Les poumons pleins d’eau

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Lauréate du concours Bookmakers © Production Arte Radio

En deux mots
Le père de Claire s’est donné la mort. Une fin tragique à laquelle sa fille ne se résout pas. Alors, elle fait revivre cet homme fantasque en explorant sa vie, ses souvenirs, ses rêves. Alors cet homme-poisson continue de nager à ses côtés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La solution est aqueuse

Dans ce premier roman qui fait revivre un père qui s’est suicidé sous la forme d’un poisson, Jeanne Beltane dit avec poésie la relation père-fille, la difficulté du deuil et la force des rêves. Joliment construit, cette plongée fantastique est aussi un bel hommage.

En collaboration avec Arte Radio, Nicolas Mathieu avait proposé aux auditeurs le challenge suivant: «Faites exister un personnage sans le décrire et en 1.000 mots.» La lauréate de ce concours était Jeanne Beltane. Elle s’est appuyée sur ses premiers mille mots pour enrichir son récit et en arriver à ce premier roman.
Les poumons pleins d’eau est une réflexion originale, à la fois dans sa construction que dans son style, sur la relation qui unit un père et sa fille. Il y est question de deuil et de la douleur de la perte, de métempsychose et de réincarnation, mais aussi d’échange et de dialogue par-delà la mort. Ajoutez-y une touche de fantastique, quelques poissons et un rat et vous aurez le cocktail absurde qui fait le sel de cet inclassable quête.
Tout commence par une partie de pêche. Un minuscule poisson argenté, qui se faufile au milieu des silures, est hameçonné. L’épinoche finira dans un aquarium où la jeune fille qui l’a attrapé peut tout à loisir l’observer.
On retrouvera l’épinoche plus tard dans le récit, le temps de comprendre qu’il symbolise le père dont Claire fait le deuil.
C’est sur la plage de Saint-Malo qu’une amie le fait revivre. L’ayant bien connu, elle raconte à sa fille l’homme qu’il était, fantasque et excessif. Au tabac, à l’alcool et au cannabis, il ajoutait volontiers une bonne dose d’adrénaline. Cigarettes, alcool, cannabis. C’est ainsi qu’il a sauté d’un balcon pour honorer un pari, qu’il s’est lancé sur une piste de ski sans se soucier des autres ou encore qu’il plongé dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton. À chaque fois, il a frôlé la mort.
Alors Claire ne peut pas comprendre pourquoi il a choisi de se suicider. Alors Claire refuse cette mort. D’ailleurs, il n’est pas mort puisqu’il partage ses rêves qui, insérés au fil des chapitres, donnent une autre image de cet homme.
Jeanne Beltane a choisi une écriture poétique pour poursuivre une relation que la mort ne saurait entraîner vers le néant. En remontant à l’origine, dans le liquide amiotique, elle peut nager aux côtés de cet homme-poisson.
Chargé de jolies métaphores, l’écriture fuit alors le réel pour se rapprocher de la seule vérité qui vaille, celle des sentiments.
N’hésitez pas à plonger avec Jeanne Beltane!

Les poumons pleins d’eau
Jeanne Beltane
Éditions des Équateurs
Premier roman
144 p., 16 €
EAN 9782382843611
Paru le 24/08/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
«Sans qu’elle ait pu s’y préparer, elle traverse à toute vitesse une surface liquide. Elle se débat dans un fluide baveux et chaud qui lui rappelle le ventre de sa mère. Elle n’a bientôt plus d’oxygène et peine à remonter à la surface quand ses yeux croisent un regard. Son père!»
Le père de Claire s’est suicidé. Confrontée aux vérités étouffées et aux facettes douces-amères de cet homme fantasque, elle tente de faire le deuil.
Quelque part entre le monde des vivants et celui des morts, surgit soudain la voix de ce père-chimère, qui observe sa fille se démener pour le retrouver. Depuis ce territoire impalpable, il sent peu à peu Claire se rapprocher…
Dans ce premier roman sous forme d’une quête hallucinée, Jeanne Beltane raconte la perte et lui redonne chair en interrogeant la porosité des frontières entre les royaumes du réel et du sensible. Par son verbe tranchant et son goût pour l’absurde, elle nous transporte dans un univers onirique, teinté d’un humour noir salvateur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Lolita Francoeur)
Arte Radio (Concours Bookmakers)
Le Petit bulletin (Stéphane Duchêne)
Blog Baz’Art
Blog littéraire de Rémanence des mots

Les premières pages du livre
« Prologue
Au commencement étaient les sédiments. Une masse sombre et oblongue gît au fond de l’eau. Par temps clair, elle est visible depuis la surface, quand la vase n’est pas remuée par la pluie. À première vue, il s’agit d’une grosse pierre polie par les années et recouverte d’algues vert brun. Jusqu’à ce que la pierre bouge et remue la vase avec ses nageoires.
L’animal rejoint ses congénères dans un nuage de limon. Il pressent quelque chose. Imperceptiblement, les oscillations à la surface de l’eau lui indiquent un changement à venir. Son instinct le guide vers ses pairs, déjà dans l’attente, à l’affût. Ils ont perçu des vibrations, sourdes.
L’eau se trouble davantage. Les silures agitent désormais leurs barbillons, frénétiques, à la recherche d’indices supplémentaires. Leurs corps mous et massifs se frôlent d’abord, puis se bousculent. Au milieu de cette agitation, un minuscule poisson argenté semble s’être égaré et se faufile entre les chairs glissantes et sans écailles des mastodontes préhistoriques.
Soudain, une pluie sablée descend lentement au fond de l’eau, comme au ralenti. Une poussière d’or dans les rayons du soleil qui traversent la surface.
Les silures se battent pour ingérer cette pluie sédimentaire. Le petit poisson, plus vif qu’eux, gobe une quantité excessive pour son gabarit. Une intuition le pousse à se gaver de cette nourriture providentielle. Très vite, il se sent lourd, oppressé par cette matière non identifiée qui lui érafle l’œsophage et pèse sur son estomac. Il appréhende l’erreur peut-être fatale. Il respire avec difficulté, ses branchies se soulèvent péniblement. La nuit tombe au-dessus du lac et il n’en mène pas large.
Au matin, alors que le soleil perce la brume, il est toujours. Il se remet doucement, mais, en son for intérieur, quelque chose a changé. Étrangement, il éprouve une vitalité nouvelle. Ce repas n’était finalement pas une mauvaise chose.
Un éclair attire son regard, il aperçoit un ver à la surface. Ces dernières heures, sa curiosité lui a été plutôt bénéfique. Il se hâte donc vers la larve pour la gober quand une douleur fulgurante lui déchire la bouche. Il se sent happé hors de l’eau.— J’ai réussi ! J’ai réussi !
— Bravo, ma chérie. C’est une épinoche.
— On peut le garder ?
— Il vaudrait mieux le remettre à l’eau. On l’a déjà bien amoché. Et on n’en fera rien pour le repas.
— S’il te plaît… J’aimerais le garder et le mettre dans un bocal. Dis oui.
Cerné par les parois en plastique du seau, la bouche endolorie par la morsure de l’hameçon, le poisson sait qu’il devrait être terrifié. Mais cette force nouvelle en lui exalte plus encore sa curiosité. Ignorant son instinct de survie, il se laisse guider par cette énergie autoritaire qui a pris possession de son organisme.

À la recherche d’indices
Claire longe la grande plage de Saint-Malo.
La marée monte vite et ses pieds s’enfoncent dans le sable trop mou. Il infiltre ses méduses, formant des paquets sous ses pieds. Elle retire ses sandales en plastique et poursuit pieds nus, progressant tant bien que mal dans ce sol meuble.
Elle n’est pas une fille de l’océan. Son environnement naturel : la montagne et les forêts.
Elle voit une femme se diriger vers elle. C’est une amie de jeunesse de son père avec qui elle a rendez-vous. Pendant deux heures, cette femme lui racontera combien son père incarnait la vie.
Claire n’a pas vu cette femme depuis vingt-cinq ans, et pourtant son souvenir persistait dans sa mémoire olfactive. Pendant près de deux décennies, sans jamais avoir eu l’assurance de la revoir, Claire s’était remémoré par intermittence son parfum de tubéreuse poudrée. Dans son esprit, cette voix rauque était indissociable d’une photographie en noir et blanc étudiée cent fois – ou plus. On y voit quatre jeunes femmes assises en tailleur sur un grand tapis poilu. Elles ont les cheveux longs et des pulls tricotés main en mohair. La femme de la plage tient une tasse de thé à deux mains. Au milieu du cercle, un bébé, Claire. La photo saisit un instantané de vie, une discussion entre amies. Il s’en dégage quelque chose d’éminemment rassurant. Cette image agit dans sa mémoire comme une évocation de sa toute petite enfance, la nostalgie d’une époque qu’elle imagine insouciante. La fin de la décennie 70 et le début de la suivante sont racontés par des albums photo remplis de jeunes gens ébouriffés et hilares. Ils font la fête, souvent, ou le GR 20 en espadrilles. Et il y a, elle, Claire, minuscule dans un caban rouge, désormais centre de gravité de ce petit monde.
L’amie de son père fait resurgir un passé doux comme un cocon. Elle lui raconte cette amitié de jeunesse qui débute à une boum. Elle dit : j’ai 14 ans, je suis une gamine, pas réglée et asexuée. Le long du mur s’alignent des garçons plus âgés en pantalon de velours côtelé et pull shetland, l’uniforme de l’époque. Je suis seule sur la piste, je danse comme une folle, sans me soucier des regards. Ton père a quatre ans de plus que moi mais on va devenir inséparables. Pendant des années il va me raconter ses amours. Il tombait amoureux souvent.

Dans la tête de Claire, Suzanne de Leonard Cohen. Elle imagine son père jeune grattant la guitare au coin du feu. Il n’a jamais fait de guitare.
Une nuit, il l’avait réveillée et lui avait fait traverser Paris : j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Elle avait marché dans la nuit comme une somnambule. Il lui avait dit, surexcité : Je vais être père. C’était la naissance à venir de Claire qu’il annonçait à cette femme.
Elle dit : On ne possède qu’une chose dans la vie, c’est un corps. Un corps, c’est un océan, une forêt, une montagne. On doit en prendre soin. Ton père a maltraité le sien. Cigarettes, alcool, cannabis.***Son père, cette gueule cassée. Non, il n’avait aucun respect, aucune indulgence pour son corps.
Qu’il saute d’un balcon pour honorer un pari absurde en soirée ou qu’il file sur une piste de ski sans se soucier des autres, cela se terminait invariablement sur un lit d’hôpital.
Ainsi, la station debout sur un skate n’avait duré que quelques secondes avant la fracture ouverte. L’os sortait de sa jambe devant les regards horrifiés des enfants. Scène gore au milieu du lotissement. Ou le plongeon dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton pour ensuite arborer pendant six mois une coque en plastique le moulant du torse à la tête. Un moindre mal face à la tétraplégie qui avait failli être la conclusion de ce choc. Elle le revoit, immobile, la tête dans l’eau, comme un cadavre.
Mais aussi l’accident de ski. Il avait percuté quelqu’un, et failli perdre un œil. La lame du ski était passée juste à côté, entaillant l’arcade. Claire ne s’en souvient pas tout à fait, mais sa mère lui avait raconté qu’elle était terrifiée par son père, le visage violacé, hématome géant.
Et puis l’accident de voiture. Là, elle s’en souvient. Elle se remémore le coup de fil lui annonçant son père à l’hôpital, le pronostic vital engagé. C’était trois jours avant son départ à Madagascar où elle partait travailler. Elle avait sauté dans un train et l’avait découvert intubé de toutes parts, la tête tondue, shooté à la morphine, incapable de parler. Elle se souvient aussi de lui six mois plus tard : il flottait dans ses vêtements, une chiffe molle, vieilli prématurément. Et les douleurs qui ne l’avaient plus quitté ensuite, qui le rongeaient.
Elle se souvient de sa lampe clignotant en haut de la montagne qui fait face à leur immeuble. Il a décidé de grimper seul et de dormir là-haut. Ils échangent des signaux lumineux, lui avec sa frontale, elle en actionnant l’interrupteur de la cuisine.
Elle le revoit jurer en bricolant. Les insanités fleurissaient, en français ou en allemand, dès qu’une vis ou qu’un clou lui tenait tête. Il jurait souvent contre les objets, les accusant d’agir effrontément contre sa volonté. Quand elle était d’humeur taquine, elle en riait – ce qui n’arrangeait pas les choses –, mais le plus souvent, elle fuyait la tempête.
Elle se souvient de la dernière fessée déculottée. Celle de trop. Elle a déjà 13 ans et vivra longtemps avec cette humiliation.
Elle le revoit les yeux brillants, le verbe haut. Il a trop bu et s’insurge une fois de plus contre la connerie du genre humain. Il refait le monde, sans religion monothéiste. Il dit : une bombe à neutrons sur Jérusalem et on règle le conflit israélo-palestinien une bonne fois pour toutes ! Sans rien détruire de cette magnifique ville. Propre et efficace.
Enfin, elle le revoit en pleurs, figure victimaire : Tu ne m’aimes pas, personne ne m’aime.
***
Il y a quelques jours, elle est allée vider la maison de son père avec son frère et sa sœur. Ils se sont partagé les vinyles. Ils ont rassemblé les petits objets qui leur semblaient importants ou impossibles à jeter : de vieux passeports, des poèmes et des carnets de notes, deux pipes en écume, un morceau d’optique de microscope, une loupe, des ciseaux de coiffeur, un coupe-ongles, deux couteaux de poche, une figurine de mineur en plomb. »

À propos de l’auteur
BELTANE_Jeanne-©marion-bornazJeanne Beltane © Photo Marion Bornaz

Lauréate du concours d’écriture d’Arte Radio (Bookmakers) à l’initiative de Nicolas Mathieu et Richard Gaitet, Jeanne Beltane livre ici son premier roman, Les Poumons pleins d’eau, inspiré des quelques pages primées. (Source: Éditions des Équateurs)

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J’ai tout dans ma tête

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En deux mots
Une comédienne est chargée d’adapter Eugène Onéguine de Pouchkine pour le théâtre. Un projet enthousiasmant d’autant qu’elle est pressentie pour le rôle de Tatiana. Les réunions préparatoires s’enchaînent alors que son père de 96 ans, atteint d’Alzheimer, sombre petit à petit.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste-peintre, la comédienne et l’amour

Rachel Arditi nous offre un premier roman plein de sensibilité sur les affres d’une comédienne qui se bat pour son père atteint d’Alzheimer et pour sa carrière de comédienne et crée des passerelles entre son quotidien et la vie rêvée.

Commençons par le côté autobiographique de ce roman, histoire d’en finir d’emblée. Oui, Rachel Arditi, comme la narratrice, est comédienne et oui, son père était, comme celui du roman, artiste-peintre. Et oui, elle est arrivée à l’écriture par l’adaptation de romans pour la scène. Il n’est par conséquent pas erroné de trouver au fil des pages de ce savoureux roman, du vécu. Mais c’est bien de ce terreau que se nourrissent tous les romanciers, consciemment ou non.
La scène d’ouverture, qui donne bien le ton du roman, retrace le dialogue forcément un peu surréaliste entre la narratrice et son père qui entend fuir son Ehpad de Nogent-sur-Marne et va solliciter pour cela l’aide de sa fille. Âgé de 96 ans et atteint d’Alzheimer – son état va empirer tout au long du livre – son esprit vagabonde. Alors sa fille joue le jeu. Les encouragements qu’elle prodigue à ce vieil homme étant tout à la fois une marque d’affection et une thérapie permettant à son cerveau de rester en éveil.
De retour à son appartement situé du côté de Montmartre, elle rencontre Betsy, une fille espiègle qu’elle croise régulièrement et qui l’entraîne aussi sur la voie onirique. Un autre moyen de ne pas s’épancher sur sa carrière de comédienne un peu à l’arrêt. «Me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.»
L’éclair va arriver après une rencontre avec son amie Victoire qui lui propose d’adapter Eugène Onéguine pour le théâtre. Un projet d’autant plus enthousiasmant pour elle, qu’elle entrevoit la possibilité d’endosser le rôle de Tatiana, l’amoureuse éconduite par le dandy qui donne son titre au roman.
Le récit va alors alterner entre le travail d’adaptation, les bonnes et les moins bonnes nouvelles autour du financement du projet, du casting et des trouvailles pour la mise en scène et les visites à Nogent.
En jouant sur les temporalités, l’imaginaire des protagonistes qui, de manière plus ou moins voulue, choisissent de rêver leur vie plutôt que de la vivre, Rachel Arditi tisse un fil entre eux. Alors le théâtre se retrouve dans la peinture, la jeune fille d’aujourd’hui se retrouve aux côtés de Pouchkine et Betsy embarque avec elle le vieil homme au crépuscule de sa vie.
L’humour et la vivacité de la plume de la primo-romancière entraînent le lecteur dans ce tourbillon plein de poésie qui permet d’affronter les difficultés qui jalonnent une vie d’artiste. Ajoutons qu’en prenant la plume, Rachel Arditi a trouvé le moyen de ne plus dépendre de personne pour mener à bien son projet, contrairement à la comédienne de son livre, soumise aux caprices et aux humeurs des autres. Gageons que ce premier roman, sur lequel souffle un vent de fraîcheur, sera bientôt suivi d’un autre. On l’attend déjà avec impatience!

J’ai tout dans ma tête
Rachel Arditi
Éditions Flammarion
Premier roman
240 p., 19 €
EAN 9782080291035
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et à Nogent-sur-Marne. On y évoque aussi des séjours en Provence, à Aix et Marseille ainsi qu’en montagne, du côté de l’Izoard.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il est peintre et sa fille est comédienne. Certains esprits attendris les qualifient de doux rêveurs. Mais ce qu’ils partagent, c’est plutôt un net penchant à éviter tout contact trop brutal avec la réalité. Esquives, subterfuges et mises à distance, tout est permis pour ne pas se heurter au réel. Pour lui, l’affaire est désormais conclue puisque la réalité s’est confondue avec la fiction qu’il se raconte, assez joyeusement d’ailleurs, depuis sa maison de retraite où il croit dur comme fer que des Japonais vont lui acheter une fortune l’une de ses plus fameuses toiles. Pour elle, néanmoins, la vie est encore longue… Alors quand elle reçoit un appel de son amie Victoire, metteuse en scène, qui lui propose de travailler sur l’adaptation d’un roman de Pouchkine, elle se prend à rêver d’incarner le rôle de Tatiana. Entre deux visites à son père, elle va chercher à ce que, pour une fois, la réalité se plie à son désir.
Rachel Arditi signe un premier roman malicieux et élégant sur un père et une fille occupés à réenchanter le monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lecteurs.com – Entretien avec Rachel Arditi (Nicolas Zwirn)
Benzine mag (Alain Marciano)
L’Œil d’Olivier
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Blog Sur la route de Jostein
Blog la bulle de Manou

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
— Bien, ma biche. Je pars.
Je ne devrais plus m’étonner de cette entrée en matière dans les conversations avec mon père. Ça fait des années qu’il martèle en boucle son départ imminent. S’échapper de cette maison de retraite où il réside à Nogent-sur-Marne est devenu son obsession. Et après tout, à son âge, 96 ans, quoi de plus naturel ? On s’approche globalement de la fin. Mais la vérité est que depuis le début, j’ai décidé de croire à son projet d’évasion, d’entrer dans son jeu. Non pas pour le protéger d’une réalité qu’il ignore – cette impossible fugue –, mais avant tout parce que moi-même j’aime les rêves et que j’ai envie de découvrir jusqu’où sa fiction le mènera. Je suis avide de la suite, comme quand on lit un bon livre. Voilà pourquoi lorsque, pour la cent quatorze millième fois, il m’a invectivée ce jour-là de sa voix martiale, j’ai répondu avec une authentique curiosité :
— Tu pars ?
— Absolument. Je raccroche et je pars. À Marseille. Je ne reste pas une seconde de plus. Quand est-ce que tu viens me voir ?
— Eh bien… disons demain ?
— Demain ? Formidable. Monstrueusement formidable. Je serai là ma bichette. Et je t’attendrai avec une impatience fébrile.
Mon père n’économise jamais son enthousiasme. Il a, à vivre, une ardeur de géant.

Chapitre 2
Au moment de me mettre en route le lendemain, j’hésite. Mon père vient de me laisser un nouveau message, dans lequel il chuchote sur un ton de secret-défense :
— Bien, ma biche. Lorsque tu viendras tout à l’heure, mets donc dans ta voiture un de ces sacs en toile épaisse, qui se terminent en haut par un cordon pour les fermer, et que les marins utilisaient autrefois pour y mettre des vêtements, des objets, des vivres, enfin, etc. Tu mets ça dans ta voiture. Mais surtout, tu ne le dis à personne ! Voilà ! Je t’expliquerai.
Mon père ne parle pas. Il écrit tout haut. J’ouvre le grand placard de l’entrée pour voir si par hasard ne s’y trouve pas un de ces fameux sacs de marin, mais non. Je ne possède pas un tel sac. Je me mets en route, sous un soleil radieux.
Contrairement à d’autres maisons de retraite que j’ai visitées, la « Maison des Artistes » ne sent pas l’urine. En revanche, une puissante odeur de réfectoire se répand dans toute l’enceinte, bien que la cantine se trouve au sous-sol du bâtiment. C’est une spacieuse bâtisse du XIXe siècle. Sur la longueur d’une des façades, une grande véranda relie en une galerie l’aile ouest à l’aile est de la maison, remplie d’œuvres des résidents du passé. Quand je la traverse, je suis toujours saisie d’angoisse. Je ne sais pas pourquoi. Quelque chose me renvoie à moi-même, sans doute, dans le contraste singulier entre cet habitacle de verre moderne et les vieilleries qui le peuplent.
L’accueil se fait par l’extrémité ouest de la véranda. À chaque heure du jour on entend le sifflement de quatre perruches – trois bleues, une jaune – installées dans une vaste cage au cœur de ce couloir. Dans l’aile est du château – car c’en est un – il y a un salon de musique où ne filtre aucune lumière naturelle, mais qu’illumine une fresque originale de Raoul Dufy, et qui est destiné à recevoir de petits récitals. Une cinquantaine de chaises ont été installées en face d’une estrade sur laquelle trône un piano à queue. La plupart du temps, ce sont plutôt des rencontres ou des conférences qui s’y donnent, ces moments d’échanges intergénérationnels proposés par la structure administrative à ses pensionnaires, afin de continuer à meubler leurs existences à défaut de réellement les remplir. Pendant ces rencontres, il n’est pas rare de voir un tas de têtes tombées sur les épaules qui les soutiennent, et si l’on s’approche, on observe sur les visages aux yeux fermés de larges béances d’où s’échappe le son tranquille ou ronflant de leur somnolence. Sur l’estrade, le conférencier venu faire l’éloge du « Jeu d’acteur, cette vie rêvée », ou encore s’interroger sur « Artiste ou artisan ? Les matériaux de l’art contemporain » – bref, des thèmes minutieusement choisis pour leur caractère passionnant – s’endort à son tour, ou profite de cette sieste inopinée pour se limer un ongle, tweeter son ennui sur les réseaux sociaux, ou rêver. Ce qui n’est pas toujours dissemblable. Le salon de musique ouvre sur un espace qu’on appelle « le café ». C’est un hall de passage pourvu d’un bar, où résidents et visiteurs peuvent commander à boire – principalement un thé – ou à manger – principalement un biscuit. Sec, de préférence. Dans ce café se trouvent les ascenseurs menant à la salle à manger. Là, sur le seuil des cages métalliques, l’odeur de cantine vous saisit à la gorge et vous sclérose, et l’on comprend alors pourquoi les résidents, au fil des jours, perdent le goût de vivre.
Tout à fait à l’opposé de cet espace social, l’aile est se compose d’une grande salle de réception qui reste toujours vide, d’un couloir sombre distribuant les chambres du rez-de-chaussée, ainsi que, tout au bout, d’un salon de coiffure ouvert « tous les jeudis de dix heures à midi, sur rendez-vous », comme l’indique très modestement – quoique avec beaucoup d’honnêteté – une plaque métallique accrochée sur la porte. Entre le couloir sombre et le salon d’accueil se trouve, presque clandestine, une minuscule pièce inondée de lumière, qui vole au parc sa vue splendide. Un unique fauteuil et un piano droit meublent la pièce. C’est le bureau de Thérèse Deligny, une vieille pianiste énergique à la voix de crécelle et aux doigts tordus d’arthrose, qui maquille outrageusement ses yeux d’un bleu curaçao. Plus bas, ses lèvres, sillonnées de ridules verticales, ne parviennent pas à retenir le rouge qu’elle y applique généreusement, si bien que le baume migre vers le nez et le menton en de petites effilochures poignantes. Les cheveux, couleur acajou, mais dont les teintures ratées depuis de nombreuses années échouent à masquer le triomphe du temps, tombent gras, raréfiés bien qu’encore longs, sur un cou disparu qui maintient pour toujours les épaules en hauteur, conférant à leur propriétaire, lorsqu’elle se met à jouer, une certaine ressemblance avec Petrucciani.
— Elle massacre Chopin.
Cinglant comme à son habitude, mon père ne peut s’empêcher cependant d’assister aux longues heures d’entraînement de Thérèse qui écrase sur le clavier Nocturnes de Chopin et Partitas de Bach en une pâte homogène dont on ressort avec une indigestion. Il ne peut s’en empêcher car Thérèse possède une qualité qui la lui fait tenir en haute estime :
— Elle est une descendante de Louis XIV. Ou de Louis XVI. Un Capulet en tout cas. Ou un Capet. À moins que ce ne soit un Bourbon ? Enfin de qui que ce soit…
De qui que ce soit, cette descendance constitue un privilège précieux aux yeux de mon père, qui aime les rois et les royaumes.
Une certaine quiétude règne dans cette demeure de mort. Devant elle, le parc, immense et vallonné, se déploie à travers arbres et statues en un assemblage de verts, de gris et de fleurs multicolores, pour aboutir en contrebas à – que l’on devine sans la voir – l’autoroute A4.
— Entre, ma minouche, me dit-il quand je m’apprête à passer la porte. Et referme derrière toi.
Il est allongé sur son lit avec ses chaussures, visiblement plongé dans de riches pensées intérieures – sa spécialité, comme la suite ne va pas tarder à le démontrer.
— Tu m’as apporté ce que je t’ai demandé ? ajoute-t il en se redressant.
Je réponds que non, je ne possède hélas pas de gros sacs de toile de marin. J’attends qu’il me réprimande, mais pas du tout. Il est déjà passé à l’étape supérieure, et se met maintenant à me détailler son plan d’évasion sur un ton de ministre.
— Voilà. C’est très simple, je ne resterai pas ici. Cet endroit n’a strictement aucun intérêt. Je pense que tu t’en es rendu compte. Donc ça ne m’intéresse pas. Ici, je suis une coquille vide, je ne peux rien faire. Et il faut bien comprendre qu’ici, il y a de très vieilles personnes. Très vieilles. À côté d’elles, moi, je suis extraordinairement valide. Aïe ! Ah la vache !
Un faux mouvement interrompt sa démonstration, il saisit son épaule droite avec sa main gauche en grimaçant, puis reprend sans se troubler.
— Ma tendinite. Où en étais-je ?
— Tu veux partir d’ici.
— Ah oui. Voilà. Alors je veux retourner chez moi. À Paris naturellement. Rue… Rue… enfin Rue Machin-Chouette. Bien. Alors évidemment, à mon âge, il me faut une aide. Idéalement, quelqu’un pour ma toilette et quelqu’un pour mes repas. Parfait. Il me faut donc de l’argent. J’ai téléphoné à ma banque, il paraît qu’il n’y a plus rien sur mon compte. Bien. Alors j’ai eu une idée, ce sont les Japonais.
— Les Japonais ?
Depuis que je suis enfant, mon père ne cesse d’élaborer des stratégies toutes plus fumeuses les unes que les autres, dans le but de vendre sa peinture. C’est fascinant cette foi toujours renouvelée, cet espoir jamais tari de concrétiser une vente juteuse qui le mettrait à l’abri du besoin pour le restant de ses jours – même si ce restant sera assez modeste désormais. Parfois, comme lorsqu’il formule son désir d’aller à Marseille, l’espoir suffit, il nourrit le projet fou, le fait advenir. Il a l’espoir performatif.
Marseille, il y est né. Il a toujours manifesté une joie d’enfant à l’évocation de sa ville. Son nom contient la mer, le soleil, et sa liberté. C’est là que sous l’Occupation il a peint Le Crépuscule, son chef-d’œuvre. Depuis, Marseille est devenue sa zone libre et restera pour toujours cette entaille bénie dans une monstrueuse nuit de bombes. La ville a fondé un homme capable d’escroquer la mort.
Quels qu’aient été l’époque de sa vie, le destinataire fantasmé, ou la forme même du processus, tous ses coups fumants ont eu pour but secret de trouver un richissime acheteur pour Le Crépuscule.
Il y a eu dans le passé, entre autres, la Fondation Maeght, la Banque Rotschild, Bill Gates, mais aussi une bande de Russes totalement obscurs qui l’avaient fait venir à Moscou avec trente tableaux qu’ils n’ont jamais payés et dont mon père ne retrouva jamais la trace ; il y a eu jusqu’à la reine d’Angleterre, à qui il avait envoyé comme aux autres une photo du tableau sacré accompagnée d’une lettre manuscrite, lapidaire, proposant d’acquérir ladite toile pour une somme considérable. « Majesté, vous conviendrez avec moi que cette toile vaut tous les chefs-d’œuvre de votre collection particulière. Je vous la cède volontiers pour un million de dollars. » La lettre était restée sans réponse. Ce qui ne l’avait d’ailleurs pas plus découragé que sa douleur à l’épaule, à l’instant. Et maintenant, les Japonais.
— Les Japonais, oui. Les Japonais, comme tu sais, ont beaucoup d’argent.
— Ah bon ?
— Naturellement. Mais ce qu’ils ont surtout, c’est qu’ils se foutent absolument de la loi du marché. La cote, si tu préfères.
Ça y est, on est en plein conseil de guerre.
— Ah oui ?
— Absolument. Les Japonais n’achètent pas de la peinture dans le but de faire une plus-value, ça ne les intéresse pas du tout. Non, ils veulent garder. Ils aiment véritablement les œuvres et ils veulent les garder. Et ça, c’est formidable.
Je n’ai jamais bien compris d’où mon père tenait ces sortes de savoirs anthropologiques à propos des uns et des autres. Une intuition très sûre le caractérise, certes, mais est-ce suffisant pour affirmer que les Japonais investissent dans des œuvres par amour de l’art, voire, par amour du prochain, et peut-être même par amour pour mon père ?
— Et donc ? dis-je.
— Eh bien, il leur suffit d’aimer.
— Parce qu’ils aimeront, ils paieront des milliards ?
— Je le suppose. C’est en tout cas mon pari. Qu’est-ce que tu en penses ?
La vérité est qu’il ne peut pas concevoir que sa peinture ne soit pas reconnue à proportion de la foi qu’il engage dans son travail. Or quel prix peut-on donner à une chose que l’on aime, si ce n’est le même que celui par lequel le cœur l’approuve et qui est par nature inestimable ? Au fond, je me suis toujours demandé si le fait de se séparer d’un tableau (à plus forte raison du Crépuscule) ne lui coûtait pas affectivement si cher qu’il se mettait en mesure de saborder ses propres plans, en imaginant des stratagèmes complètement foireux et déconnectés des réalités du marché afin que la vente convoitée ne puisse jamais advenir. Du coup fumant au coup fumeux, on n’est jamais très loin. Les peintres ont-ils tous de la difficulté à se séparer de leurs œuvres ? Mon père aurait-il dû lui aussi savoir se vendre ? Les êtres humains ne sont pourtant pas des valeurs marchandes. Ou peut-être que si ?
Mon père me fixe de ses yeux ronds et hypnotiques, la tête légèrement inclinée sur le côté, comme on le fait quand on attend avec ardeur la réponse de son interlocuteur. Je n’avais jamais remarqué qu’il ressemblait à un opossum.
— Pardon… Quoi ? Tu m’as dit quoi ?
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— De ?
— Des Japonais.
— Ah ! Les Japonais. Je pense que c’est une très bonne idée. Ça vaut le coup.
— Oui. C’est aussi mon avis. Parce que tu comprends, les Japonais…
Cette fois je n’écoute plus les paroles. Juste la musique de sa chanson, qu’il poursuit comme pour lui-même. Sa voix est restée aussi intacte que ses rêves.
La visite prend fin. Je quitte mon père au son du piano que Thérèse, confinée dans son petit salon, offre au monde. Je m’apprête à sortir de la chambre quand mon père me fait distraitement une ultime recommandation, tout en initiant un minutieux décrottage de son nez.
— Ferme bien derrière toi, ma minouchette, sinon la vieille toquée va venir me persécuter.
— Qui est la vieille toquée ?
— Je ne peux pas te dire. C’est une vieille toquée qui veut toujours entrer dans ma chambre. Elle me persécute. C’est vrai que je suis encore assez beau, mais ça ne m’intéresse pas. Comme dans la fable.
— La fable ?
— « Maître Corbeau, commence-t il avec emphase, tenait en son bec, un fromage.
« Maître Renard… »
— Ah ! la fable… dis-je en comprenant soudain le sens de l’allusion sans toutefois en saisir la pertinence.
— « lui tint à peu près ce langage. Hé ! Bonjour monsieur du Corbeau, que vous êtes joli, que vous me semblez beau!»
— Oui oui je conn… !
— « Sans mentir, reprend-il à mon adresse, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
— Oui, j’avais comp…
— « À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie, et pour montrer sa beeeelle voix,
« Il ouvre un laaaarge bec, laisse tomber sa proie. »
— Hum…
— « Le Renard s’en saisit et dit : “Mon bon monsieur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.” »
Rien n’arrête plus sa voix de stentor. Pour un peu il se mettrait debout sur son lit et se parerait d’une cape et d’une épée, pour lui faire comprendre, à ce corbeau narcissique, qu’on ne gagne rien à vénérer sa propre image.
— « Le corbeau, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. »
Et hop, il catapulte une petite boulette molle sur le sol.
— Voilà, conclut-il. Ce qui signifie en gros qu’il continuera à être le connard qu’il n’a jamais cessé d’être. Dit comme ça, c’est ça que ça veut dire.
— Hum. Mais quel rapport avec la vieille toquée ? dis-je, pas tout à fait certaine de ne pas avoir basculé dans un cauchemar.
— La vieille toquée ? C’est qui ça ?
Une chose que je n’ai pas dite à propos de mon père : il est complètement érotomane. Érotomane, et – ou peut-être devrais-je dire : mais – atteint d’Alzheimer.
Je sors de la chambre et m’immobilise un moment dans le couloir pour écouter Thérèse, concentrée sur la 6e Partita. Ma préférée avec la 2e. Je m’approche tout doucement du petit salon. Thérèse plaque solennellement les arpèges de la Toccata, qui vous donnent immédiatement l’impression que quelqu’un vous explique avec beaucoup de sérieux une chose très grave et très complexe, comme par exemple le monde. De temps en temps une ou deux notes apportent une lumière particulière, un éclairage réconfortant, mais enfin, globalement, l’ensemble s’impose assez bien comme caverne. J’observe Thérèse, toute petite à son piano, et en voyant son cou rentré et ses épaules en hauteur, je me dis qu’il existe probablement un moment dans l’existence où l’on est certain d’en être sorti. De la caverne, j’entends.

