En deux mots
En octobre 1981, après un incroyable périple à travers la Russie, Nicolas Cherkassky parvient à rejoindre l’Ambassade de France à Moscou et à retrouver sa France natale. En 2004, Camille, étudiante qui souhaite se lancer dans le journalisme, propose de revenir sur cette affaire. Elle n’imagine pas l’ampleur de sa tâche et les surprises qui l’attendent.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Ce Français qui a réussi à fuir le goulag
Aurélie Ramadier a longuement enquêté sur Nicolas, sauvé par son père du goulag et devenu un ami de la famille. Ce roman à suspense lui rend hommage en retraçant son incroyable odyssée après 37 ans de captivité.
«Nicolas est décédé au printemps 2015. Papa l’a suivi en janvier 2017, alors que j’écrivais ce livre. Ils ont emporté avec eux un morceau de l’histoire de la Guerre Froide.» Retraçant la genèse de son roman, Aurélie Ramadier lève un coin du voile sur le vrai Nicolas, l’homme qui a réussi à fuir le goulag après 37 ans de captivité et que son père a sauvé en franchissant les grilles de l’Ambassade de France à Moscou en octobre 1981 au volant de sa R5. Devenu un ami de la famille, il a expliqué son incroyable périple lors des repas auxquels il était convié. Si la petite fille qu’elle était alors n’a pas tout compris, la romancière qu’elle est aujourd’hui a trouvé là un terreau on ne peut plus fécond.
Restait à «mettre en scène» le destin de celui qui sera nommé Cherkassky.
Pour cela, nous nous retrouvons à Paris en 2004. Camille, étudiante mais très envieuse de se lancer dans le journalisme, a rendez-vous avec le responsable du Tribun, un magazine susceptible de l’embaucher. Ce dernier lui suggère d’écrire pour un supplément à paraître et consacré à la Russie, un article en proposant une image positive. «Trouvez-moi un thème sympathique, original si possible. Et apolitique. Si je vous donne mon feu vert, on pourra passer à l’étape suivante.»
Camille va alors se souvenir de l’incroyable aventure de Nicolas et se dire qu’elle tient peut-être un sujet. D’autant que cette histoire n’est pas sans rappeler l’Affaire Farewell, l’histoire de cet agent du KGB qui s’est mis au service des services de renseignements français en lui fournissant des milliers de documents. Les dates sont du reste concordantes, les deux affaires se déroulant en 1981. Alors Camille commence par rassembler la documentation sur cette affaire et tombe sur une page arrachée d’un livre, Une vie volée de Danielle Hébert. Un ouvrage qu’elle va avoir beaucoup de peine à trouver, mais qui va lui permettre de donner toute sa crédibilité à son sujet, car il raconte le destin de Nicolas Cherkassky et va lui livrer les premiers indices susceptibles de l’aider à remonter la filière d’une enquête aussi difficile que passionnante.
Ancien étudiant en journalisme, je me permets ici d’ouvrir une parenthèse à l’attention de tous ceux qui veulent travailler dans l’information. Je leur conseille la lecture de ce livre avec de quoi prendre des notes à portée de main, car la manière dont Camille va mener son enquête est une vraie leçon de journalisme d’investigation. On enregistre les interviews, on recoupe les informations, on croise les sources et on remet en question les affirmations. On oublie aussi une thèse pour y revenir par la suite quand un autre éclairage aura permis d’appréhender l’affaire par un autre bout. Voici donc Camille essayant de tirer les vers du nez à Dominique qui a travaillé de longues années au quai d’Orsay, retrouvant Danielle Hébert et tentant de lui soutirer les noms d’autres témoins, cherchant tous ceux qui ont pu côtoyer Nicolas Cherkassky dans ces années 1980-1990, lorsqu’il avait retrouvé la France et avait ouvert un restaurant russe dans le XVe baptisé Le Traktir.
Au fur et à mesure que se dévoile le parcours de Nicolas ce sont aussi de nouvelles questions qui émergent sur le rôle des services secrets français, sur l’attitude des services secrets russes, sur l’envie de croire au scénario le plus héroïque. Une histoire à la Monte-Cristo qui voit un prisonnier s’évader du goulag et réussir à parcourir des milliers de kilomètres pour retrouver sa terre natale en bénéficiant d’aides improbables. À moins qu’il ne s’agisse d’un scénario arrangé de toutes pièces pour retourner un agent.
Aurélie Ramadier se garde bien de répondre à cette question, laissant au lecteur le soin de se faire une opinion à l’aune des témoignages recueillis et des documents consultés. Jusqu’aux dernières pages dans lesquelles les rebondissements sont encore plus nombreux qu’au fil des chapitres, on suit Camille avec délectation, on partage ses doutes, on se réjouit avec elle de chaque nouvelle avancée. Et on n’a pas vu passer les 450 pages de ce vrai-faux roman d’espionnage.
L’Affaire Cherkassky
Aurélie Ramadier
Éditions Balland
Roman
450 p., 25 €
EAN 9782940719198
Paru le 1/12/2022
Où?
Le roman est situé en Russie et en France, avec des étapes à Bagnolet, Toronto, Marseille ou encore Islamabad, sans oublier les camps du goulag.
Quand?
L’action se déroule de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Moscou, 23 octobre 1981. Échappé du goulag, poursuivi par le KGB, Nicolas Cherkassky parvient enfin à franchir les murs de l’Ambassade de France. Il est sauvé. Cela fait 37 ans qu’il attend ce moment. 37 ans qu’il est retenu en URSS contre son gré.
Paris, au début des années 2000. Camille, une jeune journaliste, découvre son histoire. Les zones d’ombre ne tardent pas à apparaître autour de ce personnage énigmatique, passé à l’Ouest en pleine Guerre Froide. Cherkassky, victime ou espion?
Journalistes, artistes, hommes d’affaires, professionnels du renseignement : l’enquête mènera Camille à ceux qui ont connu Cherkassky. Mais le passé trouvera dans le présent des résonances inattendues. Confrontée à des faux-semblants, des résistances et des hostilités invisibles, la jeune femme manquera de se perdre.
L’affaire Cherkassky oscille entre hier et aujourd’hui, entre les avenues parisiennes et l’immensité soviétique, entre les réceptions diplomatiques, les baraquements du goulag et les bancs de l’université, entre Bagnolet, Toronto, Marseille et Islamabad. À la fois roman d’espionnage et récit d’une existence hors du commun, il s’inspire d’une histoire vraie, celle d’un homme ordinaire qui connut une vie extraordinaire.
Les premières pages du livre
« Moscou, 27 octobre 1981.
L’avenue Kalinine est recouverte d’une pellicule de neige sale. Une cohue de Lada s’y presse, sur deux fois trois voies. Des barres d’immeubles sectionnent l’horizon. Au-dessus, le ciel s’étire, uniformément gris.
Des enfants jouent sur le parvis. Il pousse la lourde porte en bois, se glisse à l’intérieur. La porte se referme et son claquement résonne dans toute l’église. Puis les échos de l’extérieur s’évanouissent. Il se sent enveloppé d’une odeur de pierre humide, d’encens et de bois ciré. La lumière de la rue, filtrée par les vitraux, s’allonge sur les dalles de Ia nef. Par souci de discrétion, il emprunte le bas-côté. Seuls résonnent sous les arches le bruit traînant de ses pas.
Le froid est glaçant. Les centaines de bougies allumées, dressées sur les lustres ou sur les présentoirs, donnent l’illusion de réchauffer l’atmosphère. Les flammèches oscillent en silence dans la pénombre. En haut des piliers interminables, l’or des fresques flamboie, éclairant les visages dessinés d’un trait limpide à même la pierre. Une Vierge à l’Enfant fixe sur lui son regard immobile. Je suis venu t’implorer. Je t’ai toujours honorée. J’ai toujours honoré ton Fils. C’est ma dernière chance. Sauve-moi.
Un chant emplit l’église et s’épanche avec la fluidité d’un souffle. Des voix graves, puissantes, qui chantent à l’unisson. Des moines. Il n’est donc pas seul. Le chant devient bourdonnement. Il tente de contenir le flot de panique qui monte en lui. Il a besoin de tout son discernement, de tout son courage, de tout son sang-froid. Il presse sa main droite contre son ventre, regarde sa paume. Elle est couverte de sang. Il n’a plus le temps. Il faut partir, tout de suite. Il est peut-être déjà perdu. Et cette fois, pour de bon.
1. Paris, septembre 2004
Hangar? Terminal d’aérogare? Cathédrale futuriste? Je n’aurais pas trop su dire ce que m’inspirait l’endroit. J’avais pourtant eu le temps de me poser la question, depuis trois quarts d’heure que je patientais, le nez en l’air, dans ce hall à l’esthétique indéfinissable. Le lieu bruissait d’un va-et-vient continu, un flux de femmes en tailleur, de quadras bobos et de stagiaires affairés. Quelques seniors élégants, beaucoup de barbes de trois jours; de temps en temps, une folle de mode en tenue improbable. Au milieu de tous ces gens, je reconnus quelques stars de la profession. Célèbre ou anonyme, je les enviais tous.
Le soleil de fin d’été s’y déversait par une grande baie vitrée donnant sur le rez-de-jardin. Les dimensions du hall amplifiaient les bruits – murmures, sonneries de téléphone, claquement des talons sur les dalles de carrelage brut éclaboussé de lumière -, mais l’ambiance restait étonnamment feutrée dans ce temple de l’info. Après avoir vérifié mon rendez-vous dans l’agenda du chef, une secrétaire-cerbère m’avait invitée à patienter dans le lobby. C’est donc ce que je faisais, campée sur une banquette rouge vif dont l’assise et le dossier dessinaient une bouche de couleur pop outrancièrement pulpeuse. De là, j’observais l’atmosphère de ce sanctuaire médiatique, une ruche vibrant H24 où l’info était recueillie et traitée en continu, avant d’être délivrée au monde, décantée, analysée. C’était un peu comme je l’avais imaginé, en fait. En plus solennel.
J’étais assez impressionnée. Dans ce hall, assise sur canapé design, je me trouvais au seuil de mon rêve. J’allais rencontrer le directeur du Tribun, un des magazines les plus respectés du monde de la presse. Il allait me proposer d’écrire et même, pourquoi pas, de m’embaucher.
Dans mon esprit, c’était évident: ma vie n’était pas à la Sorbonne, où je faisais mes études. Le journalisme y était perçu comme une pratique inélégante, un peu vulgaire. On étudiait pour la beauté du geste. Moins les thèmes étaient utilitaires, plus ils étaient vénérés. On s’y trouvait comme dans un tableau de Poussin, où maîtres et disciples se tenaient allongés sur de vertes pelouses, dégustant des grappes de raisin lascivement suspendues au-dessus de leurs lèvres. Une bulle idyllique de savoir, flottant au milieu d’une nature enveloppante, infinie; loin, bien loin du fracas du monde.
Je regardai mon portable. On essaierait de se retrouver ce soir, avec les autres.
«Entendu». La secrétaire murmura quelques mots au téléphone. Elle raccrocha, se leva.
– «Mademoiselle?»
Elle m’accompagna dans l’ascenseur. Au fur et à mesure que la cage transparente glissait vers les étages supérieurs, mon estomac se serrait. Nous nous retrouvâmes bientôt devant la porte du bureau de celui que je devais rencontrer. Antoine Le Guellec.
Elle m’introduit dans la pièce, un vaste capharnaüm bourré de livres ou de magazines où flottait une odeur de tabac froid. Le Guellec était assis à son bureau. II leva la tête, sourit me fit asseoir. La secrétaire s’éclipsa.
Je dévidai mon bref CV, avide de lui plaire et de créer du lien. Prépa, histoire puis lettres à la Sorbonne, pratique de l’écriture, petits boulots sympas, grosse motivation. Il m’écoutait d’une oreille, feuilletant des dossiers, consultant son agenda. Quelques paquets de cigarettes, pleins ou vides, formaient sur son bureau des piles à l’équilibre incertain ; entre chacune d’elles gisaient pêle-mêle crayons, bics et stylos et toutes sortes d’accessoires de bureau. Je terminai mon exposé en formulant ma requête.
– …C’est pourquoi je souhaite m’orienter vers le journalisme. J’aime l’information, j’ai l’habitude d’écrire et je pense pouvoir apporter une contribution intéressante à votre magazine.
Bras de chemise, simplicité amène: ce n’était pas l’apparence de Le Guellec qui imposait le respect. Plutôt l’assurance qui émanait de lui, en dépit de sa décontraction toute juvénile. Et ce message qu’il émettait, en mode subliminal: vous êtes assise là, en face de moi. Vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez.
– Un petit article, oui… Pourquoi pas. À faire valider avant publication, bien sûr.
D’un clic, il lança une impression. L’appareil se réveilla et se mit à cracher des feuilles dans un bourdonnement monotone. Le Guellec semblait réfléchir, promenant son regard sur un exemplaire d’un magazine concurrent qui traînait, ouvert, à côté d’un assortiment de mugs aux bords intérieurs maculés de café froid. Un homme politique s’y justifiait de sa condamnation pour fraude fiscale. L’article était accompagné de photos sur lesquelles on le voyait en famille, au milieu de petits-enfants endimanchés comme des Windsor; assis sur la pelouse, entouré de sa femme et de son chien; courant sur la plage avec son chien, mais sans sa femme, affrontant les embruns, tous pectoraux dehors. À la fin, Le Guellec ramassa en une liasse les feuilles imprimées qu’il fit disparaître dans un classeur. Puis il se gratta le nez.
– Vous n’avez pas de formation, c’est ça?
– Journalistique, vous voulez dire?
– Oui.
– En effet, je n’ai pas suivi de spécialisation. Mais j’ai une licence d’histoire, une licence de lettres, et je me suis inscrite aux concours de l’enseignement, pour la préparation. Et je compte bien apprendre sur le terrain. Il soupira.
– On ne va pas se mentir, reprit-il. Le journalisme, c’est un métier; et un métier, ça s’apprend. Enfin, je dois bien ça à Dominique. Vous aviez un sujet en tête ?
– Je pensais écrire sur l’actualité littéraire. C’est mon terrain naturel. Vous avez sans doute besoin de renfort en cette période de rentrée, il y a tellement de parutions en septembre… Il esquissa une moue dissuasive. – Sinon, j’ai des amis qui se sont lancés dans le commerce équitable et je me disais que… – – Dites-moi, m’interrompit-il, je me trompe ou vous avez vécu à l’étranger ?
– Eh bien… oui, répondis-je, surprise.
– Dominique m’a dit que vous avez vécu en URSS.
– Un peu, bredouillai-je. À Moscou. Mon père y travaillait comme ingénieur pour un groupe automobile. Mais j’étais très jeune et.
– Vous avez bien quelques souvenirs ? Enfin, je veux dire par là que ça vous parle, la Russie? J’étais totalement prise de cours. Bien sûr que j’en avais, des souvenirs. Les rues enneigées, ma nounou russe et ses berceuses en cyrillique, l’école française, la cafétéria de l’institut; les promenades dans les forêts de bouleaux, les bulbes de la cathédrale Saint-Basile. Ça ferait de jolies photos, c’est sûr, mais je ne voyais pas bien quel genre d’article ça pourrait donner.
– J’ai quelques souvenirs en effet, mais…
– Écrivez là-dessus. Sur la Russie. Attention, dit-il en pointant l’index en l’air. Pas la Russie de Poutine, le sommet russo-américain, l’élargissement de l’OTAN, les attentats tchétchènes, tout ça, non, vous le laissez aux spécialistes. Nous avons ce qu’il faut et depuis les attentats du World Trade Center, les consciences sont en alerte. Aujourd’hui, la Russie n’a pas les faveurs de l’opinion publique française. Présentez-en une image positive. Trouvez-moi un thème sympathique, original si possible. Et apolitique. Si je vous donne mon feu vert, on pourra passer à l’étape suivante.
Je restai perplexe.
– Mais… pourquoi la Russie ?
– On prévoit de sortir un numéro spécial d’ici quelques mois. C’est pas mal, comme timing. Vous avez le temps de travailler, j’aurai le temps de vous faire corriger. L’autre avantage, ajouta-t-il en rassemblant une pile d’enveloppes, c’est que Dominique pourra superviser ce que vous faites. La Russie, ça le connaît.
– J’avoue qu’à chaud, je n’ai pas trop d’idée sur ce que…
– Je ne suis pas inquiet.
Il soupira, posa les mains sur la pile de courrier.
– Pardonnez-moi d’être franc, Camille, mais personne ne vous attend. J’ai promis à Dominique que je jetterai un coup d’œil à ce que vous aurez écrit, et je le ferai. De votre côté, respectez la contrainte, et soyez inventive. Jouez le jeu! Et recontactez-moi lorsque vous aurez trouvé votre sujet, qu’on se mette d’accord. Ça marche ? »
Aurélie Ramadier est née en juin 1978 à Paris. Son père est Cadre d’Orient au Quai d’Orsay. Elle grandit dans l’URSS des années 1980, puis en Allemagne à l’époque de la chute du Mur. Par la suite, elle voyagera en Israël, en Algérie, en Asie Centrale et en Afrique subsaharienne. De retour à Paris, elle est élève au lycée Henri-IV, ainsi qu’à la Schola Cantorum en classe de piano. Elle étudie ensuite la musicologie et la littérature comparée. Son mémoire de DEA (master) porte sur l’opéra Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen. En 2001, elle est reçue à l’agrégation de lettres classiques. L’écriture est pour elle une façon d’interroger les chemins, les trajectoires, les expériences. Elle lui permet aussi d’approcher ce qui ne lui ressemble pas. Aurélie Ramadier vit à Singapour. Elle a trois enfants. (Source: aurelieramadier.fr)
En deux mots Sur les bords du Léman Romain tombe amoureux d’Alina. Le comédien Genevois et la belle Russe s’engagent dans une relation que les événements historiques vont contrarier. Pratiquer l’espionnage à l’aube de la révolution bolchévique et de la Première Guerre mondiale, c’est prendre de gros risques.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Romain, Alina, Genève et la révolution russe
Dans un roman fort bien documenté, Jean-Pierre Althaus retrace les premières décennies du XXe siècle. Entre Genève et Saint-Pétersbourg une d’histoire d’amour contrarié lui permet de suivre Lénine dans son projet de renverser le tsar. Palpitant!
Tout commence par un banal accident. Un cycliste dont la roue se coince dans les rails du tramway chute. En se portant à son secours Romain Lachenal n’imagine pas une seconde que cette victime va jouer un rôle capital dans sa vie. Nous sommes à Genève à l’orée du XXe siècle et le cycliste qui se rendait à une réunion à la brasserie Landolt s’appelle Vladimir Ilitch Oulianov et passera à la postérité sous le nom de Lénine. Pour l’heure, il profite de son séjour en terre helvétique pour parfaire ses connaissances, développer son programme et étendre ses réseaux. En outre, il fréquente assidûment les bibliothèques et la société de lecture. Depuis son premier séjour en 1895, la Suisse va devenir pour lui une terre d’exil féconde. Car Genève la cosmopolite accueille alors de nombreuses nationalités venues pour y travailler, y étudier ou y faire du tourisme. Un brassage qui mêle aussi les classes sociales, de la femme de ménage aux têtes couronnées. La communauté de réfugiés russes est alors importante et se partage entre bolchéviques aspirant à la Révolution et aristocrates soucieux de conserver le régime tsariste, même s’ils sont fort souvent critiques envers le manque de réformes qui fragilise le pouvoir des Romanov. Si, pour le remercier de ses bons soins, Lénine invite Romain à venir prendre un verre chez lui, c’est vers l’autre côté que penche le cœur du comédien, car son regard à croisé celui d’Anna et de sa sœur Elena Linichuk, deux jeunes filles qui rivalisent de beauté. Le coup de foudre est tel qu’il n’aura dès lors qu’une envie, se rapprocher de cette femme envoûtante. Quand il découvre qu’elle est venue le voir au théâtre sous un nom d’emprunt, il n’a plus de doute sur le côté réciproque de ses sentiments et se sent pousser des ailes. Elles le mèneront plusieurs fois à Saint-Pétersbourg où réside sa bien-aimée et va alors comprendre qu’elle joue un double-jeu. Soit elle se fait appeler Anna Linichuk et vit dans une simple masure en périphérie de la ville, soit elle est la Comtesse Alina Klimova et réside dans une somptueuse demeure non loin du Palais du tsar. La raison de ce stratagème? La belle Alina est une espionne qui a infiltré le camp des opposants pour réunir un maximum de renseignements sur les menées révolutionnaires. Des agissements qui ne sont pas sans danger et qui poussent tout à la fois Romain à retourner en Suisse et à endosser à son tour le costume de l’espion. En attendant que la situation s’arrange – on sait que l’Histoire va tourner bien différemment – il promet aussi à Alina de s’occuper d’Elena restée en Suisse où elle ignore tous des activités et du danger que court sa sœur. Une tâche qu’il va accomplir avec zèle. Alors que les menaces de guerre se précisent, Jean-Pierre Althaus joue à merveille de la montée des tensions pour dérouler le fil d’un amour de plus en plus contrarié. De Genève à Sarajevo et de Saint-Pétersbourg – qui va devenir Petrograd puis Leningrad – il nous propose la saisissante chronique de ces années qui ont débouché sur une terrible boucherie et redessiné la carte du monde. Derrière sa plume alerte, on se laisse emporter dans ce tourbillon, gagné par une large palette d’émotions. Jusqu’à l’épilogue, très fort lui aussi, on suit un homme qui va tenter avec une farouche détermination et des moyens dérisoires de changer un scénario dramatique. Et si son esprit lucide comprend que son combat est voué à l’échec, sa passion lui souffle qu’après tout il reste le panache, toujours le panache. Avec ce superbe roman, fort bien documenté, on comprend quel rôle la Suisse a joué dans le mouvement des idées, depuis l’assassinat de Sissi en 1898 jusqu’au wagon plombé qui ramènera Lénine de la Suisse vers son pays en 1917. Le tout baignant dans un joli parfum d’osmose que je vous laisse humer avec extase.
Parfum d’osmose Jean-Pierre Althaus Éditions Infolio Roman 416 p., 27 € EAN 9782889680580 Paru le 3/11/2022
Où? Le roman est situé principalement en Suisse, à Genève. On y évoque aussi la Russie et Saint-Pétersbourg ainsi que des voyages à Sarajevo et en divers endroits de Suisse.
Quand? L’action se déroule durant les premières années du XXe siècle.
Ce qu’en dit l’éditeur
Sous sa forme amusante de roman à suspense, parsemé d’actions stupéfiantes, d’énigmes, de sentiments aussi mystérieux qu’amoureux, voici une vibrante ode à la liberté qui puise ses sources dans l’histoire du début du XXe siècle. Un jeune comédien rencontre à Genève une femme blonde, à l’accent slave, dont la personnalité charismatique l’attire irrésistiblement. Il cherche à la revoir, mais sa quête est compliquée par les secrets dont elle s’entoure. Il met alors le pied dans un engrenage dangereux qui va le conduire dans les Balkans et à Saint-Pétersbourg. Les événements qu’il va traverser dépassent alors tout ce qu’il aurait pu imaginer vivre dans son existence. Bien documentée, cette intrigue plante son décor dans l’univers fascinant de la Belle Époque et dans les prémices d’une éruption.
Les premières pages du livre « Le temps est doux, mais il fait tout de même déjà un peu frais dans les rues de Genève. En dépit de cette fraîcheur légère du mois d’octobre 1903, Romain transpire. Cette sensation de moiteur, ressentie dans son dos, dérange le jeune homme. Sa chemise colle à sa peau, il déteste cela. Arrivé au bas de la rue de Candolle, il aperçoit un cycliste dont la silhouette lui paraît familière. Oui, pas d’erreur, c’est bien lui, exact au rendez-vous! Il arrive précisément par la rue que Romain a supposé qu’il emprunterait pour se rendre à la réunion organisée à la brasserie Landolt. L’homme s’arrête de pédaler pour ralentir son vélo. Trapu, de petite taille, il porte une barbe fine et une moustache dont le roux a perdu de son éclat bien qu’il ne soit âgé que d’une trentaine d’années. D’allure sportive, il semble agile, souple, très à l’aise dans la pratique de la bicyclette. L’homme est vêtu d’une longue veste et d’un gilet qui laisse voir une cravate de couleur rouge parsemée de pois blancs. C’est l’orateur de la soirée, Romain est venu l’écouter. En le voyant s’approcher, il se crispe, il se sent mal à l’aise. Patatras! Un bruit métallique, précédé par le tintement du carillon d’un tramway, le fait sursauter. L’homme attendu vient de coincer sa roue avant dans un rail. Cette maladresse provoque aussitôt sa chute. En tombant lourdement, il se fait heurter par le chemin de fer électrique dont le conducteur ne parvient pas à freiner la marche à temps. Mû par un réflexe inattendu, Romain se précipite au secours de l’homme qui gît au sol. Quelques badauds, des étudiants issus de l’université toute proche s’agglutinent autour du lieu de l’accident. Après un bref moment d’immobilité, le cycliste se met à bouger. Romain, à sa grande surprise, s’adresse à lui avec une expression de compassion sincère: «Monsieur? Vous m’entendez? Comment vous sentez-vous?» L’individu saigne à la hauteur d’une arcade, il garde un œil fermé, mais semble lucide. Sa casquette de prolétaire a volé dans l’air pour choir sur un trottoir, découvrant ainsi une calvitie avancée. Romain est rassuré par la blessure à la tête qui lui semble superficielle. Il est par ailleurs surpris par la largeur du front de ce bonhomme. Le cycliste meurtri esquisse un mouvement afin de se lever puis se laisse retomber sur l’un de ses coudes. Avec un fort accent russe, il balbutie quelques mots: «Cela va aller, merci! Ce n’est rien!» Une jeune femme s’approche. Elle ressemble à la petite Sophie du roman de la Comtesse de Ségur. Romain fait cette comparaison inopportune en pensant que l’inconnue doit rêver, comme Sophie, d’avoir des sourcils très épais, mais elle en a peu et ils sont blonds. – Laissez-moi faire, dit-elle d’un ton rassurant, je suis médecin. Je vais m’occuper de ce monsieur. Tout le monde est soulagé de voir la secouriste, apparue miraculeusement, agir avec calme et détermination. Le conducteur du tramway, encore traumatisé par ce drame dont il n’est pas responsable, appuie contre le mur de l’immeuble adjacent le vélo dont la jante avant est pliée et le pneu éclaté. Il ramasse aussi la casquette pour la rapporter au blessé. Romain aide la jeune femme à relever le cycliste pour qu’il se retrouve debout sur ses deux jambes encore instables. – Tout va bien, maintenant, s’efforce de préciser l’individu meurtri pour atténuer l’inquiétude des gens venus à son secours. Il se tourne vers la femme afin de la remercier. Elle lui fait comprendre qu’elle veut encore vérifier sa blessure au-dessus de l’œil pour la soigner. Tout en lui témoignant sa gratitude, l’homme pivote lentement du côté de Romain. – Merci, monsieur! dit-t-il en fixant son regard inquisiteur dans celui, troublé, de son jeune interlocuteur. Ce dernier sent alors son sang se glacer quand il croise le feu perçant de ces yeux bridés, fixés sur lui. Le blessé a un regard de loup, immobile, froid, rigide, sévère. Romain éprouve ce sentiment de panique pétrifiante qu’une proie doit ressentir quand elle est cernée par un prédateur. Non sans soulagement, il quitte l’endroit qui a servi de décor à cet événement brutal. Comme un automate, remonté pour une destination hasardeuse, il se met à marcher lentement, finalement ravi que cet accident puisse l’empêcher d’assister à la conférence du cycliste maladroit. Il parvient à la promenade des Bastions où l’été venu il aime lire sur un banc. Cet espace, construit entre les fortifications du XVe et du XVIe siècle, lui apporte à l’instant une sérénité bienvenue. Il arrive à proximité de l’ancien kiosque à musique transformé en orangerie, puis en cinématographe. Au printemps, il aime s’attarder auprès des frênes dont les fleurs blanches piquent les narines sensibles en exhalant un parfum titillant. Il admire souvent au gré des saisons les feuilles à cinq lobes des érables champêtres dont les couleurs passent du vert ou rouge-brun au jaune intense. En ce mois d’octobre, les lichens foliacés dégagent une odeur humide de bois mouillé. Les feuilles tombées au sol imprègnent l’air d’une senteur de terre ou d’herbe après l’averse. Romain décide de faire une halte, il s’assied sur le banc qui est le témoin de ses nombreuses lectures lors des beaux jours d’été. Il réfléchit. Il pense à chaque seconde qu’il vient de vivre. [I] s’était porté au secours d’un homme qu’il avait appris à détester à force de l’entendre haranguer des multitudes de personnes rassemblées pour l’écouter. Dîner seul au restaurant est gênant. Cette situation attise la curiosité des occupants des tables voisines. Pourquoi cet homme est-il seul ? Est-il misanthrope, misogyne, asocial ? Le plus désagréable réside dans l’attitude du serveur quand il réalise que personne n’accompagne le client qui cherche une table. Il lance alors d’un air qui s’apparente au reproche: – Vous êtes seul ? – Euh… Oui! La question «vous êtes seul?» est souvent ponctuée d’un « Ah! » dépité, qui signifie: «Cet enquiquineur va occuper une table en me faisant perdre un deuxième couvert.» Le gêneur adopte ensuite et malgré lui un comportement coupable. Ce client solitaire est alors placé de façon péremptoire à l’endroit que les couples ne veulent en aucun cas: la table dans le courant d’air. Il y a aussi celle qui est sur le passage de la foule défilant avec des manteaux qui emportent la salière ou les verres. Sans cet inconvénient, dîner seul au restaurant est une activité qui peut se révéler agréable; c’est le meilleur moyen de savourer un bon plat sans être distrait par une conversation passionnante ou sans intérêt. On se divertit aussi parfois en saisissant à la sauvette la raison des préoccupations des gens, l’exaspération suscitée par les critiques sentencieuses d’une belle-mère, l’inquiétude provoquée par les sautes d’humeur d’un fils adolescent, la déprime causée par la jalousie d’un collègue de travail ou le despotisme d’un chef. Quelques roucoulements amoureux émergent de temps à autre pour rompre la monotonie engendrée par la litanie des tracas du quotidien exprimée par la plupart des individus. Ils sont alors plus difficiles à percevoir parce que murmurés afin de ne pas être entendus. Il est aussi plus facile de peupler sa solitude dans le brouhaha d’une brasserie pleine à craquer. Le bruit assourdissant des conversations favorise paradoxalement la sérénité, la réflexion. Il oblige à ne plus entendre, à se concentrer exclusivement sur les saveurs, à prendre son plaisir en ne pensant à rien d’autre qu’à ce moment qui apaise et fait du bien dans l’existence. C’est pourquoi Romain aime fréquenter la brasserie Landolt, sorte d’essaim bourdonnant où se mêlent les étudiants venus de tous les pays, les professeurs ravis de déguster une bière, les bourgeois genevois heureux de s’encanailler et les réfugiés russes contents de se retrouver afin de jouer aux échecs. Il observe souvent ces immigrés venus de l’Est pour fuir l’Okhrana, la police secrète du tsar. Cette brasserie, en forme de trapèze, située au pied d’un immeuble, leur offre toujours la possibilité de s’installer dans un coin retiré où, à l’abri des oreilles indiscrètes, ils ont tous l’air de comploter. Tous semblent pauvres tout en affichant une attitude extrêmement digne. Leur courtoisie et la finesse de leurs manières impriment à leur physionomie quelque chose d’aristocratique, un rien suranné. Visiblement guère avantagés jusque-là par le destin, ces hommes donnent pourtant l’impression d’être des gens cultivés, probablement des autodidactes. On aurait dit qu’ils ont compensé leur statut social défavorisé par un désir d’apprendre. – Monsieur? … Monsieur? …, dit une voix dont le propriétaire faisait un effort pour se faire entendre. Le serveur, caractérisé ici par un costume noir et un tablier blanc, tire Romain de ses rêveries. Flanqué d’un air accort qu’il n’avait pas eu lors de leur premier contact, il s’exprime avec une emphase polie: – Me permettez-vous de vous proposer de la compagnie? Sa question paraît saugrenue. Elle aurait pu être celle d’un chasseur d’hôtel désireux d’arrondir ses fins de mois en recommandant aux clients les services non répertoriés d’une dame parmi les offres de l’établissement. »
Extraits « Elena lève ses yeux bleus vers Romain avec une expression d’extrême douceur. Il y a dans son regard à la fois l’innocence d’un ange telle que la pensée romantique l’imagine et la malice d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence facétieuse. La main de Romain effleure son bras nu. Il ressent une émotion diffuse. L’épiderme d’Elena lui semble encore plus délectable au toucher que la peau d’une pêche gorgée de soleil. » p. 83
« Lorsque Romain et Boris arrivent en carrosse au Palais Tsarskoïe Sélo, situé au sud-ouest de Saint-Pétersbourg, Romain est impressionné par les lumières qui éclatent avec panache à toutes les fenêtres du bâtiment comprenant une centaine de pièces. Romain apprend alors de la bouche de son ami que Nicolas IT a fait installer non seulement l’électricité à l’intérieur de sa résidence impériale, mais aussi le chauffage central. Ils ont hâte d’entrer car ils sont transis de froid malgré les couvertures épaisses que leur cocher a eu la bonne idée de leur prêter pour accomplir les vingt-cinq kilomètres du parcours. Romain admire l’architecture grandiose du palais niché au cœur d’un paysage enchanteur, au milieu d’une étendue de terre composée de parcs, de bois et de lacs. Le long de la façade principale de la demeure, dix colonnes corinthiennes, surmontées d’une balustrade, offrent au regard l’éclat majestueux de la construction. Le tout est pensé selon un esprit néoclassique. Les cinq grands salons en enfilade donnent directement dans le parc principal. Ce palais baroque a été conçu comme un corps de logis à l’italienne avec des façades immaculées et des coupoles dorées. Dès son arrivée, le visiteur est frappé par l’ampleur de la résidence flanquée de deux ailes garnies d’un fronton triangulaire. Romain se dit que l’impératrice Catherine II a fait un beau cadeau à son petit-fils en commandant les travaux de ce palais. Beaucoup de monde se presse à l’intérieur afin de se mettre au chaud. Romain est intimidé par le faste de la demeure et par la beauté des habits d’apparat des invités. Si son costume lui parait chic et de bon goût, il n’a pas le luxe ostentatoire de la plupart de ceux portés par tous ces gens à la cour du tsar. » p. 120
« Il est envoûté par la fragrance qui émane de sa peau. Elle sent délicieusement bon. Il ne parvient pas à définir tout ce qui compose le fond sensuel et tendre de son parfum, mais il se laisse enivrer par des effluves de zestes d’agrumes, de jasmin, de rose de mai, de citron associé à la bergamote. Sa perception olfactive est stimulée par un bouquet de vétiver, de patchouli, de néroli, cette essence de fleur d’oranger tant prisée jadis par Louis XIV, et par la douceur de la vanille qui achève de titiller le plaisir de ses sens. Langoureux, suave, ce somptueux élixir, mélangé au velouté charnel d’Alina, font chavirer Romain. Il y a dans ce mélange quelques réminiscences de la sueur des dieux du Nil. Ils s’embrassent longuement. Ils s’enlacent et ne pensent plus à rien afin de profiter de cet instant privilégié qui les protège dans un monde parallèle, idéal, hors du temps et dans l’oubli du chaos du monde. Romain ne rentrera pas chez les Nevski de toute la nuit. » p. 140
« Un mois avant d’entamer son voyage tortueux à travers les pays belligérants en mars 1916, Romain se passionne pour un mouvement artistique né au cours de l’année 1915, au cabaret Voltaire de Zürich. Il assiste à Genève à un spectacle d’acteurs créatifs, novateurs et surtout provocateurs. La plupart sont des immigrés révoltés par l’hécatombe et les destructions engendrées par la guerre; leur production exprime l’extravagance, la causticité et la vivacité d’esprit des créateurs de ce mouvement appelé le dadaïsme. Romain aime d’emblée cette contestation culturelle qui semble prôner la rébellion contre un mode de vie considéré comme grotesque. Il assimile ces artistes à de nouveaux romantiques dont le pouvoir de dérision tente de s’opposer à toutes les contraintes politiques, idéologiques et esthétiques. Cette communauté d’intellectuels cherche à mettre en valeur l’importance de l’authenticité et de la spontanéité de l’être. À l’issue de cette représentation genevoise, Romain rencontre par hasard l’artiste-peintre Sophie Tauber-Arp, très proche de ce mouvement Dada. Un ami commun les met en relation et ils peuvent ainsi échanger quelques propos sur ce qu’ils viennent de voir et sur la naissance de cette révolte dadaïste. Elle lui parle du poète roumain Tristan Tzara, l’un des initiateurs de cette forme d’expression. Romain est ravi d’apprendre que Tzara décrit la poésie comme une façon de vivre et non comme une manifestation accessoire de l’intelligence. II se dit que «s’il osait, il se verrait bien entreprendre une telle démarche artistique». Il sait pourtant qu’il n’osera pas. Son métier demeure dans une sphère aléatoire, le changement et l’expérimentation ne sont pas toujours bien vus pour assurer une continuité de l’emploi. » p. 314
« Bien qu’en marge du conflit, la Suisse n’est pas épargnée par les conséquences délétères de la guerre. L’inflation débridée augmente fortement le coût de la vie. L’activité réduite des métiers du bâtiment engendre une crise du logement et une hausse des loyers. Les inégalités se creusent, des grèves s’ensuivent. Les salariés des centres industriels urbains subissent de plein fouet le contrecoup dû à l’absence de mesures sociales. Les entrepreneurs sont paralysés par la rupture des livraisons de matières premières. La raréfaction des biens et le départ de la main-d’œuvre étrangère, mobilisée dans les pays en guerre, accélère la gravité de la crise en imposant un rationnement des denrées alimentaires. En outre, la population dans son ensemble souffre d’un climat anxiogène causé par la crainte d’une invasion. » p. 350
Écrivain, journaliste et comédien, Jean-Pierre Althaus a été le fondateur et le directeur de l’Octogone de Pully pendant plus de trente ans, tout en dirigeant les affaires culturelles de la Ville de Pully. Il est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre, romans et livres. Rédacteur culturel et metteur en scène, il a joué comme acteur dans une cinquantaine de spectacles et a tourné des films et des téléfilms. Il a aussi rédigé les textes des expositions permanentes du nouveau Musée Olympique de Lausanne. En juillet 2010, Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture et de la Communication, lui a décerné le grade de chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres. (Source: Éditions Infolio)
En deux mots
Saveli aurait bien aimé rester dans le ventre douillet de sa mère, d’autant que ses premiers pas de chat ne l’encouragent guère à l’optimisme. Mais fort heureusement, il va être adopté par une famille. Une première étape heureuse dans une vie qui a va être très mouvementée.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Toutes les vies de Saveli, chat moscovite
Premier roman de Grigori Sloujitel, quadragénaire russe, Les jours de Saveli racontent à travers ses yeux, le quotidien d’un chat à Moscou. Une perspective qui nous permet d’en apprendre beaucoup sur l’évolution de la société sous Poutine.
Une portée de chatons, nés «dans le vieux quartier marchand de la Taganka, au fond de la ruelle Chelapoutine, sur la rive haute de la Iaouza», va devoir apprendre à survivre. Sorti de la boîte en carton nichée devant le vieil hôtel particulier des Morozov, Saveli, qui n’est pas le plus beau d’entre eux, est pourtant embarqué par Vitia pour divertir sa famille qui se serre dans un appartement vétuste. Une nouvelle vie qui lui convient plutôt bien, ayant le gîte et le couvert et l’affection des habitants dont il tente de décrypter le fonctionnement. Il pressent alors ce que pourrait être «l’étrange accord entre chat et homme». Une sorte de privilège, «quand on cesse de s’appartenir; quand on soumet sa volonté à cet être bizarre. Quand le besoin d’affection de l’homme rencontre l’instinct de survie du chat. Quand, finalement, le chat se résout à lui faire confiance, et que l’homme, comme je l’ai entendu dire, le pare de capacités mystiques, d’une aptitude à guérir, à voir les mauvais esprits dans la maison. Quand le maître tire plaisir des soins qu’il prodigue, donnant à boire et à manger au chat, et que le chat, infiniment reconnaissant, désireux de montrer son dévouement, s’applique de toutes ses forces à ne rien faire.»
Mais l’idylle est de courte durée, car il faut faire place nette. Et chercher un nouveau refuge. La chance va lui sourire à nouveau puisque Galia l’adopte à son tour. «Ma nouvelle maîtresse me donna à boire, à manger, et me nomma Kay. Elle louait un appartement dans un grand immeuble de la Bolchaïa Polianka. La jeunesse s’éteignait lentement dans ses fenêtres avec des scintillements d’adieu.» Le problème cette fois, c’est qu’il n’est pas le seul pensionnaire. Un perroquet le rend fou, tant et si bien qu’il met fin à ses jours avant de s’enfuir.
En galère, il croit bien voir sa dernière heure venue lorsqu’il est raflé dans le cadre d’une opération «rue propre». Mais une fois encore, le destin va lui être favorable. On a besoin de chat au Tretiakov, car des rats ont fait leur apparition dans le musée. Avec toute une troupe, il est chargé de les chasser. Une tâche dont il s’acquitte honorablement avant de repartir pour de nouvelles aventures qui le verront successivement battu presque à mort par un vieillard, recueilli par des émigrés kirghizes, retrouver Ludwig, son voisin du dessus, tomber amoureux de Greta, découvrir le «BARACHATS» avant de boucler la boucle en retrouvant l’immeuble en ruines de la ruelle Chelapoutine
C’est avec finesse et subtilité que Grigori Sloujitel dépeint la vie à Moscou. Sans jamais en dénoncer frontalement les travers, il donne à voir les difficultés à se loger, à se nourrir, à se chauffer. On perçoit parfaitement la dichotomie entre les aspirations à davantage de liberté, à un modèle occidental et le poids des conservateurs, la chape de plomb qui au fil des années devient de plus en plus difficilement supportable. La corruption est loin d’avoir disparue, les petits trafics prospèrent, les prébendes ont toujours cours. Et la ville en constante extension s’asphyxie dans les transports, se heurte à des chantiers qui s’ouvrent un peu partout sans que jamais ils prennent fin. Et comme les chats, les habitants se débrouillent. Soit ils profitent du système, soit ils le contournent. En attendant des jours meilleurs.
Les jours de Saveli
Grigori Sloujitel
Éditions des Syrtes
Roman
Traduit du russe par Maud Mabillard
304 p., 22 €
EAN 9782940701339
Paru le 25/08/2022
Où?
Le roman est situé à Moscou.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Les Jours de Saveli est un petit traité de survie, écrit de manière très originale de la perspective d’un chat. Ce bijou de roman est un mélange de tendresse, d’humour, de tristesse et de résignation, véritable métaphore de la vie humaine.
Le chat Saveli nait dans une cour d’immeuble délabré́ et ouvre les yeux dès l’instant où il vient au monde. Doté d’une curiosité́ insatiable, Saveli met son museau dans chaque recoin, attentif à tout et attiré par des lieux inconnus.
Du jour où Vitia le prend chez lui, les aventures s’enchainent: il devient notamment colocataire d’un perroquet fou, employé́ officiel de la galerie Tretiakov, protégé́ d’une bande d’émigrés kirghizes, leader d’une commune de chats et pensionnaire d’un bar à chats.
En même temps qu’une pseudo-biographie écrite le sourire en coin, Les Jours de Saveli est une fresque de Moscou d’hier et d’aujourd’hui, élégante, pleine de charme et libre d’esprit, autant que de ses habitants innombrables.
En inventant Saveli, Grigori Sloujitel se place en digne héritier de la littérature classique russe, abordant avec fraicheur ses thématiques récurrentes tout en les adaptant à la Russie d’aujourd’hui.
Les premières pages du livre EVGUENI VODOLAZKINE Les Jours de Grigori
En découvrant dans ma boîte aux lettres un texte intitulé Les Jours de Saveli, j’essayai, comme c’est mon habitude, de deviner de quoi il parlait. Le titre m’envoyait dans deux directions: la veine historique et la veine campagnarde. Si l’on pense aux Jours des Tourbine1 , c’était plus probablement l’historique. Le roman parlait d’un chat. Je parcourus les premiers paragraphes, et déjà je ne pouvais plus m’arrêter. Non pas à cause du chat (j’aime infiniment les chats), mais des qualités du texte. L’auteur évitait tous les pièges des débutants: on entendait la voix tranquille et puissante d’un Maître. Cette voix appartient à Grigori Sloujitel, acteur du Studio d’art théâtral. Quand, par la suite, j’émis l’hypothèse que ce n’était sans doute pas son premier roman, il me répondit que si: le premier. Un cas étonnant du domaine de l’art théâtral. Je ne sais pas comment c’est possible. Cela dit, il ne s’agit pas seulement d’un studio: c’est le théâtre de Jenovatch. On y a une oreille particulière pour la littérature, car la majeure partie des spectacles de Sergueï Jenovatch sont des mises en scène de textes littéraires. Je ne suis pas sûr que demain toute la troupe de ce théâtre entrera dans la littérature russe, mais le fait que l’auteur des Jours de Saveli vient de là est symptomatique. Les acteurs et les écrivains se ressemblent beaucoup: les uns comme les autres jouent des vies. Différemment, mais ils jouent. Les écrivains se mettent dans la peau d’un soldat, d’un coiffeur, d’un président – et pour un temps deviennent l’un, l’autre, le troisième. Dans toute écriture de texte, il faut incarner absolument tous les rôles. Le jeu ne prend fin qu’avec le point final. Pour les acteurs, au contraire, c’est à ce moment qu’il commence. Les écrivains sont des créatures empesées, avec des voix ronflantes et mal placées. Leur gestuelle ne vaut rien. Conscients de cet état de fait, ils ne lisent pas volontiers leurs textes en présence d’acteurs. Par des moyens scéniques d’une grande sobriété (un regard baissé, un sourcil levé), les acteurs font comprendre aux écrivains ce qu’ils pensent de leurs capacités d’interprétation. En même temps, écrire un texte est, parmi les acteurs, une chose peu courante. Les acteurs savent que, dans de tels cas, les écrivains, malgré le peu de moyens à leur disposition, sauront toujours afficher une douce tristesse. Une séparation nette des sphères d’activité respectives est à la base de la symbiose entre écrivains et comédiens. Mais il arrive qu’un comédien talentueux et un écrivain talentueux s’unissent en une seule et même personne. Et dans ce cas, les deux talents commencent à agir l’un sur l’autre, se renforçant et s’entretenant mutuellement. C’est ce qui s’est passé avec Grigori Sloujitel. En tant que spécialiste de la littérature, je m’obstine à essayer d’expliquer la naissance d’un écrivain dans sa pleine maturité créative. Je pourrais supposer que l’énonciation, sur scène, de bons textes, forme une personne au style – peu importe si elle écrit ou non. Mais je pense surtout (pas en tant que spécialiste de la littérature) qu’un vrai don, en fin de compte, n’a pas d’explication. Les chats ne sont pas un thème nouveau en littérature. Je ne vais pas faire la liste de tous ceux qui ont écrit sur ces animaux archaïques et intouchables, même si je les recense mentalement. Je ne vais pas non plus parler du fait que, derrière les chats, on devine chaque fois des gens, et je ne vais même pas mentionner la distanciation selon Chklovski. Je me contenterai de dire que les personnages de Sloujitel – quels qu’ils soient, chats ou hommes – sont vrais. Solitaires et souffrant, riant et aimant. Il faut parler à part de l’amour dans ce roman. Il est – par la force des choses – platonique. La plus haute forme d’amour.
