En deux mots
En venant récupérer les objets laissés par son père décédé, Samuel découvre un carton rempli de divers objets et d’un carton avec ce message «Pour Samuel, quand le temps sera venu». Commence alors une enquête qui va le mener de Troyes à Dijon en passant par Lyon, Marseille et Venise jusqu’en Israël et lui faire découvrir son histoire familiale.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
«Pour Samuel, quand le temps sera venu»
Dans cette quête des origines, Gérald Tenenbaum imagine un écrivain et une bibliothécaire partant sur les traces d’un disparu. De Troyes en Italie jusqu’en Israël, ils vont tenter d’approcher la vérité… et se rapprocher.
C’est une route qu’il ne prendra sans doute plus jamais que Samuel emprunte en ce jour gris sur la Lorraine. Il se rend dans l’EHPAD où Baruch, son père, a passé ses derniers jours pour prendre possession des dernières affaires laissées par le vieil homme. En état honnête, cette route, il ne l’a pas empruntée bien souvent, ses relations avec son père étant devenues de plus en plus distendues au fil du temps. Aussi n’est-ce pas sans surprise qu’il découvre une note de Baruch à son intention dans le carton qu’on lui remet: «Pour Samuel, quand le temps sera venu», suivi d’un numéro de téléphone.
Il ne se doute pas encore qu’à partir de là, il va s’engager dans une enquête qui va très vite se muer en quête des origines, à la recherche des secrets de famille. La personne qui répondra à son appel aura beau lui indiquer qu’elle ne se souvient pas de Baruch, il fera le voyage à Troyes pour la rencontrer. Car elle a besoin de ses services. Car Samuel, après avoir tenté en vain de se faire publier, avait fini par accepter la proposition de son éditrice: se transformer en biographe. Désormais, il rédigeait à la demande de ses clients des biographies qu’il n’hésitait pas à «enjoliver» en ajoutant de la fiction dans des existences un peu trop ternes. A moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’enrichir un curriculum vitae.
C’est précisément ce que va lui demander la bibliothécaire de l’institut Rachi de Troyes, car elle a besoin de cette «nouvelle vie» pour décrocher un emploi à New York. Ensemble, ils vont entreprendre tout un périple, afin d’étoffer son histoire, de remonter son arbre généalogique, de commencer Par la racine. Une racine commune. Désormais, il n’est plus question d’heureux hasard, les liens entre eux devenant de plus en plus évidents. De Dijon à Lyon puis à Marseille et Venise pour ensuite traverser ensuite la Méditerranée et arriver en Israël, les étapes de leur voyage vont réserver leur lot de surprises et de révélations, les rapprocher de plus en plus, mais aussi soulever de nombreuses questions.
Une enquête permet au romancier de laisser glisser sa plume vers son propre passé, vers l’histoire du peuple juif et sa destinée si singulière. Et, comme dans son précédent roman, L’Affaire Pavel Stein, de nous prouver à nouveau la force des écrits, qu’il s’agisse d’une critique de cinéma, d’une lettre ou encore d’une vraie-fausse biographie. Car ces textes ont un fort pouvoir d’imprégnation. Ainsi, en refermant ce roman vous conserverez quelques images fortes qui feront désormais partie de votre imaginaire.
Par la racine
Gérald Tenenbaum
Éditions Cohen & Cohen
Roman
200 p., 19 €
EAN 9782367491066
Paru le 26/01/2023
Où?
Le roman est situé principalement en France, notamment en Lorraine, vers Lunéville puis à Troyes, Dijon, Lyon, Marseille. Un voyage mène aussi à Venise puis en Israël.
Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière.
Ce qu’en dit l’éditeur
Samuel Willar est un écrivain particulier, spécialisé dans la rédaction d’autobiographies imaginaires, tant pour les morts que pour les vivants.
Lorsque son père, qui avait peu d’estime pour ce rapiéçage de vies, disparaît à son tour, un numéro de téléphone et une note manuscrite l’orientent vers une nouvelle commande, émanant d’une bibliothécaire de l’institut Rachi de Troyes. Il apparaît rapidement qu’une enquête s’impose, impliquant un voyage en commun à travers la France, l’Italie, la Méditerranée et au-delà. Chemin faisant, au fil des rencontres et alors que les accents d’un poète révolté font écho aux résonances mythiques de la Mitteleuropa, de multiples racines viennent tour à tour livrer leurs secrets.
A l’arrivée, l’avenir est à redessiner dans la lumière d’un regard et le halo du destin.
Les premières pages du livre
« Une semaine et un jour après
Cela a débuté comme un tourbillon et à présent c’est la tempête. Le tourbillon, on peut le laisser vous emporter, il paraît que s’en sortir ainsi est possible, même avec la honte, mais vivant: lâcher prise, se résigner à toucher le fond et marcher sur le fond. Mais avec la tempête, aucune échappatoire. Il faut lutter, l’affronter, il n’y a que ça. Face à face.
Le vent s’est levé une demi-heure en arrière, ou peut-être plus, ou peut-être moins. Le temps de l’orage n’est pas mesurable par les humains. Quant au temps humain, il est insaisissable, on le sait bien, le sablier ne prévient pas, on ne sait rien. S’écouler est dans la nature du sable, chaque grain est indifférent au glissement de son voisin, ce sont tous les grains ensemble qui font le flux.
Qu’importe. Son orage à lui n’est pas celui qui bat la campagne et qui ricoche sur les vitres. Vingt et quelques années plus tôt, son aïeule avait courbé les futaies et déraciné les chênes. Elle avait surpris tout le monde au tournant du millénaire. Fin décembre, on attendait la panne générale, la colère de Dieu, la perte du Nord magnétique ou le déferlement du vent solaire. Ce fut Lothar le 26 et Martin le 27, le plan Orsec, le président à la télévision, et la destruction aux trois quarts des mirabelliers lorrains.
Aujourd’hui, cette tornade nouvelle, qui souffle et qui crie, n’est pas son tourment, même si le volant de sa guimbarde par moments lui résiste, comme envoûté.
Car il est en route.
En début d’après-midi, la directrice de l’Ehpad l’a joint sur son mobile :
— Monsieur Willar ?
Lui revient en flash qu’à une époque, il répondait: « Son fils à l’appareil. »
— Oui.
— Samuel Willar ?
— Lui-même.
Il n’y aura personne, à jamais, pour répondre «Son fils ».
— Ici, madame Marchal. Nous avons rassemblé les affaires de votre p.. papa, enfin de Baruch.
— Oui?
— Il faudrait passer les chercher. C’est-à-dire à l’accueil.
— C’est urgent?
— Un peu. Soit on les stocke, soit on les restitue, mais là, entre deux… Vous comprenez?
— Tout à fait. Je prends la voiture. Je suis là dans une heure, une heure et demie.
— Parfait. N’oubliez pas.
— Oui?
— L’accueil est au premier à gauche, après la porte vitrée. Avant 17 heures, s’il vous plaît, délai de rigueur.
Le vent raréfie l’air, il fait le lit de la tempête. À présent, dedans, dehors, elle est dans sa tête.
La bretelle d’autoroute, puis la départementale contournant Bainville. Le château de Lunéville est planté dans son dos, celui de Bourlémont est assis sur l’horizon. Il cingle cette Lorraine où jadis les grands-parents se sont nidés.
Une fois passé Autreville, il rallie le bas-côté et coupe le moteur. Il a si souvent emprunté cette route, mais en cet instant il ne sait plus par où passer. (Emprunter est le mot, on ne possède pas la voie que l’on suit, on lui appartient.) C’est à gauche qu’il faut aller, il s’en souvient, mais, sous cette voûte ébréchée déchargeant l’averse en rideau, il ne visualise plus la bifurcation.
Il allume la radio. France Musique est de mise. Baruch était plus qu’un amateur, un résident de ce pays-là, un citoyen légitime puisqu’en transit permanent. Haendel, les Neuf airs allemands pour voix soliste, instruments et basse continue. Le timbre radieux de la cantatrice — est-ce Emma Kirkby? — porte la mélodie, épouse les variations, et saisit l’instant aux cheveux.
Haendel l’immigré. De ces cantates profanes ressurgit l’allemand maternel. Baruch lui aussi gardait en sanctuaire une langue d’exil tel le feu sous la cendre.
Baruch ou le baroque embarqué…
Il déglutit, double croche d’amertume.
Il éteint le poste. Da capo, da capo ma diminuendo, les incantations se dissolvent dans la texture de l’air.
Le silence qui suit est de Haendel encore, maïs le soupir entre en lui-même.
Le GPS remplace la modulation de fréquence.
Une autre manière de s’y retrouver.
Pas d’arbres au bord de la route, mais des clôtures à piquets reliés par des fils d’acier galvanisé que les paysans achètent au kilomètre. De loin en loin, un portail de champ ouvrant sur un enclos à foin ou un abri formant remise. La campagne subit la tempête sans vaciller. Placide, elle tient bon. Il n’y a que les hommes pour présumer d’une intention dans les humeurs du ciel. Passé, dans l’échancrure des côtes de Meuse, le village de Coussey, la voix féminine lui enjoint de «faire demi-tour dès que possible». Le carrefour suivant est désert. Il s’exécute devant l’ancienne menuiserie. Des années durant, elle a proposé des cuisines intégrées au goût du jour sans pour autant abandonner la reproduction de l’ébénisterie des jours anciens. Ce temps-là n’a plus cours; le bois vosgien sert-il encore pour les cercueils? Il s’engage finalement sur la route indiquée, qui pleure à grande eau, et ravale ses larmes en ruisseau. Sionne, Midrevaux, Pargny-sous-Mureau, et enfin la maison de retraite. L’allée en gravillons, le parking sous les arbres, le perron. Onze jours auparavant, dans la continuité des jours, il a gravi ces marches sans pressentir que le moment était à l’aguet. Le destin n’a pas de crécelle. L’escalier, deux étages, un troisième.
Le couloir, l’odeur.
Il y va sans se retourner.
La chambre, il y entre sans frapper, comme il fait toujours. Une dame blanche l’occupe, robe de chambre matelassée bleu-gris, col Claudine, cheveux en désordre, regard au-delà de l’horizon. Assise au fauteuil, elle en agrippe les bras et, qui sait pourquoi, retrouve le réflexe d’un sourire:
— Michel? Ah! Michel.
— Excusez-moi. Je cherche… je cherche quelqu’un d’autre.
— Quelqu’un d’ici ?
— Oui, c’est ici qu’il était.
— Alors, vous n’êtes pas Michel.
— Samuel.
— Pas grave.
Samuel balaie la pièce d’un coup d’œil circulaire. S’il a oublié la consigne, il en prend conscience à l’instant, c’est qu’il lui fallait bien, pour un adieu, revoir les lieux. Car les lieux demeurent. Ils ont cette faculté tranquille de persister, de se donner d’un être à l’autre, de transiter.
Les lieux ne font pas de façons.
La penderie est entrouverte. Une seconde robe de chambre de la même étoffe, mais vert céladon. Des robes, un manteau de drap clair et même un pantalon noir sur cintre, vu d’ici en sergé de viscose — ce tissu qu’à la boutique, au temps de la boutique, on désignait en aparté comme du prêt-à-boulocher.
Les vêtements de Baruch, il a dès le jour même, ce jour-là, indiqué qu’on pouvait les donner. Pas les brûler, s’il vous plaît, simplement les donner, le Secours populaire les accepte et les trie, ce qu’il en fait ensuite n’est pas notre affaire.
Le fauteuil, lui, n’a pas bougé. Hier encore, c’est-à-dire il y a peu, il était soudé à Baruch empesé. La dame blanche en bleu-gris matelassé y est installée à présent, mais elle n’est qu’invitée, elle ne fait pas corps avec le siège, pas encore. Elle pourrait se lever et comme un rien trouver une autre place où s’asseoir et soulager ses reins. Il faut du temps, n’est-ce pas, pour apprivoiser les choses qu’on dit inanimées.
Sans le ressentir pleinement, Samuel sonde l’espace. Que reste-t-il de ces années que Baruch a passées dans cette pièce, à lorgner la télévision débats politiques ou matches de tennis, toujours des affrontements — ou bien ouvrir le regard vers la fenêtre dont il avait demandé qu’on retire les rideaux.
La lumière tombait dru et crue: lorsqu’on lui faisait face, Baruch, qui l’avait dans le dos, apparaissait en ombre chinoise. Restait la voix. Les mots eux aussi tombaient dru et crus, pour remplacer les phrases qui souvent peinaient à se former, mais parfois renaissaient et, d’on ne sait où, jaillissaient en essaims.
Sur le seuil, Samuel cherche encore. L’adieu au lieu n’a lieu qu’une fois. La couverture du lit a été remplacée. Celle-ci ne doit pas tenir bien chaud, mais quelle importance, de mémoire de visiteur le radiateur est constamment au taquet.
Tant qu’on ne le prie pas de décamper, Samuel peut poursuivre. Les murs ont toujours été nus, ou vierges, c’est selon. Baruch voulait la place nette et d’un revers de main rejetait toute proposition de garniture. Un cadre métallique est à présent accroché droite du lit, peut-être la pensionnaire s’endort-elle de ce côté-là.
C’est une photographie couleur, demi-format ou un peu plus. Un jeune homme, ou plutôt un homme jeune, sourit sous une fine moustache à la Clark Gable. En blouson de cuir façon RAF, il est debout, la main posée sur le capot d’une Panhard des années cinquante, briquée comme un sou neuf.
Sans doute ce Michel qu’on attendait.
Restaure-t-il encore les véhicules anciens ? Participe-t-il à ces rassemblements qui ont la ferveur des amateurs, salons, rallyes-promenades ou roulages-parades? Ou bien un accident a-t-il brutalement mis fin à sa passion sur une route vosgienne enneigée? Où vont les sapins des Vosges? Michel est-il seulement encore en vie? À supposer que oui, a-t-il pénétré cette pièce où Baruch a vécu? A-t-il respiré cet air confiné? A-t-il ouvert la fenêtre? A-t-il formé le projet de poser des rideaux?
Sur l’unique étagère, dans l’angle de la fenêtre, un pot de géraniums en boutons. Quelques jours auparavant et depuis plusieurs années, la planchette de bois blond (est-ce du sapin vosgien?) était encore garnie de livres. Debout, penchés, ou couchés épars tels des soldats fauchés au champ d’honneur, ils composaient une présence désolée. Des poches cornés en éventail, que Baruch nonchalamment avait demandé qu’on lui apporte pour, disait-il, passer le temps qu’il reste.
Toute sa vie, il n’avait fréquenté que des essais, de Sartre et Beauvoir à Todorov et Grimaldi – de l’humain à l’inhumain -, en passant par Freud, et en évitant soigneusement Lacan. Sur la fin, toujours en éveil, il avait été séduit par le Sapiens de Harari sans pouvoir le terminer: le temps qu’il reste est par nature compté.
Pour autant, aux derniers temps de Baruch, seules les fictions, romans ou recueils de nouvelles, ont eu droit de cité: Asimov et ses robots, Carver et ses égarés, Camus et son étranger. Il lisait lentement, comme pour étirer les heures, et s’attachait à de menus détails, une réplique, un adjectif, une silhouette, une ombre, une ponctuation.
De cette bibliothèque éphémère, Samuel a fait don aussi, sur le coup, sans penser à son aspect testamentaire. Et là, sur le seuil, souriant à demi à cette dame damassée, prêt à prendre congé, il a le sentiment qu’il le regrettera plus tard. »
Professeur à l’université de Lorraine, Gérald Tenenbaum est chercheur en mathématique pures et écrivain. Ses publications littéraires s’inscrivent dans de nombreux genres: théâtre, poésie, essai, nouvelles, roman. (Source: Éditions Cohen & Cohen)
En deux mots
Clarisse a décidé d’offrir une escapade amoureuse dans sa ville natale à Jamel. La romancière en mal d’inspiration et le poète confidentiel prennent la direction de la ville côtière où elle a grandi. Mais à peine arrivée sur place, elle perd ses repères.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Une semaine en bord de mer
Frédérick Houdaer peut déployer ses talents de poète et de romancier dans ce court roman qui retrace l’escapade d’un couple en bord de mer. Un retour aux sources qui va très vite prendre un tour fantastico-burlesque. À moins qu’il ne s’agisse d’un roman noir.
Saluons d’emblée l’atmosphère très particulière de ce roman qui relate l’escapade que s’offre un couple – lui aussi très particulier – dans une ville côtière de la mer du Nord qui ne sera jamais précisément située. Une atmosphère que l’on peut retrouver chez Simenon par exemple. Car cette escapade amoureuse ne va pas tarder à se teinter de mystère jusqu’à devenir de plus en plus sombre au fil du récit.
Tout avait pourtant commencé comme un jeu entre Clarisse et Jamel. Établir une liste des endroits à visiter puis trouver un consensus pour prendre le large. Entre la romancière qui a connu son heure de gloire avant de tomber en panne d’inspiration et le poète aux tirages confidentiels, il s’agissait aussi de raviver la flamme. De ce point de vue, la ville natale de Clarisse pourrait fort bien faire l’affaire. Car même si elle n’y avait pas remis les pieds depuis fort longtemps, elle pourrait guider son homme dans les rues de la ville qui avait été entièrement reconstruite après la Seconde guerre mondiale qui avait quasiment rayé la localité de la carte.
Avec un peu de chance, elle retrouverait même des amies d’enfance, des camarades de classe qui avaient choisi de rester là, contrairement à Clarisse, parisienne d’adoption.
Est-ce sa mémoire défaillante? Est-ce la topographie de la ville qui s’est par trop modifiée au fil des ans? Toujours est-il que Clarisse n’arrive plus vraiment à situer les choses. Il lui semble même que les statues qui quadrillaient la ville et servaient de point de repère avaient été déplacées.
Même le banc de son enfance, lié a tant de souvenirs, n’est plus à son emplacement. Et quand ils dégustent des fruits de mer au restaurant, elle ne semble pas posséder la manière de décortiquer les crustacés.
Alors le doute s’installe dans l’esprit de Jamel. A-t-il affaire à une affabulatrice? Clarisse le mène-t-il en bateau? Et si oui, pour quelle raison? Avec Jamel le lecteur se perd en conjectures.
Mais n’oublions pas que l’on a affaire à un poète, que lui aussi peut soigner un jardin secret surtout si des vapeurs alcoolisés viennent se mêler à ses déambulations.
Frédérick Houdaer nous entraine dans un jeu de piste ludique, pour reprendre les termes de Grégoire Darmon dans sa préface (voir ci-dessous) qui remet en perspective le roman dans l’œuvre du poète et romancier. Un jeu auquel on se prend très vite, car on sent bien qu’il va nous réserver bien des surprises. Et de ce côté-là aussi, on va être gâté. Une petite semaine pour une grande aventure!
Chez elle
Frédérick Houdaer
Éditions Sous le Sceau Du Tabellion
Roman
128 p., 21 €
EAN 9782958177119
Paru le 5/01/2023
Où?
Le roman est situé principalement en France, dans une ville côtière qui n’est pas précisément située.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Parce que ça commence comme une histoire d’amour presque banale, le fantastique discret qui s’invite au détour d’une page pourrait bien vous faire perdre les pédales. D’ailleurs tout est ici perte d’équilibre : on se ruine les chevilles sur les galets, on trébuche sur les falaises, on vacille de faux souvenirs en vrais mensonges, on titube de bar en bar. Le roman est entièrement construit pour mettre votre équilibre à l’épreuve, tout en sauts de puce, flash-back, ellipses, béant comme des trappes sous vos pieds candides, changements de ton et de décor brutaux.
Clarisse a décidé d’offrir une escapade amoureuse dans sa ville natale à Jamel. La romancière en mal d’inspiration et le poète confidentiel prennent la direction de la ville côtière où elle a grandi. Mais à peine arrivée sur place, elle perd ses repères.
La Préface
« Ça devrait être écrit en gros sur la page de garde de tous les manuels de géographie:
MÉFIEZ-VOUS DES VILLES NATALES.
Surtout lorsqu’elles sont au bord de la mer, qu’il y a des falaises, qu’elles ont été reconstruites à 99 % après la dernière guerre.
Les lieux oubliés sont plein de pièges. La faute à ce bordel d’approximations et d’affects mal cautérisés qu’est notre mémoire, mais pas que. La faute aussi à la faculté de certaines villes (portuaires notamment) à laisser proliférer les fantômes. Et, c’est bien connu, il ne faut jamais, au grand jamais, se laisser entraîner à un jeu de cache-cache avec des fantômes.
C’est ce que semblent avoir oublié Clarisse et Jamel, les héros de Chez elle. Elle, est une romancière ayant connu son heure de gloire et désormais à moitié oubliée. Lui, un poète habitué à vendre 300 bouquins et servir de caution culturelle à des mairies de province en manque de respectabilité. Elle, est vraie-fausse bourgeoise parisienne ne vivant que sous pseudo. Lui, un provincial pas plus complexé que ça.
Ils ont la quarantaine, ils s’aiment. Et ça leur suffit comme sort de protection pour s’autoriser, impunément, une virée nostalgique dans sa ville natale à elle, entre dégustation de tourteaux et marches sur la plage, façon Lelouch.
Ce serait oublier que Frédérick Houdaer a commencé sa carrière dans le polar, avant qu’un voyage au Québec en 2003 le transforme, par un phénomène mal expliqué par la neurobiologie, en poète.
Au fil des années, il est devenu un des principaux animateurs de la scène poétique lyonnaise, comme éditeur et organisateur d’événements. De quoi faire parfois oublier que l’animal est, avant tout, écrivain. Ce qui est assez scandaleux : d’Angiomes (2005) au récent Pile poil, il a pourtant développé une poésie singulière, immédiatement reconnaissable, avant de revenir aux genres narratifs avec le roman Armaguédon strip (2018) et les nouvelles de Dures comme le bois (2022, avec Judith Wiart).
Encore que ces mots soient aussi piégés. Aficionado de la poésie états-unienne du siècle passé, l’auteur a ruminé Bukowski, Carver et Brautigan. Sa poésie est essentiellement narrative. Ses recueils, des suites d’instantanés en vers libres et généralement au présent, d’une concision presque journalistique, et truffées des marques d’époques – name dropping, marques – refusant toute grandiloquence. Presque des polaroïds.
On a pu classer un peu abusivement cette œuvre comme poésie du quotidien. Ce n’est pas totalement faux, mais très incomplet : si on pense à Bénabar ou à Delerm (l’un ou l’autre) on tape à côté. Chez Houdaer, il y a de la magie partout.
Sauf que cette magie (noire ou blanche) ressemble à tout sauf à ce qu’on associe généralement à ce mot. Elle est planquée entre les lignes, dans une allusion un peu mystérieuse, une correspondance a priori fortuite. Et quand la tapisserie du réel se décolle sournoisement pour faire place à rien d’identifiable il est trop tard, vous vous êtes pris les pieds dedans.