Chapitre 3
Après avoir haï jusqu’à l’angoisse le dimanche – parce qu’il désigne dans une conciliation impossible la fin et le début – je me suis mise à aimer ce jour avec la tendresse résignée qui nous fait apprivoiser, dans certaines circonstances, l’idée de la lutte perdue.
Je me lève, vais chercher du café à la cuisine et me poste à la fenêtre pour observer la rue. J’ai toujours adoré ce spectacle. J’habite un petit appartement au pied de la butte Montmartre, au cinquième étage sans ascenseur. Quand j’épie les gens depuis chez moi, il me faut rectifier la perspective pour ne pas saisir qu’un amas de têtes. Je dois regarder plus loin dans la rue pour contempler un tableau entier, ce qui a pour effet de ralentir le rythme de la scène. Quelques personnes marchent avec indifférence, certaines traînant leurs cabas garnis de courses, d’autres simplement vêtues d’un jogging et de baskets, tenant dans la main un journal, un sac en papier rempli de croissants, ou un enfant absorbé par sa vie intérieure. On se croirait dans un tableau de Balthus. Sirotant à petites gorgées mon café brûlant, j’essaye d’imaginer la vie de ces gens. Lesquels d’entre eux sont-ils comme moi devenus des ombres ? Certainement pas Betsy, que je vois brusquement fendre le bitume sur une trottinette à la vitesse de l’éclair. C’est une petite fille que je croise régulièrement dans le quartier. La première fois c’était sur le chemin de son école. Elle s’avançait vers moi de ce pas qui consiste en un rebond alterné sur un pied puis sur l’autre, et qui, à chaque personne qui l’a expérimenté, donne l’impression magique d’aller soudain plus vite et plus haut sans produire d’autre effort que ludique, chaque enjambée appelant la suivante dans un mouvement que rien n’arrête. Comme si se déplacer ne suffisait pas, comme s’il fallait, en plus, que ce soit un jeu. En la voyant avancer de ce petit pas de géante, je m’étais fait le constat qu’on ne voyait jamais d’adulte se propulser ainsi dans les airs comme le faisait Betsy. Aucun adulte dans les rues ou dans les couloirs du métro ne se sert de cette extraordinaire ressource du corps pour se déplacer. Il y aurait bien quelque chose d’un peu grotesque à le faire mais pas plus que dans la posture de suricate dont la trottinette ou l’hoverboard nous affublent. Pourquoi se priver d’une telle sensation d’apesanteur ? Ce mystère m’avait emplie de perplexité et à mesure que je voyais Betsy s’avancer j’en avais conclu que chez les adultes c’est l’idée même du jeu qui a cessé. Les adultes ne jouent plus. J’en avais eu un pincement au cœur, sentant peut-être souterrainement que cette démission devrait bientôt me concerner – jouer la comédie m’était devenu difficile. Arrivée à sa hauteur, je m’étais rendu compte que Betsy chantait cette chanson que j’adore de Ray Ventura – car elle illustre bien comment la tragédie prend parfois l’allure d’une farce –, « Tout va très bien, madame la marquise ». Se plantant en face de moi, elle avait entonné le couplet : « Allô allô James ! Quelles nouvelles ? Que trouverai-je à mon retour ? » La question méritait d’être posée. Mais un retour était-il seulement possible ? La regardant s’éloigner, j’avais remarqué qu’un drôle de sticker ornait son cartable : « Kiss me », proposait-il. J’avais continué ma route.
Je regarde Betsy disparaître sur sa petite fusée terrestre et m’éloigne de la fenêtre. Mon père est-il en train de devenir une ombre ? C’est la question qui me vient tandis que je me ressers un peu de café. Lui comme moi vivons dans cette saison intermédiaire, celle de l’oubli.
Je retourne dans mon lit, et roule mon corps en tas, la posture que j’ai récemment adoptée dans l’existence. Le tas. En boule sur le matelas, je me sens pareille à une petite motte que rien ne bouscule et dont rien ne résulte. Un tas qu’il serait possible de trouver à une place ou une autre, indifféremment. Pas mort. Ou pas complètement. Mais dépourvu de contours comme de direction, cette volonté qui m’a quittée. Longtemps j’ai été un petit soldat. J’ai vécu dans une frénésie de travail qui n’était ponctuée d’aucun silence, d’aucune virgule, d’aucun temps mort. Et me voilà, à 35 ans mais sans âge, stagnant dans le ressac de ma propre existence, où par moments je crains de faire naufrage. Les luttes que j’ai menées ne m’ont conduite nulle part. Sauf à me dire de façon assez vertigineuse que je n’ai jusqu’ici vécu que pour continuer à vivre.
Bercée par le murmure de mon appartement, je me rendors. J’ai toujours rêvé. Enfant je passais de longues heures à imaginer une jeune femme aimée de loin, pleine de mystère, et qui prenait des poses alanguies en observant le monde avec la retenue amusée de celle qui connaît ses avantages. La jeune femme ne se mêlait jamais aux autres, la distance avec le reste du monde la maintenait dans cette image chérie, le regard dans le vague, baissé pour moitié vers le sol, un demi-sourire sur les lèvres témoignant d’une vie intérieure si riche qu’aucun mot ne pouvait mieux la traduire que l’étrangeté de son attitude. Cette vision m’accompagnait partout et à chaque seconde. Le jour, la nuit, en classe, à table, la marquise était dans mes pensées. Je n’entendais plus ma mère qui me demandait de me dépêcher le matin, j’ignorais les questions de la maîtresse sur un problème de conjugaison, on me disait rêveuse. D’autres jugeaient que j’étais particulière, que j’avais quelque chose. Certains encore, comme Junior, mon voisin du dessous, m’appelaient simplement la snob. « Ça va la snob ? » disait-il quand il passait dans la cour de l’immeuble où j’étais en train de rêver. Ça ne me blessait pas, je n’étais pas snob. Simplement je me sentais à part. La jeune femme de mes visions, c’était celle que je voulais être, l’élue, qui flottait au-dessus des autres. Et je m’étonnais que ces autres puissent penser que j’éprouve à leur encontre du dédain quand ils prenaient au contraire place dans mes jeux imaginaires comme les garants d’un monde rêvé que j’avais construit, et où j’occupais une place élective. Cette marquise de mes pensées veille toujours sur ma vie intérieure à la façon d’une narratrice dont j’attends depuis qu’elle me dise quoi faire et où aller.

Le soleil me réveille en chauffant mon visage. Je reste un moment à adorer cette sensation, comme ces chats qui restent des heures immobiles au soleil et ne concèdent qu’un seul mouvement : celui qui leur permet de suivre sa course indolente. Enfin le petit tas que je suis se lève. Après m’être dissoute un moment dans un bain chaud plein de mousse, j’échoue paresseusement dans la cuisine, où je me prépare un œuf à la coque et des mouillettes. Puis je décide de consulter mes mails.
Au milieu de nombreux spams, l’un d’eux provient de mon agent. Une chose que je n’ai pas dite à propos de moi : je suis actrice. Pendant des années, lorsqu’on me demandait quel était mon métier dans la vie, je ne parvenais à dire ni actrice, ni comédienne. Longtemps j’ai répondu de manière très évasive que « je jouais la comédie », sans bien savoir si c’était un métier ou une attitude.
« Regarde et dis-moi si dispo pour tournage les 7, 9, 16 et 23 avril. Casting prévu demain ou mardi. Ci-joint le texte à apprendre. Xxx » Il s’agit non pas d’un texte mais de quatre scènes à apprendre. Ses messages ne s’encombrent jamais de tellement de politesse, ni de savoir si je vais bien – si par hasard je ne suis pas morte par exemple ou, à défaut, devenue un petit tas – ou tout simplement si le projet m’intéresse. Je relis les jours du tournage, constate sans surprise ni regret que deux d’entre eux coïncident avec ma tournée des Heures sombres du chameau volant – pièce inconnue au répertoire mais dont les critiques ont unanimement jugé « qu’elle interrogeait le monde contemporain avec beaucoup d’acuité » – et réponds à la hâte que ce ne sera pas possible.
Puis j’entame une petite visite des réseaux sociaux. Il n’y a rien de plus angoissant que cette expansion à l’infini, surtout pour moi, qui ai toujours appréhendé le monde comme une forme à apprivoiser. J’avais pris conscience de ça vers 5 ou 6 ans, un jour que je faisais un puzzle avec ma mère. Je peinais à trouver la bonne pièce pour un certain emplacement, et elle s’échauffait discrètement à mes côtés en voyant que je testais systématiquement des pièces qui n’étaient pas adaptées puisqu’elles contenaient un bord, alors que l’emplacement se situait au centre. Tout à coup prise d’agacement – ou de panique à l’idée que son enfant était peut-être demeurée –, elle a saisi une pièce parmi celles qui pouvaient rentrer et me l’a tendue avec force : « C’est ce genre de formes là que tu dois essayer ! » J’ai pris la pièce, l’ai observée, puis j’ai répondu d’un ton d’évidence : « Ah ! les éléphants ? » Et en effet, ces pièces-là avaient une forme d’éléphant – assez sommaire j’en conviens.
J’ai toujours eu l’impression que les choses contenaient un sens caché, une énigme qu’il fallait percer. Internet a été un outil providentiel dans mon existence. Le monde réel, tangible étant incompréhensible (puisque j’y voyais partout des éléphants), j’ai pensé que je trouverais toutes les réponses aux questions que je me posais dans ce territoire virtuel et mystérieux qui s’était ouvert. Très vite, j’ai pris l’habitude de taper des mots clés de façon compulsive dans Google. Tout dans ma vie était susceptible de me conduire à la barre de recherche et il me semblait que c’était toute ma vie, son sens, que j’allais y déceler. Cette quête sans fin ni objet m’a peu à peu donné le sentiment que je m’étais dissoute dans une masse virtuelle. J’ai parfois l’étrange impression qu’Internet m’a remplacée.
Quand les réseaux sociaux sont apparus, j’ai espéré trouver une issue concrète à ce sentiment. J’allais me mettre en scène devant le monde entier et le monde entier pourrait enfin constater ma singularité. Hélas, j’ai très vite été saisie d’un ennui vertigineux. J’ai cette fois eu l’impression de devenir un yaourt dans un hypermarché, à devoir me vendre. L’acheteur, face à une masse aussi vaine qu’insipide, voit immédiatement son jugement entravé, la vente échoue.
Je passe pourtant des heures dans cette caverne, à m’extasier sur les uns ou les autres que je ne connais pas, à l’instar de cet incroyable youtubeur que je prends un plaisir inexplicable à regarder jouer à Animal Crossing – ce jeu qui reproduit à l’infini le modèle de société dans lequel on vit. Je n’ai jamais pu dire qui était le plus fou des deux. Lui qui s’imagine en concombre de mer devant des millions de gens, ou moi qui le regarde. Au moins, lui, il est devenu la nouvelle coqueluche du cinéma d’auteur, les producteurs ayant compris que le nombre de ses abonnés présageait du nombre d’entrées en salle.
Je n’ai jamais su me vendre. Pas plus que m’inventer une vie. J’aimerais bien jouer cette comédie moi aussi, mais quelque chose résiste. Les autres en revanche m’apparaissent toujours flamboyants. Leurs joies, leurs peines, leurs outrages, sont partagés avec une telle évidence, le nombre de leurs followers semble croître à l’échelle si bien ficelée de leur récit qu’il m’est impossible de ne pas croire à l’invention de leur réussite. En comparaison de cette vie fièrement brandie, j’ai le sentiment que je ne vis rien, ni bonheur ni blessure, rien qui me scandalise ou m’amuse. Je suis fade. Derrière mes écrans, je n’ai plus ni corps ni discernement, et par conséquent rien à dire non plus. Quand j’ajoute un « j’aime », ce n’est pas par conviction, mais plutôt parce que ne pas le faire me donne le sentiment d’être plus creuse encore. Je like pour exister, pour ne pas signer ma complète disparition.
Je m’étais crue spéciale, les réseaux virtuels m’ont appris que je n’étais pas plus spéciale que tous les autres qui sentent en eux une identique particularité et ne voient en moi qu’une autre parmi les autres.
Je m’apprête à refermer mon ordinateur lorsqu’un nouveau mail m’arrive. Le petit tas que je suis frémit légèrement lorsque je lis le nom de son expéditrice, Victoire. Il y a un mois que je ne l’ai pas vue. La dernière fois, c’est quand elle est venue à la dernière représentation d’une pièce dans laquelle je jouais et que la production, faute de public, avait dû arrêter. « Mais quel gâchis ! » avait-elle dit. Avant d’ajouter : « Il faut qu’on te trouve un rôle à ta mesure. »

Extraits
« Ce soir, je suis gonflée. De toute façon Ophélie ma vue. Et elle s’avance vers moi. Ses escarpins Louboutin fendent le salon, puis la grande entrée de son appartement haussmannien. Sur son pantalon en cuir noir elle porte un débardeur beige qui fait trembler ses seins. Ophélie arbore sa féminité comme un cow-boy parade avec son holster. Elle m’impressionne. Comme m’impressionnent tous ceux qui comme elle ont l’arrogance de leur classe et cette certitude de posséder une place dans le monde. Elle fait partie de ces bulldozers qui traversent la vie sans jamais regarder sur les côtés. Elle compte parmi les winners, les rapides, les puissants, capables de comprendre et d’embrasser le monde d’un seul coup d’œil et d’en conclure, toujours, qu’ils avaient donc raison.
Ophélie possède toutes les réponses à des questions que de toute façon elle ne se pose pas. » p. 93

« GRILLE D’ÉTÉ DE FRANCE CULTURE
«Les rencontres insolites de Richard Gaitet» Jeu et enjeux de l’adaptation
— Au fond l’adaptation, c’est une clé. Elle doit ouvrir un ou plusieurs des aspects du texte. Ici principalement: le rôle en grand de Tatiana, sa métamorphose. Si la clé fonctionne, elle ouvre le texte dans toutes ses dimensions, et même, le transcende. Le texte alors se renouvelle, déploie ses propres possibilités, s’alimente, se régénère. Et c’est là que quelque chose de magique se produit: le texte s’ouvre à la rêverie, il devient vivant et a envie de s’exprimer encore et encore sur lui-même. Générateur de son propre discours, il n’a qu’une hâte: se raconter, se confier, et plus rien n’existe que ce vaste champ où le lecteur aime flâner et se perdre, rencontrant, dans sa végétation et ses recoins, mille vérités sur lui-même.
— Vous êtes en train de donner une définition de la littérature.
— Oui, Richard. Peut-être. » p. 167

À propos de l’auteur
ARDITI_Rachel_©_Celine_NieszawerRachel Arditi © Photo Céline Nieszawer

Rachel Arditi naît à Paris dans une famille d’artistes. Après une formation de pianiste à l’École Normale de Musique de Paris, puis une maîtrise de lettres modernes à Paris VII, Rachel Arditi devient comédienne.
Au théâtre, elle joue sous la direction de Pauline Bureau, Julie Brochen, Léna Breban, Adrien de Van… Elle tourne régulièrement pour le cinéma et la télévision (notamment avec Mia Hansen-Love, Marina de Van, Patrice Leconte…). En 2017, avec Justine Heynemann, elle adapte Les petites reines de Clémentine Beauvais. Le spectacle est nommé aux Molières.
D’autres collaborations suivent avec la même metteuse en scène : l’adaptation de Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (créé en janvier 2022 au Théâtre Paris-Villette), et deux créations — Lenny, au théâtre du Rond-Point, spectacle sur Léonard Bernstein, et Comment nous ne sommes pas devenues célèbres, une création originale écrite à quatre mains sur l’histoire des Slits, premier groupe punk féminin né à Londres en 1976, et qui verra le jour au printemps 2023.
Ces multiples expérimentations autour des textes la conduisent peu à peu vers la littérature. J’ai tout dans ma tête (2023) est son premier roman.

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Une légère victoire

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En deux mots
Nour renverse et tue accidentellement une jeune femme. La victime était la fille de Yarol, un repris de justice qui finit de purger sa longue peine. Tous deux ont du mal à se remettre de ce drame. C’est alors que Yarol propose à Nour de venir le voir en prison.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une rencontre et deux vies qui basculent

Le troisième roman d’Odile d’Oultremont raconte la rencontre d’une jeune femme et d’un homme qui purge une longue peine de prison. Il lui a proposé de la rencontrer après avoir appris que c’était elle qui venait de tuer accidentellement sa fille. Un rendez-vous fort en émotions.

Nour Delsaux est assistante de rédaction dans un quotidien. Yarol Ponthus est en prison depuis près d’un quart de siècle. Constance Rodriguez est orpheline et dépressive. Un jour ordinaire, plombé par une météo tristounette, Nour renverse Constance, la fille de Yarol. Elle meurt sur le coup.
Quand le prisonnier apprend la mort de sa fille, c’est sa seule raison de vivre qui s’effondre. Lui qui redoutait le jour où, après avoir purgé sa peine, il retrouverait la société des hommes, n’a désormais plus aucune envie de sortir. En prison, il a désormais ses habitudes, son coin de potager et Zoltan, avec qui il partage sa cellule. Et les obsèques de Constance, auxquelles il a été autorisé d’assister, n’ont fait que le traumatiser davantage.
Le moral de Nour n’est guère meilleur. Elle se sent coupable, comme Yarol, elle a tué. «Elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle».
Quand elle reçoit le courrier de Yarol l’invitant à lui rendre visite en prison, elle ne comprend pas sa démarche. Mais quand Jeff, son compagnon, lui intime l’ordre de ne pas y aller, elle décide tout à la fois de se séparer de cet homme si intransigeant et si peu à l’écoute et d’accepter la rencontre. Même si elle ne comprend pas vraiment ce qui motive cette demande.
Comme dans ses deux précédents romans, Les Déraisons et Baïkonour, Odile d’Oultremont s’attache aux rencontres improbables, aux échanges inattendus. Entre l’assistante de rédaction et le taulard, le choc est extrême. S’il ne s’agit pas ici d’un vertige amoureux, le sentiment qui unit ces deux parfaits inconnus est tout aussi fort. Ils sont rongés par la culpabilité. La romancière montre avec beaucoup de sensibilité combien leur confrontation va les pousser à envisager différemment les choses, en tentant de se mettre à la place de l’autre. Une remise en cause qui va entraîner le lecteur à se positionner. Et ce n’est pas là la moindre des vertus de ce roman qui une fois encore confirme tout le talent d’Odile d’Oultremont.

Une légère victoire
Odile d’Oultremont
Éditions Julliard
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782260055716
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ains qu’à Saint-Remy, dans la banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«C’est ahurissant à quel point une phrase, une seule, constituée des mêmes mots, en tous points pareils, a suffi à rendre à Nour son monde entier et à faire éclore en Ponthus les prémices d’une vérité dont aucun parent ne voudrait.»
Chacun à sa manière, Nour Delsaux et Yarol Ponthus sous-vivent. L’une est enfermée dans une existence où elle se satisfait de petits arrangements avec elle-même, l’autre est écroué depuis un quart de siècle dans une cellule de huit mètres carrés. En février 2020, dans d’étranges circonstances, la trajectoire de l’un percute celle de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Douce est la nuit sur Paris. Nour marche en léger retrait de cet homme qu’elle appelle Jeff, diminutif de Jean-François. Il la tient par la main. Entre eux, une distance égale à deux bras tendus. Les cheveux blonds de la jeune femme, brossés de part et d’autre d’une raie centrale, forment comme les ailes d’un goéland. L’application que Nour déploie à trotter sur ses talons trop fins, à la même cadence rapide que son amoureux, le sien depuis vingt et un mois, est séduisante. Sous ses pieds, le trottoir est humide, elle est attentive aux fêlures dans la pierre, aux trous par endroits. Jeff avance vite, elle sautille derrière, la démarche imposée par ses foutues échasses est chancelante mais il fallait être bien habillée ce soir, élégante sans en faire trop, dans sa tête, elle répète ses gammes : Bonsoir Monsieur, bonsoir Madame, votre fils est une merveille, j’ai une chance folle, c’est absolument délicieux, la truite saumonée est divine, quel honneur pour moi de dîner à votre table, allez-y, s’il vous plaît, je vous en prie, contez-moi votre vie passionnante…
Un instant, Nour s’est égarée.
— Ça va ma chérie ?
Jeff se retourne vers elle, l’instant d’un sourire, il est tendu, un dîner chez ses parents, c’est quelque chose, un moment important, une fièvre toujours, au contraire de ceux passés chez la mère de Nour, qui ne suscitent ni affres ni embrasement.
Le grand boulevard bordé de noyers anciens est à deux voies. Il charrie le bruit des voitures qui s’y croisent dans un léger fracas, ça claque en douceur et, tout autour, la ville se prépare à dormir. Le large trottoir n’en finit pas de couler sous ses pas, on dirait une rivière juste avant la débâcle. Au numéro 258, la porte en bois vernis s’ouvre, tractée par le poignet gracieux de Maurice, soixante-sept ans dans la vie et vingt-cinq en fonction dans cette imposante demeure en pierres de France. La façade grise, fraîchement ravalée, s’étire sur 12 mètres au moins. « Le Château », comme elle ironise parfois. Jeff embrasse Maurice, Nour le remercie, les manteaux sont ôtés et posés au vestiaire. Devant eux, le hall est vaste, au sol des carreaux de marbre blanc et noir dessinent un gigantesque échiquier, on dirait l’entrée d’un palace londonien. Dans un coin, deux fauteuils laqués dorés, tapissés d’un tissu à fleurs rose, trônent sur un carré de laine bouclée couleur poudre. À chacune de ses visites, Nour se demande qui peut bien s’asseoir là. Pour faire quoi ? Une pause avant de monter l’escalier central, magistral, placé comme une invitation à grimper à l’échelle sociale ?
— Tu es magnifique, souffle Jeff.
— Toi aussi, répond Nour.
Sur le moment, elle n’a pas d’autre idée.
Il doit y avoir une quarantaine de marches. Personne, c’est certain, n’a jamais compté. La robe noire de Nour est courte mais pas trop, son décolleté affirmé mais pas vulgaire, elle a enfilé des bas légers, la mi-saison regorge d’interrogations essentielles de ce genre, trench ou manteau, collants ou jambes nues, cachemire ou fil de coton. Nour, en réalité, s’en contrefout, la problématique affleure trois fois l’an, uniquement lorsqu’il s’agit de venir ici et de dîner avec ces gens.
Depuis trois ans, le père de Jeff est ministre de l’Industrie et son épouse, la mère de Jeff, femme-de-ministre-de-l’Industrie.
— Dans la famille, ça a globalement rendu tout le monde assez con.
C’est ainsi que Jeff avait décrit la situation à Nour une semaine après leur rencontre.

Et ça lui avait plu, la façon décontractée dont cet homme engageant, un grand brun sacrément baisable, avait qualifié ce fait exceptionnel, avec humour et sans esbroufe. La réalité, par la suite, avait été plus ambiguë.
Rapidement, Nour avait compris que la nature de son poste d’assistante de rédaction au journal Le Monde suscitait une sorte de malaise, à la fois parce qu’elle travaillait dans un média réputé de centre gauche alors que le ministre Tanguy Éluard appartenait à une majorité de droite ; mais aussi parce que sa position au sein du journal, insignifiante en réalité, sans aucun pouvoir ni ambition d’en avoir, faisait d’elle une espionne dans la place, certes, mais de bien modeste facture. Ce qui, compte tenu de l’éminent statut du ministre, semblait désobligeant.
Durant les premiers mois de leur histoire, Jeff avait semblé rejeter l’idée qu’il puisse y avoir, même inconsciemment, deux camps au sein de son entourage proche. Et puis un jour, au retour d’un voyage d’affaires en Angola, Nour l’avait surpris qui murmurait au téléphone avec son père, dans une discrétion relative. Alors, sans détour, elle avait éclaté de rire, le ridicule de la situation s’était emparé d’elle, l’avait enlacée comme une étole gigantesque, elle n’avait rien pu faire d’autre que se gausser. Comme si elle avait l’intention de les trahir, le ministre et son fils, quoi qu’ils aient pu conspirer tous les deux ! C’était si mal la connaître, si mal l’apprécier surtout ! Plutôt que de reprocher à Jeff sa soudaine et ridicule paranoïa, elle avait choisi d’en rire, elle était tellement gênée pour lui qu’il puisse penser qu’il fallait se protéger d’elle, au point de chuchoter grossièrement derrière un rideau comme au temps des vaudevilles et de la guillotine. Ça n’avait fait marrer qu’elle. À compter de ce jour, peu à peu, Jeff s’était mis à revêtir une étrange armure de fils de ministre, de plus en plus épaisse, une sorte de cape censée le préserver d’agressions extérieures dont il ne fut jamais capable de déterminer la nature précise.
Alors, imperceptiblement, leur vie avait continué, leur amour aussi, mais d’une façon un peu différente, comme s’ils partageaient désormais la même pitance mais qu’ils s’abreuvaient à deux sources discordantes.
— Bonsoir, ma jolie.
Tanguy Éluard procède ainsi lorsqu’il ne se souvient plus du prénom de Nour, en lui attribuant un inoffensif sobriquet coquin qu’il attribuerait à n’importe quelle minette de passage.
— Bonjour, Tanguy.

À dessein, elle se retient de l’appeler Monsieur le ministre en retour, bien qu’il ne lui ait jamais donné l’autorisation de procéder d’une autre manière, dès lors il affiche un air brièvement contrit, la désapprobation se lit clairement dans ses yeux, mais que peut-il maintenant qu’elle a osé ? Il se tourne vers son fils, lui expédie une étreinte couplée d’un sourire forcé afin d’évacuer son courroux. Jeff a entendu, il est secrètement navré pour son père, pourtant, à Nour, il ne reprochera rien. À quoi bon tenter d’éduquer quelqu’un qui se refuse à l’être ? Au bout de quelques longues minutes à gober des olives dénoyautées en faisant un bref point sur l’état mental et physique de chacun, Madame la ministre qui, dans l’intimité, se prénomme Agathe, invite les convives à passer à table. Elle le fait d’un geste délicat, ses mains aux longs ongles bardés d’un vernis rubis brassent un air pleutre de salon mondain, constitué d’invisibles compromis en tout genre. Agathe est la reine des angles arrondis qu’elle polit avec énergie dans le sillon de son mari hâbleur. Nour la considère avec compassion, pour rien au monde elle n’aimerait être à sa place, quelle sorte de femme fait encore ce choix-là, celui de l’ombre perpétuelle avec, pour seul salut, les rires forcés d’une blague au formol et de la tarte fine au dessert. Parfois, Nour ose des questions plus personnelles à la mère de Jeff, un audacieux « comment allez-vous, chère Agathe ? » Mais la maîtresse de maison, bien que reconnaissante, botte en touche car parler d’elle n’est pas une option, et ses réponses – « bien, bien, Tanguy travaille beaucoup » ou « il a une vie à cent à l’heure, mais on ne va pas se plaindre » – sont l’aveu sans cesse répété d’une seconde place acquise pour l’éternité.

Ensuite, le dîner se déroule entre soufflé de homard et tournedos à la crème, tout ce qu’elle déteste, ces menus de l’an quarante que plus personne ne propose ailleurs que dans ces endroits où les traditions sont maintenues sous des cloches en porcelaine, assorties de privilèges dont quelques rares personnes se sustentent encore.
— Un tournedos à la crème, putain… D’écrevisses en plus. Un terre-mer.
Deux jours plus tard, avachie dans un canapé trop mou à siroter un café serré, Nour décrit le reste de la soirée, un supplice, à Rosalie, son amie journaliste rencontrée à la fac, engagée ensuite à Libé au service Culture, il y a cinq ans, pendant que Nour remplit encore des formulaires de déduction fiscale pour les déjeuners de son patron.
— J’ai été promue.
— Non ?
Nour ne s’étonne que pour la forme. Rosa est une travailleuse acharnée, elle l’a toujours été, l’exact opposé d’elle-même, et sa promotion n’a rien d’une surprise.
— Je m’occupe des portraits de quatrième de couv. Avec Sébastien. On est deux.
De joie, Nour pousse un cri d’Indien.
— Tu devrais écrire un papier sur mon beau-père. Une belle photo au gros grain en noir et blanc avec un titre un peu choc…
— « La crème de la crème » !
Rosa se marre et Nour se redresse pour ne pas avaler de travers.
— Tu réalises que le mec n’a pas arrêté de parler de prise de risque politique et de louer l’importance d’avoir confiance en les gens, de faire confiance ? Et, à côté de ça, il a passé son temps à se sentir agressé par tout, les opinions des autres, sa putain de sauce aux crustacés, la fumée de ma clope, le bruit des voitures.
Lasse, Nour relate sa conversation de l’avant-veille avec le ministre. Elle lui a raconté avoir acheté une automatique, silencieuse et propre, Éluard soupirant aussitôt, c’est le genre de considération qui l’assomme, du politiquement correct à l’emporte-pièce, ces gens qui se croient écolos parce qu’ils conduisent une hybride… Ses mots fatigués ont rebondi sur sa lèvre inférieure ourlée comme un tuyau avant de tomber dans un mépris saisissant. Dans un premier temps, Nour s’est rebiffée, vous pouvez pas dire ça, même Jeff a osé une plainte contre son père, que ce dernier a ignorée en changeant de sujet, ajoutant au mépris l’indifférence. Et voilà qu’il était déjà l’heure de s’en aller. Nour ignore si elle se sent plus frustrée à l’idée de ne pas avoir assez tenu tête au ministre ou de constater une fois de plus qu’il n’est rien d’autre qu’un autosatisfait usé aux idées politiques réchauffées au silex.
— C’était joyeux comme un parking souterrain, deux heures assise sur une chaise en velours à écouter le roi tenir un crachoir tellement éculé…
Rosa se marre, elle aime le reportage des soirées de son amie au Château. Officiellement, Nour a l’interdiction de raconter ce qu’il s’y passe, à ses amis, à ses collègues, c’est une proscription de principe, instaurée par Jeff quelque temps auparavant, pour éviter les malentendus, à laquelle elle a accepté de souscrire pour la paix de son ménage. La vérité, c’est qu’elle n’en fait rien, le récit bien trop excitant à mettre en mots agit aussi comme une catharsis, pour rien au monde elle ne se priverait de répandre les aberrations narcissiques d’un serviteur de l’État.
— Parfois je me demande : pourquoi tu restes avec Jeff ?
— Jeff n’a rien à voir avec son père. Nour dit ça en haussant les épaules. Il ne fait pas de politique et il n’en fera jamais. Et puis, accessoirement, je l’aime.
Rosalie sourit.
— C’est vrai qu’il est sympa.