En lisant Les Jours de Saveli, je me prenais à penser que, dans ce roman, l’auteur est devenu un chat à part entière. C’est une occupation inhabituelle, on peut dire exotique, pour un habitant de la capitale, mais ô combien importante pour un écrivain. Par son roman, il a prouvé qu’il pouvait désormais se changer en n’importe qui, pendant que nous, assis au parterre, assistions le souffle coupé à ses transformations. En passant du rire aux larmes. Et en nous réjouissant qu’un tel Saveli soit apparu dans notre littérature. Et aussi un tel Grigori, bien sûr.
1. Les Jours des Tourbine: célèbre pièce de Mikhaïl Boulgakov tirée de son roman historique La Garde blanche, qui évoque Kiev au temps de la guerre civile. Quand Vodolazkine parle d’un « Maître » quelques lignes plus bas, on ne peut s’empêcher de penser au Maître et Marguerite du même Boulgakov. (Sauf indication contraire, toutes les notes sont de la traductrice.)
Te souviendras-tu de nos jours lumineux? Te souviendras-tu comme chaque matin nous regardions le soleil paraître sur la Iaouza, comme nous le suivions sur la Bolchaïa Polianka? Te souviendras-tu de nos promenades à pas tranquilles sur la Baumanskaïa? Te souviendras-tu comme nous descendions la Basmannaïa, dodelinant nos queues à l’unisson? Souriras-tu, comme à cette heure où le premier rayon tombait sur la coupole dorée de Nikita-le-Martyre, éblouissant tes yeux d’émeraude? Et la Pokrovka, la Solianka, la Khokhlovka, dis, t’en souviendras-tu? Seigneur, où tout cela est-il passé? Où tout cela est-il?
L’HÔTEL PARTICULIER
Je dois reconnaître que, dès le début, je me singularisai par une capacité rare chez mes congénères: je pus observer une petite parcelle du monde avant même d’y être venu. Plus précisément, ce n’était pas le monde, mais les appartements temporaires que l’on a coutume de nommer entrailles maternelles. Comment les décrire? C’était… c’était comme de se trouver à l’intérieur d’une orange tiède, au battement régulier. Au travers des parois troubles en mica, je pouvais discerner les silhouettes de mes frère et sœurs. Mais je n’étais alors pas certain qu’ils n’étaient pas moi. Parce qu’il n’y avait pas encore de « moi ». Quant à vous dire en quoi consistait ce « même pas-moi », j’en serais incapable.
Quelque part, au loin, s’élevait une rumeur. Cette rumeur me semblait hostile. Parfois, j’essayais même de me boucher les oreilles avec mes pattes. Ou plutôt, de boucher ce qui me tenait lieu d’oreilles avec ce qui me tenait lieu de pattes.
Je dois dire qu’alors mes pattes se distinguaient fort peu de mes oreilles, qui elles-mêmes se distinguaient fort peu de ma queue. D’ailleurs, rien ne se distinguait vraiment de quelque chose, à ce moment. Tout était uni et tiède. Tout était tout. Merveilleuse indifférenciation. Rien ne se connaissait et rien n’avait de nom.
Bien entendu, je ne comprenais pas que je grandissais. Au lieu de cela, je me disais que mon havre était en train de rétrécir. Je passais le temps très agréablement et, si l’on m’avait donné le choix, j’aurais sans doute préféré rester là-bas. Cela étant dit, j’eus souvent l’impression, après ma naissance, que je n’avais jamais quitté mon enveloppe originelle. Dans tous les cas, Il avait eu besoin, on ne sait trop pourquoi, que ce sol fût foulé par quatre pattes supplémentaires, que ce monde fût observé par une paire d’yeux supplémentaire (lesquels s’étaient ouverts, comme on l’a déjà dit, avant le terme établi), et que, pour la trillion-et-unième fois, l’écheveau certes réduit, mais combien efficace, d’un cerveau félin, s’efforçât d’ordonner tout cela en pensées.
Mais il semble que j’anticipe un peu 1 . Permettez-moi de décrire les circonstances qui entourèrent les premières semaines, l’aube de ma vie.
Ainsi donc, ma douce mère donna naissance à moi-même, mon frère et mes deux sœurs en juin. L’accouchement fut facile et rapide: ayant senti que « ça venait », elle se glissa sous une Zaporojets couverte d’une bâche et se mit à attendre. La Zaporojets n’avait pas bougé de cet emplacement depuis de longues années, l’asphalte s’était un peu affaissé sous ses roues, la bâche était élimée par endroits. La voiture n’avait plus ni volant, ni sièges, ni phares, ni cendrier, ni manivelles pour lever ou abaisser les vitres, ni aucun autre organe interne. Elle restait là, toute rongée et rognée, comme le cadavre d’une bête sauvage au fond d’un bois. Où était son propriétaire, à présent? Telles étaient les pensées de ma douce mère tandis qu’elle attendait le début des couches. Une petite pluie gouttait doucement, et, avant qu’elle eût cessé, nous étions nés.
Le monde ne tressaillit pas à mon apparition, les cloches de la voûte céleste ne sonnèrent pas. D’ailleurs, à propos de voûte céleste. Cet été-là, les tourbières étaient en feu autour de Moscou, et le ciel était caché sous un smog jaune. Mais je ne connaissais pas d’autre ciel, et celui-ci me semblait magnifique. À travers la brume, j’aperçus les traits du museau de maman.
Ma douce mère portait le beau nom de Gloria. Elle était toute jeune. Elle avait une fourrure rase et lisse, gris foncé. Dans chacun de ses yeux bleus, il y avait une tache qui s’agrandissait et noircissait dans les instants de colère ou de danger. Au-dessus de son sourcil droit courait une ligne blanche oblique qui donnait à tout son être une expression tragique. Ses moustaches étaient longues, bien lustrées: maman prenait toujours soin de sa personne, même dans les moments les plus difficiles. Elle nous renifla et nous lécha consciencieusement. Puis elle enleva le liquide de l’accouchement et nous déposa l’un après l’autre dans un vieux carton à bananes préparé à cet effet. Nous ressemblions à des bonbons Montpensier multicolores et un peu collants, poussions de petits miaulements et nous exposions voluptueusement au soleil. Ô, mon carton ! Mon berceau capitonné de coton de peuplier, qui sentait les bananes Chiquita un peu pourries. Lieu de mes rêves d’enfant, de mes espoirs fervents, de mes peurs, et cætera, et cætera. Profitant de l’avantage de la vue, je pris les devants sur les autres chatons: je choisis ma mamelle préférée (la gauche de la deuxième rangée) et m’y collai immédiatement. Ma mère m’écarta doucement avec sa patte arrière, et me demanda:
— Est-ce bien vrai, tu me vois, mon fils? Tu me vois?
— Oui, maman ! Je ne mentirais pas, je te vois très bien. Je dirais même, parfaitement ! répondis-je, avant de me remettre à téter plus goulûment encore.
Ma douce mère devint pensive.
— Ça n’arrive jamais chez les chats. J’avalai encore un peu de lait, essuyai mes lèvres contre le duvet de ma mère, et répliquai:
— Oui, maman, tu as tout à fait raison ! Ça n’arrive jamais chez les chats ! Je crois que la nature a fait en sorte que cette exception toute particulière ne serve qu’à confirmer la règle commune à tous les chats !
— En es-tu sûr, mon fils?
— Non, maman, absolument pas. Repu, je me couchai sur le flanc et me mis à méditer. Il ne convenait point qu’un chat, même âgé de quelques heures à peine, n’eût pas de nom.
— Maman, quel est mon nom?
Elle réfléchit et dit que je m’appelais Saveli. Pourquoi m’a-t-elle appelé ainsi? Je l’ignore. Sans doute en l’honneur de Savvouchka 2, son fromage blanc préféré à trois pour cent de matière grasse, dont elle s’était nourrie tout au long de sa grossesse. Ce fromage blanc, la caissière Zina le déposait derrière le magasin ABK, et maman disait qu’il nous avait permis de ne pas mourir de faim. En témoignage de reconnaissance envers notre bienfaitrice, elle donna à l’une de mes sœurs le nom de Zina, et à l’autre celui d’ABK. Mon frère, lui, n’eut pas le temps de recevoir un nom, parce que… Bref, il n’eut même pas le temps de comprendre qu’il était né. Et sans doute que, de son point de vue (s’il en avait un), c’était pour le mieux. Parce que quand vous êtes encore si près d’une extrémité du néant, son autre extrémité n’est pas si effrayante. En effet, la peur n’étant que le pressentiment d’une perte, celui qui ne possède rien n’a par conséquent rien à craindre. Je pense que maman comprenait cela, et c’est pourquoi la mort de son fils n’a pas été une tragédie pour elle. Elle s’adressa à l’équipe funéraire des taupes, qui mirent mon frère en terre dans le jardin sous le grand peuplier. Brève est l’existence féline. Le destin nous caresse toujours à rebrousse-poil.
Ma vie commença dans le vieux quartier marchand de la Taganka, au fond de la ruelle Chelapoutine, sur la rive haute de la Iaouza. Notre boîte en carton était nichée devant le vieil hôtel particulier des Morozov. Oui, mon célèbre homonyme – Savva Morozov, négociant, homme de théâtre et suicidé – était issu de cette dynastie. À son entrée dans le nouveau millénaire, le bâtiment du XIXe siècle était considérablement délabré et déguenillé. Un filet d’échafaudage en loques pendait sur sa façade, ses fenêtres étaient noires de suie, conséquence de nombreux incendies. Un couple de corbeaux freux avait élu domicile dans le grenier. Deux cupidons potelés soutenaient avec soin, de chaque côté, la fenêtre ronde du fronton, et, quand les freux sortaient leur bec à l’extérieur, on croyait voir un médaillon de famille. Sur les bas-reliefs existants encore çà et là, une volée de nymphes s’ébattait en sautillant. Deux satyres débridés les poursuivaient sans jamais les rattraper. L’un des satyres était depuis longtemps sans tête et sans syrinx, et l’une des nymphes avait égaré un pied et un genou dans sa course. Le motif folâtre et badin de ce bas-relief contrastait quelque peu avec la fonction du bâtiment: du temps des Morozov, un hospice pour toutes les classes de la société, et, à l’époque soviétique, la maternité Clara-Zetkin. L’hôtel particulier était entouré d’une enceinte ventrue, en fonte ; des chênes tendaient leurs branches à travers les barreaux, comme des prisonniers affamés devant une écuelle de brouet.
L’hôtel particulier conservait de nombreuses histoires. Par exemple, les taupes racontaient que, dans les années 1980, le bâtiment abandonné recevait régulièrement la visite d’un jeune étudiant de l’école d’art Sourikov, un certain Belakvine (l’école était située tout près, ruelle Tovarichtch). L’étudiant posait ses ustensiles liés à son métier – trépied, chevalet, palette – et, pendant une demi-journée, transposait ses impressions des ruines pittoresques sur la toile. Il aurait été difficile de dire à quel point sa carrière de dessinateur avait été réussie, mais, à la fin des années 2000, déjà âgé, épaissi, pourvu d’une barbe hirsute, il avait décidé d’élire domicile dans les vestiges de la maternité. Quelque chose l’attirait là. Irrésistiblement. Quoi donc? Avec les années, j’ai compris: tôt ou tard, nous nous mettons à ressembler à ce que nous aimons.
Ainsi, le jeune artiste fasciné par le dépérissement avait décidé de changer sa propre vie en ruines. Les taupes ajoutaient qu’il avait trouvé son dernier repos quelque part en ces murs. Cela dit, personne n’avait vu sa dépouille mortelle, raison pour laquelle les taupes n’avaient pu l’enterrer.
Donc, la boîte à secrets était ouverte. Et c’était l’époque heureuse des premières collectes. Petits cailloux, herbes fines, allumettes, éclats de soleil et de notes, de rêves et de demi-sommeil, poussière, coton de peuplier, ombres et lumières. Tout cela était soigneusement rassemblé, amassé, sédimentait dans le fond limoneux de ma conscience pour me monnayer, me distinguer, me consolider. Mon trésor futile, ma richesse illusoire. Et que m’importait si, avec le temps, il ne resterait de mes espoirs que des feux à demi éteints sur les collines. Tout cela viendrait plus tard, plus tard.
Dans l’intervalle… Oui, dans l’intervalle le monde m’accueillait avec bienveillance, et, comme pour le confirmer, les laveuses de vitres saluaient ma présence en faisant de larges gestes avec leurs bras. Une phrase musicale nous parvenait du balcon de la fenêtre d’en face. Plus précisément, l’allegro du concerto L’Amoroso d’Antonio Vivaldi. L’occupant du quatrième étage, Denis Alexeïevitch, veuf et misanthrope, écoutait ce concerto du matin au soir. Il me semble qu’il n’avait pas une très haute opinion du monde dans lequel il avait fait son apparition soixante-quatre ans plus tôt. Oui, il ne donnait pas la moindre chance à notre Terre. Mais il aimait la musique. Il avait installé un vieux tourne-disque Vega-117 sur le balcon et orienté les haut-parleurs vers la rue. La musique retentissait dans tout le quartier ; Denis Alexeïevitch se disait avec raison qu’elle anoblissait au moins un peu les âmes irrécupérables des Chelapoutiniens. Elle fut, sans nul doute, l’hymne de ma prime enfance ! Mais que dis-je? Écoutez plutôt vous-mêmes. Un tout petit peu, le commencement.
Admirable, n’est-ce pas? Comme j’aimais cette musique ! J’ai construit ma vie selon les proportions de L’Amoroso. Pendant mes repas, j’appuyais l’une après l’autre mes pattes, droite puis gauche, contre la poitrine de maman sur un rythme allegro: le lait entrait dans mon gosier tantôt en un legato lent et traînant, tantôt en brèves portions staccato. À heures déterminées, je tournais sur moi-même en poursuivant ma queue au rythme du concerto. Je sautais au-dessus des fissures dans l’asphalte, essayant de retomber sur les temps forts ! Quand j’eus un peu grandi, j’appris à m’approcher tout seul de la fenêtre de Denis Alexeïevitch pour mieux entendre la musique, et j’avais l’impression que même les pigeons s’étaient posés sur les fils électriques dans l’ordre des notes de mon opus préféré.
Ma douce mère désapprouvait cette tendance à m’éloigner. Certes, les transports publics contournaient respectueusement notre ruelle, et les voitures y passaient rarement, mais leur apparition soudaine n’en était que plus dangereuse. Ma douce mère courait vers moi, m’attrapait par la peau du cou et me ramenait dans la boîte en carton. Pendant qu’elle me portait, je tanguais, suspendu en l’air: ciel bleu – sol herbeux, ciel bleu – sol herbeux. Une roulade, et j’atterrissais dans la boîte.
J’appris bientôt à transformer cette punition en jeu. Me retrouvant une fois de plus dans le carton, je fermai bien les battants du haut, fis de nombreuses ouvertures dans les parois et me mis à observer le monde extérieur. Les rayons du soleil transperçaient de quatre côtés mon refuge obscur. Je prenais un plaisir inexprimable à tout à la fois être et ne pas être. Un petit air frais à l’odeur de banane montait des coins. Je mettais mon museau sous les rayons chauds et j’éternuais. Par les trous, je voyais mes petites sœurs flâner paisiblement sur la pelouse ; des adolescents mettre le feu aux sillons formés par le coton blanc des peupliers le long des trottoirs. Le monde actif me réjouissait, m’apaisait, et promettait de m’accepter selon les conditions que je poserais moi-même. Je me disais: Cette joie de vivre n’est-elle pas une sorte d’avant-goût, une promesse de récompense ultérieure? Ou de châtiment ultérieur? Les deux, au fond, reviennent au même, quand ce qui est en jeu, c’est la question: Y aura-t-il quelque chose, y aura-t-il ce grand après 3*? Quant à savoir de quoi il sera fait, quelle importance?
— Savva ! Les chats sont des créatures faibles et sans défense, me disait ma mère. Nos griffes et nos crocs nous donnent un avantage seulement sur les créatures plus faibles que nous. Face aux véhicules mécanisés, nous ne sommes rien. Ne défie pas le destin. Tu n’as absolument pas neuf vies ! Ne compte pas combien tu en as déjà dépensé. Savva, sois audacieux, mais prudent et judicieux !
— Ma chère mère ! Je voudrais ajouter à cela que non seulement on n’a qu’une vie, mais que même, telle qu’elle est, elle s’amoindrit de jour en jour, comme l’eau baisse dans un baquet troué. Car nous ne commençons pas notre vie chaque jour. Nous continuons à résonner, obéissant au doigt qui appuie sur une touche de piano. Puis, lentement, le son que nous rendons s’éteint. Combien de temps durera mon point d’orgue? Combien de temps?
J’adressais cette question au vide, car ma douce mère s’était éloignée, et personne ne m’écoutait plus…
Ah, ces points de suspension ! Époque bénie, celle des écrivains du temps jadis, qui parsemaient de ces points les pages de leurs récits, tandis que le lecteur se demandait, perplexe, si c’était une erreur des imprimeurs, la censure, ou si l’auteur avait tout simplement oublié ce qu’il voulait dire. …………………………………………………………… ……………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… ……………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… ……………………………………………………………
Et la nuit venue, épuisé par mes activités physiques et mes exercices mentaux, me serrant dans mon berceau contre le ventre de ma mère, mordillant la queue de ma sœur, je me disais: Quel bonheur d’avoir une famille, même monoparentale !
(La question de la paternité, chez nous, comme dans la plupart des familles chat, n’était bien sûr jamais évoquée.) Avoir une maman et deux petites sœurs étourdies, mais adorables. Avoir un toit, même s’il fuit. Des murs, même s’ils sont en carton – des murs à nous ! Des murs qui sentent la banane Chiquita un peu pourrie. Une simple écuelle de fromage blanc. Une jatte d’eau fraîche. Combien ont eu moins de chance que nous ! Et alors, je pensais à ceux qui protégeaient nos vies fragiles. Ceux qui nous sustentaient s’occupaient de nous. Car, pareil à l’étoile morte depuis longtemps, mais dont la lumière nous parvient encore, l’hôtel particulier à l’abandon continuait de remplir ses fonctions de maternité/hospice. Ainsi, nous, qui étions nés justement ici, recevions les soins d’un effectif réduit mais dévoué de collaborateurs.
Par exemple, le balayeur Abdoulloh, citoyen de la République du Tadjikistan, natif du village de Partchassoï, où il avait à sa charge une famille de dix individus, dont huit étaient ses enfants, un était son épouse et un, sa grand-mère. La municipalité lui avait attribué le territoire de l’hôtel particulier. Chaque matin, Abdoulloh, rasé de près, commençait sa journée de travail en s’asseyant sur la marche à l’arrière de l’édifice, et jouait aux dés avec lui-même. Parfois, il balayait. À coups réguliers, il enlevait des sentiers le coton de peuplier, les feuilles, les coléoptères morts, ainsi que ces inflorescences que l’on nomme chatons, tombées des arbres, et de petits déchets d’origine inconnue. Tout cela s’élevait dans les airs et volait, volait.
Bientôt, Abdoulloh remarqua notre carton. Il jeta un œil à l’intérieur et dit: « Aïe, quels chatons petits et fort jolis ! » Puis il passa à ABK, en sortit avec une bouteille d’eau et un gros paquet de nourriture pour chat. Il répandit la gelée sur un journal. Je me mis immédiatement à manger, tout en m’informant de la situation politique du pays et des prix mondiaux des hydrocarbures. Puis je me couchai dans les buissons pour me reposer. Le balayeur gratta mon ventre du doigt, tandis que, grâce à ce que l’on appelle la vision périphérique, je captais la moindre ondulation du réséda, de l’aubépine, du cerisier aux fruits presque mûrs 4 , du noisetier.
Notre jardin était étonnamment large d’esprit, tolérant la flore la plus diverse: le fusain compagnonnait avec la reine-des-prés, la balsamine ne faisait aucun mal au rosier des chiens, et, croyez-le ou non, les amélanchiers partageaient paisiblement le sol avec le pied-de-chat. Les orties poussaient en un anneau touffu autour du jardin. Abdoulloh répartissait sans se presser les feuilles défraîchies en petits tas. Quand une ombre de barbe apparaissait sur ses joues, cela signifiait que sa journée de travail touchait à sa fin. Il rangeait ses dés dans un sac de velours et il s’éloignait, son balai jeté pittoresquement sur l’épaule. De sa main libre, il battait sur un tambour invisible la mesure d’une mélodie que lui seul entendait. Abdoulloh nous nourrissait scrupuleusement tous les matins à huit heures.
Mais il n’était pas le seul à aider notre famille dans la mesure de ses moyens. Vers midi, entendant un appel, nous abandonnions nos jeux. Nous nous rassemblions autour de maman et la suivions de l’autre côté de la rue, à l’angle du 45, bâtiment 2. Nous voyions arriver Mitia Pliasskine, ami des chats et colleur d’affiches publicitaires par la grâce de Dieu. Ses grands pieds se déplaçaient dans des baskets à trois bandes velcro. Sa tête prématurément dégarnie était coiffée d’une casquette en tissu avec une visière en plastique levée vers le haut ; son nez, invariablement chaussé de grosses lunettes démodées aux branches incurvées. Il portait un pantalon gris à pattes d’éléphant, un gilet en tricot sur une chemise toujours jaune.
Une sangle, passée à son épaule, se terminait par une vieille sacoche en cuir qui pendait à son flanc. Les mains de Mitia étaient toujours jointes sur sa poitrine, comme pour prier ; ses doigts se touchaient comme s’il réfléchissait à un plan machiavélique – la bouche entrouverte, ses yeux exprimant une légère surprise.
Mitia collait des annonces de location et de vente sur les poteaux et les murs. La façon dont il les collait mérite d’être racontée. D’abord, il mesurait longuement du regard la future zone de travail: il inclinait la tête d’un côté, puis de l’autre, faisait un cadre avec ses doigts. Puis il passait à la phase pratique. Il grattait consciencieusement la surface avec sa spatule, la nettoyant de tous les débris d’anciennes publicités, puis alors seulement y mettait la colle, en X et, avec précaution, s’aidant d’un rouleau, il collait la feuille. Pas la moindre bulle, le moindre pli. Et pour finir: avec ses ciseaux, en suivant scrupuleusement les lignes pointillées, il incisait le bas des annonces. Longtemps après, les annonces effrangées de numéros de téléphone continuaient à onduler au vent. Elles ondulaient jusqu’au moment où elles se transformaient en ces débris que Mitia nettoyait avec soin pour coller de nouvelles annonces. Mais, allez savoir pourquoi, les appartements de notre quartier n’avaient pas beaucoup de succès, et le travail de Mitia était, dans une certaine mesure, dénué de sens.
« Chatons ! Mes petits chatons ! », s’exclamait joyeusement Mitia, tapant ses poignets l’un contre l’autre. Il soulevait successivement tous les membres de la famille, y compris ma douce mère, nous embrassait par trois fois sur nos moustaches et nous caressait le front. Puis il pressait sa paume contre sa joue d’un air compatissant et disait: « Mais vous avez faim ! » Nous confirmions bruyamment l’assertion de Mitia. Alors, avec de grands gestes des bras, il se précipitait à l’ABK. La porte vitrée du magasin n’avait pas fini de se balancer qu’il ressortait déjà en courant, apportant un fromage blanc Savvouchka à trois pour cent de matière grasse et un paquet de gelée pour chat.
Et, bien sûr, je dois encore une fois mentionner la caissière Zina. Outre les vivres qu’elle assura à ma douce mère au temps de sa grossesse et dans les premiers mois, les plus ardus, de notre jeune vie, c’est elle qui nous avait procuré la boîte en carton des bananes Chiquita. À titre gracieux. Elle était allée dans la réserve, en avait rapporté la boîte vide. Et cela, en dépit de grandes difficultés dans le secteur immobilier à Moscou. Si vous saviez comme c’est difficile.
C’étaient donc eux, nos trois bienfaiteurs principaux !
Nos déjeuners (tout comme nos petits déjeuners, nos quatre-heures et nos dîners) se déroulaient dans le cercle familial restreint. À table, nous échangions nos impressions de la journée, discutions de nos projets pour le soir, pour le lendemain matin: où nous promener, où assister au coucher du soleil. Mais, quelle que fût notre décision les autres jours de la semaine, le dimanche, nous allions dans le quartier de l’écluse Syromiatnitcheski, où vivait la sœur de notre douce mère, notre tante Madeleine. La veille, je m’appliquais à me coucher de bonne heure, pour que le matin tant désiré arrivât plus vite. À peine maman m’avait-elle léché le front que je m’endormais immédiatement, plein d’une langueur mystérieuse et d’attente de la promenade du lendemain. J’aimais beaucoup la tante Madeleine. Et je dois avouer que, plus encore que ma tante, j’aimais le trajet que nous empruntions pour aller chez elle.
Tôt, alors que la brume recouvrait encore le sol derrière l’hôtel particulier, alors que le bruit sourd des cloches de Saint-Martin-le-Confesseur vibrait encore dans l’air, nous sortions déjà de la maison. Après avoir poursuivi notre queue en tournant d’un côté, puis de l’autre, nous avions abandonné nos exercices physiques pour prendre notre petit déjeuner. Puis nous nous étions assis silencieusement une minute, avant de nous mettre en route 5 .
En tête de détachement allait maman, d’un pas énergique, derrière elle clopinait ABK, encore tout ensommeillée, suivie de près par Zina, et je fermais la procession. La route jusqu’à l’écluse, avec des arrêts pour se reposer, prenait environ une heure. Le chemin le plus court passait par la pente juste derrière l’hôtel particulier, mais maman, estimant fort à propos que ses enfants pouvaient glisser sur les feuilles mortes et culbuter jusqu’à la chaussée, préférait faire un détour.
Nous arrivâmes devant le sous-sol qui abritait l’atelier de réparation Chez tonton Kolia. L’enseigne représentait une pomme dans laquelle on avait mordu, et une main qui recousait le morceau manquant sur la pomme. Au-dessus de la pomme, un ruban aux boucles artistiques se terminait aux deux extrémités par une pointe bifide. Sur le ruban, on lisait cette affirmation: Vous avez cassé, nous saurons réparer ! Malheureusement, l’atelier ne réparait pas grand-chose. À croire que les Chelapoutiniens étaient particulièrement soigneux, ou qu’ils préféraient se voir pour discuter – le fait est qu’ils n’apportaient presque jamais de téléphones en panne. L’atelier périclitait: à travers la grille en éventail, nous pouvions voir tonton Kolia faire des patiences à l’ordinateur du matin au soir. Un calendrier défraîchi représentant saint Nicolas le Thaumaturge pendait au mur. Quels miracles tonton Kolia 1 attendait-il de son saint homonyme? Sans doute que les gadgets des gens du quartier se cassassent aussi souvent que possible, que les écrans se fendissent, que les cordons s’usassent et que les accumulateurs s’épuisassent.
Sur la Nikoloïamskaïa, les paroissiens allaient au service divin dans les églises respectives de saint Alexis, de saint Serge de Radonège et de Martin le Confesseur. Les habitants du quartier se distinguaient par leur piété, raison pour laquelle, sur un petit territoire d’un kilomètre carré, on avait mis à leur disposition pas moins de trois églises pour leurs besoins spirituels.
Les premières décharges d’électricité couraient déjà dans les caténaires du trolleybus ; le crâne chauve du mendiant unijambiste Gocha brillait joyeusement au soleil, tandis qu’il clopinait sur ses béquilles vers le parvis de Saint-Serge-de-Radonège, peut-être pour prier Dieu de lui rendre sa jambe gauche, ou au moins de lui conserver la droite. Accompagnée de son neveu, Glafira Egorovna avançait dignement dans son fauteuil roulant, dirigée sans hâte vers le lieu de son sermon hebdomadaire. En dépit de la saison estivale, sa tête était emmitouflée dans un châle de laine tissée, et ses pieds étaient chaussés de bottes en feutre du modèle « adieu, jeunesse ». Les mains paisiblement croisées sur le ventre, la tête penchée, elle semblait dormir. En réalité, elle répétait mentalement les thèses du discours qu’elle était sur le point de tenir. Tous les dimanches matin, son neveu la conduisait devant Saint-Martin-le-Confesseur et la laissait à la jonction des rues Soljenitsyne et Stanislavski, juste en face de l’église. Là, Glafira Egorovna passait quelques heures à faire partager aux passants ses considérations sur la faiblesse d’âme et le manque de caractère d’Adam qui avait cédé aux caprices d’Ève ; analysait la situation de Jonas, qui avait dû passer trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine ; elle se languissait avec lui et se réjouissait de son sauvetage inespéré ; encourageait le repentir du fils prodigue, condamnait d’une voix forte la trahison de Pierre, et cætera, et cætera.
Pendant ce temps, nous avions dépassé la vieille tour des pompiers dont le sommet était couronné d’une multitude de ballons colorés. Il faut expliquer comment ils s’étaient retrouvés là. C’est que, en ces temps de récession mondiale, des banques, magasins ou salons de beauté apparaissaient soudainement dans le quartier, pour disparaître tout aussi vite. Par exemple, un magasin était remplacé par une nouvelle pharmacie. Il va sans dire que la cérémonie d’ouverture ne se concevait pas sans un lâcher de ballons. Sous les applaudissements et les sifflements des Chelapoutiniens, une grappe de ballons, mettons, blanche et bleue, s’élevait dans les airs. Mais le vent la rabattait immédiatement vers la tour des pompiers: les ballons s’accrochaient à son sommet, s’y emmêlaient, et y restaient. Quelques mois plus tard, un salon de tatouage ouvrait à la place de la pharmacie ruinée. Les ballons, rouges et noirs cette fois, rejoignaient le sommet de la tour. Puis des jaunes et verts, des violets, et cætera, tant et si bien que la tour des pompiers, de loin, ressemblait à la chevelure multicolore d’un clown. Oui, le temps, en ces lieux, était plutôt venteux, et la situation économique du pays, peu stable. Nous atteignîmes la maison des marchands Vichniakov. Depuis peu, on y avait ouvert un local d’aide aux sans-abri, qui se massaient désormais devant l’entrée, attendant la distribution de nourriture. Nous en profitions souvent. Si les chiens du quartier n’avaient pas eu le temps de tout dévorer, nous pouvions (comme cette fois-ci) joyeusement faire main basse sur un tendron de mouton ou des restes de brouet de carotte et de chou. Cette collation nous tenait lieu, pour ainsi dire, de deuxième petit déjeuner.
Sur la place Andronik, les voitures qui nous croisaient nous adressèrent des saluts respectueux, klaxonnant et s’arrêtant dans un hurlement de freins, leurs pneus dessinant d’élégantes ondulations. Ayant reçu de maman nos premières leçons d’étiquette, nous nous inclinâmes à notre tour et sourîmes avec courtoisie. Le tramway n° 20 nous enthousiasmait tout particulièrement. Notre douce mère était partie un peu en avant, et nous nous attardâmes sur les rails, conquis par le charme désuet de l’engin. Lent et brinquebalant, avec un trapèze absurde sur son toit, il arrosa la chaussée d’étincelles, puis s’immobilisa dans un grincement de ferraille, ses grilles-moustaches nous surplombant. Il reprenait lourdement son souffle. Il se laissa admirer, puis vrombit de toutes ses forces, faisant violemment hurler sa sonnerie. Nous poussâmes des cris perçants et courûmes vers maman. Et, bien sûr, fûmes accueillis par des réprimandes et des coups de patte.
L’hôtel particulier des Morozov avait depuis longtemps disparu de notre vue. La boîte à bananes désertée était derrière nous. Je ne m’étais encore jamais aventuré aussi loin de la maison. À droite s’élevait le monastère Saint-Andronik, en bas coulait la Iaouza, tandis qu’à gauche, émergeant de la brume matinale, l’ensemble discordant des gratte-ciel de Moscow City dominait la ville. En métal réfractaire et résistantes au feu, les tours en écailles de serpent étincelaient, s’enroulaient en spirale d’ADN ou montaient vers le ciel tels des tubes gigantesques. Elles avaient quelque chose de monstrueux. De monstrueux, d’angoissant et d’effrayant. Quelque chose qui suscitait l’effroi, mais dont on ne pouvait détourner le regard, comme devant un ouragan.
Un gentleman se tenait devant le parapet de la berge. Il était vêtu d’un imperméable, d’un chapeau, une canne pendait à son poignet. Il jetait des miettes de pain dans la rivière, et les canards, en se disputant bruyamment et en se poussant, les attrapaient. Le gentleman nourrissait les oiseaux en récitant des vers d’une voix nasillarde. Semble-t-il, « Et longtemps je resterai cher à mon peuple 7 … ». Un train de banlieue passa avec fracas sur le pont. On apercevait les silhouettes sombres de gens se rendant à leur datcha, de travailleurs immigrés, de policiers, de retraités et de simples habitants des villes-satellites, tourmentés par la gueule de bois et l’odeur insupportable des tourbières en feu. Les passagers avaient le regard fixé sur leur téléphone, jouaient aux serpents, à Tetris, au mini-poker, se souvenaient des quantités d’alcool ingurgitées la veille, souriaient en se répétant des blagues du show télévisé d’Ivan Ourgant, calculaient pour estimer si leurs maigres économies leur permettraient de partir en vacances avec leur famille à l’automne.
Coincé sur une banquette entre sa mère et sa grand-mère, Vitioucha Passetchnik regardait tristement par la fenêtre, rêvant à Ioulia, sa camarade de classe dont il était amoureux. Vitioucha allait plus tard jouer un rôle dans mon destin. Le train s’élança hors de Moscou, poursuivi par des aboiements de calibres variés. »
1. De manière générale, ce récit pèche aussi bien par de fréquents bonds en avant que par, à l’inverse, des retours en arrière intempestifs, larmoyants et nostalgiques, au détriment de l’intrigue et du bon sens. (N.d.A.) 2. Savva, Savvouchka sont les diminutifs de Saveli. 3. Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte 4. Oui, chez nous les cerisiers avaient quelques mois d’avance sur ceux des autres quartiers de Moscou. (N.d.A.) 5. Coutume russe consistant à s’asseoir avant un voyage. 6. Kolia est le diminutif de Nikolaï (Nicolas). 7. Célèbres vers de Pouchkine (« Je me suis érigé un monument »)
Extraits
« Bien que Mitia Pliasskine, Abdoulloh et la vendeuse Zina m’eussent souvent pris dans leurs bras, ce n’est qu’à ce moment, en sentant sur moi cette menotte d’enfant, que je ressentis, ou plutôt, pressentis, ce que pourrait être, dans mon avenir, l’étrange accord entre chat et homme. Quand on cesse de s’appartenir; quand on soumet sa volonté à cet être bizarre. Quand le besoin d’affection de l’homme rencontre l’instinct de survie du chat. Quand, finalement, le chat se résout à lui faire confiance, et que l’homme, comme je l’ai entendu dire, le pare de capacités mystiques, d’une aptitude à guérir, à voir les mauvais esprits dans la maison. Quand le maître tire plaisir des soins qu’il prodigue, donnant à boire et à manger au chat, et que le chat, infiniment reconnaissant, désireux de montrer son dévouement, s’applique de toutes ses forces à ne rien faire. » p. 38
« Quand je me réveillai, j’étais déjà à la maison, à Chelapoutine. On m’avait mis une drôle de collerette et j’avais affreusement mal aux testicules. Je passai deux jours dans un état second. Au troisième jour, je pus me promener dans l’appartement sans assistance. Au cinquième, on m’enleva le stupide jabot, et je compris ce qui s’était passé. J’avais l’impression d’avoir maigri de cinq kilos, même si, à la dernière pesée, mon poids n’était que de 3,4 kg. Il me semblait m’être déchargé d’un pesant fardeau, aussi lourd qu’une boule de démolition en fonte. Puis mon sentiment de soulagement fit place à la panique. Quoi, c’était fini? Jamais? Avec personne? Pas le moindre chaton ne serait conçu derrière les fagots? L’instinct paternel, qu’entre nous soit dit je n’avais jamais soupçonné en moi, poussa un dernier cri plaintif avant de disparaître. Ô mes testicules! Mes petits œufs de velours! Mes donateurs laineux! Mon capital inutilisé, hélas, était perdu à jamais. » p. 84
« Ma nouvelle maîtresse me donna à boire, à manger, et me nomma Kay. Elle louait un appartement dans un grand immeuble de la Bolchaïa Polianka et s’appelait Galia. La jeunesse s’éteignait lentement dans ses fenêtres avec des scintillements d’adieu. » p. 91
Grigori Sloujitel est né en 1983 à Moscou. Il est diplômé de l’École internationale de cinéma de Moscou et de la filière «mise en scène» de l’Académie russe des arts du théâtre (GITIS). Il travaille comme comédien au Studio d’art théâtral (STI) de Moscou, il a joué dans de nombreux films et pièces de théâtre. Il chante également au sein du groupe O’Casey. Les Jours de Saveli, paru en 2018, est son premier roman. En 2019, il a remporté les prix littéraires Iasnaïa Poliana dans la catégorie «Choix des lecteurs» et Bolchaïa Kniga. (Source: Éditions des Syrtes)
En deux mots
Paulina aimerait bien récupérer son prénom russe, Polina. Mais les autorités françaises s’y opposent. En suivant le parcours de l’immigrée, on découvre l’histoire de sa famille et cette double culture, russe et française, si difficile à faire cohabiter.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Le prénom
Si ce premier roman est signé Polina Panassenko, c’est que son autrice a réussi à faire changer son prénom. L’histoire de Paulina-Polina est un jeu de saute-culture entre la Russie et la France, à l’image des nombreux allers-retours effectués entre ces deux pays.
Le courrier a beau être rédigé en jargon administratif, il ne laisse aucun doute quant à la décision prise: l’administration refuse que Paulina retrouve son prénom d’origine, Polina, francisé lors de son arrivée sur le territoire français. Alors Paulina doit à nouveau se lancer dans le dédale administratif, les instances judiciaires et espérer qu’à la fois suivante, elle sera entendue.
Car l’histoire de Polina-Paulina mérite d’être entendue. Prenant sa plus belle plume, la jeune femme va tenter de la résumer à l’intention de la procureure :
« Je suis née à Moscou, en URSS. Mes parents m’ont appelée Polina. C’est le prénom de ma grand mère paternelle. Juive. Sa famille a fui les pogroms d’Ukraine et de Lituanie. Quand ma grand mère est née, ses parents l’ont appelée Pessah. Ça veut dire «le passage». C’est le jour de célébration de l’Exode. À la naissance de mon père, ma grand mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner une chance de vivre un peu plus libres dans un pays qui ne l’était pas. Sur l’acte de naissance de mon père, Pessah est devenue Polina. En 1993, mes parents ont émigré en France avec ma sœur et moi. Quand j’ai obtenu la nationalité française, mon père a fait franciser mon prénom. Lui aussi voulait protéger. Faire pour sa fille ce que sa mère avait fait pour lui. Ce que je veux moi, c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur. Faire en France ce que ma grand mère n’a pas pu faire en Union soviétique. Je n’ai pas d’enfants mais je désire en avoir un jour. Sur l’acte de naissance, en face de «nom de la mère» je veux écrire «Polina». C’est un héritage. Savoir que sa mère était libre de porter son prénom de naissance. C’est celui là que je veux transmettre, pas celui de la peur. Je veux croire qu’en France je suis libre de porter mon prénom de naissance. Je veux prendre ce risque là. Je m’appelle Polina. »
Pour le lecteur, Polina va détailler ce scénario, depuis ses jeunes années au lendemain de la chute du mur et de la fin de l’Union soviétique, au moment où elle vivait dans un appartement communautaire de Moscou. Bien que de taille modeste, il abritait les trois générations de la famille, ses grands-parents, ses parents, ainsi que sa sœur et elle. Dans ce moment de bascule, on a droit à quelques souvenirs marquants de la vie dans l’ex-URSS, comme cette visite à la vendeuse en bas de l’immeuble. «On doit lui dire ce qu’on veut en fonction de ce qu’il reste. Elle pèse tout sur une grande balance bleue avec une flèche qui oscille. Sur un plateau elle pose ce qu’on achète, sur l’autre elle met des cylindres, quand la flèche du cadran est au centre, elle s’arrête. Ensuite elle fait claquer les perles en bois sur les tiges du boulier et annonce un chiffre. Ma mère tend les papiers carrés qui donnent le droit d’acheter et ensuite les roubles. Sans les papiers carrés, les roubles ne servent à rien.»
Mais la grande affaire du moment, c’est le grand départ. Alors que les tanks occupent l’écran de TV, Polina prépare ses bagages pour rejoindre son père en France. Nous sommes en Octobre 1993. «On ne peut pas prendre tout ce qu’on veut, il faut choisir ce qu’on laisse et ce qu’on emporte. Ma mère passe en revue et sélectionne selon des critères qu’elle seule connaît. Moi je veux un chat en tissu jadis blanc devenu gris qui s’appelle Tobik. Lui et rien d’autre. Ma mère tranche. C’est non, il est trop gros. Si on a trop de bagages, on devra payer très cher.»
Arrive alors la partie la plus savoureuse, même si on imagine toute la difficulté, tous les efforts nécessaires à la jeune fille dans un monde si étranger. Polina est devenue Paulina et a rejoint Saint-Etienne. C’est dans le Forez qu’elle va apprendre le français, aidée notamment par la télévision et l’autre élève boudé par les autres, Philippe. Cette alliance du bègue et de la russe va faire des merveilles, tout comme le déchiffrage des publicités pour brioches ou encore les dialogues des Minikeums.
Polina Panassenko réussit à merveille à retracer ce parcours et à cacher derrière l’humour ses blessures d’enfance, sa peine à tenir l’injonction de s’intégrer et d’oublier le russe pour le français, la famille restée «là-bas» et les nouvelles relations qui se nouent «ici», dans ce pays qui ne veut pas lui rendre son passé.
Entre les rires et les larmes, Polina va écrire son premier roman dans une langue qu’elle maîtrise désormais au point d’en jouer. Et parvient à nous éblouir, à l’instar de Maria Larrea, l’autre primo-romancière de cette rentrée en quête de ses origines avec Les gens de Bilbao naissent où ils veulent.
Tenir sa langue
Polina Panassenko
Éditions de l’Olivier
Premier roman
186 p., 18 €
EAN 9782823619591
Paru le 19/08/2022
Où?
Le roman est situé principalement à Paris et en région parisienne, à Montreuil et Bobigny ainsi qu’à Saint-Etienne. On y évoque aussi beaucoup la Russie et Moscou et le village où se trouve une Datcha à la campagne.
Quand?
L’action se déroule de la fin des 1980 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Ce que je veux moi, c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur. »
Elle est née Polina, en France elle devient Pauline. Quelques lettres et tout change.
À son arrivée, enfant, à Saint-Étienne, au lendemain de la chute de l’URSS, elle se dédouble : Polina à la maison, Pauline à l’école. Vingt ans plus tard, elle vit à Montreuil. Elle a rendez-vous au tribunal de Bobigny pour tenter de récupérer son prénom.
Ce premier roman est construit autour d’une vie entre deux langues et deux pays. D’un côté, la Russie de l’enfance, celle de la datcha, de l’appartement communautaire où les générations se mélangent, celle des grands-parents inoubliables et de Tiotia Nina. De l’autre, la France, celle de la materneltchik, des mots qu’il faut conquérir et des Minikeums.
Drôle, tendre, frondeur, Tenir sa langue révèle une voix hors du commun.
Les premières pages du livre
« Mon audience a lieu au tribunal de Bobigny. Convocation à 9 heures. Je n’y suis jamais allée, je pars en avance. En descendant dans le métro, je tape Comment parler à un juge ? dans la barre de recherche de mon téléphone. Après trois stations, je me demande s’il va vraiment falloir commencer chaque phrase par votre honneur, monsieur le président ou madame la juge. Je me demande si au tribunal ils font comme certains parents. Si on leur répond juste oui, ils disent oui qui ? Tant que tu n’as pas dit oui madame la juge, ils t’ignorent.
