Les enfants endormis

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En lice pour le Prix du roman Fnac 2022
En lice pour le Prix Première Plume 2022
En lice pour le Prix «Envoyé par La Poste» 2022

En deux mots
Bien longtemps après la mort de son oncle Désiré, son neveu veut comprendre ce qui s’est joué dans les années 80. La chronique familiale dans l’arrière-pays niçois se double alors de l’histoire du sida, cette maladie «honteuse» que l’on avait alors décidé de cacher.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Chronique intime des années sida

En explorant la passé familial, Anthony Passeron raconte l’histoire que ses proches voulaient occulter. Mais l’intérêt de ce premier roman tient aussi à l’évocation en parallèle d’une maladie qui s’attaque au système immunitaire et de la lutte menée pour éradiquer ce que l’on va bientôt nommer le sida.

Nous sommes au début des années 1980 dans un village au-dessus de Nice. À ce moment, le narrateur – qui n’est alors qu’un enfant – ne comprend pas l’ostracisme dont est victime son oncle Désiré. Il sait ce que lui a confié son père, c’est-à-dire qu’il a dû aller jusqu’à Amsterdam pour le «récupérer». Cette expédition marque en quelque sorte le début du mystère, car l’histoire familiale s’était jusque-là cantonnée au bout de la vallée de la Roya où l’arrière-grand-père avait créé et développé une boucherie avant de la transmettre à son fils Émile, qui l’avait à son tour l’avait confiée à son père.
Pour lui qui passait désormais la majeure partie de son temps derrière la vitrine, on imagine ce qu’a pu représenter cette expédition de plus de mille kilomètres en compagnie de son cousin. Il a toutefois fini par retrouver son frère et à le ramener avec Maya, une Hollandaise mineure et sans passeport, avec qui il partageait le salon chez ses amis hollandais. «Les deux amoureux avaient du haschich plein les poches, mais tout s’est déroulé sans encombre. Ils sont arrivés au village tard dans la nuit.»
Ce n’est que quelques mois plus tard, quand un autre fléau aura essaimé dans la région, l’héroïne, que la famille commencera à s’inquiéter. D’autant que Désiré pioche dans la caisse pour payer sa drogue et que plusieurs faits divers alertent sur ses ravages. Mais lui et sa compagne sont déjà accro. Ils vont régulièrement chercher leur dose à Nice et ne se préoccupent pas des mises en garde des équipes de recherche médicale qui alertent sur la transmission du sida par le sang. Le verdict va alors tomber: le couple est séropositif.
Vient alors l’heure du déni. «Des médecins qui constatent la dégradation progressive de leur patient. Une mère qui affirme que son fils ne souffre pas d’une maladie d’homosexuels et de drogués. Un fils qui dit qu’il ne se drogue plus. À chacun son domaine: aux médecins la science, à ma famille le mensonge.»
La réalité de l’épidémie va s’imposer. Aux décès de l’oncle, de la tante et de la nièce s’ajoutent ceux de personnalités telles que Michel Foucault ou Rock Hudson. Sur fond de rivalité et de tâtonnements entre les travaux des équipes américaines et françaises, les millions de victimes s’additionnent.
Aussi pudique que documentée, l’écriture d’Anthony Passeron retrace ce drame intime et ce combat universel. Du coup, la détresse de cette famille, c’est aussi la nôtre face à un fléau qui fait peur parce que les informations sont trop parcellaires, parce que les quelques cas déclarés ici et là vont sont transformer en une gigantesque vague qu’il n’est désormais plus question de maîtriser. Tout au plus, on va tenter de l’endiguer, notamment en misant sur la prévention. Bouleversant!

Les enfants endormis
Anthony Passeron
Éditions Globe
Premier roman
288 p., 20 €
EAN: 9782383611202
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le haut-pays niçois. On y évoque aussi un voyage à Amsterdam.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quarante ans après la mort de son oncle Désiré, Anthony Passeron décide d’interroger le passé familial. Évoquant l’ascension sociale de ses grands-parents devenus bouchers pendant les Trente Glorieuses, puis le fossé qui grandit entre eux et la génération de leurs enfants, il croise deux récits : celui de l’apparition du sida dans une famille de l’arrière-pays niçois – la sienne – et celui de la lutte contre la maladie dans les hôpitaux français et américains.
Dans ce roman de filiation, mêlant enquête sociologique et histoire intime, il évoque la solitude des familles à une époque où la méconnaissance du virus était totale, le déni écrasant, et la condition du malade celle
d’un paria.

Les critiques

Babelio
Lecteurs.com

France Inter (Ilana Moryoussef)

Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)

Les premières pages du livre
« Prologue
Un jour, j’ai demandé à mon père quelle était la ville la plus lointaine qu’il avait vue dans sa vie. Il a juste répondu : « Amsterdam, aux Pays-Bas. » Et puis plus rien. Sans détourner les yeux de son travail, il a continué à découper des animaux morts. Il avait du sang jusque sur le visage.
Quand j’ai voulu connaître la raison de ce voyage, j’ai cru voir sa mâchoire se crisper. Était-ce l’articulation d’une pièce de veau qui refusait de céder ou ma question qui l’agaçait ? Je ne comprenais pas. Après un craquement sec et un soupir, il a enfin répondu : « Pour aller chercher ce gros con de Désiré. »
J’étais tombé sur un os. C’était la première fois, de toute mon enfance, que j’entendais dans sa bouche le nom de son frère aîné. Mon oncle était mort quelques années après ma naissance. J’avais découvert des images de lui dans une boîte à chaussures où mes parents gardaient des photos et des bobines de films en super-8. On y voyait des morts encore vivants, des chiens, des vieux encore jeunes, des vacances à la mer ou à la montagne, encore des chiens, toujours des chiens, et des réunions de famille. Des gens en tenue du dimanche qui se réunissaient pour des mariages qui ne tiendraient pas leurs promesses. Mon frère et moi, nous pouvions regarder ces images pendant des heures. On se moquait de certains accoutrements et on essayait de reconnaître les membres de la famille. Notre mère finissait par nous dire de tout ranger, comme si ces souvenirs la mettaient mal à l’aise.
J’avais des milliers d’autres questions à poser à mon père. De très simples, comme : « Pour aller à Amsterdam, il faut tourner à gauche ou à droite après la place de l’église ? » D’autres, plus difficiles. Je voulais savoir pourquoi. Pourquoi, lui qui n’avait jamais quitté le village, il avait traversé toute l’Europe à la recherche de son frère ? Mais à peine avait-il ouvert une brèche dans son réservoir de chagrin et de colère qu’il s’est empressé de la refermer, pour ne pas en mettre partout.
Dans la famille, tous ont fait pareil à propos de Désiré. Mon père et mon grand-père n’en parlaient pas. Ma mère interrompait toujours ses explications trop tôt, avec la même formule : « C’est quand même bien malheureux tout ça. » Ma grand-mère, enfin, éludait tout avec des euphémismes à la con, des histoires de cadavres montés au ciel pour observer les vivants depuis là-haut. Chacun à sa manière a confisqué la vérité. Il ne reste aujourd’hui presque plus rien de cette histoire. Mon père a quitté le village, mes grands-parents sont morts. Même le décor s’effondre.
Ce livre est l’ultime tentative que quelque chose subsiste. Il mêle des souvenirs, des confessions incomplètes et des reconstitutions documentées. Il est le fruit de leur silence. J’ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d’autres, a traversé dans une solitude absolue. Mais comment poser mes mots sur leur histoire sans les en déposséder ? Comment parler à leur place sans que mon point de vue, mes obsessions ne supplantent les leurs ? Ces questions m’ont longtemps empêché de me mettre au travail. Jusqu’à ce que je prenne conscience qu’écrire, c’était la seule solution pour que l’histoire de mon oncle, l’histoire de ma famille, ne disparaissent pas avec eux, avec le village. Pour leur montrer que la vie de Désiré s’était inscrite dans le chaos du monde, un chaos de faits historiques, géographiques et sociaux. Et les aider à se défaire de la peine, à sortir de la solitude dans laquelle le chagrin et la honte les avaient plongés.
Pour une fois, ils seront au centre de la carte, et tout ce qui attire habituellement l’attention se trouvera à la périphérie, relégué. Loin de la ville, de la médecine de pointe et de la science, loin de l’engagement des artistes et des actions militantes, ils existeront, enfin, quelque part.