La nouvelle n’est pas encore arrivée jusqu’à lui. Alors Yarol Ponthus procède comme d’habitude. Il orchestre sa toilette matinale comme une fourmi à l’ouvrage, l’espace est exigu, il connaît parfaitement sa partition. Sa routine, artisanale, fabriquée comme il peut, avec les moyens du bord ; un pain de savon jaunâtre pour le corps et du shampoing, la marque discount de chez Carrefour, toujours le même, depuis vingt-quatre ans. Il examine la surface de ses dents ambrées dans le miroir fendu puis se place sous le jet de la douche délimitée par deux murets en angle droit dans le coin de sa cellule. Huit mètres carrés rien qu’à lui. Un lit, un bureau, une armoire et un petit frigo sont disposés le long d’un mur, un écran de télévision est fixé en hauteur, à droite de la fenêtre. Au sol, deux paires de chaussures sont alignées à côté d’un réchaud en fonte. Un quart de siècle qu’il habite dans cette espèce de misère, une tanière, à peine plus d’un profond creux dans le mur, alors, pour éviter frustrations et déconvenues, il a appris autant que possible à tenir à l’écart les éléments du réel.
Lui, ce qu’il aime, c’est la philosophie. Avec elle, il n’y a rien de palpable ni d’artificiel, que des idées. Des citations de Nietzsche – « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur » – et de Schopenhauer – « Ni aimer, ni haïr : voilà la moitié de toute sagesse. Ne rien dire et ne rien croire : voilà l’autre » – sont méthodiquement punaisées sur les murs de son cachot, vibrant de promesses impossibles ; il connaît ces deux phrases par cœur et tant d’autres dans le même genre, purgations de pacotille qu’un quotidien de quasi-inaction invite à considérer doublement. Il enfile un survêtement sous l’épaisse lumière d’un néon malade, qui clignote souvent, faute d’un entretien régulier. Ses chairs à moitié nues sont aussi blanches que l’écume, le soleil pénètre à peine dans ces mitards aux fenêtres étroites qu’assombrissent de solides barreaux et, aux carreaux des vitres, une poussière impérissable.
Dans le bâtiment C, entièrement dédié aux détenus en fin de peine, à qui l’on accorde un régime pénitentiaire allégé accompagné d’un programme progressif de réinsertion, la journée débute comme la précédente et toutes celles d’avant. En captivité, se brosser les dents est une activité dont l’intérêt premier est d’éprouver. Yarol se sent à la manœuvre et il aime ça. Il polit sa plaque dentaire et ce simple geste est l’irréfutable preuve qu’il existe encore, son corps et son esprit s’échinant à prendre soin l’un de l’autre.
Dans le couloir, les autres s’adonnent à leurs singeries habituelles, il entend les voix qui jaillissent fort et des rires familiers. Sa porte est ouverte de 7 heures du matin à 7 heures du soir sur l’univers du couloir, une trentaine de mètres de part et d’autre, jalonnés de cellules comme la sienne, chacune occupée par un individu seul. À 7 heures 30, les auxiliaires, ces prisonniers qui prétendent au service général, s’occupent de l’entretien du bâtiment, des cantines, ou récurent les coursives à la flotte javellisée, mi-fiers, mi-foutraques, voyant en leur affectation l’occasion de faire s’écouler le temps. Au même moment, un groupe d’internés se rend aux ateliers de services techniques où les hommes réparent le matériel carcéral en échange d’un salaire quasi nul.
Quoi qu’il fasse, ici, Yarol est respecté, c’est l’apanage d’un vieux comme lui, que la plupart d’ailleurs surnomment « Boss ». Il a passé plus d’années à l’ombre que dehors, ça en dit long sur ce qu’il a fait. Son ancienneté dans l’établissement lui assure, depuis lors, la déférence de la hiérarchie et des taulards, et son bon comportement le respect de l’administration. Même Quentin Bompieux, le directeur, lui voue une certaine admiration. Lorsqu’on lui parle de Yarol, il le décrit comme l’ADN de la prison. Arrivé il y a seize ans, après deux fois quatre années dans un quartier de haute sécurité situé dans le nord de la France, un bahut pour DPS, « détenus particulièrement surveillés », Yarol a été muté en 2006 à Saint-Rémy, près de Paris, quelques semaines avant l’arrivée du directeur. Il incarne en quelque sorte les archives de la genèse de Bompieux, la mémoire de ses aurores professionnelles. De cette époque, à part eux deux, il ne reste plus personne. Les autres ont été transférés, libérés ou sont morts. Bompieux est bien incapable de décrire ce qui, par ailleurs, le touche chez Yarol. Est-ce sa faculté à considérer les crimes qu’il a commis comme une part indéfectible de lui-même, en assumant sa responsabilité pleine et entière ? En contrepartie de ces vies ôtées, Yarol a décidé de posséder ses homicides, comme un bien meuble, de les faire siens, afin d’en contrôler les causes mais aussi les conséquences. À sa façon, Yarol est un sage qui s’est aventuré jusqu’au point le plus avancé de l’ignominie pour le devenir.
À l’extérieur, il n’a gardé aucun lien. Ni famille, ni ami. Les êtres humains qu’il côtoie sont reclus ou gardiens. Parfois, il demande à rencontrer un psy et, depuis peu, la date de sa libération approchant – dans six mois –, il a des rendez-vous réguliers avec une conseillère d’insertion et de probation, Mme Lacey, une grosse dame invariablement vêtue d’un pantalon beige et d’un polo bleu marine. Elle est affable et sympathique mais Yarol la trouve assez vilaine avec ses cheveux courts aubergine et ses lunettes rouges. Le drame, pense-t-il souvent, c’est qu’il ne sait plus à quoi ressemblent les femmes. Bien sûr, il en voit à la télé, allumée toute la journée, mais l’image ne dispense en rien le parfum d’un corps, la musique d’une voix ou l’enchantement d’un geste.
Lacey plaisante souvent. Elle aime à répéter : « je suis celle qui dit oui », alors qu’au même moment elle révoque un nombre impressionnant d’espoirs auxquels Yarol s’était accroché naïvement, espérant entrevoir dans le scénario de sa libération des fragments de consolation. En réalité, elle est celle qui dit non à presque tout, en concluant d’un air faussement désolé : « J’aide à la réinsertion, pas au carnaval de Rio. » Et ça lui fait une belle jambe à Yarol, cet humour à la con.
Ça fait un an, sur les bons conseils de la dame, que Yarol prépare un CAP agricole qu’il terminera dehors – il a choisi cette filière parce que, depuis quelques années, il s’occupe du potager de la prison, un terrain maigrelet de 10 mètres carrés planté au beau milieu de la cour. En promenade, les captifs marchent autour et forment une procession étrange, un genre d’incantation aux tomates et aux carottes de Yarol, des légumes qu’il bichonne comme s’ils étaient ses mômes. Avec le temps, il a appris à tailler les plants, prélever les boutures et arroser à leur juste mesure. Il aime regarder pousser les fraises et les piments, il lui arrive de choisir les semences et de procéder à quelques aménagements. Il ne s’agit pas vraiment d’une passion, mais occuper ses mains à travailler la terre, c’est autant d’heures à ne penser à rien. De là à étudier l’agriculture…
Optimiser sa réinsertion, c’est aussi choisir une voie pour augmenter ses chances de trouver un travail à la sortie et de s’autonomiser financièrement. Il a entendu cette phrase des centaines de fois mais elle n’imprime rien en lui. Le retour à la liberté, la grande magie supposée d’un nouveau contact à la vie, très peu pour lui. Yarol a le sentiment d’un exil, d’un glissement. De la perspective de quitter ces murs devrait jaillir l’exaltation d’une renaissance mais c’est au contraire une grande anxiété qu’il ressent. Une frayeur, en tous points pareille à celle qu’il a si puissamment éprouvée à la mort de son père, ce père qu’il n’a pourtant jamais connu, une trouille infinie, dont il parlera longuement aux jurés d’assises vingt-six ans plus tard, lorsqu’il sera condamné à une peine de vingt-cinq années incompressibles, J’ai pris sa mort dans la gueule et à partir de ce moment-là, j’ai eu peur tout le temps.

Il ose l’avouer à Lacey parfois. Sa future libération conditionnelle le terrifie. Enfermés depuis ce qui lui semble être mille ans, son corps et son esprit plus encore ont tous deux oublié que la part la plus intéressante de chacun réside dans ce qu’on ne peut pas prévoir. De sa sortie auraient pu advenir de nombreuses opportunités ; au lieu de ça, il est convaincu que le monde hostile ne lui réservera qu’une place de figurant ou de banni, une arrière-position dont personne ne voudrait.
— Dehors, il y a Constance.
Toujours, Lacey insiste sur cet aspect-là, délicat, indomptable, presque sauvage mais fondamental, de sa nouvelle vie. Yarol ignore quoi faire de cette information. Elle lui apparaît comme une furie tourbillonnante qui s’enroule autour de lui et à mesure qu’il y songe, il se sent contraint de tout lâcher d’un coup, ses doutes autant que ses certitudes, au profit d’un espace vierge, peuplé de vides et de silences, grand comme un désert et au milieu duquel se trouve Constance, qui l’observe, impavide. Il espère un sourire ou une main tendue mais, sur le visage de sa fille, il n’y a rien qu’un regard fixe et dans ses mains libres de la poussière de sable.
Comment espérer qu’elle soit heureuse de le revoir après tant d’années de crimes et de délits ? Et pourtant, elle est là. Dehors. Réelle.
Elle a quitté sa douche, ses longs cheveux essorés sont rassemblés à la droite de son doux visage, presque enfantin. Nour a trente et un ans, elle en paraît dix de moins.
Jeff travaille sur le coin de la table de la cuisine, il consulte des rapports d’activité d’entreprises que ses clients envisagent de racheter. Les fusions-acquisitions, c’est sa spécialité. Au début, il avait hésité à devenir pénaliste ou à faire du droit social, mais des événements dont il n’a jamais spécifié la teneur se sont chargés de modifier ses plans initiaux ; Nour le regrette souvent, elle aurait aimé partager la vie d’un idéaliste qui se consacre à de justes causes. Elle aurait aimé, dans un autre registre, ne pas se retrouver dans cette situation où juger le choix de carrière des autres ne se fonde sur aucune crédibilité quand on a, comme elle, terminé l’école de journalisme de Lille avec mention mais que, par une sorte de lâcheté paralysante déguisée en paresse, on se contente depuis des années d’un poste largement sous-qualifié. Elle s’approche de Jeff et l’embrasse dans le cou, lui confie un baiser appuyé, elle veut sentir l’odeur de sa peau mêlée à celle de ses cheveux bruns, là où il fait tiède encore alors que la chaleur de la nuit tarde à s’échapper.
— Je vais au cimetière, tu viens avec moi ?
— Je dois ? renâcle-t-il.
D’un geste, elle se détache de lui, quitte la cuisine et ravale en silence une offense contre laquelle elle se pensait prémunie.
— Pardon, chérie, j’ai du boulot.
Il a dit ça sans même lever les yeux. Il faudrait du courage à Nour pour lui répondre que, oui, elle aura du mal à pardonner ce genre de déconsidération, mais en ce matin du dixième anniversaire de la mort de son père, elle veut éviter d’inciser plus encore dans sa peine et, plutôt que de diriger vers Jeff sa colère froide, elle choisit de discipliner sa respiration et avale la couleuvre sans un mot en retour.

Le soleil sec de ce neuvième jour du mois de février cogne sur le coude de Nour, plié en deux et posé sur le rebord de la vitre. On est dimanche, Waze indique le cimetière à seize minutes. À sa droite, sur le siège passager, se trouve un bouquet composé de roses et de quelques renoncules. Les fleurs sont pour son père, enfin pour ce qu’il reste de son père, une dépouille rangée dans un caveau, enfermée ad vitam, qui attend on ne sait quoi, peut-être que d’autres qu’il a aimés au temps de sa vie d’ardeur lui fassent, parfois, l’honneur d’une visite. Le feu est rouge, Nour patiente au volant de sa nouvelle Dacia hybride, bijou de modernité, aussi agile que silencieuse dont ses jeunes collègues, journalistes pour la plupart, tous épris de justice sociale et d’écologie, lui ont fait l’éloge des mois durant. Toute bonne action mérite sa juste punition. Elle aurait pu penser à cette connerie d’expression, elle aurait surtout dû garder sa Polo diesel. On commence citoyen écolo et on termine assassin.
Le feu passe au vert. De sa main gauche, elle tient le volant, de l’autre, elle fait glisser l’élastique de ses cheveux jusqu’à le tenir dans sa paume, Liquid Sunshine de Biga Ranx à fond dans l’habitacle. »

Extrait
« Il faut bien s’acquitter du quotidien. En réalité, elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle, malgré les mises en garde de ceux et celles qui n’ont cessé de lui répéter qu’il fallait qu’elle se repose. Mais de quoi? D’avoir été le vecteur accidentel de l’expression de la malchance? Ou d’être un monstre? » p. 66

À propos de l’auteur
OULTREMONT_odile_©Charlotte_Krebs

Odile d’Oultremont © Photo Charlotte Krebs

Odile d’Oultremont est scénariste, réalisatrice et romancière. Après deux romans très remarqués, Les Déraisons, prix de la Closerie des Lilas, et Baïkonour, prix du Roman qui fait du bien, elle publie Une légère victoire en 2023. Odile d’Oultremont vit à Bruxelles. (Source: Éditions Julliard)

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Un coup de tête

PALSDOTTIR_un_coup_de_tete  RL_2023  coup_de_coeur

Prix de littérature de l’Union Européenne – 2021

En deux mots
Sigurlina ne supporte plus sa vie étriquée à Reykjavik et, après une agression sexuelle, décide de fuir le pays. Si elle trouve rapidement un emploi à New York, de tragiques circonstances vont la mener à la rue. Commence alors un difficile combat pour survivre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fuite vers New York

En retraçant le parcours de Sigurlina qui, à la fin du XIXe siècle a fui Reykjavik pour New York, Sigrún Pálsdóttir réussit un roman qui mêle l’histoire et l’aventure aux sagas islandaises, sans omettre d’y ajouter une touche féministe.

Nous sommes à Reykjavik en 1896. Sigurlina y vit avec son père qui, après le décès de son épouse, se consacre presque exclusivement à ses collections. Au musée des Antiquités il passe son temps «au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apporte et qu’il s’efforce d’exposer pour les voyageurs étrangers.» Il en oublie sa fille qui n’a qu’à se consacrer à ses travaux d’aiguille et à trouver un bon parti.
Mais Sigurlina s’est forgé un fort caractère et entend mener sa vie comme elle l’entend. Elle est curieuse, aime lire et écouter les conversations, y compris lorsqu’elles ne lui sont pas destinées. Et elle a repéré un jeune rédacteur ambitieux. Mais ce dernier est promis à une autre. Alors, après avoir été troussée par un vieux sadique, elle décide de rassembler ses affaires, s’empare d’une fibule dans la collection de son père et prend le premier bateau vers l’Écosse, puis vers New York. Dans ses bagages, elle a aussi la lettre d’un important collectionneur que son père avait accueilli et guidé en Islande. Un courrier qui sera tout à la fois son sauf-conduit et sa lettre d’embauche. Installé dans une belle demeure, elle devient rapidement la secrétaire particulière de cet érudit. Mais, en voulant attraper un volume de sa bibliothèque, il fait une chute mortelle. Et voilà Sigurlina à la rue. Elle va parvenir à trouver un toit et un emploi de couturière, mais le destin va s’acharner contre elle. Un incendie détruit son immeuble et ses maigres biens. Dans la poussière et les cendres, elle parvient cependant à récupérer la fibule, se disant qu’elle pourrait peut-être en tirer un bon prix. Je vous laisse découvrir comment l’objet sera exposé au Metropolitan Museum avant de connaître des péripéties dignes des sagas islandaises, dont on finit du reste à l’associer.
On ne s’ennuie pas une seconde dans ces multiples pérégrinations qui, après avoir pris un tour dramatique vont virer au tragicomique. Et nous rappeler que l’Histoire n’a rien de figé, qu’elle se construit sur des récits plus ou moins authentiques, qui enflamment les imaginaires. Et à ce petit jeu Sigrún Pálsdóttir fait merveille, en retrouvant les recettes du roman populaire, en construisant son livre comme un feuilleton à rebondissements dans lequel chaque chapitre contient son lot de surprises. Bref, c’est un bonheur de lecture!

Un coup de tête
Sigrún Pálsdóttir
Éditions Métailié
Roman
Traduit de l’islandais par Éric Boury
192 p., 19 €
EAN 9791022612395
Paru le 20/01/2023

Où?
Le roman est situé en Islande, à Reykjavik et aux Etats-Unis, à New York. La traversée se fait avec une étape à Glasgow.

Quand?
L’action se déroule durant les dernières années du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la fin du XIXe siècle, à Reykjavík, un veuf excentrique élève sa fille pour tenir la maison, cuisiner, broder (elle y révèle un talent rare), mais aussi l’aider à cataloguer ses recherches archéologiques islandaises. C’est sans compter sur les rêves de voyage et l’esprit d’indépendance de la jeune fille.
Elle décide sur un coup de tête de partir pour New York proposer ses compétences à un collectionneur en emportant avec elle un objet unique et inestimable. Un malheureux hasard la conduit dans un atelier de couture des bas-fonds de Manhattan. Elle nous surprendra grâce à sa ténacité et son intelligence.
Un court roman efficace et passionnant, une tragicomédie sur la préservation de l’héritage culturel, un texte sur les coïncidences qui déterminent les destins autour d’un personnage attachant et déroutant qui suit sans faille son chemin vers la liberté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Voyage dans les lettres nordiques
Blog Lyvres
Blog Thé toi et lis
Blog Baz’Art


Sigrún Pálsdóttir présente son roman Coup de tête (en anglais) © Production EUPL Prize

Les premières pages du livre
Le bruit montait du salon. Des sonorités étranges. Un instant, ne comprenant pas un mot des paroles échangées, je crus que je rêvais. Puis j’entendis les ronflements discrets de grand-mère à mon côté et je compris que j’étais éveillée. Je me redressai dans le lit pour enjamber son corps frêle, me faufilai à travers la grande pièce commune sous les combles et m’allongeai sur le sol, le visage tourné vers la cage d’escalier. À travers la fumée de tabac qui flottait dans la pièce, je distinguais un homme d’âge mûr assis sur le canapé à côté d’une jeune femme. Il portait une veste brune et un foulard bleu, elle, un manteau vert et un chemisier clair orné d’un col en dentelle à la racine de son cou gracile, sous son menton. Le vieux Magnus était assis sur le tabouret en face des invités tandis que Gudlaug, debout, la cafetière à la main, remplissait les tasses. Mon père était installé dans le fauteuil sous la fenêtre et ma mère sur le coffre juste à côté, légèrement à l’écart de la fumée et du monologue du visiteur, interrompu par une remarque de la jeune femme au col en dentelle qui montra sa tasse du doigt. Elle semblait s’adresser à ma mère qui hocha la tête avec un sourire. Mais ce sourire ne m’était en rien familier, en réalité maman, adossée au mur du salon, avait un air étrange et le dos étonnamment voûté. Elle se redressa légèrement tandis que mon père prononçait quelques mots dont je compris qu’ils étaient la réponse aux questions de l’étrangère. Puis les invités se levèrent, ils prirent congé, et Magnus et mon père les raccompagnèrent à la porte. Voilà qui me permit de mieux distinguer les vêtements de la jeune femme, son ample robe longue qui s’évasait en partant de sa taille de guêpe et tourbillonnait sur son passage tandis qu’elle avançait dans le salon. Je me relevai, enjambai à nouveau grand-mère et fis semblant de dormir quand maman vint me caresser la joue. Elle me posa l’index sur le bout du nez et comprit que je ne dormais pas.

Le lendemain matin, personne ne fit état de la visite de la veille et je ne posai aucune question. Je n’éprouvais d’ailleurs pas le besoin d’en savoir plus. Le souvenir de ces senteurs exotiques me suffisait amplement, de même que l’image des hôtes dont la présence semblait avoir agrandi l’espace de notre salon. Je ne passais cependant pas le plus clair de mon temps à penser à ces étrangers élégants et, en réalité, j’avais presque oublié leur visite un jour que j’aidais ma mère à faire le ménage, jour où je découvris une image pleine de couleurs posée au sommet de la pile d’enveloppes que mon père n’avait pas ouvertes sur son bureau. C’était une carte postale. Je reposai mon chiffon pour l’examiner en la prenant à deux mains :

Le soir tombait sur une grande ville, les rues blanchies renvoyaient la lumière et des flocons étrangement épais descendaient vers la terre. Une petite fille entraînait sa mère vers la devanture d’un magasin pour lui montrer un grand renne, un homme en haut-de-forme noir, vêtu d’un manteau à col de fourrure, portait un paquet volumineux et tenait sa femme par la main. Derrière eux, un adolescent traînait un gros arbre de Noël et, de l’autre côté de la rue, des garçons faisaient des boules de neige pour les lancer sur le fiacre noir vernissé qui passait. Chacun avait une foule de choses à faire, mais se retrouvait figé dans sa course. Tous, sauf la jeune femme dans le coin à droite, qui semblait s’être immobilisée juste avant cet instant, et dont on ignorait si elle s’apprêtait à traverser la rue ou à continuer son chemin sur le trottoir. Vêtue d’un manteau bleu marine et d’un élégant chapeau rouge, elle protégeait ses mains du froid dans un manchon en cuir brun qu’elle serrait contre elle. Son visage était plus net que les autres détails de l’image : elle semblait perdue.

J’étais en train de me demander si elle était seule quand je sentis tout à coup la présence de ma mère derrière moi. Elle pencha la tête et posa le menton sur mon épaule pour regarder la carte. Du coin de l’œil, je la vis sourire en disant que ce courrier arrivait avec un certain retard. Puis elle se redressa et se remit au travail. Je retournai la carte adressée à Brandur Johnson. En haut, à droite, on lisait : New York, le 15 décembre 1879. L’écriture avait quelque chose de brouillon et, évidemment, je ne comprenais rien. Mais je pensais connaître l’expéditeur de cette carte.

Plus tard dans la journée, face à mon insistance, mon père consentit à me l’offrir. Je la rangeai dans le coffre que j’avais au pied de mon lit, où je pouvais la prendre quand j’avais du mal à trouver le sommeil après ma lecture du soir. Et, même au plus noir de la nuit de l’hiver 1880, je parvins encore à voir l’image en la maintenant assez longtemps devant mes yeux. Plongée dans les ténèbres, je distinguai en réalité des détails que je n’avais pas remarqués auparavant : au fond d’une étroite ruelle tapissée de neige, deux hommes chaudement vêtus se tenaient l’un face à l’autre en grande conversation. Plus je scrutais la carte, plus il me semblait que toute leur attention se concentrait sur la jeune femme au chapeau rouge. Désormais, j’avais l’impression que le désespoir qui envahissait son visage s’expliquait par le poids de leur regard, elle cherchait à savoir si elle devait se mettre à l’abri, ou si ce poids s’évanouirait.

Ma main retomba. La carte atterrit sur la couette et, aussitôt, la jeune femme au chapeau rouge traversa la rue, enjambant le MERRY CHRISTMAS en grandes lettres dorées en haut à droite de l’image, avant de s’échapper du cadre. Au même moment, les deux hommes se mirent en route et lui emboîtèrent le pas. Ils ne couraient pas, mais franchirent la chaussée à grands pas, traversèrent brutalement le Joyeux Noël, s’évanouissant lorsque j’entendis les craquements de l’escalier. Je sursautai et, dans ma torpeur, j’eus l’impression de voir grand-mère s’approcher du lit en boitant. Allongée, les yeux fermés, je cherchai la carte à tâtons et la glissai sous la couette. Grand-mère se coucha, je me tournai de l’autre côté. Et avant que ses ronflements discrets ne parviennent à m’enfermer dans le monde exigu de la pièce que nous partagions sous les combles, je m’engouffrai en chemise de nuit dans l’étroite ruelle où je suivis sur la neige blanche les deux hommes et la jeune femme qu’ils avaient prise en chasse.

I
Fin de réception à Reykjavik. Mars 1897
– Quant à cette boucle de ceinture finement ornementée, elle a souhaité l’acquérir pour la somme de quinze mille dollars américains. Auprès de sa propriétaire, une jeune Islandaise dénommée Branson. Miss Selena Branson.
Le Gouverneur se lève de son fauteuil et s’avance vers la fenêtre du salon. Il regarde le vol suspendu des flocons et la place Lækjartorg toute blanche de neige qui apporte un peu de lumière à la nuit sans fond :
– Eh bien, je vous demande, mes chers amis, s’il ne s’agit tout simplement pas là de Sigurlina Brandsdottir, la fille de Brandur Jonsson l’Érudit, le copiste de Kot dans le Skagafjördur.
Alors ça, c’était la cerise sur le gâteau ! Et ladite cerise laissait les invités du plus haut représentant du roi en Islande plus que dubitatifs. “Quelle absurdité !” tonna le Juge ; “Seigneur, non !” s’écria le Pasteur ; “Le petit bouchon de Brandur ?” se récria le Préfet ; “Le tout petit bouchon”, ricana le Poète ; “Un bouchon ?” claironna l’Historien ; “Quinze mille dollars ? s’étrangla le Trésorier du roi. Comment un objet aussi petit et aussi vieux pourrait-il avoir une telle valeur ? Une somme qui correspond à la quasi-totalité des réserves de la Banque nationale d’Islande ?”
Mais le septième invité, le Rédacteur en chef aussi svelte que bel homme, n’a aucune réaction. Il est assis légèrement à l’écart, tout près du mur, penché en avant, le regard concentré sur un détail du tapis d’Orient tissé main qui recouvre le parquet de ce salon d’apparat. Il essaie de se remettre en mémoire le visage d’une jeune fille, mais ne voit rien d’autre qu’un corps gracile enveloppé d’une robe aérienne retenue à la taille par une ceinture ornementée, une jolie poitrine sur laquelle retombent de fines mèches blondes et un col carré brodé au fil d’or dessinant un motif grec. Un ruban noir autour du cou et un bandeau doré sur la tête. Enfin, son visage lui apparaît. Il voit d’abord des lèvres fines qui esquissent un sourire, un nez élégant, légèrement épaté, puis des narines. La jeune fille les pince, comme pour essayer de retenir un rire, de maîtriser son énergie et sa vigueur. Ses yeux sont dissimulés derrière un masque noir, mais il les voit tout de même. Bleu d’eau derrière leurs paupières lourdes, soulignés de légers cernes. Un regard enjôleur qui le rend fou de désir, si bien qu’il sursaute, murmure le nom de Sigurlina, se redresse et se rend compte que tous le fixent d’un air inquisiteur : le Gouverneur, le Juge, le Pasteur, le Préfet, le Poète, l’Historien, le Trésorier du roi. Était-il censé dire quelque chose?
Le jeune homme recule et s’adosse à l’épais mur de cette ancienne prison au plafond bas devenue résidence officielle, bâtiment que certains qualifient de bicoque. Le Rédacteur a presque disparu derrière la plante tropicale chétive installée contre la paroi, au plus près de la porte laquée de blanc par laquelle on accède au salon. De l’autre côté du battant, l’oreille collée au bois, se trouve la servante, une grande femme imposante. Elle tient d’une main une carafe vide, son autre main plaquée sur la bouche. Voyant que les invités du Gouverneur n’ont plus aucun commentaire à faire sur l’histoire qu’il vient de raconter et qu’ils ne semblent guère désireux de répondre à sa question, elle recule lentement mais résolument. Puis elle longe le couloir, le pas rapide et décidé, et entre dans la cuisine. Elle repose la carafe en cristal, se débarrasse de son tablier et de sa coiffe, se dirige vers le vestibule et la porte de service, prend son manteau, le boutonne, et jette son châle sur ses épaules. Elle ouvre la porte d’un geste véhément. Un mur de neige qui lui monte jusqu’aux cuisses obstrue l’ouverture, mais qu’importe, elle sort et le traverse avec une telle énergie que la poudreuse virevolte devant elle. Elle s’avance à grandes enjambées vers le muret en pierre qui entoure la maison et le franchit lestement.
À petits pas, levant bien haut les jambes dans l’épaisse couche de neige, elle descend la rue Bankastræti. Lorsqu’elle atteint Austurstræti, en passant devant la demeure du Trésorier du roi, elle perd presque l’équilibre et laisse échapper un tout petit cri toutefois assez puissant dans la quiétude glaciale de Reykjavik pour faire sursauter la jeune fille à la fenêtre, qui se pique le doigt avec son aiguille, assise dans l’élégant fauteuil où elle brode au fil d’or des pantoufles vertes. La demoiselle se lève et pousse la petite lampe à pétrole sur le côté. Elle plaque son visage pâle à la vitre et ôte son index de sa bouche : “Eh bien, il y a des gens rudement pressés”, commente-t-elle, mais la servante du Gouverneur a déjà disparu, d’un pas vif, vers l’ouest de la ville. Et elle avance sans la moindre hésitation, elle accélère jusqu’à l’angle de la rue Adalstræti où elle tombe nez à nez avec deux chevaux affolés qui se cabrent, la font trébucher et atterrir de tout son long dans la congère. Une porteuse d’eau coincée dans la neige devant l’hôtel Islande hurle quelques paroles acerbes bien qu’incompréhensibles, puis se fraye un chemin vers l’accidentée à qui elle tend sa main bleue et gonflée. La servante la repousse et se relève sans son aide. Elle s’ébroue pour se débarrasser de la neige avant de reprendre sa route. Et elle allonge encore le pas, c’est presque une course qu’elle achève en rampant pratiquement dans la poudreuse. C’est qu’elle n’a pas une minute à perdre. Elle doit arriver au plus vite chez Brandur, à Brandshus. Tant que l’histoire de la petite Lina Branson, avec tous ses détours, ses rebondissements, ses ellipses et ses merveilles, est encore claire dans son esprit.

