En deux mots
Louise prépare le repas dominical qu’elle partagera avec sa mère Paula et sa fille Anne. Elle veut profiter de ce moment pour leur révéler un secret trop longtemps enfoui et construire avec ses invitées une alliance féminine.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
«Une alliance sororale indestructible»
C’est avec trois générations de femmes que Manon Hentry-Pacaud entre en littérature. Paula, 75 ans, Louise, 47 ans et Anne 27 ans vont tour à tour se livrer dans cette belle réflexion sur le corps féminin.
Paula a 75 ans. Sa fille Louise 47 ans. Sa fille Anne 27 ans. Trois générations et trois femmes qui se préparent à un rendez-vous fixé ce dimanche à midi. C’est à l’initiative de Louise que ce repas a lieu. C’est elle qui a eu l’idée de réunir sa mère et sa fille pour resserrer les liens qui les unissent.
Alors c’est d’abord Louise que l’on va suivre durant ses préparatifs. Elle s’est levée aux aurores pour pouvoir tout préparer sans se stresser. Elle va avoir le temps de faire mijoter son bœuf bourguignon, de dresser une belle table, de soigner sa mise. Elle va même avoir le temps, après un rapide coup de balai, de se replonger dans ses albums-photo, de replonger dans sa vie. Et de se rappeler l’épisode si douloureux qu’elle a vécu, ce secret qu’elle ne veut plus cacher. Sa fausse couche a vingt-cinq ans et ce traumatisme que la bienséance recommandait de minimiser. En place de «cette vie à deux qui se consolide et se complète avec la construction d’une famille» elle avait basculé dans un «fossé qui s’était creusé entre son mari et elle, fossé qu’elle avait peut-être elle-même créé pour lui faire sentir qu’elle n’était pas la seule responsable, pour se soulager de ne pas avoir réussi à protéger son enfant et à lui donner la vie.»
C’est pourquoi, elle a eu cette idée d’écarter son mari et de construire avec Paula et Anne une alliance sororale indestructible.
Paula, qui ne sait rien de ce projet, se prépare. Après sa douche, elle se regarde dans le miroir et voit les ravages de l’âge. En se faisant belle, elle comprend qu’elle a succombé à tous ces diktats, toutes ces représentations sur papier glacé, ces corps qui n’ont ni vergetures, ni cellulite. Désormais, elle va assumer ses défauts et son âge.
Avant de passer à sa petite-fille, Manon Hentry-Pacaud a l’idée d’introduire un nouveau personnage, celui d’Inès, la meilleure amie d’Anne. Cette dernière lui a donné rendez-vous dans un café pour se délester d’un lourd fardeau. Elle vient d’avorter.
En se rendant chez sa grand-mère, la jeune femme est encore toute secouée par cette révélation, mais aussi forte d’une certitude, «c’est du corps féminin que tout part.»
Ce premier roman, d’une écriture à la fois classique et simple, est construit autour de ces portraits de femmes qui se répondent et se complètent. Le fantôme (Louise), la comédienne (Paula), la disparue (Inès) et l’acrobate (Anne) forment par-devers les destins particuliers, cette alliance tant espérée. Sans occulter l’ampleur de la tâche, ce premier roman est une pierre de plus apportée à l’édification d’une société qui ne serait plus dominée par le masculin.
Les Naufragées
Manon Hentry-Pacaud
Éditions Frison-Roche Belles-Lettres
Premier roman
133 p., 19 €
EAN 9782492536250
Paru le 17/05/2022
Où?
Si le roman n’est pas précisément situé, on y évoque Paris, Disneyland les châteaux de la Loire, «différents départements français» ainsi que des escapades à Bruxelles, Londres, Paris, Rome, Lisbonne, Madrid et Berlin.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Une matinée bouleverse la vie de quatre femmes qui se cherchent, s’observent et se contemplent avant de se réaliser enfin pleinement dans leur féminité. Aujourd’hui, Anne va manger chez sa mère, Louise, en présence de sa grand-mère, Paula. Mais avant, elle a rendez-vous avec Inès, son amie de toujours, dans le café qui les accueille depuis leurs années lycée. Elle sent qu’Inès a besoin d’elle. Rien n’a été explicité, mais elle l’a senti.
C’est la raison pour laquelle elle a proposé ces retrouvailles improvisées, et peut-être un peu rapides, avant le déjeuner dominical familial. C’est Louise qui a instauré cette nouvelle tradition. Elle aurait voulu que ce rituel soit mis en place quand elle avait l’âge d’Anne, mais qu’importe. Ces moments à trois seront l’occasion de débats féminins. Car chacune d’entre elles porte, à sa façon, le poids de sa condition.
Louise, maintenant seule chez elle, regrette le départ de sa fille, qu’elle vit comme un déchirement. Paula, les années passant, a de plus en plus de mal à accepter l’effacement progressif de sa jeunesse et les changements que son corps subit, qui l’éloignent de ce que l’on pourrait attendre de l’apparence d’une femme. Anne, perdue entre son adolescence et sa vie d’adulte, tente d’appréhender la multiplicité du féminin et d’aider Inès, son amie qui, quant à elle, cherche à se reconstruire après un avortement dont elle n’a parlé à personne.
En ce dimanche, ces femmes vont se croiser, leurs parcours vont se mêler, et leur sororité va rayonner.
Les premières pages du livre Louise
Louise appuie sur la tranche du vieux livre de cuisine que sa mère lui a transmis il y a quelques années, par souci de tradition, pour craqueler la reliure déjà fragilisée et la maintenir en place, tandis qu’elle s’efforce de suivre les étapes de la recette. Ce dimanche, elle a enfilé son tablier bleu, celui qu’elle ne porte que lorsqu’elle s’attelle à de grands repas et qu’elle accueille des invités. Elle trouve que cela fait plus chaleureux, que cela correspond à l’image de la bonne cuisinière qu’elle s’est toujours faite, mais qu’elle ne respecte jamais, parce qu’elle n’a pas le temps, le soir, en rentrant du travail, et parce que sa cuisine quotidienne repose sur la simplicité. Mais ce dimanche-là est différent. Elle reçoit, et cela change tout. Elle n’accueille pas n’importe qui, elle a toujours réservé le repas dominical à sa famille, et, à partir de maintenant, elle veut instaurer une nouvelle tradition, celle qu’elle aurait voulu voir émerger lorsqu’elle avait l’âge d’Anne, et peut-être même avant.
Elle a invité sa mère et sa fille à déjeuner. Un repas de fête à trois. Une ouverture vers un conciliabule féminin.
Ce n’est pas grand-chose, mais même dans ces cas-là, ses habitudes épicuriennes demeurent. La simplicité prône sur tout le reste. Peut-être aussi parce qu’elle n’est pas faite pour davantage d’élaboration et de complexité. Elle a toujours évité les obstacles, les omettant pour nier leur existence. Bien sûr, il y a une difficulté qu’elle n’a jamais pu éviter, jamais pu oublier. Mais le frisson qui la saisit la recentre sur sa tâche principale: elle doit couper ses carottes en rondelles pour son bœuf bourguignon.
Louise aime bien les tâches mécaniques, automatiques celles qu’on répète et pour lesquelles seule une concentration minime est requise. Au son brut, régulier et tranchant du couteau sur la planche à découper, ses pensées et ses souvenirs s’égarent. Il est tôt, elle s’y est prise en avance. Elle se veut toujours ponctuelle, toujours droite, toujours digne, fiable. Un roc sur lequel on peut compter, un point d’ancrage entre les générations. Sans qu’elle s’en rende véritablement compte, c’est en partie la raison pour laquelle elle s’est réveillée aux aurores et a déjà commencé à s’activer dans la cuisine. Louise a parfois l’impression d’être le ciment de la relation entre sa mère et sa fille, bien qu’elle n’ait jamais été invitée à leurs retrouvailles secrètes. Auprès d’elles, Louise est double, à la fois mère et fille, seuil de transition entre les générations auxquelles Paula et Anne appartiennent. Parfois, elle n’arrive à discerner qu’un sentiment de filiation, d’appartenance, une convention, un respect mutuel, dans la relation qu’entretiennent les deux femmes. Et parfois, quand cela leur échappe en sa présence, elle voit aussi émerger entre elles un amour indescriptible et omniprésent qu’elle n’arrive pas véritablement à décrire. C’est simplement un mélange de tout ce qu’elle parvient à nommer. Quelque chose de flou, mais qui existe néanmoins, bien que les autres ne s’en aperçoivent pas toujours. Alors, c’est le rôle qu’elle a décidé de se donner, celui de tisonnier. Louise veut leur montrer qu’il y a plus entre elles que la relation qu’elles ont toujours entretenue, cette relation qui va vers l’avant, de l’une vers l’autre, sans pour autant les lier de façon visible. Une grand-mère avec sa petite-fille. Et elle qui se retrouve au milieu, impliquée et invitée sans l’être véritablement.
