Le Maître du Mont Xîn

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En deux mots
Soyindâ et Yarmâ sont deux amies qui rêvent d’évasion. Intrépides, elles partent pour Melgôr où elles espèrent que leur talent de danseuses séduiront le Prince. Elles ne sont qu’au début d’un périple qui va les séparer et conduire Soyindâ autour du monde en quête de liberté et du secret du Maître du Mont Xîn.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La quête d’une vie

Il aura fallu près de dix ans à Gérard Adam pour mettre un point final à ce roman de plus de 600 pages, sans doute l’œuvre de sa vie pour cet écrivain-éditeur qui nous entraîne dans n pays imaginaire sur les pas d’une jeune fille en quête d’émancipation. Un parcours initiatique qui est aussi un cheminement spirituel.

«Moins austère que ses deux vis-à-vis qui masquent au loin le Tara-Mayâm, point culminant et mont sacré de Melgôr, le Mont Xîn héberge le Maître qui, de son ermitage, veille sur l’harmonie de l’univers.» C’est là que vit Soyindâ, petite fille solitaire qui préfère courir la montagne avec ses chèvres que se mêler aux villageois. Curieuse et intrépide, elle va s’amuser à imiter un insecte et se découvrir un don pour la danse qu’elle va partager avec Yarmâ, sa grande amie qui lui fait découvrir tout ce qu’on lui enseigne. Bien vite, les deux inséparables jeunes filles ont envie d’évasion et se mettent en route vers Melgôr où elles espèrent danser pour le Prince, mais sans savoir comment attirer son attention. Leur périple va d’abord les conduire chez l’oncle Badjô qui voit dans leur passion le moyen de faire fructifier son commerce très lucratif. Il les exhibe devant des débauchés dans son soi-disant temple jusqu’au jour où elles sont arrêtées puis emprisonnées.
Mais le Prince a été informé de leurs talents et les réclame à la cour. «Par des voies tortueuses, le rêve qui les a aspirées à Melgôr devient réalité, alors qu’il n’a plus de sens».
Elles ne vont cependant pas seulement divertir la cour mais aussi suivre ses déplacements. C’est ainsi que Soyindâ et Yarmâ vont se retrouver dans leur village natal. Loin d’un retour triomphal, ce sera d’abord l’occasion pour Soyindâ d’accompagner les dernières heures de sa mère et de faire la connaissance de Maud de Bareuil, une ethnologue venue «recueillir le récit fondateur transmis de génération en génération». Elle en fera ensuite un best-seller traduit dans de nombreuses langues et révélant «au monde l’existence d’un culte sur le Mont Xîn, qui faisait de l’érotisme une voie spirituelle».
Maud va proposer à l’orpheline de la suivre dans sa tournée de présentation dans les universités. Elle va accepter et découvrir l’avion, le passeport et l’autre côté du monde, très à l’ouest.
C’est durant ce périple dans un pays ressemblant fort aux États-Unis – le parti-pris de l’auteur étant de recréer un monde sans mention de ville sou pays existants – qu’elle va aller de découverte en découverte avant de se joindre à un groupe de jeunes très flower power, avec lequel elle va pouvoir mettre son talent au service d’une nouvelle musique. Leur groupe «ColomboPhil» va assez vite connaître la notoriété, ce qui n’est pas forcément une bonne nouvelle pour Soyindâ dont le passeport est échu. Elle finira par être arrêtée, incarcérée, jugée et expulsée.
Mais un nouvel ange protecteur viendra à son secours. Un producteur qui croit en elle et la conduira via son yacht dans son hacienda. C’est là que Soyindâ va comprendre «que sa route, dès le départ, s’est écartée de celle que foulent la plupart des femmes de tous les continents. Elle dispose d’une absolue maîtrise de son corps, elle peut exprimer, par le geste et le mouvement, le plus infime frémissement de son être au sein de l’univers, mais des émotions les plus simples elle a tout à apprendre».
Le parcours initiatique se poursuit pour la danseuse qui va apprendre à intégrer un ballet, tourner dans un film, entamer une longue tournée. «La danseuse cosmique s’est haussée au rang d’un art sacré universel, a célébré la critique. (…) Les plus grands noms de la danse ont exprimé leur admiration».
On pourrait penser désormais Soyindâ au faîte de sa gloire, heureuse et épanouie, mais ce serait oublier le moteur de toute son existence, la quête spirituelle qui va la ramener sur les flancs du Mont Xîn.
Gérard Adam, qui a mis presque une décennie pour écrire ce pavé de plus de 600 pages, donne ici la pleine mesure de son talent. À son goût de l’aventure, sans doute acquis au fil de ses nombreux voyages et affectations en tant que médecin militaire, vient ici s’ajouter la quête de spiritualité. Sans doute un besoin, au soir de sa vie, de donner au lecteur un viatique sur le chemin escarpé de l’existence. Que l’on se rassure toutefois, il n’est pas ici question de morale – ce serait même plutôt l’inverse – mais bien davantage de perspectives qui donnent envie de partir à son tour en exploration, de se nourrir du savoir des autres, de chercher sa propre voie. Une belle philosophie, une leçon de vie.

Le Maître du Mont Xîn
Gérard Adam
Éditions M.E.O.
Roman
624 p., 29 €
EAN 9782807003507
Paru le 6/10/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
Deux femmes gravissent les pentes du Mont Xîn, où, au XIIe siècle, un couple d’amants philosophes a institué un rite faisant de l’érotisme une voie spirituelle. L’une est novice dans un monastère qui le perpétue sous la houlette d’un Maître vivant en solitaire dans son ermitage. L’autre, Soyindâ, est à chaque étape assaillie par les souvenirs. Enfant «ânaturelleâ», pauvre, solitaire, ostracisée, elle a découvert la danse interdite aux femmes en imitant des animaux, le vent dans les branches, les remous du lac…
Elle a fugué, est devenue danseuse dans un faux temple voué aux ébats de riches débauchés, s’est faite moniale pour suivre son amie d’enfance, puis, défroquée, s’est lancée dans une brillante carrière de danseuse. Avant de se retirer dans l’anonymat, elle vient saluer une dernière fois le vieux Maître dont les jours sont comptés. Roman d’aventure, de quête intérieure et de réflexion. Sur l’art, l’authenticité et ses dévoiements, la sexualité humaine, la spiritualité, l’emprise délétère des religions et des systèmes de pensée, l’inévitable sclérose de toute institution, la relativité de toute morale…
Adam est un auteur qui ne se place ni au centre ni devant le monde, il se poste en bordure de celui-ci, comme on s’aventure au bord d’un gouffre, au risque d’y choir […] [Il] fait à tout moment ressortir cette violence latente qui sous-tend la vie quotidienne […] [une] attention sans complaisance, [une] objectivité sans froideur… (Jacques De Decker, Le Soir.)

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Willy Lefèvre s’entretient avec Gérard Adam à propos de son roman Le Maître du Mont Xîn © Production Willy Lefèvre

Les premières pages du livre
« Des ronces écartées révèlent une sente naturelle. Comme pour lui barrer le passage, une épine s’accroche à la robe de Soyindâ. Vingt pas encore jusqu’à la roche plate où le vieux cèdre se penche sur le lac. Elle se dégage et encourage Singhâ. La novice marque une hésitation, d’évidence elle ignore ce lieu, puis se faufile à sa suite. Sur une branche ployée en dais, une alouette les accueille, gorge rousse et plumage d’argent.
Tant d’arbres ont jalonné sa voie. Le grand pîpàllâ de Melgôr, l’arbre-à-savoir de Tawana et Flor, la glycine de l’Hacienda Ramos, les avocatiers du Convento. Et tant d’oiseaux, les passereaux de la vallée supérieure, le souimanga de Tyran, le colibri de sa terrasse, dont la disparition a préfiguré la débâcle… Émanations de ce vieux cèdre et de son alouette, dont la descendante, éperdument, la salue de son trille.

Comme à cet appel, une flèche de nacre fend la masse opaque des monts Karâm et Fu-tôg. Un trait fuse dans la pointe du V qui les sépare, semblable à ces cavaliers dont la fougueuse avant-garde annonçait jadis au peuple de Bâ-tan que lui venait le Prince d’Airain.

Les monts peu à peu se découpent. Entre eux paraît l’éblouissante voussure que les deux femmes, leur fardeau posé, accueillent paupières closes, bras ouverts, paumes tournées vers l’astre. En contrebas sonnent les cloches. Les tuiles chatoient, une poudre d’argent essaime à la surface du lac.

Dans une fine brise aux senteurs balsamiques, la vallée sort de l’ombre.

Soyindâ peine à reconnaître. La Demeure converse a disparu, de même que la maison de Sathô et la masure qu’il leur concédait, accrochée à son flanc comme une verrue. À leur place, des cubes de béton. D’autres écrasent les habitations polychromes et leur foison de paraboles, envahissent les rives, grignotent les cultures potagères et les orges dorées. Seuls leur résistent au pied des monts la forêt de bambous et le vert luxuriant des plantations de thé.

Les plus grands, aux lisières du bourg, cachent des manufactures où les enfants de Bâ-tan s’usent les yeux et voûtent le dos à fignoler de leurs doigts lestes ces futilités dont « là-bas » est avide, grommelait hier dans l’autocar sa voisine de banquette.

Depuis la nuit des temps, sitôt qu’ils tiennent debout, les rejetons pauvres de Bâ-tan participent au labeur, y acquérant force, habileté, courage. Mais plus rien n’est pareil, se lamentait la femme, ils minent aujourd’hui leur vie à gagner le riz qu’apportent les camions et qui a supplanté notre fungwa d’orge…

Pauvre parmi les pauvres, Soyindâ n’y a pas échappé. Dès qu’elle l’a vue ferme sur ses petites jambes, sa mère ne l’a plus prise aux plantations de thé où les bébés restaient emmaillotés à même le sol. Elle a mené paître leurs deux chèvres, Sauvageonne et la Douce, inestimables présents de Sathô, seul homme de sa maisonnée, entouré de cinq sœurs et nièces. Elle les attelait à une charrette abandonnée que le presque vieillard avait rafistolée pour elle. Au-delà des potagers, elle attachait ses bêtes à un arbre et coupait des joncs dans les criques du lac. Sa besogne achevée, elle dansait, dansait, à voler par-dessus les cimes, à se dissoudre dans la lumière. Quand elle revenait de ce côté du monde, elle reprenait souffle en serrant les chèvres dans ses bras, puis les réattelait et ramenait à la nuit tombante le produit de son labeur, emplie d’une sensation exquise dont elle ne savait pas qu’elle s’appelait solitude.

