, il se retrouva en une seconde à courir dans les escaliers du bunker. La moitié des mille ouvrages de défense antiaérienne édifiés à Hambourg tenaient encore debout. Celui-ci, aux murs de quatre mètres d’épaisseur, possédait quatre étages et imposait sa vue monolithe un peu comme une pyramide, un vaisseau extraterrestre, ou la trace d’une civilisation déchue.
Parvenu sur la terrasse, dominant la ville, Viktor alluma sa première Woodbine. Devant lui, rien ne tenait debout, partout des cratères, des crevasses, des canalisations crevées et des immeubles étêtés comme de vulgaires sardines. Cet anéantissement serrait le cœur, bien sûr, mais bizarrement Viktor ne se trouvait pas en conflit avec les montagnes de gravats, les carcasses de toits brisés, les enchevêtrements de fers à béton qui se profilaient à l’horizon. Il se sentait même rassuré par ces décombres à perte de vue, car c’était exactement l’état de son âme. Une portion de sa courte existence s’était achevée, indéniablement, et rien de nouveau ne pouvait se présenter à lui. Viktor avait vingt ans et se demandait si quelque chose allait enfin arriver. Depuis deux ans, c’était un mélange de chaos et de calme plat : il vivait comme ces tas de gravats. La désolation était imprimée dans sa chair. Depuis qu’il avait retrouvé Hambourg, il avait appris à se soumettre comme se soumet un chien, un cheval, quand son maître lui demande d’obéir. Et ainsi passait 1947.

Un petit vent d’été berçait le silence du matin. Il régnait une sorte de paix, surtout à trente mètres de hauteur. On avait eu son compte d’explosions, de hurlements nazis. Même en journée la vie semblait réglée sans cris, prévalaient des ordres british bien timbrés, des réponses courbées, celles des vaincus, il n’y avait pas de musique non plus et personne pour chanter. Les yeux de Viktor s’attardaient à quelques kilomètres, sur un point situé précisément sur Mittelkanal, au cœur du quartier résidentiel désormais rasé d’Hammerbrook. Il survolait le tombeau de ses parents comme un oiseau de printemps. Chaque fois ça lui faisait monter les larmes aux yeux : il ne restait plus rien de l’immeuble de son enfance qui s’était affaissé sur lui-même, ni le corps de son père ni celui de sa mère n’avaient été retrouvés.
— Il faudra bien un siècle pour rebâtir, fit soudain une voix dans son dos.
Il se retourna pour faire face à une jeune fille échevelée, visiblement tout juste réveillée elle aussi. Il découvrait Nina, la silhouette découpée dans la lumière dorée. Il fixa le visage intense, les cheveux sombres, la grande bouche et les yeux clairs. Elle sortait de l’adolescence, mais il était difficile de lui donner un âge. Quatorze, quinze, seize ans ?
— Salut ! Tu as dormi ici ? questionna-t-il en plaquant ses cheveux gominés en arrière.
Pas de réponse. Pour l’amadouer, il eut ce geste de tendre son bras et d’offrir une cigarette. Nina reconnut l’élégant paquet rouge et vert de l’occupant britannique. Ces cigarettes valaient une fortune au marché noir. Pour elles, un fermier pouvait vendre du pain ou même de la saucisse en troc. Viktor se doutait qu’elle en connaissait le prix, qu’il suffisait d’accepter la proposition et conserver ce bien précieux en future monnaie d’échange. Par esprit de contradiction autant que par envie, la jeune fille accepta la cigarette mais l’alluma.
Ils restèrent un moment à souffler et dilapider l’or pur qui se consumait dans les nues. Viktor n’avait aucune question à poser. Maintenant les rencontres se faisaient au hasard. C’était comme marcher sous l’aléa des bombes : les survivants se percutaient comme au billard, lui repartait de zéro, les pilotes de la RAF avaient définitivement rayé toute notion d’ascendance, son foyer n’existait plus. Le problème n’était pas le chagrin. Avec le temps, la peine avait cédé la place à quelque chose de différent, il savait maintenant qu’il ne devait s’en remettre qu’à lui-même, qu’il n’allait pas capituler à son âge, ni hypothéquer l’avenir, mais étrangement il dédaignait toute planche de salut. Disons qu’il vivait dans un désintérêt général, qu’il s’accrochait ; dans ce moment où chacun luttait, puisque rien de tangible ne se présentait, il imaginait qu’il vivrait toujours comme ça, seul du matin au soir. Le départ de ses parents avait laissé un vide incroyable. Et puis cette apparition dès l’aube.
— Je me suis perdue, fit enfin Nina. J’étais au port hier, plutôt que retourner directement à Blankenese j’ai traîné en sortant. La nuit est tombée et je me suis retrouvée face au bunker. J’ai décidé d’y dormir.
D’où sortait-elle ? Les orphelins de guerre erraient partout dans Hambourg. Quarante mille enfants abandonnés, disait-on, certains ne connaissaient pas leur propre nom, échappaient pour toujours aux signalements de disparition. Elle pouvait aussi être une réfugiée. La ville était recouverte de baraques aux toits demi-cylindriques en tôle, des camps de déplacés baptisés DP1. Ces gens fuyaient l’Est, poursuivis par l’Armée rouge que l’on disait pire que les Huns.
Mais que lui était-il arrivé ? Viktor était saisi par sa silhouette maigre et hâve. Combien pesait-elle ? C’était une brindille. Enfin elle était en vie, c’était le principal.
— Blankenese ? s’étonna-t-il. Tu habites là-bas ?
À sa connaissance, Blankenese n’hébergeait aucun camp de DP, c’était un village des bords de l’Elbe, un coin avec de vieilles chaumières et des villas modernes. Viktor s’y rendait en famille le dimanche, ils déjeunaient dans une des tavernes qui s’alignaient sur la rive les unes après les autres. Le jeu, pour celles qui possédaient un orchestre, consistait à improviser l’hymne des navires qui bourlinguaient devant. Ils venaient de partout, on les reconnaissait à leur pavillon ; ces dernières années, les seuls bateaux en vue étaient des cuirassés, des croiseurs, et parfois un sous-marin en surface.
— Le port n’est qu’un squelette, répondit à côté la jeune fille. J’imaginais des paquebots, des cargos, mais le chantier naval est comme un fantôme, je n’ai trouvé que des docks à l’abandon, des gros tuyaux et des bateaux envasés. Alors j’ai rebroussé chemin, je me suis retrouvée à Sankt Pauli, encore des destructions…
— Tu t’y feras vite. Mais pourquoi n’es-tu pas rentrée à Blankenese ? insista Viktor.
— J’ai vu des gens qui entraient dans le bunker, j’ai suivi et me suis installée dans un coin.
Là-dessus, la jeune fille lui lança un sourire un peu crâne. Se retrouver avec des inconnus, recroquevillée dans un coin pour parer à une éventuelle agression, cette expérience ne semblait pas l’ébranler un instant en dépit de son âge. Elle était une jeune Allemande, il y revenait : que s’était-il passé dans sa vie pour qu’elle soit ainsi, libre et sans peur à la fois, en apparence si mal en point et en même temps si solide ?
Viktor identifiait le Berliner Dialekt dans sa bouche. Elle avait quelque chose de vraiment spécial, c’était l’image exacte d’une Berlinoise, enfin de l’idée qu’il s’en faisait, des filles pareilles aux comédiennes du Deutsches Theater, modernes, osseuses et un peu androgynes. À Hambourg, on avait coutume de trouver les habitants de la capitale insolents, soignés, trop portés sur l’ironie et la politique. Durant les Années folles, Berlin était la première ville communiste d’Europe après Moscou, les nazis ne l’aimaient pas, la bête hitlérienne ne parvenait pas tout à fait à la dompter, mais maintenant que la capitale se retrouvait elle aussi défigurée, calcinée, finalement les choses s’équilibraient avec Hambourg.
Demeurait chez cette jeune fille un air supérieur. Viktor aurait juré que, de ses yeux noisette, la jeune fille le toisait comme on le faisait dans le quartier prussien de Charlottenburg.
— Je peux te raccompagner chez toi, proposa-t-il en hochant la tête avec conviction.
— Ce n’est pas chez moi, répondit-elle vivement. Et je n’ai pas l’intention d’y retourner.
— D’accord. Moi c’est Viktor. Et toi ?
— Nina.
Bizarrement, ils se serrèrent la main.
— Et tu fais quoi de tes journées ? s’enquit-elle.
— Je gagne des bons d’alimentation en déblayant. Je rejoins les Trümmerfrauen2 réquisitionnées par le contrôle allié. On gratte le vieux mortier pendant des heures, on forme une chaîne humaine pour se passer les briques et les gravats qui servent à faire du béton… C’est un travail difficile, mais on nous récompense avec la Lebensmittelkarte I3, trois cents calories d’un coup !
La proximité de Nina était agréable. Viktor choisit de ne pas évoquer les fois où il relevait des cadavres, des os ou des momies, ce qui restait des chairs rabougries, un brasier de branches mortes. Il y avait un mot pour évoquer le rétrécissement des corps sous l’effet du feu, Bombenbrandschrumpffleisch, et des petits drapeaux noirs que l’on plantait pour signaler l’affreuse découverte. Épauler quelqu’un ne lui était pas arrivé depuis des lustres, alors il relança :
— À propos, tu veux manger ?
— Je sais me débrouiller.
— OK, mais je sais où aller pour un café ou un thé chaud. Tu me suis ?
— Je ne sais pas, j’ai des choses à faire.
— Viens, ce ne sera pas long. On va fraterniser.
Il appuya sur l’expression avec une certaine ironie dans la voix. Nina sentait monter en elle l’envie d’une boisson chaude, la cigarette à jeun passait difficilement, elle était habituée de longue date à dompter ses envies, la guerre l’avait carrément réduite en poussière, mais là, pourquoi ne pas suivre ce jeune homme prévenant et enjoué.
Insensibles à la saleté et à la puanteur, ils dévalèrent l’escalier du bunker et se retrouvèrent à marcher dans la rue. Murs soufflés, façades de brique effondrées, les dévastations s’étendaient à l’infini. Des taches de soleil tournoyaient devant eux, les cheveux fins de Nina voletaient et retombaient sur sa nuque. Viktor, indifférent aux pillards et aux femmes emmaillotées dans des loques qui émergeaient des débris, frappé par sa grâce involontaire – c’était un véritable cou de cygne, n’est-ce pas ? –, avançait de travers en lui jetant un œil en permanence. À un moment, il voulut couper par un monticule de gravats formé d’une série de balcons en pierre. Ils s’emmêlèrent les pieds dans les garde-corps en fer forgé, Nina râla et faillit l’abandonner là. Mais il lui tendit la main et ils poursuivirent leur chemin jusqu’à la Rathaus, l’hôtel de ville. Empruntant des ruelles étroites, longeant des entrepôts de brique, puis des maisons historiques de négociants, ils basculèrent progressivement dans un monde encore debout, comme si Venise n’avait pas tout à fait rendu les armes, ou qu’un confort vermeerien s’obstinait derrière certaines façades austères. Quelques frênes géants se dressaient dans une odeur de sel et de goémon en provenance de la mer du Nord. La rivière Alster n’était pas loin, le Rathausmarkt bâti en imitant la place Saint-Marc et ses arcades non plus. Dans la lumière maintenant éclatante de l’été, soudain entourés de formes néoclassiques, ils atteignirent leur but.
— C’est ici, fit Viktor en désignant un bâtiment situé juste à côté de la majestueuse Rathaus : le Centre d’information britannique, ou plutôt Die Brücke, le Pont selon la terminologie des Tommies. C’est une image pour nous réunir, ils disent que nous devons gagner la paix ensemble, que nous ne serons pas toujours des ennemis.
— On va chez les Britanniques ? se crispa aussitôt Nina. Je ne veux pas les fréquenter !
Elle n’était pas la seule à Hambourg, évidemment. On rendait l’occupant, du simple soldat à l’officier de haut rang, largement responsable des bombes incendiaires, mais son cri dérouta quand même Viktor. Que signifiait « Je ne veux pas » ?
Il eut de nouveau un doute. Qui était Nina ?
Orpheline, DP, il avait omis une troisième hypothèse. Et si elle fuyait Berlin pour échapper à son passé ? Viktor se targuait d’une espèce de sixième sens pour reconnaître les anciens SS. Dans les camps des DP, justement, comme à la fête d’un gigantesque bal masqué, de nombreux nazis remplaçaient leur identité réelle par un nom de papier. C’était pour eux assez facile d’obtenir une carte de régularisation, le bureau dédié en ville mentionnait que l’inscription se faisait en l’absence d’acte de naissance ; le fonctionnaire attirait bien votre attention, toute fausse déclaration était passible de sanctions, mais c’était tout, pas d’atermoiement face aux interminables files d’attente, il y avait tellement d’Allemands qui arrivaient de l’Est en haillons. Parfois, Viktor se cabrait au hasard d’un visage croisé en ville, l’habitude lui faisait reconnaître les criminels de guerre, pas besoin de voir le tatouage qui marquait leur numéro de matricule sous l’aisselle gauche, sur la poitrine, ou sa trace effacée à la flamme d’un briquet.
Quel rapport avec Nina ? Les femmes SS n’avaient pas manqué, parfois même de très jeunes filles. Et puis il y avait aussi les secrétaires, sténos, agents d’entretien, tout le petit personnel de la Gestapo, celles-là ne passaient pas devant les juges alliés, ni les infirmières et les enseignantes galvanisées, ni les épouses dévouées à leur salopard de mari. Quid des dix millions d’adhérentes de la NS-Frauenschaft, la Ligue nationale-socialiste des femmes, considérées comme ingénues, déjà oubliées, pardonnées d’avance ? Viktor n’aurait pas épargné les furies de Hitler, pas de raison, mais l’Allemagne refusait de voir qu’elle était pourrie jusqu’aux femmes et aux enfants. Il appuya un peu sa réponse, d’une expression Nina pourrait se trahir, il verrait bien.
— La plupart du temps il n’y a que des employés allemands. Les Tommies ne nous traitent pas comme les Popovs : c’est confortable et bien chauffé en hiver, je m’installe des heures pour lire les journaux, d’abord Die Welt, puis les magazines internationaux. Tu vas voir, c’est un joli travail de décoration, une bibliothèque, des salons, une sorte d’expo consacrée au mode de vie anglais, et même une salle de cinéma.
Nina ne réagissait pas, l’air ailleurs. Elle se laissa guider à l’intérieur de la Rathaus et ses airs de château, c’était plutôt élégant. Les deux jeunes gens avançaient maintenant parmi les vitrines, choisissant le chemin le plus court en direction d’une grande table où d’autres gens s’agglutinaient. Nina se laissait entraîner, ravalant sa détestation britannique. Elle voulait fuir cet endroit au plus vite, mais aussi cette maudite ville, ce maudit pays ; Viktor s’en rendit compte et lui proposa qu’elle l’attende dans un coin, le temps de jouer des coudes pour obtenir deux tasses de café. Il s’éloigna tandis qu’elle étouffait, se disant qu’elle devait prendre l’air, et surtout ne pas perdre de temps. Ce Pont la ramenait brutalement au but qu’elle s’était fixé. L’étonnante bonté de Viktor ne devait surtout pas l’en détourner, elle n’avait rien à faire ici, rien ne la reliait ni à Hambourg, ni désormais à la culture européenne. Quelques minutes s’écoulèrent, puis elle vit de loin le visage de son bon samaritain éclairé de joie. Ce serait facile, là, de s’en remettre à lui… Mais elle avait appris à ne croire en personne, la loyauté, l’espérance en autrui étaient des notions rayées d’Allemagne depuis belle lurette. Il y avait bien longtemps qu’elle ne comptait plus que sur ses propres forces, son instinct de survie et son intelligence.
S’extrayant de la cohue, Viktor brandit deux tasses fumantes et, miracle, deux petits pains qui se révélèrent croustillants. D’une poche, il sortit aussi une banane qu’il partagea d’autorité. Autour d’eux on parlait d’une marmelade qui allait venir compléter le festin, il suffisait d’attendre. La nourriture occupait d’ailleurs tout l’espace. Se réconcilier, panser les blessures, se rééduquer, certes, mais si la future société allemande se construisait ici, c’était avant tout une affaire de ventres affamés. Une femme, devant ses interlocuteurs qui en bavaient de jalousie, assurait qu’elle connaissait un fermier qui l’approvisionnait en fruits, lard, œufs, lait et pommes de terre. Naturellement, la réclame valait offre, le Pont était un excellent repaire pour le marché noir, un millier de personnes s’y croisaient chaque jour, on y trouvait à peu près tout ce qu’on voulait, jusqu’aux faux papiers et laissez-passer.
Une légèreté inattendue habitait Viktor. Sans savoir exactement sur quel pied danser, Nina éveillait son intérêt. Elle le ferrait, il ne cessait de la regarder. Puisqu’il avait saisi qu’elle ne voulait pas retourner à Blankenese, ils pouvaient passer le reste de la journée ensemble. Fallait-il errer sans but, explorer la ville, se perdre dans ses méandres ? L’apparition à la baie vitrée d’une escouade de camions militaires bâchés trancha pour lui.
— Tu viens avec nous ? Je connais l’officier tommy qui sélectionne le groupe. On part dans un champ de ruines et on revient le soir au même endroit avec notre récompense. Je t’aiderai, tu seras à côté de moi dans la chaîne. Tu verras, passer des briques, ce n’est pas si dur.
Il ne mesurait pas vraiment ses propos. Quelle envie aurait Nina de reconstruire Hambourg ? Elle répondit sèchement.
— Ça ne me fait pas peur, mais non merci. J’ai des choses prévues aujourd’hui. On se retrouve plus tard au bunker.
Son aplomb l’amusa et le transperça à la fois. Cette façon de s’exprimer, la certitude d’avoir le monde à ses pieds, avec des yeux brillants, c’était tellement… Vera, sa petite sœur, son idole, morte à l’âge de douze ans. Viktor était d’un caractère entier, il avait pour habitude de tout dire ou tout cacher. Mais avec elle ? Il la regarda, embarrassé, incapable d’écarter sa méfiance, et en même temps séduit. Il ne comprenait pas ce qui était arrivé à cette fille. Elle avait une belle assurance, cependant un rien la faisait sursauter, même le vent pouvait se jouer de ses jambes tremblantes. Elle était aux abois mais tenait bon. Quels chemins sinueux avait-elle empruntés pendant la guerre ? Après tout, peut-être que ça ne le regardait pas.
— Bon, dans ce cas, bafouilla-t-il, à plus tard, oui, sur la terrasse. Tu sauras te retrouver ?
Nina hocha la tête. Ils se séparèrent sur le parvis de la Rathaus, elle filant sous les arches grises et noires d’Alsterarkaden, lui s’installant sur la banquette d’un camion bâché pris d’assaut.
— On va où ? demanda-t-il alors que l’engin s’ébranlait sur les pavés disjoints.
— Stellingen, répondit la voix d’une Trümmerfrau. »