Et puis, un jour, l’idée lui est venue. Pour qu’on sente sa présence, elle sera l’arbitre. Chaque dimanche, elle les réunira, réinventera la solennité et la sacralité de ce jour pour le féminiser et le familiariser. Louise unifiera sa fille et sa mère, parce que, si elle est à part, si elle n’a jamais véritablement compris les pensées muettes et distantes de sa mère, ni les questionnements et craintes silencieuses, opaques, de sa fille, elle sent, elle sait que toutes deux se ressemblent et se sont toujours répondu. Elle l’a toujours su au fond d’elle-même: elle est l’intermédiaire entre deux générations qui partagent et traversent les mêmes considérations et interrogations. Voilà la raison de la distance, du partage qu’elle sent en elle.
Soudain, elle pousse un léger cri de surprise et de douleur au moment où le couteau dérape sur son doigt. La sensation d’une goutte de sang chaud coulant sur sa peau sèche achève de la tirer hors de ses pensées. Elle soupire, repose l’outil et le légume sur la planche à découper, et rince la plaie dans l’évier, avant de se diriger vers la salle de bains pour y trouver un pansement.
Louise traverse les pièces silencieuses. La maison est vide. Anne n’y vit plus depuis déjà deux ans, elle est partie faire ses études et entamer sa vie d’adulte ailleurs.
Elle ne lui en veut pas, elle ne le peut pas, c’est dans l’ordre des choses. Elle-même en rêvait à son âge. Mais elle lui manque; indubitablement. Elle sait qu’elle ne devrait pas penser cela, que cela apparaît comme particulièrement animal, et égoïste aussi, quelque chose de sauvage, de félin, mais elle a l’impression que, sans sa fille, un trou béant s’est creusé dans sa poitrine, qu’une partie de ses entrailles lui manque, là où elle s’est préparée à sa venue avec angoisse et impatience pendant neuf mois. Mais peut-être que cette part de néant qui sommeille en elle existait déjà avant Anne. Elle l’avait déjà perdue avant son arrivée. En avait été privée, volée avant même qu’elle ne naisse.
Son mari est absent, lui aussi. Volatilisé. Comme elle le lui a demandé, à vrai dire. Elle ne veut pas de présence masculine chez elle aujourd’hui. Même si c’est aussi un peu chez lui et qu’il pourrait légitimement vouloir retrouver sa fille, le dimanche ne lui appartient plus. Elle l’a fait sien, leur, désormais, à elle et au trio féminin familial qu’elle cherche à construire. Plus qu’une succession de sauts entre générations, c’est un ensemble cyclique et complémentaire qu’elle veut constituer.
Louise monte les marches en bois de son escalier en frôlant la rampe du bout des doigts. Elle a l’impression d’y sentir la présence de sa fille quand elle avait sept ans. Elle était alors d’une espièglerie sans fin. Elle s’accrochait la rampe et y glissait comme sur un toboggan, sous les yeux affolés de sa mère qui étaient, avec sa respiration, les seules traces physiques de l’inquiétude qu’elle der se devait de garder en elle, dans le creux de son ventre, pour ne pas la brimer, pour la laisser vivre loin de ses bras protecteurs et sans doute étouffants — ils l’avaient été pendant un temps, elle en avait conscience, même si elle avait encore du mal à l’admettre -, tandis que son père se contentait de regarder sa fille en riant. Il disait sans cesse à Louise qu’elle faisait simplement comme tous les autres enfants, que c’était tant mieux, très bien, même, mais cela ne suffisait pas à calmer son anxiété latente. Et pourtant, maintenant que le poids qui la compressait s’est envolé, elle y repense avec le sourire, s’inquiète pour d’autres choses. Le monde avance, celui des autres et celui qui la concerne, et elle évolue avec lui.
Louise ouvre la porte blanche de la pièce d’eau et note mentalement qu’il faudrait la repeindre, elle s’écaille par endroits et se gondole un peu avec l’humidité. La liste de choses à faire s’allonge et les journées lui paraissent toujours trop courtes et trop pleines. Elle les remplit toujours trop rapidement. Peut-être que la retraite lui fera du bien. Mais elle ne veut pas y penser. Elle ne veut pas se sentir vieille trop vite, tomber dans la crise de la cinquantaine qui semble être un phénomène inéluctable, une étape à laquelle on échappe difficilement.
Elle se dirige vers l’armoire à pharmacie dont le contenant a bien évolué depuis qu’Anne a grandi. Le nécessaire est toujours là, mais les sirops d’enfant à la fraise, l’Advil et le Doliprane ont disparu, comme les pansements colorés que les enfants des voisins enviaient quand ils venaient jouer ici avec Anne, et qu’elle leur donnait sans mesure, juste pour voir leurs sourires. Elle opte pour un pansement beige, simple, efficace. Encore ce diptyque qui rythme sa vie. Il le faut bien. C’est principalement ainsi qu’elle s’est forgée, pour tenter de se protéger. Elle rince à nouveau son doigt, qui a continué de saigner pendant Le trajet, avant de défaire les protections et d’enrouler le pansement autour. Sans perdre plus de temps, Louise reprend le chemin de la cuisine.
Extraits
« Mais Louise ne voulait pas recommencer, tout reprendre à zéro, faire comme si ce moment n’avait pas existé ou presque, comme s’il n’avait été qu’un moyen de se propulser dans la vie adulte. Louise avait vingt-cinq ans et elle devait se retenir de crier qu’elle était brisée. Pour vous ceux qui venaient lui tenir de grands discours, c’était évident de parler d’ouverture sur le monde, sur l’extérieur, sur cette vie à deux qui se consolide et se complète avec la construction d’une famille. Ils ne voyaient pas le fossé qui s’était creusé entre son mari et elle, fossé qu’elle avait peut-être elle-même créé pour lui faire sentir qu’elle n’était pas la seule responsable, pour se soulager de ne pas avoir réussi à protéger son enfant et à lui donner la vie. » p. 47
« Inès a vécu un événement difficile, parfois inexprimable ou indicible, mais elle veut prendre la liberté de rompre le silence. Elle voudrait que tout le monde puisse en parler, pas seulement les femmes qui ont avorté. Pourquoi devraient-elles se limiter à un petit comité d’écoute, au lieu d’en élargir l’audience? C’est d’une compréhension, d’une connaissance et d’une attention plus globales dont on aurait besoin. » p. 100
« Elle a l’impression de pouvoir pénétrer l’indicible et l’invisible dans les portraits de femmes qu’elle rencontre et côtoie, qu’ils soient proches ou lointains, connus ou anonymes. Anne voit les visages se démultiplier, se comprendre sans le dire alors qu’ils ne font que passer et s’entrecroiser sur un trottoir défait, s’écouler, s’écouter, s’allier et surtout se rejoindre et se soutenir. Tout cet entremêlement dans l’imperceptible, l’insaisissable et l’indécelable. La formation d’une communauté secrète, puissante et inarrêtable. » p. 106
« Anne sait qu’elle est bien plus qu’un corps, bien plus qu’une chair dont on sent la réalité pure et dure. Elle est une toile. Un voile, une feuille sur laquelle sont projetées des intériorités multiples qui se disent, se répondent, se comprennent, s’écoutent, se consolent et se soutiennent; une toile tissée à partir du fil d’une histoire de sororité et de féminité, sur lequel les femmes qui la relient évoluent, d’arceau en arceau, tel des équilibristes. » p. 120
Manon Hentry-Pacaud est née dans le Loir-et-Cher en 2001. Après un baccalauréat littéraire, elle s’installe à Paris pour débuter des études de Lettres, d’abord à Henry IV, puis à la Sorbonne Nouvelle. Elle suit aujourd’hui un master de Lettres modernes mention Études de genre et littérature francophone. Depuis toute petite, la lecture et l’écriture font partie intégrante de sa vie. (Source: Éditions Frison-Roche)
En deux mots
En montant dans un TGV Paris-Montpellier le 21 juin 2019, l’auteur ne peut s’empêcher d’observer le petit monde qui voyage avec lui. Une «manie» qu’il va approfondir en traversant le pays et nous livrer avec finesse ses observations de sociologue du quotidien.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Ceux qui aiment prendront le train
Dans un essai-témoignage savoureux David Medioni raconte ses voyages en train un peu partout en France. Mêlant géographie et sociologie, reportage et littérature, il nous donne des envies de voyage.
Et si David Medioni avait écrit le livre idéal à acheter dans un kiosque de gare avant quelques heures de voyage? Le fondateur du magazine littéraire en ligne Ernest donnera en tout cas aux voyageurs d’agréables pistes de réflexion, aussi bien sur les rails qu’une fois arrivés à destination.
