En deux mots
Déçue par sa vie et sa relation, Gaëlle décide de partir sur les routes avec son seul sac à dos. Sur le chemin de Saint-Jacques, elle va faire une rencontre déterminante avec Jeanne, une vieille dame. En l’accompagnant quelques temps, elle va retrouver un nouveau souffle que sa compagne rendra son dernier.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Une rencontre sur les chemins de Saint-Jacques
Pour son second roman, Sylvie Wojcik a choisi les chemins de Saint-Jacques pour retracer la rencontre entre Gaëlle, une jeune fille qui a décidé de prendre la route et Jeanne, une vieille dame sur la fin de sa vie. Revigorant autant que bouleversant !
C’est sans doute le jour où Gaëlle a volé ses voisins, qu’elle n’aimait pas, qu’a germé dans son esprit l’idée de partir, de quitter Ludo dont la compagnie ne lui apportait plus rien, de prendre la route et de tout laisser derrière elle. Mais il lui faudra quelques mois pour se décider. Peut-être que l’itinéraire trouvé dans un magazine l’aura décidée.
La voilà sur les routes avec son seul sac à dos et un peu d’argent. Des abris de fortune, une main secourable et les quelques randonneurs qu’elle croise ne vont guère la marquer, jusqu’à ce jour où ses pas croisent ceux de Jeanne. Sans vraiment pouvoir se l’expliquer, elle va s’attacher à cette vieille dame à la santé chancelante. Quand leurs chemins se séparent, Gaëlle ayant choisi de suivre la route de Saint-Jacques de Compostelle tandis que Jeanne voulait explorer l’Aubrac, cette absence lui pèse plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Aussi est-ce avec joie qu’elle constate que Jeanne a fini par la retrouver et l’invite à passer quelques jours dans le buron qu’André, un ami, leur met à disposition. C’est dans ces paysages d’Aubrac déjà célébrés par Vanessa Bamberger avec Alto Braco que va se jouer l’ultime épisode de ce court mais bouleversant roman. Dans cette maisonnette au toit de lauze, vestige d’un temps où les bergers venaient y fabriquer leur fromage et s’abriter de la burle, ce redoutable vent d’ouest, les deux femmes vont partager des confidences, jouer au scrabble. Gaëlle y recueillera aussi les peines de cœur de son hôte, rongé par le regret d’avoir laissé filer la belle irlandaise qui s’en était retournée au pays sans qu’il ait le courage de la suivre. C’est surtout le moment de comprendre que le souffle court et la toux rauque de Jeanne ne sont pas dus à un refroidissement ou à la fatigue. La vieille dame s’offre un dernier tour de piste.
Avec beaucoup de sensibilité, Sylvie Wojcik met en scène cette rencontre improbable et tisse les fils aussi invisibles que forts qui vont relier ces deux esprits libres. Un scénario proche de Tout le bleu du ciel de Mélissa Da Costa, situé pour sa part dans les Pyrénées et qui retraçait la rencontre toute autant bouleversante entre Émile, atteint d’une forme précoce de la maladie d’Alzheimer et de Joanne, jeune fille qui cherchait aussi à se construire. Fort en émotions et écrit dans un style très imagé, on imagine très bien Les Narcisses blancs sur grand écran, quand l’émotion est sublimée par une nature aussi rude que belle.
Les narcisses blancs
Sylvie Wojcik
Éditions Arléa
Roman
108 p., 16 €
EAN 9782363082701
Paru le 2/09/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement en Aubrac, du côté de Saint-Chély et sur un bout des chemins de Saint-Jacques de Compostelle.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Jeanne et Gaëlle se rencontrent par hasard, un soir d’orage et de tempête, dans un gîte d’étape sur les sentiers de Compostelle. Spontanément, elles prennent la route ensemble. Très vite, elles quitteront ce chemin de randonnée bien tracé pour un autre chemin, au cœur de l’Aubrac, de ses pâturages et de ses champs de narcisses. Ce chemin dans un milieu à la fois dur et enchanteur les ramènera chacune à son histoire, son passé, sa raison de vivre. Elles ne sont pas là pour les mêmes raisons, mais au bout de leur quête, c’est pourtant le même besoin de lumière et de paix qui les fait avancer. Tout semble les opposer, une différence d’âge, d’éducation, de milieu social, mais, de ces différences, naîtront une grande proximité, une force qui les nourrira l’une et l’autre.
Roman sur le dépassement de soi, sur la puissance des rencontres et sur le grandiose d’une nature sublimée, Les Narcisses blancs nous embarque avec grâce au cœur de cette région magnifique et sauvage qu’est l’Aubrac.
Les premières pages du livre
« Depuis qu’elle avait trouvé ce magazine un soir d’errance dans le dernier tram, Gaëlle élaborait son plan. Elle quitterait Ludo, leur squat de la ruelle aux pinsons et leurs rêves qui s’épuisaient sur un bout de trottoir, pour suivre le tracé rouge de la carte, de point en point. Des noms qui ne lui disaient rien mais qu’elle récitait tout bas comme un poème prenant peu à peu corps avec elle.
Elle gardait précieusement sur elle quelques billets de banque qu’elle s’était juré de ne pas partager.
De quoi acheter un aller simple en seconde classe et un peu plus encore. C’était l’argent volé l’hiver dernier à la petite vieille de la maison d’en face, sans remords parce qu’elle la trouvait laide, parce qu’elle la trouvait vieille et parce que les vieux, de toute façon, elle ne les aimait pas.
À l’aube d’un matin d’avril, dans la villa abandonnée, Gaëlle ouvrit son duvet et enjamba les corps endormis à même le sol. Dehors, le nez au vent, les cheveux ramenés en boule sous sa casquette, elle zigzaguait dans les herbes folles le
long de la voie ferrée. Elle avait accroché, sur le rabat de son sac à dos, une coquille trouvée dans une poubelle et lavée dans l’eau du canal. Sur le quai, l’autorail de six heures, emmitouflé dans la brume, attendait. Depuis une bonne semaine, Gaëlle marchait sur les routes, les pistes ou les sentiers. Elle avait dans sa poche les pages du magazine pliées en quatre mais elle ne les sortait jamais. Elle suivait les panneaux, les gens, les éclats de voix ou les traces de pas laissées dans la terre grasse les jours de pluie. Elle s’arrêtait le soir, quand ses jambes refusaient de la porter. Elle dormait dans les fossés, les abribus, les granges ou les salles paroissiales.
Elle s’était même payé le luxe d’un gîte d’étape. Elle en avait apprécié le confort mais elle s’était vite sentie mal à l’aise dans ce dortoir qu’elle avait dû partager avec Paul, Baptiste, Cécile et Emmanuelle. Elle n’en avait que faire de leurs prénoms mais ils avaient voulu à tout prix se lier avec elle. Ils faisaient semblant de ne pas être gênés par son accoutrement et l’odeur aigre de sa veste en jean jamais lavée, et ils laissaient traîner leurs effets personnels en toute confiance. Ils lui avaient offert des dattes et des abricots secs pour l’étape du lendemain, de la pommade et des pansements pour soigner ses ampoules. Pourtant elle ne songeait qu’à voler leur argent et leurs vêtements de marque. Le lendemain matin, elle était partie tôt pour ne pas céder à la tentation, prendre de l’avance sur le sentier, les éviter, ne plus jamais les rencontrer.
Gaëlle ne savait pas exactement pourquoi elle avait quitté la ruelle aux pinsons. Elle avait senti qu’il fallait partir, que c’était le moment, comme quand elle s’était mise en route avec Ludo.
Ils avaient marché, tous les deux avec le chat Gribouille dans la capuche de Gaëlle. Ils voulaient être libres, sillonner le pays et même plusieurs pays, rencontrer des gens, faire une halte là où l’air leur serait plus respirable qu’ailleurs et repartir, un jour. Mais une fois dans l’impasse de la ruelle aux pinsons, leur mouvement s’était arrêté et le jour d’un nouveau départ n’était jamais venu. Parce que la flamme de l’aventure s’était affaiblie. La source de leur envie s’était tarie et l’insouciance choisie avait fait place à la passivité et à la dépendance. Ce chemin ne pouvait pas être le bon.
Seule, Gaëlle marchera jusqu’à ce qu’un endroit la retienne ou l’adopte, comme elle voulait le faire avec Ludo. Elle traversera champs, villes et forêts et un jour, dans une clairière, ou sous la fenêtre ouverte d’une cuisine à midi, qui sait, elle s’arrêtera peut-être pour de bon, saisie au gré du vent par un parfum de vie nouveau ou étonnamment familier. »
Extrait
« Le soir quand Jeanne est couchée, Gaëlle retrouve André sur le tertre face aux étoiles. Elle ne dit rien ou presque et il commence à raconter sa vie. André est un homme d’ici. Il y est né, y a grandi, y a vu mourir ses parents, et il espère y finir ses jours. D’ailleurs, il a déjà demandé qu’on disperse ses cendres ici même. C’est important pour lui. Gaëlle l’écoute en envoyant des bouffées de fumée aux astres de la nuit.
