Un centimètre au-dessus du sol

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En deux mots
Noé et Mia s’aiment, de même que leurs amis Alex et Camille. Ils vont tous se retrouver au vernissage de l’expo de Kurt, un jeune artiste contemporain en vogue. Mais la fête va dégénérer, si bien que les cinq décident de fuir. C’est le début d’une épopée qui va tous les transformer.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste et les amoureux

Dans ce premier roman situé dans le milieu de l’art contemporain, Téo Lacaze imagine un scandale lors d’un vernissage. Un événement qui va faire basculer la vie de cinq jeunes. Ce roman initiatique nous offre aussi une belle réflexion sur l’art.

Quand Noé sort du métro, il n’est pas vraiment euphorique, car incommodé par la chaleur et surtout les odeurs. Pourtant, il a toutes les raisons d’être heureux puisqu’il va retrouver Mia, son amour, son absolu.
La jeune fille est elle aussi excitée, elle a souffert de cette trop longue absence et entend rattraper le temps perdu. Collaboratrice d’Astrid, une galeriste de renom, elle est chargée de vendre les toiles des artistes sélectionnés par
cette dernière, à commencer par Kurt, qu’elle prend en charge à son arrivée de Berlin, lui qui sera la vedette de l’expo qu’elle a préparée et à laquelle elle a invité Noé.
Avant ce rendez-vous, Noé peaufine le scénario qu’il écrit avec son ami Alex, mais le duo n’avance qu’à pas comptés. Noé propose alors à Alex de le suivre au vernissage avec sa compagne Camille, photographe. C’est durant cette soirée bien arrosée que l’existence des principaux protagonistes va basculer. La mère de Kurt fait une crise d’hystérie, s’en prend aux objets et aux personnes et provoque la fuite de son fils avec Noé, Mia, Alex et Camille, sans oublier une valise contenant la dernière œuvre de l’artiste.
Face à la colère d’Astrid, ils décident de faire le dos rond. Finalement, c’est Noé qui va imaginer un plan pour se sortir de cette situation délicate.
Un scénario qui nous permet une réflexion sur le marché de l’art et sur les artistes contemporains. Comment une œuvre incompréhensible et dont chacun s’accorde à dire qu’elle n’est pas à son goût peut-elle atteindre des sommets en salle de vente? Qu’achète-t-on effectivement? Ces œuvres ne forment-elles pas une immense escroquerie?
Au bout de leurs tribulations, Téo Lacaze va nous proposer sinon des réponses, au moins des pistes pour affûter notre sens critique.
Le primo-romancier, qui a peu ou prou l’âge de ses personnages en profite pour dresser la carte du tendre de la jeunesse d’aujourd’hui, entre passion et lucidité, entre fantasme et dure réalité. Mais en prenant garde de ne pas éteindre la petite flamme qui brille dans les yeux des amoureux.
Un premier roman sensible et initiatique.

Un centimètre au-dessus du sol
Téo Lacaze
Éditions JC Lattès
Roman
352 p., 20.90 €
EAN 9782709671293
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Noé, vingt-cinq ans et apprenti scénariste, est amoureux de Mia. Mia travaille dans une galerie d’art et organise le vernissage d’un jeune artiste au succès fulgurant, Kurt. Lorsque Noé rejoint Mia au vernissage de Kurt, décidé à la conquérir, il embarque avec lui Alex, son meilleur ami et colocataire intermittent, lui-même tombé fou amoureux de Camille, une photographe rencontrée au hasard d’une terrasse. Mais ce soir-là, Kurt s’enfuit de la galerie, emportant avec lui son œuvre ultime, et tous les cinq se retrouvent entraînés dans un projet qui les dépasse.
Commence alors le compte à rebours d’une jeunesse en fuite, dans le vent chaud de l’été et l’anonymat des grandes villes.
Un centimètre au-dessus du sol, c’est une histoire d’amour et d’amitié, qui interroge le succès et l’art. Ce sont des existences reliées par un fil : le besoin de foutre le camp. C’est devenir adulte dans un monde absurde et tenter de prendre un peu de hauteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
On peut bien dire ce qu’on veut, pour ceux qui prennent le métro tous les jours, il existe des matins plus compliqués que d’autres. Celui-ci en particulier. Il a commencé à faire chaud dès l’aube et toutes les odeurs infectes ont décidé de quitter les entrailles de la terre pour aller prendre elles aussi un bol d’air frais, une petite clope, un café. Noé monte les marches quatre à quatre pour s’extirper de cette rame de l’enfer où l’urine de la veille n’est plus qu’un mauvais souvenir sur les murs. Des deux côtés des escaliers, quelques intranquilles ont griffonné des poèmes ou des insultes depuis le fond de leurs tripes mais personne n’y prête attention. C’est une course d’humains en chemise, des corps trempés de sueur, ils se précipitent tous vers l’extérieur pour s’extraire de cette fourmilière chaude et humide. Et puis c’est enfin la sortie numéro 6, un halo de lumière au fond des ténèbres, la garantie à l’air libre d’un avenir heureux et de jours meilleurs, loin de la puanteur et de toute cette crasse.
Noé sort, il grogne, il a chaud, et il tombe à ses pieds. Parfois il s’arrête, parfois non. Mais aujourd’hui oui. Pas pour la regarder, elle et lui se connaissent bien, mais pour reprendre son souffle. Il lui lance un coup d’œil pour la saluer discrètement. Il ne l’a pas vue depuis longtemps, la grande arche de Strasbourg Saint-Denis. Elle file tout haut dans le ciel. De là où elle est, elle doit en voir sortir plus d’un, ruisselant, essoufflé à force de retard, crevé dès le réveil. Elle doit se foutre de nous, ses petits humains. Elle ne craint ni le temps qui passe ni la pluie, et abrite entre ses jambes dodues des nuées de pigeons, tous plus gras les uns que les autres, nourris à coups de miettes de pain et de déchets dégueulasses. Elle est un refuge pour ceux qui n’en ont pas, ou qui n’en ont plus, ceux qui s’endorment bourrés sur des matelas tachés de pisse. Elle est généreuse.
De plus près, de longues traînées noires s’écoulent de haut en bas, des salissures, de la pollution, qu’importe. Elle ressemble finalement à ceux qu’elle abrite de la nuit. Seule et triste au milieu du bruit, éclaboussée, sale avec son mascara qui bave d’en avoir trop pleuré, d’en avoir trop vu du monde et des gens. Des petits en calèches les pieds dans la boue, puis nous avec nos petites mallettes, et puis sûrement d’autres, plus tard encore.
Mais bon, il faut quand même savoir quelque chose, sur la grande arche. Quand le soleil attrapera enfin ses hanches charnues avec ses grandes mains, et que ses lettres dorées se mettront à danser sur son flanc, on ne verra qu’elle. Les touristes commenceront à la prendre en photo, comme une star de ciné, maquillée, coiffée et sapée comme il faut. Celle qui n’attire aucun regard au lever du jour devient, d’un coup de projecteur, la Grande Dame de Strasbourg Saint-Denis. Tout est question de lumière, de parure, c’est juste une histoire d’angle ou de prise de vue. Évitez de la juger trop vite, la vieille Dame ; comme vous, elle se remet de sa nuit de sommeil comme elle peut.
À cette heure-là dans le quartier c’est le cirque. Les mecs se poussent en traversant pour pas perdre un centime de leur journée avec, à leurs trousses, à la traîne, les mecs la gueule dans le sac, le nez qui coule, qui courent eux aussi les précieux centimes. Au milieu de ce vacarme, les taxis qui klaxonnent, qui tiennent plus à leurs pourboires qu’à la vie des mecs qui ont le nez qui coule. Quelques centimes ou une petite fortune, qui font que tous se lèvent et se mettent à courir, tous les matins du monde.
Noé lui a donné rendez-vous à 8 h 35 dans leur café, celui au pied de son immeuble. Il sait qu’il est à la bourre, il sait qu’il y a de grandes chances pour qu’elle soit encore sous la douche. Elle est toujours plus en retard que lui. Certaines choses ne changent jamais.
Tandis qu’il remonte la rue Saint-Denis, il s’allume une cigarette, se rêvant dans un film dont il serait le héros. Mia, c’est sa meilleure raison de rentrer à Paris, comme un mot du médecin réutilisable pour sécher les cours à l’infini, sa dispense pour la vie. Avant Mia, il n’y avait rien, seulement des expériences merdiques et maladroites vouées à le jeter enfin entre les longues jambes de l’amour véritable. Après Mia, s’ils pouvaient s’étreindre, il n’y aurait rien. Hors de Mia, il n’y a rien. Dans son esprit, elle est cet immense projet d’avenir, sa seule issue, une cathédrale. Noé est ce jeune prince imberbe, éperdument amoureux de la belle princesse de la contrée voisine. Il se dit qu’elle vaut bien une guerre ou deux, alors c’est décidé, elle sera sa guerre en entier.
*
Il sera là à 8 h 35. Elle n’a jamais compris sa manie de donner des rendez-vous à 55, 35, 25… Il sait pourtant que ça lui donne de l’urticaire, mais il continue. C’est peut-être une façon un peu perverse de créer de la matière à penser. Peu importe, puisqu’elle est déjà en retard. Forcément. C’est de sa faute : s’il lui donnait rendez-vous à 8 h 30, elle n’aurait pas à se demander ce qui lui prend de toujours lui infliger des horaires imparfaits, et sa mauvaise foi et elle serait donc très certainement à l’heure.
En prenant sa douche, elle l’imagine marcher dans la rue, ou plutôt, se balancer (c’est sa façon bien à lui de se mouvoir dans l’espace). Elle sort de la douche, se sèche en vitesse ; les cheveux attendront, c’est l’été et il fait chaud. Elle se demande comment il sera et elle a même peur. Elle est tendue, excitée. Excitée parce qu’elle l’aime beaucoup et tendue parce qu’elle sait qu’il l’aime beaucoup. Puis elle se dit que c’est à force de se poser des questions que le retard finit par vous tomber dessus, comme ça. Elle rassemble quelques neurones fonctionnels, ceux qui ne sont pas contaminés par l’imminence de son arrivée, pour se trouver une tenue correcte. Un pantalon noir, un trench, puis elle claque la porte, se met à courir et se sent ridicule. Une fois dehors, la main dans sa poche lui signale qu’il manque quelque chose d’essentiel. Les clopes à droite, rien à gauche, son téléphone, forcément. Pas de Noé en vue, c’est une chance. Elle remonte à toute vitesse, le récupère et redescend comme si elle était un cheval de course. Noé reste introuvable. Il est en retard. Elle sourit et l’attend.
Rien sur son téléphone. Peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose de terrible sur le chemin : accident de la circulation, fauché par un taxi fou, mort sur le coup. Elle a à peine le temps de se laisser ronger par ces pensées morbides qu’elle le voit pour la première fois depuis des semaines, et il fume tranquillement. Il avance mais ne l’a pas vue encore. Il est déjà très beau de loin et elle ne sait plus quoi faire de ses mains. Elle aimerait qu’elles disparaissent à l’intérieur de ses poches, ces mains qui la gênent, trop longues, et ne trouvent leur place nulle part. Il n’y a que Noé pour l’encombrer de ses propres mains.
*
Mia est debout devant le bar, elle tapote sa montre invisible tandis qu’il s’approche, c’est son truc pour lui dire qu’elle a gagné la partie.
Deux ans en arrière, c’est ici que Noé l’a rencontrée. Belle au milieu du carnage, seule à une heure où il ne reste que des ivrognes et des gens malheureux. Ici qu’elle s’est laissé séduire une première fois par lui (sans grande conviction), un soir de tristesse ou qu’importe. Elle sait que ce garçon est de ceux qui sont un peu trop passionnés, les brillants mais fragiles, elle n’a pas le temps pour ça. Elle a déjà un travail. Il a insisté, encore et encore, et a fini, on ne sait trop comment, par y arriver, jouant de tous ses atouts. Tous les moyens sont bons quand on est amoureux. Depuis ce soir-là, Mia est restée son unique trésor, elle est sa grande histoire. Ils vivent un amour par intermittence, qui se trimballe sans trop savoir où aller, qui se glisse dans des intervalles un peu au hasard, en attendant de devenir plus concret. Elle est pour lui une montagne qu’il lui faudrait gravir en caleçon, sans chaussures, sans chaussettes. Et, tant qu’il aura la force, il essaiera de l’arracher à ses méfiances, à ses peurs.
Elle a les cheveux mouillés, il le savait. Elle porte un long manteau, un jean noir, et elle ne le quitte pas du regard, il a les oreilles qui brûlent. Elle est grande mais pas trop, blonde mais pas trop, alors disons châtain clair. Elle a les yeux verts, très verts, un nez Modigliani qui scinde son visage en deux parties parfaitement identiques, et ses lèvres, toutes roses, forment la plus belle bouche du monde. Elle se met à sourire quand Noé s’approche d’elle, le genre de sourire auquel on pense avant de s’endormir et le matin quand on se réveille.
— J’ai même eu le temps d’oublier mon téléphone et d’aller le chercher. T’es en retard, elle lui dit en souriant, comme de vieux amis, de vieux amants.
— J’imaginais des baskets ou un truc avec des lacets, il lui dit et il a peur.
— Raté, champion.
Elle se demande ce qu’elle peut bien avoir à répondre à ça, elle a encore perdu ses mains. Il est des moments où le corps parle à la place du reste, tant mieux. Elle s’élance et le serre dans ses bras. Il sent toujours bon, il est tout chaud contre elle. Dix, quinze secondes, peut-être seulement trois. Elle reprend enfin son souffle et elle voit ses mains dans son dos.
Ils entrent dans le bar, leur bar. Celui de leur rencontre et de leurs séparations. Il y en a eu quelques-unes, brèves ou non, plus ou moins glaciales, plus ou moins d’un commun accord. Elle se dit que les ruptures à l’amiable de deux personnes qui s’aiment sont comme les faux tiroirs dans les cuisines, c’est inutile et on continue de se faire avoir même des années après.
C’est un bar parisien classique, crade sans l’être, devenu à la mode sans aucune explication logique. Des banquettes rouges, du papier peint vieilli, des miroirs sales. Autour d’eux, quelques types boivent un café avant d’aller bosser. Revenir ici après s’être isolé un moment loin de la capitale, dans le calme de sa famille, c’est comme avancer à reculons, pense Noé. Rien n’a bougé, dans ce bar, tout est comme avant, un peu dégueu, et ça sent le liquide vaisselle au citron. Le seul truc qui change, c’est la date sur les journaux posés sur le comptoir. Et encore, il ne sait même pas si quelqu’un prend la peine de vérifier. Le même serveur, qu’il connaît bien maintenant, lui dit bonjour comme s’il était là hier encore. Ils vont s’asseoir avec Mia à la même table, la petite près de la fenêtre. Il se dit qu’il serait peut-être temps d’éclaircir un peu la situation. De la régulariser, pour dire comme les adultes. Il se pose les mêmes questions, assis à la même table, au sujet de la même paire d’yeux. C’est pas quelque chose de mauvais, c’est juste là, quelque part à traîner dans le fond de sa tête, en boucle. Il pourrait aborder le sujet en lançant « Qu’est-ce qu’on fout encore là Mia ? » d’une voix lasse et désintéressée, mais il ne se voit absolument pas dire ça. Il a trop peur de la réponse. Il imagine le malaise que ça serait d’avoir mal interprété les signaux, les sourires, les regards, les mains qui se frôlent. Pour avoir des explications toutes claires alors qu’on avait dit qu’on voulait le silence et rien autour. Il préférerait manger du papier toute sa vie plutôt que de se risquer à se cogner l’orteil sur le mauvais sujet au mauvais moment, c’est tout. Donc il ne dit rien, il ferme sa gueule, il regarde encore et retombe amoureux. Il ne peut pas faire autrement, elle est si calme et si tranquille, belle tous les jours de sa vie, ça changera jamais. Sa manière de s’asseoir en croisant les jambes, sa façon de le regarder, tous ses trucs pour cacher ses mains.
Cette petite table, après tout ce temps, c’est comme courir à l’envers et il va se contenter de ça. Après tout, on pourrait en faire une discipline olympique. Il a vingt-cinq ans, il est en pleine forme, ready pour les championnats du monde de marche rapide à reculons.

Ce n’est jamais arrivé un si long moment sans se voir, il n’était jamais parti si longtemps. La dernière fois, il lui avait dit qu’il ne voulait plus la revoir, que ce n’était définitivement pas pour eux, qu’il en souffrait plus qu’autre chose. Ils avaient essayé, s’étaient abîmés, avaient bien failli finir par se détester. Elle était pourtant persuadée de l’aimer, bien décidée à lui accorder le temps qu’il réclamait, le temps réglementaire aux nouveaux amoureux. Elle n’y était pas parvenue, trop occupée par son travail et largement terrifiée à l’idée de l’engagement avec un E Majuscule. Elle avait donc mis à terme à leur période d’essai, sans pour autant exclure l’éventualité d’un contrat futur, rédigé autrement, plus tard. Bien sûr qu’elle se demande s’il a rencontré quelqu’un d’autre. Si ça lui était arrivé à elle, si elle lui trouvait un genre de substitut, si elle l’avait échangé contre un ersatz sympa et marrant, elle ne sait pas si elle lui dirait. Elle est même sûre que non. Ses cheveux ont poussé, elle l’aime bien comme ça, elle l’aime bien le matin. Ses boucles dans lesquelles elle cache ses mains et qui lui griffent le visage. Il ressemble à un jardin à l’abandon. Ses grands yeux perçants et toujours ce petit sourire, comme s’il cachait quelque chose. Comme s’il se jouait quelque chose ailleurs, dans un théâtre connu de lui seul.
C’est elle qui parle en premier, comme souvent depuis qu’ils se connaissent.
— Alors ?
— Alors, c’est étrange de revenir comme ça. Je suis rassuré, le métro pue toujours autant et tes cheveux n’ont jamais vraiment séché.
— Et la vie ? elle lui demande, déjà prête à rire.
— J’ai l’impression de recommencer la partie.
C’est le même rire qu’avant. Toutes les dents dehors. Pas comme une jument, plutôt comme la vitrine d’un magasin de céramique hors de prix. Un truc beau qui lui plaît. Ils continuent la discussion prudemment, à nouveau timides. Ils se demandent si le temps n’était pas trop long, se rendent compte qu’ils s’étaient manqués, se demandent si leurs parents vont bien, ils savent qu’ils vieillissent. Ils boivent plusieurs cafés, elle prend deux croissants parce qu’elle a toujours faim. Ils se regardent, se jaugent, se sondent, se cherchent, Noé se dit que s’ils étaient des animaux, ils se renifleraient. Il lui parle d’un projet qu’il a, un projet top secret, un scénario génial qui traîne au fond d’un tiroir. Il ne peut pas lui en dire plus, il est déjà presque 10 heures, elle doit y aller. Elle bosse dans une galerie un peu trop branchée pour lui, s’occupe des artistes, leur commande des Uber ou des sushis puis vend leurs œuvres à une clientèle fortunée. Il sait que Mia déteste son travail, et sa boss Astrid, bien plus encore. Il s’imagine aussi qu’elle y voit des tas de gens à qui elle fait sûrement des tas de sourires céramiques, il préfère ne pas y penser.

Elle dépose en partant un unique baiser sur sa joue et disparaît en un éclair vers sa journée de travail, le laissant seul au beau milieu de la chaussée. Il se demande s’il a dit les bonnes choses au bon moment et se trouve vraiment trop con de ne pas l’avoir embrassée. La voiture pressée sur sa gauche pile et klaxonne, l’insulte au passage. Il ne bouge pas d’un millimètre, il s’en fout.

En grand admirateur de la pensée magique, Noé reste seul, rêvant de ce baiser perdu quelque part entre le manque de courage et la peur. Son obsession grandissante à mesure qu’il la regarde s’éloigner à nouveau, disparaître vers le métro ou ailleurs. Des rêves plein les poches et sur le bout de la langue, d’imprononçables aveux aux allures de déclarations d’amour. Ce n’était pas le bon moment, il est trop tôt ce matin et la ville commence à peine à se réveiller.

2
Mia déteste quitter Noé. Partir de l’endroit où elle se trouvait avec lui. C’est géographique, terriblement physique. Elle s’en rend compte au moment où elle se détache. C’est exactement comme ça : un dé-ta-che-ment. Elle est attirée par lui de manière irrépressible. Le revoir, c’est recommencer encore, avec derrière eux des erreurs plus nombreuses à chaque fois. Elle prend la sortie numéro 6 et même la crasse lui fait penser à lui. L’odeur est à peine supportable et la chaleur n’arrange rien à la chose. Comme si une bande de cadavres avaient décidé de se décomposer tous ensemble et au même moment à l’intérieur de la rame. La sortie numéro 6, ce sanctuaire dégueulasse. Une ode matinale à la pourriture, en do mineur, s’il vous plaît. On parle toujours des premiers jours de l’été comme de cette grande nouvelle indispensable à l’actualité mondiale, quelque chose d’incroyable et de tout aussi rare. C’est vrai, c’est l’été, des fleurs et des jours sans fin, l’adieu au brouillard, ce que vous voulez mais certainement pas la sortie numéro 6. Ici, c’est l’enfer tout entier, soleil ou pas. Elle écrit à Noé, pas parce qu’il lui manque déjà, mais seulement pour lui signaler qu’il avait raison.
« Ça pue vraiment fort là-dessous. T’avais raison. » Voilà.
Une fois sur le quai, quand le sol se met à trembler semblant annoncer un danger immédiat, tout le monde recule d’un pas, comme si ce pas ridicule pouvait changer quelque chose si quelqu’un, un fou par exemple, décidait d’un coup de vous jeter de l’autre côté de la vie. Elle pense toujours à ce qu’on raconte aux enfants, pour les dissuader de franchir la ligne blanche. Sa mère lui disait « recule un peu, tu pourrais donner l’envie à quelqu’un de te pousser », et elle la tirait par le pull. Elle lui manque, sa mère. Plus personne ici pour la tirer en arrière. Alors, quand le métro arrive et que ses pieds dépassent un peu la ligne, elle se dit qu’elle a peut-être cinq, sept secondes, pour faire le bilan avant que quelqu’un la pousse. Elle se dit qu’elle piétine toute la journée dans une galerie d’art contemporain qu’elle déteste, remplie de merdes créées par des cocaïnomanes suicidaires. Que sa patronne lui fait vivre un enfer comme il n’en existe nulle part ailleurs et que si elle continue comme ça, elle finira comme elle. Elle se dit qu’elle ferait mieux d’appeler sa mère pour prendre des nouvelles et lui demander où elle se trouve en ce moment. Ou Noé, pour lui dire qu’elle l’aime et qu’elle n’a jamais cessé de l’aimer. Voilà des aveux qui représenteraient une belle avancée, un progrès.
Mais rien à faire, elle y repense à chaque fois, elle ne peut pas s’en empêcher. Ce petit moment de flottement quand le courant d’air soulève vos cheveux, que le grondement vous remue un peu les entrailles et qu’on n’entend plus rien autour. Tout se joue maintenant. Finalement, ces histoires qu’on raconte aux enfants ne servent qu’à une seule chose : marquer au fer rouge les adultes qu’ils seront plus tard. Et c’est de cette manière toute bête que les fables et les contes, pour encore un paquet de temps, viendront protéger ces anciens enfants d’eux-mêmes. Un pas en arrière, deux si vous avez peur, et « survivez-vous ».
Mia entre enfin dans la rame, et ne peut s’empêcher de sourire. Après tout, elle vient d’échapper à quelque chose de terrible. « Quelqu’un a dû mourir là-dessous » lui répond Noé, pragmatique. En retard dans la vie mais toujours à l’heure par l’esprit. Elle range son portable dans sa poche et sort enfin du métro.

Dehors, la vie bat son plein et ce début d’été découvre chaque jour un peu plus les humains du monde. En marchant vers Beaubourg, elle croise des poussettes avec des petits bien enfoncés à l’intérieur, poussés par des nounous au téléphone, par des mamans préoccupées, quelques papas. Les hommes qu’elle croise la regardent, pressés mais attentifs. Ils ont peut-être des femmes, des enfants, peut-être pas, mais ils sont très curieux. Toujours curieux. Des hommes en cravate, des hommes en survet’, des petits, des gros, des grands, des beaux, ils regardent tous un peu. Les plus courageux risquent parfois un petit sourire auquel elle répond, seulement pour les faire rougir. C’est le matin, l’esprit occupé, ils n’ont pas le temps de s’arrêter comme ils pourraient le faire quand vient le soir.

