J’ai tout dans ma tête

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En deux mots
Une comédienne est chargée d’adapter Eugène Onéguine de Pouchkine pour le théâtre. Un projet enthousiasmant d’autant qu’elle est pressentie pour le rôle de Tatiana. Les réunions préparatoires s’enchaînent alors que son père de 96 ans, atteint d’Alzheimer, sombre petit à petit.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste-peintre, la comédienne et l’amour

Rachel Arditi nous offre un premier roman plein de sensibilité sur les affres d’une comédienne qui se bat pour son père atteint d’Alzheimer et pour sa carrière de comédienne et crée des passerelles entre son quotidien et la vie rêvée.

Commençons par le côté autobiographique de ce roman, histoire d’en finir d’emblée. Oui, Rachel Arditi, comme la narratrice, est comédienne et oui, son père était, comme celui du roman, artiste-peintre. Et oui, elle est arrivée à l’écriture par l’adaptation de romans pour la scène. Il n’est par conséquent pas erroné de trouver au fil des pages de ce savoureux roman, du vécu. Mais c’est bien de ce terreau que se nourrissent tous les romanciers, consciemment ou non.
La scène d’ouverture, qui donne bien le ton du roman, retrace le dialogue forcément un peu surréaliste entre la narratrice et son père qui entend fuir son Ehpad de Nogent-sur-Marne et va solliciter pour cela l’aide de sa fille. Âgé de 96 ans et atteint d’Alzheimer – son état va empirer tout au long du livre – son esprit vagabonde. Alors sa fille joue le jeu. Les encouragements qu’elle prodigue à ce vieil homme étant tout à la fois une marque d’affection et une thérapie permettant à son cerveau de rester en éveil.
De retour à son appartement situé du côté de Montmartre, elle rencontre Betsy, une fille espiègle qu’elle croise régulièrement et qui l’entraîne aussi sur la voie onirique. Un autre moyen de ne pas s’épancher sur sa carrière de comédienne un peu à l’arrêt. «Me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.»
L’éclair va arriver après une rencontre avec son amie Victoire qui lui propose d’adapter Eugène Onéguine pour le théâtre. Un projet d’autant plus enthousiasmant pour elle, qu’elle entrevoit la possibilité d’endosser le rôle de Tatiana, l’amoureuse éconduite par le dandy qui donne son titre au roman.
Le récit va alors alterner entre le travail d’adaptation, les bonnes et les moins bonnes nouvelles autour du financement du projet, du casting et des trouvailles pour la mise en scène et les visites à Nogent.
En jouant sur les temporalités, l’imaginaire des protagonistes qui, de manière plus ou moins voulue, choisissent de rêver leur vie plutôt que de la vivre, Rachel Arditi tisse un fil entre eux. Alors le théâtre se retrouve dans la peinture, la jeune fille d’aujourd’hui se retrouve aux côtés de Pouchkine et Betsy embarque avec elle le vieil homme au crépuscule de sa vie.
L’humour et la vivacité de la plume de la primo-romancière entraînent le lecteur dans ce tourbillon plein de poésie qui permet d’affronter les difficultés qui jalonnent une vie d’artiste. Ajoutons qu’en prenant la plume, Rachel Arditi a trouvé le moyen de ne plus dépendre de personne pour mener à bien son projet, contrairement à la comédienne de son livre, soumise aux caprices et aux humeurs des autres. Gageons que ce premier roman, sur lequel souffle un vent de fraîcheur, sera bientôt suivi d’un autre. On l’attend déjà avec impatience!

J’ai tout dans ma tête
Rachel Arditi
Éditions Flammarion
Premier roman
240 p., 19 €
EAN 9782080291035
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et à Nogent-sur-Marne. On y évoque aussi des séjours en Provence, à Aix et Marseille ainsi qu’en montagne, du côté de l’Izoard.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il est peintre et sa fille est comédienne. Certains esprits attendris les qualifient de doux rêveurs. Mais ce qu’ils partagent, c’est plutôt un net penchant à éviter tout contact trop brutal avec la réalité. Esquives, subterfuges et mises à distance, tout est permis pour ne pas se heurter au réel. Pour lui, l’affaire est désormais conclue puisque la réalité s’est confondue avec la fiction qu’il se raconte, assez joyeusement d’ailleurs, depuis sa maison de retraite où il croit dur comme fer que des Japonais vont lui acheter une fortune l’une de ses plus fameuses toiles. Pour elle, néanmoins, la vie est encore longue… Alors quand elle reçoit un appel de son amie Victoire, metteuse en scène, qui lui propose de travailler sur l’adaptation d’un roman de Pouchkine, elle se prend à rêver d’incarner le rôle de Tatiana. Entre deux visites à son père, elle va chercher à ce que, pour une fois, la réalité se plie à son désir.
Rachel Arditi signe un premier roman malicieux et élégant sur un père et une fille occupés à réenchanter le monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lecteurs.com – Entretien avec Rachel Arditi (Nicolas Zwirn)
Benzine mag (Alain Marciano)
L’Œil d’Olivier
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Blog Sur la route de Jostein
Blog la bulle de Manou

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
— Bien, ma biche. Je pars.
Je ne devrais plus m’étonner de cette entrée en matière dans les conversations avec mon père. Ça fait des années qu’il martèle en boucle son départ imminent. S’échapper de cette maison de retraite où il réside à Nogent-sur-Marne est devenu son obsession. Et après tout, à son âge, 96 ans, quoi de plus naturel ? On s’approche globalement de la fin. Mais la vérité est que depuis le début, j’ai décidé de croire à son projet d’évasion, d’entrer dans son jeu. Non pas pour le protéger d’une réalité qu’il ignore – cette impossible fugue –, mais avant tout parce que moi-même j’aime les rêves et que j’ai envie de découvrir jusqu’où sa fiction le mènera. Je suis avide de la suite, comme quand on lit un bon livre. Voilà pourquoi lorsque, pour la cent quatorze millième fois, il m’a invectivée ce jour-là de sa voix martiale, j’ai répondu avec une authentique curiosité :
— Tu pars ?
— Absolument. Je raccroche et je pars. À Marseille. Je ne reste pas une seconde de plus. Quand est-ce que tu viens me voir ?
— Eh bien… disons demain ?
— Demain ? Formidable. Monstrueusement formidable. Je serai là ma bichette. Et je t’attendrai avec une impatience fébrile.
Mon père n’économise jamais son enthousiasme. Il a, à vivre, une ardeur de géant.