La danse – un mot qu’elle ignorait – l’a saisie un matin d’été, pour autant qu’il y ait des saisons à Bâ-tan, vallée des Cinq Printemps. Le nez dans l’herbe de la rive, elle débusque un grillon qui, percevant l’intruse, réintègre son trou. Elle reste sans bouger, souffle en suspens. Deux antennes pointent. La tête émerge, puis le corps. La petite bête fait volte-face, présente un croupion qu’elle se met à tortiller. La fillette retient son fou rire. Deux élytres alors se déploient, le cri-cri emplit l’air chargé de senteurs âcres. Traversée d’une joie fulgurante, l’enfant se redresse pour, frénétique, piétiner l’herbe, dandinant son popotin, faisant voleter sa jupette, mimant des lèvres et de la langue. Tellement à son jeu qu’elle ne voit pas s’approcher Korâkh, le petit-neveu de Sathô. Elle revient à elle en entendant ses quolibets, Hou l’ardiyâ, hou la gourgandine ! Il la singe à dix pas, les yeux dardés. Puis il fait mine de baisser sa culotte. Elle se met à hurler. On accourt. Le garnement s’enfuit.

Elle en retient que reproduire l’activité d’un insecte est source d’un bonheur répréhensible. Elle ignore avoir dansé, la langue de Bâ-tan ne connaît pas ce terme et l’unique spectacle qui en tient lieu, le nan-gô, est réservé aux mâles.

Dès lors, bravant les récits qui les peuplent d’êtres maléfiques, la fillette s’imposera de longues marches vers les criques envasées en amont des orges, là où les joncs croissent dru. Et Sauvageonne comme la Douce traîneront leur fardeau sans jamais rechigner. Loin de tout regard, elle se coulera dans chaque bête aperçue, filant dans le ciel, fondue aux vents, bras déployés, poitrine gonflée, chevelure affolée, se glissera dans les craquelures de la terre, la dureté de la roche, le friselis des vagues, le bruissement des feuilles, les festons de lumière qui nimbent les nues.

Au printemps suivant, par une aube où le soleil filtre à travers une mousseline de brume, un spectacle étonnant l’accueille. De partout, pris de folie, surgissent des crapauds qui s’agglutinent, se grimpent sur le râble, tentent de s’en faire choir et repartent à l’assaut. La masse grouille en direction du lac où elle s’immerge.

Elle n’aime pas ces animaux gluants et balourds, au contraire des grenouilles dont les bonds déliés l’inspirent. Allongée sur la rive, elle observe avec fascination autant que répugnance le monstrueux accouplement, grappes de mâles sur une seule femelle, âpres batailles pour déloger celui qui parvient à la chevaucher. Celle-ci s’abandonne, cuisses ouvertes, pattes avant battant l’eau avec mollesse.

Un déclic propulse la fillette. Elle se courbe et se met, avec un frisson inconnu, à les imiter, interminablement, jusqu’à ce qu’épuisée elle s’abatte sur la berge et sombre dans un sommeil peuplé d’étranges sensations. À son réveil, les crapauds ont disparu. Subsistent de troubles réminiscences.

Elle a six ans quand sa mère la surprend dans ses jeux au retour de la plantation où elle cueille le thé blanc pour un riche propriétaire de Melgôr. Elle la morigène, ce sont là tentations de puissances malveillantes qui possèdent l’esprit des filles afin de les emporter dans leurs grottes et les transformer en ardiyâ, qui envoûtent les hommes, les arrachent à leur foyer. Si la petite n’a pas de père, c’est que l’une de ces démones l’a entraîné avant qu’il ait pu épouser la femme qu’il avait séduite.

Ardiyâ ! Le terme employé par Korâkh, avec celui de gourgandine, quand il l’avait surprise à imiter le grillon !

Soyindâ se mure en elle-même. Et sa mère, désespérée, comprend que menaces et supplications seront vaines, que sa fille porte dans son sang la tare paternelle. Qu’y faire ? La cueillette du thé rapporte à peine de quoi se cuire une crêpe d’orge ou de la fungwa, jeter un piment dans une poêlée de fèves. Sans mari, si l’on veut boire un bol de lait ou compléter le repas d’une cuiller de caillé, il faut bien couper des joncs et mener paître les chèvres.

Le chant sacré s’élève tandis que sonnent les cloches. Conduite par Mâa Yarmâ, la file des moniales franchit le portail du temple et ondule à flanc de mont vers le monastère des hommes, sur l’autre face de la saillie rocheuse. On est veille de pleine lune. Tout le jour, ils et elles vont chanter, puis méditer la nuit entière. Et à la prochaine aube, par la Sublime Communion, pour que l’univers soit en ordre, fusionneront les essences mâle et femelle.

Il en va de même à chaque lunaison, de l’équinoxe au solstice. Et du solstice à l’équinoxe, les moines feront la route inverse.

Au moins, cela n’a pas changé. Sinon que la file est moins longue.

Beaucoup moins longue…

Soyindâ, ces jours-là, quittait la masure aux dernières étoiles. Chaque bras au cou d’une chèvre, elle suivait la pérégrination des moines en toge grenat ou des moniales en robe safran, une fleur d’hibiscus piquée dans leurs cheveux. Elle tremblait d’exaltation devant les mystères interdits. Et quand se refermait le portail, la danse la saisissait.

Ainsi, par un de ces matins, le plus limpide que Bâ-tan ait vécu, elle s’harmonise au chant et au tintement des cloches. Les oiseaux pétrifiés d’harmonie retiennent leur gazouillis.

Quand elle reprend haleine, une fillette inconnue la contemple.

Entre Yarmâ et Soyindâ, l’amitié jaillit comme source du roc.

Les néons cessent de clignoter aux abords de l’ex-caravansérail mué en gare routière. Une moto fracasse le charme, un camion klaxonne, l’autocar pour Melgôr s’ébranle en pétaradant. Les enfants, jupe ou short marine, chemise blanche et cartable au dos, convergent vers le cube qui a remplacé la Demeure converse où vivaient moines et moniales qui avaient failli à la maîtrise du corps ou au détachement du cœur. Leur communauté cultivait des champs qui approvisionnaient les deux monastères, s’adonnait à l’artisanat et veillait sur la progéniture dont la survenue les avait menés là. Elle y tenait aussi un lazaret, enseignait lecture, écriture et calcul aux rejetons des familles aisées, garçons un jour et rares filles le lendemain. Yarmâ en faisait partie, Soyindâ n’avait pas cette chance. Mais lorsqu’elles se retrouvaient, son amie lui transmettait ce qu’elle savait et apprenait d’elle à danser.

La Demeure menaçait ruine, expliquait hier Mâa Yarmâ, devenue supérieure, Tara-Mâa, du monastère des femmes, quand Soyindâ lui a exposé son vœu de monter saluer le Maître avant de disparaître à jamais sur sa route. De toute façon, converses et convers la désertaient, lassés de vivre dans un confort spartiate et les contraintes de la vie collective, et profitant de la levée, par le nouveau régime, de l’interdiction de quitter la vallée. Dans l’enfance des deux amies, quelques rares déjà parvenaient à s’enfuir, affrontant seuls pour gagner Melgôr la traversée périlleuse des montagnes. À présent, lettrés et habiles de leurs mains, ceux qui restent à Bâ-tan s’installent en couples ou petites communautés. Certains se font guides pour les touristes qu’allèche une foison de livres, des plus érudits aux plus farfelus, sur le culte du Mont Xîn. Les veilles de pleine lune, ils embarquent à Melgôr dans des pullmans climatisés pour découvrir la procession à l’aube, visitent le musée où l’on a transféré la frise de la façade et les sculptures de la Chambre secrète, déjeunent au bord du lac et s’en retournent, moisson faite de films et de photos. Des routards empruntent la ligne régulière, passent quelques nuits dans un des motels qui se sont multipliés, mais ne s’attardent guère après avoir constaté que rien dans le bourg n’évoque la tradition qu’ils sont venus chercher, hormis le Sanctuaire de la Sublime Communion, devant la gare routière, qui a remplacé la Maison de la Joie et où des gourgandines – ce vocable désuet qu’a choisi l’ethnologue Maud de Bareuil pour traduire le terme local désignant les prostituées – prétendent initier au rite.

On a installé les derniers convers dans un home de retraite et le nouveau régime leur a concédé une pension chiche en échange de l’antique édifice qu’il a fait abattre après en avoir sauvé les statues, pour ériger une école à sa place. Mâa Yarmâ ne contestait pas cette décision, encore moins qu’on ait rendu l’enseignement obligatoire, même si cette obligation reste lettre morte pour les familles pauvres dont le travail des enfants assure la survie. Elle déplorait par contre cette verrue au cœur de Bâ-tan. Il en allait de même pour toutes les constructions neuves, hôtel de ville, poste, gare routière, hôpital, musée, manufactures. Seules s’en distinguaient par leur kitsch les villas des hauts fonctionnaires et les résidences d’été que se faisaient bâtir sur les rives du lac les dirigeants de Melgôr enrichis par le commerce du thé.

Notre pauvreté n’était pas misère, a soupiré la Tara-Mâa. Ta mère n’avait pas le sou et la mienne jouissait d’une pension décente, mais nos vies ne différaient guère. Avant notre fugue à Melgôr, nous n’avions aucune idée de ce que signifiait l’opulence. Quand le Prince venait au printemps, son équipage et sa Cour appartenaient au domaine des légendes. Nous dansions, jouions de la flûte et nous sentions libres. Il aura fallu pour que je le comprenne que ce mot n’ait plus d’importance à mes yeux : nous étions heureuses.

Jadis, dans la vallée, on eût lapidé une femme séduite et abandonnée. Les mœurs s’étaient adoucies, mais on n’adressait pas la parole à la mère de Soyindâ. On la craignait, elle avait troublé l’ordre et tout chaos attire le malheur. Les commères boursouflées par les grossesses redoutaient que l’esseulée en mal d’amour tourne la tête à leur mari. D’autant que, dans son infortune, elle restait la plus belle femme du bourg. Les voisines interdisaient à Korâkh et aux autres de la maisonnée de jouer avec « la fille de l’ardiyâ ». Solitaire et heureuse de l’être jusqu’à la venue de Yarmâ, Soyindâ était à Bâ-tan l’unique enfant sans géniteur. Sitôt qu’elles surprenaient la présence de la fillette, les mégères d’à côté se taisaient avec des indignations de vieilles chattes délogées. Mais, par-dessus la palissade, la gamine grappillait des bribes de récit, perles qu’enfilait son imagination en une parure de reine.

Grâce à sa nouvelle amie, dont la maman raffolait des ragots, elle a su que Sathô était l’oncle de son père putatif. Les hautaines voisines se révélaient dès lors grand-mère, grand-tantes et tantes, le vaurien de Korâkh petit-cousin. Sathô avait longtemps été le maître du nan-gô, fonction honorée, bien rémunérée. Voué à sa passion, il ne s’était pas marié, mais il avait pris sous son aile son neveu, fils de son frère tôt disparu, qui avait hérité de ses dons. Il en avait fait l’étoile de la troupe et le préparait à lui succéder. Bien des femmes espéraient pour gendre cet homme de belle prestance, au visage avenant. La fille d’un modeste bourrelier, dont la mère était morte en couches, aussi jolie fût-elle, n’avait pu le séduire qu’à l’aide de sortilèges. Qui se sont retournés contre elle quand, épouvantable scandale, elle s’est retrouvée enceinte. Pressé par Sathô, le suborneur a promis de l’épouser.