Première partie
Désiré

MMWR
Le MMWR (1), le bulletin épidémiologique hebdomadaire publié aux États-Unis par les centres de prévention et de contrôle des maladies CDC (2), compte peu d’abonnés en France. Parmi eux, Willy Rozenbaum, qui dirige le service des maladies infectieuses de l’hôpital Claude-Bernard à Paris. À trente-cinq ans, avec sa moto, ses cheveux longs et son passé de militant au Salvador et au Nicaragua, l’infectiologue détonne dans le milieu médical parisien.
Le matin du vendredi 5 juin 1981, il feuillette le MMWR de la semaine qu’il vient de recevoir à son bureau. On y décrit la réapparition récente d’une pneumopathie extrêmement rare, la pneumocystose. On la croyait presque disparue, mais, selon le service qui comptabilise les prescriptions médicamenteuses aux États-Unis, elle réapparaît de manière surprenante, presque incompréhensible. Alors que d’ordinaire, cette maladie ne touche que les patients dont le système immunitaire est affaibli, les cinq cas recensés en Californie concernent des hommes jeunes et jusqu’alors en pleine santé. Parmi les rares informations dont dispose l’agence de santé publique américaine à ce stade, l’article relève que, curieusement, tous les patients concernés sont homosexuels.
L’infectiologue referme le rapport et reprend ses travaux de recherche avant d’assurer ses consultations de l’après-midi.
Deux hommes se présentent ce jour-là. Ils se tiennent par la main. L’un d’eux, un jeune steward amaigri, se plaint d’une fièvre et d’une toux qui durent depuis plusieurs semaines. Comme aucun des médecins de ville qu’il a consultés n’a réussi à le soigner, il est venu au service des maladies infectieuses et tropicales de Claude-Bernard. Willy Rozenbaum, perplexe, consulte le dossier que le steward lui tend. Il examine le jeune homme, lui prescrit une radiographie et d’autres examens pulmonaires.
Lorsque celui-ci revient quelques jours plus tard, les résultats de ses examens finissent de convaincre l’infec¬tiologue. Comme il le suspectait, son patient souffre d’une pneumocystose.
La coïncidence est extraordinaire. L’état de ce patient correspond trait pour trait à ce que le médecin avait lu dans le MMWR : une maladie très rare du système pulmonaire survenue chez un sujet jeune, homosexuel, qui n’a aucune raison d’être immunodéprimé. Tout est là, devant ses yeux. C’est la même affection, une maladie quasi éradiquée, qui vient d’être observée chez six patients, cinq Américains et, désormais, un Français.

Le décor
Des mouches. Des mouches de partout. Des mouches sur les morceaux de viande, sur les vitres. Des mouches noires qui jurent sur le carrelage blanc. Des mouches qui copulent sur les côtes de porc et les cuisses de poulet. Des mouches qui naissent dans les plis d’un rosbif et qui meurent, noyées dans le sang. Des mouches qui jubilent dans le bourdonnement du compresseur de la vitrine réfrigérée et qui se rient de la lumière bleue installée pour les électrocuter. Des mouches qui ont définitivement gagné.
C’est à peu près tout ce dont je me souviens du magasin de mes grands-parents. Une boucherie vide et silencieuse, désertée par la plupart des clients d’antan. Ceux qui y viennent encore le font en soutien à la famille, dans un dernier geste de solidarité. Ils discutent un moment, prennent des nouvelles davantage que de la marchandise.
Aujourd’hui, il n’en reste rien. Un panneau « À vendre ou à louer », assorti d’un numéro de téléphone, est affiché sur la vitrine. Toute la rue a subi le même sort. Le primeur, le salon de coiffure, le libraire, le réparateur de télévisions, la mercerie. Tous les commerces ont été progressivement abandonnés, comme les appartements au-dessus. Faute de candidats à la location, ils ont baissé le rideau. De l’époque faste, il ne demeure qu’un survivant en sursis : un petit institut de beauté au style désuet. La rue est désespérément vide. On n’y croise plus que des chats errants qui ont pris possession des caves des magasins. Ils vont et viennent à travers les grilles déchirées des trappes d’aération qui affleurent au ras des trottoirs. Quelques adolescents zonent parfois dans le coin. Perchés sur des scooters bricolés, assis sur les marches des anciennes boutiques, ils se disputent des paquets de cigarettes, s’insultent à longueur de journée. En l’espace de quelques décennies, l’ancienne sous-préfecture, autrefois prospère, s’est inexorablement endormie. Le centre est devenu périphérie. Les cris des enfants se sont tus. Mon décor a disparu.
Ça pourrait avoir son charme, pourtant. Avec les platanes le long de la rivière, le marché paysan et les ruelles, on pourrait se croire dans une Provence fantasmée. Mais autour du vieux village, les HLM décrépits, les épaves de voitures et les usines fermées racontent une tout autre histoire. Pour la comprendre, il faut d’abord en situer le territoire : une bourgade oubliée, perdue à la lisière de deux mondes, quelque part entre la mer et la montagne, la France et l’Italie. Puis, présenter la topographie : un village installé au fond d’une vallée, à la confluence d’une rivière et d’un fleuve dans ses dernières résistances alpines, juste avant qu’il ne s’abandonne à la plaine et vienne mourir dans la Méditerranée. Dire ensuite la rudesse du climat, les hivers qui s’éternisent au fond des replis encaissés, et les étés qui accablent, comme si, des climats alpin et méditerranéen, on n’avait gardé que le pire. Entre les forêts de pins sombres perdues dans la brume et les chênaies des adrets les plus favorables, le village s’était toutefois imposé comme une place commerciale où les paysans des hameaux voisins venaient vendre leurs maigres productions. Enfin, il faut intégrer à cette description des éléments historiques, rappeler que jusqu’au milieu du XIXe siècle, cette bourgade délaissée aux marges du comté de Nice, c’était encore l’Italie. Quand était venu le temps de l’annexion, la France en avait fait une sous-préfecture. Elle tentait de susciter ici un sentiment d’attachement à la patrie nouvelle. La construction de la route nationale et du chemin de fer reliant Nice à Digne avait permis au territoire de sortir peu à peu de l’enclavement. Des chantiers titanesques, du percement des tunnels à l’édification de viaducs monumentaux, menés à grand renfort d’ouvriers italiens, avaient ouvert la voie vers le littoral.
Malgré une économie plutôt fragile, une fraction de la population était parvenue à s’enrichir, à accumuler des biens : des entreprises, des commerces, des terrains et des appartements. Face à la vie austère des ouvriers des champs et des fabriques, une petite bourgeoisie locale se distinguait, accédait à une vie plus confortable. Sur les cartes postales en noir et blanc du début du XXe siècle, on voit ces familles qui flânent fièrement sur la promenade longeant la rivière, s’installent à la terrasse du café sur la place. L’une de ces photographies d’époque montre la devanture impeccable du magasin de ma famille. Un homme en costume se tient à l’entrée, droit et fier. Son nœud papillon et son chapeau sont impeccables. Il s’appelle Désiré. Mon arrière-grand-père fixe l’objectif d’un air sévère. Le contraste avec les autres habitants qui remontent la rue dans leurs salopettes de travail sales et rapiécées est saisissant. Cette image jaunie raconte à elle seule tout ce que signifiait notre nom. »

1. Morbidity and Mortality Weekly Report : bulletin hebdomadaire de morbidité et mortalité.
2. Centers for Disease Control and Prevention : le siège des CDC est situé à Atlanta, en Géorgie.

À propos de l’auteur
PASSERON_Anthony_Jessica_JagerAnthony Passeron © Photo Jessica Jager

Anthony Passeron est né à Nice en 1983. Il enseigne les lettres et l’histoire-géographie dans un lycée professionnel. Les Enfants endormis est son premier roman.

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Un si petit monde

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En deux mots
Les Coudrier, les Goubert, les Lorrain et les Ferrant sont de retour. Ces familles d’un groupe scolaire de l’Est de la France vont traverser la fin du XXe siècle, accompagner les soubresauts de l’Histoire et sentir un besoin d’émancipation pour vivre pleinement leur vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ceux du groupe scolaire sont de retour

Apportant une suite à La grande escapade, Jean-Philippe blondel retrouve ses personnages pour raconter la fin du XXe siècle. Une chronique douce-amère servie par une plume incisive.

Si les décennies se suivent et ne se ressemblent pas, il y a quelques jalons dans nos vies dont on se souvient avec plus d’acuité. Des moments d’Histoire que Jean-Philippe Blondel met en scène autour d’un microcosme, les enseignants d’un groupe scolaire de province, quelque part à l’est de Paris. Nous avions fait leur connaissance au sortir de mai 68 avec ce vent de liberté qui sera rattrapé par la crise pétrolière dans La grande escapade et nous les retrouvons ici autour de cette année 1989 qui a vu s’écrouler le mur de Berlin, les régimes communistes et bien des illusions. Le sida fait des ravages et la Guerre du golfe viendra mettre un terme aux rêves d’un monde désormais globalisé et apaisé. Une succession d’événements qui vont aussi changer les vies de Philippe Goubert, fraîchement rentré d’une escapade en Amérique du sud et qui envisageait d’y retourner au plus vite pour retrouver la femme avec laquelle il voulait faire sa vie. Un rêve de plus qui s’effondre… Mais il se rattrapera plus tard.
Gérard Lorrain aura-t-il plus de chance, lui qui ne voulait pas laisser «passer ses rêves.» Dans cette chronique douce-amère, c’est peut-être du côté des femmes qu’il faut chercher les initiatives concrètes. Du côté de Janick Lorrain qui ne va pas hésiter à changer de vie… avec Michèle Goubert. Dans cet immeuble où chacun épie l’autre, on comprend combien ces transgressions vont faire le sel des conversations. Les enfants basculent dans l’adolescence et leurs parents voient leurs rêves de jeunesse s’envoler. Au fur et à mesure du récit, leurs petits secrets sont révélés, leurs envies ne se cachent plus, leurs petits arrangements avec la morale éclater au grand jour et semer une joyeuse pagaille, laissant même certains des acteurs ébahis par leur propre audace.
Avec les Coudrier, les Goubert, les Lorrain et les Ferrant, Jean-Philippe Blondel a trouvé les acteurs idéaux de la comédie humaine contemporaine. Tour à tour tendre et vache, fin et drôle, ce roman qui sonde les classes moyennes dans une France où le fossé entre Paris et la province semble devoir se creuser au fil des ans. Car derrière ce microcosme, on trouve aussi une subtile analyse de l’évolution sociologique et politique d’un pays qui se cherche lui aussi.
On se réjouit d’ores et déjà du troisième tome qui est annoncé et qui devrait nous faire basculer dans le XXIe siècle. Et de retrouver les Coudrier, les Goubert, les Lorrain et les Ferrant pour une ultime valse !

