Irréfutable essai de successologie

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En deux mots
Dans cet essai pétillant de malice, Lydie Salvayre nous donne les recettes pour avoir du succès. Avec des portraits au vitriol de l’influenceuse à l’homme influent, de différentes catégories d’écrivains à l’homme politique, elle illustre son propos. Ce vrai-faux manuel de développement personnel est un bonheur de lecture.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les mœurs de ce siècle

Tout à la fois pamphlet et pastiche, cet essai de Lydie Salvayre nous propose toutes les recettes pour avoir du succès. Né d’une saine colère, ce petit bijou d’ironie vacharde est admirablement bien ciselé.

Il serait bien dommage de suivre l’ultime conseil de Lydie Salvayre, «jetez au loin ce livre», tant sa lecture est réjouissante. Avec son humour vachard, sa grande érudition et son sens de la formule, son essai vaut vraiment le détour.
S’il ne faut pas hésiter à se plonger dans cet Irréfutable essai de successologie, c’est d’abord parce que nous avons affaire à un ouvrage littéraire, à un style inimitable, à des phrases ciselées.
Ensuite, parce que ce panorama de notre société, qui fait la part belle au superficiel et à la course à la notoriété, est une mise en garde qu’il ne faut pas négliger. Car qui peut affirmer qu’il n’a jamais vu son visage se refléter dans ce miroir aux alouettes? N’a jamais cédé à la facilité en s’abrutissant devant une émission de télé racoleuse ou en se noyant dans les réseaux sociaux avec une belle collection d’émojis à la clé.
En forçant le trait et en nous encourageant à pousser le bouchon encore plus loin, Lydie Salvayre nous suggère qu’il y a sûrement mieux à faire, même si les miettes butinées sur les réseaux sont «bien plus faciles à digérer qu’un pavé de 600 pages».
Construit comme un vrai-faux manuel de développement personnel, le livre nous propose ses recettes en intertitres et en caractères gras, nous offre la conduite à tenir, le tout complété de quelques remarques très loin d’être anodines.
Bien entendu, ce guide est accompagné de portraits bien sentis de ces champions toutes catégories du succès, à commencer par l’influenceuse qui fait son miel des réseaux sociaux. Suivront le capitaine d’industrie en homme influent, toute une série d’écrivains – un milieu que Lydie Salvayre connaît fort bien, des débutants aux tueurs – les critiques et bien entendu, l’homme politique qui n’est pas avare lui non plus de flagornerie et de compromissions.
On pense bien entendu aux moralistes qui depuis Horace en passant par Rabelais et La Bruyère ont su railler avec talent les mœurs de leurs confrères et de la Cour qui se pressait autour des monarques. On y ajoutera Jonathan Swift qui a soufflé à Lydie son titre en proposant en 1699 un Irréfutable essai sur les facultés de l’âme.
Du coup, comme l’a si bien écrit Frédéric Beigbeder dans le Figaro, «le retour de Lydie Salvayre à la satire est une bonne nouvelle: si elle a envie de stigmatiser le milieu littéraire, cela prouve qu’il existe encore. (…) Son Irréfutable essai de successologie est absolument réjouissant de bout en bout. On en prend tous plein la gueule.» Dans la bibliographie de l’écrivaine, il vient se placer dans la lignée de Quelques conseils utiles aux élèves huissiers (1997) et Portrait de l’écrivain en animal domestique (2007), mais aussi pour la vivacité du style à Rêver debout (2021).
Alors non, il ne faut vraiment pas jeter au loin ce livre à la langue si férocement chatoyante, aux citations habilement semées, à la mauvaise foi si brillamment mise en scène. Il faut le lire et le relire. Car alors nous ferons partie d’une caste bien particulière, celle des «lecteurs véritables», infime partie de la population «qui n’a pas le cerveau saturé d’informations incessantes et sans lien les unes avec les autres» mais garde «un contact intime, direct, charnel, avec les œuvres littéraires».

Signalons qu’au printemps prochain, Lydie Salvayre sera en résidence avec Chloé Delaume (prix Médicis 2020 avec Le Cœur synthétique), à la Villa Valmont pour une création commune. Cette «Maison des écritures et des paysages», premier site entièrement dédié à l’écriture et à l’accompagnement des auteurs dans l’agglomération bordelaise, sera inaugurée fin avril.

Irréfutable essai de successologie
Lydie Salvayre
Éditions du Seuil
Roman
176 p., 17,50 €
EAN 9782021516678
Paru le 2/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Comment se faire un nom ?
Comment émerger de la masse ?
Comment s’arracher à son insignifiance ?
Comment s’acheter une notoriété ?
Comment intriguer, abuser, écraser, challenger ?
Comment mentir sans le paraître ? Comment obtenir la faveur des puissants et leur passer discrètement de la pommade ? Comment évincer les rivaux, embobiner les foules, enfumer les naïfs, amadouer les rogues, écraser les méchants et rabattre leur morgue ? Comment se servir, mine de rien, de ses meilleurs amis ? Par quels savants stratagèmes, par quelles souplesses d’anguille, par quelles supercheries et quels roucoulements gagner la renommée et devenir objet d’adulation ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
Diacritik (Christine Marcandier)
Europe 1 (Philippe Vandel – L’invité culture)
Sud-Ouest (Isabelle Bunisset)
Lire (Alexis Brocas)
Lettres capitales (Dan Burcea)

Nonfiction (Jean Bastien)
Blog Baz’Art
Blog Culture 31


Lydie Salvayre, la littérature doit-elle être un lieu d’engagement ? © Production France Culture

Les premières pages du livre
1
Nos esprits les plus hautement spéculatifs ont découvert l’existence de milliers d’exoplanètes, identifié les traces d’un ankylosaure vieux de 168 millions d’années, établi que la vitesse de la lumière était de 299 792 458 mètres par seconde, mis au point des parapluies biplaces, des perruques pour chien, des protège-moustache, des masques antigloutons, des porte-glace à piles, et mille autres merveilles.
Mais nul encore n’a tenté de se lancer dans l’analyse sérieuse et approfondie des meilleurs moyens pour parvenir au succès !
Pourquoi tant d’intelligence gaspillée par des cerveaux admirables pour élucider des choses de bien moindre importance ?

Pourquoi un tel domaine, dont les lois déterminent le bonheur des hommes (ainsi que leur fortune), n’a-t-il pas été traité avec le sérieux qui convient ?
Pourquoi un aussi scandaleux mutisme ? Pourquoi une telle inconséquence ?
Pourquoi, pourquoi ?
Allons-nous plus longtemps demeurer dans cette coupable ignorance qui a réduit à la misère les individus les plus méritants ?
Non, non et non ! Cela est proprement inadmissible.
Je me propose donc de remédier à cette grave lacune en me lançant, avec l’audace d’un Christophe Colomb, dans l’exploration de ce continent ignoré, afin de répondre à ces hautes questions qui tourmentent le genre humain depuis que le monde est monde :
Comment se faire un nom ?
Comment émerger de la masse ?
Comment s’arracher à son insignifiance ?
Comment s’acheter une notoriété ?
Comment intriguer, abuser, écraser, challenger ? Comment mentir sans le paraître ? Comment obtenir la faveur des puissants et leur passer discrètement de la pommade ? Comment évincer les rivaux, embobiner les foules, enfumer les naïfs, amadouer les rogues, écraser les méchants et rabattre leur morgue ? Comment se servir, mine de rien, de ses meilleurs amis ?
Par quels savants stratagèmes, par quelles souplesses d’anguille, par quelles supercheries et quels roucoulements gagner la renommée et devenir objet d’adulation ?
Car se distinguer du reste des humains, être quelqu’un, quelque chose, apparaître au JT de 20 heures, avoir sa photo dans le journal, rêver de devenir une star, convoiter les honneurs et les applaudissements, bref désirer de briller aux yeux du plus grand nombre constitue la passion la plus archaïque et la plus universelle qui soit en ce bas monde.

