Aryennes d’honneur

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En deux mots
À partir d’une photographie dérobée alors qu’il était enfant et représentant deux femmes, le narrateur va reconstituer leur vie et découvrir qu’elles étaient Aryennes d’honneur, c’est-à-dire de confession juive, mais protégée par le régime de Vichy. Un statut particulier qui n’empêchera pas les souffrances durant et après la guerre.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Juives et protégées par Pétain

En explorant cette page oubliée de l’Histoire de la seconde Guerre mondiale – celles des personnalités juives bénéficiant d’un statut particulier – Damien Roger nous offre un roman bouleversant et pose des questions éthiques vertigineuses.

La clé de ce roman est un courrier adressé par le maréchal Pétain aux autorités allemandes leur demandant d’octroyer un statut particulier à deux personnes:
«1) Mme de Chasseloup-Laubat, née Marie-Louise, Fanny, Clémentine Thérèse Stern, née à Paris, le 4 février 1870. Mlle Stern a épousé le 21 juillet 1900 à la mairie du 8° le marquis Louis de Chasseloup-Laubat, aryen, ingénieur civil. La marquise de Chasseloup-Laubat s’est convertie au catholicisme Le 21 août 1900, a eu trois enfants, tous mariés : la Princesse Achille Murat, le Comte François de Chasseloup-Laubat, la Baronne Fernand de Seroux
2) Mme de Langlade, née Lucie Ernesta Stern (20 octobre 1882), sœur de la Marquise de Chasseloup-Laubat. Lucie Stern a épousé le 11 avril 1904 Pierre Girot de Langlade, aryen. Elle s’est convertie au catholicisme le 17 juin 1911. De ce mariage est issu un fils, Louis de Langlade, agriculteur.» Ce sont ces personnes dispensées du port de l’étoile jaune et bénéficiant d’un statut particulier qu’on appela les Aryennes d’honneur et dont le narrateur va reconstituer l’histoire.
Un sujet qui s’est quasiment imposé à lui, car il a croisé enfant la Marquise de Chasseloup-Laubat. Durant ses vacances, qu’il passait dans la loge de concierge de sa tante rue de Constantine dans le VIIe arrondissement, il avait été chargé par cette dernière, lui qui n’avait habituellement pas accès aux étages, de porter une panière de linge à la vieille dame. Impressionné par le faste de cet appartement, il avait profité de la courte absence de la marquise pour empocher une photo posée sur un guéridon. Un souvenir qu’il a déposé dans sa boîte à secrets, mais qui l’a longtemps tourmenté, rongé par un fort sentiment de culpabilité.
C’est bien des années plus tard, au moment de vider l’appartement, qu’il a retrouvé cette photo. Et encore plus tard qu’il a entendu parler des Aryennes d’honneur que l’on voyait sur le cliché.

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Il s’est alors senti investi de la mission de reconstituer la vie de la marquise et de sa sœur.
Le travail de généalogiste n’aura pas été trop compliqué, la famille Stern faisant partie des 200 familles, ces dynasties qui régnaient alors sur le monde des affaires. Venue d’Europe de l’Est au XIXe siècle, les Stern ont construit un empire de la finance florissant dont Lucie et sa sœur Marie-Louise sont les héritières.
À l’issue de la Première Guerre mondiale, elles font la connaissance du héros national, le vainqueur de Verdun, le Maréchal Pétain. Elles se lient aussi d’amitié avec Annie, son épouse. Une amitié qui ne se délitera pas au fil des années.
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, elles choisissent de ne pas quitter Paris, pourtant conscientes des dangers qui menacent les juifs. Elles ont notamment été édifiées par un voyage à Berlin à la veille du conflit. Mais fortes de la fameuse recommandation de Pétain, elles n’ont pas estimé être en danger.
Damien Roger fait alors d’abord un travail d’historien et, fort bien documenté, raconte la drôle de guerre, l’arrivée des Allemands et le repli du gouvernement à Vichy, la collaboration et le durcissement des politiques anti-juives avec le soutien des autorités françaises. Il montre aussi que malgré leur sauf-conduit la nasse va se refermer sur les deux femmes. Mais le drame subi durant l’Occupation ne va pas s’arrêter à la libération. Alors il va falloir se justifier, expliquer cette collusion avec l’ennemi.
La plume du romancier fait ici merveille pour nous plonger dans les tourments de Marie-Louise face aux quolibets et aux injures, alors qu’elle espère retrouver sa sœur envoyée dans les camps de la mort. Dans ce Paris qui se défoule avec l’épuration la justice prend souvent la figure d’une vengeance aveugle.
En tournant cette page méconnue de l’Histoire Damien Roger se garde bien de prendre parti. Il s’en tient aux faits, laissant au lecteur le soin de se faire une opinion. Après Le bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, voici le second ouvrage qui nous replonge dans cette période ô combien trouble de notre histoire. Et démontre avec éclat, au moment où nos regards se tournent vers l’Ukraine, toute l’absurdité de la guerre.

Aryennes d’honneur
Damien Roger
Éditions Privat
Premier roman
368 p., 22,90 €
EAN 9782708902596
Paru le 16/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris. On y évoque aussi Cuts dans l’Oise, Vichy, Espalion dans l’Aveyron et les sinistres étapes vers les camps d’extermination, de Drancy à Auschwitz.

Quand?
L’action se déroule du début du XXe siècle aux années 1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
Juives, mariées à des aristocrates et converties au catholicisme, Marie-Louise, Lucie et Suzanne Stern appartiennent à un monde de privilégiés. Entre les bals, les tea times et les essayages chez les grands couturiers, leur vie n’est qu’insouciance et légèreté. En juin 1940, tout cet univers s’effondre. Les troupes de Hitler déferlent sur la France qui vit bientôt à l’heure allemande. Désormais, la marquise, la baronne et la comtesse sont considérées comme juives au regard de la loi. Que faire de cette identité israélite qu’on leur jette à la figure et dans laquelle elles ne se reconnaissent plus depuis longtemps ? Lorsqu’on est intime avec le maréchal Pétain, l’espoir d’obtenir un traitement de faveur est permis… Mais pour cela, il va falloir choisir un camp. Des routes de l’Exode de 1940 aux antichambres du pouvoir à Vichy, en passant par le camp de Drancy, un combat s’engage. Et dans cette lutte pour la vie, l’adversaire n’est peut-être pas celui qu’on croit…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Times of Israël
Blog étoilejaune-anniversaire (Thierry Noël-Guitelman)


Bande-annonce du roman Aryennes d’honneur © Production éditions Privat

Les premières pages du livre
« Première partie
Les secrets de la rue de Constantine
J’ai de mes premières années le souvenir indistinct d’un long dimanche couleur d’ardoise, si bien que je me demande parfois à quel âge je me suis véritablement éveillé à la vie. Je m’appelle Lucien Baranger. Ma carte d’identité indique que je suis né dans une ville de la région parisienne il y a soixante-dix ans. Mon père, un homme dévoué aux siens et extrêmement effacé, travaillait dans une petite quincaillerie d’où il rentrait le soir épuisé et le crâne lourd des conversations et bruits du magasin. Ma mère avait un don pour la couture. Pour une raison que j’ignore, elle avait dû renoncer assez tôt à son rêve de devenir modiste et se contentait d’effectuer des travaux d’aiguille pour une grande enseigne parisienne qui louait ses services. Ma jeunesse n’a connu aucun drame, aucun malheur et je suppose n’avoir jamais manqué de rien. Pourtant, si j’interroge aujourd’hui mon cœur et ma mémoire, j’ai le sentiment d’avoir toujours été un enfant mal adapté et différent. D’abord, j’étais fils unique. Dans la France d’après-guerre, c’était assurément une singularité. Est-ce pour avoir été privé de la compagnie d’un frère ou d’une sœur que les jeux avec les autres enfants m’ont toujours paru curieux, pour ne pas dire énigmatiques ? «Ne se mêle pas à ses congénères et préfère rester seul lors de la récréation», voilà ce qui est écrit dans mon carnet scolaire retrouvé récemment.