La Galerie se trouve dans un très bel immeuble caché au fond d’une petite cour, on se croirait dans un jardin. Les deux escaliers qui se font face mènent directement à l’intérieur. Mia pousse la grande porte de verre et tombe nez à nez avec sa boss habillée tout en noir. Elle s’appelle Astrid, n’a dormi que quatre ou cinq heures et pète la forme derrière ses lunettes de soleil. Elle part et la laisse gérer ses affaires. Mia est son avant-bras droit.
— Mia, tu t’occupes de M. de Grief qui aimerait avoir quelques informations sur le travail de Kurt. Immédiatement.
C’est sa façon bien à elle de lui dire bonjour.
— Oui, Astrid, je m’en occupe.
Mia croise les autres filles, qui sont davantage des concurrentes directes que des collègues. Elles s’adressent un bref signe de tête ou rien du tout. La Galerie fonctionne comme un jeu de chaises musicales, c’est à qui perdra sa place, on finit par s’y faire. Astrid n’emploie que des filles dans le but précis de les dresser les unes contre les autres, dans une course effrénée sur les talons de la perfection. Faire les plus grosses ventes, être la préférée des clients, avoir réponse à tout, tout le temps. Se montrer disponible à chaque instant. Sourire.
Mia rejoint M. de Grief dans une petite salle isolée. C’est un gros collectionneur, un bon client si vous préférez. Les bons clients ne sont pas forcément ceux qui ont le plus d’argent, ce sont surtout ceux qui sont prêts à le dépenser. M. de Grief n’y connaît pas grand-chose, ce qui fait de lui une proie évidente. Elle s’apprête à lui vendre une œuvre de Kurt, c’est le petit protégé d’Astrid. Un jeune artiste qui gribouille des trucs sur des bouts de bois ramassés dans des pays fabuleux. Il est la figure de proue d’un mouvement artistique contemporain, le « Neo Arte Povera ». Il coûte une fortune. Quand Astrid lui a indiqué que de Grief « aimerait avoir quelques informations », elle voulait lui signifier qu’il avait envie d’investir son argent dans ce qu’il pense être une forme d’art abouti. Et Mia est payée pour ça, pour ce qu’il veut acheter. C’est un échange de bons procédés, du commerce pur et dur. C’est tout l’intérêt de son travail, elle vend des œuvres qui n’ont pour elle aucune valeur à des gens qu’elle a persuadés du contraire. C’est un jeu captivant, une addiction qui ne laisse aucune place au sentimentalisme.
Mia présente à de Grief la nouvelle installation de Kurt. C’est un amas de bois flotté avec des smileys peints à l’encre rouge, le tout entouré de grillage. À elle, ça lui évoque une palette abandonnée sur une place après un jour de marché et sur laquelle une camionnette aurait reculé. De Grief se déplace doucement autour de l’œuvre pendant qu’elle cherche à inventer quelques significations profondes. Il l’a déjà achetée. Elle le voit dans ses yeux, ils pétillent. Il n’a aucune idée de ce qu’il a devant lui mais il adore déjà. Il paraît seulement chercher un endroit où il pourrait la mettre en évidence quand elle lui sera livrée. Elle pourrait très bien lui demander directement ses coordonnées bancaires, lui serrer la main et sourire (« Félicitations monsieur, elle vous appartient »), puis aller se chercher un café, ça ne changerait rien. Mais elle tient à faire son travail du mieux possible.
— Ici, Kurt nous a confié vouloir assembler ces morceaux de bois qu’il a ramassés aux abords de plages situées aux quatre coins du monde, comme pour figurer l’unité d’un seul et même espace.
De Grief l’écoute les bras croisés, Mia ne peut plus s’arrêter de parler, elle continue, frénétique.
— Les petits signes que vous voyez ici et là sont une forme de signature que vous reconnaissez, ces petits smileys. Comme si l’artiste avait voulu s’engager dans une forme d’affection toute particulière. C’est aussi la première fois qu’une de ses œuvres contient ce genre d’éléments, et en cela il semble s’inscrire dans le mouvement du street art.
Les quinquas adorent qu’on leur parle de street art, ça leur donne envie de mettre des sneakers. Il baisse les yeux sur l’œuvre et la trouve formidable. C’est décidé, elle ira dans le salon.
— Après avoir réalisé ce premier travail d’assemblage et de personnalisation, Kurt a lié le tout avec un grillage en acier, pour signifier qu’il existe cependant une forme d’oppression muette dans l’homogénéité.
— C’est bon, dit-il soudain, je la prends.
C’est net, sans cassure, la tartine est tombée côté pain.
— Très bien, monsieur.
— Je verrai avec Astrid pour les détails.
— Laissez-moi vous raccompagner, et elle aimerait lui donner la main.
En partant, il lui adresse un regard poli, elle le remercie et maintient son sourire jusqu’à ce qu’il ne puisse plus la voir.
À Noé, «Comment va le projet top secret?». »

Extrait
« Il se tient droit. Immobile au milieu du monde. Il est la clef, il est ce quelque chose pour la sauver du vide, est celui qui redonne la vie. Il est une évidence si grande qu’elle est frappée en plein cœur, d’une clarté si lumineuse que Mia en a le souffle coupe. Elle ouvre la bouche comme pour dire un mot puis la referme, elle comprend. Elle sait tout. Elle flotte. À un centimètre au-dessus du sol. » p. 94

À propos de l’auteur
LACAZE_teo_DRTéo Lacaze © Photo DR

Téo Lacaze, vingt-sept ans, est scénariste et acteur. Un centimètre au-dessus du sol est son premier roman. (Source: Éditions JC Lattès)

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En deux mots
À la fin des années 1950 deux orphelins sont confiés à un orphelinat situé à Jersey. Comme tous les autres pensionnaires, ils vont être maltraités et victimes de sévices sexuels. Plus d’un demi-siècle a passé quand la narratrice débarque sur l’île pour enquêter à la demande de son père qui y fut pensionnaire. Elle devra franchir bien des obstacles pour entrevoir la vérité.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’enquêtrice et les deux orphelins

Maud Simonnot confirme son talent avec ce second roman qui revient sur l’affaire de l’orphelinat de Jersey. On y suit d’une part Simon et Lily, deux des pensionnaires qui essaient de ses soustraire aux mauvais traitements et d’autre part une enquêtrice cherchant à reconstituer leur parcours plus d’un demi-siècle plus tard.

La jeune femme qui débarque à Saint-Hélier sur l’île anglo-normande de Jersey n’est pas venue pour ouvrir un compte bancaire et profiter des largesses de ce paradis fiscal, mais pour enquêter sur une affaire bien plus douloureuse. En 2008, à la suite de découverte de plusieurs cadavres autour de l’orphelinat, une «immense bâtisse victorienne en granit, rendue plus lugubre encore par son histoire», les langues ont commencé à se délier dans ce pays qui cultive le secret comme personne. Le scandale provoqué par la découverte des mauvais traitements et des sévices subis par les enfants a été retentissant. Mais depuis l’affaire s’est tassée. Alors pourquoi remuer à nouveau ce douloureux dossier? Parce que, comme on le découvrira plus tard, son père était l’un des pensionnaires de l’établissement.
C’est à la fin des années 1950, il n’avait alors que trois ans, qu’il a débarqué en compagnie de Lily. La fratrie a longtemps partagé son infortune, mais seul Simon a réussi à prendre la fuite. Désormais, il veut savoir ce qui s’est passé sur l’île maudite, ce qu’il est advenu de ce petit ange qui avait cherché dans la nature environnante de quoi se préserver du mal. Il avait en particulier trouvé le réconfort au petit matin (et la romancière son titre): « C’est son heure préférée, celle où la forêt devenue bleue renaît. Cette heure merveilleuse, suspendue avant l’aube, où tous les chagrins s’effacent, où tous les espoirs semblent permis. L’heure des oiseaux. »
Mais leur projet de fuite va prendre une forme plus concrète après leur rencontre avec un ermite. Ils sont persuadés que le «roi des Écréhou» pourrait les aider à fuir l’enfer qu’ils vivent au quotidien.
On l’a compris, Maud Simonnot a choisi de faire alterner l’enquête menée par la narratrice et le récit de la vie de Lily et de Simon quelques 60 années plus tôt. Un contraste saisissant entre une brutale réalité et un silence pesant, entre l’abjecte violence infligée et la douceur autoproclamée d’un territoire qui vit par et pour la discrétion, entre la cruauté et la poésie.
Ce roman, qui est basé sur des faits réels, s’appuie notamment sur deux témoignages glaçants Personne n’est venu de Robbie Garner ainsi que Ils ont volé mon innocence de Toni Maguire (disponibles au Livre de poche) ainsi que sur le drame vécu par Alphonse Le Gastelois (l’ermite), accusé à tort d’agressions sexuelles. Il s’inscrit également dans la lignée de L’enfant céleste, qui déjà explorait le monde de l’enfance, un monde où tout est encore possible mais aussi un monde où l’innocence bafouée laisse de profonds traumatismes. On retrouve aussi l’île dans L’heure des oiseaux. Mais ici le territoire est une prison, alors que dans le premier roman il constituait d’abord un refuge. En filigrane, on y ajoutera aussi la dimension socio-politique que Maud Simonnot parvient parfaitement à rendre sans attaquer frontalement ces autorités de tous ordres qui ont failli et continuent de privilégier le silence ou, à l’inverse, qui s’acharnent sur le premier bouc-émissaire trouvé.
Un roman bouleversant, qui marque durablement.

L’heure des oiseaux
Maud Simonnot
Éditions de l’Observatoire
Roman
160 p., 17 €
EAN 9791032923146
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé sur l’île de Jersey, principalement à Saint-Hélier.

Quand?
L’action se déroule à la fin des années 1950 et de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Île de Jersey, 1959. Pour survivre à la cruauté et à la tristesse de l’orphelinat, Lily puise tout son courage dans le chant des oiseaux, l’étrange amitié partagée avec un ermite du fond des bois et l’amour inconditionnel qui la lie au Petit.
Soixante ans plus tard, une jeune femme se rend à Jersey afin d’enquêter sur le passé de son père. Les îliens éludent les questions que pose cette étrangère sur la sordide affaire qui a secoué le paradis marin. Derrière ce décor de rêve pour surfeurs et botanistes se dévoilent enfin les drames tenus si longtemps secrets.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
20 minutes
Page des Libraires (Chronique de Victoire Vidal-Vivier, Librairie La Manufacture à Romans-sur-Isère)
Zone critique (Thomas de Just)
Culture 31 (Sylvie V.)
C News (Anne Fulda)
The Unamed Bookshelf


Maud Simonnot présente son roman L’heure des oiseaux © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« La buanderie est une étuve décrépie, entourée de longs bancs‬ et de hublots sales par lesquels même les jours radieux ne filtre qu’une grisaille diffuse, mais c’est la pièce préférée de Lily. Car‬ ici on l’oublie parfois pendant des heures à la tâche, ici la fillette est enfin tranquille.‬
‪Cachée derrière une pile de linge, elle aperçoit dans l’encadrement de la porte l’intendante et le surveillant en chef en‬ train de s’embrasser. Si la jeune femme blonde a un visage‬ ‪disgracieux, le surveillant est bien plus repoussant avec ses‬ manières grossières et l’éclair mauvais qui anime son regard.‬ Lily, comme tous les enfants de l’orphelinat, le déteste et le‬ craint.‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪D’abord surprise par cette scène inattendue, la fillette sourit. Tant que ces deux‑là s’occuperont de leurs affaires, ils ne‬ seront pas derrière elle.‬‬‬‬‬‬‬‬‬

‪Le jour où je suis arrivée sur l’île, il neigeait.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪J’avais rêvé d’azur, de voiliers et de soleils couchants qui‬ brûlent en silence, j’ai débarqué en pleine tempête dans un‬ endroit où personne ne m’attendait.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Par facilité j’avais choisi un vieil hôtel dans un port du sud de‬ l’île, près de la capitale, Saint‑Hélier, à quelques kilomètres du‬ lieu des crimes. Comme tous les villages bordant cette côte,‬ celui‑ci était bâti au creux d’une baie abritée des tempêtes.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Mon guide précisait : « une superbe baie dessinée par des chaos‬ de roches se perdant dans le bleu intense de la Manche ».‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪D’ordinaire le soir on pouvait voir, ajouta le patron de l’hôtel,‬ le demi‑cercle scintillant d’une guirlande qui ourlait la côte sur‬ des kilomètres. J’étais prête à croire le guide et cet homme‬ enthousiaste mais ce jour‑là on ne distinguait pas son chien‬ au bout de la laisse, et tout était d’un blanc triste, le ciel comme‬ la mer.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Dans mon esprit se superposaient aussi des images d’archives : j’avais vu un documentaire sur la Seconde Guerre mondiale dans les îles Anglo Normandes et je savais qu’une attaque navale terrible avait illuminé autrement cette jolie anse, les fusées repeignant le ciel en vert et rouge, aux couleurs de l’enfer. Le grondement des canons avait retenti pendant des heures tandis que les sirènes du port hurlaient, recouvertes à leur tour par les cris, les bruits des bottes, les balles traçantes sur la plage…
*
Une fois dans ma chambre, j’ai laissé glisser le lourd sac de toile de mon épaule et passé l’appel téléphonique promis: « Oui, ça y est, je suis à Jersey. »‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Lily voit que le Petit a encore pleuré. Parce qu’il a eu peur, parce qu’on lui a dit quelque chose d’effrayant, ou qu’on l’a grondé pour une faute inconnue. Sous la frange trop courte, mal coupée, de ses cheveux fins, les yeux clairs sont cernés.
Elle a une idée. C’est dimanche ; les adultes, après la messe, vaquent à leurs occupations à l’extérieur, l’orphelinat est vide.
Elle court à la cuisine et revient avec quelques légumes dérobés dans un panier du marché.
Il y aura la reine Rutabaga ceinte d’un chiffon blanc. Un œuf de caille trouvé au pied d’un mur, que Lily garde précieusement avec d’autres trésors sous son lit, sera parfait pour représenter l’enfant sur l’autel. Les reflets céladon de la coquille émerveillent le Petit qui n’en a jamais vu de semblables. Lily aligne les carottes comme des soldats de chaque côté et bâtit pour ses autres créatures un mobilier miniature à partir de branchettes.
‬‬‬‬‬‬‬‬
Le spectacle commence. Le Petit oublie ses larmes, béat devant l’histoire qui se matérialise sous ses yeux. Lily a transformé l’atmosphère autour d’eux avec cette manière si particulière des enfants souverains, capable de réenchanter l’endroit le plus sordide et de créer un monde plus heureux.
Un instant.
Dès le lendemain, j’ai voulu voir l’orphelinat. Face à moi s’élevait une immense bâtisse victorienne en granit, rendue plus lugubre encore par son histoire et le fait que depuis des années elle soit abandonnée aux vents et aux dégâts du temps. Un brouillard marin épais rejoignait un ciel cendré : le décor naturel était en harmonie.
Un des orphelins, parmi les témoins les plus importants du procès, avait déclaré qu’il souhaitait voir démolir cet endroit, symbole de son traumatisme. Dans ce sombre bâtiment bordant la forêt à la sortie du village, des dizaines d’enfants placés par l’Assistance publique avaient subi l’inavouable.
Maltraitances physiques, humiliations, privations, punitions. Et, d’après plusieurs victimes qui avaient enfin parlé, sévices sexuels.
Tout avait débuté en 2008 lorsqu’on avait dégagé les restes d’un corps enterré dans une cave de l’orphelinat sous une dalle de béton. Un appel téléphonique anonyme avait précisé au commissariat l’emplacement des ossements. À partir de là, l’enquête était enclenchée : le chef de la police arriva sur les lieux et fit venir le médecin légiste, la route qui mène au pensionnat fut barrée – elle le resterait des années. Les premières constatations ne permirent pas de trouver le moindre indice supplémentaire, mis à part l’entrée dissimulée d’une autre cave, identique, dans laquelle des prélèvements furent effectués. Il s’avéra rapidement que les ossements provenaient d’animaux, c’était une fausse alerte. L’affaire aurait donc pu s’arrêter là
mais, après la macabre découverte, les langues s’étaient déliées.
La presse locale évoqua des caves secrètes dans lesquelles des enfants auraient été attachés et enfermés sans rien à manger ni à boire, à l’isolement complet. Des journalistes de grandes rédactions anglo saxonnes prirent le relais, tout s’emballa et le scandale médiatique entraîna une bien plus vaste investigation. Des lettres et des appels affluèrent de l’Europe entière.
Au total cent soixante anciens pensionnaires racontèrent les violences infligées par des membres du personnel et certains visiteurs à partir de l’après guerre. L’accumulation des témoignages et leur concordance ne permirent pas sur le moment de remettre en question leur parole.
Les policiers tentèrent de dresser la liste des personnes impliquées et celle des victimes. L’une comme l’autre furent difficiles à établir : l’orphelinat avait été fermé en 1986, on n’avait conservé aucun registre des employés ni des enfants.
Dans l’enquête menée par la Jersey Child Abuse Investigation, une douzaine de spécialistes de la police scientifique furent chargés de la recherche et de l’identification de traces humaines qui pourraient raconter une histoire vieille de plus d’un demi siècle. Car d’autres témoignages signalaient aussi des disparitions d’enfants. La terre brune de l’île fut entièrement retournée aux alentours de l’orphelinat et les enquêteurs furent aidés par les plus fameux limiers du Royaume, deux épagneuls renifleurs déjà utilisés lors de la disparition de la petite Maddie. Mais on ne retrouva pas d’ossements, juste quelques objets tachés de sang, impossibles à identifier.
Et puis plus rien. Dans les médias, le doute sur ce qui s’était véritablement passé dans l’orphelinat s’était peu à peu installé, faute de preuves. La police locale, qui se divisait entre une police dite « officielle » et une police « honorifique » constituée de connétables, centeniers et vingteniers – des citoyens élus depuis le XIVe siècle par les paroissiens pour « le maintien de l’ordre » –, était débordée par une si grosse affaire, rien n’avait pu être fait dans les règles. Des preuves avaient été égarées, les analyses et les témoignages se contredisaient, des informations censées rester confidentielles avaient circulé, certains témoins avaient été intimidés et étaient revenus sur leur déposition… Parmi les suspects encore vivants, trois seulement
furent un temps inquiétés. On conclut à des « défaillances » dans la gestion de l’enquête, le chef de la police, dont l’intégrité gênait les notables locaux, servit de fusible et fut limogé. Last but not least, des experts en relations publiques furent engagés pour redorer l’image du paradis fiscal. Dans l’île britannique, à vingt kilomètres des côtes françaises, l’onde de choc s’éteignit aussi vite qu’elle s’était levée et le bailliage de Jersey put recouvrer sa tranquillité légendaire, ses banques et son bocage verdoyant. »

À propos de l’auteur
SIMONNOT_maud_©olivier-dionMaud Simonnot © Photo Cyril Dion

Maud Simonnot a passé sa jeunesse dans le Morvan et plusieurs années en Norvège qui l’ont inspirée pour ce livre. Sa biographie de Robert McAlmon, La Nuit pour adresse (Gallimard, 2017) a reçu le prix Larbaud et a été finaliste du prix Médicis essai. L’enfant céleste (L’Observatoire, 2020) a été dans la sélection Goncourt 2020, finaliste du Goncourt des lycéens et choix Goncourt de l’Italie.

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Le gosse

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En deux mots
Joseph se retrouve orphelin après le décès de son père, revenu de la Première Guerre porteur du virus de la fièvre espagnole et celui de sa mère, victime d’une hémorragie mortelle après un avortement clandestin. Après un placement et un séjour en prison, il se retrouve dans un sinistre camp d’internement pour mineurs d’où il rêve de fuir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les enfants martyrs de Mettray

Dans son nouveau roman, Véronique Olmi suit un garçon devenu orphelin au sortir de la Grande Guerre et qui va se retrouver dans un véritable bagne, la colonie agricole et pénitentiaire de Mettray.

Joseph Vasseur est né en 1919 d’un père revenu de la Grande Guerre la gueule cassée et porteur du virus de la grippe espagnole. Un virus qui va l’emporter très vite. Sa mère, plumassière, doit désormais subvenir seule à ses besoins et à ceux de sa mère. Après son deuil, elle rencontre Augustin et espère pouvoir reconstruire sa vie avec cet homme bien plus jeune qu’elle. Mais en choisissant de ne pas garder leur enfant et d‘avoir recours à une faiseuse d’anges, elle va signer son arrêt de mort. Joseph se retrouve alors seul avec Florentine, sa grand-mère qui perd peu à peu la raison. Alors qu’il joue au football avec les copains, elle est conduite à Sainte-Anne. Le sort de Joseph est désormais scellé. L’orphelin est conduit dans un orphelinat parisien avant d’être placé dans une ferme près d’Abbeville. Malgré les conditions difficiles et les coups, il essaie de creuser son sillon. Le travail mais aussi la découverte de la musique lui offrent des perspectives qui, une fois encore, vont être anéanties. Le Parisien est mal noté par l’inspecteur qui ordonne son retour dans la capitale et son incarcération à la prison de la Petite-Roquette. Commence alors pour Joseph une période très difficile. Confronté à la solitude et à l’absence de perspectives, le garçon s’accroche à tous les petits signes qui rompent un silence pesant, un bruit dans la cellule mitoyenne, l’atelier où il rempaille les chaises, le regard jeté par Aimé, un codétenu qui a voyagé dans son fourgon. Après un incendie, il est envoyé dans un domaine agricole en Touraine. La Colonie agricole et pénitentiaire de Mettray, comme nous l’apprend Wikipédia, est un établissement qui, «en dépit de ses principes fondateurs idéalistes, à savoir éduquer et rééduquer les jeunes délinquants par le travail de la terre, est considéré comme l’ancêtre des bagnes pour enfants».
OLMI_Colonie_MetttrayCette nouvelle étape – décisive – dans la vie de Joseph qui n’est pas encore un adolescent, va lui faire perdre ce qui restait de son innocence. C’est là que l’enfant devient un homme. C’est là que son caractère s’affirme, c’est là qu’il assimile de nouvelles règles, laisse parler ses émotions, comprend que la musique peut l’aider. Même si la première fois qu’il souffle dans un cornet, il est loin de s’imaginer qu’il souffle l’air de la liberté.

OLMI_fanfare_Mettray
Véronique Olmi s’est solidement documentée pour nous raconter la vie dans ce bagne pour enfants, dont l’un des pensionnaires les plus célèbres aura été Jean Genet. Dans son livre Le Miracle de la rose, il y décrit notamment ce que fut sa vie là-bas, expliquant notamment que «chaque paysan touchant une prime de cinquante francs par colon évadé qu’il ramenait, c’est une véritable chasse à l’enfant, avec fourches, fusils et chiens qui se livrait jour et nuit dans la campagne de Mettray».
Dans le roman, qui court jusqu’en 1936, la romancière montre une fois encore combien le milieu social et la date de naissance façonnent un destin. Pour un pupille de l’État dans l’entre-deux-guerres, le «redressement» et le travail à outrance remplacent l’éducation et la culture. Mais comme dans Bakhita, le besoin de croire en un avenir meilleur et une formidable vitalité laissent de l’espoir.