— C’est beau ce que vous faites, lui dit-il face à la pleine lune. Vous, les marcheurs, les pèlerins. Moi je suis un enraciné, je ne suis jamais parti d’ici, je n’en ai jamais eu le courage. Pourtant… » p. 47
Sylvie Wojcik est née en Bourgogne en 1968. Après des études de langues, allemand et anglais, à l’université de Lyon, puis à Paris, elle vit aujourd’hui à Strasbourg, où elle est traductrice dans les domaines scientifiques et juridiques. Elle écrit depuis plusieurs années des journaux, textes courts, contes et nouvelles, et a publié en 2020 un premier roman Le Chemin de Santa Lucia (éditions Vibration). (Source: Éditions Arléa)
En deux mots
C’est à quatre ans que la narratrice croise Étienne et qu’il lui dit qu’il l’aime. Depuis ce premier rendez-vous qui scelle leurs fiançailles, ils vont souvent se recroiser mais seront toujours «empêchés» de vivre ensemble, car la vie passe, leurs familles respectives s’agrandissent, ils voyagent, changent de métier…
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Des rendez-vous qui marquent une vie
Dans son nouveau et somptueux roman, Agnès Desarthe raconte surtout des rendez-vous manqués. Mais entre la narratrice et Étienne, qui se rencontrent à quatre ans, il s’agit d’autant de jalons dans leurs vies respectives.
Cette histoire commence vraiment quand deux enfants de quatre ans se rencontrent lors d’un concert de Noël. En croisant le regard de la petite fille Étienne lui déclare tout de go: «Je t’aime parce que tu as les yeux ronds». Cette petite fille, la narratrice de ce superbe roman, interloquée, ne trouve rien de mieux à lui répondre que: «Je ne t’aime pas. Parce que tu as les cheveux de travers». Une phrase qui la hantera dès lors longtemps, car elle scelle en quelque sorte leur histoire commune. Celle d’un amour contrarié, caché derrière un mensonge de circonstance, derrière une promesse non tenue, derrière des chemins qui vont se recroiser mais jamais se rejoindre.
Ainsi, au lycée, quand ils se retrouvent, Étienne affirme qu’il ne se rappelle l’avoir déjà croisée et s’intéresse davantage aux autres filles, même s’ils partagent un point commun, la musique. Un art omniprésent dans le livre et qui va accompagner cette histoire de rythmes nostalgiques ou entraînants, joyeux et tristes, soulignant le tempo. On passe ainsi du temps de l’apprentissage à celui de l’harmonie familiale où le père et ses trois filles forment un quatuor à cordes sous l’œil attendri de la mère. Puis on bascule dans une période rock and roll quand la mère décide de quitter le domicile pour suivre son dentiste. On finira par les créations contemporaines avec un chef aussi étonnant que pathétique, car il n’a plus de mémoire immédiate.
Encore un joli symbole de cette vie qui file, de ces générations qui défilent en emportant leurs secrets. Chaque fois qu’elle va croiser Étienne la narratrice constatera que le temps a passé, que son histoire aurait pu être différente. Elle sortira avec son frère, se liera d’amitié avec son épouse Antonia, se mariera à son tour, avant de tomber dans d’autres bras. Le tout émaillé de drames et de rendez-vous avec la mort. Mais si son parcours est teinté de regrets, il est surtout admirablement bien raconté, avec un humour délicat qui emporte l’adhésion du lecteur déjà conquis par les jolies formules de la romancière qui démêle son existence «comme une chevelure qui n’a jamais connu le peigne».
Comme dans La chance de leur vie, son roman «américain», Agnès Desarthe s’attache à ses personnages pour raconter mieux que personne la vie qui passe, les familles qui se construisent et se défont, l’héritage que l’on transmet aux enfants. Avec au bout de cet éternel fiancé l’idée que le premier amour a quelque chose d’indélébile. Peut-être parce qu’il est teinté d’innocence, mais plus sûrement encore parce qu’il restera à jamais le premier.
L’éternel fiancé
Agnès Desarthe
Éditions de l’Olivier
Roman
252 p., 19 €
EAN 9782823615821
Paru le 19/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
A quoi ressemble une vie?
Pour la narratrice, à une déclaration d’amour entre deux enfants de quatre ans, pendant une classe de musique.
Ou à leur rencontre en plein hiver, quarante ans plus tard, dans une rue de Paris.
On pourrait aussi évoquer un rock’n’roll acrobatique, la mort d’une mère, une exposition d’art contemporain, un mariage pour rire, une journée d’été à la campagne ou la vie secrète d’un gigolo.
Ces scènes – et bien d’autres encore – sont les images où viennent s’inscrire les moments d’une existence qui, sans eux, serait irrévocablement vouée à l’oubli.
Car tout ce qui n’est pas écrit disparaît.
Conjurer l’oubli: tel nous apparaît l’un des sens de ce roman animé d’une extraordinaire vitalité, alternant chutes et rebonds, effondrements et triomphes, mélancolie et exaltation.
Œuvre majeure d’une romancière passionnée par l’invention des formes, L’éternel fiancé confirme son exceptionnel talent: celui d’une auteure qui a juré de nous émerveiller – et de nous inquiéter – en proposant à notre regard un monde en perpétuel désaccord.
Les premières pages du livre
« La Cité d’or
En rang par deux, les enfants de l’école maternelle se tiennent par la main. Ils vont à la mairie assister au concert de Noël.
Noël, tout le monde sait ce que c’est. Mais un concert ?
Les voilà assis dans la salle des mariages. Au plafond, un énorme lustre à pendants de cristal menace de les écraser si jamais il tombe, songe une petite fille assise juste au-dessous.
Elle a quatre ans. Chez elle, il y a toujours de la musique. Elle est contente d’en entendre. Elle se récite les noms des compositeurs que sa maman et son papa aiment. Il y a Beethoven. Mais maman préfère Brahms. Il y a Schubert que papa adore, mais Lise, la grande sœur, veut toujours du Chopin.
Les mains sous les cuisses, la fillette regarde les musiciens de l’orchestre se mettre en place.
Le chef lève sa baguette. Les maîtresses des différentes écoles du quartier qui accompagnent leurs classes font : « Chut ! Chut ! »
Les enfants se taisent. Ils pensent que le père Noël va peut-être venir. On leur a promis que s’ils étaient sages, c’est ce qui arriverait. La petite fille se fiche du père Noël. Ce qu’elle veut, c’est la musique.
Le chef abaisse la main droite, tout en montant la gauche, et une mélodie, tissée de plusieurs dizaines de voix mêlées, s’élève.
La petite fille en a le souffle coupé.
Le son est si fort. Tout vibre, de ses orteils comprimés dans les chaussures vernies sorties pour l’occasion à ses cils immenses qui lui font un regard triste et doux.
Et puis soudain, comme cédant à un ordre impérieux, le garçon devant elle se retourne pour la regarder. Elle ne l’a jamais vu. Ce n’est pas un élève de la Cité d’or – ainsi s’appelle son école. Qui est cet intrus ? De quelle école vient-il ?
Les cheveux mal coiffés, il la fixe. Une masse mousseuse et déséquilibrée, tout vers la gauche ou tout vers la droite, lui donne un air de travers. Il lui dit qu’il l’aime. Il l’a choisie, elle, entre toutes les filles de la salle, « parce que, explique-t-il, tu as les yeux ronds ».
Comment ose-t-il parler alors que la musique a commencé ?
La petite fille pense que si elle lui répond, ils seront foudroyés. Par les maîtresses, par le chef d’orchestre, par Dieu lui-même.
Elle se tait.
Mais voilà qu’il insiste : « Je t’aime parce que tu as les yeux ronds. »
Ne sachant comment le faire taire, elle rétorque : « Je ne t’aime pas. Parce que tu as les cheveux de travers. »
Le garçon se met à pleurer en silence.
La petite fille est sauvée.
Mais elle songe qu’ils sont à présent fiancés, à cause de la beauté de la musique ; officiellement fiancés, à cause de la salle des mariages.
Des dizaines d’années plus tard, elle considère que ce garçon qu’elle rencontre par hasard, à intervalles réguliers, et qui se rappelle à peine son prénom d’une fois sur l’autre, lui appartient pour toujours.
Comme en musique, elle reprend au début et, à partir de là, le lien se noue. Il lui dit qu’il l’aime, qu’il l’a choisie parce qu’elle a les yeux ronds, et elle lui répond : « Moi aussi, je t’aime, parce que tu as les cheveux de travers », et tout recommence.
Première partie Les sœurs et leurs parents
J’avais deux sœurs, une mère, un père. Une famille comme une autre. Pourtant, dans mon esprit d’enfant, elle n’était compatible avec aucune de celles qui nous entouraient. Nous appartenions au clan Capulet, quand le reste du monde était Montaigu.