Aux premiers jours de juillet, à rebours de mes camarades qui quittaient l’Île-de-France pour gagner la montagne la campagne ou la mer, je prenais le chemin de la capitale sans me poser de questions, et sans qu’on me demande non plus mon avis. Je prenais mes quartiers d’été chez ma tante Concierge, elle occupait avec son mari une loge exiguë de la rue de Constantine, dans le 7e arrondissement. Je dis «exiguë, Car c’est ainsi que mes parents la qualifiaient. Pour moi, c’était avant tout un espace-temps marqué par une forte odeur de bouillon, dont l’existence n’était avérée qu’avec mon arrivée et qui s’évanouissait comme par magie avec la rentrée de septembre. Simone, sœur aînée de ma mère, et Marcel, son mari, n’avaient jamais pu avoir d’enfants. Mais il est évident qu’ils les adoraient. Contrairement à mon père, Marcel ne travaillait pas. Il avait eu la jambe broyée par un obus en juin 1940 alors que son régiment prenait la fuite devant l’avancée des forces allemandes. Malgré le dégoût que m’inspirait le mot «moignon», j’aimais beaucoup passer du temps avec lui. Moins sombre que mes parents et que ma tante, il me révélait que la vie pouvait être légère, voire facétieuse. Pendant que Simone s’affairait dans l’immeuble, nous avions l’habitude lui et moi de traverser l’esplanade des Invalides pour aller nous asseoir en bordure de Seine, où nous regardions passer les péniches débordant de grain ou de ciment. Marcel me racontait sa jeunesse dans le bassin minier du Pas-de-Calais. Loin de se plaindre des difficultés et des privations qu’il y avait connues, il semblait avoir le goût de la vie, comme d’autres ont le goût des sucreries. Nous payions souvent nos promenades de vives remontrances à notre retour rue de Constantine. Fallait-il que ma tante ait de l’imagination pour songer qu’il puisse nous arriver quoi que ce soit sur le chemin qui séparait la loge des quais de Seine. Mais un rituel est un rituel, et j’acceptais en bloc les habitudes de la maisonnée.
L’implication et le dévouement de ma tante Simone étaient très appréciés des occupants de l’immeuble. Intendante, femme de compagnie, figure maternelle, confidente, elle avait su se rendre indispensable auprès de tous. Son énergie, elle la puisait dans la très grande fierté qu’elle ressentait à tenir les clefs de cet ancien hôtel particulier situé dans les plus beaux quartiers. Tous les jours, même lorsqu’elle était fatiguée ou souffrante, elle prenait un soin infini à briquer les moindres recoins de la maison. Je me souviens de l’odeur de propre qui emplissait mes narines sitôt que, venant de la rue, on avait poussé la double porte. Nulle trace de doigts ne venait ternir l’éclat des immenses miroirs disposés de part et d’autre du hall. Dans la lumière discrète, les poignées de cuivre semblaient briller de mille feux, se réfléchissant à l’infini dans le jeu des glaces. Dans ce décor digne d’un palais royal, fouler l’épais tapis qui menait jusqu’à l’escalier monumental et au petit ascenseur métallique était pour tout visiteur l’assurance ultime qu’il avait pénétré dans un lieu d’exception, habité tout aussi indéniablement par des personnes de qualité. Du haut de mes sept ans, il me semblait qu’un peu de cette grandeur rejaillissait sur la personne de ma tante. Et à la façon qu’elle avait de refouler vertement les représentants de commerce et autres démarcheurs, il n’y a pas de doute qu’elle en pensait tout autant.
Lorsque Marcel était occupé à quelque tâche où ma présence était jugée inopportune par ma tante, je restais de longs moments dans l’office à faire semblant d’être absorbé par la lecture d’un magazine ou d’un livre illustré. En vérité, mon attention était tout entière tournée vers ce qui se passait à l’extérieur de la loge. Comme il m’était formellement défendu de circuler seul dans les parties communes, mon esprit gravissait en silence les escaliers, se faufilait dans les corridors, explorait jusqu’aux greniers. Parfois, des enfants passaient devant mon poste d’observation, accompagnés de leur gouvernante ou de leurs parents. Je ne manquais jamais d’interroger ma tante sur leur identité et leurs goûts en matière de jeux et de lecture. Mais ma curiosité était mal récompensée car ma tante se contentait la plupart du temps de les présenter comme «le fils du comte de…» ou «la fille cadette de M. et Mme…». Pour elle cette parenté répondait à toutes les questions. Elle disait à la fois la qualité de celui ou de celle qui avait attiré mon regard et la distance infranchissable qui nous séparait de ces gens-là. À quoi bon savoir s’ils aimaient jouer à la balle aux prisonniers? Je comprenais dans la déférence que manifestait ma tante que nous appartenions à des mondes que rien n’appelait à se rencontrer.
Au fil du temps et des étés, la géographie de l’immeuble m’était devenue tout à fait familière. Au deuxième étage vivait un couple d’Américains dont l’homme était correspondant pour un journal au nom imprononçable. Une somme fabuleuse de magazines et de courriers leur arrivait chaque matin, que ma tante entassait d’un air désabusé. Au dernier étage, une petite chambre abritait un peintre qui cherchait «à se faire un nom», ce qui, selon Simone et Marcel, paraissait absolument sans espoir étant donné le temps passé par le jeune homme dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. Sous les toits se trouvait une série de chambres de bonne occupées principalement par des Espagnoles. Mais la personne qui m’intriguait le plus habitait l’étage noble. Il s’agissait d’une vieille dame, veuve, à laquelle mon oncle et ma tante s’adressaient avec un respect qui confinait à la religiosité. Si elle portait le titre de marquise, elle avait plutôt pour moi l’aura d’une reine ou d’un personnage biblique. Je la revois encore traversant le vestibule, déroulant son pas lent et auguste, appuyée sur une canne au pommeau d’ivoire. Arrivant à la hauteur de notre loge, elle marquait une halte pour donner ses instructions du jour. J’en profitais pour l’observer à travers l’entrebâillement de la porte. Sa peau était parcheminée et si ridée que cette dame me semblait d’un autre âge, d’une autre époque. Ses petits yeux vifs, surtout, me fascinaient. Ils semblaient par leur vélocité démentir son âge, concentrer ses forces et tenir en respect quiconque aurait eu l’impudence de la reléguer hâtivement du côté des ombres. Un jour, il me fut donné de l’approcher. La femme de charge de la marquise avait dû quitter précipitamment Paris pour soigner un parent malade. En son absence, ma tante veillait à ce que la doyenne de l’immeuble ne manquât de rien. Sans doute trop occupée pour s’en charger elle-même, tante Simone, après m’avoir fait répéter mes formules de politesse et de salutation, me confia une panière à monter chez la marquise. Le linge repassé qu’elle contenait pesait bien peu en comparaison de la responsabilité énorme qui reposait sur mes épaules. Tel un enfant de chœur portant le ciboire, je gravis un à un les degrés qui menaient à l’étage. Je me délectais de découvrir ce monde jusque-là dérobé à mes yeux. Sur le seuil de l’imposante porte d’entrée, je pressai le bouton-poussoir de la sonnette. Un bruit strident déchira subitement le silence de la cage d’escalier. Je fus littéralement saisi d’effroi. Je n’avais plus qu’une envie, redescendre en courant retrouver l’espace confiné de ma tanière. Mais des pas déjà se faisaient entendre de l’autre côté de la porte, qui approchaient lentement. Le vantail s’ouvrit sur la vieille dame au regard perçant. La marquise était en cheveux et je remarquai pour la première fois le haut chignon compliqué d’épingles que cachait habituellement son chapeau. Après que je l’eus poliment saluée, elle posa ses yeux sur mon paquet et m’invita sans délai à la suivre. Nous traversâmes le vaste hall puis une antichambre où je pus déposer ma panière. Ainsi de telles beautés existaient, les frères Grimm n’avaient rien inventé. L’appartement — mais à mes yeux il s’agissait plutôt d’un palais — portait en chaque point la marque du grandiose et du monumental. Je fus d’abord surpris par la hauteur des plafonds. Comment un immeuble, fût-il de belle taille, pouvait-il abriter ces volumes dignes d’une chapelle? Je n’entendais rien au mobilier ancien, ni aux tableaux ou objets rares autour de moi, mais tout me semblait anormalement grand, élégant et raffiné. Ce lieu était à n’en pas douter l’antre d’une fée, ou bien d’une sorcière. Alors que je restais la bouche ouverte et les yeux inexorablement fixés sur les lustres d’où jaillissaient des fontaines de lumière, la marquise me demanda de l’attendre un instant et s’effaça à pas lents derrière une petite porte. Je ne sais combien de temps dura son absence. Je balayais la pièce de mon regard incrédule ne souhaitant rien perdre du spectacle fascinant qui s’offrait à moi. À hauteur de mon visage, sur une console en marbre rose, étaient disposés de petits bibelots étincelants qui m’apparurent être les pièces d’un trésor égaré. À côté d’eux, des cadres de toutes tailles préservaient des outrages du temps de vieilles photographies semblant dialoguer entre elles dans l’éternité d’un passé révolu. Sans doute conservaient-elles l’empreinte de héros lointains ayant défendu la France dont mes livres d’école contaient les exploits. Mon attention s’arrêta sur une petite photographie fichée dans le coin d’un cadre. Au moment où je la saisis pour l’observer de plus près, j’entendis les pas de la vieille dame se rapprocher. Paniqué à l’idée d’être surpris à fouiller dans ce qui ne m’appartenait pas, je glissai sans réfléchir le cliché dans ma poche. Pour ajouter à ma honte, mon larcin fut récompensé d’un morceau de chocolat. Rougissant, je remerciai la vieille dame et quittai l’appartement en prenant soin de ne surtout pas regarder du côté de la console où la photo volée brillait par son absence.
Les jours suivants, je demeurai étrangement calme, si bien qu’on me pensa malade. C’est que j’avais immédiatement pris la mesure de mon crime. Non seulement j’avais trahi la confiance de la marquise, mais j’avais en plus failli dans la mission que m’avait confiée ma tante. J’étais indéniablement digne de brûler en enfer. II me sembla que, pour expier ma faute, le silence était la meilleure des solutions, et je priai le ciel pour que l’oubli efface très vite l’outrage que j’avais commis. De retour chez mes parents à la fin de l’été, je résolus de placer la photographie dans une boîte en métal qui renfermait ce qui avait à mes yeux le plus de valeur: mes soldats de plomb. Ce manque d’imagination fut très tôt sanctionné. Un jour qu’elle pestait contre mon désordre, ma mère trouva cette photographie et me questionna sur sa provenance. Je me justifiai en disant qu’elle m’avait été donnée par un camarade qui lui-même l’avait trouvée par hasard dans la rue. Ma mère me crut-elle? En tout cas, mon inquisitrice se contenta de cette réponse.
Plus de soixante années se sont écoulées depuis ce que j’appelais enfant «le vol de la rue de Constantine». Pourtant, la même émotion m’étreint lorsque je pense à cette photographie que je connais par cœur. Combien de fois ai-je passé mes doigts sur son rebord dentelé? Je ferme les yeux et je revois très nettement le portrait en pied de ces deux femmes portant Chapeau à liseré, lavallière et gants blancs, tenues que j’ai plus tard identifiées comme des costumes de chasse. Le front haut, elles regardent fièrement devant elles. Un demi-sourire se dessine sur leur visage. À l’arrière-plan, on aperçoit un corps de logis flanqué d’une tour de ce qui pourrait être un pavillon de chasse ou quelque château de campagne. Je n’ai pas oublié, au revers de la photographie, la petite écriture serrée à l’encre violette :
Octobre 1933
À ma chère Marie-Louise,
En souvenir d’une merveilleuse journée.
Annie
Longtemps je me suis, demandé qui étaient ces deux femmes. »

Extraits
« Les 16 et 17 juillet 1942, près de 13 000 Juifs parisiens, parmi lesquels 4000 enfants, étaient arrêtés à leur domicile et rassemblés au Vélodrome d’Hiver. Ils seraient tous transférés vers les camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande avant d’être déportés à l’est. Le 18 juillet, après trois semaines d’internement administratif, Marie-Louise de Chasseloup-Laubat passait libre les grilles du camp des Tourelles pour rejoindre son domicile parisien. «Libérée sur ordre du commandant de la police secrète auprès du Militärbefehlshaber en France», c’est ce que rapporte une note d’enquête de la Direction des renseignements généraux de la préfecture de police datée de juin 1945. Aux côtés de l’ambassade d’Allemagne à Paris et de la Gestapo, le commandement militaire constituait l’une des pièces centrales du dispositif d’occupation. Qui avait transmis l’ordre de la faire libérer? Comment ne pas y voir l’ombre du maréchal Pétain? Ce dernier avait pris les devants. Le 12 juin 1942, soit treize jours après la publication de la huitième ordonnance allemande rendant le port de l’étoile jaune obligatoire pour les juifs le maréchal adressait un courrier à Fernand de Brinon, délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés, donnant une interprétation toute personnelle des mesures contre les Juifs. » p. 247

