Au long des jours

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En deux mots
En novembre 1977 une comédienne de 18 ans rencontre un chanteur populaire de 35 ans son aîné. C’est le coup de foudre et le début d’une liaison particulière. Nathalie Rheims se souvient de cette période passionnée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La main dans la main, par les rues nous irons»

Dans son nouveau roman, Nathalie Rheims raconte sa rencontre avec Marcel Mouloudji et leur liaison à la fin des années 1970. L’occasion de revivre cette période intense et de rendre hommage à un artiste aussi talentueux que tourmenté.

Il arrive que certains textes s’imposent d’eux-mêmes, comme portés par une impérieuse nécessité. Nathalie Rheims travaillait sur un roman lorsqu’elle a ressenti comme une évidence le besoin de poursuivre l’exploration de sa vie. Après avoir raconté son initiation amoureuse à 14 ans avec un homme mur dans Place Colette – qu’aucun éditeur ne pourrait publier aujourd’hui sans s’exposer au lynchage – elle se devait de raconter sa liaison avec Marcel Mouloudji.
C’est dans sa loge qu’elle rencontre le chanteur, dont jamais elle n’écrira le nom. Accompagné d’un ami, il était venu féliciter la jeune comédienne de 18 ans pour sa prestation aux côtés de Maria Casarès dans La Mante polaire. «Il me tendit la main, et me dit qu’il avait beaucoup aimé le spectacle. Que ma présence l’avait à la fois ému et impressionné. Je n’en revenais pas d’entendre ces mots, si gentils, manifestement sincères, et remplis d’une douceur insaisissable.»
Après avoir réussi le concours d’entrée au Conservatoire, et réussi ainsi à quitter le milieu scolaire qu’elle détestait, elle était parvenue à décrocher ce rôle, sorte de bréviaire pour la gloire.
Elle avoue à son admirateur qu’elle adore ses chansons, que «Faut vivre» est sa préférée, et lui promet qu’elle viendrait assister à son tour de chant à la villa d’Este. Mais elle sait déjà qu’un coup de foudre vient de tonner, malgré leurs 35 ans d’écart.
C’est après ce spectacle, en novembre 1977, qu’ils déambulent dans Paris, se racontent leurs vies respectives, se prennent la main et finissent par s’embrasser.
Commence alors pour l’amoureuse une exploration intensive de la vie et de l’œuvre de cet artiste aux talents multiples. Elle se plonge dans ses livres, écoute tous ses disques, découvre son enfance difficile auprès d’une mère qui finira internée en asile psychiatrique. À 12 ans, il rencontre Jean-Louis Barrault et fait ses débuts sur scène. Au fil des rencontres, il va alors toucher non seulement au théâtre, mais aussi au cinéma, à la peinture, à la littérature et à la chanson. Au moment où commence sa relation avec la narratrice, il vient de perdre ses trois pères adoptifs: «Raymond Queneau, son protecteur chez Gallimard, était parti le premier, le 25 octobre 1976, Marcel Duhamel, son protecteur dans la vie, ne tarda pas à le suivre, le 6 mars 1977, et enfin Jacques Prévert, son ultime père, le 11 avril 1977».
Prévert et le groupe Octobre qu’il fréquenta longtemps avant d’être admis au sein du clan Sartre, de faire corriger ses textes par Simone de Beauvoir.
L’occasion pour le lecteur de constater alors combien Paris comptait de talents et combien les arts se nourrissaient les uns des autres. C’est aussi à cette source que la jeune comédienne, passionnée par la chanson française, vient s’abreuver. Même s’il n’a rien d’un pygmalion, le nouvel homme de sa vie est riche d’une belle expérience, a connu bien des hauts, mais aussi des bas et avance dans la vie avec le regard vif, mais teinté de mélancolie. Il sait combien sa liaison est fragile, qu’il doit composer avec une femme jalouse et qu’il ne peut offrir un avenir à sa nouvelle conquête.
Il ne reste désormais qu’à profiter des quelques rencontres furtives. Il ne reste que l’amour. Intense et sincère, même s’il n’est vécu que par brèves séquences.
Nathalie Rheims raconte cet épisode de sa vie avec la fraîcheur de ce moment. Sa plume est vive, plein d’allégresse. Elle nous fait partager ses découvertes en plongeant dans la vie et l’œuvre de Mouloudji comme dans une folle farandole. Et c’est avec ce même bonheur qu’on se laisse entraîner avec elle.

Au long des jours
Nathalie Rheims
Éditions Léo Scheer
Roman
176 p.,17 €
EAN 9782756114040
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule en 1977 et les années suivantes.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au départ de ce 23ème livre, Nathalie Rheims redécouvre, au fond d’une boite, un Polaroid pris par sa sœur Bettina à la fin des années 70. Sur cette photo, on voit Nathalie à l’âge de 18 ans, aux côtés d’un homme plus âgé, aux cheveux noirs et bouclés, qui affiche un large et irrésistible sourire. Il nous semble d’ailleurs reconnaître son visage…
L’écrivain sent alors remonter en elle les émotions qu’elle a traversées au cours de sa relation amoureuse, qui aura duré un an, avec cet artiste hors du commun. Ce texte n’est pas un récit biographique, mais bien un roman, puisque l’approche littéraire de Nathalie Rheims est à la fois subjective et impressionniste, et que jamais le nom de cet homme n’est prononcé. Et pourtant, il est là, derrière chaque ligne, irradiant l’écriture de sa présence magnétique, pareil à celui qu’il est resté dans nos mémoires, symbole de cette époque si lointaine et pourtant si proche, où l’esprit de révolte et l’âme poétique régnaient sur les cœurs.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diversions magazine (Dominique Demangeot)
Actualitté (Victor de Sepausy)
Blog Rainfolk’s diaries
Blog A bride abattue
Blog Domi C Lire