Extraits
« Je rédige ainsi toute la soirée. À chaque pause, je m’interroge sur la suite, car je ne sais absolument pas comment transformer Schumann en personnage de fiction. C’est la première fois que je me frotte à un personnage réel. Je songe brièvement à Amadeus, basé sur un mensonge. Milos Forman livre un chef-d’œuvre absolu, mais Salieri n’a jamais été jaloux de Mozart, la rivalité était au contraire pleine de respect et d’admiration mutuelle. Cette liberté de l’auteur, qui donne aussi des ellipses de temps, je compte bien me l’accorder. Mon projet n’est pas un biopic, l’invention l’emportera largement. La facilité serait de passer par le fils ou le petit-fils du meurtrier, nimbé dans le brouillard, pour aborder la question des liens familiaux, puis d’orchestrer un ou deux rebondissements, en jouant l’équilibre entre un bon scénario de thriller et le portrait intime d’une famille brisée. Mais je n’en suis pas là. La vague idée d’un roman autour de Horst Schumann se consolide d’elle-même et c’est déjà beaucoup. » p. 112

« Cette période de hauts et de bas dura tant bien que mal jusqu’aux législatives du mois d’août 1949 remportées sur le fil par les conservateurs. Car une fois ce résultat acquis, Smith lui expliqua un beau matin qu’il souhaitait passer à autre chose. Il ne concevait pas de passer du temps dans un pays «normal». Avant de s’envoler pour promener son regard perçant en Indochine, il plissa les yeux dans la fumée de sa cigarette à l’image d’un Clarke Gable et laissa Viktor s’en retourner à Hambourg sur ces mots:
— Gamin, je crois que tu as un bel avenir devant toi.
À Hambourg, Viktor fit le tour des rédactions. Durant deux années il trouva de bons angles et sa carrière de pigiste décolla. Il avait le chic pour dénicher les bons faits divers, des histoires qui racontaient en creux la nouvelle société allemande, déballaient la violence sourde d’un pays qui n’était pas seulement vaincu, mais encore un vaste marécage hitlérien qui comptait en son sein des milliers et des milliers de psychopathes. » p. 253

À propos de l’auteur
COUDERC_frederic_DRFrédéric Couderc © Photo DR

Écrivain-voyageur, Frédéric Couderc enseigne l’écriture au Labo des histoires à Paris. À la croisée des genres, ses personnages se jouent des époques et des continents. La série Black Musketeer, prochainement sur Disney+, est librement adaptée de son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

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L’allègement des vernis

SAINT_BRIS_lallegement_des_vernis  RL_2023 POL_2023 Logo_premier_roman coup_de_coeur

Prix La Ponche 2023
Finaliste du Prix Orange du Livre 2023
En lice pour le Prix de l’homme pressé

En deux mots
La nouvelle directrice du Louvre fait appel à un cabinet-conseil pour l’aider à accroître la fréquentation du musée. Ce dernier lui proposer une restauration de La Joconde. Aurélien est chargé de mener à bien cette opération délicate. Il n’est pas au bout de ses surprises.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le Louvre comme vous ne l’avez jamais vu

Dans un premier roman époustouflant, Paul Saint Bris nous entraîne au Louvre où la Joconde retrouve des couleurs, ou les agents de nettoyage assurent le spectacle et où l’amour se cache derrière les cariatides. Érudit, surprenant, emballant!

Commençons par une scène marquante de ce formidable roman. Homéro, agent d’entretien du Louvre, met un casque audio et prend les commandes de sa laveuse. Emporté par la musique, il effectue une sorte de ballet avec son engin autour des statues, risquant même de les heurter et de les dégrader. Pour Hélène, en charge de la statuaire, une telle attitude devrait conduire à un licenciement sur le champ. Mais au contraire, elle va être fascinée par cette danse jusqu’à tomber dans les bras de l’homme à l’autolaveuse.
À l’image de cette manière novatrice de nettoyer le musée le plus célèbre de France, Paul Saint Bris va nous faire découvrir Le Louvre sous un œil neuf. Le musée et son personnel, à commencer par sa nouvelle directrice.
Daphné Léon-Delville a été nommée pour ses résultats en tant que responsable des relations extérieures. Pour la première fois, ce n’est pas à un conservateur qu’échoit cette fonction mais à une dircom. Une décision assortie d’un mandat aussi clair que difficile à tenir: augmenter les ressources du musée en augmentant la fréquentation jusque-là limitée à 9 millions de visiteurs.
Pour cela, elle va avoir recours à une société de conseil spécialisée. La présentation des résultats de leur étude devant le personnel va étonner, voire choquer les conservateurs. Car sa proposition-phare est une restauration de l’iconique Joconde dont il faudra «alléger les vernis». Pour Aurélien, conservateur du département des peintures, il est urgent d’attendre afin de ne pas provoquer un tollé. Mais face à Daphné, il préfère capituler, tout comme devant la première commission d’experts qui, malgré le refus courroucé de ses deux prédécesseurs, finit par approuver le projet. Face à la ministre de la Culture, il ira même jusqu’à soutenir sa patronne.
Le sort en est jeté.
Il lui faut maintenant trouver le meilleur restaurateur pour mener à bien cette tâche délicate. Pour cela, Aurélien part en Toscane où il va dénicher Gaetano, la perle rare, nous offrant par la même occasion une plongée éclairante dans ce milieu très fermé et les différentes techniques mises en œuvre au fil du temps. L’occasion aussi de lever le voile sur le prologue du roman et sur Robert Picault, le restaurateur qui au XVIIIe siècle a révolutionné la restauration.
Cette seconde partie va nous mener jusqu’à la fin de cette restauration, une étape sous tension permanente qui va réserver son lot de surprises. Mais n’en disons rien, pas davantage que sur l’épilogue très réussi.
Soulignons en revanche combien ce roman construit comme un thriller sonde notre rapport à l’art et plus largement aux images en cette époque des réseaux, sans oublier de revenir sur les rocambolesques épisodes qui ont accompagné Monna Lisa au fil des siècles. Gageons que Gonzague Saint Bris serait fier de son neveu qui signe là une entrée en fanfare en littérature !

L’allègement des vernis
Paul Saint Bris
Éditions Philippe Rey
Premier roman
352 p., 22 €
EAN 9782848769882
Paru le 5/0372023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y voyage aussi en Toscane, notamment à Florence et à Londres.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Aurélien est directeur du département des Peintures du Louvre. Cet intellectuel nostalgique voit dans le musée un refuge où se protéger du bruit du monde. Mais la nouvelle présidente, Daphné – une femme énergique d’un pragmatisme désinhibé –, et d’implacables arguments marketing lui imposent une mission aussi périlleuse que redoutée : la restauration de La Joconde.
À contrecœur, Aurélien part à la recherche d’un restaurateur assez audacieux pour supporter la pression et s’attaquer à l’ultime chef-d’œuvre. Sa quête le mène en Toscane, où il trouve Gaetano, personnalité intense et libre. Face à Monna Lisa, l’Italien va confronter son propre génie à celui de Vinci, tandis que l’humanité retient son souffle…
Ce roman au style vif porte un regard acéré sur la boulimie visuelle qui caractérise notre époque, sur notre rapport à l’art et notre relation au changement. Paul Saint Bris met en scène une galerie de personnages passionnants en action dans le plus beau musée du monde. Jusqu’au dénouement inattendu, il démontre, avec humour et brio, que l’allègement des vernis peut tout autant bénéficier aux œuvres qu’aux êtres qui leur sont proches.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Échos (Sabine Delanglade)
L’Usine nouvelle (Christophe Bys)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Le Pavillon de la littérature
Le Mensuel
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Joëlle Books
Blog Mémo Émoi
Blog Littéraflure


Paul Saint Bris présente «L’allègement des vernis» durant Le Journal international © Production TV5 Monde

Les premières pages du livre
Prologue
Mue prodigieuse
Il a réduit la peinture à sa stricte matière, à sa quintessence, à ses deux dimensions : un mince film coloré aussi fragile que l’aile d’un papillon, un agglutinat de pigments et de liants fin comme une peau humaine, si fin qu’il a pu admirer le dessin au travers. Cette membrane gigantesque, il l’a séparée du panneau de bois pulvérulent qui lui servait de support, au prix d’une patience infinie, puis il l’a marouflée sur un châssis entoilé d’un coutil au point serré. Il aimerait qu’on fasse ainsi de son âme, qu’on la détache de sa vieille carcasse fatiguée pour l’arrimer à un corps neuf et vaillant. Qu’on lui donne la vie éternelle.
Le fils l’a aidé à installer la peinture sur le chevalet. Il a demandé que l’œuvre lui soit présentée sur son revers ; il a bien assez contemplé le saint en lévitation sur son rapace, c’est le dos du tableau qui l’intéresse désormais. Dans l’atmosphère enfumée de vapeurs nitreuses, ses mains douloureuses, cloquées et desséchées, ses mains attaquées par l’acide, déformées par de grotesques bubons, ses mains pourtant divines d’habileté, ses mains qui sont sa peine et sa fierté fouillent les étagères. Elles palpent, fébriles, les flacons aux formes variées, toute une pharmacopée fumante, et parmi les fioles, elles trouvent une plume et un encrier.
Alors il grimpe sur un haut tabouret avec les précautions dues à son âge, et là, une fois calé sur l’assise, la plume dans une main et l’encrier dans l’autre, il s’immobilise. Le regard égaré dans la monotonie du tissu, il pense aux premières fois, aux expérimentations ratées, aux menaces et critiques assassines. Il pense à la foule bruissante du Luxembourg venue admirer sa Charité, à l’extase des bourgeois, aux compliments du roi. Il pense aux honneurs reçus, au logement à Versailles, à la fabuleuse pension. Surtout, il pense aux génies qu’il a côtoyés dans la chair de la matière, aux prodiges qu’il a fréquentés dans l’intimité de la peinture, réunis par-delà les espaces et le temps, valeureux compagnons de la beauté.
Ainsi, les doutes et la suspicion ont fait place à l’étonnement et à l’émerveillement. De fabulateur, il est devenu alchimiste, puis magicien, puis Dieu. Comme toute bonne chose, cela n’a pas duré. Malgré la pression, il s’est gardé de livrer son secret, croyant s’assurer par là qu’on ne pourrait se passer de lui. On s’en est passé. L’humanité se passe parfois de Dieu. On l’a écarté, rejeté. D’autres sont venus avec des techniques plus performantes et des prix plus avantageux. Il n’en conçoit plus d’amertume. C’est le destin des hommes. Rien d’autre que le destin des hommes. Au moins, il a connu la Gloire.
La plume plonge dans l’encrier et vient gratter la toile avec un crissement aigre. L’émotion qui l’envahit, brûlante, est légitime : il met ici un terme au travail de toute une vie. C’est sa dernière œuvre. Son chant du cygne.
D’une calligraphie prudente, appliquée, de celui qui a appris sur le tard, il écrit :
En 1510, peint sur bois par Raphaël d’Urbin. En 1773, la peinture a été séparée de l’impression restant sur le bois et adaptée sur cette toile par Picault.
Il prend un moment pour se relire à voix basse, plusieurs fois, comme s’il marmonnait une prière. Il éprouve un sentiment d’incomplétude. Non, ce n’est pas ça, ce n’est pas tout à fait ça. Ce n’est pas assez ça. Il incline la tête et soulève de nouveau la main. Suspendue en l’air, la plume hésite un temps avant de retourner au contact de la toile grise, à l’endroit exact du point final. D’un mouvement sec et nerveux, il transforme le point en virgule, puis avec application il complète la phrase. Il la complète avec le seul qualificatif qui lui revient, par-delà la technique et la profession, par-delà le savoir, le geste et le métier, le seul qualificatif qui convient à son talent, celui qui unit le peintre et le restaurateur dans un même élan de création, qui met sur un plan d’égalité Raphaël Sanzio d’Urbin et Robert Picault de Paris. Le seul qualificatif à sa divine mesure :
… et adaptée sur cette toile par Picault, artiste.

Première partie
Sweetie
Look at me like a Leonardo’s paintin’
Look at me but don’t touch me
I’m sexy like a Leonardo’s paintin’
Just want me but don’t touch me

« C’est une star planétaire. Tu connais, c’est obligé ! » avait dit Zoé en lui glissant un de ses AirPods dans l’oreille. Aurélien avait balancé la tête au rythme de la chanson. La musique ne lui évoquait rien, pas plus que son interprète, mais elle avait le mérite d’être entraînante et, en tant que conservateur, il était plutôt en phase avec les paroles.
Daphné aussi s’était étonnée de son ignorance. D’un ton caustique, la présidente qui aimait les chiffres lui avait rappelé quelques fondamentaux pour rafraîchir sa mémoire : six Grammy, un milliard d’écoutes cumulées, une ligne de streetwear et des contrats d’égérie avec les marques les plus en vue du moment. Passer à côté de sa popularité, c’était vraiment ne pas vouloir faire partie du monde. Oui, s’était excusé Aurélien, maintenant qu’elle en parlait, ça lui disait peut-être quelque chose.
Après un divorce difficile qui l’avait éloignée de son public, la star opérait un retour aux sources et au RnB de ses débuts. À peine dévoilé, l’étendard féministe Leonardo’s Paintin’ s’était imposé en tête du hit-parade. Dans le cadre de sa tournée promotionnelle, l’artiste de passage à Paris avait tenu à se rendre au Louvre et avait explicitement demandé la présence du directeur du département des Peintures à ses côtés. S’il avait un peu rechigné, Daphné lui avait fait comprendre que certaines occasions de communication ne se refusent pas.