Ma sœur aînée, Lise, m’a confié un jour que c’était l’impression sur terre la mieux partagée. « Du dehors, a-t-elle expliqué de sa voix mélodieuse, les familles paraissent toutes à peu près fonctionnelles, mais du dedans, c’est atroce, on a forcément une tante à barbe, une arrière cousine mystique, un oncle pédophile, des bègues, des radoteurs, des lâches, des génies, des saintes, des puants, des sportifs compulsifs. »
Ma grande sœur avait raison, sous l’œil du microscope, les cellules cessaient d’être de simples cercles; à l’intérieur, ça grouillait.
Lise est avocate, spécialisée dans les droits de l’homme. Je crois n’avoir jamais rencontré quelqu’un de plus rationnel. Seulement parfois, quand je la regarde à la dérobée, alors qu’elle argumente ainsi avec quiétude et précision de sa voix qui chante toujours plus qu’elle ne parle, mes yeux s’attardent sur un ourlet défait au bas de sa jupe, un talon étrangement usé, une mèche de cheveux qui a échappé à la teinture. Un détail, quelque chose de superficiel mais qui, je ne sais trop comment, me rappelle l’époque où, avec elle, Dora notre sœur cadette, et mon père, nous essayions de jouer – en réalité il s’agissait plutôt d’un déchiffrage sans cesse renouvelé – le Quatuor en mi bémol majeur de Fanny Hensel-Mendelssohn.
C’était Lise l’alto et la meilleure instrumentiste de nous quatre. Nos séances durèrent de mes neuf ans à mes quinze ans. Parfois, nous ne jouions que trois mesures en une heure et demie parce que Lise n’était pas satisfaite. Elle avait un petit mouvement du menton, la mâchoire inférieure qui avançait et la faisait ressembler à un bouledogue. Dès que cette mimique naissait sur son visage, nous savions qu’il était inutile de poursuivre. Mon père était le premier à lever son archet, Dora la dernière, laissant filer une note exaspérante. Comment pouvions-nous être exaspérés par Dora ? Lors de nos premières répétitions, elle n’avait que sept ans et venait de commencer le violoncelle. Incapable d’exécuter l’intégralité de la partition, elle parvenait cependant, parce que c’était un genre de prodige de la lecture musicale, à s’y retrouver et à planter ici ou là un accent décisif.
Nous jouions faux et mal une œuvre qui, comme elle n’avait encore jamais été enregistrée, conservait pour nous une grande partie de son mystère. Malgré notre amateurisme, l’approximation et parfois même la cacophonie, Lise réussissait à établir une gradation entre les bonnes répétitions et les répétitions exécrables. Mon père se pliait à son jugement, lui qui ne se pliait à rien, pas même à l’horaire d’un train. Lise faisait régner sa loi à coups de menton, comme si elle avait été possédée par la conscience de la malheureuse sœur de Felix Mendelssohn. J’aurais voulu lui demander : Connais-tu d’autres familles dans lesquelles un père violoniste autodidacte et ses trois filles – à qui il a transmis les rudiments de la musique avant de passer la main à sa voisine du dessous, Mme Rémi, ancienne flûtiste de l’Orchestre de Paris – se réunissent une à deux fois par semaine dans le minuscule salon où deux des filles dorment dans le canapé-lit, la nuit venue, pour essayer de jouer toujours la même œuvre d’une compositrice parfaitement inconnue ? Je l’aurais aussi interrogée sur Colette, notre tante aveugle qui cousait sans la moindre difficulté des robes de soirée pour ses clientes et prétendait qu’elle avait perdu la vue d’un coup, après avoir embrassé un garçon sur la bouche. Un goy, précisait toujours sa jumelle, Jacqueline, au terme d’un bref silence.
Avant d’entrer au collège, je n’avais jamais eu envie d’être comme tout le monde. Je désirais l’amour de mes parents, la compagnie de mes sœurs, la chaleur rassurante du foyer. Quand nous rations un train parce que mon père était à ce point rétif à toute forme d’autorité qu’il estimait humiliant de se soumettre à la contrainte d’horaires décrétés par la SNCF, je m’asseyais docilement sur ma valise et prenais un des sandwichs que ma mère préparait pour nous faire patienter, tirant de son cabas toutes sortes de débris récoltés dans le frigo en prévision de l’attente : fromage auréolé d’un ravissant duvet de moisissure, saucisson d’âne, restes de salade cuite, morceaux de pain déchirés à la main, rogatons de pâté dont elle grattait, à l’aide de l’Opinel qui ne la quittait jamais, les coins racornis.
Cela ne me semblait pas étrange de grignoter ces rebuts que d’autres auraient jetés à la poubelle, pas plus que je ne considérais comme lassant de devoir passer trois ou cinq heures assise dans les courants d’air d’une gare parce que mon père avait choisi de modifier aux ciseaux à ongles la coupe de sa moustache, de faire un tour au zoo pour aller admirer un émeu mélancolique, ou de rester enfermé dans la voiture jusqu’à la fin d’une retransmission en direct de La Jeune Fille et la Mort de Schubert sur l’autoradio.
Je ne pensais pas non plus qu’il convenait de se baigner en maillot et non en sous-vêtements (Quelle différence ? s’agaçait ma mère. L’important, c’est qu’on voie pas les fesses, non ?) et ne remarquais pas les regards pourtant appuyés des vacanciers sur les plages d’été, ou ceux des maîtres-nageurs quand nous allions à la piscine durant l’année scolaire ainsi vêtus. Je trouvais nos plaisanteries familiales désopilantes et ne comprenais pas pourquoi les autres, mes camarades de classe, les instituteurs et les institutrices, les connaissances ou même les amis ne s’esclaffaient pas comme nous le faisions systématiquement quand l’un d’entre nous déclarait en écarquillant les yeux face à une assiette pleine de bonnes choses : « Qui va manger tout ça ? »
Nous étions le monde et mon regard demeurait comme myope au reste de l’univers.
Quand j’ai eu onze ans, tout a changé. Était-ce le fait d’une maturité nouvelle chez moi, d’un plus grand nombre d’heures passées hors de la maison, ou simplement que les discussions avaient peu à peu remplacé les jeux aux récréations ? Nous ne sautions plus à la corde, ne franchissions plus les différentes hauteurs de l’élastique qui gravissait deux piliers humains, des chevilles jusqu’aux aisselles, et parfois, pour les concurrents les plus habiles, les plus doués ou les plus grands, jusqu’aux bras levés au-dessus de la tête. Les billes aussi, c’était terminé, et chat perché. Dans la cour du collège, où les platanes avaient remplacé le toboggan, on s’asseyait en tailleur sur le sol bitumé, à trois ou quatre, et on comparait nos goûts : « Qu’est-ce que tu aimes comme musique ? » « Moi, pareil, j’adore », et on devenait encore plus amis. « Quel jean tu vas t’acheter ? » « Oh, t’en as de la chance, moi, ma mère, elle veut pas, elle dit que c’est trop cher. » Je ne connaissais aucune marque de vêtements, je portais ceux que Lise ne pouvait plus mettre parce qu’elle avait grandi. Nous n’allions pas dans les magasins pour constituer les garde-robes de la rentrée ou du printemps, nous récupérions, une à deux fois par an, de grands sacs blanc et rose imprimés pied-de-poule, remplis d’affaires de nos cousins de Grenoble dont le père était fabricant, et cela suffisait.
Nous n’avions pas la télévision et je compris assez vite que certaines émissions qui passaient le samedi soir étaient au cœur des discussions. On parlait de chanteurs, de chanteuses, de groupes. Était-ce de la variété ou de la pop ? Je n’en savais rien. J’ignorais s’il fallait que je fraternise avec les fans de Claude François et de Michel Delpech ou s’il était préférable que je me concentre sur les Doors ou Supertramp dont je lisais les noms en couverture de magazines que mes parents n’achetaient pas et dont j’espionnais le sommaire chez le marchand de journaux. Je croyais que Michel Polnareff était un chanteur russe et Stone et Charden, un couple d’Américains.
Une fille de ma classe m’invita un jour chez elle. Elle s’appelait Delphine Carnac et me proposa de venir goûter pour faire ensemble le devoir d’anglais. Quand Mlle Estèphe, notre professeur, avait demandé qui aimait les langues étrangères, j’avais été la seule à lever le doigt. Delphine Carnac en avait judicieusement conclu que j’étais la plus apte à lui apporter de l’aide pour répondre correctement à des questions comme « What is John doing in the garden ? ».