Les premières pages du livre
« Le trac, la gorge serrée. Sur le clavier, mes mains tremblent. Pourquoi raconter cette histoire?
Celle de ma relation précoce avec Pierre, dans Place Colette, n’avait-elle pas suffisamment fait parler d’elle ?
Avec ce récit de ma première liaison, sorti il y a huit ans, j’ai eu le sentiment d’être miraculeusement passée entre les gouttes. L’initiation sexuelle d’une jeune fille de quatorze ans qui assume sa démarche, refusant de se présenter comme victime, aujourd’hui, aucun éditeur ne pourrait la publier sans s’exposer au lynchage.
Alors, qu’est-ce qui me pousse à révéler la suite de ma vie la plus intime, d’en écrire le chapitre suivant? J’avais dix-huit ans, un âge où la question du consentement ne se pose plus, sinon autrement.
Pourtant, ce n’est pas ça qui m’a donné envie de replonger, une fois de plus, dans les recoins invisibles de ma mémoire.
Un roman, un vrai. Je viens de passer plusieurs semaines à tenter d’en écrire un. Mais à quoi bon?

Pourquoi inventer une fiction alors que le réel me fait signe? Tel un serpent, il s’enroule autour de ma mémoire sans plus laisser de place à l’imagination.
En fait, je me moque de ce qui n’a pas été vécu. Ce serait si facile de renoncer à vivre pour ne pas mourir. Je lance ce défi à tout ce qui n’a pas eu lieu, pour mieux affronter ce qui a véritablement pris corps. Ce n’est qu’une question de dosage entre la vérité pure et la matière évanescente de nos souvenirs.
À une époque où la grisaille a fini par nous envahir, où le passé a plongé dans l’obscurité ceux qui ne furent que des étoiles filantes, à l’image des réverbères allumés, la nuit, le long des quais de Seine, quelle serait la trace d’une vie ?
La jouissance d’un secret bien gardé, c’est la certitude de ne jamais être capturée par une image, jetée en pâture au regard de tous.
*
Le silence. Puis les trois coups. Un bruissement sourd montait depuis l’immense salle du Théâtre de la Ville. Plongée dans le noir. Nous étions en 1977.
C’était à la fin de ma première année au Centre dramatique de la rue Blanche. J’avais entendu parler d’une audition importante qui devait avoir lieu bientôt. Déjà, pour moi, avoir réussi le concours Au long des jours d’entrée de cette École nationale supérieure était un bonheur inégalable.
J’aurais préféré arrêter mes études avant la terminale. Je détestais l’école, je me trouvais nulle, je m’y sentais malheureuse en tout, sauf en français et en histoire, mes deux passions de toujours.
Mais rien à voir avec l’exaltation que me procurait le théâtre. À quelques mois du bac, j’en avais parlé à mon père. Il avait hésité et, après avoir réfléchi, il avait fini par me lancer ce défi: « Si tu réussis à entrer au Conservatoire, je t’autorise à arrêter le lycée. »
À l’âge de 15 ans, trois ans plus tôt, je m’étais déjà inscrite à un cours. Je répétais dans ma chambre durant des heures. Pierre m’avait initiée au sexe, mais il m’avait aussi ouvert le chemin de ce métier magique, qui ne peut exister que sur scène.
Je me sentais portée par un désir qui me dépassait.
À la fin du premier tour du concours d’entrée de « la rue Blanche », nous n’étions plus que cinquante candidats sur les six cents présents sur la ligne de départ.
Au deuxième tour, quinze jours plus tard, il fallait se confronter à ce qu’on appelle la « scène imposée », en l’occurrence, un monologue d’Elvire dans Dom Juan :
Ne soyez pas surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage.
Méchant contre-emploi, car j’étais plus proche de l’Agnès de L’École des femmes. Pour la scène de mon choix, je décidai de jouer Églé dans La Dispute de Marivaux.
Trois jours après, je découvrais mon nom parmi ceux des dix-sept survivants. J’étais prise
dans la prestigieuse classe de Michel Favory, que j’admirais tant. Le monde m’appartenait, c’était le plus beau jour de ma vie !
J’appelai mon père pour lui annoncer la bonne nouvelle. Après un court silence, il s’exclama :
« Ben alors, c’est la quille ! »
Mais c’était beaucoup plus que ça. C’était toutes les quilles de la Terre, le grand air, celui de la liberté.
Et me voici donc, jeune actrice, dans ce couloir du Théâtre de la Ville, assise sur ma chaise comme une présumée coupable, avant l’audience du tribunal, au milieu de toutes ces filles qui attendaient, elles aussi, que l’on décide de leur sort.
Déjà, passer une audition devant Jorge Lavelli, qui mettait en scène une pièce de Serge Rezvani, La Mante polaire, sur la vie de la Grande Catherine Au long des jours de Russie ; mais je savais qu’en plus, c’était Maria Casarès qui devait interpréter le rôle-titre.
Le metteur en scène cherchait une comédienne qui jouerait deux rôles : celui du « guide » des étudiants, au lever du rideau, puis, plus tard, Catherine enfant incarnant les rêves de la future impératrice. Trois filles avaient déjà été appelées, chacune était restée environ un quart d’heure.
Celles qui ressortaient de la salle étaient assaillies de questions par les autres, qui attendaient leur tour. Moi, je n’écoutais rien, je restais concentrée, le cerveau vide.
Vingt minutes plus tard, j’entendis quelqu’un prononcer mon nom. J’attrapai ma veste et mon sac. L’assistante ouvrit une porte qui donnait sur l’immense salle de théâtre.
Le trac commençait à monter. Je découvris un espace, dans la pénombre, éclairé seulement