Quand Aurélien rejoignit le petit groupe au pied de la Victoire de Samothrace, Daphné était déjà là avec la directrice des relations extérieures ainsi que la chanteuse et la demi-douzaine de femmes qui constituait son entourage. Un caméraman filmait, légèrement en retrait. L’artiste arborait une longue crinière rose, une combinaison aux reflets irisés et des chaussures effilées comme des poulaines. Blotti contre son sein, un animal au pelage clair qu’Aurélien reconnut être une hermine ou un petit furet – le même que Vinci avait représenté dans les bras de Cecilia Gallerani – le regardait d’un air cruel en passant à intervalles réguliers sa minuscule langue sur ses canines pointues. La jeune femme lui caressait nonchalamment la tête de ses ongles immenses. « She doesn’t like men, my sweetie! » Aurélien recula d’un pas.
« Let’s go ! » envoya la chanteuse avec autorité. Le conservateur guida le groupe dans l’aile Denon déserte. On avait retardé son ouverture pour éviter des bousculades et permettre à l’artiste de profiter des œuvres sans être importunée. Les gardiens se tenaient à distance, dans les oreillettes les consignes étaient claires, pas de demande d’autographes ou de selfies pour le personnel.
Arrivé dans le Salon carré où siègent les primitifs italiens, Aurélien montra Saint François d’Assise recevant les stigmates du précurseur Giotto. C’était une bonne entrée en matière. Sur un fond d’or hérité de la tradition byzantine, saint François, genou en terre, paumes ouvertes, surpris, ébloui et peut-être même inquiet, recevait du Christ représenté en étrange séraphin les marques du supplice de la croix. Pour figurer l’opération, Giotto avait dessiné des rayons dorés reliant les mains et les pieds de Jésus à ceux du saint.
« Lasers. It looks like fucking lasers ! » lâcha la chanteuse avant de tourner le dos au tableau. Aurélien hocha la tête. C’était une manière de voir les choses.
Si la star lui en avait laissé le temps, il aurait attiré son regard sur la composition en diagonale opposant le monde des hommes et la sphère céleste. Il aurait fait remarquer la posture expressive inédite du saint auquel tout un chacun pouvait s’identifier. Il aurait expliqué que dans cette volonté de rendre accessible le sacré, dans cette recherche du réel au détriment de l’idéalisation, il y avait là les germes vivaces de la révolution humaniste. Et si l’on y ajoutait les intuitions du maître en matière de perspective, toutes ces caractéristiques, aurait-il conclu, faisaient de Giotto un pionnier et certainement le père de la Renaissance italienne.

Il ne dit rien de tout cela ; le groupe s’était désintégré et déambulait dans la Grande Galerie, puis disparut subitement dans la salle des États. Aurélien, un peu vexé, les retrouva sans se presser. La chanteuse se tenait face à La Joconde. De part et d’autre, les six amazones s’étaient réparties en arc de cercle le long de la rambarde de protection. Il hésita à se lancer dans un commentaire du tableau, mais l’Américaine posa son index sur ses lèvres violettes.
Ils restèrent là un moment sans rien dire quand elle imprima à sa colonne vertébrale une ondulation subtile, un frémissement qui naissait quelque part dans ses cuisses et se propageait vers sa nuque comme une brise sur un champ de blé. Les yeux dans la peinture, le corps parcouru d’une houle à l’amplitude croissante, l’artiste descendit lentement sur ses talons jusqu’à s’accroupir complètement, avant de se redresser dans une oscillation serpentine dont la fluidité était interrompue d’à-coups et de tremblements, comme si cette généreuse enveloppe de chair abritait une armature mécanique. La tête, mobile au bout de son cou, dodelinait de droite à gauche. Ses longs doigts déployés en éventail caressaient l’air d’une gestuelle nécromancienne. Autour, les jeunes femmes se balançaient comme un chœur gospel. Certaines envoyèrent quelques vocalises. L’hermine juchée sur l’épaule de sa maîtresse accompagnait le rythme de mouvements de sa queue à l’extrémité charbonneuse. Elle tournait de temps en temps vers Aurélien un faciès haineux.
Prise entre l’œil avide d’un iPhone et celui bienveillant de La Joconde, l’Américaine poursuivait une chorégraphie à la sensualité robotique, vaguement obscène si l’intention n’apparaissait pas si pure ; dans l’étrange atmosphère qui était tombée comme une chape sur la salle des États, cette démonstration ressemblait davantage à l’offrande d’une prêtresse païenne qu’à une parade de boîte de nuit. La grâce se tenait là, quelque part entre la manucure extravagante, les cils papillons, la chevelure acide, les mouvements scandés de son corps, les brillances moirées du vêtement, la cambrure de Vénus. La grâce tenait tout ça ensemble. La fille du Bronx au destin de Cosette élevée dans les clubs de striptease, devenue l’un des visages de réussite de l’Amérique, confrontait sa propre célébrité à celle d’une dame de Florence disparue il y a cinq cents ans. Ce n’était pas la première, mais si d’autres étaient venus se mesurer avec les chefs-d’œuvre dans une compétition d’égos, son hommage à elle était touchant de vérité et de candeur.
Daphné chuchota à l’oreille d’Aurélien, avec gourmandise : « On va exploser les compteurs ! » Derrière sa vitrine, bon public, Lisa souriait. La légende disait que, pour obtenir sa délicate expression, Léonard avait fait appel à des musiciens et troubadours qui jouaient sans interruption pendant qu’il la dessinait. Son sourire éternel devait aux artistes ; peut-être qu’il nécessitait parfois d’être entretenu par eux.
La danse finit brutalement, comme elle avait commencé, et le musée replongea dans un silence religieux. La chanteuse se tourna vers Aurélien. C’était peut-être le bon moment pour prodiguer quelques explications sur la peinture. À peine ouvrit-il la bouche que l’hermine bondit de l’épaule de la jeune femme pour fondre sur lui. Il eut juste le temps de protéger son visage. Les crocs du mustélidé s’enfoncèrent dans le gras de sa paume. La douleur vive lui arracha un cri et l’animal effrayé disparut dans la Grande Galerie.
En un instant, le groupe se disloqua. Une nuée d’amazones en talons de douze coururent comme elles pouvaient sur le parquet ciré tandis que la star hurlait des « Come back sweetie ! » sans effet. Daphné avait dégainé son portable et, instantanément, six membres de la brigade des pompiers du Louvre arrivèrent à la rescousse. On fouilla derrière les cadres d’Arcimboldo, sous les banquettes bornes de Paulin. On répandit des boulettes de viande pour appâter la fugitive. Aurélien s’était fourré la plaie dans la bouche et suçotait sa blessure sous le regard noir de l’Américaine. Après une heure de recherche, on dut s’avouer vaincu. L’hermine avait remporté la partie de cache-cache. La star pleurait maintenant sur un banc et ses assistantes se pressaient pour lui offrir des mouchoirs. Aurélien se confondit en excuses. La bête finirait bien par revenir. On promit que dès qu’on la retrouverait on l’enverrait à Los Angeles. En première classe, tout à fait.

Aurélien regagna son bureau avec une certaine lassitude tandis qu’une foule désordonnée et bruyante reprenait possession du Louvre. Il songea que les chefs-d’œuvre n’avaient pas été conçus pour être observés dans les conditions du monde actuel : quelque part, il devait admettre que le concept même de musée, en les offrant à la vue de tous, avait dénaturé la relation aux œuvres. À la Renaissance, les toiles ou panneaux peints dans l’intimité des ateliers étaient destinés à des endroits tout aussi confidentiels, pour la plupart réservés à de rares privilégiés : l’appartement d’un prince ou le réfectoire d’un couvent interdit aux laïcs. Et quand ils étaient disposés dans des lieux accessibles au commun des mortels, les fresques et les retables se donnaient dans le secret des flammes vacillantes des cierges, à la lueur faiblarde des vitraux, dans la ferveur et le mystère. Certainement, il y avait une incongruité à ce qu’aujourd’hui les œuvres se retrouvent scrutées sous toutes les coutures, détachées de tout contexte, diffusées à si grande échelle, dépliant leur vérité crue sous des flots de lumens ou sur des millions de pixels rétroéclairés.

Présidente
En avril dernier, le président-directeur du Louvre, un homme issu du sérail des conservateurs du patrimoine, avait pris sa retraite après deux mandats au bilan controversé. Son départ avait appelé une nouvelle nomination à la tête du musée.
Aurélien avait un temps caressé ce rêve avec mollesse et distance, si peu convaincu lui-même qu’il ne fut pas surpris de voir que les autres ne l’étaient pas plus que lui : malgré son expérience et sa longévité, son nom ne fut jamais murmuré dans les couloirs ou lancé à la cantonade dans les dîners, pas plus qu’il ne fut griffonné sur les notes des secrétaires d’État ; nul n’avait pensé à lui pour le poste. Son collègue Karim Bouteief du département des Antiquités égyptiennes, le deuxième département le plus important après le sien, avait plus d’ambition. Il avait entrepris une campagne qui consistait principalement en une série de déjeuners gras dans les alcôves du café Marly avec tout ce que la Culture comptait d’influents et de décideurs.
Contre toute attente, mais surtout contre toutes les règles, le président de la République avait nommé, sur proposition du ministère, la directrice des relations extérieures de l’institution, ce qui était inédit dans son histoire et avait suscité une vive levée de boucliers. Jusque-là, les présidents-directeurs avaient toujours été choisis parmi le corps des conservateurs du patrimoine. Pour la première fois, la tête du musée n’était pas issue de la recherche scientifique et du monde de l’expertise. Devant la bronca, la ministre s’était défendue. Non, il ne s’agissait pas seulement de parité ou de jeunisme, même si le choix d’une femme de quarante-sept ans était un geste historique aligné avec les valeurs que voulait incarner le gouvernement, mais bien une question de compétences. Un article du Point avait apporté une explication plus approfondie à cette nomination hors norme. Le Louvre appartenait à l’État et, malgré ses millions d’entrées, son budget était pour moitié subventionné par les fonds publics. Cette part devait diminuer et le meilleur moyen pour cela était de redonner à l’établissement une plus grande autonomie financière, autrement dit, il convenait de maximiser sa rentabilité. Donc, dans le paysage culturel français de cette année-là, la seule personne apte à prendre la tête de ce paquebot de deux mille employés, à redresser la fréquentation sinistrée par les différentes crises économiques et sanitaires, à faire entrer le Louvre dans une nouvelle ère, celle de la startup nation, n’en déplaise à Karim Bouteief et tous les conservateurs du patrimoine qui s’attendaient que la succession se fasse parmi leurs pairs, cette personne ne pouvait être que Daphné Léon-Delville.

Après une première partie de carrière dans le privé, dans l’industrie cosmétique puis dans l’hôtellerie, l’énergique Léon-Delville avait fait une entrée fracassante au service communication du Louvre où elle ne s’était guère attardée dans les fonctions subalternes, gravissant les échelons à vitesse grand V pour devenir en quelques années sa directrice des relations extérieures.
Avec un talent et une intuition hors pair, elle avait considérablement amélioré la visibilité de l’établissement dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le pouls de Daphné battait au rythme du monde, et même un peu en avance sur celui-ci, tant elle savait précéder les désirs de ses contemporains. Du musée elle avait fait une marque puissante et attractive. Une marque décomplexée. Avec elle, maintes barrières étaient tombées, les stars de la pop se pressaient au Louvre pour tourner leurs clips, les créateurs de mode pour défiler devant ses illustres marbres et les géants de la Silicon Valley pour nouer de fabuleux et juteux partenariats. La brand awareness s’était hissée à des sommets jamais atteints. Sa compréhension des enjeux numériques, sa capacité à s’approprier les codes des nouveaux moyens de communication avaient sidéré le milieu du patrimoine et les recettes de la billetterie s’en étaient directement ressenties.
« Avant moi, c’était l’âge de pierre ! » aimait-elle répéter à longueur des entretiens qu’elle donnait aussi bien dans Connaissance des Arts que dans Elle. Daphné mettait la même énergie à sa publicité personnelle qu’à celle de l’institution. Elle avait compris que l’époque, plus que toutes les précédentes, réclamait du récit, un récit sans fard, intime et continuel, et son aptitude à se raconter avec un naturel déconcertant avait contribué à sa popularité autant qu’elle avait déstabilisé les instances culturelles. Au fil des longs billets d’autopromotion dont elle abreuvait les réseaux, on croisait de la #résilience, de la #disruption et quelques #businessroutines impactantes, des exploits sportifs de type semi-marathon, des doutes et des rebonds, des citations de Steve Jobs que venaient avantageusement compléter les paroles de Gandhi ou de René Char. Sa success-story s’y racontait en pleine lumière. Pas de second degré ici, tout était à prendre au pied de la lettre, le discours était direct, assumé, délicieusement impudique. Addictif. Le soir de sa nomination, elle s’était contentée de partager un précepte de Zarathoustra.
Sois le maître et le sculpteur de toi-même.

Dans les premières semaines de son mandat, Daphné Léon-Delville s’était astreinte à une sévère diète de communication. Même la logorrhée de son profil LinkedIn s’était brusquement tarie. Ce répit, à mettre sur le compte d’une prudente tactique d’observation, avait permis à la nouvelle présidente de lister toutes les incohérences et les points d’amélioration de l’établissement. Il était assez fascinant de constater que rien de ce qui n’allait pas ne lui échappait. Son regard aigu était magnétiquement attiré par le dysfonctionnel, l’inesthétique ou le bancal. Elle l’analysait avec une rapidité saurienne. De la typographie – hors charte – des badges du personnel d’accueil jusqu’à l’empreinte carbone – perfectible – du transport des œuvres, Daphné était sur tous les fronts.
Au début du mois de juin, la période d’observation terminée, elle avait convoqué un à un les différents corps du musée. C’était une chose que de relever les manques et défaillances, c’en était une autre que de les remonter aux intéressés. Là était son véritable talent. Elle le faisait avec force encouragements et une bienveillance revendiquée, en adepte du nudge, une technique de management visant à suggérer le changement plutôt que l’imposer. Elle répandait sur ses équipes un enthousiasme débordant porté par un éternel sourire, et il semblait prodigieux et presque suspect qu’ils demeurent ainsi l’un et l’autre, toujours intacts et inébranlables. Il y avait de l’autorité dans un tel entrain, tant il était difficile d’y opposer la moindre contestation.
Efficace, elle privilégiait une gestion directe des dossiers et s’était débarrassée de l’aréopage d’énarques, de conseillers et de sous-directeurs de cabinet qui entourait l’ancien président. Certains parlaient de micromanagement, mais cette simplification de la chaîne de décision était à mettre à son crédit.
Si elle était globalement appréciée parmi le personnel du Louvre et au-delà, le pragmatisme désinhibé de Léon-Delville rencontrait quelques résistances chez certains des plus anciens membres de l’institution. Quant à Aurélien, il lui avait trouvé un air de ressemblance avec le Portrait d’une jeune femme de Lübeck tenant un œillet de Jacob van Utrecht et s’était permis de déplacer le tableau dans un recoin où il le verrait moins.