Grâce à cet irréfutable essai qui, je le présume en toute modestie, licenciera définitivement l’ancienne politique, réinventera les lois de la morale, et m’assurera une admiration universelle, grâce à cet irréfutable essai, disais-je, je donnerai à cette passion la place qu’elle mérite : la première.
Je défricherai pour vous, mes agneaux, les voies encombrées et semées d’embûches qui mènent à la réussite, et vous prodiguerai les conseils nécessaires pour vous empêcher de tomber dans les nombreuses chausse-trapes qui guettent tous les jeunes aspirants à la gloire, et vous aider à être au top, très important ça, d’être au top.
Mais avant que d’aller plus loin dans mon projet que je n’hésite pas à qualifier de salvateur, il me semble important de vous donner une définition précise du succès tel que je le conçois.

2
Définition du succès
Le succès est le remède universel longuement recherché pour guérir du malheur.
Si je place cette définition en tête du présent chapitre, c’est que trois raisons m’ont conduite à cette formulation que j’estime très vraie et très incontestable.

1. La première, tirée d’un grand nombre d’observations, me permet d’avancer que :
le succès embellit,
le succès anoblit,
le succès bonifie,
le succès enhardit,
le succès purifie,
et vous lave des bassesses, mesquineries et saloperies commises par le passé, car :
Le succès possède d’excellentes facultés détergentes.
Le succès vous confère l’estime, la considération et le respect, et fait de vous l’ornement de votre famille, son joyau, son trésor, son magot.
Le succès, de surcroît, vous confère indéniablement du sex-appeal, ce qui m’amène à affirmer que :
Le succès est aphrodisiaque.
Le succès, en accordant de la valeur et du brillant à tous vos gestes et paroles, en vous apportant la consistance dont vous étiez privé, en vous faisant apparaître sous un jour plus avantageux, vous dote, par là même, d’une haute idée de vous-même, satisfait exquisément votre ego, congédie du même coup vos soucis parasites, et décuple ainsi les facultés de votre esprit.
Le succès a aussi ce pouvoir, injustement ignoré, de vous rendre bon, serviable et même charitable. Parfaitement !
Le succès, en enrageant la concurrence, vous vaut un certain nombre d’ennemis dont l’existence, c’est attesté par nos plus brillants neurologues, constitue un excitant remarquable pour vos facultés mentales, qu’il fouette et revigore tout à votre avantage.
Enfin et surtout, le succès immunise contre la mort.

En résumé, le succès, par un phénomène que je n’hésiterai pas à qualifier de transsubstantiation, fait passer pour intelligent l’individu le plus con, pour séduisant le plus moche, pour aimable le plus odieux, pour honnête le plus malhonnête et pour immortel le plus piètrement mortel.
Autant de prodiges qui me permettent d’inférer que ce ne sont plus désormais ni l’art, ni la politique, ni les anciennes croyances qui déterminent notre présent.
C’est, sans contredit, le succès.
Le succès est la nouvelle religion.

2. La deuxième raison, et non la moindre, est que le succès, infailliblement, enrichit.
D’où il s’ensuit que, dans cette nouvelle religion, c’est aux riches, mes anges, que le ciel est promis.

Nous savions depuis longtemps que l’argent gouvernait le monde, et que :
Seuls les imbéciles créent pour une autre raison que l’argent,
ainsi que l’affirma le très pertinent Samuel Johnson dans son Art de l’insulte et autres effronteries.
Mais il est tout à fait nouveau que, loin de s’opposer à son règne ou de coupablement s’y résoudre, le genre humain, avec une unanimité et une ferveur sans égales, s’y plie désormais avec délice, exaltant ses bienfaits et claironnant ses vertus.
Le monde a beau changer, les désirs des humains demeurent invariables et limités à cinq, écrivait Euryloque. Pour ma part, je place au premier rang ce désir religieux d’être riche et célèbre.

Il suffit, du reste, de visionner quelques clips de rappeurs américains mondialement connus, pour constater que l’époque n’est plus aux pudeurs virginales devant la suprématie de l’argent et les money makers.
Si tu m’parles fric, j’suis toujours en déclic, chante Pussy Dundee.
Et son refrain fameux J’veux prendre d’l’oseille jusqu’à l’infini, ouais ouais, est devenu le cri de ralliement de la plupart d’entre eux.
Quant à l’expression de leur douleur mâtinée de révolte, elle se marie admirablement yeah yeah avec les bagouses en diamant qu’ils exhibent à chaque doigt, et les grosses chaînes en or qui ornent leur poitrine.

Je ne donnerai qu’un exemple : la fortune d’Ultra Love évaluée à ce jour à 1 milliard de dollars. Tu mesures frérot ! de la beuh à la pelle ! une Rolex pour chaqu’ jour ! une Ferrari qui fonce ! et une pute à gros luc qui t’suce sur ordre ! le paradis sur terre !

Cette transformation copernicienne des esprits qui s’est opérée depuis peu, et dont l’humanité n’avait encore donné aucun exemple, ne souffre aujourd’hui nulle contestation.
Et l’on peut affirmer sans ambages que :
Il n’y a d’heureux que les gens à succès.
Avec son corollaire :
Ne laissez pas l’argent aux mains des seuls champions de la finance et autres voleurs qualifiés.
Vous y avez droit tout autant qu’eux.

3. La troisième raison enfin découle du constat mille fois reconduit que nul créateur, serait-il un prodige de sensibilité, d’intelligence et d’invention, ne peut être applaudi s’il ne se plie à un certain nombre de règles que j’exposerai ci-après.

Mais avant de vous les faire connaître, je me dois de vous éclairer sur les personnes que vous serez amené à rencontrer et qu’il vous faudra fuir ou au contraire ménager, amadouer, bichonner, aguicher, racoler, flagorner, entuber, ou séduire, si vous voulez obtenir d’elles leurs bonnes grâces et parvenir jusqu’au sommet.

Voici donc quelques portraits de ces spécimens auxquels une jeune femme ou un jeune homme cherchant célébrité sera forcément confronté.
Portraits tracés, je le confesse, sommairement, et souffrant sans doute d’outrance et de simplisme. Mais qui ont le mérite de vous laisser, mes chers lecteurs qui avez la chance inestimable de me lire, de vous laisser, disais-je, toute licence pour introduire la complexité, la nuance, et les ombres nécessaires en ceux de ces archétypes que vous aurez identifiés.

3
L’influenceuse bookstagrameuse
Lila (YouTube 2 millions d’abonnés, Instagram 2,5 millions d’abonnés, TikTok 1,2 million d’abonnés)
Tout un chacun a pu le constater : il est aisé autant que délicieux de gloser sur la bêtise des autres.
Quant à moi, je m’abstiens, autant qu’il m’est possible, de tomber dans ce travers, animée que je suis d’une profonde et sincère philanthropie.
Je m’en dispense d’autant plus aisément que je ne suis pas sans savoir que le plus sot est souvent celui-là même qui désigne la sottise de l’autre et ne voit pas celle qui resplendit en lui.
Cependant, l’inintelligence de notre bookstagrameuse est si prodigieuse, si étourdissante, et d’un niveau si supérieur ; elle opère sur les autres un tel pouvoir fascinatoire que je ferai, pour elle, exception à la règle.