par une lampe accrochée à un immense tréteau de bois posé sur des trépieds au milieu de la salle. Je distinguai cinq silhouettes installées derrière cet échafaudage improvisé. La scène ressemblait au pont d’un gigantesque navire voguant dans la nuit.
L’assistante me fit signe de rejoindre la scène.
Je montai les quelques marches qui séparaient les ténèbres du paradis, puis j’entendis un homme que je ne parvenais pas à reconnaître, à contre-jour, me demander avec un fort accent latino-américain de me présenter.
Je me lançai. Qui j’étais. D’où je venais. Ce que j’aimerais faire. Je les entendais rire, en face.
Il m’ordonna alors de lui réciter un poème.
J’avais choisi « Les Bijoux » de Baudelaire. Ensuite, il me dit de ramasser une brochure posée sur le sol du proscenium et de lire le premier monologue de la première page. Je m’exécutai.
Puis le silence. J’entendis seulement des chuchotements. Les secondes passaient aussi lentement que des heures. Soudain, un : « Bon, on arrête là ! » me prit par surprise.
Je restai debout sur la scène comme une poupée inerte.
C’est alors que je sentis quelqu’un s’approcher de moi dans le clair-obscur.
« Je vous prends. Pour le reste, voyez avec mon assistante. »
J’avais beau ne pas avoir conscience de l’enjeu, ni des personnalités qui m’entouraient, je me sentis comme soulevée par une émotion irrésistible. Nul besoin de percevoir précisément ce qui m’arrivait, je le vivais comme l’aboutissement de ces quatre années d’initiation à la vie adulte.
Depuis le temps, ma relation avec Pierre s’était progressivement estompée, comme si j’avais fini par faire le tour de ce que j’avais osé appeler un «détournement de majeur», et que la véritable passion qu’il avait fait naître en moi, celle du théâtre, avait fini par prendre le dessus.
Je commençais à avoir une certaine expérience de ce milieu si fermé. En quatre ans, avant même de réussir ce concours d’entrée, je m’y étais sentie comme en famille, sans me poser de questions sur ceux avec qui je partageais la scène, comme si tout était allé de soi.
J’avais commencé par jouer au Théâtre Montansier de Versailles. Je n’avais alors que 15 ans. C’est Marcelle Tassencourt, la directrice, qui m’avait repérée dans la classe de Périmony. Elle m’avait proposé de les rejoindre, elle et son mari, Thierry Maulnier, figure intellectuelle de l’entre-deux-guerres et de la Libération. C’était pour
Le Médecin malgré lui, où je serais Lucinde. J’avais aussi joué dans Le Tartuffe, interprété par Roger Hanin. Nous étions partis avec la troupe en tournée à travers la France, mais comme je n’avais pas l’âge requis, c’est lui qui avait signé le document par lequel il s’engageait, pour le temps de la tournée, à devenir mon tuteur. Il avait pris son rôle très au sérieux. À l’issue de chaque représentation, il me raccompagnait à l’hôtel, puis, après m’avoir embrassée sur le front, il me disait : « File dans ta chambre ! »
Une fois dans mon lit, j’imaginais les grandes tablées, faites de rires, d’anecdotes et de vin. J’étais trop jeune pour les partager avec eux, mais cela ne m’empêchait pas d’être Marianne, chaque soir, avec passion.
J’étais en immersion dans le théâtre. Ce qui me laissait de moins en moins de temps pour le reste de ma vie. Juste après mon entrée à la rue Blanche, La Mante polaire m’avait semblé être une étape décisive.
Le fait de partager des moments avec un «monstre sacré» comme Maria Casarès m’apparaissait à la fois sublime et très simple, presque banal. Je ne comprenais pas vraiment ce que je vivais, ni avec qui. Je me laissais guider par mon instinct.
Je me tournai vers les mots avec avidité, ils étaient devenus ma nourriture quotidienne, mon principal repère dans cette destinée que je faisais mienne. Au début, j’avais principalement été éblouie par ceux de Molière ou de La Fontaine.
Puis, progressivement, le périmètre s’était élargi, et je m’étais mise à devenir curieuse de tous les grands textes, classiques comme contemporains.
*
La chaleur devenait plus intense, je la recevais comme une brûlure. Nous étions au début de l’été. Les répétitions de La Mante polaire avaient commencé sous le grand dôme niché au sommet du Théâtre de la Ville. C’était une vaste salle dont le parquet faisait résonner le moindre de nos pas. Nous étions tous pieds nus pour mieux en ressentir les vibrations.
Maria Casarès était présente chaque jour, avec ses éclats de rire, les cigarettes qu’elle grillait les unes après les autres au point de faire flotter dans l’air un paysage de brume. J’ai encore d’elle, en tête, tous les instants de grâce où son beau visage formait une œuvre d’art. Ses cheveux coupés très court et sa silhouette lui donnaient l’air d’une adolescente qui aurait déjà vécu mille vies.
Nous répétions ensemble, ce jour-là, une scène où il s’agissait de se tenir par les mains, au centre du dôme, et de tourner sans s’arrêter durant de longues minutes, juste en nous regardant.
Au départ, cela pouvait ressembler à un jeu d’enfant, mais, progressivement, ses yeux, fixés sur moi, m’envoûtaient. L’intensité de son regard faisait remonter en nous les siècles passés. À la fin de la ronde, je disparaissais dans les coulisses, symbolisant ainsi la fin de l’enfance de la Grande Catherine. Maria restait alors seule en scène.