Après que nous eûmes vidé un paquet de BN, elle décida d’écouter de la musique. « On a tout le temps pour les devoirs. » Elle s’allongea sur la moquette de sa chambre, le menton dans les mains, face à un mange-disque orange et crème et introduisit un 45 tours dans la fente. La chanson s’appelait C’est la fête. Je regardai la pochette ornée d’une photo du chanteur, un barbu exalté entouré de gens chevelus en salopette, les bras et les mains grand ouverts, et souriant tous en direction de l’objectif. Aucun adulte dans mon entourage ne portait de salopette. Les messieurs de ma famille avaient un costume pour aller au travail. Quand ils se retrouvaient pour l’apéritif, ils parlaient de leurs soucis. Ils en avaient beaucoup. Des soucis de santé, d’argent. La politique aussi les inquiétait. « On est cuits », avait un soir soupiré Nathan, un cousin de mon père. De nouveau, je contemplai la pochette du 45 tours. Comment peut-on être aussi heureux ? me demandai-je en caressant les visages extatiques des artistes. Mais plutôt que de poser cette question à Delphine Carnac, dont je subodorais qu’elle n’aurait su y répondre, je me contentai de dire : « C’est de la variété ou de la pop ? » Elle haussa les épaules et je sentis – juste prémonition – qu’elle ne m’inviterait plus.
Lise ne paraissait pas rencontrer ce genre d’obstacles. Quand il m’est arrivé, par la suite, de lui parler de cette inadaptation qui, dans mon adolescence, me paralysait et me cantonnait à l’écart des autres, elle rétorquait : « On avait quand même la radio. Salut les copains. Le hit-parade… » Cela ne me disait rien. Lorsque j’insistais, elle évoquait des soirées chez la tata de Nogent qui avait la télé et regardait avec ses filles l’émission Numéro 1 de Maritie et Gilbert Carpentier. Je ne conservais aucun souvenir de ces moments. Peut-être se retrouvaient-ils entre grands, sans Dora ni moi.
Un matin, en quatrième, je décidai d’opérer une révolution vestimentaire : je fouillai dans l’armoire de mes parents pour y subtiliser une vieille chemise de mon père. J’avais observé que les babas cool du collège portaient des liquettes qui descendaient à mi-cuisse par-dessus leurs jeans délavés. Les manches trop longues couvraient leurs doigts ornés de lourdes bagues, leurs paupières croulaient sous le khôl. Je n’avais pas de bagues et ne savais où trouver de quoi me maquiller, mais les manches dépassaient tant de mes mains que l’absence de bijoux serait insoupçonnable ; quant à mes yeux, j’estimai qu’en alourdissant mon regard par en dessous, je parviendrais à donner l’impression qu’ils avaient été soulignés par l’indispensable trait poudreux. J’examinai ma nouvelle silhouette dans le miroir en pied collé à la porte de la salle de bains. Le jean était trop foncé et un peu large en bas, les bottes à semelles de crêpe, autrefois portées par ma mère, n’avaient pas la forme idéale, mais la chemise de mon père rachetait l’ensemble, si longue, si large ; j’étais parfaitement noyée dedans. Je détachai mes cheveux, que j’avais l’habitude de porter en chignon ou en queue-de-cheval, et demeurai un instant fascinée par mon image inédite. Je n’avais pas remarqué, tout à mon extase, le motif à carreaux qualifié de « ringard » par Nathalie Pournèche, dès la récréation de 10 h 15, pas plus que le col raide, comme cartonné, que le seul ami que j’avais, Vincent Melchio, tripota en se moquant gentiment : « C’est une belle petite chemise de banquier que tu t’es trouvée, dis donc. »
Il était hors de question que je confie ces tracas à mes parents ; ils en avaient d’autres, plus sérieux. Leurs propres parents mouraient. Mais ce n’était pas tout. Depuis mes douze ans, ils se livraient une guerre froide, ma mère dans le rôle du bloc communiste, mon père dans celui du géant américain. Lise tentait de les raisonner. Elle expliquait à mon père qu’il était, au fond, un anarchiste. Elle rappelait à ma mère sa réaction lors de la parution de L’Archipel du goulag. « Je ne suis pas du genre à jeter le bébé avec l’eau du bain », répliquait ma mère, et je ne pouvais m’empêcher de rêvasser à cette métaphore, le communisme comme un poupon que maman serrait contre son sein, tandis que les eaux sales du stalinisme ruisselaient tout autour ; mais parfois aussi, c’était Soljenitsyne, le bébé, pataugeant dans les boues troubles de son bain marxiste-léniniste.
Sur les photos collées dans l’album recouvert de similicuir blanc que j’aimais tant feuilleter – Souvenir du mariage, lisait-on dans le coin inférieur droit, au-dessus d’un bouquet de fleurs noué par un ruban crème avec de tout petits pompons d’argent que je trouvais d’un raffinement parfait –, ils souriaient. Papa et maman se souriaient l’un à l’autre, main dans la main. Devant la mairie, ma mère, vêtue d’un tailleur blanc à l’aspect satiné, ressemblait à une star de cinéma américain, sourcils peints, bouche pulpeuse rehaussée de rouge (je reconstituais les couleurs sans même m’en rendre compte à partir des clichés noir et blanc), escarpins si pointus qu’on les aurait dit affûtés, cheveux crêpés autour du merveilleux visage, le plus beau que j’eusse jamais vu, si harmonieux que sa contemplation me mettait les larmes aux yeux. Devant la synagogue, en robe longue, sans dentelles, sans décolleté, si sobre qu’elle en devenait provocante, elle souriait aussi, mais d’un autre sourire, indéchiffrable pour moi jusqu’à ce jour.
Quand j’étais enfant, je croyais que tout le monde était juif. Je savais pourtant qu’il y avait des églises (je n’en dirais pas autant des mosquées ou des temples), j’avais entendu parler de Jésus, je constatais que les autres enfants ne buvaient pas de vin, le vendredi soir, et ignoraient l’alliance parfaite du beurre avec le pain azyme ; j’avais, en somme, tous les éléments me permettant de mesurer la différence, ce petit quelque chose que nous avions en moins, en plus, les deux, mais jamais je n’effectuais le calcul.
Si, lors de mon entrée au collège, on m’avait demandé les raisons pour lesquelles je ne me sentais pas comme les autres, la religion n’aurait pas figuré sur la liste.
Souvent, j’ai l’impression de n’avoir aucune mémoire, et cependant, la précision de certains souvenirs m’affole. Certaines images anciennes possèdent une consistance plus ferme, plus sûre que mes journées présentes. Durant mes moments de rêverie, alors que je parcours la ville, la rue disparaît, emportant le trottoir, les oiseaux se taisent, les arbres s’abattent, les voitures sont englouties par le caniveau. Ma mémoire n’établit pas les justes hiérarchies entre les choses, pas plus qu’entre les événements. Le passé m’apparaît comme un livre dont certaines pages demeurent collées entre elles, m’interdisant l’accès au texte, tandis que d’autres, détachées à la pliure du volume, se séparent d’elles-mêmes sans que je le veuille.
Je referme la partie consacrée à la maternelle, je saute la primaire, j’en termine avec le collège, et je rouvre le livre au chapitre suivant.
Les frères
Face à la fresque monumentale qui orne le hall du rez-de-chaussée, un élève se tient, immobile, parmi les flots de secondes, de premières et de terminales qui se croisent, se saluent, s’invectivent. Il fait chaud comme en plein été. On est le 9 septembre, il est 14 heures et c’est la rentrée.
Le garçon, sac sur l’épaule, fronce les sourcils tout en remuant vaguement les doigts, comme s’il cherchait à dénombrer les personnages qui se démènent, figés pourtant sur le mur par le peintre. La fresque mesure quatre mètres sur quinze environ et représente des femmes et des hommes à la peau gris éléphant vêtus de hardes et qui fuient, les yeux affolés, ou se ruent en avant, le regard furieux (ce sont les mêmes dont il s’agit, il n’y a qu’un groupe, mais deux interprétations possibles), sur un fond de forêt vert sapin. L’ensemble évoque des monuments que j’ai pu voir à Moscou lors d’un voyage scolaire en classe de troisième, et plus particulièrement le jour où mon arrière cousine, ancien capitaine de l’Armée rouge, m’avait servi de guide ; mais d’autres personnes, plus cultivées que je ne l’étais, auraient pu songer aux Deux femmes courant sur la plage de Pablo Picasso.
Le garçon se concentre sur la peinture. Il l’étudie. Il arrivera en retard en cours, certaines informations précieuses concernant l’emploi du temps, les salles et les noms des professeurs lui échapperont, peu importe, il est intensément contemplatif. Je le regarde regarder et c’est alors que je le reconnais. Ses cheveux ne sont plus de travers. Mais sa capacité d’observation est inaltérée. De la même façon qu’il a distingué mes yeux ronds autrefois (entre toutes les filles de la salle des mariages), il note que le vent qui agite les jupons des femmes semble souffler en sens inverse de celui qui fait flotter les drapeaux hissés au sommet des lances tenues par les hommes. Ses cheveux sont bien coupés à présent. À peine ondulés, ils encadrent son visage comme les boucles de marbre des statues de Michel-Ange. Ses yeux n’ont pas changé, d’un vert bronze, ourlés de cils drus. Son nez occupe trop d’espace. Son regard est inquiet, son corps hésite à déployer la longueur de ses bras, de ses jambes, comme s’il n’avait pas encore pris la juste mesure de ses nouvelles proportions.