Portrait

Le regard velouté, fort mamelue après une intervention chirurgicale à Dubaï (destination tendance), avantageusement nantie d’un derrière houleux dont les dimensions sont inversement proportionnelles à celles de son esprit, elle dispose d’un potentiel érotique hors du commun, sans doute accentué par une moue boudeuse qu’elle cultive à souhait.
S’évertuant à plaquer sur son visage la profondeur qui manque à son cerveau, elle laisse glisser, de ses lèvres refaites, de grandes déclarations fertiles en évidences, ou se lance, avec l’apparence de la plus grande affliction, dans des discours vibrants de sentiments compassionnels et de propositions réconfortantes (concernant les pauvres qui ont faim, les Ouïghours qui ont froid, les Somaliens qui ont chaud, les Sahraouis qui ont soif, les
Afghanes qui ont peur, les Ukrainiens qui ont mal… elle en possède un jeu entier) grâce auxquels, pense-t-elle, son marché de la compassion gagnera en surface, et son petit capital : en euros.
Elle va jusqu’à défendre le Bien contre le Mal – ce dont nous ne saurions trop l’en féliciter – tout en faisant la publicité du rouge à lèvres repulpant rouge framboise de la marque Fastel. Le sourire qu’elle esquisse alors et qui projette sur son visage une aura d’heureuse niaiserie, constitue une véritable consolation, une exaltante raison d’espérer pour les adolescentes vivant dans des HLM de Créteil, lesquelles représentent son marché porteur. Celles-ci, en effet, depuis qu’elles la suivent sur TikTok et Instagram, ne regardent plus du même œil le hall d’entrée de leur immeuble jonché d’ordures et empestant l’urine, car elles savent désormais que ce hall peut s’ouvrir sur d’exaltantes perspectives. »

Extraits
« Remarque
D’une manière générale, fuyez comme le diable les revêches, les hargneux, les amers, les aigris, les navrés, les meurtris et tous ces mécontents aux rêves avortés qui n’ont pas réussi à convertir en forces leurs frustrations et leurs rancunes.
Il n’est pas contagion plus nocive que celle de ces rabat-joie.
Ils sont tous, de surcroît, affligés d’une haleine fétide probablement liée aux aigreurs d’estomac où se loge leur âme.
Si vous ne parvenez pas à vous en défaire, désignez-leur un bouc émissaire sur lequel ils pourront reporter toutes leurs frayeurs et amertumes: l’un de vos ennemis personnels, par exemple un certain P., une ordure.
Je reprendrai demain mon catalogue d’écrivains, si mon humeur m’y porte. C’est-à-dire si aucune nouvelle sombre ne vient obscurcir mon ciel et paralyser mon esprit.
Précaution: m’abstenir impérativement de regarder la chaîne NewsNews, bien plus nocive pour ma santé psychique qu’un abus de whisky ou de Zolpidem. p. 63

Il est devenu, aujourd’hui,
tout à fait superflu de lire,

je puis vous l’affirmer sans la moindre nostalgie.
Nos cerveaux saturés d’informations incessantes et sans lien les unes avec les autres, ne disposent, en effet, que d’une part réduite d’attention aux œuvres littéraires. Et le nombre de lecteurs véritables, je veux dire de lecteurs ayant un contact intime, direct, charnel, avec elles, ne représente plus qu’une infime partie de la population.
Tous les autres dont vous êtes, j’ose l’espérer, se satisfont fort raisonnablement des miettes qu’ils butinent sur les réseaux, bien plus faciles à digérer qu’un pavé de 600 pages.
Ce qui ne les empêche pas d’exhiber, comme on le fait d’un trophée, l’ouvrage qu’ils ont commandé sur Amazon sans avoir pris la peine de l’ouvrir.
Cela, mes amis, représente un progrès vertigineux dans l’histoire des hommes. » p. 140

À propos de l’auteur
SALVAYRE_lydie_©joel_sagetLydie Salvayre © Photo Joël Saget

Lydie Salvayre a écrit une douzaine de romans, traduits dans de nombreuses langues, parmi lesquels La Compagnie des spectres (prix Novembre), BW (prix François-Billetdoux), Pas pleurer (prix Goncourt 2014) et Rêver debout (2021). (Source: Éditions du Seuil)

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On va bouger ce putain de pays

9782213705361-V.indd

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En deux mots
Après avoir frayé avec les socialistes et assisté au naufrage d’Eleski, le candidat favori à la présidence, Quentin choisit d’intégrer l’équipe de Crâmon, le ministre de l’économie qui vient de créer En route, le mouvement qui va le porter à la magistrature suprême. Nommé conseiller spécial, c’est de l’intérieur qu’il nous raconte son quinquennat.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Chronique d’un quinquennat très bousculé

Avant les élections présidentielles, Jean-Marc Parisis nous rafraîchit la mémoire avec ce roman à clefs. A travers le regard du conseiller spécial du Président, il retrace le quinquennat écoulé avec une plume corrosive.

Je sais que le cliché peut sembler éculé, mais il y a bien du Rastignac dans l’épopée que va nous conter Quentin, le narrateur de ce roman. Après nous avoir fait revivre au pas de charge les batailles politiques des dernières années, ses yeux de trentenaire venu à la politique dans le sillage de DSK, voient son horizon s’éclaircir. Il rejoint l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron. Si l’auteur utilise des noms d’emprunt, il sont toutefois transparents, y compris pour les seconds couteaux. Et quelquefois même porteurs de sens, comme Carchère pour Sarkozy. Le président s’appelle Crâmon, DSK Eleski.
C’est avec un style alerte et enlevé que nous revivons ainsi les épisodes précédents, la campagne de Ségolène, suivie de celle de son mari de l’époque pour la gauche, la victoire de Sarkozy suivie de sa mise hors-jeu par un François Fillon que les affaires mettront à son tour sur la touche. L’heure a sonné pour l’ex-ministre de l’économie et des finances, bien décidé à «faire bouger ce putain de pays».
L’élection dans la poche, voici notre narrateur propulsé conseiller spécial du président, un poste qui va nous permettre du suivre le quinquennat depuis un poste stratégique. De l’affaire Benalla aux gilets jaunes. De la pandémie et du confinement au changement de gouvernement avec l’arrivée de nouvelles têtes, notamment le premier ministre ou la ministre de la culture. Puis viendra l‘assassinat de Samuel Paty. J’allais oublier l’épisode de la baffe donnée au président et que son ego a eu bien du mal à accepter. Et à l’heure du bilan, à 44 ans, il y a bien ce côté Rastignac qui ne fera pas hésiter Crâmon à se représenter.
Si Jean-Marc Parisis change totalement de registre avec ce nouveau roman, il n’oublie rien de la fougue qui présidait à L’histoire de Sam ou l’avenir d’une émotion, son précédent une histoire d’amour fou entre deux adolescents. Et si l’actualité brûlante vient dépasser la fiction et l’épilogue préparé par le romancier, il y a fort à parier que notre narrateur va pouvoir préparer un tome 2.

On va bouger ce putain de pays
Jean-Marc Parisis
Éditions Fayard
Roman
180 p., 19 €
EAN 9782213705361
Paru le 19/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris ainsi qu’à Blois, Montreuil et Drancy. On y évoque aussi des vacances dans les Alpes en hiver et du côté de la dune du Pyla en été. Parmi les déplacements de campagne, il y a notamment Amiens.