Si je m’attarde autant sur ces poèmes, c’est que Chez elle dialogue intensément avec eux: si vous connaissez bien l’œuvre du zig, vous en reconnaîtrez certains, mis en prose et s’intégrant douillettement au récit. C’est ludique, d’accord. Mais ce n’est pas pour ça que ce n’est pas sérieux, ou même dangereux. Encore un jeu de piste, encore des fantômes, peut-être un signal d’alerte. Chez elle est truffé de choses cachées: mines enterrées depuis la dernière guerre en attendant la bonne semelle, Pokemons envahissant les lieux les plus saints de la culture patrimoniale, œuvres d’art subventionnées monumentales, qui se déplacent toutes seules la nuit…
Parce que ça commence comme une histoire d’amour presque banale, le fantastique discret qui s’invite au détour d’une page pourrait bien vous faire perdre les pédales. D’ailleurs tout est ici perte d’équilibre: on se ruine les chevilles sur les galets, on trébuche sur les falaises, on vacille de faux souvenirs en vrais mensonges, on titube de bar en bar. Le roman est entièrement construit pour mettre votre équilibre à l’épreuve, tout en sauts de puce, flash-back, ellipses, béant comme des trappes sous vos pieds candides, changements de ton et de décor brutaux.
Il ne s’agit pas de tours de passe-passe gratuits d’un romancier content de ses effets de manche: c’est la substance même du roman. Si Chez elle paraît à première vue moins violent, amer et grinçant qu’Armaguédon strip, méfiez-vous en: il pourrait vous rappeler certains cauchemars, certains contes dans leur version non expurgée, ou certaines fables cruelles.
Mais sans morale pour vous rassurer à la fin.
À vous de vous démerder avec. Grégoire Damon
Les premières pages du livre Jeudi
— C’est la fausse bonne idée la plus catastrophique que j’ai jamais eue.
Elle répète cette phrase dans le tram, en sanglotant. Depuis trois stations. Depuis trois stations, elle exagère, elle se montre injuste envers elle-même. Elle se déverse. Tu lui as déjà filé tous les mouchoirs en ta possession. Et tes avertissements ? Elle n’en a tenu aucun compte. Elle reste debout, à trembler, se fichant du regard des autres passagers, des façades de briques qui défilent derrière les vitres, des hoquets de votre rame. Elle liste les dernières conneries qu’elle a faites, dites, attirées. C’est aussi long et ennuyeux que le générique d’un blockbuster. Elle surprend son reflet dans une vitre, son fantôme qui parcourt les quartiers de sa jeunesse, Clarisse n’a plus peur des clichés, elle est bien au-delà de ça. Elle se plaint de ne ressembler à rien. C’est faux. Elle ressemble à une Reine Sinusite, ce sera son surnom du jour. Ses cheveux restent de toute cascade, de toute beauté. Ses yeux verts traversent tout. Sa morve est d’un vert profond également, d’un vert forêt, du vert de la mousse dans les contes de fées. Après avoir vidé ton paquet de mouchoirs, elle semble prête à descendre du tram, à héler les hommes de passage, à leur voler des kleenex. Quand la rue sera devenue déserte, elle finira par se moucher dans ses manches, dans ses cheveux… Elle restera verte, à l’intérieur.
— Je me suis laissée surprendre. J’ai été dépassée, Jam’… Je regrette toutes les horreurs que je t’ai dites.
Comment lui en vouloir ? Tu as su ce qui l’attendait. Tu as essayé de lui en parler hier, dans le train. Tu as même insisté lourdement: retrouver sa ville, remettre à jour certains de ses souvenirs, ce ne serait pas comme réactualiser une page web, cela lui coûterait plus qu’un simple clic. Elle a fait semblant de t’écouter, tu n’es ni médium ni psy, mais tout de même, tu fais « poète » de ta vie, elle te savait capable de sentir bien des choses arriver. Comme n’importe quel météorologue amateur.
Sauf que… sitôt arrivée ici, sitôt vos affaires posées à l’hôtel, elle est entrée dans son fameux mode électrique et elle vous a entraînés jusqu’à la plage de galets où chacun de vous a laissé une cheville. Cela a bien commencé.
Le tram frôle la rue des piétons et des banques, fait mine d’ignorer les cases de pierre du pouvoir local et les gens qui retirent leurs sous aux distributeurs, puis s’arrête un peu plus loin, accompagné de sa série de petits bruits qui ne vous fait plus sourire. Sortent des voiles, rentrent des epods. Clarisse veuf quitter la rame, tu la stoppes. Tu te lèves, et tu ne bouges plus, tu lui bloques le passage à ta Reine Sinusite. Cela suffit. Ce n’est pas là que vous descendez. Elle se rassoit. Son sens de l’orientation reste médiocre malgré sa connaissance de la cité. Ça ressemblerait à quoi, un G.P.S. paramétré à base à souvenirs ? Réglé sur ses souvenirs à elle ?
Un type monte et voit son ticket, pourtant vierge, être refusé par la machine. Ça n’a pas l’air de l’inquiéter. Il n’insiste pas et va s’asseoir en expliquant à voix haute
— ‘La pris un mauvais pli dans ma poche.
Le tram redémarre, tu comprends – trop tard – que si Clarisse a voulu descendre, c’était pour marcher sur une distance plus longue jusqu’à votre hôtel. Tu te tournes vers elle. Elle recommence à pleurer, mais plus discrètement cette fois.
‘La pris un mauvais pli dans ma poche.
Tu ressors de ton sac le Guide du routard. Cette fois elle ne te supplie pas de le ranger, sous prétexte qu’elle ne veut pas avoir l’air d’une touriste dans sa ville natale.
— Pourquoi je t’ai demandé de m’accompagner ?
Elle ne t’a pas forcé à la suivre. Tu vous revois dans votre piaule parisienne, chacun avec sa liste fraîchement établie. Vous aviez noté et numéroté par ordre de priorité des noms de villes à découvrir main dans la main: Porto, Ostende, Bonifacio… Il y avait même Venise qu’aucun de vous deux n’avait arpenté en amoureux, à plus de quarante balais. Fallait-il que vos ex aient été d’incroyables nullités pour que vous établissiez ce constat à vos âges.
Tu avais repéré le nom de la ville portuaire tout en haut de sa feuille. Tu avais plaisanté, maladroitement. « Celle-là » de destination ne vous ruinerait pas. Pourquoi pas Le Havre ou Dunkerque, tant qu’on y était ? « Celle-là », t’avait précisé Clarisse, « j’y suis née ». Trente années qu’elle n’y était pas retournée. Elle s’était jurée que le jour où elle trouverait l’homme de sa vie, elle irait là-bas avec lui.
Tu as joué le jeu, Jamel. C’est elle, qui… Se souvient-elle de tes mises en garde répétées depuis Saint-Lazare ? De ta petite histoire ? Toi aussi, tu es retourné dans le bled de ton enfance. Un coin que tu avais longtemps boudé. Toi aussi, tu as cru à une sorte de pèlerinage excitant et indolore (il n’y a bien que ceux de votre génération, les enfants des baby-boomers tarés, pour s’imaginer cela possible). Toi aussi, tu t’en es mordu les doigts. Chaque mètre carré de ton village, en raison des précieuses vignes qui le bordaient, était resté intact. Tu n’aurais pu en dire autant de toi, de retour de ta petite expédition. Quant à ta mère, elle s’était simplement foutue de toi. Même pas méchamment.
Le tram est pris de soubresauts. Vous êtes tous secoués. Particulièrement un jeune couple debout, à l’extrémité de la rame. La fille tient son mec par le sac à dos qui le déséquilibre. Elle les retient par la poignée, le sac et le mec.
Clarisse ne les voit pas. Elle ne regarde que toi.
— Maintenant, je te crois. Je prendrai au sérieux tes futurs avertissements. »
Né en 1969. Frédérick Houdaer habite à Lyon depuis l’âge de 11 ans. Une soixantaine de textes (nouvelles, poèmes) publiés dans diverses revues françaises et québécoises. Début 2001, une dizaine de ses textes est retenue pour l’anthologie Les Nouveaux Poètes français publiée aux éditions Les Lettres du Temps – Jean-Pierre Huguet. Il a exercé de nombreux petits métiers (trieur de verre, vendeur au porte-à-porte, agent d’accueil au Foyer Notre-Dame des Sans-Abri, veilleur de nuit dans une résidence de personnes âgées, etc.). (Source: lasemainedelapoesie.fr)
En lice pour le Prix Goncourt 2022 Finaliste du prix du Roman Fnac 2022
En deux mots
Emma, Jeanne et leur mère Claire vivent dans la peur. Leur père et mari les bat régulièrement sous l’œil indifférent des habitants de leur village valaisan. Jeanne va chercher son salut dans la fuite, sa sœur dans la mort. Peut-on construire une vie sur la colère?
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Ma sœur, ma mère et… mon père
Sarah Jollien-Fardel est l’une des grandes découvertes de cette rentrée. Autour d’un père d’une violence extrême vis-à-vis de sa femme et de ses deux filles, elle construit un roman qui ne laissera personne indifférent.
Dans ce village de montagne des Alpes valaisannes, la vie d’Emma, de sa sœur Jeanne et de leur mère est un enfer. Un enfer qui a un nom, Louis. Quand ce chauffeur routier n’est pas sur les routes, il fait régner la terreur sur sa famille. Une violence qui surgit pour une broutille. Alors les coups pleuvent. Jeanne, la narratrice, a appris à anticiper et son intuition lui permet d’être davantage épargnée. Jusqu’à ce jour où elle tient tête à son père. Ses blessures nécessiteront de faire venir le médecin. Mais au lieu de signaler l’agression, ce dernier se contentera de soigner la fillette. Une lâcheté dont il n’est pas seul coupable. Dans le village, on sait, mais on se tait.
Jeanne va réussir à fuir en s’inscrivant au cours de formation des institutrices qui vont l’éloigner durant cinq années. Sa sœur aînée va trouver un emploi de serveuse chez un cafetier qui l’héberge également. En découvrant sa petite chambre, Jeanne va aussi apprendre que sa sœur a aussi régulièrement été victime de violences sexuelles. La préférée de son père, va n’en souffrir que davantage.
Emma aura essayé de s’en sortir, de trouver un gentil mari. Mais sa réputation de trainée aura raison de son projet. La vie lui deviendra insupportable et la seule issue qu’elle trouvera sera le suicide. Un drame suivi d’un scandale lors des obsèques. «Ma mémoire, pourtant intransigeante et impeccable, a effacé le monologue que j’ai vomi au visage de mon père. Une tante que je connais à peine, sœur de ma mère, m’entraîne alors que je hurle, ça je me le rappelle: « Tu l’as violée, tu l’as tuée. » Mes adieux à ma sœur se sont terminés au sommet de ces marches en pierre.»
Alors, il faut apprendre à vivre avec cette absence. C’est à Lausanne qu’elle va découvrir qu’une autre vie est possible. En nageant dans le Léman, elle découvre son corps. Dans les bras de Charlotte, la grande bourgeoise affranchie, elle va vivre une première expérience sexuelle. Mais c’est avec Marine, l’assistante sociale au grand cœur, qu’elle découvre la mécanique du cœur. Mais alors qu’elle semble avoir trouvé un nouvel équilibre, un nouveau choc, une nouvelle mort va la fragiliser à nouveau.
Sarah Jollien-Fardel réussit avec une écriture classique et limpide, aux mots soigneusement choisis, à dire la souffrance et la violence qui marquent à vie. Elle montre aussi combien il est difficile de se débarrasser d’un tel traumatisme. Jeanne va essayer, cherche l’appui d’un psy, de ses ami(e)s. Le retour en Valais lui permettra-t-elle de trouver l’apaisement? C’est tout l’enjeu de ce roman impitoyable entièrement construit sur une «destructrice intranquillité».
S’il n’y a rien d’autobiographique dans cette violence familiale, la colère qui porte tout le livre est bien réelle. Sarah Jollien-Fardel, qui a grandi dans un village valaisan, où les hommes et la religion dictaient leur loi. Elle aussi a ressenti le besoin de quitter cette contrée aux traditions pesantes pour vivre à Lausanne. Et comme Jeanne, elle est aujourd’hui de retour sur ses terres natales. Après avoir tenu plusieurs blogs et tenté sa chance avec son roman auprès de nombreux éditeurs, elle a participé à une rencontre avec Robert Seethaler, qui était accompagné de son éditrice Sabine Wespieser. Deux rencontres qui vont s’avérer déterminantes. Et la belle histoire ne s’arrête pas là, car Sa préférée est notamment en lice pour le Prix Goncourt !
Sa préférée
Sarah Jollien-Fardel
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782848054568
Paru le 25/08/2022
Où?
Le roman est situé en Suisse, dans un village du Valais qui n’est pas nommé ainsi qu’à Conthey et Sion, puis à Lausanne. On y évoque aussi Paris.
Quand?
L’action se déroule dans les années 1980-1990.
Ce qu’en dit l’éditeur
Dans ce village haut perché des montagnes valaisannes, tout se sait, et personne ne dit rien. Jeanne, la narratrice, apprend tôt à esquiver la brutalité perverse de son père. Si sa mère et sa sœur se résignent aux coups et à la déferlante des mots orduriers, elle lui tient tête. Un jour, pour une réponse péremptoire prononcée avec l’assurance de ses huit ans, il la tabasse. Convaincue que le médecin du village, appelé à son chevet, va mettre fin au cauchemar, elle est sidérée par son silence.
Dès lors, la haine de son père et le dégoût face à tant de lâcheté vont servir de viatique à Jeanne. À l’École normale d’instituteurs de Sion, elle vit cinq années de répit. Mais le suicide de sa sœur agit comme une insoutenable réplique de la violence fondatrice.
Réfugiée à Lausanne, la jeune femme, que le moindre bruit fait toujours sursauter, trouve enfin une forme d’apaisement. Le plaisir de nager dans le lac Léman est le seul qu’elle s’accorde. Habitée par sa rage d’oublier et de vivre, elle se laisse pourtant approcher par un cercle d’êtres bienveillants que sa sauvagerie n’effraie pas, s’essayant même à une vie amoureuse.
Dans une langue âpre, syncopée, Sarah Jollien-Fardel dit avec force le prix à payer pour cette émancipation à marche forcée. Car le passé inlassablement s’invite.
Sa préférée est un roman puissant sur l’appartenance à une terre natale, où Jeanne n’aura de cesse de revenir, aimantée par son amour pour sa mère et la culpabilité de n’avoir su la protéger de son destin.
Les premières pages du livre
« Tout à coup il a un fusil dans les mains. La minute d’avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre. Presque en silence. Ma sœur jacassait. Comme souvent. Mon père disait «Elle peut pas la boucler, cette gamine». Mais elle continuait ses babillages. Elle était naïve, joyeuse, un peu sotte, drôle et gentille. Elle apprenait tout avec lenteur à l’école. Elle ne sentait pas lorsque le souffle de mon père changeait, quand son regard annonçait qu’on allait prendre une bonne volée. Elle parlait sans fin. Moi, je vivais sur mes gardes, je n’étais jamais tranquille, j’avais la trouille collée au corps en permanence. Je voyais la faiblesse de ma mère, la stupidité et la cruauté de mon père. Je voyais l’innocence de ma sœur aînée. Je voyais tout. Et je savais que je n’étais pas de la même trempe qu’eux. Ma faiblesse à moi, c’était l’orgueil. Un orgueil qui m’a tenue vaillante et debout. Il m’a perdue aussi. J’étais une enfant. Je comprenais sans savoir.
C’étaient invariablement les mêmes scènes. Il rentrait après sa journée sur les routes. Il empestait l’alcool. S’il s’asseyait au salon dans le canapé en cuir décrépit, s’il s’endormait, on savait alors que nous serions, toutes les trois, en paix pour quelques heures. S’il posait son corps massif sur une chaise de la cuisine, s’il prenait un couteau pour ouvrir des noix ou pour trancher un morceau de ces fromages qu’il faisait vieillir dans la cave au sol terreux, on n’y couperait pas. C’était d’une banalité désolante. Un scénario usé jusqu’à la corde, où chacun jouait le rôle qui lui était prédestiné. Personne n’avait le recul du spectateur. Nous étions tous les quatre embarqués dans la même valse, où chacun posait les pieds au bon endroit. Nous n’avions ni la conscience, ni l’imprudence de risquer un autre pas.
Ça pouvait être la viande filandreuse du ragoût, un clou de girofle de trop, une feuille de laurier trop dure, une carotte trop cuite, des oignons coupés trop gros. Ça pouvait être la pluie ou la chaleur étouffante de la cabine de son camion. Ça pouvait être rien. Et ça démarrait. Les cris, la peur, la vulgarité des mots, un verre contre un mur, une claque sur le visage de ma sœur ou de ma mère. Je courais sous la table, je fixais le mouvement des pieds dans cette danse familiale trop connue. Parfois, ma mère tombait devant moi, lovée en boule sur le sol. Ses yeux criaient la peur, ses yeux criaient «Pars», je détalais sous mon lit. Regarder, observer. Jauger. Rester ou courir. Mais jamais, jamais boucher mes oreilles. Ma sœur, elle, plaquait ses mains sur les siennes. Moi, je voulais entendre. Déceler un bruit qui indiquerait que, cette fois, c’était plus grave. Écouter les mots, chaque mot : sale pute, traînée, je t’ai sortie de ta merde, t’as vu comme t’es moche, pauvre conne, je vais te tuer. Derrière les mots, la haine, la misère, la honte. Et la peur. Les mots étaient importants. Je devais les écouter tous. Et leur intonation aussi. A force de scènes, j’avais réussi à distinguer s’il était trop aviné ou trop fatigué pour aller jusqu’au bout, jusqu’aux coups. S’il allait s’épuiser ou s’il avait la force de pousser ma mère contre un mur ou un meuble et de la frapper.
Je sentais aussi le miel bon marché qu’il ajoutait aux tremolos. Ceux-ci étaient terribles. Et je ne sais pas pourquoi, ni comment, ma mère et ma sœur pouvaient être endormies par cette fausse douceur. Croire qu’ils n’étaient pas, eux aussi, un prélude à sa haine. Elles croyaient, elles espéraient surtout que, ce soir-là̀, nous passerions outre. Peut-être c’était pire encore de savoir. J’avais l’impression d’être sa complice. J’anticipais en prétextant des devoirs à finir pour m’éloigner. Ou je débarrassais à toute vitesse la table, afin qu’elle soit libérée des objets qu’il pourrait nous balancer à travers la figure. Le pire, c’étaient les bouteilles. Il les faisait valdinguer contre les murs, il fallait se courber pour éviter leur trajectoire. Je craignais le poids de la carafe en émail dans laquelle maman préparait le sirop. J’avais réussi à voler un pot en plastique dans un grand magasin. Nous faisions les courses, elle et moi. A la racine des cheveux, ma mère avait la tempe cousue à cause d’un éclat d’une satanée bouteille, une mauvaise chute, avait-elle dit au docteur. Ses cheveux, je les trouvais merveilleux. Lisses et épais. Pas comme les miens. J’adorais les caresser, je me blottissais contre elle lorsqu’elle tricotait ou lisait. J’entortillais une de ses mèches aux reflets caramel autour de mon index. Ma chevelure n’avait pas de nuances, elle était foncée, terne, trop raide. Emmêlée, jamais brillante. Parfois, le nez contre ses cheveux, je respirais leur odeur en fermant les yeux. Elle me disait timidement d’arrêter. Elle était gênée que je puisse la trouver belle.
Au centre commercial, j’avais usé de manigances pour qu’elle achète ce pot en plastique à neuf francs nonante qui ne nous blesserait pas s’il le balançait sur nous. C’était trop cher, car il contrôlait chaque franc dépensé. Elle avait refusé. Deux jours plus tard, alors qu’elle m’avait envoyée chercher du beurre et de la polenta, j’avais réussi à voler et à planquer le pichet dans mon sac à dos d’écolière. Je transpirais, j’avais le cœur en pagaille à la caisse, mais j’avais réussi. Quand je l’ai posé sur la table en bois, griffée par la violence de mon père, bien droite, je l’ai regardée dans les yeux. «Tu l’as payé comment ?» J’avais prévu la combine, m’étais arrêtée en route, l’avais sali avec de la terre, rayé avec un petit caillou, puis rincé au bassin du village. «C’est la mère de Sophie qui le jetait, je lui ai dit que j’en cherchais un pour faire de la peinture, alors elle me l’a donné.» Ce moment où vous dites un mensonge. Cet instant suspendu, une fraction de seconde. Ça bascule dans un sens ou dans l’autre. Je savais manier le regard, le tenir sans faillir, l’enrober d’innocence. J’écartais bien les yeux et étirais mes lèvres dans un faux sourire fermé. Ça marchait toujours.
Comme ma mère et ma sœur se ressemblaient physiquement, mais aussi par leurs réactions, avec le temps, j’ai pensé que, si je n’étais pas comme elles, je devais forcément être comme lui. Sinon, comment expliquer qu’il baissait les yeux lorsque je le fixais sans broncher, qu’il ne me frappait jamais autrement qu’en me tirant les cheveux. Ni gifle, ni m’attraper par les épaules comme il faisait avec elles en les secouant comme des pruniers. Une seule fois, il a franchi le pas.
J’étais assise à la table de la cuisine. C’était un dimanche en fin de journée. Il était parti, comme tous les dimanches après le repas. On ne savait pas ce qu’il faisait de ses après-midi dominicaux. Ça m’intriguait, ces heures loin de la maison. Il allait où, avec qui ? J’interrogeais ma mère, elle se dérobait par une banalité ou une autre question : «On est pas bien, toutes les trois ?» Je le fuyais, mais, en même temps, tout tournait autour de lui. Puisqu’il avait le pouvoir terroriste de moduler l’air et l’ambiance, j’étais en permanence obsédée par lui. Ma mère cuisinait un coujenaze. Une recette humble de chez nous. Des pommes de terre et des haricots, qu’il fallait cuire à petit feu jusqu’à ce que l’eau s’évapore entièrement. Tout se mélangeait alors sans former une purée. Les haricots devenaient tendres, les patates fondantes. Ma mère cuisinait avec un rien. Parce qu’elle n’avait rien, elle grappillait des centimes où elle pouvait. Mais jamais la mitraille qu’elle trouvait dans les poches des pantalons de mon père avant de les laver. Rien n’était gratuit avec lui. Il l’avait giflée pour cinq centimes laissés délibérément sur la table. La chair des poulets était raclée, les os recuits pour un bouillon. Il lui arrivait souvent de demander un crédit à la gérante du petit commerce villageois. Mon père achetait un cochon par an. «C’est bon pour les truies», il disait.