Dans son introduction, il raconte comment en avril 2019, venant de Quimper et arrivant à Paris, il a posté sur Facebook et Instagram un «instantané du train» disant ceci: «Le voyage en train a ceci de particulier qu’il est un espace-temps réduit qui permet l’introspection, la créativité et la recherche du mieux. Les pensées vagabondent. Là un homme à l’air pressé qui s’agace sur son tableur Excel Ici deux jeunes étudiants en transit. Ils n’arrêtent pas de se toucher, de se regarder, de se sourire, de se bécoter. Ils ont vingt ans de moins que moi. J’étais eux, des fois, en revenant de Bordeaux. Là, une vieille dame à une pile de journaux: le Canard, Marie France, elle lit et elle dort à intervalles réguliers. Un peu plus loin, une femme seule, 45 ans environ. Elle pleure. J’ai toujours aimé ces instants en train. Instantanés de nos vies grandes et minuscules à la fois. Il paraît même que dans ce wagon, un journaliste en transit rêvait d’écrire un roman. #soleil #train #writing #write #sun #sky #clouds #rails»
Les retours très positifs qui ont suivi et l’étincelle dans les yeux de ses enfants lorsqu’ils évoquent ensemble le train vont le convaincre de poursuivre sa réflexion. De noter les scènes vues, les livres lus, mais aussi les films, les musiques, les jeux qui occupent les passagers durant ce temps suspendu. Avec délectation, il se transforme en sociologue du quotidien, essayant de déterminer si l’habit fait le moine, de différencier les populations en fonction des horaires et des destinations ou encore du type de train. Le TER et le TGV, sans parler du train de nuit, ayant chacun des rôles et des types de voyageurs bien différents.
Puis vient ce petit jeu auquel on s’est sans doute déjà tous livrés: imaginer quelle peut-être la vie de ces personnes avec lesquelles on partage un compartiment pendant quelques heures. Qui est ce cadre qui ne peut lâcher son ordinateur? Et cette femme qui n’arrête pas téléphoner, faisant partager son intimité a tout le wagon. Et cette famille partant en vacances avec une bouée déjà gonflée. Ou encore ces deux jeunes amoureux qui ne peuvent s’empêcher de se toucher.
Un peu voyeur, un peu rêveur, on se délecte de ces bribes d’histoire, d’autant qu’elles viennent souvent s’associer à un souvenir personnel.
Qui n’a pas vécu l’épisode du passager qui ne retrouve pas son billet, celui qui s’est trompé de place, celui qui est parvenu haletant à attraper son train au dernier moment? Ou encore, moins drôle, l’incident du train arrêté en pleine voie, de la correspondance qui est déjà partie, de la voiture-bar qui est fermée.
L’amateur de littérature n’est pas en reste non plus. En feuilletant la bibliographie des ouvrages consacrés au train ou le mettant en scène, en détaillant la filmographie et en y ajoutant la bande sonore des musiques que l’on peut y entendre – quelquefois contre son gré – David Medioni réveille tout un imaginaire.
Comme je vous le disais, pensez à vous munir de ce nouveau bréviaire du voyageur la prochaine fois que vous vous rendrez à la gare !
Être en train
David Medioni
Éditions de l’Aube
Essai
184 p., 17 €
EAN 9782815941389
Paru le 21/01/2021
Où?
Les voyages en train nous emmènent un peu partout en France, partant principalement de Paris et avec une Eskapade à Bruxelles.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Prendre le train est une aventure. Instantanés de voyage, réflexions sur la place du train dans nos vies et sur son avenir dans nos sociétés peuplent cet ouvrage. Qui sommes-nous quand nous sommes sur les rails ? Qui sont ces voisins que nous ne connaissons pas mais avec lesquels nous allons partager une certaine intimité, parfois pendant de longues heures ? Que disent de nous nos « tics de train », de la peur de ne plus voir sa valise à celle de ne pas être assis à la bonne place ? Quels sont les personnages récurrents rencontrés dans un train ? Que nous l’empruntions pour le plaisir ou pour le travail, le train offre une suspension du temps dans un espace clos, que chacune ou chacun d’entre nous expérimente plus ou moins régulièrement. Ce livre décortique cette expérience universelle avec tendresse, intelligence et humour. Vous ne prendrez plus le train par hasard !
Les premières pages du livre
« Introduction
«Papa, papa, tu sais de quoi je rêve? me demanda un matin, au petit déjeuner, Rafaël.
— Non, je ne sais pas.
— Mon rêve en ce moment, c’est de prendre le train.
— De prendre le train? m’étonnai-je.
— Oui j’aimerais prendre le Poudlard Express comme dans Harry Potter. J’aimerais être dans ce train parce qu’il est différent des TGV pour aller à Montpellier.
— Oh oui, ce serait trop bien de prendre un vieux train», a renchéri son grand frère Nathan.
La discussion a continué. Le train à voyager dans le temps de l’épisode 3 de Retour vers le futur ou celui de La Grande Vadrouille «où il y a un restaurant» furent évoqués. Et quand je leur ai parlé des trains-couchettes dans lesquels on peut dormir, les yeux de mes deux garçons pétillaient comme s’ils venaient de croiser Dumbledore (le directeur de l’école de sorcellerie dans Harry Potter) en personne.
Cette conversation avec mes enfants m’a surpris. J’ai senti la puissance de la fiction, évidemment. Harry Potter for¬ever… Mais aussi et surtout la puissance de ce que l’évocation du train et de ses possibles pouvait susciter. Leur raconter le train comme un lieu de vie a créé un désir chez mes enfants.
Quelques jours plus tard, pour les besoins d’un reportage, j’ai pris un TGV. Naturellement, en repensant aux yeux de Nathan et de Rafaël, l’idée d’observer de manière plus précise mes congénères de voyage est venue. Elle ne m’a plus quittée.
En observant attentivement et en écoutant ce qui se passe dans une rame de train, qu’elle soit de TGV ou de train Intercités, on se plonge dans un moment de vie. Les tics et les habi¬tudes des uns et des autres apparaissent de manière plus ou moins prononcée selon que le trajet est long ou cours. À force de multiplier les voyages en train, on remarque également que les personnes sont différentes, mais que les habitudes sont similaires. Pas de doute, nous sommes tous et toutes frères et sœurs humains.
Ce jour-là, donc, après la fameuse discussion avec Nathan et Rafaël, j’étais assis dans une voiture de TGV. Quasiment à la fin du trajet, j’ai ouvert mon ordinateur et je me suis mis frénétiquement à écrire sur ce que je venais de vivre. Réflexe de la modernité: en descendant du TGV, avant de partir en reportage, j’ai posté ce texte sur Facebook et Instagram :
Instantané du train
4 avril 2019, Paris-Quimper, TGV
Le voyage en train a ceci de particulier qu’il est un espace-temps réduit qui permet l’introspection, la créativité et la recherche du mieux. Les pensées vagabondent. Là un homme à l’air pressé qui s’agace sur son tableur Excel. Ici deux jeunes étudiants en transit. Ils n’arrêtent pas de se toucher, de se regarder, de se sourire, de se bécoter. Ils ont vingt ans de moins que moi. J’étais eux, des fois, en revenant de Bordeaux. Là, une vieille dame a une pile de journaux : le Canard, Marie France, elle lit et elle dort à intervalles réguliers. Un peu plus loin, une femme seule, 45 ans environ. Elle pleure. J’ai toujours aimé ces instants en train. Instantanés de nos vies grandes et minuscules à la fois. Il paraît même que dans ce wagon, un journaliste en transit rêvait d’écrire un roman. #soleil #train #writing #write #sun #sky #clouds #rails
Le soir, une fois le reportage terminé, alors que j’arrivais à mon hôtel, j’ai regardé mon téléphone. Un raz de marée. Des like à tire larigot. Des commentaires élogieux : « Merci de cet instantané, c’est beau et vrai » ; « Il n’y a pas de j’adore sur Instagram, dommage » ; « Tu tiens un truc, continue. C’est génial ! ».
Quelques jours plus tard, nouveau voyage. Et nouvel instantané.
Dans le train ce matin, au bar. C’est le tout petit matin. À gauche, un cadre, costume propre, cravate slim grise, chaussures italiennes, il boit une orange pressée pour accompagner son café. À droite, une femme, seule. Elle lit le dernier Guillaume Musso.
Au fond, trois collègues qui discutent de la réunion à venir dans la journée. Ils se plaignent d’un quatrième qui a fini la présentation PowerPoint la veille à 22 heures. « Tu te rends compte c’est un vrai procrastinateur ! Il met tout le monde dans la merde. » L’un d’entre eux temporise : « En même temps, je crois qu’il n’avait pas toutes les informations… » Juste derrière, un homme et une femme. Ils sont câlins. Elle lui dit : « Je ne pensais pas que nous arriverions à nous faire enfin ce moment tous les deux. » Il répond : « Je te l’avais promis. » « Dis-moi qu’il y en aura d’autres… » dit la femme. Il ne répond pas. Silence. Ils se tiennent la main. Dans le train, la vie, les vies s’écrivent. J’aime les observer.
Même réflexe de poster sur les réseaux sociaux ce moment, accompagné d’une photo. Même résultat. De très nombreux pouces levés, des commentaires. «Génial!», «Tu as tellement bien décrit l’hypocrisie masculine. Cette femme qui espère et l’autre qui ne répond pas», «Je vais faire attention la prochaine fois que je prendrais le train à vérifier que tu ne sois pas dans les parages à écouter mes conversations 😉 Super instantané en tout cas. On en veut encore.»