À chaque équinoxe de printemps, le Prince rendait visite aux monastères du Mont Xîn, s’enquérant des besoins, ordonnant réparations et travaux d’entretien, agréant comme novices les postulantes et postulants admis durant l’année. Ses gens dressaient aux marges du bourg un camp de tentes à ses couleurs. Les autochtones l’y honoraient par un festin et un spectacle nan-gô. Cette année-là, après la prestation collective, le futur père avait exécuté seul une chorégraphie de son cru.

Le lendemain, quand la suite était repartie, on n’avait plus trouvé le jeune homme. Un cavalier de l’arrière-garde avait laissé entendre que le Prince l’avait prié de le suivre, lui promettant honneur et fortune à sa Cour. Un autre, qu’une suivante s’était éprise de lui et que le Prince avait agréé leur union.

Voilà pourquoi Sathô, honteux de la désertion de son neveu, avait cédé à la jeune fille cette ancienne remise où une converse l’avait accouchée. Pourquoi il avait offert les deux chèvres et parfois, en cachette, glissait à Soyindâ les seules friandises qu’ait connues son enfance. Nul n’avait revu le suborneur. Des caravaniers avaient colporté que le monarque d’Oulôr-Kasâa, en visite à Melgôr, l’avait tellement admiré qu’il avait prié son hôte de le laisser venir à sa propre Cour. Il y aurait trouvé la mort. On évoquait succès féminins, jalousie, poison.

Quant au bourrelier, il avait répudié sa fille scandaleuse et n’a jamais voulu voir sa petite-fille. Sans Yarmâ, Soyindâ n’aurait pas su que cet homme, qu’elle apercevait au marché de loin en loin, était son grand-père.

Près d’un an avant Soyindâ, Yarmâ était née à Melgôr. Un flûtiste de l’orchestre princier s’était épris d’une jeune fille de Bâ-tan pendant la visite annuelle, et le Prince avait accepté qu’elle le suive à la capitale. Yarmâ était le fruit de cette union. Elle avait huit ans lorsqu’une fièvre avait emporté son père. Sa mère était revenue dans sa vallée natale, vivre d’une pension trop maigre pour Melgôr, mais confortable ici. Yarmâ se sentait étrangère. Les dialectes différaient, ses compagnes à l’école de la Demeure converse riaient de son accent. Il lui eût fallu, pour être admise, faire bloc avec elles dans leurs engouements et leurs exclusions. Mais, d’avoir grandi au milieu d’artistes, elle exécrait la vulgarité. Le rejet de Soyindâ l’avait heurtée.

Elle venait de naître lorsqu’au printemps suivant la Cour était revenue à Bâ-tan. Longtemps après, son père exaltait encore la prestation merveilleuse d’un jeune homme. On n’avait jamais rien admiré de semblable, il ne s’agissait plus de nan-gô, on eût dit que le ciel, les monts, le lac se transfiguraient en lui. Après l’avoir gratifié, le Prince l’avait prié d’intégrer sa troupe et il avait fait route avec eux. Il n’était pas question de suivante. Yarmâ se souvenait confusément qu’un soir cet homme, devenu fameux, leur avait rendu visite. Elle conservait des réminiscences de son père jouant de la flûte et de l’invité dansant. Mais sa mère avait maintes fois évoqué cette visite et Yarmâ avait pu se construire ces images à partir des récits maternels. Ou ceux-ci les avaient-ils maintenues à fleur de mémoire ? L’hôte, en tout cas, n’était pas revenu.

Mais quand, dissimulée dans l’ombre d’un bosquet, elle avait admiré Soyindâ, les ravissements de ce lointain soir étaient remontés, de même que la mouvance d’un banc de poissons soulève la vase entre deux eaux.

Ainsi Soyindâ a-t-elle découvert que son jeu, dans la langue de Melgôr, s’appelait danse. »

Extraits
« Moins austère que ses deux vis-à-vis qui masquent au loin le Tara-Mayâm, point culminant et mont sacré de Melgôr, le Mont Xîn héberge le Maître qui, de son ermitage, veille sur l’harmonie de l’univers. Ses monastères, accrochés aux flancs d’un éperon et cachés l’un à l’autre, sont visibles de toute la cité dont leurs cloches rythment la vie. Ainsi, de sorte que moines et moniales s’ignorent, mais en permanence rayonnent sur le peuple, en décida jadis le Fondateur. Ainsi le confirma le Prince d’Airain qui vivait en ces temps de légende.
Le lac de Bâ-tan, étiré entre le Mont Xîn au couchant, les monts Karim et Fu-tôg au levant, a donc une berge profane et une sacrée. À hauteur de l’éperon les relie une passerelle qu’empruntent moines et moniales pour procéder aux rites.
Nul autre ne la franchit sans autorisation.
L’ethnologue Maud de Bareuil, lors de son premier séjour à Bâ-tan, a recueilli le récit fondateur transmis de génération en génération. Dans un ouvrage traduit en de multiples langues, elle a révélé au monde l’existence d’un culte sur le Mont Xîn, qui faisait de l’érotisme une voie spirituelle. » p. 18

« Soyindâ comprend que sa route, dès le départ, s’est écartée de celle que foulent la plupart des femmes de tous les continents. Elle dispose d’une absolue maîtrise de son corps, elle peut exprimer, par le geste et le mouvement, le plus infime frémissement de son être au sein de l’univers, mais des émotions les plus simples elle a tout à apprendre. » p. 264-265

« La danseuse cosmique s’est haussée au rang d’un art sacré universel», a célébré la critique. D’immenses foules, «sentant qu’une fêlure s’entrouvrait vers elles ne savaient quoi », l’ont plébiscitée au point qu’elle a prolongé de deux ans l’habituelle tournée. Les plus grands noms de la danse ont exprimé leur admiration. Au journaliste qui lui demandait ce qu’il pensait de son ex-partenaire, Gil a déclaré que Madame Soyindâ était au-delà du stade où comprendre a un sens. Quelques sectes obnubilées par sa nudité ont vainement vitupéré. Vitupérations d’autant plus stupides que le corps féminin s’exhibait partout pour vendre n’importe quoi. » p. 505-506

À propos de l’auteur
ADAM_Gerard_©DRGérard Adam © Photo DR

Gérard Adam est né à Onhaye, petit village près de Dinant, le 1er janvier 1946 à 21 heures. Ce qui fait de lui «un capricorne ascendant lion».
Hanté par le monde dès ses premiers jeux d’enfant et la lecture de Tintin, il a l’opportunité de concrétiser ses rêves lorsque, avec sa mère et ses deux frères (un quatrième viendra compléter la famille par la suite), il rejoint au Congo son père qui bétonne le barrage de Zongo. Interne à Léopoldville, Gérard Adam est fasciné par un instituteur qui lit à ses élèves Romain Rolland. C’est à ce moment qu’il décide de sa vocation d’écrivain.
Malheureusement, une tuberculose de son père met fin à l’épisode colonial. Ses parents sont rapatriés pour trois ans de sanatorium. La famille dispersée, Gérard Adam vit à Beauraing, chez son grand-père qui a épousé en secondes noces une femme énergique et maternelle, qui comptera beaucoup pour lui. La famille se retrouve ensuite à Wandre, corons miniers, et des copains sont issus d’une immigration bigarrée.
Latin-mathématiques à l’Athénée d’Herstal où il est bon élève, ballotté entre les hypothénuses et les déclinaisons. Après les grèves de 60 (où il assiste en spectateur bouleversé à l’attaque de la grand-poste), son père perd son emploi de clicheur à La Wallonie et se recase comme ouvrier dans une petite entreprise métallurgique. Suite aux difficultés matérielles, Gérard Adam entre alors à l’École des Cadets, où, pour supporter la réclusion, (il) se plonge dans l’étude et lit dans le désordre tout ce qui lui passe sous les yeux. Premiers poèmes, enrobés d’un fatras d’adolescence. Pour une revue qu’il a lui-même fondée, La Pince à Linge, il écrit à une jeune fille dont il a lu un poème dans Le Soir; il rencontre ainsi sa future femme, la peintre et poétesse Monique Thomassettie. Candidatures en médecine accomplies à Liège pour le compte de l’armée. Mariage en 1967 puis doctorat à l’U.L.B.
En mai 1968, flirte avec la contestation. Vélléités d’écriture de plus en plus éphémères. Médecin militaire, il découvre que le mélange d’action et d’humanisme impliqué par cette profession ne lui convient pas trop mal: deux années en Allemagne, puis le Zaïre, Kitona, Kinshasa. Voyage en Amérique latine, Opération Kolwezi en 1978. Expériences intenses qui lui fourniront la matière de L’arbre blanc dans la forêt noire dont la rédaction s’étalera de 1978 à 1984. Une somme manuscrite de 850 pages élaguée et réduite finalement à 450 pages.
En 1979, il est muté à l’École Royale Militaire dont il deviendra le médecin-chef. Naissance d’une fille, Véronique, en 1980.
Parution à l’automne 1988 du premier roman, dans l’indifférence quasi générale, avant que l’ouvrage n’obtienne le prix NCR 1989. Après Le mess des officiers, recueil de nouvelles, les éditions de la Longue Vue abandonnent la fiction. Les livres suivants paraîtront chez Luce Wilquin éditrice : La lumière de l’archange est finaliste du prix Rossel 1993. Oostbrœk et Prométhée, une nouvelle du recueil Le chemin de Sainte-Eulaire est finaliste du Prix «Radio-France Internationale 1993» … la semaine de la publication du livre, et doit donc être mise hors concours pour le tour final.
En 1994, Gérard Adam séjourne quatre mois et demi en Bosnie avec les Casques bleus. À la demande de Pierre Mertens, il publie son carnet de bord La chronique de Santici, puis des nouvelles inspirées par cette expérience La route est claire sur la Bosnie. Son roman Marco et Ngalula (1996) sera le premier d’une série d’une vingtaine de romans et recueils de nouvelles. Également traducteur du bosno-croate, Gérard Adam est titulaire de plusieurs prix littéraires et a obtenu le prix international Naji Naaman pour l’ensemble de son œuvre. Il préside aujourd’hui les éditions M.E.O.