Rabeha
Homéro était le fruit d’une union singulière. Sa mère, Rabeha, avait émigré du Maroc avec ses parents, ses oncles et ses frères à la fin des années cinquante, sous la présidence de René Coty, au moment où la France peinait à trouver dans sa population les ressources nécessaires à sa reconstruction. La famille, musulmane et très pratiquante, avait vu d’un mauvais œil grandir la nature émancipée et effrontée de la petite dernière, si prompte à épouser les mœurs occidentales et à tourner le dos aux traditions. Elle avait quatorze ans quand on avait retrouvé un 45-tours de Johnny caché sous son lit et qu’importe si elle ne possédait pas de tourne-disque pour l’écouter, elle le chérissait à cause de sa couverture. On y voyait celui qui était déjà l’idole des jeunes à genoux avec sa guitare dans un flamboyant costume rouge. En lettres jaunes, il était écrit « Je cherche une fille ». Conscients du danger qui guettait la réputation de la famille, le père, les oncles et les frères s’étaient relayés pour tenter de raisonner la petite sur cette idolâtrie, mais c’était peine perdue : Rabeha n’en faisait qu’à sa tête. Les différentes méthodes essayées n’eurent aucun effet pour contrer le souffle de liberté qui s’était emparé de la jeunesse jusque dans leur propre foyer. La coercition, la privation et même la torgnole ne dissuadèrent pas la jeune fille de vibrer à l’unisson avec sa génération. Quelques mois plus tard, comme on devait s’y attendre, Rabeha sortait en minijupe, fumait des P4 et écoutait les yéyés.
Tout juste majeure, elle avait rencontré un Brésilien largement plus âgé qu’elle et dont elle ignorait tout des activités professionnelles. Cela avait à voir avec le commerce international, mais elle n’était pas certaine d’avoir bien compris et cela aurait tout à fait pu être autre chose. L’annonce ou plutôt la découverte de son idylle avait jeté un froid glacial dans les relations familiales et cela ne s’était pas arrangé quand Homéro était venu au monde quelque part au début des années soixante-dix. Cette naissance hors mariage, avec un chrétien de surcroît, scella la séparation de Rabeha et des membres de sa famille. Elle ne les revit plus.

Avant de déserter leur vie d’une façon soudaine et définitive, le père d’Homéro avait insisté pour que son fils soit baptisé dans la religion catholique, ce qui avait fait l’objet de vives tensions dans son couple. Quand bien même Rabeha avait pris toutes ses distances avec sa propre religion, il y avait là un enjeu culturel qu’elle n’était pas disposée à lâcher tout à fait. Las de discuter, le père s’en était allé trouver un prêtre avec son fils et le prénom qu’il lui avait choisi : Homéro. Heureux de cette initiative, mais tatillon, le prêtre s’était inquiété qu’il n’y ait pas de saint portant ce nom. Alors le père – biologique – avait proposé celui de Roméo, un peu par dépit, car il l’aimait moins. Roméo étant tout aussi dépourvu de saint patron qu’Homéro, l’homme d’Église avait suggéré Romain, mais le père agacé avait rétorqué que, puisque c’était ainsi, on irait se faire baptiser ailleurs, peut-être même chez les musulmans. Après avoir considéré le risque de voir s’échapper un agneau, le prêtre avait admis qu’il valait mieux incrémenter le troupeau d’un Roméo, voire d’un Homéro, que de le laisser filer à la concurrence.
Une fois le baptême effectué et avec le sentiment de sa tâche accomplie, quelque temps après le père avait donc abandonné femme et enfant, sans explications et sans un mot. Au milieu de l’après-midi, après sa sieste, il avait quitté le modeste appartement qu’ils louaient porte de Saint-Cloud et on ne l’avait plus jamais revu.
Homéro s’était souvent demandé à quel point sa vie aurait été différente s’il avait été prénommé Romain ou Mohammed. Quand bien même il aurait préféré qu’il soit le fruit d’un consensus parental, il aimait son prénom qui racontait l’aventure et l’ailleurs, et qui, pour la plupart des gens, était un territoire vierge, ouvert à tout imaginaire et dénué de préjugés. Il en tirait une certaine liberté. Et puis c’était son unique héritage paternel.

Rabeha délaissée, fauchée, mais libérée de la tyrannie d’un compagnon autoritaire, était enfin disponible pour épouser sa destinée. Depuis son adolescence, la jeune femme nourrissait des velléités pour la chanson. Malheureusement, être mère célibataire n’était pas facilitateur de carrière. Une opportunité s’était présentée par l’entremise d’un cousin très éloigné, Mickaël, le dernier lien qu’il lui restait avec son sang. Lui-même avait rompu toutes relations avec sa propre famille qui le suspectait, à raison, d’aimer les garçons. Mickaël était un nom d’emprunt – son vrai prénom était Brahim – et Rabeha, qui avait du mal à s’y habituer, l’appelait Mickaël Brahim. Elle le disait d’une traite, sans respirer, à voix un peu basse, liant les quatre syllabes comme s’il s’agissait d’un seul prénom. Mickaël Brahim était couturier et travaillait pour la maison Vicaire, spécialiste des costumes de scène, de cirque et de music-hall. Elle était tombée sur lui par hasard boulevard de Rochechouart et il l’avait invitée à passer à l’atelier. Là, elle avait été émerveillée par les imprimés chatoyants, les strass, les soies irisées et mousselines délicates qui servaient de matière première aux créations Vicaire : vestes à galon, boléros manches bouffantes, tutus à fronces, corsets bustiers, jupons de cancan et les fabuleux habits de clown qui valaient à la maison sa renommée. Ils avaient discuté un court moment, faisant rapidement le point sur leurs vies, sans se livrer totalement, comme s’il persistait entre eux une certaine défiance de se retrouver en famille alors qu’ils en étaient tous deux bannis. Changeant de conversation, Mickaël Brahim montra à sa cousine les justaucorps à sequins qu’il était en train de concevoir pour la troupe des danseuses de Claude François quand il suggéra que Rabeha pourrait faire une parfaite Claudette si elle en avait envie. Ça lui était venu comme ça, il ne l’avait même pas vue danser. Elle avait le physique. De là à la chanson, il n’y avait qu’un pas qui serait vite franchi, avait-il dit. Dès lors qu’on avait formulé ce projet pour elle, Rabeha l’embrassa de tout son être et se soumit à un entraînement spartiate qui occupait tous les rares moments de répit que lui laissaient les nombreux petits boulots qu’elle exerçait. Est-ce que Rabeha avait du talent ? Ce n’était pas certain. En revanche, elle avait un enfant. Mickael Brahim en l’apprenant – curieusement, elle avait omis de l’évoquer en traçant le bref récit de son existence – avait eu l’air très ennuyé. « Aïe », avait-il dit sobrement. Un entretien avec une Claudette qui passait à l’atelier pour essayer une tenue avait confirmé la difficulté. « As-tu une solution de garde longue durée ? Quelqu’un à qui tu pourrais le confier pendant les tournées ? Les voyages, les répétitions ne laissent pas de place pour un chiard, avec Claude. » Non, pas de famille, peu d’amis, personne pour s’occuper de l’enfant plus d’une soirée. Avant même qu’on l’ait vue danser, on lui mettait des bâtons dans les roues. En rentrant chez elle, Rabeha avait récupéré son Homéro laissé à la voisine. Devant la bouille charmante du bambin, son regard doux et plein de cils, elle s’était dit que, décidément, c’était tout ce qu’elle avait et qu’elle trouverait un autre moyen de réaliser son destin. Elle se coucha en visualisant la vie de tournées et de clips TV qu’elle abandonnait derrière elle, les milliers de costumes qu’elle ne porterait pas, les applaudissements qu’elle n’entendrait pas, les fans transis qu’elle n’éconduirait pas, la concurrence ravageuse entre les filles, les répétitions épuisantes au moulin de Dannemois et les engueulades du patron caractériel. Claude François s’électrocuta l’année d’après, ce qui rétrospectivement la conforta dans l’idée qu’elle avait fait le bon choix.

Rabeha prenant de l’âge, le rêve de la danse s’était éloigné, mais celui de la chanson perdurait, sans date de péremption – il n’y avait qu’à voir le nombre de vieilles chanteuses qui poussaient leurs rengaines dans les émissions du samedi soir, des femmes qui devaient déjà s’égosiller dans les bals à la Libération, alors que de danseuses, passé vingt-cinq ans, wallou, il n’y en avait plus aucune. Pour gagner sa vie et nourrir son garçon, elle accepta une proposition de ménages chez un grand producteur de l’époque. Peut-être espérait-elle ainsi se rapprocher de sa passion, mais son employeur était rarement là et, quand cela arrivait, il semblait préférer le silence aux reprises a cappella de Dalida. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. Elle tenta encore quelques radio-crochets, sans succès, et se fit longtemps balader par un musicien fauché qui lui promit un duo sur son futur album, dans la seule optique de concrétiser ledit duo dans son lit. De propositions bancales en espoirs déçus, la voix de Rabeha se tut. Du producteur, elle passa à une clientèle moins flamboyante mais tout aussi fortunée dans le XVIe arrondissement de Paris. Elle garda une passion sincère pour Dalida et consacra son existence à améliorer le quotidien de sa minuscule famille avec courage et résilience.
Homéro grandit dans une insouciance relative, bien peu conscient des efforts de sa mère pour lui assurer un confort de vie correct. C’était un garçon affable, un peu replet, qui savait se faire aimer de son entourage. De son enfance il avait peu de souvenirs, sinon que ce fut une période agréable où on lui avait à peu près foutu la paix. Alors qu’il entrait dans l’âge adulte, Rabeha déclara un cancer foudroyant. En quelques mois, l’affaire fut pliée. En plus de son incommensurable tristesse, Homéro se trouva désemparé, absolument pas prêt à affronter la vie sans la présence de sa mère à ses côtés. Dans le vide immense qu’elle lui laissait, il prit la pleine mesure de tous les sacrifices auxquels elle avait consenti pour lui.

Chêne et roseau
La réunion avait lieu dans la salle du Conseil, une grande pièce de style rocaille décorée de boiseries sur le thème de la chasse, assez spacieuse pour contenir l’ensemble des directeurs des huit départements et des onze directions de service. Depuis la nomination de Daphné, ce collège qui se tenait deux fois par mois avait pris une nouvelle tournure : on y débattait davantage des scores de la billetterie que de prêts ou d’acquisitions des œuvres. Aurélien arriva légèrement après l’horaire et eut la désagréable surprise de s’apercevoir qu’il était le dernier. Daphné Léon-Delville siégeait à l’extrémité de l’immense table en noyer, du moins la place lui était réservée. Elle ne l’occupait pas, car elle était appuyée contre un radiateur près de la fenêtre, ce qui lui conférait une position en surplomb. Les directeurs de département s’étaient regroupés d’un côté de la table et les directeurs de service de l’autre. Près de ces derniers se tenaient quelques personnes qu’Aurélien aurait peut-être identifiées s’il avait lu l’ordre du jour.
La seule place libre était en bout de table, à l’opposé de celle de Daphné. La présidente se tourna vers lui et, avec ce sourire immuable qui chaque fois plongeait Aurélien dans une drôle de perplexité, elle le fixa de son regard clair jusqu’à ce qu’il se soit complètement immobilisé sur sa chaise.
« Pardonnez-moi, je suis prêt.
– Bien, commença Daphné toujours appuyée sur le radiateur. Nous accueillons aujourd’hui Culture Art Média Patrimoine à qui j’ai commandé à mon arrivée un audit sur la fréquentation du musée. »
Un jeune homme roux et barbu se leva, salua l’assemblée. D’allure athlétique, il portait un costume gris sur un tee-shirt immaculé. En observant le chignon positionné au sommet de son crâne, Aurélien se demanda comment cette mode avait pu se frayer un chemin des plateaux de téléréalité jusqu’à ce genre de réunion ; il n’avait pas vu venir cette révolution silencieuse.

Matthieu avait créé l’agence Culture Art Média Patrimoine, CAMP en abrégé, spécialiste des questions muséales. La société encore jeune, grâce à l’énergie de son fondateur et à un certain nombre de clients peu indisposés par son man bun, s’était taillé en un peu moins de cinq années une place de choix dans son secteur, raflant d’importantes missions de conseil auprès d’institutions culturelles, à la faveur de frontières toujours plus poreuses entre la sphère publique et les affaires privées.
En préambule, Matthieu remercia Daphné pour sa confiance dans des termes qui donnaient l’impression d’un lien au-delà d’une relation strictement professionnelle, accentué par un tutoiement inédit. Avec une connivence appuyée, il exprima sa fierté d’accompagner la présidente dans cette nouvelle ère du musée, une ère trois point zéro, et indiqua que les meilleurs talents de son écurie avaient été sollicités pour mener à bien cette mission. Avant de passer la parole à « Ben qui allait entrer dans le dur », Matthieu conclut son laïus par un proverbe chinois qui disait en substance qu’il fallait rester souple tel le roseau pour ployer sous le vent du changement et absorber ses contraintes. Ce matin, Aurélien se sentit plutôt comme un chêne séculaire particulièrement rigide et enraciné.
Ben connecta sa tablette sur le système vidéo qui équipait la pièce et l’entête de la présentation s’afficha sur le visage d’Aurélien, malencontreusement placé entre la machine et l’écran. Le conservateur se décala et Ben, après avoir lancé le chronomètre sur son Apple Watch, entra effectivement dans le dur, et d’une façon magistrale : il attaqua son auditoire par une série de chiffres qu’il appelait data ou metrics, dont il tirait tout un tas de KPI, pour la plupart dénommés par d’obscurs acronymes qu’il ne prit jamais la peine de traduire. Ben naviguait du CX au DQM, du SMO aux KOL, abandonnant parfois ces abréviations pour des anglicismes énigmatiques, seeding, mapping, funnel ou insights. Aurélien en était certain, l’essentiel de ce sabir n’avait jamais été prononcé dans l’enceinte du musée. De temps en temps, égaré dans ce marigot imbitable, un mot gracieux réveillait son attention comme celui de « cohortes » qui lui évoquait d’impavides armées antiques ou le très poétique « lac de données » dans lequel il aurait volontiers noyé ses soucis, aussitôt souillé par d’affreux benchmark ou scrapping. Il pensa qu’une des exigences de sa pratique était de rendre intelligibles des propos compliqués ; pour les consultants, au contraire, le jargon mouvant et sans cesse renouvelé ne semblait avoir d’autre intention que de créer chez le client le sentiment de dépassement et de désuétude nécessaire à leur économie. »

Extraits
« Redonner ses vraies couleurs à La Joconde, c’est créer un événement planétaire et vous assurer la venue de millions de gens empressés d’admirer sa photogénie nouvelle. »
Léa fixait Aurélien de son regard franc et volontaire. Il en éprouva de la gêne. D’ailleurs, toute l’assemblée le dévisageait comme si l’on attendait de lui une réaction. Il resta silencieux. Que pouvait-il dire ? Fallait-il se lancer dans une discussion avec une agence marketing sur la technique de Léonard, les risques d’une telle restauration, le tollé que cela provoquerait dans le monde des arts et à l’extérieur, et mille autres répercussions dont il n’avait encore aucune idée ?
Matthieu reprit la parole. « En restaurant La Joconde, vous êtes à peu près sûrs de capter chaque année onze à douze millions de visiteurs avides de voir et revoir le chef-d’oeuvre, de faire parler du Louvre comme jamais depuis le cambriolage de 1911, de susciter un débat profond dans l’opinion. Il n’y a pas à notre sens de meilleure solution pour faire venir le public en nombre. » p. 46-47

« Reprends ton vol », installation de Randy Devanlet, né en 1972, questionne frontalement les effets du temps sur la perception des œuvres. Le plasticien, adepte de la prise de risque, établit un geste polémique et lourd de sens qui contracte l’échelle du temps en une durée appréhendable par l’homme. L’œuvre de Cosimo Rosselli, propriété de l’artiste, est ainsi soumise à un milieu bactériologique acide qui accélère son oxydation. L’état de la peinture révélé toutes les demi-heures par une grue automatique permet au spectateur de se rendre compte de l’effet du temps, de la corruption de la matière, de la destruction de la chair, ici picturale, de son inéluctable érosion. Lorsque la peinture est plongée dans son bain, le visiteur est invité à s’imaginer l’état réel de sa dégradation. Randy Devanlet s’est distingué par ses œuvres «Nounours» en 2020 et «Noushka» en 2022, où ont été soumis au même processus d’oxydation accélérée les sujets de l’ours en peluche de son enfance et de sa chienne décédée, œuvres qui font également partie de la collection Pinault. » p. 74

À propos de l’auteur
SAINT-BRIS_Paul_DRPaul Saint Bris © Photo DR/Philippe Rey

Paul Saint Bris, âgé de quarante ans, vit à Paris où il est Directeur artistique. Il est le fils aîné de François Saint Bris, directeur du Clos Lucé et le neveu de Gonzague Saint Bris. Il est très attaché à Amboise où il a passé de nombreuses vacances et où, enfant, il venait passer Noël avec sa grand-mère, ses parents et ses sept oncles et tantes. Il signe avec L’allègement des vernis son premier roman. (Source: Éditions Philippe Rey / La Nouvelle République)

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Les archives des sentiments

STAMM_les_archives_des_sentiments

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En deux mots
Licencié du journal pour lequel il travaillait comme archiviste, le narrateur obtient de pouvoir transférer ses fichiers dans sa cave et poursuit son œuvre de classement et de tri. En remettant la main sur le dossier consacré à Franziska, son premier amour devenue chanteuse, il se remémore leur passé commun et veut retrouver cette femme perdue de vue.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une vie qui s’écrit au subjonctif

Dans son nouveau roman Peter Stamm met en scène un archiviste au chômage qui retrouve un fichier consacré à une chanteuse dont il était éperdument amoureux et avec laquelle il aimerait renouer des liens. Mélancolique et tendre, sur l’air de Dis, quand reviendras-tu de Barbara.

