Vers le soleil

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En deux mots
Comédien désargenté, Sacha se voit proposer un rôle inhabituel, jouer le rôle d’un oncle pour une petite fille malade. En quelques années, il va prouver son talent, mais surtout s’attacher à sa «nièce». Lorsqu’ils sont en vacances en Toscane, il apprend que sa mère fait partie des disparues de la catastrophe de Gênes…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Tu es le soleil de ma vie»

Julien Sandrel nous revient avec un quatrième roman en quatre ans. «Vers le soleil» est tout aussi réussi que les précédents et démontre avec beaucoup d’émotions à la clé qu’on choisit sa famille!

Depuis le succès de son premier roman La chambre des merveilles, paru en 2018, Julien Sandrel nous offre tous les ans un nouveau livre. Avec La vie qui m’attendait et Les étincelles, il a à chaque fois exploré un univers différent, mais il a aussi à chaque fois trouvé le scénario bluffant, la situation qui entraine le lecteur à partager de fortes émotions en suivant des personnages qu’il n’a plus envie de lâcher.
Disons-le d’emblée, Vers le soleil ne déroge pas à la règle. Toujours fort générateur d’émotions, il ajoute même cette fois une tension digne du meilleur des polars.
Cela commence par une rencontre à la terrasse d’un café parisien. Sacha, le narrateur, aimerait oublier ses petits boulots et percer enfin comme comédien. Mais pour l’instant, il fait surtout de la figuration, comme dans ce Malade imaginaire où il a un petit rôle. Très vite, il n’écoute plus ses partenaires, car il est subjugué par une femme attablée un peu plus loin. Et si sa tentative d’approche est plutôt maladroite, il parvient tout de même à laisser son numéro de téléphone à Tess, la belle inconnue.
Contre toute attente, elle va le rappeler pour… lui proposer un rôle. Les médecins lui ont conseillé d’entourer sa fille malade de figures paternelles, elle qui est née prématurément et sans père. D’abord incrédule, Sacha va accepter et s’inventer un rôle de tonton. Et cette fois, il a un premier rôle qu’il remplit à merveille.
Au fil des ans, il est de plus en plus présent et va finir par accepter de partir avec sa nièce en vacances en Toscane. Tess les rejoindra après une visite à Gênes chez son amie Francesca. Nous sommes le 14 août 2018 et Francesca vit avec son fils au pied du Pont Morandi.
Alors que Sacha passe un bon moment avec sa nièce au parc aquatique, une longue portion du pont s’effondre, écrasant la maison de Francesca, qui parviendra à fuir. Les autres occupants sont portés disparus et ne répondent plus au téléphone.
Sacha ne veut pas affoler Sienna et décide de ne rien lui dire. Mais ce dilemme n’est rien à côté de ce que lui apprend Francesca sur Tess. Victime de violences conjugales, elle a fui son pays et changé d’identité, Sophie Moore devenant Tess Moreau, après que Tom, son compagnon, ait été arrêté avant qu’il ne mette ses menaces de mort à exécution.
«Sacha, tu sais que je suis une incorrigible optimiste, alors ce que Je pense intimement, c’est que Tess ne mourra pas. Mais je suis aussi une pragmatique. J’ai appris à envisager le pire. Sacha, si Tess mourait, non seulement tu n’aurais aucun droit sur Sienna, mais la police remonterait la piste Sophie Moore, tôt ou tard. Les parents de Tess découvriraient l’existence de Sienna, et deviendraient ses tuteurs officiels. À moins que…
Mon Dieu. J’ai compris ce qu’elle s’apprête à dire. Je formule moi-même la suite, d’une voix blanche.
— À moins que Tom ne comprenne que Sienna est sa fille, et n’en demande la garde.»
En prenant la route pour Capalbio et le Jardin des Tarots de Niki de Saint-Phalle avec Sienna, on imagine tout à la fois le flot d’émotions et la difficulté à continuer à faire comme si de rien n’était. D’autant que l’étau se resserre. Comme le lui apprend sa logeuse, Sienna est désormais recherchée par la police. Alors qu’à Gênes, il n’y a aucun signe de vie des victimes, Sacha doit prendre la fuite. Parviendra-t-on à sauver Livio et Tess? Sacha réussira-t-il à échapper à la police? Quand faudra-t-il dire la vérité à Sienna? Comment la parenté de Sophie Moore va-t-elle réagir? Tels sont désormais les enjeux de ce roman que Julien Sandrel mène tambour battant, comme à son habitude.
Entre les mots d’enfant et les combats des adultes, entre l’envie d’un cocon protecteur pour la petite fille et les drames qui ont frappé sa mère, le romancier choisit d’aller, envers et contre tout, Vers le soleil.

Vers le soleil
Julien Sandrel
Éditions Calmann-Lévy
Roman
268 p., 18,50 €
EAN 9782702166376
Paru le 24/02/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, en Grande-Bretagne, notamment à Durham, Cambridge et Douvres, puis en Espagne, à Madrid. Le circuit des vacances passe par l’Auvergne et Saint-Nectaire, puis par la Provence et Marseille, Aix-en-Provence, Sanary, Hyères et Saint-Raphaël avant de gagner l’Italie, à Gênes, à San Casciano, Capalbio, Grosetto, Sienne, Venise, puis sur la route allant vers la Slovénie.

Quand?
L’action se déroule principalement en août 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
IL N’EST RIEN POUR ELLE, MAIS ELLE N’A PLUS QUE LUI…UN BIJOU D’ÉMOTION
14 août 2018. Tess part vers la Toscane, où elle doit rejoindre pour les vacances sa fille Sienna et l’oncle de celle-ci, Sacha. Mais alors qu’elle fait étape chez sa meilleure amie à Gênes, un effroyable grondement ébranle la maison, et tout s’écroule au-dessus d’elle. Une longue portion du pont de Gênes vient de s’effondrer, enfouissant toute la zone. Tess est portée disparue.
Lorsque Sacha apprend la catastrophe, c’est tout leur univers commun qui vole en éclats. Tous leurs mensonges aussi. Car Sacha n’est pas vraiment l’oncle de cette petite fille de neuf ans : il est un acteur, engagé pour jouer ce rôle particulier quelques jours par mois, depuis trois ans. Un rôle qu’il n’a même plus l’impression
de jouer tant il s’est attaché à Sienna et à sa mère. Alors que de dangereux secrets refont surface, Sacha sait qu’il n’a que quelques heures pour décider ce qu’il veut faire si Tess ne sort pas vivante des décombres : perdre pour toujours cette enfant avec laquelle il n’a aucun lien légal… ou écouter son cœur et s’enfuir avec elle pour de bon ?
En attendant, il décide de cacher la vérité à la petite fille, et de la protéger coûte que coûte.

Les autres critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Carobookine
Blog J’adore la lecture

Les premières pages du livre
« Le pont de Gênes, également appelé pont Morandi, est un édifice à haubans mis en service en 1967, afin de permettre à l’autoroute A10 – dite « autoroute des fleurs » – de franchir le val Polcevera, entre les quartiers de Sampierdarena et Cornigliano.
Le 14 août 2018 à 11 h 36, une longue portion du pont de Gênes s’est effondrée.
Le bilan définitif de la catastrophe, établi cinq jours plus tard, fait état de quarante-trois morts et seize blessés.