« Dans cette lettre, le docteur Bernard Ménétrel, secrétaire particulier du maréchal, transmit à Brinon seulement deux demandes précises d’exemption, classées par ordre de priorité. Ces demandes «déjà formulées verbalement» concernaient :
1) Mme de Chasseloup-Laubat, née Marie-Louise, Fanny, Clémentine Thérèse Stern, née à Paris, le 4 février 1870. Mlle Stern a épousé le 21 juillet 1900 à la mairie du 8° le marquis Louis de Chasseloup-Laubat, aryen, ingénieur civil. La marquise de Chasseloup-Laubat s’est convertie au catholicisme Le 21 août 1900, a eu trois enfants, tous mariés : la Princesse Achille Murat, le Comte François de Chasseloup-Laubat, la Baronne Fernand de Seroux
2) Mme de Langlade, née Lucie Ernesta Stern (20 octobre 1882), sœur de la Marquise de Chasseloup-Laubat. Lucie Stern a épousé le 11 avril 1904 Pierre Girot de Langlade, aryen. Elle s’est convertie au catholicisme le 17 juin 1911. De ce mariage est issu un fils, Louis de Langlade, agriculteur. » p. 250

À propos de l’auteur
ROGER_Damien_©JP_CombaudDamien Roger © Photo JP Combaud

Né en 1987, Damien Roger est ancien élève de l’ENA (promotion Molière). Il est aujourd’hui haut fonctionnaire au ministère de la Culture à Paris. En parallèle, il effectue des recherches historiques et collabore régulièrement à des périodiques comme Le Journal des Arts. Aryennes d’honneur est son premier roman. (Source: Éditions Privat)

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Le Doorman

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots
Ray a quitté Oran, alors que l’Algérie était française, pour se construire une nouvelle vie à New York. Immigré, comme beaucoup des «petites mains» de la grosse pomme, il va trouver un emploi de Doorman, un poste qui est aussi pour lui un observatoire privilégié de la société.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Je repartirai de zéro dans la vieille New York»

Madeleine Assas a réussi un premier roman aussi étonnant que passionnant. En suivant Ray, juif d’Algérie française, engagé comme Doorman à New York, elle nous raconte la ville qui ne dort jamais avec un œil d’une acuité exceptionnelle.

Raymond est un vrai new-yorkais. C’est-à-dire qu’il vient d’ailleurs. Il a parfaitement assimilé les codes de la grande ville pour l’avoir inlassablement arpentée avec son ami Salah. Mais aussi parce que pendant plus de trois décennies, il a été Doorman dans un building de vingt-deux étages au 10 Park Avenue.
Son histoire a commencé sous le ciel d’Oran durant la Seconde Guerre mondiale, au moment où la police française rafle son père pour l’envoyer sur le continent. Un voyage dont il ne reviendra pas. Le petit Raymond a pourtant imaginé, quand les Américains ont débarqué, que tout allait rentrer dans l’ordre. Le garçon était loin d’imaginer qu’au début des années 1960, il lui faudrait à son tour monter dans un bateau pour Marseille, rejoindre Paris puis gagner l’Amérique. Comme beaucoup d’immigrés, il a commencé par de petits boulots, s’est retrouvé sur le marché aux poissons où il rencontre Salah qui deviendra son meilleur ami, mais surtout un guide merveilleux. Avides de découvrir leur nouveau pays, les deux jeunes hommes arpentent la ville bloc par bloc et découvrent une «ville aux multiples territoires, aux différentes langues, aux populations diverses, perpétuellement renouvelées, ville mouvante aux transformations permanentes». Une ville qui va devenir la leur.
Raymond, devenu Ray, va alors faire une seconde rencontre, tout aussi déterminante. Hannah Belamitz va bon seulement lui proposer d’occuper la place vacante de Doorman dans son immeuble, mais également lui offrir d’y loger dans un studio du dernier étage. C’est aussi avec Hannah que Ray va se retrouver coincé dans l’ascenseur lors de la panne d’électricité du 9 novembre 1965. C’est du reste avec cet épisode marquant de la ville que Madeleine Assas choisit d’ouvrir son roman. Immobilisés dans le noir, ils tuent le temps et vont échanger un baiser. «On ne sait pas vraiment quand le baiser commence. Même espéré, même attendu, cet instant fugace est en général oublié. Je pense que c’est elle qui m’a embrassé. D’abord. Ce baiser ne fut ni le début mi la fin de quelque chose. Il s’inscrivit, à l’instar de la panne, comme un soupir, une interruption infinitésimale sur l’échelle du temps, avant que le monde ne reprenne sa course, le chaos urbain son désordre organisé et l’ascenseur, sa montée vers le dixième étage.»
Ajoutons qu’à compter de ce jour Hannah deviendra une personne à part dans sa vie même si, fonction oblige, il reste très discret sur leurs relations tout au long des années. Une discrétion qui prévaut aussi sur sa vie privée. C’est tout juste si on fait la connaissance de ses petites amies successives comme Rivka la Polonaise ou Lindsay l’Américaine. Car on sent bien que sa famille, ce sont les habitants de l’immeuble qu’il va suivre – pour certains – jusqu’à leur mort ou, pour les enfants, jusqu’à leur envol dans la vie. Avec une tendresse particulière pour Alma.
Un microcosme, une communauté qui nous donne à vivre et à comprendre New York de l’intérieur, notamment lorsque l’on complète le tableau avec les autres Doormen, Herman, Zacharie et les autres. Autant d’immigrés, autant de destins.
Madeleine Assas a parfaitement réussi son projet. Ray est effectivement «le guide idoine dans la ville-monde pour raconter, à travers son regard curieux, bienveillant, et ses pérégrinations nostalgiques, notre lien entre un passé qui s’effrite inexorablement, à l’image des entrailles d’une vieille mégapole en constante transformation, et un futur incertain, perpétuellement projeté, tours de verre de nos utopies.»

Le Doorman
Madeleine Assas
Éditions Actes Sud
Roman
384 p., 22 €
EAN 9782330144272
Paru le 3/02/2021

Où?
Le roman est situé principalement aux États-Unis, à New York. On y évoque aussi Oran, en Algérie et le voyage passant par Marseille, Paris et Chicago.

Quand?
L’action se déroule depuis la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Doorman est le roman d’un homme secret vêtu d’un costume noir à boutons dorés. Un étranger devenu le portier d’un immeuble de Park Avenue puis, avec le temps, le complice discret de plusieurs dizaines de résidents qui comme lui sont un jour venus d’ailleurs. À New York depuis 1965, ce personnage poétique et solitaire est aussi un contemplatif qui arpente à travers ce livre et au fil de quatre décennies l’incomparable mégapole. Humble, la plupart du temps invisible, il est fidèle en amitié, prudent en amour et parfois mélancolique alors que la ville change autour de lui et que l’urbanisme érode les communautés de fraternité.
Toute une vie professionnelle, le Doorman passe ainsi quarante années protégées par son uniforme, à ouvrir des portes monumentales sur le monde extérieur et à observer, à écouter, avec empathie et intégrité ceux qui les franchissent comme autant de visages inoubliables. Jusqu’au jour où il repart pour une autre ville, matrice de son imaginaire.
Ce livre est le théâtre intemporel d’une cartographie intime confrontée à la mythologie d’un lieu. Il convoque l’imaginaire de tout voyageur, qu’il s’agisse du rêveur immobile ou de ces inconditionnels piétons de Manhattan, marcheurs d’hier et d’aujourd’hui aux accents d’ailleurs.

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Aire(s) libre(s)
RCF (Christophe Henning reçoit Judith Perrignon et Madeleine Assas)


Madeleine Assas Lit un Extrakt de son roman Le Doorman © Production Actes Sud

Les premières pages du livre
« Le 9 novembre 1965, à 17 h 28, une gigantesque rupture du courant électrique se produisit à New York.
Dès le lendemain, l’incontournable succession exponentielle des chiffres, énumérant en désordre le nombre de foyers paralysés, les heures sans fin dans l’obscurité, le décompte des populations en mouvement cherchant la lumière, celui des sauveteurs réquisitionnés ou improvisés, révéla l’ampleur de l’événement. Une catastrophe pour les uns, une péripétie curieuse, excitante pour les autres, la plus grande part de l’énorme population du Nord-Est des États-Unis touchée par la panne.
Il y en eut qui regrettèrent presque ces heures d’obscurité, d’immobilité, de marche forcée, d’attente impuissante, et pensèrent encore longtemps après, avec nostalgie, au rapprochement improvisé de la multitude, à la solidarité soudain inévitable et instantanément gratifiante, aux élans spontanés qui se manifestèrent partout sans compter, grâce à la faillite d’un petit relais électrique de dix centimètres, dans une centrale de l’Ontario.
Il y eut des chiffres records : la durée de la panne – jusqu’à quatorze heures –, le nombre de personnes immobilisées, coincées dans les métros, les ascenseurs, sur les quais de gare ; celui des policiers, des pompiers, membres des forces de l’ordre et de secours, en service ou appelés en urgence sur le terrain.
Il y eut bien quelques pillages et bris de glaces. Mais le nombre des personnes arrêtées fut étonnamment bas et celui des accidents anormalement faible, malgré l’arrêt de tous les feux de circulation de la mégapole. Dans cette ville où le superlatif est le fondement même de toute existence, humaine, architecturale, professionnelle, financière, esthétique, la fierté et le plaisir d’aligner des chiffres dépassant le périmètre du commun des mortels, à savoir tout ce qui n’était pas new-yorkais, les individus, les métros, les bus, les hôpitaux, les repas distribués gratuitement, les couvertures, les anecdotes, cocasses ou bouleversantes, les bougies, furent jubilatoires.
Des mois durant, New York se rengorgea du succès de la gestion de l’incident. Et aucun New-Yorkais ne manqua de signaler, fier et incrédule à la fois, que la statue de la Liberté était restée éclairée pendant toute la durée de la panne. On se garda bien de préciser que le flambeau de la grande dame était alimenté par le réseau du New Jersey voisin, source d’électricité indépendante. Ce New Jersey raillé, méprisé qui, le temps de ces jours d’euphorie et de solidarité, remonta dans l’estime de ceux de l’autre rive, à l’autre bout du Holland Tunnel, puisqu’il s’était fort bien acquitté de la tâche noble et essentielle de veiller sur le symbole de la ville. Qui sans faillir, seul sur son caillou, continua d’éclairer le monde et les eaux obscures de l’entrée du port.
Il y eut des rencontres improbables, des entraides incongrues. C’était la panne totale, compacte d’obscurité et mouvante d’ombres, mais partout dans la ville jaillirent des étincelles d’humanité dont la grande ruche avait oublié sinon l’existence, du moins la possibilité même d’une infime manifestation.
New York est sacrément, salement et merveilleusement humaine. Elle est brutale, dure, âpre, hautaine. L’agressivité et l’impatience disparurent des canyons de pierre, des avenues bondées, des rues surpeuplées, des parcs, des bureaux, des magasins, de la fin de l’après-midi jusqu’au lendemain matin.