Un si petit monde
Jean-Philippe Blondel
Éditions Buchet-Chastel
Roman
256 p., 18 €
EAN 9782283034071
Paru le 4/03/2021

Où?
Le roman se déroule en France, dans une région qui ne doit pas être très éloignée de Troyes où vit l’auteur.

Quand?
L’action se déroule autour de 1989.

Ce qu’en dit l’éditeur
1989: la planète entière, fascinée, suit heure après heure la chute du mur de Berlin ; la peur du SIDA se diffuse ; la mondialisation va devenir la norme… Un avenir meilleur serait-il possible ? La guerre du Golfe va très vite confirmer que le nouveau monde ressemble à l ’ancien.
Pendant que les évènements se précipitent, les habitants du groupe scolaire Denis Diderot redéfinissent leur place dans la société. Janick Lorrain et Michèle Goubert découvrent qu’on peut vivre sans hommes. Philippe Goubert, indécis, va être soudain confronté à la révélation d’une vocation. Geneviève Coudrier semble inamovible, mais c’est le secret qu’elle cache jalousement qui va soudain faire bouger les lignes.
Après La Grande Escapade, Un si petit monde joue avec la confusion des sentiments, l’attirance pour la vie et pour la mort, l’amertume et le plaisir… Le lecteur retrouvera dans ces pages tout ce qui fait le charme délicat des romans de Jean-Philippe Blondel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV infos (Carine Azzopardi)
Ernestmag (David Médioni)
La Grande parade
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog foggy’s delight
Blog Baz Art