Ce dimanche, dans la cuisine crépusculaire, je dessinais un tigre ou, plutôt le buste d’un tigre bonard et pas dangereux pour un sou. Une bouille tachetée, une casquette jaune et rouge, un pull bleu. J’avais plié les feuilles en deux, puis agrafé le long de la pliure. Dans ce livret bricolé avec ma maladresse enfantine, une histoire imaginaire dont je n’ai pas gardé de souvenir précis. Je ne me rappelle que l’exaltation de disposer un mot après un autre. Ce n’était même pas compliqué. C’était être loin de cette maison. J’avais adoré ces heures, les jours précédents, à plat ventre sur mon lit, quand les phrases s’étaient nouées d’elles-mêmes, jusqu’au point final. Une émotion ardente qui ressuscite à chaque fois que j’y pense. Ces mots connus de tous, arrangés à ma sauce, accolés à un adjectif plutôt qu’à un autre, formaient ce truc qui n’existerait pas sans moi. Ce n’était pas de la fierté́, c’était une joie solitaire avec un pouvoir magique immense : m’extirper de ma vie.
Il regarde par-dessus mon épaule alors que je peau- fine ce félin de gosse. Je n’avais aucun don pour le dessin, mais il fallait bien une couverture pour mon livre ! Je ne sais pas ce qui l’a attendri. Mon laisser- aller innocent – courbée, bras à l’équerre en train de colorier – ou alors l’odeur du repas, ou l’ambiance de la maisonnée, ou cette vision idéalisée de la famille au moment où il a pénétré dans la cuisine et qu’il nous a vues, ma mère et moi. A moins que ce ne fût-ce qu’il avait vécu durant son après-midi. Je ne sais pas, mais il a posé sa main large et calleuse sur mon crâne. Je me suis raidie d’un coup, sur la défensive.
«Tu fais quoi ?
– Ben, tu vois bien.
– Arrête de faire la maligne avec moi.»
Il retire sa main.
Je savais qu’il ne fallait jamais se risquer à le provoquer, mais, cette félicité-là, il ne la gâcherait pas. Ni le bonheur dense de fignoler cette historiette que je voulais montrer à ma maîtresse dès le lendemain.
Avec un ton hautain, aussi péremptoire que je pouvais l’adopter du haut de mes huit ans, j’ai osé :
«Un tigre, cher ami.»
2. J’avais entendu cette expression – «cher ami» – en sortant de la messe, dans la bouche du docteur Fauchère, à qui on ajoutait, avec déférence, l’article défini. «Le» docteur Fauchère était le médecin de notre village montagnard, l’un des rares universitaires à cette époque. Ce matin-là, Gaudin, le boucher, lui faisait des courbettes sur l’esplanade de l’église. Le docteur Fauchère avait ponctué la conversation d’un «merci, cher ami». Qu’est-ce que ça sonnait bien dans sa bouche ! Le sourire chaleureux, juste ce qu’il fallait entre la politesse et la retenue. Je trouvais que ce «cher ami» donnait un air important à celui qui le prononçait et signifiait clairement à son interlocuteur qu’il n’était pas du même rang. En douceur, avec subtilité. Alors j’ai osé crânement, «cher ami». Mon père était inculte, mais il avait l’instinct des méchants et des animaux. Comme Micky, le chat d’Emma, ma sœur, qui ne traînait jamais dans ses pieds, détalait sitôt que la Peugeot 404 bleu ciel de mon père apparaissait dans la cour en terre devant la maison. Je ne lui avais jamais laissé entrevoir mon mépris ni ma haine muette. Mais ce «cher ami» signait le premier tir de notre combat, qui ne se terminerait même pas avec la mort.
J’aurais pu anticiper, j’avais toujours les sens en éveil, la peur comme boussole. En une seconde, il a empoigné ma tête et m’a soulevée. La chaise est tombée. Mes oreilles étaient emprisonnées par ses paluches d’ogre. Je voyais ma mère épouvantée, en face de moi. Il m’a lâchée, je suis tombée. Je pensais que c’était fini. Juste un mouvement d’humeur. Il m’a tirée par l’avant-bras. Depuis la cuisine jusqu’à ma chambre. Je me cognais au montant des portes, contre les murs. J’ai entendu ma mère hurler son prénom. Je crois que c’était la première fois que je l’entendais de sa bouche : «Louis, non, Louis, laisse-la, elle est petite.» Louis a fermé la porte de la chambre, je n’ai pas eu le temps de me relever, mon épaule me faisait mal. J’étais au sol et il me frappait les fesses, le dos. Il m’a retournée, a serré ses mains en étau autour de mon cou. Il avait le visage rouge et déformé, les yeux exorbités et déments. Et un sourire. C’était immonde. A voir et à ressentir. Si je ne connaissais pas encore la manière dont les traits se métamorphosent sous la puissance de la jouissance, ou du pouvoir sur l’autre, j’ai vu la bestialité d’un homme, un père, le mien. Au-dessus de moi, il avait relâché l’étreinte de ses mains de géant, les balançait partout sur mon corps maigrichon. Ma tête, mon torse, mes bras. Au lieu de me protéger, sidérée, je le regardais les yeux écarquillés à me faire mal aux paupières.
Ma mère a fait valdinguer une poêle sur son crâne presque entièrement déplumé. De surprise, il a cessé net. S’est levé, lui a balancé une gifle monumentale qui l’a projetée contre le mur. Je tremblais, j’avais uriné sans m’en rendre compte. Je ne pleurais pas, j’ai vomi, me suis évanouie. Je me souviens des murmures, de la caresse chaude d’une lavette sur mon front, de la lumière tamisée. Quand j’entrouvre les yeux, ma mère, et derrière elle, «le» docteur Fauchère. C’était notre Sauveur. Il allait nous sortir de notre trou pestilentiel. J’en étais certaine. Il avait le regard doux, il n’était pas comme les autres, je sentais bien qu’il était instruit et, de fait, son intelligence, pensais-je, nous libérerait.
«Alors, Jeanne, tu as joué les cascadeuses ?»
Il me taquine, ça ne peut pas être autrement. Qu’est- ce qui est pire ? Être un salopard ignare ou un homme subtil, mais suffisamment lâche pour ne pas voir qu’une gamine de huit ans a été rossée ? Avant de le mépriser définitivement, j’ai tenté la franchise, il se pouvait que je n’aie pas l’air si cabossé.
«C’est mon père.
– Ton papa ? Tu veux voir ton papa ? Mais il n’est pas là, ton papa.
– Non-non-non-non.» C’est une prière, non-non-non-non, j’élève le ton, mais ma voix est fluette : «C’est pas vrai. C’est mon père qui m’a tapée.»
Il passe la main sur mon front : «Ça va passer, il faut la surveiller cette nuit.» Des murmures encore, et surtout la trahison de cet homme que je vénérais, pas plus tard que ce matin. J’épiais ses expressions lorsque nous allions à son cabinet ou à la messe du dimanche. Je m’étais inventé un personnage de bienveillance, de supériorité et de bonté́. Je ne voyais ni hypocrisie ni suffisance. Il avait, sous mes yeux, maintes fois démontré – par un sourire malin, un regard, un froncement de sourcils ou par la façon de bouger sa tête face à un patient – son éducation plus sophistiquée et supérieure à beaucoup dans notre village rustaud. Et moi, gamine orgueilleuse, je m’étais empressée de singer ce bon vieux docteur Fauchère. Ce «cher ami» me valait une dérouillée monumentale, une épaule démise, des bleus, des courbatures.»
Extraits
« Dans ce bled, réputé loin à la ronde pour son manque solidarité et son inclination à la méchanceté, ils étaient venus en masse se repaître de notre misère publique. Ma colère, compagne éternelle, éventrait mon estomac. J’aurais dû ne pas faillir en public. Je n’ai pas pu. Sitôt sur le parvis de l’église, endolorie, j’explose. C’est laid, ça entache la solennité du moment Ma mémoire, pourtant intransigeante et impeccable, a effacé le monologue que j’ai vomi au visage de mon père. Une tante que je connais à peine, sœur de ma mère, m’entraîne alors que je hurle, ça je me le rappelle: «Tu l’as violée, tu l’as tuée.»
Mes adieux à ma sœur se sont terminés au sommet de ces marches en pierre. On m’a emmenée de force à l’internat. Je sautais comme un cabri, j’éructais, je bavais, le mari de ma tante m’a giflée: «Elle fait une crise de nerfs, appelle un docteur.» Une cousine m’a chaperonnée pour la nuit. J’émergeais, me rendormais, me réveillais en pleurant. Des cauchemars sombres, mon père qui m’étrangle. Je manque d’air, j’entends des cris, des «J’appelle la police» de la surveillante de l’internat Il est là, complètement ivre: «Je vais te tuer, sale garce!» Je ne réagis pas, sonnée par les médicaments. » p. 54
« J’aurais tout donné pour me nourrir de réminiscences heureuses. Repenser, la joie au cœur, à cette gommette coccinelle qui avait ensoleillé le visage de maman, à l’écureuil qu’Emma et moi avions essayé de capturer, en vain, durant un après-midi entier, à Paul endormi contre mon dos, à mon corps plongé dans l’eau vivace du lac Léman alors que le ciel est prêt à imploser de rouges, aux baisers sur le front, au temps arrêté devant un coucher de soleil ahurissant à Querceto avec Marine, à cet inconnu qui dit merci avec un sourire, à l’eau turquoise du lac de Moiry, aux errances sur les bisses, aux terrasses, aux soirées, à Nina Simone ou à L’Homme qui plantait des arbres, que j’avais relu mille fois. À la place, infuser dans les limbes de mon chaos. Demeurer dans cette destructrice intranquillité. Je ne m’en arracherai pas. » p. 195-196
Née en 1971, Sarah Jollien-Fardel a grandi dans un village du district d’Hérens, en Valais. Elle a vécu plusieurs années à Lausanne, avant de se réinstaller dans son canton d’origine avec son mari et ses deux fils. Devenue journaliste à plus de trente ans, elle a écrit pour bon nombre de titres. Elle est aujourd’hui rédactrice en chef du magazine de libraires Aimer lire. Les lieux qu’elle connaît et chérit sont les points cardinaux de son premier roman. (Source: Sabine Wespieser Éditeur)
En deux mots
Maintenant qu’il a fait sa vie loin de ce coin du Montana où il a grandi, Joe Wilkins se souvient. Il raconte son enfance, sa famille, ses connaissances. Il raconte le travail acharné, la souffrance ponctuée de drames et l’envie d’ailleurs.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
De retour dans le Montana
Avec La montagne et les pères Joe Wilkins s’éloigne du nature writing pour nous offrir un roman d’apprentissage qui débouche sur des questions existentielles. Sur la justesse de nos choix, sur la force des racines, y compris dans une nature hostile.
À l’heure de raconter sa vie, Joe Wilkins se plonge dans ses souvenirs, essaie de démêler ce que tient du vécu et de la légende, d’une sensation ou du rêve. Mais ce dont il se souvient parfaitement, c’est de ce jour où il a dû grimper dans la voiture de son grand-père, serré contre son frère, à côté de sa sœur aînée pour aller jusqu’à l’hôpital accompagner son père dans la mort. Il se souvient de la famille en pleurs et des trop courtes années avec lesquelles il aura pu partager des souvenirs avec lui, notamment lorsqu’ils allaient chasser ensemble. Il se souvient aussi des escapades avec son frère dans ce coin de l’est du Montana, le Big Dry. La nature désertique y a fait fuir la plupart des habitants, la compagnie ferroviaire y a même récupéré rails et traverses pour ne laisser que la saignée de la voie ferrée. Mais c’est là, aux côtés du grand-père qu’il a grandi et qu’il a appris à survivre. Au sein d’une famille unie que se mère tenait à bout de bras: «ma mère est mère et père et Dieu, et ma sœur avec son maquillage et poster de Jon Bon Jovi en veste de cuir est une adolescente et mon frère aux yeux ensommeillés est un enfant, et je suis un enfant: blondinet et aimé, un garçon que tout émerveille et que tout désoriente, déjà trop grand pour mon jean d’occasion, avide de connaître ce jour nouveau.»
Le chapitre suivant, remontant le temps, va être consacré à sa mère, à son parcours, ses rêves d’évasion et à sa rencontre avec celui qui deviendra son père et ses différentes affectations qui les mèneront de Seattle jusqu’au Big Dry. Suivront une galerie de personnages qui ont croisé et formé le narrateur. De Keith Nelson, le voisin qui lui parlait comme un homme en lui offrant des montagnes de cheeseburgers, Pa Peters, le vieil homme qui connaît les meilleurs endroits pour pêcher, coach Drease qui va en faire son chouchou, l’oncle de Caroline du Nord Clifton Wilkins, le gros Donnie Laird qui a réparé le panneau de basket, la tante Edith Freeman qui lui a fait découvrir le restaurant chinois ou encore leur prof Frank Hollowell, sans oublier les histoires du grand-père.
Dans les trois parties suivantes, Joe Wilkins va procéder par cercles concentriques et élargir son horizon. Il se sociabilise et revient sur ses amis et connaissances, sur ses professeurs, sur les gens qui ont croisé sa route et lui ont permis de se construire et de prendre le large au sens propre comme au sens figuré.
Ce roman d’apprentissage autant que d’hommage à ses parents va le conduire jusqu’à la transcendance, jusqu’à ces questions existentielles comme celle sur la théodicée, c’est-à-dire «les interrogations et les explications, les luttes contre ce qu’il faut comprendre comme la justice divine, le fait qu’un Dieu bon et omniscient ait choisi ceci pour certains d’entre nous, et cela pour d’autres, qu’il ait dit: “Je vous donne la vie. À vous, je donne la vie. Et à vous, je donne la douleur.”» Oui, le nature writing réserve bien des surprises!
La montagne et les pères
Joe Wilkins
Éditions Gallmeister
Roman
Traduit de
288 p., 23,40 €
EAN 9782351782101
Paru le 18/08/2022
Où?
Le roman est situé aux États-Unis, principalement dans le Montana. On y voyage aussi à Seattle, Minneapolis ou encore en Caroline du Nord.
Quand?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Le Big Dry, dans le Montana. Des hautes plaines âpres et presque vides frappées par la sécheresse, auxquelles des hommes durs à la tâche s’obstinent à arracher de quoi survivre. C’est dans ce monde qu’a grandi Joe Wilkins, élevé après la mort précoce de son père par une mère qui avait renoncé à ses rêves d’aventure pour suivre l’homme qu’elle aimait, et un grand-père qu’on pourrait croire tout droit sorti de la conquête de l’Ouest. À travers son histoire et celles de quelques autres, Wilkins raconte cet univers magnifique et violent, qui dès leur plus jeune âge marque les enfants, forge les hommes et interroge le mythe américain de la virilité dans l’Ouest sauvage.
Avec émotion et lyrisme, Joe Wilkins ressuscite une époque qui paraît hors du temps. Mais ce voyage à la recherche d’un père disparu n’est-il pas, finalement, une quête de soi-même ?
Les premières pages du livre
« PROLOGUE La nuit
Ce dont je me souviens, sans hésitation, c’est de l’obscurité.
Ce dont je me souviens, c’est d’être tiré de l’obscurité du sommeil par mon grand-père – je ne vois que le large bord sombre de son chapeau en feutre gris – et d’être délicatement installé sur la housse en peau de mouton de la banquette arrière dans l’Oldsmobile de mes grands-parents. Ce dont je me souviens, c’est de mon frère cadet, son petit corps tiède contre moi, et au-delà, ma sœur aînée, son dos droit et son absence de sourire. Elle a treize ans et elle comprend ce qu’il se passe, elle a enfoui son visage entre ses mains. Ce dont je me souviens, c’est d’être tiré de l’obscurité du sommeil et plongé dans l’obscurité d’une profonde nuit d’hiver, dans l’est du Montana.
Ce dont je me souviens, c’est des phares de l’Oldsmobile creusant l’obscurité, trouant l’espace devant nous : les deux voies de l’autoroute, les bras des peupliers dans l’hiver, l’éclat soudain d’un escarpement de grès et les Bull Mountains en arrière-plan. Mon grand-père appuie-t-il doucement sur la pédale de frein alors que nous filons sur les lacets au-dessus de la rivière ? À qui sont ces yeux jaunes près du fossé ? Un lièvre ? Une moufette ? Un coyote, peut-être ? Mon frère s’est-il mis à pleurer, lui aussi ? Je ne sais pas, je ne sais pas – je vois un peu dans l’obscurité, mais pas très loin.
Ce dont je me souviens, c’est d’un prêtre aux yeux secs vêtu d’une soutane noire qui enlace ma mère éplorée. Sommes-nous allés dans une pièce voisine ? Ou mon père a-t-il été roulé jusqu’à nous ? Je ne sais pas, je ne m’en souviens plus, mais peu importe, il est bien là – mon père, immobile et froid, sur une table métallique. Le prêtre se penche au-dessus de lui, ses fines lèvres bougent et récitent une prière. Une part de moi-même voudrait affirmer qu’il plonge deux doigts dans un petit flacon au large goulot et dessine une croix à l’huile sur le front paternel. Une part de moi-même voudrait affirmer qu’à la lumière des néons de l’hôpital, je vois luire la croix d’huile.
Ce dont je me souviens, c’est de ma mère qui touche mon père, ses mains partout sur ce corps jaune chimique : ses bras maigres comme des bâtons et son visage enflé, son crâne chauve et son torse enfoncé. Ce dont je me souviens, c’est de nous tous, en pleurs, même mon grand-père. Ce dont je me souviens, c’est que tout ceci est trop insoutenable.
Nous partons. Ou bien mon père est emporté. J’ignore comment, mais nous ne sommes plus au même endroit que lui, ou au même endroit que son corps, et nous sommes effondrés sur des chaises d’hôpital en plastique. Nous pleurons encore, plus doucement à présent, nos mains inutiles et aussi étranges que des ailes dans la lumière trop puissante de cette pièce. Nous y restons quelques minutes ou quelques heures. Je ne sais pas. Mais qu’il ait été emporté ou qu’il ait toujours été dans une autre salle, après ces quelques minutes ou ces quelques heures, nous nous levons tous pour aller le voir une dernière fois – même mon petit frère, dont les respirations humides résonnent à présent comme de minuscules cloches chagrines – et je ne me lève pas, je ne quitte pas ma chaise pour les suivre. Je ne vais pas voir mon père. Tous les autres y vont. Pas moi. Je suis triste et apeuré, et ils me laissent ainsi.
Suis-je seul à cet instant ? Il me semble que je suis seul, je me vois seul. Me laissent-ils vraiment dans cette salle anonyme d’hôpital ? Le prêtre reste-t-il avec moi ? Ou une infirmière mince et affairée ? Je ne m’en souviens pas.
Il y a tant de choses dont je ne me souviens pas.
Et une part de moi-même voudrait dire, et alors ? Qu’est-ce que ça signifie, en vérité, de se souvenir ? Si un coyote fait claquer ses crocs jaunes dans la nuit, si une croix d’huile brise et éparpille la lumière, si je suis seul ou non – quelle importance ? La lumière s’est brisée, d’une manière ou d’une autre. Ce coyote n’est sûrement plus que poussière. Mon père est toujours dans le Montana, et n’est plus que poussière. Et moi ? Je ne suis plus ce garçon triste au visage rond. Plus apeuré ni seul, en imaginant que je l’aie été un jour. Et si je ne me suis pas levé pour aller voir mon père, je me dis que ça n’a pas d’importance.
Ou bien, comme un enfant, fais-je semblant ?
Voilà l’histoire : Ma femme et moi rentrons d’une visite chez des amis à Chicago. C’est le soir, nos phares repoussent la pénombre sur cette autoroute plane et droite du Midwest. Je me repose sur le siège passager, le front contre la vitre fraîche. Juste à la sortie de Moline, j’aperçois au-delà d’une clôture le faible clignement de deux yeux jaunes – et en un instant, je ne suis qu’une frêle embarcation à la dérive sur la rivière en crue et boueuse des années en dégel ; en un instant, je ne suis qu’un garçon orphelin de père, le cœur brisé dans les distances intérieures que façonne la solitude ; en un instant, je ne souhaite rien d’autre que de me lever et de revoir mon père. Nous partons sans jamais partir. Nous grandissons sans jamais grandir. Nous pleurons la perte, nous pleurons et pleurons.
Mais parfois, aussi, nous nous souvenons, et nous faisons volte-face pour affronter ce chagrin. Se souvenir est l’inverse de faire semblant, c’est commencer à s’avouer la vérité. Et je sais pourtant – pourquoi mon grand-père, ce doux cow-boy qu’il était, pourquoi portait-il son chapeau à l’intérieur de la maison ? Pourquoi l’onction à ce moment-là, alors que mon père était mort depuis des heures ? – que la mémoire ne suffit jamais. La mémoire tourne et glisse, elle cille dans la pénombre. Comme un trait luisant d’huile, la mémoire trompe et dessine des arcs-en-ciel dans la lumière. C’est dans les flots d’une histoire que le garçon commence à comprendre. Que le garçon devient un homme. Un homme meilleur. À travers les histoires, nous apprenons à vivre comme des êtres humains dans la sombre demeure de nos corps. Car, quoi que l’on fasse, on y est seuls. Et on méprise, à juste titre, cette pénombre solitaire. On tend le bras comme on peut, et on cherche à tâtons une autre main – celle d’une mère, d’un frère, d’une sœur, d’une amante, d’un fils –, on leur offre notre cœur, notre histoire.
Je me souviens encore d’une dernière chose : mon grand-père me prend entre ses bras durs. Il me tire de sous mes couvertures en laine et mon édredon en patchwork. Il me pose, délicatement, au bord du vieux lit superposé militaire que je partage avec mon frère. Il me dit de m’habiller, mais j’ai encore sommeil, je n’ai pas envie de me réveiller ni de m’habiller. J’essaie de me recoucher et de me blottir sous les couvertures. Mon grand-père ne me secoue pas, ne me réprimande pas. Il me prend simplement dans ses bras. “Ton père a besoin de toi, dit-il. Il faut que tu ailles voir ton père.” »
Extraits
« Et encore fatiguée par le labeur agricole de la veille mais nous préparant pourtant le petit déjeuner, ma mère est mère et père et Dieu, et ma sœur avec son maquillage et poster de Jon Bon Jovi en veste de cuir est une adolescente et mon frère aux yeux ensommeillés est un enfant, et je suis un enfant: blondinet et aimé, un garçon que tout émerveille et que tout désoriente, déjà trop grand pour mon jean d’occasion, avide de connaître ce jour nouveau. » p. 48
« Bientôt, je quitterai le Montana, j’irai à l’université — mais c’est comme si j’étais déjà parti. Toute la journée, je rêve et divague, toujours la tête ailleurs, peut-être dans le dernier livre que j’ai lu ou dans un univers lumineux de ma propre invention — si loin que je ne remarque même pas le ciel à l’ouest se teinter d’un noir d’ecchymose, ni les plaies déchiquetées en forme d’éclairs. Un grondement de tonnerre me ramène aussitôt à la réalité. Les premiers grêlons s’abattent et ricochent sur les pierres. » p. 210
« La théodicée, c’est ainsi que l’appellent les croyants: Les interrogations et les explications, les luttes contre ce qu’il faut comprendre comme la justice divine, le fait qu’un Dieu bon et omniscient ait choisi ceci pour certains d’entre nous, et cela pour d’autres, qu’il ait dit: “Je vous donne la vie. À vous, je donne la vie. Et à vous, je donne la douleur.”