Ce 9 novembre 1965, dans l’ascenseur du 10 Park Avenue, Hannah Belamitz et moi nous nous sommes embrassés. On ne sait pas vraiment quand le baiser commence. Même espéré, même attendu, cet instant fugace est en général oublié. Je pense que c’est elle qui m’a embrassé. D’abord. Ce baiser ne fut ni le début ni la fin de quelque chose. Il s’inscrivit, à l’instar de la panne, comme un soupir, une interruption infinitésimale sur l’échelle du temps, avant que le monde ne reprenne sa course, le chaos urbain son désordre organisé et l’ascenseur, sa montée vers le dixième étage.

Comme tous les mardis, j’avais beaucoup marché avant de prendre mon service, à seize heures. C’est le jour où je retrouve Salah. Salah Waahli est mon premier ami, ici. Il a quitté sa Palestine natale quand celle-ci est devenue l’État d’Israël. Son âge paraît fluctuant, selon qu’il sourit ou pas. Nous nous étions rencontrés l’hiver précédent, au marché aux poissons. Après avoir déchargé pendant plusieurs semaines les casiers de l’entreprise de pêche Fanelli, je conduisais alors un camion de livraison. Lui, travaillait pour un oncle qui avait un restaurant à Brooklyn, et choisissait la marchandise. Il m’avait demandé du feu. Appuyé au camion, j’attendais en grelottant la fin d’un chargement. La glace pilée débordant des étals, la vision des poissons brillants et pétrifiés sur ce linceul blanc, l’air troublé des brumes composites des souffles des humains énervés qui s’invectivaient sous la lumière crue des néons et des jets noirâtres des pots d’échappement des véhicules sur le départ, durcissaient d’autant plus l’atmosphère glaciale de cette aube de décembre. Mon cœur était lourd d’ennui, de solitude. Après les premiers mois d’installation, pendant lesquels j’avais profité de mon indépendance, apprécié comme jamais ma liberté, chéri ma solitude et savouré le luxe ultime de ne rien devoir à personne et ne compter que sur moi ; quand, peu à peu, moi et New York était devenu New York et moi, j’ai senti que, sujet minuscule avalé par le monstre, il me fallait respirer, prendre des pauses. J’ai compris que si je ne voulais pas être digéré par l’énergie colossale de la ville et rejeté comme un débris par sa mécanique sans pitié, je devais me construire, ou plus exactement me reconstruire. Recomposer un monde affectif autour de moi, au moins une bulle, modeste, et cela passait par des rencontres, des liens. Les rencontres étaient faciles à New York, le contact simple, immédiat. Mais je restais profondément européen, français, dans mon comportement. J’abordais les autres avec timidité, une réserve polie, presque sauvage à l’étalon de la cordialité américaine, directe et bruyante. Or je brûlais de curiosité. Je m’interrogeais sur l’affabilité du sourire qui s’étirait devant moi, je voulais découvrir, connaître, aimer. Au marché aux poissons, c’était impossible. Tout était trop froid, et pas seulement les matins d’hiver. Tout allait trop vite. Les gestes, les transactions ne pouvaient être suspendues.
J’avais répondu machinalement à Salah que je ne fumais pas. Au lieu de s’éloigner, il s’était rapproché de moi. Son regard direct, interrogateur, m’avait fait lever la tête et décroiser les bras que je gardais contre moi pour me réchauffer.
Il m’avait demandé : “Tu as un accent. Tu es français ? – Oui”, j’avais répondu.
Je n’avais pas su décrypter le “ah, ah…” ascendant et chantant, ni français ni anglais, qu’il m’avait lancé, mi-curieux mi-moqueur. Et on en était restés là.

Petit à petit, avec l’approche du printemps, on avait commencé à échanger davantage, dépassé les sujets de la météo et des poissons. Il faisait jour plus tôt et, même si la température était encore basse, la fraîcheur était différente, annonciatrice des beaux jours. Le soleil léchait les eaux de l’East River et créait sous le pont des carrés de lumière où il faisait bon accueillir, les yeux fermés, la douce chaleur des premiers rayons. Ou boire vite fait un café. Nos chargements terminés, on s’accordait toujours un bref moment, avant qu’il ne parte pour Brooklyn et moi vers mes livraisons. On avait beaucoup parlé de l’Algérie, où j’étais né. Il ne me parlait pas de lui. Seul le présent comptait. Il me disait : “Je suis amoureux de New York comme d’une femme. Quand je ne travaille pas, je marche, je marche, New York c’est le monde, c’est chez moi et c’est une terre étrangère, les territoires, les peuples, tous différents ! Les frontières, je les passe toutes, je vais, je viens, no passport, no control ! Tu veux m’accompagner ?”
Je ne demandais pas mieux. Pour moi, c’était avant tout la meilleure façon de découvrir la ville. Depuis mon arrivée, je ne m’étais pas encore beaucoup aventuré au-delà du périmètre de ce que j’appelais mon appartement, un petit studio sur Eldridge Street, et du trajet vers Fulton et le marché. Et Salah était ce qui ressemblait le plus à un futur ami, j’osais l’espérer. J’avais accepté et depuis, ensemble, nous nous consacrions un jour par semaine pendant quelques heures, à la découverte de la grande cité. Des premiers dimanches nous étions passés au mercredi, au lundi, puis au mardi, au gré de nos jours de repos. Ou plutôt du mien : j’avais deviné qu’il s’arrangeait avec son oncle pour faire coïncider notre journée de congé. Quelles que soient l’humeur du ciel ou la nôtre, nous partions en exploration, nous marchions.
J’avais alors quitté le marché aux poissons. Lui aussi. Il accueillait les clients au restaurant de son oncle et avait commencé des études de cinéma à NYU. Moi, j’avais trouvé une place de réceptionniste dans un hôtel de Midtown, près de Grand Central, et trois jours par semaine, j’étais serveur dans un restaurant de l’Upper West Side. C’était avant de travailler ici, sur Park Avenue.
Ce 9 novembre, il commençait à faire froid. À New York, en automne et jusqu’en décembre, le thermomètre fait le yoyo et il faut quelquefois attendre la fin du mois de janvier pour que le ciel se décide à basculer dans le long tunnel de l’hiver, sans soubresauts d’été indien ou autres signes de printemps précoce. J’attendais Salah sur Lexington, à l’angle de la 41e rue. Le rituel est le même depuis que nous avons commencé nos équipées. Il m’appelle, me donne rendez-vous à l’angle d’une rue et d’une avenue. Jamais une sortie de métro, ou dans un café. Se retrouver dans la rue, c’est sans doute pour lui être déjà en marche. Il est d’une ponctualité scrupuleuse qui m’oblige à la même courtoisie. Il arrive le plus souvent de Flatbush, où il vit, ou d’Atlantic Avenue où habitent ses parents. C’est toujours lui qui choisit notre itinéraire. Rien de remarquable ni de pittoresque, rien de beau ni de spectaculaire, il ne s’agit pas d’une promenade touristique. On dessine des rectangles, trois blocs sur trois, sept sur sept, dix sur dix, cela dépend du temps dont nous disposons, de nos découvertes et de nos conversations. Une portion de rue, un morceau d’avenue, une portion de rue, un morceau d’avenue. Invariablement, nous commençons par remonter vers le nord. Ou bien on s’engage dans une rue jusqu’à l’avenue frontière qu’il a décidée ce jour-là, puis la rue au-dessus, le petit segment d’avenue de l’autre côté du rectangle, et on plonge dans une autre rue. Nous dessinons de nos pas un tissage urbain invisible. Notre marche est rapide, nous devisons côte à côte mais c’est lui le meneur. Souvent il s’arrête, stoppe brutalement notre conversation du moment pour commenter la ville, inlassablement.
— Tu vois, on pense ici que l’horizontalité est limitée, à la différence de la verticalité. C’est faux ! Regarde. – Il me prend par les épaules, me place dans un axe est-ouest, à partir des 30e rues, il fait ça systématiquement. – Suis la rue vers l’ouest, ou vers l’est – il me bouscule, me tourne brutalement de l’autre côté –, cette trouée magnifique, cette saignée grandiose entre les buildings, qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté, hein ? Qu’y a-t-il au bout de ce ciel ?
— Eh bien, à l’ouest l’Hudson, de l’autre côté l’East River, New York est entouré d’eau, c’est une île, je réponds.
— Mais tu ne les vois pas ! Il y a… Je ne sais pas, imagine ! – Il s’anime. – Une falaise à pic, une autre ville gigantesque, l’océan, une flotte de galions hollandais fantômes, de bateaux anglais rouillés…
— Tu devrais faire du cinéma.
— Je croyais les Européens un peu plus rêveurs et poètes. Surtout toi, un Français.
— Il y a surtout la voie rapide FDR et Brooklyn, Queens…
Salah lève les yeux au ciel, puis m’enfonce son index dans la poitrine.
— C’est la verticalité qui est limitée. Et tu sais pourquoi ? Parce que sa limite, c’est l’arrogance. – Comme par réflexe, il se tourne vers le sud. – Il paraît que l’année prochaine va commencer la construction d’un gigantesque complexe d’affaires Downtown, près de Wall Street, les plus hautes tours de New York. Jusqu’où vont-ils aller !

Sa passion m’amuse. Je ne discute pas, je sens qu’il attend, dans ces trajectoires géométriques que nous dessinons semaine après semaine, que quelque chose se passe, quelque chose d’inhabituel, de surprenant. Il est comme au cinéma. Je le soupçonne quelquefois d’organiser notre trajet du jour, de faire des repérages pour mieux apprécier la promenade avec moi et commenter le plus précisément possible nos découvertes. Pour ma part, il me suffit d’un son, un parfum, un regard échangé. Chaque passant, chaque individu croisé est un monde à lui seul, un voyage mystérieux. La ville vibre de millions de promesses. Elle est puissante, dangereuse, imprévisible. On ne peut vivre qu’aux aguets, à New York. La vie vous submerge, la mort est partout.