Les premières pages du livre
« Retour à la base
Philippe Goubert s’éveille au son du Twist in My Sobriety, de Tanita Tikaram, qui s’échappe du poste de radio dans la cuisine, au rez-de-chaussée. Sous la couette, Philippe frémit. L’automne ne s’est pas fait attendre. Les températures ont chuté à peine septembre commencé. Ce n’est pourtant pas à cause du froid que Philippe frissonne. C’est à la perspective du lendemain. La rentrée des classes. Il ne sait toujours pas s’il a bien fait de passer ce concours de l’Éducation nationale qui l’a bombardé professeur stagiaire d’anglais dans un collège de sa ville natale.
Il a été très surpris des résultats. Il pensait honnêtement avoir raté ses épreuves orales et s’était résigné à rester surveillant une année encore pour retenter le concours. Dépité et désœuvré à la fin des oraux, il était entré dans une agence de voyages et avait demandé le billet le moins cher pour l’Équateur ou pour un pays avoisinant. Il y avait eu une défection sur un charter pour Quito décollant le lendemain. Retour à la toute fin du mois d’août. Philippe avait signé le chèque qui liquidait toutes les économies qu’il avait effectuées dans l’année. Il venait de rendre le studio qu’il louait depuis deux ans. Il se doutait qu’en revenant si tard, il aurait des difficultés à retrouver un logement aussi bon marché, mais il n’en avait cure – ce qu’il souhaitait, c’était partir, quitter la France et les célébrations du bicentenaire de la Révolution. Et puis, surtout, il voulait retrouver Elena. Il était persuadé que leur histoire pouvait renaître de ses cendres.
Philippe avait rencontré Elena l’été précédent, alors qu’il voyageait sac au dos le long de la Cordillère avec ses deux meilleurs amis. Ils avaient grelotté dans la partie péruvienne pendant trois semaines et avaient décidé de passer la frontière pour rejoindre l’Équateur où, disait-on, le temps était plus clément et les plages hospitalières tout au long de l’année. À dix heures du matin, ils descendaient du bus à Cuenca dont ils admirèrent d’emblée l’architecture coloniale, le zocalo, et les ponts enjambant la rivière qui partageait la ville en deux. Ils furent tout aussi impressionnés par le calme qui régnait, comparé aux cités péruviennes qu’ils avaient traversées. Une escale de quelques jours ici leur permettrait sans doute de se remettre de leurs émotions et de recharger leurs accus. Ensuite, ils exploreraient ce pays aux dimensions modestes, puis se rendraient en Colombie où ils se la couleraient douce jusqu’à leur retour prévu quatre semaines plus tard. C’était l’itinéraire envisagé et c’était celui qu’avaient finalement suivi les deux autres, tandis que Philippe prenait racine à Cuenca, après être tombé fou amoureux d’une de ces jeunes filles délurées et métisses qui riaient fort dans les cafés du centre. Elena n’était pas restée insensible au charme du chico francés qui, se disait-elle intérieurement, devait quand même avoir de solides assises financières pour pouvoir ainsi sillonner le monde pendant l’été.
Ils se cherchèrent. Ils se trouvèrent. Elena suivait à l’université locale des études de marketing et de publicité qu’elle terminerait bientôt. Elle était prête à l’accompagner en Europe. Elle déchanta un peu lorsqu’il lui apprit qu’il n’avait pour l’instant pas de métier stable et qu’il vivait dans un tout petit studio. Il promit de passer l’année à préparer son arrivée. Il déménagerait dans un appartement plus grand. Il achèterait une nouvelle voiture. Elle fit la grimace lorsqu’il lui montra des photos de la ville de l’Est où il résidait – le décor semblait bien terne. Il eut alors une idée de génie : il lui expliqua que le mieux, sans doute, serait qu’il revienne ici. Il passerait en France les concours pour devenir directeur de l’Alliance française et demanderait à être muté à Cuenca, qui ne devait pas être la destination la plus prisée. Ils emménageraient ensemble l’été prochain dans la grande bâtisse blanche au jardin luxuriant. Ils se complurent dans le rêve qu’il leur bâtissait. Elle céda. Elle pleura beaucoup à l’aéroport lorsqu’il s’envola, le cœur brisé mais paradoxalement ragaillardi et déterminé, à la fin de la période estivale. Elle cracha par terre en sortant de l’aérogare. Elle connaissait les hommes. Il ne lui écrirait jamais, la tromperait allègrement et oublierait toutes ses promesses. Il était temps de passer à autre chose.
Ignorant tout du revirement de sa conquête, Philippe mit son plan à exécution. Il écrivit scrupuleusement à Elena une lettre par semaine, et fut un peu désappointé de constater qu’elle ne lui répondait guère (« guère » étant ici une litote employée pour atténuer la sécheresse du « pas du tout »). Il avala néanmoins toutes les œuvres du programme et s’entendit déclamer des extraits entiers d’Othello tard le soir dans sa minuscule cuisine. Au printemps, alors que sa belle ne lui avait toujours envoyé aucune missive et était souvent sortie lorsqu’il passait un de ces coups de fil international qui le ruinaient, il se rendit dans une immense salle d’examen pour disserter sur les sujets les plus improbables, et partagea ensuite une cigarette avec ceux qui deviendraient peut-être, sous peu, ses futurs collègues. Une fois les écrits passés, il téléphona à Elena pour lui annoncer son retour probable en Équateur – Alliance ou pas, il viendrait passer à Cuenca les mois d’été. Ce fut elle qui décrocha. Elle lui coupa la parole au bout de quelques secondes et lui annonça qu’elle avait beaucoup réfléchi depuis son départ. Dès début septembre, elle en était arrivée à la conclusion que leur histoire ne marcherait pas et qu’il était temps de briser là. Elle avait cru que, devant son silence épistolaire, il comprendrait le message mais apparemment il fallait lui mettre les points sur les i, ce qu’elle était donc en train de faire. Il était inutile de l’appeler. C’était fini. Basta.
Le choc fut brutal pour Philippe qui alla directement vider son portefeuille dans le bar le plus proche. Il eut envie d’appeler Baptiste Lorrain pour s’épancher, mais il se douta qu’entre la grossesse de sa compagne et son début dans la dentisterie, Baptiste avait d’autres chats à fouetter. Il se rendit également compte à cette occasion qu’il n’avait guère entretenu ses amitiés depuis son retour d’Amérique du Sud et qu’il lui faudrait réparer cet oubli au plus vite, au risque de finir seul et oublié de tous. C’est ce qu’il s’employa à faire tandis que l’année scolaire touchait à sa fin, avec un certain succès d’ailleurs, mais pas suffisamment pour qu’on l’invitât à partager une location balnéaire ou une tente dans un camping surdimensionné. Lorsque Philippe reçut par courrier la confirmation de son admissibilité, il constata avec épouvante qu’il n’avait pas travaillé les thèmes imposés pour les oraux et tâcha de combler cette lacune. En vain, se dit-il, en sortant d’une épreuve particulièrement humiliante qu’il avait débutée en renversant sur les trois membres du jury la cruche d’eau mise à disposition des candidats.
Deux jours après, il débarquait à Cuenca, au beau milieu d’une journée venteuse, déterminé à se battre avec fougue pour qu’Elena retombe dans ses bras. Il prit juste le temps de déposer son sac à dos à l’hôtel Niza avant de se rendre, le cœur battant, à la maison des parents d’Elena. Il n’y trouva que son frère, Pablo, qui lui ouvrit la porte l’air perplexe. Philippe et Pablo avaient passé deux ou trois soirées ensemble l’année précédente et ils s’appréciaient mutuellement. Pablo ne posa aucune question. Il expliqua seulement d’une voix un peu trop douce et avec une élocution un peu trop lente qu’Elena n’habitait plus ici, ni dans ce pays d’ailleurs. Elle s’était envolée pour la Floride deux mois auparavant au bras de celui qui était devenu son mari, à la grande satisfaction de sa mère puisque le dénommé Andreas était le cadet d’une des familles les plus en vue de Cuenca. Il était convenu qu’Elena s’appliquerait à parfaire un anglais déjà très fluide tandis que son bilingue d’époux prendrait sa place parmi l’équipe de direction de Flux Inc. où son père siégeait depuis quelques années. Elle chercherait ensuite un travail à mi-temps dans la mode ou les accessoires de luxe si tel était son désir, en attendant de se consacrer entièrement aux enfants que le couple ne pouvait que concevoir.
Pablo contempla avec commisération la déconfiture de Philippe, dont le visage devint plus blême que blême. Il l’invita à dîner avec des amis dans un nouveau restaurant du centre-ville et lui proposa de le loger gratuitement dans l’appartement de son cousin absent le temps qu’il se remette – à moins qu’il ne veuille repartir vers la France le plus tôt possible.
Philippe resta abasourdi pendant quatre jours pleins. Il se cala dans le canapé bleu et blanc du T3 vide et s’alimenta à peine. Les phrases se succédaient dans son cerveau sans que rien fasse sens. Il en oublia presque qui il était et ce qu’il venait fabriquer là. Le cinquième jour, pourtant, il eut faim. Vraiment faim. Il avala deux petits déjeuners, rangea et nettoya l’antre où il s’était terré, griffonna un mot de remerciement à Pablo en lui promettant de lui rendre la pareille si un jour il venait en France, reprit ses affaires et son itinéraire là où il l’avait arrêté l’année précédente. Il marcha sur le flanc des volcans, visita des marchés typiques, se perdit dans des nuits alcoolisées, descendit sur la côte et s’encanailla à Guayaquil. À un moment donné, il téléphona à André et Michèle et apprit qu’il était finalement admis au concours et qu’il devait prendre son service à la fin du mois d’août, comme tous les stagiaires. Il lui fallait également indiquer des vœux s’il ne voulait pas se retrouver en banlieue parisienne ou au fin fond de la Picardie. Il sentit plusieurs fois l’agacement de sa mère qui finit par lâcher « Mais pourquoi est-ce que c’est toujours aussi compliqué avec toi, à la fin ? Les autres candidats attendent les résultats finaux avant de partir en vacances, non ? Et puis, tu as rendu ton appartement, en plus ! Où vas-tu donc habiter en rentrant, si tu ne reviens pas plus tôt ? »
Chez ses parents.
C’était la seule réponse possible, celle que redoutaient à la fois Michèle, André et Philippe lui-même, et à laquelle ils sont confrontés depuis que ce dernier a foulé de nouveau le sol français, il y a une semaine. Philippe n’est pas encore tout à fait remis du décalage horaire et il s’en sert comme excuse pour éviter le questionnement maternel – Qu’est-ce qui s’est passé, au juste, avec cette jeune latino-américaine, on n’a jamais su en fait ? Est-ce que tu as pris rendez-vous avec les agences immobilières pour des visites ? Est-ce que tu as bien préparé ton sac pour la rentrée, tu as acheté un agenda et un carnet de notes, c’est important, tu sais, le carnet de notes ?
André considère Philippe avec perplexité. Il ne comprend pas ce qu’il fait là, à presque vingt-cinq ans, réfugié chez des géniteurs qui n’attendent que son départ, alors que lui-même, à son âge, volait déjà depuis longtemps de ses propres ailes. André soupire – cela aura donc toujours été difficile avec cet étrange fils qui leur ressemble si peu. Michèle, elle, est ostensiblement agacée. Elle répète qu’elle voudrait se concentrer sur ce qui va être une de ses dernières rentrées. Elle a cinquante-huit ans. Elle pourrait partir à la fin de l’année scolaire, lorsqu’elle aura enfin accompli ses trente-sept années et demie de service effectif, elle qui a embrassé la profession plus tard que ses collègues, mais elle a fait les calculs et elle attend d’avoir cumulé quelques trimestres supplémentaires pour pouvoir vivre plus confortablement, une fois en cessation d’activité. En vérité, Philippe le sait, sa mère s’angoisse. Elle a peur de quitter les enfants, les collègues, cette routine qui a bercé ces dernières décennies. Elle ne s’imagine pas désœuvrée. Elle a besoin de réfléchir à comment elle organisera son temps, mais en même temps elle plante sa tête dans la terre comme les autruches, et refuse d’envisager l’avenir.
Philippe prend un pull dans l’armoire de cette chambre qu’il occupe pour la première fois. Il n’a jamais vécu dans cette maison des années 1930 dont ses parents sont devenus propriétaires quelques années auparavant. Leur déménagement a surpris Philippe, mais Michèle lui a expliqué qu’elle souhaitait prendre les devants. Elle ne pourrait plus bénéficier d’un logement de fonction quand elle ne travaillerait plus et ne voulait pas attendre le dernier moment pour chercher le nid qui abriterait ses vieux jours. Elle avait aussi rappelé qu’André n’avait jamais aimé habiter le groupe scolaire qui, de toute façon, depuis la mort de Lorrain et le départ de Janick et de Baptiste, n’avait plus été le même. Philippe se rappelait que, lorsqu’il était petit, il était question de faire construire un pavillon à côté de la demeure de ses grands-parents maternels, mais ceux-ci ayant passé l’arme à gauche en l’espace de quelques mois, le projet avait été ajourné, puis annulé. Michèle s’était finalement rendu compte que c’était dans ces terres de l’Est qu’elle avait bâti sa vie, et que le Sud-Ouest ne pouvait plus représenter pour elle qu’une sorte de nostalgie permanente.
Philippe plisse les yeux et tente de voir les titres des livres qui s’entassent sur les planches de sa bibliothèque. Il repère deux ou trois Duras, Les Vestiges du jour qu’il a dévoré l’année dernière, les anglaises, Woolf, Mansfield, Austen, du contemporain français et américain, de Modiano à Bret Easton Ellis. Son regard tombe sur deux carnets à couverture noire. Son journal intime. Il a tout empilé en vrac lorsqu’il est revenu s’installer ici – il aurait dû dissimuler ces deux volumes-là. Il aurait surtout dû les jeter depuis très longtemps, mais il n’a jamais pu s’y résoudre. Il se souvient très bien de l’achat du premier carnet, dans cette librairie du centre-ville qui est sur le point de fermer aujourd’hui. C’était peu après le décès du père Lorrain. Quel étrange moment. Il s’était figuré devenir romancier, l’équivalent de tous ces écrivains dans les œuvres desquels il se plongeait jusqu’au cou, au point, parfois, de confondre la réalité et la fiction. Finalement, il n’avait fait que griffonner chaque soir le résumé des non-événements de la journée. Cela avait duré deux ans. Ensuite, la fatigue. Et puis l’envie d’autre chose. De la rencontre. Du désir. Du voyage. De l’ailleurs. Pendant son séjour en Amérique du Sud, il avait bien noirci quelques pages, mais elles n’avaient définitivement aucun intérêt. Il fallait se faire une raison. Il n’avait pas ça dans le sang. Plus tard, peut-être. Oui, plus tard. Quand il aurait réussi à relever la tête et à distinguer un horizon vers lequel cheminer.
Philippe esquisse une grimace devant la glace de la salle de bains avant de prendre son courage à deux mains et de descendre dans cette cuisine où il ne reste rien du petit déjeuner de ses parents – enfin de sa mère, parce que son père est parti très tôt à Paris et ne reviendra pas pendant deux ou trois jours. Michèle est déjà prête à rejoindre sa classe où elle s’affairera jusqu’à l’heure du déjeuner, dûment préparé et placé dans le réfrigérateur la veille. Lorsque Philippe pose sa tasse sur la table et que se forme une auréole, Michèle pince les lèvres, mais ne s’autorise aucune remarque. Pas la peine d’en rajouter. Philippe connaît par cœur la litanie des reproches qu’on peut lui adresser. Il a l’habitude de décevoir ses parents. C’est même le champion du monde du désappointement. Il connaît bien aussi ces vagues d’auto-apitoiement qui le submergent régulièrement. Il en a eu tout son soûl cet été. Normalement, il attend qu’elles recouvrent tout et il se laisse doucement couler. Aujourd’hui, pourtant, non. Une pensée vient d’éclore dans son esprit. Une phrase qui le pousse à sourire alors qu’il descend les escaliers et qu’il se souvient de ses journaux intimes et de ses ambitions passées.
Je suis une page vierge. Les mots chantonnent dans un coin de sa tête. Je suis une page vierge. Aujourd’hui est le premier jour du reste de ta vie. À partir de maintenant, tout est possible.