SACHA
Trois ans auparavant
Je m’appelle Sacha.
J’ai trente ans, j’habite à Paris, je suis comédien, et c’est en référence à Guitry que ma mère m’a nommé ainsi. Voilà pour ma biographie légèrement enjolivée, la version curriculum vitae.
Dans la vraie vie, j’habite une chambre de bonne Porte de La Chapelle, mon prénom résulte de l’adoration de feu ma génitrice pour Sacha Distel, j’essaie d’être acteur mais finis le plus souvent figurant.
Alors puisqu’il faut bien manger et que je ne suis pas allé très loin dans les études, j’exerce tout un tas d’activités : dès lors qu’on ne me demande pas de tuer quelqu’un, je suis assez peu regardant. J’ai été, en vrac, et dans le désordre : baby-sitter, jardinier, guide touristique improvisé pour touristes chinois, serveur, livreur, distributeur de prospectus, promeneur de chiens, participant à des sondages rémunérés (jusqu’à ce que les instituts s’en aperçoivent), homme de ménage, téléconseiller. On m’a même déjà payé pour faire la queue à la place de quelqu’un – oui, ça existe vraiment. Je pourrais essayer de me stabiliser, prendre un job et le garder, mais cela signifierait la fin de mes rêves de théâtre, et je ne suis pas prêt à y renoncer.
Je n’ai jamais connu mon père, et ma mère est morte quand j’avais quatorze ans. D’une overdose, dans la chambre d’hôtel d’un comédien un peu connu qu’elle aimait trop, au point de laisser son fils unique dîner seul, se coucher seul, se débrouiller seul. Je crois qu’on peut dire que je suis un vieux routier de la solitude. J’ai appris dans la douleur à quel point se lier à quelqu’un pouvait rendre malheureux, alors je ne m’attache pas. Je ne me sens bien que dans l’éphémère.
C’est sans doute pour cela que je voue une passion aux représentations fugaces de présents fantasmés : le théâtre bien sûr, mais aussi les haïkus, ces courts poèmes japonais qui visent à dire et célébrer l’évanescence des choses. On est parfois surpris quand je récite un haïku, ça ne colle pas avec ce que je dégage, apparemment : avec mon mètre quatre-vingt-cinq et mon allure sportive, on s’attend plutôt à m’entendre parler de boxe ou de football – les gens sont pétris de préjugés.
*
Lorsque je l’aperçois pour la première fois, je suis dans un café, au cœur du Xe arrondissement de Paris. Elle est en grande conversation avec une amie, à quelques mètres de moi. Sa grâce, son port de tête de danseuse, sa peau diaphane, ses grands yeux clairs mélancoliques, tout en elle aimante mon regard.
Je sors d’une représentation du Malade imaginaire, dans lequel je tiens le rôle ô combien gratifiant d’un apothicaire muet, je suis avec un groupe de collègues comédiens, mais je ne les écoute que distraitement, car j’observe cette inconnue du coin de l’œil. Quand son amie l’embrasse et quitte le bar, elle reste seule, quelques instants. J’hésite. Je n’aborde jamais une femme de cette façon. Éphémère n’est pas synonyme d’inconséquent, et je n’aime pas l’idée que l’on puisse me prendre pour un dragueur. Mais je ne peux pas faire autrement. Quelque chose en elle m’attire irrésistiblement. Si je n’y vais pas, je le regretterai.
Je prends une grande inspiration, et mon courage à deux mains. Un frisson parcourt mon corps, lorsque je m’élance vers elle. Je l’aborde, lui propose un verre, qu’elle refuse poliment. Je propose une verveine, elle refuse en souriant. Je propose de l’épouser, elle refuse en éclatant de rire. Sa beauté est encore plus évidente, à cette distance réduite. Elle me fixe étrangement, je prends ses œillades pour des encouragements… jusqu’au moment où elle m’assène « vous avez du noir, là », en désignant une coulure le long de ma joue droite. Et merde, j’avais oublié que j’étais encore maquillé. Je saisis l’occasion pour entamer une vraie conversation, elle continue de sourire, mais soudain son visage se crispe. Elle me lance un « je dois y aller, désolée… », rassemble ses affaires, dépose de la monnaie sur la table, se dirige vers la sortie. Comme si un mécanisme d’autodéfense venait de se mettre en branle, lui intimant l’ordre de fuir, sur-le-champ.
Je ne peux pas la laisser partir comme ça. J’attrape une serviette en papier, y note mon numéro de téléphone et improvise un pseudo-haïku :
Sacha – avec ou sans mascara
J’anime vos soirées, vos bar-mitsva,
votre vie.
(Rayer les mentions inutiles.)
Je cours dans la rue, lui tends la missive. Elle me regarde comme si j’étais un extraterrestre. Elle rit de nouveau, se saisit du bout de papier, puis s’éloigne.
À cet instant, je pense sincèrement ne jamais la revoir.
Pourtant, quelques semaines plus tard, je reçois un coup de fil inattendu. Elle me propose un rendez-vous, et ajoute un mystérieux : « Ce que j’ai à vous demander n’est pas banal. »
Que peut donc avoir à me dire cette belle inconnue ? Ayant une imagination fertile, je me prends à envisager différents scénarios – la plupart sexuels, il faut bien l’avouer… Ma curiosité est en tout cas aiguisée.
Il est prévu que nous nous retrouvions dans le même café, au bord du canal Saint-Martin. La fébrilité avant un rendez-vous amoureux n’est pas l’apanage des femmes, contrairement à ce que nous ont inculqué des siècles d’histoires de princesses-qui-mettent-des-plombes-à-se-pomponner et de princes-séduisants-sans-effort-ni-artifice. J’essaie différentes tenues… mais je décide d’opter pour la sobriété : jean brut et T-shirt blanc fluide. Je conserve une barbe de trois jours – qui me donne un air plus adulte –, et je coiffe-décoiffe ma chevelure noire aux boucles difficilement domptables.
En sortant du métro République, je prépare mes répliques – chassez l’acteur, il revient au galop. J’hésite à tenter la carte de l’humour, et puis je me dis que ça a plutôt fonctionné lors de notre première rencontre, alors pourquoi pas ? Juste avant d’entrer dans le bar, j’extrais de mon sac à dos de survie professionnelle de quoi ajouter une petite touche personnelle à mon look. Je sais bien qu’en me déguisant, je gagne en assurance : je me sens plus sûr de moi dans un costume de comédien.
J’ouvre la porte, et l’aperçois tout de suite. Aussi lumineuse que dans mon souvenir. Et elle… il lui est impossible de me rater.
— J’ai pensé que sans la coulure noire sur le visage vous risquiez de ne pas me reconnaître. Bonjour, mademoiselle. Je ne sais même pas comment vous vous appelez.
Elle observe en souriant ma joue barbouillée, ma presque révérence. Elle est surprise, amusée, c’est visible. Mais elle bride ses réactions. Elle se lève pour m’accueillir, et me tend la main. Mode formel, donc. J’ai tout à coup un peu honte de ce maquillage noir qui me barre le visage. Je me rends compte que, loin de briser la glace, cette approche clownesque a peut-être créé une distance entre nous. Quel con.
— Je m’appelle Tess. Vous, c’est Sacha, c’est bien ça ?
J’acquiesce pour la forme, tout en sortant un mouchoir et un démaquillant.
— Tess, vous avez un léger accent…
— Je suis anglaise, mais je vis en France depuis longtemps.
Elle parle un français parfait. Le seul indice de son origine étrangère, c’est sa manière de prononcer, quasiment à l’identique, les sons « en » et « on ».
Elle continue, imperturbable.
— Sacha, je vais aller droit au but. Vous m’avez dit être comédien, et vous avez mentionné le nom du théâtre dans lequel vous jouiez le soir de notre rencontre. J’ai fait une recherche sur vous sur le web… et comment dire ? J’ai remarqué que votre carrière d’acteur comporte… quelques périodes creuses. Ne le prenez pas mal… mais je me suis dit que vous cherchiez peut-être un complément de revenu.
— Je ne le prends pas mal, mais comme entrée en matière vous avouerez qu’on a connu plus sympathique qu’une analyse critique de CV…
— Pardon, je ne voulais pas… Pardon, vraiment.
Elle baisse les yeux. Semble désolée. Sincèrement. Maladroite, désolée, désuète aussi dans sa façon de se tenir, dans ses gestes, dans ses mots. Un certain charme nineties, accentué par cette pince de collégienne qui orne sa chevelure dorée. Elle m’attire, sans que je puisse vraiment me l’expliquer.
Je lui souris, l’encourage à poursuivre, tout en finissant de me démaquiller.
— Sacha, j’ai un travail à vous proposer. Rémunéré, bien sûr.
Elle plante ses yeux dans les miens. J’y décèle une ombre, troublante, singulière, qui s’estompe vite. C’est étrange, cette sensation, alors même que son regard est très bleu. L’espace d’un instant, j’ai cette image de romance bas de gamme qui me traverse : ses yeux sont pareils à des lacs. Ça a l’air idiot dit comme ça, mais ils en ont la couleur et la profondeur, à la fois translucide et opaque, attirante et inquiétante. Elle prend une grande inspiration, puis se lance.
— Sacha, j’aimerais que vous soyez le père de ma fille.
Je la regarde avec des yeux ronds. Et un sourire mi-amusé, mi-lubrique. Elle se rend compte de l’absurdité des mots qu’elle vient de prononcer, et éclate de rire.
— Je suis maladroite, ça n’est pas ce que je voulais dire !
Elle continue de glousser quelques secondes. Lorsqu’elle rit, des petites rides apparaissent au coin de ses yeux, allongeant son regard. Quel âge a-t-elle ? Je dirais vingt-sept, vingt-huit ans, soit deux ou trois ans de moins que moi. Elle s’éclaircit la voix, boit une gorgée d’eau, se reprend.
— J’ai une fille de six ans. Elle s’appelle Sienna. C’est une enfant… particulière. Elle traverse une passe difficile. Je travaille beaucoup, elle est souvent seule, j’ai essayé de l’inscrire à des activités, au centre de loisirs, mais elle n’y est pas heureuse. La psychologue scolaire m’a conseillé de l’entourer d’autres adultes, d’autres figures d’autorité. Or, je suis assez solitaire…
Je ne comprends pas bien en quoi cela me concerne, mais elle n’a pas fini.
— J’ai vu un reportage, il y a quelques jours. À propos d’un comédien, au Japon, qui endosse des rôles… dans la vraie vie. Une sorte d’acteur pour clients privés, qui, selon la demande, peut jouer un meilleur ami, un mari, un proche éploré lors de funérailles. Le reportage suivait des clients de cet homme, qui expliquaient à quel point son intervention les aidait à combler des failles, dans leur vie. Son entreprise a beaucoup de succès, apparemment. Mais je n’ai pas trouvé d’équivalent en France.
Elle marque une pause. Dirige ses yeux azur vers les miens. Je crois avoir compris ce qu’elle me demande. Pure folie.
— Sacha, je voudrais donner à ma fille une image de son père, ainsi qu’une présence masculine à laquelle elle puisse se raccrocher. J’aimerais vous proposer de jouer ce rôle auprès d’elle. Vous pourriez prétendre être un proche du père de Sienna, quelqu’un qui l’aurait bien connu dans sa jeunesse, et qui ne l’aurait plus revu depuis. Vous seriez libre d’inventer la vie rêvée de ce père, et de la lui raconter. Il s’agirait de quelques après-midi par mois, pas plus.
Et merde, sous ses apparences de normalité, cette femme est une cinglée. OK, j’aime les filles originales, mais celle-ci est un cran au-dessus. On est bien loin du rendez-vous galant que j’espérais.
— Vous plaisantez, je suppose ? Et le père de votre fille, où est-il ?
La question est cruciale. Sensible aussi, étant donné la fébrilité que je décode soudain, à travers les mouvements de ses mains.
— C’était un homme d’un soir. J’étais jeune, j’avais trop bu. Je ne connais même pas son nom. Je ne sais rien de lui, je ne l’ai jamais revu, n’ai jamais cherché à le revoir. J’élève ma fille seule, depuis toujours.
Je réfléchis quelques instants. Elle reste calme, silencieuse. Crispée, aussi.
— Pardon Tess, mais vous n’avez pas de famille ? Pas d’amis ? Ou bien vous ne pourriez pas simplement lui dire la vérité, à votre fille ? Qu’elle ne connaîtra jamais son père, mais qu’il faut avancer quand même ? Moi je n’ai jamais connu le mien, et ma mère est morte quand j’avais quatorze ans. Eh bien j’avance, malgré tout. Pas très vite, pas très loin, mais je fais de mon mieux.
— Je n’ai personne sur qui compter, au quotidien. Vous trouvez peut-être cela pathétique, mais c’est comme ça. Et je suis désolée pour vos parents.
— Vous ne pouviez pas savoir.
J’observe son visage, son regard. Cherchant à y déceler ses motivations profondes. Elle ne me dit pas tout, c’est évident. Une image me traverse. Ma mère, ses hommes d’un soir, sa solitude, ses espoirs déçus. Je secoue la tête, ma mère n’a rien à faire là. Et puis cette fille n’a pas l’air d’une droguée.
Je devrais prendre mes jambes à mon cou, me tirer vite et loin. Mais, je ne sais pas pourquoi, je reste scotché à ma chaise. À poursuivre cette discussion surréaliste. Peut-être parce que la douleur que je pressens derrière la demande de cette inconnue m’émeut plus que je ne veux bien me l’avouer. Il y a en elle des cicatrices auxquelles je ne peux rester insensible. Comme un écho de ma propre histoire. Je suis bien placé pour savoir que l’on a parfois besoin d’un peu d’aide pour pouvoir regarder l’avenir en face. Cette jeune femme a un sacré culot, un sacré courage de venir me demander ça. De quoi protège-t-elle sa fille ? Que cherche-t-elle exactement, par cette demande désespérée ?
— Sacha, je vois bien ce que vous pensez. Vous me croyez folle, et vous avez sûrement un peu raison. Nous n’avons pas parlé argent, mais je peux vous proposer cinq cents euros par mois. Pour une après-midi par semaine.
Ah oui, quand même. Pour moi qui jongle entre mes allocations d’intermittent et mes petits boulots, c’est loin d’être négligeable.
— Si je fais deux après-midi par semaine, vous montez à mille balles ?
— N’exagérez pas.
Elle sourit. Moi aussi.
— Tess, vous ne me connaissez pas. Qu’est-ce qui vous fait penser que je serai à la hauteur de ce que vous espérez ? Que je ne suis pas un criminel sans foi ni loi, ou un pédophile ?
— Disons que c’est une intuition, un alignement de planètes. Le reportage japonais est arrivé peu après notre rencontre. Et j’avais gardé votre petit mot, puisqu’on n’est jamais à l’abri d’une organisation de bar-mitsva intempestive…
Elle accompagne cette dernière phrase d’un demi-sourire, et baisse les yeux.
— Bien évidemment, je serai présente à vos côtés lors des premiers rendez-vous. J’aime ma fille plus que tout. Je ne prendrais jamais aucun risque.
Nourrissant plus d’ambition de séduction de cette jeune femme que de rêves de parentalité, je dois avouer que l’argument « je serai présente à vos côtés » fait mouche. Et puis je ne peux pas me permettre de cracher sur une telle somme. Au fond, que me propose-t-elle ? Cinq cents euros mensuels pour me transformer en conteur, et passer une après-midi par semaine avec elle et sa fille. On a connu pire.
Je dois être un peu dingue moi aussi, car ce job incongru m’excite beaucoup. Je ne sais pas dans quoi je m’embarque, mais j’ai envie d’accepter.
— Sacha ? Qu’en pensez-vous ?
J’en pense que j’ai déjà plein d’idées concernant la vie rêvée de ce père…
— Si – et je dis bien si – j’étais d’accord, ce serait à une condition : rester entièrement libre. Pouvoir mettre fin à ces séances quand bon me semble. Ne vous inquiétez pas, si cela devait arriver, je ne partirais pas comme un voleur, sans explication ni au revoir auprès de votre fille.
— Votre demande me semble légitime, et plutôt saine à vrai dire. Vous verrez, Sienna est une petite fille merveilleuse. Et je ne dis pas ça parce que c’est ma fille. Vous vous en rendrez vite compte.
Elle se lève, me tend la main. Je prends sa paume dans la mienne, et la garde un peu plus longtemps que nécessaire. Je crois déceler une légère rougeur sur son visage. Sur le mien aussi – et je sais qu’elle n’est pas seulement due au démaquillant.
Un dernier silence. Une dernière hésitation, de part et d’autre.
— Alors à bientôt, Sacha ?
— À bientôt, Tess. »

Extrait
« Sacha, tu sais que je suis une incorrigible optimiste, alors ce que Je pense intimement, c’est que Tess ne mourra pas. Mais je suis aussi une pragmatique. J’ai appris à envisager le pire. Sacha, si Tess mourait, non seulement tu n’aurais aucun droit sur Sienna, mais la police remonterait la piste Sophie Moore, tôt ou tard. Les parents de Tess découvriraient l’existence de Sienna, et deviendraient ses tuteurs officiels. À moins que…
Mon Dieu. J’ai compris ce qu’elle s’apprête à dire. Je formule moi-même la suite, d’une voix blanche.
— À moins que Tom ne comprenne que Sienna est sa fille, et n’en demande la garde. » p. 94

À propos de l’auteur
SANDREL_Julien_©p_LourmandJulien Sandrel © Photo P. Lourmand

Julien Sandrel a 39 ans. La Chambre des Merveilles (Prix Méditerranée des lycéens 2019, Prix 2019 des lecteurs U), son premier roman, a connu un succès phénoménal en librairie. Vendu dans vingt-six pays, il est en cours d’adaptation au cinéma. Suivront La vie qui m’attendait (2019), Les étincelles (2020) et Vers le soleil (2021), (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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Dans l’ombre des hommes

JEANNERET_dans_lombre-des_hommes  RL_2021  coup_de_coeur

En deux mots:
Louise découvre que son mari la trompe et qu’il a touché des pots-de-vin dans une transaction financière. Elle décide de divorcer, mais elle n’échappe pas pour autant au déferlement médiatique qui s’abat sur elle.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand médias et réseaux sociaux s’acharnent sur vous

Le nouveau roman d’Anaïs Jeanneret frappe fort et juste. Il met en scène une romancière, épouse d’un homme politique corrompu et qui la trompe de surcroît. Elle devient alors la proie des médias et des réseaux sociaux, aptes à juger sans savoir.

Quand Louise sort de chez elle, elle a l’humeur aussi maussade que celle des manifestants bardés de leurs gilets jaunes. Et ses yeux rougis par le gaz lacrymogène sont à l’unisson de son état d’esprit. Après plus de vingt ans de mariage elle a découvert que Philippe, son mari secrétaire d’État à Bercy, possédait un compte off-shore et avait une liaison avec Mathilde, son assistante.
Autant dire que le dîner qu’elle honore de sa présence l’indiffère au plus haut point. Elle regarde les convives s’agiter et s’auto-congratuler, satisfaits du vernis dont ils ont recouvert leurs existences bourgeoises.
Elle a fait son choix. Demander le divorce et prendre l’air.
Dans ce coin perdu du Perche où s’est réfugié sa mère, qui l’accueille sans lui pose de questions, elle trouve la quiétude de la zone blanche, d’une nature figée par l’hiver. L’endroit est idéal pour poursuivre la rédaction de son nouveau roman.
Ici, elle se ressource, retrouve des souvenirs et prévient son fils Léo parti en stage en Australie de son choix. Qui ne l’étonne pas outre-mesure, ayant bien senti le fossé se creuser entre ses père et mère. À deux heures de route de Paris, la rumeur de la capitale la rattrape cependant. Elle découvre les insinuations fielleuses des journalistes après le rachat du groupe de presse Pressinvest orchestré par son mari: « Louise Voileret, l’écrivain des beaux quartiers a toujours su merveilleusement bien s’entourer, Dès le lycée, elle a noué des liens avec Pierre Bergot, aujourd’hui nouveau propriétaire de Pressinvest. Étudiante à la Sorbonne, elle fait tout naturellement un stage d’été au Figaro, bon sang ne saurait mentir. Le service littéraire accueille la jeune stagiaire quand d’autres passent leur été à travailler dans un fast-food, On ne s’étonnera donc pas de voir son premier roman publié deux ans plus tard. Puis elle épouse Philippe Dumont, bomme politique réputé pour son puissant réseau. N’en jetez plus! Pourtant, il lui en faut davantage. Pressinvest est à vendre. L’opportunité est trop belle. Elle fait le lien entre M. Bergot et son mari. Ce dernier ouvre les bonnes portes, ignorant le conflit d’intérêts. De son bureau de Bercy, rien n’est plus simple, L’homme d’affaires saura remercier Mme Voileret le moment venu, elle peut attendre sereinement le renvoi d’ascenseur.» La voilà punie pour une faute qu’elle n’a pas commise. La voilà prise dans une spirale infernale qui va la happer encore plus puissamment. Des amies prennent leur distance, son éditeur manque leur rendez-vous, les journalistes l’assaillent. Les révélations s’enchaînent, la forçant à réagir. D’autant que la vague devient de plus en plus nauséabonde, l’antisémitisme venant se mêler aux soi-disant mœurs dissolues.
« Au-delà du défoulement, la haine est devenue un moyen d’expression comme un autre. Elle semble sans limites, banalisée, décomplexée, auto-justifiée et nourrie par le conspirationnisme et la misère humaine. »
Anaïs Jeanneret réussit parfaitement à dépeindre cette époque qui, par la force et l’instantanéité des réseaux sociaux, peut détruire en un instant une réputation, vider des tombereaux d’insanités et contre lesquels il n’y a pas moyen de lutter. Alors, il faut se blinder, alors il faut essayer de se construire une nouvelle légèreté. « Mais après l’implosion des derniers mois, elle n’est pas certaine de savoir recoller les morceaux. Pas sûre de retrouver cette légèreté. » Le réquisitoire est aussi implacable que désespérant. Puisse ce roman nous aider à ne pas nous emballer, à ne pas crier avec la meute mais conserver un regard lucide sur une actualité qui s’emballe trop fréquemment, laissant le spectaculaire prendre le pas sur la réalité des faits. En ce sens, ce roman est un avertissement salutaire.