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Marche en plein ciel

ABOLIVIER_marche_en_plein_ciel

En deux mots
Un besoin d’air, de nature, de voyage et voici la narratrice en route pour Clermont-Ferrand d’où elle marchera jusqu’en Provence. Sur les pas de Stevenson, elle va cheminer avec Marvejols et son ânesse, rencontrés en chemin.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas de Stevenson dans les Cévennes

Gwenaëlle Abolivier a choisi le voyage à pied, de Clermont en Provence, pour se ressourcer et (re)découvrir l’œuvre de Stevenson qui l’a précédé sur ces chemins. Un cheminement érudit et revigorant!

Qui n’a pas ressenti ce besoin, après le confinement, de prendre l’air, de sortir de son quotidien, de s’ouvrir au monde. La narratrice de ce court mais savoureux roman ne tergiverse pas. Nourrie des écrits de bon nombre de glorieux prédécesseurs, de Stevenson à Bouvier, elle prend le train pour Clermont-Ferrand. Depuis le cœur de l’Auvergne, elle entend marcher jusqu’en Provence en essayant d’éviter les routes asphaltées et les grands centres urbains.
À peine les premiers kilomètres parcourus, elle trouve la confirmation de son intuition: «La marche nous augmente intérieurement d’un espace qui fait que nous devenons plus grands que nous-mêmes. Quelque chose en nous s’ouvre et s’étire, en même temps que notre conscience se déploie. On s’enrichit d’une présence au monde, d’un regard plus large et plus précis, d’une empathie envers les autres. Tout autour de nous se met à exister.»
Au détour du chemin, elle va faire la connaissance d’un voyageur qui partage son état d’esprit. Marvejols a choisi de faire la route avec Luce, une ânesse. Comme le faisait Robert Louis Stevenson. L’occasion de lui raconter les circonstances qui ont mené le futur auteur de L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde et de L’île au trésor à parcourir les Cévennes. Ce qui va s’avérer un voyage initiatique a commencé par un besoin de fuir le carcan familial et de tenter d’oublier un chagrin d’amour. Avec son âne, qu’il maltraite tout au long de la route, il va cheminer dans une contrée inconnue pour lui et apprendre à observer et à noter, qualités qui lui seront très utiles quand il explorera la Californie et parcourra les mers du sud. Et si les voyageurs d’aujourd’hui se rendent très vite compte que la route prise par l’auteur écossais n’existe plus ou très partiellement et que RLS est d’abord un outil de marketing, ils ne peuvent s’empêcher de faire le parallèle avec leur voyage. À chaque fois qu’ils se retrouvent au détour du chemin Marvejols en redemande, avide de connaître toute l’histoire. Alors l’érudition de notre narratrice fait merveille, ajoutant bientôt un autre voyageur à son récit, John Muir. Car «tous deux furent contemporains et originaires de la côte est de l’Écosse. Ils ont reçu la même éducation presbytérienne: rigide, brutale, où l’instruction et la religion étaient centrales. (…) Ils auront, tous deux, la chance de découvrir des forêts et des grands espaces naturels non encore défoliés.»
Tout à la fois ode au voyage à pied et bréviaire de la lenteur, ce roman est aussi un guide pour observer la nature et la respecter. Au-delà de la performance, ces pas sur les chemins d’une autre France sont aussi un appel à s’émerveiller, à échanger Un rendez-vous avec le meilleur de ce sentiment à redécouvrir sans cesse, l’humanité.

Marche en plein ciel
Gwenaelle Abolivier
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
122 p., 13 €
EAN 9782361399023
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, de Clermont-Ferrand jusqu’à la Provence, en passant par Neussargues, Issoire, Aumont-Aubrac, Chassaradès, Sainte-Énimie, Meyrueis, Avèze, Montdardier, Navacelles. Des souvenirs de Rennes, du Vercors, des Pyrénées, de Corse ou encore du Portugal sont également évoqués.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Partie dans les Cévennes, sur les traces de Stevenson, Gwenaëlle Abolivier orchestre une ode à la liberté.
En arpentant le chemin emprunté par Robert L. Stevenson il y a plus d’un siècle, Gwenaëlle Abolivier harmonise deux passions : l’écriture et la marche. Chaque pas qui l’éloigne de l’immobilité du quotidien, l’ouvre davantage à la littérature ; elle fait corps avec le paysage cévenol qui accueille son évasion. Sous le ballet aérien des milans royaux, elle partage l’errance du voyageur Marvejols et de Luce, son ânesse, – rencontrés au détour des sentiers – le temps d’une parenthèse consacrée à l’écoute du vivant. Au fil de ce voyage où elle tutoie le ciel, la solitude lui ouvre l’espace nécessaire pour réfléchir à la course du monde à travers le pays découvert. Bien plus qu’un journal de marche, Gwenaëlle Abolivier nous offre une méditation en mouvement où le rythme et l’effort de ses pas impulsent une écriture poétique qui délivre le récit.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Le Télégramme
Journal Ventilo (Simone d’Abreuvoir)
Blog Les passions de Chinouk
Bog Les petites lectures de Maud
Blog La constellation livresque de Cassiopée


Gladys Marivat vous invite cette semaine à découvrir Marche en plein ciel de Gwenaëlle Abolivier © Production Le jour du Seigneur

Les premières pages du livre
« En ce début de printemps, la France est un pays aux regards vides et aux volets clos. Dans cette perte des repères, plus personne ne sait quelle heure et quel jour sont accrochés aux horloges de l’existence. Seuls les bébés aux yeux ronds apportent la preuve que je suis bien vivante. Je suis montée dans le dernier train avant que la ville ne se renferme totalement sur elle-même. Direction Clermont-Ferrand. « Finis les temps modernes », crie un homme qui se trouve dans le même compartiment. « Miser le tout pour le tout ! » lance-t-il à nouveau. Il porte des chaussures aux reflets de nuage et ne cesse de dire que « le temps n’a plus la même valeur. Le monde s’est figé. L’heure est à la fugue. »
Mon idée a germé en l’espace d’une nuit : partir marcher, traverser les grands pâturages du centre de la France, retrouver une liberté de mouvement sur les anciens chemins de transhumance qui relient l’Auvergne à la Provence. Ces fameuses drailles ont vu passer tant de chemineaux accoutumés et de pèlerins assoiffés.
Je viens d’arriver dans un paysage de volcans endormis qui rappelle en miroir inversé une étrange vision des antipodes : Auckland, la capitale du long nuage blanc, où s’étendent entre ses mamelons océaniens des habitations légères. C’est le souvenir du bout du monde qui surgit peu après la démesure des parkings déserts et des grandes surfaces. À la sortie de la ville, l’eau des rivières dévale, épaissie de limon rouge. Les derniers orages ont ébranlé la région et la terre continue de vomir des cataractes impressionnantes. Les rares passagers sont apparemment habitués à ces épisodes de crues effrayantes qui ont éventré les routes et emporté les ponts. Perdus dans leurs pensées, ils regardent, résignés, ce spectacle de désolation. À Neussargues, j’ai attrapé de justesse un autre train, plus petit, plus lent. Je m’enfonce toujours plus loin dans la fourrure du paysage en me disant qu’il me faudrait plusieurs vies pour goûter à tous ces villages perchés.
C’est à Issoire, dans un clin d’œil de lumière, que j’ai vu les premiers signes : un couple d’oiseaux, ailes digitées en lente descente hélicoïdale, dessine des cerceaux dans un dégradé de cyanotype. Quels sont ces rapaces qui planent en rêve d’Arizona ? Aussitôt mon esprit s’envole. Je me détache de la réalité à mesure que le convoi épouse le chaos des gorges. Malgré les soubresauts du monde, quelle aventure reste encore possible ? Aussitôt, je dégaine mon petit carnet que je porte à la ceinture. En catapultes de phrases, j’écris partout et dès que je le peux. Les oiseaux réapparaissent dans un vol hésitant et finissent par se poser sur le toit d’un entrepôt. Je ne suis plus qu’un point immobile dans ce train qui roule comme un navire et qui à présent vogue dans le cœur rouge du monde. Dans un demi-sommeil les mots montent en panache de méditation : des paroles clairement articulées ricochent sur les rideaux de plantes, canevas tissés de lianes et de hautes fougères. Tout ce vert phosphorescent pour renaître. La pluie continue de s’abattre en baleines de survie. Le ciel en est labouré et se teinte à présent d’un bleu horizon.
*
Après une première nuit dans le village d’Aumont-Aubrac, je me suis engagée sur le chemin, un ancien camino qui emprunte sur plusieurs kilomètres celui de Compostelle. Face à la violence de la dernière catastrophe, je ressens une tristesse insondable. Les ravages sur l’environnement, la destruction programmée de la planète, et plus fondamentalement la perte de la beauté provoque chez moi une inquiétude. À la sortie de la ville, un graffiti tagué sur le mur d’un tunnel m’interpelle et ne me quittera plus : « Quelle est la profondeur de ton abysse ? » Ce vide, tout ce grand vide comme ce ciel sans avion, je cherche à le combler. Dans cette quête d’une nouvelle voie, je plonge mon regard dans le bitume. Le temps aussi est devenu insondable. La marche sera mon antidote : partir pour arpenter les chemins de mes pas cadencés. Les miens comme ceux qui m’ont précédée. Ils tapent, remontent du sol et sonnent comme la cloche des âmes perdues. Sur ce trajet solitaire, les grands espaces se métamorphosent en pensées sauvages. Certaines se balancent en pétales de violettes, d’autres crépitent en éclats de quartz. Toutes ces coquilles telluriques me tombent au fond de l’estomac et créent le précipité de ma démarche. Je veux me nourrir des vallées glaciaires parsemées de bombes volcaniques et de cailloux de granite. Je marche pour me laver, je marche contre le vide, je marche et en appelle au jour d’après.
*
Hier soir, il y a eu un énorme fracas qui venait de derrière les montagnes et les voiles du jour. C’était le tonnerre comme rarement je l’ai entendu. Un ébranlement du monde en son entier : la forêt de tous ses troncs et de toutes ses feuilles a vacillé ainsi que tous les animaux qui la peuplent. L’énorme secousse s’est prolongée dans mon corps et s’en est suivie une pluie torrentielle. Enroulée dans ma cape de feutre, je suis restée des heures lovées sous un gros talus. Je vibre de me sentir en vie au cœur des éléments tout en sentant monter en moi l’intuition du désastre qui se prépare à la surface du monde. Plus rien ne peut désormais m’arrêter et c’est heureux que le pays que je parcours soit vaste. Depuis, plusieurs jours, je progresse sur le dos de volcans endormis. La vallée de terre ocre est un jardin de noisetiers sauvages et de noyers.
*
J’ai toujours aimé marcher. Cela remonte à l’enfance et à l’été de mes onze ans. Mes parents m’avaient inscrite en colonie de vacances. Pour la première fois, j’allais découvrir les contreforts des Alpes. Je me revois au pied d’un car scolaire garé sur un parking chauffé à blanc. Mes cheveux sont coupés au bol, j’ai un sac à dos rouge et mon petit air d’enfant sage comme une image. Une photo en témoigne ! Depuis Rennes, le temps d’une nuit et d’un voyage par la route, j’étais de ce groupe de gamins propulsés dans le massif du Vercors. Là, en l’espace de trois semaines, je suis devenue en partie la voyageuse que je suis restée. Ce fut une expérience fondatrice où j’ai découvert le bivouac et la marche dans les montagnes à vaches. La fatigue, l’endurance aussi, la lenteur : poser un pied après l’autre. Avant je ne savais pas me déplacer autrement qu’en courant et, là, j’ai appris à ralentir et à respirer en silence, à mesurer mon effort. Apprendre à boire lentement quand on a très soif est une chose étonnante. Je ne l’ai jamais oublié. Tout s’est joué, cet été-là, sur les chemins d’altitude, dans l’itinérance et le passage des vallées, à travers les pâturages fleuris, les chemins creux tapissés de fraises sauvages et de prêles : ces petits bambous verts des temps préhistoriques. Le bonheur, c’était l’aventure à hauteur d’enfant, l’eau fraîche des fontaines qui dévalait et tintait comme les cloches des troupeaux, le grand air et la liberté des bivouacs loin du cadre familial, les soirées allongées près du feu à guetter les étoiles filantes ou encore à l’abri des tentes à écouter la pluie et le grondement des orages. Le lendemain, on repartait vers l’inconnu. Depuis, je ne cesse de vouloir revivre ces premières émotions, comme un éternel recommencement, …