«Le plus clair de mon temps, je le passe à traiter les journaux et les magazines auxquels je suis abonné, je découpe les articles intéressants, je les colle, leur attribue une référence avant de les mettre dans les dossiers correspondants, travail pour lequel j’étais payé autrefois et que je continue pour moi tout seul depuis que j’ai été licencié, parce que sinon je ne saurais pas comment occuper mon temps. Comme son épouse Anita a préféré le quitter, le narrateur – qui n’est jamais nommé – occupe désormais sa solitude à gérer les archives du journal qui l’employait et qu’il a réussi à faire rapatrier dans sa cave lorsque le service a été supprimé. Un peu maniaque, il cherche à mettre de l’ordre dans sa vie en triant et en créant de nouveaux dossiers. Il ne sort plus guère de son domicile, si ce n’est pour de longues marches durant lesquelles il peut ressasser son triste sort mais aussi convoquer des souvenirs et laisser son imaginaire vagabonder.
C’est ainsi qu’il se voit cheminer avec Franziska, son amour de jeunesse qu’il a perdu de vue lorsqu’elle a entamé une carrière de chanteuse sous le nom de Fabienne et aimait réinterpréter les airs de Barbara. En fait, il ne l’a jamais oublié, en témoigne un dossier de plusieurs kilos rassemblé au fil de la carrière de l’artiste. Une façon discrète de partager encore un bout de chemin avec elle, lui qui n’a jamais osé lui avouer son amour, y compris lorsque le hasard des rencontres les mettait en présence l’un de l’autre. Ils ont même partagé une fois une chambre d’hôtel, mais sans que ce rapprochement physique ne débouche sur autre chose qu’un sage baiser.
À quarante-cinq ans, il se dit qu’il ne risque rien à essayer de contacter Franziska, maintenant qu’un ancien collègue a réussi à la localiser.
Peter stamm raconte alors la douce métamorphose d’un homme qui se rapproche de l’être aimé et plus il avance dans sa quête, moins il se soucie de ses archives.
Peter Stamm le mélancolique a concentré dans ce roman ses thèmes de prédilection, la solitude, l’errance, le doute qui déjà habitaient le narrateur de L’un l’autre ou cette exploration du passé comme dans Tous les jours sont des nuits. Avec la même langue, limpide comme un ruisseau de montagne, il capte l’attention du lecteur qui ne peut s’empêcher – pour peu qu’il ait un certain âge – de repenser lui aussi à son premier amour, à ce qu’il aurait pu être, à ce qui pourrait advenir si le hasard le mettait à nouveau sur sa route…
Alors la vie s’écrit au subjonctif.

Les archives des sentiments
Peter Stamm
Christian Bourgois Éditeur
Roman
Traduit de l’allemand (Suisse) par Pierre Deshusses
200 p., 20 €
EAN 9782267051094
Paru le

Où?
Le roman est situé en Suisse, du côté de Zurich. On y évoque aussi l’Oberland bernois.

Quand?
L’action se déroule sur plus d’un quart de siècle jusqu’à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ancien documentaliste, le narrateur passe son temps à découper des articles de presse qu’il archive dans sa cave – tous soigneusement rangés dans des dossiers. L’un d’entre eux est dédié à Franziska, alias Fabienne, une ex-chanteuse de variétés à succès. Il ne pèse pas moins de deux kilos, un poids à la mesure de l’amour que le narrateur lui porte depuis l’enfance. Ils se sont connus sur les bancs de l’école et ont même été de proches amis. Le temps passant, ils se sont perdus de vue. Mais un jour, le narrateur décide de reprendre contact avec elle et, après s’être procuré son adresse mail, lui envoie un message.
Avec humour et tendresse, la voix du narrateur se déploie ici pour déjouer les codes du roman sentimental, et nous conter une histoire d’amour singulière. Est-il possible de conserver intacts les sentiments pour l’être aimé, de les mettre à l’abri du temps comme on classe un dossier ? La réponse à ces questions ne manque ni de charme ni de poésie.

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Peter Stamm présente son roman Les archives des sentiments © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Plus tôt dans la journée, il y a eu un peu de pluie, maintenant le ciel n’est chargé que par endroits, avec d’épais petits nuages ourlés d’une blancheur incandescente dans la lumière. D’ici on ne peut déjà plus voir le soleil, il a disparu derrière les collines boisées et l’on sent qu’il fait plus frais. La rivière charrie beaucoup d’eau qui forme une écume blanche aux endroits où les pierres affleurent ; j’ai l’impression de sentir l’énergie roulée par toute cette eau en mouvement, comme si elle me traversait, courant puissant et vivifiant. À cent mètres en amont, là où l’eau franchit une retenue, le gargouillis se transforme en une rumeur ample et forte. Le mot rumeur ne convient pas, il est beaucoup trop inexact avec toutes ses significations et ses acceptions ; on parle de rumeur pour tout : une rivière, la pluie, le vent. L’éther aussi émet une rumeur. Il faut que je fasse un dossier sur les différents bruits de l’eau; je me demande dans quelle rubrique je vais l’intégrer : Nature, Physique, peut-être même
Musique ? Les bruits, les odeurs, les phénomènes lumineux, les couleurs, il y a encore tellement de lacunes dans mes archives, tant de choses qui n’ont pas été écrites, pas été saisies, tant de choses insaisissables.
J’ai remonté le sentier qui longe la rivière et mène vers le haut de la vallée. Franziska m’a rejoint, je ne sais pas d’où elle est venue, elle a peut-être été attirée par l’eau, elle nous a toujours attirés tous les deux. En tout cas, Franziska marche à côté de moi. Elle ne dit rien, elle me sourit simplement quand je la regarde, ce sourire malicieux dont je ne savais jamais vraiment ce qu’il signifiait, raison pour laquelle peut-être je l’aime tant. Elle m’adresse un petit signe de la tête, comme si elle voulait m’encourager à faire quelque chose, à dire quelque chose. Ses cheveux viennent se plaquer sur son visage, elle les écarte. Je voudrais poser ma main sur sa nuque, embrasser sa nuque. Je t’aime, dis-je. Je veux prendre sa main mais ne saisis que le vide.
Il arrive ainsi parfois qu’elle surgisse sans crier gare, sans que j’aie pensé à elle, elle me tient un peu compagnie et disparaît comme elle est venue et je me retrouve seul.
Ça fait combien de temps que je marche?
Une demi-heure, une heure? Un scarabée noir traverse le chemin juste devant moi, je m’arrête et l’observe. C’est quelle espèce de scarabée ? Il y a des centaines de milliers d’insectes et j’en connais à peine une douzaine : les coccinelles, les hannetons et les hannetons de la Saint-Jean, les punaises, les cancrelats, les mille-pattes, les sauterelles, les abeilles et les bourdons, les fourmis… que sais-je ! Il y a tant de choses que j’ignore encore.
Couleurs mates de ce début de printemps, qui annoncent déjà les couleurs plus saturées de l’été, brise légère qui n’est pas froide mais pas chaude non plus et qui me donne des frissons sans me faire véritablement grelotter, juste une sensation à fleur de peau. J’ai pris la passerelle et traversé la rivière. De ce côté, le chemin est un peu plus large mais moins fréquenté, à plusieurs endroits la terre est spongieuse, des flaques se sont formées, les fils à haute tension et les nuages viennent s’y refléter. À mesure que je me rapproche de la ville et de ses faubourgs, les bruits deviennent plus forts.
Chemin sans nom sur lequel j’avance ; jardins ouvriers dont certains sont déjà prêts à recevoir les plantations du printemps, alors que d’autres sont encore pris par le sommeil de l’hiver et d’autres encore complètement en jachère, sans doute à l’abandon depuis des années ; derrière : la ligne de chemin de fer et plus loin l’autoroute. Rumeur de la rivière, rumeur des autos, des camions, un sifflement aigu puis une autre rumeur à la sonorité métallique, comme une pulsation, un train qui passe. Comment décrire, fixer tout cela?
Marcher m’a fatigué, je n’ai plus l’habitude et je m’assieds sur un banc en bois peu après la retenue d’eau. Assis au bord de la rivière, je suis submergé par l’intensité des impressions qui m’assaillent. C’est ce même sentiment de limpidité et de porosité qui vous prend quand on sort pour la première fois de la maison après une longue maladie, encore un peu affaibli, dégrisé et avec tous les sens en éveil. Je ferme les yeux, la rumeur devient plus forte, la rivière charrie davantage d’eau, elle devient plus rapide et prend une couleur ocre. Il ne pleut presque plus, et bientôt la pluie s’arrête. Je frissonne, je n’ai qu’un maillot de bain sur moi et une serviette passée autour des épaules. Le froid me fait sentir plus nettement mon corps, tout est très clair et superficiel. Je ressens un bonheur qui ressemble à un malheur.
Je ne peux m’empêcher de penser à Franziska, qui est très certainement chez elle maintenant, en train de faire ses devoirs ou bien un gâteau ou autre chose, une occupation de fille. On fait un bout de chemin ensemble en rentrant du collège.
Au grand croisement, là où nos routes se séparent, on s’arrête souvent longtemps pour discuter. De quoi parlions-nous à l’époque ? J’ai l’impression qu’on ne manquait jamais de sujets de conversation. Puis l’un de nous regarde sa montre et voit qu’il est tard, nos mères nous attendent pour le déjeuner. Éclats de rire, bref au revoir.
Sur le chemin du retour, je continue de penser à Franziska, j’entends encore sa voix, son rire, les choses qu’elle dit et celles qu’elle ne dit pas.
Puis le portail du jardin qui grince, le gravier qui crisse dans la tranquillité de midi. Rumeur de la ventilation, odeurs qui viennent de la cuisine, par la fenêtre ouverte on entend le top horaire à la radio, les informations de midi, la voix de ma mère, le tintement d’une casserole dans l’évier.
Quand il n’y avait pas cours l’après-midi et que je traînais sans rien faire, je pensais souvent à Franziska. Je ne pensais pas à elle, elle était simplement là, elle marchait à côté de moi dans la forêt, m’observait dans tout ce que je faisais, s’asseyait à côté de moi au bord de la rivière et jetait comme moi des cailloux dans l’eau. Elle me chatouille la nuque avec un brin d’herbe, c’est comme une timide manifestation de tendresse. Tu sais qu’on ne peut pas se chatouiller soi-même, dit-elle en passant avec un sourire le brin d’herbe sur son visage.
Étais-je amoureux de Franziska ? En classe il y en avait toujours pour dire qu’un tel était amoureux d’une telle ou qu’une telle était amoureuse d’un tel, que les deux étaient toujours ensemble, mais ça rimait à quoi ? Mes sentiments étaient beaucoup plus grands, plus troublants que ces ridicules amourettes qui s’arrêtaient aussi vite qu’elles avaient commencé. Les sentiments que j’éprouvais pour Franziska me submergeaient ; quand j’étais avec elle, j’avais l’impression d’être au centre du monde, comme s’il n’y avait que nous deux à ce moment-là et rien d’autre, pas de collège, pas de parents, pas de camarades. Mais Franziska ne m’aimait pas.
Je n’ai presque pas quitté la maison de tout l’hiver, en fait je ne sors presque plus depuis des années, depuis que j’ai été licencié, depuis ma séparation d’avec Anita, qui n’était pas vraiment une séparation. J’ai laissé tomber Anita comme j’ai laissé tomber beaucoup de choses au cours de ces dernières années, en même temps peut-être que ma dernière chance de mener une vie normale, la vie qu’on attend de vous. Mais personne n’attend rien de moi, et moi encore moins, et c’est ainsi que j’ai fini par me replier de plus en plus sur moi-même. Certains jours, je ne sors que pour aller à la boîte aux lettres ou dans le jardin prendre un peu l’air. Une ou deux fois par semaine, je vais faire quelques courses dans la petite épicerie du quartier, juste avant l’heure de la fermeture, quand il n’y a plus beaucoup de clients. J’achète les rares choses dont j’ai besoin, et chaque fois ça me fait plaisir de voir que l’épicier me dit bonjour comme si c’était la première fois qu’il me voyait. Ce que je ne trouve pas dans le magasin, je le commande sur catalogue ou sur Internet, j’aime ce monde bi-dimensionnel des achats en ligne, sans personne, les images stériles des différents produits sur fond blanc, face avant, côté, face arrière, accessoires, données techniques, votre panier. Je vais à la banque quand je n’ai plus de liquide, chez le coiffeur quand mes cheveux partent dans tous les sens. Je ne sais plus quand je suis allé chez le médecin pour la dernière fois, mais ça fait longtemps.
Le plus clair de mon temps, je le passe à traiter les journaux et les magazines auxquels je suis abonné, je découpe les articles intéressants, je les colle, leur attribue une référence avant de les mettre dans les dossiers correspondants, travail pour lequel j’étais payé autrefois et que je continue pour moi tout seul depuis que j’ai été licencié, parce que sinon je ne saurais pas comment occuper mon temps. Même si tout le monde dit que les archives ça ne sert plus à rien, que c’est complètement anachronique à l’époque des banques de données et des recherches plein texte.
Pourquoi mes chefs avaient-ils alors du mal à me céder ces archives ? La décision de tout mettre à la benne avait été rapidement prise par un quelconque membre de la direction, un de ces types dynamiques qui ne voient les gens comme moi qu’une fois par an, de loin, au moment de la fête de Noël. Mais lorsque j’ai proposé de tout reprendre et de tout installer dans ma cave, y compris les rayonnages mobiles sur rails, la direction s’est montrée méfiante et a mis des semaines à prendre une décision. Mon supérieur hiérarchique direct avançait toutes sortes d’objections, disant que ce serait beaucoup trop cher, que ma maison ne supporterait peut-être pas le poids de tous ces dossiers, se demandant si les pompiers donneraient l’autorisation pour entreposer une telle masse de papier dans une maison individuelle. J’avais suffisamment d’argent et je promis de prendre à ma charge tous les frais du déménagement. Ma cave était grande, le sol était en ciment et pouvait supporter ce poids sans problème. Du côté des pompiers, on ne parut pas vraiment comprendre tous ces scrupules. Si vous saviez ce que les gens entreposent dans leurs caves et leurs greniers, me dit en riant l’homme au bout du fil. Son rire avait comme un sous-entendu désagréable, comme s’il partageait avec moi un secret inconvenant.
Même après avoir désamorcé toutes les objections présentées par mon chef, il fallut encore des semaines avant qu’on se décide à me laisser enfin toute cette masse d’archives. Un contrat compliqué fut établi où il était question de droits d’auteur et de protection des données personnelles et où il était stipulé que je n’avais pas le droit d’utiliser ces archives à des fins commerciales ni de les divulguer en les transmettant à des tiers. Je lus plusieurs fois le contrat, chaque mot, j’ai toujours aimé les contrats, l’écriture minuscule, le papier très fin, la structure des paragraphes et cette langue étrangement alambiquée destinée à prévenir toute éventualité. On dirait parfois que les choses ne commencent à exister que lorsqu’elles sont régies par un contrat, qu’il s’agisse de mariage, de convention de travail, d’achat de maison ou de succession.
La signature des papiers fut pour moi la seule occasion de rencontrer le responsable au sein de l’équipe de direction et je vis bien qu’il me prenait pour un hurluberlu, ce qui me conforta dans mon projet.
Ces gens n’ont jamais compris le véritable but des archives, ils n’ont vu que les coûts que cela entraînait et les ont divisés par le nombre de recherches effectuées pour en conclure que ça n’était pas rentable. Mais qu’est-ce qui est rentable ? Les archives ne renvoient pas au monde, elles sont une copie du monde, un monde en soi. Et à la différence du monde réel, elles ont un ordre, tout y a une place déterminée, et avec un peu d’entraînement on peut facilement tout retrouver très vite. Voilà la véritable finalité des archives. Être là et créer un ordre. L’installation des rayonnages mobiles fut faite par une entreprise spécialisée qui ouvrit des saignées dans le sol en béton pour y poser les rails. La maison était emplie du bruit assourdissant du marteau-piqueur, la poussière montait jusque dans les pièces du haut, fine brume que transperçaient les rayons du soleil, lumière blanche de la rénovation.
Vint enfin le grand jour où un camion s’arrêta devant ma maison, et des déménageurs transportèrent dans ma cave, avec force soupirs et jurons, les caisses remplies de dossiers. Je fus un peu effrayé de voir la masse de matériaux qui m’appartenaient maintenant et dont j’avais la responsabilité. L’excitation de la transformation et du déménagement était si grande que j’eus besoin de quelques jours pour réaliser ce qui s’était passé. Ranger les dossiers fut ensuite comme un lent processus de guérison où il fallut tout remettre en ordre pour que finalement tout fût à sa place.