Playlist du roman


Ella Fitzgerald et Louis Armstrong Let’s Call Thee Whole Thing Off


Pink Floyd The Dark Side of the Moon

Dans l’ombre des hommes
Anaïs Jeanneret
Éditions Albin Michel
Roman
208 p., 17,90 €
EAN 9782226452313
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi en Normandie dans un village du Perche. On y évoque aussi des voyages à New York, en Corse, à L’Isle-sur-la-Sorgue, à Honfleur et Trouville ainsi que Sydney en Australie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière dans les années 1980.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout perdre du jour au lendemain. Quitter Paris et les privilèges d’un milieu envié mais impitoyable. Fuir son mari poursuivi pour trafic d’influence. Devenir la proie d’un infernal harcèlement sur les réseaux sociaux et dans la presse parce que «femme de».
Dans ce roman contemporain, Anaïs Jeanneret, observant les milieux du pouvoir et leur cruauté, décrit la traque d’une femme prise dans l’engrenage du cyberbashing. Et qui, en choisissant de sortir de l’ombre, s’expose à une violence fatale. Une histoire d’aujourd’hui.

Les critiques
Babelio
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France Bleu Azur (le livre du jour)

Les premières pages du livre
« Elle sort de l’immeuble sans remarquer la pluie de janvier qui précipite le crépuscule. Dehors, il n’y a pas une âme. La ville semble désertée. Sur l’asphalte mouillé, ses semelles émettent un bruit de succion qui résonne désagréablement dans le silence. Absorbée par l’implosion de son existence, l’étrangeté de cet après-midi ne lui apparaît pas. Dans sa fuite, elle remonte la rue de Varenne vers les Invalides. Un ronflement de moteur se rapproche, puis s’éloigne. À peine a-t-elle eu le temps d’apercevoir entre les façades d’immeubles en vis-à-vis la voiture de police passant en trombe sur le boulevard. Elle tourne sur la droite, longe le square d’Ajaccio et commence à percevoir la rumeur. En débouchant sur l’esplanade des Invalides, elle tombe sur un mur de cars de CRS qui bloque le quartier. Elle le dépasse. De l’autre côté, vers la rue Fabert, elle devine la foule malgré la fumée par-dessus laquelle volent quelques projectiles. Elle s’approche encore. Elle ne pense plus. Elle n’a plus d’identité. Elle veut juste se fondre dans la mêlée humaine. Un groupe de femmes quitte le cortège et passe devant elle sans croiser son regard. Quelque part, des cris recouvrent les revendications, aussitôt suivis d’affrontements. Des détonations explosent, puis les manifestants se dispersent pour échapper aux gaz lacrymogènes. Ça ne l’arrête pas. Sans réfléchir, sans le vouloir, elle avance. En première ligne, des jeunes cagoulés vêtus de noir courent tête baissée sur les forces de l’ordre. Quelqu’un lui dit de ne pas rester là. Ses yeux brûlent. Elle suffoque. Elle ne bouge pas. À travers ses larmes, elle voit les poings tendus, les banderoles, la confusion. Elle voit des hommes dont elle ne saisit pas s’ils sont policiers ou frondeurs. Prise entre les Gilets jaunes et les CRS qui s’affrontent chaque samedi depuis des semaines, elle voit ceux qui avancent, ceux qui reculent. Dans chaque camp, la tension est d’une même intensité, l’épuisement marque les visages d’une même violence. C’est comme une vague de napalm, personne n’y échappe. Pas même elle. Sa fatigue se nourrit d’autres défaites. Qu’importe. Dans cet entremêlement de tragédies individuelles, tous partagent le désarroi et la rage. Soudain, il y a une bousculade, un corps percute le sien, on la pousse, on l’entraîne en sens inverse. C’est alors qu’elle est prise de nausées. Alors que sa propre lassitude lui coupe les jambes.

Elle roule maintenant dans les rues illuminées. Les décorations rappellent les fêtes de fin d’année à peine terminées. Plus rien n’évoque les troubles de la journée. Elle traverse le pont Royal, s’engage dans la rue de Rivoli. Elle ne s’est jamais lassée de la beauté de Paris. Ce soir pourtant, rien n’est plus pareil. Un gouffre vient de s’ouvrir devant elle.
Place de la Concorde, elle manque faire demi-tour. Mais elle n’a nulle part où aller.
Elle s’observe dans le miroir de l’ascenseur. Avant de venir, elle a pris un bain, enfilé une robe, remis de l’ordre dans ses cheveux, s’est maquillée, puis elle est partie, soulagée de n’avoir pas croisé son mari. Elle espère faire illusion malgré ses traits tirés et ses yeux encore irrités par les gaz. Au fond, elle sait que personne n’y prêtera attention. C’est l’avantage de la cinquantaine. Mais le réflexe de respectabilité demeure. Ne jamais laisser paraître les failles.
Derrière la porte, elle devine les conversations enjouées et les rires. Elle prend une inspiration et sonne. Nathalie lui ouvre.
– Bonjour, ma chérie. Entre. Où est Philippe ?
– Un problème de dernière minute. Il est retenu au ministère.
– Quel dommage ! C’est encore à cause des manifestations ? Je voulais lui présenter Amrish Ajay, le grand industriel indien.
Il y a une quinzaine d’invités, certains que Louise ne connaît pas, d’autres qu’elle a aperçus quelques fois sans parvenir à se rappeler où. Et trois ou quatre qu’elle n’a aucune envie de voir. Elle regrette déjà d’être venue mais Nathalie avait évoqué « un petit dîner juste entre nous ». Elle sourit parce que c’est ce qu’il convient de faire. Mais très vite, la crispation de ses muscles devient douloureuse. Elle maîtrise pourtant l’art du pilotage automatique. Ce soir, c’est au-dessus de ses forces.
– Jean-Jacques, vous connaissez bien sûr Louise Dumont ? L’épouse de notre ministre préféré, malheureusement retenu à Bercy. Enfin, j’espère qu’il pourra nous rejoindre un peu plus tard.
– Secrétaire d’État, corrige Louise sans savoir à qui elle s’adresse.
À voir ses cheveux coupés court, son interlocuteur n’est sûrement pas avocat. Elle s’est toujours interrogée quant à leur goût pour les coiffures échevelées. Sans doute désirent-ils ainsi signifier la nature romantique de leur mission, revendication qui, dans certaines affaires, peut prêter à sourire. Avec sa tête de premier de la classe et sa cravate serrée, elle imagine plutôt Jean-Jacques dans la fonction publique ou la finance. Mais peu importe.
– Vous devez avoir des tas de choses à vous raconter, lance Nathalie dans un éclat de rire aussi absurde que ses propos.
Louise n’a rien à dire à cet homme. En regardant son amie s’éloigner vers d’autres invités, elle peine à se souvenir de la jeune femme qu’elle a connue quinze ans plus tôt. Elle était follement amoureuse d’un artiste peintre et ses rires étaient alors de vrais rires, jusqu’au jour où elle avait annoncé son mariage avec un banquier. Personne n’avait compris. Ou plutôt, tout le monde avait compris.
– Chère madame, votre mari a été parfait la semaine dernière dans cette émission politique. Il a mouché les journalistes avec brio. Vous pouvez être fière de lui !
Louise revoit la tête de Philippe la veille, son visage déformé par la stupeur, mâchoire ouverte et regard de lapin pris dans les phares d’une voiture, puis par la haine. Elle l’entend encore lui jeter à la figure: « Qui es-tu pour me faire la morale, pauvre cruche ! Barre-toi si cette vie te dégoûte, si je ne suis pas à la hauteur de ton éthique, de ta morale à deux balles. On rêve ! »
– Vous regardez beaucoup la télévision, Jean-Jacques ?
Ou s’appelle-t-il Jean-Pierre ? Elle est prise d’un doute. Mais à la persistance de son air satisfait, elle suppose ne s’être pas trompée.
– Rarement. À part les émissions culturelles et les débats politiques, bien sûr.
– Bien sûr !
Elle s’étonne toujours de voir ces hommes en costume agrafé d’une barrette rouge censée faire toute la différence répondre sérieusement à d’aussi stupides questions. La réponse ne la déçoit pas. À cet instant, Paul Perrier et sa jeune épouse, Mathilde, font leur apparition dans le salon. Jean-Jacques continue ses bavardages sans remarquer que Louise ne l’écoute plus.
– Votre mari a raison de vouloir créer des lois pour encadrer Internet. On ne peut pas laisser un tel espace sans réglementation. Il faut structurer et moraliser ce circuit mondialisé.
– Structurer et moraliser…
Chaque fois qu’elle a rencontré l’assistante de Philippe, Louise a toujours été gênée par son obséquiosité. Ce soir, elle comprend mieux. Elle se demande si Mathilde est au courant des combines de son secrétaire d’État. Si elle fait partie du dispositif. Si, d’une manière ou d’une autre, elle y joue un rôle. Si elle en tire quelque avantage. Louise l’observe au bras de son mari, et elle la trouve parfaite dans son chemisier blanc ouvert juste ce qu’il faut, son pantalon noir et ses escarpins aux talons vertigineux sur lesquels elle ne chancelle pas d’un millimètre, image à laquelle se juxtaposent les photos qu’elle a découvertes cachées dans un dossier de Philippe : Mathilde en lingerie noir et rouge, dans une posture ridicule.
– Passons à table si vous voulez bien !
Nathalie attrape le bras de Louise et l’entraîne vers la salle à manger.
– Ça va ? Je te trouve pâlichonne.
– Tout va bien.
– Je t’ai placée à côté de Bernard. Il t’apprécie beaucoup.
– Je le connais ? Bernard qui ? Tu me fais la fiche ?
– Oh, Louise, tu es infernale ! Bernard Cachon, patron des moyennes surfaces du même nom. Philippe le connaît.
– Tu m’as gâtée !
– À ta gauche, il y a Stéphane Thinet. Vous pourrez parler livres.
Louise se demande comment elle va survivre à cette soirée. À peine assise face au petit carton où est écrit d’une calligraphie d’un autre siècle Louise Dumont, elle avale le verre de vin qui vient de lui être servi. Elle ne s’est jamais habituée à ce nom qu’elle reconnaît comme une réalité d’état civil mais qui ne reflète pas son identité, aujourd’hui encore moins qu’hier. Elle s’appelle Louise Voileret.
Monsieur Moyennes Surfaces semble plein d’allant.
– Je suis très honoré, Louise, vous permettez que je vous appelle Louise, de passer ce dîner à vos côtés. Je connais votre époux de longue date. Il vous a sûrement raconté cette anecdote très amusante à propos de nos échanges lorsqu’il était au cabinet de Castrani ? Enfin, maintenant, avec ses nouvelles fonctions, j’imagine qu’il est très pris.
– Assez, en effet.
Elle n’a évidemment jamais entendu parler de lui. C’est fou comme l’accession au pouvoir révèle des amitiés jusque-là discrètes.
– Vous devez l’être aussi. Femme de ministre, c’est un travail à temps plein, rémunéré ou non, si vous voyez ce que je veux dire…
– Formidable ! J’adore les hommes spirituels. Mais je ne suis pas femme de ministre, vous savez.
Louise voudrait un autre verre de vin. Un double gin serait encore plus approprié.
– Attendez quelques semaines, et vous verrez. Au prochain remaniement, votre époux sera nommé au Travail ou aux Comptes publics. Ça ne fait aucun doute. Notre pays a besoin d’hommes comme lui. Et vous savez ce qu’on dit : derrière chaque grand homme il y a une femme.
– Loin derrière, alors. Je ne me mêle pas de ses affaires. Il se débrouille très bien sans moi. Les ministères regorgent de bonnes volontés.
Pressentant un vent frais, Bernard Cachon tourne la tête pour s’adresser à son autre voisine. Louise fixe dans son assiette les noix de coquilles Saint-Jacques. Avaler bouchée après bouchée pour ne pas s’étouffer. Boire pour faire passer les mollusques, et tout le reste. Demeurer tranquille, apparemment tranquille, à sa place comme elle sait si bien le faire. Ne pas céder à la panique. Ne pas se lever d’un bond en envoyant valdinguer la table. Ne pas s’enfuir. Elle réfléchit à la suite. Elle passera la nuit à l’hôtel et attendra que Philippe ait quitté l’appartement pour aller récupérer quelques affaires. L’idée de cohabiter un jour de plus avec lui est insoutenable. Ensuite, elle ira chez sa mère en Normandie. Elle s’installera dans la maison annexe le temps de s’organiser. À son âge, cette perspective lui donne envie de pleurer, mais l’urgence est de s’éloigner. De respirer un air pur. De s’extirper de ce cauchemar. De digérer ce qu’elle vient de découvrir sur Philippe et qui embrouille tout. Elle s’est tellement trompée. Tous ses renoncements, tous les compromis accumulés au fil du temps remontent à la surface et lui font l’effet d’un électrochoc.
– Alors, Louise, quand sors-tu ton prochain roman ?
– Pardon ? Heu… cette année, je ne sais pas encore quand.
– J’ai beaucoup aimé le dernier, tu sais. Vraiment. Et je ne désespère pas d’arriver un jour à te débaucher. Je suis certain que tu pourrais faire un excellent livre sur le monde politique.
Toute la saveur de la phrase tient dans ce vraiment. C’est une flatterie de camelot. La confirmation du mensonge possible sinon certain. Ce vraiment est un affront dont l’éditeur n’est pas conscient mais qui allume dans le regard de Louise une rage froide.
– Encore faudrait-il que je m’y intéresse, ce qui est loin d’être le cas, répond-elle avec un ton plus sec qu’elle n’aurait souhaité.
– Tu l’écrirais sous une forme romanesque bien sûr, tu ferais ça merveilleusement bien. Il s’agit juste de le situer dans un univers qui n’a aucun secret pour toi. Je te garantis un best-seller.
– Un best-seller ! Tu me tentes.
– Tu en es où ? Trente mille exemplaires ? Là, tu franchirais les cent mille.
Louise voudrait qu’il se taise. Être ailleurs. S’il savait à quel point elle souhaite se tenir à distance de ce pouvoir politique qui aspire ses serviteurs avec la force d’un trou noir. Ça fait des mois que Stéphane Thinet la poursuit avec cette idée. Depuis que Philippe a été nommé à Bercy en fait. Avant, il la saluait à peine. À l’autre bout de la table, autour du redoutable et redouté Paul Perrier, avocat choisi pour sa force de frappe et plus encore pour éviter de l’avoir contre soi, retentissent des éclats de rire qui libèrent enfin Louise de l’attention de ses voisins. Le nom de Trump résonne dans tous les sens. Le shutdown, le financement du mur à la frontière mexicaine, le sort réservé aux émigrés, tout le monde s’accorde. Trump, ou l’assurance des dîners en ville réussis. Les sujets aussi consensuels ne sont pas si nombreux. Harvey Weinstein n’est pas mal non plus, quoiqu’un peu plus risqué. Il suffit qu’une voix féminine lâche « Moi aussi, j’ai connu ça » pour jeter le trouble et mettre tout le monde mal à l’aise. Moi aussi fait aussitôt planer une menace sur l’assemblée. Mieux vaut s’en tenir à l’auteur du célèbre : « J’ai tenté de la baiser… J’embrasse, j’attends même pas. Et quand t’es une star, elles te laissent faire. » Instructif. Il semble pourtant qu’en dépit de son sidérant mépris pour les femmes, Trump soit cantonné au rôle du dangereux imbécile. C’est dire s’il s’en tire bien.
Louise a encore du mal à concevoir l’étendue du désastre. Au fil des mois, elle avait senti Philippe ailleurs, de plus en plus absorbé par son portable, excédé pour un rien. Sa nervosité avait atteint un degré tel qu’il oscillait entre l’irritation et les enthousiasmes de jeunes collégiennes. Elle avait envisagé l’existence d’une liaison sérieuse, bien sûr. Mais elle n’avait pas imaginé Philippe hors-la-loi. Au bout de vingt-trois ans, elle le connaissait par cœur, du moins le pensait-elle. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, elle avait été séduite par son énergie, son envie de laisser une trace, d’avancer à pas de géant, par sa capacité de travail et sa confiance en lui inébranlable. Elle l’avait aimé pour son audace, son courage, sa gaieté communicative, ses appétits de petit garçon lâché dans une confiserie. Elle l’avait vu jouer des coudes, recevoir des coups et en donner. Le chemin parcouru, les postes subalternes, les échelons gravis un à un, les jeux de chaises musicales dans les cabinets ministériels, les croche-pieds, les jalousies, la compétition de chaque instant, tout cela, elle savait. Sa nomination était venue récompenser des années d’efforts et cette avancée décisive sonnait comme une victoire. Il suffisait de voir accourir de toutes parts les courtisans, de tendre l’oreille aux flatteries qui tombaient sur Philippe comme une pluie de mousson. De leur couple, demeuraient la facilité et l’habitude, un attachement au passé, et bien sûr leur fils. Le désir charnel, le besoin de l’autre, la complicité, les rires, tout cela s’était évaporé depuis longtemps. Quant à sa fidélité, Louise ne se faisait plus d’illusions mais elle évitait d’y songer. Ils évoluaient dans des univers distincts, chacun prenant garde à ne pas s’immiscer dans celui de l’autre. Elle n’était pas fière de cet arrangement. Mais les mois passaient à toute vitesse. Et, de façon assez surprenante, les années encore davantage. Ce qu’elle n’avait pas perçu, c’était l’habileté de Philippe dans la trahison. C’était le glissement progressif entre les petits arrangements et la malhonnêteté. Sans doute avait-elle manqué d’attention. Peut-être n’avait-elle pas voulu voir. Maintenant, elle ressent une immense honte. Honte des agissements de son mari, et honte de son propre aveuglement et de sa lâcheté.
La déflagration s’est produite hier matin avec cette lettre arrivée par la poste à l’adresse de M. Dumont. Louise aurait pu ne pas y prêter attention. Mais après le départ de Philippe, elle était tombée sur l’enveloppe expédiée de Trinité-et-Tobago, décachetée et oubliée sur le lavabo de la salle de bains. Elle n’avait pas résisté et avait regardé. Elle l’avait fait presque sans y penser, avec cependant la sensation diffuse d’ouvrir une boîte de Pandore. À l’intérieur, elle était tombée sur un relevé bancaire mentionnant un virement de trois cent mille dollars versés sur le compte de M. Philou. Brutalement, ce nom enfoui dans les limbes de sa mémoire avait resurgi d’un passé lointain. Il l’avait frappée comme un coup de massue. Elle en avait eu les jambes coupées et avait dû s’asseoir sur le rebord de la baignoire. Au début de leur histoire, ils s’amusaient à s’appeler ainsi. Phi pour Philippe, Lou pour Louise. À eux deux, ils étaient les Philou. À cet instant, ce jeu entre amoureux se révélait d’une ironie glaçante. Louise avait eu l’impression que son sang ne remontait plus jusqu’au cœur. Incapable de travailler ni de penser à autre chose, elle était allée dans le bureau de son mari. Elle avait fouillé partout à la recherche d’autres documents compromettants. Elle n’avait rien trouvé. Mais dans sa nervosité, elle avait fait tomber des dossiers empilés sur la table. Les feuilles s’étaient éparpillées au sol parmi lesquelles étaient cachées les photos de Mathilde. Sur la plus vulgaire, l’assistante avait écrit au feutre : « Bon anniversaire, mon chéri. »
Le soir, à son retour du ministère, Philippe avait assez rapidement concédé être intervenu dans les tractations pour l’acquisition d’un groupe de presse très convoité. Comme tout le monde, Louise avait suivi l’affaire dans les journaux. Selon les jours, les rumeurs couraient sur le rachat soit par le concurrent direct de Pressinvest, soit par un industriel, soit par un magnat russe, soit par une entreprise américaine de télécommunication. Ce qui, d’après son mari, expliquait les trois cent mille dollars et le compte de M. Philou. Mais l’argent n’était pas à lui, il n’agissait qu’en tant qu’intermédiaire, il ne pouvait pas en dire davantage, secret professionnel, et ce nom n’avait rien à voir avec eux, où allait-elle chercher des idées pareilles, enfin oui, il l’avait donné sans réfléchir, d’ailleurs tout ça ne la regardait pas, et depuis quand se permettait-elle de fouiller dans ses affaires, de lire son courrier ? Quant à sa liaison, il avait nié avec fermeté. Puis il s’était réfugié dans les insultes. Pour autant, Louise, ne croyant pas un mot de son histoire d’intermédiaire, ne l’avait pas lâché : Depuis quand touchait-il des pots-de-vin ? Possédait-il d’autres comptes frauduleux ? Qui avait approvisionné celui-ci ? Pierre Bergot, son ami connu pour racheter des entreprises fragilisées, les dépecer en laissant sur le carreau les trois quarts des salariés avant de les revendre avec une plus-value juteuse ? Pour que l’homme d’affaires s’enrichisse encore davantage, ou qu’il étende son influence à travers journaux et sites web ? Et Philippe, qu’attendait-il en retour ? L’argent n’était sûrement pas sa seule motivation. Soutenu par une presse tombée entre des mains reconnaissantes, sans doute espérait-il un portefeuille à la hauteur de ses ambitions ?
– Tais-toi ! avait hurlé Philippe. Tu as toujours détesté Pierre, on se demande bien pourquoi. Son unique tort est de réussir ce qu’il entreprend.
– Je t’ai connu avec des convictions. Tu disais vouloir te rendre utile, tu te souviens ? Mais c’était dans une autre vie !
– Tu as raison, Louise, une autre vie. Ta vision du monde est pathétique. Puérile, naïve et pathétique. Tu es dépassée, hors des réalités. Tu es juste devenue vieille.
– Je m’en vais.
– C’est ça, barre-toi !
– Léo, tu as pensé une seconde à lui ? Tu te rends compte des risques que tu lui fais courir ? Que tu nous fais courir ?
– Tu es encore là ? Qu’est-ce que tu attends ? Tu sais où se trouve la porte.
– Tu es d’une inconséquence sidérante ! Ton fils s’élance dans la vie, et toi tu ne trouves rien de mieux que de salir son nom.
– Salir son nom ? Le pauvre petit ! Oui, un père au service de l’État, ça doit être dur pour lui !
– Qu’est-ce que tu lui diras lorsqu’il découvrira ce que tu as fait, lorsqu’il confrontera tes actes à toutes les leçons de morale que tu as pu lui faire ?
– De quoi tu me parles, ma pauvre ?
– Tu espères vraiment passer entre les mailles du filet ? On est au vingt et unième siècle, tout finit par se savoir et l’heure n’est plus aux indulgences. Les affaires Cahuzac ou Fillon, tu en as entendu parler ? Tu as vu dans quel état ils en sont sortis, eux et leurs familles ?
– Ça n’a rien à voir.
– Vraiment ? Tu te crois plus malin que les autres ? Même si tu n’es pas ministre, et tu n’es pas près de le devenir avec tes magouilles, tu restes un homme public et tu fais partie du gouvernement.
– Cet argent n’est pas à moi, je te le répète.
– Je comprends maintenant tes allers et retours aux États-Unis ces dernières semaines. Et je suppose que tu réglais tes affaires dans les îles accompagné de ta maîtresse. À ce stade d’ailleurs, pourquoi te gêner ?
– Arrête avec ça. Mathilde est amoureuse de moi, ce n’est pas ma faute. Au demeurant, elle fait très bien son travail. Mais il ne s’est jamais rien passé entre nous. Jamais !
– Quel dommage ! Une femme qui porte si bien le rouge et le noir ! Mais attention, prends bien soin de ne pas la décevoir. Elle t’a accompagné dans ton paradis fiscal, j’imagine qu’elle n’a aucun doute sur ce que tu allais y faire. Et une femme délaissée peut faire des ravages. La vengeance par dénonciation, c’est un grand classique. Remarque, comme ça, la boucle serait bouclée.
– Tu menaces de me dénoncer ?
– Je parle de ta maîtresse.
– Tu m’emmerdes. Tu ne sais rien. Tu n’as aucune idée de rien. Tu imagines ce qui t’arrange.
– En quoi ça m’arrange de découvrir que mon mari est un escroc ?
– Un escroc, carrément ! Tu deviens imaginative. Je pensais que tu te cantonnais aux romans psychologiques.
Louise en avait assez entendu. Elle était partie dans la chambre en fermant la porte derrière elle. Elle entendait Philippe s’agiter dans l’appartement. Elle était restée longtemps sous la douche. Un peu plus tard, elle était allée chercher son portable dans le salon. Philippe ronflait sur le canapé, pris du sommeil des innocents.
Jeune homme, il avait eu un parcours atypique. Après Sciences Po, au lieu de filer directement à l’ÉNA, il était parti en Inde seul avec son sac à dos. Il avait sillonné le pays jusqu’à New Delhi où il avait travaillé plusieurs mois dans une organisation humanitaire. Puis il était rentré en France et avait repris ses études. Louise l’avait rencontré trois ans après, mais elle avait vu les photos de lui, cheveux longs, peau brûlée et regard fiévreux. Elle était tombée amoureuse de cet homme capable du grand écart, à la fois aventurier et étudiant acharné. Elle y avait vu le signe d’une personnalité complexe, et leurs premières années avaient été solaires et imprévisibles. La liberté de Philippe, ses emportements, ses idées inclassables dénotaient parmi les jeunes énarques. Mais il était rentré peu à peu dans le moule, et son ambition l’avait éloigné de ses idéaux. Au fil du temps, sa curiosité et son altruisme avaient été remplacés par un intérêt exclusif pour les agitations du microcosme politique. De son côté, Louise avait continué à écrire, à s’occuper de Léo, à être heureuse. Sans doute heureuse. Car l’insatisfaction s’était instillée dans ce bonheur tranquille, rongeant doucement ses certitudes. Lorsque le constat d’échec l’avait rattrapée, elle s’était figée dans une panique silencieuse. »