À chaque fois que nous reprenions la ronde, je sentais monter des larmes, elles coulaient sur mes joues malgré moi, sans que je puisse les retenir. Serge Rezvani était lui aussi présent avec, à ses côtés, Lula, sa muse, sa femme tant aimée. Ils étaient inséparables, greffés l’un à l’autre. C’était, pour moi, une source d’étonnement : comment deux êtres pouvaient-ils s’aimer autant ? Cela ne ressemblait pas au comportement des adultes que j’avais rencontrés jusque-là.
Autour de nous, la distribution d’acteurs et de techniciens était exceptionnelle. Ils étaient nombreux, mais chacun était, dans son domaine, un monument du théâtre. J’étais à la fois émerveillée et inconsciente. La question de ma simple présence au milieu de ces étoiles ne m’effleurait même pas.
J’étais là, voilà tout, et je me donnais tout entière, m’abandonnant aveuglément aux directives, parfois très musclées, de notre metteur en scène.
*
À cette époque, je voyais bien que mes amies de « bonne famille » étaient principalement occupées par le « Bal des débutantes », les robes qu’elles y porteraient et les jeunes gens, de non moins bonne famille, qui leur seraient présentés.
Cette perspective provoquait, chez moi, une sourde colère, qu’exprimait avec justesse Armande dans les Femmes savantes :
Mon Dieu que votre esprit est d’un étage bas !
Que vous jouez au monde un petit personnage,
De vous claquemurer aux choses du ménage,
Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants,
Qu’un idole d’époux, et des marmots d’enfants !
Je n’aurais pu retrancher un seul mot de l’expression de cette rage qui couvait en moi, à l’idée du rituel des jeunes femmes de la bourgeoisie.
En suivant Pierre, j’avais choisi mon camp. Ce ne serait certainement pas celui qu’on attendait que j’adopte. Je m’étais retrouvée sur les planches comme sur un champ de bataille, et rien n’aurait pu me faire abandonner mon poste. Je le vivais comme une guerre.
Ma rupture avec cette passion triste, recouverte du linceul qu’on appelle le « milieu social », fut brutale et sans retour possible. Je ne pouvais qu’approfondir le fossé qui nous séparait désormais. Je sentais l’appel du large à travers tous les mots, toutes les émotions qu’il me suffisait de cueillir, comme ça, juste en passant.

J’étais encore considérée comme une enfant, et je sentais pourtant grandir en moi la figure de Catherine, impératrice qui parvint à annexer la Pologne et l’Empire ottoman au cours d’un XVIIIe siècle où les Lumières couvaient la Révolution.
Aurais-je un jour la noblesse de Maria ? Il me fallait chercher le chemin vers celle que je désirais devenir, et peut-être quelqu’un me l’indiquerait-il.
Pour l’heure, les textes que je devais travailler ou jouer étaient mes seuls guides. Ma mémoire était devenue aussi puissante qu’un muscle d’athlète. Ainsi, il me suffisait d’entendre une seule fois une chanson pour, instantanément, la connaître par cœur.
Ma sœur m’avait offert, pour mon anniversaire, un tourne-disque Teppaz, instrument indispensable pour toutes les adolescentes depuis les années 1960. Grâce à cet appareil magique, j’avais pu mesurer à quel point ma mémoire était devenue puissante. Je me plongeais avec délice dans le répertoire de la « grande chanson française », de Trenet à Brassens, devenu, entre-temps, ma nouvelle idole.
*
Assise devant le grand miroir de ma loge, je me dévisageais. L’entracte avait pris fin. Qui était cette personne que je voyais dans la glace ? J’avais
Il me regarda encore un instant, puis, après avoir caressé mon visage, il releva le col de son caban, et je le vis disparaître. »

Extraits
« Je vis avancer, vers moi, une silhouette étrangement familière. Il avait le sourire le plus beau, le plus franc, le plus charmant de tous ceux qu’il m’avait été donné d’apercevoir. Il n’était pas grand, habillé tout en noir ; je regardais fixement ses cheveux, qui l’étaient tout autant, d’un noir de jais, denses, épais, ondoyant sous la lumière. Il me tendit la main, et me dit qu’il avait beaucoup aimé le spectacle. Que ma présence l’avait à la fois ému et impressionné. Je n’en revenais pas d’entendre ces mots, si gentils, manifestement sincères, et remplis d’une douceur insaisissable. Je ne savais comment lui répondre, sinon par des « merci », comme si j’avais été transformée en jouet mécanique. Je pris une grande aspiration pour lui dire d’une traite, à mon tour, que j’adorais ses chansons, que « Faut vivre » était ma préférée, que je la connaissais par cœur :
Malgré le cœur qui perd le nord
Au vent d’amour qui souffle encore
Et qui parfois encore nous grise
Faut vivre » p. 26-27

« Et pourtant, je devinais, sans vraiment l’analyser, pourquoi je persistais dans cette reproduction amoureuse pour un homme comme lui. L’envie de conquérir un cœur beaucoup plus âgé me renvoyait à la peur panique, chez moi, d’être abandonnée.
Je savais, avec certitude, que je désirais cette histoire avec lui, quelle qu’en soit la nature, comme si ce désir obsédant de me retrouver dans ses bras me donnait des ailes pour me jeter tout entière dans mon autre passion: la scène. » p. 51

À propos de l’auteur
RHEIMS_Nathalie_©Philippe_ConradNathalie Rheims © Photo Philippe Conrad

Nathalie Rheims est écrivain. Au long des jours est son 23ème livre.