Partie de campagne. Fin d’été 1896
Tôt le matin, on frappa vigoureusement à la porte de Brandur. Silvia Popp était affolée. Elle faisait de grands moulinets de bras. Il fallait qu’on l’aide à préparer le pique-nique. La collation était destinée à des Américains qui devaient quitter la ville avec son père pour aller explorer la vallée de la rivière Ellidaa une demi-heure plus tard. Sussi Thordarsen lui avait fait faux bond au dernier moment, sans lui laisser le temps de se retourner. Silvia interpréta donc le large sourire de sa chère Lina comme un assentiment, puis repartit en toute hâte vers le centre. Sigurlina sortit pour suivre du regard son amie qui descendait au pas de course la rue Stigur, elle agitait frénétiquement la main, sachant pourtant que Silvia ne la voyait pas. Elle referma la porte, s’y adossa, le sourire encore aux lèvres. Puis, sur le point de monter s’habiller, elle s’arrêta à la porte du salon, fit volte-face et son regard tomba sur la table de la cuisine où reposaient les gigots de mouton de Gudmundur. “Bon sang”, murmura-t-elle, jetant aussitôt la viande dans la remise et se rappelant soudain tout ce qu’elle avait encore à faire. Le linge sale, les galons pour la veste de Thordis, le sol de la cuisine et toute la pile de papiers accumulés sur le bureau de son père. Papiers parmi lesquels se trouvaient deux lettres en anglais qu’elle devait mettre au propre et qui devaient partir le lendemain. Puis elle se dit que cela pouvait attendre, elle devait sortir. Sortir de la ville et rencontrer ces étrangers.
Environ quinze minutes plus tard, elle avait enfilé sa tenue d’équitation et se trouvait dans le bureau de son père, un petit papier à la main. Elle le déposa sur la table de travail, se gardant d’envisager sa réaction et préférant penser à sa mère dont c’était l’anniversaire du décès. Puis elle quitta la maison, descendit vers le centre, elle courait presque lorsqu’elle atteignit la rue Adalstræti. Un étranger aviné lui lança des jurons, mais elle n’y prêta guère attention car, au même instant, elle aperçut Jon Jonsson, le Rédacteur en chef, qui marchait dans la rue Austurstræti, en direction de l’ouest de la ville. Si beau et si profondément plongé dans ses méditations. Elle se demanda d’où il venait en cette heure matinale, mais resta de l’autre côté de la rue et baissa les yeux lorsqu’ils se croisèrent, préférant ne pas lui dévoiler sa destination.
En quittant la rue Austurstræti, elle vit devant la boutique du marchand deux hommes occupés à seller des chevaux, Silvia et son père étaient également présents. Bientôt arrivèrent trois robustes gaillards, rejoints presque aussitôt par deux jeunes femmes magnifiques vêtues de vestes cintrées et de robes en tissu épais. Sigurlina passa une main sur sa tenue, elle lui semblait bien banale et imparfaite, trop ample et confectionnée dans un tissu trop fin. On aurait dit un sac enveloppant son corps maigrelet et chétif. Mais elle avait mieux à faire que d’y penser puisque le marchand Popp donnait ses ordres, et qu’on installait les chevaux en ordre de marche. Tous étaient en selle et bientôt l’expédition quitta la place, franchit le pont et prit la direction de l’est, accompagnée des questions que les Américains posaient à Popp et au petit Pétur sur telle ou telle chose qui piquait leur curiosité en chemin. Le plus loquace, M. Watson, grossiste américain, parlait au nom du groupe. Le propriétaire du navire qui avait amené ces visiteurs en Islande était M. Wilson, un quinquagénaire à l’air bonhomme comme son ami Watson. Le troisième homme, M. Johnson, bien plus jeune, se montrait aussi bien moins loquace. L’une des femmes était l’épouse de Wilson, l’autre s’appelait Mlle Baker. Sigurlina ignorait les liens qui unissaient ces gens.
C’étaient les Américains qui ouvraient la marche. À travers le nuage de poussière soulevé par les sabots, elle observait les deux femmes de dos, leurs chapeaux exotiques, les rubans de soie qui pendaient à l’arrière avant de leur retomber sur les reins, entre leurs sacoches, si imposants qu’elles semblaient avoir une taille de guêpe. Leurs corps tressautaient sur la selle au gré des cahots du chemin tout en terre et en pierres. Peu à peu, le petit groupe s’éloigna du centre. Sigurlina en profita pour se confectionner mentalement une tenue de cavalière flambant neuve, en velours et en laine.
Arrivés au sommet de la colline de Skolavörduholt, ils prirent la direction de celle d’Öskjuhlid et continuèrent vers le nord, longeant la colline de Bustadaholt. Lorsqu’ils atteignirent leur destination, il faisait chaud, le soleil était haut dans le ciel. Ils s’arrêtèrent à côté de la cascade Kermoarfoss. Les étrangers observèrent les alentours tandis que Sigurlina et Silvia s’affairaient et sortaient les victuailles du coffre. Elles étendirent un linge immaculé dans l’herbe, sortirent le café et installèrent la collation sur la nappe, du pain, des gâteaux et un peu de viande ; des tranches de saucisse roulée au mouton et aux herbes. Les Américaines s’installèrent par terre et picorèrent tels deux petits oiseaux sous leurs ombrelles, puis ne tardèrent pas à se lever pour remonter ensemble la rivière. Et, bientôt, les hommes s’en allèrent également avec Popp et Pétur.
Après avoir tout rangé, Silvia redescendit en ville. Sigurlina s’installa sur l’herbe et sortit son ouvrage. Les galons pour la veste de Thordis. Le fil d’or scintillait joliment au soleil brûlant, mais elle avait si chaud sous ses jupons qu’elle brûlait d’envie de les relever. Puis, brusquement, le soleil disparut. Elle regarda devant elle et vit de grands orteils blancs dans l’herbe. “Bonjour !” lança une voix profonde avant de laisser éclater un rire. Elle leva les yeux. Celui qui avait le plus pris la parole pendant le trajet se tenait face à elle. M. Watson, grand et large, avec sa barbe fournie et ses cheveux bruns. Venu en Islande, disait-il, pour prendre du bon temps avec quelques amis. Il s’accroupit et se trouva si près d’elle que c’en était gênant. Il voulait toucher de son gros index les fleurs dorées que Sigurlina brodait sur le ruban de velours noir. “Un trésor. C’est à vendre ?” murmura-t-il. Sans même attendre la réponse de Sigurlina, il se releva, caressa sa barbe et regarda le ciel : “L’Occident est obsédé par les ruines et les objets antiques. Et ce n’est pas nouveau.” Puis il fit un pas de côté, s’allongea dans l’herbe, les mains sous la nuque, et prit une profonde inspiration. “Les musées et les cabinets des collectionneurs privés sont remplis de vestiges anciens, de marbres grecs et romains de toutes formes et de toutes tailles, de vases, de coupes et de statues.” Watson leva un bras et tendit son index vers le ciel : “Nous nous passionnons pour ces vestiges, et ils finiront par éveiller l’intérêt pour d’autres cultures, plus lointaines et particulières. Comme la culture islandaise !”
Sigurlina ne voyait pas vraiment comment réagir aux déclarations solennelles de cet homme, mais, alors qu’elle avait enfin rassemblé quelques mots dans sa tête pour lui donner un semblant de réponse, les autres membres du groupe les rejoignirent. Le plus jeune, M. Johnson, s’avança vers Watson en gloussant et lui donna une pichenette sur l’épaule du bout de sa chaussure. Watson feignit d’être endormi.
Le retour fut rapide. En descendant de sa monture devant le domicile du commerçant sur la place Lækjartorg, Watson prit congé de Sigurlina en lui promettant de passer à son domicile le lendemain pour lui acheter des produits de fabrication islandaise.
Le but de l’excursion était atteint. Tout en rentrant chez elle entre chien et loup, elle passa mentalement en revue le contenu de son coffre : des galons brodés, deux promis à Thordis et presque terminés, une pièce en lin, des galettes de chaise, des coussins pour canapé, un étui à épingles. Des chaussettes en laine ? Oui, Watson en avait parlé, si elle avait bien compris. Elle avait également des gants en quantité. Mieux valait vendre tout cela à des étrangers, plutôt que de passer son temps à tricoter pour les gens de la ville. Quoi d’autre ? se demanda-t-elle en entrant dans la maison. Elle passa de la cuisine au salon d’où elle aperçut son père par la porte entrouverte du bureau. Elle se débarrassa de ses vêtements. Il remarqua qu’elle était rentrée, mais ne prit pas la peine de lever la tête, et l’entendit monter l’escalier. Brandur était cette éternelle présence lointaine.
Elle se mit immédiatement à fouiller parmi ses affaires, plongée dans sa malle, elle secouait, étendait, tapotait et caressait les ouvrages qu’elle avait confectionnés. Puis elle entra tout entière dans le coffre, ferma les yeux et se vit disposer tous ses travaux d’aiguille sur la grande table du salon. À ce moment-là, son père serait parti au musée des Antiquités installé dans le grenier du Parlement, où il passait son temps au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apportait et qu’il s’efforçait d’exposer pour les voyageurs étrangers. Elle tendit le bras vers son livre, mais avait du mal à se concentrer. Du bruit arrivait par la fenêtre. La maison voisine était le théâtre d’une altercation avinée. Le couple qui l’habitait se disputait. Il y avait quelque temps, l’épouse avait mordu si fort son mari qu’elle lui avait presque arraché un doigt, aujourd’hui c’était elle qui hurlait sous ses coups. Sigurlina se boucha les oreilles et regarda le portrait de sa mère accroché au mur au-dessus de son lit : un visage apaisé, la douceur incarnée.
Tout à coup le silence revint, elle se retrouva comme projetée d’un bond à l’époque où le visage du cadre emplissait son univers. Elle n’en conservait que des instantanés : elle-même se bouchant les oreilles devant le hangar à la naissance de son petit frère, allongée sous une couverture avec sa mère qui lui lisait des contes, cousant avec elle une petite robe pour sa poupée, apprenant à lire, étalant de la confiture dans la pénombre sur de la génoise très fine pour en faire un gâteau à étages, scrutant une carte de Noël arrivée de l’étranger au beau milieu de l’été, jouant au Pouilleux avec sa grand-mère, sa grand-mère morte à côté d’elle dans le lit, un homme recouvert d’une étoffe noire, une explosion et un éclair si violents qu’elle n’osait pas bouger et franchir le linge blanc suspendu à la porte de la ferme, ni rêver de l’avenir qui débuterait par un long voyage vers Reykjavik en 1884. Elle avait alors quatorze ans. Elle se souvient de tout depuis le moment où elle a quitté son enfance à cheval, laissant derrière elle la ferme et la vallée, traversant l’impétueuse rivière Heradsvötn, arrivant à la ferme de Vidimyri où sa mère était restée alitée quelques jours, malade, enceinte. Puis ils avaient fait une halte à Bolstadarhlid et, enfin, à Gilshagi i Vatnsdal avant d’affronter la lande de Grimstunguheidi. Ils avaient campé sur les rives du lac Arnarvatn et, dès l’aurore, les chants d’oiseaux l’avaient réveillée. Sa mère et elle étaient sorties en rampant de la tente pour aller au bord du lac. Que lui avait-elle dit ? Sigurlina ne se le rappelait pas, elle se souvenait seulement du calme. Elle avait eu l’impression qu’elle allait mourir, plongée dans tout ce silence, c’est que dans les eaux lisses du lac et dans le sourire doux de sa mère, elle avait perçu comme une douleur, comme une inquiétude.
Jusqu’au moment où elle avait vu un petit caillou ricocher à la surface de l’eau. Son père et son frère étaient réveillés. Le quotidien avait repris son cours, atténuant la souffrance. Et sous la conduite assurée du chef de famille, ils avaient atteint leur halte suivante, Kalmanstunga. Comme ailleurs ils avaient été bien reçus, partout des paysans connaissaient son père. Ils avaient passé la nuit à la ferme où sa mère s’était bien reposée dans le grand lit de la maîtresse de maison avant le trajet du lendemain dans la vallée de Kaldidalur. C’était une longue étape, même si le soleil adoucissait l’air entre les glaciers, la route était semée d’embûches et ils avaient souvent dû mettre pied à terre et tirer leurs chevaux par la bride pour franchir les plus grosses plaques de neige. Puis cette image leur était apparue, presque identique à celle suspendue dans le cadre au-dessus de leur canapé, cette aquarelle représentant des plaines tapissées d’herbe au bord du lac.
Ils étaient arrivés à Reykjavik tard le soir. Cela lui avait fait un drôle d’effet de se retrouver parmi tous ces bâtiments qu’elle n’avait vus qu’en photo. Ils étaient allés droit vers la maison que son père avait achetée au printemps. Sigurlina la trouvait plutôt petite et plus exiguë que leur ferme dans le Nord. En outre, elle était vide puisque leurs meubles n’y avaient pas encore été installés. La première nuit, ils avaient dû dormir par terre, allongés sur des couvertures. La deuxième nuit aussi, celle où sa mère avait accouché. Sigurlina était endormie, mais, à son réveil, sa mère et le nouveau-né avaient disparu. Elle n’avait jamais vu ce petit garçon, on l’avait aussitôt placé en nourrice. Quant à sa mère, il était évident qu’elle ne reviendrait jamais.
Sigurlina était debout dans le salon vide. »

Extrait
« Le fiacre s’ébranle dans un cliquetis de métal. Sigurlina hésite entre tristesse et déception, mais fait de son mieux pour se convaincre que continuer à cohabiter avec cet homme lui aurait rendu la vie impossible. Que désormais une existence normale l’attend, faite de relations avec des gens de son âge, enfin elle va pouvoir tisser d’authentiques liens avec cette métropole. Elle garde donc la tête haute, assise dans cette voiture humide et froide, sans soupçonner que ce trajet la conduira dans le brouet grouillant d’existences humaines qu’abrite la partie basse de la ville. Où sa dextérité dans le maniement du fil d’or et de l’aiguille n’a pratiquement aucune valeur. Et où Sigurlina d’Islande disparaîtra. » p. 83

À propos de l’auteur
PALSDOTTIR_sigrun_DRSigrún Pálsdóttir © Photo DR

L’autrice et historienne Sigrún Pálsdóttir est née à Reykjavík en 1967. Elle obtient son doctorat en histoire des idées à l’Université d’Oxford en 2001, après quoi elle est chargée de recherches et maître de conférences à l’Université d’Islande. Elle se lance comme écrivaine freelance en 2007 et édite entre 2008 et 2016 le journal Saga, la principale revue d’Histoire islandaise à comité de lecture. Pálsdóttir s’illustre initialement comme autrice de biographies historiques. Þóra biskups (L’évêque Thora), son premier ouvrage publié en 2010, est suivi de près par Ferðasaga (Récit de voyage), paru la même année, qui raconte l’histoire d’une famille torpillée par un sous-marin allemand en 1944 alors qu’elle navigue à bord d’un bateau entre New York et l’Islande. Pálsdóttir publie son premier roman, Kompa, en 2016 et Delluferðin, son second, à la fin de l’année 2019. Les biographies de Pálsdóttir ont été sélectionnées pour le Prix littéraire islandais, le Prix littéraire féminin et le Prix culturel du journal local DV (catégorie littérature). Ferðasaga est nommé meilleure biographie de l’année 2013 par les libraires islandais et Kompa est sélectionné pour le Prix littéraire féminin d’Islande en 2016 et publié aux USA en 2019 par Open Letter (Université de Rochester) sous le titre History. A Mess. Delluferðin (Un coup de tête) a remporté le Prix de littérature de L’Union européenne 2021. (Source: EUPL / éditions Métailié)

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Vertiges persans

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En deux mots
Émilie a enfin concrétisé son rêve, elle suit les traces de son père décédé alors qu’elle n’avait que dix ans. Accompagnée de Zohre, guide expérimentée, elle escalade le plus haut sommet d’Iran, le Damavand. Une ascension difficile et riche en émotions.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Sur les pas de son père en Iran

Émilie Talon raconte son expédition en Iran où elle concrétise un projet un peu fou: faire comme son père en 1956 l’ascension du Trône de Salomon et du Damavand, le plus haut sommet iranien. Quand l’escalade prend un tour mémoriel.

Émile, le père d’Émilie qu’on appelait Milou, est mort en 1992. Sa fille n’avait dix ans. Trente ans plus tard, elle décide de partir sur ses traces, d’aller à son tour à l’assaut du Trône de Salomon et du Mont Damavand en Iran. Ce sommet qu’il avait gravé en 1956, à 27 ans. Une expédition qui tient à la fois du pèlerinage, de l’exploit sportif et de l’envie de découvrir des sensations nouvelles dans un monde où le minéral remplace peu à peu le végétal.
Mais avant de partir pour l’Iran, il faut s’approprier cette histoire. Un dossier récupéré dans les affaires héritées après la mort de son père, la bibliographie succincte disponible sur l’alpinisme en Iran et surtout la solidarité entre alpinistes vont lui permettre de poser les premiers jalons. De découvrir qu’en 1954 un premier groupe avait déjà pris la direction de la montagne de Téhéran, que des liens s’étaient alors formés avec les Français.
Quand Michel, Jean, Gérard, André, Milou et Amos, les six membres de l’expédition de 1956, partent pour l’Iran via Beyrouth, ils ont dans leurs bagages le témoignage de leurs prédécesseurs.
Et quand Émilie s’attaque à son tour à la montagne avec son amie Zohre, elle est déjà forte de cette histoire, d’un film tourné à ce moment et des conversations avec les passionnés stéphanois du club alpin. En marchant dans les pas de sa guide, elle marche aussi sur la trace de son père.
Émilie Talon a alors la bonne idée de retracer en parallèle les deux ascensions, 12 juillet 1956 et 6 août 2021. De chercher les différences, de deviner comment il a réagi face à tel obstacle, s’il a eu peur… Il n’est alors plus question de savoir si elle a bien fait d’entreprendre cette ascension, mais de ne pas laisser les émotions prendre le pas sur la sécurité. Mais pour cela, il y a fort heureusement Zohre, véritable ange gardien qui n’hésitera pas à payer de sa personne pour aider Émilie à atteindre son objectif. On ajoutera que ce comparatif entre 1956 et 2021 permet aussi de saisir l’ampleur de réchauffement climatique. Quand son père se battait contre la glace, elle doit éviter les éboulements de pierre. La roche est devenue instable et l’ascension au moins tout aussi dangereuse.
Après un premier récit, Iran, la paupière du jour (ed. Elytis 2021) qui retraçait ses voyages en Iran – où vit une partie de sa famille – Émilie Talon a conjugué ses deux passions dans ce second opus. La montagne, dont on comprend ici combien cet héritage lui est vital et l’écriture qu’elle soigne et peaufine dans de jolies formules où la poésie vient rehausser le récit, ou comme elle le dit si joliment, «croiser des fils ténus tirés d’une grosse pelote». En fouillant les traces, en y mêlant les souvenirs, les échanges avec les spécialistes et les journaux intimes, elle parvient à en démêler les nœuds pour nous offrir «quelques centimètres d’une tresse» que nous pourrons ceindre de cette belle citation: «Le bec de la plume peigne la chevelure du langage.»

Vertiges persans
Émilie Talon
Éditions Paulsen
Récit
160 p., 22 €
EAN 9782352213703
Paru le 21/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Rhône-Alpes du côté du Châtelard-en-Bauges, Bourg d’Oisans, Saint-Sorlin d’Arves et Saint-Étienne. Puis c’est l’expédition en Iran, avec l’ascension du Trône de Salomon et des pentes du volcan Damavand.

Quand?
L’action se déroule en 1956 et en 2021 avec de constants allers et retours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une jeune autrice part sur les traces de son père dans les montagnes d’Iran.
Une femme s’en va sur les traces de son père, disparu alors qu’elle avait 10 ans. Il était alpiniste et, bien avant cela, dans les années 1950, il était parti gravir le Trône de Salomon et le volcan Damavand en Iran. Elle arpente ces montagnes, fouille ses souvenirs, où survivent les traces les plus profondes de cet homme qu’elle a aimé. Sur place, une autre histoire s’écrit avec Zohre, formidable guide iranienne, belle, libre en ses hautes altitudes, audacieuse, qui devient son amie et l’accompagne pour apprivoiser sa peur et son histoire.
« Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Je ne me fraie pas seulement un chemin dans la montagne, je descends et je remonte le long d’un fil ténu. Je dévale derrière Zohre et je le cherche lui. Mon père.
Il est venu par ici, dans les montagnes du nord de l’Iran. Il descendait du Trône de Salomon, la neige couvrait tous ces versants. C’était en 1956, il avait 27 ans, il brassait la neige.
Plus tard, je suis née. Il s’appelait Émile, on l’appelait Milou, je m’appelle Émilie. Il m’a appelée Émilie.
Cela fait trente ans qu’il n’est plus de ce monde et je marche sur ses traces sous les pas de Zohre. J’ai fouillé ses papiers, ses pitons, j’ai interrogé ses témoins, sa jeunesse, je questionne mes souvenirs, mon enfance, je le cherche sur la montagne et dans ma mémoire. »

Les critiques
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Altitude news (Adélie F.)

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
LES AVALANCHES
Nous sommes deux avalanches, la pente de pierre descend en même temps que nous, dans une fumée grise, jaune ; nous glissons, poussières. Nous déshabillons la montagne de sa parure de roches brisées. Nous sommes deux femmes devenues avalanches, glissements.
Comme elle me l’a demandé, je me tiens tout près derrière Zohre, ainsi les pierres que je déloge en déboulant ne prennent pas trop de vitesse avant d’atteindre ses chevilles. De loin en loin, nous nous arrêtons, le pied enfoncé dans la pente, enracinées dans la montagne dégringolante. Zohre se tourne alors, me sourit, elle m’appelle Miel, Honey. Nous rions même, nous conjurons la petite peur et les injonctions à la prudence de nos pères, que nous percevons sans avoir besoin de les entendre. Dans la montagne ne retentit que l’écho des pierres qui chutent libres, éclatent ou se replantent plus loin comme un poignard jeté dans la terre meuble.
Zohre, mon amie, ma guide, m’a proposé que nous nous encordions, cela m’a paru plus dangereux qu’autre chose : en équilibre précaire, secouée par une petite chute de l’une, l’autre pourrait voler et nous nous précipiterions l’une l’autre tout en bas, responsables et coupables, soudées par la corde et solidaires, mortes peut-être. J’ai donc refusé. Rien ne nous attache mais un même mouvement nous entraîne, nous descendons ensemble du Trône de Salomon, aux aguets, sur le fil et vivantes. Par un chemin de traverse.
Les rochers les plus imposants zippent, roulent sur les petits qui entraînent les autres pièces du puzzle : ce versant très peu arpenter qui doit nous permettre de prendre pied sur un glacier apparemment plat. De là, nous comptons glisser doucement jusqu’à une épaule un peu verte, où des plantes poussent, où nous pourrons nous reposer. Au début de la descente, nous voyions déjà l’épaule et nous nous amusions. Nous nous enfoncions dans la matière qui dévalait mais que j’imaginais alors seulement superficielle, je me figurais un roc solide sous elle, je m’élançais. En réalité, c’était la montagne elle-même qui dévalait déjà. Bientôt, j’ai réalisé que je n’avais jamais provoqué de tels éboulements. Le plus effrayant, c’est quand la pierre qu’on détache sous son pied tient l’ensemble des autres au-dessus de soi.
Nous ne sommes pas encore à mi-pente. Nous descendons du Trône à petits pas retenus. Nous contractons nos corps, indolores, soumis au désir qui nous anime, boucler notre ascension, serrer le nœud qui nous liera à cette montagne, puis nous retourner vers sa cime, la voir et nous souvenir.
Soudain : un fracas ! La montagne et Zohre filent, qui ont déplacé une pièce maîtresse et descendent comme un radeau de pierre et de chair. Tous les tessons de pierraille entassés dans un pli coulent ensemble, Zohre se transforme en avalanche, elle est une pierre, à plat ventre en un instant. Le haut du corps dressé pour rester en surface, elle ne nage pas car la pierre n’a pas la fluidité de la neige, mais elle émerge et la poussière n’éteint pas tout à fait sa couleur, l’orange des nœuds dans ses cheveux noirs, le rouge de ses lèvres sur lesquelles demeure un reste de cosmétique, le vert et le bleu dont elle s’habille dans la pente grisée qui drape la montagne comme un tchador sale et immense, et qui glisse. Elle part sous mes yeux, le buste dressé face à la pente…
Elle s’accroche à la poussière.
Elle s’arrête.
Cela a duré un instant.
Elle s’extrait avec lenteur, je m’approche prudemment, pour éviter une suravalanche. Je vois d’abord des gouttes écarlates sur le rocher, son sang rouge, sombre comme ses lèvres et ses ongles dont il dégoutte. Sa main s’est ouverte. Elle se tourne alors, elle me sourit, elle m’appelle Miel. Je l’appelle Azizam, ça veut dire « chérie » en persan, on se le dit entre filles, entre garçons, entre les deux, je le lui dis comme elle me dit Miel. Elle me demande si l’on peut s’asseoir un peu, je me dis que oui mais je pense qu’elle pourrait tomber dans mes bras si elle le voulait – malheureusement, le mètre qui nous sépare est trop abrupt pour être franchi sans danger.
À la verticale, les fesses posées, avec le plus de légèreté possible, contre un éclat de pierre, chacune se tient donc assise. Elle me dit que tout va bien en modulant sa voix comme le font les Iraniennes pour se montrer douces. Sa tête part un moment en arrière, ses yeux se sont fermés, elle se retient au bord du malaise. Bougeant à peine, je tends mon sac derrière elle pour lui faire un dossier, je le maintiens pour qu’il ne prenne pas la voie des airs.
La poussière est déjà retombée, une lumière pure baigne le profil de Zohre, plaquée dos à la pente, dans la traînée que nous seules pouvons discerner dans le chaos. Je module ma voix à mon tour, Azizam. Elle sourit, déchire l’emballage d’un biscuit puis le biscuit lui-même avec ses dents, sort la pharmacie de sa main sauve. Je la vois regarder le reste de la descente, tracer sa ligne. Elle n’a pas pleuré ou alors ses larmes ont été arrêtées net par ses cils de princesse des Mille et une nuits – ça ne sert pas qu’à faire des œillades au sultan. Elle s’empare des compresses. Je regarde et détourne les yeux alternativement ; moi non plus, je ne veux pas me pâmer. Elle tient la gaze autour sa main, je l’enturbanne avec du sparadrap, contractée au-dessus du mètre qui ne nous sépare plus complètement. Le sang maquille tout mais un long lambeau se détache clairement. Il faudrait suturer, nous ne le ferons pas, nous avons renoncé aux travaux de couture. Et puis Zohre se redresse, elle me sourit, Miel, tu es prête à descendre ? Les nœuds orange au bout de ses tresses vont recommencer à tressauter, nous visons le glacier. Je me lève, je franchis le mètre qui nous sépare. Je me remets en marche derrière Zohre.

Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Je ne me fraie pas seulement un chemin dans la montagne, je descends et je remonte le long d’un fil ténu. Je dévale derrière Zohre et je le cherche lui. Mon père.
Il est venu par ici. Tandis qu’il descendait du Trône, il y a soixante-dix ans, la neige couvrait tous ces versants. C’était en 1956, il avait 27 ans, il brassait la neige.
Plus tard, je suis née, en 1982. Et il est mort en 1992. Il s’appelait Émile, on l’appelait Milou, je m’appelle Émilie. Il m’a appelée Émilie.
Cela fait trente ans qu’il n’est plus de ce monde et je marche sur ses traces sous les pas de Zohre. J’ai fouillé ses papiers, ses pitons, j’ai interrogé ses témoins, sa jeunesse, je questionne mes souvenirs, mon enfance, je le cherche sur la montagne et dans ma mémoire.

Ces versants dans lesquels Zohre et moi déboulons à nouveau, la main bandée, le corps serré, il y a soixante-dix ans, la neige les couvrait donc comme une chape royale… Le talon des Koflach d’Émile se plantait dans la pente blanche. Alors qu’aujourd’hui, sous les semelles d’Émilie, le socle du Trône s’effrite, les petites pierres roulent sous les grandes en crissant, les grandes glissent sur les petites comme des radeaux, avec fracas.
Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Soudain, sous moi, la montagne s’effondre.

Chapitre 2
LIGNE DE FAILLE
Bien avant de parvenir dans les pentes du Trône de Salomon, quand j’ai décidé de partir dans les pas de mon père, ma mémoire s’est ébrouée doucement, me resservant les scènes profondément ancrées, ressassées, et celles appartenant au folklore familial. Écrire ces premières scènes m’a permis d’en révéler les subtilités, de rappeler quelques autres fragments.
J’étais une adulte de 38 ans qui pensait à son père, auquel l’avait liée – la liait ? – une relation fusionnelle. Prête à descendre vers son passé, à se laisser glisser le long du lien. Car qui me dit père, me dit enfance. L’histoire y prend sa source, c’est là que la pente se fracture et que l’avalanche commence à couler.

Ma mémoire me mène d’abord dans le petit creux – tout part du corps de mon père. Ma joue en épouse parfaitement la forme : il se dessine entre ses muscles pectoraux et son épaule, c’est un nid, un havre d’où j’écoute les mille et une histoires dont il me gâte.
Nous sommes allongés dans l’herbe, sous le ciel intense de l’Oisans, un ruisseau qui traverse le replat du Carrelet tinte tout près de nous. Le bruit de l’eau se mêle au conte de mon père. Il s’allonge toujours sur le dos, prenant comme oreiller soit son vieux sac, soit un caillou, il ouvre son bras et je viens me loger dans le fameux petit creux. Il scrute le ciel de l’Oisans, il sent sa fille aux anges contre lui et il fait pleuvoir des histoires dans l’air bleu qui nous entoure. Son imagination s’étend comme ce ciel, sans limite, les histoires ne cessent jamais, nous vivons avec elles, elles n’ont ni début ni fin clairement établis. S’y bousculent des hermines, la noble girouette Moitié de Poulet, les canards de Walt Disney, des cimes et partout, qui me fascinent, des fils d’Ariane qui permettent d’évoluer à travers les labyrinthes dissimulés par les glaciers. Des cristaux brillent dans la vitrine de Bourg d’Oisans et à tous les coins de nos fables. Pour raconter, mon père ne prend jamais de livre, il est le livre, l’album, le grimoire. Son bras s’ouvre comme une page moelleuse, sa voix s’élève, douce : c’est celle d’un homme qui a la cinquantaine, une grave maladie et une petite fille folle de lui.
Il conte l’histoire en regardant le ciel et en me tenant contre son flanc. Parfois sa main libre se lève pour dessiner quelque chose dans l’air. À d’autres moments, lorsque seule la minuscule lampe au plafond de notre van ou la bougie du foyer éclaire la nuit, il fait des ombres chinoises. Ses mains entrent en scène, grandes, larges, polies par des milliers de prises, quelquefois ornées d’une chevalière – rarement, l’usure sur le rocher l’a tant affinée qu’elle est devenue trop coupante pour être portée en permanence. Dans la nuit, ses mains projettent des figures de loups, d’oiseaux, d’écureuils sur les surfaces éclairées où le récit prend forme. Je joins alors mon poing au sien, ouvert, qui m’accueille, et nous formons la tête d’un ours brun énorme. D’autres fois encore, de nuit ou de jour, sa main me protège : au volant quand il freine, elle se tend instantanément devant moi, elle se pose sur mon ventre. Ce n’est pas la ceinture, qu’il a pourtant renforcée de bretelles pour en faire une forme de baudrier, qui me retient. C’est sa main immense posée sur moi.
Le berceau de l’épaule, le bouclier de la main : deux repères sur ce territoire originel que scinde aussi une faille, un point faible et central. Pourtant, quand le ruisseau tinte sous le ciel bleu d’Oisans, quand j’écoute l’histoire depuis son petit creux, je l’oublie un temps. Le ventre de mon père. Là où la douleur sourd. Je ne touche jamais ce ventre qu’on lui ouvre régulièrement, pendant sept ans, pour en déloger le cancer.
Mon père s’habille en salopette pour ne pas se faire mal là. Quand il conduit, il bloque sa ceinture de sécurité avec des pinces à linge afin que rien n’appuie sur sa douleur. D’ailleurs, si nous avions eu un accident, l’aurait-elle retenu, cette sangle au mécanisme entravé ? Mais nous n’en avons pas eu car il maniait les voitures avec le même doigté que les histoires. Sur la route de l’Oisans, à bord de notre VW, large vaisseau, il frôlait le précipice avec grâce. Rien ne l’attachait. Et moi, j’avais sa main qui me protégeait mieux que tout le reste.
Mais je voudrais revenir ici et maintenant en Oisans, en revenir au souvenir à l’estomac : je dois avoir 7 ans, l’âge de l’imagination, j’ai toujours 7 ans. Dans le petit creux, j’écoute l’eau et l’histoire : « Moitié de Poulet a trouvé des cristaux noirs entre les lames de glace. Ils brillent, couleur chocolat, couleur tabac. Ils brillent, ils éblouissent, dans le soleil… » Je tourne un peu la tête sans quitter le petit creux, un instant je regarde le ciel en face, puis le profil du conteur. Les rayons rebondissent sur son front, qu’il a grand et bombé, comme le mien. Ce front de mon père me fait penser au globe terrestre. Quelques rides horizontales le creusent, les ultraviolets l’ont cuivré pour toujours, ses cheveux blonds, paille, secs sont peignés sur le côté. Mon père entretient une élégance sportive, détendue, naturelle?
Je pose mes doigts sur son front, j’interromps le récit des cristaux noirs et nous jouons à « peau de pêche ». Une autre histoire prend alors nos visages pour supports : mon père dit « peau de pêche » et me caresse la joue, « cheveux de blé » dans mes mèches… il me chatouille, je prends le relais, j’appuie sur son front, même si ce que je préfère, c’est lui pincer doucement le nez, ce qui le fait sourire dans la seconde. « Peau de pêche » peut durer à l’infini, comme l’histoire. J’ignore si sa patience vis-à-vis de l’enfance vient de son âge apaisé ou s’il en a toujours fait preuve. Vingt-deux ans plus tôt, une autre petite fille blonde se blottissait contre lui : Bibi, ma douce et grande demi-sœur. Lui pressait-elle le nez ? J’ai 7 ans et il me semble alors qu’elle habite une autre terre, loin de la planète Père – ici ne vivent que deux êtres : lui et moi qui lui serre allègrement le nez et suis du bout du pouce la lisière de ses cheveux.
Le soleil de l’été uissan luit toujours sur nos fronts, mon père reprend l’histoire des cristaux, qui évolue. Son héros, Moitié de Poulet, personnage protéiforme et romanesque, mue. Sans explication excessive, il resurgit en jeune homme athlétique et devient un autre grand personnage de mon panthéon féerique : mon père jeune. Il admire les cristaux tabac et il grille une cigarette au sommet de la montagne, lors d’une ascension d’antan donc, du temps de la corde en chanvre autour de la taille. Là va survenir l’accident, on le sent déjà…
Le conteur n’a pas d’ambition didactique, il ne fait pas les histoires pour m’instruire mais pour notre bon plaisir. Nous voguons sur le fil de l’émotion. Il n’empêche que, par hasard et parce que sa mémoire l’inspire, son récit nous guide parfois sur des lieux périlleux. La peur se pointe alors, davantage que l’exaltation : on n’héroïse pas, on ne se complaît pas face au danger. D’autant que l’histoire sert avant tout à rendre inoffensifs les assauts malveillants du réel.
Le récit du péril encouru par le père jeune et fantasmatique, par le père de chair et d’os auquel je m’accroche, se déploie donc : au sommet, il roule sa cigarette. Lui et ses compagnons se sont décordés pour être plus à l’aise. Il n’y a pas de vent, on ne sent plus le danger. Une photo ? Oui, ce serait bien de faire une belle photo là ! Clope au bec, mèche sur le côté, mon père jeune met son œil dans le viseur. Il ne voit pas tout le monde. Alors il recule. Il recule encore. Un instant, il voit tout le monde, et puis il ne voit plus que la paroi : il tombe ! À la verticale, droit comme un i.
Puis il s’arrête : cette montagne-là est solide, une prise en granit, grosse comme le poing, vient de bloquer la pointe de sa Koflach… Il serre alors la paroi contre lui. « C’est sur les pieds que ça se passe », j’entendrai mille fois ce précepte. C’est sur les pieds que ça se passe pour grimper. Pour marcher. Pour se tenir debout. Et jusqu’à ce jour d’accident frôlé.
Maintenant, dans notre Oisans, mon père lève sa grande main dans le bleu du ciel. Il représente un cercle avec son pouce et son index : OK, c’était la taille de la prise. Confusément effrayée, je me blottis mieux dans le petit creux, et je jette un œil à la pointe de ces pieds qui l’ont sauvé, qui dépassent là-bas. Jamais il ne les dénude ailleurs que dans son lit qu’il déborde systématiquement : ils ont dû avoir trop froid, il en a gardé une sensibilité accrue au niveau des orteils. Aussi, dans la maison, dehors, partout, il craint que quelque chose tombe dessus, un caillou par exemple. Chaussée de sandales, ma mère l’inquiète, l’énerve même : quelque chose pourrait tomber sur son pied ! Le jour de la photo qui l’a lui-même fait chuter à pic, c’est son pied qui est tombé sur la pierre plutôt que l’inverse : nous soufflons.