Chapitre 2
Au moment de me mettre en route le lendemain, j’hésite. Mon père vient de me laisser un nouveau message, dans lequel il chuchote sur un ton de secret-défense :
— Bien, ma biche. Lorsque tu viendras tout à l’heure, mets donc dans ta voiture un de ces sacs en toile épaisse, qui se terminent en haut par un cordon pour les fermer, et que les marins utilisaient autrefois pour y mettre des vêtements, des objets, des vivres, enfin, etc. Tu mets ça dans ta voiture. Mais surtout, tu ne le dis à personne ! Voilà ! Je t’expliquerai.
Mon père ne parle pas. Il écrit tout haut. J’ouvre le grand placard de l’entrée pour voir si par hasard ne s’y trouve pas un de ces fameux sacs de marin, mais non. Je ne possède pas un tel sac. Je me mets en route, sous un soleil radieux.
Contrairement à d’autres maisons de retraite que j’ai visitées, la « Maison des Artistes » ne sent pas l’urine. En revanche, une puissante odeur de réfectoire se répand dans toute l’enceinte, bien que la cantine se trouve au sous-sol du bâtiment. C’est une spacieuse bâtisse du XIXe siècle. Sur la longueur d’une des façades, une grande véranda relie en une galerie l’aile ouest à l’aile est de la maison, remplie d’œuvres des résidents du passé. Quand je la traverse, je suis toujours saisie d’angoisse. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose me renvoie à moi-même, sans doute, dans le contraste singulier entre cet habitacle de verre moderne et les vieilleries qui le peuplent.
L’accueil se fait par l’extrémité ouest de la véranda. À chaque heure du jour on entend le sifflement de quatre perruches – trois bleues, une jaune – installées dans une vaste cage au cœur de ce couloir. Dans l’aile est du château – car c’en est un – il y a un salon de musique où ne filtre aucune lumière naturelle, mais qu’illumine une fresque originale de Raoul Dufy, et qui est destiné à recevoir de petits récitals. Une cinquantaine de chaises ont été installées en face d’une estrade sur laquelle trône un piano à queue. La plupart du temps, ce sont plutôt des rencontres ou des conférences qui s’y donnent, ces moments d’échanges intergénérationnels proposés par la structure administrative à ses pensionnaires, afin de continuer à meubler leurs existences à défaut de réellement les remplir. Pendant ces rencontres, il n’est pas rare de voir un tas de têtes tombées sur les épaules qui les soutiennent, et si l’on s’approche, on observe sur les visages aux yeux fermés de larges béances d’où s’échappe le son tranquille ou ronflant de leur somnolence. Sur l’estrade, le conférencier venu faire l’éloge du « Jeu d’acteur, cette vie rêvée », ou encore s’interroger sur « Artiste ou artisan ? Les matériaux de l’art contemporain » – bref, des thèmes minutieusement choisis pour leur caractère passionnant – s’endort à son tour, ou profite de cette sieste inopinée pour se limer un ongle, tweeter son ennui sur les réseaux sociaux, ou rêver. Ce qui n’est pas toujours dissemblable. Le salon de musique ouvre sur un espace qu’on appelle « le café ». C’est un hall de passage pourvu d’un bar, où résidents et visiteurs peuvent commander à boire – principalement un thé – ou à manger – principalement un biscuit. Sec, de préférence. Dans ce café se trouvent les ascenseurs menant à la salle à manger. Là, sur le seuil des cages métalliques, l’odeur de cantine vous saisit à la gorge et vous sclérose, et l’on comprend alors pourquoi les résidents, au fil des jours, perdent le goût de vivre.
Tout à fait à l’opposé de cet espace social, l’aile est se compose d’une grande salle de réception qui reste toujours vide, d’un couloir sombre distribuant les chambres du rez-de-chaussée, ainsi que, tout au bout, d’un salon de coiffure ouvert « tous les jeudis de dix heures à midi, sur rendez-vous », comme l’indique très modestement – quoique avec beaucoup d’honnêteté – une plaque métallique accrochée sur la porte. Entre le couloir sombre et le salon d’accueil se trouve, presque clandestine, une minuscule pièce inondée de lumière, qui vole au parc sa vue splendide. Un unique fauteuil et un piano droit meublent la pièce. C’est le bureau de Thérèse Deligny, une vieille pianiste énergique à la voix de crécelle et aux doigts tordus d’arthrose, qui maquille outrageusement ses yeux d’un bleu curaçao. Plus bas, ses lèvres, sillonnées de ridules verticales, ne parviennent pas à retenir le rouge qu’elle y applique généreusement, si bien que le baume migre vers le nez et le menton en de petites effilochures poignantes. Les cheveux, couleur acajou, mais dont les teintures ratées depuis de nombreuses années échouent à masquer le triomphe du temps, tombent gras, raréfiés bien qu’encore longs, sur un cou disparu qui maintient pour toujours les épaules en hauteur, conférant à leur propriétaire, lorsqu’elle se met à jouer, une certaine ressemblance avec Petrucciani.
— Elle massacre Chopin.
Cinglant comme à son habitude, mon père ne peut s’empêcher cependant d’assister aux longues heures d’entraînement de Thérèse qui écrase sur le clavier Nocturnes de Chopin et Partitas de Bach en une pâte homogène dont on ressort avec une indigestion. Il ne peut s’en empêcher car Thérèse possède une qualité qui la lui fait tenir en haute estime :
— Elle est une descendante de Louis XIV. Ou de Louis XVI. Un Capulet en tout cas. Ou un Capet. À moins que ce ne soit un Bourbon ? Enfin de qui que ce soit…
De qui que ce soit, cette descendance constitue un privilège précieux aux yeux de mon père, qui aime les rois et les royaumes.
Une certaine quiétude règne dans cette demeure de mort. Devant elle, le parc, immense et vallonné, se déploie à travers arbres et statues en un assemblage de verts, de gris et de fleurs multicolores, pour aboutir en contrebas à – que l’on devine sans la voir – l’autoroute A4.
— Entre, ma minouche, me dit-il quand je m’apprête à passer la porte. Et referme derrière toi.
Il est allongé sur son lit avec ses chaussures, visiblement plongé dans de riches pensées intérieures – sa spécialité, comme la suite ne va pas tarder à le démontrer.
— Tu m’as apporté ce que je t’ai demandé ? ajoute-t il en se redressant.
Je réponds que non, je ne possède hélas pas de gros sacs de toile de marin. J’attends qu’il me réprimande, mais pas du tout. Il est déjà passé à l’étape supérieure, et se met maintenant à me détailler son plan d’évasion sur un ton de ministre.
— Voilà. C’est très simple, je ne resterai pas ici. Cet endroit n’a strictement aucun intérêt. Je pense que tu t’en es rendu compte. Donc ça ne m’intéresse pas. Ici, je suis une coquille vide, je ne peux rien faire. Et il faut bien comprendre qu’ici, il y a de très vieilles personnes. Très vieilles. À côté d’elles, moi, je suis extraordinairement valide. Aïe ! Ah la vache !
Un faux mouvement interrompt sa démonstration, il saisit son épaule droite avec sa main gauche en grimaçant, puis reprend sans se troubler.
— Ma tendinite. Où en étais-je ?
— Tu veux partir d’ici.
— Ah oui. Voilà. Alors je veux retourner chez moi. À Paris naturellement. Rue… Rue… enfin Rue Machin-Chouette. Bien. Alors évidemment, à mon âge, il me faut une aide. Idéalement, quelqu’un pour ma toilette et quelqu’un pour mes repas. Parfait. Il me faut donc de l’argent. J’ai téléphoné à ma banque, il paraît qu’il n’y a plus rien sur mon compte. Bien. Alors j’ai eu une idée, ce sont les Japonais.
— Les Japonais ?
Depuis que je suis enfant, mon père ne cesse d’élaborer des stratégies toutes plus fumeuses les unes que les autres, dans le but de vendre sa peinture. C’est fascinant cette foi toujours renouvelée, cet espoir jamais tari de concrétiser une vente juteuse qui le mettrait à l’abri du besoin pour le restant de ses jours – même si ce restant sera assez modeste désormais. Parfois, comme lorsqu’il formule son désir d’aller à Marseille, l’espoir suffit, il nourrit le projet fou, le fait advenir. Il a l’espoir performatif.
Marseille, il y est né. Il a toujours manifesté une joie d’enfant à l’évocation de sa ville. Son nom contient la mer, le soleil, et sa liberté. C’est là que sous l’Occupation il a peint Le Crépuscule, son chef-d’œuvre. Depuis, Marseille est devenue sa zone libre et restera pour toujours cette entaille bénie dans une monstrueuse nuit de bombes. La ville a fondé un homme capable d’escroquer la mort.
Quels qu’aient été l’époque de sa vie, le destinataire fantasmé, ou la forme même du processus, tous ses coups fumants ont eu pour but secret de trouver un richissime acheteur pour Le Crépuscule.
Il y a eu dans le passé, entre autres, la Fondation Maeght, la Banque Rotschild, Bill Gates, mais aussi une bande de Russes totalement obscurs qui l’avaient fait venir à Moscou avec trente tableaux qu’ils n’ont jamais payés et dont mon père ne retrouva jamais la trace ; il y a eu jusqu’à la reine d’Angleterre, à qui il avait envoyé comme aux autres une photo du tableau sacré accompagnée d’une lettre manuscrite, lapidaire, proposant d’acquérir ladite toile pour une somme considérable. « Majesté, vous conviendrez avec moi que cette toile vaut tous les chefs-d’œuvre de votre collection particulière. Je vous la cède volontiers pour un million de dollars. » La lettre était restée sans réponse. Ce qui ne l’avait d’ailleurs pas plus découragé que sa douleur à l’épaule, à l’instant. Et maintenant, les Japonais.
— Les Japonais, oui. Les Japonais, comme tu sais, ont beaucoup d’argent.
— Ah bon ?
— Naturellement. Mais ce qu’ils ont surtout, c’est qu’ils se foutent absolument de la loi du marché. La cote, si tu préfères.
Ça y est, on est en plein conseil de guerre.
— Ah oui ?
— Absolument. Les Japonais n’achètent pas de la peinture dans le but de faire une plus-value, ça ne les intéresse pas du tout. Non, ils veulent garder. Ils aiment véritablement les œuvres et ils veulent les garder. Et ça, c’est formidable.
Je n’ai jamais bien compris d’où mon père tenait ces sortes de savoirs anthropologiques à propos des uns et des autres. Une intuition très sûre le caractérise, certes, mais est-ce suffisant pour affirmer que les Japonais investissent dans des œuvres par amour de l’art, voire, par amour du prochain, et peut-être même par amour pour mon père ?
— Et donc ? dis-je.
— Eh bien, il leur suffit d’aimer.
— Parce qu’ils aimeront, ils paieront des milliards ?
— Je le suppose. C’est en tout cas mon pari. Qu’est-ce que tu en penses ?
La vérité est qu’il ne peut pas concevoir que sa peinture ne soit pas reconnue à proportion de la foi qu’il engage dans son travail. Or quel prix peut-on donner à une chose que l’on aime, si ce n’est le même que celui par lequel le cœur l’approuve et qui est par nature inestimable ? Au fond, je me suis toujours demandé si le fait de se séparer d’un tableau (à plus forte raison du Crépuscule) ne lui coûtait pas affectivement si cher qu’il se mettait en mesure de saborder ses propres plans, en imaginant des stratagèmes complètement foireux et déconnectés des réalités du marché afin que la vente convoitée ne puisse jamais advenir. Du coup fumant au coup fumeux, on n’est jamais très loin. Les peintres ont-ils tous de la difficulté à se séparer de leurs œuvres ? Mon père aurait-il dû lui aussi savoir se vendre ? Les êtres humains ne sont pourtant pas des valeurs marchandes. Ou peut-être que si ?
Mon père me fixe de ses yeux ronds et hypnotiques, la tête légèrement inclinée sur le côté, comme on le fait quand on attend avec ardeur la réponse de son interlocuteur. Je n’avais jamais remarqué qu’il ressemblait à un opossum.
— Pardon… Quoi ? Tu m’as dit quoi ?
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— De ?
— Des Japonais.
— Ah ! Les Japonais. Je pense que c’est une très bonne idée. Ça vaut le coup.
— Oui. C’est aussi mon avis. Parce que tu comprends, les Japonais…
Cette fois je n’écoute plus les paroles. Juste la musique de sa chanson, qu’il poursuit comme pour lui-même. Sa voix est restée aussi intacte que ses rêves.
La visite prend fin. Je quitte mon père au son du piano que Thérèse, confinée dans son petit salon, offre au monde. Je m’apprête à sortir de la chambre quand mon père me fait distraitement une ultime recommandation, tout en initiant un minutieux décrottage de son nez.
— Ferme bien derrière toi, ma minouchette, sinon la vieille toquée va venir me persécuter.
— Qui est la vieille toquée ?
— Je ne peux pas te dire. C’est une vieille toquée qui veut toujours entrer dans ma chambre. Elle me persécute. C’est vrai que je suis encore assez beau, mais ça ne m’intéresse pas. Comme dans la fable.
— La fable ?
— « Maître Corbeau, commence-t il avec emphase, tenait en son bec, un fromage.
« Maître Renard… »
— Ah ! la fable… dis-je en comprenant soudain le sens de l’allusion sans toutefois en saisir la pertinence.
— « lui tint à peu près ce langage. Hé ! Bonjour monsieur du Corbeau, que vous êtes joli, que vous me semblez beau!»
— Oui oui je conn… !
— « Sans mentir, reprend-il à mon adresse, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
— Oui, j’avais comp…
— « À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie, et pour montrer sa beeeelle voix,
« Il ouvre un laaaarge bec, laisse tomber sa proie. »
— Hum…
— « Le Renard s’en saisit et dit : “Mon bon monsieur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.” »
Rien n’arrête plus sa voix de stentor. Pour un peu il se mettrait debout sur son lit et se parerait d’une cape et d’une épée, pour lui faire comprendre, à ce corbeau narcissique, qu’on ne gagne rien à vénérer sa propre image.
— « Le corbeau, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. »
Et hop, il catapulte une petite boulette molle sur le sol.
— Voilà, conclut-il. Ce qui signifie en gros qu’il continuera à être le connard qu’il n’a jamais cessé d’être. Dit comme ça, c’est ça que ça veut dire.
— Hum. Mais quel rapport avec la vieille toquée ? dis-je, pas tout à fait certaine de ne pas avoir basculé dans un cauchemar.
— La vieille toquée ? C’est qui ça ?
Une chose que je n’ai pas dite à propos de mon père : il est complètement érotomane. Érotomane, et – ou peut-être devrais-je dire : mais – atteint d’Alzheimer.
Je sors de la chambre et m’immobilise un moment dans le couloir pour écouter Thérèse, concentrée sur la 6e Partita. Ma préférée avec la 2e. Je m’approche tout doucement du petit salon. Thérèse plaque solennellement les arpèges de la Toccata, qui vous donnent immédiatement l’impression que quelqu’un vous explique avec beaucoup de sérieux une chose très grave et très complexe, comme par exemple le monde. De temps en temps une ou deux notes apportent une lumière particulière, un éclairage réconfortant, mais enfin, globalement, l’ensemble s’impose assez bien comme caverne. J’observe Thérèse, toute petite à son piano, et en voyant son cou rentré et ses épaules en hauteur, je me dis qu’il existe probablement un moment dans l’existence où l’on est certain d’en être sorti. De la caverne, j’entends.