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Tue-l’amour

DABOUSSY_tue-lamour  Logo_premier_roman  RL_2021

En deux mots:
Jojo a trouvé la femme de sa vie. Avec Adèle, ils ont acheté un appartement, sont pacsés et voient la vie en rose. Jusqu’au jour où Adèle s’en va. Le revoici sur le marché, à la recherche de la nouvelle âme sœur. Christelle, Maëlys, Clémentine, Maroussia, Maria, Victoria et les autres vont croiser la route du séducteur.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le séducteur indécis

Dans un premier roman aussi joyeux que désespérant, Louis Daboussy met en scène un jeune homme bien décidé à construire une vraie histoire d’amour. Même avec Tinder, la chose n’est pas facile…

La grande chose dans la vie de Jojo, c’est l’amour. Dans son adolescence, il définissait la chose de façon assez triviale puisqu’il s’agissait pour lui d’accumuler les conquêtes. Une sorte de collection censée prouver qu’il savait aimer. Mais les amours éphémères sont-elles dignes de figurer au rang des vraies passions? À 36 ans, sa «grande histoire» avec Adèle est derrière lui. Pourtant il semblait avoir toutes les cartes en mains: appartement acheté ensemble, PACS, chat, la totale. «Moi, j’étais partant pour la formule all inclusive, conscient des sacrifices que ça pouvait représenter, mais serein, sûr de mon choix. Adèle a refusé l’obstacle. La séparation classique, juste avant le grand saut. Je ne m’y attendais pas, ç’a été dur, le monde s’est écroulé, et puis bon, je me suis remis en selle, pour filer la métaphore hippique. Et si on prend un peu de hauteur, on peut considérer que ça fait en gros cinq ans que je cherche la nouvelle femme de ma vie, celle avec laquelle je pourrai refonder le Grand Projet familial.»
À la déprime qui a suivi cette période, il a trouvé une double-réponse: la solitude et la psy. Une double-réponse doublement insatisfaisante même si, au moment où s’ouvre le roman, la seconde va tenter de remédier à la première en lui proposant de rencontrer l’une de ses patientes, qui «pourrait correspondre».
Las, le bilan de leur rencontre est totalement négatif. Même si physiquement, Christelle a tout pour lui plaire, Jojo se rend très vite compte qu’il n’ont rien à se dire, sinon constater que leurs mondes respectifs sont à l’opposé l’un de l’autre. Quelques années plus tôt, il serait sans doute passé outre pour ajouter une femme à son tableau de chasse, mais cette fois, il renonce. Retour à la case départ. Doublé d’un gros doute sur les capacités de sa psy à vraiment le comprendre.
Il va alors chercher son bonheur sur Tinder et Bumble, les applications de rencontres en ligne et multiplier les rencontres. L’occasion pour le lecteur de profiter d’un guide assez complet des restaurants parisiens sympa, car Jojo parcourt la capitale d’est en ouest et du nord au sud. Après Sarah, l’organisatrice de dîners mondains, avec laquelle cela n’a pas vraiment «matché», il a jeté sur dévolu sur Elsa, mais elle travaille le dimanche, ce qui le l’arrange pas vraiment. Il est ensuite tombé sur Maëlys une sage-femme bretonne, mais son «ignorance de la parentalité limitait les terrains de discussion communs». J’oubliai Clémentine, juive comme Sarah, Maroussia, la copine de copines de bureau ou encore Maria, la vieille copine qu’il part rejoindre à Cuba ou encore les 20 ans de Morgane. Disons aussi un mot de Victoria, «entrepreneuse, successfull, badass, dynamique, féminine», un Everest quasi inaccessible. Et pourtant «tout s’est passé facilement, on a enchainé sur un club à la mode à l’époque. Victoria et moi nous sommes retrouvés à danser collés serrés, jambes entrecroisées, balancement du bassin sur de la musique tropicale, comme si on avait été au Papagayo Club et à nous embrasser goulûment comme deux adolescents sans surmoi au milieu du dance floor, sous les hourras des copains.» Là encore, un feu de paille. Il a une brève liaison avec Magda la Polonaise, il se change les idées à Arles où il tombe sur une galeriste et prof d’histoire de l’art, une vraie parisienne. Mais elle ne fera pas davantage l’affaire que Raya ou Juliette. Lui vient alors l’idée de retrouver Adèle. Mais on ne réécrit pas l’histoire…
Dans cette galerie de personnages féminins, il faut bien reconnaître que c’est l’homme, le séducteur, qui est le plus à plaindre. S’il a élaboré des techniques de drague et d’approche assez efficaces, il ne parvient pas à construire une relation. Mal de l’époque? Louis Daboussy réussit en tout cas un très joli panorama des relations amoureuses au seuil du XXIe siècle. Avec optimisme et beaucoup d’humour malgré les échecs successifs, son style a lui aussi de quoi séduire. Vif et direct, il vous entraine dans sa quête effrénée d’un bonheur qui semble de plus en plus difficile à atteindre.