Le ruisseau miroite au soleil maintenant, l’ombre a tourné. Nous nous redressons et regardons le moulin de bois que nous avons construit avant la sieste. Ses pales d’écorce virevoltent à toute berzingue. Une boîte de conserve rouillée, type corned-beef, trouvée sur place, maintient le dispositif concocté à partir de lambeaux de bois que mon père a retaillés. Avec son couteau – qu’il ne faut pas imaginer comme un Opinel mais comme un poignard –, il fait naître des formes nouvelles, des pièces du puzzle : le monde, aussi réel qu’imaginaire, reste notre grand jeu. En aval du Carrelet, ce sont les cailloux qui constituent le jouet par excellence ; roulés là par le fracassant Vénéon, ils s’arrondissent, deviennent de doux galets. En fin d’après-midi, quand nous serons descendus, nous nous rendrons sur le bord du torrent : je bâtis là des montagnes de cailloux, des montagnes qui débaroulent.

Enfant, je l’ignore encore, mais le lit du Vénéon et le large sommet du Trône de Salomon se font écho. Arrivée là-haut, adulte, je sursauterai : c’est, pour moi, le même terrain de jeux, des cailloux à peine plus anguleux, où des enfants joueraient à faire des tas, des cairns, des châteaux et des hommes de pierre, à se cacher derrière les rochers.

Au bord du Vénéon, mon père me regardait faire mes montagnes qui dégringolaient. Pensait-il alors au sommet du Trône ? Aux pentes qui s’étaient échappées sous ses pieds ? À celle sur laquelle nous nous tenions, joue dans le petit creux, en équilibre, fragiles ?

Chapitre 3
UNE LETTRE À LA SOURCE
Remonter à la source paternelle. Adolescente, je le souhaitais confusément. Jeune adulte, je le désirais ardemment sans oser le dire. Trentenaire, j’entame mes recherches à bas bruit. Je veux tirer et tisser le fil d’Ariane, découvrir l’histoire et la faire mienne. Jusqu’au voyage qui n’est encore qu’un désir confus.
Je cherche donc, comme on erre, jusqu’à ce que Bibi, ma demi-sœur, me remette une pochette qui contient un fatras de documents relatifs à notre père, conservés pendant des décennies par sa première épouse. Je la reçois comme un cadeau, quoique j’ignore à quels souvenirs, au-delà des miens, je m’apprête à me confronter.

Je touche et tourne ce porte-documents banal, dont la couleur a peut-être été vive avant qu’on ne l’oublie trop longuement au soleil, qu’elle y pâlisse comme les cheveux blondis par l’été au grand air. Une teinte beige, un or passé. Je fais glisser le ruban satiné dans la pièce métallique qui ferme le tout. La masse d’un livre non relié. Et dans ce tout, quelques mystères de mon père. Comme je l’ouvre, une page se soulève d’une liasse de feuilles légères, si fines qu’on dirait du papier bible.
Un rebord bleu attire mon œil. Cette première chose que j’examine, c’est une peinture : une carte simple, tracée par un pinceau qui y a représenté deux mers en bleu pâle sur la teinte plus sombre du papier, mer Noire et mer Caspienne. Entre elles et plus au sud, court une série de montagnes orange : Caucase, Alborz, mont Zagros, Alam Kouh, le Damavand assorti d’une mention erronée de son altitude – 6 010 mètres.
Je me suis moi-même baignée dans la mer Caspienne, sur la berge de l’Iran, avec ma famille maternelle qui, coïncidence, vit dans ce pays. J’en ai admiré les lions de mer. Mais ce qui m’interpelle ici, c’est la mention Alam Kouh: l’inconnu. J’effectue une recherche, découvre que le nom de ce massif signifie « la montagne du monde ».

Extrait
« Essayez d’écrire sur votre père, vous vous retrouverez à croiser des fils ténus tirés d’une grosse pelote : la maille des traces, les souvenirs de l’ex-belle-sœur, de votre mère, l’analyse du spécialiste, les journaux intimes, les filaments de votre mémoire. Si vous parvenez à en démêler les nœuds, vous ferez quelques centimètres d’une tresse. « Le bec de la plume peigne la chevelure du langage. » p. 137

À propos de l’auteur
TALON_emilie_DRÉmilie Talon © Photo DR

Ancrée au pied des Alpes, Émilie Talon entretient une connivence avec l’Iran où vit une partie de sa famille franco-iranienne. Son goût de l’ailleurs et de l’interculturalité l’ont aussi amenée à vivre au Portugal et en Tunisie. Elle a publié un premier récit en 2021: Iran, la paupière du jour (édition Élytis, 2021). (Source: Éditions Paulsen)

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Requiem pour la classe moyenne

DELSAUX-requiem_pour_la-classe_moyenne

RL_2023

En deux mots
Étienne rentre de vacances en famille en Bretagne lorsque la radio annonce la mort de Jean-Jacques Goldman. Une nouvelle qui va le déstabiliser et sa vie va alors basculer dans le doute et l’indécision. Sa femme, son fils et sa fille vont se comporter bizarrement, ses repères vont tous vaciller.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un décès déstabilisant

Dans cette comédie dramatique Aurélien Delsaux imagine un père de famille touché par l’annonce du décès de Jean-Jacques Goldmann. À compter de ce moment, il va regarder son épouse, son fils et sa fille avec un œil différent et se perdre en conjectures.

C’est sur la route du retour des vacances, de Bretagne à Lyon, que le narrateur apprend la mort de Jean-Jacques Goldman. Mais il garde cette information perturbante pour lui. «Ce ne fut qu’une fois Félix et Laetitia couchés, les valises défaites, que je dis à Blanche que Jean-Jacques Goldman était mort, et que ça me faisait bizarre. Sa disparition marquait la fin d’une histoire – une histoire liée à mon enfance, à mon milieu d’origine, village et famille, à tous les miens.»
Ce qui le trouble tout d’abord, c’est qu’il a l’impression qu’autour de lui la nouvelle n’émeut pas plus que ça. Chacun continue à vaquer à ses occupations. Ses enfants continuent à ne pas faire honneur au petit-déjeuner et Blanche ne lui adresse qu’une petite phrase de réconfort.
Dans son entreprise aussi, la routine – après le compte-rendu des vacances de chacun – a repris ses droits.
À compter de ce moment, il y a deux lectures possibles de la suite des opérations. Je vous laisse choisir la vôtre.
La première est à charge. Étienne perd le sens des réalités et ne comprend plus sa famille. Pourquoi Blanche décide-t-elle d’acheter un rottweiler pour la protéger et quitte quelques jours le domicile pour s’acclimater à son chien? Pourquoi son fils cache-t-il une bible dans sa chambre? Pourquoi sa fille, devenue femme, choisit-elle un amant qui a quasiment son âge? Autant d’interrogations qui vont le perturber au point de chercher refuge dans la fuite – il cherche un refuge dans les bois – ou dans l’alcool.
La seconde version est à décharge. On peut considérer que la mort de son idole a enclenché un processus d’hypersensibilisation et que le schéma d’une famille heureuse et équilibrée qu’il croyait bien ancré lui apparaît désormais dans sa vraie dimension. Il se rend subitement compte que quelque chose ne tourne pas rond chez son épouse qui a des crises d’angoisse et se sent suivie, que son fils est en pleine crise mystique et que sa fille cherche un père de substitution.
Aurélien Delsaux a joliment construit son roman autour d’ellipses. Il n’affirme rien et laisse au lecteur le soin de conclure. Où est le raisonnable? Où se cache la névrose? Et faire semblant d’être heureux, n’est-ce pas le début du bonheur? Et dans ce cas, l’inverse serait tout aussi vrai!

Post Rencontre VLEEL Auteur - 2

Signalons la rencontre en ligne avec Aurélien Delsaux organisée par VLEEL le dimanche 22 janvier à 19 h. Gratuite et ouverte à tous. Inscription via ce lien.

Requiem pour la classe moyenne
Aurélien Delsaux
Éditions Noir sur Blanc / Notabilia
Roman
224p., 20 €.
EAN 9782882508058
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Bretagne, face à la baie d’Audierne, le long de l’A89, en passant par Clermont-Ferrand jusqu’aux monts du Lyonnais et Lyon.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Etienne rentre de vacances avec sa famille parfaite et son apparent bien-être. Sa vie est confortable, routinière. Il mène une vie normale, c’est l’essentiel.
Quand soudain, on annonce à la radio la mort de Jean-Jacques Goldman.
Avec cet adieu au totem et au ciment des classes moyennes, Aurélien Delsaux tire à vue sur notre époque, et il la touche en plein cœur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Damien Aubel)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« Les vacances étaient terminées, jusque-là tout s’était bien passé. Je me souviens des chiffres d’alors, je voudrais les saluer : il allait bientôt être dix-huit heures, Blanche, ma femme chérie, somnolait à mon côté, nos deux enfants dormaient à l’arrière, je roulais sur la flambant neuve A89, j’avais quarante-cinq ans, j’avais enregistré sur le régulateur la vitesse maximale autorisée, le tableau de bord annonçait quarante et un degrés à l’extérieur.
Ce que les chiffres mesuraient, le temps et la vitesse, la température ou le prix, j’étais depuis longtemps persuadé de ne pas savoir l’évaluer, de n’être plus capable de le ressentir vraiment. Les chiffres fixaient tout et tenaient tout en respect, ils épinglaient calmement en moi des papillons morts. Ils rendaient la vie saisissable, ils étaient les sigles de mon bonheur.
Je ne vis pas le gris de cendre du gazon sur les aires, ni les branches nues comme en hiver des arbres secs, presque brûlés, je n’entendis aucun appel au secours. Je veillais sur la sécurité et le bonheur des miens, les ramenant au foyer dans notre confortable familiale, en qui j’avais toute confiance.
Les objets ne m’avaient jamais trahi. Chacun me faisait croire avec élégance, presque affection, que je méritais ses bons offices. La clim était automatiquement réglée, la ventilation était douce, les vitres teintées nous protégeaient de la lumière et des regards, la puissance du moteur était peu bruyante, je doublais les camping-cars hollandais tranquillement. Si je restais concentré sur ma route, il ne nous arriverait rien.
Nous avions hésité à partir la veille, nous craignions une circulation compliquée. C’était un dimanche classé orange. Mais nous n’allions pas renoncer à un jour de vacances, nous profiterions de notre bon temps jusqu’au bout. Par chance, il n’y avait pas eu un seul bouchon. J’avais refait le plein à hauteur de Clermont-Ferrand, j’avais acheté aux enfants un paquet de fraises Tagada. À leur réveil, ils en déchireraient le plastique en éclatant de rire. J’avais aimablement souri à la caissière harassée par ce long, ce si long dernier dimanche et dernier jour du mois d’août.
Tout ce qu’il avait fallu faire, je croyais l’avoir fait.
*
Mentalement, j’aurais dû effectuer plus d’efforts pour rester vigilant. Je me parlais, je ne reconnaissais pas tout à fait ma voix, ce n’étaient pas tout à fait mes paroles. Je me repassais le film de notre séjour en Bretagne, dans la grande villa de mes beaux-parents, face à la baie d’Audierne. Mon beau-père m’y avait conté l’oracle de la situation économique mondiale, il interprétait force données, il en ouvrait froidement les entrailles. Dans ces viscères ternes, il lisait un avenir stable et bon, il lisait le clair et ferme avenir.
Tout tiendra ! l’entendis-je encore jubiler.
Et je me répétai cette prédiction, sans réfréner un sourire que je n’adressai qu’à moi, tendant le cou pour que le rétroviseur me le rendît. En petites vagues, de bons souvenirs clapotaient dans ma tête. J’étais de nouveau dans cette crique charmante que nous avions gagnée en bateau, que nous eûmes pour nous seuls. Les enfants s’amusaient à m’enfouir en son sable et à m’entourer de murailles. Puis je revis la destruction de leur château, le grand trou que mon corps relevé laissa, les vagues abolissant tout. L’océan s’évapora. Les Monts du Lyonnais avaient paru au loin.
Tout tiendra, tout tiendra, marmonnais-je à présent comme un mantra. Nous passions sous un de ces grands panneaux bleu roi, aussi verticaux que des lames de guillotine. Il indiquait des directions qui n’étaient pas la nôtre, bifurquant avant elle, STRASBOURG DIJON SAINT-ÉTIENNE, ou, MARSEILLE MILAN, la dépassant. Tout tiendra, tout tiendra, allai-je jusqu’à comiquement chantonner.
Filant sur une portion d’autoroute parfaitement droite, je jetai un œil distrait aux différents symboles allumés sur le tableau de bord. Tous confirmaient le pilotage quasi automatique de mon véhicule.
*
Le soleil ne faiblissait pas. Je savourais un mélange de sérénité et de confiance, dont l’habitacle était plein, et que j’aurais pu essayer de nommer. Depuis la fin de l’adolescence, et jusqu’à ce soir-là, je ne m’étais pas beaucoup attardé sur mes sentiments, je n’avais que rarement ressenti le besoin de leur donner un nom. Je me sentais proche de ces gens qui appellent leur chien Le chien ou leur chat Le chat, et à qui très souvent on reproche cette négligence. De mes émotions je ne faisais pas une affaire personnelle. Je n’étais pas une pierre, je n’aspirais pas à devenir de marbre, des sentiments m’habitaient bel et bien. C’étaient ceux d’un homme normal, dans une vie normale. J’étais triste ou heureux comme tous les gens de ma catégorie pouvaient l’être, ni plus ni moins.
Il n’y avait rien à en dire, rien à dire du tout.
La route était toujours droite et sèche, la voiture semblait voler magiquement à un centimètre de sa surface. Je me redressai sur mon siège. Je humai l’odeur de neuf autour. Le mot assurance émergea. Il aurait parfaitement convenu pour me caractériser.
À 20 ans, j’aurais eu bien des raisons personnelles de protester contre l’ordre des choses. À présent, je n’en voyais plus de très sérieuses, je n’en voyais plus aucune de valable. Globalement, les lois invisibles qui régissaient le cosmos, les lois tortueuses que l’humanité s’imposait, tout ça m’allait très bien. Mes besoins étaient comblés et mes désirs, modestes, satisfaits.
Pour ne pas m’endormir, je doublai une Kangoo verte qui se traînait trop sur la voie centrale. Voici ma vie – une avancée rapide, contournant en toute sécurité, dans le respect des règles, le moindre obstacle. Je n’avais qu’à continuer à bonne allure ma trajectoire, je n’avais qu’à suivre les indications.

Après dix heures de route, nous arrivions enfin aux abords de Lyon. Je connaissais parfaitement notre fin de parcours. Je laissai néanmoins le GPS me guider encore, j’augmentai légèrement le volume de la radio, la fatigue commençait à se faire sentir davantage. J’avais de désagréables picotements dans la nuque, de violentes envies de bâiller. Ma fille et mon fils, écouteurs sur les oreilles, regardaient chacun leur film sur leur tablette. Blanche, la tête penchée vers sa vitre, gardait en son reflet les yeux fermés.
Le dernier péage franchi, nous entrâmes dans le tunnel, le profond et long tunnel qui passe sous les fleuves. Nous arriverions bientôt rue Saint-Jacques, nous étions presque arrivés – plus que 7 minutes, indiquait la machine. Je n’en comprenais plus l’itinéraire. Les lumières orange, le grésillement de la radio qui ne capte plus, je me les rappelle. Je pensais peut-être à quelque chose de précis en cet instant, quelque chose du proche et calme avenir : aux valises à défaire, à la rentrée des enfants – ou à un nouveau voyage. Je ne m’en souviens plus.
Je ne vis pas l’écran émettre de flash ni devenir noir, je ne vis pas le tunnel s’éteindre ni s’écrouler, nous n’avons pas plongé dans je ne sais quel gouffre. Je ne me souviens de rien sinon du bleu – de cette moitié de disque bleu, de l’air libre qui nous appelle, de ce morceau de ciel comme une île en vue. De ce bleu là-bas au loin, tout au bout, ce bleu tendre du soir, vers quoi nous allions et de quoi, sans cesse, sans cesse, nous nous rapprochions.
C’est en sortant du tunnel que j’entendis la présentatrice interrompre le programme pour m’annoncer à voix basse la mort de Jean-Jacques Goldman.
La nouvelle tomba en moi, avec ce son mou du galet jeté dans la mare. Dans le silence de la vase, une fois leur obscure retraite atteinte, y remuent des bêtes étranges.
J’éclatai en sanglots, mais doucement, le plus doucement possible, pour ne déranger personne, pour ne pas dévier de ma trajectoire. Je coupai la radio et mon portable.
Le trafic s’était soudain densifié. Tous les phares et tous les lampadaires s’étaient allumés. La nuit et la ville nous avaient avalés.
*
Rue Saint-Jacques on décongela tout de suite une quiche Tradition. Une odeur de gras sortit du micro-ondes, on mangea très vite. Je mâchai ma part tiède en y cherchant une consolation. Nous étions arrivés, nous avions encore réussi. Les vacances étaient finies, mais nous étions de retour chez nous, sains et saufs. Personne n’avait forcé la porte de notre appartement, un rapide tour de nos 184 m2 me donna l’impression que tout était intact, que rien n’avait changé.
Dans un cauchemar qui m’avait autrefois obsédé, je nous voyais rentrer de vacances pour découvrir au sous-sol qu’on avait défoncé la porte de notre garage. Aucun de nos vélos n’y avait été dérobé, on s’était contenté de casser ce grand et vertical rectangle blanc et lisse, on l’avait défoncé, tordu et sali, pour le seul plaisir de nous nuire. Qui avait fait ça, quel était son visage, qu’est-ce que c’était, avait-ce un visage – mon rêve ne le révélait pas.
J’avais, depuis, investi dans un système de sécurité. Ce mauvais songe s’était fait de plus en plus rare. Mais contre les cauchemars on ne vend pas de système de sécurité infaillible.
Ce ne fut qu’une fois Félix et Laetitia couchés, les valises défaites, que je dis à Blanche que Jean-Jacques Goldman était mort, et que ça me faisait bizarre. Sa disparition marquait la fin d’une histoire – une histoire liée à mon enfance, à mon milieu d’origine, village et famille, à tous les miens.
Je ressentais autre chose que de la tristesse, quelque chose de plus fort, comme on dit d’un alcool.
Elle ne me demanda pas de quoi il était mort, d’ailleurs je n’en savais rien, qu’est-ce que ça changerait. Elle fit juste C’est vrai, à moitié comme une question, à moitié comme si elle le savait déjà, comme si elle l’avait toujours su. Elle n’était pas douée pour la consolation, mais qui l’est. Elle posa négligemment une paume sur ma joue, par automatisme, ou par condescendance. Sa paume était douce, ma joue rêche, elle retira très rapidement sa main.
Je haïssais tous ses gestes. Je ne disais rien.
Je m’isolai dans ma pièce – moitié bureau, moitié débarras, je ne lui avais pas assigné de fonction exacte. J’y regardai mon vieux poster. On l’y voyait avec encore beaucoup de cheveux, il jouait sur une guitare électrique bleu et blanc, son profil laissait voir son nez juif, une immense fumée rouge montait derrière lui. J’avais tellement aimé ses chansons, autrefois.
Les autres écoutaient les hits internationaux, mélopées anglaises et rap d’outre-Atlantique : paroles que je ne comprenais pas, rythmes qui ne me correspondaient pas, mélodies qui n’étaient pas les miennes. Les chansons de Goldman, je les avais si souvent passées et repassées dans ma chambre et dans ma tête. J’avais tant aimé quand la radio en diffusait une, les matins ou soirs dans le car du collège, les samedis après-midi à l’Intermarché de Bournay, et aux mariages de mes grands cousins, et à quelques enterrements. J’en savais sûrement encore tous les textes et tous les airs par cœur. Il y avait pourtant longtemps que je ne les chantais plus.
Je ne décrochai pas le poster, ce ne fut pas à ce moment-là que je le déchirai. Je pleurai encore.
Un air funèbre m’avait envahi. Je reconnus le début du requiem anglican de sir Andrew Gardiner, un contemporain de Purcell dont, pour parfaire mon éducation musicale, mon beau-père m’avait offert un disque. C’est épatant, m’avait-il vanté. Le terme m’avait paru quelque peu déplacé pour qualifier une œuvre funèbre, mais comment dire la puissance de cette médecine sacrée. I am the Resurrection and the life, chantonnai-je aux quatre murs et au plat visage de mon ancien héros, sans y croire. Je me laissai apaiser par la tristesse domptée de cette musique-là. Malgré moi, elle m’accompagnerait dans les jours à venir.
J’essuyai mes joues. Je me concentrai sur demain. Une nouvelle année commencerait.
Blanche allait retrouver ses collègues avocats, et ses clients innocents ou menteurs, et les greffiers, et les juges, et le président du tribunal, et je ne savais qui. Les enfants reprendraient le chemin de l’école et reverraient leurs amis. Moi, j’allais retrouver le labo, mes listes de tâches quotidiennes à distribuer, grilles à remplir, dosages et résultats à contrôler, fidèlement. Nous reprendrions tous les quatre notre rythme, nos horaires, nos activités, loin du temps sans stries des vacances.
Nous les regretterions un peu, ces jours libres – mais pas trop, pas longtemps. Le cours normal des choses emporterait dans ses flots tranquilles tout le sable de notre mélancolie.

Dans notre chambre, Blanche avait déjà éteint. Elle était parfaitement immobile. Allongé tout près d’elle, je ne l’entendais pas respirer, j’eus peur qu’elle ne fût morte aussi. Je murmurai Bonne nuit chérie, espérant qu’elle me répondît, qu’elle me rassurât. Sans doute était-elle plongée dans la phase profonde du premier sommeil. Je fermai les yeux pour la rejoindre où l’on ne rejoint jamais personne, là où se mène la vie involontaire.
La plupart du temps je dormais du parfait sommeil du juste. Et voici que, très vite, je me réveillai en sursaut.
*
J’errai dans le couloir, hésitai entre le salon et la cuisine, entrouvris avec délicatesse la porte des chambres de Laetitia et de Félix. Je ne voulus pas contempler leur visage, leur visage dormant m’avait toujours fait peur. Je détournai le regard au bel or de la chevelure de ma fille qui débordait son oreiller, je ne vis que la main, la timide main de Félix – puis je regardai nos meubles, toutes les choses, toute la sécurité des choses qui se taisaient dans la nuit.
Je me laissai tomber sur le grand canapé d’angle du salon, j’allumai plusieurs lampes, une à une, pour simuler le début d’un show. Les bibelots n’avaient pas bougé, le vernis de tout brillait. Sur une étagère, dans l’émail d’un vase en raku, je vis une forme de boule qui devait être mon visage déformé, ma trouble gueule.
J’admirai longuement les angles parfaitement orthogonaux et l’apparence gris et noir de ces bijoux technologiques qui font toute la beauté de la vie moderne, qui justifient par leur usage comme par leur simple présence la peine qu’on se donne pour les acquérir. Je les chérissais comme de loyaux, de sûrs et fidèles consolateurs. Par le seul commandement de mon désir, grâce à l’efficacité de leurs entrailles électroniques, Jean-Jacques Goldman ne serait pas si mort que ça.
Je caressai la table basse devant moi. Un peu de poussière se colla sur mes phalanges, la poussière qui continue à se déposer partout, tout le temps, même quand l’appartement reste fermé dix jours, même quand nous ne sommes pas là pour la créer en abandonnant toujours d’infimes pellicules de peaux mortes. Plus que de notre propre usure, je la voyais naître de chaque chose, et de l’air, et du temps lui-même – chair de sa chair, émiettée.
Heureusement pour nous, Nadia nous débarrasserait de ces particules bourrées d’acariens. Elle reviendrait jeudi faire le ménage, elle reviendrait chaque jeudi, tous les jeudis, toute l’année, elle n’avait aucune raison de nous abandonner. Elle reviendrait année après année, jusqu’à sa retraite – à moins qu’elle ne meure prématurément. Je ne connaissais pas l’espérance de vie d’une femme de ménage.
Je repris la pile des journaux et magazines, j’aimais qu’elle dessinât – le plus grand format à la base, le plus petit au sommet, le tout bien centré – une petite pyramide aztèque.
Ainsi trouvai-je caché entre L’Obs et Télérama un prospectus annonçant l’ouverture prochaine d’une salle StrongPark à La Part-Dieu.
Sous le slogan TOUJOURS PLUS FORT, un jeune blond, en short bleu et marcel immaculé, affichait, un haltère dans chaque main, ses muscles en sueur et son sourire carnassier. Pourquoi Nadia n’avait-elle pas jeté ça tout de suite à la poubelle. Fixant avec mépris l’image de ce Musclor photoshopé, je ne pus m’empêcher de rire, d’un rire presque spectral.
À ton âge, j’avais mieux à faire que de gonfler mes biceps –
D’un seul poing, je roulai en boule ce rectangle de papier glacé.

Derrière une des lampes, des feuilles se découpaient, noires, en contre-jour. Je me levai pour les toucher, pour leur donner une caresse. Elles avaient des formes originales, on aurait dit des œuvres de métal ciselé. La première que j’effleurai se détacha de sa tige pour tomber droit vers le sol. Je passai ma main au-dessus des autres, toutes s’effritèrent. Elles tombèrent en petits morceaux, en tout petits morceaux de cendre noire.
Toutes les plantes étaient mortes de soif. Ce n’était pas moi qui m’occupais de leur arrosage, mais la personne qui le faisait leur avait manqué. Nous avions oublié de demander à Nadia, ou à n’importe qui, de passer les arroser, ne serait-ce qu’une fois en notre absence. C’était idiot et touchant, ce besoin vital et cette négligence humaine.
Je souris à ce nécessaire et fidèle souci que nous, êtres humains, devons à toute plante en pot. Notre nécessité avait sa réciproque, elles manqueraient à la joliesse de notre intérieur. Il faudrait vite en acheter d’autres. J’avais à me débarrasser d’autant plus vite de ces formes rabougries et cramées, de ces tiges cadavériques.
Je cessai de sourire parce que je ne savais pas quoi faire de la terre.
*
Dans les heures lisses de la nuit, quand pour deux ou trois heures la rue se tait parfaitement, les yeux fixés au plâtre du plafond, je vis défiler quelques futiles images de mon enfance calme. Les chansons de Goldman avaient bercé tout le premier tiers de ma vie, au soleil de sa mort ma mémoire en dégelait quelques morceaux.
J’ai revu des jardins. J’ai revu notre petit pré piqué de fruitiers à Saint-Jean-l’Herme, bordant les grands bois des Blaches. J’ai revu le carré tout en fleurs de Bournay, et le petit potager à Sainte-Julie, chez mes grands-parents paternels, maternels. Je disais bonsoir aux arbustes, aux buissons des haies, bonsoir aux fleurs et aux fruits, bonsoir chaque brin, chaque branche, bonsoir la terre et l’herbe, bonsoir bestioles.
Passe alors une petite taupe, je la suis. Elle plonge dans un trou, creuse de plus en plus profond sa galerie. Bientôt ses pattes se fatiguent, ses griffes s’usent. Elle n’arrive plus à poursuivre, elle ne sait plus creuser, elle ne peut plus, ne peut plus. Et soudain c’est moi. Je suis coincé sous la terre, dans quel boyau du temps, mes mains sont couvertes de sang, et j’étouffe –
Je me réveillai encore en sursaut. Qu’est-ce qui m’arrivait. Me semblait avoir entendu un cri sourd, assez proche, de l’autre côté des cloisons ou des vitres, dans une chambre ou sur le balcon. J’ouvris un instant la baie, je retournai voir les enfants. Tout était tranquille dehors, tout dormait dedans.
L’air extérieur m’avait fait frissonner, je rejoignis la tiédeur du lit conjugal.

Une heure avant l’aube, Blanche me réveilla. Elle secouait mes épaules, elle s’était mise à quatre pattes, elle avait enlevé sa chemise de nuit.
La première chose que je vis en ouvrant les yeux dans la pénombre fut le frémissement de ses seins.
D’abord elle ne demanda rien, je me taisais. Nous avions souvent fait l’amour en muets, sans parler ni avant, ni pendant, ni après. Dans ces moments bénis, l’évidence et l’accord de nos désirs suffisaient, commandaient tout. »

À propos de l’auteur
DELSAUX_aurelien_©Emmanuelle LescaudronAurélien Delsaux © Emmanuelle Lescaudron

Aurélien Delsaux est né en 1981. Son premier roman, Madame Diogène, remarqué par la critique, a été finaliste de plusieurs prix. Son deuxième roman, Sangliers, paru en 2017 chez Albin Michel, a reçu le prix Révélation 2017 de la Société des gens de lettres. Luky a paru chez Notabilia en 2020, tout comme Requiem pour la classe moyenne (2023). (Source: Éditions Noir sur Blanc)

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Dans les murmures de la forêt ravie

ALAUZET-dans_les_murmures_de_la-foret-ravie  RL_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Le troupeau de Jean vient d’être décimé. Alors les hommes du village décident de traquer le loup. Mais Jen préfère régler lui-même le problème et part dans la forêt, laissant sa fille Agnès et son ouvrier Pàl se débrouiller sans lui. Face au loup, c’est toute sa vie qu’il va retrouver. Une vérité douloureuse.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La solitude, la forêt et le loup

Avec ce premier roman très noir, Philippe Alauzet confronte une nouvelle fois le loup et l’homme. Sauf que l’histoire n’est pas aussi simple qu’elle y paraît. Qui s’attaque à son troupeau ? Et qui est le plus solitaire des deux ? Le combat s’engage.

La cohabitation de l’homme et du loup n’a jamais été simple. Nombreux sont les paysans qui se sont opposés aux campagnes de réintroduction de la bête qui s’attaquait à leurs troupeaux. Aussi quand s’ouvre ce roman, la découverte de brebis égorgées ravive la colère des bergers qui n’ont qu’une envie, aller abattre au plus vite ce prédateur qui demain peut s’en prendre à leurs bêtes. Mais Jean, la victime, refuse leur proposition. Il n’a besoin de personne pour régler le problème et préfère partir seul traquer la bête. Car Jean est un solitaire. Après avoir perdu sa femme, il a construit sa vie autour de sa ferme, son coin de terre, sa fille Agnès et son chien Pentecôte. À leurs côtés, Pàl, l’ouvrier immigré, est lui aussi un taiseux, enfermé dans un son exil douloureux. Plus qu’un groupe, ils forment un trio de solitudes qui cohabitent. Chacun avec son histoire, ils se sont construits de solides remparts. Jean préfère la forêt aux hommes. Agnès rêve d’ailleurs mais la quarantaine passée, elle ne se berce plus d’illusions. Tout juste accepte-t-elle une relation à minima avec Pàl, car il faut bien que le corps exulte. Puis elle retourne à ses occupations domestiques. Finalement, le seul qui fait le lien entre eux, le seul à ne pas avoir d’états d’âme et de pensées parasites, c’est le chien. S’il suit volontiers Jean dans la forêt, il aime aussi retrouver Agnès et Pàl, de retour de ses expéditions.
La forêt, c’est d’ailleurs le personnage inattendu de ce conte noir, l’endroit qui grouille de vie, où l’horizon est certes limité, mais où tout peut se passer. La compagne de Jean : «Cette forêt qu’il connaît comme personne, c’est comme si elle l’avait vu naître. Parfois, il la sent battre dans ses veines. Il en a étudié chaque arbre, chaque pousse, chaque herbe, chaque être qu’il pourrait nommer, fourrant dans sa mémoire rétive à tout autre sujet un trésor de savoirs dont on serait bien en mal de connaître la source. Et là, pourtant, cerné par les odeurs de la terre et des bois, par les mille voix du vent caressant ses oreilles, Jean se sent subitement le cœur aussi lourd que le ciel qui plombe. Ça lui tombe dessus comme une fiente.»
Car au fur et à mesure qu’il progresse dans sa traque, il chemine aussi dans son esprit. Ses souvenirs viennent le hanter, sa solitude le consume, ses certitudes vacillent. Alors, il n’est plus un roc quand il se retrouve nez à nez face à «une masse musculaire roulant sur son dos et ses épaules, une allure lourde et puissante, près de quatre-vingts kilos de force et de longues pattes nerveuses prêtes à bondir: un loup à robe grise nervurée de crème et de charbon, la fourrure grossière et longue dressée sur son échine». Le loup dont «les babines retroussées laissaient voir, tout en grand, canines et incisives, terribles, mortelles, machine à rompre et à broyer n’attendant qu’un geste de l’homme pour déchaîner l’enfer.» Mais l’enfer n’est jamais sûr et Philippe Alauzet va alors imaginer une issue surprenante à cette confrontation. Avec une écriture poétique, à la fois proche de la terre et des humeurs de l’esprit, le primo-romancier nous livre une réflexion sur l’enfermement, la prison intérieure qui se construit insidieusement. Mais aussi sur les forces qui poussent à sortir de cette aliénation. Voilà des débuts en littérature plus qu’encourageants, qui ne sont pas sans rappeler ceux de Franck Bouysse.