Quand?
L’action se déroule de 2017 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Provincial venu étudier à Sciences Po, Quentin Ixe tombe de haut quand son idole socialiste chute suite à un scandale sexuel. Voilà qui n’arriverait jamais à l’énarque et banquier d’affaires Cyril Crâmon. Brillant, ondoyant, marié à une femme exceptionnelle, ce trentenaire cache à peine ses ambitions présidentielles. Une jeune garde électrisée et le nouveau parti En Route vont le lancer. Expert en éléments de langage et outils numériques, Ixe viralise la Crâmonmania qui porte l’« alien » à la fonction suprême. Conseiller spécial du président disruptif à l’Élysée, il va vivre le crash du « Nouveau Monde » percuté par la dure, l’irrépressible réalité : affaires en tous genres, Gilets jaunes, revenge porn, attentats islamistes, épidémie, en attendant une nouvelle campagne présidentielle aux allures d’open bar.
Le pays va bouger, Ixe va bouger, Crâmon va bouger. Mais dans quel sens ?
Dans la grande tradition de la satire, Jean-Marc Parisis livre un roman théâtral et dément, en miroir d’une époque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

goodbook.fr
Revue des Deux Mondes (Marin de Viry)

Les premières pages du livre
« Je me souviens, l’appartement de la rue de la Chaise, près du Bon Marché. Les murs blancs à moulures, l’odeur de café et des smoothies à la fraise. La fontaine et le jardinet dans la cour intérieure. Le quartier général pour la campagne des primaires du Parti socialiste en 2006. Un petit groupe de garçons et filles, 20-30 ans, dévoués corps et âme à l’ancien Ministre, au Professeur, à l’Agrégé, à l’Économiste, à notre « dieu », Richard Eleski.
Il débarquait, le costume froissé, le cheveu en bataille, se posait, les reins lourds, dans son fauteuil Empire. Vidait un grand verre d’eau, nous fixait de ses yeux pochés et pénétrants… « Il faut chercher les angles morts, mes petits. Les prélèvements obligatoires et les impôts, cela n’a rien à voir. » On prenait des notes, raturait, surlignait. Parfois, ça chauffait… « Si je n’ai pas ce rapport demain, je vous coupe les couilles. » Au bout d’un moment, il regardait sa montre, se levait de toute sa masse, repartait, on ne savait où. Laissant des deux côtés du fauteuil ses mentors en communication, la fashionista rusée Pénélope Pradat et l’intellectuel Claude Lécharpe de la Fondation Léon-Blum. Deux salariés du groupe BHVA, experts en ventes de discours et placements d’idées, qui rivalisaient d’ingéniosité… « Ne jamais parler de la réalité. Ne jamais parler de la vie. Bien les connaître, ne jamais en parler. Les contourner. Prendre la parole, jamais le sujet. — Inverser, déplacer, colorer, éluder, biaiser, dilater, mentir sans mentir. » Pourquoi mentir ? On pouvait toujours faire mieux.
J’avais 20 ans. Ma famille habitait dans le Loir-et-Cher. Blois. Mon père, blésois de souche, enseignait la philosophie dans un lycée de la ville. Ma mère travaillait dans une compagnie d’assurances avec du sang espagnol dans les veines ; sa grand-mère antifranquiste, réfugiée à Blois pendant la Retirada, avait épousé un infirmier des Grouëts. Après le baccalauréat, j’étais venu à Paris pour étudier à Sciences Po. C’est là où j’avais rencontré Richard Eleski, on discutait parfois avec lui à la fin de ses cours d’économie politique… « Je suis socialiste. Je suis social-démocrate de conviction. Si j’étais président ?… Eh bien, je ferais porter l’effort sur la formation, j’ouvrirais un droit nouveau, permettre à chacun de se reformer à un moment de sa vie. » La rue Saint-Guillaume et la rue de la Chaise se touchaient presque. Un jour, j’avais sonné à la porte du QG d’Eleski. Julien Bidard, l’un de ses assistants, m’avait reçu. Trente ans, bien plus âgé que moi, Bidard, mais encore assez jeune pour se distancier du socialisme social-démocrate, formateur ou non… « De vieux mots, rassurants par leur usage, leur usure. Le débat public réclame des références, même obsolètes. Mais Richard Eleski, c’est bien autre chose, de plus aventureux, de plus excitant. Crois-moi. » Eleski avait le corps, la voix, l’intelligence, la culture, la profondeur d’un homme qu’on pouvait croire. Un Européen, parlant l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien. Un Moderne, précurseur du blog politique en France, malgré ses 50 ans bien tassés. Ça nous allait bien, nous, millénials du troisième millénaire, décidés à sortir de la sale histoire du XXe siècle par les nouveaux outils numériques.

Malgré les meet-up entre blogueurs et militants et les discours de la méthode Lécharpe et Pradat, Eleski s’est crashé à la primaire socialiste. Aplati par la présidente de Poitou-Charentes, Mme Démocratie-Participative. Si participative qu’elle avait refusé de débattre avec lui. Si mauvaise que Mathieu Carchère a gagné la présidentielle et soutenu la candidature d’Eleski à la direction du Fonds monétaire international. La bande de la rue de la Chaise s’est dispersée. Bidard a rejoint son Ardèche natale pour se relancer dans la politique locale. Moi, j’ai passé mes diplômes à Sciences Po, entrepris un voyage d’études à Barcelone, fréquenté l’université Pompeu-Fabra, l’une des meilleures en matière de sciences politiques et de communication. À mon retour à Paris, je suis entré chez BHVA (sur recommandation de Lécharpe), où j’ai gravi tous les échelons du conseil. Wording, drafts, story-telling, rapports pour patrons du CAC 40, coaching de chefs d’État du tiers-monde, etc. Ma petite amie de l’époque, interne en médecine, me traitait gentiment d’imposteur… « Tout ça, c’est de la pub, de la com, de l’enfumage. — La pub, c’est la poésie des pauvres. La com, celle des cadres. Rien à voir avec mon job. Je m’occupe d’Expertise et de Stratégie. »

La stratégie consistait à ne pas lâcher Eleski, de plus en plus socialiste de droite à Washington, de plus en plus déroutant aussi dans sa gestion du désir et de l’ennui loin de Paris. Pradat a pris le premier vol pour déminer l’affaire de l’économiste danoise harcelée au FMI. J’ai fait ce que j’ai pu pour distraire la presse à Paris : recadrage du contexte, attente dilatoire d’éléments nouveaux, rappel de la présomption d’innocence, sanctuarisation de la vie privée. Malgré ses dragues sauvages, Eleski restait la personnalité politique préférée des Français pour la présidentielle de 2012. Et cette fois, le terrain de la primaire était dégagé, la grande famille sociale-démocrate ne proposant qu’un panel de seconds couteaux, dont Henri Boulende, l’ex-concubin de Mme Démocratie-Participative. Pour fêter les 60 ans d’Eleski, on lui a offert une photo du président américain de la série The West Wing dédicacée par l’acteur : « Au futur vrai président de France. Good luck ! » On pouvait toucher Martin Sheen, on pouvait toucher n’importe qui avec la carte Eleski. Il allait bouffer Boulende puis Carchère. Bidard et moi, on le voyait déjà à l’Élysée, et nous avec.