Peut-on avoir confiance en un Dieu aussi capricieux et aussi malveillant? Et qu’en est-il alors de nos pères et de nos mères, nos premiers dieux, les plus puissants ? » p. 272
Joe Wilkins est né et a grandi au nord des Bull Mountains, dans l’est du Montana. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie et d’un récit sur son enfance et son adolescence, La montagne et les pères qui paraît en 2022 après son premier roman, Ces Montagnes à jamais. Il vit actuellement avec sa famille dans l’ouest de l’Oregon, où il enseigne à Linfield College.
En deux mots
Née en Roumanie d’un père congolais retourné au pays et d’une mère professeur d’université, la narratrice va partir à la recherche de son histoire, essayer de retrouver son père, de comprendre le mutisme de sa mère et de s’émanciper d’un pays qui la traite en paria.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
«Mon fils, écoute bien tout ce que je vais te dire»
Dans un premier roman bouleversant, Annie Lulu retrace la quête de Nili Makasi, de la Roumanie où elle est née, en passant par Paris où elle a étudié, jusqu’au Congo où elle est partie retrouver son père.
« Je m’appelle Nili Makasi, ce n’est pas un nom commun pour une Roumaine. Je suis née à Iaşi, dans la région moldave au nord-est de la Roumanie. J’ai eu une mère, ou plutôt ma mère a longtemps eu honte de moi, et je n’ai pas connu mon père, un étudiant congolais reparti après la révolution en 1990. À l’époque de ma naissance, c’était encore la dictature, le grand Conducător faisait venir des tas d’étudiants dans le pays, des Africains, des Égyptiens, des Syriens, ils venaient apprendre le communisme pour retourner ensuite essayer d’en faire quelque chose de potable chez eux, devenir l’avant-garde éclairée du prolétariat international, les cerveaux de l’égalité mondiale.» En nous présentant la narratrice de son roman riche en émotions, Annie Lulu pose le décor d’une quête qui va la conduire à Paris puis au Congo, à la recherche de ce père qui l’a abandonnée.
Se retrouvant seule avec une fille métisse, sa mère va alors déverser toute sa frustration sur sa fille: «J’aurais dû te noyer quand t’es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique.» À sa charge, on dira qu’elle sait la difficulté à exister dans ce contexte de dictature et de misère sociale et que sa rigidité, sa sévérité avait pour but d’offrir à Nili les moyens de s’en sortir. Ce qui, au moins jusqu’à l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne, en 2007, était loin d’être gagné.
Mais ces dix-huit années durant laquelle sa mère a eu honte d’elle ont forgé son caractère. Elle entend désormais tracer sa voie pour ne pas étouffer. Le salut viendra avec une bourse d’études d’une université parisienne, même si là encore il va lui falloir se débrouiller avec très peu de moyens. Mais petit à petit, elle se construit un réseau et découvre la solidarité des exilés. Une solidarité dont elle va avoir besoin le jour où elle entend quelqu’un parler de Makasi, le nom de son père. Peut-être y-a-t-il moyen de le retrouver ? Peut-être qu’un Congolais peut chercher dans un annuaire? Peut-être que quelqu’un a entendu parler de lui? Après une longue attente, le miracle se produit. Nili va économiser pour s’acheter un billet d’avion pour Kinshasa.
Sans dévoiler la suite du livre, j’ajoute que le livre est construit comme une longue lettre écrite aujourd’hui au fils que Nili va mettre au monde. Qu’au moment de vivre la même expérience que sa grand-mère et sa mère, elle entend lui faire le plus beau des cadeaux, la vérité. «Tu sauras tout de ce que je suis dans les moindres détails de mes renfoncements sombres et de mes secrets. On ne peut pas faire autrement quand on aime un enfant qui va grandir dans l’immensité vertigineuse de l’absence, et toi, mon fils, tu es là, tu sens déjà ce carambolage continu qu’est ma vie. Alors je ne te cacherai pas derrière des vêtements trop grands et je ne t’empêcherai pas d’entendre la vomissure humaine, je te préparerai. À être fort.»
Cette confession qui est tout à la fois un cri de rage et une déclaration d’amour, une plongée dans un passé douloureux et un chant d’espoir, est portée par une plume nourrie de plusieurs cultures qui s’entrechoquent et s’enrichissent. Une plume étincelante qui marque une remarquable entrée en littérature.
Signalons qu’en fin de volume, on trouvera une traduction succincte des termes et expressions non traduits ainsi que quelques précisions au sujet de figures historiques et culturelles dont il est fait mention.
La Mer Noire dans les Grands Lacs
Annie Lulu
Éditions Julliard
Roman
224 p., 19 €
EAN 9782260054627
Paru le 21/01/2021
Où?
Le roman se déroule autour de trois pôles, d’abord en Roumanie, principalement à Iasi et Bucarest puis à Paris et en région parisienne et enfin au Congo, à Kinshasa et Bukavu.
Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Née en Roumanie, dans une société raciste et meurtrie par la dictature, Nili n’a jamais connu son père, un étudiant congolais disparu après sa naissance. Surmontant au fil des ans sa honte d’être une enfant métisse, Nili décide de fuir à Paris où elle entend, un jour, dans la rue, le nom de son père: Makasi. Ce sera le point de départ d’un long voyage vers Kinshasa, à la recherche de ses racines africaines. Elle y rencontrera l’amour, le combat politique, la guerre civile et la mort. Et en gardera un fils, auquel s’adresse cette vibrante histoire d’exil intérieur, de déracinement et de résurrection.
Écrit d’une plume flamboyante, à la fois poétique, intense, épique et musicale, au carrefour des traditions balkaniques et africaines, ce premier roman sur la quête des origines bouleverse par sa profondeur et sa beauté.
Les premières pages du livre
« J’aurais dû te noyer quand t’es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique. Cette phrase entendue enfant me revient sans cesse en tête. C’est ainsi qu’a commencé cette histoire de parias, parce que, d’une façon ou d’une autre, elles nous ont détruites, nos mères. Elles nous ont donné tout ce qui les consume, la haine qu’elles nourrissent pour leur propre désir, elles nous ont refourgué le paquet en nous disant : Démerde-toi. Mais moi, avec toi, mon fils, je ne pourrai pas, je ne pourrai pas faire autre chose que te faire grandir, sans te mentir, sans t’effacer.
Par où ta nuit commence, c’est comme te tremper dans un bain de senteurs, avec la mer en dedans, retenant le varech et le mouton des vagues, et tout ce que tu pourras imaginer de beau après le cri époumoné pour te sortir du monde. C’est comme sortir du monde en cavalcade, en chaleur, te rejoindre toi-même dans les yeux plissés d’un visage qui domine l’aube et ton corps chaque fois que tu fermes les yeux, chaque fois que t’emporte la houle de tamarins et de jaques qui te fait respirer, poser tes cuisses sur l’aine et ton front sur des lèvres qui ne te quitteront plus, les poumons humides et la voix moite, aussi longtemps que le remous qui t’a appelé dure, soupire et recommence. Avant que je te raconte, c’est ce que tu dois savoir, qu’on t’a appelé deux fois, qu’on t’a étreint en suffoquant la sueur, avec ton père, dans des noyades désarmantes, dans la splendeur de ce pays, on t’a appelé deux fois pour que tu viennes mûrir le mangoustan charnu découvert sous nos ventres, le roulis liquide d’un arbre à fruits d’espérance. Tu t’es retrouvé là, à émerger au tempo de l’ardeur où vibrait le cahotement de cette histoire de peaux, qui nous a ballottés, et qu’on appelle l’amour. Ce n’étaient que deux nuits dans le chant des insectes et d’un ventilateur, dans une maison de bois entre de vieux bâtiments, à l’est du cœur du monde, à l’est de tout espace, à l’abri dans l’étendue de cet amour immense depuis lequel ton père t’a décillé de toutes ses fibres et de tout son rythme joyeux, pour que tu voies, toi aussi tôt ou tard, combien c’est bon d’aimer. Alors moi, je te parle entre les côtes, depuis ce bord de lac calme, depuis l’odeur qui s’y est accrochée et toi, mon fils, écoute bien tout ce que je vais te dire, je ne pourrai pas répéter, ce sera dur de dire deux fois cette histoire jusqu’au glissement lent de ton père dans le plein de ma nuit.
D’abord, je t’aime. Tu es un peu la barque amarrée à un bout de terre ferme qu’on s’est fabriquée par besoin ton père et moi, par convocation du désir en nous, pour vivre et conjurer des tas de défaites, dont une vraiment sanglante qu’on n’avait pas prévue et qui m’a fait atterrir ici, à Bukavu. Je t’aime et tu viens au monde par la beauté. C’est quoi au juste, je vais te dire, la beauté, c’est une lignée bizarre de l’univers qui grandit dans quelque chose d’impair. Et ça a tellement maturé en moi, cette idée du chiffre impair, que je ne peux m’empêcher aujourd’hui de penser ma place d’avant, quand tu n’existais pas encore, il y a quelques mois à peine, avant que je débarque ici, au Congo. Ma place d’avant, comme celle d’un élément hydrophobe flottant à la surface d’une eau remplie d’air. Un tas de gras glissant, non préhensible, et qui pue. Voilà ce que j’étais. Une fille qui n’arrivait pas à devenir une femme, élevée en Europe et venue ici chercher son père pour lui faire payer la lâcheté indiscutable de m’avoir abandonnée à l’autre bout du monde en se fichant pas mal de ce que j’allais devenir. Il fallait que je le retrouve. Et je l’ai retrouvé. Au terminus de cette poursuite, tu t’es jeté dans l’imprévu de ma vie et aujourd’hui, mon fils, c’est ici que tout commence. Ce lac Kivu au bord duquel nous sommes assis ensemble, sur le ponton de l’étroite maison d’où je te parle, il en arrache pas mal à tous ceux que je connais, des étincelles iridescentes et douces, des écailles de poisson grises qui colonisent les joues et qu’on appelle des larmes. La lumière de cette fin d’après-midi d’automne fait reluire leur sédiment de bénédictions. De mes mains à mon ventre, de mon ventre à ce lit pluvial, il y a des cordes de limon, des générations de coquillages placentaires. Et toi, mon fils, je te demande de vivre. De ne pas avoir peur. Je te demande de tenir bon dans notre ventre. Alors maintenant, écoute bien, avant que tu naisses, que tu débarques dans le sillage de soufre que tous nos disparus ont laissé derrière eux, laisse-moi te raconter, comment j’ai cherché mon père, et comment on s’est retrouvés ici, toi et moi. La fille roumaine de mon père congolais
Je m’appelle Nili Makasi, ce n’est pas un nom commun pour une Roumaine. Je suis née à Iaşi, dans la région moldave au nord-est de la Roumanie. J’ai eu une mère, ou plutôt ma mère a longtemps eu honte de moi, et je n’ai pas connu mon père, un étudiant congolais reparti après la révolution en 1990. À l’époque de ma naissance, c’était encore la dictature, le grand Conducător faisait venir des tas d’étudiants dans le pays, des Africains, des Égyptiens, des Syriens, ils venaient apprendre le communisme pour retourner ensuite essayer d’en faire quelque chose de potable chez eux, devenir l’avant-garde éclairée du prolétariat international, les cerveaux de l’égalité mondiale. Enfin l’idée pour le Conducător c’était surtout de copiner avec tous les autres grands chefs paranos qui pouvaient l’aider à renflouer ses caisses vides, et il en a trouvé un qu’il aimait particulièrement, un maréchal assassin à la tête du Congo, ce pays qu’on appelait Zaïre dans le temps, ils étaient copains, comme cul et chemise, voilà pourquoi il y avait plein de jeunes Congolais en tribulation périlleuse en Roumanie dans ces années-là, et il y en avait plein au campus des étudiants étrangers de la faculté des sciences de Iaşi, la ville où j’ai vu le jour. C’est là-bas, pendant une petite fête un soir de mars 1989, que ma mère, inscrite en première année à la faculté des lettres, a rencontré mon père, Exaucé Makasi Motembe. Je n’ai pas su grand-chose de lui jusqu’à ce que l’Afrique naisse en moi et que je vienne ici, au Congo. À l’est du cœur du monde. Ma mère m’a dit une fois que mon père était le garçon le plus beau et le plus intelligent de tous les étudiants en mathématiques d’alors, un idéaliste promis à une grande carrière dans son pays, un panafricain qui voulait fonder les États-Unis d’Afrique, et puis elle m’a dit que bon, en fait, il n’était pas si beau, juste un rêveur en calamiteuse désespérance, mais qu’il était brillant, que c’était le plus important, et quand elle m’a jeté ça à la figure, je n’ai rien compris du tout, je n’avais aucune idée de ce qu’était l’Afrique, sinon que ce maudit continent était la cause inévitable du ressentiment que m’insufflait chaque matin le miroir fendu de la salle de bains.
Avant que tu existes en moi, comment pouvais-je m’aimer ? Il faut comprendre. Quand tu as grandi dans un pays qui a aboli l’esclavage des Roms – c’est-à-dire des Tsiganes – sur son propre sol il y a à peine cent soixante ans, où la majorité des gens, élevés sous la dictature, n’a jamais vu un étranger de sa vie, et que ton père était un étudiant privilégié, doté d’une bourse du gouvernement, venu de très loin, qu’il mangeait au restaurant tous les jours au moment où les autochtones vivaient aux tickets de rationnement et n’avaient jamais connu la saveur d’une orange, on te fait souvent savoir qu’on t’en veut. D’être différente, pour parler sans colère. Tu peux te détester assez vite. C’est difficile à t’expliquer ici et maintenant, mais aux yeux des petits-enfants de la Garde de fer, les petits-enfants des membres de ce parti fasciste bien de chez moi, les héritiers des déporteurs, des pourvoyeurs de mort lente à tous ceux qui en 1941 n’étaient pas décrétés aryens, dans la ville où je suis née, je n’étais qu’une moitié de primate, ou bien un être surnaturel pour les plus niais d’entre eux, pas une personne normale en tout cas. C’est ça mon pays.
Pour justifier au monde et surtout à elle-même pourquoi je n’ai pas échoué à l’orphelinat, comme c’était l’usage d’y envoyer les enfants mulâtres, ma mère n’a cessé de répéter que depuis le jour de ma naissance, elle savait que je serais une enfant exceptionnelle, avec une destinée exceptionnelle, ce genre de conneries. Il faut l’entendre avec un bon accent moldave. Bref. Tout ça pour te dire, je n’avais pas trente-six manières d’y réagir, à la haine, et malgré mes efforts pour endiguer ma supériorité, j’ai dû finir par l’attraper. La diarrhée métisse. Le complexe de supériorité de l’alien. Cet être à l’intelligence transcendante venu d’un autre monde, destiné à sauver l’humanité, mais qui se retrouve affreusement limité dans un corps semi-leucoderme, transpirant et velu. Cette maladie infantile m’a frappée assez jeune pour que je m’y habitue facilement. En revanche m’en débarrasser c’était une autre histoire, pourquoi l’aurais-je fait tant que j’étais piégée à l’intérieur des frontières de ma région natale ? Comme je devenais un objet de curiosité locale, en grandissant j’ai pris tout le monde de haut, j’ai préféré faire la fière en public, poser une paire de lunettes de soleil sur mes narines et enfiler mes boules Quies pour avoir la paix. Mais là-bas, ça n’a rien à voir, tu sais. Ici, le seul endroit qui compte désormais, tu devras chasser cette tare de l’arrogance, te débarrasser vite fait du syndrome des maîtres de demi-teinte. Je te préviens, qu’on peut devenir monstrueux, par paresse, par amour-propre, avec cette histoire de peau plus ou moins claire qu’une autre.
Exaucé Makasi Motembe, mon père, pendant longtemps j’ai cru à tort qu’il avait simplement trouvé ma mère belle – comment résister à cet élancement de muscles fins de bonne famille sous la tête bien garnie d’une blondeur garçonne à couper le souffle – et que ce soir-là, à la fête étudiante de Mărtişor, la fête du printemps, sur le campus universitaire de Iaşi, ma mère devait être bourrée à la ţuică, et qu’ils s’étaient trompés, qu’ils s’étaient déshabillés par erreur, quelques minutes, et que mon père avait aussitôt filé rejoindre la lutte finale pour l’indépendance du continent africain sans même se douter que j’existerais un jour. Et toi, tu dois penser que j’étais trop dure avec lui, puisque cette histoire s’est passée tout autrement, mais tu verras aussi, ce que c’est que grandir sans son père. Alors imagine, personne ne te dit pourquoi il n’est pas là ni pourquoi tu lui ressembles tant, sans même que tu saches à quoi il ressemble au juste, personne ne te raconte qui il était vraiment ni comment l’amour a traversé sa moelle de part en part jusqu’à mourir étranglé par le remords de ne t’avoir pas connu. Je pensais, simplement, que mon père était un salaud, un abandonneur pathologique que le climat des Carpates n’avait pas réussi à séduire assez pour lui donner des couilles et de la persévérance. Je me suis trompée, mon fils, nous le savons tous les deux, je me suis trompée. Maintenant que j’ai les lettres que mon père m’a écrites des années durant. J’ai ces lettres, dans l’écrin de ma conscience et si souvent ouvertes, entre les mains, ici à la maison, nous le savons toi et moi, que ton grand-père, eh bien, il était différent.
Si j’avais su lire entre les lignes de ce que disait ma mère, elle qui n’avait pas la moindre idée de l’éclat de comète fulgurante qu’il lui avait été permis de rencontrer sous la forme du corps d’Exaucé Makasi Motembe, je n’aurais pas eu besoin d’attendre l’âge de vingt-cinq ans et d’atterrir ici au Congo pour connaître mon géniteur. Mon père était son nom, makasi, la force. La vertu faite chair à l’échelle d’une vie courte commencée dans la fuite, quand son propre père avait dû s’échapper de Bukavu en décembre 1960, après avoir survécu à l’exécution sommaire de tous les partisans de l’indépendance dans cette ville du nord-est du Congo où nous nous trouvons maintenant. Exaucé Makasi Motembe était encore un fœtus dans le ventre de sa mère, comme toi tu l’es aujourd’hui dans le mien. Mon père était le corps vivant du futur possible de ce pays d’argile rouge aux galeries infinies dans lequel je me suis mise à creuser pour le retrouver et lui casser la gueule. J’étais ignorante de son sort funeste, scellé il y a vingt ans déjà, un soir de pénurie d’avant-guerre dans une rue de Kinshasa.
Il n’y a pas un jour où je ne lui en aie voulu à m’en briser les os, à mon père, pas un jour de mon enfance dans ce vieux coin pourri de l’Europe où je ne lui en aie voulu d’être absent, de ne m’avoir jamais téléphoné, de se contenter d’être une espèce de plaie poisseuse enduite sur ma peau à la naissance et qui me valait de supporter les railleries interminables de tous les abrutis que j’avais pour camarades d’école et, plus tard, d’encaisser les regards lubriques d’ados acnéiques et vulgaires persuadés qu’ils deviendraient de petites stars locales s’ils arrivaient à m’attraper dans un coin en faisant en sorte que tout le voisinage le sache. Tu sais, je l’ai tellement haï, mon père. Je lui parlais dans mon sommeil, je lui parlais dans la salle de bains en prenant ma douche, je l’insultais assise sur les toilettes, en marchant dans la rue, en zappant interminablement les programmes télé. Je lui parlais toute ma douleur de n’être nulle part à ma place à cause de sa lubie d’avoir tiré un coup un soir avant de se faire la malle.
Les absents, tu vois, mon chéri, on n’y peut pas grand-chose. Tu l’apprendras plus tard, ce n’est pas souvent qu’ils choisissent de partir. Il ne faut pas en avoir après eux. Quand j’ai fini par réaliser combien disparaître n’est pas toujours un choix, en venant ici au Congo, c’était trop tard : la haine avait déjà fait son œuvre dans mes entrailles. Même si je ne me détestais plus comme avant, je n’ai pas pu m’empêcher, jusqu’aujourd’hui, alors que je te caresse de mes mains pour construire un mur de tendresse entre la haine et toi, pour interdire à la haine de traverser le cordon nourricier par lequel je te transmets désormais la force d’Exaucé Makasi Motembe, je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir coupable et de me haïr moi-même de l’avoir haï lui. La haine, mon fils, c’est une malédiction. En elle, des millions de continuateurs silencieux se mutinent un jour contre celui ou celle qui l’a laissée entrer une seule fois dans son cœur, puis le tuent.