Chapitre 3
Après avoir haï jusqu’à l’angoisse le dimanche – parce qu’il désigne dans une conciliation impossible la fin et le début – je me suis mise à aimer ce jour avec la tendresse résignée qui nous fait apprivoiser, dans certaines circonstances, l’idée de la lutte perdue.
Je me lève, vais chercher du café à la cuisine et me poste à la fenêtre pour observer la rue. J’ai toujours adoré ce spectacle. J’habite un petit appartement au pied de la butte Montmartre, au cinquième étage sans ascenseur. Quand j’épie les gens depuis chez moi, il me faut rectifier la perspective pour ne pas saisir qu’un amas de têtes. Je dois regarder plus loin dans la rue pour contempler un tableau entier, ce qui a pour effet de ralentir le rythme de la scène. Quelques personnes marchent avec indifférence, certaines traînant leurs cabas garnis de courses, d’autres simplement vêtues d’un jogging et de baskets, tenant dans la main un journal, un sac en papier rempli de croissants, ou un enfant absorbé par sa vie intérieure. On se croirait dans un tableau de Balthus. Sirotant à petites gorgées mon café brûlant, j’essaye d’imaginer la vie de ces gens. Lesquels d’entre eux sont-ils comme moi devenus des ombres ? Certainement pas Betsy, que je vois brusquement fendre le bitume sur une trottinette à la vitesse de l’éclair. C’est une petite fille que je croise régulièrement dans le quartier. La première fois c’était sur le chemin de son école. Elle s’avançait vers moi de ce pas qui consiste en un rebond alterné sur un pied puis sur l’autre, et qui, à chaque personne qui l’a expérimenté, donne l’impression magique d’aller soudain plus vite et plus haut sans produire d’autre effort que ludique, chaque enjambée appelant la suivante dans un mouvement que rien n’arrête. Comme si se déplacer ne suffisait pas, comme s’il fallait, en plus, que ce soit un jeu. En la voyant avancer de ce petit pas de géante, je m’étais fait le constat qu’on ne voyait jamais d’adulte se propulser ainsi dans les airs comme le faisait Betsy. Aucun adulte dans les rues ou dans les couloirs du métro ne se sert de cette extraordinaire ressource du corps pour se déplacer. Il y aurait bien quelque chose d’un peu grotesque à le faire mais pas plus que dans la posture de suricate dont la trottinette ou l’hoverboard nous affublent. Pourquoi se priver d’une telle sensation d’apesanteur ? Ce mystère m’avait emplie de perplexité et à mesure que je voyais Betsy s’avancer j’en avais conclu que chez les adultes c’est l’idée même du jeu qui a cessé. Les adultes ne jouent plus. J’en avais eu un pincement au cœur, sentant peut-être souterrainement que cette démission devrait bientôt me concerner – jouer la comédie m’était devenu difficile. Arrivée à sa hauteur, je m’étais rendu compte que Betsy chantait cette chanson que j’adore de Ray Ventura – car elle illustre bien comment la tragédie prend parfois l’allure d’une farce –, « Tout va très bien, madame la marquise ». Se plantant en face de moi, elle avait entonné le couplet : « Allô allô James ! Quelles nouvelles ? Que trouverai-je à mon retour ? » La question méritait d’être posée. Mais un retour était-il seulement possible ? La regardant s’éloigner, j’avais remarqué qu’un drôle de sticker ornait son cartable : « Kiss me », proposait-il. J’avais continué ma route.
Je regarde Betsy disparaître sur sa petite fusée terrestre et m’éloigne de la fenêtre. Mon père est-il en train de devenir une ombre ? C’est la question qui me vient tandis que je me ressers un peu de café. Lui comme moi vivons dans cette saison intermédiaire, celle de l’oubli.
Je retourne dans mon lit, et roule mon corps en tas, la posture que j’ai récemment adoptée dans l’existence. Le tas. En boule sur le matelas, je me sens pareille à une petite motte que rien ne bouscule et dont rien ne résulte. Un tas qu’il serait possible de trouver à une place ou une autre, indifféremment. Pas mort. Ou pas complètement. Mais dépourvu de contours comme de direction, cette volonté qui m’a quittée. Longtemps j’ai été un petit soldat. J’ai vécu dans une frénésie de travail qui n’était ponctuée d’aucun silence, d’aucune virgule, d’aucun temps mort. Et me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.
Bercée par le murmure de mon appartement, je me rendors. J’ai toujours rêvé. Enfant je passais de longues heures à imaginer une jeune femme aimée de loin, pleine de mystère, et qui prenait des poses alanguies en observant le monde avec la retenue amusée de celle qui connaît ses avantages. La jeune femme ne se mêlait jamais aux autres, la distance avec le reste du monde la maintenait dans cette image chérie, le regard dans le vague, baissé pour moitié vers le sol, un demi-sourire sur les lèvres témoignant d’une vie intérieure si riche qu’aucun mot ne pouvait mieux la traduire que l’étrangeté de son attitude. Cette vision m’accompagnait partout et à chaque seconde. Le jour, la nuit, en classe, à table, la marquise était dans mes pensées. Je n’entendais plus ma mère qui me demandait de me dépêcher le matin, j’ignorais les questions de la maîtresse sur un problème de conjugaison, on me disait rêveuse. D’autres jugeaient que j’étais particulière, que j’avais quelque chose. Certains encore, comme Junior, mon voisin du dessous, m’appelaient simplement la snob. « Ça va la snob ? » disait-il quand il passait dans la cour de l’immeuble où j’étais en train de rêver. Ça ne me blessait pas, je n’étais pas snob. Simplement je me sentais à part. La jeune femme de mes visions, c’était celle que je voulais être, l’élue, qui flottait au-dessus des autres. Et je m’étonnais que ces autres puissent penser que j’éprouve à leur encontre du dédain quand ils prenaient au contraire place dans mes jeux imaginaires comme les garants d’un monde rêvé que j’avais construit, et où j’occupais une place élective. Cette marquise de mes pensées veille toujours sur ma vie intérieure à la façon d’une narratrice dont j’attends depuis qu’elle me dise quoi faire et où aller.

Le soleil me réveille en chauffant mon visage. Je reste un moment à adorer cette sensation, comme ces chats qui restent des heures immobiles au soleil et ne concèdent qu’un seul mouvement : celui qui leur permet de suivre sa course indolente. Enfin le petit tas que je suis se lève. Après m’être dissoute un moment dans un bain chaud plein de mousse, j’échoue paresseusement dans la cuisine, où je me prépare un œuf à la coque et des mouillettes. Puis je décide de consulter mes mails.
Au milieu de nombreux spams, l’un d’eux provient de mon agent. Une chose que je n’ai pas dite à propos de moi : je suis actrice. Pendant des années, lorsqu’on me demandait quel était mon métier dans la vie, je ne parvenais à dire ni actrice, ni comédienne. Longtemps j’ai répondu de manière très évasive que « je jouais la comédie », sans bien savoir si c’était un métier ou une attitude.
« Regarde et dis-moi si dispo pour tournage les 7, 9, 16 et 23 avril. Casting prévu demain ou mardi. Ci-joint le texte à apprendre. Xxx » Il s’agit non pas d’un texte mais de quatre scènes à apprendre. Ses messages ne s’encombrent jamais de tellement de politesse, ni de savoir si je vais bien – si par hasard je ne suis pas morte par exemple ou, à défaut, devenue un petit tas – ou tout simplement si le projet m’intéresse. Je relis les jours du tournage, constate sans surprise ni regret que deux d’entre eux coïncident avec ma tournée des Heures sombres du chameau volant – pièce inconnue au répertoire mais dont les critiques ont unanimement jugé « qu’elle interrogeait le monde contemporain avec beaucoup d’acuité » – et réponds à la hâte que ce ne sera pas possible.
Puis j’entame une petite visite des réseaux sociaux. Il n’y a rien de plus angoissant que cette expansion à l’infini, surtout pour moi, qui ai toujours appréhendé le monde comme une forme à apprivoiser. J’avais pris conscience de ça vers 5 ou 6 ans, un jour que je faisais un puzzle avec ma mère. Je peinais à trouver la bonne pièce pour un certain emplacement, et elle s’échauffait discrètement à mes côtés en voyant que je testais systématiquement des pièces qui n’étaient pas adaptées puisqu’elles contenaient un bord, alors que l’emplacement se situait au centre. Tout à coup prise d’agacement – ou de panique à l’idée que son enfant était peut-être demeurée –, elle a saisi une pièce parmi celles qui pouvaient rentrer et me l’a tendue avec force : « C’est ce genre de formes là que tu dois essayer ! » J’ai pris la pièce, l’ai observée, puis j’ai répondu d’un ton d’évidence : « Ah ! les éléphants ? » Et en effet, ces pièces-là avaient une forme d’éléphant – assez sommaire j’en conviens.
J’ai toujours eu l’impression que les choses contenaient un sens caché, une énigme qu’il fallait percer. Internet a été un outil providentiel dans mon existence. Le monde réel, tangible étant incompréhensible (puisque j’y voyais partout des éléphants), j’ai pensé que je trouverais toutes les réponses aux questions que je me posais dans ce territoire virtuel et mystérieux qui s’était ouvert. Très vite, j’ai pris l’habitude de taper des mots clés de façon compulsive dans Google. Tout dans ma vie était susceptible de me conduire à la barre de recherche et il me semblait que c’était toute ma vie, son sens, que j’allais y déceler. Cette quête sans fin ni objet m’a peu à peu donné le sentiment que je m’étais dissoute dans une masse virtuelle. J’ai parfois l’étrange impression qu’Internet m’a remplacée.
Quand les réseaux sociaux sont apparus, j’ai espéré trouver une issue concrète à ce sentiment. J’allais me mettre en scène devant le monde entier et le monde entier pourrait enfin constater ma singularité. Hélas, j’ai très vite été saisie d’un ennui vertigineux. J’ai cette fois eu l’impression de devenir un yaourt dans un hypermarché, à devoir me vendre. L’acheteur, face à une masse aussi vaine qu’insipide, voit immédiatement son jugement entravé, la vente échoue.
Je passe pourtant des heures dans cette caverne, à m’extasier sur les uns ou les autres que je ne connais pas, à l’instar de cet incroyable youtubeur que je prends un plaisir inexplicable à regarder jouer à Animal Crossing – ce jeu qui reproduit à l’infini le modèle de société dans lequel on vit. Je n’ai jamais pu dire qui était le plus fou des deux. Lui qui s’imagine en concombre de mer devant des millions de gens, ou moi qui le regarde. Au moins, lui, il est devenu la nouvelle coqueluche du cinéma d’auteur, les producteurs ayant compris que le nombre de ses abonnés présageait du nombre d’entrées en salle.
Je n’ai jamais su me vendre. Pas plus que m’inventer une vie. J’aimerais bien jouer cette comédie moi aussi, mais quelque chose résiste. Les autres en revanche m’apparaissent toujours flamboyants. Leurs joies, leurs peines, leurs outrages, sont partagés avec une telle évidence, le nombre de leurs followers semble croître à l’échelle si bien ficelée de leur récit qu’il m’est impossible de ne pas croire à l’invention de leur réussite. En comparaison de cette vie fièrement brandie, j’ai le sentiment que je ne vis rien, ni bonheur ni blessure, rien qui me scandalise ou m’amuse. Je suis fade. Derrière mes écrans, je n’ai plus ni corps ni discernement, et par conséquent rien à dire non plus. Quand j’ajoute un « j’aime », ce n’est pas par conviction, mais plutôt parce que ne pas le faire me donne le sentiment d’être plus creuse encore. Je like pour exister, pour ne pas signer ma complète disparition.
Je m’étais crue spéciale, les réseaux virtuels m’ont appris que je n’étais pas plus spéciale que tous les autres qui sentent en eux une identique particularité et ne voient en moi qu’une autre parmi les autres.
Je m’apprête à refermer mon ordinateur lorsqu’un nouveau mail m’arrive. Le petit tas que je suis frémit légèrement lorsque je lis le nom de son expéditrice, Victoire. Il y a un mois que je ne l’ai pas vue. La dernière fois, c’est quand elle est venue à la dernière représentation d’une pièce dans laquelle je jouais et que la production, faute de public, avait dû arrêter. « Mais quel gâchis ! » avait-elle dit. Avant d’ajouter : « Il faut qu’on te trouve un rôle à ta mesure. »

Extraits
« Ce soir, je suis gonflée. De toute façon Ophélie ma vue. Et elle s’avance vers moi. Ses escarpins Louboutin fendent le salon, puis la grande entrée de son appartement haussmannien. Sur son pantalon en cuir noir elle porte un débardeur beige qui fait trembler ses seins. Ophélie arbore sa féminité comme un cow-boy parade avec son holster. Elle m’impressionne. Comme m’impressionnent tous ceux qui comme elle ont l’arrogance de leur classe et cette certitude de posséder une place dans le monde. Elle fait partie de ces bulldozers qui traversent la vie sans jamais regarder sur les côtés. Elle compte parmi les winners, les rapides, les puissants, capables de comprendre et d’embrasser le monde d’un seul coup d’œil et d’en conclure, toujours, qu’ils avaient donc raison.
Ophélie possède toutes les réponses à des questions que de toute façon elle ne se pose pas. » p. 93

« GRILLE D’ÉTÉ DE FRANCE CULTURE
«Les rencontres insolites de Richard Gaitet» Jeu et enjeux de l’adaptation
— Au fond l’adaptation, c’est une clé. Elle doit ouvrir un ou plusieurs des aspects du texte. Ici principalement: le rôle en grand de Tatiana, sa métamorphose. Si la clé fonctionne, elle ouvre le texte dans toutes ses dimensions, et même, le transcende. Le texte alors se renouvelle, déploie ses propres possibilités, s’alimente, se régénère. Et c’est là que quelque chose de magique se produit: le texte s’ouvre à la rêverie, il devient vivant et a envie de s’exprimer encore et encore sur lui-même. Générateur de son propre discours, il n’a qu’une hâte: se raconter, se confier, et plus rien n’existe que ce vaste champ où le lecteur aime flâner et se perdre, rencontrant, dans sa végétation et ses recoins, mille vérités sur lui-même.
— Vous êtes en train de donner une définition de la littérature.
— Oui, Richard. Peut-être. » p. 167

À propos de l’auteur
ARDITI_Rachel_©_Celine_NieszawerRachel Arditi © Photo Céline Nieszawer

Rachel Arditi naît à Paris dans une famille d’artistes. Après une formation de pianiste à l’École Normale de Musique de Paris, puis une maîtrise de lettres modernes à Paris VII, Rachel Arditi devient comédienne.
Au théâtre, elle joue sous la direction de Pauline Bureau, Julie Brochen, Léna Breban, Adrien de Van… Elle tourne régulièrement pour le cinéma et la télévision (notamment avec Mia Hansen-Love, Marina de Van, Patrice Leconte…). En 2017, avec Justine Heynemann, elle adapte Les petites reines de Clémentine Beauvais. Le spectacle est nommé aux Molières.
D’autres collaborations suivent avec la même metteuse en scène : l’adaptation de Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (créé en janvier 2022 au Théâtre Paris-Villette), et deux créations — Lenny, au théâtre du Rond-Point, spectacle sur Léonard Bernstein, et Comment nous ne sommes pas devenues célèbres, une création originale écrite à quatre mains sur l’histoire des Slits, premier groupe punk féminin né à Londres en 1976, et qui verra le jour au printemps 2023.
Ces multiples expérimentations autour des textes la conduisent peu à peu vers la littérature. J’ai tout dans ma tête (2023) est son premier roman.