Et puis voilà, deux mois avant l’annonce de sa candidature, Eleski menotté, encadré par des flics sur un trottoir de New York, conduit au commissariat de Harlem pour agression sexuelle sur une femme de chambre dans un hôtel. Éjaculation américaine, retrait de la course à la présidence française. Bidard en a pleuré de rage… « C’est un complot. Les mecs de Carchère sont de mèche avec les types de l’hôtel ! » J’ai repassé le film à l’envers, repensé à ces cinq années au service d’Eleski, au crédit qu’on lui accordait, aux espoirs qu’il suscitait, à ses propres angles morts, aussi, aux défauts de ses qualités. Sa superbe, son intelligence, sa désinvolture, son mépris du jeu politicien, des arrivistes, des parvenus, son côté je les emmerde, je me fous d’eux, je me fous de tout, finalement. On s’est brièvement parlé au téléphone après son retour des États-Unis. Sans évoquer l’épisode de l’hôtel, mais j’ai compris à demi-mot, à ce ton de fatalisme amusé que je ne lui connaissais pas … La seule vérité, le plaisir. Ce qui résiste à la péremption, à l’ennui, à la fatigue des idées, le plaisir, mon plaisir… J’ai raccroché sans lui dire ce que j’en pensais, que le plaisir de l’un sans le plaisir de l’autre, c’était problématique, et que, même quand le plaisir se partageait, il aurait pu s’en passer parfois, se retenir ou se faire plaisir tout seul, c’est plus rapide, plus sûr, quand on ambitionne l’Élysée, au lieu de nous menacer de nous couper les couilles si on n’avait pas le bon document ou de nous envoyer des synthèses à vérifier le samedi soir, à une heure où on aurait aimé embrasser une fille gentiment, dormir dans son parfum pour chasser la fatigue de la semaine. Pendant cinq ans, Eleski nous avait pris pour des cons, de jeunes cons. Il nous avait menti, n’avait jamais engagé toute son intelligence, sa culture, sa puissance dans la conquête présidentielle. Il dépensait une partie de son énergie ailleurs. Déjà en 2006, Mme Démocratie-Participative en voulait plus que lui, et elle l’avait ratatiné. Je l’entendais encore, l’ancien dieu Eleski … « Il n’y a pas de baguette magique. Les moyens de la croissance reposent sur la confiance. » Ne plus jamais faire confiance à un type de plus de 40 ans. Ne jamais s’aveugler sur les charmes d’un mâle du vieux monde. Bidard s’inquiétait de l’avenir… « Tout sauf finir en fond de capotes du PS. » L’image était inappropriée.

Cyril Crâmon, je le croisais parfois à la Fondation Léon-Blum, le think tank de la gauche moderne. Bonjour, bonsoir. Toujours pressé, la trentaine juvénile, lisse, ondoyante, immatérielle, hologrammique. Il semblait sortir d’un écran, impression augmentée à l’écoute par une tessiture synthétique, un vibrato de publicité. Un homme proche du clan Boulende, l’autre courant, la rive gauche du Parti socialiste. Disons moins marqué à droite qu’Eleski. Énarque, banquier d’affaires chez Weill. Millionnaire, disait-on, après un deal faramineux entre une multinationale agroalimentaire et le groupe pharmaceutique Canzer. Ce soir-là, à l’issue du dîner de la Fondation à l’Automobile Club de France, dans le salon où l’on sert les cafés, il pose sa main sur mon épaule.
— Quentin, ça me fait plaisir de te voir ! Comment te sens-tu ?… Incroyable et tragique, ce qui arrive à Eleski. En même temps, il est solide, il en a vu d’autres. Il s’en remettra. On aura besoin de ses talents si Boulende est élu. Et plus encore s’il ne l’est pas.
Le « on » en bouche de Crâmon est toujours incongru. Je m’étonne.
— Tu comptes te lancer en politique ?
— Chez les Gérontes du PS ? Je ne cotise plus depuis deux ans. Je ne veux pas avoir à m’excuser d’être un jeune mâle blanc diplômé. D’ailleurs le diplôme dont je suis le plus fier, c’est le concours général de français à Amiens. Tu es de Blois, je crois ?
Renseigné. La fraternité provinciale.
— Blois, la ville du Louis Lambert de Balzac…
Et le voilà parti sur des romans qu’il avait écrits, qu’il publierait peut-être un jour… « L’un se passe en Amérique précolombienne, dans le goût de Jacques Chirac pour les arts premiers. Il faudrait l’actualiser évidemment. » Des Incas, il a glissé à la nouvelle économie, et des start-up à Faites entrer l’accusé, ponctuant ses propos en me serrant le poignet, le bras, l’épaule, la nuque, comme pour donner prise aux paradoxes affleurant à la surface de sa logorrhée. Cyril Crâmon, l’homme des sincérités successives. On pouvait le croire à condition de ne pas lui faire confiance. Lui faire confiance à condition de ne pas le croire. Un spectre plus large, plus intéressant qu’Eleski. À suivre.
Une femme blonde en slim de cuir noir et blazer gris s’est avancée vers nous d’un pas de danseuse.
— Béatrice, je te présente Quentin Ixe, un jeune homme plein d’avenir.
Prunelles bleues, jambes fuselées, des airs d’Agnetha, la chanteuse d’Abba, le groupe préféré de ma mère. Mais plus âgée et plus jolie que ma mère. Surprise, léger recul de ma part au moment de lui tendre la main. Qu’elle remarque en décrochant un dixième de seconde son sourire, large sourire qui n’en finit pas, me jauge, m’interroge, me défie. Ce désir dans vos yeux, c’est pour moi ou pour mon mari ?
Le mari en profite pour gober les petits chocolats servis avec le café.
— Cyril, lâche ces trucs ! Je ne veux pas que tu manges ces saloperies.
Crâmon repose ostensiblement la mignardise dans la coupelle.
— C’est toi qui as toujours l’air d’avoir un bonbon en bouche !
Ils éclatent de rire tous les deux. Un petit groupe de sociaux-démocrates se retourne, surpris par cette joie, cette complicité.
— On est au théâtre, dit Crâmon. Baba a été ma prof de théâtre à Amiens.
Elle lève les yeux aux lustres du salon. Gorge sable, satinée. Tout ce temps sur elle, qui la dessinait, la précisait, rendait son mari d’autant plus opaque. À côté d’elle, c’est lui qui semblait le plus vieux, sans âge, vitrifié, avec sa voix de pub et son costume bleu roi.
— On va se revoir, Quentin. Je t’appelle.

Crâmon m’a contacté quand il est devenu secrétaire général adjoint de l’Élysée sous la présidence Boulende. Il avait quitté la banque. Ma jeunesse, ma souplesse, mes succès dans l’Expertise et la Stratégie chez BHVA, mes connexions, mes dîners en ville l’intéressaient. J’allais souvent le voir à l’Élysée, dans son petit bureau au second étage. Derrière son fauteuil, entre les deux fenêtres, encadrée au mur, une punchline lithographiée d’un certain René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. » À deux, trois reprises, j’avais eu l’occasion de les regarder, Béatrice et lui, quand elle passait le chercher sur le chemin d’une pièce de théâtre. Elle le serrait de près. J’étudiais l’attelage, l’équilibre des forces en présence, leur singulière harmonie. La grande différence d’âge conférait à chacun une autorité selon le moment, le sujet, la personne abordés. Pour Béatrice, certains codes sociaux échappaient à son mari, surabondant de jeunesse et d’énergie… « Cyril, là, tu manques de psychologie. Tu ne peux pas lui présenter le dossier de cette façon. Il va péter un câble. (Elle parlait de Boulende.) — Tu as raison, Baba, mais en même temps, il faut le bouger, le pépère ! Quentin, tu pourrais adoucir un chouia le préambule ? — Bien sûr, Cyril. » Béatrice avait souvent raison sur la forme, la psychologie. Elle se souciait des effets, des retombées, de la réaction des gens, se montrant sur beaucoup de sujets plus conservatrice que son mari. Crâmon, c’était l’action, la tactique, l’art des conjonctures, des conjectures, un flair très personnel de l’air du temps. Il reprochait parfois gentiment à Béatrice de n’être pas « en phase avec la modernité », de manquer de « culture du présent ». Faille repérable dans le champ lexical de sa magnifique épouse. Ancien professeur de français et de latin, Béatrice n’aimait pas le mot start-up.
— Ça fait pin-up, huppé. Les trois quarts des gens ne comprennent pas.
— Ils devront s’y faire. Les start-up ne datent pas d’hier. IBM était une sorte start-up en 1911. La France manque de culture managériale. Qu’en dis-tu, Quentin ?
— Pour start-up, il n’y a malheureusement pas de synonyme.
— Bien sûr que si, dit Béatrice. Il y a « jeune pousse ».
Crâmon pouffe comme un collégien.
— Pourquoi pas « engrais » ou « arrosoir » ?
Gros yeux de Béatrice.
— Excuse-moi, Baba, mais c’est trop drôle ! Hein, Quentin, c’est comique, non ?
— Jeune pousse, c’est frais, écologique. Mais start-up, ça bulle, c’est effervescent, sensuel presque. Ça donne envie.
Regard espiègle de Béatrice.
— Si Quentin le dit.
Théâtre.