Extraits
« La marche nous augmente intérieurement d’un espace qui fait que nous devenons plus grands que nous-mêmes. Quelque chose en nous s’ouvre et s’étire, en même temps que notre conscience se déploie. On s’enrichit d’une présence au monde, d’un regard plus large et plus précis, d’une empathie envers les autres. Tout autour de nous se met à exister. C’est cette même émotion que j’ai recherchée et prolongée en traversant les Pyrénées, de l’Atlantique à la Méditerranée, dans la solitude des sommets et la joie d’un amour naissant, ou encore en faisant le tour du massif du Queyras dans les Alpes. » p. 13

« Je pense à Stevenson et à l’appel du sauvage qu’il ressentira lui aussi en parcourant les Cévennes puis l’Amérique du Nord. À y regarder de près, il y a plusieurs points de convergence entre John Muir et Robert Louis Stevenson. Tous deux furent contemporains et originaires de la côte est de l’Écosse. Ils ont reçu la même éducation presbytérienne: rigide, brutale, où l’instruction et la religion étaient centrales. L’apprentissage de John Muir fut encore plus strict. Il a grandi dans une famille nombreuse avec un père vraiment dur qui menait son petit monde d’une main de fer. John raconte comment enfant son père lui faisait apprendre un si grand nombre de versets de la Bible qu’à l’âge de onze ans il connaissait par cœur quasiment l’Ancien Testament et la totalité du Nouveau. Au moindre faux pas, il recevait de sévères raclées. Robert Louis, quant à lui, était un enfant unique, à la santé très fragile, élevé dans une famille aisée d’Édimbourg. Il fut choyé entre autres par Cummy, sa nurse qu’il adorait et qu’il considérait comme sa deuxième mère. C’est elle qui lui apprit des cantiques et certains versets de la bible. John Muir et Robert Louis Stevenson auront, tous deux, la chance de découvrir des forêts et des grands espaces naturels non encore défoliés. » p. 70-71

À propos de l’auteur
ABOLIVIER_Gwenaelle_©Dany_GuebleGwenaëlle Abolivier © Photo Ouest-France – Dany Guèble

Journaliste et auteure, Gwenaëlle Abolivier est une voix de France Inter. Elle a présenté pendant plus de vingt ans des émissions de grands reportages. Aujourd’hui, elle se tourne vers l’écriture tout en continuant d’intervenir sur les ondes et dans des revues. Elle a notamment écrit Vertige du Transsibérien publié chez Naïve. Depuis février 2022, elle assure la direction artistique de la Maison Julien-Gracq à Saint-Florent-le-Vieil (Mauges-sur-Loire). (Source: Éditions Le Mot et le Reste / Ouest-France)

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Cela aussi sera réinventé

CARPENTIER_c ela_aussi_sera_reinvente  RL2020

En deux mots:
La guerre fait rage entre l’armée de l’OTAN et les «nomades décontextualisés», sans oublier quelques groupes sauvages essayant eux aussi de survivre sur une planète quasi invivable. Mieux organisés et mieux équipés, les nomades vont prendre le pouvoir, mais leur avenir n’en demeure pas moins très incertain.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Quand la planète sera devenue invivable

Christophe Carpentier a imaginé une dystopie qui imagine que la vie sur terre, après un dérèglement climatique qui n’a cessé de s’amplifier, va devenir de plus en plus difficile. Comment dès lors s’inventer un avenir?

C’est au moment où le maréchal de l’OTAN Von Greimstedt rend les armes à Dacia, la représentante des Nomades Décontextualisés (ND) que s’ouvre cette dystopie. La planète est alors dans un état terrifiant. Imaginez que pour survivre, il est essentiel de se déplacer, car la terre est brûlée et n’est plus cultivable, les vents – en particulier Le Vent Obscurcissant numéro 7 qui est le plus dense et le plus meurtrier – sont chargés de particules toxiques, l’eau doit être filtrée et des groupes sans foi ni loi peuvent vous agresser à tout moment. La mobilité aura donc finalement permis aux ND de survivre, d’agréger de plus en plus de personnes et de prendre le pouvoir. Car ils ont mis au point les outils permettant de faire face à ce climat totalement déréglé, aux cyclones surnuméraires et aux champs magnétiques chamboulés. Après avoir constaté «l’étendue des dégâts, tant au niveau géostratégique que dans le cœur de l’Homme», il va maintenant falloir répondre à la seule question qui se pose désormais: peut-on construire un avenir dans un tel monde?
Dans la seconde partie du livre Claire Kraft va tenter de relever ce défi, refaire l’histoire et imaginer à quoi pourrait ressembler ce monde à construire, tenter de théoriser la vie passée, présente et future sur cette terre. Son mari va d’abord la soutenir dans ses réflexions et son projet, avant de la lâcher et de se désolidariser pour rejoindre la vision que défend son fils Harold.
Christophe Carpentier a choisi d’opposer deux visions que l’on peut appeler pour simplifier, la vision masculine et la vision féminine, car France Stein, l’épouse d’Harold, va se rapprocher de sa belle-mère. Claire et France vont choisir de bâtir «sur les contours d’une vérité ancienne et fragile» et vont s’évertuer de l’améliorer. En modernisant les outils et les moyens, à commencer par le système de production d’énergie nomade, la batterie VN 1, mise au point par Tobias Jetzitzak. Ce dernier va choisir d’accompagner France dans un périple risqué. Il va du reste s’achever tragiquement.
C’est alors au tour d’Harold, qui s’était jusque-là opposé à sa mère, de prendre le relais, et de tenter de ne pas répéter les erreurs commises. Et de ne pas donner raison à sa mère qui le voyait «multiplier les coups d’éclat et instaurer une impression de chaos institutionnel qui sera un leurre, car au final, tout ceci débouchera sur une accentuation de la soumission des citoyens à l’égard de l’État».
Le pari peut-il être gagné? C’est tout l’enjeu de cette dystopie qui creuse une thématique déjà abordée par Louise Browaeys avec La dislocation et Pierre Ducrozet avec Le grand vertige. Des romans qui sont autant de pistes de réflexion sur les enjeux écologiques et environnementaux et dont je prends le pari qu’ils constitueront désormais une veine qui va continuer à être exploitée par les romanciers.

Cela aussi sera réinventé
Christophe Carpentier
Éditions Au Diable Vauvert
Roman
272 p., 18 €
EAN 9791030703627
Paru le 10/09/2020

Où?
Le roman se déroule sur l’ensemble de la planète.

Quand?
L’action se situe dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
IMAGINER L’AVENIR N’EST PLUS UN PASSE-TEMPS ANODIN. C’EST DEVENU UN JEU RISQUÉ.
«L’Accablement Climatique est devenu un agent mortifère au service de la Décontextualisation Nomade. Il n’y a pas une parcelle de terrain planétaire qui ne porte pas, soit les stigmates géologiques des cataclysmes en cours d’amplification, soit les stigmates psychologiques des populations sinistrées peinant à cohabiter avec le souvenir de leur vie passée.»
Deux siècles après, nés pour réconcilier le biologique et l’éthique, les Nomades Décontextualisés ont transformé le monde en un lieu où les singularités et les affects n’existent plus. Claire Kraft va le découvrir à ses dépens.
Quelque part entre Gibson et Koltès, une magnifique dystopie philosophique et politique ancrée dans l’actualité.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Le littéraire.com (Darren Bryte)
Blog Just a Word (Nicolas Winter)
Blog Quoi de neuf sur ma pile?