Arrivée au tribunal, j’attends mon avocate devant la salle d’audience. Des petits groupes anxieux s’agglutinent de part et d’autre de la porte. Une femme se demande à voix haute pourquoi certains avocats ont de la fourrure au bout de la cravate et d’autres non. Elle a l’angoisse bavarde. J’aperçois mon avocate qui passe la porte tambour et presse le pas. À la sécurité elle ouvre son sac, sort une grosse boule de tissu noir qu’elle coince sous son bras. Quand elle me voit, elle dit Ah vous voilà. Pendant qu’elle enfile sa robe sur ses vêtements de ville, on annonce l’ordre des audiences. La mienne est classée quatrième sur seize.
On appelle Pauline Panassenko. Salle 2, il y a trois femmes assises sur l’estrade. Deux côte à côte, une un peu à l’écart. Je ne sais pas qui est qui. Procureure, magistrate, greffière, dit mon avocate puis elle commence : Ma cliente a demandé à reprendre son prénom de naissance à la place de son prénom francisé. Cela lui a été refusé. Elle a pourtant prouvé qu’elle utilisait son prénom de naissance dans le cadre familial, amical, administratif et professionnel, et ce depuis plusieurs années. Elle veut simplement que son prénom de naissance soit de nouveau sur ses papiers d’identité français. La demande a été rejetée car jugée « dénuée de fondement ». Il doit s’agir d’une erreur…
Elle plaide, mais elle plaide pour rien. La procureure l’écoute comme une mention légale. Mon avocate se trompe sur le postulat de base. Elle pense que la procureure a refusé ma demande à cause d’un flou administratif. Une case que j’aurais mal remplie, mal cochée, une inversion. Mais non. Pas du tout. Il n’y a pas de vice de forme. La procureure a refusé parce qu’elle ne voit pas pourquoi un enfant dont le prénom a été francisé peut vouloir reprendre son prénom de naissance une fois devenu adulte. Elle ne voit pas pourquoi on voudrait porter le prénom qu’on a reçu de ses parents plutôt que celui offert par la République. Elle ne voit pas de fondement à ce que, sur mes papiers d’identité, il soit de nouveau écrit Polina au lieu de Pauline. Elle dit Mais maître, votre cliente est française maintenant. Puis à moi : Si tous vos papiers sont à Polina, eh bien vous pouvez les changer.
Les mettre à Pauline. Vous le savez très bien, ça, madame, vous le savez très bien. Vous savez bien, madame, que si votre nom a été francisé, c’est pour faciliter votre intégration dans la société française. Bien sûr que je le sais. C’est écrit sur demarches.interieur. gouv. « Afin de faciliter votre intégration, vous pouvez demander la francisation de votre nom de famille et/ou de vos prénoms. » Il y a même des exemples : Ahmed devient Alain. Giovanni devient Charles. Antonia devient Adrienne. Kouassi devient Paul.
Je regarde la procureure et je me demande si mon intégration dans la société française peut être considérée comme réussie. Je regarde la procureure et je me demande ce que ça peut lui faire que mon prénom fasse bifurquer sa langue d’une voyelle.
Ça l’écorche ? Ça lui fait une saignée ? Ou alors elle a peur que je me glisse dans sa langue de procureure. Le prénom comme cheval de Troie. Et une fois à l’intérieur, shlick. Un jaune d’œuf qui coule. Poc. Une fusée dans l’œil. Elle a peur que je la féconde, ouais. Elle a peur que je lui mette ma langue dans la sienne et de ce que ça ferait. Elle a peur de ses propres enfants en fait. Franchement si on se léchait les langues, ça serait tellement mieux. Un bon baisodrome de langues ça détendrait tout le monde. Dans ma tête, il y a de la baise linguistique sur le banc de la salle d’audience du tribunal de Bobigny. La procureure dit J’ai une dernière question pour votre cliente, maître. Mon avocate s’écarte. Je m’avance. Pensez-vous que c’est dans votre intérêt d’avoir un prénom russe dans la société française ?
Je pense à mon père, à son calme, et à la génétique. J’ai la même tête que lui, la moustache en moins, mais je n’ai pas son calme. Le calme de mon père, je l’admire. Je l’admire et je ne le comprends pas. Ses copains français qui lui expliquent au dîner que la collectivisation c’est super. Qui l’appellent « camarade » en roulant le r et parlent d’unité de production. Je lui dis Mais ça te gêne pas ? T’as pas envie de leur dire « Ta gueule pour voir » ? Non, dit mon père, pas du tout, ce sont des gens bien. Je ne sais pas comment il fait, mon père. Ses potes et leur fantasme de kolkhoze, là, je ne sais pas comment il fait pour les supporter. Quand enfin les potes s’en vont, je lui demande Mais comment tu fais ? Il dit Tu es maximaliste, ma fille. Il faut être plus tolérante.
Il a raison, mon père, je ne suis pas tolérante. J’ai arrêté d’aller chez une copine qui a accroché sur son mur l’image Battre les Blancs avec le coin rouge de Lissitzky. Celle avec le triangle qui pénètre le rond blanc. J’ai arrêté d’aller chez elle d’abord puis j’ai fait le lien ensuite. Il faudrait que je lui dise, peut être. Il faudrait que je lui dise, à ma pote, que mon pays en sang accroché sur son mur, ça me gêne. Ça me gêne sa petite affiche de propagande dans le salon. Ma guerre civile en toile de fond pendant qu’on bouffe des apéricubes, ça me dérange. Il y a très longtemps, on avait déjà parlé de la révolution d’Octobre. C’était parti en vrille : Non mais attends t’as pas le monopole de la révolution d’Octobre c’est un événement mondial il est à tout le monde attends t’as un problème avec la révolution d’Octobre t’aimes pas Avrora ou quoi eh les gars elle aime pas Avrora non mais en fait t’es de droite vas y dis le que t’es de droite franchement t’aimes pas Lénine t’aimes pas Trotski t’as un problème avec le communisme c’est obligé là tu lis Le Figaro eh les gars elle lit Le Figaro ou alors t’es une Russe blanche t’es une Russe blanche et t’oses pas le dire ah mais c’est ça t’es une Romanov en fait eh c’est une Romanov vas y tu t’appelles Anastasia en fait t’es la fille du tsar et t’aimes pas la Révolution parce qu’on t’a pris tes bijoux eh on lui a pris ses bijoux alors elle est pas contente non mais il y a pas eu que des bonnes choses mais ça n’a rien à voir rien à voir faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain faut pas mélanger les torchons et les serviettes les mouches et les kotlets ça n’a rien à voir une poule c’est pas un oiseau Lénine c’est pas Staline c’est pas Trotski bonjour les amalgames bonjour.
La procureure répète sa question. Le problème avec la rage, chez moi, c’est que pour agir c’est bien mais pour parler c’est horrible. Il faut que ça redescende sinon je fais juste une sorte de vocalise. Un angry yodel. Je me concentre sur ma respiration. Au conservatoire de théâtre, j’avais un prof de yoga qui s’appelait Gaourang. Son vrai nom c’était Jean Luc mais il se faisait appeler Gaourang. Et Gaourang, en cours de yoga, il nous disait toujours : Sentez l’air frais qui rentre dans les narines et l’air chaud qui ressort. Je regarde la procureure, je pense à Gaourang mais je sens pas d’air frais. J’ouvre la bouche, je produis des sons. Je dis URSS, je dis juive, je dis cacher son nom. Je n’entends pas ce que je dis mais j’entends ma voix. Une octave plus grave qu’à la normale. Quand je me tais ça fait pas comme dans les films américains où il y a un court silence puis une per sonne au loin qui applaudit et toute l’assemblée qui se lève. Ça fait pas ça. Ça fait juste la procureure qui dit à la magistrate : C’est intéressant, on a bien fait de la convoquer en audience. Puis elle dit Mettez moi ça par écrit. En témoignage. Et joignez le au dossier, maître. Mon avocate lui propose de se prononcer tout de suite. Ne pas refaire un an de procédure, un autre renvoi, une autre audience. Non. Elle ne veut pas la procureure, elle veut son papier.
On sort. Mon avocate me regarde. Elle dit Ouh là, vous avez l’air blasée. Elle tempère. Essaie de. Elle dit On est d’accord, si vous vouliez changer Blanche pour Geneviève, ce dialogue n’aurait pas eu lieu, mais il faut voir le bon côté. Il y a une expression russe qui dit « Celui qui a servi à l’armée ne rit pas au cirque ». Je ne le vois pas le bon côté. Mon avocate dit Ne vous braquez pas. Si, je me braque. Ne vous braquez pas. Si, je dis. Bon. Envoyez-moi, dès que vous rentrez, votre témoignage pour la procureure. Formulaire Cerfa N ̊11527*03.
Je marche vers le métro, je me dis : surtout ne ressasse pas. Je m’assois dans la ligne 5. De Bobigny à Oberkampf, je ressasse. De Oberkampf à Croix de Chavaux, je ressasse encore plus. Est ce que c’est dans mon intérêt ? Est ce que c’est dans mon intérêt ? Pétasse. Avec ta face de vieux
hibou, là. Elle veut du Malraux au Panthéon ? Elle veut son appel du 18 juin ? Les Américains sur les chars qui entrent à Auschwitz. Bim ! Point Godwin ? Rien à foutre. Elle veut du Jean Moulin à Bobigny ? Je vais te les cuire moi tes carottes. Connasse. Bon, faut que je me calme.
Je rentre chez moi. J’imprime le formulaire Cerfa. Je témoigne. Madame la Procureure de la République, Je suis née à Moscou, en URSS. Mes parents m’ont appelée Polina. C’est le prénom de ma grand mère paternelle. Juive. Sa famille a fui les pogroms d’Ukraine et de Lituanie. Quand ma grand mère est née, ses parents l’ont appelée Pessah. Ça veut dire « le passage ». C’est le jour de célébration de l’Exode. À la naissance de mon père, ma grand mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner une chance de vivre un peu plus libres dans un pays qui ne l’était pas. Sur l’acte de naissance de mon père, Pessah est devenue Polina. En 1993, mes parents ont émigré en France avec ma sœur et moi. Quand j’ai obtenu la nationalité française, mon père a fait franciser mon prénom. Lui aussi voulait protéger. Faire pour sa fille ce que sa mère avait fait pour lui. Ce que je veux moi, c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur. Faire en France ce que ma grand mère n’a pas pu faire en Union soviétique. Je n’ai pas d’enfants mais je désire en avoir un jour. Sur l’acte de naissance, en face de « nom de la mère » je veux écrire « Polina ». C’est un héritage. Savoir que sa mère était libre de porter son prénom de naissance. C’est celui là que je veux transmettre, pas celui de la peur. Je veux croire qu’en France je suis libre de porter mon prénom de naissance. Je veux prendre ce risque là. Je m’appelle Polina. »
Extraits
« En bas de notre immeuble, à côté du mur de la chaufferie, il y a une fenêtre avec une vendeuse derrière. On doit lui dire ce qu’on veut en fonction de ce qu’il reste. Elle pèse tout sur une grande balance bleue avec une flèche qui oscille. Sur un plateau elle pose ce qu’on achète, sur l’autre elle met des cylindres, quand la flèche du cadran est au centre, elle s’arrête. Ensuite elle fait claquer les perles en bois sur les tiges du boulier et annonce un chiffre. Ma mère tend les papiers carrés qui donnent le droit d’acheter et ensuite les roubles. Sans les papiers carrés, les roubles ne servent à rien. » p. 39
Octobre 1993. À Moscou, ma mère fait les valises. Mon père nous attend à l’endroit qui s’appelle la France. On ne peut pas prendre tout ce qu’on veut, il faut choisir ce qu’on laisse et ce qu’on emporte. Ma mère passe en revue et sélectionne selon des critères qu’elle seule connaît. Moi je veux un chat en tissu jadis blanc devenu gris qui s’appelle Tobik. Lui et rien d’autre. Ma mère tranche. C’est non, il est trop gros. Si on a trop de bagages, on devra payer très cher. J’apporte Tobik dans la chambre avec balcon, là où sont les sacs. La TV est allumée en fond mais personne ne la regarde. Les grosses boîtes kaki à kaléidoscope sont réapparues. Maintenant, je sais que ce sont elles les «tanks». p. 46
Polina Panassenko est née à Moscou. Elle est auteure, traductrice et comédienne. Après des études à Sciences-Po Paris elle suit une formation en art dramatique à la Comédie de Saint-Étienne et à l’École-studio du Théâtre d’Art de Moscou (MKhAT).
En 2015, elle a publié Polina Grigorievna, une enquête parue aux éditions Objet Livre. Tenir sa langue est son premier roman. (Source: Éditions de L’Olivier)
En deux mots
Les abeilles grises sont celles de Sergueïtch, apiculteur qui a le malheur d’être installé dans cette zone de l’Ukraine revendiquée depuis huit ans par les séparatistes pro-russes. Comme son auteur, aujourd’hui parti sur les routes pour échapper à la guerre, il va embarquer ses ruches et chercher un endroit plus «vivable» et nous faire découvrir son pays.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
L’apiculteur prend la route en Ukraine
Pour comprendre un pays il faut se pencher sur sa littérature. Andreï Kourkov, aujourd’hui réfugié dans l’ouest de l’Ukraine, vous en apporte une preuve éclatante avec Les Abeilles grises. Avec une plume subtile et pleine d’humanité.
Comme il le reconnaît volontiers lui-même, Andreï Kourkov n’aurait jamais imaginé en écrivant Les Abeilles grises que la guerre viendrait mettre un éclairage très particulier sur son roman. Lui qui est né à Leningrad, mais qui a grandi en Ukraine où vivait sa grand-mère, a fui Kiyv au lendemain des premières frappes de l’armée de Poutine pour trouver un refuge – très provisoire – dans l’ouest du pays où il poursuit son travail de résistance, stylo à la main. Le président du PEN Club ukrainien écrit, raconte, interpelle, traduit sans relâche.
Ironie du sort, c’est aussi dans cette région que part Sergueïtch, le personnage principal de son roman paru le mois dernier en France. Il raconte comment cet apiculteur tente de survivre dans cette zone du Donbass déchirée entre les séparatistes prorusses et les Ukrainiens devenue rapidement une sorte de désert, car presque tous les habitants ont fui, de peur d’être victime d’une balle perdue ou même d’un tir intentionnel à leur encontre. «Un coup de canon retentit quelque part au loin. Puis un autre une trentaine de secondes plus tard, mais comme provenant d’un autre côté. Quoi, ils dorment pas, ces abrutis? Ou c’est-il qu’ils ont décidé de se réchauffer? bougonna Sergueïtch, mécontent.»
Tout au long du livre c’est un réel plaisir de suivre les efforts de cet homme finalement aidé par Pachka, son ennemi. Car ce qui réchauffe le cœur et montre en creux toute l’absurdité de cette guerre, c’est la profonde humanité qui se dégage de leurs échanges. «Il le regardait et songeait que s’ils n’étaient pas restés les deux seuls habitants du village, jamais il ne lui aurait adressé de nouveau la parole. Ils auraient vécu ainsi parallèlement, chacun dans sa rue et chacun sa vie. Et jamais jusqu’à leur mort ils n’auraient eu d’autre conversation. S’il n’y avait eu la guerre.»
Non seulement, ils se parlent, mais ils vont finir par surmonter leur ressentiment et se comprendre.
La langue d’Andreï Kourkov, tout à la fois ironique mais qui ne peut se départir de la mélancolie de l’âme slave donne au quotidien de ce branquignol force et profondeur. À le suivre durant son odyssée vers l’ouest puis vers la Crimée, on ouvre avec lui les yeux sur les raisons de cette guerre – le matraquage de la propagande, la réécriture de l’histoire – on souffre avec les millions de déplacés, on partage leur souffrance. Mais on se nourrit surtout de deux mots qui pourraient sembler incongrus au vu de la situation, mais qui résonnent déjà comme une première victoire : espoir et poésie!
Les Abeilles grises
Andreï Kourkov
Éditions Liana Levi
Roman
Traduit du russe par Paul Lequesne
400 p., 23,00 €
EAN 9791034905102
Paru le 3/02/2022
Où?
Le roman est situé en Ukraine, principalement dans la «zone grise» du Donbass avant de partir vers l’ouest du pays et en Crimée.
Quand?
L’action se déroule de 2014 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un petit village abandonné de la «zone grise», coincé entre armée ukrainienne et séparatistes prorusses, vivent deux laissés-pour-compte: Sergueïtch et Pachka. Désormais seuls habitants de ce no man’s land, ces ennemis d’enfance sont obligés de coopérer pour ne pas sombrer, et cela malgré des points de vue divergents vis-à-vis du conflit. Aux conditions de vie rudimentaires s’ajoute la monotonie des journées d’hiver, animées, pour Sergueïtch, de rêves visionnaires et de souvenirs.
Apiculteur dévoué, il croit au pouvoir bénéfique de ses abeilles qui autrefois attirait des clients venus de loin pour dormir sur ses ruches lors de séances d’«apitherapie». Le printemps venu, Sergueïtch décide de leur chercher un endroit plus calme. Ayant chargé ses six ruches sur la remorque de sa vieille Tchetviorka, le voilà qui part à l’aventure. Mais même au milieu des douces prairies fleuries de l’Ukraine de l’ouest et du silence des montagnes de Crimée, l’œil de Moscou reste grand ouvert…
Les premières pages du livre
1
Le froid força Sergueï Sergueïtch à se lever vers trois heures du matin. Le poêle-cheminée bricolé de ses mains d’après un croquis relevé dans la revue Datcha bien-aimée, avec porte vitrée et deux plaques de cuisson circulaires, ne dispensait plus aucune chaleur. Les seaux de fer-blanc, posés à côté, étaient vides. L’obscurité régnant, il avait plongé la main dans le plus proche, et ses doigts n’avaient rencontré que des miettes de charbon.
« D’accord ! » grogna-t-il d’une voix ensommeillée. Il enfila un pantalon, glissa ses pieds nus dans des pantoufles – de grosses bottes de feutre amputées de leur tige –, jeta une pelisse sur son dos et, empoignant les deux seaux, sortit de la maison.
Il s’arrêta derrière la grange, devant le tas de charbon. D’un coup d’œil, il repéra la pelle – il faisait bien plus clair dehors que dedans. Les morceaux de houille tombèrent en pluie, heurtant le fond des seaux dans un grand fracas. Mais quand une première couche fut formée, le tintamarre s’éteignit, et leur chute devint presque silencieuse.
Un coup de canon retentit quelque part au loin. Puis un autre une trentaine de secondes plus tard, mais comme provenant d’un autre côté.
« Quoi, ils dorment pas, ces abrutis ? Ou c’est-il qu’ils ont décidé de se réchauffer ? » bougonna Sergueïtch, mécontent.
Il regagna l’obscurité de la maison. Alluma une bougie. L’odeur agréable, chaude et miellée, lui frappa les narines. Il perçut le discret tic-tac, familier et apaisant du réveille-matin, posé sur l’étroit rebord de fenêtre en bois.
Un peu de chaleur subsistait à l’intérieur du poêle, néanmoins sans papier ni copeaux de bois, il n’aurait pas été possible d’enflammer le charbon encore glacé après son séjour dehors, dans le grand froid. Quand les longues langues bleuâtres des flammes dansèrent enfin derrière la vitre noircie de suie, le maître des lieux ressortit de la maison. Un roulement de lointaine canonnade, à peine audible de l’intérieur, s’entendait à l’est. Mais un autre bruit, plus proche, attira l’attention de Sergueïtch : à l’évidence, une voiture venait de passer dans la rue voisine. De passer et de s’arrêter. Il n’y avait que deux voies traversant le village : la rue Lénine et la rue Chevtchenko, à quoi s’ajoutait le passage Mitchourine. Lui-même vivait rue Lénine, dans une relative solitude. La voiture, par conséquent, avait emprunté la rue Chevtchenko. Il n’y avait là également qu’un seul habitant : Pachka Khmelenko, lui aussi précocement retraité, presque du même âge, ennemi d’enfance depuis la toute première classe de l’école du village. Son potager donnait sur Horlivka, autrement dit Pachka était d’une rue plus proche de Donetsk que Sergueïtch dont le potager regardait de l’autre côté, vers Sloviansk. En pente, il touchait à un champ qui descendait encore pour remonter ensuite en direction de Jdanivka. La ville elle-même n’était pas visible, elle semblait se cacher derrière la bosse. Mais l’armée ukrainienne, qui s’était enterrée dans cette bosse, à l’abri de casemates et de tranchées, se faisait entendre de temps à autre. Et quand on ne l’entendait pas, Sergueïtch savait malgré tout qu’elle était là, tapie, à gauche de la plantation d’arbres que longeait un chemin de terre fréquenté naguère par les tracteurs et les camions.
L’armée s’y trouvait depuis trois ans déjà. Tout comme la pègre locale renforcée de l’internationale militaire russe qui, dans ses propres abris, buvait thé et vodka, au-delà de la rue de Pachka, au-delà des jardins, au-delà des vestiges de la vieille abricoteraie plantée à l’époque soviétique, au-delà des champs que la guerre avait privés de paysans, comme la prairie qui s’étendait entre le potager de Sergueïtch et Jdanivka.
C’était calme à présent ici ! Depuis deux semaines déjà. Pour le moment, on ne se tirait plus les uns sur les autres ! Peut-être en avait-on assez ? Peut-être économisait-on obus et cartouches pour plus tard ? Ou peut-être tenait-on à ne pas déranger les deux derniers habitants de Mala Starogradivka, chacun plus accroché à sa maison-exploitation qu’un chien à son os favori. Les autres Malastarogradiviens avaient voulu partir dès le début des combats. Et ils étaient partis. Parce qu’ils craignaient pour leur vie plus que pour leurs biens et qu’entre deux peurs, ils avaient choisi la plus forte. La guerre n’avait pas fait naître chez Sergueïtch de peur pour sa vie. Elle avait fait naître chez lui une certaine incompréhension ainsi qu’une brusque indifférence à tout ce qui l’entourait. C’était comme s’il avait perdu tout sentiment, hormis un seul : celui de sa responsabilité. Et encore, ce sentiment-là, capable de susciter de l’inquiétude à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, il ne l’éprouvait qu’à l’égard de ses abeilles. Mais à présent c’était pour elles la période d’hivernage. Les cloisons dans les ruches étaient épaisses ; par-dessus, entre cadres et couvercle refermé : une feuille de feutre. À l’extérieur, sur chaque côté : des plaques de fer. Même si les ruches étaient remisées dans la grange, un obus perdu pouvait toujours tomber de n’importe où, les éclats alors fendraient le métal, mais peut-être n’auraient-ils plus la force ensuite de percer les parois de bois et de semer la mort parmi les abeilles ?
2
Pachka arriva chez Sergueïtch à midi. Le maître des lieux venait de verser dans le poêle un deuxième seau de charbon, et de poser la bouilloire dessus. Il pensait boire son thé en solitaire, mais il dut y renoncer.
Avant de faire entrer le visiteur importun, il couvrit d’un balai de paille la hache « de secours » adossée au mur. Si ça se trouve, Pachka avait pour se défendre un pistolet ou une kalachnikov. Comment savoir ? Il verrait la hache dans le couloir, et esquisserait le petit sourire agaçant qu’il affichait si bien lorsqu’il voulait montrer qu’il tenait son interlocuteur pour un imbécile. Or Sergueïtch n’avait pour se défendre qu’une hache. Rien d’autre. La nuit, il la rangeait sous son lit et son sommeil, pour cette raison, était tranquille et profond. Pas toujours, bien sûr.
Sergueï Sergueïtch ouvrit la porte à Pachka. Et émit un raclement de gorge peu amical à la suite de la montagne de griefs qu’en pensée il venait de déverser sur son voisin de la rue Chevtchenko, griefs qui semblaient ne jamais devoir connaître de prescription. En un instant, il s’était rappelé les vacheries commises par l’autre, ses coups par en dessous, ses cafardages auprès des profs, ses refus de laisser copier. Dites : après quarante ans, il aurait pu avoir déjà pardonné et oublié tout ça ! Eh bien, pardonner, ça oui ! Mais comment oublier, quand leur classe comptait sept greluches et seulement deux gamins : Pachka et lui ? Et qu’en conséquence Sergueïtch n’avait jamais eu d’ami à l’école, mais seulement un ennemi. Même si le mot « ennemi » avait quelque chose de trop sérieux et pesant. Au village on aurait dit qu’il était « chtit ». Le terme convenait mieux. Un « petit ennemi », en somme, dont personne n’avait peur.
« Eh, salut, Sergo ! », lui lança Pachka d’un air un peu tendu, en même temps qu’il entrait dans la maison. « On a eu de l’électricité cette nuit ! » annonça-t-il en jaugeant du regard le balai de paille, tenté de s’en servir pour faire tomber la neige de ses bottines.
Il empoigna le balai et, quand il vit la hache, une moue se dessina sur ses lèvres.
« Tu mens ! lui dit Sergueïtch avec calme. Si on avait eu de l’électricité, ça m’aurait réveillé ! Je laisse la lumière partout allumée pour ne pas rater les moments où il y en a !
– Tu dormais à poings fermés, faut croire ! Quand tu dors, même une bombe te réveillerait pas ! Et puis on en a eu qu’une demi-heure. Tiens, regarde… » Il montra son téléphone portable à son hôte. « J’ai quand même eu le temps de le recharger un peu ! Tu veux pas téléphoner à quelqu’un ?
– Je n’ai personne à appeler ! Tu prendras du thé ? demanda Sergueïtch sans un regard pour l’appareil.
– Du thé ? Mais d’où il sort ?
– D’où il sort ?! De chez les protestants !
– Non, sans blague ! s’exclama Pachka, surpris. Moi, il y a longtemps que je l’ai terminé ! »
Ils s’attablèrent. Pachka dos au poêle. Celui-ci, avec son tuyau de métal qui, telle une colonne, montait jusqu’au plafond diffusait une chaleur douce.
« Mais pourquoi est-il si clair ? » grommela le visiteur en regardant dans la tasse. Puis, tout de suite, d’une voix plus amène : « T’aurais rien à bouffer ? »
Les yeux de Sergueïtch se firent sévères.
« Je n’ai pas droit à l’aide humanitaire toutes les nuits !
– Moi non plus.
– Alors qu’est-ce qu’on t’apporte ?
– Mais rien ! »
Sergueïtch émit un grognement dubitatif. Trempa ses lèvres dans le thé.
« Eh quoi, cette nuit encore personne n’est venu ?
– Tu as vu quelqu’un ?
– Ouais, j’étais sorti chercher du charbon, il commençait à faire froid.
– Ah, mais ce sont les nôtres, de là-bas ! dit Pachka. Ils venaient en reconnaissance.
– Et qu’est-ce qu’ils cherchaient ?
– Ils vérifiaient s’il n’y avait pas des “Ukrs” dans le village !
– C’est bien vrai ? » Sergueïtch planta son regard dans les yeux fuyants de Pachka.
Celui-ci, collé au mur, rendit aussitôt les armes.
« Non, c’est pas vrai. C’étaient des gars, je sais pas qui. Ils ont dit qu’ils venaient de Horlivka. Ils proposaient une Audi pour trois cents dollars sans les papiers.
– Et alors, tu l’as achetée ? ricana Sergueïtch.
– Quoi, tu me prends pour un débile ? Si j’étais rentré pour aller chercher l’argent, ils m’auraient suivi et planté un couteau dans le dos ! Tu crois que je sais pas comment ça se passe ?
– Et pourquoi ils sont pas venus me voir, moi ?
– Je leur ai dit que j’étais seul dans le village. Et puis ça ne communique plus maintenant entre la Chevtchenko et la Lénine. Il y a un trou d’obus à côté de chez les Mitkov… faut un tank pour passer ! »
Sergueïtch restait silencieux. Mais il continuait de regarder Pachka, son visage chafouin qui aurait pu être celui d’un pickpocket vieillissant, bien des fois attrapé, tabassé, et par conséquent craintif. Pachka qui, à quarante-neuf ans, en paraissait dix de plus que Sergueïtch. À cause de son teint terreux peut-être, ou de ses joues usées, comme s’il s’était rasé toute sa vie avec une lame émoussée. Il le regardait et songeait que s’ils n’étaient pas restés les deux seuls habitants du village, jamais il ne lui aurait adressé de nouveau la parole. Ils auraient vécu ainsi parallèlement, chacun dans sa rue et chacun sa vie. Et jamais jusqu’à leur mort ils n’auraient eu d’autre conversation. S’il n’y avait eu la guerre.
« Il y a longtemps qu’on n’a pas eu d’échanges de tirs ici, soupira le visiteur. Alors que vers Hatna, tiens, avant, le canon ne tonnait que la nuit, maintenant on l’entend aussi dans la journée !… Et toi… » Pachka pencha soudain la tête très légèrement en avant. « Si les nôtres te réclament quelque chose, tu le feras ?
– Quels “nôtres” ? demanda Sergueïtch d’un ton contrarié.
– Eh bien les nôtres, ceux de Donetsk ! Pourquoi tu fais l’idiot ?
– Mes “nôtres” sont dans la grange, je n’en connais pas d’autres. Toi non plus tu ne fais pas trop partie des “nôtres” pour moi !
– T’arrêtes de faire ta mauvaise tête ? T’as pas assez dormi, ou quoi ? » Pachka grimaça de manière appuyée. « Ou bien tes abeilles ont congelé, et tu défoules ta rogne sur moi, c’est ça ?
– C’est toi que je vais congeler ! » À entendre la voix du maître de maison, ça n’était pas une menace en l’air. « Si tu dis quoi que ce soit contre mes abeilles…
– Mais non, je les respecte, tes abeilles ! Au contraire, je m’inquiète ! Je comprends pas comment elles passent l’hiver. Elles ont pas froid dans la grange ? Moi, je serais déjà mort gelé.
– Tant que la grange est intacte, ça va. » Sergueïtch s’était radouci. « Je veille. Chaque jour, je vérifie.
– Et comment elles dorment dans les ruches ? demanda Pachka. Comme les gens ?
– Ben oui, comme les gens ! Chacune dans son petit lit.
– Mais t’as pas de chauffage là-bas ! Ou bien t’en as installé un ?
– Elles n’en ont pas besoin. À l’intérieur, chez elles, il fait trente-sept. Elles se réchauffent elles-mêmes. »
La conversation, en abordant le thème des abeilles, avait pris un tour plus amical. Pachka comprit qu’il pouvait prendre congé sur cette note apaisée. Il leur serait même permis de se dire au revoir, pas comme la fois précédente où Sergueïtch l’avait expédié avec des insultes.
« Au fait, tu as réfléchi à ta retraite ? demanda-t-il au moment de partir.
– Et qu’est-ce qu’il y a à réfléchir ? » Sergueïtch haussa les épaules. « Quand la guerre sera finie, la factrice m’apportera trois années de pension d’un coup. Là, j’aurai la belle vie ! »
Pachka eut un léger sourire, il eut envie de titiller son hôte, mais ne pipa mot.
Il allait quitter les lieux, quand son regard croisa à nouveau celui de Sergueïtch.
« Écoute, pendant que j’ai encore de la batterie… » Il lui tendit son portable. « Tu pourrais peut-être appeler ta Vitalina ?
– Elle n’est pas à moi. Voilà déjà six ans qu’elle ne l’est plus. Non, je ne le ferai pas.
– Et ta fille ?
– Va-t’en ! Je te l’ai dit : je n’ai personne à appeler. »
3
« Qu’est-ce que ça peut être ? » se demandait à haute voix Sergueïtch.
Il se tenait au bout du potager, devant le champ qui s’en allait en pente, telle une large langue blanche, pour remonter ensuite tout aussi régulièrement vers Jdanivka. L’horizon enneigé dissimulait les retranchements de l’armée ukrainienne. Sergueïtch ne pouvait les distinguer d’où il était. C’était trop loin, et sa vue laissait à désirer. À droite la bande boisée protégeant du vent s’éloignait dans la même direction, en pente douce et ascendante, dense par endroits, par d’autres clairsemée. Certes, elle ne commençait à monter qu’à partir du pli de terrain : avant d’amorcer une courbe vers Jdanivka les arbres étaient plantés en droite ligne au creux de la prairie, le long d’une route de terre qui à présent dormait sous la neige, car depuis le début des opérations militaires personne ne l’avait empruntée. Avant le printemps 2014, elle permettait d’atteindre Svitle aussi bien que Kalynivka.
Habituellement, c’étaient ses jambes qui poussaient Sergueï Sergueïtch ici, au bout du potager, et non ses pensées. Il vaguait souvent dans la cour : il inspectait sa propriété. Il allait tantôt dans la grange visiter ses abeilles, tantôt dans la remise voir sa Tchetviorka1 verte, tantôt au tas de charbon qui diminuait chaque jour mais donnait malgré tout l’assurance d’avoir encore du chauffage demain et après-demain. Parfois ses jambes l’entraînaient dans le jardin, et il s’arrêtait alors près des pommiers et des abricotiers endormis par le froid. Mais parfois encore, bien que plus rarement, il se retrouvait tout au bout du potager, où l’immense croûte de neige craquait en se brisant sous le pied. Où ses bottines ne s’enfonçaient jamais profondément car le vent d’hiver balayait toujours la neige en bas, dans la plaine, vers le creux. Si bien qu’il n’en restait guère là-haut, chez lui.
Il aurait été l’heure de rentrer, bientôt midi, mais cette tache là-bas, dans la montée, du côté de Jdanivka et des retranchements ukrainiens, avait intrigué Sergueïtch et ne le laissait plus en paix. L’avant-veille, quand il s’était avancé au bout du potager, il n’y avait aucune tache sur la grande étendue blanche. Juste la neige, au sein de laquelle, à force d’attention, on finissait par percevoir un bruit blanc : c’était là un silence qui vous prenait par l’âme avec des mains glacées et ne vous lâchait plus avant longtemps. Le silence ici, bien sûr, était particulier. Les sons auxquels on était habitué au point de ne plus y prêter attention en faisaient aussi partie. Comme par exemple l’écho des tirs d’artillerie au loin. Tenez, d’ailleurs – Sergueïtch se força à tendre l’oreille – quelque part à droite, à une quinzaine de kilomètres, ça pilonnait, et là-bas à gauche également, aurait-on dit, à moins que ce ne fût l’écho.
« Mais c’est peut-être quelqu’un ? » se demanda Sergueïtch, à haute voix de nouveau, en cherchant à voir mieux.
Un instant l’air lui sembla devenu plus transparent.
« Bon, mais qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? songea-t-il. Si j’avais des jumelles, le mystère serait résolu ! Et je serais déjà à me réchauffer dans ma maison… Au fait, peut-être que Pachka en a, des jumelles ? »
Ses jambes cette fois-ci l’entraînèrent à la suite de ses pensées – chez Pachka. Il contourna le trou d’obus, devant la maison des Mitkov, en marchant sur le bord. Gagna la rue Chevtchenko et y suivit la trace de la voiture récemment passée, au sujet de laquelle Pachka pouvait avoir dit la vérité en fin de compte, mais pouvait aussi avoir menti – il n’était pas à ça près.
« Tu aurais des jumelles ? demanda-t-il, sans même saluer son ennemi d’enfance qui lui ouvrait la porte.
– Oui, j’en ai, mais c’est pour quoi faire ? » Pachka semblait lui aussi décidé à ne pas dire bonjour : à quoi bon prononcer des paroles superflues ?
« Là-bas de mon côté, il y a une forme étendue dans la plaine. Peut-être un cadavre.
– J’arrive ! » Les yeux de Pachka s’étaient allumés d’une flamme interrogatrice. « Attends-moi ! »
Sergueïtch, tout en marchant, regarda le ciel. Il lui sembla que le soir tombait déjà, alors que même les journées d’hiver les plus courtes ne se terminent pas à une heure et demie de l’après-midi. Puis il jeta un coup d’œil à la vieille paire de jumelles massive qui ballait au bout d’une courroie de cuir brune sur la poitrine de Pachka gonflée par sa pelisse en peau de mouton. Le devant du manteau, bien sûr, n’eût pas bombé autant si son propriétaire n’en avait replié les revers à l’intérieur. Le col, quant à lui, formait rempart autour de son maigre cou, le protégeant consciencieusement du vent glacé.
« Alors, c’est où ? » Pachka avait collé les jumelles à ses yeux dès qu’ils étaient parvenus au bout du potager.
« Là-bas, regarde, droit devant et puis un peu à droite, dans la montée, dit Sergueïtch en pointant le doigt.
– D’accord, d’accord, d’accord… Ça y est ! Je vois !
– Et qu’est-ce que c’est ?
– Le corps d’un soldat. Mais de quelle armée ? Et où sont donc ses sardines ? Non, on voit rien. Il est pas dans une bonne position.
– Laisse-moi regarder ! », dit Sergueïtch.
Pachka ôta les jumelles de son cou et les lui tendit.
« Tiens, l’apiculteur ! T’as peut-être l’œil plus acéré. »
Ce qui paraissait noir de loin, vu de plus près se révélait de couleur verte. Le cadavre était couché sur le flanc droit, la nuque tournée vers Mala Starogradivka, et par conséquent le visage vers les tranchées de l’armée ukrainienne.
« Quoi que tu vois ? demanda Pachka.
– Ce que je vois ? Un mort. Un soldat. Étendu. À quel côté il appartient, j’en sais foutre rien ! Ça peut être à l’un comme à l’autre.
– C’est clair. »
Pachka opina du chef, et le mouvement de sa tête, perdue à l’intérieur du haut col relevé de la pelisse, inspira un sourire à Sergueïtch.
« Qu’est-ce que t’as ? demanda Pachka, soupçonneux.
– Ben, t’es comme une cloche à l’envers, avec ton col. Ta tête est minuscule au milieu d’un tel luxe.
– Elle est comme elle est, grogna Pachka. Et puis c’est plus compliqué pour une balle de toucher une petite tête, alors qu’une grosse comme la tienne, à un kilomètre, on peut pas la rater. »
Ils retraversèrent ensemble la cour-jardin-potager jusqu’au portillon donnant sur la rue Lénine. En silence, sans se regarder. Là, Sergueïtch demanda à Pachka de lui laisser les jumelles pour deux ou trois jours. L’autre accepta. Puis s’en fut vers le passage Mitchourine, sans se retourner.
4
La nuit, Sergueïtch ne se leva pas à cause du froid qu’il éprouvait, mais à cause de celui qui lui vint en rêve. Plus exactement, il rêva qu’il était un soldat. Tué et abandonné dans la neige. Il régnait un froid terrible alentour. Son corps sans vie était déjà engourdi, mais d’un coup il se trouvait carrément pétrifié et commençait lui-même à être source de froid. Et Sergueïtch, dans son rêve, reposait à l’intérieur de ce corps de pierre. Il y reposait et ressentait, aussi bien à l’intérieur du rêve qu’à l’extérieur – dans son propre corps –, une terreur glacée. Il patienta, le temps que le cauchemar le relâche. Et dès qu’il le sentit faiblir, il se leva du lit. Il attendit que ses doigts cessent de trembler sous le froid instillé par le rêve. Fit tomber du seau quelques « noix » de charbon dans le foyer du poêle. S’assit à la table dans l’obscurité.
« Pourquoi m’empêches-tu de dormir ! » murmura-t-il.
Il resta ainsi pendant une demi-heure. Ses yeux s’étaient habitués aux ténèbres. L’air, dans la pièce, s’était stratifié en plusieurs couches horizontales. Il avait froid aux chevilles, mais chaud au cou et aux épaules.
Sergueïtch poussa un soupir, alluma une bougie jaune, s’approcha de l’armoire et en ouvrit le vantail gauche. Il approcha la bougie. À l’intérieur, entre plusieurs cintres vides pendait une robe de femme. Son ex-épouse Vitalina l’avait laissée là exprès. Comme une allusion transparente. Comme une des raisons de son départ.
Dans le demi-jour tremblotant ménagé par la flamme menue, le motif de la robe n’était guère lisible, mais Sergueïtch ne s’en souciait guère. Il le connaissait sur le bout des doigts, il en savait tout le simple argument : de grosses fourmis rouges courant sur l’étoffe bleue, les unes vers le haut, les autres vers le bas, en une multitude serrée, des milliers de fourmis sans doute ! Franchement, comment un styliste pouvait avoir eu une idée pareille ? Il n’aurait pas pu faire simple et joli comme tout le monde : une robe à pois ou avec des marguerites ou des violettes ?
Machinalement, Sergueïtch étouffa la flamme de la bougie entre le pouce et l’index. Il perçut l’odeur suave d’une mince fumée d’adieu. Puis retourna s’allonger dans son lit. Il faisait bon sous la couverture. Dans pareille chaleur les rêves aussi devaient être doux et non vous pénétrer de froide terreur !
Ses paupières lui parurent se fermer toutes seules, sans son concours. Et c’est une fois les yeux clos, comme il s’assoupissait, qu’il revit la robe aux fourmis. Pas dans l’armoire cependant, cette fois-ci, mais sur elle, sur Vitalina. Une robe longue, tombant au-dessous du genou. Vitalina marchait dans la rue Lénine, la brise agitait le bas du vêtement et les fourmis rouges semblaient courir sur le tissu. À dire vrai, Vitalina ne marchait pas, elle flottait. Tout comme la première fois qu’elle était sortie de la cour. Qu’elle s’en était échappée, peut-on dire, pour se présenter à la rue et au village, comme on présente un document important dont la seule vue force tous les passants à s’écarter. Elle n’avait pas encore déballé tous ses sacs et ses valises en ce premier jour après son déménagement de Vinnytsia, mais elle avait tout de suite extrait de ses affaires la robe aux fourmis, l’avait repassée, revêtue et s’en était allée à l’église sise au bout de la rue. Il avait tenté de l’arrêter, de la convaincre de mettre autre chose, mais allez donc ! Difficile de composer avec son caractère et son amour du « beau ». Impossible même.
Elle pensait alors que Sergueïtch se promènerait avec elle dans la rue, mais il l’avait seulement accompagnée jusqu’au portillon. Il avait eu honte d’aller plus loin avec sa femme habillée de fourmis rouges.
Aussi s’était-elle avancée seule, d’un pas audacieux, insolent même, attirant voisins et voisines à leurs fenêtres, à leurs portes, à leurs clôtures. Le village était bien vivant alors : dans chaque cour ou presque résonnaient des rires d’enfants.
Il était clair que les jours suivants tous ses habitants allaient lui casser du sucre sur le dos.
Mais ce n’était pas pour sa robe qu’il l’avait aimée et prise pour femme. Sans robe, elle était bien plus belle et n’appartenait qu’à lui. Dommage que ça n’eût pas duré aussi longtemps qu’il l’aurait voulu.
Bizarrement, le rêve qui s’était emparé de Sergueïtch lui montra cette première traversée du village par Vitalina de manière autre qu’en réalité. Dans le rêve, il marchait à côté d’elle. Et la tenait par la main. Et il saluait voisins et voisines, d’un hochement de tête, bien que leurs yeux fussent collés à la robe aux fourmis comme les mouches se collent l’été au papier adhésif pendu au-dessus de la table.
Dans le rêve toujours, ils arrivaient à l’église, mais ne franchissaient pas ses portes ouvertes, ils contournaient la maison du Seigneur pour aller fouler la terre du cimetière où les pierres tombales et les croix silencieuses vous ôtent l’envie de sourire ou de parler fort. Sergueïtch conduisait Vitalina à la tombe de ses parents décédés avant la cinquantaine, puis lui montrait celles d’autres membres de sa famille : la sœur de son père et son mari, un cousin et ses deux fils, morts dans un accident un jour de beuverie ; il n’oubliait pas non plus sa nièce bien qu’on l’eût reléguée tout au bout du cimetière, au-dessus du ravin – tout cela parce que son père s’était querellé avec le président du soviet rural et que celui-ci s’était vengé avec les moyens dont il disposait.
Quand on vit longtemps dans un endroit, on a toujours plus de famille en terre qu’en bonne santé à côté de soi.
À ce moment sa mémoire souffla au dormeur absorbé par son rêve qu’ils étaient bel et bien allés au cimetière deux ou trois jours après l’arrivée de la jeune épouse, celle-ci vêtue convenablement pour l’occasion : tout en noir. Et le noir lui allait très bien, avait alors pensé Sergueïtch.
Dehors soudain retentit une forte explosion. Sergueïtch sursauta, perdit le fil du rêve. Le cimetière s’effaça, Vitalina et sa robe aux fourmis se volatilisèrent, et lui-même disparut tout aussi bien. Comme au cinéma, quand pendant la projection le film venait à casser.
Sergueïtch n’ouvrit pas les yeux pour autant.
« Bon, ça a pété quelque part, songea-t-il. Pas tellement près, c’est juste du gros calibre. Si c’était dans le coin, ça m’aurait jeté à bas du lit. » Et si l’obus était tombé sur la maison, il serait resté dans ce rêve où il se sentait d’une certaine manière plus au chaud, plus à son aise que dans la vie. En outre, la robe aux fourmis ne l’agaçait plus, au contraire, elle lui plaisait plutôt.
5
« Il est couché carrément à leurs pieds ! » Pachka ne dissimulait pas sa perplexité et sa colère. « Ils pourraient l’avoir récupéré déjà. »
Du côté de l’église bombardée soufflait un vent froid et coupant. Pachka semblait rentrer la tête dans les épaules, essayant de s’abriter derrière le col relevé de sa pelisse de mouton. Son profil mécontent rappelait à Sergueïtch une image révolutionnaire tirée d’un manuel d’histoire soviétique.
De nouveau ils se tenaient campés au bout du potager. Depuis le matin, Pachka affichait une mine renfrognée. Renfrogné, il l’était déjà quand il avait ouvert la porte, une heure plus tôt, aux coups frappés par Sergueïtch. Il ne l’avait pas invité à entrer. Certes, il s’était préparé rapidement et n’avait pas refusé de l’accompagner.