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Les sables

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En deux mots
Dans une cité portuaire des bateaux partent et arrivent, des gens se croisent, apparaissent puis disparaissent. Marlo est le premier à ressentir ce trouble, à vivre des événements qu’il a de la peine à comprendre, entre réalité et fake news. Il sera suivi d’une galerie de personnages qui eux aussi tenteront de sortir des sables.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Six personnages en quête de réel

Pour son premier roman, Basile Galais a choisi de nous transporter dans une cité portuaire, dans un monde où la vérité a disparu. Alors tous ses personnages tentent de la retrouver. Déroutant, troublant, étrange.

« Les Sables est venu avec le vent, porté par les bourrasques qui s’engouffraient entre les immeubles droits d’une ville, celle du Havre, de la Cité, un espace traversé de lumières qui a ouvert un interstice dans lequel je me suis coulé. Car il est avant tout question d’une plongée en écriture, une immersion totale qui m’a saisi et a saisi, d’un même élan, chacun des personnages, nous mettant au même rang. » Après avoir fait les Beaux-Arts, c’est au bénéfice d’une résidence d’écriture au Havre que Basile Galais a écrit ce premier roman très singulier.
À l’image de Marlo, le premier personnage à entrer en scène dans cette dystopie, le lecteur est en permanence appelé à se mettre au diapason des personnages, tous en quête de vérité. Pour Marlo, il ne semble pas y avoir de doute. Il se souvient nettement du déroulé des événements. Sur la jetée, il a assisté à une altercation entre deux groupes d’hommes avant de rentrer chez lui retrouver ses parents et son frère jumeau. Mais le lendemain, tout le monde avait disparu, même un bout du complexe portuaire, avalé par sa mémoire ou par la force des éléments.
Ester, quant à elle, doit rejoindre un centre de recherches accessible uniquement par bateau. Une mission curieuse qui la déstabilise, les instructions restant parcellaires. Il faut avouer que pour une professeure de linguistique ces mots qui perdent leur sens sont tout sauf rassurants. Et les choses ne vont pas aller en s’arrangeant car on a annoncé la mort du Guide. Peut-être la dernière figure tutélaire à laquelle se raccrocher. Même si presque simultanément l’image se brouille à nouveau. Il est question de fake news. Mais le doute persiste et ronge les esprits. «C’est comme si son expérience sur l’île et la mort du Guide n’étaient qu’une seule et même chose, une sorte de jeu de miroirs orchestré par un illusionniste voulant la rendre folle.» D’ailleurs, elle semble incapable d’une pensée structurée, ce qui pour une enseignante est un gros handicap. Ses élèves vont en faire la douloureuse expérience.
Pourra-t-elle compter sur Gaspar qui a fait ce curieux voyage avec elle. Mais ce peintre est lui aussi confronté à une énigme. Quels sont ces visages qui apparaissent? Ont-ils un lien avec la mort du Guide? Lui qui essaie de saisir le réel pour le retranscrire, de déposer sur sa toile les nuances de couleur, de lumière, de densité peine aussi à transcender son ressenti dans ses œuvres.
Alors qu’il se rapproche d’Ester, qu’ils font l’amour, le mystère n’en reste pas moins entier. «Tout est noyé dans une sorte de doute que les personnages tentent de résoudre en courant, à leurs risques et périls, après une vérité qui se dérobe» explique Basile Galais dans un entretien accordé à Maze.
C’est cette étrangeté, cette ambiance particulière que plusieurs autres personnages vont traverser, à commencer par Maeva, la journaliste et Henri le photographe, tous deux en quête de légitimité. Sans oublier Alexander, sorte d’agent secret retiré des affaires pour jouir de ses biens, un appartement avec une piscine étonnante et dont la relation avec Ester reste bien mystérieuse. Un mystère qui plane encore davantage sur Dennis, spécialistes des mondes virtuels et dont on comprend qu’il est sans doute celui qui a le plus de mal à faire le tri entre le vrai et le faux, le virtuel et le réel. Peut-être qu’à la nuit tombée, lui aussi trouvera de quoi se rassurer dans le sexe.
Basile Galais dit ici toute l’étrangeté de notre société, bombardée par des images et de l’information en continu, mais qui a du plus en plus de peine à faire le tri, à discerner l’important du superflu, le vrai du faux. À l’image de quelques-uns de ses personnages, il nous suggère de trouver des points d’ancrage dans l’art et la culture. La photographie, la peinture, l’écriture deviennent alors les nouvelles frontières. Celles qui nous offrent la liberté.

Les Sables
Basile Galais
Éditions Actes Sud
Premier roman
240 p., 21 €
EAN 9782330169213
Paru le 17/08/2022

Où?
Le roman est situé dans une ville portuaire, sans davantage de précisions

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est une Cité portuaire, verre et béton sur sable, qui se dresse contre un ciel-champ de bataille. Un enfant se volatilise, la ville est amputée d’un morceau de terre mais ne s’en souvient pas. Une fake news tourne en boucle sur tous les écrans, la mort d’un Guide spirituel, quelque part au fond d’un désert, secoue des mondes lointains, retentit jusqu’au plus proche. L’information attaque la réalité et le vertige saisit chacun différemment, interrogeant la mémoire, la vérité, l’avenir. Dans la tempête, quelques silhouettes se détachent, nous ouvrant le chemin vers une histoire de disparition et d’oubli.
Dans une langue précise et atmosphérique, génératrice d’images en haute définition dont la netteté contraste avec éclat contre le mystère omniprésent, Les Sables observe comment les habitants de la Cité s’affrontent à cette série de dérèglements. Et nous plonge dans leur trouble.
Sismographie d’une modernité inquiète où la réalité n’est jamais certaine, ce roman est aussi une expérience d’immersion totale dans l’univers inédit et immédiatement prégnant d’un écrivain qui croit aux pouvoirs de l’imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Maze (Marie Viguier)
Actualitté
Toute la culture (Marianne Fougère)
sudmag.nc
Blog Nyctalopes
Blog Domi C Lire


Basile Galais parle de sa résidence d’écriture au Château Hagen de Nouméa où il a retravaillé son premier roman Les sables © Production Alexandre Rosada

Les premières pages du livre
« LA ZONE
Il avançait comme le spectre d’un lieu hanté. Il était l’ombre de la zone, l’enfant d’un hors-champ.
Les lampadaires se dépliaient dans la brume, de grands cônes de lumière jaune qui s’évaporaient dans le noir. Les allées étaient désertes, quelques emballages volaient le long du trottoir. Au loin, la myriade de lumières du complexe éblouissait la nuit. Un souffle grondait, s’arrêtait puis recommençait. La flamme emplissait le ciel, une lumière vacillante apparaissait sur son visage puis le noir s’emparait de nouveau des formes. C’était un immense crachat de feu qui s’échappait des cheminées et cela lui semblait la plus belle chose qui soit. Ces quelques mètres de combustion le bouleversaient depuis toujours.
Marlo était né là. La zone était déjà abandonnée à l’époque, supplantée par le complexe qui venait de s’établir. Son père l’avait imprégné de sa méfiance face à ce monstre rutilant qui l’avait poussé à passer ses journées dans le canapé du salon, vêtu de son éternel jogging maculé de taches de gras, il s’enfilait son premier whisky à quatorze heures, jamais avant. C’est la faute au complexe, il disait. Le doigt de Marlo aussi, c’était la faute au complexe, cette protubérance qui s’échappait de son auriculaire droit, cette petite monstruosité qui se faisait l’écho des cheminées cracheuses de feu et des cuves chromées dont les reflets déformaient l’espace alentour. Tous les médecins qu’il avait consultés s’étaient tus en la voyant, comme s’il n’y avait là rien à redire, ils avaient simplement échangé un regard entendu, les hommes en blouse blanche et ses parents.
Il avait grandi entouré par la haine du complexe, une haine qui se développait proportionnellement à sa protubérance, une croissance lente et inexorable. Pourtant, depuis qu’il avait sept ans il sortait chaque soir par la fenêtre de sa chambre pour aller admirer les machines qui s’y activaient la nuit. Un grouillement de lumières et de sons, c’était l’atmosphère dans laquelle il s’était construit. Il se demandait si c’était dû à son petit doigt, cette fascination pour les géants mécaniques.
Il errait comme chaque nuit, porté par les souffles qui s’échappaient des cheminées du port. Les barbelés brillaient dans l’éclat fugitif des flammes. Au loin, les lumières de la Cité vibraient. L’air était lourd et saturé d’une odeur qui lui piquait la gorge et les yeux. Ses pas résonnaient un instant dans la nuit avant de se fondre dans le murmure des machines. Il y avait quelque chose d’organique dans ce ballet de lumières et de sons, quelque chose qui lui faisait considérer le complexe comme une créature vivante, avec ses râles, ses grognements et son pouls battant la mesure.
Il longeait la clôture, enveloppé par cette étrange harmonie, lorsqu’un mouvement rompit le calme. À une centaine de mètres devant lui, au niveau de la guérite marquant l’entrée du complexe, un projecteur découpait nettement les silhouettes qui se contorsionnaient dans la nuit. Un jeune homme aux cheveux longs se débattait face à deux colosses en costume noir. Il s’agrippait de toutes ses forces à un caméscope que les deux hommes tentaient de lui extirper. Le jean du jeune chevelu qui se tortillait dans tous les sens avait glissé au niveau de ses genoux et son tee-shirt commençait à partir en lambeaux dans la lutte. Les colosses, avec leurs crânes luisants, prenaient nettement le dessus.
Ils parvinrent enfin à le maîtriser et se dirigeaient vers l’intérieur du complexe quand le jeune homme se mit à hurler dans la direction de Marlo 99.9 la parole du loup qui dort, 99.9 rien ne stoppe les flux invisibles, 99.9 le pouvoir n’a pas de prise sur le vide ! Il avait la voix d’un possédé, on aurait dit un fou en plein délire, un prophète déclamant une litanie. Les hommes en costume se retournèrent et balayèrent l’obscurité du regard. Marlo se plaqua au grillage, le souffle court. Il entendit le captif se contorsionner dans un ultime effort et crier 99.9 ! Son cœur était à deux doigts de lui exploser le thorax. Quand il se dégagea du grillage pour jeter un œil à la scène, les trois silhouettes avaient disparu. Il ne restait qu’une tache de lumière, vide.
Lorsqu’il arriva à la bicoque, l’horizon commençait déjà à bleuir. Le rideau de sa chambre oscillait dans le vent qui s’engouffrait par la fenêtre entrouverte, de la fumée s’échappait par la grille d’aération, une flaque reflétait un morceau de lune. Il aperçut la silhouette de son frère endormi, il l’observa quelques instants, détaillant ce visage qui aurait pu être le sien, cette peau translucide qui ne pouvait voir le jour sans brûlure, et ces yeux, derrière les paupières closes, qu’il savait azurins. Il trouvait toujours étrange de pouvoir contempler son double exact, il ne s’était jamais habitué à cette sensation paradoxale, cette façon qu’il avait de se retrouver dans l’autre sans jamais parvenir à s’y reconnaître totalement. Son jumeau dormait paisiblement. Une douleur aiguë irradiant l’extrémité de sa main le sortit de sa rêverie. Il enjamba la fenêtre sans bruit, se glissa dans les draps glacés et aperçut son doigt ; la protubérance était violine.
Ça, il était le seul à l’avoir.
Un jour, alors que les vieux barbus grisonnants s’étaient regroupés dans le salon, comme ils faisaient quelquefois, parlant fort et crachant leur haine envers le complexe, le plus en verve, un gros à la moustache drue qui sentait le rance, l’avait saisi par les aisselles et brandi devant les autres comme un trophée de chasse, exposant son petit doigt aux regards ébahis de ses camarades. Son père ne l’avait pas supporté et ils s’étaient battus dans le salon, mettant tout sens dessus dessous. Les objets avaient valdingué, l’ancienne table basse en verre s’était brisée. Tout s’était terminé quand sa mère était sortie de la cuisine et avait hurlé. Le gros moustachu, son père et les autres qui braillaient autour s’étaient arrêtés net. C’était sa force, à sa mère, elle ne disait jamais rien, elle faisait tout, et de temps en temps elle hurlait. Il y avait en elle un feu qui par instants jaillissait, autrement, il restait tout entier contenu dans sa chevelure cuivrée. Marlo s’était tenu là, le gros moustachu et les autres s’étaient tirés en vitesse et son père s’était affalé dans le canapé l’air hagard. Il avait du sang déjà sec sur la lèvre inférieure et sous la narine droite. Depuis, les barbus grisonnants n’avaient pas reparu si ce n’est au détour d’un article dans la presse locale décrivant une énième tentative de blocage du complexe par un groupe de récalcitrants, et son père n’avait plus décollé son derche du canapé. Marlo s’était senti responsable de cette déchéance, il avait appuyé tous les jours sur son petit doigt pour que la protubérance disparaisse, cette petite excroissance qui semblait la cause de tous les maux.
La radio tournait à plein tube quand il se réveilla. Les voix du monde pénétraient sa chambre, celle d’un chroniqueur à la diction saccadée, celles d’hommes en colère, de femmes éplorées, d’enfants en détresse ; des tonalités et des langues qui lui emplissaient l’esprit d’images mentales variées, un désert à perte de vue, des visages mats enturbannés, de grands tissus dans le vent, des kalachnikovs. Le lit de son frère était vide, le salon aussi. La radio diffusait pour les objets, le canapé défoncé par le cul de son père qui s’y enfonçait chaque jour, le poste télé à l’écran bombé, le papier peint crasseux qui se décollait en lambeaux, les semblants de plantes que sa mère s’entêtait à conserver bien qu’elles soient toutes à moitié mortes, le tapis à poils qui abritait des années de poussière, une guirlande cramée pendue à la bibliothèque, les quelques livres jaunis qu’elle contenait, les sacs poubelles remplis de bouchons en plastique que Marlo collectait. C’était la première fois qu’il voyait ces objets isolément et cela lui parut bizarre. Il prit alors conscience de l’absence de ses parents, de l’absence de son frère. Il s’approcha de la fenêtre de la cuisine donnant sur la zone et l’ouvrit.
L’odeur avait quelque chose d’iodé, un parfum qui se déposait sur la peau. Des cristaux de sel constellaient le montant de la fenêtre. Une lumière étrange éclairait les ensembles de béton et de tôle. Les plantes grimpantes continuaient d’envahir les surfaces ; on disait de certaines espèces qu’elles avaient la force de briser des carreaux. Les structures des silos se découpaient à contre-jour, le quai jonché d’éclats de verre scintillait.
Un courant d’air traversa la pièce, portant avec lui l’atmosphère suspendue de la zone. La radio tournait toujours. Il était question d’un martyr, d’une vengeance prochaine et d’une foule qui se piétinait et s’automutilait dans sa procession. Ça braillait à travers le poste dans une langue inconnue, il y avait de l’exaltation, du désespoir bruyant. Ici, c’était vide, Marlo était seul. Pourquoi ne parlait-on que du bruit ? Il sentait son monde se rétrécir dans les cris qui s’échappaient du poste. Il alluma la télé, l’image hésita un instant puis une foule vue du ciel apparut, matérialisant la plainte qui s’échappait de la radio. Une journaliste blonde au teint clair dit Le Guide est mort. Marlo sentit une bouffée d’angoisse monter. Un élancement sourd parcourait son petit doigt, la malformation semblait plus grosse et plus violette que la veille. Il se dirigea vers la porte et sortit dans la zone.
Une lumière diaphane imprégnait l’espace d’une sorte de transparence. Il longea le quai désert, passa devant les docks aux verrières brisées par la végétation hargneuse. Des grillages et des panneaux d’interdiction en barraient l’entrée, le maillage métallique crevé en plusieurs endroits découvrait des restes de squats à l’intérieur des enceintes. Les nomades qui habitaient ces lieux précaires avaient disparu. Il sentait l’angoisse le coloniser lentement.
Ses pas sonnaient creux, comme si l’esplanade avait perdu sa consistance. Il continua d’avancer, se dirigeant instinctivement vers le complexe. Devant lui, il aperçut le seau, la flasque cabossée et la boîte de plombs du vieux pêcheur posés sur la bitte rouillée. Il avait beau le voir chaque jour, ils ne s’étaient jamais adressé la parole, le vieil homme semblait vivre retranché en lui-même. Il s’approcha, s’attendant à deviner la silhouette en contrebas, penchée sur les eaux, mais il n’y trouva personne. Le pêcheur n’était plus là.
Il se mit à marcher de plus en plus vite. La lumière irréelle, la sensation d’être pris en étau, la disparition de ses parents, de son frère, la disparition de toute présence humaine ; il n’arrivait pas à appréhender les choses, tout était différent. Sa marche se transforma en course, une course effrénée qui se voulait oubli, fuite, réveil. Mais rien, rien qu’un souffle haletant, une sueur froide et l’inconnu. Marlo était seul, perdu dans l’ombre d’un cauchemar.
Il arriva au niveau de la guérite, l’endroit même où, la veille, il avait assisté à l’altercation entre les types en costume et le jeune chevelu. Là où trônait la vieille bâtisse en dur, au bout de la digue reliant la zone à la Cité, il n’y avait plus rien, rien hormis la mer. Marlo crut que ses veines allaient éclater sous la pression, son sang battait ses tempes et des acouphènes lui martelaient les oreilles. Il s’approcha, les jambes en coton. Une béance crevassait l’esplanade. La jetée avait disparu, la guérite avec. Les contours de la Cité s’étaient évaporés. La zone était devenue une île à la dérive.
Il ne restait que l’océan, immense.