C’est chaque fois une joie de trouver le bon endroit pour tel ou tel événement. Une catastrophe naturelle, le divorce d’une personnalité en vue, un projet de construction publique, un crash aérien, la situation du moment, il n’y a rien qui ne trouve sa place dans ce système, rien à quoi on ne puisse faire une place. Et une fois que quelque chose est intégré dans la hiérarchie des sujets, ça devient compréhensible et maîtrisable. Alors que quand tout est traité sur le même plan, comme sur Internet, ça n’a plus aucune valeur.
Les dossiers en rapport avec les événements du moment, qui sont complétés tous les jours et prennent du volume, sont posés sur mon bureau ou par terre, tandis que je range les autres dans les étagères de la cave jusqu’à ce qu’un sujet refasse surface et s’enrichisse de nouveaux éléments.
Actualiser les archives est un gros travail qui demande beaucoup de soin. Un article qui n’a pas été mis à sa place peut être considéré comme perdu. Et il y a certainement des centaines de ces textes qui se retrouvent orphelins, parce qu’ils ont été mis dans le mauvais classeur. Je me suis promis de reprendre un jour ou l’autre tous les dossiers afin de chercher ces papiers et les mettre au bon endroit, mais même en été, alors qu’il y a moins de pages dans les journaux et moins de sujets intéressants, le temps ne suffit pas.
La masse de travail est peut-être la raison pour laquelle je quittais de plus en plus rarement la maison au fil des années, et moins je sortais, plus cela me coûtait de l’énergie et des efforts. Après mon licenciement, c’était sans doute la honte qui me retenait de me mêler aux autres. Je ne voulais pas faire partie de ces hommes perdus dont on voit de loin qu’ils ne sont plus bons à rien, je restais donc chez moi et faisais mon travail pour moi. Le temps passant, je m’habituai à cette vie solitaire, et maintenant c’est entre mes quatre murs que je me sens le mieux, dans la maison où j’ai grandi et que j’ai réintégrée après la mort de ma mère. Quand je suis dehors, je me sens mal à l’aise et emprunté ; chez moi, je suis à l’abri des vicissitudes du monde qui ne cesse de se transformer, qui me dérange dans mes pensées et mes souvenirs, dans ma routine quotidienne.
Je me lève tous les matins à six heures et demie, je prends une douche, je lis les indications enregistrées par ma petite station-météo et les reporte dans un cahier où mon père déjà inscrivait chaque jour la température, la pression atmosphérique et le degré d’humidité. Je me fais du café et travaille dans mon bureau jusqu’à midi. Là, je ne mange la plupart du temps qu’un sandwich en écoutant les nouvelles à la radio. Je m’allonge une demi-heure, retourne dans mon bureau au plus tard à une heure et demie et continue à travailler jusqu’à six heures. Le soir, je me fais des choses simples à manger, des choses que j’ai toujours faites et que ma mère faisait déjà. Après le dîner, j’ouvre une bouteille de vin rouge, je prends un livre sur les étagères et je lis jusqu’à ce que la bouteille soit vide et que je sois assez fatigué pour m’endormir.
Autrefois j’écoutais souvent de la musique, mais elle me rendait sentimental et je n’aimais pas ça. Même les chansons que chantait Fabienne me faisaient parfois monter les larmes aux yeux.
C’est vrai? Franziska éclate de rire. Tu peux rire. Je sais bien que c’est puéril, mais quand tu évoques un amant dans une chanson, j’imagine que c’est moi dont tu te languis. Tu n’es pas le seul, dit-elle en fronçant les sourcils. Mais je ne voulais plus de ça, dis-je, alors j’ai fini par arrêter d’écouter de la musique. Entre-temps j’aime le calme de la maison qui n’est troublé que par le ronronnement du réfrigérateur, un robinet qui goutte, quelques bruits provenant de la rue ou d’ailleurs. J’aime bien cette idée que ma voix traverse ta maison, dit Franziska, elle vient du dehors, c’est le printemps, quelqu’un laisse sa radio allumée, c’est peut-être un voisin, peut-être un ouvrier sur un échafaudage, et je chante une chanson d’amour et tes yeux se mouillent.
Elle rit. J’ai mis la radio. Le top horaire retentit. N’a-t-il pas été supprimé depuis longtemps? Il est douze heures, zéro minute. Viennent ensuite les informations.
Toutes mes journées se déroulent de la même façon, que ce soit en semaine, le week-end ou pendant les vacances. J’oublierais même mon anniversaire, si un tel ou un tel ne m’envoyait pas une petite carte en me disant de donner signe de vie. Mais je ne fais signe à personne, je ne sais pas ce que j’irais dire aux gens. Il ne se passe rien dans ma vie, et échanger des points de vue ne m’a jamais intéressé. Ça intéresse qui de savoir ce que je pense du président des États-Unis, quel est mon avis sur les relations entre la Suisse et l’UE, si je suis pour ou contre le Brexit ou l’arrêt des centrales nucléaires ? Les opinions n’ont rien à voir avec les faits, juste avec les sentiments, et mes sentiments ne regardent personne. Mon travail, c’est de rassembler et d’ordonner. Je laisse à d’autres le soin d’interpréter le monde.
Il est possible qu’à un moment donné je me sois imaginé une autre vie, qu’une autre vie ait été possible pour moi. Je n’ai pas toujours été un ermite, simplement mes tentatives pour mener une vie normale ont échoué, ça arrive, et ce n’est la faute de personne. Entre-temps je préfère vivre avec mes souvenirs plutôt que de faire de nouvelles expériences qui finalement ne conduisent à rien d’autre qu’à des souffrances. »

Extraits
« Mais qui fait encore attention aux textes des chansons ? Si l’on aimait et souffrait autant dans le monde que dans les chansons, il serait différent de ce qu’il est. Ce qui me préoccupe beaucoup plus, c’est une autre question. Toute ma vie, j’ai été convaincu que Franziska ne m’aimait pas, que je n’avais jamais été autre chose pour elle qu’un bon ami, peut-être même son meilleur ami pendant un certain temps et que c’était la raison pour laquelle je n’avais aucune chance de devenir son amant. Maintenant je vois tout d’un coup partout des signaux qu’elle me donnait, des possibilités qu’elle créait, des invitations à aller vers elle, à lui déclarer mon amour, à l’embrasser, à l’aimer. Avais-je été à ce point aveugle pour ne pas m’en être rendu compte à l’époque ou étais-je trop timide, ou bien ne voulais-je secrètement pas être avec elle? » p. 94-95

« J’habitais maintenant dans la maison depuis un moment. J’allais mieux mais je me repliais de plus en plus sur moi-même. Je ne me souciais plus guère de mes rares amis, sortais encore plus rarement que d’habitude, m’occupais, quand j’avais du temps libre, du jardin où j’avais toujours quelque chose à faire sans que pourtant rien ne change. J’avais quarante-cinq ans, mais je m’étais accommodé du fait que la vie n’allait plus rien me proposer de nouveau. Autour de moi je voyais des hommes de mon âge s’entraîner pour le marathon, s’acheter des voitures chics ou se montrer avec de jeunes femmes, et je les trouvais pitoyables pour ne pas dire méprisables. » p. 130

À propos de l’auteur
STAMM_Peter_©Gaby_GersterPeter Stamm © Photo Gaby Gerster

Peter Stamm est né en 1963 en Suisse. Après des études de commerce, il a étudié l’anglais, la psychologie, la psychopathologie et l’informatique comptable. Il a longuement séjourné à Paris, New York et en Scandinavie. Depuis 1990, il est journaliste et écrivain. Il a rédigé une pièce pour la radio, une pièce pour le théâtre et a collaboré à de nombreux ouvrages. Il est, depuis 1997, rédacteur en chef du magazine Entwürfe für Literatur. Il a obtenu en 1998 le Rauriser Literaturpreis pour son premier roman, Agnès. Il vit actuellement à Winterthur. (Source: Christian Bourgois Éditeur)

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Lulu

PAUL_LE_GARREC_lulu Logo_premier_roman  68_premieres_fois_2023

Finaliste du « Coup de Cœur des Lycéens » 2023

En deux mots
Lulu passe son enfance auprès de sa mère, mais surtout auprès de sa mer. La plage de l’Atlantique devient son terrain de jeu et de découverte. Il ramasse trie et classe tout ce qu’il trouve. Une quête obsessionnelle qui pourrait bien cacher celle du père absent.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma mère, ma mer et mon père

Léna Paul-Le Garrec a réussi un premier roman très touchant. En nous racontant la passion, puis l’obsession, du petit Lucien pour les objets que la mer laisse sur la plage, elle livre un roman initiatique sensible et poétique.

Du plus loin qu’il s’en souvienne, Lucien a toujours chéri la mer. Il garde cette image de l’Atlantique balayée par les vents, du sable et des rochers, et de cette sensation forte de liberté. Lui qui vit seul avec sa mère trouve dans les embruns et dans les ciels changeants sa raison de vivre. Dès qu’il en a l’occasion, il parcourt la plage à la recherche des trésors livrés par les marées. Sa collection de coquillages va d’abord lui permettre de montrer à ses camarades de classe tout le savoir que sa passion lui permet d’accumuler.
Une passion qui va vite virer à l’obsession, passant ses journées à sonder la plage et à chercher dans les livres comment trier et classer ses trésors: «Je suis submergé d’informations: les coquillages, les plumes d’oiseaux, les bois flottés. Ma tête commence à être aussi envahie que ma chambre. À force de tout mémoriser, je me demande si mon cerveau n’est pas allé se réfugier dans mon cœur.»
Dans le petit carnet qui ne le quitte plus, il consigne la date, l’heure, le lieu et le contenu de toutes ses trouvailles. Et élargit son catalogue avec des pièces en métal qu’il découvre aux côtés d’une vieille dame un peu excentrique et sa drôle de machine jusqu’aux bouteilles.
Ces dernières, lorsqu’elles contiennent un message, vont former un espace à part dans son accumulation d’objets, car elles contiennent un puissant moteur, l’imaginaire. Qui a laissé ce message et dans quel but? Peut-on retrouver leur propriétaire? Et si oui, va-t-il répondre au courrier qu’il leur adresse? En se rendant compte tout à la fois du caractère très aléatoire de ce mode de communication, il va aussi se rendre compte qu’il existe une internationale des bouteilles à la mer et qu’il n’est pas le seul à être passionné. Avec l’hymne de Police dans la tête, il va lancer à son tour les message in a bottle.
Léna Paul-Le Garrec a construit son roman en deux parties que l’on pourrait résumer à une quête de la mer (la mère) à laquelle succéderait une quête du père. Chacune des parties étant accompagnée d’un style et d’une narration qui lui sont propres, marquant ainsi ce moment de bascule quand vient le temps pour Lucien de se demander qui il est. Quand il se rend compte qu’il s’est construit sur un vide: «mes fondations sont creuses, suspendues dans un néant. Nous ne sommes pas seulement notre mémoire, nous sommes aussi nos oublis, les trous de notre mémoire, nos absences, nos comblements, la fiction de ces comblements.»
Il part alors pour de nouvelles aventures. Mais ça, c’est une autre histoire, celle de l’âge d’homme, une fois que l’enfance s’est effacée sur le sable. Pour constater, au bout de ce chemin, qu’«on ne naît pas nu, on hérite d’une mémoire souterraine, on s’emmaillote d’une mythologie.»

Lulu
Léna Paul-Le Garrec
Éditions Buchet-Chastel
Premier roman
176 p., 16,50 €
EAN 9782283036051
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Enfant singulier et solitaire, élevé par une mère maladroite, étouffante, malmené par ses camarades de classe, Lulu trouve refuge sur le littoral. Tour à tour naturaliste, collectionneur, chercheur de bouteilles, ramasseur de déchets, il fera l’expérience de la nature jusqu’à faire corps avec elle.
Conte initiatique et poétique, Lulu, premier roman de Léna Paul-Le Garrec, interroge notre rapport à la liberté et à la nature.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Maze (Marie Viguier)
Citéradio (Guillaume Colombat)
Actualitté (Lolita Francoeur)
Blog La page qui marque
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les livres de Joëlle
Blog Zazymut
Blog Mademoiselle lit

Les premières pages du livre
« Sur les rives de la lointaine Atlantique, quelque part très à l’ouest, flottent à l’entrée de mon cabinet de curiosités trois verbes en lettres capitales : croire, creuser, rêver.
Il se raconte que, un jour de folie moderne, la sérendipité s’est invitée dans mes expériences interdites, menées la nuit en laboratoire, sur la pérennité et l’équilibre biologique de la chaîne alimentaire dans la biocénose des écosystèmes marins (oui, ça impressionne toujours un peu au début, mais n’ayez pas peur). Cette découverte serait fortuite, ce qui ne manque pas d’irriter la communauté des chercheurs aguerris.
Une espèce animale inédite révolutionne actuellement le monde scientifique.
Glorifié par les uns, étrillé par les autres, je me joue de cette rumeur. Les médias s’amusent de mes histoires fantasques et sans cesse réinventées, je suis l’érudit déjanté à la blouse jamais blanche, aux cheveux trop longs, à l’éloquence marginale, perché au milieu de ses tubes, pipettes et éprouvettes, dans cette perfection du désordre sur fond de musique rock. Les savants s’agacent de mes comparaisons avec Frankenstein et ils ont peut-être raison, elles amplifient le qu’en-dira-t-on.