Extraits
« Louise Voileret, l’écrivain des beaux quartiers a toujours su merveilleusement bien s’entourer, Dès le lycée, elle a noué des liens avec Pierre Bergot, aujourd’hui nouveau propriétaire de Pressinvest. Étudiante à la Sorbonne, elle fait tout naturellement un stage d’été au Figaro, bon sang ne saurait mentir. Le service littéraire accueille la jeune stagiaire quand d’autres passent leur été à travailler dans un fast-food, On ne s’étonnera donc pas de voir son premier roman publié deux ans plus tard. Puis elle épouse Philippe Dumont, bomme politique réputé pour son puissant réseau. N’en jetez plus! Pourtant, il lui en faut davantage. Pressinvest est à vendre. L’opportunité est trop belle. Elle fait le lien entre M. Bergot et son mari. Ce dernier ouvre les bonnes portes, ignorant le conflit d’intérêts. De son bureau de Bercy, rien n’est plus simple, L’homme d’affaires saura remercier Mme Voileret le moment venu, elle peut attendre sereinement le renvoi d’ascenseur. » p. 60

« Au-delà du défoulement, la haine est devenue un moyen d’expression comme un autre. Elle semble sans limites, banalisée, décomplexée, auto-justifiée et nourrie par le conspirationnisme et la misère humaine. » p. 137-138

« Romancière, elle avait jusque-là compté sur un mélange d’inconscience et d’enthousiasme. Elle s’était employée à oublier que personne n’attendait ses livres et que tant d’autres en avaient écrit de bien meilleurs, de plus brillants, tout en se laissant porter par l’évidence de son désir à s’emparer des mots pour les plier à son seul plaisir. Mais après l’implosion des derniers mois, elle n’est pas certaine de savoir recoller les morceaux. Pas sûre de retrouver cette légèreté. L’écriture est une mécanique fragile. » p. 174

À propos de l’auteur
JEANNERET_anais_©SylvieCesarAnaïs Jeanneret © Photo Sylvie César

Anaïs Jeanneret a publié plusieurs romans dont Les Yeux cernés, Les Poupées russes, La Traversée du silence, La solitude des soirs d’été, prix François-Mauriac de l’Académie française 2014 et Nos vies insoupçonnées. (Source: Éditions Albin Michel)

Page Wikipédia de l’auteur 

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Grand frère

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

Prix Première
Prix Régine Deforges
Prix Goncourt du Premier Roman 2018

En deux mots:
Azad et Hakim grandissent en banlieue parisienne, inséparables jusqu’au jour où le cadet décide de partir en Syrie pour soigner les victimes de la guerre. Trois ans d’absence marquées par des attentats, trois années de doute et d’interrogations qui ne seront pas levées au retour du petit frère.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

«C’était pas ma conception du djihad»

Pour Grand frère Mahir Guven a été couronné de nombreux prix et notamment le Goncourt du premier roman en 2018. Une récompense bien méritée pour ce récit à deux voix, celle du grand frère resté en France et celle du petit frère parti en Syrie.