Le gosse
Véronique Olmi
Éditions Albin Michel
Roman
304 p., 20,90 €
EAN 9782226448040
Paru le 1/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Saint-Ouen, la région d’Abbeville et Mettray, en Indre-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule de 1919 à 1936.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Joseph est né le 8 juillet 1919 à Paris et il en est fier. Paris ce n’est pas seulement la ville, c’est la plus grande des villes, belle de jour comme de nuit, enviée dans le monde entier, il est un titi, un petit bonhomme de sept ans, maigrelet mais robuste, on ne croirait jamais à le voir, la force qui est la sienne.»
Joseph vit heureux entre sa mère, plumassière, sa grand-mère qui perd gentiment la boule, les copains du foot et les gens du faubourg. Mais la vie va se charger de faire voler en éclat son innocence et sa joie. De la Petite Roquette à la colonie pénitentiaire de Mettray – là même où Jean Genet fut enfermé –, l’enfance de Joseph sera une enfance saccagée. Mais il faut bienheureusement compter avec la résilience et l’espoir. Véronique Olmi renoue avec les trajectoires bouleversées, et accompagne, dotée de l’empathie qui la caractérise, la vie malmenée d’un Titi à l’aube de ce siècle qui se voulait meilleur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Les premières pages du livre
« Il est né le 8 juillet 1919 à Paris et il en est fier. Paris ce n’est pas seulement la ville, c’est la plus grande des villes, belle de jour comme de nuit, enviée dans le monde entier, il est un titi, un gosse de sept ans, maigrelet mais robuste, on ne croirait jamais à le voir, la force qui est la sienne. Sa mère et sa grand-mère le surnomment « le roseau » car il siffle souvent, comme le vent quand il traverse les herbes, et quand il est tout seul il se regarde dans le miroir, les mains dans les poches il sifflote les yeux à demi fermés et l’air menaçant, comme les bandits sur les affiches de cinéma ou à la une des journaux, il teste son autorité, il est le petit homme de la maison, il l’a entendu dire une fois.
Il aime regarder les mains de sa mère, rouges et bleues, jaunes et vertes, ça dépend des jours, et les entailles au bout des doigts, ce sont des mains rugueuses et habiles, qui ne se posent jamais. Il aime regarder son visage qui rougit si vite, le bleu de ses yeux avec les paupières trop lourdes, et ses cheveux dorés qui sont bouclés à cause de la vapeur. Sa mère les préférerait lisses, mais la vapeur de l’atelier les décolle en petites mèches qui s’entortillent, des dizaines d’accroche-cœurs, elle dit : « J’ai les cheveux libres et désordonnés comme moi » et elle rit de son rire aigu de Parisienne, car elle aussi est née à Paris, toute une lignée, oui ! Il n’a jamais connu son père, et son père ne lui manque pas puisqu’il n’en a aucun souvenir. Il regarde la photo du mariage, sur le buffet, elle, si petite à côté de lui, un grand moustachu solide, tout droit dans son costume qui le serre de partout, il se dit que cet homme-là n’a jamais dû courir, il est trop raide, mais il sait que c’est faux. Le visage aussi est faux. Son père n’avait plus du tout ce visage-là quand il est rentré de la guerre, on le lui a dit, un soir où il n’avait rien demandé mais où la grand-mère visiblement avait besoin de parler, ses larmes coincées au bord des yeux. Il était fasciné par ces larmes qui ne tombaient pas, à chaque fois qu’elle clignait des yeux il se disait qu’elles allaient enfin couler, mais rien à faire, et à cause de cela il n’a pas vraiment écouté l’histoire du visage de son père, Paul Vasseur, troisième fils de la grand-mère, qui n’est pas mort au champ d’honneur comme ses deux oncles qu’il n’a pas connus, mais a survécu à toutes les batailles. Quand il en est rentré, il n’était plus un soldat et pas encore son père, et c’est comme un rendez-vous qu’ils auraient eu tous les deux : « Je ne meurs pas à la guerre, je reviens sans visage et sans joie, mais je tiens ma promesse d’homme : j’offre un enfant à mon pays, un fils c’est mieux, et si c’est toi, c’est encore mieux. » Il a du mal à imaginer le joli visage de sa mère à côté de celui de cet homme blessé, un visage « comme un dessin abîmé par la pluie », dit la grand-mère, « une gueule cassée », disent les autres. Paul Vasseur, ancien poilu, lui a permis de naître, et tout de suite après, comme s’il était allé au bout de ses forces, il est mort dans une chambre d’hôpital d’une grippe qu’il avait ramenée du front, un virus espagnol qui flottait dans l’air pendant qu’il faisait ce qu’on lui demandait de faire : tenir son fusil et tirer le plus longtemps possible sur les gars d’en face, qui respiraient le même virus sans y prendre garde, occupés eux aussi à tuer le plus grand nombre de gars en face. C’étaient tous des hommes obéissants et qui avaient l’amour de la patrie, du drapeau et de Dieu, même si de ces trois amours les anciens soldats ne parlaient pas, et quand ils se croisaient on n’aurait jamais dit qu’ils avaient partagé cette passion, ils se regardaient muets, pleins de confusion, ou bien buvaient ensemble et riaient tellement fort qu’on aurait dit des sauvages, des hommes furieux et pas du tout des amoureux.

À tout ça, Joseph ne pense guère. Sa mère, Colette, est gaie pour deux, il est impossible de vivre à ses côtés sans avoir envie de la suivre, d’écouter ce qu’elle raconte, ce qu’elle ramène avec elle quand elle rentre le soir, toutes ces histoires d’oiseaux, de théâtre et de chapeaux, ces choses qu’elle ne dit à personne, des secrets de plumassière, qui se gardent :
– Tu comprends Joseph, chaque maison a ses secrets, c’est pour ça qu’on ne change pas de maison. Ce que je t’ai dit, tu n’en parleras jamais à personne, tu me le promets ?
Il imagine sa mère dans cette maison aux secrets, entourée de tant d’autres filles, presque cinquante, et de très peu d’hommes, parce que plumassière, c’est pour les filles, il faut de toutes petites mains, habiles, légères, et patientes aussi, elles font tout le beau travail et laissent aux quelques hommes de la maison le tri des plumes, la teinture, les livraisons et l’entretien des machines, et il imagine que ces hommes ressemblent à son père sur la photo du mariage, ce sont de gros gars engoncés et patauds, qui obéissent aux filles habiles et pleines de secrets. Son père était mécanicien à l’usine Farcot, très loin, à Saint-Ouen, aux ateliers de forge et d’ajustage. Quand ses collègues et lui sont partis à la guerre, avec cet amour de la patrie, du drapeau et de Dieu, qui les faisait chanter jusque sur le quai de la gare de l’Est, des femmes avec des mains moins fines que celles de sa mère sont venues les remplacer à l’usine et ont fabriqué de gros chars qui ont suivi les ouvriers dans la Somme. Quand il pense à ces femmes fabriquant des chars, il en a presque du dégoût. Elles étaient sûrement pleines de limaille de fer, de gras et de cambouis, tandis que sa mère, même si elle a parfois du duvet dans les cheveux, et jusque dans le nez, même si ses mains sont abîmées et colorées, sa mère, initiée à quatorze ans par une ancienne de quatre-vingt-deux ans, il y a longtemps qu’elle ne balaie plus l’atelier ou ne prépare plus les plumes. Elle frimate. Il adore ce mot. Elle frimate ! Elle met les plumes ensemble pour donner au chapeau sa beauté, elle les coud et ça fait comme un bouquet de printemps, il y a de quoi frimer, oui !
– Si tu avais été une fille, je t’aurais appris le métier, ça t’aurait plu Joseph ?
Quand sa mère lui demande ça, il lui montre ses mains maigrichonnes et les bouge dans tous les sens pour qu’elle voie comme elles sont souples, mais elle fait non de la tête avec un air désolé qui n’est pas si désolé que ça, et pour le consoler elle lui dit :
– Tu as des mains d’artiste mon Joseph, on a ça dans le sang dans la famille !
Et elle embrasse ses paumes, après avoir passé un doigt le long de sa ligne de vie.
– Et tu vivras très longtemps !

À l’école il apprend à compter, à lire, à écrire, à tomber amoureux de la patrie, le monde devient plus grand que son quartier, un espace mystérieux s’ouvre à lui, il comprend que tout a un nom et demande à l’instituteur comment s’appelle ce qu’il ne peut pas nommer, mais l’instituteur ne connaît pas tout, comment le pourrait-il, comment aurait-il le temps et surtout le cerveau pour apprendre par cœur les mots du dictionnaire Larousse, des encyclopédies, des atlas, des herbiers, des planches d’anatomie et des cartes de géographie ? On se croit entouré d’eau, d’étoiles et de tramways, on croit qu’on a une tête, deux bras et deux jambes, mais la vérité c’est que dessous il y a mille mots et mille vies, par exemple on dit « rivière » et d’autres mots surgissent : canaux, écluses, bras, lits mineurs, lits majeurs, les mots jaillissent, c’est comme soulever une pierre et découvrir les vers de terre et les insectes dessous, leur travail invisible et secret. Près de chez lui au bassin de l’Arsenal, le canal Saint-Martin se relie à la Seine, c’est comme ça qu’il y a de l’eau potable chez eux et la grand-mère n’en revient pas.
Tout est nommé et tout a une place avec quelques exceptions. Par exemple, la grand-mère a perdu son mari, elle est veuve. Sa mère aussi a perdu son mari, elle est veuve. Lui a perdu son père, il est orphelin de père. La grand-mère a perdu trois fils, ça n’a pas de nom. Il a vérifié auprès de l’instituteur, ça n’a pas de nom. Certains enfants non plus n’ont pas de nom. Ce sont des enfants naturels, des bâtards, des bas tard, on les bat jusqu’à plus soif, ce sont des souffre-douleur, et il a vu, chez les deux qu’il connaît, cet air de menace et d’attente, comme si tout à coup on allait leur donner quelque chose, une gifle ou un nom, va savoir. Ces enfants naturels ont bien quelque chose de sauvage, un peu comme l’orage quand il ne se décide pas. Celle qui connaît le plus de noms, c’est sa mère, elle l’étourdit quand elle lui parle d’échassier, de paradisier ou de marabout, le monde entier lui envoie ses plus belles plumes, mais là aussi chaque plumassière a sa place, on peut fabriquer des plumeaux avec des oiseaux de basse-cour, ou être comme sa mère dans l’exotique et l’artistique, les théâtres et le music-hall, on peut baisser la tête ou travailler dans l’artisanat et connaître les dernières chansons à la mode.

Il a remarqué qu’une femme avait beaucoup de noms, en plus de son nom de jeune fille ou de celui de femme mariée, elle peut s’appeler catherinette, grisette, midinette, gigolette, laurette, cocotte, ou encore vieille fille pour celle qui n’a jamais eu de mari mais se tient sage, ou traînée pour celle qui, avec ou sans mari, n’est pas sage. Mais il ne sait pas comment on appelle une veuve, comme sa mère, qui a fini depuis longtemps son grand deuil, son deuil et son demi-deuil, mais qui n’est pas sage. Il voit sa joie, qui n’est plus pour lui, même quand elle lui envoie un clin d’œil en réajustant son chapeau avant de sortir, ce clin d’œil est pour elle seule, et sa joie, Joseph le sait, est le signe qu’elle voit un homme, il n’est pas idiot, il sait aussi qu’elle n’en a pas le droit, c’est interdit, illégitime, c’est mal. Comment appelle-t-on une joie interdite, une gaîté dangereuse ? Mauvaise vie mauvaise fille mauvaise fréquentation. Ces mots-là ne vont pas à Colette, rien de ce qui est sale ne va à sa mère, et Joseph reste avec cette jalousie apeurée, cette crainte pour celle qui rajeunit chaque jour, baignée dans la lumière imprudente du bonheur, tandis que la grand-mère s’enfonce dans le tunnel obscur de l’absence et qu’elle l’appelle de moins en moins souvent « mon roseau » mais Lucien, Marius ou Paul, le confond avec ses deux fils aux corps éparpillés dans les champs d’honneur, et avec le troisième, mort contaminé dans une chambre d’hôpital. Elle a installé autour d’elle un monde de fantômes indisciplinés qu’elle appelle avec une adoration rocailleuse. (Car sa voix aussi a changé, peut-être faut-il cela pour parler aux morts, une voix qui vient de la terre, comme eux, et dont ils comprennent le sens même quand les mots ne sont plus vraiment justes.) Elle voit dans la cour des garçons qui n’y sont pas, elle a des manies, des inquiétudes farfelues, souvent le soir elle demande à Joseph :
– Je n’ai pas envie qu’à leur retour, mes gars mangent du chien ou du rat, vois donc ce que Colette a mis dans la casserole.
Il sait qu’il ne la convaincra pas en lui disant la vérité, car à peine a-t-elle entendu la réponse qu’elle lui repose la question, et la fois où il dit : « Maman a cuisiné des pâquerettes », elle rit, alors il comprend qu’il peut déformer la réalité déformée de sa grand-mère, c’est un jeu d’illusion sans fin, mais le mieux, il le comprend aussi, c’est de s’asseoir à côté d’elle et de lui tenir la main. On dirait que cette main dans la sienne la relie un peu à la réalité, même si elle continue à râler contre ses fils qui ne rentrent pas, et contre ses patrons qui abattent leurs propres chevaux et veulent qu’elle les prépare au four, et la trompe des éléphants du Jardin des Plantes qu’ils lui demandent d’acheter et de cuisiner aussi, ses patrons affamés et sans pitié, ses fils fugueurs et sans pitié… 70, 14-18, les guerres éternelles, les peurs obsessionnelles de la grand-mère. Et Joseph voit la vie comme le carton perforé de l’orgue de Barbarie qui déroulerait sans fin une musique simple et lasse, qui dit qu’on naît de soldat en soldat, de guerre en guerre, de soldat en soldat, de guerre en guerre… et on reste avec les femmes même quand on est mort, car elles nous voient et nous surveillent de leur amour endeuillé, pour toujours.

La nuit quand la grand-mère ronfle et que Colette siffle pour qu’elle s’arrête, il siffle à son tour, ce qui les fait rire et parfois ils se parlent tout bas, Colette lui raconte que le siffleur professionnel du Concert Mayol ne fait plus de baisers vingt-quatre heures avant son numéro pour ne pas amollir ses lèvres, que la mère de Mistinguett était plumassière, qu’elle a les chapeaux à plumes les plus hauts qui existent, qu’il y a à Paris une Américaine à la peau noire qui danse nue avec une ceinture de bananes, elle le fait rire, elle le fait rêver, et une nuit il arrive ce qui devait arriver, elle lui dit qu’elle va lui présenter quelqu’un. Il s’appelle Augustin, il est très gentil et ils vont très bien s’entendre. Joseph regarde sur le mur de la chambre les dessins du volet qui lui faisaient peur quand il était petit, jusqu’à ce que la grand-mère lui dise que ces ombres ressemblent au soufflet d’un bel accordéon. Il demande :
– Tu me le présentes quand ?
– Bientôt.
– Pourquoi ?
– Toi et tes questions !
La grand-mère ne ronfle plus mais il sifflote quand même, doucement, au rythme lent de sa respiration, et sa mère dit exactement ce qu’il espérait qu’elle dise :
– Tu seras toujours le roseau chéri, tu sais.
Et les ombres sur le mur ressemblent à ce qu’elles sont : celles des lattes du volet sur la tapisserie à fleurs d’une chambre où grandir, vieillir, aimer sont des verbes qui ne vont pas bien ensemble. Mais dans quelques heures ces ombres auront disparu, et il ne les aura pas vues s’effacer. Il se sera rendormi.

Colette va danser rue de Lappe tous les dimanches, parfois aussi le soir dans les bals musettes et les cabarets qui ont fleuri après-guerre, elle a sans cesse les pieds qui battent la mesure d’une musique qu’on n’entend pas toujours, et elle envoie enfin à Joseph de vrais clins d’œil complices. Il n’ose pas lui demander quand elle lui présentera cet homme, cet Augustin, et de plus en plus il a peur que les autres parlent d’elle avec des mots qui ne lui iraient pas, mauvaise fille mauvaise vie mauvaise fréquentation, mais cela n’arrive pas, et l’insouciance reprend ses droits. Après l’école il traîne avec Jacques et Eugène, joue avec eux au ballon dans l’impasse Carrière-Mainguet, fait les commissions et rentre s’occuper de la grand-mère, les beaux jours arrivent et on lui installe une chaise dans la cour, avec Marthe, Jeanne, Émile et son perroquet, elle est bien, c’est une compagnie de son âge, et quand elle s’inquiète de ne pas voir ses fils rentrer, personne ne la contredit, le chagrin fait faire de ces choses, on le sait. Tous trois chantent des chansons anciennes, il est gêné quand la grand-mère chante : « Va passe ton chemin, ma mamelle est française, je ne vends pas mon lait au fils d’un Allemand. » Quel âge croit-elle avoir ? Le monde des mères est inquiétant, elles portent des enfants, et puis elles portent le deuil, et elles sont plus têtues que le chagrin. Il a toujours vu la grand-mère, Marthe et Jeanne habillées en noir, comment calcule-t-on les années de deuil quand on finit par connaître plus de morts que de vivants, il se le demande parfois. Il se demande aussi, lui qui apprend un mot nouveau chaque jour, combien d’années il devrait vivre pour connaître tous ceux du dictionnaire. Ou pour les avoir tous entendus, même sans les comprendre. Les mots sont répartis par spécialités, les mariniers ne connaissent pas les mêmes que les forts des Halles, mais comment fait-on avec ceux qui ne sont écrits nulle part, ceux de l’argot par exemple, ou ceux des Auvergnats et des Italiens qui se mélangent au français ? Il y a des mots libres qui flottent dans l’air comme le virus de la grippe espagnole ou de la tuberculose, et qu’on attrape pareil, en se fréquentant de trop près. Pour les préserver, l’instituteur leur apprend chaque jour l’hygiène et la morale, dans l’espoir qu’ils ramènent ces leçons chez eux, les diffusent à toute la famille, mais jamais il n’oserait dire à la grand-mère de se laver les mains avant de manger ni à sa mère de ne pas devenir une femme sans honneur. Il préfère qu’elle reste comme ses cheveux bouclés, « libres et désordonnés » comme elle dit, jusqu’à ce dimanche où rue de Charonne, il parle avec Lulu, son copain chanteur de rue, et aperçoit sur le trottoir d’en face l’homme et sa mère. C’est lui, il le sait. Il le sait au poignard qu’il reçoit dans le cœur, cette sensation de danger, comme si on le précipitait dans l’eau du canal, comme s’il disparaissait sans secours.
– Qu’est-ce t’as vu ? lui demande Lulu en se retournant.
– Augustin.
Il n’a pas le temps d’en dire plus, un gendarme arrive et Lulu qui n’a pas le carnet des chanteurs ambulants a filé à la vitesse de l’éclair, le gendarme ne le rattrapera pas, et lui a perdu Colette dans la foule. Tout cela n’a duré que quelques secondes comme si les choses les plus importantes arrivaient en douce, au moment précis où l’on regarde ailleurs, oui, le temps d’un regard.

– Je t’ai vue dimanche, rue de Charonne avec… le monsieur…
Il le dit à sa mère et elle rougit, comme souvent, et puis elle rit, mais ne trouve pas quoi répondre. Pour la rassurer il ajoute :
– Il avait un très joli chapeau j’ai trouvé.
Alors elle le prend contre elle et le voilà plongé dans son odeur de peau vivante, un peu salée un peu sucrée, cette sueur douce, il voudrait s’endormir contre elle, son cou, sa poitrine, son ventre, ce domaine qui est le sien ; il est maigrichon, à presque huit ans il a gardé la mesure idéale pour être dans ses bras sans dépasser, et Colette est tellement bien ainsi, son fils tenu contre elle, son cœur qui cogne comme quand il était bébé, elle le berce et chante : « J’ai descendu dans mon jardin, pour y cueillir du romarin », et il sent les vibrations de sa voix, la petite humidité qu’elle diffuse sur sa peau, comme lorsqu’on souffle une bougie. Quelque chose va s’éteindre. On dirait, à les voir savourer cet instant-là, qui rappelle un Joseph nouveau-né et une Colette de vingt ans, que tous deux le savent, comme si, très loin en eux, quelque chose se chargeait de cette connaissance. Le temps se brouille, hier et demain déjà ne veulent plus rien dire, quelque chose les avertit. Cela va finir, cela est en train de finir. C’est comme si c’était fait.

Il n’aurait jamais cru qu’Augustin soit si jeune. De dos les hommes se ressemblent, habillés et chapeautés pareil, mais ce visage lisse, ces yeux bleu pâle, on dirait un garçon à peine sorti de l’adolescence, pourtant quand il traverse la rue et qu’il est tout près d’eux, Joseph sent une odeur de tabac flotter autour de lui, qui a travaillé toute la journée à la brasserie Bofinger, il voit les cernes fins, la moustache mal peignée, la fatigue. Augustin lui tend la main pour le saluer, comme s’il était un grand, et tous les trois vont marcher sur le boulevard Beaumarchais. C’est la fin du printemps, le soir n’a pas encore dissipé la lumière, les arbres ont semé des fleurs blanches et roses, le chant des merles cisaille l’air, et Joseph ne sait pas s’il est heureux ou malheureux. Colette et Augustin disent des choses banales avec des voix un peu trop hautes, des rires essoufflés, un jour on sera habitués les uns aux autres, pense Joseph, mais ce soir c’est comme une image qui tremble. Et puis soudain sa mère s’arrête, elle prend une grande inspiration et le présente, comme s’il venait de surgir subitement entre eux :
– Joseph a eu un billet de satisfaction ce mois-ci, et son nom a été inscrit au tableau d’honneur, pas vrai mon Joseph ?
– Oui…
– Et il a manqué de peu la croix d’honneur ! Ce sera pour la prochaine fois, tu verras, tu verras comme il sera fier avec sa médaille ! Et moi aussi. Montre donc à Augustin comme tu siffles bien !
Joseph est pris de court, il ne pensait pas que ça se passerait comme ça, il est étourdi mais heureux aussi, de la fierté un peu incohérente de Colette, alors du mieux qu’il peut il siffle et Augustin siffle à son tour, tous deux se répondent, mais Augustin a la gentillesse d’arrêter le premier, on applaudit le petit garçon puis on se dit au revoir. Augustin allume une cigarette, le visage penché, comme s’il se protégeait du vent. Joseph trouve ce geste follement élégant. Le jour s’épuise, et sa mère est si jolie dans cette lumière qui hésite. Il ne l’a pas déçue, il le voit bien, tout s’est passé comme elle l’espérait. Sur le trottoir, elle lui prend la main et balance son bras, et ils marchent tous deux au rythme de sa joie.
– Vous allez très bien vous entendre, je le sais, il est gentil, et travailleur, et il ne boit pas, ça ! je ne l’aurais pas voulu, non !

Ce qu’elle aurait voulu, ce qu’elle promettait, c’était les bals, les pianos-bars et puis le train pour les pique-niques en famille au bord de la Marne, un Augustin mêlé à sa vie, une présence inattendue, bénéfique pour chacun. Augustin travaille presque chaque dimanche, il n’est pas libre comme Colette le souhaiterait, il n’est pas exactement celui qu’elle avait projeté, il a dix ans de moins qu’elle, et bientôt il devra partir faire son service militaire, comment a-t-elle pu oublier cela ? Après les pleurs, son romantisme prend le dessus, ils s’écriront, se verront en permission, elle lui enverra des colis, tout ce qu’il aime, tout ce qui lui manquera, cela devient une histoire d’amour pleine de douleur et d’enthousiasme ; Joseph regarde sa mère s’exalter et il pense qu’elle frimate, elle fait un joli bouquet avec pas grand-chose… C’est une artiste de la vie.

Augustin à peine parti, elle lui écrit, le criaillement de la plume sur le papier devient la petite musique du soir, les voix qui montent de la cour, les chants épars des grillons, c’est l’avancée de l’été, l’absence et l’amour mêlés, puis surtout l’absence et une autre chose à laquelle Joseph ne prend pas garde. C’est la grand-mère qui devine la première, comme si derrière les dérives de sa mémoire, elle avait gardé au fond d’elle cet instinct, la reconnaissance infaillible du danger. Elle dit que le temps presse, elle a l’obsession de l’eau à faire bouillir, l’obsession du savon, elle ouvre des tiroirs et les referme, elle cherche on ne sait quoi, elle dit qu’elle connaît une recette, une adresse, et puis elle s’endort dans son fauteuil, épuisée par tant de tracas, quand elle se réveille elle houspille Colette et Colette pleure alors Joseph pleure aussi, sans savoir pourquoi, et la vie se remplit de courants d’air.