Je suis le créateur du Piscis detritivore.
Poisson d’un nouveau genre. À la constitution robuste, de la taille et de la forme d’un dauphin, pourvu d’un incommensurable système digestif, il se nourrit exclusivement de détritus. Il nettoie les mers de la pollution humaine, il rétablit l’équilibre salutaire.
Vous comprendrez que j’en conserve le secret de fabrication.
Se répand le bruit d’un prix. Si j’en obtiens un (ce n’est en rien un but et je n’y crois pas, je suis bien trop jeune pour qu’un collège de sages experts, un aréopage me décerne quoi que ce soit, on ne peut toutefois s’empêcher d’y songer), je sais que mon discours sera romanesque. Lorsque le fil est trop long à remonter, autant le recréer.
Et pourtant, si le temps m’est accordé, je me hisserai sur la dune de mon existence et avec l’assurance d’un scaphandrier, j’exposerai à tous ma quête. Elle n’est pas la résultante d’une succession d’imprévus, elle prend ancrage dans les fatras de mon enfance, dans les tréfonds de ma consolation.
Venez, je vais vous la raconter.

1.
La première fois, c’est en hiver.
La pluie sur les lunettes, le vent sur les pommettes, sur les morceaux de joues qui dépassent de la capuche trop serrée, le lien qui m’étrangle le cou. Maman tire toujours de toutes ses forces, de crainte que le froid ne se faufile dans mon corps.
Les rafales giflent mon visage, la pluie tape si fort qu’on dirait de la grêle. Un son sombre, une plainte lugubre, quasi humaine, inonde mes oreilles.
Je ne sais plus quel est mon âge. Petit. Mes bottes excessivement grandes. Elles me semblent lourdes, immenses. Avec elles, j’ai peur de tomber, que la houle y pénètre et tente de m’enlever.
Ce moment-là, dans le froid de l’hiver, dans l’agitation de l’hiver, lutter contre le vent pour avancer, respirer péniblement tant l’étourdissant tourbillon de l’air s’engouffre dans ma bouche, dans mes narines tout entières. En apnée. Je ne vois rien, je n’arrive pas à marcher. Il faut plier les genoux, courber le corps pour ne pas vaciller. Même les rares mouettes ne parviennent pas à voler, elles bataillent pour ne pas chuter.
La mer, au loin. Elle me semble à l’autre bout du monde. Je perçois à peine ses vagues, devine son écume. Ça sent le sel, il pénètre dans mes sinus. Je sens que mon nez va couler. Je me retiens, tourne la tête pour renifler. Maman n’aime pas quand je renifle, maman n’aime pas quand mon nez coule.
Le ciel triste, bas, empli de cendres, l’absence de soleil, l’horizon bouché. Tout cela est ce que je vois de plus vaste, de plus lumineux.
Ce moment-là est magique. Le premier instant de liberté inscrit dans la porosité de ma jeunesse.
Je me souviens de tout. Chaque recoin de sable, chaque bout de rocher, chaque aile d’oiseau.
On ne se souvient pas toujours de ses premières fois, elles ne marquent pas toutes. Les premières fois ne sont pas toujours les meilleures, elles peuvent aussi être les pires, les plus fades, les plus médiocres. Ce dont on se souvient, c’est de la première intensité, de la première fois où submerge l’émoi. Nos sens envahissent notre mémoire, la travestissent.
Cette première fois là n’est pas la meilleure. La plage va me réserver bien d’autres moments de joie.
Ce qui compte ce n’est pas la première fois. Ce sont les suivantes, bien plus tard, après, lorsque arrive l’habitude. C’est l’émotion qui surgit alors qui est la plus belle, la plus pure, la plus réelle. En dehors des artifices de la passion.
Ça commence comme ça. L’hiver, sur la plage.
Ça ne peut pas commencer autrement.

2.
J’ai toujours eu envie d’en changer. Par moments, je m’imagine avec un autre.
Je n’aime pas mon prénom. Je ne l’ai jamais aimé, comme tous sans doute. Les parents veulent un prénom original, les enfants un prénom banal. On souffre souvent de ne pas être tout le monde, de ne pas être passe-partout, se fondre dans la masse. Surtout ne pas se faire remarquer. Nathan, Jules, Lucas, Louis, Léo, Hugo, Enzo…
En latin, il signifie « lumière ». Un comble, je l’ai si peu vue. Maman dit que justement, je la porte en moi, pas besoin de tant la regarder.

C’est en hommage qu’elle l’a choisi. À cause de Serge Gainsbourg. Étrange admiration, il fume et maman n’aime pas les gens qui fument, il est négligé et maman n’aime que la propreté. Incohérence de l’adulation artistique qui ébranle les certitudes, qui décale les images, celle que l’on renvoie, celle que l’on est, au fond.
En boucle, elle écoute ses vinyles sur Elipson, la vieille platine qui régulièrement dérape. Parfois elle danse, seule, sur le tapis du salon, et chante les amours mortes. Elle connaît tous les titres par cœur. Et puis, elle pleure. Alors je ne l’aime pas ce Lucien qui fait sangloter maman. Moi non plus.
Pour me consoler elle va chercher, tout en haut de l’étagère, le grand livre des prénoms. Elle l’ouvre à l’endroit du marque-page, une ficelle rouge effilochée. Elle y a légèrement souligné, à peine effleuré, au crayon à papier, la rubrique caractère. Elle chausse ses lunettes et lit à haute voix :
« Imagination fertile. Les sentiers battus et les vérités données ne sont pas faits pour lui. Il sera constamment à la recherche de renouveau et d’émerveillement. »
Elle referme lentement l’ouvrage comme si une absolue vérité prophétique venait d’être prononcée.

Je me demande souvent d’où provient le déterminisme des prénoms. Comment tant de gens peuvent avoir le même caractère.
À la naissance, reçoit-on une petite liste d’attentes sociales avec lesquelles il faudra être en cohérence ? Que se passe-t-il si on refuse de tendre vers le stéréotype de référence ?
Nous ne sommes pas neutres. Nous sommes le choix de nos parents, nous sommes les héritiers, d’une originalité, d’une désuétude, d’un classicisme. C’est de ce fatalisme qu’il faudra se construire une singularité.
Au-delà d’une nature, influence-t-il nos traits ? Soi-disant, notre état civil se traduirait sur notre visage. Nous en prendrions l’apparence. Il paraît qu’à partir d’une simple photo les ordinateurs sont capables de dire comment on s’appelle. Notre prénom nous façonne, nous sculpte, nous sommes taillés dans ces quelques lettres. Nous affichons sans le savoir notre classe, notre appartenance, à un contexte, un lieu, une époque.

À la maison, il n’y a pas de miroir. Même pas dans la salle de bains.
La première fois que j’en vois un, c’est à l’école. Au-dessus du lavabo des toilettes, il parcourt le mur tout entier, recouvre les petits carreaux de mosaïque. Les enfants aiment s’y regarder, ils y déforment leur visage, font des grimaces. Ils rient, gloussent. Je n’y arrive pas, je ne parviens pas à bouger le masque collé à ma peau. Poupée de cire figée par le sel de la vie.
J’ai découvert mon aspect à travers les fenêtres de la maison. Parfois, lorsque arrive la nuit, je retarde le moment où maman vient fermer les volets. Je n’ai pas le droit de les rabattre seul, trop dangereux, la balustrade branlante en fer forgé, trop dangereux. J’invente des ruses. Rien que pour pouvoir me voir, furtivement, quelques secondes, deviner mon visage flou sur le noir de la nuit des vitres.
Serais-je comme Gainsbourg ? Aurais-je son nez, ses oreilles, ses yeux ? J’effleure les pochettes des vinyles, je caresse ma propre peau. J’ai peur d’être laid.

Plus tard, je dirai que mon prénom honore la littérature. Tout de suite ça impressionne. J’aime, aujourd’hui encore, observer cet infime moment où les yeux de l’interlocuteur cherchent, où ils balaient dans leur cerveau en quête d’une réponse. Peu savent, beaucoup changent de bottes, mettent le sujet sur la touche.
Alors, quand j’entends sur les lèvres répliquer Stendhal ou Balzac naît une immédiate tendresse, une particulière complicité.

3.
À voir maman noyée de larmes qui m’enserre outrageusement, je crois que l’école est une épreuve, une torture. Au début. Ça ne dure pas, très vite, je chéris l’école. Sur le chemin sinueux où nous marchons chaque matin, main dans la main, je n’ose le montrer à maman, je crains qu’elle ne soit déçue.
L’école est mon échappatoire, le lieu de toutes les parenthèses. J’apprends. Je happe chaque mot prononcé par la maîtresse, je m’immerge d’informations, entendues, lues. Je m’ennivre. Je pénètre pleinement chaque page de toutes mes petites cellules grises.
Lorsque je lève la tête, c’est pour étudier. Les autres. Je regarde les enfants, ils me semblent étranges. Je les vois telles des bestioles singulières. Ils ont un mode de fonctionnement qui paraît inné, de l’ordre de l’inconscient collectif. Ils vivent ensemble sans connaître les règles, tous les maîtrisent spontanément. Je les étudie de la même manière que j’analyserai plus tard les coquillages, avec précision. Je les contemple, de loin, avec recul. Là est la différence.
Je me demande s’il ne faudrait pas tenter de leur ressembler, entrer dans leur monde. Seul, je suis bien. Parfois, l’idée d’avoir un copain me parcourt discrètement l’esprit. J’ai tant de secrets, les expliquer serait long, compliqué, et surtout, pas sûr que ça plairait à maman.
Ce que je préfère, à la récréation, ce moment qui sonne la délivrance pour les élèves, c’est les observer, surtout faire du sport. S’agiter comme si leur vie en dépendait, prononcer fort de drôles de mots impudiques, se démener à en avoir les cheveux collés au front par la moiteur de l’effort. Et lorsqu’ils ne jouent pas, ils en parlent, racontent des histoires de professionnels qui manient si bien la balle qu’ils ont de fières allures de héros grecs. J’aimerais bien, moi aussi, ressembler à ces champions de stade. J’aimerais bien essayer sur le bitume de la cour. Je ne sais pas si mon corps en a la force. Maman a peur que je me fasse mal, que je me casse quelque chose. Alors, j’essaie caché dans ma chambre. Une peluche, un coussin, deviennent des ballons, mon lit et mon bureau sont les buts de ce terrain fictif. Je jongle au ralenti, mimant un effet spécial de cinéma, je décompose chaque mouvement, sans faire de bruit, sans faire perler la moindre goutte de sueur. Je n’ai jamais l’audace d’accélérer la cadence.
Je suis cet enfant aux poches de jean usées à force d’être assis seul, sur les marches, dans un coin du préau. En classe aussi je suis physiquement seul, je dis physiquement parce que je me sens comme un poisson dans l’océan, dans mon élément. Je ne suis pas seul, je suis accompagné par la connaissance, je joue avec elle. Il m’arrive de me tromper, volontairement, j’ai néanmoins très bien compris la consigne. Une gommette mal positionnée, une couleur à la place de l’autre, puis progressivement, un mot incorrect, une définition erronée, une réponse incomplète. Se fondre dans la masse. Surtout ne pas se faire remarquer.
Cela laisse à maman l’occasion de me consoler. Et elle aime ça. Je ne peux pas être parfait, ça la blesserait. Je me dois de lui renvoyer les faiblesses qu’elle imagine.

Souvent, la maîtresse veut la rencontrer. Je dis la maîtresse, parce que le hasard veut que je n’aie pas de maître, le hasard ou les statistiques. Je dis la maîtresse, mais il y en a eu plusieurs, la maîtresse qui les englobe toutes. Elle veut parler avec maman, un rendez-vous aux allures de séance des pourquoi : pourquoi je suis seul, pourquoi je ne parle pas, pourquoi je ne joue pas, je ne cours pas. Je ne comprends pas ces questions de soi-disant grandes personnes. Et pourtant, dans ma tête, c’est en permanence que défilent les interrogations.
Je ne rentre dans aucune case. Parfois elle se demande même si j’en ai une en moins, ou peut-être une en trop (est-ce si important le nombre de cases ?).
Toujours maman s’agace, elle ne parle plus, elle hurle :
« Vous ne comprenez rien à rien ! Qui êtes-vous pour considérer mon fils comme un sauvage ! Et cessez avec vos histoires de psys, c’est bon pour les frappadingues comme vous ! »
Et tous les ans, ça recommence. Toujours. Ce n’est pas grave, un mauvais moment de tempête à passer la tête basse. Après je reprends le rôle du fils fragile, je joue le jeu de l’élève à part. Chacun regagne sa place et les ormeaux sont bien gardés.

4.
Ce jour-là, des châteaux ont poussé comme après la pluie les champignons, des forteresses de sable laissées par des enfants. Mes yeux ne savent plus où donner de la tête, ils cabriolent aux quatre coins, ils vont de tourelle en donjon, de rempart en pont-levis.
Ces édifices abandonnés, incomplets, érodés par les pas et les vagues sont l’occasion de m’inventer des histoires, des voyages dans une lointaine Espagne. Je suis tour à tour conquistador, écuyer, serf ou seigneur.
Mes préférés, ceux ornés par mer nature, surtout ceux parés de coquillages. Il y en a de toutes les formes, de toutes les couleurs, j’aime cette attention apportée aux détails. J’imagine le temps passé à ramasser ces coquilles perdues, bouts de bois flotté, plumes délavées. Ce soin un peu vain, un peu fou pour une éphémère construction. Le fantôme du Facteur Cheval planait au-dessus de chacun de ces palais de passage.
À pas feutrés, soulevant la pointe des pieds, j’ose m’approcher. Je les effleure doucement, je glisse une main en haut des ponts jusqu’au sommet des tours, j’en faufile une autre sous les tunnels, touche les courbes de sable, le sens devenir de plus en plus humide, de plus en plus épais. Entre mes doigts menus ruissellent les grains de plusieurs existences, de siècles de vie.

Ce jour-là, je décide de rapporter un petit coquillage, en souvenir de ce doux moment de rêverie. Je le glisse, discrètement, au fond de ma poche, sans que maman regarde. Surtout ne pas se faire remarquer. Je sais qu’il ne faut pas lui demander, elle dirait non. Elle n’aime pas l’inutile (notion toute relative).
Minuscule, anodin, cet acte va en entraîner tant d’autres, mon effet papillon. Si nous savions, si nous avions le pouvoir de savoir qu’un geste dérisoire répercuterait son écho sur l’ensemble de notre sablier, le ferions-nous ? On se focalise toujours sur les grandes décisions. Finalement, ce sont les petites, irréfléchies, qui bouleversent nos vies. »

Extraits
« Je suis submergé d’informations : les coquillages, les plumes d’oiseaux, les bois flottés. Ma tête commence à être aussi envahie que ma chambre. À force de tout mémoriser, je me demande si mon cerveau n’est pas allé se réfugier dans mon cœur.
Je sens qu’il faut gagner en efficacité. Certes, mes connaissances sont déjà précises mais je dois approfondir plus encore, aller plus loin dans les détails. Il me faut un carnet. Un petit carnet que je pourrais glisser dans ma poche afin de consigner la date, l’heure, le lieu, le contenu des trouvailles.
Mercredi 25 / 8 h 30 | plage des estrans | 8 plumes | 3 bois flottés.
Très vite, j’y ajoute la couleur, la couleur du ciel et de la mer. Il serait une erreur de penser qu’elle est toujours la même. » p. 44

« Je me suis construit sur un vide, mes fondations sont creuses, suspendues dans un néant. Nous ne sommes pas seulement notre mémoire, nous sommes aussi nos oublis, les trous de notre mémoire, nos absences, nos comblements, la fiction de ces comblements.
La vérité, avons-nous envie d’elle, besoin d’elle. Je ne crois pas. Il n’y a qu’une vérité, celle que l’on s’invente, chaque jour. » p. 114-115

« Lucien aura peut-être envie de savoir. Il ne vous interroge pas verbalement, mais il se demande, ou se demandera, qui il est. On ne naît pas nu, on hérite d’une mémoire souterraine, on s’emmaillote d’une mythologie. » p. 165

À propos de l’auteur
PAUL_LE_GARREC_Lena_©Philippe-MatsasLéna Paul-Le Garrec © Photo Philippe Matsas

Léna Paul-Le Garrec vit à Nantes et se consacre à l’enseignement. Lulu est son premier roman. (Source: Éditions Buchet Chastel)

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Le petit Antonin

SERDAN_le-petit-Antonin  RL_2023

En deux mots
Antonin entre en sixième avec un moral en berne. Enfant du divorce, il doit composer avec les nouveaux partenaires de ses père et mère et une classe qui lui est plutôt hostile. Fort heureusement, sa prof de français découvre et encourage son talent d’écriture. Il a trouvé sa planche de salut.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Comment je suis devenu écrivain

Dans son nouveau roman, Éliane Serdan raconte l’émergence d’une vocation littéraire en donnant la parole à un enfant de onze ans et à son enseignante. Un parcours semé d’embûches qui est aussi un hommage au corps enseignant.