C’est l’histoire de deux frères. L’aîné s’appelle Azad. Ça veut dire libre. Son cadet s’appelle Hakim. Ça veut dire le juste, le sage, l’équitable ou le médecin. Celui qui œuvre pour le bien.
Il y aurait mille façons de résumer leur histoire. D’abord familiale. Dire qu’ils ont grandi en région parisienne auprès d’un père syrien et d’une mère bretonne qui est morte trop jeune. Que l’autre et ultime membre de la famille est leur grand-mère qu’il a fallu placer dans une institution parce que son esprit commençait à vagabonder.
Puis sociale. On pourrait parler de leurs efforts d’intégration, raconter comment de jour en jour ils progressaient au football jusqu’à rêver de gloire jusqu’au jour où une agression, un tacle trop appuyé – le jours où les recruteurs du PSG les suivait – a eu raison de leurs ambitions sportives. Ils ont alors déprimé, passant des journées avec leur console. L’un cherchant refuge dans la religion, l’autre dans la drogue.
La religion, parlons-en aussi. De ces musulmans qui écument la cité pour enrôler de nouveaux adeptes en leur faisant miroiter non seulement la noble cause, mais aussi de nombreux avantages. S’ils se décident à suivre ces «frères», c’est plus désœuvrement et par manque de moyens financiers que par dévotion.
Enfin, il y aurait leur parcours professionnel. Car ils ont fini par se caser. Le grand frère est chauffeur VTC et le petit frère infirmier. Une petite main en lequel on place une grande confiance puisqu’il est l’encouragé à remplacer le chirurgien lors d’opérations chirurgicales à cœur ouvert.
Des destins ordinaires qui vont basculer le jour où une ONG va proposer à Hakim de partir en Syrie, le pays de son père qu’il voit tant souffrir, pour soigner les blessés.
Son absence va durer trois longues années.
Mahir Guven choisit de nous livrer d’une part la version d’Azad et d’autre part celle d’Hakim. Une manière subtile de nous faire comprendre à la fois le ressenti de l’un et de l’autre, de constater combien la réalité peut être distendue.
Et alors qu’en France, à la suite des attentats, tous les Syriens sont devenus suspects, en Syrie on essaie de sauver sa peau. Trois années de souffrance, trois années d’incompréhensions. Jusqu’à ces retrouvailles inattendues: « Il croit p’têt que la vie, c’est un film? Qu’on revient comme ça au milieu de la nuit sans prévenir? Pour qui y s’prend? Et il attend dans le couloir, trempé comme un chien errant. Mais moi, j’ai rien demandé, ça fait trois ans que je lui cours après et que je dors plus. Et Monsieur débarque comme ça, gratuitement. À lui de s’excuser. Petite merde. Il a pas changé, pas grandi. À présent ses doigts tremblent. Il les glisse dans sa poche pour me les cacher. C’est mon frère, l’homme que je déteste le plus au monde.
Il a lu tout ça dans mon regard. Tout ce que je veux lui dire depuis dix ans. […] C’est mon frère et je l’aime plus que tout. »
Ce face à face entre le grand et le petit frère de retour de Syrie est à la fois bouleversant, instructif et diablement bien construit. Avec un scénario digne du meilleur polar, avec des rebondissements qui vous ferons passer par toutes les émotions. Une belle réussite couronnée par le prix Goncourt du premier roman. Une récompense amplement méritée!

Grand frère
Mahir Guven
Éditions Le livre de poche
Roman
320 p., 7,90 €
EAN 9782253074366
Paru le 30/01/2019

Où?
Le roman se déroule alternativement en France et en Syrie, principalement en banlieue parisienne du côté de Bobigny, Bagnolet et Aubervilliers. On y évoque aussi une période au sein de l’armée jusqu’au Tchad et au Soudan et des vacances à Argelès-sur-Mer. Côté syrien, venant de Turquie, on passe par Alep, Raqqa jusqu’à Palmyre.

Quand?
L’action se situe il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Grand frère est chauffeur de VTC. Enfermé onze heures par jour dans sa «carlingue», branché en permanence sur la radio, il rumine sur sa vie et le monde qui s’offre à lui de l’autre côté du pare-brise. Petit frère est parti par idéalisme en Syrie depuis de nombreux mois. Engagé comme infirmier par une organisation humanitaire musulmane, il ne donne plus aucune nouvelle. Ce silence ronge son père et son frère, suspendus à la question restée sans réponse : pourquoi est-il parti? Un soir, l’interphone sonne. Petit frère est de retour.
Un premier roman au style percutant. Mohammed Aïssaoui, Le Figaro littéraire.
Dans un langage maîtrisé truffé d’argot, Mahir Guven passe du portrait sociétal brossé avec un sens du détail journalistique au polar sur fond de djihadisme. Frappant, éclairant, mais aussi drôle. Amandine Schmitt, L’Obs.

Les 68 premières fois
Sélection anniversaire: le choix d’Odile d’Oultremont

d_OULTREMONT_Odile_©Barbara_Iweins
Odile d’Oultremont est scénariste et réalisatrice. Après Les Déraisons, un premier très bien accueilli, elle a publié Baïkonour. (Photo: Le Soir © Barbara Iweins)

«Deux frères élevés en banlieue parisienne, l’un est chauffeur de VTC l’autre infirmier.
A travers les témoignages croisés de Grand Frère et Petit frère, on découvre la réalité d’une jeune génération franco-syrienne qui hésite entre forcer l’intégration uberisée de notre époque ou céder à l’illusion de la «terre promise» syrienne.
Mahir Guven dessine le portrait passionnant d’une fratrie sacrifiée à ses choix impossibles, avec un sens brillant du portrait. Sa langue est unique, décomplexée, tonitruante, c’est vif, c’est drôle, c’est terrible. J’en garde le souvenir de deux cœurs haletants, troublés, fiers et magnifiques.
Trois ans après, j’y pense encore, souvent, à ce roman. Et j’en suis heureuse.»

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Mahir Guven nous présente Grand frère à l’occasion de sa parution en poche © Production Hachette France

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Grand frère
La seule vérité, c’est la mort. Le reste n’est qu’une liste de détails. Quoi qu’il vous arrive dans la vie, toutes les routes mènent à la tombe. Une fois que le constat est fait, faut juste se trouver une raison de vivre. La vie ? J’ai appris à la tutoyer en m’approchant de la mort. Je flirte avec l’une en pensant à l’autre. Tout le temps, depuis que l’autre chien, mon sang, ma chair, mon frère, est parti loin, là-bas, sur la terre des fous et des cinglés. Là où, pour une cigarette grillée, on te sabre la tête. En Terre sainte. Dans le quartier, on dit « au Cham ». Beaucoup prononcent le mot avec crainte. D’autres – enfin quelques-uns – en parlent avec extase. Dans le monde des gens normaux, on dit « en Syrie », d’une voix étouffée et le regard grave, comme si on parlait de l’enfer.
Le départ du petit frère, ça a démoli le daron. Suffit de compter les nouvelles rides au-dessus de son monosourcil pour comprendre. Toute sa vie, il a transpiré pour nous faire prendre la pente dans le bon sens. Tous les matins, il a posé le cul dans son taxi pour monter à Guantanamo ou descendre à la mine. Dans le jargon des taxis, ça veut dire aller à Roissy, ou descendre à Paris, et transporter des clients dans la citadelle. Celle qu’on ne pourra jamais prendre. Et soir après soir, il rapportait des sacoches épaisses de billets pour remplir le frigo. La dalle, le ventre vide, la faim ? Sensation inconnue. Toujours eu du beurre, parfois même de la crème dans nos épinards.
Mais bon, quoi que le vieux ait fait, à part la Terre, ici-bas rien ne tourne vraiment rond. Parfois, je voudrais être Dieu pour sauver le monde. Et parfois, j’ai envie de tout niquer. Moi y compris. Si c’était aussi facile, je prendrais le chemin de la fenêtre. Pour sauter. Ou du pont au-dessus de la gare RER de Bondy. Pour finir sous un train. Moins rapide et plus sale. En vrai, j’en sais rien et j’m’en bats lek1, parce que aujourd’hui c’est le 8, et c’est le jour que Dieu a choisi pour son plan.
Le 8 septembre, c’est le jour où Marie la vierge est née. Pas le 7, pas le 9. Le 8, pour la faire naître et, des années plus tard, lui confier la mission d’accoucher de Jésus. Le 8 ? Un chiffre sans fin, et c’est le seul, c’est un double rond. Un truc parfait. Quand vous y mettez le pied, vous n’en ressortez plus. Le 8 : une embrouille, une esbroufe, un truc d’escroc, l’histoire que vous raconte un Marseillais. Et c’est aussi le jour où la femme sur la photo accrochée au mur au-dessus du buffet, celle qui sourit à côté de mon père, est remontée chez Lui, à Ses côtés. Fin de la mission. Morte.
Chaque fois, elles tremblent. Mes lèvres. Alors, j’essaie de faire sans. Ses bras, ses mains, son odeur, sa voix. Et son visage, et ses sourires, et la douceur de ses caresses dans nos cheveux. C’est pas facile de vivre. Ça fait pitié de le dire, mais j’ai pas honte. Je préférerais vivre sans ce truc dans le cœur. Me lever le matin, tôt, avant l’aube même, la tête vide, et boire mon café dans un bistrot du boulevard de Belleville en lisant les résultats sportifs, au milieu des bruits de vaisselle et des garçons qui s’activent. C’est dur de mourir en septembre, le 8. Parce que c’est le jour où Marie est née. Et Marie, elle n’a rien demandé à personne, on lui a mis Jésus dans le ventre et, par la force des choses, elle est devenue une sainte. En réalité, personne n’a rien compris. Personne. Ni les prophètes, ni les califes, ni les prêtres, ni les papes. Le choix de Dieu, c’est pas Jésus. Non, c’est Marie. Celle qu’il a choisie pour faire Jésus. La seule qui a obtenu ses faveurs. Le choix divin, c’est elle.
Sur la photo au mur, mon père est pas encore vieux. Mince comme un fil de pêche. Pas de moustache, mais déjà le monosourcil épais, scotché au-dessus de sa truffe de métèque. Zahié, la vieille de mon père, ma grande-reum, disait de ce sourcil que c’était l’autoroute de Damas à Alep. Comme si l’ange Gabriel lui avait calé la barre noire au milieu du front pour le différencier et jamais le perdre de vue. Un sourcil à mon père, et à Marie, il lui a dit de revenir à ses côtés. Combien d’années depuis son départ? Au moins dix ou quinze…? Peut-être vingt? Elle adorait Zidane. Elle le trouvait beau. L’équipe de France. Les bleus. Thuram et ses deux buts. La Coupe du monde. Dix-huit ans! Ça fait dix-huit ans et j’ai réussi à vivre tout ce temps. Plus longtemps sans elle qu’avec elle, et pourtant ça se referme pas, ça brûle toujours. Un puits de braise au milieu de la poitrine. Pourquoi nous ? Tout allait bien à cette époque. Enfin sûrement, je sais plus, comme l’impression que oui. Mais peut-être que c’était différent. On saura jamais. Et pourquoi le daron est resté seul tout ce temps? Il faut le voir : aigri, bougon, lui arracher un sourire mériterait une Légion d’honneur. Qu’est-ce qu’il fait à part regarder la télé, le foot, les émissions politiques ? Ou parler de son taxi? Je sais même pas si c’est son boulot ou la vie sans épouse qui l’a rendu aussi énergique qu’une huître qui se bute à la marie-jeanne. Les deux sûrement. Mais dix-huit ans seul ! Avec son taxi et son zgeg, ma parole. Une main sur le volant, l’autre sur le poireau. Et encore, pas sûr qu’il s’astique, qu’il mouche le petit singe, même pour l’entretien de la machine. Peut-être que le vieux va voir les tainps? Il a joué au cow-boy de la vie. Un tacos pour cheval, sa langue pour flingue, les joues chargées de mots à cracher sur les enculés, et deux fistons pour lieutenants. L’un parti pour le Far East. L’autre à sa table, buvant sa soupe et écoutant ses salades. Non, en vérité, ça aurait été plus simple autrement.
Sa vie est restée au cachot. Dans une zonz de doutes et de peurs. Il suffit de zoomer sur sa grotte et d’observer le soin qu’il porte à la préparation de la table pour se demander ce qu’il fout dans cet immeuble de chiens, dans ce quartier de crève-la-dalle, avec ces enfants de schlagues, une gueule de Pachtoune, des dents de gitan, et son métier de gadjo qui finira par lui faire pousser le bulletin pour Marine. Les gens pensent qu’on est feuj, wallahlaradim. Parce que tous les vendredis, la table est dressée comme à l’Élysée. Mais rien à voir, de toute façon mon vieux dit qu’il est pas musulman, mais communiste.
Et selon lui c’est pas une religion… Bref…
À sa table, qu’on soit deux ou vingt, rien n’est laissé au hasard, la disposition des plats, l’assortiment de couleurs, les assiettes, les couverts. « L’appétit vient d’abord des yeux, puis du nez », me dit le dar en arabe, en parsemant des épices sur un caviar d’aubergine. Elle, la table, pourrait lever la main droite et le jurer : « Oui, ton père est presque une femme comme les autres. » Enfin, la moitié du temps. Ce soir, il a consommé sa moitié féminine en préparant le dîner. Les trésors du mezzé sont éparpillés partout sur sa nappe en plastique. Quand il la sort, soi-disant pour pas abîmer la table, l’envie de l’insulter me chatouille les lèvres. À quoi ça sert d’acheter un meuble en merisier, si c’est pour mettre une nappe de chez Tati dessus ? Quel blédard, sur la tête de ma m… !
Cinq sœurs sont nées avant lui, il a été élevé comme s’il était la sixième. Ménage, cuisine et même couture avec minutie, labeur, gouttes au front, mains sèches et mal de dos. Pas un homme comme les autres, non. Il peut pas, les millénaires de coutumes et d’éducation dispensées aux femmes de son pays ont fait de lui un spécimen à part. La mère et les sœurs l’ont réglé comme une jeune femme syrienne qu’on prépare dès l’enfance pour épouser un enfoiré du village voisin. Enfin, dans le meilleur des cas, parce que souvent c’est plutôt un cousin, pour tenir une promesse de daron à daron faite à la naissance.
Tout ça, il l’est la moitié du temps. Car l’autre moitié, c’est un moustachu à la voix rauque presque ordinaire, il mastique la bouche ouverte en essayant de formuler une énième théorie sur la guerre au bled. À chaque mot, il propulse d’entre ses lèvres de minuscules morceaux de nourriture trempés de salive qui viennent buter sur les poils de sa moustache. Puis sa grosse main velue empoigne une serviette comme une éponge à chiotte et il s’essuie la bouche à la manière d’un maçon qui gratte une vieille peinture au papier de verre. Mon daron, c’est presque une œuvre d’art qui parle sans arrêt et répète en boucle : Assad, Daech, les Américains, Merkel, Hollande, Israël, Damas, Alep, les Kurdes, et Tadmor, son village natal, et nanani, nanana… avec grognement à chaque virgule et insulte à chaque point. En vrai, il casse les couilles de ouf… Mais bon, c’est mon daron, et il faut faire avec. La famille, quoi. Normal…
Sur la table, tout est prêt comme sur les photos des livres de cuisine. Un festin pour dix, mais on est plus que deux. Sa femme ? Partie avec la grande faucheuse. Sa mère ? Maison de retraite. Son fils aîné ? À sa table, à attendre. L’autre fils ? Disparu, parti loin, loin, très loin, soi-disant pour soigner les pauvres. Mais sûrement chez les fous, à la guerre, sur la route de la mort, peut-être dans le désert, peut-être dans un cimetière, tombé Kalach à la main, ou toujours vivant dans le bled de son père. Celui de la Bible, de la télé, d’Internet, des fous de Dieu, que les cerveaux ont en horreur, sans vraiment savoir ce qu’il s’y passe. Au Cham, comme disent les gars du quartier. En Syrie, quoi ! Sûrement qu’il est en train de niquer sa mère au milieu de la rocaille, à l’ouest du Tigre, à l’est de l’Euphrate et de la Méditerranée, là où la vie vaut moins qu’un regard déplacé, moins qu’une clope fumée, moins qu’un foulard mal attaché. Fils de putain. Pardon, Maman. »