Quelques mois plus tard, dans son bureau, Crâmon est livide, remonté.
— Boulende ne veut pas de moi dans le nouveau gouvernement. Au prétexte que je n’ai jamais eu de mandat… Je ne l’oublierai pas. Pour l’instant, je me casse. En entrant à l’Élysée, j’ai divisé mes revenus de banquier par dix ou quinze. Je claque un pognon de dingue avec Baba.
— Alors start-up ?
— Start-up !
— Enseignement à l’international. Conseil. Stratégie…
— Tout ce qu’on veut !
Cet été-là, les Crâmon sont partis en Californie. Crâmon souhaitait visiter la Silicon Valley en passant par Stanford et Berkeley. Béatrice aurait peut-être préféré les rivages crétois, où je suis parti recharger mes batteries avec une amie tout en gardant le contact avec lui par e-mail. Ce projet de start-up avançait. On le bouclerait à son retour. Les aventures de la social-démocratie en ont décidé autrement. Le vent a tourné. En août, Boulende a subitement nommé Crâmon ministre de l’Économie. Remember Eleski. Forget the start-up. Bravo Crâmon, bienvenue à Bercy. Où je l’ai suivi avec mes éléments de langage, ma panoplie de stratège.

Revenu de son conseil municipal ardéchois, Bidard s’était posé en douceur dans un cabinet du ministère de la Santé socialiste. Il s’était marié à Privas, en avait ramené un enfant. On déjeunait ensemble de temps en temps dans une brasserie proche de l’École militaire. Il me rapportait les bruits qui couraient… « Béatrice Crâmon t’a pris en grippe. Elle trouve que tu phagocytes son mari. Elle se méfie de tes ambitions. Elle voit en toi un rival. D’autres disent que tu es amoureux de Crâmon, que tu bandes pour lui. » Je connaissais la source de ces rumeurs, je souriais, laissais Bidard à son diagnostic de cabinet médical… « Béatrice n’aime plus la jeunesse. Elle a eu sa dose. »

C’est pourtant la jeunesse qui a lancé Cyril Crâmon. La meilleure, la moins polluée, la jeunesse provinciale, la sève des territoires. À commencer par les cinq mousquetaires de la bande d’Angers, anciens étudiants en droit eleskiens. Un boulot monstrueux. Buzz sur internet, levée de fonds, application de démocratie digitale. En bons socialistes de droite, ils ont même détourné un logo du Monde. C’est la bande d’Angers qui a viralisé la marque, le label Crâmon. Jeune, intelligent, brillant, charmeur, moderne, féministe, hors norme, disruptif, messianique. «On va bouger ce putain de pays!»

Extrait
« Qu’est-ce que c’était pour moi, ce pays, à 30 ans? Qu’est-ce qu’il représentait? D’abord des couleurs, des odeurs, des sensations d’enfance. Les pavés pentus de la venelle des Papegaults à Blois, les promenades avec ma mère au parc de la Roseraie, les concours de ricochets sur la Loire avec les copains de la cité scolaire Augustin-Thierry (un château plutôt), la cime du mont Blanc en février, la dune du Pyla en été… Et dans ce tableau de fils unique né chez des conteurs, les échos de la tradition orale familiale. Les souvenirs d’un grand-père paternel né avant la crise de 1929, son apprentissage dans l’ébénisterie à Paris, ses «fredaines avec les gisquettes» du Faubourg-Saint-Antoine, sa Résistance dans les Forces françaises de l’intérieur, «Rien de plus subtil, de plus rigoureux, que de vivre. À son idée, à ses idées, la liberté, c’est tout un art, une mécanique de précision. À l’origine du fascisme, il y a toujours un manque de rigueur. Ne mens jamais, mon petit. » p. 23

À propos de l’auteur
PARISIS-Jean-Marc_©Astrid_di_CrollalanzaJean-Marc Parisis © Photo Astrid di Crollalanza

Jean-Marc Parisis a notamment publié Le Lycée des artistes (1992, Grasset, prix de la Vocation), Avant, pendant, après (2007, Stock, prix Roger-Nimier), Les Aimants (2009, Stock, dans les 20 meilleurs livres de l’année du Point), Les Inoubliables (Flammarion, 2014), Un problème avec la beauté. Delon dans les yeux (2018, Fayard, dans les 25 meilleurs livres de l’année du Point). (Source: Éditions Fayard)

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Monument national

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Sélectionné pour le Grand Prix RTL-Lire 2022

En deux mots
Serge Langlois, un acteur qui a connu son heure de gloire et fait figure de monument national, vit dans un château à la lisière de la forêt de Rambouillet avec toute sa tribu. Pour remplacer une nurse congédiée, il va faire appel à une mère célibataire accompagnée de son fils. Les problèmes vont alors s’accumuler.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Machinations à Rambouillet

Julia Deck nous régale avec une tragi-comédie qui réunit sous un même toit, un château à Rambouillet, la famille recomposée d’une vedette de cinéma et le personnel de maison, pas toujours recommandables. Cohabitation et confinement vont provoquer des étincelles.