« Peut-être qu’il t’empêche de dormir, avait-il bougonné en chemin, mais moi, j’en ai rien à faire de lui ! Il reste là, tant pis. Tôt ou tard ils l’enterreront, lui feront des funérailles.
– Mais c’est un être humain ! répétait Sergueïtch dans le vœu d’expliquer son point de vue, sans regarder où il mettait les pieds de sorte qu’il trébuchait souvent. Un être humain doit ou bien vivre ou bien reposer dans une tombe.
– Il y reposera, avait rétorqué Pachka. Un temps viendra où tout le monde y reposera.
– Mais on pourrait pas descendre, le traîner au moins jusqu’aux arbres pour qu’on le voie pas ?
– Moi, pas question ! Ils n’ont qu’à y aller, ceux qui l’ont envoyé là-bas ! »
À la fermeté de sa voix, l’apiculteur avait compris que la conversation était en réalité inutile. Pourtant il avait insisté.
Il insistait encore alors qu’ils étaient là, debout sur la neige piétinée, au bord de la vaste étendue en pente.
« Passe-moi les jumelles ! » dit Pachka.
Il s’en servit pour observer durant deux bonnes minutes, tandis que ses lèvres esquissaient une grimace. Comme Sergueïtch, il n’aimait pas ce qu’il voyait, mais les idées que lui inspirait le spectacle étaient visiblement tout autres que celles de l’apiculteur.
« S’il venait de chez eux, c’est que c’est un “ukrop1”, déclara-t-il, se prenant à raisonner à haute voix. S’il y allait, c’est un des nôtres ! Si on était sûr que c’est le cas, on pourrait le dire aux gars de Karousselino, et qu’ils se débrouillent pour le récupérer la nuit. Mais il est couché en travers. Impossible de savoir vers où il marchait ou rampait. Au fait, Sergo, t’as entendu ce qui est tombé cette nuit ?
– Oui, acquiesça Sergueïtch.
– On dirait qu’ils ont touché le cimetière.
– Mais qui ça ?
– Ce que j’en sais… Tu me filerais un peu de thé ? »
Sergueïtch se mordit la lèvre. C’était gênant de refuser, Pachka était venu tout de même jusqu’ici à son appel, alors qu’il n’en avait aucune envie.
« D’accord, allons-y ! »
La neige broyée par les semelles des lourdes bottines se mit à crisser sous les pieds des deux hommes avec un bruit sec, comme du sable gelé.
Sergueïtch marchait en tête. Il marchait et réfléchissait : « Dans quoi mettre le thé pour Pachka ? Dans une boîte d’allumettes ? Il s’offenserait. Dans un pot de mayonnaise, il en faudrait trop. »
Sur le seuil, tous deux tapèrent des pieds sur le béton pour décoller la neige de leurs semelles.
Sergueïtch versa le thé malgré tout dans un pot de mayonnaise, mais sans le remplir entièrement, aux deux tiers seulement.
« Je te laisse encore les jumelles ou bien tu en as vu assez ? demanda Pachka en s’efforçant d’avoir l’air reconnaissant.
– Oui, laisse-les-moi », répondit l’apiculteur.
Ils se quittèrent cette fois-ci sur une note amicale.
Resté seul, Sergueïtch se rendit à la grange visiter les abeilles en hivernage. Il s’assura que tout allait bien. Puis alla au garage jeter un coup d’œil à sa vieille Tchetviorka. Il se demanda un instant s’il n’allait pas mettre le moteur en marche pour vérifier, mais s’effraya à l’idée de déranger les abeilles qui étaient derrière la cloison de bois : grange et remise étaient sœurs jumelles et partageaient presque le même toit.
Dehors, le précoce crépuscule d’hiver tombait déjà. Sergueïtch avait fait provision de charbon pour la nuit. Il en versa un demi-seau dans le poêle. Referma la porte, posa une casserole d’eau sur le dessus. Il aurait aujourd’hui pour dîner de la kacha de sarrasin salée. Après quoi il bouquinerait à la lueur d’une bougie – il en avait beaucoup à présent. Plus que de livres. Tous ses livres étaient vieillots, des éditions soviétiques rangées dans le vaisselier, derrière la vitre, à gauche du service de table. Vieillots, mais faciles à lire, avec de gros caractères bien nets, et l’on comprenait tout car ils racontaient des histoires simples. Quant aux bougies, elles étaient dans l’angle. Deux caisses. Elles y étaient rangées en couches serrées, chacune séparée de l’autre par un papier ciré. Lequel était en lui-même un trésor. Avec lui on pouvait allumer un feu de camp même sous la pluie. Et même sous un vent d’ouragan. Une fois enflammé, rien ne pouvait l’éteindre. Quand l’obus était tombé sur l’église « de Lénine » – tout le monde l’appelait ainsi, parce qu’elle se dressait au bout de la rue du même nom –, l’édifice, en bois, avait brûlé. Sergueïtch s’y était rendu le lendemain matin, et dans l’appentis en pierre éventré par l’explosion, il avait découvert deux caisses remplies de cierges. Il les avait rapportées chez lui – d’abord l’une, puis l’autre. Ainsi le bien était-il retourné au bien, comme il est écrit dans la Bible. Durant combien d’années avait-il offert sa récolte de cire au prêtre de l’église ? Pour fabriquer des cierges justement. Il avait donné et donné, puis avait reçu ce présent du Seigneur. Pile au bon moment : l’électricité venait d’être coupée. Dans les temps difficiles, c’est aussi une sainte cause que d’éclairer la vie des hommes.
6
Après quelques jours tranquilles, sans vent, vint un soir plus sombre que d’habitude. Il ne vint pas tout seul, il fut porté par une agitation du ciel, invisible d’en bas dans l’ombre de l’hiver, où les nuées légères furent chassées par d’autres, pesantes celles-là, qui soudain déversèrent de gros flocons tout neufs et duveteux sur la terre couverte de vieille neige durcie par la sécheresse de l’air.
Sergueïtch, en bâillant, jeta dans le poêle une nouvelle provision de charbon à longue flamme puis éteignit le cierge jaune entre deux doigts. Il pensait avoir accompli tout ce qu’il fallait avant de dormir. Ne lui restait plus qu’à remonter la couverture jusqu’à ses oreilles et à sombrer dans le sommeil jusqu’au matin ou jusqu’au premier froid. Cependant le silence lui parut comme incomplet. Or, qu’on le veuille ou non, quand le silence n’est pas complet, on ressent le désir d’agir pour qu’il le soit enfin. Mais comment ? Sergueïtch était depuis longtemps accoutumé aux lointaines canonnades, lesquelles étaient devenues de ce fait une part importante du silence. Or voilà que la chute de neige – visiteuse autrement plus rare – les couvrait dehors de son bruissement.
Le silence, c’est vrai, est chose capricieuse, phénomène sonore personnel, chaque individu l’ajuste, l’adapte à sa mesure. Autrefois, le silence pour Sergueïtch était le même que pour les autres. Le bourdonnement d’un avion dans le ciel ou le chant d’un grillon s’introduisant la nuit par le vasistas en faisait facilement partie. Tous les bruits discrets, qui ne suscitent pas d’agacement ni ne font se retourner, deviennent au bout du compte des éléments du silence. Il en était ainsi autrefois du silence de la paix. Il en était devenu ainsi du silence de la guerre, où le fracas des armes avait évincé les bruits de la nature, mais à force de lassitude, était devenu coutumier, s’était comme glissé lui aussi sous les ailes du silence, avait cessé d’attirer l’attention sur lui.
Et Sergueïtch était à présent saisi d’une étrange inquiétude due à la neige dont la chute lui semblait trop bruyante. Étendu dans son lit, au lieu de s’endormir, il réfléchissait.
Il repensa au cadavre gisant dans la plaine. Mais cette fois-ci il fut tout de suite réconforté par l’idée qu’il ne le verrait plus désormais. Pareille neige en effet allait tout recouvrir, et tout recouvrir jusqu’au printemps, jusqu’au dégel. Et au printemps tout changerait, la nature se réveillerait, les oiseaux chanteraient plus fort que les canons ne pourraient tonner. Car les oiseaux chanteraient tout près, alors que les canons resteraient là-bas, dans le lointain. De temps à autre seulement, pour une raison mystérieuse, peut-être d’avoir trop bu ou trop peu dormi, les artilleurs expédieraient un ou deux obus sur le village, par accident. Une fois par mois, pas davantage. Et ces obus tomberaient là où il n’y avait déjà plus rien de vivant : sur le cimetière, dans la cour de l’église, sur le bâtiment depuis longtemps vide et sans fenêtre des anciens bureaux du kolkhoze.
Mais si la guerre devait se prolonger, il abandonnerait le village aux soins de Pachka et emmènerait ses abeilles – les six ruches – là où il n’y avait pas de guerre. Là où les champs n’étaient pas creusés de trous d’obus mais semés de fleurs sauvages ou de sarrasin, où l’on pouvait marcher aisément et sans peur dans la forêt, dans les prés et sur les chemins de traverse, un lieu habité où, même si les gens ne souriaient pas au premier venu, leur nombre et leur insouciance faisaient paraître la vie plus douce.
Penser à ses abeilles l’apaisa et en quelque sorte le rapprocha du sommeil. Il se rappela le jour, cher à sa mémoire et à son cœur, où il avait reçu pour la première fois la visite du maître du Donbass et de presque tout le pays, son ancien gouverneur, un homme compétent sous tous rapports, compétent et inspirant confiance, comme les vieux bouliers qui servaient au calcul. Il était arrivé en jeep avec deux gardes du corps. La vie alors était tout autre, paisible. Il s’en fallait de dix ans encore que n’éclatât la guerre, sinon plus. Les voisins avaient déboulé de chez eux, pour regarder avec jalousie et curiosité l’homme-montagne franchir le portillon et serrer la main de Sergueïtch dans son énorme pogne. L’un d’eux l’avait peut-être entendu demander alors : « Sergueï Sergueïtch, c’est donc toi ? C’est chez toi qu’on peut faire la sieste sur des abeilles ? Tu as inventé ce truc-là tout seul ? » « Non, ce n’est pas moi, je l’ai découvert dans une revue d’apiculture. Mais c’est moi qui ai fabriqué la couchette de mes mains ! » lui avait répondu fièrement l’apiculteur. « Eh bien, montre-nous ça ! » avait dit le visiteur de sa voix de basse, avec un sourire grave mais amical. Sergueïtch l’avait conduit au jardin où les six ruches étaient rangées par deux, dos à dos. Posés dessus : un panneau de bois et un mince matelas garni de paille.
« J’enlève mes chaussures ? » avait demandé le visiteur à son hôte. Celui-ci considéra les souliers de l’homme et resta médusé : à bout pointu, de forme très élégante, ils avaient des reflets nacrés, comme en ont parfois sous un soleil radieux les flaques d’eau éclaboussées d’essence, à cette différence que leur nacre avait plus de noblesse que des moirures de carburant. Elle brillait comme si l’air au-dessus eût changé de densité sous l’effet d’une forte chaleur, et perdu ainsi sa parfaite transparence, ajoutant à la couleur des chaussures et à leur forme une sorte de dimension supplémentaire, une vibration inattendue.
« Non, pourquoi les ôter ? répondit Sergueïtch en secouant la tête.
– Quoi, elles te plaisent ? dit le gouverneur avec un sourire, forçant par ces mots le propriétaire des lieux à détacher son regard de la paire de souliers.
– Oui, bien sûr ! Je n’en ai jamais vu encore d’aussi belles, avoua Sergueïtch.
– Tu chausses du combien ? s’enquit l’autre tout à trac.
– Du quarante-deux. »
Le visiteur opina du chef et approcha les fesses de la ruche du milieu : au-dessous se trouvait un escabeau de bois. Il grimpa dessus et s’installa soigneusement sur la fine paillasse. Il s’allongea sur le côté droit, étira ses jambes avec précaution, puis regarda Sergueïtch, à la manière d’un enfant, comme un écolier un instituteur sévère.
« C’est mieux sur le dos ou sur le ventre ? demanda-t-il.
– Ce serait mieux sur le dos. La surface de contact avec les ruches sera plus grande.
– Bon, tu peux y aller, je vais dormir un moment. On t’appellera ! » dit l’ex-gouverneur en jetant un coup d’œil à ses gardes du corps, postés un peu à l’écart de l’installation apicole. L’un d’eux hocha la tête, pour signifier qu’il avait entendu.
Sergueïtch rentra dans la maison. Il alluma le téléviseur : l’électricité fonctionnait à l’époque. Il tenta de se distraire, mais il était incapable de détacher ses pensées du visiteur important et de ses chaussures. Une crainte vint le tarauder : pourvu que les pieds des ruches ne cèdent pas sous le poids du géant couché dessus ! Il prit du thé, mais son inquiétude quant à l’éventuelle fragilité des abris à abeilles qu’il avait fabriqués lui-même ne se dissipait toujours pas. Quand il les avait construits, il ne se souciait que du confort de leurs pensionnaires, mais ignorait encore qu’il fût bénéfique et salutaire de dormir sur elles.
Cette fois-là le visiteur important lui laissa trois cents dollars et une bouteille de vodka en remerciement. À partir de ce jour, tous ceux qui n’aimaient guère Sergueïtch ou bien ne le remarquaient pas se mirent à le saluer comme si un archange l’eût effleuré de son aile !
Un an plus tard, aux premiers jours de l’automne également, le gouverneur revint le voir. Sergueïtch avait alors déjà bâti une tonnelle autour de la couchette. Si légère et pliable qu’on pouvait la monter comme la démonter en une heure. Il avait confectionné un matelas encore plus mince, pour que la paille n’étouffe pas la moindre vibration émise par les centaines de milliers d’abeilles.
Le visiteur paraissait fatigué. Il avait avec lui une dizaine de gardes du corps, et peut-être autant de voitures, garées le long de sa clôture, rue Lénine. Qui s’y trouvait, et pourquoi personne n’en sortait ? Sergueïtch ne le comprit pas. Le maître du Donbass passa cette seconde fois cinq ou six heures allongé sur les ruches. Au moment de repartir, non seulement il lui offrit mille dollars dans une enveloppe, mais il lui donna l’accolade, avec force, à la manière d’un ours. Comme s’il prenait à jamais congé d’un être cher.
« Bon, c’est terminé, avait conclu alors Sergueïtch. Pareille chance ne se reproduira plus. Il ne reviendra pas. »
Il avait plusieurs raisons de penser ainsi. L’une d’elles était tout à fait banale : dans toutes les bourgades un peu importantes on réclamait à présent de dormir sur des ruches. La concurrence devenait sévère. Or lui, Sergueïtch, ne se faisait aucune réclame. Certes, on savait au village qu’un ancien gouverneur était venu tout exprès, de Kiev même, pour faire un somme au-dessus de ses abeilles. On le savait et on le racontait aux amis, à la famille et aux gens d’autres villages qu’on connaissait. Si bien qu’avec une régularité que d’autres apiculteurs lui eussent enviée, des particuliers se présentaient à la porte de Sergueïtch pour dormir sur « les abeilles du gouverneur ». Sergueïtch n’augmentait pas ses prix, et offrait du thé au miel aux clients particulièrement aimables. Il parlait volontiers avec eux de la vie. Chez lui, il n’avait plus personne pour le faire : sa femme l’avait quitté en emmenant leur fille ; elles s’étaient sauvées toutes deux un jour qu’il s’était rendu au marché de gros de Horlivka. Elles l’avaient laissé le cœur en miettes. Mais il avait tenu bon. Il avait rassemblé toute sa volonté et n’avait pas permis aux larmes montées à ses yeux de rouler sur ses joues. Il avait continué à vivre. Une vie tranquille, à l’abri du besoin. Savourant l’été le bourdonnement des abeilles, et l’hiver le calme et le silence, la blancheur des champs couverts de neige et l’immobilité du ciel gris. Il aurait pu passer ainsi le reste de sa vie, mais le sort en avait décidé autrement. Quelque chose s’était brisé dans le pays, s’était brisé à Kiev, là où il y avait toujours un truc qui n’allait pas. S’était brisé, et de telle manière que de douloureuses fissures s’étaient propagées par tout le pays, comme dans du verre, et que de ces fissures du sang avait coulé. Une guerre avait éclaté, dont la cause pour Sergueïtch, depuis trois ans déjà, restait brumeuse.
Un premier obus était tombé sur l’église. Et dès le lendemain matin les habitants avaient commencé à quitter Mala Starogradivka. D’abord les pères avaient envoyé mères et enfants chez des parents, qui en Russie, qui à Odessa, qui à Mykolaïv. Puis les pères eux-mêmes étaient partis, allant grossir les rangs, les uns des « séparatistes », les autres des réfugiés. Les derniers à avoir été emmenés, c’étaient les vieux et les vieilles. Avec des cris, des pleurs, des malédictions. Il régnait un vacarme effrayant. et puis soudain un jour, tout était devenu si calme que Sergueïtch, en sortant dans la rue Lénine, avait presque été assourdi par le silence. Ce silence-là était lourd, comme un bloc de fonte. Sergueïtch avait alors eu peur d’être le seul de tout le village à être resté. Il avait remonté prudemment la rue, en jetant un coup d’œil par-dessus les clôtures. Après une nuit de salves de canon, le silence était si écrasant qu’il avait l’impression de trimballer un sac de charbon sur son dos. Mais les portes étaient déjà barrées de planches. Certaines fenêtres obturées de panneaux de contreplaqué. Il avait marché jusqu’à l’église, ce qui représentait près d’un kilomètre. Il était passé sur la Chevtchenko et était revenu par cette rue parallèle. Les jambes en coton. Soudain il avait entendu un bruit de toux et s’était réjoui. Il s’était approché de la palissade derrière laquelle on toussait, et là, il y avait Pachka. Assis tranquillement dans la cour sur un banc. Une bouteille de vodka dans la main gauche, une papirosse dans la droite.
« Qu’est-ce que tu fais ? » lui avait demandé Sergueïtch.
Depuis l’enfance, ils ne se saluaient pas.
« Moi ? À ton avis ? Je devrais peut-être abandonner tout ça ? Ma cave est profonde. Je m’y planquerai au besoin. »
Tel avait été le premier printemps de la guerre. On en était maintenant à son troisième hiver déjà. Ça faisait presque trois ans que Pachka et lui maintenaient la vie dans le village. On ne pouvait tout de même pas laisser le village sans vie. Si tout le monde partait, personne ne reviendrait ! Alors qu’ainsi, on était forcé de revenir. Quand c’en serait fini de la folie à Kiev, ou bien des bombes et des obus.
7
Deux nuits et deux jours avaient passé depuis la chute de neige. Sergueïtch ne sortait que pour aller quérir du charbon. La neige sous ses pieds crissait à présent d’autre manière. Il s’enfonçait mollement dans un tapis blanc tout neuf, qui n’était d’ailleurs guère profond. Mais une chose lui parut surprenante : il remarqua qu’en plusieurs endroits l’ancienne croûte durcie apparaissait à découvert. Bizarre qu’elle ne fût pas masquée par au moins cinquante centimètres de poudreuse. Mais il est vrai qu’il n’y avait pas eu de tempête. La neige était tombée simplement, libre et légère. Un vent rasant l’avait sans doute poussée plus loin, du côté de barrières naturelles où elle avait pu s’accumuler sous forme de congères. Mais le désir ne vint pas à Sergueïtch d’aller repérer celles-ci.
La bouilloire chantait sur le poêle. On n’éteint pas un poêle comme une gazinière, aussi la bouilloire dut-elle continuer à chauffer pour rien jusqu’à ce que son propriétaire l’en otât, saisissant la poignée brûlante en usant d’un vieux torchon de cuisine pour se protéger la main. Il versa l’eau dans une tasse en faïence marquée du logo de l’opérateur de téléphonie mobile MTS, et l’agrémenta d’une pincée de thé. Puis il souleva du plancher un bocal d’un litre de miel qu’il posa sur la table.
« Je pourrais inviter Pachka », songea-t-il en bâillant. Avant de se dire : « Bah, je suis bien comme ça ! Je ne vais pas aller le chercher à l’autre bout du village ! »
Le fait que « l’autre bout du village » se trouvât tout au plus à quatre cents mètres de sa maison ne changeait rien à l’affaire.
Il n’avait pas achevé sa première tasse qu’une explosion retentit non loin. Les vitres tremblèrent avec un tintement à fendre les tympans.
« Ah ! les cons ! » lâcha-t-il avec amertume. Il reposa vivement la tasse sur la table, éclaboussant celle-ci de thé, et courut à la fenêtre la plus proche. Il vérifia qu’elle n’était pas fissurée. Non, intacte.
Il inspecta les autres fenêtres, toutes étaient sauves. Il réfléchit : ne devrait-il pas aller voir où ça avait pété, et si une maison voisine n’avait pas été touchée ?
« Et puis on s’en fout ! L’important, c’est que c’est pas la mienne », conclut Sergueïtch au bout d’un instant, renonçant à l’idée. Et il retourna s’asseoir.
Si une seconde explosion avait succédé à la première, il en aurait été autrement. Il aurait alors filé à la cave, comme trois ans plus tôt, quand soudain, sans raison, bombes et obus s’étaient mis à pleuvoir sur Mala Starogradivka et ses environs.
Restaient encore deux heures avant que le soir s’annonce en ce mois de février. Et ça aussi, c’était surprenant. Le fait que l’obus fût tombé sur le village en plein jour ! À la nuit noire, on aurait compris : erreur de tir. Mais dans la journée… Ils étaient saouls ou quoi ? Ou bien ils s’ennuyaient dans le silence. Et puis qui étaient ces « ils » ? Ceux de Karousselino, ou bien ceux qui campaient entre leur village et Jdanivka ?
Sergueïtch dilua ses pensées amères dans du miel et s’en trouva un peu soulagé. Il versa le reste d’eau bouillante dans sa tasse. Sourit en regardant le logo « MTS »… Son portable gisait, tel un poids mort, dans le tiroir du vaisselier. Avec son chargeur. Quand le courant serait rétabli au village, il pourrait le recharger et vérifier s’il y avait du réseau. Mais si l’électricité revenait et qu’il y eût du réseau, une autre question se poserait : à qui téléphoner ? À Pachka ? S’il était besoin, il coûterait moins cher d’aller le voir à pied. D’ailleurs Sergueïtch ne connaissait pas son numéro. Quant à appeler son ex-épouse Vitalina… il faudrait qu’il choisisse bien ses mots à l’avance en vue de la conversation, mieux encore, qu’il les note par écrit, puis qu’il lise son papier avant qu’elle lui raccroche au nez ! Il pourrait l’appeler au moins pour s’enquérir des affaires de sa fille. Et si le dialogue s’établissait, poser également des questions sur la vie à Vinnytsia. Comment se faisait-il qu’il ne fût pas allé une seule fois rendre visite à ses beaux-parents ? Et qu’il ne fût d’ailleurs allé quasiment nulle part en quarante-neuf années d’existence. Nulle part excepté à Horlivka, Enakievo, Donetsk et trois ou quatre autres dizaines de villes et villages miniers où il était envoyé régulièrement en mission, avant sa mise à la retraite. Il avait occupé un poste important : inspecteur de la sécurité. Il avait visité certaines mines jusqu’à vingt fois, sinon plus. Il en avait tant respiré, de leur sécurité, qu’à quarante-deux ans il s’était retrouvé avec une pension d’invalidité. La silicose, c’est du sérieux. Et le fait qu’elle soit très répandue parmi ceux qui travaillent et ont travaillé sous la terre la rend un peu pareille à la grippe. Les gens toussent, bon, et après ?
Des coups de poing furent frappés à sa porte.
Sergueïtch sursauta, et tout de suite rit de sa frayeur : qui ça pouvait-il être ? ils n’étaient que deux au village.
Il ouvrit, et se trouva face à Pachka, pâle comme un mort, le visage ravagé de tristesse.
« Ce serait-il sa maison ? » pensa-t-il avec effroi.
« Chez les Krassiouk, la moitié de la baraque et la grange ont été emportées ! annonça l’ennemi d’enfance d’une voix tremblante.
– Hum… » fit Sergueïtch avec compassion, en invitant son visiteur à entrer.
Il l’installa à la table, lui servit du thé et lui donna une cuiller pour l’inciter à prendre du miel.
Sergueïtch comprenait la terreur éprouvée par Pachka : les Krassiouk vivaient à une maison de chez lui. Autrement dit, si l’explosion avait eu lieu là-bas, il n’avait plus de fenêtres, c’était certain.
« Sergo, je vais dormir chez toi cette nuit, d’accord ? dit Pachka en levant les yeux sur le maître de maison.
– Pas de problème. Mais qu’est-ce qui s’est passé là-bas, c’est tombé aussi sur ta maison ?
– Les vitres, soupira Pachka. Toutes ! J’ai eu du pot : un éclat m’a volé au ras du visage et est allé se ficher dans le buffet. J’étais en train de dîner, purée de patates au lard. »
Il se tut soudain et regarda prudemment son interlocuteur dans les yeux. Et Sergueïtch comprit la raison de cette pause : Pachka venait d’avouer malgré lui qu’il ne manquait pas de nourriture. Or tout récemment encore il se plaignait de n’avoir rien à manger ! Sergueïtch sourit en pensée, mais n’en montra rien. À l’heure présente, il plaignait malgré tout son ennemi d’enfance : une maison froide, par moins douze degrés dehors. Si la baraque restait vingt-quatre heures sans fenêtres, il faudrait trois jours pour la réchauffer.
« Bien, dit-il. Tu vas passer la nuit ici, mais il faut bien remettre des vitres à tes fenêtres, autrement tu devras carrément déménager chez moi !
– Mais où je vais les prendre ?
– Tu n’es pas bien malin, dit l’apiculteur sans méchanceté. Tu as la paresse de réfléchir. Quand un gars a le cœur qui flanche, ou bien on l’enterre ou bien on cherche d’urgence un donneur. Quoi, tu n’as jamais lu les journaux ?
– Pourquoi tu dis ça ? » Des notes de méfiance résonnaient dans la voix de Pachka. « Quel donneur ?
– Bon, moi, j’ai les outils. » Sergueïtch à présent raisonnait à haute voix. « Réfléchissons : quelle maison est encore intacte au village, mais n’a plus d’occupants ? »
Pachka se sentit tout content. Content d’avoir compris ce que méditait Sergueïtch.
« Klava Jivotkina ! Elle est morte avant la guerre ! » se rappela-t-il, mais sur-le-champ l’enthousiasme s’éteignit dans ses yeux. « Mais c’est une vieille chaumière qu’elle avait, les fenêtres sont minuscules. Il en faudrait des plus grandes… Peut-être que la maison d’Arzamian conviendrait.
– Mais lui, il est mort ? demanda Sergueïtch, sur la réserve.
– Bah, je sais pas, répondit Pachka, hésitant. Il est parti, ça c’est sûr. À Rostov, je crois. Il est pas russe, tu vois, mais il est pas ukrainien non plus. Il est arménien !
– Et alors ? Il vivait ici, donc il est des nôtres. Réfléchis encore. Sinon, s’il revenait, comment je pourrais le regarder dans les yeux ?
– Les Serov ! s’exclama Pachka, réjoui. C’est parfait ! Ils ont été tués par une bombe. Tous, avec leurs enfants.
– Oui. » Sergueïtch acquiesça de la tête, se rembrunit et poussa un profond soupir. Il se rappelait que les Serov avaient été les premiers à se ruer hors du village, sans même attendre la fin du bombardement. Et c’est alors qu’ils s’éloignaient, déjà dans la campagne, que la bombe s’était abattue sur eux. Elle était tombée pile sur leur Volga. Les décombres de la voiture étaient encore là-bas, sur la route de terre, non loin des dernières maisons.
« Bien. » Sergueïtch leva les yeux sur son hôte. « On termine le thé et on y va ! Je pense qu’on aura réglé ça avant ce soir. J’ai un excellent coupe-verre. »
1. Nom familier donné à la voiture break Lada 2104. (Toutes les notes sont du traducteur.) 2. Terme originellement méprisant pour désigner les Ukrainiens pro-européens. Possible contraction de « ukrainsky oppozitsioner », mais le mot signifie également en russe « aneth ». Depuis, le terme a été repris par les Ukrainiens eux-mêmes. Un parti nationaliste l’a même adopté pour nom, comme acronyme de Ukraïnskoïé obedinenie patriotov – Union des patriotes ukrainiens.
Andreï Kourkov est né en Russie en 1961 et vit à Kiev depuis de très nombreuses années. Très doué pour les langues (il en parle couramment six), il débute sa carrière littéraire pendant son service militaire alors qu’il est gardien de prison à Odessa. Son premier roman, Le Pingouin, remporte un succès international. Son œuvre est aujourd’hui traduite en 36 langues. Les Abeilles grises est son dixième roman publié en France. (Source: Éditions Liana Levi)
En deux mots
Julia, sans le sou, est contrainte de trouver refuge chez sa sœur à Saint-Pétersbourg. C’est là qu’elle va rencontrer le séduisant William Brandt, l’un des meilleurs partis du pays. Faisant fi des conventions, ils décident d’unir leurs destinées et d’oublier les troubles qui commencent à secouer la Russie.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Une famille dans la tourmente de 1917
En poursuivant l’exploration de son arbre généalogique Marina Dédéyan nous offre une formidable saga romanesque, mais éclaire aussi la révolution russe, avec son lot de drames. Le tout servi par une plume alerte et richement documentée.
Cette saga familiale commence à la fin du XIXe siècle avec Julia, l’arrière-grand-mère de la narratrice. Ce n’est pourtant pas elle qui est à l’initiative du livre, mais sa mère qui, à la faveur d’un été, a saisi sur un ordinateur le récit laissé par Baba. Grâce à la construction du livre, qui alterne la vie de Julia et la quête de l’auteure, explore les documents d’archives, les photos rassemblées et la généalogie aux branches multiples, on découvre toute la richesse de ce roman, encore rehaussée par le souci de rechercher entre la vérité de certains événements clé et la légende, prompte à travestir ou enjoliver le récit.
Mais revenons à Julia. Au début du livre, elle s’enfuit de l’usine où elle est employée pour éviter la main trop leste de son patron et regagne la maison familiale en banlieue de Riga. Arrivée chez ses parents elle se rend compte qu’elle ne peut demeurer là. Gabriel Berzins, son père, a en effet connu un grave revers de fortune, et est quasiment ruiné. Alors, pour échapper au mariage, même si elle est sans dot, elle choisit de rejoindre sa sœur Evguenia à Saint-Pétersbourg. «Gabriel devait faire confiance à Julia, à l’éducation qu’il lui avait donnée, à son caractère déterminé, aux qualités de son âme. Faire confiance à Julia, en priant Dieu avec ce qu’il lui restait de foi qu’il lui ouvrit un chemin de destinée plus favorable.»
À la même période, à Zurich, William Brandt mène grand train. Le jeune homme passe son temps dans les bras de ses différentes maîtresses lorsqu’il n’est pas à la chasse. Mais pour lui aussi l’heure du choix a sonné. Rester à Zurich, aller à Londres ou s’établir à Saint-Pétersbourg? C’est la capitale russe qu’il va choisir pour y installer et y faire fructifier la banque familiale, l’un des fleurons d’un empire commercial prospère dans toute l’Europe. Ce n’est toutefois pas sans un petit pincement au cœur qu’il quitte la Suisse et sa famille, à commencer par sa cousine Lou Salomé, dont il admire l’indépendance d’esprit et l’émancipation. Comme elle, qui passe de la fréquentation de Friedrich Nietzsche aux bras de Rainer Maria Rilke, il se dit que le mieux est de ne pas se marier. Sauf qu’à Moscou, il n’entend pas s’ennuyer et va s’inviter dans une soirée donnée par une mondaine qui fait office d’entremetteuse de luxe. Julia, prise dans un tourbillon où le luxe et les fanfreluches sont monnaie courante comprend alors que sa sœur n’est pas la modiste qu’elle prétendait être, même si elle ne comprend pas vraiment comment elle nage dans un tel confort.
Son destin va basculer le soir où William croise son regard. Le jeune homme est littéralement fasciné et n’aura de cesse d’essayer de la revoir. Evguéni, qui a compris son manège, met alors Julia en garde contre ces hommes qui passent d’une femme à l’autre, les laissant ensuite seules et déshonorées. Mais l’œil pétillant de sa sœur à l’évocation du banquier ne lui laisse guère de doute sur la suite. Au terme d’une cour assidue, William parviendra à mettre Julia dans son lit et même à entrevoir un mariage, même s’il contrevient à tous les usages.
Marina Dédéyan va alors déployer son talent de romancière pour accompagner le destin de Julia et de William dans un empire qui vacille de jour en jour. Les premières années du XXe siècle sont effervescentes, le monde entier semblant retenir son souffle alors que les artistes annoncent déjà les bouleversements à venir. Le tsar s’accroche à son pouvoir, ne sentant pas l’aspiration de plus en plus forte de son peuple à davantage de liberté, de démocratie. Pire, mal conseillé et influencé par des personnages sulfureux, il va accentuer la répression. En lançant le pays dans la Grande guerre, il fait le pari de ressouder la Russie derrière son souverain. De son quartier général, il ne verra pas la révolution qui embrase la capitale. Il ne verra pas non plus, depuis la maison voisine de la famille Brandt un certain Lénine haranguer la foule. L’Histoire est en marche avec son lot d’horreurs et de hasards, avec cette puissance qui écrase la raison et tue des centaines de milliers de personnes. Alors la seule issue consiste à fuir. Encore faut-il pouvoir bénéficier de circonstances favorables.
En explorant la branche de la famille Brandt de son arbre généalogique, Marina Dédéyan remplit d’émotions et de chair l’une des pages les plus mouvementées de l’Histoire. Elle nous rappelle le chaos et la confusion qui régnaient sur l’Europe toute entière au sortir de la Première Guerre mondiale et souligne aussi combien le formidable brassage de population qui en a résulté a redistribué les cartes de nombreuses familles.
Là où le crépuscule s’unit à l’aube
Marina Dédéyan
Éditions Robert Laffont
Roman
550 p., 22,50 €
EAN 9782221254301
Paru le 27/01/2022
Où?
Le roman est situé dans l’empire russe, à Riga, Arkhangelsk et Saint-Pétersbourg et dans le golfe de Finlande, mais aussi à Zurich, Londres, Hambourg, à Saint-Hélier sur l’île de Jersey, Paris ou encore Nice.
Quand?
L’action se déroule de la fin du XIXe siècle à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Une fresque russe familiale dans les pas de Lou Andreas-Salomé, Rilke, Nabokov, Fabergé et bien d’autres encore. Ils rentrèrent en traîneau à Saint-Pétersbourg, dans le paysage bleuté de l’hiver. Les sapins, les bouleaux et les trembles se détachaient sur fond blanc telles des gravures à la pointe sèche. Le froid et le silence figeaient le monde dans une immuabilité rassurante. Le crissement des patins, le halètement des chevaux, le claquement du fouet, chaque son prenait une intensité particulière dans la pureté de l’atmosphère. La neige effacerait vite les deux sillons laissés derrière eux, la vie comme un passage.
Dans cette fresque russe, Marina Dédéyan explore la mémoire familiale pour retracer l’histoire de ses arrière-grands-parents au tournant du XXe siècle, entre grandeur d’avant-guerre et tourmente révolutionnaire.
Les premières pages du livre
« Quand Maman m’a annoncé qu’elle saisissait à l’ordinateur les souvenirs de Baba, je n’y ai prêté qu’une attention distraite, occupée que j’étais cet été-là à avaler des couleuvres. J’ai oublié quelles contrariétés me minaient alors le moral. Mon chagrin, pourtant bien réel, n’avait peut-être d’autre raison que de me plonger dans cet entre-deux, cet état de perméabilité propice à la création. Le message est arrivé. « C’est fou ce que ta grand-mère faisait comme fautes d’orthographe ! J’en ai corrigé beaucoup, mais il y en a certainement encore. Tu regarderas. »
Je n’ai pas regardé tout de suite. J’ai passé mon enfance suspendue aux lèvres de Baba. Je croyais connaître par cœur ses histoires, où contes, anecdotes familiales et souvenirs traçaient des sentiers de traverse vers des ailleurs merveilleux. Qu’apprendrais-je de plus que je ne savais déjà ? Il n’y avait jamais eu de secrets ni de tabous chez nous. Les frasques, les drames des uns et des autres appartenaient à notre folklore, à notre roman intime et enchanteur.
Mes couleuvres me pesaient sur l’estomac, et je n’avais pas non plus le courage de réveiller l’absence de Baba. Elle me manque, même si je n’ai pas à chercher très loin pour voir sa grande écriture penchée, entendre sa voix et respirer son parfum. Je me retrouve petite fille dans le salon de la maison médiévale aux murs de traviole, lorsque nous assemblions en un interminable patchwork des chutes de tissu faufilées sur des hexagones découpés dans des cartons à gâteaux – prétexte à de fréquents achats à la pâtisserie d’en face –, puis, des années plus tard, les derniers mois dans son minuscule studio, où le mince tuyau transparent de sa bonbonne d’oxygène la retenait captive. Jamais elle n’a cessé de raconter. Le soir où elle s’est tue, j’ai trié ses affaires et j’ai dormi là, dans son lit, pour garder son odeur, pour la retenir encore un peu auprès de moi.
Non, je ne voulais pas réveiller Baba, j’avais déjà trop à faire avec mes soucis du moment. Mais je devais à tout prix trouver un refuge pour ne pas me noyer, faire quelque chose afin de retenir les dernières lumières de l’été et les roses de mon jardin sauvage qui s’en allaient pétale après pétale. Je ne me rendrais pas sans combattre. À dix microlitres de larmes près, autant braver mes émotions.
Un après-midi, je me suis assise sur les marches du perron, à l’abri du noisetier. Les noisettes me rappellent de jolis souvenirs d’enfance, quand nous courions au fond du parc les mains pleines de notre cueillette pour les casser entre deux pierres. Coquille vide, déception. Graine en miettes, acceptation. Graine intacte, victoire et, double graine, récompense suprême ! Bonjour Philippine ! À nos pieds s’amoncelaient les bonnets dentelés tant prisés des elfes, que les botanistes nomment vilainement « involucres ». Ils ignorent sans doute que les fruits du noisetier sont ceux de la sagesse et que l’on fait de son bois les meilleures baguettes magiques.
L’ordinateur sur les genoux, j’ai ouvert la pièce jointe et j’ai lu, et j’ai pleuré. Au beau milieu de mon désarroi, quelque chose chatouilla alors mon flair… L’écran me donnait la distance, me poussait à regarder entre les lignes, à détecter les oublis, les incohérences, les omissions. Je tenais là une histoire extraordinaire, au bord de ma mémoire, au bout d’un clic. L’instinct de la romancière soulevait des centaines de « pourquoi ? ». Et pourquoi surtout ces souvenirs arrivaient-ils maintenant, neuf ans après que Baba s’en était allée avec ses grands châles, silhouette mince aux longues jambes, chaussures plates pour compenser sa haute taille, toujours élégante, même aux derniers jours de sa vie ? Ma Baba aux yeux si bleus. Pourquoi au même moment reparaissaient des cousins éloignés par de vieilles brouilles qui ne nous concernaient pas, et avec eux toutes ces photos des temps anciens que nous n’avions jamais vues ? Les signes indiquant la voie clignotaient et répondaient à mes balises de détresse.
La colère, la révolte l’emportèrent sur le reste, j’allais tordre le cou aux couleuvres. La louve s’anima en moi. La vie me revenait dans ce foisonnement, cette violence que je ne sais canaliser qu’en écrivant.
Je me suis demandé encore quelle urgence me poussait ainsi sur les traces familiales. Je ne suis pas assez vieille pour penser à un quelconque héritage et plus assez jeune pour avoir besoin de comprendre afin de me construire. Je sais d’où je viens et qui sont les miens. Peut-être le jalon de la mi-parcours, le sentiment aigu de ce qui s’efface et ne reviendra pas.
Ramasser les morceaux, mettre bout à bout les souvenirs de ceux qui sont là, les bribes d’anecdotes, raviver la mémoire, fouiller dans les livres, pister les traces, rapiécer les trous… Je devais trouver des réponses aux questions que nous n’avions pas songé à poser, transmettre à mon tour, à ma façon, en m’en remettant à l’intuition, en ouvrant en grand les portes de l’imaginaire afin d’explorer les méandres de cette histoire née entre les brumes anglaises, les soleils de l’Italie, l’opulence des grandes cités du Nord et les nuits transparentes des rives de la Baltique… Un roman, un voyage au pays des miens disparus, dont je ne connais pas toutes les péripéties ni les conséquences, car le récit échappe toujours à son conteur et la fiction révèle bien des vérités. Je ne sais pas ce qui m’attend, ce que j’attends.
Un roman, une quête, un défi…
Partie I
Le rêve de l’Ours
Livre 1
Le jour se découpait en carrés grisâtres aux meneaux des fenêtres. À cette morne perspective répondaient à l’intérieur l’alignement de tables et de bancs lustrés par l’usure, les murs chaulés en des saisons anciennes et quadrillés d’étagères semblables à celles des imprimeurs. Une quarantaine de jeunes filles en tablier de lin penchaient la tête sur leur ouvrage à la lumière si crue des lampes qu’elle réduisait leurs visages à des grimaces appliquées.
Dans cette résignation des demi-teintes qui précède la nuit, les couleurs jaillissaient entre leurs doigts agiles, le bouton d’or, le mimosa, le coquelicot, le garance, le bleuet, le lavande, le pervenche, le pin, le tilleul, le lichen ou encore le lilas, le glycine ou le fuchsia, en profusion de pétales de soie, fils à broder et perles de verre. Les ouvrières silencieuses découpaient, piquaient, cousaient, assemblaient, ici une fleur de gardénia ou un camélia, là une rose, une pensée, une pivoine, des brins de muguet…
À l’extrémité de chaque table se formaient des bouquets inodores de ces fleurs artificielles qui orneraient les chapeaux ou les robes des élégantes de Riga, de Saint-Pétersbourg. Et même de Berlin, Londres ou Paris, affirmait M. Vitols, le directeur de la fabrique, quand les affaires tournaient pour le mieux. En vérité, aucune de ses employées n’avait jamais vu ces belles dames d’assez près pour admirer sur leurs toilettes le fruit de leur travail. Seuls les couturières ou les chapeliers franchissaient les portes de l’atelier. Ils n’accordaient jamais un regard aux jeunes filles, réservant leurs prunelles à une observation suspicieuse pour pointer la tige mal arrimée, le pistil absent ou le pétale effiloché, en vue de négocier un rabais. Sans détourner les yeux de leur besogne, les ouvrières ouvraient cependant grand leurs oreilles à ces interminables palabres. Leur modeste salaire en dépendait et, plus immédiatement, l’humeur de l’aigre Mme Brombeere, la chef d’atelier.
Depuis bientôt trois ans qu’elle travaillait là, Julia n’était plus dupe ni des critiques outrancières des clients ni des obséquiosités de Mme Brombeere, âpre jeu de commerce. Elle avait appris à confectionner des camélias si parfaits qu’un papillon s’y serait trompé. Ils se vendaient toujours un bon prix. Son habileté lui valait parfois un compliment parcimonieux, rarement quelques kopecks de plus. Au moins lui épargnait-elle d’acerbes réprimandes, des heures supplémentaires. Mais elle tressaillit, comme ses camarades, lorsque M. Vitols en personne apparut dans l’encadrement de la porte, lui qui se manifestait uniquement pour des tours d’inspection ou afin de préparer la visite d’un client important.
Le visage rougi par le vent du dehors, ce vent glacé annonciateur des premières neiges de l’hiver balte, le directeur se tenait figé avec le sourire d’un acteur prêt à entrer en scène. Mme Brombeere se précipita à sa rencontre, cassa sa silhouette maigre en une révérence servile.
— Bonjour monsieur Vitols !
— Bonjour monsieur Vitols ! renchérirent en chœur quarante voix juvéniles.
Il fit un pas en avant et répondit d’un ton exagérément enjoué :
— Bonjour, mes charmantes fleurs !
Ainsi appelait-on à Riga les employées de la fabrique, recrutées jeunes, car il fallait avoir de bons yeux et les doigts fins pour ce labeur de précision, et réputées jolies. Aux lampes de l’atelier, elles ne gâtaient pas leur teint pâle de filles du Nord, et leurs mains demeuraient douces, contrairement à celles des paysannes. On les enviait, non pour leur salaire modique, mais pour la renommée qui leur permettait d’espérer un parti au-dessus de leur condition, un commerçant, un fermier aisé ou encore quelque petit tchinovnik, un de ces fonctionnaires qui pullulaient dans l’Empire russe.
Ainsi Julia était-elle devenue trois ans auparavant l’une des « fleurs de M. Vitols ». « Ma fille, quand la fortune manque, le travail reste la meilleure des dots », lui avait assené son père, sans que sa mère y trouvât à redire. Julia avait compris la douleur et les remords contenus dans ces propos, ceux d’un homme déchu de son rang, de son milieu, qui ne pouvait offrir à sa cadette l’avenir auquel il aspirait pour elle. Ses principes demeuraient sa seule richesse, sa dignité, et Julia sa plus grande fierté. Celle-ci s’efforçait à chaque instant de se montrer à la hauteur de l’amour paternel. Les fleurs fabriquées de ses mains devaient toutes être parfaites.