Bientôt Colette n’écrit plus à Augustin, et les soirées se font silencieuses, comme si un mot, une parole pouvait les briser. Malgré la chaleur de ces premiers jours de juin, Colette se couvre de son châle et ses joues sont si pâles qu’on peut suivre le dessin de ses veines sous la peau. Joseph pense aux oiseaux, leur plumage usé par les intempéries, les vols et les combats, peut-être que sa mère change de peau comme les oiseaux changent de plumes, elle lui a raconté les plumes qui se décolorent, raccourcissent, s’effilochent, et tombent. Et il voit ses lèvres roses devenues blanches, la ride nouvelle entre les yeux, ses pieds qui ne dansent plus. Plus rien ne la soulève ni ne la protège.

Un jour, en pleine semaine, en rentrant de l’école, il la trouve à l’appartement, ne comprend pas si elle vient d’arriver ou si elle se prépare à partir, elle est nerveuse et tous ses gestes sont brusques, elle se cogne aux meubles, malmène son chapeau (essaye-t-elle de le mettre ou de le retirer ?), pourquoi n’est-elle pas à l’atelier, elle marmotte des explications qu’il ne comprend pas, et soudain, la main sur la porte elle lui demande de ne pas l’attendre pour dîner, de faire souper la grand-mère, tout est prêt.
– Mais tu vas où ?
– Chez une amie, je t’ai dit, rue Amelot.
– Qu’est-ce qu’elle a ?
– Quoi ?
– Qu’est-ce qui lui est arrivé à ton amie ? C’est grave ?
– Mais pas du tout mon roseau, tout va bien.
Elle ouvre la porte, se retourne et dit :
– À tout à l’heure.
Et elle disparaît. Ses pas dans l’escalier. Ses pas dans la cour. Et sur le seuil la plume échappée de son chapeau, que Joseph ramasse, fait tourner entre ses doigts, c’est une parure de pauvre, une simple plume de moineau.

Elle rentre comme elle l’avait dit, elle est fatiguée et se couche sans manger. Joseph s’endort dès qu’il la sait là, la soirée avec la grand-mère l’a épuisé, « Où est-elle donc ta mère ? Mais où est-elle donc ta mère ? », il a répondu « Rue Amelot chez une amie », une fois, deux fois, dix fois, puis « Dans la cour ! », « Au bal ! », « Sur la lune ! », et devant cette insolence méchante, la grand-mère lui a lancé des regards agrandis par la colère, on aurait dit qu’elle lui jetait un sort. Mais c’est fini, Colette est rentrée. Elle dort à leurs côtés, la chambre reprend sa respiration habituelle.

Le lendemain Colette dort encore, elle n’a pas réveillé Joseph avant de partir à l’atelier, comme chaque matin, et il est très en retard pour l’école. Il va pour la secouer, mais depuis le seuil la grand-mère, debout, étonnamment droite, lui ordonne de la laisser tranquille. Elle perd la tête, elle croit qu’on est dimanche, il n’a pas le temps de lui expliquer qu’on est mardi et que sa mère va se faire disputer par sa patronne, il met sa casquette et s’en va en courant sans même avoir avalé quelque chose, sans avoir embrassé les deux femmes, celle qui dort et celle qui veille. Il court jusqu’à l’école, la cloche n’a pas encore sonné, et il s’étonne du contraste entre le temps bousculé de sa maison et celui, tranquille, du dehors. Dans la classe tout est comme d’habitude, après la leçon de morale (« Soumettons-nous à la règle ») ils récitent en chœur les préfectures et les sous-préfectures, jouent au foot dans la cour, suivent du doigt les phrases dans les livres, ce jour-là il apprend le mot « génie ». Il fait des lignes et des lignes avec les mots « Le génie de Pasteur » et son P majuscule, bien trop penché, ressemble à un champignon.

Avant de rentrer chez lui, il traîne un peu avec Jacques et Eugène du côté des ferrailleurs du passage Thiéré, où travaillent les parents d’Eugène, et quand ils se séparent il se joint à la foule qui chante une chanson qui annonce les chiffres du dernier recensement, il ne comprend pas bien les paroles mais la musique est facile et le chanteur a une voix entraînante, quand c’est fini, les mains dans les poches il dansote sur le trottoir, il prend son temps, fait un détour par l’Arsenal pour regarder les péniches, le linge mis à sécher même les jours de pluie, et les chats qui longent les bords étroits du bateau mais ne tombent jamais à l’eau. Rue de la Roquette il croise Hortense, la fille du Café-Bois-Charbon, comment une fille dont les parents vendent du charbon peut-elle être aussi propre et blonde, c’est un mystère qui l’attire, il a envie de la toucher, la voir de près, il lui fait un petit signe, alors elle met sa main blanche devant sa bouche rose pour étouffer un petit rire. On dirait qu’elle a avalé la lumière.

Quand il arrive dans la cour il y a du monde devant l’immeuble B, son immeuble. Il regarde la concierge, les voisins, ces gens agglutinés et chuchotant, très vite monsieur Blomet, du 4e A, le voit et pousse sa femme du coude, elle se retourne et tous se retournent les uns après les autres, avec cet air gêné et curieux des pauvres gens devant le malheur des autres. Il hésite à repartir. Puis le courage (ou la curiosité, la fatigue, la faim, il ne sait pas) l’emporte sur la peur, et il s’avance. Quand il passe au milieu d’eux, les voisins s’écartent en le dévisageant comme s’ils le voyaient pour la première fois, et il entend la phrase à la pitié assassine : « Pauvre petit, va. »
Chez lui la porte d’entrée est ouverte, la porte de la chambre est ouverte aussi, maintenant ils n’ont plus rien à cacher, leur maison n’a plus de secret pour personne. Un officier de police est en train d’écrire sur un grand carnet à en-tête. La grand-mère tend la main à Joseph, mal assise sur une chaise, comme si elle venait d’y tomber, c’est une main gelée, tremblante et ferme à la fois, elle lui fait mal.
– C’est son fils ? demande l’officier.
Il manque un bouton à la tunique de l’officier, Joseph le remarque tout de suite.
– C’est son fils, répond la grand-mère.
Il compte les boutons, de bas en haut, de haut en bas.
– Quel est ton nom, petit ?
Un, deux, trois, quatre, cinq, six…
– Marius Vasseur, dit la grand-mère.
Il manque le septième. Entre le sixième et le huitième, il manque un bouton.
– Assieds-toi mon garçon et réponds-moi. »

À propos de l’auteur
OLMI-veronique_DRVéronique Olmi © Photo DR

Véronique Olmi est née à Nice et vit à Paris. Comédienne, romancière et dramaturge, elle est notamment l’autrice de Bords de mer et Cet été-là… Son treizième roman, Bakhita, a connu un succès retentissant en France comme à l’étranger (Prix du roman Fnac 2017, finaliste du prix Femina, du prix Goncourt et du Goncourt des lycéens, choix Goncourt de l’Orient et de la Serbie, Goncourt de la Slovénie…). Lui succède en 2020 Les Évasions particulières, chronique familiale de l’après Mai 68 à l’année 1981. Le Gosse est son quatorzième roman. (Source: Éditions Albin Michel / Alina Gurdiel)

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L’hymne à la joie

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En deux mots
Depuis son bureau de l’Office des fraudes à Bruxelles, Sigmund Oropa peut jeter un œil avisé sur le ballet des fonctionnaires et constater que les affaires s’accumulent. Si sa vie s’est enlisée dans le conformisme, il n’est pas trop tard pour la bousculer, surtout après retrouvé son amour de jeunesse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’amoureux transi lanceur d’alerte

Dans son troisième roman, «L’hymne à la joie», Aram Kebabdjian dresse le portrait d’un haut-fonctionnaire européen qui retrouve son amour de jeunesse et remet en question sa vie bien rangée. Jusqu’à provoquer un scandale politique.

À mi-vie, Sigmund Oropa peut se retourner et se dire qu’il a réussi sa vie. Après des études de droit, il a d’abord occupé un poste de magistrat en Italie puis a gagné ses galons de noblesse en intégrant le tribunal de l’Union européenne et fait désormais partie des hauts-fonctionnaires européens à l’office des fraudes où il est notamment en charge du dossier sensible des aides aux réfugiés. Marié à Ruth, il mène une vie tranquille du côté de Bruxelles. Seulement voilà, il peut aussi considérer le verre à moitié vide et se dire que ses beaux idéaux de jeunesse – racheter les errements de son père acoquiné avec un homme aux pouvoirs troubles et se battre pour plus de justice – se sont dissous dans une technostructure trop envahissante pour être encore efficace. Que sa vie sentimentale aurait pu être autrement plus épicée s’il s’était battu pour rester avec la pétillante Angèle, son premier amour. Qu’il aurait pu prendre des initiatives courageuses au lieu de refuser les avances des lobbys et se dire qu’ainsi sa conduite restait irréprochable.
Le moment de bascule a lieu un dimanche à la table familiale, alors que Ruth trône «au milieu de sa descendance comme une Assomption dans un musée de province». Il a envie de respirer, quitte la table et va chercher un peu de quiétude au Palais des Beaux-Arts. Dans la galerie de l’école flamande, il reconnaît Angèle avec laquelle il venait régulièrement admirer et commenter les œuvres d’art. Une rencontre qui va non seulement faire refluer les souvenirs de leur rencontre sur les bancs de la fac du droit de Paris, leur brève histoire d’amour, leurs après-midi au Louvre et leurs journées de militants. Car Angèle de Grossoult «était la dernière-née d’une lignée d’avocats. (Des gens qu’elle méprisait ouvertement.) Elle aspirait à autre chose. Elle avait l’âme militante. Elle luttait pour faire valoir les droits des plus démunis, elle avait aussi récemment endossé la cause antiraciste». Aujourd’hui, elle s’occupait d’Arcadia, une grosse ONG qui organisait l’accueil des réfugiés et bénéficiait pour cela des subsides de l’Union européenne.
En redécouvrant son amour de jeunesse, Sigmund va aussi repenser son rôle, chercher à comprendre où vont les flux financiers et tenter d’alerter sur les ratés du système. Une réflexion qui va la conduire à Salonique où des milliers de personnes sont censés profiter des millions déboursés pour leur venir en aide.
Aram Kebabdjian a habilement construit son roman qui, sous couvert de la quête existentielle d’un homme, démonte un système (les pages sur les normes européennes sont un régal kafkaïen) et ses dérives. Je vous laisse découvrir ce qu’il adviendra du lanceur d’alerte et de son combat, non sans souligner qu’après Jean-Philippe Toussaint et sa Clé USB, ce nouveau voyage dans les hautes sphères administratives bruxelloises a quelque chose d’aussi fascinant que de terrifiant.

Bonus
Aram Kebabdjian nous fait découvrir le Bozar, le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles où Sigmund retrouve Angèle. Lui a longuement regardé Roi Boit et elle La fillette à l’oiseau mort.

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L’hymne à la joie
Aram Kebabdjian
Éditions du Faubourg
Roman
250 p., 18 €
EAN 9782491241735
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé en Belgique, à Bruxelles puis en Grèce, à Salonique et environs. Mais on y voyage aussi beaucoup, sans oublier les évocations d’anciens séjours, notamment en Italie, de la Sicile, notamment à Catane et Palerme, jusqu’à Milan, en Crète, à Paris, à Syracuse, à Porto, à Coimbra, à Londres. Au Danemark, à Madrid

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Il commanda deux cafés et puis de quoi manger. Il fuma surtout. Une seule chose le tracassait vraiment: était-il encore quelqu’un? Était-il d’aucune façon déterminant dans la géopolitique du monde actuel? Lui, Sigmund Oropa, ce chevalier insignifiant, parqué dans son placard de l’Office des fraudes de l’Union, à rédiger des rapports non contraignants sur de supposés détournements de fonds communautaires? Il contempla la cime des arbres. Le ciel, les oisillons qui voltigeaient. Les acacias, les orangers, tout embaumait. En un sens, la situation n’était pas si désespérée. Il sentait qu’il avait eu raison de tenir tête à Angèle.»
Avec un humour délicat, Aram Kebabdjian dresse ici le portrait d’un fonctionnaire international, tiraillé entre ses vieux démons et son idéal de justice. Un conte philosophique et une plongée radieuse dans le cynisme de notre époque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Livres Hebdo (Sean Rose)

Bande-annonce du roman © Production Éditions du Faubourg

Les premières pages du livre
« L’office
Il faut imaginer un matin de mars, froid et dégoûtant. L’immense immeuble de l’Office des fraudes de l’Union recouvert de miroirs sales. Vers dix heures, dix heures dix, Sigmund Oropa pénétra dans un dédale de couloirs, légèrement en pente. Il franchit un portillon, traversa un sas, tourna à droite, marcha quelques mètres encore. Il colla son badge contre une paroi, puis il poussa une porte coupe-feu. Sans accélérer, presque en apesanteur, il descendit l’escalier jusqu’au deuxième sous-sol de l’Office.
En bas, il faisait face à la porte à double battant de la salle Altiero-Spinelli. Son costume était bleu, sa serviette noire. Une chaleur à étouffer. Un bruit absorbait jusqu’aux formes et aux couleurs. Des murs uniformément gris. Oropa venait d’atteindre le cœur froid de la machine. Il replia ses lunettes, passa la main dans ses cheveux. Dix ou vingt personnes l’attendaient en rond autour d’une table.
— Mes bien chers collègues…
Sigmund s’assit au plus près, sortit ses papiers en silence. Ses traits étaient encore fins, son visage noble. Mais il était essoufflé par sa marche forcée.
— Les chiffres viennent de tomber.
Au bout de la salle, Domenico Sforza trônait sur son fauteuil de directeur de l’Office des fraudes, une institution chargée de débusquer les entorses au budget communautaire. Il pivotait de droite à gauche, avec son œil inerte. Replié sur lui-même comme un mètre articulé, il paraissait flotter dans ses vêtements tant il était osseux.
— Nos services ont permis le recouvrement de six cents millions l’an dernier. Un succès… un immense succès… Et c’est grâce à vous, mes bien chers amis. Grâce à votre zèle et votre ardeur.
Le juge Oropa sentait monter une forme d’agacement, de rage même. La première fois qu’il avait participé à ce rendez-vous mensuel des cadres de l’Office, Sigmund avait cru assister à une réunion de copropriété. Cette fois-ci, fatigué par une mauvaise nuit, il songeait aux péchés qui lui avaient valu d’être nommé ici. Trente ans de carrière, trente ans d’efforts, de sacrifices, trente ans d’ambitions, de rêves et de luttes pour voir cette mascarade. Mais il changea vite d’idée.
— Monsieur le Directeur, Monsieur le Vice-directeur, mes chers collègues…
À droite du chef, Myrte Kahlsen, la numéro trois du service, venait d’allumer son micro. Oropa se redressa, il releva le menton. Entre les murs infiniment gris des bureaux où s’exposaient les vingt-sept portraits aériens de capitales dorées à la feuille, Myrte apparaissait comme la plus brillante des citadelles. Une sorte de repère étoilé, une douce et tendre balade qui réconfortait.
— Je voulais faire le point avec vous sur l’affaire des fraudes aux caméras.
— Très bien.
En temps normal, l’accent de Myrte était indécelable — un froissement, une caresse, une vague délicate qui roule et qui tape sur le sable rouge de ses lèvres. À travers le micro, il se métamorphosait en quelque chose de solide et de sucré.
— Le mois dernier, nous avons organisé une visite dans une caserne de sapeurs-pompiers. Aux alentours de Marseille. La région avait sollicité des fonds structurels pour lutter contre les départs d’incendies en forêt. Le projet consistait à équiper les arbres sur les collines de caméras, pour réagir en temps et en heure. La région a touché l’argent, le département a touché l’argent, la municipalité a touché l’argent… (Myrte se raclait la gorge.) Les caméras n’ont toujours pas été installées. Les arbres brûlent… la forêt brûle… les maisons brûlent… Tout peut brûler… Nous avons adressé aux autorités une note de recommandation… qui n’a pas trouvé d’écho.
— Pas pour l’heure, madame Kahlsen… Pas pour l’heure… Ne soyez pas impatiente.
La voix du chef, à travers le micro, avait fait le tour de la pièce, avant de revenir s’abattre sur ses subordonnés. Il semblait écartelé entre son timbre et son image. Ses cheveux étaient grisâtres, ils luisaient.
— Je suis sûr que les autorités françaises ne manqueront pas d’apporter une réponse adaptée à ce problème, s’empressa-t-il d’ajouter.
Il n’y eut aucune autre réaction dans l’assistance. Jörg Wallraff, le responsable de la communication, était recroquevillé dans son coin. Il réagissait à peine (on aurait dit un marsupial, ou un lémurien assoupi). Dadelsen, un collègue sans intérêt, ricanait doucement. Les autres semblaient attendre la fin de la réunion pour aller manger. C’était cette mollesse, ce manque d’engagement qui irritait le plus le juge Oropa. L’Union mourait d’être si attentiste. Il hocha la tête avec gravité en direction de Myrte. (Pour qu’elle se sente un peu moins seule.) Un jour, il faudrait bien que quelqu’un agisse et que tout cela change.
Mercandier, l’un des cadres de l’Office, alluma son micro d’un air las. Il allait évoquer la fraude aux autoroutes calabraises — une affaire de route fantôme financée par l’Union. Son principal mérite consistait à mesurer dans les cinq ou six cents mètres — autant dire que c’était l’autoroute la plus courte jamais construite au monde. Les travaux avaient été stoppés avant la fin du premier mois et jamais aucune voiture n’avait roulé dessus. Or, les fonds communautaires (des dizaines et des dizaines de millions en tout) avaient continué à affluer, comme si les travaux suivaient leur cours. Une fraude caractérisée, dont les tentacules de la Pieuvre tiraient les ficelles. Mais c’est à peine si Mercandier articulait les mots qu’il prononçait. On aurait dit qu’il n’était pas totalement tiré de la sieste que cette réunion venait d’interrompre.
— Nos services vont rédiger une recommandation de recouvrement… qui sera communiquée aux autorités idoines… qui prendront les mesures qui s’imposent.
Fin de l’intervention, petit déclic à la racine du micro. Jörg remuait sa jambe droite. Sforza baissait le nez. Oropa n’en croyait pas ses yeux. L’affaire était classée. Stop, fini. Il n’y avait plus rien à dire. Produire des rapports, éditer des recommandations, rappeler les bonnes pratiques, attendre le recouvrement financier, disait le chef. « Surtout pas de discipline. Nous ne sommes pas là pour ça. »
— Et on appelle cela « zèle et ardeur » ! se dit le juge Oropa. Bande de pleutres ! Pas un pour rattraper l’autre.
— Hum ! Hum…
Un petit bruit sec, infime, comme le froissement d’une feuille, ou le mouvement d’un rongeur dans une cuisine. Oropa reconnut finalement le souffle de Jörg à travers le système d’amplification, son insignifiance et sa timidité. Le porte-parole avait sans doute quelque chose à dire : il bégayait, craquetait, se passait un mouchoir sur la bouche et sur le front.
— Je voulais juste vous avertir que nous allions mettre en place un stand, pour les journées portes ouvertes de la Commission, les 2 et 3 mai. Et je compte sur votre présence.
Formidable. Respiration d’aise. Le responsable de la communication n’avait rien de plus à déclarer.
— Nous imaginons un jeu interactif pour présenter nos travaux au public. L’an dernier, nous avons remporté un beau succès avec notre « roue de la Fortune »… (Jörg avait un sourire espiègle.) Cette année… il est question que nous présentions une grande peluche bleue… une peluche géante… à côté de laquelle les enfants pourront venir se faire photographier.
La vanité du responsable de la communication allait jusqu’à s’écraser sous le respectable « nous » de l’institution, partout où il était question d’initiatives dont lui seul était à l’origine.
— Par ailleurs… nous voulions vous avertir… que la semaine prochaine… l’un d’entre nous devra aller présenter nos services sur BX FM…
— Ah ! Très bien !
Oropa ne comprenait pas le sens que recouvrait cette phrase. Quelle était son implication ultime. Il regardait simplement autour de lui. Et tout lui paraissait statique.
— BX FM est une chaîne de radio locale, qui traite principalement d’informations communautaires…
— Oui, bien sûr, ce qu’ils font est formidable.
Ce n’est qu’en voyant Jörg tourner la tête dans sa direction que le juge se rendit compte qu’il était en train de se passer quelque chose. Il le fixa droit dans les yeux, deux ou trois secondes. Puis Sforza en fit de même. Et Dadelsen et Mercandier. Comme s’il s’était agi d’un piège.
— Mais tu sais Sigmund… ajouta Sforza, il s’agit simplement de rappeler que l’Union, en période de crise, a besoin d’utiliser efficacement ses fonds… et que l’Office contribue à renforcer la confiance des citoyens dans le projet communautaire. Ni plus ni moins.
Oropa aurait pu se débattre, refuser, nier, s’insurger comme une bête sauvage : « Ne comptez pas sur moi… Je préfère mourir que de participer à votre manège. » Mais Sforza ne lui en laissa pas l’occasion. Il continuait à parler. Il continuait à le flatter, lui passer la pommade, lui tresser des lauriers.
À cette minute, Sigmund se serait bien vu grimper au sommet des Alpes, ou plonger dans la Méditerranée, coucher dans les foins, se baigner dans le Danube, danser en Bulgarie et boire un verre de țuică sur les rives de la mer Noire. Mais pas là, jeté en pâture à ce peuple de nuls. C’est alors qu’il entendit les applaudissements et vit les visages, graduellement, tourner dans sa direction. Le juge cligna des yeux, il hésita. C’était la première fois qu’on l’invitait à prendre la parole de façon aussi solennelle dans ses nouvelles fonctions. (On aurait tout de même pu l’en avertir.)
Le juge dut se lever, enclencher son micro. Aucune idée de ce qu’il allait pouvoir dire. Il commença par quelques remarques d’ordre général (fierté d’être ici, volonté de donner le meilleur de lui-même). Sa voix lui paraissait calme et posée. Ce qui, en un sens, l’encourageait à aller de l’avant. Belle manière de dire enfin les choses telles qu’elles étaient. (À cet instant, Oropa se sentait même presque rageur.)
— Je voudrais… Je voudrais vous parler d’une affaire… épineuse… et capitale… Je voudrais vous parler du scandale des camps…
La proposition ne manquait pas d’audace. C’était son dossier, celui qu’on avait mis entre ses mains, une ou deux semaines après son arrivée. De fait, Oropa cherchait à se mettre au travail. Le scandale des camps de déplacés, chez les Transalpins, chez les Hellènes, partout ailleurs — des camps dans un état de saleté inimaginable — lui apparaissait dans toute sa crudité. Il se disait souvent que cette mission était faite pour lui et cela le galvanisait. (À dix ans, il rêvait déjà de faire œuvre de justice. S’insurger, remettre le monde en ordre.) C’était dans ses cordes. Il avait toujours fait de la lutte contre la corruption et le crime organisé la priorité des priorités.
Mais, dans les yeux du chef, à cette minute, le juge observa la curiosité se muer en appréhension. La salle était surchauffée. Oropa sentit l’humidité rouler dans son dos. Il but une gorgée d’eau. La fortune l’avait fait naître dans un milieu corrompu. Les plaies de la mauvaise conscience avaient été ses premières décorations. Il cherchait ses mots. À treize ans, il avait appris que son grand-père maternel, avant d’être banquier, avait été ministre des Finances de l’administration nazie en Ukraine pendant la guerre. À quatorze, il comprit que le père de son père avait atteint les sommets de la finance transalpine en gravissant un à un les échelons de la pyramide fasciste. Sa carrière à lui n’avait été qu’une suite de malentendus. Alors, face à l’auditoire, avec ce petit bruit d’amplification qui lui cassait la tête, Oropa sentit ses forces vitales se replier. Il tapota une dernière fois sur le micro, puis il se rassit, comme une bête dans sa coquille.

Özdul
Le premier appel téléphonique survint peu de temps après cette réunion. On le cueillait au bon, ou au mauvais moment. Le juge décrocha le téléphone, attendit quelques instants. Une voix — une voix de femme —, un fort accent — hellène, peut-être ottoman —, une tessiture assez grave, un ton insistant. Elle articulait quelques phrases maladroites. Oropa y décela quelque chose comme une menace voilée — ou une dénonciation menaçante.
— Je sais des choses… disait-elle. Je sais beaucoup de choses…
Mais l’appel s’interrompit presque aussitôt après, sans raison apparente.