Une appréciation
Michèle Goubert observe son reflet dans le miroir. Elle n’a aucune tendresse pour ce qu’elle y voit. Le nez trop grand, les rides profondes sur le front, mal dissimulées sous une frange passée de mode, les poches sous les yeux. Il faudrait tout reprendre. Elle a lu dans un magazine, dans la salle d’attente du médecin, que la chirurgie esthétique était en plein essor. Elle a discrètement arraché les pages qui l’intéressaient. Elle s’est renseignée. C’est hors de portée. Du moins ça l’était tant que Philippe dépendait encore de leurs ressources. Avec cette carrière qui s’amorce, il ne devrait plus rien leur réclamer. Enfin.
Les choses auraient été très différentes, se dit-elle en posant le mascara sur ses cils, s’ils avaient eu d’autres enfants. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Des mois. Deux années complètes. Et puis un jour, d’un commun accord, ils avaient abandonné. Philippe resterait fils unique, et ils consacreraient toute leur énergie et tout leur argent à lui paver la route d’un avenir brillantissime. Nul doute qu’il était promis aux hautes sphères du pouvoir. Ils avaient déchanté lorsqu’ils avaient constaté à quel point leur rejeton était maladroit, mais s’étaient rassurés en se répétant ce qu’avait confié le rééducateur, avec un bon sourire : « Vous savez, ce n’est pas si grave, nombre de génies étaient gauchers, et certains d’entre eux étaient terriblement empêtrés dans leurs corps. » André et Michèle – surtout Michèle à vrai dire – modulèrent légèrement la phrase jusqu’à lui permettre d’entrer dans un moule acceptable. De malhabile, Philippe devint différent. Original. Un jeune homme avec un destin.
Alors, au bout du compte, bien sûr, c’était un peu décevant. D’abord, il fallut renoncer aux études scientifiques qui ne correspondaient décidément pas à la tournure d’esprit de ce fils qui ne pourrait pas être le nouvel Einstein. On se rabattit alors sur la filière littéraire, pour laquelle Philippe semblait montrer quelque appétence – surtout pour les langues étrangères, ce qui surprit Michèle et André qui n’avaient, eux, jamais eu d’atomes crochus avec l’anglais ou l’espagnol, et encore moins avec l’allemand, qu’André avait défendu d’apprendre à son fils.
Puisqu’il ne deviendrait pas astrophysicien ou chirurgien, et que la politique ne semblait pas l’intéresser plus que ça, c’était qu’il était né pour être un de ces artistes majeurs qui bouleversent les foules. C’était bien ce qu’avait laissé entendre Charles Florimont, d’ailleurs, lorsqu’il l’avait eu comme élève. Certes, Philippe n’avait probablement pas d’avenir dans les arts plastiques, mais il restait tellement de domaines, l’écriture, la dramaturgie, la réalisation cinématographique, voire la musique, qui sait ? Il se pouvait également qu’il devienne un de ces penseurs qu’on appréciait tant lorsqu’ils passaient chez Bernard Pivot, philosophes à la chemise blanche savamment débraillée, sociologues en veste noire de velours côtelé, essayistes à l’esprit vif et drôle dont on admirait la finesse et le trait.
On l’inscrivit contre son gré dans une classe préparatoire au concours d’Ulm, parce que tout le monde s’accordait à dire que c’était là le passage obligé de ceux qui veulent réellement briller dans les domaines culturels. Son dossier n’avait certes pas été accepté dans ces lycées de la capitale où ce qui comptait avant tout, c’était d’avoir de l’entregent, mais l’établissement où il s’était retrouvé à la rentrée était reconnu et se vantait d’avoir régulièrement des admissibles. André et Michèle ne doutaient pas que Philippe serait le premier admis – celui auquel on fait encore référence des années après. Philippe abandonna au bout d’un trimestre. Il ne se nourrissait presque plus et refusait de se lever pour aller en cours. Il ne reprit des couleurs que lorsqu’il rejoignit les bancs de la faculté.
Au fur et à mesure, Michèle et André abandonnèrent toute ambition pour leur fils, qui n’en manifestait lui-même que peu. L’atmosphère devint pesante. Il fut suggéré à Philippe de subvenir à ses propres besoins, étant donné qu’il ne souhaitait en faire qu’à sa tête et que le but de son existence semblait être de s’envoler aux confins du monde connu et d’y bourlinguer, attifé comme un clochard. À leur grand étonnement, leur fils se prit effectivement en charge et dégota un emploi de surveillant. Il ne sollicita pas leur aide pour vadrouiller en Amérique du Sud. Michèle et André se sentirent libérés d’un poids. Ils avaient accompli leur devoir, au fond, et ce n’était pas leur faute si Philippe n’était pas à la hauteur de leurs espoirs. Ils pouvaient désormais s’en laver les mains et reprendre leurs chemins respectifs. André vivait maintenant la moitié de la semaine à Paris et Michèle était libre de ses mouvements.
Elle avait commencé à profiter de la maison désertée et de son emploi du temps allégé. Aussi le retour, même temporaire, de Philippe au bercail fut-il accueilli avec fraîcheur. Sa rencontre avec Charles Florimont, quelques jours avant la rentrée, se révéla également contrariante – et il y fut question de Philippe, comme par hasard. Elle cherchait un ensemble pour un mariage où elle était invitée. Il venait acheter de la colle à bois et ne comprenait pas pourquoi il éprouvait tant de mal à trouver une place de parking libre. Ils se saluèrent de façon très empruntée. Il se dandina pendant quelques minutes en devisant de la pluie et du beau temps. Ce fut elle qui, comme d’habitude, prit le taureau par les cornes et proposa d’aller prendre un café en terrasse. Elle n’avait plus peur qu’on les remarque, vu qu’il ne s’était presque rien passé, qu’il y avait prescription et que, de toute façon, il n’y avait plus aucune attirance de son côté à elle. Charles babilla sur les vacances qu’il venait de passer, à la redécouverte de la Grèce, avec son épouse. Cette semaine, ajouta-t-il, il était seul car Josée était allée rejoindre leur fille en villégiature en Vendée. Michèle retint un bâillement. Elle se demanda si Charles Florimont était devenu aussi rasoir depuis qu’il était inspecteur ou si c’était déjà le cas avant mais qu’elle ne s’en était pas rendu compte. Cette promotion, Charles l’avait obtenue cinq ans auparavant. Depuis, Michèle et lui ne s’étaient revus que lors de réunions de bassin ou de stages obligatoires.
« Philippe va bien ? »
Ce fut le seul moyen que Charles trouva pour relancer la conversation. Michèle haussa les épaules. Elle expliqua qu’il était sur le point de faire ses premières armes comme enseignant d’anglais. Elle s’agaça lorsque Charles s’exclama : « Professeur ! Mais c’est formidable ! » et qu’il indiqua qu’il aurait adoré que sa propre fille suive ce chemin-là au lieu de se jeter à corps perdu dans le monde de l’entreprise. Michèle ne put s’empêcher d’ajouter que bon, elle attendait quand même mieux de la part de son fils. Pour la première fois en sa présence, Charles s’emporta. Prof, c’était un des derniers emplois qui avait du sens, parce que la transmission, tout de même, c’était ce qu’il y avait de plus important dans l’existence, non ? Elle, Michèle, et lui, Charles, n’étaient-ils pas enseignants tous les deux ? Est-ce que c’était déshonorant ? Est-ce que c’était sans valeur ? Les clients autour d’eux leur jetèrent des coups d’œil inquiets. Michèle écourta l’entrevue et revint chez elle en proie à la plus grande agitation. C’était fini, se jura-t-elle, elle n’adresserait plus la parole à Charles Florimont.
Michèle applique le rouge à lèvres et se recule de quelques centimètres. C’est mieux. Évidemment, le maquillage ne cache pas totalement l’outrage des ans, mais elle est présentable, et les parents d’élèves lui trouveront l’air gai et facétieux. Elle ne cherche plus à séduire. Lorsqu’elle repense à Florimont, elle revoit immédiatement les poils roux qui lui sortent maintenant des oreilles. Une vraie incongruité pour un homme dont le torse, et elle s’en souvient bien, est parfaitement glabre. Comparativement, André s’en sort mieux. Après une alerte cardiaque, il y a quatre ans, il a arrêté de fumer et s’est mis au jogging. Michèle a noté la disparition des bouteilles d’alcool fort qu’il cachait dans le cagibi où il se réfugiait lorsqu’il supervisait les comptes de la section locale du Parti socialiste. »