LA CITÉ
ESTER
C’est un jour neutre. Le paysage portuaire se dilue dans l’atmosphère sans contraste. Un vent léger menace de forcir. La mer grise est froissée par le clapot. La ville est muette et figée, pas une présence ne s’en extrait hormis quelques feuilles qui volent. Seuls les goélands rompent le calme, ils gueulent et tournoient dans le ciel laiteux.
Ils ont certainement tous reçu le même e-mail une semaine auparavant, sinon ils ne seraient pas là à se jauger, ne sachant pas vraiment quel désir les a poussés jusqu’ici. La curiosité, ou autre chose peut-être. Le silence de la Cité qui s’étend et l’absence de contours auxquels se rattacher instillent une certaine méfiance au sein du groupe qui petit à petit s’étoffe de nouveaux membres. Ils sont tous vêtus de noir. Rien de tel n’était mentionné dans le courriel qu’ils ont reçu. Pourquoi donc cette connivence austère ? Ce hasard qui ne semble pas en être un fait grandir le soupçon, des yeux anxieux se croisent et s’évitent.
Une corne de brume résonne au loin. Le silence se réinstalle, les goélands sont partis à l’assaut du bateau encore masqué par la digue. Plus personne n’arrive, le groupe semble complet. Les regards sont devenus des coups d’œil hâtifs accompagnés de gestes nerveux. Une berline noire aux vitres fumées s’approche et se gare à quelques mètres du groupe.
Un chauffeur en costume en sort, contourne la voiture par l’arrière et ouvre la portière. Un homme tout de blanc vêtu apparaît. L’attention du groupe est désormais tournée vers lui. Elle remarque immédiatement ses yeux, ils sont gris.
Ester ne s’attendait pas à ça. Elle a pris sa valisette, elle déteste ne pas avoir ses affaires à portée de main. Quand l’homme au complet blanc a annoncé que le centre de recherches n’était atteignable que par bateau elle a failli s’effondrer. L’ambiance avait été suffisamment pesante jusque-là, avec tous ces inconnus qui se regardaient de biais. Elle avait d’emblée flairé qu’il s’agissait d’intellects supérieurs, ça se sentait à la manière qu’ils avaient tous de rouler des yeux.
Elle est seule dans sa cabine et n’en revient toujours pas. Le courriel ne stipulait aucune information précise quant au voyage, seulement des propos vagues et allusifs, des tournures presque poétiques qui ont piqué sa curiosité. Il y était question d’une île déserte, d’un espace où déployer des perceptions nouvelles, une pensée neuve ; ce genre d’élucubrations. Sa vie dans la Cité tournait un peu à vide alors elle s’est dit pourquoi pas. Sa cabine est spacieuse. Elle est assise sur le lit et se sent rassurée, elle se faisait une image bien plus spartiate du voyage en mer. Dans la chambre tout est doux et tamisé. Il y a une odeur fraîche de propreté qui ne semble pas artificielle. Une grande baie vitrée est masquée par un store. Elle se lève et fait glisser les lames sur le rail. Dehors, le paysage défile à toute allure. Elle vacille et manque de tomber en arrière.
Elle se rattrape in extremis à l’encadrement de la fenêtre. Elle ne pensait pas qu’un bateau pouvait filer à une telle allure sur l’eau, ou plutôt au-dessus de l’eau ; rien ne bouge sous ses pieds. Elle essaie de reprendre ses esprits. La mer continue de défiler, il y a quelque chose d’envoûtant dans cette course. Elle finit par s’apaiser dans la contemplation du paysage qui devient abstrait ; un flux de formes indistinctes dans lequel elle se coule. Elle paraît désormais absente, debout face à la baie vitrée. Elle a les yeux mi-clos et la bouche entrouverte. Un son sec et répétitif ponctue sa méditation. Il se fait de plus en plus proche. Quelqu’un frappe à la porte. Ester l’avait immédiatement remarqué, l’isolant du reste des individus. Il n’avait pas le même comportement ; quand tous les autres, par leurs regards en biais et leurs tics nerveux, avaient manifesté les symptômes évidents d’une phobie sociale caractéristique d’une précocité intellectuelle, lui était resté calme, absorbé par sa contemplation qui semblait l’emmener vers un horizon vague. Il se tient devant elle et la fixe de cet air à la fois détaché et intense qui l’a tout de suite interpellée. Le regard de l’homme fuit par-dessus son épaule de temps à autre, comme s’il cherchait à voir quelque chose derrière elle, dans la chambre.
— Vous avez jeté un œil par la fenêtre ?
— Oui, c’est un peu flippant, et beau en même temps. J’ai failli tomber en ouvrant le store.
— J’arrive pas à réfléchir, je voudrais pourtant, mais impossible. J’arrive pas y croire. — Tout est si calme. Avant de vous ouvrir, je ne savais pas trop si je rêvais ou pas. Ce bateau est incroyable, on dirait qu’on ne touche pas l’eau.
— Je voulais parler du paysage.
— Je ne rêve pas ?
— Non, je ne crois pas.
— Vous avez visité ?
Ils marchent dans les coursives du bateau. Les portes sont numérotées, comme dans un hôtel, le sol est recouvert d’une fine moquette beige, les murs ponctués de tableaux et de lampes à la lumière tamisée. Ester a l’impression d’avoir déjà foulé ce type de couloirs avec ce type de tableaux et de lampes accrochés aux murs. Elle le suit. Il a l’air tout aussi attentif qu’elle aux détails. Ils avancent en silence. Au bout de l’enfilade, ils gravissent quelques marches qui débouchent sur un espace plus large. C’est une pièce ovale entièrement vitrée qui offre une vue panoramique sur l’océan. Des appareils électroniques clignotent sur des consoles. Ester est de nouveau prise d’un vertige. Elle s’arrête un instant et s’appuie contre le mur. L’homme s’est avancé au centre de l’espace, son regard vague se porte au travers des vitres, empli de cette perplexité qui ne l’a pas quitté depuis qu’elle l’a rencontré, quelques minutes plus tôt. Elle l’observe, seul au milieu de cette pièce vide, cerné par l’océan qui se déroule, immense.
Le carton disposé dans sa cabine mentionnait un rendez-vous sur le Roof I à dix-neuf heures. Le nombre de fauteuils correspond exactement au nombre de personnes convoquées. Devant chaque siège, un dossier à couverture blanche est disposé sur la table. Les gens qui étaient sur le port le matin même prennent place. L’homme au complet blanc les accueille, un semblant de sourire au coin de l’œil. Ils ont tous remarqué le dossier, personne n’ose l’ouvrir. Un petit homme aux cheveux ras et aux yeux globuleux a l’air particulièrement nerveux. L’homme au complet blanc commence à parler, il évoque une clause de confidentialité à signer impérativement. Ester observe les faces blêmes qui l’entourent, elle s’attarde sur le visage du petit homme, avec ses yeux grossis par les verres de ses lunettes, un visage d’enfant se dit-elle. L’homme en blanc continue son discours dans ce langage stéréotypé qui sied bien au décor – Il est vivement conseillé de consulter le dossier qui sera à rendre avant l’accostage, paraphé et signé. L’île devrait se dessiner à l’horizon demain matin. Le mail et les pièces jointes spécifiques qui vous ont été envoyés à chacun seront l’unique base sur laquelle commencer le travail. Les directions de recherche et les modalités seront à définir par chacun en fonction de son approche personnelle. Les travaux interdisciplinaires sont bien évidemment encouragés et adviendront naturellement. Ce qui nous intéresse ici, c’est vos perceptions, vos sensibilités. Une rumeur monte de la table. Toutes ces personnes qui ne s’étaient pas adressé la parole commencent à chuchoter puis à parler, prises d’une vigueur jusque-là insoupçonnée. La raison de ce voyage est toujours aussi floue, et cela ne lui déplaît pas. Ester dévisage les membres du groupe avec un léger dégoût. Il est le seul à se tenir à l’écart, indifférent à cette fièvre soudaine. Il paraît absorbé par ce qui se passe derrière les fenêtres. Elle le trouve beau, avec son regard vague. La nuit s’étend derrière les vitres du Roof I, noire et sans lune. L’homme en blanc salue l’assemblée et se retire. Les membres du groupe se lèvent dans un murmure insupportable. Elle ne bouge pas, lui non plus.
Seul le souffle de l’homme perce le silence de la cabine. Ester le regarde. Les draps forment un ensemble de plis et de surfaces qui se lovent sur les contours de son corps endormi, son visage est serein. Tout est limpide dans ce paysage de coton. Ils ne se sont pas vraiment parlé, le jeu de séduction n’a pas eu lieu, seulement des regards prolongés par le silence. Elle ne sait plus bien qui a brisé la distance, cet espace qui habituellement se rompt par les mots, par une avance, un sous-entendu qui suspend la pudeur et amène le premier contact. Il n’y a eu que l’intensité des regards, sans détour, une espèce de sincérité qui n’existe pas dans son souvenir, dans ses expériences passées. Des corps sans les mots. Elle sent encore le désir frémir sur sa peau. La main ferme et tendre dans le pli de l’aine. Des rais de lumière filtrent par les lames du store et se déforment dans les sillons des draps. Un faisceau traverse le visage de l’homme endormi, elle s’approche et lèche la peau irradiée de lumière.
Ils sont tous sur le Roof I. Un air cérémoniel entoure les silhouettes à mesure que le paysage se précise, un fond de méfiance flotte sur les visages. Une mince bande de terre se dessine à travers les baies panoramiques, elle semble léviter au-dessus de l’eau, comme privée d’ancrage. L’air est frais et sans odeur.
Doucement, des formes émergent et des contours se dessinent. Des lignes de béton accompagnées de bittes d’amarrage plantées à égale distance s’étendent.
Derrière, des dunes cuivrées ondulent dans la brume matinale. Les masses de sable progressent sur ce qui n’est autre que les vestiges d’un port industriel.
L’aperçu lointain lui laisse une impression étrange, un mouvement dans lequel aucune image n’est saisissable. Le paysage lui donne le vertige autant qu’il l’inquiète. Elle se détourne et cherche l’homme au regard vague. Pour la première fois, son visage n’exprime pas cette espèce d’absence, il est anxieux, ou concentré peut-être. Elle revient à l’horizon et aperçoit un point fixe dans l’indistinction générale, une tache de lumière comme un reflet sur une toiture. Elle plisse les yeux et croit deviner une forme dans la chaleur qui ondoie. Une silhouette fait le guet à côté d’une ruine. On dirait un enfant.