Tue-l’amour
Louis Daboussy
Éditions Léo Scheer
Premier roman
192 p., 17 €
EAN 9782756113395
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais on y voyage aussi à Roubaix et à Arles, à Rome et Milan, en Belgique, à Copenhague, à Cuba.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jojo enchaine les «dates» et les déconvenues, dans une suite de chapitres désopilants. Et si aujourd’hui, l’amour ne durait plus que trois semaines?
Depuis que Jojo s’est fait larguer, il n’a qu’une peur: finir sa vie seul. Tel un Don Juan bobo impossible à satisfaire, il multiplie les rencontres pour conjurer le sort, et se lance dans une série de dates boiteuses, lamentables, grotesques, qui sont l’occasion de déboulonner les règles du jeu de la séduction dans le monde post-Tinder. Avec sa veine caustique, tendre et idéaliste, Tue-l’amour est une réflexion sur l’amour et les conditions de son éclosion. La quête de Jojo est un apprentissage, qui le conduit à tuer une certaine idée du couple, pour lui permettre de s’épanouir. Ceci étant plus facile à dire qu’à faire…

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« J’adore la vie
J’ai commencé à me dire que les choses devenaient compliquées le jour où ma psy a essayé de m’arranger un coup avec une autre patiente.
Il faut dire que c’est une psy assez hétérodoxe, tendance coach, comportementaliste, un peu New Age et vaguement asiatisante. Il lui arrive par exemple de parler de «mémoire cellulaire» ou de «biorésonance». En général, quand c’est comme ça, j’opine du chef en faisant semblant de comprendre, et j’attends que ça passe pour enchaîner sur mes petites histoires.
Je la vois à peu près une fois par mois, ce qui n’est pas non plus très classique par rapport au rythme hebdomadaire d’usage. J’aime à penser que ça veut peut-être dire que je ne vais pas si mal, mais j’en doute. Si on regarde les choses dans l’autre sens, on peut au contraire considérer que je ne m’y rends pas assez souvent, et que la situation est traitée avec une grande légèreté. Elle parle beaucoup pendant les séances, on est davantage dans un échange que dans une analyse conventionnelle. En somme, elle se sent affranchie de l’étiquette traditionnelle, et compose son petit protocole de façon tout à fait libérale. Même si là, je dois dire qu’elle m’a surpris en s’improvisant marieuse.
Je l’apprécie et lui fais globalement confiance. Je la vois depuis plusieurs années, et j’ai souvent mis entre ses mains des décisions stratégiques, notamment concernant ma pathétique mais mouvementée vie sentimentale. Étant donné l’échec évident de ce chantier, je pourrais interroger sa clairvoyance, voire remettre carrément en cause la foi que j’accorde à ses conclusions. Mais le pire, c’est que je ne pense même pas me tromper en considérant que ses conseils sont souvent pertinents. La cause de l’échec est sans doute ailleurs, et si je savais où, je n’en serais probablement pas arrivé à envisager que cette combine pût laisser présager quoi que ce soit de positif.
Dominique, c’est ainsi qu’elle souhaite qu’on l’appelle, était sûrement arrivée à un stade de pitié assez avancé à mon égard pour penser à moi quand cette patiente, Christelle, lui a fait part de sa difficulté à « rencontrer quelqu’un ». Elle lui a touché deux mots de mon cas, de ma vie, mon œuvre, ma virilité partiellement déconstruite, et Christelle lui a répondu : « Banco, Dominique, tu peux filer mon 06 à Jojo. »
Au demeurant, malgré mes névroses avérées me conduisant à emprunter un chemin qu’il est raisonnable de qualifier de sinueux vers l’amour et la stabilité, je suis ce qu’il convient d’appeler un bon parti. J’ai 36 ans, ce qui n’est plus tout jeune, mais encore bankable, j’ai un travail à responsabilités bien rémunéré dans un univers culturel valorisant, et je peux revendiquer une formation académique relativement prestigieuse. Je corresponds physiquement à un type de mâle latin qui ne plaît certes pas à tout le monde, mais qui fonctionne Dieu merci auprès d’un pourcentage de femmes assez honnête – l’androgyne gracile vit de beaux jours ces temps-ci, mais les fils spirituels de Burt Reynolds et Georges Moustaki n’abandonnent pas le combat si vite.
Par ailleurs, ma sensibilité manifeste rend cette testostérone épanouie soluble dans la modernité. Je suis un mâle cisgenre, blanc, dominant, mais qui fait de son mieux pour remettre cette position en question et lutter contre la perpétuation de ses mécanismes de domination. J’embrasse les principes féministes, et je m’efforce de les appliquer autant que je le peux, même si la déconstruction du genre est parfois une entreprise vaste et retorse. J’ai des bouclettes qui me donnent un air vaguement romantique, de bonnes manières et une culture générale très honorable. Je parle italien couramment, et j’ai acquis un savoir-faire culinaire qui me permet de briller en différentes occasions. Ma dernière histoire sérieuse est assez lointaine, donc je devrais en théorie être affectivement stable et disponible, mais pas trop non plus, ce qui m’affranchit d’un éventuel procès en insensibilité ou en inconstance. De plus, j’ai « fait un travail sur moi » qui me propulse dans une maturité certaine. Je suis un produit assez compétitif sur le cruel marché des trentenaires.
Quand Dominique m’a parlé de Christelle, j’ai tout de suite su que c’était un plan foireux. Il y avait un petit quelque chose dans sa voix qui n’y croyait pas. Elle me vendait le dossier du bout des doigts, sans se mouiller. Je l’ai quand même écoutée, mû par un mélange de curiosité, de désespoir et de restes de confiance en son jugement.
Nom, prénom, je trouve une photo de Christelle sur internet, le tout pendant la séance.
Je dois avouer qu’elle était quand même pas mal, blonde un peu froide, «commune», diraient certains, ce qui peut me plaire dans l’idée: c’est toujours exotique, ce genre de fille, pour un gars qui, même s’il a grandi à Paris rive droite, se traîne une irrémédiable tronche de plagiste grec.
Mais il n’y avait pas besoin d’avoir un doctorat en anthropologie pour percevoir que Christelle et moi ne fonctionnions pas selon les mêmes codes – la coiffure, le peu qu’on pouvait voir de son style vestimentaire, la pause, ces micro-détails qui révèlent en un coup d’œil l’univers culturel d’une personne, et qui me font tout de suite comprendre que je n’aurai pas envie de la présenter à ma mère.
Il faut sans doute préciser que je corresponds de très près à ce que la presse du début des années 2000 a défini comme un « bobo ». J’ai grandi dans un milieu aisé, à Paris, je suis de gauche, je gagne bien ma vie, j’apprécie les activités culturelles. Avec ce que ça implique de conformisme social et, il faut bien le dire, de racisme de classe. Autant de travers qui me poussent à considérer avec une moue perplexe les éléments relatifs à Christelle que je trouve sur les réseaux sociaux.