Aujourd’hui, notre but était Tudor City, cette enclave très particulière au bord de l’East River entre les 40e et 43e rues. Les limites du jour étant la Première et la Deuxième Avenue, nous n’avions pas beaucoup marché depuis notre point de départ. En allant vers l’est, les piétons se faisaient plus rares, même la chaussée était vide. Entrés dans ce territoire unique à Manhattan, nous nous sommes assis dans le petit parc cerné de grands buildings rouges néogothiques. Les bruits de la ville nous parvenaient étouffés. Nous étions comme sur une île. Presque déserte. Saisis par ce qui pouvait être considéré comme du silence dans cette métropole où il n’existe pas, peu à peu engourdis par la quiétude du lieu, nous sommes restés sans parler sur notre banc, à observer les ombres du jardin, les pigeons, les quelques passants qui longeaient les grilles du parc. Nous étions seuls. L’endroit me mit soudain mal à l’aise. Trop protégé, trop à l’écart du chaudron. Trop tranquille. Je ne savais pas encore que Tudor City, comme toute la ville, serait plongée dans le noir à la fin de la journée, que gargouilles, corniches, dentelles minérales et balcons de pierre disparaîtraient dans l’obscurité accidentelle de la panne. L’îlot de briques écarlates et les enchevêtrements de pierre composeraient alors un décor de cauchemar, mystérieux et effrayant.

Revenus un peu plus tard à notre point de rencontre sur Lexington Avenue, grouillante d’une masse pressée, bruyante, nous nous sommes quittés rapidement, comme à notre habitude, en nous serrant légèrement la main. Le vent se levait, faisait rouler des papiers sales, voler les cheveux des femmes qui se hâtaient vers Grand Central. À contre-courant du fleuve continu qui me frôlait, me touchait, me heurtait, je suis redescendu vers Park Avenue, soulagé de replonger dans le vacarme, le mouvement, la multitude.

— Vous vous souvenez de notre rencontre dans ce restaurant… Comme s’appelait-il déjà ?
— Le Zarzuela.
— Oui, un restaurant espagnol ! Je me souviens, vous portiez une chemise rouge, très rouge. Je me demandais si votre moustache était fausse !

Elle rit. J’ignore où elle se trouve précisément dans la cabine. J’ai perdu mes repères. Nous sommes deux noyés dans l’obscurité de cet ascenseur qui devient peu à peu une boîte, qui se rétrécit inexorablement. Je me suis assis sur le sol parce que je commençais à trembler. J’aime l’obscurité mais je déteste les espaces clos. Je ne peux même pas m’accrocher au halo de la veilleuse elle aussi en panne pour échapper à ce noir solide. J’agrippe mes chevilles, la tête rentrée dans mon col.
Deux heures. Peut-être trois, que nous sommes prisonniers. Et elle rit. Debout sans doute. J’entends, dans le bourdonnement qui emplit mes oreilles, sa voix au-dessus de moi. Ou bien elle s’est assise, si elle a réussi à rabattre la petite banquette de bois. J’essaie de ralentir ma respiration, d’inspirer profondément sans que cela s’entende.
— Vous savez, madame Belamitz, vous n’êtes pas obligée de me faire la conversation.
— Non, je me demandais… C’était très bon ce que nous avions mangé.
— De la paella.
— C’est ça, de la paella ! Je ne connaissais pas du tout. C’était délicieux. C’était vous qui la faisiez je crois.
— Oui. C’est une recette de ma mère, qui la tenait de ma grand-mère. Il paraît que mon arrière-grand-père, qui était cuisinier, est allé jusqu’à Liverpool faire goûter sa paella.
— Liverpool ? Il était anglais ?
— Non ! – Je ris. J’en profite pour souffler deux petites expirations silencieuses. Je me sens soudain mieux grâce à Juan Batista de Liverpool. – Il venait de Valence, Valencia, en Espagne.
— Alors vous êtes un peu espagnol ?
— Je suis beaucoup espagnol.
Je l’entends respirer. Un léger soupir.
— Vous deviez être un bon fils.

Les minutes, les heures n’existent plus quand on cesse d’y penser. Un fourmillement douloureux me paralyse le pied droit. J’ai chaud. Je vais essayer d’enlever ma veste d’uniforme sans qu’elle ne s’en aperçoive.
— Vous pouvez enlever votre veste, vous savez. Il fait chaud.
— Merci.
— Ne vous inquiétez pas, je me suis déjà débarrassée de mes chaussures.

Nous avons bavardé ainsi pendant presque sept heures. C’était surtout elle qui parlait. Par moments, je voulais qu’elle se taise. J’avais besoin du silence pour me concentrer sur mon angoisse, l’envie insidieuse d’uriner, la sueur que je sentais perler sur mon cuir chevelu, le chuintement dans mes oreilles. Mais il m’oppressait aussi. Elle l’avait compris. Nous étions dans le noir. Hors du temps.

— M. Belamitz et moi, nous n’avons pas eu d’enfant. Nous n’avons pas voulu. Vous avez toujours votre père ?
— Il est mort.
— Je suis désolée.
— Ce n’est rien… Je veux dire que vous ne pouviez pas savoir. Il est mort pendant la guerre.
— La guerre d’Algérie ?
— Non, la Seconde Guerre mondiale.
— Mais vous m’aviez dit, je crois, votre mère…
— Ma mère est morte pendant la guerre d’Algérie. Mon père, c’était avant.
— Vous deviez être si jeune. Vous êtes seul alors, Ray ?
Je l’ai entendu comme une question mais ce n’en était pas une.
— Oui. Non. Je ne me sens pas seul ici, à New York.
— Je suis née ici. Pinchus vient de Brooklyn. Mon père aussi était né à Brooklyn.
Dans l’obscurité, on ne sait pas de quoi sont faits les silences.
— Il est mort en Europe. Un endroit qui s’appelle Sobibor. Il était retourné chercher sa mère, qui elle-même voulait ramener la sienne ici, en Amérique. Il était têtu… Mais la famille, vous savez…

Le dos appuyé contre la paroi de l’ascenseur, je ravale les mots qui se bousculent. Je connais à peine cette femme et je me dois de rester à ma place. Je voudrais lui dire que mes parents, en réalité, ne sont pas morts pendant les guerres. On dit pendant la guerre mais l’expression devrait rester dévolue aux soldats, aux militaires, aux politiques. Aux hommes en armes, sur le terrain des champs de bataille ou des combats idéologiques.
J’aurais voulu lui dire que mon père avait été raflé à Nice, en 1942, après avoir traversé la Méditerranée pour faire passer une partie de sa famille en Italie et en Corse, Oran-Gênes sur un cargo maltais et une mer démontée. Ma mère, elle, avait disparu le 5 juillet 1962 à Oran, trois mois et demi après le cessez-le-feu. Le massacre d’Oran a gardé ses mystères, ses disparus et ses morts, et ma mère effacée. La Méditerranée reste pour moi une mer sanglante. Une nappe froide de silence recouvre ses vagues de tragédies. Ce silence, c’est ma force, mon arme et ma survie. Même si cette Hannah Belamitz, avec sa voix douce, ses phrases qui se terminent toujours comme si elle questionnait, comme si ses affirmations manquaient de certitude, ébranle de sa délicatesse et de sa sollicitude mes résolutions de secret et d’oubli. C’est elle qui m’avait proposé, l’été dernier, alors que je transpirais sous la chemise en nylon rouge du Zarzuela, de venir travailler ici. Pinchus Belamitz, son mari, était à la tête du board, le conseil des copropriétaires, et ils cherchaient un Doorman. Elle m’avait posé la question, avec cette façon de vous regarder comme si c’était à l’intérieur de vous et j’avais dit oui tout de suite. Je pouvais laisser tomber l’hôtel et le restaurant, Doorman, c’était un job à plein temps, et même plus que ça, je ne le savais pas encore.

Je me suis levé pour me dégourdir les jambes, en quelque sorte, dans l’espace réduit.
J’ai senti sa main légère sur mon bras. J’ai senti sa chaleur. Et puis ses lèvres sur les miennes. L’oubli. Le silence. Nos souffles. La lumière est soudain revenue, tremblante, nouvelle. L’ascenseur a hoqueté, soupiré et il s’est lentement élevé, comme par magie. Je n’ai pas bougé. Elle me regardait, elle m’a souri. Un sourire doux, triste, qui m’a serré le cœur d’une tendre poigne incompréhensible. L’ascenseur s’est arrêté, les portes se sont ouvertes et elle est sortie, ses escarpins à la main, sans se retourner.
Le 10 Park Avenue est un ancien hôtel. Construit dans les années 1930, il a été reconverti, comme nombre de ces grands bâtiments édifiés dans le New York de l’entre-deux-guerres, en immeuble d’habitation. Après toutes ces années à mon poste de Doorman, je reste surpris par la pénombre du grand hall quand, les jours d’été, je laisse derrière moi l’avenue brûlée de soleil. Tourne la large porte à tambour et c’est entrer dans un autre monde, retrouver un passé luxueux figé en couleurs sombres, bois, cuivre et velours. La réception du concierge est restée la même depuis les riches heures oisives, où escarpins et richelieux vernis foulaient élégamment le sol à damier noir et blanc. Derrière le comptoir de marbre, le mur de bois sculpté en arabesques compliquées garde la marque des clés des chambres et l’empreinte de missives aux couleurs pâles. Depuis les années 1950, les crochets de cuivre sont inutiles et les niches cirées muettes.
Les voyageurs de passage sont aujourd’hui des résidents, la plupart d’entre eux propriétaires d’appartements de diverses superficies mais au standing à peu près égal. La moyenne d’âge est plutôt élevée, la population aisée, le 10 Park Avenue est une adresse sinon prestigieuse du moins recherchée, telle qu’elle sera définie à l’aube du XXe siècle, quand la fièvre immobilière s’emparera de la ville. Sur vingt-deux étages, les cent dix logements diffèrent selon le goût de chacun, classique, excentrique, minimaliste, kitsch. Il y a le style américain, le genre européen, anglais ou français, l’ambiance orientale, quelques capharnaüms qui tiennent plus du garde-meuble d’antiquités que du lieu de vie. Je les découvrirai peu à peu.