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« L’effondrement du maréchal de l’OTAN Kleist Von Greimstedt est palpable à la façon qu’a son regard de superposer sur chaque objet et chaque être une pulsation de rejet de la réalité. Vouloir que tout soit autrement et ne pas voir son vœu exaucé vide de sa substance première son métier de commander, à qui, à quoi ? Parallèlement au contexte géopolitique mondial en plein bouleversement, c’est sa propre individualité d’officier qui est en train de se déliter. Même le respect hiérarchique sonne pour lui comme un folklore ironique. Lorsqu’il parle à ses hommes – de plus en plus rarement –, il redoute d’entendre le claquement des bottes au garde-à-vous, tout comme enfant il redoutait d’entendre la main de son père gifler sa joue.
Le campement de la 4e division d’infanterie situé en périphérie de Tbilissi-la-calcinée tient en équilibre sur les bases vermoulues de la dignité militaire, alors il se peut que la caravane de nomades décontextualisés en approche soit une bénédiction à ne pas gaspiller. Dacia connaît les ordres que ce maréchal accablé a reçus de longue date : ne pas tenter d’enrôler les nomades décontextualisés, laisser passer leur frêle caravane, ne surtout pas entamer un dialogue prétendument constructif avec eux, ne pas les laisser établir leur camp de base à côté du vôtre. Et pourtant, c’est lui qui a demandé à recevoir Dacia dans son bureau, tant il mourait d’envie de la rencontrer au moins une fois.
Lorsqu’elle entre, il ne la salue pas, il reste figé devant la fenêtre à regarder s’abattre des rafales de vent gorgé de sable asiatique.
Dacia. — Depuis combien d’années n’avons-nous pas vu le soleil ? Six, je crois. Lorsque je ferme les yeux, je parviens à le faire apparaître sous forme d’un artefact mélancolique, mais je sais que je ne dois pas me contenter de si peu. Même les oiseaux carnassiers de Stymphale ne tiendraient pas dix secondes dans pareille tempête.
Elle pose son masque filtrant sur le bureau, et sans souci de coquetterie, elle s’époussette les cheveux.
Le maréchal. — Il n’y a que quand elle est invisible et muette que j’arrive à supporter mon armée ou ce qu’il en reste. Le V.O. numéro 7 brouille toutes les transmissions, ça fait une éternité qu’on ne reçoit plus d’ordre de mission. Pour occuper mes hommes, j’en envoie certains en éclaireurs, reliés les uns aux autres par une corde. Certaines cordées reviennent, d’autres pas. Je ne cherche même pas à savoir si elles se sont égarées ou si elles ont déserté, je continue d’en envoyer, comme si mon rôle finalement était de leur laisser le choix de revenir ou pas.
Dacia. — Si tu veux te faire pardonner d’avoir cru trop longtemps à l’ancien système, alors libère-les de leur serment, et fais en sorte qu’ils ne soient pas considérés comme des déserteurs par tes supérieurs.
Ne pouvant supporter l’idée qu’elle se rapproche de lui, il fait trois pas en diagonale vers le coin opposé de la pièce.
Dacia. — Je ne mords pas.
Le maréchal. — On dit que ton verbe est viral et plus contagieux que le typhus.
Dacia. — Et pourtant tu as demandé à me rencontrer.
Le maréchal. — Nomades décontextualisés, c’est plutôt long comme appellation. J’ai essayé de tourner ça en ridicule autrefois, mais sans jamais y parvenir. Sans doute parce que vous avez fait vos preuves niveau ténacité et intégrité.
Dacia. — Pourquoi as-tu demandé à me rencontrer quand tu as appris que notre caravane campait à proximité ? Pour que je t’aide à sauter le pas comme je l’ai fait avec le général Joussovski ?
Le maréchal. — Ainsi ce que dit la rumeur est vrai, le cruel Tatar a déposé les armes et a intégré vos rangs ?
Dacia. — Il s’est rendu avec les miettes de son armée qui pèsent juste un peu plus lourd que tes miettes à toi. Je dis qu’il s’est rendu, mais une armée ne se rend pas à qui ne la combat pas. Nous sommes juste de passage, nous vous frôlons, lentement, très lentement, à en être provocants, je l’avoue, et nous attendons de voir ce que cette proximité déclenchera en chacun de vous, pauvres soldats perdus dans une guerre sans dignité, comme la majorité des guerres d’ailleurs. (Elle fait mine de nettoyer la vitre avec le plat de sa main, comme si ça pouvait changer quoi que ce soit à la purée de pois qui sévit dehors). Notre caravane suit les couloirs idéologiques qui frémissent encore de-ci de-là, et absorbe les âmes égarées promptes à se réinventer. Quant à Joussovski, il est mort il y a quelques jours quand on a été attaqués par des chiens errants affamés. Certains disent avoir vu un grizzli cohabitant avec la meute l’attraper comme une poupée de chiffon et l’emmener dans son antre. En tous les cas on n’a pas retrouvé sa dépouille.
Le silence qui suit vaut pour un hommage posthume.
Le maréchal. — Ce serait une belle mort, tué par un grizzli affamé, aussi perdu que nous tous dans ce merdier sans nom.
Dacia. — Il y a neuf ans, alors que j’approchais de Karlsruhe où je savais qu’un camp de base de nomades me permettrait de me procurer le dernier modèle de cyclo-dynamo VN 17, je marchais au cœur de la Schwarzwald quand un nuage de sauterelles mexicaines a soudain noirci le ciel. Ces saloperies ont mis cinq jours à nettoyer ma zone, dévorant non seulement les feuilles mais les branches les plus tendres de toutes les espèces d’arbres existantes, cinq jours d’un bourdonnement glouton atroce, cinq jours durant lesquels j’ai dû creuser un trou et m’enfouir sous terre pour ne plus entendre leurs mandibules déchiqueter la forêt. Le sable rend fou, mais il le fait en silence et sans véritable voracité. Pour rien au monde je ne souhaiterais recroiser cette colonie qui, dit-on, circule en mode hold-up organisés tout autour de la Terre ; et parfois, oui, je remercie le Vent Obscurcissant numéro 7 d’être assez opaque et inhospitalier pour la repousser loin de moi.
Le maréchal. — Mais au moins des sauterelles bien grassouillettes, ça se mange, le sable non. Car pour dire vrai, ce qui rend ta caravane aussi attrayante, ce sont vos serres portatives qui vous permettent d’éviter les carences métaboliques qui ravagent toutes les armées du monde.
Dacia. — La nourriture est un bon aimant en effet. Chacune de nos tentes recèle à l’abri des rafales de sable des petits potagers sous serre comme il y en avait jadis dans nos campagnes florissantes.
Le maréchal. — On dit aussi que sans cette nourriture, vos convictions primaires ne suffiraient pas à appâter les pauvres hères qui cherchent leur salut dans les ruines.
Dacia secoue la tête d’un air désolé : « Finalement tu es bien moins digne que ton rival tatar. Je te signale que nous ne sommes responsables d’aucune des ruines qui dessinent la figure accablée du monde. Quant à nos convictions, tu les qualifies de primaires, mais as-tu seulement idée du courage qu’il faut pour frapper à la porte d’une maison et demander à ses occupants, non seulement de partager le peu qu’ils ont réussi à sauver du chaos, mais de tout abandonner sous prétexte que tout appartient à tout le monde selon un protocole d’utilisation temporaire et universelle de la réalité ? As-tu jamais tenté pareille expérience ? Depuis combien d’années n’as-tu pas injecté de la nouveauté dans ta grille de valeurs réactionnaires ? »
Le militaire de carrière souhaitait cette discussion, sans quoi il aurait refusé de recevoir Dacia, mais pourtant il l’alimente du bout des lèvres, en se crispant de tout son être.
Le maréchal. — J’avoue ne plus avoir du monde une représentation très claire. Les satellites de l’OTAN ne parviennent plus à percer l’épaisse couche de sable stagnant, et nous mourons littéralement de faim. Le ravitaillement maritime fait défaut depuis plusieurs semaines déjà. Le mois dernier, après avoir attendu en vain un énième hypothétique largage aérien de rations et de jerricans d’eau, j’ai donné l’ordre de reculer autant que possible dans le sens opposé à ce V. O. dans l’idée de regagner notre camp de base de Vintimille, mais devant la puissance des rafales on a dû renoncer et s’enterrer dans des tranchées.
Dacia. — D’après mes coursiers, l’Italie est à feu et à sang, en proie à une pression tellurique qui plie littéralement le talon de la botte en quatre. Plus au nord, la centrale nucléaire française de Marcoule a explosé sous l’impact d’une faille sismique transalpine. Remercie le ciel de n’être pas arrivé là-bas, c’eût été pour mieux y mourir.
Le maréchal. — Tout cela ressemble à une malédiction antique.
Dacia. — Mon pauvre, il s’agit seulement de la conséquence prévisible mais non anticipée de notre violence à l’égard de la planète. L’équation tient à ces deux invariables-là: Excès = Sanctions.
Sachant qu’il ne s’en offusquera pas, elle se comporte comme si elle occupait dans la hiérarchie militaire un rang égal au sien. Ainsi s’assied-elle sur son fauteuil, ainsi fouille-t-elle dans les tiroirs, comme si les jeux étaient faits, comme si en somme la mascarade du rapport de force entre nations et armées était de l’histoire ancienne : «Ce qu’il faut à des soldats en manque de repères idéologiques comme les tiens, c’est un confort aussi élevé qu’à la maison, niveau distractions, or tu es dans l’incapacité de procurer une telle chose à tes hommes. Moi, je peux vous offrir des idées nouvelles, de l’eau et des légumes. Pour ça, il te suffit de leur donner l’ordre de déposer les armes et d’intégrer ma caravane. »
Elle sort d’un des tiroirs du bureau un recueil de poèmes de Goethe. Ne lisant pas l’allemand, elle le repose mais fixe le portrait du maître: «Que te conseillerait de faire cet illustre poète, sachant que l’art n’a jamais empêché l’humanité de sombrer dans la folie?»
Le maréchal. — Il y a longtemps que la poésie ne sert plus qu’à colmater mes fissures intérieures, elle n’est plus l’inspiratrice qu’elle fut jadis. (Il bâille, mais de nervosité.) Dire que c’est votre pacifisme qui va finir par triompher de toutes les armées de la terre. Chapeau bas madame.
Dacia. — Le pacifisme n’a pas besoin de technologies pour gagner ses batailles. Mais, puisqu’il s’agit d’être honnête avec toi, sache que notre pacifisme sans l’aide du climat n’aurait pas pu triompher de vous. Alors bien sûr, on peut élever le débat ou pas concernant l’origine providentielle de ces Vents Obscurcissants, de ces cyclones surnuméraires et de ces champs magnétiques chamboulés qui, unis les uns aux autres, foutent un sacré bordel au cœur de votre génie militaire, mais le mieux à faire est de constater l’étendue des dégâts, tant au niveau géostratégique que dans le cœur de l’Homme.
Le maréchal consent à se rapprocher d’elle, preuve que son choix est fait : « Tu as à peu près mon âge, la cinquantaine ? (Elle acquiesce, dubitative.) On dit que tu n’as jamais connu tes parents, et que tu n’es jamais restée plus d’une semaine au même endroit, on dit aussi que tu n’as jamais connu l’amour, que tu es vierge comme Marie la mère du Christ, que tu vis telle une nonne, on dit que tu refuses d’être considérée comme un leader, on dit que tu es la mère de toutes les filles et la fille de toutes les mères, on dit que tu es le fils de tous les pères et le père de tous les fils, on dit qu’aucune barrière ne te résiste, on dit que toutes les frontières s’ouvrent devant ton verbe, on dit que les matons de sept prisons ont ouvert la porte de ta cellule pour te remettre en liberté, on dit que depuis tes trois ans et demi tu te confesses chaque jour par écrit durant une heure entière. Est-ce que tout ceci est vrai ? »
Dacia. — Tout ceci n’est vrai que parce que c’est transposable, à la lettre de tes mots près et au gramme de mes os près, à mes dizaines de milliers de frères et sœurs nomades disséminés sur ce qu’il reste du globe, mais également à toi et à tes hommes, sans exception. »

Extraits
« Dacia est ainsi la rescapée de trois caravanes dans lesquelles elle s’est embarquée depuis que les villes ont cessé d’être sûres et qu’indépendamment de sa nature théorique la marche est devenue le moyen de survie le plus pertinent. La première caravane l’a emmenée de Chartres à Coblence où une coulée de boue provoquée par une crue phénoménale du Rhin emporta la quasi-totalité de ses compagnons de route; la seconde caravane l’a emmenée de Hambourg à Helsinki où elle fut exterminée par l’assaut d’une communauté de familles cannibalisées dans la plus pure tradition du chaosmos joycien; la troisième caravane l’a emmenée de Riga à la périphérie de Varsovie où ce sont cette fois des réfugiés climatiques japonais qui les ont attaqués et leur ont dérobé leurs équipements de survie.
Elle qui, en refermant il y a trente-cinq ans la grille du camp de base de Janville, rêvait d’atteindre la Muraille de Chine, sait que jamais elle ne parviendra vivante aussi loin, tant il est impossible de tenir un cap personnel lorsque votre tâche de nomade prédicateur est d’accueillir toute personne dont vous entendez au lointain des signes de détresse.
À quoi servirait-il de foncer tout droit sans se soucier des autres dans le but d‘atteindre un point géographique idéalisé? » p. 27-28