À propos de l’auteur
BLONDEL_Jean-Philippe_©DRJean-Philippe Blondel © Photo DR

Marié, père de deux enfants, professeur d’anglais, Jean-Philippe Blondel vit près de Troyes, en Champagne-Ardenne, où il est né en 1964. Il publie en littérature générale et en littérature jeunesse depuis 2003. (Source: Éditions Buchet-Chastel)

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Over the Rainbow

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots
Après la remarque d’une amie d’enfance, Constance Joly a ressenti la nécessité d’écrire l’histoire de son père, homosexuel et mort du sida. Avec une infinie tendresse, elle retrace le parcours de cet homme, de ce père marié trop tôt.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des mots pour combler le manque

Constance était une jeune fille lorsqu’elle a perdu son père, mort du sida. À à la suite de la remarque d’une amie, l’auteure de Le Matin est un tigre a ressenti la nécessité de mettre des mots sur ce vide. Une confession bouleversante.

«Oui, c’est ça, je me souviens: il fait partie des vieux homos qui sont morts les premiers» La remarque de Justine, venue rendre visite à son amie d’enfance pour voir son bébé a provoqué un choc et poussé Constance Joly à prendre la plume. «La honte et le chagrin qui m’avaient ravagée en refermant la porte sur elle, il y a aujourd’hui une vingtaine d’années, se sont changés en nécessité. Celle de remonter le cours de ta vie.» Une vie qui commence à Nice dans les années 1960, au sein d’une famille qui va se déchirer le jour où sa mère découvre son frère de dix-huit ans «au lit avec un nègre». Bertrand est contraint de quitter le domicile familial, non sans avoir lancé «c’est pas moi le plus pédé des deux». Jacques, le futur père de Constance, ne va pas tarder à fuir à son tour Nice pour Paris et la fièvre de mai 1968. Et pour ne pas être «le plus pédé des deux» se choisit la plus belle et la plus cultivée des femmes. Lucie enseigne à la Sorbonne, l’avenir est plein de promesses.
Quand naît leur fille, Jacques veut encore croire à leur histoire et choisit le prénom de Constance. «Tu as envie de cette vertu dans ta vie, creuser ton sillon dans ce mariage, dans cette fiction. Durer, persévérer, j’en porte le prénom et la charge. Tu ne persévéreras pas dans ton rôle de mari, mais dans celui de père, si. Tu as été un père discret, emprunté, timide et merveilleux.»
Une rencontre à Clermont-Ferrand va bousculer toutes ses certitudes. Denis a 27 ans et va éveiller un désir qui plus jamais ne s’éteindra. Quelques mois plus tard lui succédera Ivan que Lucie trouvera dans le lit conjugal. La rupture est consommée.
Commence alors pour Constance la vie d’enfant de divorcés, qui partage sa vie entre le cocon maternel et l’appartement mystérieux que son père partage avec son «copain». Petit à petit, elle trouve ses marques, grandit. Après ses premières expériences amoureuses et après avoir consolé sa mère qui n’imaginait plus un nouvel amour possible, elle doit essayer de trouver des mots apaisants pour son père qu’Ivan vient de quitter.
Il finira par se consoler dans les bras de Sören. C’est au moment où Constance prend son envol et trouve l’amour que son père est frappé par «la plus « grande catastrophe sanitaire que l’humanité ait connue », selon l’expression de l’Organisation mondiale de la santé, vient de paraître, mais personne ne le sait pour le moment». Peut-être est-ce le résultat d’un voyage à San Francisco à l’automne 1979. Mais il n’en sait rien. Il n’en dit rien. Le zona, premier indice de la maladie, sera guéri au bout de quinze jours. Mais d’autres symptômes ne vont pas tarder à faire leur apparition et les décès dans la communauté homosexuelle se multiplient.
Constance la romancière a su trouver dans les mots, la façon de crier son amour pour son père. En courts chapitres, qui sont autant de reflets d’une grande humanité, elle raconte un drame. Mais à la froide réalité, elle préfère les chauds rayons du soleil. Et c’est bouleversant. «J’écris pour ne pas tourner la page. J’écris pour inverser le cours du temps. J’écris pour ne pas te perdre pour toujours. J’écris pour rester ton enfant». Mission brillamment accomplie!

Over the rainbow
Constance Joly
Éditions Flammarion
Roman
192 p., 17 €
EAN 9782081518650
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Nice et dans la région puis à Paris, Clermont-Ferrand et la Bourgogne. On y évoque aussi des voyages à San Francisco, des vacances en Grèce, à Stromboli, à l’île de Ré, au Portugal et en Dordogne, un séjour à Saint-Pétersbourg, à Cerisy, à Venise et à Séville.

Quand?
L’action se déroule de la fin des années 1960 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Celle qui raconte cette histoire, c’est sa fille, Constance. Le père, c’est Jacques, jeune professeur d’italien passionné, qui aime l’opéra, la littérature et les antiquaires. Ce qu’il trouve en fuyant Nice en 1968 pour se mêler à l’effervescence parisienne, c’est la force d’être enfin lui-même, de se laisser aller à son désir pour les hommes. Il est parmi les premiers à mourir du sida au début des années 1990, elle est l’une des premières enfants à vivre en partie avec un couple d’hommes.
Over the Rainbow est le roman d’un amour lointain mais toujours fiévreux, l’amour d’une fille grandie qui saisit de quel bois elle est faite: du bois de la liberté, celui d’être soi contre vents et marées.

68 premières fois
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Les autres critiques
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Entretien avec Constance Joly à propos de son roman Over the Rainbow © Production Escale du livre – Bordeaux


Lecture du roman par l’auteure et Céline Milliat-Baumgartner © Production Maison de la poésie – Paris

Les premières pages du livre
« 1. Toute histoire commence par quelqu’un qui s’en va
Elle avait été la grande amie de mes seize ans, on avait passé le bac ensemble, on avait aimé le même garçon, on s’était disputées, réconciliées, éloignées, puis tout à fait perdues de vue. Je savais qu’elle vivait seule, qu’elle avait travaillé dans l’humanitaire, et je l’avais prévenue quelques jours auparavant que j’avais accouché d’une petite fille. Elle m’avait alors annoncé sa visite. Je ne l’avais pas vue depuis dix ans. J’avais un trac de débutante. Je vaporisais des effluves de fleur d’oranger dans la pièce, arrangeais un coussin, essayais différents sourires devant le miroir. Le bébé dormait, j’allais régulièrement vérifier sa blondeur mousseuse, je la trouvais indécemment belle, j’étais fière. Fière et bouillonnante d’impatience.
Elle a sonné. Mon cœur a fait un looping et je suis allée ouvrir. Lorsque je l’ai vue, je me suis souvenue de tout ce que notre amitié avait laissé de boue dans son sillage. Je me suis souvenue que Justine n’était pas du genre « gentil », et qu’elle m’avait même toujours sacrément dominée. Il m’est revenu que nos roulades dans l’herbe étaient accueillies par ses sarcasmes, que les clopes que je fumais étaient trop chères à son goût, qu’elle me trouvait trop souriante, trop maigre, trop grande. J’ai revu tout cela en un clin d’œil, alors que son regard bleu se plantait dans le mien dans l’encadrement de la porte. Et j’ai su que cette visite serait une erreur. Je l’ai su d’instinct, alors que je lui dédiais mon fameux sourire et qu’elle entrait dans l’appartement où mon tout petit bébé venait de se réveiller avec des sanglots déchirants. Elle a jugé ma fille trop gâtée, mon appartement trop cossu, et en laissant son index caresser ma rangée de livres, s’est arrêtée sur le seul ouvrage vaguement honteux que je possédais, en s’esclaffant.
Quand je l’ai enfin raccompagnée à la porte, Justine m’a demandé des nouvelles de mon père. J’ai été surprise la première seconde, puis j’ai pensé à une blague, une de ses sales blagues d’ado, et j’ai presque été soulagée de retrouver son humour, mais à mon effarement, elle s’est reprise. Mais non, bien sûr, elle était bête, il était mort. « Le dasse, c’est ça ? » J’ai dû hocher la tête. Elle a ajouté en appelant l’ascenseur : « Oui, c’est ça, je me souviens : il fait partie des vieux homos qui sont morts les premiers. » L’ascenseur s’est arrêté à l’étage et Justine est montée dedans en me lançant un de ses fameux « Salud ! ». En refermant la porte, j’ai réalisé que le bébé s’était arrêté de pleurer. Et que je tremblais.
Elle avait oublié ta mort. Cela peut arriver, bien sûr, je la lui avais apprise cinq ans auparavant, nous ne nous étions pas revues depuis. Je pouvais comprendre. Je pouvais lui pardonner ça. Mais elle avait parlé de toi comme d’un « vieil homo », elle avait évoqué ta maladie, le sida, sans même lui donner son vrai nom. Cette maladie secrète, coupable, honteuse, que toi-même tu avais tue jusqu’à la fin. Et ces mots grelottaient dans mon cerveau : « vieil homo », « le dasse ». Ce que tu avais dû endurer pour vivre ton homosexualité. Ce que tu avais souffert pour en mourir. Le silence qui avait cousu tout cela. Ta vie en lisière, ta vie en sourdine. Et soudain, le fracas de ces paroles qui prétendaient te résumer. Justine avait réglé ton cas en deux formules. La honte et le chagrin qui m’avaient ravagée en refermant la porte sur elle, il y a aujourd’hui une vingtaine d’années, se sont changés en nécessité. Celle de remonter le cours de ta vie.
Mon histoire commence par quelqu’un qui s’en va.