Dans les murmures de la forêt ravie
Philippe Alauzet
Éditions du Rouergue
Premier roman
112 p., 13,80 €
EAN 9782812624155
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé en France dans une région forestière qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Agnès n’a jamais quitté la ferme de Jean, son père. Après que sa mère a disparu, alors qu’elle était adolescente, elle a peu à peu pris sa place. Et si elle rejette les avances des hommes, elle veut bien des caresses de Pàl, l’ouvrier qui travaille chez eux, un étranger qui n’a que des terres brûlées derrière lui. Mais de la forêt vient une bête qu’on croyait disparue, qui décime les troupeaux. Jean n’est pas de ces hommes qui se résignent. Il prend un fusil et suivi de son chien, Pentecôte, passe l’orée du bois, les limites du monde.
Avec ce premier roman d’une puissante poésie, Philippe Alauzet nous fait entrer dans un conte noir, l’histoire de la libération d’une enfant blessée, dans un monde clos sur ses silences et ses secrets, où les fantômes rendent l’amour impossible.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Ils étaient une dizaine autour de Baron, de Péchac.
Baron, il serrait les poings de rage. Il avait des larmes dans les yeux, et on savait pourquoi : ils auraient tous eu la même rage et la même peine s’ils avaient été à sa place.
La machine faisait un bruit d’enfer, avec ses puissants vérins. Un gars attachait la bête par une patte, puis le bras articulé montait, déposait la carcasse dans la benne. On défaisait la sangle. La bête tombait dans un vacarme lourd et
sec.
Au début, ça avait résonné contre la tôle, puis les carcasses s’étaient entassées les unes sur les autres avec un bruit sourd de sacs et de carton.
Dans cette benne, il n’y avait pas seulement l’outil de travail de Baron, il y avait surtout sa motivation, son courage, son goût pour cette vie-là.
La femme de Baron le tenait par l’épaule. Elle lui caressait la joue et le front, comme si elle avait cherché à éponger toute sa rage et sa peine. Il lui serrait la main.
Jean regardait ces mains – celles qui se serrent, celle sur le front. Il n’y aurait pas eu de mains pour éponger son front si ça lui était arrivé, à lui. Il se disait : « Il a de la chance dans son malheur, le Baron, il va pas nous faire chier. » Il aimait pas grand monde, Jean, à part Pentecôte, son border collie qui justement était là, à ses pieds, le museau levé vers lui, la langue pendante, attendant un signe, n’importe lequel. Son monde se résumait à Jean. Son champ de vision s’était définitivement réduit à l’homme et à ce que l’homme attendait de lui : rassembler les bêtes, les tenir dans le cercle, les mener de la pâture à l’étable, de l’étable à la pâture.
Jean sentit la présence du chien à ses pieds, lui caressa la tête d’un geste appuyé, comme pour se donner un peu de réconfort.
– Il va nous ruiner si ça continue comme ça.
– Il m’en a pris une dizaine, le salaud.
Ils avaient tous le même discours, les Marty, les Roussignac, les Costes, les Raynal, les Lacombe. Un de ceux qui avaient parlé était une grande bringue à la pomme d’Adam surdimensionnée. Il regardait en direction d’une masse sombre, toute proche, échevelée, hirsute, compacte comme une boule. Il y avait des rochers çà et là, rongés de mousse et de ronces, des bouquets de jeunes arbres stoïques, un fouillis de buissons ternes et revêches, serrés les uns aux autres. Derrière venait le monstre, replié sur lui-même, agité faiblement par le vent froid et sec, emmêlé de fougères, de branches mortes, de baies piquantes, de troncs envahis de lichen, parfois pourris sur pied, sans ciel, avare de lumière, patient et attentif – et mauvais, nul n’en doutait dans le coin, mauvais comme une vieille fille sans âge, et avec ça une odeur de terre lourde, une odeur brune, presque noire. L’homme regardait vers la forêt. Une enceinte lointaine et proche qui encerclait le pays, bouchant tout horizon. N’importe où que se pose le regard, elle était là, barbouillée de brume. Comme elle était impénétrable, ses yeux y cherchaient les bêtes d’avant, celles des nuits de pleine lune, celles qui se cachaient derrière les portes, sous les lits. Il était là, le monstre, celui qui avait planté ses crocs et ses griffes dans le cou des brebis, à peine bu leur sang, négligé leur chair (d’où les bêtes fauves tuaient-elles sans nécessité, par seul goût du carnage ?). Comme il fallait bien un coupable, il était là, caché, à l’affût. Nul ne le voyait, mais il les voyait tous, un par un, choisissant sa future proie.
– Et les gars de la ligue, ils font quoi ?
Un des types cracha par terre.
– S’ils manquent de fusils, j’en suis, et plutôt deux fois
qu’une.
La ligue, elle est censée protéger les brebis et le mode de vie des loups. Ici, on s’en fout pas mal du mode de vie du loup : depuis qu’il est de retour, on compte les cadavres d’ovins par dizaines. Personne n’a les moyens d’encaisser une telle perte sans broncher. L’été, les brebis dorment le jour, à cause de la chaleur, elles ne sortent manger que la nuit. Et aucun des bergers présents ne peut se permettre de négliger toutes les autres activités que nécessite une exploitation. C’est une rude vie. Rien que la traite, ça prend des heures, et chaque jour il faut recommencer. C’est pas une vie, on pourrait dire, c’est un piège. Pas moyen de lever le pied, pas le droit de se reposer, de s’arrêter, d’être malade – et des vacances, on en parle même pas. Les brebis, si on s’occupe pas d’elles, elles vont pas le faire toutes seules. Y en a sans doute qui parfois rêvent de décrocher, d’envoyer balader tout ça, de foutre le feu à l’étable avec ces putains de chieuses dedans, de tout faire cramer et de se poser sur un rocher pour regarder passer les nuages et les heures. Mais si certains se le disent dans les moments de découragement, ça ne dure pas longtemps : cette vie, ils l’aiment, c’est la leur, sinon ils tiendraient pas une semaine.
Mais là, Baron, qui est pas loin d’avoir soixante ans, s’il les a pas, il a pris un sacré coup. Il serre la main de sa femme qui a posé sa tête sur son épaule. Il s’essuie le nez d’un revers de manche.
– Pour moi c’est bon, je raccroche.
Elle lève à peine la tête vers lui, elle s’attendait pas à ça, mais elle est d’accord.
– Y a un gars qui m’a approché. S’il a pas trouvé ailleurs, je lui vends. Place aux jeunes.
Il a dit ça avec quelque chose de méchant dans la voix. Et il tourne les talons. Il va vers ceux qui manœuvrent le bras articulé. Ils échangent deux mots. Les types semblent sur leur réserve, comme si le malheur c’était contagieux (ça l’est peut-être).
Il signe un papier. On lui tend un bordereau détaché d’un bloc. Et il s’éloigne sans se retourner.
Du coup, les autres aussi se dispersent. C’est sinistre, cet amas de charognes, sous ce ciel incolore, battu par une gifle qui tire la peau et sèche les lèvres. Et ils ont du boulot, qu’ils vont accomplir en savourant la chance d’en avoir encore sur la planche, jusqu’à pas d’heure.
Jean baisse la tête vers Pentecôte. Lui aussi il va partir. Le chien comprend et fait des ronds autour de lui.
– T’es un bon tireur. Si on organise une battue pour buter ce fumier, t’en es ?
Le gars qui a parlé, la grande bringue à la pomme d’Adam surdimensionnée, est un des derniers à rester. Il y en a deux autres avec lui. Ils ont un air farouche. Y en a un qui jette un doigt accusateur vers la forêt. La grande bringue regarde Jean fixement – il a peut-être un air de défi, mais pas beaucoup d’illusions. Ils ne l’aiment pas. Tous, ici, ont fait de longues études, les jeunes en tout cas, et les moins jeunes c’est à peu près pareil. Tous ont étudié, réfléchi, acquis une expertise qui n’a rien à envier aux autres professions, sont des techniciens dans leur domaine, des entrepreneurs au
rendez-vous de fortunes diverses, mais des chefs d’entreprise performants. Jean, à leurs yeux, c’est la caricature du paysan tel que l’imaginent ceux de la ville : un péquenaud taiseux, fruste, méchant, arriéré, arc-bouté sur sa bêtise. Il les ferait tous passer pour des sauvages, ça les dégonde.
Jean mâchouille quelque chose (sans doute sa rancœur envers tous et tout). Il regarde vers la forêt comme s’il la fouillait. Puis il lâche :
– C’est pas mon problème. Et si c’était mon problème, j’aurais besoin de personne pour le régler.
C’est dit, et c’est clos. On n’en aura pas plus.
Il a déjà tourné casaque, Pentecôte en éclaireur. L’autre gars lance dans le vide :
– T’as pas toujours dit ça. C’est quand ça t’arrange, pas vrai ?
Mais Jean est déjà loin. Ce qu’on pense de lui, pareil, c’est pas son problème.
Agnès a l’impression d’avoir l’âge de son père. Elle sent la paille, le foin, l’étable. Elle y passe ses journées, les mains calleuses à cause de la fourche avec laquelle elle balance des paquets de paille, des pis qu’elle malaxe, même si la traite est automatisée, on est plus au Moyen Âge, des barrières pleines d’échardes. Elle a la peau tannée par le froid, le vent, et le soleil d’été qui brûle comme brûle l’hiver dès l’automne venu, y a pas de mesure.
Pàl a débarqué il y a un an ou deux, il est resté. Tout ça, pour lui, c’est de la rigolade: dans son pays, on vit dans la boue, on connaît la faim, et le froid, n’en parlons pas, vingt au-dessous de zéro, c’est pas loin de six mois sur douze, et le reste du temps on boit pour oublier. »

Extraits
« Cette forêt qu’il connaît comme personne, c’est comme si elle l’avait vu naître. Parfois, il la sent battre dans ses veines. Il en a étudié chaque arbre, chaque pousse, chaque herbe, chaque être qu’il pourrait nommer, fourrant dans sa mémoire rétive à tout autre sujet un trésor de savoirs dont on serait bien en mal de connaître la source. Et là, pourtant, cerné par les odeurs de la terre et des bois, par les mille voix du vent caressant ses oreilles, Jean se sent subitement le cœur aussi lourd que le ciel qui plombe. Ça lui tombe dessus comme une fiente. » p. 39

« Quatre-vingts centimètres au garrot, plus d’un mètre cinquante de longueur, une masse musculaire roulant sur son dos et ses épaules, une allure lourde et puissante, près de quatre-vingts kilos de force et de longues pattes nerveuses prêtes à bondir : un loup à robe grise nervurée de crème et de charbon, la fourrure grossière et longue dressée sur son échine, pointait vers Jean sa gueule tordue par la rage. Les babines retroussées laissaient voir, tout en grand, canines et incisives, terribles, mortelles, machine à rompre et à broyer n’attendant qu’un geste de l’homme pour déchaîner l’enfer. Le museau plissé, plus menaçant que l’orage qui tonne dans le lointain, rejoignait deux petits yeux très rapprochés, couleur d’ambre et de flamme. Le loup grondait, puis grognait, puis ronflait dans sa gorge et semblait une forge prête à vomir son feu, avant de grogner à nouveau, et ce grognement avait déjà tout de la morsure. La tête aplatie, les oreilles plaquées contre le crâne, le cou tendu, les yeux presque clos fusant entre deux paupières cruelles, le loup affermissait son emprise, les griffes plantées dans le sol, un coureur sur la ligne. » p. 51-52

À propos de l’auteur
ALAUZET_philippe_ ©Laurent_Parson

Philippe Alauzet © Photo Laurent Parson

Après des études musicales, Philippe Alauzet se tourne vers l’écriture et le cinéma en participant à l’âge de 20 ans à la création d’une société de production de films courts-métrages. Active jusqu’au milieu des années 2000, cette société développe des projets de longs et produit un certain nombre de courts-métrages dont il écrit ou supervise les scénarios, ce qui lui donne une première occasion de s’intéresser à la réalisation.
Après ces productions « traditionnelles », son goût de la liberté et de l’action le poussent vers des formes toujours plus intimes dans des structures toujours plus minimalistes. Il s’attache donc à la production et à la réalisation en 2006, avec une équipe légère, de « Avec (ou sans) Mozart », entouré de deux comédiens, d’une maquilleuse et d’un machiniste. Moyen-métrage de 53 minutes tourné en 5 jours, « Avec (ou sans) Mozart » marque un tournant dans cette tentative d’autonomie qui culmine en 2010 où, dans la cadre des célébrations du 80ème anniversaire des Grandes Inondations du Sud-Ouest, le Conseil Général 82 et la Ville de Moissac lui confient la réalisation d’un documentaire-fiction : « Moissac sous les eaux ». Ce film est l’ultime étape de cette démarche entamée avec « Avec (ou sous) Mozart » puisqu’il réalise seul, en quelques mois, ce documentaire ambitieux – à la fois lyrique et réaliste – dont l’édition DVD marque l’aboutissement.
Il ressent alors le besoin, fort de ces expériences qui lui ont donné une grande capacité d’adaptation, le sens de la rapidité et de la souplesse, de revenir à un cinéma plus traditionnel dont il ne s’est jamais éloigné que dans le mode de production et non dans l’esprit. Après avoir approfondi ses compétences dans toutes les activités qu’il a abordées (étant tour à tour scénariste, réalisateur, producteur, cadreur, monteur, infographiste, compositeur), il ressent le besoin de s’appuyer sur d’autres savoirs-faire – tant par soucis de faire progresser son propre mode d’expression que par goût du partage et du travail en commun. En 2009, il crée Varouna Films. Il prépare alors en 2012, avec la complicité de Marc Antona, de Trividya Films, la réalisation de son premier long-métrage, La Source.
Il est marié et a un enfant. Aujourd’hui il travaille dans une médiathèque. Dans les murmures de la forêt ravie est son premier roman. (Source: varouna-films.com/ Le Rouergue)

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L’heure des oiseaux

SIMONNOT_lheure-des-oiseaux

  RL_ete_2022 Logo_second_roman  coup_de_coeur

Finaliste du Prix Jean Giono 2022
En lice pour Le Prix Le Temps Retrouvé

En deux mots
À la fin des années 1950 deux orphelins sont confiés à un orphelinat situé à Jersey. Comme tous les autres pensionnaires, ils vont être maltraités et victimes de sévices sexuels. Plus d’un demi-siècle a passé quand la narratrice débarque sur l’île pour enquêter à la demande de son père qui y fut pensionnaire. Elle devra franchir bien des obstacles pour entrevoir la vérité.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’enquêtrice et les deux orphelins

Maud Simonnot confirme son talent avec ce second roman qui revient sur l’affaire de l’orphelinat de Jersey. On y suit d’une part Simon et Lily, deux des pensionnaires qui essaient de ses soustraire aux mauvais traitements et d’autre part une enquêtrice cherchant à reconstituer leur parcours plus d’un demi-siècle plus tard.

La jeune femme qui débarque à Saint-Hélier sur l’île anglo-normande de Jersey n’est pas venue pour ouvrir un compte bancaire et profiter des largesses de ce paradis fiscal, mais pour enquêter sur une affaire bien plus douloureuse. En 2008, à la suite de découverte de plusieurs cadavres autour de l’orphelinat, une «immense bâtisse victorienne en granit, rendue plus lugubre encore par son histoire», les langues ont commencé à se délier dans ce pays qui cultive le secret comme personne. Le scandale provoqué par la découverte des mauvais traitements et des sévices subis par les enfants a été retentissant. Mais depuis l’affaire s’est tassée. Alors pourquoi remuer à nouveau ce douloureux dossier? Parce que, comme on le découvrira plus tard, son père était l’un des pensionnaires de l’établissement.
C’est à la fin des années 1950, il n’avait alors que trois ans, qu’il a débarqué en compagnie de Lily. La fratrie a longtemps partagé son infortune, mais seul Simon a réussi à prendre la fuite. Désormais, il veut savoir ce qui s’est passé sur l’île maudite, ce qu’il est advenu de ce petit ange qui avait cherché dans la nature environnante de quoi se préserver du mal. Il avait en particulier trouvé le réconfort au petit matin (et la romancière son titre): « C’est son heure préférée, celle où la forêt devenue bleue renaît. Cette heure merveilleuse, suspendue avant l’aube, où tous les chagrins s’effacent, où tous les espoirs semblent permis. L’heure des oiseaux. »
Mais leur projet de fuite va prendre une forme plus concrète après leur rencontre avec un ermite. Ils sont persuadés que le «roi des Écréhou» pourrait les aider à fuir l’enfer qu’ils vivent au quotidien.
On l’a compris, Maud Simonnot a choisi de faire alterner l’enquête menée par la narratrice et le récit de la vie de Lily et de Simon quelques 60 années plus tôt. Un contraste saisissant entre une brutale réalité et un silence pesant, entre l’abjecte violence infligée et la douceur autoproclamée d’un territoire qui vit par et pour la discrétion, entre la cruauté et la poésie.
Ce roman, qui est basé sur des faits réels, s’appuie notamment sur deux témoignages glaçants Personne n’est venu de Robbie Garner ainsi que Ils ont volé mon innocence de Toni Maguire (disponibles au Livre de poche) ainsi que sur le drame vécu par Alphonse Le Gastelois (l’ermite), accusé à tort d’agressions sexuelles. Il s’inscrit également dans la lignée de L’enfant céleste, qui déjà explorait le monde de l’enfance, un monde où tout est encore possible mais aussi un monde où l’innocence bafouée laisse de profonds traumatismes. On retrouve aussi l’île dans L’heure des oiseaux. Mais ici le territoire est une prison, alors que dans le premier roman il constituait d’abord un refuge. En filigrane, on y ajoutera aussi la dimension socio-politique que Maud Simonnot parvient parfaitement à rendre sans attaquer frontalement ces autorités de tous ordres qui ont failli et continuent de privilégier le silence ou, à l’inverse, qui s’acharnent sur le premier bouc-émissaire trouvé.
Un roman bouleversant, qui marque durablement.

L’heure des oiseaux
Maud Simonnot
Éditions de l’Observatoire
Roman
160 p., 17 €
EAN 9791032923146
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé sur l’île de Jersey, principalement à Saint-Hélier.

Quand?
L’action se déroule à la fin des années 1950 et de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Île de Jersey, 1959. Pour survivre à la cruauté et à la tristesse de l’orphelinat, Lily puise tout son courage dans le chant des oiseaux, l’étrange amitié partagée avec un ermite du fond des bois et l’amour inconditionnel qui la lie au Petit.
Soixante ans plus tard, une jeune femme se rend à Jersey afin d’enquêter sur le passé de son père. Les îliens éludent les questions que pose cette étrangère sur la sordide affaire qui a secoué le paradis marin. Derrière ce décor de rêve pour surfeurs et botanistes se dévoilent enfin les drames tenus si longtemps secrets.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
20 minutes
Page des Libraires (Chronique de Victoire Vidal-Vivier, Librairie La Manufacture à Romans-sur-Isère)
Zone critique (Thomas de Just)
Culture 31 (Sylvie V.)
C News (Anne Fulda)
The Unamed Bookshelf


Maud Simonnot présente son roman L’heure des oiseaux © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« La buanderie est une étuve décrépie, entourée de longs bancs‬ et de hublots sales par lesquels même les jours radieux ne filtre qu’une grisaille diffuse, mais c’est la pièce préférée de Lily. Car‬ ici on l’oublie parfois pendant des heures à la tâche, ici la fillette est enfin tranquille.‬
‪Cachée derrière une pile de linge, elle aperçoit dans l’encadrement de la porte l’intendante et le surveillant en chef en‬ train de s’embrasser. Si la jeune femme blonde a un visage‬ ‪disgracieux, le surveillant est bien plus repoussant avec ses‬ manières grossières et l’éclair mauvais qui anime son regard.‬ Lily, comme tous les enfants de l’orphelinat, le déteste et le‬ craint.‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪D’abord surprise par cette scène inattendue, la fillette sourit. Tant que ces deux‑là s’occuperont de leurs affaires, ils ne‬ seront pas derrière elle.‬‬‬‬‬‬‬‬‬

‪Le jour où je suis arrivée sur l’île, il neigeait.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪J’avais rêvé d’azur, de voiliers et de soleils couchants qui‬ brûlent en silence, j’ai débarqué en pleine tempête dans un‬ endroit où personne ne m’attendait.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Par facilité j’avais choisi un vieil hôtel dans un port du sud de‬ l’île, près de la capitale, Saint‑Hélier, à quelques kilomètres du‬ lieu des crimes. Comme tous les villages bordant cette côte,‬ celui‑ci était bâti au creux d’une baie abritée des tempêtes.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Mon guide précisait : « une superbe baie dessinée par des chaos‬ de roches se perdant dans le bleu intense de la Manche ».‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪D’ordinaire le soir on pouvait voir, ajouta le patron de l’hôtel,‬ le demi‑cercle scintillant d’une guirlande qui ourlait la côte sur‬ des kilomètres. J’étais prête à croire le guide et cet homme‬ enthousiaste mais ce jour‑là on ne distinguait pas son chien‬ au bout de la laisse, et tout était d’un blanc triste, le ciel comme‬ la mer.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Dans mon esprit se superposaient aussi des images d’archives : j’avais vu un documentaire sur la Seconde Guerre mondiale dans les îles Anglo Normandes et je savais qu’une attaque navale terrible avait illuminé autrement cette jolie anse, les fusées repeignant le ciel en vert et rouge, aux couleurs de l’enfer. Le grondement des canons avait retenti pendant des heures tandis que les sirènes du port hurlaient, recouvertes à leur tour par les cris, les bruits des bottes, les balles traçantes sur la plage…
*
Une fois dans ma chambre, j’ai laissé glisser le lourd sac de toile de mon épaule et passé l’appel téléphonique promis: « Oui, ça y est, je suis à Jersey. »‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Lily voit que le Petit a encore pleuré. Parce qu’il a eu peur, parce qu’on lui a dit quelque chose d’effrayant, ou qu’on l’a grondé pour une faute inconnue. Sous la frange trop courte, mal coupée, de ses cheveux fins, les yeux clairs sont cernés.
Elle a une idée. C’est dimanche ; les adultes, après la messe, vaquent à leurs occupations à l’extérieur, l’orphelinat est vide.
Elle court à la cuisine et revient avec quelques légumes dérobés dans un panier du marché.
Il y aura la reine Rutabaga ceinte d’un chiffon blanc. Un œuf de caille trouvé au pied d’un mur, que Lily garde précieusement avec d’autres trésors sous son lit, sera parfait pour représenter l’enfant sur l’autel. Les reflets céladon de la coquille émerveillent le Petit qui n’en a jamais vu de semblables. Lily aligne les carottes comme des soldats de chaque côté et bâtit pour ses autres créatures un mobilier miniature à partir de branchettes.
‬‬‬‬‬‬‬‬
Le spectacle commence. Le Petit oublie ses larmes, béat devant l’histoire qui se matérialise sous ses yeux. Lily a transformé l’atmosphère autour d’eux avec cette manière si particulière des enfants souverains, capable de réenchanter l’endroit le plus sordide et de créer un monde plus heureux.
Un instant.
Dès le lendemain, j’ai voulu voir l’orphelinat. Face à moi s’élevait une immense bâtisse victorienne en granit, rendue plus lugubre encore par son histoire et le fait que depuis des années elle soit abandonnée aux vents et aux dégâts du temps. Un brouillard marin épais rejoignait un ciel cendré : le décor naturel était en harmonie.
Un des orphelins, parmi les témoins les plus importants du procès, avait déclaré qu’il souhaitait voir démolir cet endroit, symbole de son traumatisme. Dans ce sombre bâtiment bordant la forêt à la sortie du village, des dizaines d’enfants placés par l’Assistance publique avaient subi l’inavouable.
Maltraitances physiques, humiliations, privations, punitions. Et, d’après plusieurs victimes qui avaient enfin parlé, sévices sexuels.
Tout avait débuté en 2008 lorsqu’on avait dégagé les restes d’un corps enterré dans une cave de l’orphelinat sous une dalle de béton. Un appel téléphonique anonyme avait précisé au commissariat l’emplacement des ossements. À partir de là, l’enquête était enclenchée : le chef de la police arriva sur les lieux et fit venir le médecin légiste, la route qui mène au pensionnat fut barrée – elle le resterait des années. Les premières constatations ne permirent pas de trouver le moindre indice supplémentaire, mis à part l’entrée dissimulée d’une autre cave, identique, dans laquelle des prélèvements furent effectués. Il s’avéra rapidement que les ossements provenaient d’animaux, c’était une fausse alerte. L’affaire aurait donc pu s’arrêter là
mais, après la macabre découverte, les langues s’étaient déliées.
La presse locale évoqua des caves secrètes dans lesquelles des enfants auraient été attachés et enfermés sans rien à manger ni à boire, à l’isolement complet. Des journalistes de grandes rédactions anglo saxonnes prirent le relais, tout s’emballa et le scandale médiatique entraîna une bien plus vaste investigation. Des lettres et des appels affluèrent de l’Europe entière.
Au total cent soixante anciens pensionnaires racontèrent les violences infligées par des membres du personnel et certains visiteurs à partir de l’après guerre. L’accumulation des témoignages et leur concordance ne permirent pas sur le moment de remettre en question leur parole.
Les policiers tentèrent de dresser la liste des personnes impliquées et celle des victimes. L’une comme l’autre furent difficiles à établir : l’orphelinat avait été fermé en 1986, on n’avait conservé aucun registre des employés ni des enfants.
Dans l’enquête menée par la Jersey Child Abuse Investigation, une douzaine de spécialistes de la police scientifique furent chargés de la recherche et de l’identification de traces humaines qui pourraient raconter une histoire vieille de plus d’un demi siècle. Car d’autres témoignages signalaient aussi des disparitions d’enfants. La terre brune de l’île fut entièrement retournée aux alentours de l’orphelinat et les enquêteurs furent aidés par les plus fameux limiers du Royaume, deux épagneuls renifleurs déjà utilisés lors de la disparition de la petite Maddie. Mais on ne retrouva pas d’ossements, juste quelques objets tachés de sang, impossibles à identifier.
Et puis plus rien. Dans les médias, le doute sur ce qui s’était véritablement passé dans l’orphelinat s’était peu à peu installé, faute de preuves. La police locale, qui se divisait entre une police dite « officielle » et une police « honorifique » constituée de connétables, centeniers et vingteniers – des citoyens élus depuis le XIVe siècle par les paroissiens pour « le maintien de l’ordre » –, était débordée par une si grosse affaire, rien n’avait pu être fait dans les règles. Des preuves avaient été égarées, les analyses et les témoignages se contredisaient, des informations censées rester confidentielles avaient circulé, certains témoins avaient été intimidés et étaient revenus sur leur déposition… Parmi les suspects encore vivants, trois seulement
furent un temps inquiétés. On conclut à des « défaillances » dans la gestion de l’enquête, le chef de la police, dont l’intégrité gênait les notables locaux, servit de fusible et fut limogé. Last but not least, des experts en relations publiques furent engagés pour redorer l’image du paradis fiscal. Dans l’île britannique, à vingt kilomètres des côtes françaises, l’onde de choc s’éteignit aussi vite qu’elle s’était levée et le bailliage de Jersey put recouvrer sa tranquillité légendaire, ses banques et son bocage verdoyant. »

À propos de l’auteur
SIMONNOT_maud_©olivier-dionMaud Simonnot © Photo Cyril Dion

Maud Simonnot a passé sa jeunesse dans le Morvan et plusieurs années en Norvège qui l’ont inspirée pour ce livre. Sa biographie de Robert McAlmon, La Nuit pour adresse (Gallimard, 2017) a reçu le prix Larbaud et a été finaliste du prix Médicis essai. L’enfant céleste (L’Observatoire, 2020) a été dans la sélection Goncourt 2020, finaliste du Goncourt des lycéens et choix Goncourt de l’Italie.

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La fille de l’ogre

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  RL_ete_2022 coup_de_coeur

En deux mots
Après avoir parfait son éducation en France, Flor de Oro retrouve sa république dominicaine natale et son père, le dictateur Trujillo. En débarquant la jeune croit aussi trouver l’amour, mais sa relation ne sera que la première d’une longue série contrôlée par un père intransigeant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une vie malmenée et mal menée

Après la trilogie des Déracinés, Catherine Bardon reste fidèle à la République dominicaine en retraçant la vie de Flor de Oro, la fille du dictateur Trujillo. Une biographie qui est d’abord un grand roman!

Un déchirement. Flor de Oro n’a qu’une dizaine d’années lorsque son père, chef de la police de la République dominicaine, décide d’envoyer sa fille dans l’une des plus prestigieuses écoles privées de France, afin de parfaire son éducation. Flor de Oro doit alors quitter Aminta, sa mère, Boule de neige son chien, mais aussi son climat et son décor de rêve pour le froid et les couloirs d’un vaste domaine. Une expérience difficile, mais qui lui permet de découvrir la haute bourgeoisie, parcourir les lieux de villégiature comme Saint-Moritz en Suisse ou Biarritz et de décrocher un diplôme. Pendant ce temps son père va prendre les rênes du pouvoir après un coup d’État quelques temps avant qu’un cyclone ne fasse des milliers de morts et de gros dégâts.
C’est donc un pays très différent et avec un tout autre statut qu’elle retrouve à 17 ans. Dans les flonflons de la fête organisée pour son retour elle va retrouver l’aide de camp qu’elle n’avait pu quitter du regard en débarquant, Porfirio Rubirosa. Mais l’amour peut-il trouver sa place dans un protocole très strict? Après avoir tenu tête à son père, elle finit par le faire céder et a même droit à un mariage grandiose avec le beau séducteur. Mais ce dont elle ne se doute pas, dans sa candeur et sa naïveté, c’est que désormais tous les faits et gestes du couple sont surveillés et rapportés au dictateur.
À l’image de toutes ces rumeurs qui circulent sur la police politique et la chasse aux opposants, elle va pourtant très vite comprendre que son père est un Janus dont la face sombre est impitoyable. Elle comprend alors «que si elle accepte de regarder en face ce qu’est son père, ce qu’il fait à son pays, ce qu’il fait à son peuple, elle sombrera. Elle le sait. Pour survivre, elle doit refouler ces pensées et ces images, les tenir à distance et leur dénier tout pouvoir sur elle.»
Mais ses envies d’émancipation sont balayées d’un revers de manche par «T», comme l’autrice a choisi de désigner le dictateur, qui régnera sans partage pendant trois décennies.
En déroulant la vie sentimentale de Flor de Oro, qui se mariera neuf fois, Catherine Bardon montre combien la cage dorée dans laquelle elle se meut est une prison. Que toute tentative pour s’en échapper est vouée à l’échec, y compris après la mort du tyran.
Sans manichéisme, la romancière nous permet de comprendre toute l’ambivalence de leur relation. Si sa fille a largement profité des largesses de son père, elle a aussi beaucoup souffert de ce statut si particulier. Espionnée en permanence, elle ne pouvait se permettre de faire un pas sans que celui-ci ne soit relaté à son père. Un carcan dont elle tentera bien de se défaire, mais sans succès. Car, comme l’a montré Diane Ducret dans ses ouvrages sur les femmes de dictateurs, ces derniers avaient pour la plupart un rapport très pervers avec leurs épouses et maîtresses. Et si elle n’a pas spécifiquement traité le cas de Trujillo, les déviances sont semblables. C’est Mario Vargas Llosa, avec son roman La fête au bouc, qui retrace les dernières années de Trujillo et son assassinat, qui va souligner combien le dictateur considérait les femmes comme lui appartenant, qu’elles devaient lui être offertes faute de bannissement, de disgrâce, de la perte de tous leurs biens, voire de prison ou d’exil forcé, la tout sans aucune justification. On comprend alors que le combat de de Flor de Oro aura été vain, même si elle n’a jamais cessé de le mener.
Comme l’a souligné Catherine Bardon dans un entretien accordé pour la sortie du roman, raconter la vie de Flor de Oro lui aura aussi permis de rendre hommage aux Dominicains, comme elle l’a fait dans sa saga des Déracinés, car La Fille de l’Ogre «est aussi une allégorie du peuple dominicain pendant la dictature.»