Dans un premier temps, le juge chercha à se mettre au travail. Il ouvrit un dossier, classa quelques papiers. Il fixa même la date de deux rendez-vous pour la semaine suivante. Mais, « des choses… beaucoup de choses… », l’information grésillait toujours au fond de son oreille.
Au fil de la matinée, à mesure qu’il se débattait pour se mettre en mouvement, Oropa sentit monter en lui les signes de l’affolement. Il imagina le regard d’une fureteuse, d’un rat, d’une intrigante, qui allait lui dérouler la litanie des histoires honteuses, pour quelques billets de banque. Ou les questions partiales d’une journaliste, venue là pour faire éclore les sales ragots et satisfaire ses ambitions professionnelles. Le fait est que si tout ou presque était brillant dans le parcours du juge, son histoire familiale était bien moins reluisante.
Chez les Oropa, on confectionnait les chapeaux de père en fils depuis des générations. Des hauts-de-forme, des chapeaux melons et autres feutres, vendus à Milan ou à Florence. Leur fortune était sortie des eaux, vers la fin du XIXe siècle. Comme l’exigeaient les lois de l’évolution, une fois le capital familial consolidé, le patriarche avait donné au plus doué de ses enfants les moyens de ses ambitions. Vittorio, le grand-père de Sigmund, s’était ainsi élancé du tronc stable de la chapellerie jusqu’aux cimes les plus hautes de la finance. Il avait grimpé quatre à quatre les échelons du marchepied fasciste, acheté une Lancia Aurelia et fait construire une villa géante pour organiser des cocktails clinquants où se retrouvait l’élite milanaise. »

Extraits
« Dans la vie, tout finissait par sortir de terre. Tous les scandales, tous les pots-de-vin, les trafics, les meurtres ciblés, toutes ces vieilles histoires, dont il héritait malgré lui, allaient lui péter à la figure. Et le tableau avait de quoi faire peur.
Pour le dire vite, Salvatore, son père, dès la fin des années soixante, s’était associé à un homme au pouvoir trouble, qui dirigeait une officine des moins recommandables. On y faisait par exemple transiter les capitaux de l’organisation mafieuse vers les caisses de la banque du Saint-Siège, d’où ils se disséminaient dans l’économie mondiale pour revenir blancs comme neige en Italie. On finançait aussi les dictatures, on noyautait les corps de l’État, on soutenait les criminels de guerre en fuite, on faisait la loi dans les grands organes de presse, mais plus que toute autre chose, on préparait l’arrivée d’un pouvoir fort dans la péninsule, et pour ce faire, la méthode consistait à multiplier les crimes et les attentats. Sans doute le père de Sigmund avait-il aussi participé à tout cela. Sans doute était-il coupable. Mais Sigmund, lui, n’y était pour rien. Il n’avait rien fait, il n’y était pour rien. C’est du moins ce que voulait croire le juge. Et il se servit un autre verre.
À dix-sept ans, pour s’affirmer, pour dissiper sa honte aussi, Sigmund avait décidé de s’inscrire à la faculté de droit. Faire œuvre de justice et réparer. (Il croyait encore en sa chance.) Révolutionnaire, communiste, bientôt socialiste, dans les faits, sa formation universitaire ne permit pas au jeune Sigmund de rompre avec son milieu. On aurait même pu dire qu’elle complexifia les relations qu’il entretenait avec lui. » p. 20-21

« Sigmund et Angèle avaient fait connaissance à Paris, trente ans plus tôt. Sigmund était inscrit en troisième cycle de droit communautaire. Il prenait goût au théâtre et nourrissait sa francophilie grâce aux matchs de l’AS Saint-Étienne. Angèle s’était installée à côté de lui, sur les bancs de la faculté. Sigmund l’avait à peine regardée — et c’était elle qui avait engagé la conversation. Belle, un peu frondeuse aussi. Elle souriait en se moquant gentiment de lui. Mais elle lui avait proposé d’aller boire un café presque aussitôt. Angèle de Grossoult était la dernière-née d’une lignée d’avocats. (Des gens qu’elle méprisait ouvertement.) Elle aspirait à autre chose. Elle avait l’âme militante. Elle luttait pour faire valoir les droits des plus démunis, elle avait aussi récemment endossé la cause antiraciste. Sigmund l’’écoutait d’une oreille distraite. Ils s’étaient revus. Au bout de quelques semaines, ils s’étaient mis à sortir ensemble. Au bout de quelques mois, ils étaient inséparables. Sigmund était d’une beauté sauvage, devait-elle dire plus tard, d’autant plus électrisante qu’il semblait ne pas vouloir en prendre conscience. Ils partageaient un goût immodéré pour la peinture classique et passaient des heures au Louvre. Puis ils s’installaient en terrasse et regardaient les gens passer. On traversait Paris, de long en large. Le dimanche, au sortir du lit, on allait parier sur les chevaux à Vincennes. Angèle lui avoua un jour, allongée sur un lit, en train de caresser sa belle chevelure, que ce qu’elle préférait en lui, c’était ses airs de mauvais garçon, son aisance et puis bien sûr son charme italien, son flegme germanique, son humour, sa vivacité d’esprit et son charisme. Bref, Angèle s’était totalement éprise de ce fils de voyou. Et elle lui avait insufflé, petit à petit, le démon du militantisme (le virus de la justice et l’ouverture au monde). Elle l’avait dompté et raffiné. Elle en avait fait son œuvre d’art, son petit Caravage (là où il préférait les gueules cassées de Steen ou de Van Ostade). On les voyait assis à la sortie des bouches de métro ou devant les marchés aux légumes, distribuant de petits tracts floqués d’une main jaune. Sigmund s’enflammait. Il avait le verbe. Dans de grands concerts aux portes de la ville, au corps à corps, ils dansaient pour se battre contre le fascisme. Un petit groupe n’avait pas tardé à se constituer autour d’eux. La présence galvanisante de Sigmund y était pour beaucoup. Son charme était sans limites. Son art de la rhétorique et son énergie détonnaient dans ce petit milieu de militants et Sigmund s’investissait de plus en plus. Il était de toutes les réunions, prenait la parole, lançait des projets, organisait des meetings, défilait dans la rue. » p. 46-47

« À l’Union, dans le désordre, vous trouviez des milliers de casiers et de boîtes aux lettres, la technologie de pointe des lecteurs de badges et de reconnaissance faciale (ISO 14443-A), une enfilade de fenêtres et de portes en verre (norme EN ISO 717-1), des milliers de serrures neuves (norme EN 1303 2006), des centaines d’hectares de moquette bleu outremer (RAL 5002), du lambris en sapin vernissé (EN 14915, code douane SH8 44091018), des cloisons en papier mâché (EN 520), des couloirs gris agate (RAL 7038), des néons verts (EN 61995-2/A1, EN 62504 et EN 62722-1), des régies pleines de téléviseurs, des salles de réunion et des salles de presse (norme 31 080) ; vous trouviez des forêts de ficus et d’arums (EN 234/68), des toilettes aux chasses automatiques (conformes au document Do27170/02, relatif à l’établissement des critères pour l’attribution du label écologique aux toilettes à chasse d’eau et urinoirs), des ascenseurs aux parois vitrées (EN 81-21 et EN 81-50), des cantines, des chaises (ISO TC 136), des bancs, de faux plafonds (NF DTU 58.1), des lampes de bureau, des ampoules basse consommation (directive 2009/125), des postes téléphoniques, des bibliothèques blanches, des porte-documents de couleur et des rapports, des centaines de milliers de rapports. » p. 85-86

« — C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de travailler avec l’Arcadia, société bien implantée dans le facility management. Pour nous aider à faire face à la situation… et mettre en place une politique adaptée.
Lui qui n’avait jamais rien voulu voir, lui qui, une heure auparavant, aurait pu tout quitter pour s’installer ici et vivre heureux, assistait au basculement généralisé de son être. Ce qu’il avait vu, ce qu’il avait entendu, fait ou ignoré, ces semaines passées, tout changeait de perspective. Les documents qu’il avait lus, les doutes qui avaient été les siens. Tout se réactivait à cette minute. L’argent n’arrivait pas là où il devait arriver parce qu’il était détourné à la source. Là était le vrai problème. Détourné par les agents communautaires, par les différents ministères, par la mairie ou par des ONG. Par tout le monde. (On se servait généreusement.) Le juge commençait vraiment à comprendre ce qui se passait. Aussi surprenant que cela pût paraître, ces vies de rien, ces vies désolées, ces vies de fuyards étaient devenues encore plus lucratives que la revente d’armes et tous les trafics réunis. C’était la nouvelle poule aux œufs d’or des crapules associées. L’Arcadia voulait ce marché. Angèle elle-même n’était pas là par hasard. Non. Il le voyait bien. Elle hochait la tête, elle flattait son hôte, en souriant. Ses boucles, ses yeux, sa poitrine, ses mains le long du visage, ses lèvres et tout son corps — tout en elle respirait la duplicité. » p. 123

Extrait audio
« Au matin du 4 mai, quatre ou cinq cents personnes étaient réunies dans la grande salle du Zappéion, à Athènes. Oropa avait été invité en qualité d’auditeur libre. Les débats du douzième sommet de l’Union consacré aux questions migratoires s’éternisaient. Pas une parole forte, pas une idée juste. Il se leva donc. Il traversa la salle, se dirigea vers le micro et se mit à parler.
— Mes chères consœurs, mes chers confrères (le silence se fit presque aussitôt), j’aime l’Union. Plus que tout au monde, dit-il. J’en ai fait le centre de ma vie et le foyer de mes espérances.
Les visages se tournaient vers le juge. Cet homme paraissait habité, presque exalté. Sa prise de parole n’était pas prévue. Seulement en sa qualité d’ancien juge de l’Union, Oropa était à l’abri de toute forme de rappel à l’ordre.
Le ton du juge, plein d’emphase, grésillait dans le micro.
— Que les choses aient si mal tourné remplit mon cœur de regrets.
Quelques rangées devant, le juge voyait les corps, les costumes. Angèle était peut-être là quelque part. (Ce qu’il ressentit était plus fort que tout.) Il parla longtemps et bien. Mais à la fin (« Millions d’êtres, soyez tous embrassés d’une commune étreinte ! Au monde entier ce baiser ! », ces quelques vers de l’Hymne à la joie de Schiller lui servirent d’épilogue), sous des applaudissements clairsemés, malgré la virulence, malgré l’ardeur, on aurait dit que tout s’était laissé absorber, prendre par l’épaisseur des murs, dans la brique, dans le stuc, glacer par la feuille d’or de ce théâtre grandiloquent. L’ordre du jour reprenait ses droits. » p. 207-208

À propos de l’auteur
KEBABDJIAN_Aram_©DRAram Kebabdjian © Photo DR

Romancier, dramaturge et photographe, Aram Kebabdjian est l’auteur de trois romans: Les Désœuvrés (Seuil, 2015) couronné par le Grand Prix SGDL du premier roman 2015), une satire cruelle de l’art contemporain, Le Songe d’Anton Sorrus, (Seuil, 2017) et de L’Hymne à la joie (2021). Il a aussi signé des recueils de nouvelles, de philosophie et de théâtre. Associé au plasticien Stéfane Perraud, il imagine depuis 2015 des installations narratives et expose au Lieu Unique à Nantes à l’été 2021 Demi-Vie, sur l’imaginaire de l’âge nucléaire. Avec Jeanne Candel et Florent Hubert, il écrit Tarquin, un opéra-théâtre créé en 2018 au Nouveau Théâtre de Montreuil. (Source: Éditions du Faubourg / AOC)

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L’Affaire Margot

LEMOINE_laffaire_margot  RL_hiver_2021  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

En deux mots
Margot est la fille du ministre de la culture et d’Anouk Louve, comédienne célèbre. Mais son père s’affiche avec une autre femme. Une double-vie qui va être révélée après les confidences de Margot à un journaliste et qui va avoir de bien funestes conséquences.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fille cachée, le ministre et la comédienne

Ce premier roman venu des États-Unis est une double (bonne) surprise. Pour l’histoire de la fille cachée du ministre de la culture et d’une comédienne et pour la découverte d’une primo-romancière au talent indéniable.

Margot vit à Paris avec sa mère, comédienne et metteure en scène. Cette dernière entretient une liaison avec son père qui a été nommé ministre de la culture et qui s’affiche officiellement avec une autre femme, riche et célèbre. Une double-vie et un lourd secret pour l’adolescente qui s’estime sacrifiée par cette raison d’État et par la carrière professionnelle de sa mère, pavée de gloire, alors qu’elle doit rester dans l’ombre. Margot entend dès lors prendre ses distances et choisit d’appeler désormais sa génitrice par son prénom, Anouk, plus que par maman.
Un jour, alors qu’elles prennent un verre à une terrasse non loin du jardin du Luxembourg, le regard d’Anouk croise celui de la femme qui partage officiellement la vie de son amant. Après quelques secondes de sidération, elle choisit de fuir avec sa fille. Mais cette silhouette va désormais obséder Margot qui, le jour de ses dix-sept ans, forme le vœu qu’elle disparaisse et que son père choisisse leur foyer.
Lors d’une soirée de première, autour des petits fours elle fait la connaissance de David. Elle va sympathiser avec ce journaliste jusqu’à finir par lui révéler son secret. Car elle imagine que si la vérité venait à s’étaler à la une des journaux, elle pourrait voir son vœu se réaliser. Ce jour fatidique arrive: «Le ministre de la Culture entretient une liaison avec l’actrice Anouk Louve! L’homme politique, marié à Claire Lapierre, mène une double vie.» À la déflagration de l’annonce suit un communiqué niant les faits avant que, huit jours plus tard, le ministre reconnaisse sa liaison et sa paternité. Quant à Margot, elle doit se contenter d’un long silence. Et de questions qui resteront sans réponses. Car après quelques semaines, son père est retrouvé mort.
«Parfois, je m’assieds par terre dans ma chambre et je ferme les yeux pour imaginer ce qui se serait passé si je n’avais pas rencontré David. Si je n’avais pas ouvert la bouche. J’aurais dû savoir que ça pouvait le tuer. (…) Quand je pense à ce que j’ai fait, je n’ai qu’une seule idée en tête: tout effacer.»
La seconde partie du roman, tout aussi passionnante, nous montre comment Margot va essayer de se reconstruire après ce choc. Par l’écriture. Un peu comme l’avait fait Mazarine Pingeot, la fille de François Mitterrand, en publiant Bouche cousue, en 2005. Cette fois, ce n’est pas Margot qui prend la plume, mais elle se confie à Brigitte, la compagne de David qui prête sa plume pour la rédaction de livres. En décidant de livrer sa vérité, elle veut se libérer de son lourd passé, mais aussi explorer toutes les zones d’ombre, savoir qui était son père, quelles relations il entretenait vraiment avec sa mère et avec Claire Lapierre. Ce qui l’oblige à son tour à élaborer une stratégie du secret pour ne pas heurter sa meilleure amie Juliette, pour ne pas dévoiler son projet à sa mère. Au fil des jours, elle ne va plus vivre que pour David et Brigitte, ses nouvelles boussoles. Fascinée et attirée comme un papillon vers la lumière.
Sanaë Lemoine retrace avec beaucoup de finesse cette période charnière de la vie d’une adolescente en passe de s’émanciper. Et de comprendre combien, il est important de choisir par soi-même plutôt que de se laisser guider par les autres. Et d’écrire soi-même son histoire.

Playlist du roman


Diana King

Sade By your side

L’Affaire Margot
Sanaë Lemoine
Éditions Eyrolles
Premier roman
Traduit de l’anglais par Manu Causse
368 p., 19 €
EAN 9782212575002
Paru le 1/04/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi la Dordogne, Bruxelles et Londres, Le Vésinet, Saint-Germain-en-Laye, Saint-Tropez et la Bourgogne et la Normandie, Strasbourg, Chamonix, Nîmes et la Jordanie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Août à Paris, sa chaleur écrasante. Margot Louve vient d’avoir 17 ans. Elle est brillante et tous les possibles s’ouvriront à elle bientôt. Mais pour le moment, sa vie lui paraît étriquée. Pire, elle se sent invisible. Dans l’ombre d’une mère, actrice de théâtre en vue cultivant avec elle une distance délibérée et qu’elle rêverait de pouvoir appeler Maman. Fille d’un père dont on ne parle pas, parce qu’il a une autre vie, légitime celle-là. Alors Margot décide de faire craquer les coutures de son monde, de prendre la lumière à son tour. À ce journaliste puissant et respecté qui semble s’intéresser à elle vraiment, elle révèle le secret de sa famille.
L’Affaire Margot est un roman d’apprentissage sensible sur le passage à l’âge adulte. Il explore les détours que prend l’amour entre une mère et sa fille.

Les critiques
Babelio 
Madame Figaro (Jean-Sébastien Stehli) 
Blog Debutiful (en anglais – entretien avec l’auteur) 