Elle ne releva donc pas la tête quand M. Vitols commença à arpenter l’atelier, les mains croisées dans le dos, adoptant la démarche d’un coq dans son poulailler. Certaines des ouvrières en profitaient pour s’accorder une petite pause, le nez en l’air, d’autres, intimidées, s’empourpraient, tandis que des effrontées adressaient des sourires en coin à leur patron. Loin de s’en formaliser, ce dernier ne se privait pas d’échanger quelques mots avec les plus aguicheuses. Dans son dos, Mme Brombeere rembobinait à la hâte du fil, repliait un coupon de tissu, essuyait un coin de table ou escamotait une fleur moins réussie, sans cesser d’adresser des regards chargés d’orage aux jeunes filles qui se laissaient distraire. Elle dirigeait l’atelier d’une façon qui tenait à la fois de la mère supérieure d’un couvent, bien qu’elle fût protestante, et du garde-chiourme. Il ne fallait cependant pas se fier aux apparences : en dépit de son intransigeance qui n’excluait ni les humiliations ni les sanctions sévères, les ouvrières averties la redoutaient beaucoup moins que M. Vitols. La mégère appliquait des règles établies, quand le directeur, sans se départir de son sourire ni de son air patelin, pouvait se montrer capable d’une cruauté aussi extrême qu’imprévisible.
Il s’arrêta soudain devant Julia, la jaugea un long moment pendant lequel, l’estomac noué et les paumes moites, cette dernière s’efforça de paraître concentrée sur sa tâche. Il saisit l’un des camélias et le retourna entre ses petites mains aux ongles soignés, aux doigts si menus qu’ils auraient pu être ceux de l’une de ses employées.
— Remarquable ! Remarquable ! s’extasia-t-il. Julia Berzins, n’est-ce pas, mademoiselle ?
Julia opina sans oser le regarder. Elle n’apercevait que le bas de son gilet de soie, tendu sur une discrète bedaine entre les revers de sa redingote.
— Quel âge avez-vous, Julia ?
— Quinze ans, monsieur.
— Quinze ans déjà ! Il me semble que vous êtes arrivée hier, une enfant encore. Vous voilà devenue une jeune femme, dont la grâce a grandi autant que la dextérité. Votre travail me procure une grande satisfaction. J’aimerais vous confier une commande particulière. Venez me voir dans mon bureau quand vous aurez fini, s’il vous plaît.
— Bien sûr, monsieur, murmura-t-elle en tremblant.
M. Vitols s’était exprimé à voix basse, presque en chuchotant, dans un débit rapide, mais de façon tout à fait distincte. Les voisines de Julia se poussèrent du coude. Lene, une rouquine au minois de chat, pouffa de rire. La grande Ilse, à deux places sur le même banc, soupira. Il courait sur le compte du propriétaire de la fabrique des histoires auxquelles Julia s’était refusée à prêter attention, le genre de mésaventures qui n’arrivent qu’aux filles sans vergogne.
Le directeur s’éloignait déjà, lançant à la cantonade avant de quitter l’atelier :
— À bientôt, mesdemoiselles !
— Au revoir, monsieur Vitols ! répondirent les ouvrières.
Des bavardages, des petits rires parcoururent leurs rangs. Mme Brombeere frappa l’une des tables d’un double mètre.
— Assez lambiné ! La journée n’est pas finie que je sache. Si vous traînez, vous resterez plus tard.
Le silence se rétablit, troublé seulement par le froissement de la soie, le cliquetis des ciseaux et, de temps en temps, une quinte de toux prestement étouffée. Enfin, la grosse cloche de l’église Saint-Jean sonna sept coups sourds dans la nuit. Les jeunes filles se levèrent, rangèrent fils, étoffes et aiguilles, puis se dirigèrent vers le vestibule. Julia leur emboîta le pas.
— Mademoiselle Berzins, n’oubliez pas votre rendez-vous avec M. Vitols, l’interpella Mme Brombeere.
Leurs regards se rencontrèrent. Julia lut dans celui de la chef d’atelier une lueur de revanche, une satisfaction malsaine. Combien cette femme haïssait-elle au plus profond d’elle les ouvrières, parce qu’elles étaient belles et fraîches, parce qu’elles pouvaient encore caresser leurs rêves au bout de leurs doigts graciles ? Mme Brombeere n’avait nul rêve à chérir, nul avenir auquel songer. Elle avait toujours été vilaine, et rien d’autre ne s’annonçait pour elle que la répétition de journées dont seuls le cycle des saisons et ses propres humeurs variaient les teintes. Personne n’avait jamais entendu parler d’un M. Brombeere, ni même d’un homme qui eût attendu une seule fois à la sortie de l’atelier cette créature fanée avant l’heure, le nez trop gros, les cheveux grisonnants tirés en un maigre chignon, les paupières lourdes et une bouche aussi appétissante que celle d’une carpe. Il arrive cependant que la laideur constitue une arme : voilà pourquoi Mme Brombeere triomphait ce soir en toisant Julia. Celle-ci frissonna et rejoignit ses compagnes, qui s’habillaient pour affronter le froid. La grande Ilse s’approcha d’elle.
— Veux-tu que je t’attende ?
— Ce ne sera pas nécessaire, je n’en ai pas pour longtemps. Tu sais, M. Vitols ne me mangera pas !
Ilse se força à sourire pour masquer son inquiétude. À dix-sept ans, elle en savait un peu plus sur la vie et sur la réputation de leur directeur, et elle considérait Julia comme une petite sœur. Au cours des mois les plus froids, quand la nuit s’étend à n’en plus finir, cette dernière était hébergée dans sa famille, partageant une paillasse avec elle et sa cadette Agneta, en échange d’œufs, de lait ou de légumes qui venaient améliorer leur ordinaire.
— C’est entendu ! Nous garderons ta soupe au chaud.
Ilse adressa un petit signe d’encouragement à son amie avant de s’enfoncer à regret dans l’obscurité. Que pouvait-elle ? Sa mère, veuve, comptait sur son salaire pour nourrir ses cinq autres enfants, encore tout jeunes.
2.
Julia lissa avec nervosité les plis de sa robe et inspira un grand coup avant de frapper à la porte du directeur. Celui-ci lui cria d’entrer. Il continua à écrire de longues minutes derrière son bureau de chêne, avant de daigner poser sa plume.
— Julia, je vous remercie d’être venue, lança-t-il, détaillant sa visiteuse de la tête aux pieds.
Dieu qu’il faisait chaud ici ! Les joues brûlantes, la jeune fille ne répondit rien, gênée d’un tel examen. Comme elle ne bougeait pas, Knuts Vitols se leva et lui indiqua la banquette qui faisait face à une paire de fauteuils gondole tendus de cretonne à rayures. Le tapis aux motifs géométriques assorti aux tentures lie-de-vin et le lustre doré d’un goût discutable achevaient de rendre l’endroit cossu, à l’image de la réussite de son occupant, et d’une ostentation vulgaire. Outre la fabrique de fleurs, M. Vitols possédait une tannerie et deux conserveries de poisson sur le port de Riga.
— Asseyez-vous donc, vous serez plus à l’aise, ajouta-t-il. Puis-je vous offrir un cordial ? Il fait si froid dehors.
Julia refusa, ce qui ne l’empêcha pas, lui, de se servir. Il fit tourner le liquide ambré dans le fond du verre, qu’il vida d’une gorgée, puis vint prendre place à côté d’elle. Horriblement mal à l’aise, celle-ci se tassa sur elle-même, cherchant à échapper à cette promiscuité. Le directeur sentait l’alcool ainsi qu’un parfum capiteux, vaguement écœurant.
— Ne vous montrez pas si timide, ma chère enfant ! Comment pourrais-je discuter avec vous, si vous ne me regardez pas ? feignit-il de se fâcher.
Elle tourna à moitié la tête vers lui, sur la défensive. Il lui sourit, découvrant une rangée de petites dents pointues entre ses lèvres rouges. Il passait pour bel homme, même si ses cheveux blonds peignés de côté masquaient une calvitie naissante. La quarantaine approchant, des traits fins, presque féminins, comme ses petites mains impatientes. Julia contenait mal son sentiment de répugnance face à ce personnage d’étroite carrure et à la fois grassouillet dans son costume coûteux, le gilet barré d’une chaîne qui retenait sa grosse montre en or.
— Ma petite Julia, encore une fois, je souhaitais vous féliciter pour la qualité de votre travail. Vous ne resterez pas une simple ouvrière, croyez-moi ! Vous êtes adroite, intelligente et franchement ravissante. Un petit coup de pouce du destin, et votre vie va changer. Vous vous rappelez que votre sœur Evguenia a été mon employée voici quelques années. Que fait-elle à présent ?
— Elle vit à Saint-Pétersbourg, elle est modiste, bredouilla la jeune fille.
— Voyez-vous cela, modiste à Saint-Pétersbourg, la capitale de l’Empire russe ! Certes, Riga n’est pas si mal, mais Saint-Pétersbourg ! J’aimais beaucoup Evguenia, le saviez-vous ?
Julia secoua la tête en signe d’ignorance. De sept ans son aînée, Evguenia ne se confiait guère à elle, même si, sous couvert de taquineries, elle lui témoignait la tendresse dont les privait leur mère. D’ailleurs, elle avait quitté le toit familial à l’issue d’une violente dispute avec cette dernière. Depuis, elle donnait de rares nouvelles. Julia regrettait ses rires, sa coquetterie joyeuse qui s’étaient pourtant estompés les derniers mois de leur vie commune.
— Ravissante, elle aussi, poursuivit M. Vitols. Si je puis me permettre, moins que vous. Et quinze ans seulement, m’avez-vous affirmé. L’âge de toutes les découvertes. L’âge béni, l’innocence d’une enfant et les attraits d’une femme. Vous a-t-on déjà dit que vous aviez des lèvres délicieuses, à croquer comme des fraises ? Non, bien sûr ! Ah, toutes ces merveilles !
L’air de rien, M. Vitols se collait maintenant à elle. Julia tenta de s’écarter, mais impossible d’aller plus loin, l’accoudoir cisaillait ses côtes. Le directeur, des gouttes de sueur au front, sa langue s’agitant entre ses petites dents, poursuivit ce qui ressemblait surtout à un monologue.
— J’ai toujours été très soucieux de l’avenir de mes jolies fleurs. Je me sens responsable de vous, un peu comme si vous étiez mes filles. Je sais me montrer généreux envers celles qui présentent d’aussi grandes qualités que les vôtres. Très généreux. J’ai juste besoin de vous connaître un peu mieux.
Il avait murmuré ces derniers mots à son oreille. Il posa sa main sur son genou. Julia se redressa d’un bond.
— Monsieur Vitols, je vous en prie…
— Allons, petite sotte, il n’y a pas de quoi s’affoler, répliqua-t-il d’un ton qui se voulait encore rassurant. Je vous l’ai répété, je ne désire que votre bien, en échange d’un peu… d’intimité.
— Je dois rentrer chez moi, se défendit Julia.
— Chez vous, par ce froid ? Faites-moi plutôt un de vos charmants sourires ! Des lèvres semblables aux vôtres sont destinées aux sourires ou aux baisers.
Debout à son tour, il barrait le passage à l’adolescente. Maladroitement, elle le repoussa. Plus fort qu’elle, il ne bougea pas d’un pouce.
— Tu me résistes, ma mignonne ? lui lança-t-il en passant au tutoiement. Pourquoi pas ? Cela me plaît aussi…
Un léger halètement saccadait désormais sa voix, et le rouge de sa bouche humide s’intensifiait. Affolée, Julia voulut se faufiler entre la banquette et le directeur, mais celui-ci l’emprisonna par la taille.
— Faite au tour, ma jolie ! Sois gentille avec moi et tu ne le regretteras pas ! Si tu crains pour ta petite fleur, ne t’inquiète en rien. Il y a d’autres moyens de passer un moment agréable, insista-t-il en concluant le propos d’un rire gras.
Après la gêne, après la panique, la colère s’empara de l’adolescente. Elle leva le bras, griffa à toute volée la joue de son agresseur et profita de sa surprise pour s’échapper vers la porte. Dans le vestibule désert où les blouses de ses compagnes pendaient à leur clou, elle jeta à la hâte sa pelisse sur ses épaules et attrapa ses bottes. Tandis qu’elle se précipitait à l’extérieur, Knuts Vitols fulmina :
— Ta sœur était moins stupide que toi ! Tu vas le regretter. Ne compte pas revenir demain !
Julia n’écoutait plus. Elle courait sur la terre détrempée, dans ses chaussons d’atelier qui se gorgeaient d’humidité, zigzagant entre les maisons de bois. Quand elle fut certaine de n’être pas suivie, elle s’arrêta pour reprendre son souffle, enfila les valenki, ses bottes de feutre, sur ses pieds glacés. Où aller ? Chez Ilse ? Comment lui avouer l’incident ? Ne risquait-elle pas de valoir des ennuis à sa camarade ? Retourner chez elle, alors, avec ces dix verstes à parcourir dans la nuit ? Pas d’autre choix.
3.
À la sortie des faubourgs de Riga, Julia croisa encore quelques maisons isolées, repliées sur elles-mêmes comme de gros chats frileux, un rai de lumière filtrant entre les rideaux tirés. Puis elle se retrouva seule dans l’obscurité et se rendit compte qu’elle n’avait pas de lanterne.
La grande route qui se déroulait vers le nord en parallèle de la Daugava jusqu’à Bolderaja esquissait à peine son ruban à travers la plaine bruissante. La jeune fille connaissait par cœur le chemin. Deux heures de marche en allant d’un bon pas qu’elle couvrait chaque jour, aller et retour, du dégel au début de l’automne. Mais jamais aussi tard, jamais aussi solitaire dans la bise hostile. Ses yeux, d’un coup, se remplirent de larmes. Quelle folie d’avoir refusé de se réfugier sous le toit surpeuplé d’Ilse ! Elle se remit à courir, pour arriver plus vite, pour faire taire la peur qui cognait à son cœur, pour oublier sa honte. Le vent soufflait sans répit son chant étrange et menaçant.
Des clochettes tintèrent quelque part dans son dos, des sabots martelèrent le sol de plus en plus fort. Julia se retourna. Un faisceau lumineux dansait à l’avant d’une troïka emportée à toute vitesse au trot puissant de son timonier, entre les deux chevaux de volée au galop. Arrêter l’attelage, demander de l’aide ? Mais à qui faire confiance cette nuit ? L’adolescente se rencogna au bord du fossé et reprit sa course quand le point jaune clignota loin devant elle pour finir avalé par l’obscurité, ignorant cette silhouette esseulée.
Par chance, la lune se leva au milieu d’un ciel glacé de milliers d’étoiles. Et la plaine se déploya dans des violets agités de houle sous les rafales, tantôt sourdes et continues, tantôt sifflantes et saccadées. Julia avançait, chahutée par les bourrasques, titubant parfois avant de recommencer à courir. M. Vitols s’agitait dans son esprit comme un pantin obscène, à gesticuler dans son bureau de petit-bourgeois et à hurler d’une voix de fausset. Une scène irréelle qui se perdait dans l’immensité et le mugissement du vent. Et Evguenia ? Que s’était-il passé avec elle ? Le temps s’étira aux infinis de la plaine.
Enfin, les premiers trembles annoncèrent les bois, puis les hêtres et les traits blêmes des troncs des bouleaux, les sapins qui dressaient leurs pointes d’encre, de plus en plus denses, en rangs serrés, chuchotant d’une cime à l’autre, grinçant et crissant dans le souffle nocturne. Julia aimait la forêt, connaissait mieux que quiconque les cachettes des myrtilles et des fraises en été, les meilleurs coins pour récolter les girolles et les cèpes à l’automne, les terriers des lapins ou des renards, les bosquets de noisetiers sauvages, les ruisseaux où se désaltéraient les daims, les mares à grenouilles. Ce soir, pourtant, elle se sentait étrangère à la cohorte hostile formée de part et d’autre de son chemin, qui tendait des branches décharnées comme des bras de mendiants ou chargées d’aiguilles drues, prêtes à l’assaillir. Que n’avait-elle, comme dans le conte, des rubans à nouer pour apaiser cette foule persifleuse ! Chaque craquement, chaque frôlement dans les taillis faisait bondir son cœur. Ces hululements provenaient-ils d’une chouette ou d’un loup ? Était-elle folle de défier ainsi la forêt ? Elle aurait voulu courir encore, mais elle n’en avait plus la force, le souffle court, une crampe lui tenaillant le côté. Peut-être ne parviendrait-elle jamais chez elle. Et si tout s’arrêtait là ? Elle se mit à prier, comme prient les enfants, pour empêcher la terreur de la submerger. Elle offrit tout au ciel qu’elle ne distinguait presque plus, à la lune qui se dérobait derrière un lambeau de nuage. Qui l’entendrait, qui la verrait, elle, frigorifiée au beau milieu de la nuit ?
Tout à coup, elle crut discerner une forme massive en travers du sentier. La forme s’étira, s’allongea, devint gigantesque, lui barrant le passage. Un ours ! Trop terrifiée pour crier, Julia se jeta à terre, ferma les paupières. Elle pria encore plus intensément afin de devenir minuscule, de disparaître dans l’instant ou de se fondre à l’haleine du vent. Inutile de courir, grimper ou même nager pour échapper à un ours. Entendit-elle vraiment un grognement ? Rien ne se passa, rien d’autre que la nuit, rien que la forêt qui ne dormait jamais. Lorsque Julia rouvrit les yeux, rien, rien sur le sentier que la trouée entre les arbres.
Avait-elle rêvé comme cette autre nuit, quand un ours énorme avait cherché à l’étreindre entre ses pattes ? Le lendemain, sa mère s’était moquée d’elle et avait raconté comment elle s’était réveillée en pleurant à leur voisine, la vieille Made, tandis que l’adolescente se blottissait dans un coin, honteuse. Un gentil sourire avait plissé le visage parcheminé de Made : « Ton rêve est merveilleux, avait-elle affirmé. Tu seras très, très riche et tu ne manqueras de rien dans ta vie. » Cette fois-ci, les larmes de Julia ne la tireraient d’aucun sommeil, même si le souvenir des paroles de Made la réconfortèrent un peu. Avancer, avancer encore.
Marchait-elle au moins dans la bonne direction ? Si elle se trompait, elle s’enfoncerait dans les marais, dans leur boue fangeuse et leurs clairières illusoires où même les plus avertis s’égaraient, parfois à jamais. Comment savoir ? Enfin, elle distingua les ailes du vieux moulin et reprit courage. Elle tourna à droite, jusqu’au pont aux planches branlantes. Peu après, la fourche, dont la branche gauche conduisait à la rivière et la droite chez ses parents, apparut. Le chemin s’étrécissait et s’assombrissait, comme s’il ne devait jamais finir. Alors un chien aboya. Bullig, le brave Bullig l’avait entendue ! Lorsque l’izba de rondins se dressa devant elle, l’adolescente se figea. Qu’allait-elle dire ? Comment annoncer à son père qu’elle avait été renvoyée ? Bullig aboyait de plus belle ; les bêtes s’agitaient dans l’étable. Une lumière s’alluma à l’intérieur, et la porte s’ouvrit. Son père, Gabriel, grand et sec, se dessina dans l’encadrement, le fusil à la main. Julia fondit en larmes : « Papa ! »
Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants.
Marcel Pagnol – Le Château de ma mère
Me voilà partie en quête, à collecter tout ce que je peux comme un oiseau fait son nid. Sur les photos les plus anciennes, Julia a une vingtaine d’années. J’interroge cette toute jeune femme dont le visage conserve des rondeurs enfantines sous l’apprêt du chignon. Le manche d’une ombrelle dans une main, un chapeau de paille à l’autre, elle semble déguisée en dame dans sa robe aux manches bouffantes, un camée épinglé sur le col à petits plis, la taille si mince étranglée encore par une ceinture blanche. Ses grands yeux fixent l’objectif, ses lèvres s’entrouvrent. Défie-t-elle le photographe, s’apprête-t-elle à prononcer un mot, à esquisser un sourire ? Mutine ou timide, elle prend la pose. L’héroïne du roman, Julia, mon arrière-grand-mère. Je ne me reconnais pas dans ses traits, et pourtant son sang coule dans mes veines.
Un jour, quand j’étais adolescente, Maman déballa d’un papier brun un tricot inachevé, trois aiguilles, une pelote de laine crème et le début d’un chausson de bébé : « Babouchka est morte avant de l’avoir achevé. C’est à toi maintenant si tu en as envie. » Je n’ai pas touché au tricot, je n’ai pas osé. J’ignore où il est maintenant rangé. Je songe à Julia vieille dame. Commencer par la fin pour remonter jusqu’au début.
« Maman, c’était où cette histoire avec ta grand-mère et Pagnol, quand il t’a offert des lucioles ? » Maman ne se rappelle pas bien : « J’étais toute petite, tu sais. Babouchka m’emmenait quelques jours en été à Saint-Martin-Vésubie. »
1950 ou 1951 peut-être. Julia fuit la touffeur de Cannes pour l’arrière-pays, le village provençal dominé par le campanile de son église. Elle a laissé la Russie très loin derrière elle, renoncé aux passions de la vie. Un séjour en compagnie de sa première petite-fille, le bonheur d’être grand-mère. Sans doute sont-elles descendues à La Châtaigneraie, hôtel pour clients aisés, affirmant sa respectabilité avec sa façade blanche découpée de fenêtres aux volets de bois sombre. Ce soir-là, pour profiter de la fraîcheur du parc, elle s’assied face aux montagnes sur l’un des fauteuils de fer forgé garnis de coussins en gros coton jaune pâle.
À une table proche, un homme tire de longues bouffées d’un cigare.
— La fumée vous dérange-t-elle ? s’enquiert-il avec courtoisie.
— Pas le moins du monde. Cela me rappelle mon mari.
L’homme a entendu son léger accent. Malgré ses cheveux blancs et son embonpoint, la vieille dame dégage un charme certain, une présence qui retient son attention. Cette femme a une histoire, il le devine. C’est sa vocation, son métier, de traquer les histoires. Il se présente, « Marcel Pagnol », et engage la conversation. Tous deux bavardent longtemps sous les tilleuls et les châtaigniers, se taisent aussi pour partager le silence troublé par leur chuchotement végétal. Les buissons scintillent de petites lumières vertes. « Des vers luisants ! » s’émerveille le cinéaste. « Ma petite-fille aimerait tellement voir ça ! » regrette Julia. Qu’à cela ne tienne, les complices réclament un bocal aux cuisines, moissonnent les coléoptères lumineux avant de gagner la chambre. La vieille dame appelle doucement l’enfant pour ne pas l’effrayer. Celle-ci se redresse, frotte ses yeux et sourit en reconnaissant sa grand-mère dans la pénombre. Le monsieur avec elle paraît très gentil. « M. Pagnol t’a apporté une surprise, mais il ne faut pas allumer la lampe », prévient Julia. Marcel Pagnol tend le bocal à la fillette. On ne distingue que le halo de ses cheveux dorés et les minuscules lueurs vertes. Présence bienveillante, rassurante des deux adultes, aussi ravis que l’enfant. Ils lui souhaitent une bonne nuit avant de s’éloigner sur la pointe des pieds. Maman contemple encore son trésor, puis le cache dans le tiroir de la table de chevet. Quelle déception au matin quand elle ne retrouve que de gros asticots marron !
M. Pagnol était parti. Mais l’histoire restera, et La Gloire de mon père, Le Château de ma mère, Le Temps des secrets, en bonne place dans la bibliothèque familiale, figurèrent parmi mes premières lectures.
Julia, que vas-tu me dire ? Que me raconte ton visage figé sur la photo centenaire ? Pour mes dix-huit ans, Baba m’a offert une de tes bagues. De mère en fille, je suis l’aînée par les femmes. Un tricot inachevé, un anneau et les lucioles d’un écrivain. Dis-moi, Julia, que dois-je chercher ?
Partie II
4.
— Vous m’abandonnez déjà, méchant homme ! lança Karola dans son dos, tandis qu’il reboutonnait sa chemise face à la psyché.
William Brandt se retourna. Blottie parmi les dentelles des oreillers, la jeune femme affichait un air de reproche. Elle n’avait remonté la courtepointe que jusqu’à sa taille, laissant ses petits seins pointer avec provocation.
— « Déjà » ? lui rétorqua-t-il, moqueur. Il me semble pourtant que nous avons fort bien occupé de nombreuses heures.
Elle enroula une de ses boucles autour de son index.
— Est-ce de ma faute si vous manifestiez tant de zèle à vous remettre à l’ouvrage ?
William vint s’asseoir au bord du lit, tira le drap et déposa un baiser sur la toison aussi dorée et frisée que la chevelure de sa maîtresse.
— Oui, ma chère, votre pleine et entière faute ! A-t-on idée d’être aussi désirable que vous ? Mais je dois partir. Ne m’avez-vous pas annoncé que votre époux rentrait dans la matinée ?
— Comme c’est bas ! Quelle piètre excuse ! feignit-elle de s’indigner. Mon mari rentrera quand je le voudrai. — Voilà un mari bien arrangeant ! À moins qu’il s’agisse d’un prétexte pratique pour vous débarrasser d’un amant au-dessous de vos espérances ?
Karola lui jeta un oreiller à la figure. William esquiva et continua à se rhabiller.
— Je suis vraiment désolé de devoir vous quitter, croyez-moi. Hélas, mon père m’attend pour un rendez-vous d’affaires. Vous connaissez comme moi la ponctualité maladive des banquiers zurichois.
Karola se contenta de hausser les épaules et d’accentuer sa moue la plus irrésistiblement boudeuse, tandis que William nouait sa cravate. Puis il ouvrit la porte de la chambre, découvrant sur le seuil une soubrette au tablier sans un pli, mais à l’air aussi déluré que son employeuse. Il salua cette dernière d’un baiser soufflé au bout des doigts, auquel elle daigna répondre par un battement de cils sur ses yeux verts. Quelle incroyable coquette, cette Karola Rubinstein ! songea le jeune homme en quittant le bel hôtel particulier de la Kappelergasse. Sûre de ses atouts, et une vraie diablesse au lit. Il lui faudrait cependant veiller à ce qu’elle ne devînt pas trop encombrante, car il préservait jalousement sa liberté de conduire en parallèle plusieurs entreprises auprès d’autres dames.
Soucieux de protéger la réputation d’une femme mariée, quoique Julius Rubinstein eût sans doute pu rivaliser par sa ramure avec un dix-cors, William n’avait pas demandé à son cocher de l’attendre. Il ne prit pas non plus la peine de héler un fiacre. Il n’avait pas une grande distance à parcourir, et le beau temps persévérait en cet automne 1897. Il s’engagea dans la Bahnhofstrasse, entre les façades des hôtels particuliers et les luxueuses vitrines qui la bordaient, obliqua pour emprunter l’un des élégants ponts de pierre jetés par-dessus la Limmat et rejoindre le lac par l’autre rive. Sa surface parfaitement lisse dupliquait les frondaisons flamboyantes des arbres, la crête bleutée des montagnes piquée çà et là d’un soupçon de blanc, un paysage mystérieux et symétrique, dans lequel William, enfant, imaginait une autre vie.
Même s’il ne cherchait plus l’infime différence qui prouverait l’existence de ce monde alternatif, il contemplait toujours avec plaisir ses subtiles variations d’humeur, la douceur de ses nuances, certain d’y puiser toute sa force rien qu’à le regarder, si la saison ne lui permettait pas de s’y plonger. Cette conviction lui venait sans doute de la décision que ses parents avaient prise de quitter la Russie pour Zurich, au climat plus clément, en raison de sa santé que les médecins prétendaient fragile. Sa sœur jumelle Élisabeth était morte à dix-huit mois, d’où la multiplication des précautions à son égard. Précautions qui avaient peut-être porté leurs fruits, puisqu’à vingt-sept ans, il en imposait par ses six pieds, cinq pouces. Bon buveur, solide mangeur, il ne pouvait se plaindre au pire que d’un petit rhume de temps à autre en hiver.
William s’engagea dans la Südstrasse, qui cachait derrière ses grilles de fer et ses rideaux d’arbres le secret de somptueuses propriétés. Il tira la clochette au portail du numéro 40, l’adresse de la villa Brunnenhof, leur demeure familiale. Son rendez-vous d’affaires n’était qu’une esquive pour se dérober aux ardeurs de Karola. Il avait besoin d’air.
5.
L’impressionnant manoir déclinait les codes du style néogothique promu par l’architecte anglais William Wilkinson, dont il était l’œuvre. La vigne vierge et le lilas soulignaient les grandes baies flanquées de pilastres blancs du rez-de-chaussée pour s’alanguir au ras des balcons du premier étage. Au second, les fenêtres cintrées annonçaient l’envolée des toits aux pentes abruptes dont les pignons défiaient les cheminées élancées. William contourna la bâtisse pour gagner les serres où, à cette heure de la matinée, il trouverait sa mère. Il l’aperçut, toute menue dans sa stricte robe noire, au milieu de quelques-uns de ses trente jardiniers. Il en fallait bien autant pour cultiver les orchidées auxquelles elle vouait une passion.
— Willy ! Je suis heureuse de vous voir.
— Moi aussi, Mère ! Comment vous portez-vous ? lui répondit-il en l’embrassant avec une pudeur empreinte de tendresse.
Il avait noté l’éclair de fierté dans ses prunelles quand il était apparu, autant que le soupçon de reproche dans sa voix. Ida Brandt adorait son fils, même si elle se désolait de ses incartades. Encore ne se doutait-elle pas du centième de celles-ci, songea le jeune homme, non sans une pointe de culpabilité. Luthérienne pieuse, elle vivait dans l’observance absolue des règles de sa religion. Elle ne portait aucun bijou, hormis son alliance, et s’interdisait la moindre fantaisie dans sa mise. Toute son ardeur, tous les débordements de son âme, elle les exprimait dans le soin constant de ses orchidées.
— Mon enfant, votre père et moi aimerions avoir une discussion avec vous, nous ouvrir à vous de certaines préoccupations qui vous concernent.
— Cattleya warneri, fit-il en désignant une fleur aux pétales d’un blanc teinté de mauve et au labelle violacé.
Ida sourit et le menaça du doigt.
— Ne cherchez pas à m’amadouer ou à me distraire. Je sais que vous avez appris de moi à reconnaître les variétés de cattleyas, à distinguer l’orchidée papillon du sabot-de-Vénus, le cambria du miltonia ou du dendrobium. Demain soir vous conviendrait ? Ou bien ce soir, après le dîner, car nous recevons le pasteur Müller et son épouse. Vous souhaiterez peut-être d’ailleurs être des nôtres…
— Demain soir, bien sûr, consentit le jeune homme. Pardonnez-moi, Mère, d’autres obligations m’attendent aujourd’hui. Je vous prie de transmettre au pasteur et à Mme Müller mes respectueuses salutations.
Alors qu’il tournait les talons, Ida Brandt ajouta :
— Puis-je vous demander ce qui vous retient à l’heure du dîner ?
Ida ne se montrait jamais indiscrète, et William, décontenancé, pria pour qu’elle ne le vît pas rougir en improvisant un mensonge.
— J’ai promis à Konrad von Bremgarten de chasser avec lui demain à l’aube. Nous dormirons au pavillon.
— Au pavillon, ce soir ? Je dois vous prévenir…
Mais son fils, déjà sur le chemin des écuries, ne l’entendit pas. Un valet en livrée l’intercepta pour lui présenter une enveloppe sur un plateau d’argent. Léger parfum de patchouli. Un mot non signé sur un bristol blanc, « Venez me voir », auquel était joint un billet pour l’Opernhaus, à la représentation du jour de Casse-Noisette. Le jeune homme s’amusa de la manœuvre de l’expéditrice, dont il avait aussitôt deviné l’identité. Elle savait parfaitement qu’il disposait d’une loge permanente à l’Opernhaus, le nouvel opéra de Zurich que ses parents avaient contribué à financer après la destruction de l’ancien Stadttheater dans un incendie. Elle savait aussi, car il le lui avait raconté, qu’il avait assisté avec beaucoup d’émotion à la première de la création du ballet à Saint-Pétersbourg en 1893. Il ignorait cependant si l’auteur du billet égalerait sur scène Antoinetta Dell-Era, même s’il ne doutait pas que, dans l’intimité, elle interpréterait une délicieuse Fée Dragée.
— Voudriez-vous faire livrer ce soir à l’Opéra une gerbe de lys à l’intention de la prima ballerina ? ordonna-t-il au domestique. Pas de message.
Il n’avait aucune intention de changer ses projets. La danseuse attendrait un peu, car il ne souhaitait guère s’afficher trop ouvertement comme l’un de ses fervents admirateurs au moment même où il courtisait une cantatrice prometteuse. Entre la légèreté des entrechats et l’opulence du contralto, la vivacité d’un fouetté et les accords d’un timbre sensuel, entre les déliés aériens et les courbes généreuses, il se refusait à choisir, sans compter Karola Rubinstein. Il aurait les deux, ou plutôt les trois, alors il devait jouer sa partition en finesse.
6.
Autant que les femmes, et peut-être plus, William appréciait la chasse. Seul de préférence, d’où le mensonge à sa mère, qui s’inquiétait de le savoir courir les bois sans compagnie. Elle était l’une des rares à connaître ce trait de sa personnalité. À Londres, à Saint-Pétersbourg, à Hambourg ou à Zurich, on fréquentait l’héritier fortuné et mondain, le bon vivant que l’on se disputait aux réceptions. La plupart ignoraient tout du jeune homme qui, des journées entières, sans personne à ses côtés, dans les marais ou au plus profond des forêts, traquait selon la saison le faisan, le perdreau, la poule d’eau ou la grive, le lièvre ou le renard, le sanglier et, défi suprême, l’ours brun. William aimait se perdre dans les sentes serpentant entre les souches, les troncs moussus et les touffes de fougères, tendre l’oreille au moindre frémissement, chercher, chercher plus loin, sifflant ses chiennes, deux grandes braques de Weimar au pelage argenté et aux yeux d’ambre.
Le soir de mi-novembre tombait, déversant ses brumes depuis les sommets à travers les ors et les pourpres de la forêt de Sihlwald. William n’avait pas pris la peine de prévenir le garde-chasse. En débouchant au milieu de la clairière entourée de grands hêtres et de chênes rouvres où se dressait le pavillon, il s’étonna donc d’apercevoir de la lumière à travers les volets. Des rôdeurs ? Il mit pied à terre, attacha son cheval et fit taire les chiennes avant de s’approcher. Il colla son oreille à la porte. On entendait le murmure d’une conversation à voix basse, des rires, de petits gémissements. Ils avaient l’air de bien s’amuser, là-dedans !
William tourna très doucement la poignée. La porte n’était pas verrouillée. Empoignant son fusil, il l’ouvrit d’un coup de pied brutal.
— Qui va là ?
Un cri lui répondit, tandis que ses yeux s’agrandissaient de surprise. Devant le feu de la cheminée, sur la dépouille du premier ours qu’il avait abattu, un couple nu cherchait fébrilement ses vêtements épars.
— Cousine Lou ?
— Cousin Willy ! Vous avez bien failli me faire mourir de peur ! s’exclama la belle trentenaire qui se couvrait à la hâte d’une chemise.
Le jeune homme s’empressa de se retourner pour lui laisser le temps de se vêtir. Il s’ingénia à se représenter son visage, afin d’oublier le délicieux corps entrevu. Or ce visage se révélait aussi plein d’attraits, sous les ondulations des cheveux répandus. Une grande bouche dessinant un énigmatique et perpétuel sourire, l’arc des sourcils étiré vers les tempes au-dessus des prunelles claires… On aurait dit que Lou sondait en permanence ses interlocuteurs, avec un mélange de douceur, de détermination et un soupçon de provocation. Rien de surprenant à ce que tant d’hommes eussent succombé au charme fou de sa cousine Lou von Salomé.
— Cher Willy, puis-je vous présenter mon ami, Rainer Rilke ? fit-elle une fois décente.
Les deux hommes se saluèrent, un peu gênés, surtout le jeune Rilke, à la main si fine qu’elle disparut dans celle de William. Quel âge avait ce garçon ? À peine plus de vingt ans, estima-t-il. Longiligne, le front très haut, couronné d’épais cheveux blonds, de grands yeux bleus embrumés, un collier de barbe duveteuse qui ne masquait pas la fossette à son menton, une bouche à la lèvre supérieure proéminente sous la moustache. William, malgré sa fréquentation assidue des femmes, s’étonnait toujours de leurs goûts en matière d’hommes. Autant qu’il put en juger, l’amant de sa cousine n’était pas d’un physique désagréable. Mais quel attrait trouvait-elle à ce drôle de nez en forme de pomme de terre ?
— Rainer est poète, précisa Lou, agitant une feuille manuscrite. Un talent exceptionnel. Écoutez-donc ceci :
C’est pour t’avoir vue
penchée à la fenêtre ultime,
que j’ai compris, que j’ai bu
tout mon abîme.
— Je ne peux guère me prétendre connaisseur en poésie, même si ces vers me paraissent fort bien tournés, approuva William, taisant sa déconvenue que son escapade en solitaire se trouvât compromise.
Tant qu’à voir du monde, il aurait mieux fait de se rendre au ballet et de prolonger la nuit dans les bras souples de la danseuse. Il était hélas trop tard pour retourner en ville, et il accepta de dîner en compagnie des amants. Même si le jeune poète resta peu disert, par timidité ou bien contrarié de cette incursion inattendue, William conversa agréablement avec Lou, toujours pleine d’esprit.
— J’ai eu le plaisir de saluer vos chers parents avant-hier, fit-elle. Des gens merveilleux, de nobles âmes. Ils parlent beaucoup de vous.
— Je crains de leur causer du tracas, s’attrista son cousin.
— Ils vous aiment tant, et leurs préoccupations tiennent à peu de chose. Je crois que votre mère souhaiterait vous savoir établi.
William hocha la tête avec un long soupir.
— Pas un jour ne passe sans qu’elle me propose telle ou telle fiancée. Je n’ai aucune envie de me marier. J’apprécie trop ma liberté !
— Comme je vous comprends ! Je pensais de même à votre âge. Mais croyez-moi, on peut trouver son compte dans des noces. Friedrich et moi avons réussi à nous entendre, à ce que chacun de nous conserve sa liberté, rétorqua sa belle cousine, sans prêter attention à la violente rougeur qui gagnait le visage de Rilke.
Quelle femme stupéfiante, songea William. Il se rappelait l’époque où Lou, toute jeune, avait décidé de vivre en compagnie de ses amis les philosophes Friedrich Nietzsche et Paul Rée, au grand scandale de la bonne société. Elle ne manquait pourtant pas de prétendants honorables, parmi lesquels le frère aîné de William, Charly. Elle avait mis un terme brutal à leur idylle par un quatrain assassin quand il en était venu à demander sa main. Des années plus tard, l’annonce de son mariage avec l’orientaliste Andreas sidéra autant qu’elle rassura sa famille. Lou acceptait enfin le lien qu’elle prétendait mépriser. Toutefois, on racontait que Friedrich Carl Andreas ne pouvait se targuer d’être un mari comblé, car la jeune femme aurait posé comme condition à leur union qu’elle ne serait jamais consommée.
Les ébats interrompus un peu plus tôt, qui ne laissaient aucun doute sur l’ardeur d’une passion à son apogée, prouvaient que Lou la rebelle satisfaisait ailleurs sa sensualité, en l’occurrence auprès de ce jeune poète d’une bonne quinzaine d’années son cadet. William eut une pensée émue pour ses parents, qui s’étaient refusés à écouter les ragots et accueillaient avec une affection constante la cousine Lou, en dépit de ses extravagances. Il se rappelait avec plaisir les mois durant lesquels ils l’avaient hébergée chez eux, à la villa Brunnenhof, au début de ses études. Un tourbillon joyeux avait alors envahi l’immense manoir, trop souvent silencieux pour l’enfant qu’il était. Cependant, la prude Ida ne devait guère se douter qu’elle abritait cette nuit des amours adultères dans leur pavillon de chasse.
— Plus que d’autres, vos parents se sentent certainement une responsabilité particulière à votre encontre… ajouta Lou.
Le regard de William s’obscurcit un bref instant à l’évocation des drames qui avaient marqué son enfance et son adolescence.
— Mes si chers parents s’inquiètent pour des broutilles, esquiva-t-il. Je me rappelle avoir caché dans le fond de l’armoire une bouteille d’un excellent bordeaux. Que diriez-vous de l’ouvrir à présent ?
7.
Après une nuit au cours de laquelle chacun s’était efforcé à la discrétion, William regagna Zurich. Il avait laissé le jeune poète et sa fougueuse cousine à leurs découvertes sensuelles ou littéraires, s’était contenté de tirer quelques coups de fusil dans une aube ouatée d’où seuls émergeaient les houppiers des hêtres centenaires.
Le carnier alourdi de deux faisans mâles à la queue rousse, il revint à la villa Brunnenhof, où il trouva Emanuel et Ida au petit salon. Dans son invariable robe noire, un châle de dentelle sur les épaules, les cheveux tirés en un chignon accentuant ses traits anguleux, Ida brodait. Emanuel, en veste de casimir brun sur un gilet blanc traversé d’une chaîne de montre, fumait son cigare, confortablement installé.
— Avez-vous vu notre chère Lou ? s’enquit Ida. Vous ne m’avez même pas laissé le temps hier de vous avertir de sa venue.
Avant que William pût répondre, Emanuel enchaîna, la voix chaleureuse, non dénuée d’autorité.
— Ma filleule reste toujours resplendissante, enthousiaste, malgré sa santé si précaire. Mais ce n’est pas d’elle que nous souhaitons vous entretenir. Puisque nous voilà tous trois réunis, nous pourrions avoir dès à présent cette conversation dont votre mère vous a parlé. Désirez-vous un café, un thé, un verre de liqueur ?
William les regarda l’un après l’autre, ses parents aimés, les seuls qu’il eût connus, son oncle et sa tante en réalité, qui l’avaient adopté après la mort de sa mère. Si dissemblables, qu’il était impossible à les voir de deviner leur lien de parenté. Ida était en effet la nièce d’Emanuel, la fille de son demi-frère Edmund. Et si proches, avec ce même sourire, la même joie dans les yeux pour l’accueillir, lui, l’enfant auquel ils n’avaient longtemps osé rêver en raison de leur consanguinité. Il leur devait la sincérité.
— Pardonnez-moi, je ne voudrais vous offenser, se lança-t-il, le débit un peu rapide sous le coup de l’émotion, mais je n’épouserai pas Teresa von Bubenberg. Une jeune fille agréable, d’excellente famille, de mœurs irréprochables, j’en conviens. Cependant, je me sens incapable de lier mon existence à la sienne. Ne serait-ce pas d’ailleurs lui causer beaucoup de tort que de lui donner pour époux un homme ne reconnaissant pas ses mérites à leur juste valeur ? Je vous en supplie, respectueusement, humblement, ne me demandez pas non plus de fréquenter Céleste Clavel ou Eleanor Crowe. Je ne veux pas me marier, pour l’instant.
Ida, trop réservée pour marquer sa déception, pinça imperceptiblement les lèvres à la tirade de son fils. Emanuel, quant à lui, eut un léger sourire qu’il s’empressa de réprimer.
— Willy, soyez remercié pour votre franchise, commença-t-il, même si vous savez combien cet aspect de votre avenir compte pour votre mère et pour moi. Mais ce n’était pas de cela que nous souhaitions vous entretenir, enfin, pas seulement. Vous avez l’âge auquel un homme doit envisager son avenir et songer à s’accomplir. Nous avons longtemps pensé, votre mère et moi, que vous voudriez vous établir à Zurich, où vous avez été élevé. Cela signifierait choisir une épouse parmi les jeunes filles de notre entourage et me seconder dans la direction de nos activités en Suisse et en Allemagne. Vos propos me conduisent à conclure que cela n’entre pas dans vos projets. Vous appartenez à un milieu, disposez d’une fortune qui vous autoriseraient une existence oisive et insouciante. Or, cela ne correspond ni aux principes dans lesquels nous vous avons élevé, ni aux qualités que Dieu vous a accordées.
— Vous êtes un garçon doué, mon fils, intervint Ida. Vous parlez six langues à la perfection, si bien qu’il est difficile de deviner vos origines. Vous montrez des talents pour les affaires. Votre père me le répète souvent. Ce serait pécher que de laisser inexploités ces dons du ciel.
William, d’ordinaire si sûr de lui, se tortillait sur sa chaise comme un garnement pris en faute. Il ne doutait pas de l’amour de ses parents et savait aussi qu’ils désapprouvaient sans le dire ouvertement son goût des plaisirs, une forme de dilettantisme ou de frivolité à laquelle il ne résistait guère. Rien d’excessif… Cependant, Emanuel et Ida, à la vie marquée par la théologie et le dévouement aux autres, ne comprenaient pas.
— Plusieurs choix s’offrent à vous, reprit Emanuel, et votre destin vous appartient. Si la France vous tente, nos confrères parisiens de Mercier & Perrier conservent un bon souvenir de votre apprentissage chez eux, de même qu’Albert Shubart à Lille. Mon ami Otto Kuhneman serait disposé à vous embaucher à Stettin, berceau lointain de notre famille. Vous pourriez vous installer à Hambourg, rejoindre votre frère Tommy auprès de vos oncles et cousins londoniens, ou encore votre aîné Charly en Russie.
Dans un élan spontané, William s’écria.
— Oui, la Russie ! Si vous le permettez, j’irai en Russie !
Comme ses parents semblaient attendre de plus amples explications, il reprit :
— Même si ma mère était anglaise, je ne me vois pas dans nos bureaux de la City. J’apprécie la France, mais je ne compte y retourner que pour des affaires ponctuelles ou pour l’agrément. Si je reste fier de mes racines germaniques, je suis profondément attaché à la Russie. J’y ai vécu ma petite enfance, baigné de sa langue, de ses parfums, de ses couleurs. Je sais que vous l’avez quittée à regret, pour ma santé. Notre cœur, notre âme sont russes. À chaque fois que je mets le pied dans ce pays, je me sens plus vivant, je me sens réellement exister. J’apprécie comme vous la Suisse, mais je l’ai toujours considérée comme une étape provisoire. La Russie, sans hésitation, sera mon avenir. Saint-Pétersbourg !
Aucun des deux hommes ne remarqua l’ombre de tristesse qui voila le regard d’Ida. Elle s’apprêtait peut-être à dire quelque chose, quand Emanuel, son sourire s’élargissant, approuva.