La fille de l’ogre
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
432 p., 00,00 €
EAN 9782365696944
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement en République dominicaine. On y voyage aussi en France, à Paris et plus précisément à Bouffémont, en lisière de Montmorency. Les vacances se déroulent à Saint-Moritz, à Biarritz, sur la Côte d’Azur et en Italie, notamment à Pise et Venise. New York et Berlin sont aussi des étapes dans la vie du personnage principal.

Quand?
L’action se déroule de 1915 à 1978.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le bouleversant destin de Flor de Oro Trujillo, la fille d’un des plus sinistres dictateurs que la terre ait porté.
1915. Flor de Oro naît à San Cristóbal, en République dominicaine. Son père, petit truand devenu militaire, ne vise rien moins que la tête de l’État. Il est déterminé à faire de sa fille une femme cultivée et sophistiquée, à la hauteur de sa propre ambition. Elle quitte alors sa famille pour devenir pensionnaire en France, dans le plus chic collège pour jeunes filles du pays.
Quand son père prend le pouvoir, Flor de Oro rentre dans son île et rencontre celui qui deviendra son premier mari, Porfirio Rubirosa, un play-boy au profil trouble, mi gigolo, mi diplomate-espion, qu’elle épouse à dix-sept ans. Mais Trujillo, seul maître après Dieu, entend contrôler la vie de sa fille. Elle doit lui obéir comme tous les Dominicains entièrement soumis au Jefe, ce dictateur sanguinaire.
Marquée par l’emprise de ces deux hommes à l’amour nocif, de mariages en exils, de l’Allemagne nazie aux États-Unis, de grâce en disgrâce, Flor de Oro luttera toute sa vie pour se libérer de leur joug.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Café Powell (Emily Costecalde)


Catherine Bardon présente son nouveau roman La fille de l’ogre © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« San Cristóbal,
République dominicaine
1920
— Flor ! Flor de Oro !
Elle a un prénom délicat et précieux, comme l’enfant qu’elle est.
Fleur d’Or.
C’est son père qui l’a choisi. Sa mère ne sait pas très bien d’où il l’a sorti. Alors elle lui dit qu’il l’a inventé pour elle, juste pour le plaisir de voir fleurir un grand sourire sur le visage de sa fille.
Un prénom inventé, rien que pour elle ! Flor de Oro est rassurée, son Papi l’aime.
— Flor ! Flor de Oro !
Du fond de la cour, sa mère l’appelle. Les petits chiens sont nés.
La bouche pleine de dulce de leche au coco, Flor accourt en sautillant. Un drôle de cloche-pied à trois temps qui la déséquilibre légèrement, presque une claudication. Elle trébuche et manque de s’étaler dans la poussière. Elle se rattrape de justesse. Aminta fait mine de n’avoir rien vu. Cette note dissonante lui arrache un sourire tendre. Ni elle ni son mari n’ont légué à leur fille le sens du rythme. Aminta, cette femme simple et sans grande éducation, adore la danse. Elle pense que c’est ce qui les a rapprochés, T et elle, la main sur la cambrure des reins, les bassins soudés, les corps qui oscillent, s’épousent, un creux pour un plein, les hanches qui balancent, les épaules qui se frôlent en tressautant… Ça et leur jeunesse, ça et leur terre de naissance, San Cristóbal.
Non décidément, sa petite Flor de cinq ans n’a pas le rythme dans la peau. Peut-être que Julia Genoveva, elle, l’aurait eu… peut-être…
Flor de Oro est là, devant sa mère, les joues rougies par sa course, les lèvres coquillage lustrées de sucre, entrouvertes, les yeux interrogateurs. Aminta hoche la tête et chasse avec résolution le fantôme de son aînée. Il ne doit pas peser sur l’enfance de Flor. Jamais.
Aminta prend la main de sa fille et la conduit devant l’abri de la chienne. Gisant sur le flanc dans l’ombre pauvre, les yeux fermés, la bête immobile endure les succions voraces d’un quatuor de chiots qui ressemblent à des rats. Flor se penche, examine attentivement la portée et pointe un index décidé sur une boule noire blottie contre la cuisse de la chienne.
— Celui-là !
La fillette s’accroupit, elle effleure le chiot du bout de ses doigts timides puis retire vivement sa main, la chienne s’est mise à gronder doucement. Fière de son audace, Flor lève des yeux brillants vers le sourire de sa mère.
*
Son Papi est rentré. Une permission. Flor ne le voit que rarement depuis qu’il est devenu élève soldat, guère plus d’une fois tous les deux mois. Il a intégré l’académie militaire de Haina, loin de San Cristóbal, là où les marines américains forment les officiers de la future armée dominicaine. Flor déteste les Américains, un jour elle a jeté des pierres sur une automobile qui passait avec à son bord quatre officiers.
T tapote distraitement le sommet du crâne de sa fille. Ses doigts dansent dans les boucles brunes, regrettant au passage qu’elles ne soient pas plus soyeuses. Interroge la mère. Aminta acquiesce, sage, bonnes notes à l’école. Bien. Flor dit à son père pour le chiot. T se laisse entraîner de mauvaise grâce vers la portée, non sans avoir planté un chapeau de paille sur la tête de sa fille. Il ne faudrait pas que sa peau brunisse au soleil, elle a déjà le teint mat. Sans hésiter, l’enfant lui désigne le chiot. C’est le mien. Il s’appelle Café. Son père grimace. Ce n’est pas le genre de chose qui l’attendrit. Il soupire bruyamment.
— Non, mi amor. Pas celui-là. Il est tout noir, il est mauvais comme tous les noirs. Regarde, il vole déjà le lait des autres.
Accroupie, les coudes sur ses genoux, Flor observe la portée avec attention. Son petit menton commence à trembler, des larmes montent à ses yeux, prêtes à dévaler ses joues. Elle aimait déjà Café. Mais Papi a raison, le noir prend toutes ses aises et piétine le chiot à côté de lui, un petit blanc avec des taches rousses au bout des pattes qui font comme des chaussures. Son père le pointe du doigt :
— Prends plutôt celui-là, il est blanc, tout blanc, et tu vas voir, il va devenir un tiguere si tu t’en occupes bien ! Tu pourras l’appeler Boule de Neige !
Voilà, Papi a décidé. Il a toujours raison, il ne faut pas le contrarier, pas le décevoir. Surtout pas. Une petite fille doit se plier aux décisions de son père, surtout quand c’est un soldat. Son chiot, ce sera Boule de Neige. Flor ne sait pas ce qu’est la neige.

De loin, Aminta a assisté à la scène, impuissante. Inutile de s’interposer. Elle a peur de cet homme, son mari. Il a toujours été autoritaire, colérique, inflexible et violent, et ça ne fait qu’empirer avec cette formation militaire. Autrefois déjà, avec son frère, quand il jouait les cuatreros, puis avec sa bande de voyous des « 42 »… Et plus tard dans la plantation de canne qui l’employait comme garde, il était craint comme la peste par les coupeurs haïtiens pour sa cruauté. Ah ça, il a marqué les mémoires, les dérouillées au nerf de bœuf et à la trique de goyave restent gravées dans les mémoires ! Tout au fond d’elle, Aminta, la fille de bonne famille, a toujours su qu’elle faisait une erreur en épousant ce petit télégraphiste sans éducation qui avait même fait de la prison. Est-ce son côté mauvais garçon ou bon danseur qui l’a fait flancher ? En plus il est infidèle, il ne se cache même pas de ses aventures… Vraiment, quelle erreur ! Enfin sa fille n’a pas à payer les pots cassés. Alors elle endure, Aminta. Pour Flor de Oro, elle serre les dents bravement et prépare une malteada à son mari.
Maintenant que la question du chiot est réglée et que Papi est content, Flor espère qu’il va lui nouer des rubans dans les cheveux en l’appelant mi princesa. Ou lui donner la ceinture de son uniforme à laver dans la rivière. Ou encore mieux, qu’il va la faire danser. Elle tournicote autour de lui tandis qu’il sirote sa boisson, le regard plein d’espoir en se dandinant d’un pied sur l’autre. T a compris. Aujourd’hui il est de bonne humeur. Il pose son verre, déclame quelques vers de sa voix haut perchée sous l’œil admiratif de sa fille et se met à fredonner un air à la mode.
D’un doigt délicat, il replace une mèche rebelle derrière l’oreille de Flor, puis il la soulève comme une plume et pose ses petits pieds chaussés de toile sur ses bottes de cuir avant de commencer à marquer les trois temps du merengue. Ils tournent ensemble, il ne la lâche pas. Baila mi’jita ¡ baila, mueve la cadera ! Comme c’est amusant. C’est l’unique jeu que Papi lui accorde, alors Flor se déhanche avec délectation, les yeux extasiés levés vers le visage de son père. Papi s’arrête soudain, il en a assez de la faire tourner. Flor se retrouve bras ballants, les deux talons sur le sol. Papi tape des pieds par terre pour enlever la poussière de ses bottes et lui tourne le dos sans un mot. Puis se ravisant, il fait un pas vers Flor, plonge la main dans sa poche et lui tend une pièce de 5 pesos, pour t’acheter un jouet, et un bout de canne qu’il épluche. Oh merci Papi ! Flor commence à suçoter le morceau, le sucre coule dans sa gorge. Que c’est bon ! Aujourd’hui, c’est vraiment un beau jour.
*
Dans l’enfance de Flor, il y a le fantôme.
Cette absence jamais dite. Ce vide intangible, ce manque qu’elle lit parfois dans le regard de sa mère lorsqu’il s’égare, dans certains de ses gestes, cette main qu’elle laisse soudain retomber, comme ça, sans raison, ce soupir qu’elle réprime. Flor ne sait pas sa sœur morte d’une fièvre tropicale, l’enfant envolée avant d’avoir atteint sa première année. Elle ne sait pas le trou béant dans le cœur d’Aminta, le dépit et la colère de son père qui n’a pas réussi, malgré une longue chevauchée de nuit sur une vieille carne, à ramener le docteur assez vite. Le rio Haina était en crue et il avait lutté durant des heures contre le courant et la pluie. À son retour, sa fille était morte. Il s’était juré ce jour-là de construire un pont au-dessus de ce maudit fleuve.
Flor ne sait pas qu’elle est la compensation de l’ange perdu, l’enfant de remplacement. Mais, instinctivement, elle perçoit cet espace trop grand pour elle qu’on lui demande de remplir. Alors elle fait de son mieux. Elle s’applique. À l’école, au catéchisme, à la maison. Elle se fait légère, jamais grave, jamais triste, elle sent qu’elle n’en a pas le droit.

Dans l’enfance de Flor il y a le grand absent, son père dont l’ascension militaire et politique est fulgurante. Impérieux, autoritaire, exigeant. Il n’a pas de temps à lui consacrer. Parfois, bien qu’elle ne soit pas le fils qu’il désirait, il se laisse attendrir l’espace d’un instant par cette petite fille si facile et si joyeuse, un peu timide, un peu sauvageonne, qui l’adore littéralement et qui craint en permanence de le décevoir. Il se laisse attendrir par ce grand sourire innocent qui éclaire magnifiquement le petit visage hâlé. Mais cela ne dure jamais. Tant de choses plus importantes l’appellent.

Dans l’enfance de Flor, il y a cette tache originelle. Dont elle ne pourra jamais se laver. Celle qui explique peut-être tout.
C’est une goutte.
Une goutte de sang noir. Haïtien. Celle dont on ne parle pas. Celle qui fait si honte à son père. Celle qui amènera plus tard le Jefe, qui prétend à un lignage aristocratique, à se poudrer de blanc, à se tartiner le visage du fond de teint des pierrots. Celle que trahissent les cheveux si indisciplinés de Flor et son teint qui n’est pas d’albâtre. Elle lui vient de loin, cette goutte. D’un arrière-arrière-grand-père, son aïeul maternel à lui, un officier haïtien, Joseph Chevallier, arrivé dans le pays quand il s’appelait Dominicana. Une ascendance inavouable, qu’il faut taire à tout prix. Mais, plus on cherche à l’oublier, plus elle éclot en Flor tandis qu’elle grandit, plus elle devient criante, cette goutte de sang.
Peut-être que Julia Genoveva ne l’avait pas, elle. Peut-être que c’était un bébé parfait. C’est pour ça que Papi et Mami la regardent avec pitié et ne l’aiment pas beaucoup, car elle, Flor de Oro, n’est pas parfaite.
Cette goutte de sang qui la hantera toute sa vie…

Saint-Domingue
Juin 1924
C’est un cataclysme dans sa vie d’enfant déjà bien chahutée par la carrière militaire de son père qui est en train de gravir rapidement les échelons de la hiérarchie galonnée. T a assisté avec soulagement au départ des derniers marines. Ce jour-là, il a emmené Flor au port de Saint-Domingue et lui a soufflé à l’oreille « Enfin ! » tandis que les bateaux de guerre prenaient le large. Puis pour fêter cette libération, il lui a offert une glace.
Maintenant que les Yanquis ont quitté le territoire, T vise tout simplement le sommet, la tête de l’armée à venir. Rien ni personne ne l’arrêtera ni ne se mettra en travers de son chemin.
Depuis plusieurs années, Flor de Oro ne voit plus son Papi qu’épisodiquement. Le couple de ses parents se délite à la même vitesse que se consolide l’ascension de T. Un véritable fiasco. Aminta a refusé de suivre son mari de garnison en garnison et il a quasiment déserté la maison familiale. Flor et sa mère vivent seules à San Cristóbal.

Ce dimanche, Papi a promis de venir. Levée de bon matin, cheveux soigneusement tressés, robe blanche à volants amidonnée et souliers noirs cirés, Flor l’attend fébrilement. Le soleil monte lentement dans le ciel, arrivent les heures chaudes et toujours rien. Dans la maison, la touffeur est accablante. Flor sort sous l’auvent. Elle voudrait bien jouer avec Boule de Neige, mais Aminta la rabroue. « Tu vas te salir, tu ne voudrais pas mécontenter ton père ? » Alors Flor attend, sagement assise dans la mecedora. Aminta se résout à servir le déjeuner, la table est dressée pour trois. Flor n’a pas faim, elle dépiaute sa cuisse de poulet du bout de sa fourchette. D’habitude c’est son morceau préféré, mais aujourd’hui elle ne peut rien avaler, même pas le concon que sa mère a soigneusement raclé au fond de la gamelle pour elle. Flor lève des yeux confus sur le visage de sa mère. Elle remarque les coins de sa bouche affaissés, encadrés des rides amères de la déception. Les larmes montent mais elle se retient, Mami a l’air si désemparée… Les heures de l’après-midi s’étirent. Flor somnole, tassée au fond de la chaise à bascule. Finalement, Aminta décide que c’est assez :
— Il ne viendra pas. Il aura eu un empêchement, il est tellement occupé, ce n’est pas de sa faute.
Pourtant elle sait, Aminta, que c’est de sa faute, qu’un père ne doit pas faire une promesse vaine à un enfant, que la blessure de Flor de Oro est profonde. Avec un feint enthousiasme, elle aide Flor à troquer sa jolie robe contre une jupe de toile qu’elle a cousue elle-même, car en plus d’être une bonne cuisinière et une femme qui tient sa maison impeccablement, Aminta est une couturière hors pair. La petite fille court retrouver Boule de Neige pour enfouir son chagrin dans la fourrure poussiéreuse du cabot.
*
Son père a des maîtresses. Comme sa maîtresse à l’école ? Flor s’interroge. C’est ce que crie Mami. Et de plus en plus violemment. Flor les entend quand ils se disputent. « J’ai autre chose à faire que de supporter des jérémiades de bonne femme. – sin vergüenza, mujeriego… Tu m’humilies, tu me déshonores. Tu n’as jamais fait que ça, m’humilier. – Et toi, tu n’arrêtes pas de te plaindre. Tu devrais plutôt être fière de moi… »
Fière… Aminta ricane.

Quand le divorce est prononcé, quand Aminta se retrouve seule avec 100 pesos de pension mensuelle pour élever Flor, elle se résigne. La petite Flor est dévastée. Ce qui arrive, elle ne savait pas que ça pouvait exister. Papi et Mami vont vivre séparément pour toujours, dans deux maisons différentes. Peut-être n’a-t-elle pas été assez gentille, pas assez bonne élève, pas assez obéissante, et Papi s’est lassé d’elle ? Peut-être ne viendra-t-il plus jamais ? Sa joie de vivre s’est évaporée, la petite fille joyeuse devient taciturne, son sourire s’efface et laisse place à une moue triste. La culpabilité a un goût amer.
*
Ce jour-là, T est venu les voir. Il a troqué son uniforme pour un costume de ville et, malgré la poussière de la piste, ses chaussures noires brillent comme un miroir. Il est si élégant. Aminta se tient en retrait, dans l’encoignure de la porte, elle a ôté son tablier et lisse sa robe du plat de la main, regrettant de ne pas avoir mieux coiffé ses cheveux. Assis dans un fauteuil, son père fait signe à Flor d’approcher. Son petit visage tendre est au niveau de celui, dur, du capitaine. Du haut de ses neuf ans, Flor se dit que tout est réparé, que tout va redevenir comme avant. Elle exulte et ne peut réprimer un sourire victorieux. Elle jette ses petits bras maigres autour du cou de son père. Mais elle déchante vite. Papi attrape ses menottes et les maintient fermement sur ses genoux. Il fronce le sourcil, sévère, et la regarde droit dans les yeux :
— J’espère que tu sauras te montrer à la hauteur des espérances que je mets en toi et des sacrifices que j’accepte pour ton éducation. Tu vas partir étudier en France, annonce-t-il solennellement.
Mise devant le fait accompli, Aminta se tord les mains. Flor est trop jeune. L’école de San Cristóbal est très bien. C’est une dépense tout à fait inutile. Jamais elles n’ont été séparées. Flor de Oro a besoin de sa maman. Car lui, eh bien lui, il n’est jamais là… Déjà Aminta regrette ses dernières paroles.
Mais lui, visage impassible, balaie ces arguments d’un haussement d’épaules :
— Je suis un homme important désormais. Un jour prochain, je dirigerai ce pays. Ma fille doit recevoir la meilleure éducation qui soit. Ici elle n’apprend rien et tu la gâtes trop, Aminta. Ça va l’endurcir, lui ouvrir des horizons, lui donner un vernis. C’est nécessaire car bientôt Flor de Oro aura un rang à tenir !
Un rang ? Quel rang ? Et pourquoi si loin ? Pourquoi la France ?
Parce que c’est la vieille Europe. Beaucoup plus classe que l’Amérique. Parce que c’est là-bas que les Dominicains de l’élite sont éduqués. Parce que T se targue d’avoir des ancêtres français, il ne faut pas l’oublier.
Pas français, haïtiens, se récrie Aminta en silence. Ça fait une belle différence. Mais elle se mord la joue et ne dit rien. Car que pèsent les états d’âme d’une mère et d’une enfant au regard du destin que T est en train de se forger ?

Flor de Oro, en plein désarroi, baisse la tête, agnelle sacrifiée sur l’autel de l’orgueil paternel. Elle comprend qu’elle n’a d’autre choix que de partir, si elle veut que son père l’aime.
Pourtant, à sa façon, il l’aime. Elle est sa seule enfant. T chasse le souvenir douloureux de l’aînée, ce bébé qu’il n’a pu sauver, et de son piteux retour dans sa case misérable. Et Flor de Oro a ce petit quelque chose, une espièglerie, une fantaisie, qui indiciblement le séduit. Pour un peu, T se laisserait attendrir.
Flor lève sur son père ses grands yeux bruns noyés de larmes et murmure dans un souffle :
— Je serai une bonne élève, je te promets Papi, j’aurai de très bonnes notes. Tu seras fier de moi.
— Les meilleures notes, tu dois avoir les meilleures.
Le cœur de Flor bat comme un colibri dans sa poitrine. T pose une main sur la tête de sa fille et caresse ses cheveux frisés. Flor ferme les yeux. Le poids de la main de Papi sur sa tête. Un adoubement. Elle se sent gonflée d’un immense espoir et prête à tout affronter. Pour lui. Pour Papi.
*
Puisque les dés sont jetés, Aminta n’a pas d’autre choix que de consoler et d’encourager sa fille. Car, malgré la promesse faite à son père, Flor renâcle à partir. Sa mère a beau lui brosser un tableau idyllique de la France, des amies qu’elle se fera, des langues étrangères qu’elle apprendra, de la jeune fille élégante qu’elle deviendra, Flor secoue la tête, tempête, trépigne, supplie. Non, elle ne veut pas quitter l’île. Ni sa maman. Ni ses amies. Ni ses cousins. Et puis il y a Boule de Neige.
Mais T a décidé et il n’y a pas d’échappatoire.
Aminta a deux semaines pour boucler les malles de Flor.
Dernière formalité avant le départ. Pour intégrer le pensionnat de Bouffémont, Flor doit être baptisée en catastrophe. Après la mort de son aînée, T, braqué contre l’Église, avait refusé son baptême au grand dam d’Aminta. Il choisit un de ses proches, le docteur Jose Mejia, comme parrain, sa marraine est une cousine d’Aminta. Flor voudrait creuser un trou dans le sable et s’y enterrer, tant elle a honte de marcher vers les fonts baptismaux à son âge.
*
C’est une petite fille courageuse qui embarque sur le steamer au port de Saint-Domingue. Le ventre noué, elle retient vaillamment ses larmes. Elle a revêtu une jolie tenue de voyage – une robe de velours bleu avec une veste assortie –, bien trop chaude pour la saison. Sa mère l’a mise en garde, là-bas il fait froid. Ses chaussures neuves à barrette lui serrent les pieds et la font souffrir. Ses cheveux tirés en arrière, lissés, dégagent son visage menu au front bombé. Elle rate une marche en montant la passerelle, trébuche et se rattrape avec maladresse à la rambarde. Elle lève les yeux sur le bateau. Il est immense, elle n’en a jamais vu de si grand. Pour la première fois, dans cet univers qu’elle entrevoit sans limites, Flor se sent minuscule. Soudain la corne résonne, effrayant les goélands qui s’éloignent en criaillant. La coupée est retirée et un grand froid s’empare d’elle. Flor frissonne malgré sa lourde veste de velours. Le bateau appareille. Il s’écarte lentement du quai et c’est un arrachement douloureux. Flor a peur mais elle réussit à produire un sourire approximatif et lève la tête vers l’homme qui l’accompagne. Une main cramponnée à la rambarde, elle agite frénétiquement l’autre vers la terre qui la congédie.
Elle voyagera pendant dix longues journées de mer infinie sous la responsabilité d’un secrétaire d’ambassade qui rejoint son poste à la légation parisienne. Elle disposera de sa propre cabine. Comme une princesse. Sa tête dépassant à peine du bastingage, la princesse sourit bravement, pour sa mère, de ce sourire large et franc qui illumine son visage et découvre toutes ses dents, ce sourire qui émeut tant Aminta, et même T, parfois.
Plantée sur le quai qui s’éloigne lentement dans la lumière déclinante du soleil couchant, petite silhouette qui va bientôt disparaître, Mami agite le bras. Le mouchoir blanc des adieux volette doucement.
Son père n’est pas venu lui dire au revoir. Trop occupé. Il est passé l’embrasser la veille au soir en coup de vent en lui faisant promettre une fois de plus qu’elle obtiendra les meilleurs résultats de sa classe. Promis, Papi.
À côté de l’enfant si frêle, se découpe la silhouette nette de l’homme chargé de veiller sur elle. Il accomplira sa tâche avec dévotion. Il admire tant le père, cet homme qui s’est fait à la force du poignet, cet homme à la main de fer qui dirige désormais la police nationale qu’il est en train de réformer pour en faire une armée, avec le consentement du vieux président Vásquez.
Le paquebot n’est plus qu’une petite tache sombre à l’horizon signalée par un panache de fumée grise qui se dissout dans le ciel.
Aminta quitte le quai d’un pas lourd.
Flor de Oro est partie.
*
Dans la solitude de sa cabine, Flor a le cœur serré. Elle oscille entre l’appréhension et l’excitation, elle fait un long voyage comme une grande, elle va rencontrer de nouvelles amies, Mami l’a promis. Et puis le monsieur qui l’accompagne est très gentil, il l’appelle Señorita Flor de Oro et la vouvoie. Comme une dame. Sa petite poitrine se gonfle de fierté. Pourtant, les larmes s’annoncent. Flor tente de les retenir. Elle pense à Boule de Neige et la digue rompt. Le flot inonde ses joues. Alors elle attrape Rosita, la poupée que Mami lui a cousue dans des chiffons. Elle a remplacé la première Rosita, celle en feuilles de canne, celle du temps de la plantation de San Cristóbal, tombée en poussière depuis longtemps. Flor serre Rosita dans ses bras, embrasse ses cheveux de laine et lui confie un secret. Elles partent ensemble dans un pays merveilleux, elles vont vivre dans un château, au milieu d’une grande forêt, avec des princesses et peut-être même des fées. Flor de Oro sait qu’elle est trop grande pour ça, son père le lui a interdit, mais elle enfonce résolument son pouce dans sa bouche en fredonnant pour bercer Rosita.

Cette déchirure, cette séparation signifient la fin de son enfance, cette solitude signifie les prémices de la douleur, la douleur qui se taira parfois, gommée par des bonheurs éphémères, la douleur qui plus jamais ne la quittera.

Bouffémont
Septembre 1924
C’est une recommandation de l’ambassadeur en poste à Paris. T a été catégorique, il veut la meilleure école pour Flor. La meilleure, internationale, laïque, surtout pas religieuse.
Le collège féminin de Bouffémont, qui vient tout juste d’ouvrir ses portes en lisière de la forêt de Montmorency, est sans aucun doute celui qu’il faut à la fille de T. Extrêmement sélective, extrêmement chère, cette école de prestige se targue de n’accueillir que des jeunes filles appartenant à l’élite de la société française et internationale. À l’instar des grands collèges anglais et américains, l’institution propose une formation complète, cours et travaux personnels, activités artistiques, sports et loisirs. De la maternelle au baccalauréat, on y délivre, avec des méthodes modernes, une solide éducation morale, intellectuelle et physique, qui prépare ces demoiselles à tenir et leur rang et leur maison. Et pour les plus ambitieuses, un métier, peut-être. Mais ça, c’est la cerise sur le gâteau. Virgile, Homère et Rousseau le matin, du golf ou de l’équitation l’après-midi, un concert classique le soir, tout ce à quoi T n’a jamais eu accès. Il n’a pas sourcillé devant le montant exorbitant des frais de scolarité. Deux mille cinq cents francs par trimestre.
*
La large allée traverse un immense parc planté d’arbres séculaires. Minuscule sur la banquette arrière de la limousine, le visage collé à la vitre, bouche bée, Flor est inquiète. Ça ne ressemble pas à une école. Pas du tout. On dirait plutôt une sorte de château, comme ceux des histoires que lui racontait Mami. Tout à coup ça lui fait peur. Tout est grand, démesuré même. Le chauffeur arrête la voiture sous le regard d’un couple de lions couchés en pierre blanche. Un escalier surmonté de tourelles donne accès à un bâtiment cerné d’une enfilade de colonnes dominant un parterre de fleurs. Ça n’est pas possible. Le chauffeur s’est trompé. « Vous êtes arrivée, señorita. » Flor avale avec difficulté la boule qui s’est formée dans sa gorge. C’est donc bien sa nouvelle école.

Une jeune femme en tailleur anthracite strict la conduit jusqu’au bureau de la directrice, tandis que le chauffeur décharge ses malles. Quand il lui fait ses adieux, Flor retient ses larmes. Maintenant elle est toute seule. Pour de bon. Elle se rend compte trop tard qu’elle a oublié de lui glisser le pourboire préparé par la femme de l’ambassadeur et elle se sent fautive. Que va-t-il penser d’elle ? Pourvu qu’on ne le rapporte pas à son père.

Madame Pichon, Henriette Pichon, la directrice fondatrice de l’institut, est émue par cette fillette au visage pétri d’angoisse qui ne parle que cinq mots de français. Bonjour, oui Madame, merci beaucoup. Elle est presque gênée, Henriette, par la détresse qu’elle sent prête à submerger l’enfant, si jeune, si fluette, si timide. Alors elle essaie de la mettre à l’aise, elle hésite, puis, au diable les convenances, elle lui prend la main fermement en riant. Allons-y.
— À Bouffémont, nous accueillons quelque trois cents élèves. Il y a trois bâtiments, le Palais scolaire, le Castel-sous-Bois et le manoir de Longpré qui abritent les chambres individuelles. C’est là que vous êtes logée, annonce Madame Pichon en ouvrant une porte.
Flor entre dans sa chambre, une vaste pièce précédée d’une alcôve avec un sofa. Un grand lit, un lit de parents, pense Flor, une armoire, un bureau, des étagères, deux fauteuils, un cabinet de toilette. De hautes fenêtres aux tentures sombres ouvrent sur le parc. C’est immense, lumineux et élégant. Flor s’approche de la fenêtre. Elle examine les rideaux, les palpe, ils sont épais, d’une incertaine couleur marron, apprécie la vue, un univers pâle, blanc et gris avec quelques nuances de vert, loin des couleurs éclatantes de son île. Elle se demande où elle va faire dormir Rosita.
Henriette Pichon l’entraîne déjà vers le Palais scolaire et ses « équipements », tout en lui martelant le credo de Bouffémont dans un espagnol impeccable : « Savoir, intelligence, distinction, beauté physique et morale. » Flor craint de ne pas être à la hauteur. La directrice précise : « Cet établissement a été construit selon les plans de Maurice Boutterin, architecte en chef du gouvernement et grand prix de Rome en 1909. » Flor sent qu’elle doit apprécier, alors elle approuve d’un hochement de la tête énergique.
« Il comprend dix-neuf salles de cours, une magnifique bibliothèque de vingt-mille ouvrages, un laboratoire pour les travaux pratiques de sciences, une salle de couture, une salle de lavage et repassage, de nombreuses salles à doubles parois pour les études musicales, neuf terrasses pour le repos, un cabinet médical, un cabinet de dentiste, un salon de coiffure, des salles de gymnastique, une salle de théâtre et, luxe suprême, une piscine intérieure d’eau chaude de 300 mètres carrés. »
Après cette énumération digne du meilleur guide touristique, Madame Pichon reprend son souffle… pour enchaîner aussitôt :
« Dix kilomètres d’allées pour vous promener, poursuit-elle, voilà le grand bassin, alimenté d’eau courante, vous pourrez vous y baigner, jeune fille. » Flor frissonne rien qu’à cette idée. Pour l’enfant des tropiques, ici il fait si froid. Exactement comme l’avait dit Mami. « Et l’étang pour faire du canoë, et les courts de tennis, et le terrain de golf, et les écuries… »
Madame Pichon n’en finit pas d’énumérer tout ce qui va faire de la nouvelle vie de Flor un enchantement. La petite fille a le tournis. Ce qu’elle comprend, c’est que c’est immense, elle va s’y perdre, c’est sûr. Ce qu’elle souhaite, c’est regagner cette chambre qui est désormais la sienne, déballer ses affaires et câliner Rosita.
*
C’est l’heure du déjeuner et Flor est conduite à la salle à manger. Elle s’installe à une table à côté d’autres petites filles déjà engagées dans une conversation animée. Flor ne comprend pas un mot de ce qu’elles disent, alors elle se perd dans la contemplation des vitraux multicolores de la coupole que la lumière fait miroiter comme des diamants.
La journée se passe en installation, présentations et jeux. Flor n’a rencontré qu’une seule autre élève qui parle espagnol, Celia, une Argentine dont le père fait de la politique, un peu comme le sien. Ça leur fait deux points communs. Comme elles n’ont guère le choix, elles passent une bonne partie de l’après-midi ensemble et dînent côte à côte.
Ce premier soir, Flor peine à s’endormir, perdue dans son lit trop grand. Pelotonnée en chien de fusil, elle presse Rosita contre son visage et, dans le tissu de la robe, dans la laine des cheveux, elle respire ce qui subsiste des effluves de son île.

Bouffémont
1924-1927
Les premiers jours ne se passent pas très bien.
Bouffémont, c’est un univers exclusivement féminin à l’exception du jardinier et des hommes de service que les élèves n’aperçoivent que rarement. Le monde extérieur a perdu de sa réalité. La musique de sa langue, les contes de l’enfance, la morsure du soleil, la douceur de la mer, la voix de sa mère, le goût sucré des mangues, les colères de son père, Flor a perdu tous ses repères, tout ce qui faisait d’elle une petite fille heureuse. Ici, le ciel est si gris, le soleil est si pâle, les couleurs des arbres si ternes. Et puis elle a froid, elle a froid tout le temps. Elle n’arrive pas à se réchauffer. Flor ne pensait pas qu’on pouvait avoir si froid. Il fait froid dans les galeries pour accéder aux salles de classe, il fait froid dans l’immense salle à manger, il fait froid dans l’église de Bouffémont où elle suit l’office religieux et dans le gymnase où elle court en short. Elle se réfugie dans la bibliothèque au premier étage et se pelotonne contre les radiateurs installés près des tables.