Votre mode de vie est obsolète parce qu’il ne tient pas assez compte de votre développement intérieur. Considérez-moi comme un modèle corrigé de celui que vous avez trop longtemps incarné. Il n’y a rien en moi dont mon fils, mon mari ou mes amis pourraient se sentir honteux. Je suis un modèle humain entièrement recyclable dans les rêves des futures générations. Aucune de mes pensées, aucun de mes actes ne polluera la conscience du monde et encore moins son inconscient. je n’ai rien de choquant ni de regrettable, et ne produirai rien de tel aussi longue sera ma vie. Je suis posée sur terre comme sur les contours d’une vérité ancienne et fragile que je m’évertue à faire mienne, sans autre intention que de l’améliorer. » p. 66-67

« (Silence méditatif.) Ta mère dit qu’il est déjà trop tard. Que nos mobilisations pour la justice sociale, contre la xénophobie ou pour la neutralité carbone appartiennent à un passé révolu. Que l’espoir est devenu le principal moteur de l’aggravation des choses. Qu’en proie à l’Accablement Climatique, nous courberons bientôt tous l’échine, et que le sourire à nos lèvres sera totalement inédit.
Harold. – Maman baigne dans un océan de symbolisme qui ne sert que ses intérêts. Toi et moi, nous avons opté pour le vocabulaire de l’implication solidaire, or ce sont là deux langues étrangères l’une à l’autre.
Raphaël. – Ta mère dit que les activistes dans notre genre vont multiplier les coups d’éclat et instaurer une impression de chaos institutionnel qui sera un leurre, car au final, tout ceci débouchera sur une accentuation de la soumission des citoyens à l’égard de l’État.
Harold. – Ta femme dit n’importe quoi, papa.
Raphaël. – Selon elle, la recrudescence de l’activisme militant sera motivée par l’intuition inconsciente que tout est irrémédiablement perdu. Elle dit aussi que cette action dans la désespérance est le propre de l’Accablement Climatique. Elle dit enfin que nous sommes tous des hamsters dans une roue. » p. 92-93

À propos de l’auteur
CARPENTIER-christophe_©RobertoFrankenbergChristophe Carpentier © Photo Roberto Frankenberg

Christophe Carpentier est né en 1968. Il a publié plusieurs romans, dont l’ambitieux Mur de Planck aux éditions P.O.L. Cela aussi sera réinventé est son premier roman au Diable vauvert. (Source: Éditions au Diable vauvert)

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Pourquoi le saut des baleines

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

Prix Gens de mer, 2015

En deux mots:
En hommage au poète Guennadi Gor, qui a décrit «une baleine à l’agonie, sanglotant dans un océan de deuil», le narrateur part à la recherche de l’explication du saut des cétacés. Un besoin, une envie, un message… des hypothèses qui s’accumulent et une vérité qui sort des profondeurs.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Répondre au grand pourquoi existentiel

C’est un petit livre sans prétention que nous offre Nicolas Cavaillès. L’éditeur de Cioran cherche une explication au mystérieux saut des baleines et nous entraîne dans de profondes réflexions.

Improbable, voire incongru. Tel pourrait être le premier qualificatif à donner à ce petit livre hybride, ni vraiment un essai, ni vraiment une nouvelle, plutôt une sorte de catalogue d’éventualités, de pistes de réflexion autour d’un sujet qui, avouez-le, n’est pas le premier de vos préoccupations : pourquoi le saut des baleines? N’était la rencontre avec l’œuvre et la vie d’un écrivain russe, peut-être même que le narrateur n’aurait lui-même pas essayé de creuser le sujet.
Guennadi Samoïlovitch, passé à la postérité sous le nom de Guennadi Gor, a notamment croisé le chemin d’«une baleine à l’agonie, sanglotant dans un océan de deuil». Une phrase, une image qui hanté l’auteur. L’ironie de l’histoire veut que son livre le plus connu s’intitule La Vache (Éditions Noir sur Blanc, 2004) et nous éloigne de ce qui va devenir l’obsession de son admirateur. Encore que…
Mais n’anticipons pas et revenons à nos cétacés dont Nicolas Cavaillès commence à dresser la galerie. Il est vrai qu’entre les différents types de baleines, les rorquals, les cachalots et le mégaptère, encore appelé baleine à bosse, jubarte ou poisson de Jupiter, il y a pléthore. Ce qui ne simplifie pas l’élucidation de LA question. Car ces monstres des mers ne sautent pas tous de la même façon, se permettant des fantaisies dans leur envol.
Le plus simple ne serait-il dès lors pas de considérer que «le saut de la baleine pourrait n’être qu’une réaction maladroite à une oisiveté insolite»? Mais alors, pourquoi se donner autant de peine? C’est un peu comme si un écrivain décidait d’écrire un livre cherchant une explication au saut des baleines pour tromper son ennui…
Alors, il faut creuser son sujet, chercher dans les publications scientifiques, convoquer les souvenirs de lecture. Voilà le Capitaine Némo à bord de son Nautilus en route vers les îles Féroé et, bien avant lui, Aristote venu à la rescousse. Devant l’aspect incongru du saut, on se souviendra aussi de ce fou dansant croisé par Dostoïevski durant son séjour au bagne d’Omsk qui lui inspirera «Souvenirs de la maison des morts». N’oublions pas non plus Glenn Gould interprétant les Variations Goldberg peu avant sa mort et nous aurons un panorama des réflexions – et digressions – que l’étude du mouvement entraîne.
Car s’il y a bien une certitude, Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle le confirmera, c’est que la baleine retombe, provoquant dans sa chute une énorme vague. De quoi ébranler bien des certitudes.
On l’aura compris, il faut lire ce petit recueil comme un traité de l’incompréhension, comme une recherche d’autant plus belle qu’elle est vaine. «Nous ne saurons jamais pourquoi les baleines bondissent, ni même pourquoi nous nous le demandons. Ce maudit pourquoi se nourrit de tout, et ne recrache rien: dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout.» Et c’est ce qui rend l’exercice aussi beau et aussi poétique!

Pourquoi le saut des baleines
Nicolas Cavaillès
Éditions Le Sonneur
Roman
72 p., 12 €
EAN 9782916136844
Paru le 19/03/2015

Ce qu’en dit l’éditeur
Ce court ouvrage, qui tient autant de l’essai cétologique que de la fantaisie littéraire, s’attaque à l’un des mystères les plus coriaces et les plus fascinants du règne animal: les bonds prodigieux qu’effectuent parfois les grands cétacés hors de l’eau. Beaucoup d’hypothèses ont été formulées à ce sujet par les biologistes du comportement, aucune n’a convaincu. L’auteur explore une piste personnelle et théorise sur ce que les baleines se tordant au-dessus de l’océan doivent à l’ennui et à l’absurde ; il invite à considé¬rer leur saut comme une victoire sur l’insupportable et comme une manifestation exemplaire de la plus haute des libertés.
«Nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du seul fait que la question n’a pas été tranchée. On dit qu’elles bondissent dans les airs pour déglutir, se débarrasser de leurs parasites, communiquer, séduire en vue d’un accouplement, pécher en gobant, chasser en catapultant, fuir des prédateurs sous-marins comme l’espadon ou le requin, s’étirer, s’amuser, en imposer, ou encore ponctuer un message, une attitude. Aucune de ces explications ne convainc: fâcheusement partielles ou intolérablement saugrenues, toutes ont été contestées. Comme c’est le cas face aux grandes interrogations métaphysiques, elles semblent toutes buter contre l’étroitesse du cerveau et de l’imagination qui les échafaudent. La question serait-elle insoluble ? […] Ivresse, libération, secousse non moins absurdes, en dernier lieu, futiles, qui n’apaisent qu’un moment, qu’il faut toujours recommencer, et dont la baleine doit savoir en son for intérieur, dans ce magma d’instincts, de mémoire et d’analyse, la grande vanité. Mais en un monde qui n’est que poussière d’étoile remuée dans un trou noir, la créature, même bardée de ses instincts, gènes et neurones, même flattée par l’héritage multimillénaire de la sélection naturelle, peut goûter un acte aussi gratuit que la totalité dans laquelle elle baigne. Ainsi la baleine sauterait-elle quia absurdum, parce que c’est absurde?»

68 premières fois
MARCHAND_GillesSélection anniversaire: le choix de Gilles Marchand
«Il y a des livres qui marquent parce qu’on a l’impression qu’on n’avait rien lu qui y ressemblait. Je me souviens d’avoir ouvert Pourquoi le saut des baleines sans trop savoir à quoi m’attendre. Je me suis laissé prendre, je ne l’ai plus lâché. C’est une prose magnifique, un livre très court qui nous habite longtemps.
On sent une espèce de jubilation de Nicolas Cavaillès qui s’attaque à l’un des grands mystères de la nature. Je dois confesser qu’il y a des mystères qui me fascinent et que j’adore l’idée de ne jamais pouvoir les percer. On ne sait pourquoi l’on bâille. Et on ne sait toujours pas pourquoi les baleines soulèvent leur incroyable masse et la balancent hors de leur milieu naturel.
Aujourd’hui encore je ne parviens pas à savoir si Nicolas Cavaillès a mis la poésie au service de la science ou la science au service de la poésie. Il doit s’agir de l’une des définitions possibles de la littérature.»