— Diable, voilà une envolée digne du tempérament le plus slave ! Moi qui suis né à Arkhangelsk, ai vécu là-bas la plus grande partie de ma vie, je comprends fort bien ce que vous éprouvez. Cependant, dites-moi plus précisément ce que vous comptez faire. Charly y dirige déjà notre négoce de céréales, ainsi que la cimenterie Zep et la banque d’escompte de Sibérie à Saint-Pétersbourg.
William avait le sentiment de passer un examen devant un jury dont la bienveillance n’excluait pas l’exigence.
— La Russie se prépare à une nouvelle ère, à un essor sans précédent, compléta-t-il. Les emprunts lancés auprès des puissances d’Europe occidentale et des États-Unis n’ont servi pour le moment qu’à rembourser ses dettes faramineuses. Votre ami Serge de Witte, qui a désormais entre ses mains les finances de l’empire, est un homme d’exception, comme vous aimez à le répéter. L’adoption de l’étalon-or va renforcer le rouble, assainir l’économie et favoriser l’afflux de nouveaux capitaux étrangers qui tomberont à point nommé pour développer le chemin de fer, l’industrie et le commerce. Je me réjouis de travailler auprès de Charly, de l’épauler de mon mieux, mais je voudrais aussi m’investir dans les activités bancaires. En nous appuyant sur la EH Brandt & Co que vous avez fondée il y a trente ans, sur les puissants réseaux de notre famille, nous nous donnons toutes les chances de succès. Alors, même si cela me chagrine de m’éloigner de vous, c’est à Saint-Pétersbourg que je veux œuvrer, avec votre bénédiction. D’ici vingt ans, j’en fais le pari, la Russie deviendra la première puissance mondiale. En espérant toutefois que notre jeune tsar se montrera à la hauteur de la tâche, et que le drame lors de son mariage n’était pas un triste présage…
Son père leva un sourcil. Certes, il connaissait les rumeurs sur le tempérament de Nicolas II, le nouvel empereur de toutes les Russies. On le prétendait faible, démuni face aux immenses responsabilités qui lui incombaient désormais. Quant à prêter l’oreille aux superstitions, cela ne figurait guère dans les habitudes des membres de la famille Brandt. La bousculade lors des noces impériales n’était qu’un accident, un terrible accident qui avait causé la mort de plus de mille trois cents malheureux et fait des centaines de blessés, imputable à la légèreté des organisateurs et à la bêtise de la foule attirée par la promesse de vin et de mets gratuits. Certains avaient établi un lien avec les trombes d’eau diluviennes qui s’étaient abattues sur le même champ de Khodynka lors du mariage d’Alexandre II et, des années après, son assassinat. Une simple coïncidence qui n’augurait en rien de l’avenir. Parfois, Emanuel se demandait si son fils adoptif, sous son insouciance apparente, n’avait pas hérité du côté fantasque de son père, de sa sensibilité exacerbée d’artiste. Il préféra choisir une autre interprétation à son propos.
— Je partage votre vision, approuva-t-il. Notre chère Russie a besoin d’un renouveau politique. Je crois en des hommes de la trempe de Sergueï Ioulievitch pour le lui apporter et la faire entrer dans le monde moderne.
— Quant à moi, je crois qu’il est temps pour mon cher époux et mon cher fils de déjeuner, l’interrompit Ida en tirant le cordon de la sonnette de service.
Elle savait que le sujet risquait d’entraîner une très longue discussion. Elle rangea avec soin son ouvrage et se dirigea vers la porte que William s’empressa de lui ouvrir. Tous les jours depuis que Robert lui avait confié le nourrisson, et tous ceux qui lui restaient à vivre, ne lui suffiraient pas à remercier le Ciel de lui avoir donné un fils. Elle ne doutait pas un instant qu’il réussît dans son entreprise, mais elle priait aussi pour qu’il fondât bientôt une famille. Des bambins galopant à travers leur propriété achèveraient de la combler.
Tu voulais avec tant de conviction faire de moi une dame
Que l’amour s’est envolé :
Nous n’appartenons qu’à celui qui nous fait plier
Et nous chérissons le plus ce devant quoi nous nous agenouillons.
Lou Andreas-Salomé – Correspondance
Depuis toujours, Lou appartient à la mythologie familiale. Une cousine, selon celle-ci. Une cousine comment, à quel degré ? Quels étaient les liens réels ? Je me jette à corps perdu dans la lecture des biographies, épluche la correspondance. Je retrouve celle avec Nietzsche et Paul Rée, qui me suit depuis la fac. Déjà soulignée par mes soins aux passages évoquant les Brandt. Le besoin de légitimer par cette filiation le désir d’écrire qui me taraudait, de trouver des anges gardiens pour accompagner mes balbutiements littéraires ?
Je prends contact avec l’un des spécialistes de Lou, qui tombe sans doute un peu des nues quand je lui annonce notre parenté. Mon nom ne lui est pas inconnu ; il a débuté sa carrière de professeur de lettres dans le même lycée que Papa. L’écriture ouvre des horizons infinis et montre combien le monde est petit.
Le puzzle se reconstitue. Une longue amitié et un mariage entre les deux familles, Emanuel Henry, parrain de Lou, qui joua un si grand rôle dans sa vie, Paul Rée la guettant derrière les grilles de la villa zurichoise, ce quatrain de rupture adressé à mon arrière-grand-oncle Charly, ces lettres d’Ida conservées à Göttingen. Maman se rappelle quand je lui fais part de mes découvertes : « Les sœurs aînées de Baba allaient souvent jouer, petites filles, chez les von Salomé à Saint-Pétersbourg. »
Plus que tout cela, c’est l’un des souvenirs d’enfance de Lou qui m’émeut.
Un hiver, le jardinier annonça à la petite Lioulia, la future Lou, que des visiteurs mystérieux s’étaient installés au fond du jardin. Elle y découvrit un bonhomme et une bonne femme de neige, auxquels elle inventa toute une existence. Jusqu’à un matin de printemps où, désolée, elle ne retrouva d’eux que deux paires de boutons noirs, un chapeau bosselé et une cape.
Baba me racontait une histoire jumelle, de celles qui constituèrent mon monde originel. Un hiver, elle confectionna avec sa sœur cadette une fée de neige. À l’approche des beaux jours, elle plaça un morceau de la fée dans une bouteille et l’enfouit au creux d’un arbre, convaincue qu’elle conserverait ainsi un peu de son pouvoir magique. Des mois plus tard, les deux enfants décidèrent de regarder ce que devenait le flacon enchanté et n’y découvrirent qu’un reste d’eau sale. La neige qui fond, la perte irrémédiable. Dans ses rêves prémonitoires, Baba voyait ceux qui allaient mourir au milieu d’un paysage enneigé.
J’ai fini par douter des contes de l’enfance, et cependant je ne cesse de chercher, à cœur perdu, peine perdue ou peine tout court, à les réparer, à créer des ailleurs. Lou et moi ne sommes pas appelées sur les mêmes chemins, même si j’aime comme elle marcher pieds nus dans l’herbe. Il y a toujours des petits cailloux blancs à trouver, des signes à déchiffrer, code secret du temps qui passe, de la vie qui va et vient. Traits d’union. Deux des derniers petits-cousins sont nés à Göttingen, là où Lou s’en est allée.
Partie III
8.
Sans un mot, la poussant doucement par l’épaule, le père de Julia la fit entrer, tandis qu’elle sanglotait à n’en plus finir. Sa mère Paulina apparut, dans sa chemise usée jusqu’à la trame, des mèches échappées de son bonnet de nuit.
— Que fais-tu ici ? Tu ne devais pas dormir chez les Ozilins ?
— Je ne pouvais pas… M. Vitols… hoqueta l’adolescente. J’ai perdu mon travail…
— Comment ça, tu as perdu ton travail ?! aboya Paulina, hors d’elle. Penses-tu que nous roulons sur l’or, que tu peux vivre en princesse à ne rien faire de tes dix doigts ?
— Assez ! la rabroua Gabriel. Allons nous coucher, nous parlerons demain.
Paulina regagna la chambre, drapée dans sa vieille chemise et sa dignité offensée, suivie de près par son époux. Julia se glissa dans le lit au coin de la pièce principale, séparé de celle-ci par un simple rideau.
Elle se crut incapable de dormir. M. Vitols la poursuivait en ricanant, sa petite langue pointée entre ses petites dents. Il n’avait plus de pantalon. Il courait après elle à travers la forêt, les pans de sa redingote au vent. Ces deux ailes noires voletant derrière lui, perché sur ses jambes grêles, il ressemblait à une vilaine pie. Une pie géante et velue. L’ours se redressait sur ses pattes arrière et dodelinait de sa lourde tête. « Viens, Julia, viens que je te serre dans mes bras ! » Elle tentait de s’échapper, dévalait une pente, l’ours à ses trousses. Il la rattrapait, lui léchait la figure avec des grognements satisfaits.
« Bullig ! » Le gros berger la fixait de ses yeux mouillés, et sa queue frappait en cadence le plancher. Gabriel Berzins, toujours levé le premier, tisonnait le feu. Courbé vers l’âtre, dans sa vieille veste d’intérieur, il paraissait bossu. La lueur des braises creusait encore sa joue. Julia se fit violence plus que d’habitude pour repousser les couvertures et affronter l’air froid du matin. Elle enfila ses valenki, jeta un châle sur ses épaules. Son père se redressa et se tourna vers elle. Sa barbe grise faisait paraître son visage encore plus émacié, mais on devinait à ses traits, à son allure, le beau jeune homme qu’il avait dû être en des temps meilleurs.
— Je vais tirer du lait pour le petit-déjeuner, murmura Julia.
Il lui désigna le cruchon sur la table de chêne, dont les nœuds, les espaces luisants d’usure, les éraflures, formaient une géographie énigmatique.
— Je m’en suis déjà occupé. Viens t’asseoir.
Elle obéit, tandis que son père la rejoignait et tranchait trois morceaux à la miche entamée d’un pain noir, compact. Paulina apparut, déjà habillée, les cheveux retenus dans un fichu. Pli dur au coin des lèvres, des yeux mornes comme un marais, elle se servit.
— Alors, ma fille, nous diras-tu tes méfaits ? lâcha- t-elle.
Julia baissa la tête, la gorge serrée. Comment raconter ? Gabriel gronda alors, non parce qu’il était fâché, mais parce que la vie l’avait raboté de toute forme de douceur.
— Tu sais combien il est dangereux de traverser seule la forêt, de nuit. Pourquoi n’es-tu pas restée chez la veuve Ozilins ?
Bullig posa sa tête sur les genoux de l’adolescente, un filet de bave aux babines, dans l’espoir de quelques miettes. L’arrière-train baissé, il se refrénait de toute sa volonté de chien d’appuyer sa requête d’un gémissement, d’un frétillement de la queue, trop bien dressé pour désobéir. Julia lui gratta le cou, et ses yeux s’embuèrent.
— M. Vitols… dans son bureau. Il a voulu, il a voulu… s’étrangla-t-elle.
Une gifle vola.
— Petite traînée, qu’es-tu, toi, allée le chercher ! cria sa mère. Ça minaude, ça fait l’effrontée, et voilà ce qui arrive ! Ta sœur n’a pas eu d’histoires, elle. Alors quoi ? T’a-t-on élevée, ton père et moi, pour que tu ailles te tortiller devant un monsieur ! Qu’espérais-tu ?
— Laissez-la donc ! la coupa Gabriel, arrêtant la seconde gifle.
Il plongea son regard dans celui de Julia, longtemps. Et elle lut dans le sien plein de colère et de douleur. Il n’avait besoin d’aucune explication pour comprendre, et d’ailleurs il n’en souhaitait pas. Elles n’auraient fait que le renvoyer à sa condition. Il ne pouvait rien, rien contre ce notable, rien pour préserver l’innocence de sa fille. Ses valeurs, sa lignée, ne pesaient pas plus qu’un souffle face au pouvoir et à l’argent. Paulina, la lippe mauvaise, s’était tue, soumise malgré tout à son mari. Comme sa fille et lui poursuivaient ce dialogue silencieux, elle s’enhardit à reprendre la parole, sans crier cette fois, mais avec ces accents traînants et geignards qui insupportaient l’adolescente.
— Qu’allons-nous faire d’elle, puisqu’elle ne peut pas retourner à la fabrique ? Où lui trouver un nouvel emploi ?
— Nous verrons, répondit son mari, toujours laconique.
— Ce n’est pas ça qui remplira notre marmite ! Si encore cette sotte avait attendu la fin de la semaine pour toucher son salaire ! Croyez-moi, les rumeurs ne vont pas tarder à circuler, et personne ne voudra embaucher une dévergondée. Alors il ne nous reste qu’à la marier. Si elle échauffe déjà les hommes, elle est en âge d’avoir un époux. Le gros Hans, le fils des Gunther, j’ai bien vu comment il la reluque au temple le dimanche. Ils ont une belle ferme, les Gunther, un peu de bien. Elle ne sera pas malheureuse, Julia. J’irai voir tout à l’heure le pasteur pour qu’il nous arrange ça au plus vite. Les Gunther seront d’accord, une jolie fille en bonne santé. Le gros Hans lui plantera bientôt des enfants dans le ventre, et ça lui calmera ses ardeurs.
Le front et les joues de Julia s’embrasèrent, mais elle resta à table malgré la nausée qui la gagnait. Pour son père. Elle devinait qu’il partageait le même dégoût, la même indignation à ces propos.
— Ma fille, peux-tu m’assurer que tu n’as à te reprocher aucune inconduite ? l’interrogea-t-il.
— Oui, mon père. Sur la Bible.
— Ah ça, petite impudente, tu ne t’en tireras pas si facilement ! brailla Paulina.
— Il suffit, ma femme. Julia ne ment pas. Et vous, vous n’irez pas voir le pasteur. Hors de question que cet idiot adipeux et sans manières de Hans touche à notre enfant.
Paulina ricana, balaya l’air d’un bras vindicatif, pointant le plafond bas, la cheminée noire de suie, leurs pauvres meubles bancals. Intérieur sommaire, miséreux, dans lequel s’étaient égarés une commode en marqueterie aux serrures de bronze et un tapis persan mangé aux mites, vestiges incongrus d’un lointain passé.
— Ah ça, il est beau notre château pour la petite princesse ! Et comment allons-nous la nourrir, cette bouche inutile ?
Rassemblant tout son courage, Julia murmura.
— Papa, Maman, je refuse d’être un poids pour vous. Si vous le voulez bien, je pourrais rejoindre Evguenia à Saint-Pétersbourg.
— Ta sœur s’est montrée plus maligne que toi, grinça Paulina. Elle a su économiser sur son salaire à la fabrique et la voilà maintenant modiste.
— Va donc nourrir les bêtes pendant que nous discutons, ta mère et moi, ordonna Gabriel.
* * *
Des rayons pâles peinaient à percer le brouillard. Julia aimait d’habitude ces aurores silencieuses où les sapins retenaient leur murmure, où les oiseaux se taisaient. Mais elle aurait préféré un matin plus sonore pour couvrir les éclats de voix entre ses parents et son tapage intérieur. Elle remercia ainsi Malvina, la grosse vache rouge, pour son long meuglement quand elle pénétra dans l’étable, et les poules qui l’encerclèrent en piaillant. Depuis toute petite, depuis le jour où on lui avait offert un poussin, boule de duvet frémissante dans son poing d’enfant, elle vouait à ces volailles une attention particulière. Elle restait fascinée par leur persévérante déambulation en quête d’un grain, leur patience majestueuse quand elles couvaient, le miracle de l’éclosion des œufs.
Julia n’avait pas fini de ratisser les litières, de distribuer l’eau, le grain et le foin, que son père vint atteler le cheval. Il n’adressa pas un mot à sa fille, pas un regard, et elle ne tenta pas de lui parler pendant qu’elle l’aidait à régler le harnais. Le mutisme de Gabriel ne signifiait ni une réprimande ni un reproche, seulement le besoin de plonger en lui-même, de s’absorber dans ses pensées.
Il se hissa sur la banquette de cuir craquelé, agita le fouet au-dessus des oreilles du cheval, une grande bête efflanquée et puissante au poil gris qui lui ressemblait curieusement. Julia le suivit des yeux, tandis qu’il s’éloignait sur le sentier caillouteux. Le remords la tenaillait d’avoir ajouté aux soucis de son père, à cette vie qui ne l’avait jamais ménagé. Où allait-il ? Collecter des fermages pour le compte du baron von Sielen, ramasser du bois mort, se livrer à quelque besogne incombant à sa charge d’intendant, ou tout simplement chercher un peu plus de solitude au fond des bois ? Où allait-il, la nuque raide, comme si sa vieille toque de renard pesait trop lourd sous ce ciel plombé, sans espace pour un coin d’espoir ? Elle rentra dans l’étable, s’accroupit pour ramasser les œufs. Blancs et parfaits dans sa main, si fragiles et pourtant capables d’abriter un début de vie. Les poules protestaient sans conviction, à petits coups de becs et gloussements réprobateurs, puis s’en retournaient picorer, oubliant déjà. Demain il y aurait d’autres œufs. Comme la vie pouvait être simple ! Mais de quoi serait fait demain ? Julia n’en savait rien, voulait avant tout effacer hier. Et Evguenia ? Accepterait-elle de l’accueillir ? Julia se rappelait sa sœur les derniers mois avant son départ. Un collier de perles d’ambre, une broche, un foulard brodé, réserve inépuisable de nouveaux colifichets qu’elle arborait chaque jour, l’humeur instable, à rire trop fort ou à garder les lèvres obstinément closes, hautaine parfois ou pleine de sollicitude envers sa cadette, suscitant des disputes avec leur mère, jusqu’au jour où elle fourra ses effets dans un sac de voyage et annonça qu’elle les quittait. Julia se demandait si son père la laisserait partir, ou s’il formait d’autres projets. »
Extraits
« Gabriel se versa une tasse de thé, tandis que sa femme et sa fille abandonnaient la conversation au crépitement de la pluie, au bois qui craquait dans l’âtre. Pas d’alternative à envoyer Julia au plus vite à Saint-Pétersbourg. Autrement, des rumeurs se colporteraient, on mettrait en doute son honnêteté. Ou alors, comme l’avait exprimé Paulina dans sa simplicité brutale, il faudrait la marier. Qui voudrait d’une jeune fille sans dot que ses parents cherchaient à établir à la hâte? Non, pas d’alternative: Gabriel devait faire confiance à Julia, à l’éducation qu’il lui avait donnée, à son caractère déterminé, aux qualités de son âme. Faire confiance à Julia, en priant Dieu avec ce qu’il lui restait de foi qu’il lui ouvrit un chemin de destinée plus favorable. p. 71
Le tsar écouta son nouveau conseiller. Il rendit public octobre un manifeste annonçant l’élection d’une Douma cette fois-ci d’un pouvoir législatif et garantissant les libertés civiles. Enfin une monarchie constitutionnelle! Serge de Witte en devint Premier ministre. Même si cette nomination rassurait, la circonspection restait de mise. L’empereur tiendrait-il cette fois-ci ses engagements? le comte de Witte peinait à former son gouvernement. Son ambitieux projet de réforme agraire pour rétablir la paix dans les campagnes ne recevait pas un bon accueil du souverain, et les heurts dans les villes persistaient. Socio-démocrates et socio-révolutionnaires continuaient à réclamer la tenue d’une Assemblée constituante. Il y eut encore des affrontements violents avec la police. À Moscou, une insurrection armée dans le quartier de la Presnia donna lieu à plusieurs jours de combats. À Pétersbourg, on arrêta les membres du Soviet des ouvriers, dont son jeune président, un certain Lev Trotski. Un semblant de paix revint, pour un temps que nul ne se serait risqué à estimer. Le soir du Nouvel An, on ouvrit néanmoins plus longtemps les fenêtres des maisons pour s’assurer que cette exécrable année 1905, cette année
rouge de sang et de fureur, cette année qui avait vu le plus vaste pays du monde vaciller, appartenait au passé. p. 265-266
Je découvre enfin le visage, en effet sublime, d’Alice von Haartman, qui devint mon arrière-grand-tante par alliance quand son fils Harry épousa ma grand-tante Lasty.
La très belle Alice me ramène aux Romanov. Les hasards de la vie firent que mes grands-parents maternels jetèrent l’ancre en Bretagne dans les années 1960, non loin de Sant-Briac, où résidait alors le grand-duc Vladimir, petit-fils d’Alexandre II. Oubliée l’opposition de leurs propres parents au tsarisme! Dans l’amour de leur patrie perdue et le chagrin de l’exil, ils devinrent amis avec l’héritier du trône de toutes les Russies et la grande-duchesse Leonida. Ces derniers intégrèrent ainsi mes paysages d’enfance. Ma sœur et moi courions nous cacher à chaque fois qu’ils venaient en visite, afin d’échapper à la révérence exigée par le semblant d’étiquette dont ils faisaient l’objet. Alors que je croisais leur fille, la grande-duchesse Marie, dans les rues de Dinard, elle me tira de l’embarras où me plaçait la perspective de ployer le genou au milieu du trottoir en me serrant avec affection sur son cœur. p. 277
D’origine arménienne et russe, Marina Dédéyan a été élevée au sein d’une famille quelque peu bousculée par l’Histoire et nourrie d’histoires. De l’amour des livres transmis de génération en génération, elle a sans doute tiré sa vocation de romancière. Sa vision de l’Histoire et le souffle de son écriture ont conquis un lectorat fidèle. (Source: Éditions Robert Laffont)
En deux mots
Jeanne est une archéologue de sauvetage, appelée sur des sites qui vont être prochainement détruits, comme c’est le cas en Béringie, du côté de la Sibérie occidentale après le réchauffement de la planète. Une région qu’avait déjà exploré le géologue Hushkins à l’époque de la Guerre froide et où vivait Sélhézé, il y a des milliers d’années. Leurs histoires respectives forment la trame de cet ambitieux premier roman.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Les trois visages de la Béringie
Dans cet ambitieux premier roman, Jeremie Brugidou nous fait découvrir la Béringie à travers les récits croisés d’une archéologue, d’un géologue et d’un autochtone à trois époques différentes. Sur fond de dérèglement climatique et d’ambitions géopolitiques.
On le sait, le permafrost est menacé de disparaître avec le réchauffement climatique et de libérer ainsi des tonnes de gaz à effet de serre émises par les plantes et animaux anciens gelés. Et c’est en Sibérie occidentale, du côté du détroit de Béring que la menace est la plus grande. C’est là que l’on envoie Jeanne, une archéologue, afin qu’elle puisse faire des prélèvements et retracer en particulier l’histoire de la faune prise jusque-là dans les glaces. Ses traces préhistoriques vont disparaître pour laisser place au «Beringia Park» que des investisseurs souhaitent ériger là pour le repeupler de mammouths et aurochs clonés et proposer des safaris aux chasseurs.
Revenir au temps des chasseurs, c’est aussi ce que fait l’auteur en nous racontant la vie de l’un d’entre eux, Sélhézé. Le jeune homme, il y a plusieurs milliers d’années, va être confronté à la montée des eaux et à la création sur ses terres d’un détroit qui reliera Russie et Amérique. On l’aura compris, c’est encore une fois le moyen de rassembler les temporalités, de confronter ce bouleversement climatique avec celui qui nous menace. Mais ce télescopage des époques s’accompagne aussi d’un mélange des genres dans le style. On y retrouve un journal de bord, des rapports scientifiques, des mythes, un rapport de fouilles, un herbier, de la poésie et une quête obsédante.
Ces allers et retours entre raison et imagination caractérisent surtout Hushkins, le géologue qui n’a de cesse de fouiller ce territoire, d’en explorer tous les recoins. Car ici la rigueur scientifique s’imprègnent des croyances qui ont aussi construit cet endroit du globe, l’œuvre littéraire en étant en quelque sorte le dépositaire.
Premier roman ambitieux, Ici la Béringie nous parle certes d’écologie, mais il va bien au-delà. Dans notre rapport au monde et aux animaux, dans la primauté de l’économie et de l’exploitation des ressources et dans le besoin de sans cesse nourrir nos imaginaires, il nous propose une sorte de bréviaire pour les temps futurs qui s’annoncent bien sombres. Ce faisant, il s’inscrit logiquement à la suite de Doggerland, le roman dans lequel Elisabeth Filhol explorait elle aussi une terre engloutie, celle qui reliait la Grande-Bretagne au reste de l’Europe.
Ici, la Béringie
Jeremie Brugidou
Éditions de l’Ogre
Premier roman
200 p., 19 €
EAN 9782377561049
Paru le 19/08/2021
Où?
Le roman est situé entre la Sibérie orientale et l’Alaska, sur ce qui consiste aujourd’hui le Détroit de Béring.
Quand?
L’action est construite autour de trois époques, il y a quelque quatre mille ans, dans les années de Guerre froide et dans un futur assez proche.
Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a quelques milliers d’années, Sélhézé, une jeune Qui-Collecte, voit la mer envahir progressivement son environnement.
À l’aube de la guerre froide, Hushkins, un géologue américain, découvre les traces de la Béringie au milieu du chaos provoqué par les incursions américaines et soviétiques.
Dans un futur proche, Jeanne, une archéologue, cherche son frère disparu en même temps qu’elle dirige le chantier de fouilles du permafrost au sein du Beringia Park, sorte de Jurassic Park consacré à la faune du Pléistocène.
Des milliers d’années les séparent et pourtant, les destins de ces trois personnages sont intimement liés et portent en eux le secret de la Béringie.
Ici la Béringie est l’histoire de ce territoire disparu, mystérieux et sauvage, qui sommeille aujourd’hui dans les profondeurs du détroit de Béring.
Dans son premier roman, Jeremie Brugidou reprend les codes du récit d’exploration, du carnet de terrain et du roman d’aventures pour interroger les relations que nous entretenons avec le vivant à l’heure où les bouleversements climatiques nous rapprochent plus que jamais des Tchouktches, derniers habitants de cette terre fantôme qu’est la Béringie.
Les premières pages du livre
« Malgré le ressac, le ferry manœuvre élégamment au plus proche de la grève d’Ouelen. Le sable froid reçoit mes pieds et le vent de la toundra sibérienne m’accueille. Sur la jetée, William me tend immédiatement le carnet. La couverture épaisse et gondolée est auréolée de traces de sel. Sensation mêlée de douceur et de rugosité, je passe ma paume tout autour. Impression de caresser une vieille bête aux poils cristallisés par la mer. Je ne l’ouvre pas tout de suite. William m’a contactée il y a quelques mois pour rejoindre cette mission de sauvetage archéologique et diriger les fouilles de l’« arche aux baleines ». C’était l’occasion de retrouver Naomi et d’explorer une piste plus personnelle. Le carnet avait été remis à William dans une enveloppe à mon nom par l’un des locaux engagés sur le terrain de fouilles. C’est ce qui a précipité mon départ. J’ai tout de suite su que c’était un message de mon frère, même si William m’expliquait au téléphone qu’il s’agissait visiblement d’un carnet authentique, jusque-là perdu, d’une expédition scientifique qui s’était déroulée ici il y a environ un siècle.
Demain, je dois rencontrer les rangers de l’immense parc de conservation qui jouxte la zone de fouilles pour évoquer les « fuites » d’ivoire de mammouth. L’augmentation brutale de la fonte du permafrost avait pris tout le monde de court. D’anciens vestiges biologiques très bien conservés avaient émergé dans le Grand Nord et provoqué une ruée vers les ossements. On retrouvait mammouths, dents de sabre, saïgas, tous les classiques. Parfois, on découvrait aussi des structures préhistoriques comme l’arche aux baleines et alors, dans l’urgence, on faisait appel à moi. Naomi m’avait parlé du trafic important de parties animales décongelées qui transitait par les bateaux de pêche du détroit. Ça provoque parfois certains accrochages avec les orques qui migrent et qu’elle observe en ce moment. Après des mois de séparation, je la rejoins enfin.
La traversée du détroit de Béring a été moins pénible que je ne le pensais. Belle conversation avec un architecte tchouktche sur le ferry. Le détroit se dit aussi « Irvytguyr ». J’ai noté ce que j’ai pu malgré la houle. Son sourire était vertigineux. Il m’a dit qu’en tchouktche il y avait beaucoup de termes pour désigner le permafrost selon la densité du gel dans les sols. À une époque où les changements étaient plus lents, on inventait des noms pour chaque état des choses. Il a attiré mon attention sur quelques larges ombres très vives qui sillonnaient sous la coque. J’ai repéré un aileron poivre et sel, recouvert de crustacés ou de coraux avec une large cicatrice sur la pointe qui se recourbe en spirale. Mon camarade de mer est un Louoravétlan, un « homme véritable », m’a-t-il traduit avec un rictus. Il connaît les baleines, c’est un chasseur et, comme beaucoup, il travaille en ce moment sur les grands travaux. Au-dessus de nous, on ne voyait que ça : le chantier du pont monumental s’imposant face au ciel. Un pylône s’enfonçait brutalement au milieu du petit morceau encore émergé de l’île de la Grande Diomède, qu’on appelle ici Imèklin. J’ai mieux compris les tirades révoltées de Naomi. Quand l’énergie magnétique avait scellé l’union des États-Unis et de la Russie, il avait fallu bâtir une infrastructure au goût du jour. Du côté de l’Alaska, tout le monde ne parle que du grand pont qui reliera les continents et survolera l’enfer qu’est devenu le détroit depuis l’augmentation du trafic maritime avec l’ouverture du passage du Nord-Ouest. La construction atteint presque la Sibérie. Encore quelques mois de travaux et ce fameux pont géant sera terminé. La Gozok Sustainable Industries ne me laissera pas un jour de plus avant de tout faire exploser pour installer ses turbines sous-marines et renforcer les sols là où ça fond. Le chauffeur qui m’a emmenée à l’embarcadère du ferry côté Alaska s’est vanté d’assurer les transports avec l’un des derniers véhicules à pétrole de la planète. Je regardais alors le chantier du pont qui se prolongeait vers l’horizon. « Du côté sibérien, les travaux prennent du retard », m’a-t-il dit. Je sais, c’est pour ça qu’on m’a appelée.
Entre le signe inattendu de mon frère, l’ordre de mission archéologique, les dossiers de subventions et les négociations avec Gozok, tout s’était accéléré jusqu’à mon départ. C’est la première fois que je dirige un chantier de fouilles pour la paléoanthropologie. Je me familiarise tout juste avec les termes et les concepts. Le référent paléo m’a gentiment fait comprendre que je n’avais rien à faire ici et que, s’il leur fallait un vulgaire braconnier des sous-sols, ils avaient déjà de quoi faire sur place. Il m’a reprise sur la « palynologie ». J’ai encaissé. Quel rapport entre la mission ici et l’étude des pollens ? J’ai tenu bon, je suis quand même la meilleure dans les sauvetages de fouilles archéologiques improvisées, celles qu’on lance en urgence avant que les projets de grands travaux ne rasent tout. Je n’y connais rien en préhistoire, mais William me fait confiance.
Première nuit en Tchoukotka. J’aurais pu dormir si je n’avais pas ouvert ce foutu carnet. Installée dans ma tente sur le camp de fouilles, sur la première page, année 1946, je lis le nom de Hushkins. L’écriture change en cours de route. Je suis persuadée que c’est mon frère qui a écrit la suite. Un jeu de piste un peu pervers pour que je le retrouve. J’ouvre prudemment le vieux carnet qui s’effriterait presque. Sous la pulpe de mes doigts, ça crépite au coin des feuilles. Les premières pages sont remplies de listes assez précises d’espèces que j’imagine végétales au vu de l’herbier qui compose les pages suivantes : des tiges, des fleurs, des graines, toutes sèches et cramées par le sel. Puis des traces de sang oxydé et d’écailles recouvrent quelques pages, après quoi les listes s’estompent et des récits se chevauchent, parfois illisibles. William a utilisé le terme « fiévreux » en parlant de ce carnet abîmé, dont les pages étaient auréolées et cartonnées par l’humidité et le sel. Entre deux fleurs aplaties, ça se brouille. Un petit bruant des neiges perce la première aube dans le ciel noir. Je manipule difficilement le carnet, dont chaque page semble près de s’effriter sous mes yeux. Les tiges se mêlent aux fibres du papier, ça entre dessous, dedans, à travers. Ici le bleu évaporé des spores vibre encore sur la plaine. Des fleurs, Arnica frigida, Astragalus arcticus, Cerastium beeringianum, recomposent un paysage en deux dimensions, pressées sur l’aplat du papier. Ce carnet a plus d’un siècle, pourtant quelque chose s’agite encore entre les pages. Je cherche les signes de mon frère dans les remous chronologiques. Mon rythme cardiaque change et me pince la poitrine. C’est là que le sommeil me quitte définitivement. Au-dessous de Lupinus arcticus, une fleur qui déverse sa vivacité argentée sur toute la double page, une écriture plus récente, moins effacée : Il y a ici la Béringie. William m’a répété cette phrase énigmatique prononcée par l’homme qui lui avait apporté le carnet. Je fouillerai les autres carnets pour comprendre ce qu’il a voulu dire, mais je suis sûre que c’est la marque de mon frère. Derrière ces mots, des pages semblent scellées, je ne parviens pas à les séparer sans déchirer complètement la page avec son écriture. Des miettes végétales tombent à chaque tentative. Ça sent l’humide. Sur les pages suivantes, je devine, esquissée au charbon délavé, une vaste vallée fluviale. Un ours invente la prairie par un chant profond et chaud. Je repense aux kèlièts, les esprits invisibles, et aux tèryky, des créatures errantes de la toundra, contre lesquelles le Tchouktche du ferry m’a mise en garde. Des êtres déplacés et déliés ; et des ivrognes, a-t-il ajouté après un silence, en rigolant. Ne pas oublier aussi de trouver des « racines d’or » que l’on peut faire en tisane pour soigner les yeux. Je ne me lasse pas de caresser du bout des doigts Lupinus arcticus qui halète dans un souffle bleuté. Plus loin, c’est une loutre qui crée la Terre, et au verso je lis : « Ranunculus hyperboreus a été figée dans sa danse tourbeuse, pourtant tu peux la faire revivre depuis les profondeurs de la mer. »
J’étais au fond de l’océan et tout était translucide. Jusqu’à la surface s’érigeaient de grandes montagnes dont les pointes dépassaient à l’air libre. J’étais peut-être à une centaine de mètres de profondeur et je respirais parfaitement. C’était une technique que j’avais apprise des poissons et qu’il ne fallait surtout pas que j’oublie. Je me répétais sans cesse la procédure respiratoire à suivre. C’était complexe, je crois, mais presque naturel, apaisé en tout cas. Je voyais des corps colossaux passer au-dessus, des baleines et d’autres créatures. Il y avait des tanks qui descendaient également en file indienne depuis la berge lointaine. Ce qui me frappait, c’était la clarté de l’eau, en noir et blanc, tout était limpide et flottant sur des distances infinies. La guerre se préparait dans une placidité indescriptible. Au fond, un bouillonnement m’appelait intensément. Je descendais lentement le long de la pente douce, de plus en plus profondément. Soudain, j’ai croisé un corbeau. Je ne sais pas s’il nageait ou volait. Il s’est posé devant moi et avait l’air de me toiser. J’ai commencé à douter de ma propre légitimité sous-marine. Je n’arrivais plus à respirer, je me suis réveillé.
Pas besoin d’être palynologue pour comprendre. Il pose le carnet et fait tourner entre ses doigts la fleur vive au-dessus de son front. Les pollens parlent la langue commune. Être à l’écoute, laisser passer les premières incompréhensions, attendre que les particules se déposent, par strates. Parfois ça parle, et on ne s’y attend pas. C’est quand ils ont trouvé ici la même fleur qu’il avait cueillie de l’autre côté que l’évidence lui a claqué la poitrine. Les mêmes signatures-pollen de part et d’autre du détroit. Il place l’anémone dans son herbier sibérien et ils compareront la fleur avec celle conservée dans l’herbier alaskien, l’herbier maudit. Avec soin, il la fixe au papier par la tige, note la date, l’arborescence phylogénétique avec le nom de ses ancêtres connus et une nouvelle suggestion de dénomination taxonomique qu’il avait pris l’habitude d’inventer avec elle : Dianae beringianum. Il relève le nez et sent le souffle glacé de la toundra sur sa nuque. Il fixe à nouveau la page fraîche de l’herbier qu’il laisse un peu battre au vent sec. Il le sait, ces fleurs appelées aussi « filles du vent » ne sont pourtant pas arrivées ici par le vent d’est. Elles ne sont pas plus récentes que celles de l’autre côté, en Alaska, ni plus vieilles que celles des îles Aléoutiennes. Elles ont toutes colonisé par radiation depuis un centre commun qui se trouve aujourd’hui sur le plateau océanique à des centaines de mètres sous la mer. Il en mettrait sa main à couper.
Hushkins se relève de son lit de tussack, s’ébroue et envoie une secousse dans ses bras engourdis et ballants. Des paquets de tiges sèches roulent sous le vent. Debout un temps, il reste immobile devant l’étendue de la péninsule des Tchouktches, aux limites des terres sibériennes. Les poils de la steppe se dressent en un frisson qui fait chanceler le vieux chercheur. Son corps partage une autre intimité avec ces lieux. Le vent froid agresse les vertèbres. Il se penche en avant et observe, le dos rond, les morceaux de prairie secs qui partent au vent et tournoient un temps autour de son corps empêché. Il a arpenté des terres semblables toute sa vie, de l’autre côté du détroit, juste en face. Maintenant, ces années lui remontent dans la colonne. Hushkins se laisse toiser docilement par le vent, le corps penché en avant, la tête relâchée. Diane lui avait appris à détendre ainsi le dos quand il se fige. Il fait quelques pas, la tête et les bras pendants, perdant un peu l’équilibre, se laissant aller aux aspérités du terrain, fermant parfois les yeux, détendu jusqu’à retomber sur les touffes moelleuses de tussack. Les autres sont de l’autre côté de la colline, près du campement. Il frôle les limites que forment la prairie avec les dunes et son humanité avec le reste. Des limites en saccades, comme des plateaux empilés, des morceaux de terrain qui se glissent dessus dessous en une cristallisation anachronique. Avec son ancienne réglette de géologue, il mesure des empilements de quelques décimètres d’épaisseur, soit plusieurs centaines de milliers d’années.
Enfoncer le doigt dans le sable. Humer les tiges de jonc humides. Réveiller les paumes au lichen. Relier les deux mondes. Au pied des volcans, les plages pareilles aux jours se chevauchent et dessinent une carte du temps. Un battement par siècle. Il lui semble que son cœur s’est accordé au temps des transformations géologiques depuis qu’il se laisse guider par l’idée, trop vaste pour son esprit, que Diane lui a soufflée. L’idée de la terre engloutie. L’archéologie des crêtes de plage révèle une esquisse vivante du mouvement des bancs de sable. Elles dessinent les mouvements de la mer comme de la terre et forment une archive à ciel ouvert de leurs interactions au cours des différentes périodes de glaciation et de déglaciation. Chaque bande de sable lui fournit un indicateur sur une ligne du temps dont il ne connaît pas encore tout à fait l’échelle. Il pourrait compter en millions d’années s’il trouvait les bons empilements. Entre ses doigts, il caresse la petite pierre polie qu’il garde toujours dans la poche de sa chemise. Elle lui rappelle les lèvres de Diane et l’abrasion du torrent où il l’avait rencontrée pour la première fois ; encore une autre chronologie. Son regard pointé vers l’est, il croit distinguer l’autre rive, de l’autre côté du détroit de Béring, et le temps en extension accélérée qui l’en sépare. L’expédition délivre toutes ses promesses, il faut juste tenir, encore un peu, et continuer à jouer au chef de meute. Devant lui, la mer et ses nuances de bleu. Il voit clair sur des kilomètres et des millénaires à la fois.
Avant de rejoindre les deux autres, il s’assoit dans le sable pour observer un moment l’activité des insectes. Il oublie un peu les plantes et leurs rêves enracinés dans une mémoire qu’il voudrait tant troquer contre celle de ces coléoptères littoraux qui vaquent à d’immenses projets. Dans un autre récit, leur prothorax ressemblerait au masque d’un esprit dit « soleil noir » et dont les élytres formeraient le corps iridescent et polymorphe. S’ils ouvraient la bouche, on y verrait l’univers. Hushkins a déjà épinglé le spécimen, et les boîtes entomologiques sont pleines. En suivant les errances de ces nouveaux personnages à la trace, Hushkins trouve des fossiles de coquilles de mollusques disparus. Celles de l’escargot marin géant Neptunea complètent les relevés des crêtes de plage et indiquent un ressac de l’océan s’étalant sur des dizaines de millions d’années. Il y a environ treize mille ans, se répète-t-il, la terre s’étalait à sec jusqu’à l’Amérique pour la dernière fois. Maintenant, il a la certitude que Diane avait raison, mais elle ne verra jamais comment leurs deux univers se rejoignent. Depuis, la mer recouvre les terres et monte encore, et les migrations de mollusques bivalves ont repris entre la mer de Béring et la mer des Tchouktches, autour de la péninsule extrême-orientale de la Sibérie qui touche presque l’autre doigt lithique, américain.
Les moustiques fêtent le crépuscule. Leurs corps montent et descendent selon une carte qu’ils sont seuls à connaître. Ils sont affairés au grand événement de la fin des jours. Ils disent adieu à ces milliers de petits soleils qui se couchent à quelques centaines de mètres d’eux. C’est ce monde-là qu’ils perçoivent, lui aurait dit Diane. Verront-ils le lever du jour ? Pendant ce temps, Hushkins rejoint ses deux compagnons, Sigafoos et Myza, et à eux trois ils forment un triangle qui avance sur la plaine, consciencieusement. Ils ont le nez pointé vers le sol, un carnet à la main. Ils composent un tableau. Trois hommes dans les hautes herbes, deux accroupis, un debout, masques et carnets. Hushkins peut écrire debout immobile pendant des heures. Parfois, autour d’un dessin de semence de pissenlit, ses notes de terrain trahissent une bifurcation inattendue : « Nous en étions là à tracasser le sol… depuis combien de temps déjà ? » Les graminées s’accumulent dans les poches des yeux. Hushkins a abandonné le masque anti-moustiques. Le grillage que portent Sigafoos et Myza semble animé d’une pellicule vivante qui vibre, cherchant désespérément un accès au sang. Cette expédition repose d’abord sur une intimité inscrite dans le partage involontaire des sangs, orchestrée par un empire de moustiques nouvellement éclos.
Sigafoos insère son stylet dans le sol, mesure l’hygrométrie, note, prélève le tubercule, note, effrite les graines, note. Il réserve une case dans chaque ligne de son tableau pour y apposer le bout de son doigt recouvert de pollen : il y presse son doigt, et une trace jaunâtre imbibe le papier. Il a remarqué que la couleur du pollen et la forme de l’auréole ne sont jamais tout à fait identiques d’une fleur à une autre et il crée en parallèle un autre classement, qu’il garde pour lui. La palynologie trouve là sans doute son plus haut point d’expression. C’est peut-être une sorte de nuancier phylogénétique, une gamme de couleurs de l’évolution du vivant depuis l’apparition des plantes à fleurs et des pollinisateurs. Le soleil se couche, comme chaque soir, loin derrière ces montagnes qu’on distingue parfaitement à plusieurs centaines de kilomètres dans une clarté de ciel. Et le trio prend un moment pour sentir la transition des couleurs, des températures et des sons.
Le triangle a fait bon chemin. La plaine a été quadrillée, l’inventaire de ce côté de l’océan doit être pathologiquement exhaustif. Hushkins était déjà allé au bout de son obsession de l’autre côté, seul, avant la guerre. Ou plutôt il avait terminé seul, puisque Diane l’avait accompagné pendant plusieurs années. Puis elle était morte au loin, d’un cancer, pendant qu’il finissait le recensement. Il n’en parle jamais. Quand il a rencontré Myza à Petropavlovsk, chez un mécanicien, il partait pour un exil sans retour. Mais auprès de Myza, il s’est mis à raconter, encouragé par sa générosité avec les histoires, et a déversé un flot de paroles pendant plusieurs nuits. Les histoires de plantes et de Diane se mélangeaient et Myza croyait reconnaître une histoire familière. Il a encouragé Hushkins à poursuivre la quête, il l’accompagnerait et lui servirait de guide. Alors Hushkins a retrouvé le fil de son « rêve palymnésique », comme il l’appelait, un rêve hanté de souvenirs d’humains et d’angiospermes. Il n’a plus quitté Myza. Et il n’a plus jamais parlé de sa vie de l’autre côté du détroit, avec Diane.
Parfois Myza raconte à son tour. Il parle d’un amour d’avant le temps. Il invente un peu. Il recompose. Sigafoos ne pose jamais de questions. Il est botaniste dans chaque cellule de son être. Ses mains sont de la couleur des chatons de saule qu’il frotte constamment entre ses paumes. Il est accroupi dans les hautes herbes et malaxe une pâte de pigment jaune rosacé, de la couleur des couchants.
Le ravitaillement se fait attendre depuis une semaine. Myza garde ce sourire inimitable qui est pour Hushkins la matérialisation de la confiance. Hushkins propose aux deux camarades un nouveau camp de base pour la suite des recherches, quand le ravitaillement sera arrivé, de l’autre côté du lac à l’intérieur des terres, sur un plateau plus exposé au vent. Il faut bien éliminer l’hypothèse d’une propagation éolienne. Ce sera sans doute moins confortable. Myza sourit. Les précautions des Blancs lui ont toujours inspiré un sourire ironique. Il se souvient des têtes indigènes fichées sur leurs propres harpons tout le long de la péninsule devenue base militaire soviétique. La décision était tombée sous la forme d’un colis jeté depuis un avion. Ils avaient une semaine pour se déplacer. Où ? Personne n’y avait songé. Les chasseurs de la côte n’y avaient pas accordé d’importance et, de plus, la saison battait son plein. Une semaine plus tard, une frégate militaire ramenait de sa chasse un filet de têtes indigènes et les soldats avaient pris le soin de les empaler sur des harpons plantés tous les neuf mètres le long de la frontière de la nouvelle base. Leurs cheveux battaient au vent.