Exaucé Makasi Motembe, ton grand-père, c’était un révolutionnaire. Il n’aurait jamais abandonné sa famille dans l’impétuosité d’un lendemain en chute libre. Quand il a rencontré ma mère à cette fête du 1er mars, il a vu en elle ce que moi je n’ai jamais pu voir, il a vu la vie vivante emprisonnée dans une fille radieuse. Moi, tu sais, si j’avais été là avant ma conception pour assister à la rencontre entre mes parents, je l’aurais trouvée beaucoup trop belle pour qu’on ne s’en méfie pas, ma future mère, j’aurais glissé à l’oreille de mon père : Choisis-en une autre. Mais voilà, mon père voyait toujours le meilleur chez tout le monde, je l’ai senti en le lisant. Il essayait sans cesse de faire surgir l’intelligence humaine là où manifestement personne n’aurait songé qu’elle puisse se planquer, histoire de laisser une chance aux autres d’être plus qu’eux-mêmes. Il a laissé une chance à ma mère d’être plus qu’une jolie blonde intello, ouverte au monde, mais au fond bien plus raciste que les pauvres hères ignares des montagnes de son pays de timbrés. Mon père lui a écrit, dans une lettre de janvier 1992 :
… Elena mea, quand je t’ai vue la première fois j’ai cru que tu serais assez forte pour m’accepter dans ta vie et faire face aux préjugés d’arrière-garde et aux injures des réactionnaires… aujourd’hui je te demande d’avoir la même force et de ne pas céder à la pression de ton entourage ni à la facilité. Ne me coupe pas de ma petite Makasi, laisse-moi lui téléphoner. Une fille doit savoir que son père est là pour elle…
Elena Abramovici
Tu vois, mon fils, ça peut arriver à tout le monde de se tromper. Même si mon père n’était pas tout le monde, il s’est bien trompé à propos de ma mère. Alors qu’il écrivait, depuis sa maison de Kinshasa, des lettres qui ne me sont jamais parvenues bien que la plupart d’entre elles m’aient été destinées, des lettres que ma mère m’a cachées toute ma vie et a même renvoyées au Congo pour que je ne les lise pas, alors que mon père écrivait depuis sa maison, il n’avait pas la moindre idée de qui était ma mère, celle qu’il appelait Elena mea, mon Elena, et encore moins de ce qu’était ma vie avec elle à ce moment-là. J’ai souvent pensé, après avoir lu les lettres de mon père, que ma mère avait dû l’embobiner en lui parlant de la révolution marxiste-léniniste, ou l’amadouer en lui faisant miroiter un retour avec lui au Congo pour mettre en œuvre le programme du socialisme mondial, tout ça par curiosité exotique, pour passer une nuit avec un homme pas comme chez elle. Lui mentir, quoi. Comment expliquer autrement qu’il se soit laissé aussi facilement piéger entre les gracieux abducteurs de cette femme si différente de celle qu’il croyait connaître ? Peut-être la rencontreras-tu un jour, ma mère, je ne crois pas que tu la connaîtras, mais c’est tout de même possible au fond, et tu penseras que je suis sévère avec elle, que j’exagère tout et que la femme que je te raconte, ce n’est pas vraiment comme ça qu’elle est. Tu me traiteras de menteuse, me diras que je suis mal placée pour la juger et tu prendras sa défense. Eh bien, tu sais, je me hais toujours d’avoir injustement haï mon père, mais bizarrement je n’ai plus aucune colère contre celle qu’il a choisie pour me porter dans ce monde. Je ne peux pas lui en vouloir, à ma mère, ce n’est pas de sa faute si mon père s’est trompé. À une femme qui a si peu la mémoire de ce que c’est que souffrir, on ne peut pas demander d’être vraiment intelligente, encore moins d’être courageuse, et puis d’où lui viendrait-elle au juste, l’intelligence, et puis pour quoi faire ?
Ma mère, Elena Abramovici, elle a eu honte de moi toute ma vie, ou plutôt elle a eu honte de moi jusqu’à ce qu’avoir une fille comme moi devienne à la mode dans la capitale, après l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne, en 2007, j’avais bientôt dix-huit ans, si on fait le compte, elle a eu honte de moi toute mon enfance. Petite, lorsque je sortais au magasin avec ma mère, elle m’habillait avec deux couches de vêtements, me glissait du coton dans chaque oreille, Il ne faut pas parler aux gens, Il y a beaucoup de bruit dehors, ça va te faire peur mamicoutsa, elle enfonçait ses deux doigts dans mes pavillons et on sortait faire les courses comme pour aller à la guerre. Je n’ai pas eu besoin d’imaginer ce qu’elle ne voulait pas que j’entende, combien de fois l’ai-je entendu en grandissant. Les Roumaines ont la langue bien pendue : Oh, tu as vu, regarde, une mulâtresse. Le mot métis, même s’il n’est pas plus délicat, ils connaissent pas là-bas, en roumain on dit mulatra, encore aujourd’hui. Ou alors : Maman, regarde le singe ! Lui, je n’arrive toujours pas à l’oublier, ce petit connard au supermarché, j’avais cinq ans, il me montrait du doigt et me mimait en macaque se grattant les aisselles, avec sa gueule de futur soldat teuton bien fasciste. Je me rappelle encore le visage de cet enfant démoniaque, son spectre venait toujours martyriser mes cauchemars, à l’âge de huit ou neuf ans. Le visage d’un blondinet cruel aux dents pleines de tartre, répugnant, noble descendant d’une lignée de Daces alcooliques. Et puis, plus tard, vers dix ans, ma mère ne me ouatait plus les oreilles, elle me donnait une paire de boules Quies que je gardais soigneusement dans ma poche, mais il m’arrivait de l’oublier. Une fois, à douze ans, au coin de la rue, un homme à moustache dans la quarantaine m’a demandé : Tu baises ? et puis plusieurs fois après cela, parce que mes seins se formaient et que ça devait se voir un peu en été, j’ai entendu : T’es une mulâtresse, tu prends moins cher ? C’est combien ? Après l’âge de dix ans, alors que je pouvais désormais rester seule à la maison pendant que ma mère faisait les courses, nous sommes allées exceptionnellement toutes les deux dans un magasin de chaussures pour mon anniversaire. Le rictus indélébile d’une femme à une autre dans le rayon voisin s’est gravé dans ma cervelle : T’as vu la fille ? Regarde sa mère, mais je l’ai vue à la télé elle, en fait c’est une pute qui va avec des Noirs !
C’est une pute qui va avec des Noirs. Je ne veux pas t’expliquer davantage pourquoi j’ai grandi avec des bouchons de mousse dans les oreilles, c’est bien trop violent pour un enfant, ni te décrire la manière dont ma mère ne réagissait jamais et s’évertuait à la hardiesse d’ignorer les pires obscénités qu’elle, qui n’avait pas les oreilles bouchées, entendait très distinctement. Elle levait la pointe du nez en détournant les yeux de ses agresseurs, surtout des agresseuses, des femmes aigries et mal baisées, jalouses, parce que ma mère était superbe, une nymphe extraordinairement belle, d’une beauté si rare qu’une fois un type d’une agence de mannequinat l’a même accostée au marché, un Américain chasseur de trésors esthétiques à travers l’étendue intarissable de jambes fuselées des Balkans, il l’a harcelée en lui tendant sa carte jusqu’à ce qu’il me voie et fasse la moue, plutôt à cause du fait que ma mère avait une gosse et non tellement à cause de ma tête dont il se contrefichait sûrement. Mais qu’est-ce qu’elle avait à les ignorer comme ça, toutes ces insultes, ma mère ? Elle ne pouvait pas se défendre une bonne fois pour toutes ? Les envoyer promener, leur dire : Hé, connard, c’est ma fille, tu fermes ta gueule de raciste ou je t’en colle une ! Non, ma mère n’aurait jamais fait ça. Laisser flâner son irritation en dehors des murs de son appartement. On pouvait lire sur son visage qu’elle essayait d’assumer son erreur le plus dignement possible. C’est d’ailleurs probablement pour cela qu’on se faisait autant insulter, ce n’était pas normal, ça devait être écrit sur son visage à ma mère : Injuriez-moi, je suis une pute allée avec un Noir et qui traîne son boulet la tête haute, c’est vraiment l’impression que ça donnait aux gens je crois, quand nous marchions dans la rue côte à côte, l’impression d’une bagnarde affublée d’un poids.
Je ne me rappelle pas un jour où, enfant, ma mère m’ait emmenée faire une balade dehors, juste pour nous promener, pour être toutes les deux, alors j’ai vite appris à digérer cette haine viscérale macérée dans la saleté des autres. Cette haine, je l’ai vue, enfant, dans les yeux d’Elena – très vite je ne l’ai plus appelée maman mais par son prénom –, derrière sa comédie placide, chaque fois qu’elle me planquait sous des couches de vêtements, l’hiver, ou qu’elle marchait légèrement décalée de moi, sa béance amère, la preuve.
J’ai grandi, je suis devenue belle et j’ai eu mes règles. Le jour de mes douze ans. Nous étions toutes les deux dans l’étroite salle de bains en train de nous brosser les dents avec du bicarbonate alimentaire et de l’huile. Je n’avais pas encore mis mon pyjama. Une large trace, que je ne voyais pas, perçait à travers ma culotte usée. Elena m’a giflée, m’a prise dans ses bras, elle a passé un pacte avec moi, et depuis, toutes les deux, on développe notre cerveau pour qu’il remplace notre sexe.
À la faculté des lettres de l’université de Bucarest, Elena Abramovici, c’est une célébrité, avant même d’être professeure. Sa beauté physique hors du commun, avec sa longue silhouette blonde à cheveux très courts, ce mètre quatre-vingts de relief harmonieux et ses cours atypiques mêlant toujours le cinéma et la littérature lui valent d’intervenir régulièrement dans les émissions culturelles à la télévision nationale, où elle s’amuse à jouer au sosie de Jean Seberg dans À bout de souffle quand on la filme de profil. Elle babille avec brio et délicatesse au sujet de grands poètes nationaux comme Mihai Eminescu, ou surtout des fiertés littéraires de la Roumanie du XXe siècle, Emil Cioran, Mircea Eliade, tous ces bêtas pro-nazis fascinés dans leur jeunesse par le Troisième Reich. Tu sais, mon chéri, ces types, ils n’avaient rien contre la déportation des grands-parents d’Elena et de leur famille, au contraire, mais enfin, ces antisémites-là sont devenus des monuments nationaux, et Elena en est devenue une spécialiste. Son amphithéâtre est toujours bondé et ses collègues femmes la détestent. Des tas d’étudiants m’approchent dans l’espoir d’obtenir d’elle une faveur, ou de figurer dans le public des émissions télé auxquelles elle est conviée, je ne leur réponds jamais. Elena m’a obligée à suivre son séminaire de littérature chaque année depuis mon admission à la faculté des lettres. J’aurais voulu lui faire comprendre, comment t’expliquer, que j’aurais préféré être couturière, dentelière ou brodeuse, mais je n’ai rien pu lui dire, à cause du pacte tacite entre elle et moi, de l’importance du cerveau quand on est une femme gâtée par le malheur d’être bien faite, l’affliction d’être un peu trop souvent désirée. Ma mère m’a contrainte à faire des études, pour me racheter d’avoir fait irruption dans sa vie, aussi par peur que je finisse sur le trottoir. Elle a dû fermement réfléchir à ce qu’elle allait faire de moi et penser que la moins mauvaise solution était encore que je lui ressemble le plus possible.
Je voudrais te dire qui est Elena Abramovici, ma mère, mais je ne peux pas vraiment. Je ne suis capable de la décrire que comme je la vois. Elena ne m’a presque jamais parlé de son enfance, de sa famille, de ses rêves, ni des beaux souvenirs que, j’imagine, les autres mères partagent avec leurs filles. Moi, tu sais, je ne ferai rien comme elle. Déjà, pour commencer: je vais avoir un fils. Et je t’aimerai davantage qu’un jour sur deux. Je baignerai dans toi. Tu sauras tout de ce que je suis dans les moindres détails de mes renfoncements sombres et de mes secrets. On ne peut pas faire autrement quand on aime un enfant qui va grandir dans l’immensité vertigineuse de l’absence, et toi, mon fils, tu es là, tu sens déjà ce carambolage continu qu’est ma vie. Alors je ne te cacherai pas derrière des vêtements trop grands et je ne t’empêcherai pas d’entendre la vomissure humaine, je te préparerai. À être fort. Lorsque des idiots me demanderont où est ton père, je leur dirai d’aller se faire foutre et que ça ne les regarde pas. Ton père, je vais te parler de lui, mais plus tard, après t’avoir tout raconté. Je te dirai ce qu’il s’est réellement passé. Mais tu sais, mon fils, même dans l’échancrure de monde crasseux où plonge ta petite vie, tu ne manqueras de rien dont un enfant privé d’une moitié de lui-même pourrait manquer, tu auras l’autre moitié pleine, débordante, je déborderai pour toi.
La vie si secrète d’Elena avant qu’elle accouche de moi, elle l’a enveloppée dans un linceul de deuil interdit à la voix, mais aussi interdit aux pleurs, ma mère ne s’est jamais plainte en ma présence d’avoir quitté ses parents à Iaşi pour s’installer à Bucarest quand je suis née et de ne plus jamais leur avoir adressé la parole. C’est tout ce que je sais. J’ignore si elle a des frères et sœurs, ou bien de vrais amis. On a vécu seules dans son tempérament de huis clos et elle ne faisait confiance à personne pour me garder, sauf peut-être à une vieille voisine maigrichonne aux os de sucre qu’elle appelait sa tante, mais qui ne l’était pas le moins du monde et dont j’ai très peu de souvenirs, si ce n’est l’odeur de ciorbă délicieuse qu’elle me préparait le midi quand Elena suivait ses cours à l’université et que je devais attendre qu’elle rentre me récupérer.
Elena n’a jamais eu personne dans sa vie, en tout cas à ce que je sache, je ne l’ai jamais vue avec un homme, sourire ou bien se donner la main, ni même parler à une distance physique inférieure à un mètre, et jamais un homme n’est venu chez nous, ne serait-ce que pour un repas. Sauf l’ancien directeur de l’université. Il appréciait beaucoup ma mère, ce qui devait faire jaser la plupart des femmes qui la connaissaient, bien que le directeur de l’université soit venu, il me semble, uniquement quand j’étais présente, après l’école, et toujours pour un café, sans aucun écart de gestes, Altă cafea, domnule Florescu ? »
Extraits
« Alors, déjà bien avancée que j’étais dans ma croissance de fables truquées et de fictions d’équateur, à ma mère une deuxième fois dans ma vie j’ai demandé où était mon père. Elena, tu sais où il est, mon père ? Est-ce qu’il est toujours au Congo? Elle travaillait à son bureau, entre ses piles cache-vie de livres et de copies. Elle l’a renversé d’un grand coup de muscles secs avec tous ses tiroirs. Elle a jeté sur moi les livres tombés au sol, a saisi les volumes les plus gros de la bibliothèque attenante, un à un, a visé juste, deux fois au milieu du visage, puis m’a coincée dans le fond de la pièce et m’a frappée avec, j’avais déjà dix-neuf ans. Tiens! Tu veux ton père? Il est là ton père, c’est ça ton père! Puis ma mère s’est fatiguée et s’est assise par terre et elle est restée là prostrée dans sa chanson à cycles denses pendant plusieurs minutes. Une espèce de chanson à sanglots bizarres où son regard absent ne me disait jamais rien. Pour subitement venir attraper chaque angle rigide de ma figure où elle a enfoncé très fort ses mains, et formuler en longueur une seule chose tranchante contre mon nez saignant : J’aurais jamais dû laisser cette pourriture te reconnaître, j’aurais dû te dire qu’il était mort et tu ne m’aurais pas foutu ma vie en l’air avec tes questions de merde. Me reconnaître. Ce jour-là, mon fils, j’ai compris ce que signifie avoir un nom, une constellation de roches mal trouées, semées dans la tête d’un enfant toujours prêt à en faire un corail de visages et d’idées d’ailleurs possibles. » p. 45
« Mon fils, il y a l’amour que j’ai pour toi, les coques nacrées déployées dans mes yeux quand je t’imagine grandir dans ce pays sous mon sein, et l’amour que je n’ai plus du tout et que toi tu vas connaître, à l’extérieur de mon ventre, comme celui que Michelle vendait aux hommes de Bucarest pour payer sa petite location. Ce genre d’amour-là. Une blessure qu’on ne peut pas dire et qu’on ne peut pas taire non plus, parce qu’elle vient de la trahison, de l’humiliation, de la sensation de ne pas être une personne, ou de l’impossibilité au fond de son cœur de savoir vraiment la valeur incommensurable de ce qu’est être une personne. Des femmes vont t’aimer, vont te vouloir, te désirer dans leur nuit, puis te mentir, t’humilier, t’injurier en public, être elles-mêmes, ou tout simplement te faire vraiment confiance et te chérir, et peut-être que tu ne le supporteras pas. S’il te plaît, fais attention. N’impose jamais à personne ce que j’ai connu avec cet homme. Perdre son sourire, c’est perdre le seul trésor qu’il nous reste quand on n’a rien à offrir à tous ses enfants futurs. » p. 96
Annie Lulu est née à Iasi, en Roumanie, d’un père congolais et d’une mère roumaine. Arrivée très jeune en France, elle étudie la philosophie, puis se consacre pleinement à l’écriture. La Mer Noire dans les Grands Lacs est son premier roman. (Source: Éditions Julliard)
En deux mots:
Ruth quitte la République dominicaine pour New York où elle va se former au journalisme. La jeune fille va se frotter à un Nouveau Monde, faire de nouvelles connaissances et… tomber enceinte. C’est désormais avec un fils qu’elle cherche sa place dans ses années 60 où tout va très vite.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Ruth prend la route
Après Les Déracinés, Catherine Bardon nous offre le second tome de sa saga. Dans «L’Américaine» elle explore les années 60 en suivant Ruth partie à New York pour étudier le journalisme. Passionnant!
Quel plaisir de retrouver les personnages des Déracinés et le plume alerte de Catherine Bardon. Pour ceux qui seraient passés à côté de ce beau roman, signalons qu’il est disponible en poche et retrace la saga d’une famille viennoise à partir des années trente. La belle histoire d’amour entre Wilhelm et Almah va résister à la fureur de la guerre, mais au prix de grands sacrifices et d’un exil en République dominicaine où le couple et leurs enfants vont essayer de se construire une nouvelle vie. Tout l’intérêt du roman, outre ce pan méconnu de l’histoire de la Seconde guerre mondiale, est de mêler intimement la grande Histoire avec les destins des personnages au fil des ans, comme avait si bien pu le faire Régine Deforges avec «La bicyclette bleue».
Je souhaite du reste à Catherine Bardon le même succès et j’imagine fort bien les prochains tomes qui nous conduiront jusqu’aux années 2000…
Mais n’anticipons pas et revenons-en à «L’Américaine». Nous sommes en septembre 1961, au moment où Ruth, la fille d’Almah choisit de quitter son île pour rejoindre sa tante, son oncle et son cousin Nathan à Brooklyn. Elle entend mettre ses pas dans ceux de son père disparu et devenir journaliste. Pour cela, elle a étudiera à l’Université de Columbia tout en effectuant un stage au Times.
Sur le paquebot qui va le mener jusqu’à la grande pomme, elle rencontre Arturo, un jeune homme qui rêve d’une carrière de musicien et avec lequel elle va se lier d’amitié.
Si Ruth est accueillie avec grand plaisir à New York, elle ne peut éviter de ressentir le mal du pays. Sa mère et son frère qui font face aux soubresauts politiques dans un état qui essaie de se débarrasser d’une dictature et, après une brève parenthèse de pouvoir plus démocratique, va finir par retrouver ses anciens démons avec l’aide des … États-Unis qui ne vont pas hésiter à intervenir militairement.
Bien décidé à prouver à tous qu’elle a fait le bon choix, Ruth va s’accrocher et avec l’aide d’Arturo, de Debbie, sa copine d’université et l’affection de son cousin Nathan, découvrir un pays qui se transforme lui aussi à grande vitesse. Après l’épisode de la baie des cochons, on voit la Guerre froide prendre un tour plus radical et en parallèle, la contre-culture se développer. On voit la beatlemania et les drogues débarquer. On voit émerger Martin Luther King et John F. Kennedy avant qu’ils ne finissent tous deux abattus. C’est dans ce contexte que Ruth va faire la connaissance de Chris, un beau jeune homme qui rêve de Prix Pulitzer,de se rendre sur les points chauds de la planète pour témoigner de cette histoire en mouvement. Une énergie qui séduit Ruth, même si elle se rend compte qu’elle ne viendra qu’en seconde position dans la liste des passions de celui qui se rêve en nouveau Capa.
Un tragique accident de voiture va mettre une fin abrupte à cet amour, quelques semaines après qu’un médecin ait confirmé à Ruth qu’elle était enceinte.
Un choc terrible qui va pousser la jeune fille à fuir. Car elle reste une déracinée, toujours à la recherche de ses racines. Ne pouvant se résoudre à rentrer en République dominicaine, elle choisit un Kibboutz en Israël.
Y trouvera-t-elle la paix intérieure? Je vous laisse le découvrir tout en soulignant le côté addictif de l’écriture de Catherine Bardon, ce que les américains nomment un page turner et que j’appellerai pour ma part un bonheur de lecture!
L’Américaine
Catherine Bardon
Éditions Les Escales pour la version originale
Éditions Pocket pour la version poche
Roman Version originale
EAN 9782365694445
Paru le 07/03/2019 Version poche
EAN 9782266300452
Paru le 28/05/2020
Où?
Le roman se déroule en République dominicaine, aux États-Unis ainsi qu’au Mexique et en Israël.
Quand?
L’action se situe 1961 à 1966.
Ce qu’en dit l’éditeur
Septembre 1961. Depuis le pont du bateau sur lequel elle a embarqué, Ruth tourne le dos à son île natale, la République dominicaine. En ligne de mire : New York, l’université, un stage au Times. Une nouvelle vie… Elle n’en doute pas, bientôt elle sera journaliste comme l’était son père, Wilhelm.
Ruth devient très vite une véritable New-Yorkaise et vit au rythme du rock, de l’amitié et des amours. Des bouleversements du temps aussi : l’assassinat de Kennedy, la marche pour les droits civiques, les frémissements de la contre culture, l’opposition de la jeunesse à la guerre du Viêt Nam…
Mais Ruth, qui a laissé derrière elle les siens dans un pays gangrené par la dictature où la guerre civile fait rage, s’interroge et se cherche. Qui est- elle vraiment ? Dominicaine, née de parents juifs autrichiens ? Américaine d’adoption ? Où va-t-elle construire sa vie, elle dont les parents ont dû tout fuir et réinventer leur existence ? Trouvera-t-elle la réponse en Israël où vit Svenja, sa marraine ?
Entrelaçant petite et grande histoire, explorant la question de l’exil et de la quête des racines, Catherine Bardon nous livre une radiographie des États-Unis des années 1960, en poursuivant la formidable fresque romanesque inaugurée avec Les Déracinés.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Vous pleurez, mademoiselle
Septembre 1961
Je partais. C’était ce que je voulais et c’était un déchirement. J’étais là, seule, sur le pont d’un paquebot en partance. Sonnée par la mort idiote de mon père, j’avais pris la décision d’abandonner mes études, de quitter ma famille et de me lancer dans l’inconnu.
La sirène retentit. Deux remorqueurs éloignèrent imperceptiblement le bateau du quai. Nous avancions lentement dans l’embouchure du río Ozama. J’agrippai du regard la silhouette d’Almah, petit point évanescent dans la foule massée sur le môle hérissé de hangars et de grues. Je me rendais compte que je lui en avais voulu d’avoir dû prendre son parti contre mon père au moment de leur séparation. Elle n’était pas loin d’être une mère parfaite, et je lui en voulais pour ça aussi. Une partie de ma révolte venait de là.
Une partie seulement.
La trahison de mon père avait fait voler en éclats ma quiétude et remis en cause mes certitudes.
Je cherchai en vain des mots à mettre sur mes émotions. Ils étaient tous sans nuances et bien loin de pouvoir exprimer ce mélange perturbant d’exaltation et d’arrachement poignant que je ressentais au moment de quitter l’île de mon enfance.