Ce pourrait être l’histoire d’un domaine avec château et piscine situé en lisière de la forêt de Rambouillet. Ce pourrait encore être l’histoire de la tribu qui y vit, malgré l’état de délabrement assez avancé du lieu. Le maître des lieux s’appelle Serge Langlois, ancienne gloire du cinéma français, peu avare d’anecdotes. Sa troisième épouse Ambre, qui a trente ans de moins que lui et s’occupe d’entretenir la légende en postant régulièrement des photos sur son compte instagram suivi par un demi-million d’abonnés. Leurs trois enfants, des jumeaux adoptifs, Joséphine la narratrice et son frère Orlando, rebaptisé Ory et Virginia, la demi-sœur qui a à peu près l’âge d’Ambre. Fille de Carole, la première épouse de Serge, elle va prendre la direction de Los Angeles où elle rêve de devenir chanteuse. Avec eux vit un personnel encore assez fourni composé de Ralph, le chauffeur, Anna la nurse, Madame Éva l’intendante, Hélène la cuisinière et Julien le jardinier.
Ce pourrait enfin être l’histoire de ceux qui vivent à quelques dizaines de kilomètres de là, dans le 93, à commencer par Cendrine Barou, caissière au Super U. Elle vit là sous un nom d’emprunt avec son fils, après avoir fui le domicile conjugal. Elle partage ses journées avec Aminata, splendide femme qui officie à l’autre caisse. Les deux femmes vont être invitées par le bel Abdul, danseur athlétique dont l’heure de gloire aura été d’apparaître dans un clip de MC Solaar. Mais la liaison qu’il aura avec Aminata sera aussi courte que sa carrière artistique. Tandis qu’Aminata trouve en Mathias, son patron qui a pris fait et cause pour les gilets jaunes, un nouvel horizon, Abdul se convertit en coach sportif.
Mais, vous l’avez compris, ce sont toutes ces histoires qui vont converger pour donner l’un des romans les plus truculents de cette rentrée.
C’est en lisant un entrefilet dans Madame Figaro que Sophie de Mézieux a l’idée de recourir aux services d’Abdul, bientôt suivie par sa voisine Ambre. Le coach sportif ne va tarder à gagner sa confiance et, assez vite, va s’installer au château. Après quelques semaines, on décide d’organiser une fête et d’inviter les amis d’Abdul. C’est ainsi que la petite troupe du 93 arriva au château. Un événement loin d’être anodin puisque lorsque Anna sera congédiée, Ambre va proposer à Cendrine de prendre sa place. Le loup était dans la bergerie.
Du coup cette pièce de boulevard va virer au polar. Les événements s’emballent et personne n’en sortira indemne. La joyeuse comédie basée sur la rencontre de classes sociales différentes laisse place à une guerre sans merci. D’autant qu’un vieux fait divers refait surface, que convoitise et cupidité s’en mêlent et que, pour avoir sa part de gâteau chacun, ou presque, est prêt à remiser sa morale au placard.
Julia Deck s’amuse et nous amuse. On se régale de sa machiavélique construction où se croisent Brigitte et Emmanuel Macron, les émissions de Christophe Hondelatte et certains éléments biographiques de Johnny Halliday. Jusqu’à un épilogue à la Agatha Christie. Après Le triangle d’hiver et Sigma et Propriété privée, la romancière poursuit dans la satire sociale avec le même mordant, ajoutant cette fois au pathétique une note tragique. Pour notre plus grand plaisir!

Signalons que l’on peut suivre les travaux de Julia Deck durant sa résidence d’artiste à l’Université de Tours

Monument national
Julia Deck
Éditions de Minuit
Roman
205 p., 17 €
EAN 9782707347626
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans un domaine avec château situé en lisière de forêt de Rambouillet ainsi qu’au Blanc-Mesnil. On y évoque aussi des vacances à Saint-Tropez, en Martinique où sur un yacht dans les Caraïbes et un séjour à Los Angeles.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au château, il y a le père, vieux lion du cinéma français et gloire nationale. Il y a la jeune épouse, ex-Miss Provence-Alpes-Côte d’Azur, entièrement dévouée à sa famille et à la paix dans le monde. Il y a les jumeaux, la demi-sœur. Quant à l’argent, il a été prudemment mis à l’abri sur des comptes offshore.
Au château, il y a aussi l’intendante, la nurse, le coach, la cuisinière, le jardinier, le chauffeur. Méfions-nous d’eux. Surtout si l’arrêt mondial du trafic aérien nous tient dangereusement éloignés de nos comptes offshore.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Diacritik (Johan Faerber – entretien avec Julia Deck)
Diacritik (Christine Marcandier & Dominique Bry)
France TV Culture (Laurence Houot)
La Croix (Renaud Pasquier)
Médiapart (L’esprit critique – podcast)
RFI (De vive(s) voix – Pascal Paradou – Podcast)
Magcentre (Elodie Cerqueira – entretien avec Julia Deck)
Blog Culture Tout Azimut

Les premières pages du livre
1
Les curieux nous visitent encore de loin en loin. À travers les grilles hérissées de flèches à pointes d’or, ils glissent leurs appareils pour immortaliser la façade jaune et lisse. Du petit salon, nous les observons se recueillir, échanger sourires et larmes devant la dernière demeure d’une gloire nationale, figure du patrimoine français.
Leurs commentaires nous parviennent par le micro de la caméra de surveillance. Tous s’étonnent que notre château soit si mal entretenu. Ils savent pourtant que nous n’avons pas les moyens de tronçonner les ronces, de rafistoler les murs. Les curieux disent encore que nous étions bien chanceux, nous qui avons été élevés ici, c’est un grand malheur de voir ce que nous sommes devenus. Et les écoutant, nous nous cachons un peu plus derrière les rideaux, terrés dans la forteresse de notre enfance qui demeure, au fond du passé, le socle de nos vies.
Situé en lisière de la forêt de Rambouillet, notre château est bâti sur le modèle du Petit Trianon – quatre façades carrées affichant avec morgue une feinte simplicité. Notre mère adorait Marie-Antoinette. Elle adorait Sofia Coppola, elle adorait Marc Jacobs, qui avait donné une seconde jeunesse à la marque Louis Vuitton. Au temps de notre splendeur ronronnaient dans la cour les automobiles. Notre père aimait les moteurs. Il jouissait des vibrations mécaniques, des fumées qui s’élevaient en panaches bleus sur le sable de l’allée. La façade ouest ouvrait sur une terrasse en granit, à l’est s’ébouriffait le jardin anglo-chinois. Des saules s’inclinaient autour du lac tandis que, sur une petite île, un temple de Diane abritait une cascade si claire qu’on aurait dit du diamant liquide. Mais c’est à l’arrière du château que se dissimulait notre plus haute fantaisie. Dans la pelouse si longue qu’elle finissait avec la ligne d’horizon, notre mère avait fait creuser une gigantesque piscine, et dans ses eaux vertes flottaient les ombres de quatre immenses topiaires – as de carreau, cœur, pique et trèfle, plantés à chaque angle du bassin.
Serge avait longtemps été joueur. Mais notre mère l’avait repris en main. Elle se flattait souvent d’avoir su convertir cette passion vorace en végétaux inoffensifs. Plus tard, je me suis demandé s’il n’était pas cruel de lui mettre sans cesse sous les yeux le plaisir qu’elle lui avait interdit. Notre père s’aventurait rarement près de la piscine. Sans l’avouer, il trouvait un peu vulgaire ce suprême ornement de notre château. Il aurait préféré une extension contemporaine en matériaux glacés – vitres aux angles aigus, béton brut. Il goûtait cette suprême perversité de l’opulence qui se pare d’attributs industriels quand l’industrie a de longtemps été éradiquée. Notre mère, cependant, affichait ingénument sa prédilection pour l’Ancien Régime. Ambre voulait des lustres et des chandeliers, l’argenterie et le cristal qui reflètent à l’infini leurs flammes blanches sur des surfaces immaculées. Elle cultivait les choses brillantes avec une énergie mêlée d’angoisse, comme si elle craignait de s’éteindre à la tombée du soir.
On entrait au château par un vestibule de larges proportions. Fiché à mi-hauteur de l’escalier tournant, un buste de notre père accueillait le visiteur, trois mètres au-dessus du dallage de pierre crème. L’artiste avait travaillé le bronze à la manière d’un tableau cubiste. Ainsi, les yeux de Serge Langlois s’étaient démultipliés, affranchis de l’axe horizontal pour surplomber, tel un trophée de chasse, quiconque franchissait la porte de notre château.
Au grand salon, c’était une forêt de pieds cannelés, fauteuils cabriolets, poufs, sofa, méridienne, sur lesquels veillaient des pendules et des miroirs rehaussés d’or. Les sièges étaient tapissés de velours turquoise. Taillés dans la même étoffe, les rideaux étaient retenus par des passementeries jaunes et brillantes comme la monnaie.
Petits, nous croyions que, par une structure extraordinaire de notre parentèle, il existait entre les membres de notre famille une invisible hiérarchie. Celle-ci commandait que, si nous prenions l’apéritif tous ensemble au grand salon – nos parents, mon frère et moi, Anna, Ralph, Madame Éva, Hélène et Julien –, certains avaient le pouvoir de commander qu’on allume le feu et d’autres d’annoncer qu’Ambre était servie. L’inverse ne se concevait pas. Il n’était pas pensable que notre mère jette des bûches dans la cheminée ou qu’Hélène et Julien s’asseyent à table avec nous. Mais à l’heure de l’apéritif, le grand salon nous accueillait tous démocratiquement dans ses amples bras Louis XVI.
C’était le moment préféré de Serge. Il disait qu’alors nous formions la plus belle des tribus, celle de la fraternité. Notre père faisait lui-même le service. Bourbon pour Ralph, notre chauffeur, et pour Madame Éva, l’intendante du domaine. Notre nurse Anna prenait du jus de pomme, Hélène et Julien du pastis. Le couple était au service de nos parents depuis des années. Hélène veillait aux fourneaux tandis que Julien entretenait le parc. Nos splendeurs immatérielles et mobilières ne cessaient pourtant de les éblouir. C’est à peine s’ils osaient s’asseoir sur nos augustes fauteuils et, pour payer l’honneur qu’on leur faisait, ils riaient à gorge déployée aux premiers bons mots, versaient une larme aux histoires tendres.
Mon frère et moi jouions sur le tapis, tour à tour timides et exubérants. Ambre prenait des photos pour Instagram, puis elle faisait monter son bichon sur ses genoux. Caressant les poils toilettés de la bête, elle réclamait à Serge une anecdote. Il revivait alors pour nous ses plus grands succès, ses rôles qui avaient marqué l’histoire du cinéma, les hommages rendus par tous les puissants du septième art. Après quoi notre mère nous racontait des histoires de sa jeunesse – les chevauchées sur la plage en hiver, qu’elle passait à Saint-Tropez, les baignades l’été à la Martinique, où son père tenait un hôtel de luxe. Sa famille avait connu des difficultés, mais elle s’en était toujours relevée grâce à l’amour qui est plus fort que tout le reste. Et Ambre faisait une autre photo pour Instagram. Cinq cent mille abonnés en moyenne avaient du bonheur à partager nos moments d’intimité. Enfoncés dans le Louis XVI, nos parents reprenaient du champagne. Ils savouraient la bienheureuse ignorance des dernières secondes avant le couperet.