Des mots qui, comme les yeux de mes enfants, narraient en creux la relation passionnelle clandestine que nous entretenons avec le train. Passion clandestine, car il est souvent de bon ton de vilipender la SNCF, ses retards, ses trains mal organisés, et pourtant chacun et chacune d’entre nous vit avec le rail une histoire qui dit beaucoup de ce que nous sommes. Certainement que cela nous renvoie à l’enfance. À la magie du train électrique. C’est étonnant à quel point ce classique des jouets pour enfants est resté indémodable. Les enfants – et certains adultes – continuent à faire « tchou tchou » à quatre pattes dans leur chambre. Mais pourquoi le train? Peut-être parce que la voiture – même comme symbole de la liberté de circulation – fatigue et stresse le conducteur. Peut-être parce que l’avion anesthésie le voyageur et uniformise le voyage avec ses aéroports semblables de Rio à Paris ou de New York à Bangkok. Plus rien dans le voyage en l’air ne se distingue, et le voyageur distrait pourrait atterrir ici ou là sans être capable de dire exactement dans quel aéroport il se trouve. Au fond, seul le train permet de réfléchir, de rêver, de divaguer tout autant que de travailler, de synthétiser ou de théoriser. Seul le train permet d’être soi-même. Sans fard.
Dans ce moment de suspension du temps dans un espace clos, soit les masques tombent pour laisser place à une forme d’authenticité, soit ils ne veulent pas disparaître. Au contraire. Ils demeurent et deviennent des caricatures qui, elles aussi, nous racontent. Tour à tour, tous les rôles du train nous ont échu un jour: homme pressé, voisin bruyant, dormeur invétéré, liseur passionné, famille avec enfants bruyants et/ou malades, couple bécoteur, ou encore travailleur acharné.
En observant, en acceptant la suspension que le train offre, en jouant et en ne faisant plus qu’un avec elle, l’œil s’aiguise, l’oreille se tend, et la mémoire imprime mieux encore. Les couleurs, les odeurs, les sons, les mots, les apparences, les lumières, les ombres, les détails, sont là. Présents. Signifiants. Observer mes frères humains dans tous les trains que j’ai empruntés durant un an me permet de brosser un portrait éminemment subjectif, mais profondément honnête et authentique sur ce que nous sommes tous et toutes aujourd’hui. Pompeux ? Non, réaliste. Dans les trains, la France – bigarrée, différente, agaçante, joyeuse, enivrante, folle, calme – circule. Mieux, elle vit. Elle respire. Elle écrit des histoires individuelles qui sont des histoires collectives parfois, des histoires universelles toujours. Ces instantanés, ces histoires de trains, ce sont nos victoires, nos défaites, nos doutes, nos certitudes, nos envies, nos renoncements. Ce sont nos vies.
Des vies tellement réelles que ce lieu de confinement (non, il ne sera pas question du Covid-19, rassurez-vous) a inspiré les écrivains. Dans toutes les époques. Dans tous les genres. C’est ainsi, par exemple, que Marcel Proust vénérait le train. Et qu’il écrivait dans À la recherche du temps perdu, et plus précisément dans Du côté de chez Swann, un éloge de ce que le voyage par le rail faisait naître chez lui.
J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, l’heure de départ: elle me semblait inciser à un point précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais qu’on verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir ; car il s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questembert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Bénodet, à Pont-Aven, à Quimperlé, et s’avançait magnifiquement surchargé de noms qu’il m’offrait et entre lesquels je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité d’en sacrifier aucun.
Extraits
« INSTANTANÉ DU TRAIN
4 AVRIL 2019, Paris-Quimper, TGV
Le voyage en train a ceci de particulier qu’il est un espace-temps réduit qui permet l’introspection, la créativité et la recherche du mieux. Les pensées vagabondent. Là un homme à l’air pressé qui s’agace sur son tableur Excel Ici deux jeunes étudiants en transit. Ils n’arrêtent pas de se toucher, de se regarder, de se sourire, de se bécoter. Ils ont vingt ans de moins que moi. J’étais eux, des fois, en revenant de Bordeaux. Là, une vieille dame à une pile de journaux: le Canard, Marie France, elle lit et elle dort à intervalles réguliers. Un peu plus loin, une femme seule, 45 ans environ. Elle pleure. J’ai toujours aimé ces instants en train. Instantanés de nos vies grandes et minuscules à la fois. Il paraît même que dans ce wagon, un journaliste en transit rêvait d’écrire un roman. #soleil #train #writing #write #sun #sky #clouds #rails » p. 11-12
« Au fond quel est le bon train de vie? Qu’il soit financier, amoureux, professionnel. À chacun de trouver sa réponse. Celle que l’auteur pourrait livrer est certainement bien différente de celle de cette jeune cadre, robe bordeaux, qui oscille entre la tentation du sommeil et les documents qu’elle est
en train de finaliser. Adolescente, se rêvait-elle dans un train à 6h39 du matin, plongée dans son travail? Et cet homme mûr, habillé en dandy, barbe de trois jours et armé de l’assurance du conquérant, s’il se retourne, estime-t-il qu’il a bien mené le train de sa vie? Les wagons qu’il tirait lui ont-ils permis d’atteindre l’allure à laquelle il aspirait ?
Au fond, la puissance d’un trajet en train, C’est qu’il nous renvoie à nous-mêmes et, par métaphore, au train de notre propre vie. À son allure. À ses wagons, chargés ou légers. Emplis de voyageurs, ou vides. Au bruit, ou au silence. Cela nous invite à regarder l’intérieur de nos wagons. À ouvrir telle porte et à se confronter à ce que l’on trouve derrière. Le wagon de la joie abrite tous les bons souvenirs; ils sont aériens, ils flottent avec nous et donnent au train de notre vie une belle allure. Bien sûr, il y a le wagon que nous n’aimons pas ouvrir. Celui des mauvais moments, des erreurs, des choses que nous aurions aimé ne pas faire, et des peines aussi. Mais ce wagon, même s’il pèse et peut parfois ralentir le train de notre vie, fait partie intégrante de nous, de ce que nous sommes. Indéniablement. Reste un autre wagon. Un dernier wagon. Celui des choses que nous transportons mais qui ne sont pas à nous. Ce wagon dans lequel chacun et chacune trouve les espoirs des parents, les constructions bancales d’identité, les chemins empruntés pour de mauvaises raisons, etc. C’est certainement ce wagon qui pèse le plus lourd dans notre «train de vie» et qui nous empêche parfois d’avancer à l’allure souhaitée. C’est ce wagon auquel nous pensons quand un voyage en train s’étire et invite à la contemplation, à l’introspection et à la méditation. Inévitablement, ces instants amènent une réflexion plus large. Les paysages qui défilent sous les yeux viennent interroger le citadin: pourquoi ne ferais-je pas comme ces voyageurs qui — chaque jour — prennent le train pour se rendre à Paris? Le soir, ils rentrent chez eux, à la campagne. Ils ont, eux, franchi le Rubicon d’une vie proche de la nature et d’un travail dans la capitale. » p. 55-58
David Medioni est journaliste, fondateur et rédacteur en chef d’Ernest, qui lui a permis de rassembler ses deux passions, les livres et le journalisme. Celle des livres qu’il a cultivé très tôt en étant vendeur pendant ses études à la librairie la Griffe Noire. Après avoir bourlingué 13 ans durant dans les médias. À CB News, d’abord où il a rencontré Christian Blachas et appris son métier. Blachas lui a transmis deux mantras: «Ton sujet a l’air intéressant, mais c’est quoi ton titre?», et aussi: «Tu as vu qui aujourd’hui? Tu as des infos?». Le dernier mantra est plus festif: «Il y a toujours une bonne raison de faire un pot». David a également été rédacteur en chef d’Arrêt Sur images.net où il a aiguisé son sens de l’enquête, mais aussi l’approche économique du fonctionnement d’un média en ligne sur abonnement. (Source: Éditions de l’Aube / Ernest)
Première chronique pour un premier roman et pour saluer une nouvelle maison d’édition. Bonne et heureuse année 2021 à toutes et à tous!
En deux mots:
Autour de Reza, leur père, Carole, Vanessa, Alexandre et Bruno entourent le lit sur lequel est allongée Esther, leur mère qui toute sa vie a combattu pour ces retrouvailles familiales. À l’heure du bilan, il est temps de revenir sur les faits qui les ont séparés.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
Les fils distendus du tapis persan
Pour son premier roman Alexandra Matine a choisi de sonder les liens familiaux et plus particulièrement les raisons qui les font se distendre. Les émotions sont à fleur de peau dans ce drame intimiste.
Tout commence par une scène saisissante. Toute une famille réunie autour d’une femme allongée sur un lit d’hôpital. Les médecins viennent d’annoncer la mort cérébrale et laissent la famille prendre la décision quant aux suites du traitement. Les enfants se tournent vers Reza, leur père. Mais tous sont unanimes. Une unanimité qui aurait fait plaisir à Esther. Car à cette occasion, on voit «se resserrer les fils qu’elle a si patiemment noués et que la vie, injuste et acharnée, a distendus, effilochés, cassés.»
Retour en arrière. Durant ses études d’infirmière à Besançon Esther rencontre Reza. Il va devenir médecin, elle va tomber enceinte. Ils s’installent à Paris où, après avoir effectué des remplacements, Reza installe son cabinet. Même si quelques fissures apparaissent au sein du couple, Esther va donner naissance à quatre enfants. C’est l’histoire de Vanessa, la «petite dernière», qui nous est d’abord racontée. Pour ne pas qu’elle s’éloigne trop, sa mère a l’idée d’engager un jeune australien pour lui donner des cours d’anglais et de math. Mais quand Vanessa décroche son bac, elle annonce à sa mère qu’elle aime Tim et qu’elle va le suivre en Australie. Esther aura bien du mal à se remettre de cette trahison. Même si Vanessa, qui s’est séparée de Tim, revient en France après quelques années, à l’occasion du mariage de son frère Bruno.