Extraits
« À cause de ses problèmes politiques, il a jamais pu retourner en Syrie. Alors avec le repas, le café et la musique, c’est comme s’il était au village, il cultive le souvenir du bled. L’exil a jamais été son truc. Il connaît l’histoire, la politique, l’économie de ce pays sur le bout des doigts, mais en vrai il comprend rien à la France. Il pense que c’est un pays parfait et que tout le monde est intelligent. Sauf que la connerie est la richesse la plus équitablement partagée au monde. Et Dieu n’a pas oublié la France. Du coup, là-haut dans la tête de mon père, ça bugue, il comprend pas, ça le bute et ça le rend lui-même con. » p. 26

« Il croit p’têt que la vie, c’est un film? Qu’on revient comme ça au milieu de la nuit sans prévenir? Pour qui y s’prend? Et il attend dans le couloir, trempé comme un chien errant. Mais moi, j’ai rien demandé, ça fait trois ans que je lui cours après et que je dors plus. Et Monsieur débarque comme ça, gratuitement. À lui de s’excuser. Petite merde. Il a pas changé, pas grandi. À présent ses doigts tremblent. Il les glisse dans sa poche pour me les cacher. C’est mon frère, l’homme que je déteste le plus au monde.
Il a lu tout ça dans mon regard. Tout ce que je veux lui dire depuis dix ans. […] C’est mon frère et je l’aime plus que tout. » p. 102

« Puis je comprenais pas un truc. Les deux terros avaient déclaré bosser pour Al-Qaïda au Yémen. Mais ici nos gars en parlaient comme si c’était les nôtres qui avaient fait les attentats. Moi, c’était pas ma conception du djihad. La guerre, il fallait la mener à la loyale, et c’est ce qu’on faisait ici. Mais je fermais ma gueule. Pas trop le choix. Les moudjahidines avec qui je vivais ne comprenaient rien, ils avaient pas fait d’études. C’étaient des anciens d’Irak et d’Afghanistan. Pour les éviter, je trouvais des moyens de rentrer assez tard, et après le dîner je repartais rendre visite aux convalescents. À force de travail, en sept mois j’avais l’impression d’avoir passé un doctorat en médecine. Bedrettin me laissait opérer. C’est lui qui faisait encore les diagnostics. Souvent, il me forçait à m’exercer. C’était un peu toujours la même chose. Des balles, des plaies, des entailles. Nettoyer, recoudre, vérifier les lésions, puis suturer la peau. » p. 112

À propos de l’auteur
Mahir Guven est né apatride en 1986 à Nantes. Il a écrit Grand frère, son premier roman en 2017. Son histoire personnelle fait écho à son écrit: né apatride d’une mère turque et d’un père kurde, il n’aura de cesse de chercher sa place dans la société, tout comme le personnage principal de son roman. Salué par la critique, Grand frère a obtenu diverses récompenses en 2018 dont le prix Première, le prix Régine Deforges ainsi que le prix Goncourt du Premier roman. Son style percutant et incisif tout comme la thématique traitée ont fait rentrer ce roman dans l’univers prestigieux de la littérature française. Parallèlement à ce métier d’écrivain, il participe au journal Le 1 (hebdomadaire lancé en 2014 par Éric Fottorino et Laurent Greilsamer; il traite de sujets d’actualité à travers le regard d’écrivains, de chercheurs, d’anthropologues, etc.) qu’il décide de quitter en avril 2018 pour se consacrer à ses projets. Il collabore actuellement à la revue America, lancée en 2017 par Éric Fottorino et François Busnel, trimestriel français consacré aux États-Unis pendant la durée du mandat de Donald Trump. Il dirige aujourd’hui la nouvelle collection «La Grenade» aux éditions JC Lattès. (Source: Hachette)

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Tous tes enfants dispersés

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Trois ans après le génocide Blanche revient au Rwanda retrouver Immaculata, sa mère qui a échappé de peu au massacre et Bosco, son demi-frère qui était engagé dans l’armée régulière. Arrivant de Bordeaux, où elle essaie de construire une nouvelle vie, elle va se heurter à un mur de silence.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

«Retrouvailles de cœurs en lambeaux»

Dans ce beau premier roman de Beata Umubyeyi Mairesse une famille séparée par le génocide rwandais essaie de renouer les liens distendus au-delà des générations et des silences et d’oublier les fantômes qui la hante.

1997 à Butare, au sud du Rwanda. Blanche revient dans ce pays qu’elle a quitté trois ans plus tôt. C’est l’histoire de ses retrouvailles avec sa famille que nous raconte Beata Umubyeyi Mairesse dans ce premier roman à forte densité dramatique. Car les mots ne veulent plus sortir, les liens sont trop distendus. Car chacun combat d’abord ses propres fantômes.
Immaculata, la mère de Blanche, a perdu ses maris. Le père de Blanche est un ingénieur français qui a filé en métropole sans demander son reste, laissant son épouse et ses deux enfants – elle a aussi eu un fils avec Damascène, un Hutu qui est parti à Moscou – affronter les mois plus difficiles de son existence. Elle parviendra à confier sa fille à des expatriés évacués par l’armée belge tandis que son fils Bosco part au front pour défendre son pays. Durant trois mois, elle vivra terrée dans une librairie avant que son fils ne vienne la sortir de cet enfer.
En reconstituant le puzzle familial, on se rend bien compte combien leurs trajectoires différentes les ont éloignés les uns des autres. Tout tes enfants dispersés est bien le roman de l’incommunicabilité. De la mère avec ses enfants, du frère avec sa sœur, du petit-fils avec sa grand-mère. Même si l’on sent bien qu’une âme innocente comme l’est Stokely, peut être le premier à dépasser les non-dits, les peines intérieures, les rancœurs et les préjugés érigés au fil des ans. Stokely est le fils de Blanche et de Samora, un métis comme elle, rencontré à Bordeaux et avec lequel elle a eu envie de se construire une nouvelle vie.
Mais avant que l’enfant ne puisse s’exprimer et rendre la parole à sa grand-mère, il devra lui aussi franchir quelques obstacles. Né avec un frein de langue trop court, il devra être opéré. Baptisé par erreur Kunuma (qui se traduit par «se taire ou devenir muet»), il lui faudra devenir Kanuma («petite colombe») et apprendre le kinyarwanda pour s’ouvrir de nouveaux horizons.
Racontée à trois voix, cette histoire d’exil et d’oubli, de culpabilité et de pardon, de colonisation et d’accueil, de deuil et de naissance est aussi celle de femmes qui doivent apprendre à trouver leur voie – leur voix – dans un monde où les hommes entendent les soumettre, y compris en s’appropriant l’histoire et en la transformant. Bosco veut par exemple faire de sa sœur la complice des blancs chez qui elle habite désormais et dont le comportement durant le génocide fut loin d’être exemplaire.
Un thème que l’on retrouve dans le formidable roman de Yoan Smadja, J’ai cru qu’ils enlevaient toute trace de toi, et qui montre aussi combien les cicatrices sont difficiles à effacer, combien il est difficile de surmonter certains traumatismes.

Tous tes enfants dispersés
Beata Umubyeyi Mairesse
Éditions Autrement
Roman
256 p., 18 €
EAN 9782746751392
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule principalement au Rwanda, à Butare en venant de Kigali et Kampala, ainsi qu’à Save, Kanombe, Kibuye, Gitarama, Ruhango, Ruhashya, Nyanza, Rubona. On y évoque aussi Bordeaux, Paris et Bruxelles.

Quand?
L’action se situe de 1994 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Peut-on réparer l’irréparable, rassembler ceux que l’histoire a dispersés? Blanche, rwandaise, vit à Bordeaux après avoir fui le génocide des Tutsis de 1994. Elle a construit sa vie en France, avec son mari et son enfant métis Stokely. Mais après des années d’exil, quand Blanche rend visite à sa mère Immaculata, la mémoire douloureuse refait surface. Celle qui est restée et celle qui est partie pourront-elles se parler, se pardonner, s’aimer de nouveau? Stokely, lui, pris entre deux pays, veut comprendre d’où il vient.
Ode aux mères persévérantes, à la transmission, à la pulsion de vie qui anime chacun d’entre nous, Tous tes enfants dispersés porte les voix de trois générations tentant de renouer des liens brisés et de trouver leur place dans le monde d’aujourd’hui. Ce premier roman fait preuve d’une sensibilité impressionnante et signe la naissance d’une voix importante.

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Beata Umubyeyi Mairesse présente Tous tes enfants dispersés © Production Autrement éditions

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Blanche
«C’est l’heure où la paix se risque dehors. Nos tueurs sont fatigués de leur longue journée de travail, ils rentrent laver leurs pieds et se reposer. Nous laissons nos cœurs s’endormir un instant et attendons la nuit noire pour aller gratter le sol à la recherche d’une racine d’igname ou de quelques patates douces à croquer, d’une flaque d’eau à laper. Entre eux et nous, les chiens, qui ont couru toute la journée, commencent à s’assoupir, le ventre lourd d’une ripaille humaine que leur race n’est pas près d’oublier. Ils deviendront bientôt sauvages, se mettront même à croquer les chairs vivantes, mouvantes, ayant bien compris qu’il n’y a désormais plus de frontières entre les bêtes et leurs maîtres. Mais pour l’heure, la paix, minuscule, clandestine, sait qu’il n’y a plus sur les sentiers aucune âme qui vive capable de la capturer. Alors, elle sort saluer les herbes hautes qui redressent l’échine sur les collines, saluer les oiseaux qui sont restés toute la journée la tête sous l’aile pour ne pas assister, pour ne pas se voir un jour sommés de venir témoigner à la barre d’un quelconque tribunal qui ne manquera pas d’arriver, saluer les fleurs gorgées d’eau de la saison des pluies qui peinent à exhaler encore et malgré tout un parfum de vie là où la puanteur a tout envahi.»
Tu disais cela quand tu parlais encore, Mama, à mots troués, en attendant que ton fils Bosco rentre du cabaret, cette soirée de 1997.
Tu utilisais le temps présent à cette heure exténuée du jour pour raconter tes souvenirs du mois d’avril 1994, comme si trois années ne nous avaient pas irrémédiablement séparées. Et les volutes blanches qui s’échappaient de ta main, celles qui sortaient de ma bouche entrouverte, toi Impala, moi Intore, les deux marques de cigarettes d’avant, les seules que nous voulions encore goûter comme pour conjurer le temps assassin, à moins que ça n’ait été une façon de s’étouffer à petit feu avec les effluves du passé, nos volutes se rejoignaient, nous entouraient d’un nuage rassurant.
Assises sur le même petit banc de bois brinquebalant qu’autrefois, sur la barza, la terrasse, de la grand-rue de Butare, nous étions cachées des passants par les larges troncs des jacarandas. Tu te laissais aller à parler du mois de lait qui était devenu celui du sang, ukwezi kwa mata kwahindutse ukw’amaraso, entre deux silences qui auraient tout aussi bien pu être des sanglots à couper au couteau et je t’écoutais sans savoir si ma main qui me demandait de te serrer le poignet n’allait pas te faire sursauter. Je restais donc immobile en soufflant fort ma fumée vers la tienne pour qu’elle t’atteigne et desserre ton chagrin figé. Bien que je n’y connaisse rien à la chimie, je me suis souvenue de ce joli mot de sublimation lorsque notre professeur nous avait raconté comment le solide devient gaz et je pensais qu’il devait y avoir un procédé qui de la même façon permettrait à des corps devenus rigides de s’envoler en fumée sans mourir pour autant, de se rejoindre harmonieusement dans les airs, invisibles aux passants. Je me suis imaginée en Intore, danseur guerrier coiffé de longs cheveux ivoire, d’une lance érodée et d’un minuscule bouclier en bois sculpté, voltigeant autour de toi l’Impala aux cornes torturées, antilope pourchassée, t’entourant d’une haie de mots sauvés, de mots ressuscités. Moi l’Intore valeureux, les bras tendus, le dos cambré, je faisais trembler la terre de mes pieds ornés de grelots amayugi, je faisais reculer l’ennemi menaçant en vantant tes hauts faits, tes enfants, tes amants, ta liberté si cher payée. Et pendant que la nuit nous aidait à disparaître rapidement dans la pénombre de la barza, j’écoutais ta voix en hochant la tête, et si mes mouvements étaient imperceptibles, parce que j’avais oublié depuis longtemps comment te toucher, là-haut dans la fumée, je faisais voler les mèches de sisal blanc ornant mon front comme un Intore, poète danseur, combattant d’apparat capable de conjurer ta mort du mois d’avril.
Un moment tu t’es tue, un arrêt incongru au milieu d’une phrase, tu as sursauté, poussé un petit cri puis un son étrange est sorti de ta gorge. J’ai cru que tu pleurais, j’ai scruté ton visage qui se détachait dans l’air enfumé, la ligne droite de ton nez éclairé avec précision par les derniers rayons du soleil couchant, j’ai craint que tu ne puisses plus contenir quelque souvenir brutal dans ta langue métaphorique qui m’avait jusqu’alors protégée, qui a protégé tous ceux qui n’ont pas voulu savoir jusqu’où était allée l’ignominie, et tout mon courage d’Intore s’est enfoui dans ma poitrine immobile. J’ai attendu, le ventre noué, attendu jusqu’à ce que je réalise que tu riais doucement, une fleur de jacaranda entre les mains. Elle était tombée de l’arbre devant nous, t’avait fait peur, cette peur enfantine qui menace de resurgir toute la vie au crépuscule, en dépit des épreuves vaillamment surmontées et de la raison que procure l’expérience du monde. Tu riais de ta peur, sans doute aussi pour éloigner les souvenirs qui t’avaient envahie durant ce bref instant où tu m’avais un peu raconté.
Tu as porté la fleur à tes narines, l’as longuement respirée, puis me l’as donnée dans un geste étonnamment délicat, contrastant avec les mouvements heurtés et l’humeur hiératique dans laquelle je t’avais retrouvée deux semaines auparavant.
J’ai caressé de l’index la clochette allongée dont la couleur bleu violacé était en parfaite concordance avec le crépuscule mourant à cet instant précis sur Butare. Le vent s’était levé, faisant bruisser le feuillage sombre des arbres et la nuit est tombée brusquement, sans sommation, comme elle sait si bien le faire, là-bas. Dans la vallée derrière la librairie, les grenouilles se sont immédiatement mises à coasser de concert, on aurait dit qu’elles attendaient le signal. Je t’ai rendu la fleur, tu l’as effleurée avec ta joue puis l’as jetée sur la terre sèche au pied du jacaranda. Il m’a semblé voir tes épaules se courber d’accablement. »

Extraits
« À quoi ai-je pensé pendant ces premières heures au pays? J’avais atterri la veille au soir avec la résolution de ne pas passer plus d’une nuit à Kigali et de demander dès le lendemain à ma nouvelle amie Laura de me conduire à la gare routière pour descendre vers le sud. C’était la seule que j’avais informée de mon voyage, parce que j’avais besoin d’un point de chute dans le pays, parce que je savais qu’elle garderait le secret le temps qu’il faudrait, elle l’étrangère rencontrée quelques mois auparavant chez des amis de Bordeaux. Quand elle avait dit, au détour d’une conversation à peine audible, au milieu des rires et de la musique, qu’elle partait travailler la semaine suivante au Rwanda, j’avais voulu y voir un signe. Je m’étais décidée le jour même à acheter un billet d’avion mais j’ignorais encore si j’allais avoir la détermination suffisante pour l’utiliser. Laura avait dépassé la quarantaine, elle offrait le regard taciturne de celle qui est allée sauver l’espoir des plus sombres retranchements de l’âme humaine, et un sourire étonnamment serein. » p. 21-22