Peut-être que le fait que Christelle eût monté une boîte de déco de mariages y était pour quelque chose. Des mariages, vraiment? Dominique m’a lancé, du haut de sa stature de thérapeute, un regard qui sous-entendait que j’étais bêtement snob, elle a allégué que Christelle faisait de très belles choses, « très artistiques », et a essayé de faire valoir son côté entrepreneuse. Ouais, enfin, elle fait des mariages. Et d’ailleurs, elle n’est même pas wedding-planneuse, elle bosse pour des wedding-planners. Mais c’est une femme libre et profonde, elle se construit à mains nues une maison sur le terrain familial dans l’Oise… J’ai protesté encore un peu, et puis j’ai fini par prendre son numéro en me disant que je pouvais toujours y aller par acquit de conscience, et pour le rocambolesque.
J’ai laissé passer l’après-midi pour me faire un tout petit peu désirer, puisque Dominique lui avait écrit pendant notre séance pour l’avertir que son numéro de GSM avait été dûment communiqué au jeune homme, et j’ai écrit à Christelle, sur le coup de 19 heures, un message lui proposant d’aller boire des verres et rire ensemble de la situation un peu atypique, quand même n’est-ce pas quelle histoire sacrée Dominique.
À vrai dire, au stade où j’en étais de mes errances affectives, j’avais à peu près tout vu, et j’envisageais donc ce genre de blind date avec un flegme déconcertant. Si je me mets à la place d’un citoyen de l’amour « normal », à savoir en couple, je reconnais que l’idée d’aller boire un verre avec quelqu’un, à l’aveugle, sans l’avoir rencontré au préalable, en se basant uniquement sur des recommandations amicales, ou a fortiori paramédicales, peut sembler tout à fait barbare. En d’autres temps, j’aurais pensé la même chose. Pour mon premier rendez-vous du genre, j’étais dévoré par le trac, fébrile, à la limite du malaise. Désormais, je fais ça avec le même naturel qu’un VRP qui frapperait à la millième porte de ses itinéraires sentimentaux.

Christelle habitait à Convention, évidemment. Pour ceux qui ne seraient pas familiers des sous-textes topographiques parisiens, Convention, c’est le quartier anonyme petit-bourgeois par excellence, excentré, ennuyeux, à part de bonnes fromageries, vraiment rien d’intéressant. Alors que moi, bien sûr, je vivais dans le 10e, le temple des branchés de gauche plus ou moins jeunes. Je lui ai donc donné rendez-vous à mi-chemin, dans le 6e, vers Saint-Germain-des-Prés, dans un bar à vin un peu bordélique et joyeux, pour faire en sorte que l’ambiance d’un mardi soir de début décembre ne plombe pas une situation déjà mal engagée.
Je suis arrivé cinq minutes en avance pour pouvoir choisir une place stratégique, où l’on serait à l’aise. Je fais toujours ça. Je me fatigue moi-même en m’observant participer à ce protocole sans y croire pour un sou. Ça fait longtemps que je date, je suis un peu las de mettre de l’enthousiasme dans ces rencontres qui sont, d’un point de vue statistique, rarement excitantes. Surtout ce soir-là, où je savais pertinemment que ça ne mènerait à rien. Je me demandais ce que je pouvais bien foutre là, même s’il était évident que je n’avais rien de mieux à faire, et j’essayais de me convaincre que c’est toujours drôle de vivre des expériences.
Quand elle est arrivée, je me suis d’abord dit qu’elle était quand même assez sexy, Christelle. Un petit air de Marion Maréchal, fantasme partagé par l’ensemble de l’échiquier politique, mais probablement encore plus par son aile gauche. Avec quelque chose de Laura Smet aussi, mais pas le côté drogue, l’autre. Vraiment pas mal dans le genre blonde middle-class de banlieue, avec un chouette effet mise en pli dans la chevelure. Assez grande, élancée, athlétique, elle avait misé sur un haut blanc moulant et décolleté qui produisait l’effet escompté sur sa poitrine altière, et donnait envie de garder ses chakras ouverts sans trop penser à ces histoires d’événementiel ou à ce look de coiffeuse qui a réussi.
J’ai tiqué un peu en apprenant son âge: Dominique m’avait dit qu’elle avait « la petite trentaine », elle m’en a annoncé 36. C’est au demeurant assez cruel et profondément injuste, mais quand on est soi-même un homme célibataire de 36 ans, on a tendance à viser des femmes un peu plus jeunes. Disons, idéalement, entre 28 et 32 en ce qui me concerne : pas trop jeunes, pour qu’on puisse avoir les mêmes envies de fonder une famille, mais dans un créneau où l’urgence ne se fait pas trop sentir.
Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : avoir le même âge que moi n’est pas un handicap insurmontable, j’ai d’ailleurs eu de belles histoires avec des femmes plus âgées, j’y reviendrai, mais c’est un handicap quand même. Je suis sans aucun doute également influencé par les millénaires de patriarcat qui ont forgé l’association entre jeunesse et désirabilité chez la femme. Mais d’une part, je fais ce que je peux, on ne remet pas en question toute une construction mentale ancestrale en un claquement de doigts, et d’autre part, je crois que ce n’est pas de ça qu’il est question ici. C’est peut-être même encore plus primitif : je suis lamentablement orienté par l’idée de la mère parfaite pour mon futur foyer. Et pour être parfaite, cette mère doit avoir envie d’être mère, mais pas trop non plus. L’urgence est un tue-l’amour radical.
Cette mise au point étant faite, j’ai intégré l’info des 36 ans de Christelle pour ce qu’elle est face à la lente marche vers une égalité réelle, j’ai rejeté un coup d’œil à son décolleté sur lequel l’âge n’avait, je dois dire, pas beaucoup d’emprise, et j’ai commencé ce date sans grand entrain, mais sereinement. »