La ville est secouée. C’est sonore. Rien ne bouge. Seuls les stores des commerces se gonflent et se dégonflent. Les sifflements, les souffles plus rauques et les claquements créent un drôle de vacarme, presque harmonieux. Les piétons qui occupent les trottoirs se déportent en faisant une série de petits pas chassés à chaque rafale. D’autres semblent vouloir se prémunir de tels écarts en adoptant une démarche étrange, ils avancent penchés, le corps obliquant du côté d’où proviennent les bourrasques. C’est une chorégraphie inédite qui se joue entre les immeubles droits. Le ciel s’abaisse puis remonte sous les grains qui se succèdent.
Ester avance dans ce maelstrom qui lui paraît tout intérieur, elle ne saurait dire pourquoi, c’est comme si, depuis son séjour sur l’île, sa peau était devenue poreuse, qu’entre elle et le monde la frontière s’était dissoute. Devant, à l’abri de l’un de ces blocs de béton immuables, une femme enveloppée de châles est entourée de pigeons. Un voile recouvre ses yeux. Ester se dit qu’elle est certainement aveugle. Lorsqu’elle arrive à son niveau, la femme lève la tête et son regard jusque-là absent la fixe.
— Il faut écouter les oiseaux, ils voient, ils voient les vérités qui se fourvoient, les mensonges qui pullulent, les visions et les croyances, ils tournoient au-dessus des hommes. Il n’y a rien à voir sur les surfaces, rien à voir sur la mer étale, seulement un pâle reflet du ciel, un miroir à briser, les lettres dans les mots, le contour d’une main sur la roche, la paume marquée dans la pierre, rien d’autre, tout et son contraire. Il faut écouter les oiseaux, ils tournoient les oiseaux, il faut briser la glace, retrouver les pierres devenues sable, derrière le ciel on tombera.
Ester a continué à marcher comme si de rien n’était. Désormais, elle est prise de remords. Elle est arrêtée sur le trottoir et vacille à chaque coup de vent. Ce serait ridicule de revenir en arrière, mais elle n’arrive plus à avancer, à s’éloigner de cette présence magnétique, de ses deux yeux calcaire. Ce langage obscur lui en rappelle d’autres, toutes ces voix méconnues qui parsèment la Cité, dans les ruelles, les métros, les squares, les églises, au pied des immeubles, dans les asiles, les prisons, dissimulées dans les bois, les parcs, à la périphérie, sous les ponts, les échangeurs, tapies dans des souterrains, dans l’ombre des terrains vagues ; ces voix l’ont toujours fascinée. Elle finit par reprendre sa route. Derrière elle, la femme s’est immédiatement replongée dans son mutisme, se séparant de nouveau du monde des hommes.
Elle arrive avec une dizaine de minutes d’avance dans l’amphi B, comme à son habitude. Le temps de sortir ses mémos et de brancher son ordinateur au vidéoprojecteur. Elle aime avoir ce laps de temps pour se réapproprier la salle, mesurer l’écho de sa voix, reprendre la conscience des distances, de son corps dans l’espace. »

Extrait
« Un vent frais pénètre la pièce. Ces rêves obscurs l’habitent depuis son retour du centre de recherches, mais la fréquence avec laquelle ils se manifestent s’accroît depuis le mensonge à la télé. Les doutes qui l’assaillent lorsqu’elle se réveille sont de plus en plus fondamentaux. C’est comme si son expérience sur l’île et la mort du Guide n’étaient qu’une seule et même chose, une sorte de jeu de miroirs orchestré par un illusionniste voulant la rendre folle. » p. 37

À propos de l’auteur
GALAIS_Basile_©Malika_MoussiBasile Galais © Photo Malika Moussi

Né en 1995 à Nouméa, Basile Galais grandit en Nouvelle-Calédonie. Il quitte l’île pour étudier en métropole, d’abord aux beaux-arts de Biarritz puis de Nantes, où il pratique la peinture, puis en création littéraire, au Havre. Aujourd’hui, il vit sur son voilier dans la petite rade de Nouméa. Les Sables est son premier roman. (Source: Éditions Actes Sud)

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Le chien de Schrödinger

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Après avoir perdu son épouse dans un accident, le narrateur subit un nouveau drame, son fils a un cancer du pancréas. Pour lui remonter le moral, il lui promet de trouver un éditeur pour le roman qu’il a écrit. Mais les lettres de refus s’accumulent…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Tout mensonge est-il bon à dire ?

Et dire que ce premier roman, paru en 2018, aurait pu être condamné à l’oubli! Ç’aurait été dommage, tant l’histoire de ce père confronté au cancer de son fils est prenante et émouvante.

On pourrait résumer ce court roman en disant que Jean, le narrateur, n’a pas eu de chance. En épousant Lucille, il savait que sa femme était sensible et fragile. «Pas triste, non, mais mélancolique. Oui, j’aime bien ce mot. Mélancolique. Les médecins ne l’ont pas dit pareil. «Une maladie». Ça portait un nom dont je n’ai pas voulu me souvenir. Un souci dans la tête, quelque chose d’invisible en fin de compte.» Et quelques mois après avoir mis au monde leur fils Pierre, un accident de voiture lui coûte la vie. Un décès qui va hanter Jean, qui se rattache alors à l’éducation de son fils, aménageant ses horaires de chauffeur de taxi pour être plus près de lui. Les vacances qu’ils passent ensemble à faire de la plongée les rapprochent indéniablement. Rêvant d’un avenir heureux pour sa progéniture, il lui laisse choisir sa vocation. Pierre délaisse ses cours de biologie à l’université pour un club de théâtre et pour écrire. Il imagine déjà son œuvre publiée.
C’est alors que survient un nouveau drame. Après des examens consécutifs à une fatigue inhabituelle, les médecins constatent que les résultats des analyses ne sont pas bons: «C’est une tumeur. Il est trop tôt pour en dire l’état d’avancement, mais il faut vite régir.» Le cancer du pancréas, l’un de ceux qu’il est difficile de guérir, gagne du terrain jour après jour.
Pour lui remonter le moral, Jean le laisse espérer une réponse positive à l’envoi de son manuscrit. «J’étais si fatigué d’être ce type, cette moitié d’homme, ravagé de peur et de chagrin. Et puis cette culpabilité, un truc qui n’en finissait plus . Il fallait bien que ça s’arrête. J’avais menti, d’accord; mais ce n’était pas ma faute. On me forçait. Pierre, ses yeux, sa souffrance placardée partout.»
Dès lors Martin Dumont va réussir un vrai tour de force, donner à ce roman si chargé en émotion une dimension métaphysique. Interroger le mal et le bien, le mensonge et la vérité. Dans les choix que l’on fait qu’est ce qui est raisonnable et qu’est ce qui est juste? En mettant ainsi en lumière l’énigmatique titre de son roman. Le paradoxe de Schrödinger est une expérience scientifique – qui n’a jamais été tentée – et dans laquelle, comme nous l’explique Wikipédia «un chat est enfermé dans une boîte avec un dispositif qui tue l’animal dès qu’il détecte la désintégration d’un atome d’un corps radioactif». Cette expérience est censée démontrer que tant que la boîte n’est pas ouverte le chat peut être à la fois mort et vivant et par extrapolation qu’il en est de même de la physique quantique. À chacun alors de tout reconsidérer, selon le point de vue dans lequel on se place. Pour Philippe, la vie qu’il imagine est sans doute plus facile à vivre que celle qui le fait tant souffrir. Et pour le lecteur?

Le chien de Schrödinger
Martin Dumont
Éditions Delcourt Littérature
Premier roman
144 p., 15 €
EAN 9782413006985
Paru le 11/04/2018

Où?
Le roman se déroule en France, principalement au centre hospitalier d’une grande ville, mais on y évoque aussi des sorties en mer et une maison sur la côte, sans doute au large de la Bretagne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Les fils grandissent en s’éloignant des pères; c’est dans l’ordre des choses.» Le monde de Jean, c’est Pierre, le fils qu’il a élevé seul. Depuis presque vingt ans, il maraude chaque nuit à bord de son taxi, pour ne pas perdre une miette de son fils. Il lui a aussi transmis son goût pour la plongée, ces moments magiques où ensemble ils descendent se fondre dans les nuances du monde, où la pression disparaît et le cœur s’efface. Mais depuis quelque temps, Pierre est fatigué. Trop fatigué. Il a beau passer son temps à le regarder, Jean n’a pas vu les signes avant-coureurs de la maladie. Alors de l’imagination, il va lui en falloir pour être à la hauteur, et inventer la vie que son fils n’aura pas le temps de vivre. Quand la vérité s’embrouille, il faut parfois choisir sa réalité. Un premier roman pudique et poignant, le roman de l’amour fou d’un père pour son fils.