« Qu’est-ce qui avait changé ici ?
Peut-être que les centaines de milliers d’anciens exilés tutsi qui étaient rentrés après la guerre avaient importé d’autres façons de vivre, qu’on ne se préoccupait plus tant d’égrener les généalogies, à moins que je n’aie dramatisé à outrance le souvenir des interactions avec mes compatriotes d’autrefois, ces moments de présentation où je me liquéfiais, prise au piège de ma carnation. J’étais surprise de voir que la conversation prenait un autre tour, plus sinueux. Il ne me demanda pas de parler de ma mère, ni de son mari. Il dit: «Tu es partie en 94?», je hochai la tête. Puis il laissa un silence presque complice s’installer. Il avait respecté mon mutisme en poussant l’accélérateur en même temps que le volume de la radio qui diffusait une rumba congolaise identique à celle qui passait sur Radio Rwanda, trois ans auparavant. J’avais redressé la tête, laissant mon regard se perdre dans les méandres de la route en macadam. » p. 28

À propos de l’auteur
Beata Umubyeyi Mairesse est née à Butare au Rwanda en 1979. Elle arrive en France en 1994 après avoir survécu au génocide des Tutsi. Elle poursuit ses études en France : hypokhâgne- khâgne puis Sciences-Po Lille et un DESS en développement et coopération internationale à la Sorbonne. Coordinatrice de projet pour MSF, chargée de programmes au Samu social International, assistante à la recherche à l’Université d’Ottawa, chargée de mission AIDES, elle anime des rencontres littéraires à Bordeaux où elle vit. Ses recueils de nouvelles Ejo et Lézardes (La Cheminante, 2015, 2017) ont reçu le Prix François-Augiéras, le Prix de l’Estuaire et le Prix du livre Ailleurs. (Source: Éditions Autrement)

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Les Enténébrés

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En deux mots:
Le dérèglement climatique et l’adultère, les réfugiés et la Shoah, une mère déprimée, l’œuvre de Pessoa et les expériences médicales menées par les nazis, la jouissance et la famille : autant de pièces d’un puzzle vont s’assembler au fil de la confession de Sarah.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le puzzle reconstitué

Dans son nouveau roman Sarah Chiche explore les failles de l’intime et celles du monde. Une plongée vertigineuse de l’écologie terrestre à l’écologie psychique qui se lit comme l’assemblage d’un puzzle. Fascinant!

Au moment d’écrire «quel extraordinaire roman», je me prends à douter. Peut-on vraiment parler de roman? S’agit-il plus précisément d’autofiction? Mais dans ce cas alors Sarah Chiche ne nous cacherait rien de sa vie la plus intime… À moins que finalement la romancière ne vienne prendre le pas sur la biographe pour transcender le réel, l’enrichir, le nourrir de fantasmes, de lectures. C’est cette variante que je crois la plus proche de la vérité, notamment après avoir entendu Sarah Chiche parler de ce roman lors d’une rencontre en librairie.
Sarah mène une vie de famille assez ordinaire, entourée d’un mari qu’elle aime et d’une petite fille adorable. Elle travaille comme psy dans un hôpital et aime se plonger dans les livres et écrire. Elle se passionne notamment pour l’œuvre de Fernando Pessoa. Seulement voilà, ce bel équilibre va soudain être remis en question par les soubresauts de l’Histoire. Quand l’intranquillité, pour reprendre un terme cher à Pessoa, vient bousculer «l’écologie terrestre et l’écologie psychique».
Le choc a lieu en Autriche le 28 septembre 2015: «La gare centrale de Vienne, où je me trouvais cette nuit-là, cette gare n’était plus une gare. C’était le ventre débondé, crevé, excrémentiel de la route des Balkans, recrachant sans cesse, sur ces quais balayés par le vent, des milliers de gens qui descendaient des trains et titubaient hagards, tels des automates, leurs enfants dans les bras, sous les applaudissements des Viennois venus les accueillir, leur porter à manger dans des cantines de métal, ou des plats enveloppés dans du papier d’aluminium, leur distribuer des vêtements, des brosses à dents et des couvertures. Leur bonté, comme l’éclaircie dans l’orage, comme un souffle frais et paradoxal dans le brasier qui s’écroule sur lui- même, ne dura qu’un temps.»
Dans la construction de son roman, Sarah Chiche a choisi de nous livrer les pièces d’un puzzle qui, au fil du récit, vont s’assembler pour nous donner une vision d’ensemble, mais aussi pour démontrer combien une vie s’imbrique dans celle des autres, au fil des rencontres et au fil des événements, des émotions qu’ils suscitent, des failles qu’ils mettent à jour ou, au contraire, qu’ils cicatrisent. Une manière aussi de reprendre la théorie du chaos chère à Edward Lorenz et son effet papillon. Et de l’illustrer. Car si en 2010 le climat de la planète n’avait pas commencé à se dérégler, Sarah ne se serait pas retrouvée dans une chambre d’hôtel à tromper son mari avec Richard, un célèbre violoncelliste. La voici prise au piège, la voici affublée d’une part d’ombre, la voici «enténébrée» à son tour. La romancière a eu jolie formule pour résumer cette liaison: «Sarah et Richard, c’est la rencontre de deux fantômes et de deux fantasmes».
Car ce roman-gigogne nous l’indique dès son titre: tous les personnages que nous allons croiser ici sont des enténébrés qui mènent une double-vie, qui derrière leur façade respectable, ont leur part d’ombre, de souffrance, quand ce ne sont pas des pulsions plus morbides. On voit alors les réfugiés d’aujourd’hui se télescoper avec les déportés d’hier, l’Histoire broyer les destins individuels et laisser des marques indélébiles de génération en génération. Oui les fantômes sont bien présents. Ceux qui viennent hanter la mère de Sarah qui a perdu son mari trop jeune et n’a jamais pu se guérir de cette perte, ceux de ces centaines de victimes ayant servi à des expériences menées par les nazis et qui ont fini dans les sous-sols d’un hôpital, ceux imaginés par Elfriede Jelinek et Robert Musil…
Sarah Chiche réussit un roman d’une rare densité. À la manière d’une équilibriste sur une corde raide, elle nous fait partager la peur, nous laisse imaginer que le prochain pas pourrait être fatal. La tension est extrême, mais la «fin heureuse» reste aussi une option.

Les Enténébrés
Sarah Chiche
Éditions du Seuil
Roman
368 p., 21 €
EAN: 9782021399479
Paru le 03/01/2019

Où?
Le roman se déroule principalement à Vienne et à Paris.

Quand?
L’action se situe de septembre 2015 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Automne 2015. Alors qu’une chaleur inhabituelle s’attarde sur l’Europe, une femme se rend en Autriche pour écrire un article sur les conditions d’accueil des réfugiés. Elle se prénomme Sarah. Elle est aussi psychologue, vit à Paris avec Paul, un intellectuel connu pour ses écrits sur la fin du monde, avec qui elle a un enfant. À Vienne, elle rencontre Richard, un musicien mondialement célébré. Ils se voient. Ils s’aiment. Elle le fuit puis lui écrit, de retour en France. Il vient la retrouver. Pour Sarah, c’est l’épreuve du secret, de deux vies tout aussi intenses menées de front, qui se répondent et s’opposent, jusqu’au point de rupture intérieur : à l’occasion d’une autre enquête, sur une extermination d’enfants dans un hôpital psychiatrique autrichien, ses fantômes vont ressurgir. S’ouvre alors une fresque puissante et sombre sur l’amour fou, où le mal familial côtoie celui de l’Histoire en marche, de la fin du XIXe siècle aux décombres de la Deuxième Guerre mondiale, de l’Afrique des indépendances à la catastrophe climatique de ce début de millénaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Croix (Stéphanie Janicot)
En attendant Nadeau (Éric Loret)
Putsch (Emmanuelle de Boysson)
Charybde 27, le blog 
Blog de Marc Villemain
Blog Les Livres de Joëlle
Blog lectures du mouton (Virginie Vertigo)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
À l’été 2010, un anticyclone d’une ampleur anormale s’installa au-dessus de la Russie ; il s’étendit vers l’est, sur des milliers de kilomètres, paralysant la circulation atmosphérique depuis Moscou jusqu’à l’Oural et au Kazakhstan. Venue de Turquie et du Moyen- Orient et remontant au même moment vers le nord, une masse d’air torride fit alors déferler une vague de chaleur exceptionnelle, la plus forte – dirent après coup certains experts – depuis mille ans. Des bouleaux et des mélèzes plusieurs fois centenaires se mirent à flamber comme de l’étoupe sous la flamme
du briquet. L’azur du ciel se drapa de gris. Moscou fut recouvert d’une épaisse fumée sombre de cendres, étouffante, qu’aucun souffle ne dissipait plus et qui stagna un nombre interminable de semaines. Des particules fines produites par la combustion des arbres polluèrent les terres noires, grasses et fertiles d’Ukraine, au moment de la récolte des céréales. Les sols, sous la brûlure, se crevassèrent. Le maïs prit feu à son tour. Les tournesols se fanèrent. Les marchés agricoles s’affolèrent face à cette calamité extraordinaire ; en peu de jours, la valeur du quintal de blé fut multipliée par trois. Il fut décidé d’un embargo sur les exportations de blé russe. Mais la sécheresse gagna bientôt la Chine – d’autres évoqueraient, plus tard, des températures anormalement hautes au Canada, d’autres encore diraient que tout avait peut- être aussi commencé en Australie. Malgré les gouvernements, les cours explosèrent partout. Le prix du pain monta en flèche. Le tourbillon cendreux s’étendait toujours. Affamée, une foule immense, que nul ne pouvait compter, quitta, sous un soleil noir comme un sac de crin, les campagnes d’Égypte, de Tunisie, du Maroc, de Jordanie, du Yémen et de Syrie, pour gagner les villes. Des enfants déscolarisés, faméliques, erraient dans les rues. Les fragiles économies du Croissant fertile et du Maghreb commencèrent à se disloquer. Une multitude de jeunes gens se retrouvèrent sans emploi. Et puis, humilié par la police, un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes, à qui l’on refusait, faute de bakchich, un quelconque permis, s’aspergea
d’essence, craqua une allumette et s’immola devant la préfecture.
Métamorphosé en esprit vengeur, le vent souffla alors plus fort, plus rageusement. La vague de contestation partie de la région agricole de Sidi Bouzid gagna Kasserine, s’abattit sur les villes de l’Atlas, enfla dans Tunis – le président Zine el-Abidine Ben Ali s’enfuit –, elle déferla sur le Caire – emportant le président Moubarak –, Marrakech, Casablanca, Alger, Manama, Mossoul, Bagdad et Ramallah, puis le Yémen – incapable de mater les troubles, le président Saleh quitta le pays –, suscita au passage une rébellion touarègue contre le Mali, avant que les émeutes de la faim et de la misère ne finissent écrasées dans le sang en Syrie par le gouvernement de Bachar al-Assad. L’obscurité s’épaissit une ultime fois. Et le ciel se retira comme un livre qu’on roule. Des navires de guerre russes firent mouvement près des côtes de Tartous et Lattaquié. Le sang coula, encore, dans les rues d’Alep devenues ruines. L’esclavage, la mendicité, les mariages forcés par le désespoir et le cynisme augmentèrent dans des proportions abominables. Épouvantés, des centaines de milliers de Syriens se mirent en route, vers la Turquie, le Liban, la Jordanie, l’Irak, l’Égypte, l’Autriche, l’Allemagne, la France ou l’Angleterre, grossissant le flot des migrants d’Irak, d’Afghanistan, du Mali ou du Soudan. Des rafiots bondés avec, à leur bord, des enfants, des femmes et des hommes qui avaient été torturés, violés, spoliés, persécutés de toutes sortes de façons, ou qui avaient dû, pour se défendre, tuer à leur tour, surgirent, au large de la Grèce, de toutes parts, nuit après nuit,
glissant lentement sur les eaux couleur d’ébène. Et la mer devint leur tombeau. Des bateaux chavirèrent. Des femmes jetèrent leurs enfants malades par- dessus bord pour ne pas contaminer le reste de l’équipage – peut- être pour n’être pas elles- mêmes poussées par-dessus bord. Des pêcheurs remontèrent dans leurs filets des
corps par centaines. Certains les ramenaient à terre. D’autres, épouvantés, les rejetaient dans l’ourlet des vagues sans lune.
Mais d’autres cadavres éventrés, rongés, déchiquetés, finirent par s’échouer sur les rivages. On les enterra à la hâte, dans des sépultures nues. Il se disait dans les îles que bientôt, sur terre, on ne trouverait plus de place – ni pour les accueillir, ni pour les inhumer. Le vent du diable souffla de plus belle. D’Afghanistan, d’Iran, d’Irak, d’Érythrée, du Soudan, du Kurdistan, du Darfour, une écume bouillonnante et informe de fuyards se massa, dans les environs de Calais, dans une jungle de cabanes et de tentes, dans l’espoir halluciné de pouvoir, un jour, gagner l’Angleterre.
On posa à l’entrée du tunnel sous la Manche des rouleaux de fil de fer barbelé et de hautes clôtures, dont on inonda les abords, pour qu’ils s’y noient. On découvrit, en bordure d’une autoroute autrichienne, au niveau de la ville de Parndorf, dans un camion frigorifique immatriculé en Hongrie, mais au nom d’une entreprise de volaille slovaque, soixante et onze corps de réfugiés empilés, dont certains dans un état de décomposition avancée.
Des liquides pestilentiels sortaient de la remorque. Un côté du véhicule avait été enfoncé de l’intérieur. Les victimes enfermées avaient tenté de s’échapper en poussant les tôles – en vain. La photo d’un cadavre d’enfant échoué sur une plage turque fit le tour de la planète. Le père de l’enfant appela le monde à ouvrir ses portes. L’Autriche et l’Allemagne, dans un de ces moments fugitifs où la tempête trompe le marin par une accalmie, ouvrirent leurs frontières. Mais on prétendit bien vite qu’il s’agissait de la part du père de l’enfant d’une mise en scène macabre. On l’accusa de ne lui avoir pas passé de gilet de sauvetage. On raconta qu’il voulait se rendre en Europe pour se refaire les dents et qu’il avait lui- même organisé la traversée qui avait tourné au drame.
Autrement dit, et si l’on ne craint pas de recourir à une formule peu optimiste, mais parfaitement exacte: ce 28 septembre 2015 était une nuit affreuse. La gare centrale de Vienne, où je me trouvais cette nuit- là, cette gare n’était plus une gare. C’était le ventre débondé, crevé, excrémentiel de la route des Balkans, recrachant sans cesse, sur ces quais balayés par le vent, des milliers de gens qui descendaient des trains et titubaient hagards, tels des automates, leurs enfants dans les bras, sous les applaudissements des Viennois venus les accueillir, leur porter à manger dans des cantines de métal, ou des plats enveloppés dans du papier d’aluminium, leur distribuer des vêtements, des brosses à dents et des couvertures. Leur bonté, comme l’éclaircie dans l’orage, comme un souffle frais et paradoxal dans le brasier qui s’écroule sur lui- même, ne dura qu’un temps. »