« On ne peut donner que deux choses à ses enfants : des racines et des ailes1. Ça y est, tu prends ton envol, ma chérie. » Les dernières paroles de ma mère résonnaient dans ma tête, tandis qu’appuyée au bastingage, à la poupe du steamer de la Santo Domingo Line, je regardais le rivage de mon pays s’estomper lentement dans le rougeoiement du soleil couchant. Sous les tropiques, le soleil se couche ainsi, dans une débauche de couleurs flamboyantes qui me fascine à chaque fois. Mais ce soir-là, j’avais bien d’autres émotions à digérer. Il s’était passé tant de choses ces derniers mois. Ma vie s’emballait comme un cheval fou que rien ne semblait pouvoir arrêter.
Mon père, mon héros, nous avait abandonnés. Il était mort dans un accident si stupide que c’en était risible. Je me demandais s’il n’y avait pas un dieu quelque part qui se moquait de nous et j’en voulais à la terre entière. La shiv’ah, que j’avais tant redoutée, avait eu cela de salutaire qu’elle avait effacé les fausses notes entre nous. En une semaine de deuil, nous avions fait table rase des désaccords du passé.
J’avais laissé tomber mes études d’infirmière et à vingt et un ans je n’avais aucune certitude quant à mon avenir. Mon frère était tombé amoureux. Il en pinçait sérieusement pour Ana Maria. La preuve, je n’avais eu droit à aucune de ces confidences dont il était coutumier quand il entamait un nouveau flirt. Sa discrétion était alarmante, pire qu’un aveu. C’était évident, il était mordu. Je m’étais préparée au jour où une femme me volerait Frizzie, je m’étais promis de ne pas être jalouse et c’était raté. Quant à ma mère, elle contenait son chagrin et faisait bonne figure. Mais je ne lui donnais pas six mois pour déserter. Ce serait trop dur pour elle de rester à Sosúa où tout lui rappelait mon père. Almah allait repartir en Israël rejoindre Svenja, ma marraine et sa complice de toujours, j’en aurais mis ma main au feu.
Autant dire que mon univers explosait. Mon magnifique équilibre s’écroulait. À cause d’une vache ! Un stupide bovin qui batifolait sur une piste poussiéreuse par une nuit sans lune.
Je regardais disparaître le pays de mon enfance, cette île tropicale où les morsures de l’histoire m’avaient fait naître. Mon pays malade, gangrené, chahuté par les luttes intestines pour la succession du tyran assassiné. La répression avait frappé jusque dans notre Éden bucolique, où nous nous croyions à l’abri des métastases de la dictature. Sosúa avait été bombardée deux ans plus tôt. Et en août dernier, un de nos docteurs et un ingénieur avaient été assassinés par l’arrière-garde de Trujillo dans une rue du Batey. Tirés à bout portant, en plein jour, comme des lapins. Un double règlement de comptes politique qui avait glacé d’horreur toute notre communauté. Nous ignorions qu’ils appartenaient à un réseau de résistance. Une chape de plomb s’était abattue sur le village, un couvre-feu avait été imposé, plus personne n’osait sortir la nuit. Markus prédisait que le pire était à venir et que nous allions devoir affronter des heures bien sombres. Maman avait précipité mon départ. Elle préférait me savoir à l’abri à New York, le temps que les choses se tassent.
La côte dominicaine s’estompait peu à peu dans la nuit tombante. Le sillage d’écume, comme un fil ténu tendu vers la terre, s’évaporait à mesure que nous gagnions la haute mer. Bercée par le lancinant ronronnement des moteurs et les oscillations du navire, je pensais avec angoisse à l’inconnu qui m’attendait. Tout ce qui était moi, tout ce qui m’avait faite s’effaçait, pour laisser la place à une nouvelle vie. Qui restait à inventer.
— Vous pleurez mademoiselle?
Perdue dans mes pensées, je n’avais pas senti que des larmes ruisselaient sur mes joues. Ni que quelqu’un se tenait à mes côtés. J’étais prise en flagrant délit de sensiblerie. Je foudroyai du regard l’importun avant de me raviser. Il avait vingt ans tout au plus, un grand corps dégingandé poussé trop vite. Un air gentil et sincèrement préoccupé se lisait sur son visage poupin encadré de boucles brunes. S’il pensait que son costume et ses grosses lunettes en écaille lui donnaient un air viril et mature, il se trompait. Je pouvais être rassurée sur un point, je n’étais pas la victime d’un coureur de jupons. Ou alors très maladroit et vraiment pas sûr de lui. Je secouai la tête en essuyant mes joues d’un revers de la main et lui lançai un sourire crâne.
— Ce n’est rien! Juste l’émotion du départ!
Il approuva en hochant la tête avec conviction.
— Moi aussi, je suis bouleversé de quitter mon pays. C’est un endroit magnifique, vous savez!
Comme si je ne le savais pas ! Son pays était aussi le mien. Même si je n’avais pas l’air d’être ce que j’étais : une Dominicaine. À cause de mes cheveux blonds et de mes yeux clairs qui trahissaient mes origines européennes. Je décidai de lui clouer le bec et lui lançai avec mon meilleur accent du Cibao, histoire de mettre les choses au point :
— Claro, nuestro país es mágico!
Il répondit, la voix étonnée et l’air désarçonné :
— Vous êtes dominicaine? Ça alors, à vous voir on ne dirait pas!
Je me retins de répliquer vertement qu’il devait apprendre à se défier des apparences et à tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de s’exprimer. Je lui répondis par un haussement d’épaules désabusé comme s’il s’agissait d’une évidence, puis je tournai le dos à mon jeune compatriote, pour couper court à toute tentative de conversation.
— Je vous ai dérangée, je suis désolé, veuillez m’excuser, bredouilla-t-il confus.
Au moins, il était bien élevé. « Vous pleurez mademoiselle » m’abandonna à ma mélancolie et partit offrir sa sollicitude à un autre passager. Je me replongeai dans ma rêverie tandis que la nuit enveloppait le paquebot d’une tiède caresse. Le ciel scintillait de milliers de points lumineux. Levant le nez, je cherchai mes amies les étoiles, les trois points brillants de la ceinture d’Orion, l’étoile de Ruthie et les étoiles jumelles de mes parents. »
Extrait
« Avant de partir, j’avais fait un pèlerinage d’adieux aux lieux chéris de mon enfance. Sur la plage, j’avais pataugé jusqu’aux pilotillos et je m’étais hissée sur le haut d’une pile; le menton sur les genoux remontés contre ma poitrine, j’avais contemplé le coucher du soleil, savourant cet éternel spectacle chaque jour renouvelé, en sachant d’avance à quel point cela allait me manquer. Derrière la poste, j’avais tourné autour du grand tamarinier qu’enfants nous escaladions comme des singes. Dans le parc, avec la complicité de la nuit, j’avais caressé le tronc du vieux flamboyant aux fleurs rouges où le cœur avec nos quatre initiales, FLSR, gravé avec la pointe d’un canif, résistait aux assauts des années. Il était grand temps de tourner la page. »
À propos de l’auteur
Catherine Bardon est une amoureuse de la République dominicaine. Elle est l’auteure de guides de voyage et d’un livre de photographies sur ce pays, où elle a passé de nombreuses années. En 2018, elle a signé son premier roman, Les Déracinés, paru aux Escales. (Source : Éditions Les Escales)
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En deux mots:
La découverte des cadavres de deux bébés dans un pressoir d’Ingersheim, au cœur du vignoble alsacien est l’affaire du journaliste Julien Sorg. Rendant compte de l’enquête, il nous offre par la même occasion de découvrir le patrimoine de cette région à l’histoire aussi riche que mouvementée.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Enquête dans le vignoble alsacien
Après Crime de guerre en Alsace, Jean-Marie Stoerkel poursuit son exploration du patrimoine alsacien à travers les faits divers sur lesquels enquête un journaliste de L’Alsace. Cette fois, il s’agit d’élucider un double infanticide: deux bébés sont retrouvés morts dans un pressoir.
La commune d’Ingersheim, proche de Colmar, est l’un des joyaux de la route des vins d’Alsace. Si elle n’est pas aussi réputée que ses voisines Riquewihr ou Turckheim, elle vaut tout autant le détour, notamment pour ses appellations Grand cru d’Alsace et ses crémants, mais aussi pour son patrimoine architectural, à commencer par sa Tour des sorcières, vestige d’un château fort du XIIIe siècle. C’est du reste à deux pas de cette tour que se situe le nouveau fait divers dont va devoir s’occuper Julien Sorg, le journaliste au quotidien L’Alsace – le double de l’auteur – qui se passionne pour tous les mystères de sa région.
Quand il arrive sur place, le domaine viticole a déjà été cerné par les forces de l’ordre qui lui refusent l’accès au pressoir où ils viennent de découvrir les cadavres de deux bébés. Une attitude plutôt inhabituelle pour le localier qui a quotidiennement rendez-vous avec les commissariats, gendarmeries et tribunaux.
Cela dit, le fait qu’on veuille lui mettre des bâtons dans les roues est plutôt du genre à exciter sa convoitise et à l’encourager à en savoir davantage.
Lorsque le procureur annonce en conférence de presse que l’ADN récupéré sur les lieux est exploitable et que la police scientifique devrait permettre de mettre un nom sur le coupable, le capitaine Loïc Caradec qui dirige l’enquête et a finalement accepté de collaborer avec Julien – il sait tout l’intérêt que peut avoir une communication habilement dirigée – peut s’enorgueillir d’avoir rondement mené les choses. Car la chance est avec lui. L’empreinte génétique d’une femme, victime deux ans plus tôt d’un accident de la route qui a coûté la vie à son mari et à son fils, correspond à celle d’un cheveu retrouvé sur le cordon qui entourait les cadavres. Elle est incarcérée rapidement. Il ne lui reste plus qu’à la faire avouer.
C’est alors que les choses se compliquent. Muriel est devenue une amie de Véronique, l’épouse de Julien et elle ne croit pas une seconde à la culpabilité de l’esthéticienne. Avec l’aide d’une avocate pénaliste, le couple va tenter d’apporter son soutien à la jeune femme qui croupit en prison.
Mais les semaines, puis les mois passent sans qu’un progrès notable ne puisse être enregistré. Et au moment où Julien commence à perdre espoir, un nouvel élément va permettre de relancer le dossier.
Le suspense est habilement construit, poussant le lecteur à ne pas lâcher le livre. Mais son intérêt est triple. Jean-Marie Stoerkel nous fait aussi partager le fruit de ses recherches et de ses découvertes sur sa région natale, sur son patrimoine artistique et architectural. Un trésor qui fascinera à la fois ceux qui n’ont pas encore visité l’Alsace et ceux qui passent tous les jours devant certaines bâtisses où qui ont déjà visité les musées sans connaître l’histoire des œuvres exposées.
Ajoutons-y aussi les souvenirs du journaliste qui pour avoir travaillé de longues années dans la presse locale en connaît tous les rouages et nous en livre les secrets de fabrication, tout en rendant hommage à quelques collègues qui ont marqué de leur empreinte la région, en défendant des valeurs plutôt que des bilans comptables.
Enfin, et ce n’est pas le moins intéressant, on apprend comment fonctionnent les rouages de la justice, quels rôles jouent les enquêteurs, le procureur, le juge et la police scientifique dont les tests ADN semblent aujourd’hui être l’alpha et l’oméga de toute enquête. Comme à chaque fois, tout est inventé et tout est vrai. Un régal !
Crime au pressoir
Jean-Marie Stoerkel
Éditions du Bastberg
Roman
316 p., 15,20 €
EAN 9782358591270
Paru le 1/10/2019
Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Ingersheim, Colmar et Mulhouse, mais aussi dans les villages limitrophes de Turckheim, Kaysersberg ou encore Éguisheim.
Quand?
L’action se situe en 1991.
Ce qu’en dit l’éditeur
Vendanges 1991 en Alsace. Deux nouveau-nés sont découverts morts dans le pressoir d’un vigneron à Ingersheim. Muriel, une jeune femme de Kaysersberg au passé dramatique, se reconnaît dans le portrait-robot envoyé aux gendarmes et à un journaliste par un correspondant anonyme. Elle se retrouve inculpée du crime et emprisonnée, car l’ADN, la nouvelle reine des preuves, l’accuse.
Pourtant, le journaliste colmarien Julien Sorg croit en son innocence. Ce roman est une sorte de suite, située plus de quarante ans après, de Crime de guerre en Alsace, hymne à la Résistance alsacienne, où l’ancien résistant et soldat libérateur Thomas Sorg, le père de Julien, a fait face à un dilemme cornélien en découvrant que le père de son amoureuse était un vil collabo.
Crime au pressoir est aussi une ode à l’Alsace, à son histoire riche, à son formidable patrimoine et à ses grands personnages.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« 1. Deux petits cadavres dans le raisin
«C’est donc arrivé comme ça. On était rentrés des vendanges et on venait de déposer dans la cour les cuves remplies de raisins. Vous savez, ces belles cuves en chêne, pas comme ces caisses en plastique qu’on utilise de plus en plus maintenant. Deux de mes camarades vendangeurs sont allés dans la pièce où se trouve le pressoir. Tout à coup, un des deux a poussé un grand cri qui a tout déchiré avant de s’évanouir aussitôt dans le silence subit…»
Julien sourit malgré lui à l’idée que son interlocuteur, s’adressant à un journaliste, s’est mis en tête d’utiliser un phrasé littéraire. Dès son entrée dans le bistrot d’Ingersheim où ils s’étaient donné rendez-vous, il lui a trouvé une tête d’artiste maudit, avec ses longs cheveux plaqués en arrière et sur les côtés, sa barbe broussailleuse et son regard fiévreux. Une gueule à ne pas beaucoup aimer les gendarmes, qu’il s’est dit aussi. Et ce témoin était en or.
Il était tombé miraculeusement bien. C’était un peu plus d’une heure auparavant. Julien venait de se faire sèchement rembarrer par les gendarmes quand il s’était présenté dans la Hintergass, appelée en français la rue du Maréchal-Foch, devant la maison du vigneron. Son copain Philippe, qui est aussi le correspondant du journal à Ingersheim, lui avait téléphoné à son bureau de l’agence à Colmar, le prévenant qu’on avait découvert chez le viticulteur les corps sans vie de deux petits enfants.
Julien Sorg ne comprend toujours pas pourquoi les enquêteurs l’ont aussi mal accueilli et chassé. D’habitude, l’adjudant-chef et tout l’effectif de sa brigade se montraient plutôt aimables avec lui, même lorsqu’ils s’efforçaient de lui cacher des éléments d’une affaire. C’était d’ailleurs devenu une sorte de jeu, avec les règles du fair-play, et Julien ne leur avait jamais fait de coup vache. Mais là, les affiliés de la grande muette ne s’affichaient pas seulement muets ; ils manifestaient carrément une hostilité à son encontre. Et lui ne saisissait pas pourquoi.
«Circulez, il n’y a rien à voir!», l’a rembarré tout de suite celui qui interdisait l’entrée de la propriété du viticulteur. Julien a alors demandé à parler an commandant de brigade. II a dû poireauter un très long moment dans la rue. Les badauds se regardaient comme on contemple une curiosité. Certains le reconnaissaient comme le journaliste à Colmar qui a grandi ici à Ingersheim où ses parents habitent toujours.
L’adjudant-chef Sutter a fini par apparaître sur le trottoir en fulminant. «Vous me dérangez en pleine enquête, monsieur, et je n’ai rien à vous dire! Fichez le camp!», qu’il lui aboyait. «Pourquoi? Il s’est passé quelque chose me concernant?», s’est étonné Julien de plus en plus abasourdi.
En temps normal, le sous-officier lui aurait au moins résumé l’événement. Mais là, il l’a furieusement toisé et lui a hurlé avant de tourner les talons: «Vous voulez savoir ce qui se passe? Demandez donc au directeur de votre journal, il vous expliquera! Maintenant déguerpissez! Et que je ne vous voie pas traîner dans la rue, sinon je vous fais arrêter pour entrave à une enquête judiciaire!»
C’est après ça que Julien, cuvant son incompréhension, a redécouvert qu’il y a toujours un dieu pour les journalistes. Retournant dans la maison du vigneron, le gendarme a bousculé un bonhomme qui en sortait. Chacun râlait contre l’autre et Julien a adressé au malmené un regard de compassion.
«Ils me saoulent avec toujours les mêmes questions! J’avais beau leur dire que je devais absolument partir, ils ne me lâchaient pas la grappe. Comme si c’était moi qui avais tué ces deux bébés!» maugréait le type. «Hein? Ce sont deux bébés tués?», a rebondi Julien, du coup rempli à nouveau par la fièvre journalistique. «Oui, étranglés, retrouvés dans le pressoir!», a répondu l’autre, pressé, en ajoutant: «Navré, mais je dois aller récupérer ma voiture chez le garagiste. Il va fermer…»
Julien lui a couru après, l’a questionné: «Je peux vous parler après? Je suis Julien Sorg, journaliste à L’Alsace…» Il s’est angoissé durant le bref instant précédant la réponse. Qui fut: «Oui. Attendez-moi au bistrot en face de la mairie, sur la rue de la République… »
Extrait
« La période la plus terrible a été après l’annexion en 1940 de l’Alsace par le IIIe Reich, assortie d’une véritable répression culturelle et linguistique. Les Alsaciens n’avaient même plus le droit de parler alsacien, une langue pourtant germanophone. Et quand l’Alsace est redevenue française en 1945, il fallait plus que parler le français à l’école et on se faisait taper sur les doigts quand on parlait l’alsacien.» L’élu a débuté sa carrière de professeur en 1964 au lycée Bartholdi à Colmar. Il y a enlevé les grands panneaux “Il est chic de parler français“ accrochés dans les couloirs. Le proviseur a écrit au rectorat en le stigmatisant comme quelqu’un de très dangereux. Puisque Cronenberger n’était pas encore titulaire, il n’a pas eu de poste à la rentrée suivante à cause de cette rébellion. Il a été sauvé par le syndicat SGEN-CFDT de l’Éducation nationale. Dans une autre interview, il a aussi déclaré: «Jamais on n’a enseigné dans nos écoles à nos enfants ni la littérature alsacienne ni l’histoire de l’Alsace. Les enseignants ne connaissent plus les grands auteurs alsaciens depuis le Moyen Âge à aujourd’hui, de Brant à André Weckmann en passant par Nathan Katz, Émile Storck, Albert Schweitzer, Germain Muller et Jean-Paul Sorg. Les élèves français ignorent d’ailleurs tout autant ce qu’était la rafle du Vel’ d‘Hiv pendant la Seconde Guerre mondiale et en Alsace. Ils ne savent pas non plus ce qu’étaient les incorporés de force. J’en veux beaucoup au système éducatif. On a besoin de nos racines. Quand on ne sait plus d’où on vient, on a du mal à savoir on où on va.» p. 255
À propos de l’auteur
Né en 1947 à Ingersheim où il vit désormais, Jean-Marie Stoerkel a effectué une carrière de journaliste à L’Alsace à Mulhouse. Il y était chargé de la rubrique faits divers et justice. Il est l’auteur de seize précédents livres (documents, récits et romans policiers), dont neuf aux Éditions du Bastberg, souvent inspirés de ses enquêtes. (Source : Éditions du Bastberg)
Ouvrage figurant dans la sélection des 20 romans de la rentrée de la FNAC
En deux mots:
Après l’enterrement de sa mère, Adelaida Falćon se retrouve seule, chassée de son domicile par des «révolutionnaires». Elle trouve refuge chez la fille de l’Espagnole, qui vient d’être assassinée et tente de survivre et d’élaborer un plan pour fuir cette violence aveugle qui s’abat sur son pays.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Ce moment où tout peut basculer
Dans «La Fille de l’Espagnole», un premier roman saisissant, la journaliste Karina Sainz Borgo retrace le parcours d’une jeune femme qui essaie de sauver sa vie dans un Venezuela en proie au chaos.
Adelaida Falćon, la narratrice de ce roman qui vous prendra aux tripes, vient de perdre sa mère alors que le pays est en train de basculer dans le chaos. Le désordre est tel que même l’organisation de funérailles relève du tour de force. Quand Clara et Amelia, les sœurs de la défunte, doivent renoncer à assister aux obsèques en raison de l’insécurité croissante, elle comprend la gravité de la situation: «le monde, tel que je le connaissais, avait commencé à s’effondrer». Et de fait, la violence, la peur et la mort ne vont dès lors cesser de la hanter. Car, on l’aura compris, la mort de sa mère est une métaphore pour dire la mort d’un pays: «Je ne songeais qu’à ce moment où le soleil allait disparaitre, plongeant dans l’obscurité la colline où j’avais laissé ma mère toute seule. Alors je suis morte une seconde fois. Je n’ai jamais pu ressusciter les morts qui se sont accumulés dans ma biographie cet après-midi-là. Ce jour-là, je suis devenue ma seule et unique famille. Les dernières bribes d’une vie qu’on n’allait pas tarder à m’arracher, à coups de machette. A feu et à sang, comme tout dans cette ville.»
Construit sur une tension croissante, le roman va dès lors devenir un guide de survie. Au moment de regagner son appartement Adelaida se heurte à un groupe de femmes qui ont mis la main sur les lieux, y organisant leur trafic de marchandises. Elles lui refusent même le droit d’emporter quelques effets personnels et prennent un malin plaisir à déchirer devant elle les quelques livres qu’elle entendait conserver. En fuyant, elle voit la porte d’entrée d’une voisine entrouverte et trouve refuge dans le domicile chez Aurora Peralta, la fille de l’Espagnole qui gît là, assassinée. Après avoir cohabité avec ce cadavre, elle comprend qu’il va lui falloir s’en débarrasser. Une mission quasi impossible pour elle, surtout au cinquième étage d’un immeuble. Les émeutes qui s’intensifient dans la rue lui apporteront la solution. Mais n’en disons pas davantage, sinon pour souligner que cette scène est un parfait condensé de la folie qui s’est emparée d’un pays qui quelques années auparavant était calme et accueillant. Julia, originaire de Galice, n’avait pas hésité à émigrer et s’était fait au fil des années une jolie réputation de cuisinière hors-pair. Sa gargote, dans le quartier des immigrés, n’avait pas tardé à se faire une clientèle d’habitués.
Aujourd’hui, il va falloir tenter de faire le chemin inverse. Adelaida, qui a le même âge qu’Aurora va chercher à usurper son identité pour pouvoir gagner l’Espagne. Alors que les derniers amis et connaissances capables de l’aider disparaissent sans laisser de réel espoir : «Les Fils de la Révolution sont arrivés à leurs fins. Ils nous ont séparés de part et d’autre d’une ligne. Celui qui a quelque chose et celui qui n’a rien. Celui qui part et celui qui reste. Celui qui est fiable et celui qui est suspect. Ils ont érigé le reproche en une division supplémentaire dans une société qui n’en manquait pas. Je ne vivais pas bien, mais si j’étais sûre d’une chose, c’était que ça pouvait toujours être pire. Ne pas faire partie de la catégorie des moribonds me condamnait à me taire par décence.»