2
Cendrine Barou vivait avec son fils Marvin dans un pavillon au Blanc-Mesnil, au cœur du département numéroté 93. Une baraque semi-récente jamais crépie, où les semelles faisaient couic couic sur le carrelage marron. Les fenêtres fermaient mal, du plafond pendaient des fils, au sol prospéraient la poussière et les insectes morts.
La jeune femme avait choisi cette maison car la courette était ceinte d’un mur en parpaings. Cendrine prisait son intimité. Elle ne se souciait pas que la France entière soit à sa recherche. Elle ne pensait pas à sa mère, qui se rongeait les sangs, ni à son mari, qui se remettait plutôt bien. Elle travaillait au U. Le gérant disait « Super U », mais elle ne voyait vraiment pas ce que le magasin avait de super.
Pendant des semaines, la photo de Cendrine et de son fils était apparue sur les chaînes d’information en continu, incrustée derrière des présentateurs chevrotant d’angoisse. Ces derniers avaient relaté de long en large comment la police, ayant creusé maintes pistes prometteuses suite à leur disparition, avait fait chou blanc. Les clients du U regardaient ces programmes. Mais aucun d’entre eux n’avait fait le rapprochement entre la pâle caissière – le gérant disait « hôtesse de caisse » – et la jeune femme sexy qui s’était volatilisée quelques mois plus tôt avec son petit garçon sur l’autoroute qui les ramenait de vacances.
Cendrine avait pris ses précautions. Elle ne s’était pas toujours prénommée Cendrine, non plus que son fils n’avait été baptisé Marvin ou que leur patronyme n’était Barou. Elle autrefois si svelte s’était bourrée de Tuc et d’Oreo dès qu’elle avait fui le domicile conjugal. Son mari lui disait qu’elle était grosse quand elle pesait quarante-huit kilos, qu’est-ce qu’il dirait maintenant – une montgolfière, un dirigeable. Elle avait aussi repensé sa coiffure. En trois quarts d’heure, elle était devenue platine. Puis elle avait négligé d’entretenir sa coupe et n’avait plus jamais utilisé de séchoir. Son carré plongeant s’était écroulé en mèches filasses. Ça fourchait comme une diablesse, lui répétait sa collègue Aminata, qui faisait semblant de vouloir la reprendre en main alors qu’elle était ravie d’avoir une moche à son côté pour briller seule dans le soleil du U.
Quand le gérant lui avait réclamé des papiers d’identité, Cendrine avait trafiqué les siens sur Photoshop. Elle avait l’habitude. À l’agence immobilière où elle travaillait avec son mari, elle falsifiait souvent les bulletins de salaire. Cette opération permettait de favoriser les aspirants locataires qui, en plus du montant affiché sur l’annonce, avaient la délicatesse d’allonger un petit complément liquide. La principale difficulté avait résidé dans l’obtention d’un numéro de sécurité sociale. Or il existait sur internet un marché dédié à ce problème. Des personnes sans intention de travailler y louaient leur numéro d’affiliation à des personnes très désireuses de le faire mais dépourvues, quant à elles, des prérequis administratifs. Cendrine ne débarquait pas d’un navire échoué en Méditerranée, elle avait négocié ferme. C’étaient néanmoins vingt pour cent de son salaire qu’elle rétrocédait chaque mois à la véritable Cendrine Barou afin que celle-ci l’autorise, elle aussi, à s’appeler Cendrine Barou.
Sept heures par jour, Cendrine regardait défiler les articles sur son tapis roulant. Ils passaient sous ses yeux comme des poissons multicolores, bondissant du flot au moment de scanner le code-barres – Fanta orange, bip, pizza regina, bip, nuggets de poulet, bip, crêpes fourrées au chocolat, bip. Les clients du U plébiscitaient les produits affichant la pire note au Nutri-Score, songeait Cendrine pendant que le tapis charriait, avec les emballages, des images de sa vie d’avant. En ce temps, elle privilégiait les épiceries fines, les producteurs locaux, les légumes biologiques. Aujourd’hui, elle éprouvait une joie sauvage à se gaver d’aliments jadis honnis.
– Alors la belle, on est trop timide pour montrer ses beaux yeux ? la plaisantaient des clients masculins sur son regard toujours baissé.
Mais Cendrine avait parfait son costume d’invisibilité. Un sourire ingrat suffisait à éloigner l’importun pendant qu’à la caisse mitoyenne, la superbe Aminata enfonçait le clou en faisant mine de voler à son secours. »

À propos de l’auteur
DECK_Julia_©Helene_BambergerJulia Deck © Photo Hélène Bamberger

Julia Deck est née à Paris en 1974. Après des études de lettres à la Sorbonne, elle est secrétaire de rédaction pour de nombreux journaux et magazines, avant d’enseigner les techniques rédactionnelles en école de journalisme. Elle a publié Viviane Élisabeth Fauville (2012), Le Triangle d’hiver (2014), Sigma (2017), Propriété privée (2019 et Monument national (2022). (Source: Éditions de Minuit)

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