Quand il arrive en seconde au lycée Gustave Courbet, il n’est encore que le petit frère. Pour l’instant, c’est son aîné qui capte la lumière. Martin réussit tout. Il a les filles, il a les notes. Dans l’ombre qu’il projette, il est impossible de discerner l’ébauche qui cligne des yeux et se penche pour avoir l’air moins grand, s’assied au fond de la classe et se ronge un ongle patiemment, comme s’il attendait de devenir lui-même, épaule contre la fenêtre, front moite. Seuls ses pantalons légèrement trop courts peuvent laisser soupçonner la métamorphose imminente. Il se nomme Étienne, mais quand on parle de lui, on l’appelle « le frère de Martin ».
Une rumeur entoure les frères Charvet. On dit « les frères » pour ne pas prononcer le prénom qui fait rougir, ne pas trahir l’émotion qu’il fait naître. Étienne joue, pour les élèves comme pour les professeurs, le rôle d’excipient. Il permet au poison diffusé par Martin de circuler parmi les uns et les autres sans tuer personne. Il dilue la perfection. On déclare « les frères Charvet sont imbattables au basket », mais lors des matchs, c’est Martin qu’on regarde courir, ce sont ses épaules qu’on rêve de caresser. Il s’élève dans les airs pour marquer un panier, et les souffles se suspendent aux semelles de ses chaussures. Ses tenues de sport sont savamment éculées, tandis que celles d’Étienne, qui met encore un soin enfantin à plier ses affaires et à renouveler son matériel, témoignent d’une volonté de bien faire qui nuit à son charme.
Je me souviens que quand on lui posait une question, à cette époque de sa vie, Étienne aspirait entièrement ses lèvres et plissait les paupières. L’effort de concentration paraissait le même que l’on évoquât le menu de la cantine, la signification exacte du mot analepse, l’attente entre deux bus ou le théorème de Pythagore. Le temps qu’il mettait à répondre décourageait la plupart d’entre nous. Pas moi. Au contraire. J’inventais n’importe quoi pour assister au spectacle de ce visage qui semblait s’absorber lui-même. Je ne me lassais pas de le voir s’enfouir dans la réflexion. Lorsqu’il finissait par ouvrir la bouche, il prenait une inspiration profonde qui laissait prévoir un long discours, alors que, le plus souvent, il répondait d’un mot ou de trois (spaghettis, je sais pas, 7 minutes, heueueu).
Certains élèves attirent les autres. Qu’ils aient un caractère détestable, des manies, une voix agaçante compte peu, car l’engouement est inexplicable. Il émane d’eux une lumière particulière qui donne envie de les côtoyer.
Martin est l’élu entre les élus. Si lundi son Walkman diffuse une chanson des Clash, mardi les pics se hérissent sur les crânes, si mercredi il apporte une cassette des Sex Pistols, on ne jure plus que par Johnny Rotten, mais dès le jeudi, las des punks, il débarque au lycée avec un tee-shirt à l’effigie d’Alan Parsons Project. Tout est à refaire. On peine à suivre, et se développe autour de lui une animation mêlée de panique, du genre de celle qu’on imagine autour du faux prophète Sabbataï Tsevi. S’il sort avec Katya qui a de longs cheveux raides et bruns, toutes les filles de la seconde à la terminale s’empressent de se lisser les cheveux et de les teindre si nécessaire. Mais voilà qu’il jette son dévolu sur Viviane qui est rousse et frisée. Le samedi qui suit, le salon de coiffure, au deuxième niveau du centre commercial Planète 2000, ne désemplit pas et permanente une trentaine d’adolescentes. Les moins chanceuses emprunteront les bigoudis de maman et, lundi matin, Martin aura quitté Viviane pour Laurence dont la coupe au bol fera grincer des dents un troupeau de Shirley Temple en grand deuil.
Martin est en première, mais comme j’étais déjà à Gustave Courbet au collège, je l’ai remarqué dès la troisième, au moment où il est entré au lycée. De son côté, il ne sait pas qui je suis. Les premières ne parlent pas aux secondes, savent à peine qu’elles existent.
J’aurais pu m’attendre à voir arriver Étienne à la suite de son aîné. Dix-huit mois de moins et une classe de différence. J’aurais pu m’y préparer. Mais comment aurais-je pu savoir qu’ils étaient frères ? J’ignorais tout du garçon aux cheveux de travers qui m’avait déclaré son amour, dix ans plus tôt dans la salle des mariages, absolument tout, jusqu’à son nom. Nous habitions à moins de cinq cents mètres à vol d’oiseau l’un de l’autre, mais cette distance qu’un pigeon aurait franchie en quelques secondes, nos jambes ne la parcouraient jamais. Le boulevard qui nous séparait constituait une des nombreuses frontières invisibles de la carte scolaire ; nous n’avions fréquenté ni la même école élémentaire, ni le même collège. Ainsi, nous aurions pu, tout en étant voisins, ne jamais nous revoir. »
Extrait
« Je suis tombée amoureuse d’Henri, a-t-elle annoncé, la casserole toujours en main, en s’adressant à mon père, le front plus lumineux que jamais.
— Qui c’est ça, Henri ? a demandé mon père.
— Le docteur Taïeb.
— Henri Taïeb, le dentiste ?
— Oui, a dit ma mère.
— Tu es indécente, a dit mon père.
— Oui», a dit ma mère, et elle a laissé tomber la casserole vide sur le carrelage.
C’est le son qu’a produit leur séparation.
Tout le bruit qu’il y a eu par la suite n’avait rien à voir avec notre histoire, avec notre famille. Notre maison, celle où nous avions grandi, est restée silencieuse. Mes parents ne se sont pas expliqués davantage. Il n’y a eu ni hurlements ni insultes. Le soir même, après avoir préparé une omelette trop cuite pour son mari et ses enfants, ma mère a fait sa valise et elle est partie. Elle nous a embrassées, Dora et moi, et nous a dit : «Ne vous inquiétez pas, on va se revoir très vite.» Il y avait une telle joie dans ses pleurs — car elle pleurait en nous serrant contre elle — que nous avons été conquises, ma sœur et moi. Conquises et horrifiées.
Tous les enfants pensent que leur mère ne changera jamais. Elle sera toujours jeune et belle (même quand elle est ingrate et déjà plus si jeune à leur naissance). Petit, on croit à la pérennité des mères comme on se fie au lever quotidien du soleil. Nous comptons sur nos mamans pour survivre à tout, demeurer intactes, inépuisables. Notre mère, à Lise, Dora et moi, a complètement changé quand elle a quitté la maison. Je ne pense pas qu’elle soit un cas unique. D’autres femmes subissent des métamorphoses au cours de leur vie. Celle accomplie par ma mère a simplement été magistrale.
L’homme que je n’ai appelé Henri que cinq ans après la séparation de mes parents avait commencé par être son dentiste avant de devenir son patron, puis son mari. J’ignore s’il était déjà amoureux d’elle quand il lui soignait les dents. Je suppose que oui. Ma mère était une beauté. S’approcher d’elle, que l’on fût homme, femme ou enfant, provoquait une sorte d’irradiation. Je l’ai constaté souvent et toujours avec fierté. Il n’y avait pas de raison pour que le Dr Taïeb ne succombe pas. Ce qui est plus mystérieux, c’est la passion que ma mère a déclarée pour cet homme. » p. 70-71-72
Agnès Desarthe est née en 1966. Traductrice de l’anglais, elle a reçu en 2007 pour Les Papiers de Puttermesser de Cynthia Ozick le prix Maurice-Edgar Coindreau et le prix Laure-Bataillon. Romancière, outre de nombreux ouvrages pour la jeunesse, elle a publié notamment: Un secret sans importance (prix du Livre Inter 1996), Dans la nuit brune (prix Renaudot des lycéens 2010) ou encore Une partie de chasse. Elle est également l’auteur d’un essai consacré à Virginia Woolf avec Geneviève Brisac, V.W. Le mélange des genres, d’un essai autobiographique, Comment j’ai appris à lire (Stock, 2013), qui a connu un grand succès critique et public, et d’une biographie consacrée à René Urtreger, Le Roi René, (Éditions Odile Jacob, 2016). Elle a notamment été récompensée par le Prix du livre Inter 1996 pour son roman Un secret sans importance (L’Olivier) et par le Renaudot des lycéens 2010 (Dans la nuit brune, L’Olivier) et en 2015 par le Prix littéraire du Monde pour Ce cœur changeant (L’Olivier). Son dernier roman La Chance de leur vie (L’Olivier, 2018) a connu un beau succès de librairie. (Source: éditions de l’Olivier)
En deux mots:
Avant de mourir, Marie fait le bilan de sa vie. Un mari, deux enfants et beaucoup des regrets. Entre une passion possible et un sage mari, entre les fastes de l’Indochine et l’humidité des logements de fonction en Bourgogne, entre la liberté créatrice et le respect des conventions, elle aura toujours fait le mauvais choix.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
La vie que Marie aurait pu vivre
Avec son second roman, Hervé Bel montre avec talent combien il peut se glisser dans la peau d’une femme au soir de sa vie. Ce portrait de Marie donne aussi envie de découvrir celui d’Erika Sattler, à paraître le 19 août.