Extraits
« J’ai 36 ans. Je me suis séparé a 30 ans de celle avec qui j’ai vécu ma « grande histoire ». Appartement acheté ensemble, PACS, chat, la totale. Moi, j’étais partant pour la formule all inclusive, conscient des sacrifices que ça pouvait représenter, mais serein, sûr de mon choix. Adèle a refusé l’obstacle. La séparation classique, juste avant le grand saut. Je ne m’y attendais pas, ç’a été dur, le monde s’est écroulé, et puis bon, je me suis remis en selle, pour filer la métaphore hippique. Et si on prend un peu de hauteur, on peut considérer que ça fait en gros cinq ans que je cherche la nouvelle femme de ma vie, celle avec laquelle je pourrai refonder le Grand Projet familial.
J’ai toujours été ce qu’on appelle, de façon parfois un peu sommaire, un fêtard, un hédoniste, avec en plus un chromosome de branleur sophistiqué et narcissique, et il est vrai que j’ai un goût certain pour la séduction. »

« Le comptoir était mal fichu, inconfortable et proéminent, il y avait des gens que je connaissais, qui me saluaient de loin, j’avais tellement chaud, mon Dieu.
Maëlys s’est pointée, elle avait laissé son ciré rouge qui lui allait si bien ; pourtant, il drachait sacrement, c’est fait pour ça, les cirés. Et elle s’était un peu sapée, j’avais dû Iui dire que c’était un truc hype, et ça avait dû l’impressionner. Elle a enlevé sa veste en jean trempée par l’averse, et là, j’ai vu qu’elle avait sorti le dos nu des grands soirs, façon cocktail. Dès qu’elle a tourné vers la salle pour que tout le monde puisse voir que, oui, j’étais venu avec un date et que, oui, elle était drôlement endimanchée. Je n’ai pas précisé que Maëlys était sage-femme et rennaise. J’ai au demeurant un grand respect pour les sages-femmes, mais mon ignorance de la parentalité limitait les terrains de discussion communs, j’aurais dû tester un truc éthique un peu prise de tête sur la GPA, je suis con, je n’y ai pas pensé sur le coup. J’ai par ailleurs une affection sincère pour les Bretons, mais je suis déjà passé à Rennes. »

« Victoria était entrepreneuse, successfull, badass, dynamique, féminine, tout ce qui me plaisait. Elle s’était séparée de son mec, et le fait qu’elle soit potentiellement sur le marché avait défrayé la chronique de notre petit monde. Je me disais qu’il y aurait un moment où je pourrais tenter quelque chose. Mais elle paraissait inaccessible, auréolée de son statut de Graal des éternels collégiens qu’étaient mes copains à son contact.
Quand il y a eu cette fête chez ma pote, la petite sœur de Victoria, et son mec, qui est aussi un de mes meilleurs potes, j’y suis donc allé sans nourrir trop d’espoir sur ce front. Et j’ai été surpris quand j’ai senti que Victoria me regardait avec un petit air. Tout s’est passé facilement, on a enchainé sur un club à la mode à l’époque. Victoria et moi nous sommes retrouvés à danser colles serrés, jambes entrecroisées, balancement du bassin sur de la musique tropicale, comme si on avait été au Papagayo Club et à nous embrasser goulûment comme deux adolescents sans surmoi au milieu du dance floor, sous les hourras des copains. »

À propos de l’auteur
DABOUSSY_Louis_©DRLouis Daboussy © Photo DR

Louis Daboussy est né et vit à Paris. Il a 38 ans. Après avoir fait Sciences Po, il a été critique gastronomique pour le guide Fooding, dirigé la rédaction du magazine Konbini, puis a récemment monté une société de production de podcasts, Paradiso, spécialisée dans les documentaires, la fiction et les programmes jeunesse. Tue-l’amour est son premier roman. (Source: Éditions Léo Scheer)

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