Les autres critiques
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Lecteurs.com
Diacritik (Lucie Eple entretien avec l’auteur)
Actualitté (Cristina Hermeziu)
Slate (Robin Panfili)
Blog Labyrinthiques 
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Blog Synchronicité et Sérendipité 


Lecture d’extraits du livre Pourquoi le saut des baleines de Nicolas Cavaillès, paru en 2015 aux éditions du Sonneur par Grégoire © Production Librairie Obliques

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Au poète Guennadi Gor
À qui adresser mieux qu’à vous, cher Guennadi Samoïlovitch, les pages qui suivent et le mystère qu’elles explorent, l’un des plus coriaces du règne animal: le prodigieux saut des grands cétacés?
Vous qui à peine poupon mais déjà fils de révolutionnaires bouriates passâtes une année en prison, soixante-treize ans avant de mourir d’une maladie nerveuse sans être jamais sorti de ce vaste goulag qu’est la Russie moderne, vous qui par contre le traversâtes, ce continent carcéral, depuis la Baltique jusqu’à la mer d’Okhotsk, où vous fréquentâtes les Nivkhes, peuple du Sud de l’Amour et de l’île Sakhaline, ethnie livrée comme leurs voisins Koriaks kamtchatkiens à une misérable agonie, vous le poète bâillonné qui plus tard bondîtes dans la science-fiction comme un humaniste aux abois dans l’insupportable cosmos, vous-même, oui, vous décrivîtes un jour une baleine à l’agonie, sanglotant dans un océan de deuil.
Mes longues méditations nocturnes sur le saut des cétacés doivent beaucoup de leur intensité à la vision que vous eûtes ce jour-là, qui attisa en moi cette intuition primordiale : pas plus qu’il n’y a de fumée sans feu, il ne saurait y avoir de bond de baleine sans un drame sous-jacent.
J’eusse aimé vous demander si votre baleine affligée, vous l’aviez également vue dans les airs ; il semble sage d’en douter, mais aussi de douter de ce doute. Tant de morts menacent la baleine contemporaine – un navire de pêche, une attaque de requins, la vieillesse, un échouement, une crise identitaire, un piège de la banquise, une noyade par fatigue, l’infection de l’air, la pollution des eaux et de ses habitants, un infarctus en plein saut, ou encore la chute d’une fusée sibérienne et sa pluie de verre et de métal –, tant de trépas possibles que les secrets de la vie de la baleine, à commencer par celui de ses bonds, ne peuvent y être absolument étrangers. Mais vous mourûtes vous-même de votre propre mort, singulière, ineffable, et me voici seul aujourd’hui avec ce cadavre abscons dont j’attendrai en vain le saut ; tout se brouille, et les envolées fantomatiques dont je suis hanté ressemblent parfois à d’orgueilleux affronts défiant la Camarde. L’océan est aussi un cimetière suffocant, bondé de charognes décomposées ; on n’y pénètre pas sans être de mort imprégné.
Cher Guennadi Samoïlovitch, vous qui ne m’avez rien demandé, souffrez seulement que cet essai vous soit dédié, je vous prie, après quoi, sans plus troubler votre repos, je retournerai parmi les derniers léviathans de la Terre, dans les flots muets de l’existence, y employer tant qu’elle m’est octroyée ma médiocre vue à guetter un nouveau saut pour étoffer notre nescience.

Question
Que la nature les ait dotés de fanons ou de dents, qu’ils mesurent trois ou quinze mètres, qu’ils pèsent cent kilos comme certains dauphins ou cent tonnes comme la baleine du Groenland et le rorqual bleu, la grande majorité des cétacés saute, de temps en temps ou souvent, hors de l’eau : ils projettent leur corps dans les airs, d’où ils retombent dans leur milieu habituel. Si l’on croit aisément comprendre les petits dauphins bondissant gaiement, le phénomène est autrement mystérieux chez les titans les plus puissants, par exemple chez le mégaptère, également appelé baleine à bosse ou jubarte, long de quinze mètres et lourd de trente tonnes, qui lorsqu’il saillit hors de l’eau émerge sur le flanc, ses nageoires tendues le long de son corps, vrille dans les airs, et bascule sur le dos dans un gigantesque éclaboussement : sa vitesse lorsqu’il s’élève et déchire la surface atteint les trente kilomètres par heure, et le saut est rarement unique, l’animal pouvant en enchaîner une vingtaine, durant un quart d’heure ou plus.
Nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du seul fait que la question n’a pas été tranchée. On dit qu’elles bondissent dans les airs pour déglutir, se débarrasser de leurs parasites, communiquer, séduire en vue d’un accouplement, pêcher en gobant, chasser en catapultant, fuir des prédateurs sous-marins comme l’espadon ou le requin, s’étirer, s’amuser, en imposer, ou encore ponctuer un message, une attitude. Aucune de ces explications ne convainc : fâcheusement partielles ou intolérablement saugrenues, toutes ont été contestées. Comme c’est le cas face aux grandes interrogations métaphysiques, elles semblent toutes buter contre l’étroitesse du cerveau et de l’imagination qui les échafaudent. La question serait-elle insoluble ?
Observons attentivement le mégaptère renversé dans les airs : il en va comme s’il s’était heurté à porte close. Sa nageoire vient à peine de quitter la poignée inflexible et voici qu’un mouvement d’élévation, de raidissement et de recul s’empare de lui, un élancement de dépit, une contorsion amère, les yeux levés au ciel. Oui, il pourrait y avoir une vive aigreur dans ce bond colossal au-dessus des océans bleus, ou bien de l’impatience, comme dans l’œil petit, bas et foncé de la baleine à bosse. On traîne ses trente tonnes dans toutes les eaux du globe, les ailes ballantes, et il n’est rien nulle part que cet élément désolé, invinciblement compact, à peine peuplé de microbes et de bestioles. Le saut fournirait à la baleine son ivresse, une fête solitaire, un peu suicidaire peut-être, une sortie, une libération exaspérée, si brève soit-elle, une expérience totale soulevant le monstre de sa tête jusqu’à sa nageoire caudale, une secousse monumentale pour se soustraire un instant à la tautologie sous-marine. N’étant par moments plus capable de supporter le contact étouffant de l’eau, elle sauterait en quête d’une échappatoire à son existence, pour fausser compagnie à son élément comme à autrui, pour un instant de solitude aérienne, de pause, de transcendance peut-être ou d’inconscience, et d’oubli.
… Ivresse, libération, secousse non moins absurdes, en dernier lieu, futiles, qui n’apaisent qu’un moment, qu’il faut toujours recommencer, et dont la baleine doit savoir en son for intérieur, dans ce magma d’instincts, de mémoire et d’analyse, la grande vanité. Mais en un monde qui n’est que poussière d’étoile remuée dans un trou noir, la créature, même bardée de ses instincts, gènes et neurones, même flattée par l’héritage multimillénaire de la sélection naturelle, peut goûter un acte aussi gratuit que la totalité dans laquelle elle baigne. Ainsi la baleine sauterait-elle quia absurdum, parce que c’est absurde ?
Coupons court, par ailleurs, à l’accusation d’anthropomorphisme : l’humain n’a pas inventé l’ivresse, l’éréthisme, le suicide ni la transcendance. Le sentiment de l’insupportable, impérieuse sensation, n’épargne aucun animal ; chacune à sa piètre manière, les bêtes se hasardent à une quête de sagesse ou d’indifférence. La baleine n’a pas attendu que nous façonnions le mot détachement, ni le concept de déterritorialisation, pour bondir hors de l’eau. »

Extraits
« Même chez les cétologues les plus expérimentés, on constate l’incapacité à pressentir le surgissement d’un mégaptère (par exemple), y compris dans les cas, rares, où l’animal saute à quelques mètres seulement du navire dans lequel les observateurs le guettaient en nombre.
Aucun souffle ne le trahit, il jaillit soudain au-dessus des flots et expose un court instant toute sa carcasse grasse et musclée, noire et luisante, parfois tachée de blanc sur le ventre, avant de replonger déjà dans un grand bain d’écume, aussi insaisissable qu’imprévisible, un bras décollé comme pour saluer la compagnie dont il prend congé, et souriant parfois de ses fanons gris. Il a sondé, comme disent les marins, il ne réapparaîtra pas: la mer se referme aussitôt sur la monotonie de ses vagues nées de vagues pour engendrer d’autres vagues, sous lesquelles le mégaptère poursuivra sa route subreptice.
La jubarte saute à l’insu de tous, et ne bondit devant aucun observateur étranger dont elle a constaté la présence. Le moment et le lieu doivent lui appartenir, et ne servir qu’au saut.
Monstrueux spectacle, le saut serait-il l’œuvre exotérique de la baleine, son mode d’expression le plus explicite, sa confession la plus intime, sa harangue la plus ouverte, aussi dégagée, aussi franche que le vaste ciel vide dans lequel elle se déploie? H semblerait que ce soit le contraire: le bond aérien est ésotérique en cela qu’il ne s’adresse à personne, qu’il se dérobe à toute loi, qu’il échappe; peut-être n’est-ce même qu’un entraînement, un brouillon secret avant un saut essentiel qui serait sous-marin, ou sa pâle répétition, au sens théâtral du terme, sur la scène instantanée de l’atmosphère.
La vérité est parfois plus étrange que la fiction. comme l’a dit un jour quelqu’un. Il existe des sentiments tellement farfelus que sous leur effet le bond est plus plausible que son absence. bien qu’il soit 153radoxalement moins crédible, et inénarrable. On se demande pourquoi la baleine saute. on crierait volontiers à la fabulation, à la légende, au mythe; la baleine » p. 24-25

« Habituée à ce que son corps soit en totalité porté par la mer, mobilis in mobili, la baleine ne survit guère à un contact avec la terre côtière, qui la blesse, ou dont elle n’a pas la force de se détacher ensuite, trop lourde. Le saut trahirait alors, aussi, une violente psychose de l’ankylose et de la fixité, en bonne partie justifiée.
Dans tous les cas, notons-le bien, les bonds s’offrent comme l‘image d’une quête angoissée de liberté. D’une manière ou d’une autre, pour les baleines qui sautent hors de l‘eau, la vie sous-marine échoue si bien à se suffire à soi-même et à se donner pour sa propre et seule fin, qu’elle les pousse par instants à s’évader dans les airs, quoique ce saut si bref puisse paraître plus vain encore que le reste. » p. 32-33

« Comme il fallait s’y attendre face à un tel sujet, le miroitement de la baleine en son mystérieux saut soulève des vagues proliférantes de questions qui s’éternisent dans notre océan d’intranquillité, tandis que les rares réponses à y peindre s’évaporent vite; nous ferons mieux de tout abandonner ici, sans espérer nulle synthèse ni aucune forme de couronnement des différentes hypothèses soutenues plus haut, et en acquiesçant à ceci, leur antithèse à toutes: nous ne saurons jamais pourquoi les baleines bondissent, ni même pourquoi nous nous le demandons. Ce maudit pourquoi se nourrit de tout, et ne recrache rien: dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout. Dire que la baleine saute parce qu’elle en a besoin, parce qu’elle subit l’influence de telle hormone, parce qu’elle ne dispose pas d’autres moyens pour communiquer, se laver, etc. (quand bien même ces suppositions ne seraient pas fausses), ce n’est pas dire pourquoi, ce n’est pas répondre au grand pourquoi existentiel qui seul importe. » p. 61-62

À propos de l’auteur
Né en 1981, Nicolas Cavaillès est l’éditeur de Cioran dans la Pléiade (Gallimard, 2011) et l’auteur de Vie de monsieur Leguat qui a remporté le prix Goncourt de la Nouvelle 2014 et de Pourquoi le saut des baleines, Prix Gens de mer 2015, Les Huit Enfants Schumann, mention spéciale du jury du Prix Françoise Sagan et de Mort sur l’âne. (Source: Les éditions du Sonneur)

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