Marie est aujourd’hui bien âgée et vit avec la peur. Une peur qu’elle essaie de conjurer en ayant mis un rituel en place avant d’essayer de trouver le sommeil : elle fait une inspection systématique, suivie par André, son mari. Mais durant ses vérifications, la difficile respiration de son mari la gêne plus qu’elle ne l’aide. Mais elle fait avec. Elle a toujours fait avec, comme avec les injonctions de ses parents dont l’étroitesse d’esprit la révoltait. Comme avec André, qui était le premier garçon qu’elle a croisé, qu’elle a choisi pour mari et qu’elle a épousé pour respecter son serment.
Pourtant l’officier de marine Hervé Perrot, avec lequel elle avait voyagé sur le paquebot reliant Marseille à l’Indochine, était bien séduisant et plus passionné. Il lui avait même déclaré sa flamme dans une lettre brulante d’amour.
Alors, elle avait voulu croire que la raison l’emporterait. Cependant, une fois passée la fièvre des noces, leur cohabitation ne laissera plus guère au doute. Entre eux il n’était pas question de passion, tout juste d’affection, et encore…
Le couple s’était d’abord installé à Santus où André avait été affecté, dans un appartement froid et humide au-dessus de l’école, puis à Linteuil, la nouvelle affectation d’André obtenue grâce à l’intervention de son père. Très vite s’était installé une routine qui avait pour but d’effacer toutes les aspérités, de mener une existence des plus ordinaires, à mille lieues des fastes de sa jeunesse. «La mémoire de Marie est à l’image de l’univers: une surface plane, déformée par quelques souvenirs cruciaux dont la gravité attire et change la représentation de tous les autres. Ce sont des points innervés, névralgiques, qui ne cessent jamais d‘irradier, altérant ses sens et ses pensées. L’Indochine est son âge d’or et son tourment (…) si brillant qu’elle en a fait un trou noir d’où la lumière ne s’échappe plus. Une tumeur qu’elle oublie parfois, jamais longtemps.»
Dans un style épuré et une langue classique, Hervé Bel construit alors son roman en jouant de cette dualité, des rêves d’alors et de la triste vie d’aujourd’hui, déroulant les épisodes marquants d’une vie subie bien plus que choisie. Les retours en arrière lui permettent de revenir sur la naissance de leur fils Pierre pour souligner qu’elle ne changera pas vraiment leur existence, laissant tout juste Marie un peu plus aigrie. Ou encore la mobilisation d’André et l’expérience de la guerre qui aurait pu en faire un autre homme, lui qui était quasiment rentré en héros à l’issue de cette Seconde guerre mondiale. Car après avoir été pris par les Allemands, il avait réussi à s’enfuir. Mais l’image du héros a vite disparu, remplacée par un quotidien difficile fait de privations. Le décès de son père sera un autre épisode qui laissera à Marie un goût amer, et creusera le fossé avec André. «Elle vit avec quelqu’un qui ne la comprend pas et ne lui reconnaît aucun mérite. Elle vit comme ça depuis cinquante ans, et ce sont ces années qui parlent à travers elle, gorgées de souvenirs et de rancœurs.»
Avec ce roman sur le poids des conventions et de l’héritage familial, Hervé Bel réussit le tour de force de dresser le portrait d’une femme qui, par fidélité, aura raté sa vie, qui par obéissance sera passée à côté d’une histoire sans doute plus exaltante et qui pourtant nous émeut. C’est que sans doute, sa petite voix fait aussi résonner en nous le souvenir de décisions tout aussi «raisonnables» qu’il nous est ensuite arrivé de regretter. Marie ne serait-elle pas cette mauvaise conscience qu’il nous arrive d’éprouver lorsque les regrets prennent le pas sur les rêves, les ambitions, les désirs.
Les choix secrets
Hervé Bel
Éditions Le Livre de poche
Roman
336 p., 7,10 €
EAN 9782253174912
Paru le 3/12/2014
Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Santus, Linteuil, Freissange, Autun. On y évoque aussi Paris, Beyrouth, Alexandrie, Djibouti, Saigon, Biarritz ou encore Dijon.
Quand?
L’action se situe au début du siècle, avec des retours en arrière jusqu’à la première moitié du XXe siècle.
Ce qu’en dit l’éditeur Il n’y a plus que la cuisine et le mari, le ciel gris derrière la mousseline des rideaux et ce présent dont il faut bien se contenter. Le temps n’a fait que traverser son corps. Il est passé, la laissant inchangée dans sa façon d’appréhender les choses et les gens. H. B.
Marie est une vieille femme qui ne veut pas être dérangée. Elle souhaite que chaque chose soit à sa place, que chaque jour s’écoule comme la veille, sans imprévu, sans douleur, afin qu’elle puisse contempler tout ce que la vie lui a permis d’accumuler: les objets, les photos, les souvenirs. Aujourd’hui cette vie sans histoires lui convient. Avant, elle brûlait de vivre, elle cherchait la passion et les drames, la souffrance – la sienne et celle des autres. Elle s’est mariée, a eu deux enfants, a hérité de la maison de ses parents, mais a-t-elle vécu? Un roman ambitieux qui offre un portrait de femme intime et dérangeant.
68 premières fois
Sélection anniversaire: le choix de Caroline Laurent
Caroline Laurent est franco-mauricienne. Après le succès de son livre co-écrit avec Evelyne Pisier, Et soudain, la liberté(Les Escales, 2017 ; Pocket, 2018 ; Prix Marguerite Duras ; Grand Prix des Lycéennes de ELLE ; Prix Première Plume), traduit dans de nombreux pays, elle a signé Rivage de la colère. En parallèle de ses fonctions de directrice littéraire chez Stock, Caroline Laurent a été nommée en octobre 2019 à la commission Vie Littéraire du CNL. (Source: Éditions Les Escales)
«J’aimerais beaucoup vous faire découvrir Hervé Bel, trop discret auteur, dont la voix a quelque chose de puissant et de singulier. Notre rencontre, à lui et moi, est assez belle. J’ai lu son premier manuscrit quand j’étais stagiaire chez Robert Laffont. J’avais fait un rapport ultra positif. Pour moi il fallait le publier… mais la direction de Laffont en avait décidé autrement. Le temps passe. J’arrive chez Lattès et découvre qu’Hervé Bel va y être publié ; ce sont nos retrouvailles. Et puis après deux publications, son troisième livre est refusé par l’éditeur… Je pars au même moment et emmène Hervé avec moi (La femme qui ment, aux Escales). Depuis un an Hervé vit et travaille à Beyrouth. Les choix secrets est son deuxième roman. Il excelle dans les portraits de femmes qui dérangent et secouent.»
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Neuf heures, Marie commence sa ronde.
Elle veut être assurée du repos de sa nuit, éviter à tout prix qu’en se réveillant vers les deux heures du matin, comme cela lui arrive souvent, elle ne se souvienne plus si la porte qui conduit au garage est bien fermée. Doute terrible, elle résistera un temps mais, comme à une envie d’uriner, elle finira par céder et devra redescendre au rez-de-chaussée, errer dans les pièces froides, jusqu’à la cuisine, sentir se glisser sous la robe de chambre un air glacial, humide.
Une porte, cela irait encore, mais il y en a deux autres, une qui conduit au petit salon, l’autre à la salle de bains. Et aussi la fenêtre de la cuisine, et la lumière. La lumière qu’elle peut oublier d’éteindre, et qui, toute la nuit, fera marcher le compteur…
Pour être certaine que tout est en ordre, Marie suit une procédure qui s’est compliquée avec les années.
Ce soir, comme tous les autres soirs, elle se poste devant chaque porte, serre sa bouche, ferme les yeux, appuie dix fois sur le panneau, en comptant : un, deux, trois… Puis elle applique une ultime poussée et dit à voix haute, nettement : « Fermée. » Pour la fenêtre, elle serre la poignée de toutes ses forces et pense : « Je suis là, je tiens la poignée, je la tire, et la fenêtre ne s’ouvre pas. » Puis elle regarde autour d’elle, aperçoit un détail, une araignée au-dessus du poêle, un torchon à côté de la cage à oiseaux, n’importe quel détail, qu’elle enregistre, afin de s’en souvenir si, durant la nuit, le doute lui vient. Pour la lumière, c’est plus simple : elle allume sa lampe de poche, éteint le plafonnier, et là, dans les ténèbres coupées d’un rayon affaibli et jaune, elle ouvre grands les yeux, regarde le noir, et compte jusqu’à vingt.