Les premières pages du livre
« C’est sur les planches que ma mère devenait pleinement elle-même. Je voyais la transformation se produire en quelques instants, une intimité croissante qui se construisait avec le public. Au milieu d’une scène, elle ôtait son chemisier avec une désinvolture toute masculine, comme on enlève ses chaussettes. Puis elle empoignait ses boucles rousses et les soulevait pour dégager son cou élancé. Ses coudes écartés mettaient en valeur la ligne de ses épaules. Elle se transformait à sa guise, devenait qui elle voulait. Dans ses seule-en-scène, elle se confiait à son auditoire comme à des amis de longue date. Je sentais son effet sur eux à les voir se pencher en avant sur leur siège, yeux écarquillés, comme pour se pénétrer de sa présence. Elle conservait cette aisance et cette simplicité dans la vie de tous les jours. Avec les inconnus, elle se montrait toujours joyeuse et aimable. Elle était éblouissante. En d’autres termes: une vraie actrice.
Elle avait commencé le théâtre à l’adolescence, mais c’était un premier rôle au milieu des années quatre-vingt-dix, alors que j’avais à peine cinq ans, qui devait vraiment lancer sa carrière et lui permettre de créer ses seule-en-scène.
La pièce s’appelait Mère, une œuvre courte et puissante, quatre-vingts minutes sans entracte, avec une distribution réduite : un homme, son épouse – qu’elle incarnait –, leurs trois jeunes enfants et le père de l’homme. Ça se terminait par une longue scène au cours de laquelle la mère tuait ses enfants dans une baignoire. Au début de l’intrigue, on ne l’imaginait pas capable d’une telle violence, malgré le malaise diffus qui émaillait les instants de légèreté et de tendresse. J’étais trop jeune pour qu’on m’explique que ma mère jouait une infanticide. Pourtant, je le savais bien : même sortie du théâtre, elle aimait rester dans ses personnages. À la maison, elle était pour moi une inconnue. J’aurais voulu qu’elle retourne là d’où elle venait, qu’elle se réabsorbe en elle-même. Elle me semblait à l’envers, comme si tout ce qu’elle portait en elle se retrouvait affiché à l’extérieur, collé sur sa peau, à la vue de tous. Je l’aurais préférée à l’endroit, une mère au sens classique du terme.
Je voulais être fière d’elle, et pourtant, la plupart du temps, elle m’exaspérait. Tout ce que les autres admiraient chez elle me paraissait exagéré et théâtral.
C’est ça, le théâtre, répondait Mathilde quand je me plaignais.
Mais je voudrais être émue, avais-je répliqué. L’applaudir debout comme les autres.
Tu crois vraiment qu’une lycéenne peut être émue par sa mère ?
Une gentille lycéenne, oui.
Tu n’es pas une gentille fille, et c’est pour ça qu’on t’aime, disait Théo.
Théo et Mathilde étaient les meilleurs amis de ma mère. Mathilde était une costumière de théâtre réputée, spécialisée en broderie. Elle retouchait mes vêtements et me taillait des robes pour les grands événements. Elle avait travaillé sur les costumes de Mère. Théo, son mari, était danseur. Ma mère, qui avait suivi une formation de danse classique dans sa jeunesse, s’était sentie une affinité immédiate avec lui.
Avec moi, ma mère cultivait une distance délibérée. J’ai le souvenir d’avoir passé de longs moments à frapper à la porte de sa chambre. Maman, répétais-je, pensant qu’elle ne m’avait pas entendue. Un jour, je suis passée à Anouk, dans l’espoir qu’elle réagisse à son prénom. Avec le temps, il m’est devenu de plus en plus difficile de l’appeler maman. La douceur de ce mot ne cadrait pas avec la distance que je ressentais en sa présence. Anouk, en revanche, se terminait abruptement, comme le bord d’une falaise, et quand je criais son nom, j’avais l’impression de la pousser dans le vide.
Sa chambre était plus petite que la mienne, avec une porte en bois léger qui laissait au niveau du plancher un jour aussi haut que l’un de mes orteils. Je me souviens de sa voix de l’autre côté, qui répétait encore et encore la même réplique: J’aurais dû te tirer de ce gouffre obscur pour te couvrir de baisers. J’attendais qu’elle m’ouvre.
Lorsque nous étions seules, elle me regardait d’un air sérieux et disait : Il faut qu’on coupe le cordon. Recevoir trop d’affection, c’est le pire des handicaps.
Dans ces moments-là, le fossé entre nous semblait immense, comme si nous venions de pays étrangers, chacune parlant sa propre langue. Une mère, ce n’est pas une amie, comme elle aimait le proclamer pour justifier nos différences. Et c’est vrai, on ne se racontait pas de secrets dans le métro, on ne marchait pas ensemble bras dessus, bras dessous. Ceux qui ne nous connaissaient pas bien nous croyaient semblables – ils pensaient que je deviendrais comédienne à mon tour. Ils s’imaginaient que c’est le genre de métier qu’on hérite de ses parents, comme un écrivain engendre un écrivain. Mais je n’avais pas la moitié de sa grâce, ma voix ne possédait ni la musicalité ni le charme de la sienne et, dans la rue, je n’attirais pas comme elle les regards des hommes. Elle, de son côté, ne voyait pas l’intérêt de me transformer en une copie d’elle-même. Elle ne m’avait pas appris à danser ni à jouer la comédie. Elle prenait grand soin de sa peau et de ses dents, mais elle ne m’avait jamais poussée à l’imiter dans ce domaine. En secret, je parcourais sa garde-robe, je
touchais les tissus soyeux, si différents des matières synthétiques que je portais. Plus que tout, je lui en voulais parce que c’était à moi qu’incombait la tâche de faire attention, de surveiller la moindre de mes paroles. Avec le temps, j’avais développé une expression impassible que les gens prenaient à tort pour de la timidité ou de l’indifférence.
Et pourtant, même quand elle me repoussait, je l’aimais sans réserve. Je m’éveillais chaque matin au bruit de ses pas dans la cuisine, du parquet qui grinçait quand elle allait remplir la bouilloire au robinet. Je savais tous les sacrifices qu’elle avait faits pour moi. La maternité l’avait empêchée de s’accomplir pleinement. Parfois, je décelais dans son corps longiligne et fier la trace d’une version plus jeune d’elle-même, une vulnérabilité qui miroitait un instant à la surface, et qui me faisait m’interroger – aurions-nous été amies si nous avions eu le même âge ?
Je me posais la question car nous vivions comme des colocataires. On n’est que nous deux dans cet appartement, répétait-elle avec une affection forcée. Elle se décrivait comme une mère célibataire, sous-entendant qu’elle m’avait élevée
seule, mais ce n’était pas tout à fait vrai : j’avais un père, et il venait nous voir.
Des amis à elle restaient souvent dormir à la maison, en général des comédiens avec qui elle travaillait. Avec leurs vêtements qui empestaient le tabac froid, ils claironnaient dans tout l’appartement leurs avis et conseils sur la meilleure façon de m’élever. Nous avons eu une chatte pendant deux ans, une grosse bête à longs poils orangés, héritée d’une amie partie pour l’étranger. Elle ne s’est jamais habituée à nous, refusait qu’on la cajole, et ne venait vers moi que lorsque je pleurais ; elle se frottait à mes jambes quand elle sentait ma détresse. Un été, elle s’est enfuie par la fenêtre de la cuisine et on ne l’a jamais revue.
À l’époque où je suis entrée au lycée, nous avions habité dans trois appartements différents, chacun plus petit que le précédent à mesure que nous nous rapprochions du centre de Paris et de la Rive gauche. Les copains d’Anouk ne comprenaient pas qu’elle tienne tant à vivre dans ce quartier huppé, à deux pas du jardin du Luxembourg. Ils se demandaient comment elle arrivait à payer le loyer toute seule. Ils mettaient ce besoin incompréhensible sur le compte de ses parents bourgeois. Tu retournes à tes origines, tu ne peux pas t’en empêcher, la taquinaient-ils. Mais
ça n’avait rien à voir, je le savais. Elle aimait mon père, et c’était un quartier qu’il appréciait. C’est là, pas loin de notre rue que, par un après-midi de fin juin, l’autre vie de mon père allait entrer en collision avec la nôtre, faisant voler l’arrangement en éclats.
Je venais de passer l’oral du bac de français. J’arborais la même tenue depuis le printemps : un jean noir, que les lavages successifs avaient fait virer au gris, et un débardeur bleu. J’aimais que la bretelle blanche de mon soutien-gorge dépasse. Anouk, à cinquante-sept ans, était magnifique. Hanches minces et ventre plat, un léger creux autour du nombril, des épaules anguleuses. Elle était tout en longueur et élégance, sauf ses pieds, seule partie disgracieuse de son corps, aux oignons enflammés et aux ongles racornis, qu’elle recouvrait de vernis en permanence comme pour détourner l’attention. Nous faisions la même pointure. Elle pouvait enfiler un jean moulant au plus chaud de l’été sans rencontrer la moindre résistance. J’avais toujours su que ma mère était belle, ne serait-ce que grâce aux compliments que lui faisaient les amis comme les parfaits inconnus, mais depuis quelques mois, je commençais à comprendre qu’elle était d’une beauté rare. Souvent, le visage des gens se déforme et semble se dissoudre avec l’âge, mais le sien devenait au contraire mieux dessiné, comme si les os prenaient leur juste place avec
la maturité.
Nous étions attablées côte à côte à la terrasse d’un café, face à des immeubles couleur sable aux balcons étroits en fer forgé. Au bout de la rue, on voyait le Luxembourg, ses grilles aux pointes dorées, et la végétation luxuriante derrière. C’était la fin de l’après-midi, l’heure la plus chaude de la journée, et la réverbération du soleil sur les façades claires transformait le trottoir sous nos pieds en une vraie fournaise. Anouk prenait le soleil, chapeau de paille sur la tête, vêtue d’un haut sans manches. Je lui ai dit de se couvrir les épaules – elles viraient déjà au rose. Ma mère était d’un naturel volubile. J’avais rarement besoin de relancer la conversation. Ce jour-là, elle me parlait de la pièce qu’elle mettait en scène avec un ami moins expérimenté. Elle maîtrisait toutes les étapes de la création d’un spectacle, depuis l’écriture jusqu’à la fabrication des décors. Malgré son absence totale d’organisation dans la vie quotidienne, c’était une metteuse en scène hors pair. Mais les acteurs, eux, étaient novices. Tout en parlant, elle a fait craquer sa nuque. Ce bruit, concrétisation fugace des rouages de son corps, m’a fait frissonner. Elle m’a expliqué qu’elle tenait absolument à connaître les dialogues par cœur. Chaque réplique soufflée aux comédiens, chaque correction de texte, était une façon de gagner leur respect.
Quel âge ont-ils? ai-je demandé.
Ils ne sont pas beaucoup plus vieux que toi. Ils sortent juste du Conservatoire. À la pause déjeuner, ils prennent une heure. Tu imagines, une heure pour manger un sandwich Aucun d’eux ne reste au théâtre pour répéter. Ils n’ont pas ta discipline.
Le compliment m’a fait sourire.
À l’exception de quelques familles qui passaient près de nous en direction du jardin, la rue était calme. J’ai ouvert l’emballage du spéculoos qui accompagnait mon café avant de me raviser. Je ne voulais pas prendre de poids avant l’été. Anouk n’avait pas terminé son citron pressé. La pulpe était remontée à la surface, formant une couche épaisse. Elle le prenait toujours sans sucre.
Au beau milieu d’une phrase, elle s’est tue et a blêmi.
J’ai demandé : Qu’est-ce qui se passe ?
Elle fixait une femme qui faisait des allers et retours sur le trottoir d’en face, téléphone à l’oreille. Je n’avais pas le souvenir de l’avoir jamais vue. Elle devait être de l’âge de ma mère. Vêtue d’une veste beige et d’une jupe assortie, avec des collants clairs et des escarpins noirs, elle ne ressemblait pas à quelqu’un qu’Anouk aurait pu connaître. Ses cheveux courts et foncés étaient coiffés avec élégance. Elle portait une fine écharpe à motif fleuri qui flottait dans le vent. Nous entendions sa voix mélodieuse, ponctuée de petits rires et soulignée par le cliquetis de ses talons sur le bitume.
Tu la connais?
Anouk m’a fait signe de me taire et a baissé la tête comme pour dissimuler son visage. D’un geste brusque, elle a tiré un billet de dix euros de son portefeuille et l’a posé sur la table.
Voulait-elle que nous partions? Elle semblait hésiter, assise au bord de la chaise.
Mais tu n’as pas fini ton verre ! J’ai montré le citron pressé, qui laissait des ronds d’humidité sur la petite table.
En général, le visage d’Anouk exprimait son état émotionnel. Ses sourcils se dressaient comme des flèches, sa bouche s’arrondissait, le volume de sa voix augmentait. Elle était tout feu tout flamme. Je ne l’avais jamais vue reculer devant un obstacle. Et pourtant, elle restait là, immobile, lèvres pincées, comme si seule cette attitude pouvait contenir ses émotions. Que se passait-il? Pourquoi son corps s’était-il fermé d’un coup? Elle a jeté un coup d’œil furtif à l’inconnue et je l’ai vue tressaillir. Devant cette réaction, j’ai senti mes poils se hérisser, et moi aussi, j’ai eu un mouvement de recul.
Partons, a-t‑elle lancé.
Elle a regardé l’autre une dernière fois avant de saisir son sac à main. Au moment où je me suis levée, j’ai vu la femme disparaître au coin de la rue. Nous avons coupé par le Luxembourg. Nous marchions vite et en silence. Nous avons contourné la fontaine devant laquelle se reposaient quelques touristes. Mes pieds et mes sandalettes ont vite été recouverts de la poussière blanche du gravier. Nous ne nous sommes arrêtées qu’une fois, au passage piéton de la place Edmond-Rostand,
pour attendre au feu. J’essayais de me souvenir du visage de la femme, mais tout ce qui me revenait, c’était sa tenue, le tailleur beige et les escarpins, sa façon de bouger la main tout en parlant, et l’effet électrisant qu’elle avait eu sur Anouk. Sans la réaction de ma mère, j’aurais trouvé l’inconnue banale, à supposer même que je lui aie prêté attention. Mais en y repensant, je me rendais compte que son attitude, sa façon d’occuper tout l’espace par sa conversation téléphonique, était celle d’une femme importante, une femme d’un autre monde.
À la maison, Anouk m’a révélé que celle que nous avions vue dans la rue n’était autre que Madame Lapierre, la femme de mon père.
Autant que je m’en souvienne, j’avais toujours su qu’elle existait mais je ne l’avais jamais vue en chair et en os, pas plus qu’en photo d’ailleurs. Je savais qu’elle avait deux fils plus âgés que moi, mes demi-frères en quelque sorte. Dans les journaux, j’évitais de lire les articles qui parlaient de mon père. Au moment où sa carrière politique a décollé, j’ai fait semblant de ne plus m’intéresser qu’à la rubrique Culture. Anouk, elle, lisait le journal de la première à la dernière page quand je ne la regardais pas.
J’ai su tout de suite que c’était elle, a dit Anouk, qui tournait en rond dans le salon. Et elle a ajouté d’une voix ténue qu’elle se doutait que leurs chemins se croiseraient un jour ou l’autre, avec notre emménagement dans le quartier. C’était plus ou moins inévitable, et elle se préparait à cette éventualité, mais n’était-ce pas étrange qu’elle ait ainsi détecté sa présence, comme un radar? Elle savait que mon père adorait le jardin du Luxembourg. Il était logique que sa femme partage ses goûts en la matière, elle qui faisait claquer ses escarpins à boucle Roger Vivier sur le trottoir. Les mêmes que Deneuve dans Belle de jour. Avec un sentiment de malaise, je me suis souvenue qu’Anouk s’en était récemment acheté une paire dans une friperie.
Tu crois qu’elle nous a reconnues? ai-je demandé.
Elle n’a pas idée de qui nous sommes.
J’ai détourné le regard. En un instant, l’enchantement s’est dissipé et j’ai vu la situation telle qu’elle était. Contrairement à Madame Lapierre et à ses fils qui pouvaient se targuer de partager la vie publique de mon père et qui avaient un droit de regard sur lui, nous étions des moins-que-rien, des invisibles. J’ai eu la sensation qu’on m’arrachait quelque chose, une partie de moi-même. Je me retrouvais exposée si brutalement que je frissonnais malgré la chaleur qui régnait dans l’appartement. Aucune image publique ne nous reliait à mon père. Si Madame Lapierre me croisait dans la rue, elle ne saurait pas qui je suis. Je l’imaginais me frôler en passant, dans un frou-frou de soie, sans un regard. J’avais de lui des images bien précises: dans notre salon, assis dans le canapé de cuir avec Anouk ; devant l’évier en train d’essuyer la vaisselle ; attablé dans la cuisine avec son journal. Il me suffisait de les évoquer pour éprouver le sentiment d’avoir une vraie famille. J’étais sa seule fille, la cadette de ses enfants. Il était mon père. Mais Madame Lapierre avait brouillé ces images, comme une intruse venue s’emparer de nos biens sous nos yeux. J’ai compris que nous nous trouvions du mauvais côté de la double vie de mon père. J’ai regardé Anouk qui, au moins, avait cessé de faire les cent pas dans le salon.
Tu t’attendais à ça?
Je ne m’attendais à rien, a-t‑elle répondu sèchement avant d’aller s’enfermer dans sa chambre.
Je suis restée seule dans la cuisine. J’entendais nos voisins préparer le dîner. L’autre vie de mon père venait de pénétrer dans notre existence à la façon de ces bruits domestiques qui circulaient dans notre immeuble, d’un appartement à l’autre. Sauf que tout avait changé chez nous, comme si on avait déplacé les meubles, et je me suis dirigée, désorientée, vers ma chambre, d’un pas hésitant. J’ai refermé la porte derrière moi. J’ai passé des heures sur Internet à chercher des photos. J’ai agrandi le visage de Madame Lapierre pour savoir si elle avait plus de rides qu’Anouk et si ses bras étaient gros et flasques sous sa veste de tailleur. Je traquais ses défauts, des raisons de la trouver moins belle. Je scrutais les images, persuadée que j’y trouverais les raisons pour lesquelles il restait avec elle.
Jusque-là, j’avais résisté à la tentation de mener ces recherches. Anouk considérait que si je ne savais rien d’eux, le secret serait plus facile à accepter. Maintenant que la femme de Papa était entrée dans notre vie, je rattrapais le temps perdu et j’examinais des dizaines de clichés d’elle avec un appétit insatiable que je ne me connaissais pas. J’avais tant à découvrir. Madame Lapierre avait été très jolie, avec des joues pleines et de longs cheveux lisses, des sourcils noirs au-dessus d’yeux en amande et un grain de beauté à la commissure des lèvres que je n’avais pas remarqué à distance. Avec les années, son style s’était fait plus strict – vestes à épaulettes et jupes étroites qui s’arrêtaient au genou. Elle venait d’une famille littéraire célèbre. Son père, Alain Robert, était écrivain, membre de l’Académie française, un «immortel» comme on dit. Son visage ridé et halé et ses yeux bleus pétillants ornaient régulièrement les affiches dans le métro, car il écrivait sans cesse un nouveau livre sur le piteux état de la littérature et de la politique en France. Pas étonnant que sa fille ait épousé un jeune politicien prometteur, qui deviendrait un jour ministre de la Culture – mon père.
Plus jeune, j’avais souvent eu cette pensée étrange : si Anouk mourrait, Madame Lapierre m’adopterait-elle? Irais-je vivre avec elle et mon père? Je projetais sur cette femme ma vision idéalisée d’une mère : elle serait tendre, chaleureuse et douce. Anouk m’avait appris à la considérer avec mépris et à ne jamais prononcer son nom chez nous, mais secrètement elle me captivait. J’imaginais comment elle s’occuperait de moi – elle me tiendrait la main, prendrait ma température si je tombais malade, m’accompagnerait à l’école chaque matin. Elle aurait sur le visage cet air compatissant qui signifierait la pauvre petite a perdu sa mère.
Et si moi je mourais, qu’arriverait-il à Anouk?
Plus je lisais d’articles sur Madame Lapierre, plus je voyais mon intuition confirmée – c’était une femme discrète qui ne faisait pas étalage de ses origines. Oui, elle portait des vêtements luxueux, mais elle n’était pas du genre à livrer des détails croustillants sur sa vie à longueur d’interviews. Quand elle parlait de ses fils, elle faisait preuve d’une affectueuse simplicité. Elle décrivait l’appartement dans lequel mon père et elle avaient vécu avant la naissance de leur progéniture, et évoquait les étés de son enfance chez ses grands-parents en Dordogne. Sur une photo, on la voyait tenir les deux garçons dans ses bras, et son sourire résumait à lui seul un bonheur tranquille.
Cette nuit-là j’ai fait pour la première fois un rêve, qui deviendrait récurrent. Nous nous baignions, Anouk et moi, dans une piscine. Il n’y avait pas de fond, et elle voulait sortir.
Je dois sortir de là, ne cessait-elle de me répéter, mais elle ne parvenait pas à se hisser sur le rebord à la force des bras. Je lui proposais de monter sur mes épaules. Elle y posait un pied, puis l’autre, et sortait de l’eau. Moi, je me noyais.

Je me souviens des dernières semaines d’août avec une étonnante précision. Nos repas, la musique que nous écoutions, la chaleur des trottoirs sous mes sandales, le silence de la ville endormie. Tous nos amis étaient partis en vacances.
Avec la chaleur, la pollution était plus prononcée. L’air stagnait dans les rues, une poussière âcre nous piquait le nez. Je me promenais en plissant les yeux, parce que j’oubliais toujours mes lunettes de soleil. À la maison, le ventilateur ne faisait que brasser un air moite. Nous en étions réduites à éponger notre transpiration avec des serviettes de toilette. Cet inconfort physique nous rendait irritables. Je me demandais comment faisaient les gens sous les tropiques pour être si patients les uns envers les autres.
Nous habitions un appartement en duplex. Le second niveau était un grenier mansardé aux poutres apparentes. C’est là que se trouvaient nos deux chambres, séparées par une vaste salle de bains à faïence noire et blanche, avec une baignoire à pattes de lion et un miroir ancien. J’aimais contempler mon reflet flou sur la surface au tain piqué. Les mois d’hiver, où Anouk chauffait peu par souci d’économie, je m’imaginais que notre appartement était un sanatorium dans les Alpes, et moi une patiente atteinte de tuberculose.
En me juchant sur son lit, je pouvais voir par la lucarne tout le quartier qui s’étendait entre le Luxembourg et la place Monge. Nous appelions cette zone notre terrain vague, parce que nous nous trouvions à un quart d’heure de marche de toutes les stations de métro. Nous nous déplacions à pied, au contraire de mon père, qui venait toujours nous voir en voiture.
Une chanteuse américaine aux longues tresses noires était morte très jeune le mois précédent, et sa voix grave passait en boucle à la radio. Elle nous réconfortait, même si nous ne comprenions pas toujours les paroles.
Ma meilleure amie, Juliette, était partie jusqu’en septembre, si bien que je passais mon été pratiquement seule, avec l’impression que les semaines se fondaient les unes dans les autres. Nous nous parlions par téléphone, nous nous racontions nos journées dans des mails interminables aux tournures ampoulées.
Elle me parlait de sa grand-mère, qui souffrait d’un cancer, et de son grand-père qui s’éclipsait chaque matin pour appeler sa maîtresse depuis le tabac du village où il achetait son journal. Juliette savait qui était mon père, mais elle ne l’avait jamais croisé. Je n’ai pourtant pas trouvé le courage de lui mentionner que nous avions aperçu Madame Lapierre. À la place, je décrivais les films que j’allais voir toute seule, les après-midi passés près de la fontaine au Luxembourg à guetter un garçon plus âgé, un étudiant aux cheveux bouclés.
Je rêvais secrètement qu’il me remarque, mais j’étais bien trop jeune pour lui.
Au lycée, nous vivions sous l’emprise d’une hiérarchie sociale établie des années plus tôt : rares étaient celles qui avaient le droit de sortir avec qui bon leur semblait. Juliette et moi ne faisions pas partie de cette caste-là. Ce n’était pas une question
d’apparence, car même les filles dont la beauté avait soudain éclos restaient à la porte du club, toujours aussi impopulaires, comme si rien n’avait changé. Je me demandais si j’étais laide. J’étais consciente de ne pas avoir la beauté d’Anouk, mais j’aurais aimé savoir si j’étais tout à fait banale ou si j’avais hérité d’un peu de son éclat. Contrairement à ce que j’écrivais à Juliette, cet été-là, je ne passais pas mes après-midi à attendre au Luxembourg que le garçon me remarque ; en fait, je n’y mettais pratiquement pas les pieds, même si c’était un havre de paix maintenant que la ville s’était vidée de ses habitants. Je redoutais de croiser de nouveau Madame Lapierre, et j’évitais de m’y rendre et de pénétrer en général dans le vie arrondissement. J’imaginais que, si elle m’apercevait, quelque chose sur mon visage pourrait lui
révéler qui j’étais. Et si jamais je la croisais avec mon père? Je restais donc à la maison, à lire et à m’éventer avec les journaux, à collectionner les coupures de presse au sujet de cette femme et de ses fils. Je les rangeais dans un classeur que j’avais intitulé Les autres. J’espérais qu’Anouk me parlerait de nouveau d’elle, mais il semblait qu’elle avait volontairement effacé de sa mémoire l’incident du café. Ça me rendait folle de la voir agir au quotidien comme si la rencontre avec Madame Lapierre n’avait jamais eu lieu.
Le matin de mon dix-septième anniversaire, je me suis réveillée en sursaut. J’avais l’impression que c’était une date importante – plus qu’un an avant ma majorité, plus qu’un an de lycée! Je me suis étirée sous mon drap. Nous n’avions rien de prévu de particulier et la journée s’annonçait vide et morne, semblable à toutes les autres de l’été.
Anouk et moi ne fêtions pas vraiment nos anniversaires. Pour le sien, je lui offrais un petit cadeau et je prenais soin de lui souhaiter Joyeux anniversaire dès le matin, pour en être débarrassée. Les célébrations me mettent mal à l’aise, peut-être parce que ma mère ne m’a pas appris à les apprécier. J’ai erré un moment dans l’appartement. Je savais qu’Anouk était déjà levée. J’avais vu sa tasse dans l’évier et la baignoire était encore humide. Je l’entendais répéter des répliques dans sa chambre, mais c’était le jour de mon anniversaire et j’avais besoin qu’elle fasse attention à moi. J’ai frappé à sa porte et je l’ai appelée, fort. Elle n’a pas répondu. Un sentiment étrange et sombre m’a envahie d’un seul coup. Elle a fini par ouvrir la porte brusquement et j’ai reculé, surprise. Sa peau était éclatante. En cet instant, je l’ai détestée pour ne pas m’avoir appris à prendre soin de la mienne. Elle ne me prêtait même pas ses crèmes de beauté.
Tu sais que je travaille, a-t‑elle lancé d’une voix tranchante, mais moins en colère que je ne l’aurais cru. Qu’est-ce que tu veux ?
Que tu fasses moins de bruit, ai-je répondu. J’essaie de lire.
Elle est restée silencieuse un instant, la main sur la porte.
Puis elle s’est détendue et a souri. C’est ton anniversaire, a-t‑elle dit comme si elle venait juste de se le rappeler. Bon anniversaire, ma chérie. Je vais te faire un chocolat chaud. Avec cette chaleur, j’aurais préféré un bol de céréales, mais c’était la seule attention qu’elle daignait m’accorder pour mon anniversaire. Elle le préparait avec du lait entier, une cuillère de crème épaisse et du chocolat noir. Elle a posé le bol sur la table devant moi. Un an de plus, a-t‑elle commenté en me regardant manger. J’ai trempé ma tartine beurrée. Des yeux de beurre salé fondu se sont formés à la surface du liquide. Qu’est-ce que tu veux comme cadeau? J’ai reposé ma tartine et je me suis essuyé les doigts. J’ai fait mine de réfléchir à la question quelques instants, mais j’avais déjà la réponse en tête.
Je veux que Madame Lapierre sache qui nous sommes. Puis qu’il la quitte pour venir vivre avec nous.
J’avais parlé calmement, tentant de paraître détachée, comme si je n’y attachais pas beaucoup d’importance. Elle a levé les yeux au ciel. Tu demandes toujours la lune. Ton père ne viendrait jamais vivre avec nous.
Mais peut-être que si elle connaissait notre existence, elle le quitterait, et il serait obligé de s’installer ici !
Je suis sûre qu’elle est au courant.
Tu m’as dit qu’elle ne savait pas qui nous étions.
Elle ne sait peut-être pas qui nous sommes, spécifiquement, mais c’est une femme intelligente. Je me garderais bien de la prendre pour une imbécile.
Anouk a ri nerveusement et a passé la main dans ses cheveux.
J’ai scruté son visage.
Tu espérais qu’on tombe sur elle un jour ou l’autre.
Elle est au courant, a répété Anouk comme si elle ne m’avait pas entendue.
Comment peux-tu en être si sûre ?
La conviction dans sa voix m’ébranlait. En général, je lui faisais confiance, mais j’avais l’impression qu’elle tirait cette conclusion de l’après-midi où nous avions brièvement vu Madame Lapierre, et qu’elle avait interprété cet incident fortuit
bien avant aujourd’hui.
Appuyée au plan de travail, Anouk me regardait. De toute façon, qu’est-ce
qui te fait croire qu’elle voudrait le quitter?
J’ai pris une gorgée de chocolat. Le liquide a coulé dans ma gorge, chaud et épais. La tartine détrempée avait la consistance du papier mâché.
Et qu’est-ce qui te fait croire que moi, j’aurais envie de vivre avec lui? a-t‑elle
continué.
Elle a quitté la cuisine pour le salon, s’est installée dans son fauteuil. Je l’observais du coin de l’œil. Elle a posé les pieds sur le masseur, un cadeau de mon père. Elle l’a allumé et la machine s’est mise à ronronner doucement, provoquant de petites secousses dans ses jambes. Elle l’avait réglée au minimum.
Je disais ça comme ça, ai-je marmonné. Je me suis rendu compte que j’avais l’air sur la défensive.
Laisse-moi te dire une chose. Ton père et Madame Lapierre ne couchent plus ensemble depuis des années. Ils font chambre à part. C’est un mariage de convenance. Une relation platonique.
Comment le sais-tu?
Quoi ?
Qu’ils ne couchent plus ensemble ?
Anouk a lâché son rire théâtral et augmenté la vitesse de massage.
Tu as raison, Margot, a-t‑elle repris d’une voix plus douce.
On ne sait rien de leur relation. On ne connaît jamais vraiment l’intimité des autres. Je sais qu’ils prennent leurs repas ensemble et qu’ils lavent leurs vêtements dans la même machine. Elle a fermé les yeux. Elle portait une chemise ample qui lui couvrait les cuisses, mais quand elle a levé les pieds de l’appareil, j’ai aperçu les ombres obscures à l’entrejambe.
Ce que tu ne vois pas, c’est que ton père n’aime pas le changement. Il serait incapable d’assumer ses responsabilités si nous débarquions dans sa vie au grand jour.
C’est absurde ! J’ai repoussé brusquement mon bol de chocolat chaud, l’appétit coupé. Je cherchais les mots pour lui montrer qu’elle avait tort, mais je ne les ai pas trouvés.
Je t’en prie, ne me regarde pas avec ces yeux. Tu ne vas pas pleurer, quand même? Il t’a vraiment trop gâtée, tu fonds en larmes à la moindre frustration. Anouk me parlait comme si je n’étais pas sa fille. J’ai senti le rouge monter le long de mon cou, jusqu’à mes joues.
Comment tu peux être aussi cruelle? Le jour de mon anniversaire.
Ne sois pas si théâtrale.
Je voudrais juste qu’on vive ensemble tous les trois.
Tu veux toujours avoir le dernier mot. Et je suppose que tu aimerais vivre avec elle, aussi? Anouk évitait de prononcer son nom, Madame Lapierre ou Claire. Parfois, elle l’appelait juste «la dame».
Elle a éteint le masseur. Un matin, tu descendras et je ne serai plus là. À ce moment-là, tu pourras l’avoir rien que pour toi. Mais ne va pas t’imaginer qu’il s’installera ici. Tu prendras tes petits déjeuners toute seule et il viendra te voir quand ça l’arrangera.
Rien ne me terrifiait plus que l’idée de voir ma mère disparaître. En même temps, ses mots me rendaient fiévreuse. Si elle m’abandonnait, j’aurais enfin quelque chose de concret à lui reprocher, quelque chose d’autre que le sentiment de tristesse diffuse qui m’accompagnait en permanence. Je me suis creusé la tête pour trouver une insulte appropriée.
Oui, j’irais peut-être vivre avec eux. Je suis sûre que c’est une bien meilleure mère que toi. Tu n’as jamais été une bonne mère.
Une bonne mère? Ça existe, ça?
À l’école, les autres se moquaient de moi parce que j’étais sale.
Tu as toujours accordé trop d’importance à l’opinion d’autrui.
Tu oubliais de me laver.
Il ne faut pas se fier aux souvenirs d’enfance.
Tu ne m’as pas parlé pendant des mois.
Elle m’a tourné le dos. Je n’en étais pas sûre, mais j’avais le vague souvenir de silences pesants, quand j’avais six ou sept ans, comme si ma présence l’avait profondément gênée. Mes mots ont dû l’atteindre, parce qu’elle a dit: Qu’est-ce
que tu veux, à la fin? Comment ai-je pu élever une fille qui se plaint de tout, qui n’est jamais contente de ce qu’elle a, qui ne voit pas la chance qu’elle a?
Les yeux brillants, elle s’est avancée vers moi. Elle a dit: Je t’ai nourrie. Avec ça. Elle se frappait la poitrine, montrant les petits seins sous son chemisier transparent. J’ai repensé à son mamelon gauche ombiliqué, et je me suis demandé comment elle avait pu m’allaiter avec celui-là s’il était déjà comme ça à l’époque.
Je suis restée silencieuse. J’avais honte, bien sûr, mais aucune envie de reconnaître mes torts. Je ne voyais pas comment m’excuser.
J’avais juste tenté de lui dire que mon père me manquait et que je voulais le voir plus souvent.
Nous nous sommes regardées en chiens de faïence pendant quelques instants. Puis elle est revenue dans la cuisine et s’est assise en face de moi. Elle a touché ma main, et j’ai senti comme un éclair à la fois de terreur et de douce chaleur remonter le long de mon bras.
Quand Anouk m’envoyait en colonie de vacances, où les autres ne savaient rien de ma vie, je racontais que mon père vivait avec nous. Devant un bol de chocolat chaud, tandis que nous trempions nos tartines jusqu’à ce qu’elles deviennent toutes molles, je lui inventais une profession, différente à chaque fois pour mes nouveaux camarades. Une fois, c’était un professeur qui laissait toujours traîner des papiers derrière lui dans notre appartement. Une autre fois, un homme d’affaires qui sillonnait le monde. Ou encore un chômeur, un fainéant incapable d’entretenir sa famille.
Tu n’as pas envie de passer tes vieux jours avec lui? ai-je demandé.
Elle a secoué la tête. Tu recommences avec tes contes de fées. Personne n’est heureux, dans l’intimité.
C’est faux. Regarde-toi, tu as toujours l’air heureuse. C’est ta façon de voir les choses.
Elle a lâché ma main. Ses yeux brillaient. »