Sur la photo réalisée à l’occasion, aux côtés du marié et de Catherine, son épouse, on voit ses parents, Vanessa, sa sœur Carole et son frère Alexandre. Témoignage trompeur d’une famille unie. Car lorsque Vanessa, qui a rencontré un homme à la noce, annonce qu’elle revient vivre chez eux, son père refuse. Il a déjà fait «assez de sacrifices». Si Esther approuve le choix de son mari, elle va continuer à vouloir rassembler les fils distendus. Tâche ardue.
Car Alexandre, l’ainé, a aussi pris ses distances. Déjà traumatisé par l’injonction paternelle lui interdisant de jouer du piano alors qu’il s’était patiemment entrainé, il a choisi une épouse, Pénélope, qui a fait de leur cercle de famille sa priorité. Et il n’a pas voulu suivre les plans de son père qui le voyait devenir médecin. Bruno, quant à lui, sera négligé et devra aussi quitter brutalement le domicile familial. Carole, qui elle est devenue médecin, aura-t-elle plus de chance? Pas vraiment.
Esther imagine alors une grande maison au bord de la mer où elle pourrait accueillir enfants et petits-enfants. Mais s’ils acceptent de venir passer quelques jours, ils évitent soigneusement de se retrouver tous ensemble. Les cicatrices sont trop profondes. Et la tâche d’Esther devient de plus en plus difficile…
Alexandra Matine sait parfaitement décrire ce mal qui a détruit la famille. À l’intransigeance d’un père encore traumatisé par sa propre histoire familiale et le poids de l’exil vient s’ajouter une incommunicabilité de plus en plus forte. Personne ne veut reconnaître ses torts, chacun se mûre dans ses certitudes et son silence.
Depuis ce repas qui devait tous les rassembler et qui a tourné au fiasco, jamais les fils n’auront pu être rattachés, jamais le tapis n’aura retrouvé sa splendeur et sa douceur. Si la primo-romancière nous touche au cœur, c’est que chacun d’entre nous a connu des histoires semblables, des brouilles familiales, des incompréhensions qui virent parfois à un éloignement définitif. Entre frères et sœurs, entre parents et enfants. C’est violent et fort. Et en filigrane, c’est aussi un appel à ne pas attendre qu’il soit trop tard pour renouer les liens. Une bonne résolution à prendre en ce début d’année?
Les grandes occasions
Alexandra Matine
Éditions Les Avrils
Premier roman
256 p., 19 €
EAN 9782491521042
Paru le 6/01/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Téhéran et Besançon.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Sur la terrasse, la table est dressée. Esther attend ses enfants pour le déjeuner. Depuis quelques années, ça n’arrive plus. Mais aujourd’hui, elle va réussir: ils seront tous réunis. La chaleur de juillet est écrasante et l’heure tourne. Certains sont en retard, d’autres ne viendront pas. Alors, Esther comble les silences, fait revivre mille histoires. Celles de sa famille. Son œuvre inachevable.
Les premières pages du livre
« Aujourd’hui, Esther va mourir. Ou demain. Ou dans quelques jours. On ne sait pas.
Il y a eu des conversations avec les médecins, qui disent que les organes fonctionnent, qu’il n’y a pas d’activité cérébrale, qu’à part ça elle est en bonne santé. Ils disent « à part ça ». Ils disent qu’ils peuvent la maintenir en vie. Qu’ils peuvent continuer à la maintenir en vie. Ils demandent à la famille si elle le souhaite, malgré ça. Quand les médecins quittent la chambre, c’est le silence. C’est à la famille de décider.
La famille est debout, comme posée autour du lit. Autour du corps d’Esther, légèrement redressé sur le lit incliné comme si elle allait se lever. Son crâne est enroulé dans la gaze et les bandages, des tubes fins et des plus gros s’accrochent à sa poitrine, à ses poignets, à ses tempes et ailleurs, sous les draps. Une mèche blonde sort de ses bandages parce que Carole a voulu revoir ses cheveux. Ses yeux sont paisibles sous les paupières mauves. Elle a les lèvres sèches et pâles.
Il y a le silence, qui couvre le bruit des machines, qu’ils n’entendent plus. Il y a le parfum cuivré d’Esther qu’eux seuls devinent encore sous l’odeur piquante et glacée de l’hôpital. Il y a un unique bouquet de fleurs, dont on ne sait qui l’a offert, qu’on a foutu dans un vase, toujours emballé dans son plastique. Dans le coin, près de la porte, il y a une valise avec des vêtements pour quand Esther sortira. Personne ne l’a ouverte.
C’est à la famille de décider. Tous les yeux sont tournés vers Reza. Parce que c’est le mari, parce qu’il est médecin, parce que c’est ce qu’Esther aurait fait. Alors, les yeux rouges et gonflés, ses quatre enfants le scrutent. S’ils ne sont pas d’accord avec la décision, ils le diront. Mais inutile de le contredire par avance. Reza observe le visage d’Esther en lissant ses cheveux blancs vers l’arrière. Les quatre enfants se rassurent à coups de larmes, de mains qui serrent des épaules, de mouchoirs qui se tendent, de longs regards qui cherchent une réponse dans les regards des autres. Personne ne parle pour ne pas dire une phrase irréversible. Reza lisse ses cheveux une dernière fois, d’un geste lent qui voudrait durer une éternité.
Reza a décidé. Il arrête de pleurer. Ses enfants sont d’accord. C’est à la famille de décider, et pour la première fois depuis des années, ils sont tous d’accord.
Vanessa, la cadette, a voulu demander : « On peut attendre encore un peu ? » Mais à la place elle a dit dans un souffle : « C’est si soudain. »
Longtemps, Esther avait rêvé de revoir sa famille réunie. Devant elle, à présent, sans qu’elle puisse le voir, prend forme le tableau rêvé ; la tapisserie secrète devant laquelle elle avait agenouillé sa vie, et dont, du matin au soir, année après année, elle avait tissé les fils de soie colorés. Sa famille, c’était son œuvre inachevable ; elle les avait noués les uns aux autres, les fils avec les belles-filles, les femmes et leur beau-père, les petits-enfants et leurs oncles et leurs tantes, autant de fils fragiles entre lesquels, avec amour et patience, elle avait laissé ses doigts s’emmêler. Des milliers de petits nœuds délicats dont parfois un, malgré elle, se brisait avec un bruit sec, presque imperceptible, tic, comme une fourmi qu’on écrase.
1
Esther regarde dehors. La fenêtre ouverte sur la terrasse est un rectangle de lumière blanche et chaude. Normalement, quand on ouvre les fenêtres, on entend le bruit de la rue. Pas aujourd’hui. Il n’y a personne dehors. Il faut du courage pour rentrer dans cette chaleur-là. Pour marcher sous cette chaleur-là. Surtout à Paris avec la pollution qui se colle à la sueur, entre les crottes de chien qui sèchent sur les trottoirs noirs et les caniveaux à l’haleine acide.
Depuis quelques jours, elle les voit du haut de la terrasse, les gens qui sortent sous le soleil le corps résigné, écrasés par la lumière. Ils émergent au coin des rues, s’extraient des magasins, des cafés. Ils font quelques pas englués et glissent dans la bouche de métro, s’enfouissent dans l’ombre fraîche où le soleil ne pénètre pas. Personne ne flâne, tout le monde est seul, intimidé par le projecteur immense du soleil et sa poursuite implacable.
Elle attend ses enfants. Elle se penche un peu par-dessus la balustrade pour les voir arriver. Personne. La chaleur fait onduler l’air au-dessus des trottoirs. Elle se retourne vers la terrasse. La table est prête. Cela fait des années qu’ils n’ont pas mangé dehors, même juste tous les deux avec Reza.
Comme la table de jardin n’est pas assez grande, elle a aussi sorti celle de la cuisine. Ce sera la table des enfants. Des chaises de la salle à manger également et des tabourets en plastique pour que tout le monde puisse s’asseoir. Elle a mis une grande nappe d’un blanc éclatant. Elle a cueilli quelques fleurs dans les jardinières pour en faire trois petits bouquets qu’elle a disposés à intervalles réguliers sur la table. À cause de la température les fleurs ramollies pendent, évanouies, au bout de leur tige. Sur la table des enfants, elle a disséminé quelques pétales comme des confettis, qui ont grillé au soleil.
Elle sait qu’ils vont se plaindre de la chaleur, qu’ils vont vouloir tout rapatrier à l’intérieur. Mais elle veut manger dehors. C’est pour ça qu’elle s’est donné tant de mal. Derrière elle, Reza, rouge et transpirant, souffle, ses mains accrochées au manche du parasol qu’il essaie de fixer dans son pied en fonte. Il y aura de l’ombre.