2. Super-huit
Je vivais avec ton souvenir depuis longtemps maintenant, comme une rumeur sourde, une soufflerie de hotte, un bruit parasite que l’on finit par oublier. Je m’étais arrangée avec ça, et ressortais de ma mémoire une boîte où s’entassaient les scènes de notre passé ensemble. Ces vingt-deux années où je t’ai connu. Une boîte de rushs, pas très volumineuse (je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup de souvenirs), emplie de scènes de différentes époques : des voyages, des vacances, des week-ends ; une période niçoise, une période parisienne ; et puis des cadrages serrés, tes mains, tes yeux, un détail de tes appartements successifs : un tableau, tes balcons, ton fauteuil. Ça me suffisait, je crois, je piochais là-dedans, je remuais des bouts, j’en prenais un pour l’observer, tiens, la Yougoslavie, tiens, mes deux ans, je me rejouais une petite scène, et je refermais la boîte.
Je possède aussi quelques albums photos et un film. D’épais albums crème à couverture tapissée, avec intercalaires en papier cristal hérités de ta mère. Lucie et toi, à l’École normale. Toi adolescent, en pantalons courts, place Masséna. Toi, période embonpoint et rouflaquettes. Toi, jeune père. Le jardin du Luxembourg, les bassins miroitants, les statues qui servent de perchoir aux pigeons. Moi, canotier sur la tête, salopettes tricotées alourdies de couches. Couleurs pastel, robes rose thé ou vert amande de maman, jeans beiges et impers pour toi, jupes à fleurs, coupes laquées des grands-mères, nos épaules dorées devant les vignes, mes sabots rouges, la barbe à papa qu’on me retire pour la photo, mon visage poudré de sucre rose, mon air interdit. Deux ou trois décennies de bonheurs posés. Trois gros volumes jaunis, que je range avec mes DVD.
Le film est en super-huit ; il a lieu au square Marco-Polo derrière la Closerie des Lilas, en face de l’immeuble où nous habitions. Les images tremblent légèrement, accompagnées du ronronnement de la caméra. Ce sont des images trop claires, surexposées, striées de lignes noires intempestives. Le cadrage est amateur, les couleurs fanées, la nature absente. Chaque vêtement, chaque coupe de cheveux, chaque élément du décor est daté. Le mouvement, privé de parole, est à la fois comique et poignant. Les silhouettes sont minces, les sourires gênés. L’image capture tout cela : la jeunesse et la joie, l’embarras et la mélancolie des regards. Des mots prononcés, des rires muets. Visages et bouches éclosent en fleurs d’oubli. L’image vacille. Lucie est dans la splendeur de ses trente ans, cheveux noirs en cascade, jean pattes d’eph et une cape sous laquelle je ne cesse de disparaître. Cela ressemble à un jeu de torero, je suis le minuscule taureau frisé, ma mère agite sa cape, je m’y engloutis, et dès que la cape s’éloigne, je trottine de toute la force de mes mollets. Ma mère est mon phare, ma terre promise, je n’ai d’yeux que pour elle, et lui tends des bras languissants. Tu me fais signe, maladroitement, allez viens, viens, je peux presque lire sur tes lèvres, mais je t’évite, ton corps est un obstacle, je veux ma mère. Tu cherches à attraper ma main, et je te la dérobe. Le geste que tu fais alors me déchire aujourd’hui : tu lèves un bras résigné, tant pis, et tu nous regardes. Je fixe aujourd’hui cette main avec laquelle j’écris, celle qui voulait t’échapper, cette main qui essaie de te saisir et n’attrape plus que du vide.
Il y a ce moment où tu nous laisses à notre corrida amoureuse dans le fond du cadre, et où tu t’avances vers la caméra : ton jean blanc, ta chemise aux manches retroussées, tu avances de ton grand pas, de tes jambes immenses, tu approches encore, ta ceinture, puis ton torse, ton visage en gros plan, tu souris de plus en plus largement à mesure que tu rejoins le filmeur, ton visage prend tout le cadre maintenant, tes lèvres, tu parles (mais que dis-tu ?), tu ris, tu ris tellement.
Puis c’est le noir.
Peut-être est-ce au moment où le noir engloutit ce sourire, où tu disparais. J’ai pourtant vu ce film des dizaines de fois, mais ce jour-là, le noir qui te succède me poursuit. Ton visage frissonne sous mes paupières.

En rangeant le film super-huit, je sais que le moment est venu de trier mes souvenirs pour écrire ton histoire. Une histoire dont je serais la monteuse. La menteuse. Celle qui comble les vides, synchronise gestes et paroles. Celle qui rejoue le passé.
Je connais la langue des absents. C’est toi qui me l’as apprise.

3. Le bonhomme de cire
Nice coule dans tes veines comme un mauvais sang. Tu y as laissé l’aîné renfrogné et responsable, l’adolescent qui collectionnait les prix d’excellence, le jeune marié mutique et bouffi que tu fus, et tant d’autres versions tronquées de toi-même. Tous ces Jacques ne te ressemblent plus. Tu t’y es marié devant la cathédrale Sainte-Réparate un jour de février 1966. Sur les rares photos de la cérémonie, tu ressembles à un bonhomme de cire, sourire pétrifié, bras ballants, costume trop ajusté. Lucie, chignon ingrat, lèvres étirées, est emmeringuée dans sa robe de satin lourd et son bouquet figé.
Tu as parlé le moins possible cette année-là. Que peut bien dire un bonhomme de cire ? Tu as donné le change, tu as joué le jeu, tu l’as joué le mieux possible, tu connaissais les règles par cœur. Jusqu’au moment où tu n’as plus pu. Tromper, tu sais faire. Mais tu veux vivre. J’imagine cela, cette urgence. Alors tu es parti. Tu as quitté ce soleil, la surexposition, Nice et ses orangers amers. Tu es parti avec ta femme, ta femme si belle et bientôt triste.
De Nice, il ne te reste que l’étourdissante odeur du figuier de la Réserve, celle des citrons et du thym en fleur ; les tons rose et vénitien des façades, le glacier de la place Garibaldi, le vieux port et ses antiquaires. Tu as mis Nice en bocaux, fruits confits, confiture de cédrats, artichauts poivrade et olivettes, et enveloppé tout ça dans de grandes brassées de mimosas en fleur.
À Paris, la parole te reviendrait. L’envie. 1968 soufflerait sur ta torpeur, elle réveillerait ton sang visqueux. Vous seriez de jeunes professeurs, vous manifesteriez dans la rue, vous auriez des amis engagés, bientôt célèbres. Vous iriez à la Cinémathèque, au théâtre, en banlieue, à Nanterre, à Bobigny ; tu écrirais pour Les Temps modernes, Lucie te passerait Simone de Beauvoir au téléphone, elle traduirait Primo Levi, vous découvririez ensemble Chéreau, Dario Fo, Vitez, Planchon ; vous feriez des soirées dansantes, des pique-niques improvisés, tu serais le meneur de votre petite troupe, et Lucie serait gaie.
Tu avais cru si fort à la fiction de votre amour que là encore, tu avais fait illusion. Tu parlais désormais, tu criais même dans la rue avec les autres. Tu parlais, tu étais si drôle, tu faisais rire tes célèbres amis.
Tu parlais, oui, mais tu ne t’écoutais pas.
La nuit, tu faisais toujours le même rêve. Le décor changeait parfois : un pont, une plage, une ruelle, mais le scénario variait peu. Dans ces rêves, tu marchais, un feutre mou te cachait le visage, tu étais poursuivi par un cercle de lumière qu’il te fallait fuir. À un moment, sortant de l’ombre, un homme s’avançait vers toi. Il soulevait ton chapeau d’un doigt. Le cercle de lumière vous rattrapait, et c’était alors l’éblouissement soudain. Il avait le visage de Robert Redford et te souriait. Ses mains parcouraient ton corps, puis l’homme s’agenouillait lentement. Le ciel tournoyait, le décor s’effaçait tandis que l’univers semblait se fondre et se concentrer en une boule de feu dans ton ventre.
Tu te réveillais, le ventre collant, le cœur affolé. Lucie dormait, sa bague de topaze jetant un feu pâle dans la pénombre.