En cette année 1965, quelques mois après ma prise de fonction, je n’ai pas encore visité tous les domiciles. Il m’est arrivé quelquefois d’apporter mon aide, chargé de paquets, de bagages, ou de pousser la chaise roulante de Mme Raider lorsque celle-ci est revenue de l’hôpital. Mais mon service s’est arrêté sur le seuil de la porte. De même, si j’ai l’obligation et le devoir, par mon poste, à la fois d’accueil et de vigie, de mettre un nom sur chaque résident de l’immeuble, je ne connais pas, pour l’instant, tous les habitants. Cela dépend de l’heure de mon service.
J’ai débuté par le service de nuit. Je commençais à vingt heures et je finissais onze heures plus tard. Trop tard pour dire bonsoir à ceux qui rentraient du travail, trop tôt pour les saluer d’un bonjour matinal au commencement d’une nouvelle journée. J’ai toujours préféré cette tranche horaire nocturne. Non parce que les départs et les arrivées des habitants et des visiteurs y étaient moindres et par conséquent ma tâche plus légère et mon attention plus relâchée, mais parce que le soir, la nuit, sa fin et le lever du jour donnaient à ceux et celles pour qui je faisais tourner la porte d’une pichenette bien réglée une sorte d’aura magique et mystérieuse. Un des deux doormen de jour, Vince, appelait ces heures, the glamourous time.
Souvent, c’était en effet l’heure du théâtre ou de l’opéra, le moment d’un dîner en ville entre amis dans un restaurant huppé à la cuisine le plus souvent d’inspiration française. La manche de mon uniforme frôlait vison, cachemire, vigogne ou cape de soie. Car en ce temps-là, dans certains quartiers de la ville comme le nôtre, on s’habillait encore pour sortir et le 10 retrouvait sa riche et scintillante atmosphère de grand hôtel.
J’avais noué une relation particulière, que j’ai toujours gardée même lorsque je suis passé, l’année suivante, “de jour”, avec ceux de la nuit. Ils étaient plus disponibles, plus insouciants. Les femmes me souriaient, j’étais le premier regard étranger qui les découvrait dans leurs atours de soirée, en sortant de l’ascenseur. À la fois bienveillantes et séductrices, elles plongeaient leurs yeux dans les miens comme dans un dernier miroir. Leurs compagnons appréciaient, fiers et amusés, complices.
Mais plus que les autres, mes préférés restaient les chiffonnés du petit matin. Durant toutes ces années, il y en eut toujours six ou sept, souvent les mêmes, sur les deux cents habitants du building. Quand il ne faisait pas trop froid, j’aimais faire le guet à quelques pas des portes, sous le dais de toile vert foncé, et je les voyais arriver, en tanguant, à petits pas comptés, ou la démarche maintenue digne jusqu’à l’écroulement final devant l’ascenseur. Au fil des mois, des liens de confiance réciproque établis, j’en ai soutenu plus d’un jusqu’à son appartement où, après les avoir fait entrer, et plus ou moins installés dans un fauteuil – je ne pouvais en faire davantage –, je me voyais sollicité d’un dernier verre, de confessions que j’essayais d’écourter le plus diplomatiquement possible, ou de propositions loufoques. Mes chiffonnés du petit matin restaient toujours affables et polis. Les quelques agressifs qui gâchèrent ces moments suspendus de l’aube, où j’avais le sentiment d’être le capitaine d’un grand navire solitaire dans l’océan de la nuit, furent rares. Ils n’étaient pas réellement ni volontairement méchants et je les comprenais. Nous étions seuls et nous en souffrions à cette heure sombre du jour, chacun à notre manière, agitée et décousue ou silencieuse et immobile. »

Extraits
« Dix ans après mon arrivée à New York, le point le plus lointain que j’ai atteint, partant du cœur de Manhattan, fut City Island, un petit bout de terre qui n’avait d’île que le nom, appartenant au Bronx. »

« Pendant plus de trente ans, je ne suis jamais sorti de New York. Je n’en ai jamais ressenti l’envie profonde ni le besoin indispensable. Pourtant, les grands espaces de l’Ouest, que j’admirais au cinéma, les images des autres grandes villes américaines comme Los Angeles et Chicago, la Louisiane et son héritage français mâtiné d’espagnol, les récits que j’entendais autour de moi, de ceux qui partaient en vacances, en week-end, pour les lieux les plus enchanteurs et les plus spectaculaires de ce continent aux multiples pays, réveillaient quelquefois de leurs attraits ma curiosité et un besoin de me déplacer, de bouger, plus que de voyager, à proprement parler, vers des terres inconnues. New York suffisait largement à mes pulsions. Ville aux multiples territoires, aux différentes langues, aux populations diverses, perpétuellement renouvelées, ville mouvante aux transformations permanentes, ville à laquelle j’appartenais et qui était mienne, je pouvais au prix d’un token de métro partir en exploration et rentrer chez moi le soir, rassasié de découvertes. Je m’en voulais, au début, de me découvrir aussi sédentaire, casanier. Je ne me reconnaissais pas dans cet immobilisme, cette acceptation à la fois résignée et volontaire de ne plus franchir de frontières. Voyager, ce n’était pas prendre le métro et rester dans le périmètre circonscrit d’une ville, si grande et diverse soit-elle. Voyager signifiait passeport, valises, billets d’avion ou de train, monnaies étrangères et inconnues. Il y eut des projets, jamais réalisés, vers le Mexique, le Canada. Mais quand me monta, par relents, l’aigre chagrin profondément enfoui, presque oublié, de la traversée Oran-Marseille, à la vue de ma valise qui m’avait accompagné jusqu’ici et dont je n’avais jamais pu me résoudre à me débarrasser, je compris que ce n’était pas le moment, que je n’étais pas prêt, que plus tard, peut-être, je pourrais quitter une terre sans avoir peur de la perdre, partant rassuré de savoir qu’à mon retour, elle serait toujours là pour m’accueillir. »

« Nous marchions et Bentzion parlait, en faisant de grands gestes. je compris que son désarroi ne venait pas seulement du dépeuplement de son quartier chéri mais du changement de population qui gagnait les rues par le sud, petit à petit, comme une vague, Chinatown s’étendait, grandissait. Déjà, East Broadway, là où se dressait l’immeuble du Forward, avait été colonisé par restaurants et magasins asiatiques. La population suivait dans les immeubles, les nouveaux arrivants remplissaient les étages. Chinatown avait commencé à grignoter Little Italy, qui s’était vidé pour les mêmes raisons que celles qui avaient dépeuplé le Lower East Side. Le quartier juif s’effritait à son tour. Un autre phénomène naissait, qui annonçait la gentrification du XXI siècle et qui transformerait définitivement les vieux quartiers de New York et des grandes capitales occidentales. La New York Historic Preservation se battait pour classer des blocs entiers d’immeubles, d’anciens ateliers à l’armature en fonte. La carcasse était conservée mais le cœur de ce qui avait été les foyers obscurs et insalubres de maisonnées surpeuplées serait rénové en intérieurs luxueux. Vieux bars et delis deviendraient cafés branchés : magasins de cornichons en saumure, bazars de tout et de n’importe quoi laisseraient la place à des boutiques de créateurs et galeries d’art. La transformation était lente, elle se faisait touche par touche, elle prendrait des années. Mais Bentzion avait déjà l’impression d’être en terre étrangère. »

Herman est resté presque une année avec nous. Doorman de nuit, il était doux, discret. Il envoyait presque tout l’argent qu’il gagnait de ses trois emplois à sa famille, restée en Colombie. Ses yeux pétillaient de malice et je le sentais frustré de ne pas assez maîtriser l’anglais pour nous faire rire de traits d’humour qu’il devait manier, j’en étais certain, avec talent dans sa langue. Herman habitait le Bronx et prenait le métro pour se rendre tous les jours, en début de soirée, au 10. Il repartait au lever du jour, à six heures, pour rejoindre son lit et quelques heures de sommeil avant de travailler à la plonge dans un restaurant de Washington Heights, à l’heure du déjeuner. Il retournait chez lui pour faire une sieste et de nouveau, prenait le métro vers le sud, où nous l’attendions. Je savais que le week-end, ces deux jours où il ne travaillait pas chez nous ni au restaurant, il faisait de petits travaux de construction et d’aménagement, non déclarés, en compagnie de compatriotes ou d’autres Hispaniques d’Amérique du Sud. Peinture, maçonnerie, menuiserie, rien n’était trop pénible pour gagner quelques dollars supplémentaires. Pour ne pas montrer les marques de ces durs labeurs, il gardait souvent ses mains calleuses dans ses poches même si cela nous était interdit. Herman est mort un matin de mai 1987, poignardé dans le métro, alors que, rentrant d’une nuit de veille au 10, il s’était assoupi, le corps écrasé de fatigue, le visage plissé contre la vitre sale.
Zacharie a rempli de toute sa haute stature et de son élégance princière la porte du 10 pendant trois ans, Ce fut Hannah Belamitz qui le dénicha, je ne sais où. Il était d’une beauté stupéfiante, et noir, de ce noir profond qui devenait sous certains éclairages presque bleu. Il ne marchait pas, il dansait, Même lorsqu’il était immobile, près des portes, il semblait animé d’un rythme intérieur, d’une musique mystérieuse connue de lui seul qui le faisait se mouvoir imperceptiblement.

À propos de l’auteur
ASSAS_Madeleine_2©Carole_ParodiMadeleine Assas © Photo Crole Parodi

Le Doorman est le premier roman d’une femme dont l’étonnante virtuosité littéraire vient peut-être de sa fréquentation – elle est comédienne – des vies réelles comme imaginaires lointaines et étrangères. À moins qu’il ne s’agisse de l’attachement à cette ville qu’elle parcourt nuit et jour depuis longtemps. (Source: Éditions Actes Sud)

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Les guerres de mon père

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En deux mots:
C’est à une véritable enquête que se livre Colombe Schneck dans ce roman consacré à son père. Témoignages et archives mettent à jour des vérités occultées durant un quart de siècle.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

La gloire de mon père

Colombe Schneck est partie sur la trace d’un père qui avait pris soin d’occulter son passé. Pour lui rendre hommage et pour l’Histoire.