Sélection anniversaire des «68 premières fois»: le choix de Gabrielle Tuloup:

TULOUP_Gabrielle_©DR
Née en 1985, Gabrielle Tuloup a grandi entre Paris et Saint-Malo. Championne de France de slam en 2010, elle est professeure agrégée de lettres et enseigne en Seine-Saint-Denis. En 2018, elle est lauréate du Festival du premier roman de Chambéry pour La nuit introuvable. Elle confirme son talent en 2020 avec Sauf que c’étaient des enfants. (Photo: DR)

«Le Chien de Schrödinger est un roman qui fait danser les possibles derrière les portes.
Un roman qui interroge notre notion univoque de la vérité et pose cette question inconfortable: «y a-t-il de beaux mensonges?» J’insiste: pas de mensonges légitimes ou utiles, de beaux mensonges, de ceux qui colorent une réalité trop insupportable.
Ce que j’ai admiré dans le livre de Martin Dumont, c’est que l’histoire ne perd jamais la délicatesse et la pudeur comme ligne de vie, même au plus profond des abîmes de l’inacceptable. On y suit les personnages, en apnée, en espérant, à l’image des plongeurs, savoir faire ralentir son cœur qui bat un peu trop vite à la surface du monde.
Crayon à papier à la main, combien de phrases ai-je soulignées, combien d’accolades ou de petites croix dans la marge? C’est toujours juste, sans concession. Juste dans la révolte, juste dans la douceur, juste dans le passage de l’une à l’autre.»

Les critiques des «68 premières fois»
Blog DOMI C LIRE 
Blog Les livres de Joëlle
Blog Lire & Vous 

Les autres critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Actualitté (Clémence Holstein)
Page des libraires (Marie Michaud, Librairie Gibert Joseph, Poitiers)
Blog froggy’s delight (Jean-Louis Zuccolini)


Une petite curiosité en fond sonore, le titre «Schrodinger’s Cat» de Tears for Fears.

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Il y a quelqu’un derrière le mur.
Je ne crois pas que je dormais. Je somnolais, peut-être. Je suis allongé sur le dos, je n’ai pas ouvert les yeux.
Le parquet grince, on s’approche lentement de la chambre. Je ne suis pas sûr. Peut-être que je rêve encore.
Les pas s’éloignent vers la cuisine. Les secondes s’égrènent et je ne perçois plus le moindre son.
Et si ce n’était pas Pierre?
C’est possible, après tout ; il pourrait s’agir d’un cambrioleur. Un type habile et bien entraîné – je n’ai pas relevé de bruit particulier. Il aura crocheté la serrure puis ouvert doucement.
C’est facile de vérifier. Je me lève et je vais voir. Je peux même me contenter d’appeler: Pierre répondra s’il m’entend. Le voleur, lui, prendra plutôt la fuite. Dans les deux cas, je dissipe le doute.
Pour savoir, il me suffit d’agir.
Alors pourquoi est-ce que je reste là?
C’est étrange, cette impression ; j’ai le sentiment que je gâcherais tout. Parce qu’il y a un équilibre. Au fond, c’est presque un jeu : derrière le mur, il y a quelqu’un qui marche. Ce n’est pas Pierre, ce n’est pas un cambrioleur ; c’est comme s’ils se superposaient. Oui, c’est ça. Tant que je ne m’en assure pas, c’est un peu des deux.
J’ai fini par me redresser. Mes réflexions me semblaient stupides. Peut-être que l’idée d’un cambrioleur avait fini par m’inquiéter, je ne sais pas. Disons simplement que j’avais envie de voir mon fils.
Je suis sorti du lit et j’ai regardé l’heure. Je n’avais presque pas dormi. J’ai soupiré en pensant que je le payerai en fin de nuit.
En sortant de la chambre, j’ai aperçu Pierre. Il s’installait sur le balcon. Il avait posé des gâteaux et un verre de lait sur la petite table en fer.
Pierre a vingt ans, il ne manque jamais un seul goûter. Quand je lui fais remarquer, il hausse les épaules en souriant.
Je me suis servi un café dans la cuisine – je déteste le lait. Les biscuits, j’ai toujours aimé ça, mais lui mange des trucs trop sucrés pour moi. Le temps de le rejoindre, il avait déjà fini la moitié du paquet.
« Salut papa. »
Il m’a souri, un gâteau entre les dents, puis il m’a demandé comment s’était passée ma journée.
Le matin, j’avais chargé plusieurs clients à l’aéroport. Direction le centre-ville. La plupart n’avaient pas lâché leur téléphone ; les autres avaient dormi, tête appuyée contre la vitre. Je ne suis plus surpris de les entendre ronfler à peine installés sur la banquette. En début d’après-midi, j’étais rentré et je m’étais couché.
Ce n’était pas intéressant, alors j’ai simplement répondu «bien» et je lui ai retourné la question.
Pierre est étudiant, en troisième année de biologie. Il m’a détaillé son emploi du temps. Après le déjeuner, il est allé au club théâtre. Je dis «club», c’est pour marquer la distinction. Pierre ne va jamais voir de spectacles, il préfère jouer. C’est comme ça depuis qu’il est petit.
Il y a passé l’après-midi. Je ne comprends pas pourquoi il n’a jamais cours. Quelquefois, je demande des explications mais il se braque. Il dit que je ne suis jamais allé à l’université. « Tu ne peux pas comprendre. »
Sa troupe prépare une nouvelle représentation. « Une œuvre originale », il précise. Il en est l’auteur.
Pierre aime beaucoup écrire. Je ne sais plus de quand ça date. Plus jeune, il remplissait des carnets entiers.
Il me parle de la pièce et je hoche la tête parce qu’il m’a déjà raconté dix fois l’intrigue. Il a les yeux qui brillent quand il récite les scènes. La révolte, l’amitié, la peur et la justice. L’amour aussi. Il y a de tout dans son machin.
«Tu vois, papa? Tu devrais la lire!»
Je n’ai aucune excuse. Il m’a imprimé le texte le mois dernier. J’ai promis et, depuis, il est posé sur ma table de nuit.
Il me décrit les répétitions. Il joue de ses mains, s’accompagne de mouvements exagérés. Il rit un peu mais son visage se durcit lorsqu’il évoque les premiers rôles – un couple, si j’ai bien compris.
«Il est pas au niveau, le type.»
La fille, par contre ; un talent monstre. Il la voit déjà au cinéma. Je la devine jolie : cheveux longs, sourire d’ange, bonne élève. Mon Pierrot tombe toujours amoureux des premières de sa classe.
Je le pensais lancé sur elle, mais voilà qu’il repique sur le comédien. Cette fois, c’est plus virulent. Mauvaise diction, jeu caricatural. La grosse tête avec ça.
«Il se prend pour une star!»
Un sourire m’échappe. Pierre rougit. Il dit «Ouais, bon d’accord. Je suis jaloux», et il se met à rire.
Après ça, il débarrasse. Ses joues paraissent un peu creusées. C’est comme s’il était fatigué tout à coup, légèrement fébrile. Je demande et il dit que non, que tout va bien. «C’est presque le week-end. C’est normal d’être un peu crevé.» Je n’insiste pas.
On est jeudi, alors il sort. Je n’ai même pas demandé. C’est la même chose toutes les semaines, j’ai l’habitude.
Je prendrai le service à vingt-deux heures. En attendant, il y a James Bond à la télé. Un de ceux avec Roger Moore. La courgette humaine. Pierre rigole quand je dis ça.
J’ai fait réchauffer deux morceaux de quiche mais lui n’en prendra pas. Il mangera un sandwich en route. Il m’embrasse et enfile sa veste. « Je rentrerai tard, peut-être après toi. » Je ne dois pas m’inquiéter.
Quand il claque la porte, je me fige quelques secondes. Dans la cuisine, la quiche me toise à travers la porte vitrée du four. Tant pis. Je mangerai les deux parts. »

Extraits
« Je n’ai pas vu le moment où elle a basculé. Avec le recul, je me dis que j’aurais pu faire quelque chose. Au début, en tout cas, quand elle a commencé à m’échapper. Mais j’avais trop de boulot. Le môme, même à deux ans, il prenait encore une place terrible. D’ailleurs ce n’était pas aussi distinct. Je veux dire : elle avait toujours été comme ça. Fragile, trop sensible. Pas triste, non, mais mélancolique. Oui, j’aime bien ce mot. Mélancolique.
Les médecins ne l’ont pas dit pareil. « Une maladie ». Ça portait un nom dont je n’ai pas voulu me souvenir. Un souci dans la tête, quelque chose d’invisible en fin de compte. C’est frustrant parce qu’on a du mal à se l’imaginer.
Ce penchant pour le malheur, bien sûr que je l’avais senti. Ça lui venait toujours par phase, de longues périodes à soupirer. Je suis quand même tombé amoureux d’elle, parce qu’on ne contrôle pas tout. Peut-être que ça me plaisait de pouvoir l’aider. »

« J’ai marché jusqu’à la plage. À vrai dire, c’était plutôt une crique, un bazar de sable: des roches plantées un peu partout. L’écume fouettait l’ensemble avec acharnement. J’ai écouté les vagues se fracasser. Je les voyais à peine. Une nuit sans lune était tombée, du pétrole sur l’horizon. J’ai inspiré l’odeur de la marée. J’ai compris à quel point ça me manquait, cette histoire d’embruns. J’ai pensé qu’un jour j’y reviendrai à toute cette flotte. »

À propos de l’auteur
Né à Paris en 1988, Martin Dumont a longtemps vécu en Bretagne, où il est tombé amoureux de la mer. Un décor au cœur de son premier roman, Le Chien de Schrödinger, et une passion dont il a fait sa profession: il est aujourd’hui architecte naval. (Source : Éditions Delcourt Littérature)

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La zone des murmures

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En deux mots:
Deux collègues de travail décident de quitter leur agence Web pour un week-end dans le Sud de la France. Là-bas, il seront confrontés à une contrée hostile et à leurs traumatismes familiaux. À moins que leur imagination ne leur joue des tours…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

La zone des murmures
Nathacha Nisic
Éditions TohuBohu
Roman
296 p., 20 €
EAN : 9782376220220
Paru en août 2017

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris ainsi que dans le Sud de la France, notamment dans le hameau du Poil, après un voyage passant par Aix-en-Provence.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Signalement : Femme de type européen, âgée de 42 ans au moment de sa disparition, 1,69 m, 53 kg, corpulence fine, yeux gris-verts, cheveux bruns et longs.
Dans La zone des murmures, roman labyrinthe, une femme disparaît en haute montagne.
Le temps d’un week-end, Lise et Frankie, s’aventurent dans une zone escarpée, sans réseau ni hôtel de charme, afin de faire le point, par la même occasion affronter leurs démons. Avec cette question éternelle: qu’est-ce qui est réel ?
« On aura beau fabriquer des drones silencieux capables d’imiter le vol de la chouette et de se déplacer dans le noir entre les branches, il reste difficile de trouver une fin dans la nuit. Même si c’est dans le noir que j’entends le mieux ta voix, que tes mots s’éclaircissent et qu’il me semble enfin te comprendre. Je rêve encore de paysages vallonnés, de cimes, d’appels d’air, de ciel sans fin à bord d’un ULM… Je rêve de dragons volants et d’oiseaux aux grandes ailes plates qui me transporteraient jusqu’à toi. Je rêve d’arcs-en-ciel dessinés à la craie, d’orages noirs et de déserts de pierre… d’un piano muet et de vampires rassasiés sous la pluie… de ta mort sous forme de légende. Le jour revient, et le doute avec. »