Antonin a 11 ans et une vie qui se partage entre sa mère et son père divorcés. Il doit s’habituer à ses deux pyjamas, deux brosses à dents, deux brosses à cheveux et deux maisons, mais doit composer avec une belle-mère qu’il redoute et un beau-père qui ne va pas tarder à vouloir asseoir son autorité. Naviguant entre charybde et scylla, il va trouver dans son imaginaire une bouée de secours. Et auprès de sa prof de français, Mme Ferrières, une oreille attentive. Elle va l’encourager dans ses lectures et le pousser à écrire et à développer un talent naissant. Les moqueries de ses camarades de sixième et les mauvais traitements n’auront pas raison de sa passion.
Éliane Serdan a eu la bonne idée de confier ce roman initiatique à deux voix, celle de l’enfant et celle de son enseignante. On peut ainsi mieux appréhender leur relation, confronter les idées de l’un et de l’autre et leurs sautes d’humeur. Car pour l’un comme pour l’autre, la partie est loin d’être gagnée.
Comme le souligne Mme Ferrières, une journée prometteuse peut vite basculer dans l’horreur:
« À huit heures du matin, après les vœux et les embrassades, j’ai appris que la jeune stagiaire était hospitalisée pour dépression et parlait de démissionner. À neuf heures, le petit Antonin, à qui j’aurais donné le premier prix d’angélisme, a failli tuer Kevin à coups de pied dans un couloir. À dix heures, la maman d’élève avec qui j’avais rendez-vous m’a déclaré qu’elle avait délibérément dispensé son fils du travail que j’avais donné pour les vacances et que, si je lui mettais une retenue, elle viendrait elle-même la faire. À midi, Le principal est venu nous annoncer la visite imminente de l’inspecteur de lettres. À midi trente, j’ai renversé du vin sur mon pantalon à la cantine. »
Sans en dire davantage sur la destinée de cette enseignante, on dira qu’elle sera aidée puis remplacée par un écrivain venu animer un atelier d’écriture et qui sera bouleversé par la prose d’Antonin.
Si le sujet du rapport prof-élève et les vocations que les premiers ont pu faire naître chez les seconds a déjà été traité dans la littérature, au cinéma et même en chanson, cette nouvelle version – très émouvante – a le mérite de s’ancrer dans un réel très difficile à gérer. Les agressions d’élèves, les injonctions des parents d’élèves et des directives pédagogiques proches de l’absurde, comme l’interdiction de porter de jugement négatif dans les bulletins trimestriels, viennent entraver la belle histoire. «Cette interdiction avait déclenché quelque résistance et donné le jour à des appréciations savoureuses du type: « S’applique à ne rien faire. Y réussit brillamment ».»
On le voit, l’humour vient ici au secours de situations graves et la tendresse compense la violence. Ajoutons que les différences de style des deux narrateurs ajoutent un vent de fraîcheur à ce roman très plaisant à lire.

Le petit Antonin
Éliane Serdan
Serge Safran Éditeur
Roman
176 p., 16,90 €
EAN 9791097594831
Paru le 7/04/2023

Où?
Le roman n’est pas géographiquement situé, mais on peut imaginer être à Castres où la romancière a terminé sa carrière.

Quand?
L’action se déroule en 2006-2007.

Ce qu’en dit l’éditeur
Antonin, 11 ans, vient d’entrer en sixième. Il vit une période difficile. Sans amis, jusqu’à l’arrivée d’Elena en cours d’année, il est ballotté entre deux maisons, refusant d’accepter la séparation de ses parents et leurs nouveaux partenaires.
Pour échapper à son quotidien d’enfant triste, il s’est inventé un pays où il laisse libre cours à son imagination.
Au cours de l’hiver, son professeur de français, Mme Ferrière, repère ses talents d’écriture et le conduit, peu à peu, avec l’aide d’un ami écrivain, vers une issue libératrice.
Dans ce roman à deux voix, qui mêle humour et émotion, Éliane Serdan met en lumière le rôle essentiel de tous ces passeurs, enseignants ou écrivains qui transmettent aux générations suivantes la flamme sourde qui les anime. Un éloge inconditionnel de la littérature et de la poésie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Encres vagabondes
Blog Café noir et polars gourmands

Les premières pages du livre
« AUTOMNE 2006
Ce matin, en français, on a révisé l’accord du verbe. Il paraît que dans la dictée on a fait n’importe quoi. Pour commencer, la prof, madame Ferrière, m’a demandé de venir au tableau écrire une phrase à la troisième personne du pluriel. C’est moi qui devais l’inventer. J’ai commencé à écrire: «Mes parents aiment bien aller.» et puis d’un coup tout s’est embrouillé, j’ai baissé le bras et je me suis mis à pleurer. Je voyais pas les autres mais je les entendais chuchoter. Au premier rang, Clémence qui veut toujours parler m’a soufflé quelque chose que j’ai pas compris.
Madame Ferrière s’est approchée. Elle m’a mis la main sur l’épaule en disant: «Allez, va t’asseoir, Antonin. On parlera tout à l’heure.»
J’ai repris ma place à côté de Kevin qui s’est foutu de moi parce que j’avais pleuré. Je lui ai balancé un coup de pied sous la table pour qu’il s’arrête.
Quand la récré a sonné, j’espérais que madame Ferrière aurait oublié mais elle m’a fait signe de rester. Elle m’a posé plein de questions sur ce qui allait pas, pourquoi j’avais pleuré, si j’étais malade et tout et tout. J’ai répondu que non, tout allait bien. Je savais pas pourquoi j’avais pleuré. Alors elle m’a encore tapoté l’épaule et elle m’a dit de rejoindre les autres.
À six heures c’est maman qui est venue me chercher. Quand on est passés sous le lampadaire pour aller à sa voiture, j’ai vu qu’elle avait changé de coiffure, elle faisait plus jeune.
Le soir on a dîné tous les deux. La maison avait l’air froide et vide, peut-être parce que c’est l’automne maintenant et que la nuit arrive plus tôt. Maman regardait derrière moi par la fenêtre. Depuis que papa est parti, elle a toujours l’air d’attendre quelque chose ou quelqu’un, je me demande si elle me voit.
Après le repas, on a fait mon sac parce que demain soir, j’irai chez papa. C’était vite fait: y avait juste à mettre les affaires de piscine. Le reste, c’est pas la peine. J’ai tout en double: deux pyjamas, deux brosses à dents, deux brosses à cheveux, deux maisons.
Papa voulait m’acheter un second doudou. J’ai pas voulu. Le mien s’appelle Tom. C’est un chien. Il a plus de nez, il a perdu une oreille mais, justement, c’est impossible d’en trouver un pareil, il est unique, je lui parle, il me défend la nuit contre les monstres. Quand j’ai mal, il me guérit. Le soir, je le cale contre mon cou pour lire mes bandes dessinées. Je l’oublie jamais. Le matin, à peine je me lève, les jours où je dois changer de maison, je le mets dans mon sac. À la fin des vacances, juste avant la rentrée en sixième, maman a essayé de le cacher. Elle disait que j’avais passé l’âge. J’ai tellement pleuré qu’elle a fini par me le rendre.
Chez papa, y a Marie. Elle dit qu’elle est ma seconde maman. Je lui réponds pas mais je la regarde le plus longtemps que je peux et je souhaite de toutes mes forces qu’elle se transforme en statue de pierre. J’ai vu dans un livre de mythologie que ça peut marcher.
Y a aussi Alice. Il paraît que je dois la protéger parce que c’est un bébé et que j’ai beaucoup de chance d’avoir une demi-sœur. L’autre jour papa a dit: «Tu vois maintenant, tu ne seras plus jamais seul. Plus tard tu seras bien content de ne pas être fils unique.» Elle pleure tout le temps (c’est comme la sœur d’Alexandre, à cause d’elle, il arrive souvent au collège avec les yeux au milieu de la figure parce qu’il a pas dormi.) J’espère que ça veut dire qu’Alice est malade et qu’il faudra bientôt l’emmener à l’hôpital, comme ça, Marie s’en ira avec.
Ma grand-mère qui me garde pendant les vacances répète toujours: «Dans le ciel le plus noir, il y a toujours un coin de ciel bleu.» Moi, j’ai beau chercher, je vois pas. Mon meilleur copain, Guillaume, s’est fâché avec moi parce que je l’ai frappé. Sa mère en a fait toute une histoire et depuis on se parle plus. Les autres, je peux pas les blairer.
Les filles sont folles. Elles sont toujours par deux, en train de se tenir par le cou et de chuchoter comme si elles complotaient ou de pousser des cris comme des malades.
Des fois, j’aimerais m’en aller très loin. Le soir, avant de m’endormir, j’invente un pays. Il a pas de nom. C’est un pays où la terre est rouge et où il fait chaud. On a pas besoin de vêtements. Sur les arbres y a des lanternes en cristal de toutes les couleurs que le vent fait tinter. Quand j’y pense, c’est comme si j’entrais dans une bulle ou si j’étais sur une planète à l’autre bout de la galaxie. Tous mes chagrins se brouillent.
Dans ce pays, y aurait personne. Même pas maman. De toute façon, elle me servirait à rien puisqu’elle m’embrasse presque plus. Elle a toujours quelque chose à faire et elle est tout le temps en train de marcher dans la maison, son portable à l’oreille.
Ce matin, avant que je pleure au cours de français, elle avait quand même pris le temps de me parler. On s’était arrêtés dans une boulangerie avant d’aller au collège. J’avais eu droit à deux chocolatines. Dans la voiture, pendant que je mangeais, elle avait tardé à démarrer, comme si elle réfléchissait, même que j’avais peur d’être en retard. Au bout d’un moment, elle s’était tournée vers moi pour dire, très vite: «Est-ce que ça te plairait si Marc venait habiter avec nous? Il aimerait bien être ton second papa.»

Il y a quelques années, lorsqu’un garagiste découvrait que j’étais enseignante, je connaissais d’avance la petite phrase qui n’allait pas manquer de suivre le sourire narquois: «Alors, bientôt les vacances?»
Le même garagiste, vingt ans plus tard, n’ironise plus. Lorsqu’il me parle de mon métier, j’ai l’impression d’être l’un des damnés de la Divine Comédie, objet de la pitié de Dante. La seule idée que j’affronte une trentaine de ces adolescents qu’il a du mal à supporter isolément devant sa pompe à essence, l’épouvante. S’il pouvait, s’il était ministre, il allongerait mes vacances. Depuis qu’il a vu Le plus beau métier du monde, sa conviction est faite: nous vivons un enfer.
Comment le contredire? Oui, la réalité est souvent pire que ce qu’il imagine. Mais, sans mes élèves, j’aurais l’impression d’être un navire à la dérive. Dès que je suis dans une classe, je me sens à ma place. J’en sors, les batteries rechargées. Pour rien au monde, je ne changerais de métier.
Les plus mauvaises journées sont celles qui précèdent la rentrée. J’ai beau me souvenir que je viens de passer près de quarante ans devant des classes, je m’interroge avec angoisse sur ce que je vais bien pouvoir leur raconter pendant un an. Dans cet état d’esprit, il faut affronter les réunions de pré-rentrée, les nouvelles réformes, la rhétorique du vide, les activistes pédagogiques… et la cour de récréation étrangement déserte. On se sent disposé à fuir.
Et puis, le lendemain, on lève les yeux sur des visages tout neufs et le navire cesse de dériver. Il s’ancre pour quelques mois.
Il n’y a pas deux classes semblables. J’ai eu, comme chacun, des élèves difficiles, même dangereux. Souvent, pas toujours, j’ai réussi à m’entendre avec eux, mieux peut-être qu’avec des classes dires «brillantes». Quel que soit le cas, il faut un délai pour parvenir à cet accord particulier qui se crée entre un professeur et ses élèves et sans lequel il n’y a pas de bonheur ni de transmission possible.
Au fil des années, il me semble que ce délai s’allonge. Pour venir à bout de l’agressivité, du refus d’apprendre, un bon mois était nécessaire. Maintenant, il arrive qu’en janvier je n’y sois pas encore parvenue. Je vieillis. Soixante ans bientôt…
Je me souviens de ma première classe de sixième. Un quart d’heure après le début du cours, un élève, brun, bouclé, son cartable sur le dos, était entré en larmes: il s’était perdu dans les couloirs. J’ai beau regarder les sixièmes que j’ai cette année, je n’en vois pas un seul qui pourrait encore se perdre dans les couloirs. Mais pleurer… Oui. Ce matin, le petit Antonin… Je n’ai pas compris pourquoi. »

Extraits
« J’ai été bien inspirée de m’immerger dans le silence pendant les vacances…
Il a suffi d’une journée de rentrée pour entamer mon énergie. À huit heures du matin, après les vœux et les embrassades, j’ai appris que la jeune stagiaire était hospitalisée pour dépression et parlait de démissionner. À neuf heures, le petit Antonin, à qui j’aurais donné le premier prix d’angélisme, a failli tuer Kevin à coups de pied dans un couloir. À dix heures, la maman d’élève avec qui j’avais rendez-vous m’a déclaré qu’elle avait délibérément dispensé son fils du travail que j’avais donné pour les vacances et que, si je lui mettais une retenue, elle viendrait elle-même la faire. À midi, Le principal est venu nous annoncer la visite imminente de l’inspecteur de lettres. À midi trente, j’ai renversé du vin sur mon pantalon à la cantine. J’ai dû affronter les sourires des quatrièmes, plus intéressés par la nature de la tache que par Bradbury et la science-fiction…
Et puis, miracle! Un moment de réconfort avec les troisièmes. À quatre heures et quart, j’ai laissé mon bureau à Élodie qui avait choisi de nous parler de La Pitié dangereuse de Stefan Zweig. » p. 63

« Nous savions déjà qu’il ne fallait pas porter de jugement négatif dans les bulletins trimestriels. Cette interdiction avait déclenché quelque résistance et donné le jour à des appréciations savoureuses du type: «S’applique à ne rien faire. Y réussit brillamment.»
Mais aujourd’hui, les jeunes enseignants avec qui j’ai parlé ne m’ont pas semblé interloqués par ces directives… Pas plus qu’ils ne sont gênés par l’obligation de demander à un élève, en début de cours, d’inscrire au tableau «la problématique» qui sera abordée. » p. 72

À propos de l’auteur
SERDAN_Eliane_©Raphael_GaillardeÉliane Serdan © Photo Raphaël Gaillarde

Éliane Serdan est née en 1946 à Beyrouth, à la fin du mandat français. Sa famille vivait en Orient depuis plusieurs générations, à Smyrne en particulier. Rentrés en France lorsqu’elle avait trois ans, elle a fait ses études secondaires à Draguignan dans le Var puis des études de lettres à Aix-en¬-Provence. Sa maîtrise de littérature et cinéma a été soutenue à Montpellier. Après avoir obtenu le Capes, elle a enseigné à Carpentras, Marseille et Antibes. Venue à Castres, dans le Tarn pour suivre son mari, elle a continué à enseigner plusieurs années. A la fin de sa carrière, elle a pu, enfin, se consacrer à l’écriture. Le petit Antonin est son sixième roman. (Source: Serge Safran Éditeur / Occitanie Livres)

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