Extraits
« Nous étions si nombreux, nous les enfants de ces doubles vies, à rêver de l’autre camp. Cette nuit-là, comme toutes les nuits depuis que nous avions croisé Madame Lapierre, je me suis réveillée le corps baigné d’une sueur glacée, avec un besoin impérieux de basculer de l’autre côté, de faire entrer en collision les deux sphères de nos vies. Je suis restée paralysée par l’envie de faire exploser cette routine – un désir fort, sauvage et excitant, qui pulsait en moi. »

« Sans un mot, elle m’a tendu le journal dont la une était barrée du titre suivant:
Le ministre de la Culture entretient une liaison avec l’actrice Anouk Louve! L’homme politique, marié à Claire Lapierre, mène une double vie.
Je m’étais préparée à voir nos noms dans la presse, mais ça m’a quand même fait bizarre. Une vague de panique s’est emparée de moi, et je n’ai pas eu un gros effort à faire pour paraître surprise. J’ai effleuré l’article du bout des doigts. Ils savent qui on est, a dit Anouk d’une voix plate. Je m’étais attendue à un éclat de sa part, et son calme m’a surprise. Qu’est-ce que tu veux dire? La presse. Ils sont au courant pour ton père. » p. 96

« C’est vrai. Parfois, je m’assieds par terre dans ma chambre et je ferme les yeux pour imaginer ce qui se serait passé si je n’avais pas rencontré David. Si je n’avais pas ouvert la bouche. J’aurais dû savoir que ça pouvait le tuer. Je pense aux fois où il venait chez nous, je peux presque le voir dans l’appartement. Mais les souvenirs s’estompent un peu plus chaque jour et bientôt il ne me restera rien. Je n’ai jamais été séparée de lui aussi longtemps. Anouk a déjà donné ses vêtements, et on a jeté tout ce qu’il gardait au réfrigérateur. Quand je pense à ce que j’ai fait, je n’ai qu’une seule idée en tête: tout effacer.
Margot, il est mort à cause d’un problème de santé. Tu ne pouvais pas savoir qu’il avait une défaillance cardiaque. Peut-être que tu ne veux pas l’entendre, mais il avait un travail très accaparant, avec des horaires à rallonge. Il n’avait pas choisi la facilité. Tu as lu les articles ? Le témoignage de Madame Lapierre: il ne dormait pas plus de trois heures par nuit, c’était un véritable bourreau de travail. » p. 183

« La cuisine, c’est du mouvement, des gestes qui se répètent. Comme une danse, Très intuitive en général – on n’a pas besoin de réfléchir à ce qu’on fait. C’est pour ça qu’il faut prêter attention aux gestes des cuisiniers, rester juste à côté d’eux. Pour s’imprégner de leur danse.
J’ai des amies qui se vantent de ne pas savoir cuisiner, a-t-elle continué en se servant de salade. Elle a plié chaque feuille en carré avant de la porter à sa bouche. Pour elles, une femme en Cuisine, c’est le symbole absolu de l’exploitation féminine. Pour moi, ça n’a rien à voir. Je le vois comme un signe d’éducation. Ça veut dire que je suis meilleure que mes parents. Ma mère me traitait de grosse, mais elle ne m’a pas donné les outils pour bien me nourrir. Qu’est-ce que je pouvais faire, à part m’affamer volontairement? » p. 275

« Eh bien, j’étais curieuse de toi et de ton Père. Tu sais, j’avais à peine un peu plus que ton âge quand l’affaire Mazarine a éclaté. Ça me fascinait. Beaucoup de gens étaient au courant de l’existence de cette fille cachée. Son père était l’homme le plus important de France, et il était en train de mourir. Il avait une fille et une maîtresse plus jeune que lui, depuis des années. C’est devenu comme une obsession pour moi. J’ai lu tous les articles et tous les livres sur Mitterrand et Mazarine. Mais ton histoire était différente, voilà ce qui m’a intriguée. C’est Mitterrand qui à décidé de ne plus cacher sa fille. Ton père n’était pas président. Certains disent même que Claire Lapierre était plus influente que lui. S’ils n’avaient pas été mariés, le public se serait sans doute moins intéressé à l’affaire. Même chose si ta mère n’avait pas été Anouk Louve. » p. 325

À propos de l’auteur
LEMOINE_sanae_gieves_andersonSanaë Lemoine © Photo Gieves Anderson

Sanaë Lemoine est née à Paris d’une mère japonaise et d’un père français. Elle a été élevée en France et en Australie et vit aujourd’hui à New York. Après une maîtrise en fiction à l’Université de Columbia, elle y a enseigné avant d’être consultante au Writing Center. Puis elle a travaillé à Phaidon Press comme rédactrice de recettes de cuisine et a publié des livres de recettes chez Martha Stewart Books. Son premier roman, L’affaire Margot, a connu un vif succès aux États-Unis avant d’être traduit dans différents pays. (Source: sanaelemoine.com)

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Kisanga

GRAND_Kisanga
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En deux mots:
Une société conjointe sino-française est chargée d’exploiter un fabuleux filon découvert au Kisanga. Entre Carmin, aux pratiques néocoloniales et la Shanxi Mining, qui entend régner en maître en République du Congo tous les coups sont permis.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Minerai, magouilles et affaire d’État

L’auteur de Terminus Belz est de retour avec un thriller haletant qui mêle espionnage, politique et affaires industrielles… et une réflexion très documentée sur l’exploitation de l’Afrique.

Au-delà du thriller habilement construit, ce roman est une enquête très fouillée sur la manière dont l’Afrique a été exploitée et en particulier sur la façon dont le Congo a été et continu d’après la proie de prédateurs qui n’ont pour seule éthique que leur tiroir-caisse. Comme le résume un prédicateur en citant le Deutéronomes : « « si tu passes dans la vigne de ton prochain, tu pourras manger du raisin à ton gré, jusqu’à satiété, mais que tu n’en mettras pas dans ton panier. Si tu traverses les moissons de ton prochain, tu pourras arracher des épis avec la main, mais tu ne porteras pas la faucille sur la moisson de ton prochain ». Mais le Blanc, lui, a mis la vigne dans son panier. Et il a porté la faucille sur notre moisson. Il s’appelait Léopold. Son règne a duré cent ans et l’indépendance n’a rien changé. Hier c’était l’ivoire et le caoutchouc, aujourd’hui c’est le cuivre, l’uranium, l’or et les diamants. Et à chaque fois, le sang du ndombe a coulé. Le sang des Balemba, des Bayeke, des Balunda et de beaucoup d’autres. Pour construire Bwana Changa-Changa, l’homme blanc a plongé son frère dans la misère. Il l’a fait dormir par terre, mordre par les serpents. Il l’a fait marcher dans les collines, chercher dans les buissons, soulever les pierres avec ses mains. Puis il l’a volé et ne lui a laissé que la souffrance et les larmes. Alors, un jour l’homme noir a désiré les richesses de la terre et il a chassé l’homme blanc. Il a planté son couteau dans le cœur de son frère. Et le frère de son frère l’a tué à son tour; Et le frère du frère de son frère s’est vengé. Et ce pays a saigné et continuera de saigner pendant des années par la faute du mundele. »
Kisanga est le nouvel enjeu des «saigneurs». Cet exceptionnel filon de minerai est, après d’âpres négociations, confié à la Chine et à la France par les dirigeants politiques congolais. Ils en espèrent un double profit, d’abord éviter la mainmise du seul Empire du milieu sur les infrastructures du pays, à commencer par la puissante Shanxi Mining et d’autre part une saine concurrence qui conduira à une course à la production. Et de fait l’entreprise française Carmin entend démonter qu’en trois mois, elle peut – grâce à une équipe de choc – relever ce défi et, ce faisant, faire grimper la valeur de ses actions jusqu’au ciel des investisseurs qui miseraient sur ce «nouvel eldorado du XXIe siècle.»
Ce pourrait aussi être l’occasion de redorer le blason de l’entreprise qui, lorsqu’elle s’appelait encore CMA s’était fait remarquer par des pratiques aussi illégales que criminelles. Mais avec l’aide des plus hautes autorités de l’État, elle avait réussi à étouffer le scandale. Car l’armée, sous couvert d’humanitaire, avait monté une opération de soutien baptisée «Antioche». Un journaliste qui avait eu vent de ces pratiques s’était mis en tête de rassembler des preuves, mais sans réussir.
Il semblerait toutefois que des photos prouvant le trafic et les exactions des militaires français existent et qu’un groupuscule paramilitaire congolais se soit proposé de les vendre au plus offrant. Si Da Costa n’a pas les moyens que réclament le vendeur, il se dit que l’occasion est trop belle pour faire éclater le scandale.
Voici bientôt rassemblés en RDC tous les protagonistes – officiels et cachés –pour un combat qui s’annonce à hauts risques. Très vite les premières tombent, faisant grimper la tension d’un cran. La vérité finira-t-elle par éclater? Français et Chinois vont-ils s’entendre ou au contraire tenter de tirer la couverture vers eux? Les autorités congolaises laisseront-elles sans réagir s’accumuler les cadavres? Le placement sera-t-il à la hauteur des attentes des investisseurs? Autant de questions qui vont trouver leurs réponses au fil des chapitres suivants, très habilement construits et qui vont apporter leur lot de rebondissements et révélations.
Depuis la trilogie de Marc Dugain, L’Emprise, Quinquennat et Ultime partie, je n’avais rien lu d’aussi solidement documenté et d’aussi prenant. Un roman idéal à mettre dans vos bagages, car s’il laisse un petit goût amer sur les pratiques néo-colonialistes des grandes puissances, il a tout du thriller haletant et confirme le talent de l’auteur de Terminus Belz.

Kisanga
Emmanuel Grand
Éditions Liana Lévi
Roman
traduit de l’anglais (États-Unis) par
392 p., 21 €
EAN : 9791034900022
Paru le 15 mars 2018

Où?
Le roman se déroule principalement en République démocratique du Congo, de Lubumbashi à Lutaka, mais la France y est aussi évoquée, notamment Paris et la banlieue comme Montrouge ou Bagneux, ainsi que la Mayenne avec Château-Gontier, Laval ou encore Saint-Germain-le-Fouilloux et le Vaucluse, avec Ménerbes et Cavaillon.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Joli coup pour Carmin. Le fleuron minier français signe un partenariat historique avec la Chine afin d’exploiter un exceptionnel gisement de cuivre au Congo. Annoncé en grande pompe par les gouvernements respectifs, soutenu par les banquiers d’affaires, le projet Kisanga doit être inauguré dans trois mois. Un délai bien trop court pour Olivier Martel, l’ingénieur dépêché sur place pour le piloter, mais en principe suffisant pour les barbouzes chargées de retrouver un dossier secret susceptible de faire capoter toute l’opération s’il tombait entre de mauvaises mains. Celles de Raphaël Da Costa par exemple, un journaliste qui s’est déjà frotté par le passé à Carmin et aux zones grises du pouvoir. Trois mois, le temps d’une course-poursuite haletante au cœur de la savane katangaise et sur les pistes brûlantes du Kivu, pour découvrir ce que dissimule le nom si prometteur de Kisanga. Du suspense, du rythme et un réalisme redoutable irriguent ce thriller implacable sur les nouveaux jeux d’influence en Afrique.

Les critiques
Babelio
Actualitté (Cécile Pellerin)
Page des libraires (Virginie Vallat – Librairie de Paris, Saint-Etienne)

L’Usine Nouvelle (Christophe Bys)
France Culture – émission « Le réveil culturel – Tewfik Hakem)
Blog Quatre sans quatre 
LivresHebdo (Prix Landerneau 2018)
Blog Polarmaniaque
Blog Black Novel 1 


Kisanga, le nouveau roman d’Emmanuel Grand est un condensé de suspense sur les nouveaux jeux d’influence en Afrique. Toute ressemblance avec des faits réels ne serait que pure et fortuite coïncidence… © Production TV5 Monde

Les premières pages du livre: 
« Ménerbes. À quinze kilomètres de Cavaillon.
7 heures. Le seul moment de la journée à peu près supportable en cette saison. Dans quelques heures, le soleil monterait droit dans le ciel, jaune et fier, écrasant de chaleur les sommets du petit Lubéron. Du haut de la falaise de calcite, à l’abri des massifs de chênes verts et de genévriers, on embrassait la vallée d’un seul coup d’œil. Les maisons éparses aux toits de tuiles poudrés, les champs de vigne bien alignés, les collines boisées découvrant de longs flancs crayeux, puis une route au loin, longeant la rivière.
L’homme s’avança vers le vide en prenant garde de ne pas se découvrir. Il régla ses jumelles longue portée. La visibilité était parfaite. De là où il se trouvait, il distinguait les moindres détails de la bastide du xviiie adossée à la montagne. Nichée dans une chênaie au milieu d’un terrain ceinturé d’un mur de pierres sèches, elle était composée de cinq bâtiments de hauteurs et de tailles différentes. À l’est, les façades ocre léchées par les premiers rayons du soleil donnaient sur des jardins en terrasse impeccablement entretenus. Au bout d’une allée bordée de buis et de chèvrefeuille, adossée à un haut mur et une haie d’oliviers, une pelouse aussi verte qu’un green de golf encerclait une imposante piscine rectangulaire.
L’homme regarda sa montre puis recula de quelques pas.
Il avait repéré une voiture, une grosse berline de couleur sombre, arrêtée sur une voie d’accès. Il n’y avait plus qu’à attendre. Quelques minutes, une heure tout au plus. La cible était matinale et pouvait apparaître d’un instant à l’autre. À ce moment précis, il faudrait être prêt. Allongé à ses pieds, un second homme, vêtu lui aussi d’un treillis de camouflage, surveillait les lieux à travers la lunette de sa carabine de précision.
Sa respiration était lente. Une brise légère caressait les feuilles des arbres.
Tapis dans les rochers, les deux guetteurs observaient la bâtisse sans bouger, quand soudain une silhouette apparut sur la terrasse. Le militaire fit le point sur ses jumelles. Un homme aux cheveux blancs, en robe de chambre nid-d’abeilles, tenait un bol de café à la main. Le sniper ajusta la crosse de son arme sur son épaule et resserra son index sur la queue de détente.
Le militaire à la jumelle déploya la paume de sa main gauche comme pour l’empêcher de tirer. Épiant le moindre geste du type en contrebas, il attendit que celui-ci se tourne pour se présenter sous un angle plus favorable. Alors la cible renversa la tête en arrière et vida son bol de café d’un trait. Il l’avait en pleine ligne de mire quand son walkie-talkie se mit à grésiller.
– Allô !
– Oui, mon colonel.
– Ne tirez pas. Je vais sur place. Citroën grise immatriculée CE 371 SL.
– Bien, mon colonel.
– Je suis en civil, veste bleu marine. Interdiction de faire feu sans mon accord. Je vous ferai un signe si ça tourne mal, mais pour le moment, je joue seul.
Le capitaine répercuta l’ordre à son tireur d’élite et vingt minutes plus tard, un nuage de poussière monta du chemin annonçant la Citroën qui termina sa course à l’ombre des cyprès. Le colonel en veste bleue sortit de la voiture, traversa le jardin et frappa à la porte. Le capitaine qui le suivait à la jumelle grogna entre ses dents. Le colonel était entré à l’intérieur et il ne l’avait plus en visuel. La mission venait de se compliquer singulièrement. Le sniper relâcha la pression. »

Extrait
« La Bible, continua-t-il sur un ton emphatique, dit que « si tu passes dans la vigne de ton prochain, tu pourras manger du raisin à ton gré, jusqu’à satiété, mais que tu n’en mettras pas dans ton panier. Si tu traverses les moissons de ton prochain, tu pourras arracher des épis avec la main, mais tu ne porteras pas la faucille sur la moisson de ton prochain ». Mais le Blanc, lui, a mis la vigne dans son panier. Et il a porté la faucille sur notre moisson. Il s’appelait Léopold. Son règne a duré cent ans et l’indépendance n’a rien changé. Hier c’était l’ivoire et le caoutchouc, aujourd’hui c’est le cuivre, l’uranium, l’or et les diamants. Et à chaque fois, le sang du ndombe a coulé. Le sang des Balemba, des Bayeke, des Balunda et de beaucoup d’autres. Pour construire Bwana Changa-Changa, l’homme blanc a plongé son frère dans la misère. Il l’a fait dormir par terre, mordre par les serpents. Il l’a fait marcher dans les collines, chercher dans les buissons, soulever les pierres avec ses mains. Puis il l’a volé et ne lui a laissé que la souffrance et les larmes. Alors, un jour l’homme noir a désiré les richesses de la terre et il a chassé l’homme blanc. Il a planté son couteau dans le cœur de son frère. Et le frère de son frère l’a tué à son tour; Et le frère du frère de son frère s’est vengé. Et ce pays a saigné et continuera de saigner pendant des années par la faute du mundele.
L’homme reprit sa respiration.
– Moi, je conduisais des camions. Je n’étais rien. Mais mes yeux ont vu Antioche comme je te vois, comme on voit parfois l’Histoire de son propre pays se construire devant nos yeux.
– Qui s’intéresse à Antioche aujourd’hui?
– Tout le monde. »

À propos de l’auteur
Emmanuel Grand, né à Versailles en 1966, a passé son enfance en Vendée et vit aujourd’hui en région parisienne. Il est l’auteur de deux polars très remarqués: Terminus Belz (prix PolarLens, Tenebris et prix du polar SNCF) et, en 2016, Les salauds devront payer (prix Interpol’Art). (Source : Éditions yyyy)

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Une histoire trop française

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Voici cinq bonnes 5 raisons de lire ce livre:
1. Parce que cela fait des années que je suis Fabrice Pliskin dans l’Obs et que je n’ai à ce jour pas encore lu l’un de ses romans. Voilà une belle occasion…

2. Parce que j’aime les romans qui s’emparent des faits divers, qu’il s’agisse de crimes sordides tels que l’affaire Dutroux avec La mésange et l’ogresse de Harold Cobert ou l’escapade des adeptes de Charles Manson dans The Girls d’Emma Cline, de plonger dans les coulisses de la politique comme avec la trilogie qui commence par L’Emprise de Marc Dugain ou de creuser un scandale économique, comme avec Ondes de choc de Didier Liautaud.

3. Parce que le sujet abordé, le scandale des prothèses mammaires PIP, est l’occasion de mettre le doigt sur l’une des plaies de notre époque, le chantage à l’emploi. Offrir du travail à des dizaines, voire des centaines d’employés, permet-il de mettre sciemment en danger les consommateurs?

4. Parce que l’auteur a la bonne idée de donner l’un des rôles principaux à un ex-critique littéraire. Car Jean, le patron de l’entreprise, retrouve sont ami Louis avec lequel il partageait l’amour de la littérature et lui offre de venir travailler à ses côtés. Il devra assure rla communication et défendre l’indéfendable.

5. Parce que ce roman est aussi le roman de l’ironie et du cynisme que la Larousse définit ainsi : « mépris effronté des convenances et de l’opinion qui pousse à exprimer sans ménagements des principes contraires à la morale, à la norme sociale. »

Une histoire trop française
Fabrice Pliskin
Éditions Fayard
Roman
420 p., 20 €
EAN : 9782213705071
Paru en août 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
« C’est le triste particularisme de notre entreprise.
Nous pratiquons le mensonge et la fraude. »
Fondée par un homme de gauche, la société Jodelle Implants vend des prothèses mammaires aux femmes du monde entier. Véritable «laboratoire d’innovation sociale», elle se distingue par la diversité de ses employés, ses hauts salaires ou sa crèche d’entreprise. Ici, chaque matin, le PDG envoie aux cent vingt salariés un poème de La Fontaine ou de Rimbaud.
Lorsque Louis Glomotz, critique littéraire au chômage, y trouve un emploi, il est loin de se douter que cette façade humaniste cache une réalité toxique, et qu’il va se retrouver au cœur d’un scandale sanitaire mondial.
Inspiré de faits réels, innervé par une ironie tragique, Une histoire trop française, entre thriller industriel et précis de psychopathologie du salarié, pose une question : peut-on vraiment faire confiance à ceux qui nous veulent du bien?