Myza, ça lui est égal, il aime ces terres, avec ou sans vent, et cette expédition est la seule possibilité pour lui d’y revenir. Il a quelque chose à y retrouver. Depuis la grande confiscation par les étrangers russes et américains, seules les expéditions scientifiques ont accès au lieu. Étudier puis civiliser l’extrémité du territoire, achever le travail inabouti des missionnaires orthodoxes, favoriser les échanges. Le commerce des peaux et de l’ivoire a englouti les autres habitants de la péninsule, comme les isatis, ces renards bleus des banquises ; fourrures de phoque, d’ours blanc ou de renne, peaux de zibeline et de glouton, défenses de morse sculptées ou non, sans parler de l’huile et des fanons de baleine. Appétit vorace des visiteurs étrangers et flots de mauvaises eaux-de-vie. Le XIXe siècle avait vu la grande baleine boréale et les camarades morses chassés jusqu’à quasi-extinction. Il n’y a pas si longtemps, on rencontrait sur les côtes du Kamtchatka, rapportés par les courants, à peine plus de carcasses de morses décapités que d’humains boréaux massacrés. Le bruit de la dékoulakisation se répand maintenant sur les steppes et pourrait bien à nouveau tout faire basculer. Il lui semble entendre encore les porte-voix : « Le pouvoir aux pauvres vers l’avenir radieux et unique du communisme soviétique. » Il faut profiter de la moindre fenêtre de vent avant le rétrécissement définitif du monde. Et puis, un autre projet est en cours, qui fait sourire Myza.
Sigafoos, ancien braconnier à l’ouest, trappeur et homme des bois, diplômé de l’université de Seneca, suit Hushkins depuis qu’il a fini son doctorat sous sa direction. Il lui doit toutes ses découvertes botaniques. Sur les recommandations de Hushkins, il a effectué le tout premier prélèvement de colonne de glace dans un lac des terres confisquées d’Alaska et y a découvert une véritable frise chronologique à unité pollen. Mais pour la première fois, il émet un doute. S’ils cherchent des traces de pollens, pourquoi aller fouiller les plaines balayées ? Il entrevoit déjà sur les plaines plus exposées des pollens disséminés au vent frappant les tiges sèches. Il voit se profiler les énormes lacunes dans le registre phylochromatique de son carnet. Il voit la fébrilité du chef. Pour le convaincre, Hushkins lui parle des mousses, lichens et couverts de roche qu’il a recensés en Alaska sur les falaises les plus exposées. Des structures et des motifs végétaux officiellement endémiques, mais qu’il espère retrouver également ici, sur cet autre côté de la mer de Béring. On perd l’itinéraire précis des pollens, mais on trouvera le réseau des mousses. Sigafoos sent bien que Hushkins les emmène sur une voie dont il dissimule le cap, il voit bien le regard embrumé du vieux maître et, pour la première fois, sent l’issue incertaine de cette expédition. Mais Myza trace déjà l’itinéraire jusqu’aux lichens.
Le soir, les trois camarades parlent surtout de Joy. À la dernière livraison, elle leur a apporté les nouvelles de la guerre qui recommence. Ça affecte ses affaires, mais elle continue de faire le lien entre les communautés autochtones de la côte alaskienne et celles d’ici. Hushkins est inquiet car elle cristallise les soupçons. Cependant il continue de lui confier les carnets qu’il remplit chaque semaine et qu’il faut mettre en sûreté, à l’abri de l’humidité et des fouilles arbitraires qui ne manqueront pas lors du retour aux entrepôts de Beringovski. Il ne saurait d’ailleurs pas où stocker la quantité de textes et d’extraits d’herbiers qu’ils sont en train d’accumuler. C’est Joy qui les fait passer à l’ouest, ou plutôt, vu d’ici, en direction de l’est. Hushkins est persuadé qu’au retour il réalisera la paix par la force de son idée : la réunification des deux grands blocs par un Éden commun et oublié.
Au loin, on entend des tambours. Myza note rigoureusement les rythmes. Hushkins n’en sait rien, mais Myza a d’autres projets que celui de constituer des herbiers pour réconcilier deux grandes nations qui se sont bâties sur les cendres de son peuple. Cette expédition est l’occasion de revenir sur des terres confisquées. Ils sont près des pâturages d’estive pour les rennes. Des campements de nomades sont installés dans les vallées voisines et résonnent dans la clarté glacée de l’air. Les peaux d’estomac tendues sur des cerclages de bois fumé font sonner un rythme inhabituel parmi les nomades. Les tambours ont de très anciennes fonctions et ont toujours servi d’intermédiaires. Maintenant, il semble qu’un nouveau canal se soit créé pour communiquer entre familles à chants rythmiques différents au sujet des transformations du territoire qu’elles partagent. Myza note la différence des rythmes entre les peaux sacrées et les peaux profanes tout en consultant les cartes de la zone. Les nouveaux rythmes indiquent des directions, des distances, des vitesses. Il est bien placé pour entendre les frappes des campements éloignés.
Autour du feu, Hushkins lit le journal de Steller, compagnon naturaliste du commandant Béring au cours de l’expédition maritime qui donna son nom au détroit et apporta la mort au commandant en 1741. Ce soir, Steller dessine les vaches de mer, ou ce qui deviendra brièvement la rhytine de Steller avant de disparaître. Avec ces dessins, seules traces qui nous restent des sirènes, chassées jusqu’à l’extinction par les marins qui les avaient découvertes, on complète certaines lacunes dans le registre fossile, comme les expressions de leur regard. Sigafoos complète ses carnets. Hushkins feuillette le journal et lit des extraits à haute voix. « Ce foutu Béring refuse absolument de me prêter attention, alors que je collecte depuis des jours au fil de l’eau des traces irréfutables de terre ferme. Je vois passer des algues aux bulbes éclos qui trahissent une mise à sec prolongée et donc des roches émergées à proximité. Pourtant aucun de ces médiocres navigateurs ne veut croire aux courants marins. Je lui dis haut et fort ce que je pense de lui et on me met aux fers. On prend le chemin le plus long et déjà le scorbut frappe dans les basses cales. Nous n’atteindrons jamais l’Amérique. » Hushkins s’absorbe dans le feu au rythme du battement des flammes. Avec ses herbiers, il récolte des traces de passage et voit dans la terre des courants là où le reste du monde ne voit que de l’immuable. « Atteindrons-nous l’Amérique avant que je ne sombre ? » écrit-il dans la marge du journal de Steller.
Hushkins se remémore chaque soir les chapitres qui constitueront l’ouvrage décisif de sa vie. Les calculs sont contradictoires, mais selon son hypothèse, le détroit a connu de nombreuses ouvertures et fermetures au cours des derniers soixante millions d’années, entraînant un effet de refuge puis de recolonisation par les plantes, de contraction puis d’expansion du biotope terrestre. Ce mouvement de compression et de décompression a formé des cercles concentriques dont il estime que le centre se trouve aujourd’hui sous la surface de la mer de Béring, autour des îles Diomède. Selon Hushkins, lors de la dernière période émergée de la Béringie, la flore était suffisamment diversifiée, et le climat suffisamment tempéré au sud du plateau pour que celle-ci ait été peuplée pendant des dizaines de milliers d’années par des populations d’hominidés.
Au moins dix mille ans.
Le temps pour l’établissement d’une véritable culture béringienne, engloutie il y a à peine douze mille ans.
Il lève la tête un temps et regarde la fumée qui sort de sa bouche comme aspirée par le sombre. Il visualise les cercles les uns dans les autres qui augmentent puis diminuent, propageant puis anéantissant les colonisations florales. C’est comme une respiration très lente. Il faudrait pouvoir sauter de cercle en cercle, se dit-il, jouer sur différentes bagues du temps. Il retarde le moment de dormir car ses nuits l’emmènent trop loin.
Dans un demi-sommeil, il creuse sous la mer au son des tambours qui l’empêchent de dormir.
Le scientifique a du mal à faire le pont entre ses deux rives existentielles.
L’autre côté du détroit le hante aussi.
Myza reconnaît dans le rythme inhabituel des tambours l’outrage et l’appel qui s’y tapit.
En Hushkins a lieu une autre guerre, glacée, un permafrost des viscères, depuis que Diane est morte. Il lui semble que les battements s’adressent à lui et font sursauter le temps.
Ce matin, je suis réveillée par un battement qui se fait de plus en plus fort au campement des ouvriers. Ça commence par des saccades, puis des sortes de glissements rythmiques pour évoluer vers une véritable secousse tellurique propagée à partir de vieux bidons de kérosène vides. Dans un demi-sommeil, je me dis que les travaux de construction des néohydroturbines ont déjà commencé et qu’on creuse sous la mer. Je me lève en sursaut, croyant entendre le broyage de ma structure préhistorique sous les chenilles géantes des mégasondes Gozok. Il faudra que je tire ça au clair.
Depuis quelques jours maintenant, je travaille avec l’équipe d’excavation au cœur du sanctuaire archéologique sous une pluie atmosphérique. Le détrempage des boues, récemment libérées du permafrost, facilite l’extraction des ossements. Avec le réchauffement, les terres autrefois prisonnières de la glace dégèlent et révèlent leurs mystères. Au début, je me suis inquiétée de voir des pigments rouges et noirs s’écouler dans les failles sous l’effet des jets. On a beau affiner la cible des lances à eau, ça frappe fort et indistinctement. Parfois, derrière un mur de glaise, une paroi disparaît aussi vite qu’elle est apparue. Nous gagnons du temps, nous perdons des images, nous n’avons plus trop le choix. Il faut arriver au bout de ce lieu avant qu’ils ne rasent tout. Le financement arrive à son terme et il y a peu de chances que Gozok Sustainable Industries renouvelle l’enveloppe et retarde encore le bâti. Au vu des résultats, disons, peu applicables. À l’époque où William m’a contactée pour ce chantier de fouilles qui s’annonçait compliqué – ma spécialité –, il m’a prévenue qu’il faudrait ménager tout le monde et gagner du temps vu ce que les fouilles mettaient au jour. J’ai alors mis en place mon plan B et réussi à faire espérer à GSI un nouveau minerai hyperductile pour leurs nouvelles générations de voitures Grav-zero, « zéro gravité », avant qu’ils n’explosent tout pour installer les turbines et finaliser le pont. Je savais que, depuis le passage au rayonnement magnétique dans les transports et les télécommunications, ils auraient besoin de ce type de minerai, surtout avec l’organisation des JO 2054 au pôle Nord. Nous leur avons laissé entendre qu’une telle découverte était « hautement probable ». Nous avons un peu faussé les relevés géomorphologiques, un petit montage improbable avec les fonds marins de l’Atlantique exploités pour leurs ressources. Il m’arrive encore de confondre les cartes et de m’appuyer sur les cartes faussées, sortes de rhapsodies géologiques que je trouve très belles, mais qui s’avèrent piégeuses si je ne suis pas attentive. Pendant les mois de préparation des dossiers de financement, j’y ai mélangé les propriétés de toutes sortes de terrains miniers tout en effaçant sans scrupule leurs contours géopolitiques. Maintenant, je sens tous ces mois tendus de levées de fonds qui remontent et s’écoulent, impitoyables, le long d’un filet d’eau glacé à la tombée des reins. Je sens que ma relation à ces terres est en train de changer. Je ne dis plus « Tchoukotka », mais « péninsule des Tchouktches » et je sais que le détroit de Béring se dit ici « Irvytguyr ».
Le campement a été installé sur la plage voisine, sur un des escarpements créés par les nombreux reflux de la mer de Béring au cours des derniers soixante millions d’années. Depuis la fameuse expédition Hushkins, cet endroit éveille les fantasmes scientifiques. Dès que les relations internationales l’ont permis, le terrain a très vite été enseveli sous les activités et les discours scientifico-entrepreneuriaux. Ces derniers temps, leur accumulation accélérée laisse entrevoir une sale tournure. Le désastre à venir sera sans doute aussi fracassant que l’a été la découverte de ces lieux. J’imagine une fin tragique à l’image de celle de l’expédition Hushkins, qui a involontairement ouvert la voie à toute cette machinerie d’extraction.
La pointe de la Sibérie orientale recule à mesure que le reflux diminue et que remonte la mer. Encore quelques centimètres et tout sera salé. Tout ce que cette toundra contient de trésors enfouis sera dévoré par l’indifférence marine. En attendant, on profite des quelques degrés supplémentaires pour percer la glace. L’industrie de dragage des dégels bat son plein et j’ai fait jouer la concurrence pour acquérir ce merveilleux système hydraulique. Les pompes envoient une eau à très haute pression pour briser les masses de permafrost décompactées et la succion fait le reste. La boue est rejetée et forme une petite péninsule qui prolonge la falaise. On peut extraire jusqu’à quatre-vingts tonnes par heure dans ce sol de glace, de roche et de galettes argileuses. Aux abords de la zone de fouilles, on abaisse la pression et progressivement la lance à eau fait place aux brosses et aux souffles de nos bouches. Agenouillée avec les autres sur une terre surprise de sa mise au jour soudaine, je marche indélicatement sur des rêves.
Ici, nous avons commencé à dégager une structure gigantesque d’ossements qui date probablement du Pléistocène. La structure s’impose au paysage, aussi bornée et indifférente qu’un somnambule aux rêves farouches. Puissante et haute, elle est à la fois une évidence, une énigme, un charnier et un poème. En général, je me contente de diriger les fouilles et d’organiser la récupération des artefacts dans les meilleures conditions possibles, mais ici quelque chose me retient et m’absorbe. J’ai l’habitude des recherches archéologiques appartenant à notre temporalité historique, avec des écrits, des témoignages. Ici, l’énigme est abyssale. Grâce à William, je participe autant que je peux aux discussions des paléoanthropologues. Nous sommes parvenus à reconstituer un quasi-récit. Nous savons qu’au cœur de ce récit il y a ces côtes de baleines franches boréales mêlées à des défenses de mammouths, disposées en allée, formant comme une arche profonde de plusieurs dizaines de mètres de long. Une côte, une défense, une côte, une défense, etc., érigées tel le squelette d’une immense chimère endormie. Le tracé de l’arche est très précis. Une sorte de couloir ou de tunnel. Se dirigeant vers la mer. L’hypothèse m’est d’abord apparue évidente et brusque : un intermédiaire terre-mer. Mais apparemment, à l’époque de la mise en place de cette structure, la mer se trouvait beaucoup plus loin, et il était alors difficilement imaginable qu’elle puisse un jour arriver jusqu’ici, à l’entrée ou à la sortie de ce tunnel d’ossements, de ce qui est aujourd’hui littéralement un passage. On me dit qu’il faudrait parvenir à la dégager jusqu’au sol originel où elle a été érigée, sans la fragiliser. C’est pas gagné. Avec la marée, les galets emportés par les vagues jouent déjà une musique régulière sur les os.
Avec le réchauffement, l’archéologie de sauvetage foule de nouvelles terres. Mais si la mer monte encore, tout sera recouvert. Déjà les vagues taquinent les mammouths et les domaines se mélangent. Des dragages robotisés sous le plancher océanique ont dégagé récemment tout un corps de fauve, tellement bien conservé dans la glace sous les sédiments qu’il a comme bondi hors de la fosse d’extraction. L’opération a été filmée par les caméras des robots. Le scaphandrier qui se trouvait alors au fond pour entretenir le système de pompe a vu fondre sur lui un fauve gigantesque à dents de sabre, d’au moins cinq mètres de long. Avec le tourbillon créé par les rejets de pompage, la bête a flotté en spirale pendant plusieurs minutes, belle comme un pétale dans le vent, curieuse comme une panthère jouant avec un homard dans les fonds de la mer, avant d’être emportée plus loin par les tombants et les courants de convection d’eaux profondes. On voyait le scaphandrier se débattre, sans visibilité, entre les câbles, les tuyaux et le sable soulevé en brouillard. La bête n’a pas pu être récupérée, mais les images hantent encore les réseaux sociaux. Je revois ce fauve qui tourbillonne en pleine eau, les yeux fermés, comme saisi par un rêve apnéique, léger dans sa prédation féroce. Peut-être reste-il dans son estomac des morceaux humains. Tout au fond de la mer, je vois son cadavre dans les plaines abyssales fournir un festin d’un autre temps à une assemblée de requins aveugles, de congres benthiques, de poulpes translucides et de crabes recouverts de filaments bactériens comme des lianes de poussière.
Peut-être en sera-t-il de même avec cette arche. Je vois un corps arrêté trop tôt en plein milieu d’un processus ; de quoi, je ne sais pas. Comment le dater, comment imaginer son environnement ? Les procédés de datation atomique donnent des fourchettes temporelles trop larges. La grande interrogation des spécialistes, c’est de savoir si l’arche date de la fin des « terres béringiennes », juste avant le basculement hors du Pléistocène. Dans les intestins de mammouths récupérés dans les tourbes voisines, on retrouve des pollens qui indiquent une terre riche en herbes et en joncs. Une sorte de paysage de steppe, mais clairsemé de bouquets denses témoignant d’une vitalité arboricole et de fourrés d’arbrisseaux. Ces ossements et ces défenses ont-ils connu les mêmes contrées ? Quelles subjectivités les contemplaient alors ? J’ai lu que les études génétiques sur les ADN des populations en Asie et aux Amériques avaient révélé non seulement la proximité entre ces deux groupes humains, mais surtout une étape intermédiaire de peuplement entre les deux continents. L’image du « passage de Béring », je l’ai bien : la migration des hominidés entre les deux grands continents. Mais l’image d’un « monde de Béring » m’est inconnue.
Les études parlent d’une « mutation importante des haplotypes », ce qui semble signaler un groupe génétique isolé pendant plusieurs milliers d’années, peut-être une dizaine, suffisamment en tout cas pour créer une « maturation » inscrite dans les gènes, avant d’entrer définitivement en Amérique. Si la Béringie a été si longuement habitée par les humains, il doit y avoir des récits liés à ces terres submergées. Plus de dix mille ans de peuplement dans un climat idéal. On doit pouvoir retrouver aussi des récits qui évoquent la disparition des terres. Il doit y avoir des traces, peut-être même une civilisation béringienne. Du côté américain, tout est verrouillé, effacé dans le besoin d’instaurer le mythe du Nouveau Monde. Étrangement, ici, il reste des zones grises. Cette arche est la trace d’un récit, d’une histoire de fin du monde. Si seulement on parvient à la dater, je pourrai remonter les écheveaux du temps pour pister une source narrative, un écho du monde de celles et ceux qui ont vécu ici.
Sous la tente, je me replonge dans les cartes et les carnets. Il faut que je sois claire devant William sur le programme de fouilles. Mon rituel : punaiser les pensées parasites. Je suis venue pensant chercher quelqu’un et maintenant j’ai l’impression que c’est moi qu’on cherche, que quelque chose me cherche. Sensation tenace de ne pas être à ma place. Pour quoi, pour qui est-ce qu’on s’embourbe ainsi dans la vase et le temps, là, à « tracasser le sol », comme dirait Hushkins ? Plongée dans mes cartes-hologrammes de la stratigraphie locale, j’ai quelques remords, des arrière-pensées. Ces cartes montrent des terres pleines à ras bord de données, de stocks, de potentiels, pour les scientifiques comme pour les exploitants. Mais les terres ont été progressivement vidées de leurs habitants. Moi aussi, je l’ai voulue, mon expédition héroïque, et j’ai tout figé dans le temps : le détroit de Béring et ses habitants avec. Je déplace des montagnes de tourbe gelée avec l’aide de chasseurs locaux. Où vivent-ils ? Les bases militaires, les compagnies d’extraction minière, puis énergétique, les réserves scientifiques, les parcs de préservation et maintenant les parcs de réincarnation impliquent tous un déplacement des populations autochtones. Ça me révolte, et pourtant j’y participe en faisant le travail du croque-mort : rendre le cadavre présentable. Le prétexte aujourd’hui est la conservation d’un territoire en voie de disparition, avec tout son biotope et son patrimoine culturel. Les mêmes qui conservent aujourd’hui massacraient avec zèle quelques dizaines d’années à peine en arrière. Faire plier l’indigène, détruire ses relations à l’environnement, éliminer les proies principales. Pour introduire l’idée d’une nature séparée de l’humain, qu’il faudrait protéger de l’ignorant, de l’indigène. On détruit, on répare et on renomme, puisque, au fond, grâce à nous, on recrée.
Le dernier déplacement massif, celui des Évènes, ou Kaaramkyns, comme on les appelle ici, pour la création du Beringia Park, a eu lieu il y a quelques années. Il a provoqué des soulèvements importants chez les communautés autochtones. Plusieurs passages reliant les zones sèches ont été bloqués et tenus pendant des semaines. Le parc, c’est des milliards de dollars qui passent sous leur nez et sur leurs terres. Ça a commencé par la réintroduction de bœufs musqués, de bisons des plaines, de chevaux de Yakoutie et autres grands brouteurs, ramenés par avion et bateau, puis ça a été le clonage de quelques mammouths et grands prédateurs, le tout pour recréer un écosystème pléistocène. On a fait venir des néomammouths de Corée du Sud où leurs cellules avaient été mises en culture à partir de morceaux de chair presque fraîche récupérée dans une croûte glacée près d’ici. Le mammouth naît d’un éléphant indien, le tigre à dents de sabre naît de la dernière mère porteuse des tigres de l’Amour gardée en captivité. J’ai des ouvriers qui sont spécialisés dans la récupération discrète de morceaux de mammouths pour les musées et les labos à travers le monde. Le grand-père de l’un d’entre eux a découvert le premier mammouth entier, à la fin du XXe siècle. L’animal avait quatre mois quand il était mort, et aujourd’hui il a à peu près quarante mille ans. La viande aurait pu encore être mangée. Il avait fallu retenir les chiens. C’est le nouvel or local. Depuis la « submersion planétaire » déclarée officiellement par l’ONU en 2046 et devenue maintenant quotidienne, l’humanité semble chercher à épuiser ses propriétés démiurgiques dans une sorte d’ultime potlatch des connaissances : face à la fin, on balance toute notre capacité technique pour le plaisir de la voir brûler. Que savait-on au juste du monde des panthères nébuleuses avant qu’elles n’aient complètement disparu l’année dernière ? Quels secrets, quels chants, quels rêves avaient-elles à nous transmettre ? On s’est contentés de stocker des peaux et des chromosomes. Les tigres ressuscités par clonage auront-ils les mêmes rêves que les tigres d’avant ?
Le soir, je traîne un peu au campement des ouvriers. Je vois un cercle de bidons renversés aménagé sur un morceau de terre fraîchement aplani. Mon chef de chantier, Mitkine, tente de m’attirer vers le feu pour boire un verre de vodka. À propos des tambours bricolés, il évoque un désir de renouer avec le folklore musical de leurs ancêtres. Je n’en crois pas un mot, mais je sens qu’il vaut mieux ne pas trop creuser, les hommes me paraissent très à vif. Ces tambours improvisés sont une alerte dont je dois tenir compte. Mais à qui ces signaux sont-ils vraiment adressés ? Aux communautés d’Alaska ? On me raconte des récits de libération des eaux ayant inondé le lien terrestre avec l’Amérique. Dans ces temps anciens, pas de différence profonde entre les êtres, seulement un riche répertoire de corps et de figures, et tout le monde était « humain » sous des formes variées. Il fallait juste être attentif à la singularité et à l’importance de toutes ces perspectives afin de naviguer entre les formes pour maintenir un équilibre. Depuis, il y a trop de tèryky. Il faut alors les abattre pour soulager le mal dont elles sont le symptôme, une sorte de glissement des réseaux de communication entre les êtres, une confusion et une incompréhension généralisées. Aujourd’hui, on a besoin de distinctions pour s’y retrouver, me dit-il, c’est comme ça. Je me demande si mon frère ne se serait pas fondu dans un groupe comme celui-ci. C’est plausible. Ou peut-être est-il devenu tèryky. S’il est encore en vie quelque part, en tout cas, c’est ici que je le trouverai, j’en mets ma main à couper. Demain, je dois rencontrer Caïmœn. »
Jeremie Brugidou est né en 1988 et vit à Bruxelles. Il est artiste-chercheur, cinéaste et écrivain. Il a réalisé plusieurs films (Bx46 en 2014, Le Chant de la nuit en 2017, avec Fabien Clouette, et Poacher’s Moon avec David Jaclin en 2021). Docteur en études cinématographiques, ses recherches portent sur la manière dont la fiction et les images permettent d’imaginer de nouvelles perspectives anthropologiques. Il pratique le thuy phap, un art martial vietnamien. (Source: Éditions de l’Ogre)
En deux mots:
Une vieille dame observe la narratrice dans un café où elle a ses habitudes. Quand elle se décide à lui parler, c’est pour lui raconter son histoire familiale, comment la branche russe et la branche algérienne de sa famille ont pris le chemin de l’exil. Un voyage chargé d’émotion commence alors.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
Les confidences de la vieille dame
Pour retracer le parcours de ses ancêtres, Martine Gozlan a imaginé une rencontre dans un café des Gobelins. Après les première révélations, elle va se lancer dans une enquête sur ses origines, aussi détaillée qu’émouvante.
Ce «rendez-vous des Gobelins» n’était pas prévu dans l’agenda de la narratrice, journaliste au sein de la rédaction de l’hebdomadaire La République. Elle a fait de ce café une annexe de la rédaction où elle peut préparer ses interviews. La vieille dame qui l’observe longuement avant de lui adresser la parole lui est parfaitement inconnue. Pourtant, elle affirme bien la connaître et les quelques bribes d’information qu’elle finit par lâcher viennent semer le doute et la pousser à accepter de la revoir, car «après tout, il est possible que cette femme fasse partie de sa famille». Elle n’a en effet, depuis la disparition de son père, plus guère de relations avec les siens et les rares documents familiaux sont chez de vieux cousins installés à Bruxelles.
Au fur et à mesure que le dialogue avec Rose, cette femme bien mystérieuse, s’installe, elle va vouloir en savoir plus, tenter de comprendre ce l’a conduite jusqu’à elle. Il est vrai que la curiosité tient pour elle de la déformation professionnelle.
Mais le voyage qu’elle s’apprête à faire ressemble à une exploration dans une forêt vierge, dense et inexploitée, dans laquelle il est bien difficile de se repérer. Il en ira quelquefois de même pour le lecteur, avouons-le.
Car les branches paternelles et maternelles sont aussi différentes que chargées. Commençons par la branche russe, celle des Avijanski, des Juifs qui ont fui devant la menace antisémite pour venir s’installer dans le quartier des tanneurs à Paris, le long de la Bièvre qui était encore à l’air libre et qui passait justement dans la rue des Gobelins.
Rose affirme d’ailleurs très bien connaître ce café où les gens du quartier se donnaient déjà rendez-vous. Elle aurait même pu y rencontrer Mardochée, venant d’Algérie et faisant commerce de fripes. Mais c’est au Carreau du Temple que les deux branches familiales se trouveront et donneront naissance au père de la journaliste, «preuve que la sagesse naît parfois d’une folie».
«Mardochée était arrivé de son Algérie la plus profonde, loin de la capitale, quelques années auparavant avec ses trois frères. Leur père Haï, né à Constantine en 1840, trois ans après la difficile conquête de ce piton rocheux par les Français, avait bourlingué comme forain sur les marchés du département avant de se fixer dans une petite ville rugueuse et froide, sur la route de la Tunisie: Souk Ahras, le marché aux lions en langue berbère. C’est aussi le lieu de naissance de ma mère, Béatrice. Celle qui ne revient jamais me voir depuis les profondeurs, pas plus que mon père…»
L’histoire va alors traverser trois générations que l’enquêtrice n’aura de cesse d’explorer, partant jusqu’en Algérie pour en retrouver des traces. Comme elle le confesse, l’émotion sera au rendez-vous de ce «monde vivant et charnel qui a exulté et souffert, aimé, prié, étudié, supplié. Un monde qui ne sera plus jamais le mien mais d’où je viens, de cercle en cercle, d’un siècle à l’autre».
Martine Gozlan laisse filer sa plume, chargée d’images et de nostalgie, mêlant les petites histoires à la grande, cette déferlante qui a plusieurs fois failli emporter les siens. On partage sa quête, on aime ses formules pleine de poésie, car on pressent que, comme elle, notre vie s’enrichit de ceux qui nous ont précédé, quand bien même ils n’auraient pas autant dû se battre et souffrir.
«C’est qu’une autre vie chemine à nos côtés, insaisissable, sauf à de rares instants qui émergent brutalement de l’inconnu pour nous entraîner le long de la rivière des signes. Nous leur résistons de toutes nos forces, affolés à l’idée d’être emportés par les courants. Et pourtant que ces eaux sont attirantes, avec leurs passagers engloutis qui se promènent, s’aiment, se déchirent, roulent dans des trains et des voitures de musée, franchissent les frontières de pays effacés de la carte, parlent dans des langues assassinées.»
Le rendez-vous des Gobelins
Martine Gozlan
Éditions Écriture
Premier roman
176 p., 18 €
EAN 9782359053203
Paru le 20/08/2020
Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Bruxelles, la Russie et la Lituanie de Saint-Pétersbourg à Vitebsk, en passant par Kovno, Suwalki, Augustow, Druskenik, et Bialystok, ainsi que l’Algérie, à Alger, Constantine, Souk Ahras
Quand?
L’action se situe du début du XXe siècle à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Une autre vie chemine à nos côtés, insaisissable, sauf à de rares instants qui émergent de l’inconnu pour se révéler.
Telle cette femme mystérieuse qui s’invite dans la vie de la narratrice, journaliste, en l’abordant dans un café des Gobelins. Surgie d’une autre époque, elle va pourtant se révéler très proche et l’entraîner dans une enquête où remonter le temps, de la Russie natale à l’ancien cours de la Bièvre, la rivière parisienne enterrée, fief des tanneurs juifs, puis à l’Algérie où l’enchaîna un amour malheureux.
Les destins des deux femmes se croisent au passé et au présent dans ce roman irrigué par la magie du Paris secret, la vie quotidienne d’un journal et les ressacs de la mémoire, de la Lituanie au Constantinois.
Sur les pas de Rose, la frontière s’efface entre le possible et l’impossible, le songe et la réalité, pour une traversée de la condition féminine sur un siècle, de l’enfermement à la liberté.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Quelqu’un vous demande
L’hiver s’est abattu sur le carrefour, venteux et scintillant, Noël approche. Au Canon des Gobelins, les clients terminent leur café. La salle se vide, j’étale mes notes sur la table.
— Cappuccino, comme d’habitude ?
Victor a sa mine bienveillante de 15 heures passées, quand les serveurs peuvent souffler un peu. Il y a bien trois ans que je viens terminer mes articles ici le mardi, jour de bouclage. Une position stratégique, au confluent du boulevard Saint-Marcel et de l’avenue des Gobelins. Je prends du recul en attendant de m’élancer vers le journal, rue de Valence, pour glisser entre d’étroites colonnes une explication de l’inexplicable. « Écrivez court, clair, et méfiez-vous de vos émotions », martèle le patron, Jean Vallières. C’est la loi du métier : contrôler l’itinéraire des mots en évitant qu’ils vous faussent compagnie pour aller se balader sur des chemins tortueux.
— Elle voudrait vous parler…
Victor pose la tasse devant moi, l’air gêné.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— La dame, là-bas, elle vous demande depuis deux jours.
Il montre de la tête une cliente attablée en terrasse.
— Elle me demande, moi ?
— Oui, vous. La journaliste de la rue de Valence.
L’inconnue regarde dans notre direction.
— Vous l’avez déjà vue ?
— Jamais. Entre nous, elle a un drôle de look. Vintage, comme qui dirait.
Sans doute une lectrice. Nous autres plumitifs avons des tas de lecteurs au drôle de look. Hortensia, la cerbère-assistante-hôtesse et par ailleurs diplômée de psychologie qui veille au grain à l’accueil de notre hebdo, La République, sait de quoi il retourne. Il y a les fans qui veulent rencontrer l’auteur, les obsessionnels qui viennent contester ses sources, les quémandeurs qui lui attribuent des pouvoirs exorbitants. Et, depuis quelques années, les terroristes. Mais ce n’est pas le genre de la dame.
— Bon… je vous ai prévenue.
Il repart vers son comptoir.
Elle me fixe. Vintage, mais de loin, ça lui va bien. Une silhouette mince, des cheveux noirs plaqués en bandeau. Une robe vert sombre. Trop longue.
Je replonge dans mes notes : un entretien avec le principal opposant algérien. Celui qui jure de remettre le pays à flot, les chômeurs au boulot et la corruption sous les verrous. On boucle dans deux heures.
La robe verte a bougé. Elle se lève. Sinue entre les cinq ou six tables qui nous séparent. Et s’immobilise devant moi.
Mon Dieu, qu’elle est belle. Des yeux gris, des traits doux. Et qu’elle est triste. Une tristesse vertigineuse. Qu’est-ce que je lui dis? «Asseyez-vous, je vous ai déjà vue quelque part»? Dans un film vintage, peut-être?
C’est elle qui parle :
— Je suis si heureuse de te voir. Tu es exactement comme dans mes rêves.
La dame triste et belle a rêvé de moi? Et me tutoie?
Elle s’assoit et presse ses mains l’une contre l’autre. De longues mains sans bagues. On sent qu’elle a froid et envie de serrer ses doigts maigres autour d’une tasse brûlante.
Je fais signe à Victor et ouvre enfin la bouche:
— Que voulez-vous boire?
— Un café au lait.
— Avec un croissant?
Car il est clair qu’elle a faim, la pauvre.
— Oui, merci.
Cinq minutes silencieuses avant l’arrivée du café au lait. Elle boit deux gorgées et reprend:
— Depuis que tu es arrivée dans le quartier, je te cherchais. Je te voyais de loin, toujours pressée. Je ne pouvais pas te suivre dans Paris, je suis obligée de rester par ici.
Rien. Je ne comprends rien. Blague ou défi, mon job, c’est de rendre la réalité compréhensible en me méfiant du magma intérieur. Connais-toi toi-même, disait le vieux Socrate. Sage conseil dont je ne me suis jamais préoccupée. Je ne suis pas psy et je les fuis.
Elle grignote un morceau de croissant.
— Quand je suis revenue…
Revenue d’où? Que me veut-elle? Il y a une raison à tout. Et l’heure qui tourne, avec l’interview en vrac sur la table.
Je ne sais pas où elle a chiné cette robe. Bien coupée, mais le velours est si fin qu’il pourrait se déchirer d’un seul coup. Comme si on l’avait tissé depuis des lustres. Au moins un siècle.
Elle prend ma main et l’examine. La sienne est glacée, malgré la tasse à laquelle elle a tenté de se réchauffer.
— Ton alliance, j’ai eu presque la même, c’est de l’orfèvrerie arabe.
L’alliance que Claude m’a achetée au souk d’Amman. Pour me protéger car je roulais toute seule, deux jours plus tard, vers la guerre d’Irak. On s’est mariés à mon retour. Je m’entends dire:
— Elle me protège.
— La mienne m’a perdue.
Mon portable sonne.
— Dites donc, il arrive quand, votre papier? Comment on titre en une?
— La résurrection de l’Algérie, voilà l’idée. J’arrive.
— Avec un point d’interrogation, tout de même! Dépêchez-vous!
Vallières raccroche. Il a toujours été là au bon moment quand se profilait le chaos intérieur.
— Tu as du travail? Pars. Je reviendrai demain, à la même heure. Moi, je n’avais ni heure ni temps, je n’étais utile à rien ni personne.
Une dépressive. Je déteste.
Au lieu de ça, je dis:
— D’accord, à demain.
Je règle l’addition au comptoir en laissant un billet à Victor:
— C’est pour son dîner, si elle demande…
— Vous la connaissiez, finalement ?
— Oui.
À quelle logique tout cela obéit-il? Je file en trombe rue de Valence. Là où tout peut s’expliquer.
C’est un bon mercredi. Le journal est fini et réussi. Dopée par un verre de Pessac Léognan, je sors très gaie de chez Marty, la cantine préférée de Vallières. Les murs sont décorés de longues femmes languissantes derrière leur éventail ou leur fume-cigarette. L’escalier, gardé par deux tigres, s’envole vers un étage bleuté et discret comme les cabinets particuliers dans les brasseries des grands boulevards vers 1900. Les collègues, un peu éméchés eux aussi, forcent le pas pour s’aligner sur celui de notre général qui cavale vers le prochain numéro. Je m’attarde, je lambine, je surprends avec indulgence mon reflet dans les vitrines: des joues rondes, des yeux rieurs. Personne ne m’indiquera la route, je la choisis moi-même. Je suis libre à chanter toutes les chansons.
«Quand tu es née, les oiseaux sifflaient à tue-tête», répétait mon père. C’était un jour d’avril, un printemps chaud comme un été, paraît-il, dans une rue tranquille du Marais.
Le rendez-vous. J’avais réussi à l’expulser de mon cerveau et elle me rappelle à l’ordre, ou plutôt à son désordre, aussi pâle que les femmes peintes sur les murs de chez Marty. Elle a dû en avoir la beauté, mais probablement pas les riches protecteurs.
— Elle est partie après avoir poireauté une heure, dit Victor, réprobateur.
De quoi se mêle-t-il?
Je ressors.
D’où vient-elle, où va-t-elle, qui est-elle?
J’inspecte le paysage. Rien sur le terre-plein où s’arrêtent les bus. Rien, à gauche, en remontant les Gobelins. Peut-être en reprenant à droite le cours du boulevard Saint-Marcel?
Cette silhouette, en face, échouée sur le banc. D’une fragilité effroyable.
Je traverse. »
Extraits
« L’équipe de est bâtie de guingois, comme l’immeuble qui l’abrite.
Quant à moi, je fais le tout-venant. Des faits divers aux manifestations en Algérie. Avec le succès du journal, j’ai même pu partir en Inde enquêter sur les veuves qu’on brûle sur le cadavre de leur mari. Comme dans Le Tour du monde en 80 jours. Jean Vallières est mon Jules Verne. D’ailleurs, ils ont les mêmes initiales. »
« La Bièvre a été recouverte en 1912, mais le Ve arrondissement et le XIIIe sont truffés de galeries sous lesquelles certains bras d’eau vive continuent à circuler. Jeter un cadavre là-dedans, c’est difficile, il faudrait des complicités chez un agent des Égouts de Paris ou de la direction de l’Assainissement… Cette rivière, c’était le fief des tanneurs, des mégisseries et des teinturiers. Sans la Bièvre, il n’y aurait jamais eu les tapisseries des Gobelins! C’est grâce à la qualité de ses eaux qu’on a obtenu un procédé miraculeux de teinture de l’écarlate. J’ai un ami collectionneur qui avait trouvé plusieurs peintures intéressantes sur les activités des artisans vers la fin du XIXe siècle. Il m’a offert un petit tableau pas mal du tout. Je vous le montrerai à l’occasion. Bon, regardez un peu de quoi il s’agit, enquêtez et on en reparle. » p. 48
« Mardochée était arrivé de son Algérie la plus profonde, loin de la capitale, quelques années auparavant avec ses trois frères. Leur père Haï, né à Constantine en 1840, trois ans après la difficile conquête de ce piton rocheux par les Français, avait bourlingué comme forain sur les marchés du département avant de se fixer dans une petite ville rugueuse et froide, sur la route de la Tunisie: Souk Ahras, le marché aux lions en langue berbère. C’est aussi le lieu de naissance de ma mère, Béatrice. Celle qui ne revient jamais me voir depuis les profondeurs, pas plus que mon père ou Mariella. » p. 78
Rédactrice en chef à l’hebdomadaire Marianne, Martine Gozlan est l’auteure de nombreux essais et biographies sur les questions et les pays d’Islam et couvre le conflit israélo-palestinien: Pour comprendre l’intégrisme islamiste (Albin Michel 2002), Le sexe d’Allah ( Grasset 2004), Le désir d’islam (Grasset 2005), Sunnites-Chiites, pourquoi ils s’entretuent (Le Seuil 2008), L’imposture turque (Grasset 2011). Les éditions de l’Archipel ont publié, entre autres, Israël contre Israël (2012), Les Rebelles d’Allah (2014), Hannah Szenes, l’étoile foudroyée (2014) et Israël 70 ans, 7 clés pour comprendre (2018). Le Rendez-vous des Gobelins est son premier roman. (Source: Marianne / Éditions Écriture)
Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)
En deux mots:
On a cru voir le grand écrivain national Ossip Ossipovitch dans une cinéma d’Odessa. Il n’en fallait pas davantage pour que naisse l’un des récits que tout le monde connaît et qui font le gloire d’un auteur qui n’a jamais rien publié.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
Sur les traces du grand écrivain national
Le premier roman de Marie Baudry pastiche les grands romans russes. En rassemblant les pièces du dossier Ossip Ossipovitch, elle s’amuse – et nous amuse – à construire la légende d’un grand écrivain. Érudit et malicieux!
Nombreux sont les auteurs qui, depuis Les liaisons dangereuses, ont utilisé avec plus ou moins de bonheur l’idée de Choderlos de Laclos de faire croire qu’il n’était pas l’auteur du livre qu’il faisait paraître, mais uniquement le dépositaire d’une œuvre qu’il jugeait utile à l’édification du public. Pour son premier roman, Marie Baudry a imaginé une petite variante à ce scénario en couchant sur le papier des récits qui ne furent pas publiés et en rassemblant certains écrits à propos d’Ossip Ossipovitch, le «grand écrivain national» vivant à Odessa.
Voici donc sur les bords de la Mer Noire, un rumeur qui enfle. On aurait aperçu l’auteur des désormais célèbres récits dans un cinéma de la ville. Illusion ou réalité? Toujours est-il qu’à partir de ce jour une nouvelle œuvre avait vu le jour. «En une seconde à peine le récit eut le temps de prendre corps, de s’étoffer, d’emplir la salle de cinéma et de se répandre dans tout Odessa, du moins dans toute sa partie haute, à la façon dont au réveil on saisit en un instant l’entièreté d’un rêve qu’on ne saura redire ensuite qu’avec trop de mots».
Vite qualifié de «post-apocalyptique», cette histoire ne tarde pas à diviser les Odessites. D’un côté les fervents admirateurs n’hésitant pas à crier au génie et de l’autre, ceux qui jugent scandaleux cette remise en cause du progrès et du développement de la cité portuaire magnifiée par Eisenstein et son Cuirassé Potemkine. Car l’ambiance a bien changé depuis que les idées révolutionnaires se sont dissoutes dans un pouvoir de plus en plus dictatorial. Les «années d’occultation» succédant aux rêves démocratiques. Ossip était alors avec les «purs et les pures», même s’il a toujours renoncé à s’exposer, préférant l’ombre à la lumière, laissant ses exégèses apporter leur pierre pour édifier sa statue.
Marie Baudry, qui est maître de Conférences en littérature générale et comparée, s’est visiblement amusée – et nous fait partager son plaisir – a ajouter des pièces au dossier en exhumant notamment la critique enflammée signée d’un certain Igor Vassiliévitch. Intitulée «La dernière fable d’Ossip Ossipovitch: humain, trop humain», elle n’est pas tendre pour le grand homme. Pour rééquilibrer un peu les choses, la même gazette Littéraire publiera un entretien, «dont nul ne saurait dire si elle est pure élucubration de scribouillard, dialogue apocryphe revu et corrigé par l’auteur, ou même, sait-on jamais, vérité à l’état pur (…). Là encore, on reconnaîtra le style propre aux journaux de cette époque, jusque dans ce goût pour des titres aussi racoleurs que truffés de références, puisque l’entretien portait ce long titre: «Dialogue avec Ossip Ossipovitch: “Longtemps je me suis rêvé en Balzac, en Dickens, en Dostoïevski.”»
Dans la grande lignée des auteurs russes que le peuple vénère, cet Ossip Ossipovitch est aussi le témoin des soubresauts de l’Histoire. Après l’agitation entre les «nationalistes pouchkiniens» et les «patriotes babéliens» qu’il regarde plutôt amusé, il voudrait être le héraut du soulèvement qui se dessine et dont il va, sans vraiment le vouloir, mettre le feu aux poudres dans un épilogue joliment amené.
Marie Baudry, entre pastiche et fantaisie débridée, a réussi son premier roman. On en redemande!
Ossip Ossipovitch
Marie Baudry
Alma Éditeur
Premier roman
224 p., 17 €
EAN 9782362794926
Paru le 3/09/2020
Où?
Le roman se déroule en Russie, à Odessa
Quand?
L’action se situe peut-être de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
«Odessa. On ne sait pas trop quand. Plus tard, mais pas très tard. Odessa, mais cela aurait pu être ailleurs. Une chose est sûre: là vit Ossip Ossipovitch, le grand écrivain national. Bien qu’il se soit toujours refusé à publier, son œuvre immense circule, on ne sait trop comment, parmi les Odessites qui en récitent, racontent et redisent les mille aventures, les mille exploits.
J’ai longtemps vécu à Odessa. J’ai fréquenté ou cru fréquenter Ossip Ossipovitch et les cercles auxquels il appartenait. J’ai entrepris ici de mettre par écrit certaines des bribes de son œuvre qui m’ont été transmises.
Lectrice, lecteur, il m’a paru important qu’elles arrivent jusqu’à toi qui n’as pas eu la chance de participer au soulèvement puis à la grande insurrection. Puisses-tu tirer grands fruits de son enseignement.»