Pourquoi l’a-t-on envoyée si loin de tout ce qu’elle connaît ?
Mami lui manque. Son sourire indulgent, la chaleur de ses bras, l’odeur de jasmin de son cou, son sancocho si délicieux, la ronde qu’elles dansaient dans le jardin au retour de l’école, son baiser du soir, sueña con los angelitos mi’jita… Même quand Mami lui tirait les cheveux pour les démêler ou quand elle la forçait à terminer son assiette de mangú, même ça, ça lui manque.
Papi aussi lui manque. Et Boule de Neige. Le chagrin est si violent que parfois Flor pleure le soir, quand elle est seule dans sa grande chambre. Elle s’est remise à sucer son pouce comme un bébé. Ça fait une grosse bosse dure sur sa phalange, une excroissance blanchâtre qu’elle tente de cacher aux autres. C’est laid, elle le sait, mais elle ne peut pas s’en empêcher. Heureusement que Papi ne voit pas ça.
*
Contrairement à ce que lui avait vanté sa mère, sa mère qui n’a jamais mis les pieds à Bouffémont, sa mère qui n’a jamais quitté l’île, ce n’est pas facile de se faire des amies ici. Pas du tout.
Flor est loin d’être la plus populaire des pensionnaires. Petite, maigre, cheveux frisés, des jambes comme des pattes de héron… Sa goutte de sang noir la dessert, elle vient d’un pays si petit qu’on ne sait même pas le placer sur le planisphère, on n’a jamais lu le nom de son père dans les journaux. Et puis, il suffit de voir sa garde-robe pour comprendre qu’elle ne sait rien de la mode. Et qu’elle n’a sans doute guère d’argent. Flor se sent inexistante, presque invisible parmi cet aréopage de demoiselles bien mieux nées qu’elle, filles d’industriels, riches héritières, aristocrates, altesses.
Car à Bouffémont, il y a de véritables princesses, pas comme elle quand elle jouait à la reine avec ses cousines. En vrai. Illana est russe, Maryam et Zana viennent d’Iran, un très grand pays qu’elles montrent dans l’atlas de la bibliothèque. Alors Flor cherche son île, avec l’aide de Mme Ponsard, la bibliothécaire. Elle pointe de son index une tache verte au milieu du bleu, voilà, c’est là. Maryam fait une petite moue, Zana fronce son nez busqué et lâche d’un ton ironique « mais c’est minuscule », tandis que sa sœur ajoute, légèrement méprisante, « c’est pour ça qu’on en a jamais entendu parler ».
Flor est vexée. Elle riposte : « D’abord ce n’est pas minuscule et ensuite c’est très joli, vous n’imaginez pas comme c’est joli », ajoute-t-elle avec un air qu’elle espère mystérieux.
Et puis, d’un coup, elle trouve la réplique qui cloue le bec aux princesses. C’est Jules César qu’elle vient d’étudier en latin (le latin, elle déteste ça) qui la lui souffle : « Mieux vaut être le premier dans son village que le second à Rome. »
Eh bien c’est fait, Flor vient de s’aliéner le duo de princesses iraniennes.
*
Flor fait connaissance avec l’automne puis avec l’hiver. Elle ramasse des châtaignes, elle rentre avec les ongles noirs de terre qu’il lui faut brosser soigneusement. Elle découvre des odeurs nouvelles, celle des feuilles mortes pourrissant dans la terre humide, celle des champignons, celle des rubans de brume qui flottent dans la forêt. Et la neige. C’est un éblouissement. Maintenant elle comprend pourquoi son chien s’appelle Boule de Neige, elle pourra le raconter à Mami. En attendant elle le confie à Rosita. Qui va mal. La bourre de coton sort par des trous dans le tissu. Pendant l’atelier de couture, Flor répare sa poupée de chiffon. Elle coud de jolis boutons pour ses yeux. Elle est très fière du résultat.
*
Yulissa. Flor s’est inventé une confidente. Bien sûr, elle est trop grande pour croire vraiment à son existence, mais elle est aussi trop petite pour ne pas en éprouver le besoin. Chaque soir elle retrouve Yulissa sous ses draps, c’est son amie secrète, elle lui raconte tout, elle pouffe avec elle dans l’abri douillet, se moque de ses compagnes qui la regardent de haut. Les princesses surtout, avec leur nez crochu, leurs grands yeux noirs qui tombent sur le côté, leurs petites moues dédaigneuses. Elle lui parle de son prince charmant. Et de son Papi, surtout de son Papi, elle espère tant qu’il aura changé quand elle rentrera, qu’il aura un peu de temps pour elle, qu’il sera fier d’elle, enfin. Parfois elle rêve d’un autre père. Comme une très jeune enfant, elle rêve que ses parents ne sont pas ses parents. Que son père n’est pas son père. Les autres rêvent d’un père plus riche, plus important. Elle, elle rêve d’un père moins riche, moins important, discret, affectueux. Puis elle arrête de rêver car elle se sent déloyale envers Mami. Alors elle s’agenouille sur le sol, au bord de son lit trop grand, joint ses mains sous son menton et elle demande à Jésus de protéger son Papi, sa Mami et de faire pousser sa poitrine.
Flor s’enferme dans le cocon de cet univers-là. Yulissa et Rosita.
*
Flor doit se montrer digne de son père. Alors elle serre les dents et se force à sourire, tout le temps, à en avoir l’air bête.
C’est une toute petite fille, elle est petite par l’âge, petite par la taille, petite par la maturité. Elle, qui a toujours été entourée, se retrouve seule dans un monde inconnu dont elle ne possède pas les règles. Elle n’a guère le goût des études, elle la petite sauvageonne habituée à courir la campagne, à nager, à jouer avec les animaux, à pêcher, mais elle s’accroche de toute la force de ses neuf ans. Elle s’efforce avec une bonne volonté désarmante de trouver ses marques, de comprendre les codes de l’institution. Elle a promis d’être une élève modèle et de rapporter le meilleur bulletin. Il ne faut pas décevoir Papi, à aucun prix. Elle est bien décidée à apprendre le français au plus vite et aussi l’anglais. Elle n’a d’ailleurs pas le choix si elle veut avoir des amies.

Flor, qui a un caractère enjoué, essaie de se montrer brave. Peu à peu, avec l’innocence de ses neuf ans, elle se fait des amies. Mais c’est difficile et douloureux. Les autres voient leur famille souvent. Elle, sa famille est à dix jours de bateau.
Les fins de semaine sont solitaires, un long tunnel terne jusqu’au lundi matin. Elles ne sont qu’une poignée de pensionnaires à rester dans l’école vidée de toute vie. Elles ont pour elles l’étang, le terrain de golf, mais pas les écuries car les palefreniers sont en congé. Il y a la messe du dimanche matin, les repas où le moindre mot résonne lugubrement dans la salle à manger désertée, les jeux où l’on se force, les longues séances de lecture. Et l’ennui. Les heures sont une matière molle, un engourdissement des sens. Flor les traverse le plus souvent enfermée dans sa chambre, un livre ouvert retourné sur les genoux, pour tromper la surveillante. Elle rêvasse, s’envole et rejoint sa mère et ses cousines. Elle retrouve l’île, ses parfums, ses couleurs, sa chaleur, la brûlure du soleil sur sa peau, le goût du sel sur ses lèvres. En y pensant très fort, elle y est presque. Elle se complaît dans cette errance mélancolique, puis, reprenant pied, elle se fustige : Papi ne serait pas content. Alors elle reprend sa lecture.
*
Flor vit dans un décor princier à l’élégance Arts déco. En secret, elle a baptisé son immense chambre « ses appartements ». Cette démesure, ce luxe imprègnent son imaginaire d’enfant. Peu à peu elle laisse tomber Yulissa. Avec ses nouvelles amies, elles ont formé un club, « Les filles du bout du monde. » Blotties les unes contre les autres, elles se racontent des histoires de loups-garous et de sorcières. Il y a aussi des princes charmants. Très beaux, très courageux, avec des uniformes blancs à boutons dorés, chevauchant de puissants destriers.
*
Certains vendredis soir, Flor prend l’autocar privé de l’école jusqu’au terminus de la porte de Chaillot où un chauffeur en livrée l’attend au volant d’une limousine. Quand elles l’ont appris, les princesses ont commencé à la regarder autrement. Direction les appartements de l’ambassadeur. Flor n’aime pas trop ça, mais au moins elle y retrouve les accents de sa langue maternelle, cette façon d’estropier le castillan qui n’appartient qu’aux Dominicains. Et il y a les enfants qu’elle envie d’avoir leur maman et leur papa avec eux. Et cette grande chambre impersonnelle et ces repas protocolaires. Merci Madame, merci Monsieur, petite révérence. Les couverts à poisson. La goutte de porto qu’elle aime bien, le vin dans lequel on lui permet de mouiller ses lèvres, il faut bien faire son éducation, les nappes immaculées, les domestiques, le pourboire qu’elle glisse dans leur main au moment de regagner Bouffémont. Toutes ces petites choses qu’on lui apprend pour faire d’elle une demoiselle du grand monde.

Chaque vendredi, un chauffeur vient chercher Mathilde de Cadeville, la fille d’un duc breton, et la ramène le lundi. Flor est invitée chez elle. Mathilde habite dans une maison encore plus belle que Bouffémont, avec un parc. Flor s’applique à se tenir à table comme on le lui a appris chez l’ambassadeur. Elle ne fait presque aucune faute. Le duc tord le nez sans se cacher. « Elle est gentille, mais elle vient du peuple. C’est la fille d’un de ces militaires de pacotille… une république bananière… » Les mots s’échappent par la porte du fumoir de l’immense demeure, là où se sont réunis les messieurs après le dîner. Parlent-ils d’elle ? Flor se demande ce que cela veut dire. Il y a des bananes chez elle et son père est militaire, mais la pacotille, c’est quoi ? Et la république des bananes ? Dans le couloir Flor croise la mère de Mathilde qui lui sourit avec indulgence. « Retourne dans la salle de jeux. »

C’est embêtant, Flor ne peut pas rendre les invitations, elle ne peut tout de même pas convier ses nouvelles amies chez l’ambassadeur. Surprise, pour son anniversaire l’ambassadrice organise un goûter. « Invite tes amies, autant que tu veux. » Elles sont une dizaine à fêter son cumpleaños. « C’est clinquant » lui glisse en aparté Mathilde qui détaille le décor de l’appartement avec une petite moue réprobatrice.
*
Flor n’a personne avec qui partager ce qui la préoccupe, l’absence de seins, et ce qui la transforme, l’apparition des poils, du premier sang. Quand elle a senti son ventre se contracter, une sensation différente de toutes les douleurs qu’elle avait déjà connues, elle s’est roulée en boule sur son lit en poussant un petit gémissement. Quelque chose qu’elle n’avait pas digéré ? Personne ne lui a expliqué. Elle n’a pas la moindre idée de ce qui lui arrive. Une douleur violente lui déchire les entrailles et sa culotte tachée de sang l’épouvante. Elle se résout à consulter l’infirmière qui s’étonne de sa précocité, la rassure avec un sourire et la renvoie dans « ses appartements ».
*
Dans la distribution hebdomadaire du courrier, Flor est souvent oubliée. Rarement une lettre pour elle. Aucun appel de son père. Ni de Mami non plus. Avec ses 100 pesos de pension, Aminta ne peut pas se le permettre. Sa détresse est profonde, sa honte aussi. Parce qu’elle ne comprend pas. Comment comprendre que sa famille l’envoie dans un pays inconnu, loin de tout ce qui faisait sa vie, sans lui donner de nouvelles. Flor n’a pas le choix, c’est une petite fille courageuse. Elle s’endort avec des images de plage et de cocotiers plein la tête en espérant l’été, quand elle pourra revenir et retrouver Mami, Papi et Boule de Neige.

Collège féminin de Bouffémont
Rafael L. Trujillo
Saint-Domingue

Mon très cher papa,
Le jour de ta fête je t’ai envoyé un câble et après j’ai reçu le tien qui m’a rendue très heureuse.
Cela fait presque trois ans que je ne t’ai pas vu, et tu n’imagines pas comme j’en ai envie.
Si je viens en juillet comme tu le dis, tu verras comme j’ai grandi et comme j’ai changé, et j’espère te trouver changé avec moi.
Je peux y compter ?
Reçois toute mon affection et un million de baisers de ta fille.
Flor de Oro
J’ai reçu ton portrait et j’espère que le mien t’a plu.

Flor a confié sa lettre à l’ambassadeur. Elle attend la réponse avec appréhension.
*
Señorita Flor de Oro Trujillo
Paris France

Saint-Domingue, 20 février 1927

Ma chère fille,

Avec quelle satisfaction j’ai reçu ta petite carte affectueuse que tu as oublié de dater ! Et avec elle ton portrait sur lequel je note le changement favorable qui s’est opéré en quelques mois d’absence.
J’ai beaucoup de désir de te retrouver et j’espère te voir ici à l’occasion des prochaines vacances.
J’ai noté avec plaisir que tu progresses dans tes études, selon les informations de la directrice du collège. J’espère que tu continueras à t’appliquer comme jusqu’à présent.
En attendant, ton père t’embrasse,

Rafael L. Trujillo

Saint-Domingue
Juillet 1927
À bâbord se dessine le profil de la côte hérissé d’une courte falaise de roche corallienne. Flor de Oro laisse filer son regard le long du rivage en suivant des yeux le ballet des pélicans qui accompagnent la lente progression du bateau. Parfois ils plongent en piqué dans la mer, harponnent un poisson, repartent se perdre loin dans le ciel, et ça l’amuse. Elle cligne des yeux, éblouie par l’éclat du soleil et la pureté de la lumière. Son nez se plisse sous l’assaut des senteurs oubliées. C’est une véritable caresse, café, mangue, tabac, palme, iode, qu’elle respire à pleins poumons. Son corps se dilate, des frissons de pur plaisir lui parcourent l’échine. Il lui semble qu’elle renaît, qu’elle reprend sa vie là où elle l’avait laissée, exactement. Mais non, elle a grandi. Elle a changé, beaucoup même. Elle n’est plus une enfant. Mami va être si surprise. Et Papi si fier.
Peu à peu, l’eau d’un bleu profond se trouble et devient brune. Le bateau entre lentement dans les eaux fangeuses du rio Ozama. Après presque trois ans d’absence, Flor rentre au pays pour les vacances. Elle ne doit ce retour qu’à la bataille de haute lutte menée par sa mère. Aminta n’a eu de cesse d’obtenir gain de cause auprès de T, peu sensible aux états d’âme de sa première épouse. Sa fille, il ne se fait aucun souci pour elle. Mais de guerre lasse, il a cédé aux assauts d’Aminta.

Flor a tenu la promesse faite à son père. En dépit de la solitude, du froid, des angoisses, des peurs, des reyes non fêtés, des anniversaires oubliés, en dépit de tout, la fillette a tenu bon. Elle rapporte des résultats scolaires plus qu’honorables. Elle a même réussi à arrêter de sucer son pouce. Dans la solitude de sa cabine de première classe, elle a souvent feuilleté son précieux carnet et relu les annotations de ses professeurs. « Flor de Oro est une élève studieuse et appliquée. Flor de Oro a un grand sens de l’effort. Malgré quelques bavardages – elle hoche la tête, c’est vrai, elle a toujours tellement de choses à dire à sa voisine – et un démarrage difficile – ça elle s’en rappelle de ces cours où elle ne comprenait pas un mot –, Flor de Oro a fait une très bonne année. » Elle en est sûre, Papi sera fier, elle s’est tellement appliquée, même dans les matières qu’elle n’aime pas, comme le calcul, le latin et la géométrie. Elle a fait tout ça pour lui.

Après une navigation sans relief où les jours n’en finissaient pas de s’étirer, le port de Saint-Domingue est en vue. Flor sent son cœur cogner fort dans sa poitrine. Depuis le pont, son regard scrute l’essaim des familles. Elle les cherche des yeux. Ses parents. Ses jambes tremblent. Elle cherche. Elle descend la passerelle. Sa main serre la rampe. Elle cherche. Dissèque la foule. Un homme en uniforme militaire s’approche. Il s’incline, Señorita, l’escorte jusqu’à une limousine, suivi par les porteurs. Talonnée par le chagrin, la déception est immense. Flor de Oro ravale des larmes amères. Petite boule de douze ans, tassée à l’arrière du véhicule, muette, elle s’obstine à fixer les deux fanions qui flottent fièrement au vent sur les ailes de la voiture. Elle ne sait même pas où on l’emmène. La limousine s’arrête devant une maison du quartier résidentiel de Gazcue.
Mais où sont son père et sa mère ? Flor se raidit devant le seuil de la demeure aux allures prétentieuses de petit palais colonial. En haut des marches, se tient une femme endimanchée, engoncée dans une vilaine robe à fleurs qui ressemble à un rideau. Flor ne la connaît pas. Guindée, cérémonieuse. Un sourire figé sur les lèvres, une main inutilement tendue.
« Bonjour Flor de Oro. Je suis Bienvenida, la… une petite hésitation, une rougeur soudaine dans le cou, un semblant de gêne… la nouvelle épouse de votre père. »
Flor s’en doutait, eh bien voilà, c’est dit ! Elle pince les lèvres et sourit bravement à celle qui a remplacé sa mère, malgré l’étau d’amertume qui comprime sa poitrine. Elle le savait. T s’est remarié à Puerto Plata en mars dernier. Une lettre d’Aminta le lui a appris, une lettre digne, sans plainte, sans émotion, qui se contentait de constater. Flor a beaucoup pleuré, peinée pour sa mère, et comprenant qu’elle compte pour menu fretin dans le cœur de son père, puisque celui-ci ne l’a même pas avertie.
Flor a juste une petite inclinaison sèche de la tête vers Bienvenida, elle ne va quand même pas l’embrasser, ni même lui serrer la main, certainement pas. Elle la suit à l’intérieur. La seconde épouse lui offre une limonade. Flor la trouve pas si jeune. Se dit qu’elle a l’air gentille, malgré tout. En tout cas, une chose est sûre, elle est moins jolie et moins gaie que Mami.
Une demi-heure se passe sans que Bienvenida trouve rien à lui dire. Ou si peu. Que des choses convenues. Alors Flor converse dans sa tête avec Aminta. Elle fait les questions et les réponses. Elle n’est plus tout à fait là.
Du remue-ménage dehors.
Un coup de klaxon coupe court à ses réflexions. Une portière qui claque, un pas martial. Son père. Flor se précipite, « Papi ». T la prend dans ses bras et l’embrasse tendrement. Il plisse les yeux, il a l’air si content de la revoir. « Comme tu as grandi, ma Flor de Oro ! Amorcito, tu es en train de devenir une vraie señorita. J’ai une surprise pour toi, querida… »
Une seconde voiture arrive. La portière s’ouvre et Aminta en descend. Flor tremble d’allégresse en s’abandonnant dans le giron maternel.
Voilà, c’est pour cela qu’ils ne sont pas venus au port. C’était une surprise. Flor remercie son père en silence.

Il ne manque que Boule de Neige. Il est resté à San Cristóbal, la rassure Aminta. Flor le verra quand elle ira. Malheureusement Mami ne peut pas rester. Elle n’est pas la bienvenue chez Bienvenida qui est désormais la maîtresse des lieux. Aminta, répudiée pour une fille qui a la moitié de son âge, doit regagner sa maison avant la nuit.
Flor s’installe à Gazcue, seule dans une grande chambre aux tentures roses. Seule, comme à Bouffémont. Les amies en moins. Elle aurait largement préféré repartir avec Mami, mais on ne lui a pas demandé son avis.
*
Pendant ces quelques semaines d’été, Flor se partage entre la petite maison au toit de palme de San Cristóbal toujours impeccablement tenue par Aminta et la résidence princière de la capitale. À San Cristóbal, elle s’amuse, il y a ses cousins et ses amies d’enfance. Ils vont à la playita et parfois jusqu’à Najayo, barbotent dans l’eau, pêchent, jouent dans les jardins, grimpent dans les manguiers, chassent les crabes, récoltent de gros coquillages roses de lambis, dorment chez les uns et les autres… À Gazcue, Flor s’ennuie malgré les livres et la piscine. Bienvenida ne sait pas s’y prendre avec les enfants, elle est empotée, maladroite, compassée, artificielle. Surtout, elle est morose. Elle a déjà l’air d’une ombre. Car T n’est pas beaucoup là, et bien souvent Flor dîne en tête à tête avec sa belle-mère. Ce n’est pas très gai. Quand Flor le lui raconte Aminta se gausse. « Elle s’appelle Inocencia, la bien nommée… Elle a beau venir d’une très bonne famille de Montecristi, elle aussi, il la trompe. Toujours ses maîtresses… » Ce ne sont pas des confidences à faire à une enfant de douze ans. Flor cache son malaise en enfouissant son nez dans la fourrure de Boule de Neige.
Aminta, consciente de s’être laissé déborder par son ressentiment à l’égard de T, chasse sa fille d’un moulinet du poignet : « Je suis de mauvaise humeur, mi’jita, ça va passer. Va donc jouer avec tes cousines ! »
Mais Flor n’est ni aveugle ni stupide. Elle comprend l’amertume de sa mère. T lui verse à peine de quoi vivre dignement alors qu’il dépense sans compter à Saint-Domingue. Pour un homme qui prétend aux plus hautes fonctions, quel pingre ! Flor sent aussi la blessure de la femme bafouée, évincée pour une plus jeune, une plus riche, une plus socialement acceptable. Elle a pitié de Mami, et du chagrin pour elle, alors elle redouble de marques d’affection à son égard.

De toutes les vacances, Flor n’aura eu qu’un seul tête à tête avec son père, quelques jours après son retour. Il l’a félicitée pour ses bonnes notes et, en guise de récompense, lui a accordé la faveur d’une cavalcade à deux. Rien qu’eux deux. Il l’a aidée à se hisser en selle et a réglé lui-même la hauteur de ses étriers. C’est un excellent cavalier et Flor est fière de trotter à l’anglaise à ses côtés, ses leçons d’équitation ont porté leurs fruits. Pour une fois, Papi a laissé son grand uniforme et toutes ces médailles qu’il épingle sur sa poitrine. Car il est lieutenant-colonel maintenant. Aminta le lui a expliqué. Ce jour-là, il porte un simple complet de toile qui lui va bien et un chapeau mou. Il a l’air d’un vrai papa. Le temps d’un galop, il quitte l’armure et devient le père qu’il n’a jamais su être. Il complimente Flor, c’est rare. Il se félicite aussi : il a pris la bonne décision – mais il n’en a jamais douté – en l’envoyant en France. Non seulement ça le dédouane du souci de l’éducation de sa fille, mais elle a l’air de s’épanouir. T est bien trop occupé de lui-même pour remarquer le voile de tristesse qui par moment obscurcit le regard de Flor.
Au début du mois d’août, c’est l’ébullition dans la maison de Gazcue. T a été nommé général de brigade, et quatre jours plus tard, la police nationale est transformée en brigade nationale. T dirige donc l’armée, un spectaculaire bond en avant dans une trajectoire que rien ne semble devoir arrêter. Il s’est investi d’une mission dantesque : redresser le pays, en faire un État moderne, libéré du joug yanqui. Rien d’autre ne lui importe désormais. Il se consacre tout entier à son ambition avec une énergie peu commune. »

Extrait
« Elle sait que si elle accepte de regarder en face ce qu’est son père, ce qu’il fait à son pays, ce qu’il fait à son peuple, elle sombrera. Elle le sait. Pour survivre, elle doit refouler ces pensées et ces images, les tenir à distance et leur dénier tout pouvoir sur elle. » p. 148

À propos de l’auteur
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Après une carrière dans la communication, Catherine Bardon se consacre désormais à l’écriture et partage son temps entre la France et la République dominicaine. Elle est l’autrice de la saga Les Déracinés qui s’est vendue à plus de 500 000 exemplaires et qui a été distinguée à de nombreuses reprises, notamment par le Prix Wizo et par le Festival du premier roman de Chambéry en 2019. En quelques romans, Catherine Bardon s’est imposée comme une voix majeure du paysage romanesque français.

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Une heure avant la vie

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En deux mots
Dans les pays lointains où elle a grandi, L. cherche à meubler sa solitude et va trouver refuge dans les livres. Lorsqu’au sortir de l’adolescence, elle sert de guide à un artiste-peintre parisien, elle va trouver le moyen de s’émanciper. Une nouvelle vie va alors s’offrir à elle.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Mon père, mes livres et mes maris

Dans un premier roman aux forts accents autobiographiques, Svetlana Pironko brosse un beau portrait de femme. Et prouve à nouveau combien la littérature est une formidable porte vers la liberté.

Une vie de femme, un parcours initiatique, une envie irrépressible d’émancipation. En suivant L. qui tente d’avancer dans la vie sans tout comprendre de la vie que mènent ses parents, on découvre une ferme volonté d’avancer mais aussi un parcours semé d’épreuves.
Parmi les images qui restent gravées dans la mémoire de l’enfant revient d’abord cette insulte proférée par une gitane à sa mère, cette conne qui n’a pas su garder son mari et qui déstabilise les deux promeneuses. L’angoisse qui l’étreint lorsque sa mère lui annonce que le P’tit Prince, son frère né dans la joie quelques mois plus tôt, est gravement malade et qu’elle part avec lui à l’hôpital. Un événement qui lui permettra toutefois de se rapprocher de ce père trop absent. Il ira jusqu’à accepter de l’emmener avec lui à la chasse, lui fera découvrir Hemingway et deviendra son superman.
Loin de tout, au gré des affectations, elle va aussi trouver un point d’ancrage dans ses lectures. Une bibliothèque qui va devenir un centre de formation pour l’adolescente en mal d’ami(e)s.
Puis viennent les premiers émois amoureux, la rencontre avec Grégoire l’artiste-peintre qui fait partie d’un groupe de touristes qu’elle est chargée de guider. Cet homme plus âgé a surtout pour L. l’aura du parisien, habitant cette ville fantasmée au cours de ses lectures et qu’elle rêve de découvrir.
Si c’est grâce à lui qu’elle prendra son envol, on comprend très vite que ce mariage est d’abord un moyen de s’évader. L’écriture tout en subtilité de Svetlana Pironko laisse deviner que l’amour pour Grégoire cache l’envie d’une autre vie, plus riche, plus dense. On va dès lors suivre le couple à Paris, à Séville, à Venise ou encore en Toscane. Mais on va surtout suivre la trajectoire d’une femme avide de connaissances, de culture, d’expériences.
En découvrant le milieu de l’édition, elle se sent enfin dans son élément. Les idées, la création et même la séduction forment alors un feu d’artifice qui permettent à L. se s’épanouir. De ses rencontres dans les salons professionnels jusqu’à la tanière d’un écrivain britannique.
Si l’on retrouve dans ces lignes bon nombre d’éléments autobiographes, c’est d’abord la volonté et l’envie qui donnent à ce roman une belle énergie. En voulant donner raison à Hemingway, après Paris est une fête elle se rappellera que Le soleil se lève aussi, prouvant qu’il est bon de rêver sa vie… avant de la vivre.

Une heure avant la vie
Svetlana Pironko
Éditions Le passeur
Premier roman
267 p., 18 €
EAN 9782368909621
Paru le 1/09/2022

Où?
Le roman est situé en Asie centrale, notamment au Kazakhstan, puis à Paris et Londres. Mais on y voyage aussi beaucoup.

Quand?
L’action se déroule de la fin du siècle passé à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Le soleil se lève sur le petit aéroport d’Assouan. Sur le désert nubien… Comme sur la steppe de la Faim ce matin lointain, avant la chasse au loup. C’est le même soleil qui se lève. Il se lève sur un monde différent. Sur une vie différente. Mais c’est le même grand disque incandescent, et elle trouve de la consolation dans cette pensée. »
Une heure avant la vie est un voyage – celui de L., une femme-luciole qui parcourt le monde, des steppes d’Asie centrale jusqu’à Paris et plus loin encore. Intrépide, elle puise sa force dans l’amour inconditionnel de son père et dans des livres qui ont le pouvoir de changer une vie.
Tour à tour lucide, ironique, émouvante ou mélancolique, L. nous entraîne dans sa quête. Que cherche-t-elle? Et que va-t-elle trouver?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Svetlana Pironko présente Une heure avant la vie © Production Éditions Le passeur

Les premières pages du livre
« Un gros mot
Dans ses souvenirs d’enfance, c’est toujours l’été.
Elle marche dans la rue avec sa mère. Main dans la main. Elle est trop grande pour qu’on lui tienne la main, mais aujourd’hui maman est une copine. Elles sont allées au cinéma. Pas le cinéma du quartier, où travaille son grand-père. Elle y va quand elle veut. Avec Nina ou même seule. Le vrai cinéma, en ville ! Et avant, une glace à «La Reine des neiges».
Elles ont vu Le Lac des cygnes. Elle a un peu pleuré à la fin. Elle n’aime pas pleurer.
Après, maman lui a acheté un petit sac à main au «Monde des enfants». Presque un vrai sac de dame qu’elle porte maintenant à son coude, Comme fait maman quand ils sortent avec papa. Le sac de maman est plus beau — il est en cuir marron qui est comme du bois poli. Lisse et brillant. Papa le lui a rapporté d’une mission. Et aussi une paire de chaussures qui va avec.
Papa part souvent en mission. Elle aime bien. Il rapporte toujours des cadeaux pour elle et pour maman.
Son sac est rouge. C’est joli, mais elle voudrait un jour avoir le même que celui de sa mère. En attendant, elle parade avec son cadeau écarlate. Et ce n’est même pas son anniversaire!
Elle sent la main de sa mère serrer plus fort la sienne. Il y a une femme, une vieille femme qui fait signe à maman de s’approcher, d’un doigt crochu. Une gitane.
Elle se recroqueville intérieurement. Elle a peur des gitanes — elles crient, gesticulent, abordent des passants qui essaient toujours de les fuir.
La vieille parle à sa mère, mais la regarde, elle. Deux yeux perçants très noirs la fixent. Elle a peur de détourner son regard.
La gitane veut lire la main de maman. Mais comment? Les mains de maman sont blanches et lisses sans rien d’écrit dessus ou dessous.
Maman dit non, merci, pas besoin, et accélère le pas, en lui serrant la main encore plus fort. Elle doit courir maintenant pour suivre. Elle entend la gitane rire derrière elles:
— Pas besoin de lire ta main pour dire que ton mari ne t’aime pas, pauvre conne!
Maman ne se retourne pas. Elle, si. Elle jette un regard qu’elle veut assassin à cette vieille, si laide et si méchante. «Conne toi-même», articule-t-elle, à peine audible.
«Conne» est un très gros mot. Elle le sait. Papa aime maman. Maman est belle. Même si elle a grossi cet été.
Elles tournent dans une petite rue. Sa mère s’arrête et lui lâche la main. Elles sont toutes les deux essoufflées.
Elle enlace les jambes de sa mère et pose sa tête sur son ventre arrondi. Elle attend des mots rassurants qui ne viennent pas. Elle lève la tête. Des larmes silencieuses coulent sur les joues de sa mère. Une tombe sur son front. Elle ne savait pas que les gros mots faisaient si mal. Elle espère que la gitane aussi est en train de pleurer.

Cette nuit, elle fait un rêve. Elle est seule sur un manège qui tourne. C’est un beau manège, avec des animaux en bois, de toutes les couleurs. Il est posé, bizarrement, au milieu de la cour de la maison de ses grands-parents. Elle voit, tour à tour, le grand portail vert, la maison, le potager, le plus beau coin du jardin où sa grand-mère fait pousser des dahlias et des glaïeuls, et la pergola couverte de houblons. Toute sa famille est réunie sous la pergola. Même Mourka et Plimus.
Un autre tour, et de nouveau le portail. Il est en train de s’ouvrir en grand tout seul. Elle voit une vieille femme entrer. C’est elle! La gitane ! Sa robe noire, son grand châle aux roses rouges, ses longs cheveux mal peignés, son sombre visage tout ridé. Ses yeux…
Le manège tourne, mais elle ne veut pas perdre la vieille de vue. Elle l’entend marmonner. Des gros mots encore? Elle se détourne et cherche des yeux sa mère.
Ce qu’elle voit la tétanise. Ils sont tous en train de se transformer en animaux. Pas en bois. Des vrais… Ce grand éléphant, là, c’est grand-papa. Maman se transforme en girafe. Longue, fragile et pleine de grâce, elle se meut vers le portail ouvert. Le lion… Papa! Elle voudrait crier, mais aucun son ne sort de sa gorge. Ils partent tous. Même Mourka et Plimus.
Ils sont partis.
Elle est seule.
Elle se réveille.
Elle a peur pour la girafe. »

À propos de l’auteur
PIRONKO_svetlana_©DRSvetlana Pironko © Photo DR

Svetlana Pironko vit entre Paris et Dublin. Après avoir été traductrice, agent littéraire et éditrice, elle signe son premier roman. De son enfance au Kazakhstan, elle a gardé l’amour des grands espaces et des longs voyages. Elle s’épanouit dans la sérénité des aéroports, où il fait si bon lire et écrire, mais elle aime plus que tout revenir à son port d’attache, Paris.

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