Cela peut paraître étrange, mais c’est bien un sentiment de culpabilité qui étreint Adelaida lorsqu’elle choisit l’exil, tout en comprenant que ce Venezuela «n’était pas une nation, c’était une machine à broyer.»
En cela Karina Sainz Borgo, que j’ai eu la chance de rencontrer, ressemble beaucoup à sa narratrice. Elle a quitté le Venezuela en 2006 et s’est installée à Madrid où elle est journaliste. Son roman, qu’elle aura porté une dizaine d’années avant de l’écrire, montre admirablement cette ambivalence l’instinct de survie et les racines qu’on aimerait préserver. S’il a déjà été traduit dans une vingtaine de pays, c’est non seulement en raison de sa force et de son habile construction – on aurait envie de recopier toutes les formules qui concluent les chapitres – mais c’est d’abord parce qu’il résonne avec tous les problèmes actuels et en particulier cette peur que soudain tout bascule dans un avenir incertain.
Les grands romans sont des vigies dans la tourmente, celui de Karina Sainz Borgo nous éclaire et nous appelle à la vigilance.
La Fille de l’Espagnole
[La hija de la Espanola]
Karina Sainz Borgo
Éditions Gallimard
Roman
Trad. de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante
240 p., 20 €
EAN 9782072857355
Paru le 3/01/2020
Où?
Le roman se situe principalement au Venezuela, à Ocumare et à Caracas, puis se termine en Espagne, à Madrid.
Quand?
L’action n’est pas située dans le temps, disons qu’elle se déroule il y a quelques années, avec des souvenirs remontant quarante ans en arrière.
Ce qu’en dit l’éditeur
Adelaida Falcón vient d’enterrer sa mère lorsque de violentes manifestations éclatent à Caracas. L’immeuble où elle habite se retrouve au cœur des combats entre jeunes opposants et forces du gouvernement. Expulsée de son logement puis dépouillée de ses affaires au nom de la Révolution, Adelaida parvient à se réfugier chez une voisine, une jeune femme de son âge surnommée «la fille de l’Espagnole». Depuis cette cachette, elle va devoir apprendre à devenir (une) autre et à se battre, pour survivre dans une ville en ruine qui sombre dans la guerre civile.
Roman palpitant et d’une beauté féroce, le récit de cette femme seule sonne juste, comme une vérité, mais également comme un avertissement. Il nous parle depuis l’avenir, à la manière d’une dystopie, nous rappelant que notre monde peut s’effondrer à tout moment, qu’il est aussi fragile que nos souvenirs et nos espoirs.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Nous avons enterré ma mère avec ses affaires : sa robe bleue, ses chaussures noires à talons plats et ses lunettes à double foyer. Impossible de faire nos adieux autrement. Impossible de dissocier cette tenue de son souvenir. Impossible de la rendre incomplète à la terre. Nous avons tout inhumé, parce que après sa mort il ne nous restait plus rien. Pas même la présence de l’une pour l’autre. Ce jour-là, nous nous sommes effondrées d’épuisement. Elle dans son cercueil en bois ; moi sur la chaise sans accoudoirs d’une chapelle en ruine, la seule disponible parmi les cinq ou six que j’ai cherchées pour organiser la veillée funèbre et que j’ai pu réserver pour trois heures seulement. Plus que de funérariums, la ville regorgeait de fours. Les gens y entraient et en sortaient comme ces pains qui se faisaient rares sur les étagères et pleuvaient dru dans notre mémoire quand la faim revenait.
Si je parle encore au pluriel de ce jour-là, c’est par habitude, parce que les années nous avaient soudées comme les lames d’une épée avec laquelle nous nous défendions. En rédigeant l’inscription pour sa tombe, j’ai compris que la mort commence dans le langage, dans cet acte d’arracher les êtres au présent pour les ancrer dans le passé, pour les réduire à des actions révolues qui ont commencé et fini dans un temps qui s’est éteint. Ce qui fut et ne sera plus. Telle était la vérité : ma mère n’existerait plus que conjuguée d’une autre manière. En l’inhumant, je mettais un terme à mon enfance de fille sans enfants. Dans cette ville à l’agonie, nous avions tout perdu, y compris les mots au temps présent.
Six personnes se sont rendues à la veillée funèbre. Ana a été la première. Elle est arrivée en traînant le pas, soutenue par Julio, son mari. Plus que marcher, Ana semblait traverser un tunnel obscur qui débouchait sur le monde que nous, les autres, habitions. Cela faisait des mois qu’elle suivait un traitement aux benzodiazépines. L’effet commençait à se dissiper. Elle avait à peine assez de gélules pour assurer la dose quotidienne. Comme le pain, l’alprazolam se faisait rare et le découragement se frayait un chemin avec la même force que le désespoir de ceux qui voyaient disparaître ce dont ils avaient besoin pour vivre : les personnes, les lieux, les amis, les souvenirs, la nourriture, le calme, la paix, la raison. « Perdre » était devenu un verbe égalisateur que les Fils de la Révolution brandissaient contre nous.
Ana et moi nous sommes connues à la faculté de lettres. Depuis lors, nous avons vécu nos enfers respectifs en synchronie. Et c’était le cas une fois de plus. Quand ma mère a été admise dans l’unité de soins palliatifs, les Fils de la Révolution ont arrêté Santiago, le frère d’Ana. Ce jour-là, des dizaines d’étudiants ont été appréhendés. Aucun n’a été épargné. Le dos à vif criblé de chevrotines, passés à tabac dans un coin ou violés avec le canon d’un fusil. Pour Santiago ce fut La Tombe, une combinaison des trois, savamment dosée.
Il a passé plus d’un mois dans cette prison creusée cinq étages sous terre. Isolé de tout bruit, sans fenêtres, privé de lumière naturelle et d’aération. La seule chose qu’on entendait, c’était le cliquetis des rails du métro au-dessus de nos têtes, avait dit un jour Santiago. Il occupait une des sept cellules alignées les unes à la suite des autres, si bien qu’il ne pouvait pas voir ni savoir qui d’autre était détenu en même temps que lui. Chaque geôle mesurait deux mètres sur trois. Sol et murs blancs. Tout comme le lit et les barreaux à travers lesquels on lui passait un plateau avec de la nourriture. On ne lui donnait jamais de couverts : s’il voulait manger, il devait le faire avec les mains.
Cela faisait des semaines qu’Ana n’avait aucune nouvelle de Santiago. Elle ne recevait même plus l’appel pour lequel elle payait toutes les semaines, pas plus que la piètre preuve de vie qui lui parvenait sous la forme de photos envoyées d’un téléphone auquel ne correspondait jamais le même numéro.
Nous ne savons pas s’il est vivant ou mort. Nous ne savons rien de lui, a confié Julio ce jour-là, à voix basse et en s’éloignant de la chaise sur laquelle Ana a regardé fixement ses pieds pendant trente minutes. Durant tout ce temps, elle s’est limitée à lever les yeux pour poser trois questions :
« À quelle heure sera enterrée Adelaida ?
— À deux heures et demie.
— Bien, murmura Ana. Où ça ?
— Au cimetière de la Guairita, dans le secteur historique. Maman a acheté cette concession il y a très longtemps. La vue est belle.
— Bien… – Ana semblait redoubler d’efforts, comme si concevoir ces quelques mots relevait d’une tâche de titan –. Veux-tu rester avec nous aujourd’hui, le temps que le plus dur soit passé ?
— Je prendrai la route pour Ocumare demain à la première heure ; je vais rendre visite à mes tantes et leur laisser quelques affaires, ai-je menti. Merci pour ta proposition. Pour toi aussi c’est une période difficile. Je le sais.
— Bien. »
Ana m’a embrassée sur la joue et est repartie. Qui voudrait partager le deuil des autres quand il sent se profiler le sien ?
María Jesús et Florencia, deux institutrices à la retraite avec lesquelles ma mère était restée en contact, sont arrivées. Elles m’ont présenté leurs condoléances et sont parties rapidement elles aussi, bien conscientes que rien de ce qu’elles pourraient dire n’adoucirait la mort d’une femme encore trop jeune pour disparaître. Elles sont reparties en pressant le pas, comme si elles essayaient de distancer la faucheuse avant qu’elle ne vienne les chercher à leur tour. Pas une seule couronne de fleurs au funérarium, excepté la mienne. Une composition d’œillets blancs qui recouvraient à peine la moitié du cercueil. »
Extraits
« Je n’ai jamais conçu notre famille comme une grande chose. La famille, c’était nous deux, ma mère et moi. Notre arbre généalogique commençait et s’achevait avec nous. À nous deux, nous formions une plante vivace, une sorte d’aloe vera qui pouvait pousser n’importe où. Nous étions petites et veinées, nervurées presque, peut-être pour ne pas souffrir quand on nous arrachait un morceau, voire toutes nos racines. Nous étions faites pour résister. Notre monde reposait sur l’équilibre que nous étions capables de conserver à nous deux. Le reste relevait de l’exceptionnel, de l’accessoire ; nous pouvions donc nous en passer : nous n’attendions rien de personne, nous nous suffisions l’une à l’autre. »
« Le seul mort que j’avais m’attachait à une terre qui expulsait les siens avec autant de force qu’elle les engloutissait. Ce n’était pas une nation, c’était une machine à broyer » p. 27
« Je ne songeais qu’à ce moment où le soleil allait disparaitre, plongeant dans l’obscurité la colline où j’avais laissé ma mère toute seule. Alors je suis morte une seconde fois. Je n’ai jamais pu ressusciter les morts qui se sont accumulés dans ma biographie cet après-midi-là. Ce jour-là, je suis devenue ma seule et unique famille. Les dernières bribes d’une vie qu’on n’allait pas tarder à m’arracher, à coups de machette. A feu et à sang, comme tout dans cette ville. p. 33
« Les Fils de la Révolution sont arrivés à leurs fins. Ils nous ont séparés de part et d’autre d’une ligne. Celui qui a quelque chose et celui qui n’a rien. Celui qui part et celui qui reste. Celui qui est fiable et celui qui est suspect. Ils ont érigé le reproche en une division supplémentaire dans une société qui n’en manquait pas. Je ne vivais pas bien, mais si j’étais sûre d’une chose, c’était que ça pouvait toujours être pire. Ne pas faire partie de la catégorie des moribonds me condamnait à me taire par décence. » p. 54
« J’ai regardé les assiettes, les pages arrachées, les gros doigts aux ongles écaillés, les tongs et le corsage de ma mère. J’ai levé le regard, qu’elle a soutenu avec délectation. J’avais encore un goût de métal dans la bouche. Je lui ai craché dessus.
Elle a essuyé son visage, imperturbable, et a sorti son revolver. La dernière chose dont je me souvienne, c’est le bruit du coup de crosse sur ma tête. » p. 87
« Dans la profonde solitude d’un parc plein de nymphes et d’arbres, quelque chose dans ce pays, de l’ordre de la déprédation, commençait à s’abattre sur nous.» p.106
« Ils envoyaient quelqu’un incapable de comprendre ce qu’il avait vu pour que dans sa voix blanche affleure la tache sombre de la mort.» p. 141
« J’ai compris ce jour là de quoi sont faits certains adieux. Les miens, de cette poignée de merde et de viscères, de ce littoral qui s’enfuyait, de ce pays pour lequel je ne pouvais pas verser une seule larme.» .p 221
« Toute mer est un bloc opératoire où un bistouri aiguisé sectionne celles et ceux qui prennent le risque de la traverser.» p. 226
À propos de l’auteur
Karina Sainz Borgo, née en 1982 à Caracas, est journaliste, blogueuse et romancière. Elle a quitté le Venezuela il y a une douzaine d’années et vit désormais en Madrid où elle collabore à différents médias espagnols et d’Amérique latine. La fille de l’Espagnole (La hija de la española, 2019) dont l’action se déroule à Caracas, est son premier roman. Il a fait sensation lors de la Foire du livre de Francfort en octobre 2018, les éditeurs d’une vingtaine de pays en ayant acquis les droits. (Source: Livres Hebdo / Babelio)
Sélectionné pour le prix Stanislas du premier roman Talents Cultura de la rentrée
En deux mots:
La catastrophe de Tchernobyl pousse Léna à fuir une terre irradiée, laissant derrière elle Ivan, son amoureux, et ses belles promesses. C’est désormais en France qu’elle doit se construire un avenir… qui la conduira vingt ans plus tard à revenir dans la cité martyr de Pripiat.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Retour à Tchernobyl
L’émotion sourd de toutes les pages du premier roman d’Alexandra Koszelyk. «À crier dans les ruines» est un chant d’amour à une terre, à un serment de jeunesse, mais aussi une terrible déchirure.
Je vous parle d’un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître, de ce 26 avril 1986 où un accident nucléaire dans la centrale de Tchernobyl a soudain transformé les belles certitudes sur le progrès et les avancées de la science en un drame mortel qui a secoué le monde. Je vous parle d’un temps où l’Allemagne et la Suisse interdisaient la consommation de légumes de son potager et où le fameux nuage s’étant arrêté à la frontière, la France ne «courait aucun risque». Je vous parle d’un temps où l’information sur la catastrophe, les victimes, le traitement du problème et la zone contaminée était très parcellaire, en grande partie censurée par les autorités russes (et quand on voit le traitement de l’accident nucléaire des derniers jours, on se dit que rien n’avait vraiment changé de ce côté).
Je vous parle d’un temps qui a fait basculer du jour au lendemain la vie de milliers de personnes, notamment celle de Léna, le personnage au centre de ce beau roman.
Les premières pages se déroulent en 2006, vingt ans après la catastrophe, au moment où Léna arrive à Kiev pour s’inscrire à une excursion vers Pripiat avec quelques touristes dont la curiosité est plus forte que le risque encouru. Mais pour elle, on va le comprendre très vite, ce voyage revêt un caractère autrement plus important: elle revient dans la ville où elle a passé son enfance, dans la ville où elle a connu Ivan, auprès de l’arbre sur lequel a été gravé la preuve de leur amour, là où elle a fait un serment qu’elle n’aura pu tenir.
Le brutal arrachement à cette terre frappe aussi ses parents et sa grand-mère Zenka qui laisse derrière elle, dans le train de l’exil, «son chez-soi, sa langue, et des amis déjà enterrés». Dimitri, son père, a pu trouver un emploi à Flamanville, non loin de Cherbourg, où ses connaissances dans le domaine nucléaire sont appréciées.
Suivent alors des pages fortes sur l’exil et sur la façon dont on peut essayer de surmonter ce déchirement. Léna trouve un réconfort dans la lecture : «Les livres n’étaient pas seulement des outils pour apprendre le français ou pour s’évader: ils comblaient cette absence qui la dévorait et étaient un pont de papier entre les rives de ses deux vies. La lueur d’une bougie blèche au fond d’une caverne.»
La lecture et l’écriture. Car l’adolescente espère toujours que ses lettres trouveront Ivan qui, de son côté lui écrit aussi. Des lettres qu’il n’envoie pas, mais dans lesquelles il dit son espoir puis sa peine. Il raconte la vie à quelques kilomètres de ce maudit réacteur n°4 et le fol espoir né après la chute du mur de Berlin. Il raconte comment la douleur s’est transformée en colère: «J’ai longtemps espéré ton retour. En 1990, j’ai cru chaque jour que tu reviendrais. Tu sais ce que ça fait d’attendre? D’espérer? Quand ça s’arrête, on tombe de haut. Je croyais en toi, en ta force, en notre complicité. Mais ce n’était que du vent. Comme les autres. Tu es comme les autres. Dès que tu as franchi cette putain de frontière à la con, tu m’as oublié. Peu importe ce qu’on avait vécu. Pfft, du vent! Les promesses ne tiennent que le temps d’être dites.»
On aura compris dès les premières pages que Léna n’a rien oublié. Mais peut-on effacer vingt ans de sa vie et retrouver ses racines?
La plume sensible d’Alexandra Koszelyk – qui a eu la bonne idée d’aller, à l’instar de Jean d’Ormesson, chercher son titre dans les poèmes d’Aragon – donne à ce roman une profondeur, une humanité, une force peu communes. Si bien que je n’ai qu’une certitude en refermant ce roman: il ne sera pas inutile de crier dans les ruines, car le message sera entendu!
À crier dans les ruines
Alexandra Koszelyk
Éditions Aux forges de Vulcain
Premier roman
240 p., 19 €
EAN 9782373050660
Paru le 23/08/2019
Où?
Le roman se déroule à Pripiat, commune proche de Tchernobyl, située dans la zone interdite ainsi qu’à Kiev puis en France, principalement à Cherbourg et Flamanville. On y évoque aussi le voyage de l’exil passant par Kiev, Jytomyr, Ternopil, Lviv, Tarnów, Cracovie, Varsovie, Poznań, Francfort et un séjour en Italie, à Sorrente.
Quand?
L’action se situe de 1986 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
L’odyssée d’une jeune femme, déterminée à retrouver son pays et son amour, tous deux détruits par Tchernobyl. Lena et Ivan sont deux adolescents qui s’aiment. Ils vivent dans un pays merveilleux, entre une modernité triomphante et une nature bienveillante. C’est alors qu’un incendie, dans l’usine de leur ville, bouleverse leurs vies. L’usine en question, c’est la centrale de Tchernobyl. Et nous sommes en 1986. Les deux amoureux sont séparés. Lena part avec sa famille en France, convaincue qu’Ivan est mort. Ivan, de son côté, ne peut s’éloigner de la zone, de sa terre qui, même sacrifiée, reste le pays de ses ancêtres. Il attend le retour de sa bien-aimée. Lena, quant à elle, grandit dans un pays qui n’est pas le sien. Elle s’efforce d’oublier. Mais, un jour, tout ce qui est enfoui remonte, revient, et elle part retrouver le pays qu’elle a quitté vingt ans plus tôt.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Quand Léna arrive à Kiev, elle ne s’attend à rien ou plutôt à tout. Des odeurs de son enfance, la musique de sa langue natale, les dernières images avant son exil. Mais de fines particules assombrissent les lumières de la ville, la grisaille embrume ses souvenirs. Des silhouettes la frôlent et semblent appartenir à un autre temps. Quand elle remonte le col de sa veste, un homme lui fait signe de l’autre côté de la rue puis s’approche. À quelques mètres d’elle, il découvre son erreur: il l’a prise pour une autre. Elle comprend à peine ses excuses en russe. Léna regarde la silhouette, celle-ci n’est déjà plus qu’un point à l’horizon.
«À la prochaine à droite, vous serez arrivé à votre destination.»
La voix métallique du GPS la sort de sa rêverie. Au bout de l’allée clignotent les néons de l’agence de voyages. Elle pousse la porte, de l’air chaud enveloppe ses mollets. Derrière le comptoir se tient une femme qui lui tend un dépliant. Ici, une seule destination est proposée.
«Pour vous rendre dans la ville fantôme Pripiat, vous prendrez notre bus. Il y a un seul aller-retour par jour. Quand vous serez dans la zone contaminée, vous ne resterez jamais seule. Vous suivrez la guide et resterez avec votre groupe. Deux conditions à remplir pour y accéder: vous devez me certifier que vous avez plus de dix-huit ans et que vous n’êtes pas enceinte. Vous signerez ce papier en deux exemplaires. Un pour vous, un pour moi.»
Le prix annoncé est élevé, mais Léna ne tergiverse pas quand elle dépose cinq cents dollars sur le comptoir. La femme au tailleur vert compte un à un les vingt-cinq billets de vingt dollars. Elle mouille son doigt puis l’applique sur le coin du billet. Une petite trace se forme avant de s’évanouir. L’hôtesse en fait un tas ordonné puis les range dans une boite rouillée. Lorsqu’elle la referme, le grincement remplit la pièce vide. D’un tiroir, elle sort un registre d’inscription. De la poussière tournoie quand elle le dépose sur son bureau.
«Il me reste une place pour demain. Mais peut-être est-ce trop tôt?»
Léna n’ose y croire, elle fixe la femme quelques secondes, puis sourit en signe d’acquiescement. Quand elle repasse le seuil de l’agence, le ciel lui semble moins gris.
La nuit, le sommeil peine à venir: la lumière de la diode du téléviseur l’empêche de s’endormir. Léna se retourne, s’enroule dans le drap, sans jamais trouver le sommeil. À trois heures du matin, elle s’avoue vaincue. Elle tâtonne et appuie sur l’interrupteur de la lampe. Une lumière jaune envahit la pièce. Elle plisse les yeux puis sort un roman de sa valise, une araignée en surgit. Léna sursaute puis regarde ce corps velu, il sera son compagnon de nuit. Les pages tournent, les heures défilent, Léna découvre le destin d’une femme brisée par l’Histoire. Le personnage s’appelle Lara : le prénom commence et finit comma le sien. Léna se rendort sur cette pensée quand let premières lueurs du jour arrivent.
« Ma charmante, mon inoubliable! Tant que le creux de mes bras se souviendra de toi, tant que tu seras encore sur mon épaule et sur mes lèvres, je serai avec toi.»
Le livre tombe sans bruit, les lettres du titre Le Docteur Jivago paraissent plus noires sur le carmin de la moquette. Dans un coin, l’arachnide tisse sa toile sans se préoccuper du temps.
Trois heures plus tard, Léna est en avance. Elle a trouvé refuge dans un café, tout près du lieu de rendez-vous. Derrière la vitre, le monument de la place Maïdan impose sa verticalité. Quelques instants, le regard de Léna se perd sur la statue qui surplombe la colonne: érigée en 2001 pour commémorer les dix ans de l’indépendance, Berehynia, la déesse mère de la Nature et protectrice de l’Arbre de Vie, domine la ville. Les bras levés, elle s’ouvre au monde et porte un rameau d’or. Léna repense à sa grand-mère. La voix des souvenirs se superpose à la musique criarde du café. Pendant quelques secondes, elle est dans le parc de Pripiat, avec Zenka, quand elle lui racontait ce mythe. »
Extraits
« Les livres n’étaient pas seulement des outils pour apprendre le français ou pour s’évader: ils comblaient cette absence qui la dévorait et étaient un pont de papier entre les rives de ses deux vies. La lueur d’une bougie blèche au fond d’une caverne. »
« J’ai longtemps espéré ton retour. En 1990, j’ai cru chaque jour que tu reviendrais. Tu sais ce que ça fait d’attendre? D’espérer? Quand ça s’arrête, on tombe de haut. Je croyais en toi, en ta force, en notre complicité. Mais ce n’était que du vent.