« Il m’a fallu vingt-cinq ans pour être capable d’affronter ce qu’il cachait. Il avait honte et nous avions honte, il était coupable et nous étions coupables, il manquait quelque chose, je ne savais pas quoi, ma seule certitude d’enfance était que son amour était aussi indéfectible qu’irremplaçable.
J’ai cherché de manière absurde, partout, son amour et son passé.
Conversations oubliées, notes perdues, dossiers administratifs, archives publiques. »
La confession qui ouvre le nouveau livre de Colombe Schneck nous livre aussi le mode d’emploi de la romancière. Ce n’est en effet pas uniquement avec ses souvenirs et les témoignages de la famille et des proches, mais aussi en généalogiste et en archiviste qu’elle est partie à la recherche du véritable visage d’un homme qui offrait à sa progéniture « un amour sans limites. Seules semblaient compter pour lui la beauté et la bonté. Il était prêt à nous laisser sans armes, dans l’illusion. Il suffisait de fermer les yeux. Nous étions des exilés sans mémoire s’accrochant aux joies du présent. » À l’image de cette photo de vacances sur le bandeau de couverture où Colombe trône sur ses épaules. Une joie de vivre et une insouciance qui ne sont pas feintes, mais qui sont nées d’un passé qu’il cherchait à oublier, à occulter.
La vérité, c’est qu’il « avait survécu aux destructions et aux rafles, aux morts injustes et à la torture, aux terreurs, à l’humiliation et à la peur, à la honte, à l’exil, à la perte encore; il avait été confronté, enfant, adolescent, jeune homme, à la violence et l’inhumanité. Face aux guerres, il avait construit un état de résistance, refusant l’amertume et la désolation, la plainte et la tristesse, la nostalgie. Il venait de pays qui ont disparu et dont il subsiste si peu de traces. Il était facile de nous faire croire qu’ »avant n’existe pas »».
Voilà donc la généalogiste remontant l’arbre généalogique – qu’elle a eu la bonne idée de reproduire au début du livre – pour essayer de mieux comprendre qui sont les personnages rencontrés au fil de cette enquête.

SCHNECK_arbre_genealogique
À la première génération, celle de ses parents, on imagine ce que le romanesque d’une histoire proche du Jules et Jim de Henri-Pierre Roché a pu être accompagné de frustrations et de non-dits, même si l’arrangement entre les deux amis se partageant la même femme semblait avoir eu l’assentiment de la grand-mère parternelle et de son second mari. Voici donc Pierre présentant son épouse Hélène à son ami Gilbert. Ce dernier, le père de Colombe, tombe immédiatement amoureux d’elle et finira par l’épouser. Le couple aura trois enfants, Antoine, Colombe et Marine.
Avant de revenir à Gilbert, qui est le personnage central de ce livre, remontant une génération de plus,celle des grands-parents. Cette fois, on se rapproche du Romain Gary de La Promesse de l’aube avec Majer, L’increvable Monsieur Schneck, et Paula: « Paula Hercovitz, la mère de Gilbert, ma grand-mère paternelle, est née à Bistriţa le 14 juillet 1909, une petite ville de la Transylvanie hongroise. Le père de Paula, comme 138 juifs de Bistriţa, s’engage en 1914 dans l’armée hongroise, il est tué en 1915. À sept ans, Paula est orpheline de père. Par le traité du Trianon, la Transylvanie devient roumaine. À l’âge de dix ans, Paula la petite Hongroise change de nationalité, de langue. Elle parle allemand, yiddish et hongrois, elle doit apprendre le roumain et une nouvelle forme d’antisémitisme, le modèle hongrois est plus feutré, presque invisible, l’antisémitisme roumain est lui violent, visible, physique. En 1922, la famille Hercovitz fuit vers la France. Qui est-on, quand on apprend dès l’enfance que rien ne reste? Qu’il faut toujours être prêt à tout perdre, même sa langue maternelle? Rien, même les murs d’une maison, une liste de camarades de classe, des habitudes, des goûts, rien ne tient. À Strasbourg, Paula devenue Paulette a suivi un cours de secrétariat ainsi qu’une école ménagère tandis que Majer, devenu Max devient voyageur de commerce pour un grossiste en porcelaine et cristal.
C’est dans cette France qui n’a pas encore pris la juste mesure des périls qui montent que naît Gilbert. Le petit garçon va très vite comprendre que le principe d’incertitude est durablement ancré dans la famille et, lié à ce dernier, le besoin de fuir, de chercher un abri ailleurs. Un atavisme qui lui suivra du reste jusqu’en Algérie.
C’est alors à l’archiviste de prendre le relais, de rechercher dans les administrations les documents et les noms des acteurs qui sont alors intervenus pour aider ou au contraire pour nuire à la famille. Si certains lecteurs seront rebutés par la transcription brute de ces dossiers, lettres et fichiers, on sent combien le devoir de mémoire l’emporte ici sur le souci d’écriture. Et ce qu’elle trouve est édifiant, met quelquefois du baume au cœur sur des blessures encore vives ou ravive le chagrin et la colère. Faisons ici le choix de citer les Justes, ces personnes qui ont rendu possible la survie de Gilbert et, par voie de conséquence, rendu possible la naissance de l’auteur. Merci à Charles Schmitt, directeur de l’école communale de Nontron, merci à Marguerite Eberentz, du réseau de Résistance de la préfecture de Périgueux et merci aux anonymes habitants de Trélissac.
Grâce à eux, Colombe peut rendre hommage à son père et, se faisant, ajouter à son travail d’archiviste et de généalogiste, celui d’historienne.

Les guerres de mon père
Colombe Schneck
Éditions Stock
Roman
306 p., 20,50 €
EAN : 9782234081833
Paru le 3 janvier 2018

Ce qu’en dit l’éditeur
« Quand j’évoque mon père devant ses proches, bientôt trente ans après sa mort, ils sourient toujours, un sourire reconnaissant pour sa générosité. Il répétait, il ne faut laisser que des bons souvenirs. Il disait aussi, on ne parle pas des choses qui fâchent. À le voir vivre, on ne pouvait rien deviner des guerres qu’il avait traversées. J’ai découvert ce qu’il cachait, la violence, l’exil, les destructions et la honte, j’ai compris que sa manière d’être était un état de survie et de résistance.
Quand je regarde cette photo en couverture de ce livre, moi à l’âge de deux ans sur les épaules de mon père, je vois l’arrogance de mon regard d’enfant, son amour était immortel. Sa mort à la sortie de l’adolescence m’a laissée dans un état
de grande solitude. En écrivant, en enquêtant dans les archives, pour comprendre
ce que mon père fuyait, je me suis avouée, pour la première fois, que nous n’étions pas coupables de nos errances en tout genre et que, peut-être, je pouvais accepter d’être aimée. »

Les critiques
Babelio
Télérama 
La Croix (Jeanne Ferney)
RTL (émission Laissez-vous tenter – Bernard Lehut)
Le Temps (Salomé Kiner)
La Vie (Anne Berthod)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les lectures d’Antigone 
Blog T Livres T Arts 


Colombe Schneck présente son ouvrage Les guerres de mon père © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre 
« En souvenir de Gilbert Schneck et de Pierre Pachet
Si vous l’aviez connu, vous n’auriez rien pu deviner, son regard était toujours doux, souriant. À ses côtés, on se sentait aimé. Mon père voulait savoir ce qu’il pouvait faire pour vous. Comment vous aider. Quel était votre désir.
Guettant la moindre grimace, le plus infime souffle de contrariété auquel il répondait :
– Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire.
Alors, il partait en quête de ce qui pourrait vous soulager.
Le passé n’existait pas, seul le présent comptait.
Il répétait:
– Il ne faut offrir que de bons souvenirs.
Ou encore:
– Ne parlons pas de choses qui fâchent.
Il avait survécu aux destructions et aux rafles, aux morts injustes et à la torture, aux terreurs, à l’humiliation et à la peur, à la honte, à l’exil, à la perte encore; il avait été confronté, enfant, adolescent, jeune homme, à la violence et l’inhumanité.
Face aux guerres, il avait construit un état de résistance, refusant l’amertume et la désolation, la plainte et la tristesse, la nostalgie. Il venait de pays qui ont disparu et dont il subsiste si peu de traces. Il était facile de nous faire croire qu’« avant n’existe pas ».
Mon père nous offrait un pull-over en laine vieux rose, des lieder de Schubert chantés par Kathleen Ferrier, un paysage vert de Dordogne, un amour sans limites. Seules semblaient compter pour lui la beauté et la bonté. Il était prêt à nous laisser sans armes, dans l’illusion. Il suffisait de fermer les yeux.
Nous étions des exilés sans mémoire s’accrochant aux joies du présent.
Il est mort il y a si longtemps. Il m’a fallu vingt-cinq ans pour être capable d’affronter ce qu’il cachait. Il avait honte et nous avions honte, il était coupable et nous étions coupables, il manquait quelque chose, je ne savais pas quoi, ma seule certitude d’enfance était que son amour était aussi indéfectible qu’irremplaçable.
J’ai cherché de manière absurde, partout, son amour et son passé.
Conversations oubliées, notes perdues, dossiers administratifs, archives publiques.
En France, l’administration conserve tout et je me suis longtemps demandé la raison de cette obsession conservatrice. J’ai fini par la comprendre et l’admirer.
Alors que nos souvenirs sont des mensonges, nos passés au mieux flous, quand ils ne sont pas transformés, les archives offrent de minuscules assises. Je ne sais rien et cela est si facile, il suffit de prendre le métro, de tendre sa carte d’identité, de remplir une demande et un dossier, alors apparaissent un nom, une date, une lettre, des photos, une clarté.
Grâce à ces archives, je me suis avoué, pour la première fois, que ni mon père ni moi n’étions coupables de nos errances en tout genre, et que, peut-être, je pouvais accepter d’être aimée. »

Extraits
« Majer Schneck, mon grand-père, est né à Sanok en 1902.
Sanok est alors une ville du royaume de Galicie appartenant à l’Empire austro-hongrois, devenue polonaise par le traité de Brest-Litovsk en 1918, après avoir failli être rattachée à l’Ukraine. Elle est aujourd’hui située au sud-est de la Pologne, non loin de la frontière avec la Slovaquie.
Ses parents sont commerçants, sa mère est hongroise, son père, polonais.
Majer est un garçon long et mince, inquiet, blond, aux yeux bleus, agile, qui dès l’âge de douze ans accompagne son père en Bohême, en Moravie, en Bessarabie, pour acheter porcelaines et verres, qu’ils revendront dans le magasin de Sanok.
Il possède un talent, la séduction. »

« Les parents de Gilbert, avant de se nommer Max et Paulette, avaient pour prénoms Majer et Paula. Ils avaient émigré de pays qui n’existent plus, la Transylvanie hongroise, la Galicie polonaise, la Bessarabie russe. Ils n’avaient pas fait d’études, mais ils parlaient à eux deux sept langues couramment, l’allemand, le hongrois, le russe, le roumain, le yiddish, le polonais et le français. L’allemand était la langue de l’administration, le hongrois, celle de l’école, le roumain, pour ma grand-mère, la langue de l’occupant, le russe, la langue du commerce, le yiddish, la langue de la cuisine et de l’amour, et le français, celle dans laquelle ils avaient élevé leur fils. »