Derrière elle, debout, se tient son mari, respiration haletante, reproche vivant ; elle sait qu’il la trouve ridicule et cela l’empêche de se concentrer.
Elle tient fermement la lampe de poche dans sa longue main à la peau jaunie et veinée, et traverse la salle à manger qui sent la poussière mouillée. Lui la suit, à petits pas. Ses pantoufles claquent sur le plancher. Et il souffle encore. On dirait qu’il le fait exprès, ce bruit. Devant l’escalier, c’est encore pire, il s’arrête, se racle la gorge, souffle suspendu qui reprend bientôt, plus fort, tandis qu’il monte derrière elle. Les marches de l’escalier craquent, une à une. Arrivée sur le palier, elle se retourne pour observer l’obscurité. Tout est en ordre, le silence absolu. Elle peut se coucher, et lui aussi.
Elle dit « Bonsoir ». Il répond : « Bonsoir, ma petite poule. » Puis tousse. Dès qu’il se couche, il est pris de quintes qui s’espacent et qu’elle compte, en serrant les dents. Encore un petit moment à subir. Puis le silence. Il s’est abruti avec deux cachets et s’endort ; le silence et la couverture protègent Marie.
Marie scrute les ténèbres, à l’affût de la moindre luminosité, contente qu’il n’y en ait aucune, mais inquiète aussi. La chambre est placée à l’extrémité de la maison du côté des grands sapins. Derrière s’étendent les vergers et les prés jusqu’à l’Oze. Un cambrioleur n’aurait aucun mal à pénétrer dans la propriété, casser une fenêtre et faire son affaire sans être dérangé. Il pourrait les torturer sans que personne entende quoi que ce soit. Si, les voisins d’en face. Mais si le voleur les bâillonne, les Puffeney n’entendront rien. Elle s’imagine attachée, les pieds nus au-dessus du poêle de la cuisine. L’homme dit : « Tu vas parler, tu vas parler ! » Son mari, placide, assis tranquillement sur sa chaise. « Et toi, lui dit le cambrioleur, regarde ce que je vais faire à ta femme. Je vais la brûler à petit feu. » Le mari ne répond rien, indifférent, son air indifférent de tous les jours. Marie comprend alors que rien ne la sauvera plus. Les battements de son cœur s’accélèrent. L’homme la regarde avec un air de fou : ce n’est pas l’argent qu’il veut, c’est sa vie, qu’il va déguster lentement, au fil des tortures…
Comme un coup de poing sur la poitrine, la peur est si vive que Marie se réveille, surprise d’avoir dormi. Silence total, mais des bruits parfois, toujours surprenants. Un craquement dans le salon, en bas. Une corneille plus noire que la nuit sautille sur le rebord du balcon. Le vent se lève, légèrement, comme une expiration humaine.
Et son mari dont la respiration est hésitante, rauque.
Allons, tout va bien, pense-t-elle.
Si elle pouvait seulement bien dormir. Même si elle s’assoupit, elle garde toujours l’impression d’être réveillée. Son sommeil est une pensée qui se dévide toute seule, et elle sait toujours ce qu’elle pense. Comme tout à l’heure.
La pluie arrive soudain, massive, crépite en s’écrasant sur le toit. Elle imagine le jardin trempé, la campagne déserte, le bois des Rupes, du côté de Linteuil, qui plie sous le vent, l’odeur des tapis de feuilles décomposées sous le cognassier… Et voici qu’elle sent venir la pensée de la mort, l’affreuse pensée, inévitable, habillée de nuit, qui s’insinue en elle, s’approche avec la prudence d’un serpent, la discrétion de la fumée d’un brasier qui passe sous la porte.
Se lever, bouger, elle n’y songe même pas. Il lui est impossible d’envisager la moindre entorse à l’ordre établi de son existence. Une fois couché, on l’est pour de bon. Et que dirait son mari, là, tranquille, qui dort ? Il en profiterait pour se lever aussi, sous prétexte qu’il est malade. Malade, pas tant que ça puisqu’il dort.
Malade et l’horrible pensée derrière…
Mais elle se sent bien, au chaud, comme si elle n’avait pas de corps. L’esprit est vif. Demain, il faut absolument ranger les draps qui traînent sur la table de la salle à manger, passer un coup de serpillère dans la cuisine. Demain, il y a le boulanger, un brave homme. Il faudra changer de sous-vêtements. Elle égrène les tâches, se sentant tomber doucement dans un trou chaud, se laisse aller, et…
Et soudain, sursaute.
Sur le toit, du côté de la cuisine, un chuintement, comme un patin qui raye la glace, un son de plus en plus fort.
Quelqu’un, là-haut.
Elle s’est dressée, s’apprête à réveiller son mari, se retient, tandis que le bruit s’interrompt. Puis un autre venant de la cour en ciment, un corps qui s’écrase sur le sol, une pierre, un coup net, distinct malgré la pluie plus calme.
Marie repose la tête sur l’oreiller. Une tuile, c’est une tuile qui est tombée. Cela devait arriver : le toit est en si mauvais état.
« J’ai bien fait de ne pas le réveiller. Il en aurait fait une histoire. »
Mais il s’est réveillé. Il halète :
« Qu’est-ce qui se passe ?
— Une tuile est tombée du toit !
— Je m’en occuperai demain, je m’en occuperai demain. »
C’est cela, oui, pense Marie. Moi je suis sûre que tu ne feras rien, que ce sera à moi de me débrouiller.
Un nouveau souci, des solutions à trouver, toute seule.
Demain.
« Mon Dieu, quelle vie ! Si j’avais su… »
Puis elle pense au vieux parasol jaune aperçu ce matin, dans le garage. « Je ne me doutais pas qu’on l’avait gardé. » Parasol, soleil. La lumière si claire sur le jardin, comme en août dernier, dans le ciel bleu.
La nature, elle, ne change jamais. C’est la même lumière, les mêmes couleurs, que voyaient les gens du Moyen Âge : la vallée était la même, plus d’arbres peut-être. En tout cas le même relief. Cela l’étonne, comme une découverte, une promesse qui éloigne l’horrible pensée dont elle n’est jamais loin. En août dernier, elle se souvient être allée au bout du jardin, près de la cabane en ruine. De là, elle a regardé longtemps le paysage, borné au loin par les collines.
Avant, il y avait la gare perdue au milieu des prés. Elle l’a tellement regardée, cette gare, en 1933, en juillet.
Elle s’appelait encore Marie Cavignaux.
Il était cinq heures du soir. Elle remontait l’allée bordée de roses d’un pas rapide et arrivait devant la guérite qui servait de lieu d’aisance. Les mouches vibrionnaient. Assise sur la tinette, elle prenait les jumelles dissimulées derrière. Il faisait beau. La terre était sèche.
Avec ses jumelles, elle observait le verger, la rivière bordée de bouleaux puis, sur le coteau opposé, des prairies d’un vert flavescent où des vaches blanches tachetées de noir paissaient. Enfin, au faîte de la colline, objet de toute sa convoitise, elle s’attardait sur la gare de Santus, un bâtiment carré recouvert de crépi blanc et dressé au milieu de nulle part, où s’arrêtaient les trains en provenance de Linteuil.
Il faisait très chaud. L’air de la petite cabane était empesté par les excréments en décomposition, mais leur odeur, celle de sa famille, l’incommodait à peine. La sueur, coulant en rigoles le long de son corps, entre ses cuisses et ses seins, lui causait un chatouillement agréable et trouble. Elle ne bougeait pas, les coudes appuyés sur ses genoux pour tenir sans effort sa double lorgnette. Elle était immobile, de cette immobilité tendue de l’insecte, inquiétante parce que absolue et cependant provisoire, susceptible de se rompre soudain dans un mouvement vif et cruel.
Elle avait un profil légèrement prognathe. Des cheveux bruns et raides le long de son cou maigre. Des bras longs et musclés comme des cuissots de sauterelle, peu de poitrine, des jambes fines, des yeux gris ou bleus selon la lumière, une petite bouche souvent traversée d’un pli ironique. L’expression de son visage était tantôt mélancolique, tantôt énergique, cela dépendait des circonstances : elle avait dix-neuf ans.
Et elle pensait qu’elle le verrait bientôt, lui, attendu depuis le matin, sept heures : André !
Enfin, le train s’annonçait d’un trait strident rayant le silence. André Seudécourt finissait par descendre, le dernier, car il ne se pressait jamais. Un pas tranquille qu’elle prenait pour du flegme.
Aussi attentive que la lycose derrière son parapet, elle observait sa marche lente sur la route qui le cacherait bientôt, cherchant à se souvenir autant que possible de tous les détails ; y parvenant, mais sans en ressentir une véritable joie. Ce n’était pas assez : elle aurait voulu lui serrer la main chaque jour ou simplement le croiser de plus près.