Comme les autres. Tu es comme les autres. Dès que tu as franchi cette putain de frontière à la con, tu m’as oublié. Peu importe ce qu’on avait vécu. Pfft, du vent! Les promesses ne tiennent que le temps d’être dites. Après, on trouve toujours des choses pour s’en détourner. Se divertir. Qu’as-tu trouvé là-bas pour y rester? Je ne te suffisais pas? L’homme est pourri jusqu’à la moelle. Les dirigeants ont détruit ma vie, la région, ce pays. Tu sais ce que ça fait de voir la mort en face? De voir les gens tomber malades? »
À propos de l’auteur
Alexandra Koszelyk est née en 1976. Elle enseigne, en collège, le français, le latin et le grec ancien. Diplômée à l’Université de Caen Normandie (1995-2001), elle travaille à Saint-Germain-en-Laye depuis 2001. En parallèle, elle est formatrice pour l’association Paysage et patrimoine sans frontières, un prestataire de formation au paysage, au jardin et à l’histoire des arts. Elle écrit également sur son blog personnel consacré à la littérature Bric à Book. À crier dans les ruines est son premier roman. (Source : Livres Hebdo / Twitter)
En deux mots:
À la mort de sa grand-mère, Brune tient sa promesse de l’enterrer dans son Aubrac natal. En quittant paris, elle ne sait pas encore que ce voyage va transformer sa vie, entre la révélation de secrets de famille et l’envie de construire sa propre histoire.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
L’Aubrac au cœur
Pour son second roman Vanessa Bamberger change de registre et renoue les fils d’une histoire familiale en retournant sur le plateau de l’Aubrac enterrer la grand-mère qui l’a élevée.
Nous avions découvert Vanessa Bamberger il y a deux ans avec la parution de Principe de suspension, dans lequel un patron de PME, victime d’un accident respiratoire, se retrouvait dans le coma au moment où son entreprise et son couple traversaient de fortes turbulences. Un premier roman audacieux et une plume solide, sans fioritures, que l’on retrouve ici avec plaisir, même si le sujet traité est fort différent.
La narratrice, répondant au doux prénom de Brune, vient de perdre Douce, la grand-mère qui l’a élevée avec sa sœur Annie, sa mère étant décédée à sa naissance. Installée dans la région parisienne, elle fait partie des descendants de bougnats, ces immigrants venus des hautes terres du Massif central et qui ont petit à petit mis la main sur le commerce du bois et du charbon livré à domicile), mais surtout des boissons. Ce qui les a conduits à gérer cafés, restaurants et hôtels. Leur succès a été tel que les Auvergnats de Paris formaient dans le premier tiers du XXe siècle la communauté immigrante la plus importante de la capitale française.
Brune a promis à Douce de l’enterrer dans son Aubrac natal et si Annie, proche de ses sous, a bien rechigné un peu face à la dépense, elle a fini par accepter de prendre la route derrière le corbillard.
À l’émotion du dernier adieu vient alors s’ajouter celle de ces paysages où les racines familiales sont bien plus profondément ancrées qu’elle ne s’imagine. Brune retrouve là son taiseux de père, Serge Alazard. Il avait choisi de lâcher son bistrot pour reprendre l’élevage de ses parents à Saint-Urcize, laissant Brune avec ses aïeules.
Dans un quadrilatère composé de Laguiole, Lacalm, Saint-Urcize et Nasbinals, elle va aussi retrouver des cousins, des traditions, des secrets de famille. Et cette certitude qu’elle est beaucoup plus proche de ce coin perdu qu’elle ne l’osait se l’avouer: « J’avais raison, je venais d’ici, j’étais d’ici. Il ne faut pas oublier d’où l’on vient. Ou plutôt, il faut savoir d’où l’on vient pour pouvoir l’oublier. Je n’appartenais pas à une terre, mais à une histoire, dont je devais connaître le début pour en écrire la fin. »
Brune, qui a la phobie des couteaux et ne mange quasiment pas de viande, et surtout pas de viande rouge, va se transformer au fil des pages et au fil des rencontres. À Laguiole, avec son cousin germain Gabriel, qui travaille chez «Boyer & fils, maîtres couteliers depuis 1904» elle va non seulement apprendre à aimer les couteaux, mais aussi lever un coin du voile sur son ascendance. Douce avait été le grand amour de Maurice Boyer, mais ce dernier avait épousé Eliane. Le couple avait donné naissance à Chantal, tandis que Douce mettait au monde Rose, la mère de Brune et de Maurice. Du coup, Brune comprend mieux pourquoi Chantal avait haï Douce toute sa vie. Mais elle n’est pas pour autant au bout de ses surprises…
À Nasbinals où habite le cousin Bernard, elle va aussi rassembler des indices. Mais aussi s’intéresser à l’élevage et aux pratiques agricoles censées faire la richesse de cette région, au point de vouloir initier un projet pour transformer l’exploitation paternelle.
Au fil des pages, on comprend que le centre de gravité de sa vie s’est déplacé. Elle prend souvent la route de l’Aubrac, elle délaisse Maxime, ce cadre supérieur à la Société Générale, avec lequel elle s’est liée. Un peu comme s’il y avait urgence, un peu comme si c’était sa dernière chance de rassembler les pièces de son puzzle.
Les dernières pages sont magnifiques, riche en rebondissements et en révélations et viennent confirmer le talent de conteuse de Vanessa Bamberger.
Alta Braco
Vanessa Bamberger
Éditions Liana Levi
Roman
240 p., 19 €
EAN 9791034900749
Paru le 03/01/2019
Où?
Le roman se déroule en France, à Paris et dans la région parisienne, à Asnières, Levallois-Perret, Courbevoie, Vincennes et principalement dans l’Aubrac, entre Cantal, Lozère et Aveyron, à Laguiole, Lacalm, Saint-Urcize et Nasbinals, en passant par Saint-Flour
Quand?
L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Alto braco, «haut lieu» en occitan, l’ancien nom du plateau de l’Aubrac. Un nom mystérieux et âpre, à l’image des paysages que Brune traverse en venant y enterrer Douce, sa grand-mère. Du berceau familial, un petit village de l’Aveyron battu par les vents, elle ne reconnaît rien, ou a tout oublié. Après la mort de sa mère, elle a grandi à Paris, au-dessus du Catulle, le bistrot tenu par Douce et sa sœur Granita. Dures à la tâche, aimantes, fantasques, les deux femmes lui ont transmis le sens de l’humour et l’art d’esquiver le passé. Mais à mesure que Brune découvre ce pays d’élevage, à la fois ancestral et ultra-moderne, la vérité des origines affleure, et avec elle un sentiment qui ressemble à l’envie d’appartenance.
Vanessa Bamberger signe ici un roman sensible sur le lien à la terre, la transmission et les secrets à l’œuvre dans nos vies.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Je me suis réveillée en sursaut, le bras gauche paralysé. Paniquée, je me suis frotté vigoureusement la peau. Le sang a recommencé à circuler, et j’ai retrouvé l’usage de mon bras. Il m’a fallu quelques secondes pour me débarrasser des rets du sommeil, reprendre mes esprits. Nous étions le 30 octobre et j’enterrais Douce.
Ce jour-là, une partie de moi allait aussi disparaître, ensevelie sous cette terre noire d’Aubrac que je connaissais si mal mais à qui je donnais, à qui je rendais ma grand-mère. Les petits soupirs de la machine à café et l’odeur de moka brûlé m’ont apaisée. Il n’était que 6 heures. Je n’ai pas regardé mon téléphone, je n’ai pas voulu voir les dizaines d’appels manqués que Granita aurait inévitablement imprimés sur l’écran.
L’idée m’est venue de me faire des crêpes. Tous les soirs de sa vie, et bien qu’elle ait déjà passé la journée en cuisine, Douce jetait dans une casserole une noix de beurre et un grand verre de lait, cassait quatre œufs dans un petit saladier en Inox pour les fouetter avec du sucre, de la farine, et une cuiller à soupe d’eau de fleur d’oranger. L’opération ne prenait pas plus de trois minutes. Ensuite, elle filait se nettoyer le visage et les yeux à l’aide de cotons imprégnés d’eau chaude – le démaquillant, c’est pour les feignasses –, enfilait une liquette de soie achetée dans les grands magasins et s’abattait sur son lit jusqu’au lendemain.
Ma grand-mère était descendue travailler depuis une bonne heure quand mon réveil sonnait. Chaque matin, trois crêpes parfumées enveloppées de papier d’argent m’attendaient sur la table en Formica bleu de la petite cuisine. Sa sœur, Annie, que tout le monde appelait Granita, dormait encore : elle était du soir.
Mais ce 30 octobre, je me suis ravisée, je n’aurais rien pu avaler.
Le taxi a glissé le long du trottoir de la rue Catulle-Mendès. Au-dehors, le ciel ressemblait à l’intérieur d’une coupelle en métal martelé, des gouttes en tombaient par à-coups, le genre de pluie dont on ne sait si elle va s’arrêter ou redoubler, et qui correspondait bien à mon état d’esprit. Mes propres réactions m’étonnaient toujours. J’étais capable de m’effondrer pour un rien et de résister aux plus grandes catastrophes. De passer du rire aux larmes en quelques minutes. Je n’étais pas douée pour la mesure : je tenais cela de mes grands-mères. Mais contrairement à elles, je n’exprimais jamais mes émotions devant des inconnus.
La petite silhouette maigre qui attendait en bas de l’immeuble a fait un signe désespéré, comme si elle avait peur que la voiture ne s’arrête pas. De part et d’autre des bottines de Granita, deux bagages : un énorme, en vieux cuir brun, qui lui arrivait à la taille, et un plus petit, à roulettes. Je n’ai pas cherché à comprendre, je ne lui ai pas reproché de ne pas m’avoir attendue dans l’appartement ainsi que je le lui avais recommandé, je l’ai embrassée vite fait et l’ai aidée à porter la grande valise. Elle était vraiment lourde.
Je me suis efforcée de ne pas lever les yeux vers l’appartement du premier étage mais je n’y suis pas parvenue. Un instant, il m’a semblé qu’apparaissait le visage de Douce à la fenêtre, celui qu’elle prenait pour m’attendre les soirs où je sortais. Quand il m’arrivait d’être raccompagnée, avant que le garçon ne puisse l’apercevoir, je m’empressais de signaler la présence possible d’une vieille voisine insomniaque, une folle dont il fallait éviter à tout prix de croiser le regard de crainte qu’elle crie et réveille tout l’immeuble. J’avais honte des grands gestes qu’elle m’adressait. En larmes, elle se passait la main sur le front puis sur le cœur pour montrer son soulagement, tout juste si elle ne faisait pas le signe de croix.
J’aurais tant aimé la voir gesticuler derrière la vitre aujourd’hui. Grimper les quinze marches qui me séparaient de la minuscule cuisine en faïence beige où, pour tromper l’attente, elle avait préparé un gâteau caramélisé aux poires dont la surface grillée revêtait l’aspect d’un entrelacs de dentelles. Tout juste démoulé, il fumait délicatement quand j’en saisissais une part. Comme d’habitude, Douce avait pris soin de le découper ; à cause de mon anxiété, ainsi qu’elle la nommait– depuis toute petite, j’avais la phobie des couteaux. La félicité que j’éprouvais en mordant la pâte moelleuse n’était pas comparable au vague bien-être ressenti fugitivement quelques minutes plus tôt quand le garçon et moi avions partagé nos salives dans un doux roulis. Le vertige du fruit acide et brûlant fondant dans un claquement de langue, ma bouche s’emplissant de caramel craquant, de beurre chaud… J’avais toujours eu plus de plaisir à manger qu’à faire l’amour.
Mon regard s’est porté sur le rez-de-chaussée. Le Catulle était « fermé pour cause de deuil ». J’ai reconnu l’écriture de bonne élève de Granita sur le panneau en ardoise accroché à la porte du bistrot. Celui-là même sur lequel Douce inscrivait le plat du jour à la craie blanche.
Nous avons démarré en direction de Courbevoie. Dans le taxi, Annie n’a pas dit un mot, ce qui était pour le moins inhabituel. J’ai eu envie de placer ma main sur la sienne, qu’elle avait plantée dans le cuir de la banquette arrière, un dôme d’os tendu de cuir pommelé. A la place, j’ai doucement posé la semelle de ma chaussure sur l’avant de sa bottine. Elle avait de tout petits pieds et j’avais passé mon enfance à les écraser. Brune, tu as de si grands panards ! gloussait-elle, si bien que je riais aussi pour lui faire plaisir. Je ne l’ai jamais priée d’arrêter, ni ne lui ai jamais avoué que mes pieds m’ont complexée toute ma vie.
Mais ses yeux gris ne se sont pas allumés, ses joues sèches ne se sont pas teintées de rose. Elle semblait fixer les grues qui hérissaient le ciel pâlissant mais je savais bien que dans l’ombre des poutres métalliques, c’était le visage de sa petite sœur qu’elle guettait, ses grands yeux sombres bordés de cils-forêts, sa peau lisse et rebondie. Et dans ces traits un peu de leur Aubrac natal. Car Douce Rigal avait emporté son pays sur son visage. Son front bombé, une prairie éclaboussée de lumière, ses dents blanches, des pétales de narcisse du poète, sa fossette au menton, une combe, son corps long et délié, la rencontre d’un chemin pierreux et d’un cours d’eau. Elle est aussi belle que le nord Aveyron, reconnaissait Granita. Juste avant d’ajouter, dommage qu’elle soit idiote.
Annie, pour sa part, s’estimait petite, maigre et noiraude. Le teint brûlé, l’œil enfoncé mais vif, le nez racé. En vieillissant, ma grand-tante s’était trouvé une ressemblance avec Alice Sapritch, qu’elle cultivait en s’habillant de longues jupes noires et de chemises blanches à col amidonné lui conférant un petit air de duègne. Je ne l’avais jamais vue s’acheter une paire de chaussures, encore moins un bijou ou du maquillage. Elle entretenait un rapport ambivalent avec son physique, revendiquait orgueilleusement son statut de laide, se moquait des coquetteries de sa cadette dont l’évidente beauté suscitait en elle un curieux mélange de jalousie, d’admiration et de pitié.
J’ai été élevée par mes deux grands-mères. Je faisais l’amalgame pour simplifier, mais cette formulation creusait toujours entre les sourcils de mon interlocuteur un sillon de surprise, jusqu’à ce que je rectifie : en vérité, ma grand-mère et ma grand-tante. Douce et Annie Rigal. Deux sœurs, oui. Non, pas de mère, elle est morte en accouchant. Alors les sourcils de la personne se fronçaient doucement, son regard s’assombrissait, et sur ses lèvres s’esquissait un petit sourire de compassion.
On accédait à la morgue du centre hospitalier de Courbevoie par un escalier métallique en colimaçon qui menait au parking. Là, un employé des Pompes funèbres Barthot m’a précédée dans ce qui ressemblait à un utérus géant. Une pièce rectangulaire sans fenêtres, les murs tendus de tissu écarlate, le sol couvert d’une moquette carmin. Une grande croix de bois clair suspendue. Je me suis demandé quel effet cela produisait sur ceux dont ce n’était pas le symbole référent. Puis je me suis rappelé que j’allais être servie dans les jours qui venaient. Le pays d’Aubrac était, paraît-il, planté de centaines de croix. Tous les petits-enfants des cafetiers parisiens ramenaient-ils les corps de leurs grands-parents sur le plateau ?
Bref, je me disais n’importe quoi pour retarder le moment de plonger mon regard à l’intérieur du cercueil ouvert qu’on avait disposé sur des tréteaux au centre de la pièce. De toute façon, rien ne pouvait être pire que ce que j’avais vu à la maison de retraite de la Croix-Rose.
Le jour où les voisins du dessus m’avaient appelée pour la troisième fois en moins d’un mois, j’avais compris que ma grand-mère ne pouvait plus rester chez elle. Le bistrot était fermé, Granita injoignable. Une fumée noire s’échappait du dessous de la porte de l’appartement. J’étais entrée en criant. On ne voyait pas à un mètre. Douce avait oublié le lait et le beurre des crêpes sur le feu.
La casserole avait fondu. L’air était irrespirable. Cependant, je l’avais trouvée tranquillement installée dans le salon, à vingt centimètres de la télévision dont elle avait poussé le volume à fond : elle ne s’était aperçue de rien.
L’étage Alzheimer de la maison de la Croix-Rose. Une seule fois en six mois, l’espace de quelques secondes, Douce avait pris l’air réjoui en montrant le drapeau par la fenêtre : je suis ravie d’être en Suisse, avait-elle dit. Le reste du temps, elle semblait terriblement triste.
Aucun autre mot ne me venait à l’esprit quand je la retrouvais attachée à son fauteuil, les vêtements tachés, les cheveux sales. C’est à la mode de se préoccuper du bien-être de nos animaux, mais on devrait aussi se soucier du bien-être de nos vieux, avançait Granita d’une voix docte. Si on mettait des caméras dans les maisons de retraite, on ne verrait pas que des belles choses.
Je me consolais en me disant que je ne pouvais pas savoir, tous ces endroits devaient se ressembler, j’avais essayé de faire au mieux, en fonction de nos moyens financiers qui n’étaient pas minables. Avoir l’air minable, c’était la terreur de mes grands-mères.
A la fin, Douce ne nous reconnaissait presque plus. Je me souviens m’être penchée sur elle pour l’embrasser, elle marmonnait quelque chose. J’avais fini par comprendre, c’était « Lacalm ». Le nom de son village natal qu’elle invoquait de plus en plus souvent ces derniers temps.
Dans la chambre mortuaire de Courbevoie, je me suis approchée du cercueil avec appréhension, comme on le ferait d’une vitrine de musée dont on sait qu’elle abrite une momie.
Couchée sur un capiton de soie champagne – un choix qui avait fait l’objet d’une âpre discussion dans le bureau des Pompes funèbres Barthot, Granita ne jugeant aucune couleur digne de seoir à la complexion havane de sa sœur, expression délivrée un jour par une vendeuse de fonds de teint Dior –, Douce semblait gonflée à l’hélium. J’avais laissé ma grand-tante décider de ses derniers vêtements et elle avait fait, pour le moins, un choix osé. Douce reposait dans la robe violette avec ceinture et col à broderies dorées qu’une cliente lui avait rapportée du Maroc. Ses cheveux étaient plaqués en arrière, une coiffure qu’elle n’avait jamais arborée de sa vie, en grande obsessionnelle des bigoudis. Un maquilleur fou lui avait peint les lèvres en rouge foncé et les paupières en turquoise. Sa fossette au menton avait disparu. Cela aurait pu être n’importe qui, de n’importe quel âge et cette idée m’a aidée, pour un temps, à fuir la réalité de sa disparition.
Interdite, j’ai regardé Granita s’avancer en traînant le gros bagage en cuir. Elle s’est penchée sur le cercueil et a embrassé sa sœur comme si elle était simplement malade. Je suis là, a-t-elle annoncé, je t’ai apporté plein de bonnes choses. Elle a couché la valise sur le flanc et l’a ouverte au beau milieu de la pièce. Elle a commencé par déballer un objet enrobé de papier de soie. C’était le cadre en argent que ma grand-mère conservait sur sa table de nuit, entre les deux lits jumeaux de sa chambre.
Sur la photographie, Douce a 42 ans. Elle vient d’emménager rue Catulle-Mendès et se tient bien droite au milieu du nouveau salon, le menton relevé et l’œil insolent, comme à chaque fois qu’on braque sur elle un objectif. A côté d’elle, une jeune fille chétive, un peu plus petite qu’elle : Rose, ma mère, l’air d’avoir 15 ans – elle en a 18. Le nourrisson dans les bras de cette adolescente, c’est moi.
J’ai songé à l’autre cadre en argent, sur la table de nuit de Granita, dans la chambre située à l’exact opposé de celle de Douce, de l’autre côté du couloir. Une configuration inversée : les deux lits jumeaux, la petite table au centre, et Granita sur la photo à la place de Douce.
Ma mère était morte quelques jours seulement après qu’on eut pris ces photos. »
Extraits
« J’ai été élevée par mes deux grands-mères. Je faisais l’amalgame pour simplifier, mais cette formulation creusait toujours entre les sourcils de mon interlocuteur un sillon de surprise, jusqu’à ce que je rectifie: en vérité, ma grand-mère et ma grand-tante. Douce et Annie Rigal. Deux sœurs, oui. Non, pas de mère, elle est morte en accouchant. Alors les sourcils de la personne se fronçaient doucement, son regard s’assombrissait, et sur ses lèvres s’esquissait un petit sourire de compassion.
On accédait à la morgue du centre hospitalier de Courbevoie par un escalier métallique en colimaçon qui menait au parking. Là, un employé des Pompes Funèbres Barthot m’a précédée dans ce qui ressemblait à un utérus géant. Une pièce rectangulaire sans fenêtres, les murs tendus de tissu écarlate, le sol couvert d’une moquette carmin. Une grande croix de bois clair suspendue. » p. 15
« Arrivées à Paris à la fin de l’été 1960, mes grands-mères avaient tout de suite commencé à travailler dans un bistrot d’Asnières, l’une comme serveuse et l’autre comme aide-cuisinière. Sans contrat, sans congés, sans déclaration ni jour de repos, la chambre de service au sixième étage avec WC au troisième, ma mère ballottée de droite à gauche. Le patron, un Nord-Aveyronnais originaire de Graissac, les avait à l’œil. Fais-moi ci, fais-moi ça, range les assiettes, essuie les couverts, épluche la lotte, le congre, la daurade. Fais tes preuves et après on verra. Il fallait de l’ambition et du caractère, ne rien lâcher.
Un an plus tard, on leur avait confié un bar en gérance appointée, un remplacement rue Baudin, à Levallois-Perret. Puis elles avaient pris un café en gérance propre à quelques centaines de mètres de là, Le Demoiselle, rue Danton, près de l’usine Citroën. Elles y étaient restées quinze ans.
L’important, convenaient-elles, et c’était bien la seule chose à propos de laquelle elles ne se disputaient jamais, était de ne pas prendre de vacances. » p. 19
« Tout comme ma mère, il n’avait pas réussi à me détester. Il m’admirait, même. J’avais aidé celui que je croyais être mon père à sauver ce qui se révélait être la terre de ma mère. Sans le savoir, j’avais préservé l’héritage de mes grands-mères. J’avais raison, je venais d’ici, j’étais d’ici.
Il ne faut pas oublier d’où l’on vient. Ou plutôt, il faut savoir d’où l’on vient pour pouvoir l’oublier. Je n’appartenais pas à une terre, mais à une histoire, dont je devais connaître le début pour en écrire la fin. » p. 228
À propos de l’auteur
Vanessa Bamberger vit à Paris. Après Principe de suspension (2017), elle rend hommage à l’Aubrac envoûtant de ses aïeules et à l’univers des éleveurs avec Alto braco. (Source: Éditions Liana Levi)
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