Extrait
« Je m’allonge. Le sang coule. De plus en plus fort. La douleur monte. Le jour tombe.
La douleur, atroce, me poignarde le ventre puis le dos, comme si mes os étaient comprimés dans un étau. Je me précipite dans la salle de bains, pliée en deux. Je saisis une serviette. Je mords dedans pour ne pas hurler. Je colle mon front contre l’émail froid de la baignoire. J’attrape le petit sac luisant qui vient de tomber de mon ventre. Je crois deviner l’esquisse d’une tête, la forme d’une main. Je le tiens serré contre moi. Longtemps. Je le remercie pour les six semaines passées ensemble où j’ai cru de toutes mes forces à la possibilité de son sourire. Mais cette chanson que je lui ai chantée avant de tirer la chasse d’eau, aujourd’hui encore je ne peux plus l’entendre, car malgré la merveilleuse petite fille qui est arrivée plus tard, il n’y aura jamais de mots pour dire cette horreur-là. »


Sarah Chiche présente «Les Enténébrés» dans La Grande Librairie de François Busnel © Production France Télévisions

À propos de l’auteur
Sarah Chiche est écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle est l’auteur de deux romans : L’inachevée (Grasset, 2008) et L’Emprise (Grasset, 2010), et de trois essais : Personne(s), d’après Le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa (Éditions Cécile Defaut, 2013), Éthique du mikado, essai sur le cinéma de Michael Haneke (PUF, 2015), Une histoire érotique de la psychanalyse : de la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui (Payot, 2018). (Source: Éditions du Seuil)

Page Wikipédia de l’auteur 

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Je t’ai oubliée en chemin

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En deux mots:
Après sept années de vie commune, Ana rompt avec le narrateur via un texto. Le choc est rude car la surprise est totale. Et comme sa décision semble irrévocable, il choisit de coucher leur histoire sur papier, histoire de la retenir encore un peu.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Retenir encore un peu l’être cher

Encore une histoire d’amour qui finit mal: dans le nouveau roman de Pierre-Louis Basse un texto met fin à sept années de vie commune entre Ana et Pierre. Un choc que le narrateur va essayer de transcender par l’écriture.

Le choc est rude pour Pierre en ce 2 janvier 2018. Un texto de sa compagne Ana l’informe que leur histoire d’amour a pris fin.
« Pierre,
Mon projet à ce jour est de vivre ma vie sans avoir à me justifier. Je n’ai pas changé à ton égard, je suis seulement arrivée au bout de ce que je pouvais supporter. Je ne vivrai plus comme j’ai vécu jusqu’à présent. C’est mon vœu pour 2018. Nous avons tenté avec plus ou moins de conviction, selon les périodes, de construire une vie ensemble; nous avons échoué. À ce jour, je renonce à notre histoire. Je t’aime, te respecte, t’admire, mais je ne suis pas heureuse. Or, si je ne peux pas être heureuse avec celui que j’aime, c’est que cet amour n’est pas supportable. On peut aimer, certes; on peut aussi mal aimer. Je veux être honnête, Pierre: je ne crois plus à notre histoire. Ta vie ne sera jamais la mienne, malgré toute ma bonne volonté, et tu n’as jamais eu envie de faire concrètement partie de la mienne. C’est comme ça. On ne va pas revenir indéfiniment là-dessus. Je suis en train de me reconstruire. Sans toi. C’est vital. Vital que je me retrouve. Vital que je m’occupe de moi. Il y a une seule photo chez moi: celle de mes enfants. Dans d’autres temps, d’autres lieux, avant eux, il n’y en avait pas. Je t’embrasse
Ana »
Sept ans planqués dans un texto, sept ans de passion conclus avec une certaine cruauté, sept ans que l’écrivain-journaliste entend retenir en les couchant sur le papier. Tout avait commencé lors d’une séance de dédicaces. En croisant le regard d’Ana, comédienne et chanteuse, il avait immédiatement été séduit. Mais le vrai coup de foudre arrive deux jours plus tard. Au tribunal de Bobigny, il est victime d’une crise cardiaque qui aurait pu signifier la fin de leur histoire avant même qu’elle ne démarre. Mais c’est le contraire qui va se produire en nourrissant leur amour naissant. C’est cette époque bénie qu’il va revisiter avec Dominique A, Lou Reed, Philippe Léotard en fond sonore et avec la certitude que «les lieux traversés, les villes, les paysages n’en finiront jamais de résister à la disparition de l’être aimé».
Les vacances à l’île aux moines ou à Épidaure, mais aussi leurs escapades à Bernay, en Normandie (sur la ligne de chemin de fer entre Paris et Cherbourg) où ils avaient décidé de s’installer apportent en quelque sorte la confirmation que cet amour était bien réel, et rend par la même occasion cette rupture d’autant plus incompréhensible et douloureuse. Suivra-t-il l’avis de Louis, son ami peintre, quand il lui explique que toute tentative de regagner le cœur d’Ana sera vaine. Il a vécu le même abandon et c’est que c’est perdu d’avance.
Ana s’inscrira alors à la suite de Véronique, à laquelle il doit ses premiers émois amoureux à quinze ans, et de Lucille, qu’il a fortuitement recroisé un jour à Paris.
Sensible et mélancolique, ce roman arrive en librairie en même temps que Rompre de Yann Moix et que Lettres à Joséphine de Nicolas Rey. Après #metoo voilà les hommes fragiles, les hommes meurtris, les hommes en mal d’amour.

Je t’ai oubliée en chemin
Pierre-Louis Basse
Cherche Midi éditeur
Roman
128 p., 17 €
EAN : 9782749161150
Paru le 3 janvier 2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris et à Bernay en Normandie, mais aussi à Paris, Bobigny, à l’île aux moines et à Épidaure en Grèce.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le baiser du Nouvel An était sans amour. Funèbre et froid, comme un hiver normand. Deux jours plus tard, par SMS, la femme pour laquelle il nourrit une passion depuis sept ans apprend à Pierre que tout est fini. Il est tout simplement rayé de la carte, effacé.
« Ce genre d’amour qui meurt fait un bruit d’hôpital. »
Fin de partie ? Effondrement brutal. La mort rôde. Pierre pense mettre fin à ses jours. Il va plutôt venir à bout de ce chagrin, l’épuiser, le rincer – en marchant, en écrivant. Le triomphe de la littérature et du corps qui se révolte dans les ténèbres. La vie, tout au bout du chemin.
Pour que le sentiment, enfin, ne devienne plus que le souvenir de ce sentiment.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La République des livres (Bernard Morlino)
Ouest-France (Pierre Machado – Entretien avec l’auteur)
Blog Un brin de Syboulette


Dans son émission «Interdit d’interdire», Frédéric Taddeï reçoit Pierre-Louis Basse pour Je t’ai oubliée en chemin © Production RT France

Les premières pages du livre
« Avant-propos
Un soir de brume et de pluie – en Normandie, la pluie est toujours promesse de soleil –, je tombai nez à nez avec mon double : le récit d’une terrible dépression, sorte de plongée dans le trou de sa vie, racontée par un célèbre romancier américain. Ce temps de la jeunesse qui ne revient jamais. Observant la dédicace, je m’aperçus – mi-surpris, mi-effrayé – que ce court roman était offert à une femme dont le prénom était le parfait homonyme de mon amour perdu. J’y voyais un signe : plutôt qu’être vaincu par mes ténèbres, je décidai, la nuit même, de raconter ce qui peut sauver un homme. Le tirer d’une boue sur le point de l’engloutir. Ni plainte, ni ressentiment. Il me fallait simplement trouver la réponse à cette question simple, sans fioritures : écrire au rythme de la nature, du monde, de ceux que nous aimons, peut-il sauver du pire ?
Une passion qui s’effondre a nourri tant de chansons, de livres, de films, de peintures. Je voudrais que ce livre ressemble à une guitare andalouse dans un café de banlieue. Une chanson de Mano Solo. Un poème de René Guy Cadou : le chant est parfois un peu triste, mais la lumière est toujours présente. Elle cogne à la vitre et insiste pour que la partie continue. Ce joli bras de fer entre espoir et désespoir.
Ce livre est l’histoire de ce bras de fer.
Un SMS, puis plus rien.
Ce genre d’amour qui meurt fait un bruit d’hôpital. Une mort privée de cercueil. Dans la déchéance qui vient, on ne parvient que difficilement à cerner la réalité de l’infini. Hier, la solitude avait un sens. Ana m’aimait. Cette passion donnait une épaisseur aux objets les plus simples et familiers de cet amour.
Un texto, puis plus rien.

« Pierre,
Mon projet à ce jour est de vivre ma vie sans avoir à me justifier. Je ne vivrai plus comme j’ai vécu jusqu’à présent. C’est mon vœu pour 2018. À ce jour je renonce à notre histoire. Je ne crois plus à notre histoire. C’est comme ça. On ne va pas revenir indéfiniment là-dessus.
Je suis en train de me reconstruire. Sans toi. C’est vital. Vital que je me retrouve. Vital que je m’occupe de moi.
Je t’embrasse.
Ana »
La disparition a plusieurs visages.
Juste après le texto, j’ai pensé à mon père, mort au mois de juillet 2001. Je m’étais retrouvé devant ses vêtements, rangés dans un placard de notre maison au bord de la mer. Je suis resté longtemps devant tout un tas de survêtements, anoraks, haltères, témoins d’une vie de sportif. Dans l’instant même de son départ, tout ce qui lui avait appartenu ressemblait à un lot d’objets absurdes. Sans queue ni tête. La vie d’un homme ne parvenait plus à circuler jusque dans ces zones habituées au grand calme. Le sentiment que tous ces objets que j’avais connus en sa présence venaient d’être saignés, comme vidés de leur substance. Ils avaient emporté, loin des cintres sur lesquels ils terminaient leur vie, tous les souvenirs, les beaux jours que nous avions partagés en famille.
Chose étrange, et qui alourdissait mon malaise, mes premiers vertiges : la perte de cet amour était plus scandaleuse. La sanction électronique. Elle possédait cette cruauté, ce triste talent – dans mon esprit fragile – de réunir le passé et le futur. Le simple message électronique avait le pouvoir fulgurant de faire exploser tous les temps d’une vie. Toutes ces questions sans réponses. Pour le reste de toute ma vie.
Le présent, avec sa caravane d’humeur, de légèreté ou d’arrogance, avait remporté une victoire à plates coutures. En amour comme avec une retransmission de sport, il suffisait d’un léger clignotement, un clic, court ralenti, pour siffler le hors-jeu. Un message sur l’écran de mon dernier Samsung. Il n’y avait plus à discuter. Se revoir n’avait aucun sens. « C’est comme ça. » On aurait dit que la réalité des hommes avait cessé d’être à la mode.
Un an auparavant, Ana m’avait envoyé dans la nuit d’un long voyage un texto semblable à celui de cette nouvelle année. Quinze jours plus tard, elle me téléphona : elle avait besoin d’entendre ma voix. Une manie contemporaine. Double projection sur le bout de nos doigts : dans le passé, il y avait ce que nous avions vécu de puissant avec l’être aimé – hier encore, il y a quelques mois, quelques jours. Tandis que je suis désormais banni d’un futur qui ne m’appartient plus. Je suis vivant, certes. Mais un vivant effacé. Le SMS avait inventé l’encre sympathique virtuelle et fulgurante. D’une certaine manière, les vivants d’aujourd’hui ont le loisir de l’autodestruction. Comme ces petites cassettes destinées à James Bond et qui explosaient dans les cabines téléphoniques. Il n’y aurait plus jamais de temps mort. Inutile de se revoir, ou d’en passer par le filtre laborieux de la conversation. Se dire au revoir était impossible. Le désir avait rejoint ce monde étrange des images qui luttent entre elles, pour s’imposer aux dépens de ceux qui les regardent. « C’est comme ça. »
Je pouvais bien recevoir sur mon écran, dans la seconde même d’un pouce levé, du sexe, ma consommation de gaz ou l’annonce d’une rupture. Sept ans ou quelques secondes, c’était du pareil au même. Nous vivions le temps de la suspension. Une forme nouvelle de lâcheté.
Plus tard, une lecture de plage assez distrayante, repérée dans les colonnes du Monde, m’en dira davantage : technique subtile du ghosting. Les fantômes prennent la place des adultes. « On part sans le dire, on se contente de disparaître. »
Pourtant, impossible de « disparaître des écrans pour cesser d’exister dans la tête et dans le corps de l’autre. Parce que l’amour laisse en moi les traces du corps aimé, parce qu’il a façonné le mien, il y reste longtemps inscrit ».
Une mort, pleine de vie.
Après la sidération, il y aurait le temps des vertiges, des suffocations. Des angoisses sur le chemin des ténèbres. Le texto disait qu’une vie entière dont j’avais besoin se poursuivrait sans moi. À l’écart de mes désirs. Avec un autre peut-être.
L’effacement. »

Extrait
« Bernay, où je me suis installé, est une petite ville de Normandie, tranquille et douce. Endormeuse. Un écrin du pays d’Ouche.
Les jours de marché, on voudrait saisir à bras-le-corps toutes les saucisses de la Manche, qui vous regardent du coin de l’œil. Je les aperçois qui ruissellent au milieu des frites. Saucisses, andouillettes au foin, terrines de canard font comme une immense guirlande le long des étals. Louis, mon ami, ne peut pas s’empêcher, chaque samedi que Dieu fait, de glisser une jolie saucisse dans un morceau de pain. Comme elle est douce et juteuse à la fois. « C’est tout de même autre chose que leur kebab de merde », nous crie dans l’oreille un boucher de passage, avec son fanion tricolore planté dans l’essuie-glace de sa camionnette. L’hiver surtout, tôt le matin, on dirait que c’est la dernière France du terroir qui nous envoie des signes de détresse. Ce fumet qui s’échappe des jarrets. Les poulets qui tournent. Mon Dieu. Toute cette bonne charcuterie, cela ressemble à un merveilleux adieu de nos provinces. »

À propos de l’auteur
Pierre-Louis Basse est né à Nantes, en 1958. Après trente ans à la radio comme journaliste et grand reporter, il poursuit son métier d’écrivain. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres – reportages, essais, ouvrages sur le sport, biographies et romans – dont Ma Ligne 13, un livre prémonitoire sur le destin des banlieues, et Guy Môquet, une enfance fusillée, porté à l’écran par Volker Schlöndorff. Conseiller du président de la République François Hollande, entre 2014 et 2017, il tire de ces années un roman du pouvoir Le Flâneur de l’Élysée. Il animera, en 2019 sur LCP, «Le temps de le dire». (Source: Cherche Midi éditeur)

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