Ce que j’en pense
Natacha Nisic nous propose un étonnant voyage dans La zone des murmures. Le genre d’épopée riche en surprises et qui, vers la fin du livre, risque de vous étonner bien au-delà des péripéties que vous avez déjà partagé avec Frankie et Lise. Vous voilà par conséquent condamnés à ne pas lâcher le livre jusqu’à cet épilogue pour en goûter tout le sel. À moins que vous ne soyez un lecture très attentif, soucieux de compter les petits cailloux qui sèment la route et forment autant d’indices.
Et comme je suis bon joueur, je vous indique que le premier de ces indices arrive avant même que les deux collègues ne décident de passer un weekend dans le Sud de la France, histoire de se changer les idées. Car leur quotidien se passe dans des bureaux, figés derrière l’écran de leur ordinateur. Leur mission est de développer un logiciel qui rassemblera un maximum de données sur les internautes afin de leur proposer de continuer à vivre virtuellement après leur mort.
« – Nous partons du présent pour aller le plus loin possible dans le passé. Et pas l’inverse. Nous fouillons la mémoire des gens et nous la stockons jusque dans leur tombe… Je cherche à recruter quelqu’un dans ce sens: préparer l’avenir. Qu’en pensez-vous ?
– Les gens sont prêts à tout pour ne pas oublier.
Cette phrase, je l’avais préparée; j’en étais même un peu fier. Mais le boss m’a repris, revêche.
– L’essentiel, c’est qu’ils soient prêts à payer. Raquer pour leurs souvenirs en prévision d’obsèques multimédias, vous comprenez?
– Oui.
– Bon, ça c’est facile… Mais le top, oui, vous m’entendez bien, ne croyez pas que je cherche à vous la faire à l’envers, oui le top c’est que les morts continuent à vivre et qu’on puisse les voir vieillir encore et encore; c’est pourquoi ces données sont précieuses et c’est grâce à cet historique que nous allons créer ensemble la mémoire du futur. En inversant le passé…
Animer les visages, les vieillir éventuellement, tout comme les corps, à l’aide d’un logiciel révolutionnaire et d’outils perfectionnés incluant la voix de synthèse. Arrêtez-moi si ce n’est pas clair… »
On comprend dès lors le besoin que l’on peut ressentir de s’aérer la tête. Et même si Lise n’est pas la petite amie de Frankie, elle accepte de l’accompagner dans son expédition. Mais au lieu du farniente qu’elle avait imaginé, c’est à une vraie épreuve qu’elle va se trouver confrontée. Leur voiture de location disparaît, le hameau qu’ils essaient d’atteindre n’est plus qu’une ruine, sans habitants – ou presque – sans électricité, sans moyens de communication. Une zone blanche.
Une situation de crise, on le sait, est propice à révéler les personnalités, à exacerber les sentiments ou encore à pousser à davantage de confidences et, dans le meilleur des cas, à plus de solidarité. Frankie va ainsi révéler qu’il a mis ses talents d’informaticien au service d’un programme permettant de reconstituer une voix, histoire de retrouver le message de sa mère, disparue après une course en montagne. Le choix du hameau de Poil n’est pas non plus fortuit.
Au fur et à mesure que se déroule l’écheveau, le lecteur va en apprendre davantage. L’expérience de survie en milieu hostile cristallisant les espoirs et les peurs.
Avec un joli sens de la construction, Natacha Nisic confronte l’angoisse des deux randonneurs à celle que l’on peut éprouver face aux dérives de la technologie :
« à l’ère de l’enquête en ligne, des serial hackers et d’avatars criminels aux profils multiples, de la traque numérique via la géolocalisation, le digital et les réseaux sociaux. Les cookies ne se mangent plus; ils nous surveillent. »
Virtuel, réel : difficile de dire qui aura le dernier mot. Et c’est tant mieux pour le lecteur!

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Natacha Nisic présente La zone des murmures © Editions TohuBohu

Les premières pages du livre
« Nous sommes partis, cheveux au vent et la fleur au fusil, laissant derrière nous, à Paris, tous nos objets connectés. J’ai juste emporté un appareil photo numérique, qui ne sert qu’à prendre des photos et à rien d’autre, et qui se recharge avec une batterie, à l’électricité ; je l’ai trouvé chez Frankie.
Dépourvue de tout autre appareil électronique et en particulier de téléphone, je me sentais bizarrement vulnérable. Davantage concentrée sur ce que je faisais, attentive à chacune de mes actions ainsi qu’aux directions à prendre, je répétais chaque geste, regardais autour de moi comme si j’étais sous surveillance. N’ayant plus droit à l’erreur ni à la distraction, je reprenais en quelque sorte possession de mon corps devenu par les circonstances autonome. Retrouver Frankie à la gare m’a rassurée. Je pouvais enfin me laisser aller, déployer mes pensées… Je lui ai renvoyé son sourire avec joie.
On a pris le train lent jusqu’à Aix-en-Provence, loué une voiture basique, la moins chère ; un modèle économique à essence, peinture blanche, qui nous attendait à l’emplacement G21250. Nous avons dû marcher dans un parking ouvert, au soleil.
– Le seul problème, a dit Frankie en fixant l’horizon où se découpaient les montagnes, ce sera de trouver une station pour faire le plein. »

Extrait
« Une voix s’éleva dans la pièce, couvrant les murs fissurés d’une tendre mélancolie: « Bonjour mon chéri, c’est maman. J’espère que tu vas bien… Bon, juste pour te dire que je suis partie quelques jours en haute montagne. J’adore cet endroit, c’est magique… Le ciel est très pur ici. Je t’embrasse fort. »
Lise me regardait sans comprendre. je me lançai dans une explication en douceur:
– C’est le dernier message que j’ai eu de ma mère. Elle était institutrice lorsqu’on habitait au Poil. Elle a disparu du jour au lendemain sans plus jamais donner de nouvelles. J’avais effacé son message de mon téléphone mais, avec le temps, je m’en suis souvenu, mot pour mot. Grâce aux logiciels de l’agence, j’ai réussi à reproduire sa voix et à reconstituer son message.
J’insistai sur le mot pour mot. Inquiète, Lise se mit à frissonner. Je poursuivis en contemplant ses ongles peints en jaune:
– Excuse-moi, ce n’est pas le bon moment pour te raconter tout ça, mais tu me demandais ce que je faisais dans cette boîte…
Lise ne réagit pas; elle devait être encore sous le choc de la tempête qui avait éclaté au bureau en fin d’après-midi. »

À propos de l’auteur
Natacha Nisic vit à Paris. Lors de ses études de Littérature Générale et Comparée, elle rédige un mémoire de maîtrise sur le thème du surhomme (chez Nietzsche, Fante et Dali). Elle traduit le roman d’un auteur serbe, Rastko Petrovic, pour les éditions L’Âge d’Homme. Le premier roman de Natacha Nisic, intitulé La tentation de Lazar, mettant en scène un anti-héros, paraît chez le même éditeur en 1998.
Suivront Le tatouage d’Eléonore, un texte plus onirique au Castor Astral ; Incendie et Une vague odeur de tabac froid chez Calmann-Lévy. Elle quitte la toile pour retourner au papier avec La zone des murmures, son cinquième roman publié aux éditions TohuBohu. (Source : http://www.natachanisic.com/)

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Marcher droit, tourner en rond

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Marcher droit, tourner en rond
Emmanuel Venet
Éditions Verdier
Roman
128 p., 13 €
EAN : 9782864328780
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule principalement en France, dans les petites communes de Sainte-Foy-Laval, Saint-Léger-de-Vaux, Saint-Amand-les-Aix, ainsi qu’à Hyères, Le Lavandou et Giens. À l’étranger, Nyon, Mykonos ainsi que Luanda, Anvers ou Dubaï sont évoqués.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Atteint du syndrome d’Asperger, l’homme qui se livre ici aime la vérité, la transparence, le scrabble, la logique, les catastrophes aériennes et Sophie Sylvestre, une camarade de lycée jamais revue depuis trente ans. Farouche ennemi des compromis dont s’accommode la socialité ordinaire, il souffre, aux funérailles de sa grand-mère, d’entendre l’officiante exagérer les vertus de la défunte. Parallèlement, il rêve de vivre avec Sophie Sylvestre un amour sans nuages ni faux-semblants, et d’écrire un Traité de criminologie domestique.
Par chance, il aime aussi la solitude.

Ce que j’en pense
***
Quoi de mieux, au moment des bonnes résolutions, que de se plonger dans un roman qui a pour thème principal les arrangements que nous ne cessons de faire avec la vérité, les promesses vite oubliées, les compromis qui nous font occulter quelques faits pour n’en retenir que le côté qui nous sert.
L’auteur, qui exerce la profession de psychiatre, a choisi pour illustrer son propos un «héros» atteint du syndrome d’Asperger. Cette forme d’autisme, sans déficience intellectuelle ni retard de langage, se caractérise par des difficultés dans le domaine des relations et des interactions sociales : se faire des amis, comprendre les règles tacites de conduite sociale et les conventions sociales, attribuer à autrui des pensées ou se représenter un état émotionnel.
En revanche, l’Association Autisme France nous apprend également que «les patients atteints du syndrome d’Asperger sont étonnants de par leur culture générale et leur intérêt dans un domaine spécifique dans lequel ils excellent.»
Le narrateur va nous confirmer ce diagnostic tout au long du roman, y ajoutant une définition d’un spécialiste suisse, le professeur Urs Weiss « qui définit le syndrome d’Asperger comme un variant humain non pathologique voire avantageux, puisqu’il garantit, au prix d’une asociognosie parfois invalidante, une rectitude morale plutôt bienvenue dans notre époque de voyous. »
Voici pour le côté théorique, en espérant ne pas vous avoir perdu jusque-là, amis lecteurs, parce que le côté pratique nous offre quelques pages délicieusement jubilatoires sur la mauvaise foi, les secrets de famille plus ou moins bien gardés et l’hypocrisie qui règne en maître dans certaines circonstances.
Il s’agit en l’occurrence d’une cérémonie de funérailles qui déstabilise au plus haut point le narrateur : « Je ne comprendrai jamais pourquoi, lors des cérémonies de funérailles, on essaie de nous faire croire qu’il y a une vie après la mort et que le défunt n’avait, de son vivant, que des qualités. Si un dieu de miséricorde existait, on se demande bien au nom de quel caprice il nous ferait patienter plusieurs décennies dans cette vallée de larmes avant de nous octroyer la vie éternelle; et si les humains se conduisaient aussi vertueusement qu’on le dit après coup, l’humanité ne connaîtrait ni les guerres ni les injustices qui déchirent les âmes sensibles. »
Tout en approuvant cette logique imparable, on va bien vite se rendre compte que l’enfer est effectivement pavé de – telles – bonnes intentions. Faut-il dire que le cousin Henri est le fruit d’un viol, qu’Octave a été tué sur le chemin des dames par un tir venu de son camp, que le grand-mère Marguerite (que l’on enterre) a noué une relation extraconjugale avec un riche voisin et que la tante Lorraine en serait le fruit défendu ? Parmi les petits arrangements avec la réalité que cette dernière nous offre, on peut rajouter les régimes amaigrissants ou les cures thermales aussi sensationnels que sans résultats qu’elle suit année après année. On citera encore les positions politiques diamétralement opposées des cousines Marie et Christelle qui n’ont aucun scrupule à agir en opposition avec leur discours.
On se régale de ce petit jeu de massacre, agrémenté par les deux passions de notre homme, à savoir le jeu de scrabble et les catastrophes aériennes.
Et s’il vous fallait un argument supplémentaire pour vous plonger dans ce livre, terminons avec une histoire d’amour. Sophie Sylvestre, croisée sur les bancs de l’école, pourrait en effet devenir la plus heureuse des femmes, car un mari atteint du syndrome d’Asperger lui offrira un «gage de franchise, de réserve et de probité amoureuse.»
Mais je vous laisse découvrir par vous-même comment cette possible idylle va se développer…

Autres critiques
Babelio 
BibliObs (Jacques Drillon)
L’Express (Delphine Peras)
Atlantico.fr (Marine Baron)
La Montagne (Muriel Mingau)
L’Alsace (Jacques Lindecker)
Toute la culture (Jérôme Avenas)
Blog Le littéraire.com
Les mauvaises fréquentations, le blog de Thierry Savatier
Blog Les livres de Joëlle 
Le blog Charybde 27 
Blog Clara et les mots 

Les premières pages du livre (pdf)

Extrait
« Ma tante Lorraine, encore elle, a obtenu de lire un poème de son cru dont l’indigence le dispute à l’insincérité: « Maman joyeuse, maman rieuse, maman gracieuse, maman rêveuse, maman chaleureuse, maman travailleuse, maman berceuse, maman fabuleuse, maman facétieuse, maman lumineuse, maman tricoteuse, maman audacieuse, maman généreuse, maman fougueuse mais
surtout maman heureuse. » Certes, ma grand-mère Marguerite entretenait sa maison et aimait tricoter, mais pour le reste le portrait prend beaucoup de libertés avec le modèle. Quitte à retenir cette forme littéraire simplette, à la place de ma tante Lorraine j’aurais personnellement écrit « Maman menteuse, maman grincheuse, maman teigneuse, maman coureuse, maman oublieuse, maman rabâcheuse, maman truqueuse, maman râleuse, maman boudeuse, maman sermonneuse, maman cauteleuse, maman querelleuse, maman chicaneuse, maman rancuneuse, et surtout maman malheureuse ».. (p. 12-13)

A propos de l’auteur
Emmanuel Venet est psychiatre, il vit à Lyon où il est né en 1959. (Source : Éditions Verdier)

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