« Il l’avait rencontrée en premier, à la fin des années 60, l’avait présentée à mon père qui en était tombé très amoureux. Le problème est que Gilbert était marié à la belle Hélène, qu’il était le père d’un petit garçon et qu’une fille venait de naître (moi).
Comment faire avec l’amour?
Pierre a bien voulu me raconter une histoire que je connaissais déjà, leur arrangement à tous les trois. Lui, sa sœur Hélène (ma mère), son ami Gilbert (mon père).
Ils s’étaient retrouvés en Tunisie, à Sidi Bou Saïd, en 1960 pour le négocier.
Pierre et Gilbert étaient en permission. Ils finissaient leur service militaire en Algérie. Mon père dans le Constantinois comme médecin. Pierre à la troupe. Hélène venait rendre visite à Gilbert dont elle était tombée amoureuse, dans une colonie de vacances des Étudiants juifs de France à Saint-Cast, six ans auparavant, se jurant qu’elle l’aurait un jour, qu’il finirait par se lasser de toutes les autres et qu’il l’aimerait, elle.
L’amour était un combat, pensait-elle.
Lui était amoureux de plusieurs filles en même temps, refusant de choisir. Il était enthousiaste, admiratif davantage que leur beauté, leur rondeur, c’était leur vitalité, la manière dont chacune s’en était sortie. Elles avaient toutes été des enfants cachées pendant la guerre, toutes connu la peur, la solitude face à la peur, la perte, le silence après la perte. Entre lui et elles, cela n’était jamais évoqué, trop dangereux, mais ils partageaient cette compréhension que le passé était incurable, rien ne le corrigerait, il valait mieux l’oublier, et puisqu’ils étaient en vie, il y avait une obligation de vivre, d’être présent au monde. »

« Le grand appartement, vestibule aux murs émeraude, salle à manger rose, salon argenté, couloir bleu nuit, cuisine vert d’eau, salle de bain pourpre, salle de bain orangée, chambre bleu roi, bleu gris,bleu mauve, bleu ennui, n’offrent plus aucun abri, chaque pièce, tiroir, meuble, est plein de ce qui n’est pas dit, de tous ces morts sans tombe. »

À propos de l’auteur
Écrivain, Colombe Schneck a notamment publié, chez Stock, L’Increvable Monsieur Schneck (2006), Val de Grâce (2008), Une femme célèbre (2010) et, aux Éditions Grasset, La Réparation, traduit dans plusieurs pays. (Source : Éditions Stock)

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N’oublie rien en chemin

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En deux mots:
Rivka vient de décéder, laissant à sa petite-fille une lettre et ses carnets de moleskine. À leur lecture, Sandra va éclairer les zones obscures de l’histoire familiale et découvrir qu’il n’y a pas de hasard.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

N’oublie rien en chemin
Anne-Sophie Moszkowicz
Éditions Les Escales
Roman
176 p., 16,90 €
EAN: 9782365692687
Paru en mai 2017

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Lyon et à Paris.

Quand?
L’action se situe de nos jours. On y évoque aussi 1997 ainsi que la Seconde guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la mort de sa grand-mère qu’elle adorait, Sandra, quarante ans, se voit remettre des lettres et des carnets de son aïeule. Rivka y livre un témoignage poignant sur sa jeunesse dans le Paris de l’Occupation, les rafles, la terreur, le chaos. Mais il y a plus. Par-delà la mort, la vieille femme demande à sa petite-fille d’accomplir une mission.
Une mission qui obligera Sandra à retourner à Paris, ville maudite, sur les traces de son amour de jeunesse, Alexandre. Un homme étrange, hypnotique et manipulateur dont Sandra ne pensait plus jamais croiser la route… Pour elle, l’heure est venue d’affronter ses démons.
Avec délicatesse, Anne-Sophie Moszkowicz brosse le portrait d’une famille prise dans les tourments de l’Histoire et nous entraîne dans les dédales de la mémoire.

Ce que j’en pense
Sandra, la narratrice de ce roman, va soudain se voir confrontée à son passé ainsi qu’à celui de sa famille. À quarante ans, mariée, mère de trois filles et menant une vie sans histoires dans un bel appartement de Lyon elle est destinataire d’un courrier posthume de sa grand-mère adorée. Une lettre qui résume le propos du livre et en explique le titre: « Je n’ai jamais voulu m’épancher en grands discours, mais, vois-tu, je ne peux me résoudre à ce que tout disparaisse avec moi. Tu trouveras dans cette enveloppe le récit chronologique des événements qui ont constitué ma longue vie. Tu y liras les étapes de ce destin aux sinuosités incroyables qui aura été le mien. De la bête traquée que j’étais à mes vingt ans à la grand-mère respectée, il y aura eu un sacré chemin parcouru, j’en ai bien conscience, malgré l’amertume qui n’a jamais pu me quitter. Bien sûr, tu ne mémoriseras pas tout et beaucoup de choses ne seront d’ailleurs pas dignes d’intérêt. Pardonne-moi d’avance. Mais plus que transmettre, il sagit pour moi de consigner. Consigner les choses. Consigner les choses, les faits, les noms des rues et des gens qui ont compté au cours de mon existence. Un peu comme toi et tes petits Moleskine… J’ai toujours eu la même manie que toi, tu le sais, et le jour est venu de te donner les miens, écrits tout au long de ma vie. Ils ont été mes confidents, quand parler m’était impossible. Tu en trouveras aussi trois neufs pour toi. Vois-tu, j’ai besoin de savoir que la vie continuera après et que l’on ne cessera de remplir des Moleskine. Tu les rempliras plus vite que tu ne le penses.
Voilà ma chérie, je te quitte sur ces mots. Sache que je suis très fière de toi, très heureuse d’avoir connu tes merveilleux enfants. Continue sur cette voie car je ne doute pas qu’elle soit la bonne et n’oublie rien en chemin, ni remords ni regrets. J’espère que ces carnets que je te laisse te permettront d’apprendre sur toi aussi, et sur la vie en général. »
En refermant cette lettre bouleversante, nous voici conviés à remonter le temps, à suivre le parcours de Rivka et son combat contre les forces obscures, mais aussi celui de cette relation privilégiée avec sa petite-fille quand «ne comptaient que les heures passées à discuter, dormir, visionner des films, écouter le silence du vide».
Car Sandra rêve, s’imagine un destin et se voit héroïne d’une histoire exaltante. Elle quitte Lyon et son ami Paul, sage, attentionné et raisonnable, pour Paris où l’attend Alexandre, fougeux, imprévisible et torturé et se voit bien continuer ce parcours entre deux pôles qui ont chacun leurs attraits: «tous deux me satisfaisaient, l’un pour son immédiateté, l’autre pour sa solidité. L’éphémère, le durable». Seulement voilà, il arrive toujour sun moment où la dure réalité, le poids du réel vient se heurter aux constructions illusoires. Où il faut faire un choix.
Un lourd secret va ici faire voler en éclats cette double vie et relier ene fois encore la grand-mère à la petite-fille.
Anne-Sophie Moszkowicz a choisi pour son entrée en littérature de retracer un épisode douloureux de la Seconde Guerre mondiale. À l’instar de plusieurs autres auteurs de sa génération, elle a ressenti la nécessité impérieuse en cette période troublée, de ne rien oublier en chemin. Un roman très émouvant construit de main de maître. Bref, une jolie réussite!

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Anne-Sophie Moszkowicz lit un extrait de son premier roman N’oublie rien en chemin © Production Les Escales

Les premières pages du livre
« Je n’étais pas retournée à Paris depuis l’automne 1997. La dernière fois, je n’avais pas vingt ans et je commençais des études de droit que je ne finirais jamais.
Octobre, novembre, décembre. Trois mois en tout et pour tout, passés là-bas. Cela pouvait sembler court. C’était juste assez pour disparaître. Le temps d’une rencontre, d’un étourdissement et d’une subite envie de tout envoyer en l’air.
Si on s‘y prend bien, on peut faire beaucoup de dégâts en trois mois. Il suffit de croiser un autre chemin et de se demander à quoi ressemblerait sa vie si on bifurquait. Un dernier caprice. On a vingt ans et voilà qu’un regard fasciné vous attrape dans ses filets. Dans le fond, la tentation est toujours trop grande. Si personne ne vous retient, la vie bascule sans que vous puissiez faire marche arrière. J’avais eu cette chance.
Vingt ans après, je débarrasse la table du dîner dans notre appartement lyonnais. Vingt ans après, il y a nos trois filles endormies, et nos oreilles résonnent encore des rires et des pleurs et des jouets qui tombent. Nous nous racontons nos journées à voix basse pour ne pas les réveiller. Paul passe l’éponge sur la table de la salle à manger et je goûte ces dernières minutes paisibles, ce bonheur insouciant, le calme des maisons où les enfants dorment enfin, le frottement régulier d’une éponge sur la toile cirée et la douceur du regard bienveillant d’un mari.
Les jours avaient coulé naturellement pendant vingt ans. Je n’y pensais plus. Ou très peu. Parfois, des souvenirs me revenaient par fragments, mais très vite, le présent se chargeait de les diluer. Avec sa cadence effrénée, le quotidien balayait tout. Il y avait toujours un goûter à préparer, les prochaines vacances à organiser, des plans à terminer pour la maison d’un client. Le passé n’était plus rien devant la fluidité du présent qui m’entraînait sans cesse vers l‘instant d’après. Ces trois mois à Paris semblaient de plus en plus loin, de plus en plus flous… Jusqu’à la lettre de Rivka.
Il avait suffi d’un instant pour que ces souvenirs enfouis refassent surface, plus réels que jamais. »

Extrait
« Beaucoup croient que le pire a eu lieu pendant la guerre. C’est sans doute vrai. Mais l’enfer se poursuivait souvent bien après la fin de la traque. Il fallait rentrer. Où? Retrouver sa famille. Quelle famille? Reconstruire une vie. Que signifiait ce mot? Il fallait tout réapprendre, tout reprendre à zéro, les poches vides, les familles décimées et le cœur en morceaux. Le retour offrait bien des mauvaises surprises, et même si les ressources étaient depuis longtemps épuisées, on n’avait jamais fini d’être un survivant. Plus encore, il fallait revenir parmi eux, eux les traîtres, les indifférents, les complices, ceux qui avaient simplement eu peur, ceux qui avaient fermé les yeux et serré les dents. Pouvait-on les blâmer pour ça? Il est des moments de l’Histoire où tout mériterait de disparaître sous terre. »

À propos de l’auteur
Née à Nice en 1984, Anne-Sophie Moszkowicz vit aujourd’hui à Paris, où elle travaille dans l’édition. Sa famille lui a transmis deux choses: l’importance de la mémoire et la passion des mots. A l’heure de fonder sa propre famille, ses racines la rattrapent. L’écriture s’impose alors à elle. N’oublie rien en chemin est son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

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