Elle a rejoué mille fois dans sa tête le jour où, à nouveau, la famille serait réunie. Et c’était toujours un déjeuner sur la terrasse, devant une grande nappe blanche ; les corps des adultes alourdis font plier les chaises de jardin, les corps blancs des enfants, qui se sont déshabillés, jouent, allongés sur le ventre, à compter les fourmis autour des jardinières. En engourdissant les corps, la chaleur apaise les tensions, et Esther, derrière son métier à tisser, resserre un à un les liens distendus. Elle s’accroche à cette image. Elle a peur que tout bascule. Si elle change la moindre chose, tout peut basculer. C’est une superstition qu’elle a. Mais si tout est exactement comme elle l’imagine, alors ça ira.
Aujourd’hui elle a réussi. C’est la première fois. Ça fait des années. Des années qu’ils n’ont pas été rassemblés ici. Bientôt toute la famille sera là. C’est rien du tout. Ils sont presque déjà là. Esther rentre dans l’appartement. Vide. Noir. À peine plus frais que le dehors. Elle se dit, avant c’était le quotidien. Ils étaient là tout le temps. Les enfants du moins. À un moment, ils vivaient là avec moi. Tous ensemble. Elle se dit, maintenant c’est un événement exceptionnel. Une grande occasion.
Avant c’était normal, elle les avait sous la main. Elle décidait de ce qu’ils portaient, de ce qu’ils mangeaient, de qui ils voyaient. Ils voulaient s’en aller toujours, et elle passait son temps à les retenir, mais ils n’avaient pas le choix, ils habitaient là, pour partir il fallait qu’ils demandent la permission. Pour sortir de table aussi. Pour tout. Maintenant ils ont grandi et c’est à elle de demander la permission. C’est un changement, après avoir passé des années à donner des ordres et à se faire obéir. Maintenant ils viennent moins souvent. Elle savait que ça arriverait. Qu’à un moment les rôles seraient inversés. Qu’il faudrait négocier pour les voir. Leur donner de bonnes raisons de venir. Elle le savait mais elle avait enfoui cette vérité. C’est arrivé pourtant. Malgré elle. Inévitable. Elle n’a pas pu les retenir.
Quand elle en parle à Reza, il hausse les épaules. Il hausse beaucoup les épaules quand on parle des enfants. Ou quand elle parle d’elle. Enfin quand on ne parle pas de lui. D’ailleurs il s’entoure de plus en plus de gens qui ne lui parlent que de lui. Là où d’autres, en vieillissant, préféreraient des conversations intimes avec des amis, il invite ses patients à dîner et les écoute chanter ses louanges. Ses proches ne l’intéressent plus. Il préfère collectionner les admirateurs.
Esther en voit défiler des patients, qui se tordent les mains en entrant dans l’appartement et jettent autour d’eux des regards peureux ; les femmes ont mis du rouge à lèvres et du parfum, les hommes ont leur cravate serrée et les cheveux aplatis. Ils se sont habillés pour ne pas être des patients, pour être des amis. Mais ils serrent les mains d’Esther et celles de Reza en s’inclinant un peu, et ça rend Esther malade, et plus malade encore de croiser l’air satisfait de Reza.
Pendant le dîner, ils racontent ce que Reza a fait pour eux. Ils racontent que Reza a guéri leur père ou soulagé leur mère dans ses derniers jours, il a soigné leur angine chronique, il a accepté de leur prescrire du Xanax quand plus aucun médecin ne le voulait. «Sans vous, docteur…» Certains narrent des cas exceptionnels comme le grain de beauté suspect qu’il a détecté et fait soigner et qui aurait pu être un cancer. «Docteur, vous m’avez sauvé la vie.» Ils l’admirent, ils le louent, ils l’adulent et se tournent vers Esther, les yeux brillants: « Vous avez tellement de chance. Tellement de chance d’avoir un mari comme ça. » Esther sourit : «Vous voulez encore un peu de café ?» Et Reza sourit, et les patients rient aussi et acceptent un peu de café. Tout le monde est flatté, tout le monde est content.
Il faut parler de lui. Ça, ça l’intéresse. Il veut entendre qu’il sauve des vies. Il veut qu’on le lui rappelle. Elle l’a fait au début. Elle y croyait. Elle trouvait elle aussi du plaisir à l’entendre. « Mon mari sauve des vies. » Mais elle s’est épuisée à le faire. Elle a perdu l’envie. Elle n’est plus sûre d’y croire. Elle aimerait bien aussi parfois parler d’elle, ou parler des enfants. Mais quand elle parle des enfants, c’est comme si Reza disparaissait. Il se soustrait. Elle parle seule et sa voix ne trouve pas d’écho. Quand les enfants viennent, il reste dans son coin, il attend qu’on lui pose des questions. Il trouve toujours qu’ils ne lui demandent pas suffisamment comment il va ou ce qu’il fait. S’il se met à raconter une histoire et qu’il est interrompu, il cesse de parler et il faut le supplier pour qu’il reprenne. Mais les enfants connaissent déjà ses histoires et ils ont leurs histoires à eux et ils n’ont plus envie de supplier.
Quand les enfants s’en vont, il dit à Esther : « Ils ne s’intéressent pas à leur père. » Il ajoute : « Alors que, quand même, je ne suis pas n’importe qui. »
Esther aussi connaît ses histoires. Celles qui se terminent par : « Il a eu de la chance de tomber sur moi », par : « Tu en connais beaucoup des médecins comme ça ? » Mais elle continue d’écouter. Elle n’interrompt pas, pour ne pas avoir ensuite à le supplier de continuer.
Quand il a fini de parler de lui, elle peut enfin parler elle aussi. Quand elle en a le courage. Quand elle n’a pas peur qu’il se moque. Elle parle. Il n’écoute pas. Elle continue. Elle voit les haussements d’épaules et les froncements de sourcils. Les mains aussi qui s’impatientent. Tous ces gestes d’irritation qui pourraient faire qu’elle arrête, qui en arrêteraient d’autres, et devant lesquels d’autres soupireraient « à quoi bon ». Et pourtant elle poursuit. Elle n’a pas besoin qu’il la comprenne. Elle a besoin de dire. Les autres non plus ne comprennent pas.
Les autres voient ça et déclarent « c’est une femme faible ». D’autres murmurent qu’elle veut maintenir les apparences. Les enfants aussi, leurs enfants. Leurs enfants ne comprennent pas. Ils aimeraient lui en parler. Ils n’osent pas. Ils essaient de lui faire comprendre. Pas avec des mots. De lui montrer ce qui ne va pas. Avec des haussements de sourcils, et des soupirs, des yeux qui roulent, des mains qui s’impatientent. Comme lui. Et elle qui s’entête quand même. Ils ne sauraient pas quoi dire s’il fallait des mots. Entre eux parfois, c’est arrivé, ils se le sont dit. « Maman pourrait se remarier. On est grands maintenant. Pourquoi est-ce qu’elle reste ? » Et Esther restait.
Alors les enfants concluaient : elle est aveugle ; aveuglée même. Ils pensaient qu’elle ne se rendait pas compte. Ils pensaient aussi, souvent, qu’elle avait peur. Et ils avaient peur à leur tour de devoir embrasser cette peur. De devoir embrasser la mère et sa peur et cette vie. Et peut-être même de devoir s’occuper d’elle. Alors ils se taisaient. Ils montraient qu’ils savaient. Ils se détachaient du père. C’était leur seule rébellion. Leur seule façon d’agir. Agir sans agir.
Mais si ses enfants lui avaient demandé, s’ils lui avaient parlé, elle leur aurait dit « je sais ». Elle aurait dit « je sais mais vous ne pouvez pas comprendre et je ne peux pas vous l’expliquer ». Elle voulait Reza, ses enfants et se réunir le dimanche. Elle pouvait tout supporter pour ça. Elle avait tant supporté pour ça.
Pour les autres elle était perdante, et oui, souvent, elle avait perdu. Mais bizarrement elle se sentait victorieuse. Elle avait planté son drapeau sur cette terre hostile et aride. Et de cette terre elle avait juré de faire naître et grandir sa famille. Elle avait gagné parce qu’elle avait continué, malgré les brimades et l’indifférence, à tisser chaque jour, patiemment, sa famille. Tant qu’ils continuaient à se voir. Tant que les enfants continuaient à venir, elle avait vraiment gagné. C’était aussi simple que ça.
Derrière elle, il y a toujours le souffle de Reza. Toujours en train d’essayer de monter ce parasol. Il a pris son bain juste avant. Il est bon pour en reprendre un. Elle sent sa sueur. Un soupçon d’odeur de vieillard. Celle des hôpitaux, des appartements que l’on n’aère plus, des chambres que l’on ne quitte plus.
Esther remarque ses mains qui tremblent en soulevant le parasol. La peau est fine sur les veines bleues, mouchetée de taches brunes. Elle regarde les siennes qui tiennent la rambarde. Un peu plus pâles, un peu plus fines, mais les mêmes taches brunes sur les mêmes veines bleues. Les articulations commencent à se tordre. Des mains de vieux tous les deux.
La terrasse est brûlante. La table qu’elle a dressée ondule sous la chaleur. Chaque verre et chaque assiette et chaque couvert est un petit soleil brûlant. Les fleurs sur la table courbent la tête vers le sol, comme des marcheurs dans le désert.