Exaucée, la jeune fille pensait qu’elle ne demanderait plus rien à la vie. »
Extraits
La mémoire de Marie est à l’image de l’univers: une surface plane, déformée par quelques souvenirs cruciaux dont la gravité attire et change la représentation de tous les autres. Ce sont des points innervés, névralgiques, qui ne cessent jamais d‘irradier, altérant ses sens et ses pensées. L’Indochine est son âge d’or et son tourment. Un temps de soleil, de journées uniformément belles, humides le soir sous un ciel couvert. Les rues y sont pareilles à celles du midi de la France, droites et bordées de manguiers et de flamboyants à l‘ombre desquels, assis sur des chaises de fer, des fonctionnaires barbus en habits blancs, des dames à chapeau un peu grassouillettes, des jeunes filles aux joues roses se régalent à la tombée du soir de Byrrh et d’orangeade servis par des Annamites silencieux. Un souvenir d’Indochine si brillant qu’elle en a fait un trou noir d’où la lumière ne s’échappe plus. Une tumeur qu’elle oublie parfois, jamais longtemps, un condensé de pensées qu’elle n’a plus besoin de dévider pour en sentir les effets; en elle, toujours, même maintenant, l’Indochine est là, tandis qu’elle descend les escaliers en ce matin de novembre où elle n’y voit guère, après avoir quitté le lit si chaud où elle n’avait pas mal, parce que son mari n’est pas monté avec la tasse de café et le pain grillé. p. 50-51
Elle vit avec quelqu’un qui ne la comprend pas et ne lui reconnaît aucun mérite. Elle vit comme ça depuis cinquante ans, et ce sont ces années qui parlent à travers elle, gorgées de souvenirs et de rancœurs. p. 102
À propos de l’auteur
Né en 1961, Hervé Bel a fait des études de droit et d’économie et travaille dans une grande entreprise. La Nuit du Vojd, son premier roman (Lattès, 2010), a obtenu le prix Edmée de la Rochefoucauld et a été sélectionné par le Festival du premier roman de Chambéry. Après Les choix secrets, il a publié La femme qui ment aux éditions Les Escales. 19 août, il publiera Erika Sattler, son nouveau roman mettant en scène une femme belle, blonde et nazie. (Source: Éditions JC Lattès)
En deux mots:
Quand Claire retrouve Antoine, son amour de jeunesse, c’est bien plus que son passé qui lui revient en mémoire. Ces retrouvailles vont bousculer sa famille, ses certitudes et rouvrir l’enquête d’un fait divers sordide.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
Antoine ne voit plus Claire
Sophie de Baere nous offre un roman d’initiation à l’envers. Lorsque Claire retrouve Antoine, son amour de jeunesse, l’introspection est douloureuse. Le passé vient fracasser son présent.
Claire a fait sa vie. Lorsqu’elle fait le bilan, à quarante ans passés, elle n’a pas à se plaindre. Certes, il n’y a rien de très exaltant à se retrouver responsable de caisse sur une aire d’autoroute, à partager son quotidien avec François, un mari qui n’est guère attentionné – l’usure du couple a fait son travail – et une fille qui, de jour en jour, s’éloigne davantage d’elle. Reste l’assurance de couler des jours tranquilles au soleil de Nice. Jusqu’au jour où son passé lui revient en pleine figure.
Antoine, son amour de jeunesse, a choisi de s’installer dans l’appartement vacant de son immeuble en compagnie de Paola, son épouse. Dans la boîte à souvenirs, les premiers émois, l’amour éternel que l’on se jure, les plans sur la comète…
«Le 7 juillet 1987, Antoine Riedman est entré en moi calmement, sans tumulte. Comme s’il ne faisait que se conformer à notre destin. Et cet instant limpide est resté à jamais inscrit dans ma mémoire de midinette comme celui d’une promesse éternelle.»
Mais le temps des rêves prend fin le jour où elle fait la connaissance du père d’Antoine. L’avocat la rejette en trois phrases glaçantes. Puis, en autant de gestes équivoques, la réduit à un objet de plaisir et rien d’autre. La belle histoire de la fille ordinaire qui s’éprend d’un jeune d’une classe sociale plus élevée s’achève brutalement. Antoine disparaît du jour au lendemain, ne répond plus aux lettres, s’efface de sa vie. Ne reste que la tristesse, la douleur et un sentiment de trahison, d’abandon.
Il n’en reste pas moins que ce retour ravive les plaies, mais aussi la belle histoire. Claire peut-elle croire Jacques Brel lorsqu’il affirme qu’«on a vu souvent rejaillir le feu d’un ancien volcan qu’on croyait trop vieux»? En tout cas elle a envie d’y croire à nouveau, de pimenter sa vie trop terne à son goût. «Presque trente ans plus tard, je redeviens sa chose.»
Ce qui peut ressembler à un banal adultère prend bien vite une autre tournure. Le passé de Claire et d’Antoine est aussi marqué par un fait divers sordide, l’assassinat d’une jeune fille de dix-sept ans tout près de l’endroit où ils se retrouvaient pour s’aimer.
Sophie de Baere, avec un sens aigu de la construction, nous livre peu à peu les indices qui vont permettre de reconstruire le scénario de ce drame. Suivant Claire dans ses réflexions, on partage le tumultueux maelstrom de ses pensées, tour à tour exaltées, tour à tour désespérées. Jusqu’à un épilogue digne d’un thriller.
Voilà ce que j’appelle des débuts de romancière réussis !
La dérobée
Sophie de Baere
Éditions Anne Carrière
Roman
250 p., 18 €
EAN : 9782843379062
Paru le 13 avril 2018
Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Nice et environs. On y évoque aussi Paris.
Quand?
L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Alors que Claire mène une existence morne mais tranquille avec son mari, elle tombe sur Antoine, son grand amour de jeunesse. Jeune grand-mère d’une petite Léonie, Claire travaille comme responsable de caisse sur une aire de l’autoroute A8 et croit n’avoir plus grand-chose à partager avec Antoine, photographe reconnu et marié à une fille de diplomate.
Mais l’irruption inattendue d’Antoine qui va user de tous les stratagèmes pour rétablir une relation avec elle, oblige Claire à interroger son existence du moment et à fouiller les drames du passé… À travers les évènements dramatiques de sa vie, Claire saisit peu à peu qui elle est et ce qu’elle souhaite vraiment.
Habilement mené, ce roman aux airs de quête initiatique nous entraîne sur des chemins insoupçonnés. On se laisse d’abord prendre par le charme d’une écriture, puis très vite le lecteur est happé par l’histoire, le destin de l’héroïne et les nombreux rebondissements savamment dosés.
Extraits
« Je trimballe avec moi un ventre plein de larmes. Paris est glacial et la fumée noirâtre des pots d’échappement fouille mes narines et mon cou. Je croise des visages tour à tour placides et hostiles. Des manteaux de laine pressés me frôlent sans me voir. Un givre mou s’est déposé sur les branches brunes des arbres émaciés et mes bottes frottent leurs semelles de mousse au goudron glissant des trottoirs bondés. Adossée contre la vitre taguée d’un Abribus, j’essaie de réchauffer mes doigts blanchis et durcis par le froid. Mes doigts de porcelaine, presque inertes.
Lorsque j’introduis dans la grosse serrure dorée la clef qu’Antoine m’a confiée, j’ignore encore ce que je m’apprête à faire. Mon esprit flotte entre deux territoires. J’ai l’impression que ma colonne vertébrale s’effrite et que la masse informe et flasque que je suis en train de devenir va bientôt se répandre sur le tapis du salon puis disparaître. Je suis un ver de terre. »
« Je suis de ces filles qui n’osent pas et se taisent. Je ne monte pas sur les tables en chantant et je danse dans un coin sombre de la salle de bal. Je suis de celles qui, la soirée entière, sirotent un kir framboise en hochant la tête avec un sourire inoffensif. (…)
Pas assez jolie. Pas assez intelligente. Pas assez efficace. Pas assez drôle. Je suis l’incarnation du manque. Du presque vide. Et s’il m’arrive quelque chose de bien, ce ne peut être qu’un hasard ou un incident. L’amour de François est un incident. Même la naissance de mes enfants est un incident. Quand je vois leurs jolis minois, je ne peux m’empêcher de penser que Dieu a dû faire une erreur d’aiguillage. »
« On ne peut pas dire que mon existence soit un écrin de béatitudes, mais elle ne m’apparait pas non plus comme un lourd fardeau. C’est plutôt un bain moussant qui tiédit et qu’on hésite à quitter car on s’y est trop alangui. Malgré la peau qui fripe. Malgré la mousse qui s’étiole et nous signifie qu’il faut sortir. »
À propos de l’auteur
Après avoir étudié la philosophie, Sophie de Baere vit et enseigne à Nice. La Dérobée est son premier roman. (Source : Éditions Anne Carrière)
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