Dans cette fable politique, la fantaisie, le burlesque et la poésie se jouent de la fin du monde. Face aux cyniques raisons d’État, la révolte est possible et désirable, qui redonnerait beauté et sens à la vie. Une variation sur les Nuits debout, à la mode odessite.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Odessa. On ne sait pas trop quand. Plus tard, mais pas très tard. Odessa, mais cela aurait peut-être pu être ailleurs. Une chose est sûre, c’est là que vit Ossip Ossipovitch, le grand écrivain national. Personne n’a jamais lu une ligne de ce qu’il a écrit. Et pour cause: Ossip Ossipovitch s’est toujours refusé à publier. Mais son œuvre immense, colossale, circule néanmoins, on ne sait trop comment, parmi les Odessites qui en récitent, racontent et redisent les mille aventures, les mille exploits.
J’ai longtemps vécu à Odessa. J’ai fréquenté ou cru fréquenter Ossip Ossipovitch et les cercles auxquels il appartenait. Et malgré son horreur de la publication, tel un nouveau Platon – si tu veux bien, lectrice, lecteur, me passer l’orgueil de la comparaison – j’ai entrepris de mettre par écrit certaines des bribes de son œuvre qui m’ont été transmises.
Lectrice, lecteur, tu sauras en son temps en quelles circonstances elles me sont parvenues et pourquoi il m’a paru important qu’elles arrivent jusqu’à toi qui n’as pas eu et n’auras pas la chance de vivre à Odessa, d’y rencontrer Ossip Ossipovitch, de participer au soulèvement puis à la grande insurrection. Puisses-tu tirer grands fruits de son enseignement.
Après des mois – que dis-je – des années d’absence, la rumeur circulait (elle était partie du kiosque et s’était propagée d’une façon aussi concentrique qu’irrégulière, atteignant les bancs qui entourent la fontaine avant ceux du petit café des amoureux, sortant du parc par la rue Maïakovski avant que le boulevard Pouchkine ne fût lui aussi touché), selon laquelle Ossip Ossipovitch, le plus grand écrivain de la ville, et peut-être davantage, après des mois – que dis-je – des années d’occultation, était revenu à Odessa.
L’incertitude planait néanmoins: nul à Odessa mieux que n’importe où au monde ne sait qu’il est des silhouettes se ressemblant au point que leur ossature commune leur dicte une démarche semblable; au point même que cette seule analogie squelettique aille jusqu’à leur faire choisir les mêmes vêtements, à poser pareillement la voix, à avoir le même mouvement de la main passée dans les cheveux. Aussi la rumeur restait-elle particulièrement prudente et n’osait-elle se prononcer absolument quant à l’identité de cette silhouette familière, d’autant que la présence d’Ossip Ossipovitch avait jusqu’à présent toujours été accompagnée d’une épidémie de récits circulant dans les airs et dans les bouches des Odessites. Pour le moment, rien n’avait paru, nul récit, nulle histoire. Un silence presque effrayant.
Un jour morne se levait sur Odessa. C’était un de ces jours où l’on sait que l’horizon restera définitivement bouché, où le soleil ne se montrera pas et où la pluie s’abattra où bon lui semblera.
Pas de risque de croiser Ossip Ossipovitch par un temps pareil, pensa Iouri qui bombait un torse avantageusement souligné par l’étroite veste kaki qu’il portait et qui était ornée d’un écusson dont on ne pouvait comprendre de ce côté-ci du trottoir à quel parti il appartenait (une vendeuse venait de sortir de sa boutique pour en laver le seuil avec une énergie et des mouvements de hanche que Iouri jugea intéressants). Non, décidément, pensait Macha son balai à la main, ce n’est pas un temps à poète. Elle n’acheva pas sa pensée. Comme beaucoup des habitants d’Odessa, elle préférait se taire devant les uniformes sans poésie de ces apprentis héros au physique de brute épaisse, à la vulgarité sans pareille (même si l’on trouvait chez eux aussi de grands et fins connaisseurs de l’œuvre invisible d’Ossip Ossipovitch), qui traînaient sur les trottoirs de la ville comme celui qu’elle avait fait semblant d’ignorer de l’autre côté de la rue, prêts à s’affronter autour de l’inepte dualisme entre le nationalisme pouchkinien et le patriotisme babélien qui déchirait alors la ville.
Tout s’annonçait une fois encore morne, comme si la ville était dépossédée de son activité, de ses habitants et de toute consistance tant que l’esprit ossipien était coi. Certes le port, avec toutes ses grues et ses ferries et ses containers, s’agitait encore, mais le port, quand on était un vrai Odessite, et pas un sinistre cinéphile contraint de constater que du haut de ces célèbres escaliers on ne voyait rien et que d’en bas ce n’était guère plus impressionnant, bref, en vrai Odessite, on ne descendait (ni par conséquent ne remontait) jamais lesdits escaliers pour se rendre sur le port. Le cœur de la ville, la ville haute si l’on veut, se mourait lentement, et la vaine agitation des nationalistes pouchkiniens tenant la dragée haute aux patriotes babéliens, et réciproquement, était comme les soubresauts ultimes de la souris avec laquelle le chat a un peu trop joué et qu’il n’a plus qu’à déposer sur le seuil d’une porte quelconque.
C’est alors qu’on avait perdu tout espoir, et peut-être même parce qu’on avait perdu tout espoir, que se passa l’inouï; inouï pour un esprit odessite résigné à la mort rampante qui assaillait sa ville et sa vie, et non pour un occidental moyen pour qui l’inédit réside en quelque effrayante nouvelle prouesse génétique, sexuelle ou informatique. L’inouï, donc, commença dans la salle du cinéma Globus Vertov, au moment précis où les rares spectateurs qui s’y trouvaient somnolaient dans l’attente du film qu’ils avaient choisi de voir, en regardant les toujours spectaculaires et fatigantes annonces du cinéma sensationnaliste et les toujours fades et bavardes promesses du cinéma psychologique, moment qu’avait choisi Fedor pour glisser à sa compagne une hypothèse sur l’accroissement de l’impression de déjà-vu dans les salles obscures. Tout s’arrêta un instant. Le projectionniste avait failli à sa mission d’enchaîner parfaitement et sans temps mort les extraits des films à venir au film proprement dit. Et ce fut cette seconde d’inattention, ce trou dans le temps cinématographique, qui eut l’heur de s’emplir de ce que chacun attendait sans le savoir: le dernier opus d’Ossip Ossipovitch.
En une seconde à peine le récit eut le temps de prendre corps, de s’étoffer, d’emplir la salle de cinéma et de se répandre dans tout Odessa, du moins dans toute sa partie haute, à la façon dont au réveil on saisit en un instant l’entièreté d’un rêve qu’on ne saura redire ensuite qu’avec trop de mots. Dédaigneux, les Odessites auraient été surpris d’apprendre que c’étaient les histoires de marins, ces coquilles de noix creuses, qui pourvoyaient Ossip Ossipovitch de ses meilleures histoires. Méprisants à l’encontre du port et de son activité incessante, les Odessites n’auraient jamais voulu croire qu’Ossip Ossipovitch, avant d’être l’Odessite le plus casanier s’il en fut jamais (et la concurrence était pourtant rude en ce domaine) – si l’on excepte ses grandes périodes d’occultation dont on ignorait tout – avait embarqué, il y avait longtemps, dans la marine marchande, et qu’il avait même navigué sous pavillon français, puis britannique. Ils auraient été encore plus surpris d’apprendre qu’à sa connaissance des mers orientales, Ossip Ossipovitch ajoutait celle des routes et des voies ferrées qui parcouraient toute l’Europe d’ouest en est et du nord au sud, qu’il avait connu bien des villes, villages et hameaux les plus reculés de l’Europe orientale.
Mais plutôt que de s’appesantir sur une biographie trouée, apprends plutôt, lecteur, que le nouvel opus d’Ossip Ossipovitch fut aussitôt jugé scandaleux par une partie de la population, et notamment par celle-là même, certes minoritaire, qui passait ses matinées dans les cinémas eux-mêmes minoritaires du centre-ville, le Globus-Vertov, le Passaj-Cinéma-Trois salles et le Cinéma du Vertige. Apprends également que pendant un temps relativement court, et avant que les exégètes des deux bords ne s’y mettent, les patriotes pouchkiniens et les nationalistes babéliens partagèrent une même ivresse et passion pour ce dit récit. Apprends enfin que ce récit fut aussitôt qualifié, par une population qui dans son ensemble n’en revenait pas d’une telle compromission avec le goût du jour, de «post-apocalyptique». Quant à son contenu, tu le découvriras assez vite, lecteur, mais en son temps.
Était-il bien possible en ce jour de rapporter le plus fidèlement possible le récit apocryphe et post-apocalyptique de notre grand écrivain Ossip Ossipovitch, alors même que le glas solennel venait de faire vibrer l’air de ses sons graves ; alors même que nous, narrateur d’occasion prêtant main forte à la transcription samizdatique de l’œuvre invisible d’Ossip Ossipovitch, avions vue (et ouïe) sur la basilique Saint-Basile d’où le glas funèbre était parti et que nous avions malgré nous prêté l’oreille aux chants qui s’élevaient (chants assez faux malheureusement car le pope n’avait pas l’oreille musicienne), alors même que nous avions pu observer comme chaque fois la morne indifférence des employés des pompes funèbres fumant leur cigarette devant le porche en attendant que ça passe, alors enfin que nous aurions peut-être dû nous trouver dans la basilique plutôt qu’à une table de cuisine en train d’écrire, puisque nous connaissions bien celui qui attendait lui aussi patiemment dans sa boîte qu’on veuille bien le mettre en terre ?
Non lecteur, tu le comprendras bien, il ne saurait être question en un tel jour de te livrer le récit d’Ossip Ossipovitch. Sans quoi le glas, sonnant pour un seul homme, risquerait de déteindre de ses sombres sonorités sur un récit que je voudrais te retranscrire le plus conformément possible aux impressions qu’il laissa dans l’esprit et le cœur des Odessites. Il nous faudra attendre un jour moins solennel et que les chants timides s’élevant de la basilique se taisent enfin pour te raconter ce qui allait redonner vie aux Odessites.
Lecteur, n’accuse pas le narrateur de vouloir te mystifier ou abuser de ta patience en différant à loisir ce premier récit. De même que les récits d’Ossip ne circulaient jamais quand on les attendait, de même on ne saurait les transcrire à heure fixe. Qu’on ne voie là aucune posture, aucun goût pour un malheureux second degré et ses frères ironiques mais plutôt une vieille inclination odessite pour la patience, une certaine aptitude à la surprise : c’est quand il ne se passe rien que tout peut arriver, si tu me permets de reprendre ce fameux dicton odessite.
Récit de l’Impensable
On pourrait commencer n’importe où, avait dit la voix, avait dit Ossip. N’importe où, car après l’Impensable, c’est partout qui fut modifié, partout qui eut à être repensé et reconsidéré.
Il n’était pas vrai que tout avait été détruit. Pas vrai, parce que cela n’est pas possible, la destruction complète des choses, cela n’existe pas. (Et à ceux dont Ossip Ossipovitch devinait qu’ils resteraient d’éternels sceptiques, il ajoutait dans une incise dont les autres étaient privés : voyez, voyez, ils ont voulu les chasser tous de leur pays, il y a des siècles, pendant des siècles, ils ont cru les éliminer tous, et voyez pourtant tout au bout de la vieille Europe Atlantique, ils versent de l’huile d’olive dans une soucoupe pour prédire l’avenir, ils allument certains soirs un chandelier, et parfois même ils apposent certaine image stellaire au-dessus de la porte de la maison, tout cela sans savoir qu’ils sont de la race des éternels rejetés, des expulsés séculaires. Il voulait même ajouter : regardez, regardez ! ils ont voulu nous tuer tous, jusqu’au dernier, mais sa phrase s’arrêtait au bord de ses lèvres, parce qu’alors ses yeux s’embuaient, non de la douleur d’avoir perdu certains êtres particuliers – ses yeux étaient secs depuis longtemps pour cela – mais de la perte d’un monde, du monde, d’une certaine culture, qui pour Ossip avait été toute la culture.)
Il reprenait plus calme, pour tous ceux qui l’écoutaient : la destruction n’existe pas de façon absolue. Quelque temps après la survenue de l’Impensable (on ne savait dire après combien de jours et de nuits c’était, car tout, jour et nuit, fut brouillé pendant un long moment), qui eût eu des yeux pour voir, qui eût posé, si cela avait encore existé, son visage sur le sol, qui eût encore eu des mains pour le gratter (ce qui aurait été facile, car tout ce qui recouvrait la surface de la terre avait volé en éclats au moment de l’Impensable et le sol s’était troué, livré béant, fracturé, à la terre noire, fine et granuleuse, qui recouvrait désormais ce qui autrefois s’était appelé béton armé, route, dalle, autoroute, zone commerciale, ville, stade, aéroport), qui, donc, eût pu faire cela eût assisté à un curieux spectacle. Cette terre si noire, semblable à une fine cendre, dès qu’on en observait une infime parcelle, se révélait vivante. Mieux, elle grouillait d’un monde infiniment minuscule de scolopendres, de vers de terre, de cloportes, de hannetons, d’invertébrés et d’invisibles vertébrés, de rampants, de juteux et parfois de fort appétissants (car on changerait bien vite quant aux goûts et dégoûts gastronomiques) petits animaux qu’on n’avait jamais vus jusqu’à présent.
C’est alors que l’esprit qui planait au-dessus du monde détruit jugea que l’Impensable, ce nom qui avait été donné au jour de la catastrophe, n’était peut-être pas juste, car ce qu’un nez, des yeux, des mains eussent pu voir et toucher sur le sol, était tout à fait pensable, malgré son aspect peu reluisant pour l’étroitesse de vue humaine, et que ce pensable-là, on pouvait lui donner un nom très simple et très mystérieux tout à la fois – la vie. C’était de la vie qui grouillait et tous ces infimes représentants d’un peu de vie, de cette vie souterraine, presque microscopique, formaient bien cette chose qu’on appelait le vivant, et étaient la preuve que cette terre qui avait recouvert d’un manteau poudreux les continents, les océans, et tous leurs habitants, cette terre qui partout avait déferlé pour tout ensevelir, enterrer et absorber, loin d’être matière inerte, tout juste bonne à semer la vengeance et la destruction, avait gardé intacte sa puissance de vie, au moment même où elle s’était faite puissance de mort.
Petit à petit, tous les minuscules qui peuplaient la fine terre noire, commencèrent à entrer sous terre pour descendre à quelques centimètres de la surface.
Le danger qu’ils craignaient, ces frêles zélateurs de l’obscurité, c’était la lumière qui peu à peu revenait à intervalles irréguliers et pour des périodes de plus en plus longues, au point qu’il arriva qu’on pût clairement distinguer au bout d’un temps que plus aucun appareil n’était capable de mesurer, quelque chose qui autrefois s’était appelé le Jour, alternant avec ce qui s’était appelé la Nuit.
Ainsi donc, pensait en lui-même l’esprit qui planait au-dessus de cette terre poudreuse qui avait tout recouvert – ainsi donc le soleil n’est pas mort, ainsi donc l’Impensable n’a pas eu lieu, ainsi donc c’est toute la vie qui va reprendre, et pas seulement la vie des êtres souterrains, mais toute la vie supraterrestre qui va recommencer, et il n’avait pas fini sa pensée que l’esprit, comme un chien trempé, s’affaissa sous le poids de l’humide qui lui tombait dessus, le traversait de part en part, en des millions d’atomes aqueux qui se déversaient à un rythme frénétique,
l’eau.
Il ne manquait plus que l’eau, se lamentait l’esprit, en proie à la terreur. La terre, le soleil, l’eau, se répéta-t-il.
Tout va recommencer. Tout va recommencer comme avant.
Comme avant ?
Dans la panique, l’esprit en vint à douter de l’éradication absolue qu’avait produite l’Impensable.
Et si certains hommes, ou femmes, ou enfants, avaient survécu ? Et si l’homme, celui-là même qui avait œuvré de toutes ses forces et son intelligence idiotes à la destruction de son monde et de son espèce, était encore là ? Et si par-delà son existence physique et matérielle apparemment disparue, perdurait encore quelque chose de ce que l’esprit se surprit à qualifier d’esprit humain, et dont il se ferait malgré lui le grand dispensateur ?
Abasourdi par une telle hypothèse, hypothèse qu’il s’était tue jusqu’alors, devant le spectacle si rassurant des vers de terre, l’esprit, s’il eût eu des mains et des yeux, eût posé ses mains sur ses yeux pour ne pas voir ce qu’il venait de concevoir, pour se débarrasser de cette vision de cauchemar.
Après ce moment de stupeur abrutie, l’esprit se releva, se ramassa, et fut comme ébloui par la révélation qui se fit en lui et sur le monde qu’il surplombait.
Et si l’Impensable était qu’Il n’eût pas été entièrement détruit ?
Une telle pensée demandait à être vérifiée, pour être en mesure d’écarter définitivement l’atroce hypothèse.
Mais l’esprit ne se sentait aucun courage pour entreprendre de parcourir en tous sens et en tous points la surface de cette cendre qu’il avait – avant sa révélation – trouvée si rassurante, si bénéfique, et qui à présent lui inspirait une sorte de terreur mêlée de mépris. Aussi l’esprit se laissa-t-il flotter ; il eût voulu être une autruche et enfouir dans la terre noire non pas une tête qu’il ne possédait pas, mais l’esprit tout entier.
Dans ses heures de mauvaise foi, l’esprit se rassurait en se disant qu’il était de toute façon impossible d’accomplir pareil parcours, tout se ressemblait à présent trop sur la terre qui n’avait jamais si bien porté son nom, tout avait été comme arasé, hormis quelques rares monticules qui dépassaient encore et qui avaient dû autrefois appartenir à la chaîne himalayenne. Et pour ce qui était de ces points, l’esprit s’y était déjà rendu et avait pu constater avec bonheur qu’aucune intrépide cordée, aucune aventureuse expédition n’y avait survécu non plus qu’ailleurs.
La plupart du temps, l’esprit se terrait, tapi comme un chat prêt à bondir sur la souris, empli d’une souveraine tristesse : lui qui avait dû s’enfouir pendant des milliers, peut-être des millions d’années, il ne se souvenait plus, pour ne souffler que rarement sur un monde de plus en plus colonisé par cette étrange créature qui s’était donné le nom d’homme, lui qui avait patiemment attendu son heure, que son règne vienne, lui, immortel, sans visage et sans corps, se voyait détrompé et inquiété, telle une âme errante qui ne trouverait plus jamais le repos.
Ce repos, racontait Ossip Ossipovitch, plein de compassion pour le désespoir de l’esprit, mais lui-même si content d’être homme et de pouvoir s’éblouir encore de la chaude lumière d’un matin d’automne passant au travers des feuilles et des branches du bouleau du parc, non sans les avoir réargentées au passage, ce repos, l’esprit ne le trouvait plus nulle part. La vie souterraine des scolopendres et des cloportes, des vers de terre et des invisibles lui semblait à présent une monstruosité sans nom, une aberration, une excroissante protubérance qu’il eût fallu endiguer : ce n’était plus pour lui que de l’humanité en germe.
Encore un pas de plus, ajoutait Ossip Ossipovitch à ceux qui commençaient à comprendre que son récit ne pourrait entrer si facilement dans ce qui était désormais devenu une catégorie de la production à grande échelle, avec ses quelques chefs-d’œuvre et ses innombrables coûteux nanars, et qu’on appelait affectueusement « post-apo », lequel diminutif convenait de moins en moins bien au dernier récit d’Ossip Ossipovitch, où l’Apocalypse s’appelait l’Impensable et où le dernier survivant était un esprit sans corps ni sexe.
Encore un pas de plus, disait encore Ossip Ossipovitch, et l’esprit jusque-là invisible commencerait à se muer en un souffle éthéré, en un gaz soufré, en une fumée odorante, car jamais l’esprit n’avait été si plein de contradictions, lui qui avait toujours réuni harmonieusement tout et son contraire, voilà qu’il désespérait de vouloir et de ne vouloir pas la destruction du monde, voilà qu’il s’effrayait, comme s’il était possible que sur lui, l’intemporel, le temps eût prise, et qu’il eût hésité sachant par avance l’enchaînement de toutes les causes et de tous les effets.
On aurait pu croire que l’esprit avait jusque-là toujours suivi un plan tracé d’avance. Que c’était lui qui avait eu en tête cette idée d’une diminution constante de la taille des espèces, du dinosaure au vers de terre. En réalité, si quelqu’un ou quelque chose avait été en mesure de se mettre à la hauteur de l’esprit (et ici Ossip insistait sur le fait qu’il n’était question que de se mettre et surtout pas de se hisser), il aurait été bien déçu de comprendre que celui-ci ne suivait aucun plan précis. Pire : tout lui avait toujours échappé, parce que la vie est incontrôlable, « par nature » comme il s’amusait à le dire à ses rares heures d’espièglerie. Pire, parce que la vie ne peut être abolie que pour entamer un nouveau cycle de naissances et de destructions, et cela à l’infini.
Ainsi l’esprit n’aurait pu prévoir qu’après l’Impensable (et plus il y pensait, plus il se disait qu’un nom pareil n’avait pu lui être soufflé que par un esprit humain, car il était trop à taille humaine), la terre, jour après jour, aurait commencé à se couvrir d’une végétation de plus en plus luxuriante. Toutes les graines enfouies, toutes les semences cachées, endormies, ramenées en surface, commencèrent à germer, chacune à son rythme. Ce furent d’abord les fougères arborescentes, en même temps que certaines légumineuses que l’on ne savait plus reconnaître. En quelques années la terre se recouvrit d’une dense forêt aux essences innombrables, et sous laquelle poussaient fleurs, herbes, légumes, graminées, arbustes, fruitiers, ronces, tout plus prodigue que jamais.
En de certains endroits, l’océan avait fini par soulever l’épaisse couche de terre noire et cendreuse qui l’avait recouvert, et se dessinaient, instables, de nouveaux continents, ou plutôt un seul continent, car la terre se tenait d’un bloc, trouée çà et là par de grandes mers intérieures qui retrouvaient le nom de lacs, mais qui avaient gardé la salinité des océans dont ils provenaient.
C’était bel et bien une renaissance, un nouveau monde, végétal pour l’essentiel. Certes, les vers de terre, scolopendres et tous les invisibles du dessous de la terre étaient toujours présents. Mais il fallait une oreille bien fine (pour qui eût eu encore des oreilles en ces temps à venir) pour ouïr le souterrain travail de digestion de la terre.
Ladite oreille aurait été bien surprise de n’entendre d’autre bruit que le frémissement du vent dans les feuillages, que le ploc ploc plus ou moins retentissant de la pluie, et parfois un craquement plus ou moins prononcé selon que c’était une branche ou un arbre en son entier qui s’abattait. Elle aurait été bien en peine d’entendre le chant d’un oiseau, le bourdonnement d’un insecte, les feulements du fauve ou les glapissements d’on ne sait quoi, moins encore d’humaines paroles. Le règne animal n’était plus que souterrain. La surface de la terre était déserte de toute vie non végétale ou fongique.
L’esprit contemplait en silence sa création bien qu’il n’y fût pour rien. Son absence d’œil était vide et l’ombre de sa posture pensive indiquait la profonde mélancolie de son attitude.
Le monde était vide et l’esprit s’ennuyait.
Quand l’entièreté du dernier opuscule d’Ossip Ossipovitch fut connue de tous, de ses admirateurs comme de ses détracteurs, des nationalistes pouchkiniens autant que des patriotes babéliens, il se fit entendre une sourde, mais tenace rumeur à travers la ville. Beaucoup s’agaçaient de ce qui leur paraissait être une fable ésotérique et métaphysique. Les religieux, les convertis, les ultras, les puritains et les zélés, tous y voyaient une insulte à la Création autant qu’au Créateur, et se demandaient jusqu’à quel point l’esprit devait être considéré comme la représentation de la déité, et si oui, à quel degré de blasphème on était arrivé. Les messianistes et kabbalistes, prophétistes et anticipationnistes, projectionnistes et futuristes analysaient quant à eux chaque détail et tentaient de faire converger le récit d’Ossip Ossipovitch avec leurs propres calculs. Mais comme toujours, ce n’était pas de ces côtés folkloriques-là que survint le pire. Le pire vint de ceux que l’on appelait à cette époque les Sages : ils formaient une petite caste proche de tous les cercles du pouvoir, politique autant qu’économique et, parce qu’ils venaient de la frange de la bourgeoisie qui avait mystérieusement et très rapidement réussi à s’enrichir durant le siècle passé, mais aussi parce qu’ils avaient fait leurs études dans les meilleurs écoles et lycées de la capitale et qu’ils avaient tôt publié des livres (sous l’antique forme matérielle et commerciale que les livres d’Ossip n’avaient jamais prise), ils intervenaient dans des journaux entièrement dévoués à leur pensée sur tout sujet nécessitant l’expertise d’un philosophe ou écrivain, et produisaient par là la soi-disant sagesse de l’époque. Les Sages (dont Ossip Ossipovitch n’avait jamais fait partie, comme on s’en doute), se pensaient donc la crème de la pensée et ne se privaient pas de faire partager au commun des mortels l’éclat de leur intelligence céleste.
On assista donc comme à l’accoutumée à un déluge de commentaires des Sages, lesquels, sous l’apparente discordance des opinions (il fallait bien que chacun tentât de se distinguer), se révélaient finalement très ressemblants.
Igor Vassiliévitch Popov, surnommé Pitrigor par ses détracteurs, fut sans doute le premier à livrer son interprétation de la dernière feuille volante d’Ossip Ossipovitch. Elle parut d’abord dans le grand journal du soir, sous forme de ce qu’on avait coutume d’appeler en ce temps-là une recension critique, qui prenait place dans la très menacée colonne dédiée à la littérature et aux « idées ».
Mais exceptionnellement (et cette exception avait toujours été respectée après chaque apparition d’un nouvel opus d’Ossip Ossipovitch), l’article d’Igor Popov avait le privilège de s’étaler sur deux pages pleines du quotidien vespéral. C’était dire l’honneur que le quotidien réservait aux mots de Popov, c’était dire aussi l’honneur que Popov lui-même voulait bien faire à Ossip Ossipovitch, qui pourtant n’avait jamais rien demandé. C’était dire enfin l’importance que tout cela revêtait pour l’Odessite moyen.
Pourtant (et ce pourtant serait lui aussi à pondérer, car la déception dont on parlera ensuite faisait partie de tout ce cérémonial qui consistait à attendre beaucoup trop d’Igor Popov, pour ensuite convenir qu’il n’était pas l’éclair de la pensée qu’il prétendait être. Il n’en était que la promesse, mais cela suffisait à ce que l’on espérât toujours être enfin surpris et enfin contenté dans ses attentes : ce qu’on aurait voulu, c’est qu’il mît des mots simples sur ce que chacun de nous ressentait sans parvenir à mettre en forme ces impressions), pourtant, donc, les Odessites furent – sans surprise – grandement déçus à la lecture de l’article. D’abord parce que le critique s’appesantissait lourdement sur une série d’observations que le lecteur avait déjà faites par lui-même. Mais surtout, la lecture que Pitrigor proposait de la fable d’Ossip Ossipovitch s’avérait très vite aussi ampoulée que platement réductrice.
Si le lecteur courageux veut se faire une idée plus juste du type de critique que l’on publiait alors, et du singulier accueil qu’on lui fit, ainsi que des réactions qu’elle provoqua, il pourra lire – avec l’autorisation du grand quotidien du soir – une sélection des meilleures pages de cet article sobrement intitulé : « La dernière fable d’Ossip Ossipovitch : humain trop humain ». Mais il pourra tout aussi bien sauter allègrement au-dessus de ce chapitre, s’il préfère s’éviter la rencontre avec un de ces esprits faussement supérieurs de notre temps, sans craindre de perdre quoi que ce soit à la teneur générale de notre récit.
Extraits
«La dernière fable d’Ossip Ossipovitch : humain, trop humain»
par Igor Vassiliévitch Popov (édition du soir, extraits)
«Qui n’a pas été surpris, qui n’a frémi, qui n’a craint le pire quand soudain en notre bonne vieille ville d’Odessa courut la rumeur selon laquelle notre grand écrivain national Ossip Ossipovitch venait non seulement de nous livrer une nouvelle œuvre, mais plus encore quand cette œuvre reçut aussitôt de ses premiers auditeurs, lecteurs et récepteurs le qualificatif barbare de “post-apocalyptique” ?
Il nous faut à toute force revenir sur ce qualificatif qui nous semble tout sauf simple.
On pourrait le croire l’invention des marchands de rêves cinématographiques et n’être qu’un sous-genre destiné à un public adolescent partagé entre les romances fantastiques et les vulgarités sans nom d’une musique qu’on n’ose nommer ici. Et pourtant ! Ce qualificatif renvoie, il nous faut modestement mais fermement le rappeler, à une tendance profonde du récit humain, à l’un de ses schèmes fondateurs, oserais-je dire si j’étais sûr que le public comprît encore de tels mots (ah ! époque bénie et aujourd’hui révolue où aucun de ces mots savants n’effrayait le vulgum pecus), celui qui mêle les thèmes de la descente aux enfers, de la destruction du monde, du voyage chez les morts, ce récit où le monde d’hier, le monde des vivants, a disparu, et où le héros erre désormais parmi les ombres et les décombres de son univers aboli.
Oui ! c’est bien à cela que nous sommes livrés chaque fois que nous avons affaire à un récit post-apocalyptique, et que, pour ma part, je préfère nommer le schème du voyage en terre morte, et, j’ose le dire, je le goûte, je le prise, ce récit qui fait vibrer en moi des peurs que je sais ancestrales.
S’il fallait ce premier détour – qui aura peut-être rebuté nos jeunes générations toujours éprises de vitesse et qui croient que la lenteur signifie qu’il ne se passe rien –, il le fallait pour mieux comprendre le scandale du récit d’Ossip Ossipovitch, car oui, j’ose l’affirmer : ce récit est un scandale. […]»
Ici Igor Vassiliévitch revenait inutilement sur toutes les étymologies possibles du mot scandale dans le seul but de nous montrer que le scandale dont il parlait n’était pas le scandale tel qu’on le comprenait communément – mais ses arguties furent perdues pour bien des lectrices et lecteurs inattentifs qui passèrent directement à la suite de ses analyses: « Scandale il y a, oui, je vous le dis : Ossip Ossipovitch prétend nous livrer un monde privé d’humanité, l’ayant aboli une bonne fois pour toutes (même s’il laisse planer un doute, peut-être dans l’optique assez platement commerciale d’une suite à donner, ce que, disons-le tout de suite, nous ne saurions souhaiter). Et que fait-il ? Il nous réintroduit aussitôt après de l’humain par la petite porte, avec cet esprit qui, bien que dénué de corps, ressemble trop à certaines mélancolies des temps anciens, et que l’on finit par voir doté d’un corps bien complet à force de nous nier la possibilité qu’il en ait un ! Et quoi ? Cet esprit si peu spirituel, comble du mauvais goût, se voit affublé d’une bassesse de caractère et d’une veulerie bien trop humaines, malheureusement.
Qu’avait-il besoin alors de l’appeler Esprit, de nous faire croire à je-ne-sais-quelle spiritualité ou hauteur philosophique pour nous livrer in fine un pleutre de la plus vile espèce ? Sommes-nous donc assez stupides pour accorder un semblant de sympathie aux pitreries d’Ossip Ossipovitch, quand, en nous livrant un monde tout à fait imaginable, il nous le nomme “Impensable” ?
Pour qui nous prend-on ?
Autant dire que nous espérons bien qu’il s’agisse ici de la dernière fable de celui qu’on nomma jadis notre grand écrivain national et qui eût mieux fait de rester dans l’occultation dans laquelle il se trouvait. Qu’on n’y voie pas là injure, mais plutôt le bienveillant conseil d’un amateur qui veut se croire éclairé. »
Ainsi finissait la prose d’Igor Vassiliévitch, dont on comprit très vite que son argument gisait tout entier dans son titre. Malgré tout le respect que nous avions encore pour notre grand critique, son article fut assez vite oublié, au point même qu’en le relisant pour l’intégrer à notre récit, nous avons fini par nous demander si toute cette hargne ne venait pas d’un autre critique, d’un autre journal, et si nous n’avions pas un peu mélangé toutes les coupures de presse. »
« On trouve de petites choses plus amusantes dans ce dossier, comme cette entrevue, dont nul ne saurait dire si elle est pure élucubration de scribouillard, dialogue apocryphe revu et corrigé par l’auteur, ou même, sait-on jamais, vérité à l’état pur. Elle avait paru dans La Gazette littéraire, de parution hebdomadaire, peu de temps après la publication de l’article enflammé d’Igor Vassiliévitch.
Là encore, on reconnaîtra le style propre aux journaux de cette époque, jusque dans ce goût pour des titres aussi racoleurs que truffés de références, puisque l’entretien portait ce long titre : « Dialogue avec Ossip Ossipovitch : “Longtemps je me suis rêvé en Balzac, en Dickens, en Dostoïevski.” »
« Dialogue avec Ossip Ossipovitch » La Gazette littéraire G. … »
À propos de l’auteur
Marie Baudry est maître de Conférences en littérature générale et comparée de l’Université de Lorraine à Nancy. Ossip Ossipovitch est son premier roman. (Source : Alma Éditeur / Blog des arts)
Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)
En deux mots:
Une jeune femme est mandatée pour réaliser les tenues des acrobates du cirque de Vladivostok qui préparent un concours international. Elle va passer quelques semaines en compagnie de Nino, Anton et Anna. Une expérience intense, entre prise de risque et dépaysement.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
Les acrobates, la couturière et le risque
Après la Corée et le Japon, Elisa Shua Dusapin nous entraîne dans l’Extrême-Orient russe pour son troisième roman, dans les pas d’une jeune femme chargée de réaliser les costumes des acrobates qui vont jouer leur vie. Haletant!
Vous avez sans doute vous-mêmes déjà constaté la chose. Lorsque vous arrivez dans un endroit inconnu ou que vous rejoignez une nouvelle affectation, vous vous rendez compte de détails auxquels les autochtones ne prêtent plus attention, vous découvrez des faits qui vous intriguent, alors qu’ils semblent parfaitement acceptés par tout le monde. Depuis son premier roman, Hiver à Sokcho, Elisa Shua Dusapin joue à la perfection ce rôle d’observatrice hypersensible, capable d’une phrase de rendre une atmosphère, de décrire l’originalité d’un lieu. Après la Corée du Sud et le Japon, la voilà qui se rapproche un tout petit peu de l’Europe en situant son troisième roman à Vladivostok.
C’est dans ce grand port de l’Extrême-Orient russe que débarque la narratrice. Elle s’est vue confier une mission de courte durée, réaliser des costumes pour les acrobates du Vladivostok Circus. Ces derniers se préparent au concours international d’Oulan-Oude, qui peut leur assurer une carrière internationale. À son arrivée, seules quelques représentations sont encore programmées avant la trêve hivernale. L’occasion de découvrir la prestation d’Anna, Anton et Nino, très spectaculaire: «Le numéro à la barre russe ouvre le second acte. Je reconnais les porteurs que j’ai vus sur mon téléphone. Anton et Nino. Ils entrent en habit de corsaire. Anna dans une robe déchirée. La captive qui cherche à se libérer. Ils alternent entre figures sur la barre et pas chorégraphiés au sol. L’ensemble est en décalage avec l’orchestre. Je ne comprends pas si la musique accélère ou s’ils sont trop lents. Anna semble devoir précipiter ses sauts pour garder le tempo. J’en suis mal à l’aise.»
Au fil des jours, et alors que le cirque est déserté, cette tension va croître, car plus la couturière va pénétrer dans l’intimité du trio et plus elle va se rendre compte des enjeux de ces répétitions. En fait, c’est leur vie qu’ils jouent. S’ils veulent être les premiers à réaliser quatre triples sauts périlleux sans descendre de la barre, ils veulent surtout assurer la pérennité d’une équipe qui ne tient plus qu’à un fil. Car Nino est âgé et ses problèmes physiques le handicapent, Anton rêve d’ailleurs et Anna est ballotée entre ses deux porteurs.
À travers le regard de la narratrice, mais aussi celui de Léon, le régisseur, le lecteur découvre ce qui se joue vraiment au fil des répétitions et de l’approche de la compétition. Un temps qui s’écoule aussi pour la narratrice, qui doit s’assurer que les costumes seront prêts en temps et en heure.
Elisa Shua Dusapin réussit admirablement à rendre cette atmosphère et le poids des responsabilités qui pèsent sur chacun des protagonistes. À l’image de ces sauts qui réclament une parfaite concentration, une synchronisation attentive des gestes, on se rend compte qu’il suffit d’une faille pour que plus rien ne tienne, pour que tout s’effondre. L’épilogue se jouera du côté d’Oulan-Oude. Il vous surprendra. Gardez toutefois en mémoire cette remarque faite à la narratrice lorsqu’elle est initiée à l’acrobatie. Ce pourrait être l’une des clés de ce récit sensible et fort: «Un bébé apprend plus vite à rester debout qu’un adulte à lâcher prise.»
Vladivostok Circus
Elisa Shua Dusapin
Éditions Zoé
Roman
172 p., 00,00 €
EAN 9782889278015
Paru le 20/08/2020
Où?
Le roman se déroule en Russie, principalement à Vladivostok. On y évoque aussi Oulan-Oude et Bruxelles ainsi que Paris et Chicago.
Quand?
L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
A Vladivostok, dans l’enceinte désertée d’un cirque entre deux saisons, un trio s’entraîne à la barre russe. Nino pourrait être le fils d’Anton, à eux deux, ils font voler Anna. Ils se préparent au concours international d’Oulan-Oude, visent quatre triples sauts périlleux sans descendre de la barre. Si Anna ne fait pas confiance aux porteurs, elle tombe au risque de ne plus jamais se relever. Dans l’odeur tenace d’animaux pourtant absents, la lumière se fait toujours plus pâle, et les distances s’amenuisent à mesure que le récit accélère.
Dans ce troisième roman, Elisa Shua Dusapin convoque son art du silence, de la tension et de la douceur avec des images qui nous rendent le monde plus perceptible sans pour autant en trahir le secret.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Je ne suis pas attendue, je pense. Pour la énième fois, le guichetier parcourt la liste des personnes autorisées. Il vient de faire sortir un groupe de femmes enchignonnées, musculeuses, les yeux bridés. Derrière la grille, j’ai aperçu le dôme de verre, la pierre marbrée sous les affiches de la saison. Je répète que je suis costumière. Le guichetier finit par se tourner vers une télévision. Il ne comprend pas l’anglais, me dis-je encore, pour me rassurer. Je m’assieds sur ma valise, tente d’appeler mon correspondant, un certain Léon, le metteur en scène. J’ai un rire nerveux. Mon téléphone n’affiche plus que trois pour cent de batterie. Comme je m’éloigne en quête d’un lieu où la recharger, je suis hélée par un homme depuis l’intérieur du cirque. Il accourt en retenant ses lunettes. Son corps en longueur contraste avec celui des filles croisées plus tôt. Je lui donne la trentaine.
– Désolé, s’exclame-t-il en anglais, je t’attendais dans une semaine ! Je suis Léon.
– On n’avait pas dit début novembre ?
– Si ! C’est moi, je suis dans les nuages.
Nous contournons le bâtiment jusqu’à une petite cour qu’une palissade sépare de l’océan. Le rivage apparaît entre les lattes. Des lampions s’entortillent sur un arbre. Une caravane beige domine un mobilier en fer forgé, des assiettes traînent sur les tables en guise de cendriers, d’autres rougies par de la sauce tomate. Sur les chaises, sous-vêtements de sport et de dentelle recroquevillés.
Léon me fait pénétrer dans un couloir sombre en arc de cercle. Il me traduit les écriteaux punaisés aux portes : administration, accès aux coulisses, arrière de la piste. Chambres et vestiaires sont au premier étage. Tout en haut sous la coupole, le réfectoire. Nous arrivons au bas d’un escalier. Que je l’excuse un instant, il va chercher le directeur au repas. Il monte en courant.
Du haut des marches, un chat me fixe, blanc, presque rose. Je lui tends la main. Il s’approche. Sa couleur étrange est celle de sa peau. Il n’a presque pas de poils. Il se frotte à mes jambes. Je me redresse, vaguement dégoûtée.
Léon revient flanqué d’un homme dans la cinquantaine, cheveux platine, qui me salue d’une main ferme. Léon traduit en simultané. Le directeur est navré du malentendu, rire bref, j’ai un peu d’avance mais bien sûr il ne va pas me renvoyer si loin chez moi, d’ailleurs c’est un honneur d’accueillir un jeune talent de la couture européenne. En ce moment, le Vladivostok Circus joue son grand spectacle d’automne. D’ici la fermeture hivernale à la fin de la semaine, il m’invite à y assister autant que je le désire. Le seul problème concerne le logement : toutes les chambres sont occupées par les artistes. Je vais pouvoir m’installer après leur départ.
Je me force à sourire, dis que je me débrouillerai. Le directeur fait claquer ses mains, c’est donc parfait ! que je n’hésite pas à le solliciter si nécessaire.
Il n’attend pas ma réponse pour s’enfermer dans son bureau. Je remercie Léon pour la traduction. Il hausse les épaules. Il est Canadien, a enseigné l’anglais. Je peux compter sur lui. J’en profite pour partager mon inquiétude : je sors à peine de l’école, je viens du théâtre et du cinéma, je n’ai jamais travaillé pour le cirque, il le savait n’est-ce pas ? A propos, je ne suis pas certaine d’avoir compris, comment allons-nous procéder si les artistes s’en vont la saison terminée ? Léon opine de la tête. Ce n’était pas très clair en effet. Normalement, tout le monde quitte les lieux, les artistes se dispersent dans les cirques de Noël. Mais le trio à la barre russe, avec qui nous collaborerons, s’est arrangé avec le directeur pour préparer son prochain numéro au Vladivostok Circus sans payer de loyer, en échange de quoi il se produira ici dans le spectacle du printemps.
– Anton et Nino sont des stars, précise Léon. Pour le directeur, c’est un bon deal. Pas sûr de l’inverse, mais c’est comme ça.
Je prends l’air convaincu, tout en mesurant ce qui me sépare du milieu circassien. Tout ce que je sais du trio en question, c’est qu’il est célèbre pour son numéro intitulé Black Bird, dans lequel Igor, le voltigeur, effectue cinq triples sauts périlleux à la barre russe. J’ai fait des recherches avant ma venue, découvert l’existence de cet engin long de cinq mètres, large de vingt centimètres, soutenu à chaque extrémité par l’épaule d’un porteur, et sur lequel le troisième membre du groupe enchaîne des figures. La discipline demeure l’une des plus périlleuses car l’acrobate n’est pas assuré.
– C’est toi qui a imaginé le numéro avec Igor ? je demande.
– Oh non ! Je ne l’ai pas connu avant son accident.
– L’accident ?
– Tu ne savais pas ? Ça fait cinq ans qu’il ne saute plus. Il y a une nouvelle. Anna.
Il me dit qu’elle vient de partir en ville avec Nino mais Anton est dans sa chambre, il peut me présenter, sinon le lendemain après le spectacle. Je m’empresse de dire demain, c’est très bien.
– C’est peut-être mieux, oui. Anton comprend toutes les langues mais parle à peine anglais… »
Extraits
« Le numéro à la barre russe ouvre le second acte. Je reconnais les porteurs que j’ai vus sur mon téléphone. Anton et Nino. Ils entrent en habit de corsaire. Anna dans une robe déchirée. La captive qui cherche à se libérer. Ils alternent entre figures sur la barre et pas chorégraphiés au sol. L’ensemble est en décalage avec l’orchestre. Je ne comprends pas si la musique accélère ou s’ils sont trop lents. Anna semble devoir précipiter ses sauts pour garder le tempo. J’en suis mal à l’aise. » p. 18-19
« Il reste trois jours avant le dernier spectacle. je me donne pour devoir d’assister aux entraînements individuels d’Anton et Nino. Je les regarde depuis les gradins. Travail de musculation, de souplesse. Nino roule sur le dos, soulève le bas-ventre, les pieds tendus. Anton est moins mobile. Il n’a pas le même corps d’athlète, mais une masse de puissance qui déborde, le fait ployer, l’encombre dès lors qu’il n’est pas à la barre. Il fait tourner ses hanches avec lenteur, mains sur la taille. Ensuite ils prennent la barre. Anna se place entre eux. Elle lance au plafond un sac de sable qu’ils doivent rattraper sans se regarder. Elle pose une chaise sur la barre, en équilibre sur deux pieds. Ils la maintiennent le plus longtemps possible. Ils bougent à peine. Parfois Léon me rejoint, m’explique l’importance de ce genre d’exercices, car les porteurs prennent en charge toute la stabilité de l’acrobate, qui ne doit surtout pas chercher à s’équilibrer lui-même. Il dit qu’il faut s’imaginer Anna à la place de la chaise, s’en remettre aux porteurs avec autant d’inertie. C’est l’une des grandes difficultés de la barre russe. » p. 41
« Un bébé apprend plus vite à rester debout qu’un adulte à lâcher prise. » p. 89
Née en 1992 d’un père français et d’une mère sud-coréenne, Elisa Shua Dusapin grandit entre Paris, Séoul et Porrentruy. Diplômée en 2014 de l’Institut littéraire suisse de Bienne (Haute École des Arts de Berne), elle se consacre à l’écriture et aux arts de la scène. Pour son premier roman paru aux éditions Zoé en 2016, Hiver à Sokcho, elle reçoit les prix Robert Walser, Alpha, Régine Deforges, et est lauréate de l’un des prix Révélation de la SGDL. Les Billes du Pachinko, son deuxième roman paru en 2018, est récompensé par le Prix suisse de littérature et le prix Alpes-Jura. Avec un réalisme saisissant, Elisa Shua Dusapin évoque les paysages mentaux de ses personnages grâce à des images d’une grande originalité. (Source: Éditions Zoé)