À nouveau, elle penche la tête et le buste par-dessus la rambarde pour voir le plus loin possible. Il n’y a personne. Elle attend tout le monde pour 12 h 45. Ils ont encore le temps d’arriver.
Elle pense souvent à une image d’elle. Une vieille image. Elle est toujours là, ensorcelante. Elle marche dans Paris. C’est une image d’avant qu’il soit trop tard, d’avant le changement. C’est une image très différente de l’Esther actuelle qui attend, le corps penché par-dessus son balcon.
Sur cette image, elle marche dans Paris. Elle a quitté ses parents. Elle a quitté la campagne. Ses cheveux blonds sont cachés sous un béret de laine bleu marine ; les boucles blondes s’échappent à l’arrière et tombent sur sa nuque. Le béret est placé sur le haut du crâne et accentue la grandeur de son front lisse et pâle. Elle a ses yeux bleus. Les mêmes yeux bleus que des années plus tard derrière les paupières fermées dans la chambre d’hôpital. Les yeux, ça ne change pas. Autour oui. Autour il y aura des rides, sur le front, et sur le coin gauche de son sourire. Et autour des yeux aussi.
Sur cette image d’elle, elle ne sait plus où elle va. Ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est qu’elle avance. C’est la caresse des boucles blondes sur son cou, et son souffle dans l’air de Paris. Elle ne porte pas de manteau, ça doit être le printemps. Elle avance et chacun de ses pas existe. Elle avance et pourtant ne va nulle part. Elle ne fuit pas. Elle ne court pas. Personne ne l’attend. Et c’est cela qu’elle voit dans cette image. C’est elle qui marche et personne ne sait où elle va. Pas même elle. C’est cette liberté avant tout. Elle se dit, personne ne sait où je suis, où je vais. Je pourrais partir, disparaître. Ou bien m’arrêter.
Et cette marche est comme de la musique. Esther ne peut que l’absorber, la sentir, la prendre quand elle arrive, la laisser passer à travers elle. Chaque pas est une note qui la saisit et la surprend. Rien n’est prévu. Rien n’est imaginé. Rien n’est à faire.
C’est important pour elle, cette possibilité. Ce chemin qui aurait été possible. Elle, toujours en train de marcher. Suspendue entre deux pas. C’est important de savoir que cette image aussi, c’est elle. Même si aujourd’hui elle attend, le buste penché dans le vide, le corps immobile pour ne pas tomber, le cou tendu, les doigts agrippés à la rambarde. Même si aujourd’hui son corps entier est raide et dur et pétrifié, il y a cette image. Cette image d’elle libre et fluide et suspendue. Et c’est aussi elle.
Il faudrait la voir. Il faudrait que les gens la voient, cette image. Pour l’instant, il n’y a qu’elle. Elle qui la voit sans la voir, juste le balancement merveilleux de ses pas, comme une phrase musicale qui monte et s’arrête et monte à nouveau, et nous surprend et nous revient, et nous ramène à la phrase du début que l’on connaissait, et qui devient immédiatement alors une nostalgie.
Cette image, c’est elle qui arrive à Paris. C’est elle qui court contre Paris. C’est elle qui fuit le petit appartement où Reza attend. Car Reza est là aussi. Dans l’arrière-plan. Il est le contexte. Esther est seule. Et dans cette solitude elle sait qu’il y a Reza chez eux qui l’attend. Dans le minuscule appartement en sous-sol où la lumière ne vient jamais. Une seule pièce. Un seul vasistas en haut d’un mur pour laisser passer le soleil. Paris se heurte contre le verre poussiéreux du vasistas. Entre les immeubles d’en face, entre les jambes des passants, parfois un rai de lumière maladif se faufile, vainc la poussière de la vitre et vient toucher de son doigt débile le pied du lit, vivote là un moment, trop faible pour chauffer, et cède enfin à l’obscurité qui dévore la pièce où Reza attend.
Il attend comme Esther attend aujourd’hui. Le corps recroquevillé sur le lit, les doigts noués. Il attend près du téléphone qu’on l’appelle. Il dit «j’attends qu’un confrère m’appelle». Il fait des remplacements. Il attend que d’autres médecins partent en vacances et acceptent de lui confier ses patients pour deux semaines, trois semaines. Il attend qu’on lui fasse confiance.
À cette époque-là, Reza a encore un accent prononcé. Un accent qu’il essaie de gommer. Un accent qu’Esther n’entend plus. Mais les autres l’entendent. Les confrères ont peur de laisser leurs patients à un étranger. Au médecin qui vient d’Iran, ou du Maroc ou de Turquie, enfin, de là-bas. Parfois il y arrive. Ils lui font confiance. Il est médecin, vraiment, pendant quelques semaines. Alors il doit faire face aux malades. Aux regards en coin face au médecin avec un accent. Aux doutes de ceux qui disent : « Vous avez appris la médecine où ? » À ceux qui, quand ils le voient, quittent la salle d’attente. À ceux qui croient qu’il est l’homme de ménage. Il les soigne. Malgré la méfiance. Il essaie de gommer son accent. Il essaie de les rassurer. Il leur dit qu’il va bientôt ouvrir un cabinet dans le quartier. Qu’ils pourront venir le voir. Le remplacement dure deux semaines, trois semaines au maximum. Et il est de nouveau près du téléphone. À attendre que ça sonne. À rappeler des confrères. Mais les remplacements restent rares.
Et pendant qu’il attend, Esther est suspendue dans Paris. Esther court sans savoir où. Court partout. Elle est infirmière. Quand elle n’est pas dans le métro, elle marche, court, et Paris claque autour d’elle, la gifle au visage en bourrasques. Et comme après une journée de mer, elle revient chez eux, le soir, dans leur petite chambre sombre, les joues rouges, fraîches, et les cheveux en bataille. Elle rapporte un peu de son image d’elle. Elle aimerait y inclure Reza. Mais Reza a sa propre image. Celle de lui dans un cabinet. Lui dans un cabinet et sans accent. Et Esther à la maison.
Dans l’image d’Esther, elle court dans les rues de Paris. Reza est chez eux dans le noir. Et ils sont pauvres. Ils sont de plus en plus pauvres. C’est un enfoncement progressif. Esther le sent. Elle travaille encore plus dur. Lui, il ne peut rien faire d’autre. Elle réussit à remplir ses journées de rendez-vous. Elle est partout dans Paris. Que fait-il de sa journée ? Esther ne le sait pas. Elle ne veut pas demander. Elle a peur de demander. Elle n’ose pas. Elle travaille pour lutter contre l’engloutissement.
Quand elle rentre le soir, Reza baisse les yeux. Elle regarde dans le vide et reste concentrée sur l’image d’elle dans Paris sous le ciel blanc immobile qui avale les ombres et aplatit toute chose. Dans Paris et les matins glacés qui peignent en jaune pâle les façades blanches. Paris au printemps, et les arbres verts et la Seine qui change de couleur et ressemble à la mer. Paris et ses milliers de fenêtres et de portes, et la vie des gens derrière. Jamais elle n’avait vu autant de monde. Les gens coincés dans les autobus, les gens bien rangés dans leurs voitures, les gens écrasés contre les portes du métro, collés les uns aux autres et qui perdent leurs yeux le plus loin possible dans le wagon pour oublier le corps inconnu pressé contre le leur. Les gens qui marchent autour d’elle dans les couloirs du métro, dans les allées du marché, dans les rues, les avenues, les boulevards. Les gens qui s’arrêtent pour regarder une vitrine, les gens qui ralentissent, le journal sous le bras, pour s’asseoir sur un banc, les gens qui la dépassent parce qu’elle regarde les gens.
Ça se résoudra petit à petit. La pauvreté. L’engloutissement. Ils vont s’en sortir. Il va les en sortir. Reza sait que c’est lui qui le fera. Les en sortir et les installer dans l’appartement avec la terrasse. La terrasse sur laquelle Esther attend.
Ce qui va se passer, c’est que Reza va devenir le médecin des pauvres. Le médecin des étrangers, des immigrés. Le médecin de ceux qui ont aussi des accents. Il va d’abord faire des visites, puis il ouvrira un cabinet. Ça va prendre du temps évidemment. Ça ne se fera pas tout de suite. Mais ça viendra. Dès qu’il le pourra, il demandera à Esther de ne plus travailler. Il lui demandera de s’occuper des enfants. Il n’y aura pas d’effondrement. Assez vite, il n’y aura plus de restrictions. Ils pourront changer d’appartement. Laisser derrière eux la petite pièce toute noire et son unique fenêtre. Ils vivront dans un grand appartement clair qui laisse entrer la lumière. Il va les sauver de l’engloutissement.
Évidemment, Esther sera heureuse quand elle aura le grand appartement. Il lui dira « tu es heureuse de ne plus travailler ». Elle dira oui. Elle ne dira pas qu’elle regrette de ne plus courir dans Paris. Qu’elle aimait marcher au son des klaxons et à la lumière des cafés. Elle gardera l’image pour elle.