Les critiques
Babelio 
BibliObs (Grégoire Leménager)
Page des libraires (Marc Rauscher)
Blog Des livres et Sharon


Fabrice Pliskin présente «Une histoire trop française» © Production Hachette

Les premières pages du livre
« Il court dans l’escalier. Il court dans l’escalier d’une tour de cinquante étages. Ce n’est pas sa première course verticale. Gravir à toutes jambes les escaliers des plus hauts édifices, il sait les férocités de cette discipline. Ses genoux ont déjà gravi bien des tours.
La tour Oxygène, à Lyon.
La tour Bordeaux Métropole.
La tour Eiffel.
L’Empire State Building.
La Princess Tower de Dubaï.
Le Taipei 101 de Taïwan.
La Shangaï Tower.
La Tokyo Skytree.
Ce matin-là, il grimpe les étages de la plus haute tour de France. Elle se dresse à Courbevoie, dans le quartier de La Défense, sur la rive droite de la Seine. Elle abrite, entre le dix-septième et le trente et unième étage, les bureaux d’un cabinet d’audit financier, puis, entre le trente-deuxième et le quarante-quatrième, les bureaux d’une société d’assurance-crédit.
Il avale les doubles volées de marches et vire aux paliers.
Sept hommes sont à ses trousses, qui soufflent derrière son dos.
Leurs semelles de caoutchouc poussent des cris de singe en glissant sur le béton.
Pour gagner de la vitesse, il agrippe la rampe et se hisse à la force de la main, non sans guetter en lui les signes de la crise cardiaque.
Suer, peiner.
Il sent ses cuisses se pétrifier davantage à chaque marche.
Il franchit le quinzième, puis le seizième étage. C’est toujours le même, avec ses murs blancs, son sol gris, son globe de lumière. Malgré l’hostilité de ses jambes, il bondit de marche en marche, en tâchant d’oublier que l’escalier en compte neuf cent cinquante-quatre.
Au vingtième étage, une aigreur d’estomac commence à l’assiéger. Un croissant radote en lui, qu’il se maudit d’avoir eu la faiblesse d’avaler avant le départ.
Au moment où sa main lâche la rampe pour essuyer les gouttes de sueur qui l’aveuglent, les sept hommes jaillissent comme des démons, le long de la rampe, l’un après l’autre, et se carapatent vers les étages supérieurs, dans des cris de singe. »

Extrait
« – Tu m’as encore réveillée.
Il a remué dans son sommeil et Eudoxie le gronde au milieu de la nuit. Il n’ose plus bouger. À peine s’il ose respirer. Là, il fait le mort. Il se consume, étendu, immobile, entre Eudoxie et l’insomnie, les coudes et les épaules en vrac. Pendant de longues heures, il entend son cœur pulser dans son oreille gauche et résonner dans l’âme du matelas aux sept cent quarante-cinq ressorts. À la fin, il s’enhardit. Il ose bouger quand elle bouge, dans la continuité de son mouvement, dans son impérieux sillage. Il s’octroie le luxe et la liberté de se mouvoir après qu’elle a bougé elle-même. Comme ça, je me couvre, se dit-il, comme pour s’en convaincre lui-même. S’il y a litige, libre à moi d’argumenter, au nom du principe d’égalité, qu’elle ne bouge pas moins que moi dans son sommeil. Mais la nuit abolit ce principe abstrait, procédurier, dérisoire. Louis est ductile ; Eudoxie est cassante. Quand il bouge dans le lit, c’est obligeamment, furtivement, insensiblement, avec une patience presque géologique, comme s’il s’appliquait à ne dériver que d’un centimètre par an. Quand il bouge, c’est moins mouvement que micro-plissement, moins micro-plissement que suintement. C’est goutte-à-goutte, comme se forme une draperie de calcite dans une grotte. Quand il bouge, ce n’est jamais franchement, c’est schisteusement. Quand elle bouge, c’est avec la magnitude d’un séisme, avec décrochement, raclement, cisaillement, à vous enfanter une chaîne de montagnes à chaque chevauchement. Quand elle bouge, c’est avec la démesure d’un supercontinent. Le lit nocturne est cette zone où s’affrontent une plaque tectonique et une stalagmite.
– Arrête de me fixer, je te sens, ça m’empêche de dormir, dit-elle en écarquillant soudain ses grands yeux, tandis que, dans une insomnie de chômeur, Louis admire son visage aux paupières closes, comme le visiteur admire un masque Dogon au musée du quai Branly, se dit-il, avec mauvaise conscience.
Mais Louis ne peut s’empêcher de la dévorer des yeux. Il est vrai que, dans le désœuvrement de l’insomnie, il n’a pas grand-chose d’autre à faire. »

À propos de l’auteur
Écrivain et romancier, Fabrice Pliskin est l’auteur, entre autres, de Toboggan (Flammarion), L’Agent dormant (Flammarion), Le Juif et la Métisse (Flammarion) et Impasse des bébés gris (Léo Scheer). (Source : Éditions Fayard)

Page Wikipédia de l’auteur 

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Ondes de choc

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En deux mots:
Confronté à un possible scandale, les dirigeants de Telltruth décident de sacrifier leur patron. Le complot est notamment ourdi par son propre fils, ce qui fait croître l’aspect dramatique de ce premier roman un peu inégal.

Ma note
★★★ (beaucoup aimé)

Ondes de choc
Didier Liautaud
Éditions Librinova
Roman
256 pages, 15,90 €
EAN : 9791026210641
Paru en mai 2017

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris avec quelques escapades en province.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ondes de choc est une quête qui a pour toile de fond le monde des affaires et utilise un scandale comme révélateur des caractères. L’histoire est celle d’un fils qui se bat pour sauver son père et d’un père qui part à la dérive. C’est aussi celle de la journaliste ambitieuse qui suit cette affaire et qui va y trouver plus qu’un sujet. C’est enfin un récit parsemé de caractères, tous tranchés, qui subissent chacun différemment la mécanique implacable du scandale.
Ondes de choc relève de plusieurs influences. L’auteur a cherché à la fois le plaisir de l’intrigue et le commentaire de notre époque. C’est aussi une histoire d’amour et un regard littéraire sur le monde des affaires. C’est enfin une trace de Paris.

Ce que j’en pense
Les livres qui explorent le monde de l’entreprise ne sont pas légion et pourtant le sujet, quand il est bien mené, réserve de nombreux ressorts romanesques. À commencer par l’intrigue qui peut s’appuyer sur la trame des romans d’espionnage, comme c’est le cas ici. Paul Levelsec est à la tête de la société Telltruth, l’un des leaders de la téléphonie, notamment grâce au «micromob», un appareil miniature qui facilite la communication et qui s’est déjà vendu à quelque trois millions d’exemplaires. Tout irait donc pour le mieux s’il n’y avait ces soupçons sur les dommages que causeraient ces appareils sur la santé des utilisateurs. Les ondes sont-elles maléfiques ? Et si oui, comment la société va-t-elle pouvoir encaisser ce choc ?
Mais au moment de préparer l’une de ces fusions-acquisitions qui vont donner au groupe une position de quasi-monopole, il n’est pas question de laisser se développer une campagne de dénigrement. Il faut tenter d’éteindre au plus vite cet incendie qui couve.
Le temps des conciliabules et réunions secrètes est venu. Depuis L’imprécateur de René-Victor Pilhes on sait que l’appât du gain peut conduire à bien des errements, faisant fi des hommes. Au Club L’avenir – le bien nommé – Laurent Sacserre, secrétaire général de Telltruth, retrouve Dieter Obermaier, le numéro deux de l’entreprise et François Levitz. À l’ordre du jour officiel, on va parler de réorganisation en vue de la nouvelle opération financière. En réalité, on va développer une stratégie pour tenter de mettre un terme aux soupçons. Il s’agit de couper dans le vif et de sacrifier Georges, le père de Paul, président-fondateur, qui fera un bouc émissaire parfait.
À ce point de l’histoire le roman prend une nouvelle dimension. Il s’agit cette fois d’explorer les relations père-fils. S’agit-il de la vengeance du rejeton qui a toujours été dans l’ombre du père ou au contraire d’une manœuvre visant à la protéger ? Les carnets du père et les rencontres entre les deux membres de la famille vont peu à peu éclairer la chose.
Avant de conclure, j’aimerais souligner un autre aspect intéressant de ce roman : la nécessité de pouvoir disposer d’un journalisme d’investigation digne de ce nom, afin de pouvoir éclairer les pratiques douteuses, les mensonges par omission ou pire, la volonté délibérée d’étouffer les scandales sanitaires. Ici nous avons affaire à une jeune et ambitieuse journaliste, Céline de Lattre. En enquêtant, elle va pouvoir alerter l’opinion, mais n’étant pas novice en la matière, oser se demander à qui profite le crime. De ses rencontres avec Paul va naître un jeu subtil de séduction dont je vous laisser imaginer l’épilogue.
Ce roman a – on l’aura compris – d’indéniables qualités, mais il se heurte aux limites de l’autoédition. Avec cette matière un «vrai» éditeur aurait sans aucun doute pu gommer les imperfections, quelques longueurs ici et là qui nuisent au rythme ainsi que corriger des erreurs de syntaxe, toujours perturbantes. J’en parle d’autant plus librement que j’ai été mois aussi «victime» de ce miroir aux alouettes, en publiant trop vite un ouvrage qui n’était pas vraiment abouti.

Autres critiques
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Les premières pages du livre 

Extrait
« Demain la réunion est d’importance, ses principaux investisseurs seront là. Bien que son apparente décontraction ne soit qu’une façade, car on ne lutte bien que quand on veut vraiment, il a sur ses capacités des certitude s qui font les Grands Hommes; ou les Grands Cons. Mentalement, il se prépare, détaille son tour de table et répète ses interventions. Ne manquant pas d’esprit ni de répartie, Paul n’aime pourtant l’improvisation qu’en saupoudrage. Sa culture scientifique donne toujours au travail un prestige que n’a ni le talent, la chance ou le sens de la communication.
« On va les prendre à revers.
— Les prendre à revers ? Je sens que cette journée va être fascinante.
— Oui. On a annoncé qu’on entamerait Doci.net; commençons par Trave3l.
— Je ne te suis pas très bien là. C’est quoi cette nouvelle idée ? On ne joue pas au poker. Ces gens mettent de l’argent dans tes sociétés et pour l’instant, tu n’as pas vraiment fait leurs fortunes « même si nous sommes d’abord une promesse ». Arrête tes numéros d’équilibriste, base toi sur les faits et joue là profil bas…en commençant par respecter l’ordre du jour. »
André est ce qu’on appelle un partenaire historique. Sorti de la même promotion que Paul, il est son Talleyrand, bien que le terme qu’André utilise plus volontiers soit défouloir. « T’as raison tu ne comprends rien. Je ne te parle pas de travestir la vérité, ni même d’en cacher une partie, je te parle de la présenter avec une certaine logique, une logique moins emmerdante que cet ordre du jour standard. Justement parce que nous ne sommes pas à maturité, il faut que nous relancions le rêve, qu’on ne tombe pas dans la gestion bête et méchante. Tiens, on va faire une petite démo…Il est au point le proto de Yassine, non ? En plus, ça éclaire complètement la stratégie…Bon maintenant que tu en sais un peu plus, ton avis ?
— Si on ajoute du concret ça peut marcher…Ca fait effectivement quelques temps que t’as pas fait ton numéro…Pourquoi pas. »

À propos de l’auteur
Didier Liautaud aime écrire pour les autres, peut-être parce qu’il aime transmettre autant que ressentir des émotions partagées. Après de longues hésitations à concrétiser ses projets littéraires, il se lance dans la publication de son premier roman. D’abord nourri de littérature française et de la culture haïtienne transmise par son père, il est aussi influencé par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, pays où il a passé de nombreuses années. (Source : Éditions Librinova)

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L’insouciance

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mrl2016

L’insouciance
Karine Tuil
Éditions Gallimard
Roman
528 p., 22 €
EAN : 9782070146192
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule principalement à Paris, mais aussi à Clichy-sous-Bois, dans la Vallée de Chevreuse, dans les Alpes, à Paphos, sur l’île de Chypre, à New-York, à Southampton, en Israël, en Afghanistan, en Irak.

Quand?
L’action se situe de 2001 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
De retour d’Afghanistan où il a perdu plusieurs de ses hommes, le lieutenant Romain Roller est dévasté. Au cours du séjour de décompression organisé par l’armée à Chypre, il a une liaison avec la jeune journaliste et écrivain Marion Decker. Dès le lendemain, il apprend qu’elle est mariée à François Vély, un charismatique entrepreneur franco-américain, fils d’un ancien ministre et résistant juif. En France, Marion et Romain se revoient et vivent en secret une grande passion amoureuse. Mais François est accusé de racisme après avoir posé pour un magazine, assis sur une œuvre d’art représentant une femme noire. À la veille d’une importante fusion avec une société américaine, son empire est menacé. Un ami d’enfance de Romain, Osman Diboula, fils d’immigrés ivoiriens devenu au lendemain des émeutes de 2005 une personnalité politique montante, prend alors publiquement la défense de l’homme d’affaires, entraînant malgré lui tous les protagonistes dans une épopée puissante qui révèle la violence du monde.

Ce que j’en pense
Parmi les ouvrages favoris des Prix littéraires, Karine Tuil figure en bonne place. Un choix parfaitement justifié tant l’auteur parvient à tenir son lecteur en haleine tout au long des 528 pages de L’Insouciance, faisant de cet ambitieux roman un «page-turner» formidablement efficace.
Les premiers chapitres nous présentent les personnages qui vont se croiser au fil du déroulement de ce récit, à commencer par le baroudeur Romain Roller qui revient d’Afghanistan, après avoir déjà traîné sa bosse dans d’autres points chauds de la planète. Avec ce qu’il reste de sa troupe, il se retrouve dans un hôtel de Chypre, afin de décompresser et se préparer à retrouver la «vie normale». Un programme dont les vertus ne sont pas évidentes, faisant côtoyer de grands traumatisés avec de riches touristes.
Le second personnage a 51 ans. Il s’appelle François Vély. On pourrait y reconnaître un Vincent Bolloré, un Bernard Arnault ou encore un Patrick Drahi, bref un tycoon qui est à la tête d’un groupe de téléphonie mobile qui s’est développé à partir du minitel rose et dont les marottes sont les médias (il vient de racheter un grand quotidien) et l’art contemporain (il aime parcourir les salles de vente).
Vient ensuite Osman Diboula. À l’opposé de François Vély, ce fils d’immigrés ivoiriens a grandi dans la banlieue parisienne la plus difficile. Toutefois, grâce à son engagement – il avait créé un collectif, «avait imaginé des sorties de crise, présenté les quartiers en difficulté sous un autre jour» et était devenu porte-parole des familles lors des émeutes de Clichy-sur-Bois. Du coup les politiques s’intéressent à lui et lui va s’intéresser à la politique. Il gravit les échelons jusqu’à se retrouver dans les cabinets ministériels. Mais n’est-il pas simplement le black de service, chargé de mettre un peu de diversité au sein du gouvernement ? À ses côtés une femme tout aussi ambitieuse ne va pas tarder à le dépasser dans les allées du pouvoir.
Puis vient Marion Decker, envoyée spéciale sur les zones de guerre. Jeune et jolie, «il y avait de la violence en elle, un goût pour la marginalité qui s’était dessiné pendant l’enfance et l’adolescence quand, placée de famille d’accueil en famille d’accueil, elle avait dû s’adapter à l’instabilité maternelle, une période qu’elle avait évoquée dans un premier roman remarqué, Revenir intact, un texte âpre, qui lui avait permis de transformer une vie dure en matière littéraire». Ce caractère trempé fascine François Vély qui n’hésite pas à délaisser son épouse pour partir à la conquête de la journaliste. Il l’invitera pour quelques jours à Chypre.
Dès lors le roman peut se déployer, jouer sur tous les registres du drame et de la comédie, et ce faisant, dresser un état des lieux de ce XXIe siècle commençant.
Le lieutenant Romain Roller craint de retrouver sa femme Agnès, sa famille et ses amis. Pris dans un stress post-traumatique, il essaie vainement d’oublier son cauchemar. Quand il croise Marion, c’est pour lui comme une bouée de sauvetage. Dans ses bras, il oublie ses plaies et sa culpabilité, ayant survécu à l’embuscade mortelle dont son bataillon a été victime et dont le récit-choc ouvre le roman. Il fait l’amour avec la rage du désespoir et se sent perdu dès qu’elle le quitte pour sa «vraie vie».
Car ce n’est vraiment pas le moment de quitter François Vély. Le capitaine d’industrie est pris dans une sale affaire, après la publication d’un entretien illustré par une photo le montrant assis sur une chaise représentant une femme noire «soumise et offerte». Lui dont la famille a voulu, par souci d’intégration, changer son nom de Lévy en Vély, se retrouve accusé de racisme et d’antisémitisme. Le scandale dont les réseaux sociaux font leurs choux gras ne tarde pas à prendre de l’ampleur et la société est salie. Confronté à un fils qui entend renouer avec ses racines et partir en Israël rejoindre un groupe fondamentaliste, il doit aussi surmonter le suicide de sa femme qui s’est jetée sans explication d’un immeuble.
«Il croyait vraiment qu’un couple peut survivre à un drame sans en être atteint, déchiré, peut-être même détruit ? L’amour n’est pas fait pour l’épreuve. Il est fait pour la légèreté, la douceur de vivre, une forme d’exclusivité, une affectivité totale. L’amour est un animal social impitoyable, un mondain qui aime rire et se distraire – le deuil le consume, la maladie atteint une part de lui-même, celle qui exalte le désir sexuel, les conflits finissent par le lasser, il se détourne.»
En courts chapitres, qui donnent un rythme haletant au récit, on va voir s’entremêler les ambitions des uns, la douleur des autres. Le tout sans oublier quelques rebondissements qui font tout le sel d’une intrigue que l’on n’a pas envie de lâcher. François, qui a eu vent de son infortune, aura-t-il la peau de Roller ? Rejouera-t-il l’histoire du Roi David et de Bethsabée ? Osman Diboula parviendra-t-il à éteindre l’incendie qui met en péril l’empire de son ami ? Retrouvera-t-il les grâces d’un Président de la République qui semble l’avoir mis sur une voie de garage ? Romain quittera-t-il sa femme pour Marion ? À 29 ans, cette dernière quittera-t-elle son confort matériel pour une aventure incertaine ?
Partez à la découverte de ce grand roman, même au risque de perdre cette insouciance qui lui donne son titre : «quelque chose en nous était perdu, non pas l’innocence – car il y avait longtemps que nous n’y croyions plus – mais l’insouciance…»

Autres critiques
Babelio
France Inter (Le mag de l’été – Leila Kaddour-Boudadi, fichier audio 46′)
20 minutes.fr (Laurent Bainier)
Les Echos (Thierry Gandillot)
Toute la culture (Melissa Chemam – avec interview de l’auteur)
Atlantico (Serge Bressan)
La règle du jeu (Christine Bini)
Le blog de Gilles Pudlowski
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Sophie lit (Sophie Andriansen)
Blog Envies de lire (RTL.be – Christine Calmot)
Blog Cultur’elle  (Caroline Doudet)

Extrait
« Romain Roller avait l’habitude, la peur, il avait fini par l’apprivoiser, il avait été formé pour ça, et à l’âge où ses amis vivaient de petits boulots, devenaient vigiles, chauffeurs, entraîneurs sportifs, à l’âge où, de l’autre côté du périphérique, des ambitieux préparaient leur avenir professionnel comme une capitalisation à long terme, Romain Roller avait rejoint l’armée, le groupement des commandos de montagne affilié à un bataillon de chasseurs alpins pour finir par obtenir le grade de lieutenant, et tout ça pour se retrouver où ? Au Kosovo, à Mitrovica, où il avait vu des victimes brûlées, s’échappant de leurs maisons incendiées par l’explosion de cocktails Molotov, se jetant par les fenêtres, tentant de survivre par tous les moyens car personne ne veut mourir, c’est tout ce qu’il avait appris à la guerre, rien d’autre… En Côte d’Ivoire, à Bouaké, où un campement de soldats français en mission pacifique avait été bombardé par un avion de l’armée du président ivoirien, causant la mort de neuf soldats français et d’un Américain…
En Centrafrique, où des cadavres gisaient, putréfiés, dépecés à coups de machettes, des mouches grosses comme des olives voltigeant autour dans un bourdonnement de scie électrique, des familles entières – hommes, femmes, enfants – victimes de guerres ethniques, et après ça, vous pensez être blindé, vous êtes encore capable de vous endormir sans somnifère, sans alcool, sans être réveillé en pleine nuit par des images de charniers, vous avez des envies, du désir, vous sortez, vous parlez, oui mais jusqu’à quand, jusqu’à quand ? Car vous aurez beau tâter toute la misère du monde, tant que vous n’avez pas connu l’Afghanistan, vous n’avez rien vu… »

A propos de l’auteur
Karine Tuil est née le 3 mai 1972 à Paris. Diplômée de l’Université Paris II-Assas (DEA de droit de la communication/Sciences de l’information), elle prépare une thèse de doctorat portant sur la réglementation des campagnes électorales dans les médias en écrivant parallèlement des romans. En 1998, elle participe à un concours sur manuscrit organisé par la fondation Simone et Cino Del Duca. Son roman Pour le Pire y est remarqué par Jean-Marie Rouart, alors directeur du Figaro littéraire. Quelques mois plus tard, son texte est accepté par les éditions Plon qui inaugurent une collection « jeunes auteurs ». Pour le pire, qui relate la lente décomposition d’un couple paraît en septembre 2000 et est plébiscité par les libraires mais c’est son second roman, Interdit, (Plon 2001) – récit burlesque de la crise identitaire d’un vieux juif – qui connaît un succès critique et public. Sélectionné pour plusieurs prix dont le prix Goncourt, Interdit obtient le prix Wizo et est traduit en plusieurs langues. Le sens de l’ironie et de la tragi-comédie, l’humour juif se retrouvent encore dans Du sexe féminin en 2002 – une comédie acerbe sur les relations mère-fille, ce troisième roman concluant sa trilogie sur la famille juive.
En 2003, Karine Tuil rejoint les Editions Grasset où elle publie Tout sur mon frère qui explore les effets pervers de l’autofiction (nommé pour les Prix des libraires et finaliste du prix France Télévision).
En 2005, Karine Tuil renoue avec la veine tragi-comique en publiant Quand j’étais drôle qui raconte les déboires d’un comique français à New-York. Hommage aux grands humoristes, Quand j’étais drôle est en cours d’adaptation pour le cinéma et obtient le prix TPS Star du meilleur roman adaptable au cinéma.
En 2007, Karine Tuil quitte le burlesque pour la gravité en signant Douce France, un roman qui dévoile le fonctionnement des centres de rétention administrative (en cours d’adaptation au cinéma par Raoul Peck).
Karine Tuil a aussi écrit des nouvelles pour Le Monde 2, l’Express, l’Unicef et collaboré à divers magazines parmi lesquels L’Officiel, Elle, Transfuge, Le Monde 2, Livres Hebdo. Elle écrit actuellement des portraits de personnalités du monde économique pour Enjeux les Echos.
Son septième roman, La domination, pour lequel elle a reçu la Bourse Stendhal du ministère des Affaires étrangères a été publié chez Grasset en septembre 2008 (sélection prix Goncourt, prix de Flore). Il paraît en livre de poche en août 2010.
Son huitième roman Six mois, six jours, paraît en 2010 chez Grasset . A l’occasion de la rentrée littéraire 2010, Grasset réédite son deuxième roman Interdit (prix Wizo 2001, sélection prix Goncourt). Six mois, six jours a été sélectionné pour le prix Goncourt, Goncourt des lycéens et Interallié. Il a obtenu en 2011, le prix littéraire du roman news organisé par le magazine styletto et le Drugstore Publicis.
Son neuvième roman intitulé L’invention de nos vies est paru en septembre 2013 à l’occasion de la rentrée littéraire aux éditions Grasset pour lequel elle a été parmi les 4 finalistes du prix Goncourt. Il est actuellement traduit en Hollande, en Allemagne, en Grèce, en Chine et en Italie. Il a connu un succès international et a été publié aux Etats-Unis et au Royaume-Uni sous le titre The Age of Reinvention chez Simon & Schuster. Il est en cours d’adaptation pour le cinéma. L’insouciance est son dixième roman. (Source : karinetuil.com)

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