Regardez-la encore. Regardez-la une dernière fois. Il n’y a pas d’autre image. Elle se laisse emporter par le flot. Elle s’imprègne des odeurs de la ville, de sa pluie froide, de ses bancs poussiéreux, de ses trottoirs glissants. Elle marche jusqu’à ce que la nuit tombe pour voir les fenêtres des immeubles s’éclairer. Elle aime passer devant les vitrines orange des cafés, voir les réverbères frétiller d’impatience au soleil couchant, croiser le sillage d’un couple parfumé qui s’engouffre dans un taxi. À l’abri de la nuit, elle disparaît. C’est la liberté de cette image. Elle peut disparaître.
Elle pense aujourd’hui que peut-être Reza lui en a voulu. Avant, elle n’y pensait pas. Mais maintenant ça lui paraît possible. Possible qu’il lui en ait voulu. Possible qu’il lui en veuille encore, même aujourd’hui. Même après qu’elle a abandonné cette image. Pas abandonné. Caché. Que ça ne soit plus qu’une image.
Il y avait eu un soir. Un soir où on l’avait reconnue marchant dans les rues. La nuit. Devant les terrasses de cafés orange. Quelqu’un d’autre avait vu cette image. Elsa. Esther lui fait des piqûres trois fois par semaine. Esther et Elsa ont un secret. Elsa ne veut dire à personne qu’elle est malade. Elle dit à Esther « vous êtes la seule à savoir ». Elsa a un grand front. Un front d’homme. Un front rassurant. Des sourcils fins qui vous fouillent l’âme, qui vous questionnent, qui vous interrogent sans jamais rien dire. Et en dessous, un regard bienveillant. Il y a un sourire aussi. Le sourire d’Elsa un peu en coin. Un peu inquisiteur, un peu moqueur. Comme si elle savait quelque chose sur vous. Et pourtant c’est Esther qui sait quelque chose sur elle.
Quand Elsa appelle Esther depuis la terrasse, ça la surprend. Forcément. Esther sait son secret. Elles ne doivent pas être vues ensemble. C’est sa relation adultère. C’est une autre vie. C’est l’image d’Esther qui n’est qu’à elle, aussi. Ça l’étonne qu’on la reconnaisse dans cette image. Ça la flatte aussi. Bien sûr.
Quand Esther voit Elsa agiter la main à la terrasse du café, elle ne sait pas si elle doit la rejoindre. Ou la saluer. Ou l’ignorer. Elsa est avec deux amis : une petite blonde insignifiante au front bombé et aux yeux noirs et un grand homme avec un accent et des taches de rousseur, qui trempe son doigt dans son verre vide puis le suçote avec délice. Il y a beaucoup de verres sur la table et beaucoup de mégots dans le cendrier. Il fait bon dehors. Les réverbères sont des oranges brillantes qui dansent contre le fond noir de la ville.
Elsa agite la main. Elle sourit vraiment. En coin toujours. Mais sans moquerie. Esther s’assied avec eux. Ils parlent de poésie. Il y a des prénoms étrangers. Il y a des choses qu’elle ne connaît pas. Ils parlent de films. Le monde est orange. La fumée des cigarettes, orange aussi. Esther a posé son image avec eux. Et l’image devient réelle. Ce n’est plus une image qui court. C’est Esther, assise, au milieu des autres. Esther quelque part où elle n’a jamais été avant. On pourrait penser qu’elle serait gênée avec cet homme à côté qui continue à suçoter son doigt. Ou par le bruit. La lumière. Les phares des voitures qui les éblouissent parfois. Mais l’image est là, définitive. Esther s’entend parler. Elle s’entend rire. Elle ne sait pas de quoi. Elle ne sait plus. Elle est purement dans ce moment. Ce moment qu’elle sent lui être dû.
Et puis Elsa demande à la blonde aux yeux ronds d’échanger sa place avec Esther. Elsa dit qu’elle la veut à côté d’elle. La blonde rougit, parce que ça l’énerve. Esther ne rougit pas. Elle trouve ça normal. C’est elle qu’Elsa a appelée. Elle prend la place de la blonde, dont les gros yeux noirs roulent dans leurs orbites. Elsa se penche vers elle. Elsa rit. Elle lui raconte des choses qu’Esther n’entend pas, à cause du bruit. À cause de tout ce qu’il y a d’autre à écouter autour.
Plus tard dans la soirée, Elsa prend la main d’Esther. Elle lui lit les lignes de la main. L’homme avec un accent se penche aussi. Ils discutent par-dessus la main d’Esther comme deux généraux devant un plan de bataille. Il y a des doigts qui caressent sa paume. Elle ne sait plus si ce sont ceux d’Elsa ou de l’homme. Ils disent des choses. Elle les oublie. Ils sont tous les trois dans leur monde orange. Le bruit diminue. Elle entend mieux leur voix. L’homme a un accent du Nord. Hollandais. Belge. Un accent dur.
Puis il y a de moins en moins de phares. De moins en moins de voitures qui attendent au feu rouge. Et la nuit est plus noire. Elle rentre tard. Ils la déposent en taxi. Elle n’a pas vraiment bu parce qu’elle n’aime pas ça. Mais la peau de ses joues brûle. Peut-être que c’est aussi à cause de la main de l’homme à l’accent mystérieux qui coule le long de son bras, jusqu’à sa cuisse, jusqu’au pli de son genou où il fait glisser son doigt. Le même doigt qu’il suçotait plus tôt. Ils lui proposent de les suivre ailleurs. Chez Elsa. Ou chez lui. Ça n’a pas d’importance. Elle dit non. Elle dit « mon mari m’attend ». Elle quitte le taxi en laissant traîner encore un peu sa jambe contre la main de l’homme. Puis des portes claquent, celle du taxi, celle de l’immeuble, celle de l’appartement. Chez elle, chez eux, le noir et le silence et personne qui l’attend.
Après cette soirée, il se passe six mois pendant lesquels cette image est encore réelle. Où elle court vraiment dans Paris. Où elle sait vraiment où elle va. Où elle sent qu’elle peut s’arrêter et devenir cette image. Il n’y a pas encore d’enfant. C’est sûr, ce sont les enfants qui vont y mettre un terme.
L’enfant et Reza dans son cabinet. Les deux choses arrivent presque en même temps. Les deux choses gonflent en même temps. La patientèle de Reza et le ventre d’Esther. C’est plus difficile de courir dans Paris. L’image est distordue. Ce n’est plus une liberté. Où va-t-elle ? À cette époque, elle a besoin de savoir où elle va. Elle a cette responsabilité. Elle ne peut plus errer dans les rues comme avant. Elle ne peut plus courir contre les gens, contre Paris. S’engouffrer, se perdre, se retrouver, se cogner. Ce n’est plus possible. À l’image de liberté se substitue une autre image. Celle de Reza. Celle que Reza a construite patient après patient, jusqu’à l’appartement et la terrasse. C’est une image qui lui laisse moins de place. Moins d’air pour respirer ou pour courir. L’image de Reza enfle et pousse son image à elle. Elle devient réalité. Il faut s’y résigner. C’est comme ça qu’elle le voit. C’est son image à lui qui a gagné. Jaunie, les coins émoussés et les pliures profondes, l’image de sa liberté n’existe plus qu’en elle.
C’est l’image de Reza qui restera. Pour les autres, pour tout le monde, c’est cette image. Pendant un temps elle accepte. Elle ne bouge pas. Elle se tient immobile dans le coin de l’image. Le ventre qui gonfle, puis un enfant dans les bras. Devant elle, Reza prend toute la place. Il ne la regarde pas. Dans cette image, il lui tourne le dos. Elle ne sait plus quoi faire, elle ne sait plus quoi dire pour exister dans cette image. Elle essaie de se projeter, de bouger, de trouver une place. Mais ses mouvements sont empêchés, il y a cet enfant, et il y en aura d’autres, et elle est dans un coin, un petit coin en bas de l’image, assise et entourée d’enfants, à peine la place pour étendre ses jambes.
Et c’est là, dans ce coin d’image, dans ce coin exigu, qu’elle commence sa tapisserie. C’est là qu’elle noue les premiers petits nœuds. Elle a tout juste la place de remuer ses doigts et de tisser les fils les uns avec les autres. Et ses doigts suspendus courent sur la tapisserie, comme elle avait couru après son rêve dans Paris.
Derrière elle, Reza s’est assis sur le rebord d’une jardinière. Il reprend son souffle.
Elle regarde sa montre. Ils ne devraient pas tarder. Elle regarde la table vide. Et toutes les chaises autour. Aujourd’hui il n’y aura pas de chaise vide, se dit-elle. Ils seront tous là. Dans quelques minutes ils seront là. Ils viendront peupler le silence et le vide. Ajouter leur chaleur à la chaleur de l’air. Et pendant qu’ils parleront, Esther verra se resserrer les fils qu’elle a si patiemment noués et que la vie, injuste et acharnée, a distendus, effilochés, cassés. »
Née à Paris en 1984 et diplômée de Sciences-Po, Alexandra Matine commence une carrière de journaliste à Londres avant de rejoindre Amsterdam, en 2014. Lorsqu’elle perd sa grand-mère, elle prend brutalement conscience de la fragilité des liens familiaux et des pièges du non-dit. Comme en apnée, elle compose Les Grandes Occasions. (Source: Éditions Les Avrils)