4. Le coquelicot
Il paraît que tu es venu à la maternité avec un brin de muguet en plein mois de mars. Une fleur miraculeuse, dont je me demande où tu avais bien pu la trouver. Il paraît qu’avant même de me prendre dans tes bras, tu avais compté tous mes doigts. Tu avais été rassuré – c’est bien, il y en avait dix –, tu avais réussi, tu étais père d’une enfant normale, toi qui devais te vivre en mari usurpé, en père imposteur. Toi qui devinais sans doute que l’élan qui t’avait jeté vers le corps de ta femme, celle que tes amis t’enviaient, n’avait rien de spontané. Lucie te plaisait, certes, tu l’aimais comme on peut aimer une amie, une belle amie pulpeuse, et elle, t’adorait. Un jeune couple élancé, deux lianes brunes et rieuses, la vie devant eux. Ensemble, vous partagiez tout : les séances de cinéma au Quartier latin, la littérature italienne que vous enseigniez l’un et l’autre, le goût de la mer et celui des fêtes insensées où vous alliez déguisés, les flâneries dans les petites cours pavées de Paris, les manifs contre la guerre du Vietnam, les tableaux dégotés chez les antiquaires ; vous partagiez tout, et aussi votre lit, aux lourds draps brodés.
Il y a eu cet été 68. Celui qui a succédé à l’embrasement de la rue. Vous êtes heureux et épuisés, les copies corrigées, Paris bien trop chaud, le boulevard du Montparnasse désert, le pollen en suspension dans l’air. Et si on partait un peu, si on allait à la campagne ? Vous voilà à vélo dans les champs, des fleurs de pavot à la main, cherchant de l’ombre aux terrasses. La trouvant dans une abbaye aux chambres spartiates. Dehors, les branches se balancent souplement, lourdes de fleurs épanouies. Le corps doré de Lucie, son sourire de torche, le coquelicot piqué dans ses cheveux, et ton impulsion soudaine. Les clématites grimpent aux fenêtres, le vent apporte l’odeur sèche de la pierre, peut-être une cloche dans la vibration du soir. C’est dans ce théâtre d’ombres que j’ai été conçue.

5. Silence
Tu as haï ton frère très tôt. Ton petit frère blond aux boucles de fille, aussi gracieux que tu es maladroit, aussi moqueur que tu es appliqué. Vous partagez la même chambre rue Pastorelli, à Nice. Une pièce exiguë, deux lits adossés aux murs, une fenêtre au milieu où le soleil n’entre pas. La seule chose que vous avez en commun, c’est la détestation sourde. La voix haut perchée de votre mère et ses lèvres trop fardées. L’échine courbée de votre père, qui rentre du garage les mains encore poisseuses d’huile de moteur et de cambouis. Son air affable, dominé. Les promenades du dimanche à Saint-Jean-Cap-Ferrat, culottes courtes, boucles disciplinées et sourires de façade. Voyez le petit Bertrand, l’ange doré, et Jacques, l’aîné, regard renfrogné. Ils sont l’envers d’une même médaille, ils sont si semblables. Sous la table du restaurant le dimanche, les coups de pied entre frères, les bleus sur les tibias, les grimaces contenues. Sans vous concerter, vous avez cherché dans les livres le chemin de la sortie. Vous avez appris par cœur des pages entières du dictionnaire, lu et relu Hugo, Stendhal, Henri de Régnier, tout ce qui traîne. Vos bagarres sont violentes, votre haine farouche. Tu ramasses tous les prix d’excellence, Bertrand aussi, et tu frémis de rage.
Car au fond de toi, tu sais. Tu sais que Bertrand est celui qui arrivera à découdre son image de la broderie familiale, à effacer ses boucles blondes des photos. Tu comprends intuitivement qu’il est libre, et qu’il sortira du cadre. Tu sais que toi, tu t’efforceras plus durement encore d’y rester prisonnier.
Bertrand et toi vous haïssez parce que vous êtes les mêmes.
Deux garçons qui se savent homosexuels et qui le taisent.
Ce que vous partagez ne peut se dire.

6. Le damné
Ton frère a quitté Nice au seuil de l’âge adulte à la suite de l’incident.
Bertrand a dix-huit ans lorsqu’un après-midi votre mère vous propose une énième balade à Saint-Jean. Ton frère refuse, tu acceptes à contrecœur, tu pars avec tes parents, laissant Bertrand à son Gaffiot. Parce qu’elle se sent souffrante, votre mère écourte la promenade, et vous rentrez plus tôt que prévu, tous les trois. Tout de suite, tu comprends qu’il s’est passé quelque chose. Tu comprends qu’il s’est passé cette chose. Ta mère a un pressentiment elle aussi, d’un pas agité elle fait claquer ses talons sur le parquet en direction de votre chambre. Elle ouvre la porte, étouffe un cri, vacille sur le seuil, votre père vient soutenir sa femme qui manque de s’évanouir. Tu as compris avant eux. Sans rien voir, sans rien entendre des mots confus qui sortent de la bouche de ta mère, tu sais. Une rancœur aigre te remonte dans la gorge alors qu’elle pleure maintenant, qu’elle suffoque, renversée sur la bergère de velours bleu. Bertrand est au lit, avec un nègre. Voici la phrase exacte, celle qui va circuler dès lors à mi-voix dans la famille : Bertrand, 18 ans. Au lit. Avec un nègre. Bertrand, trois fois coupable. Mineur, pédé, et rastaquouère.
À la demande de tes parents, tu as siégé au conseil de famille improvisé à la hâte, réunissant tes grands-parents, tes parents, ton frère et toi autour de la table du salon. Ton embarras, peut-être ta joie secrète aussi. Quelle sanction pour ce frère dégénéré ? Ce frère qui vit avec fracas ce que, à l’ombre de toi-même, tu refoules ? Alors, Jacques, nous t’écoutons ? Tu t’éclaircis la voix, le regard clair de ton frère te brûle les yeux. Le feu de ta honte gagne tes oreilles, elles sont écarlates. La famille est suspendue à ta parole d’aîné. Tu es assis au centre du cercle ; tu suggères la pension, dans un marmonnement inaudible que l’on te fait répéter. »

Extraits
« « Oui, c’est ça, je me souviens: il fait partie des vieux homos qui sont morts les premiers ». L’ascenseur s’est arrêté à l’étage et Justine est montée dedans en me lançant un de ses fameux «Salud!». En refermant la porte, j’ai réalisé que le bébé s’était arrêté de pleurer. Et que je tremblais.
Elle avait oublié ta mort. Cela peut arriver, bien sûr, je la lui avais apprise cinq ans auparavant, nous ne nous étions pas revues depuis. Je pouvais comprendre. Je pouvais lui pardonner ça. Mais elle avait parlé de toi comme d’un «vieil homo», elle avait évoqué ta maladie, le sida, sans même lui donner son vrai nom. Cette maladie secrète, coupable, honteuse, que toi-même tu avais tue jusqu’à la fin. Et ces mots grelottaient dans mon cerveau: «vieil homo», «le dasse». Ce que tu avais dû endurer pour vivre ton homosexualité. Ce que tu avais souffert pour en mourir. Le silence qui avait cousu tout cela. Ta vie en lisière, ta vie en sourdine. Et soudain, le fracas de ces paroles qui prétendaient te résumer. Justine avait réglé ton cas en deux formules. La honte et le chagrin qui m’avaient ravagée en refermant la porte sur elle, il y a aujourd’hui une vingtaine d’années, se sont changés en nécessité. Celle de remonter le cours de ta vie.
Mon histoire commence par quelqu’un qui s’en va. » p. 12-13

« En rangeant le film super-huit, je sais que le moment est venu de trier mes souvenirs pour écrire ton histoire. Une histoire dont je serais la monteuse. La menteuse. Celle qui comble les vides, synchronise gestes et paroles. Celle qui rejoue le passé. Je connais la langue des absents. C’est toi qui me l’as apprise. » p. 17

« C’est toi qui proposes le prénom «Constance». Tu as envie de cette vertu dans ta vie, creuser ton sillon dans ce mariage, dans cette fiction. Durer, persévérer, j’en porte le prénom et la charge. Tu ne persévéreras pas dans ton rôle de mari, mais dans celui de père, si. Tu as été un père discret, emprunté, timide et merveilleux. » p. 37

« Denis t’invite à le suivre. Les rues de Clermont-Ferrand sont irréelles dans cette nuit où tu suis un homme, tu ne reconnais plus rien, mais lui sait où il t’emmène, il marche vite. À l’hôtel de la Gare, vous montez dans une chambre minuscule, éclairée par un réverbère orange. Denis lève les yeux vers toi pour la première fois depuis le café, et son regard est si intense que tu as l’impression d’accéder à un niveau supérieur de ton existence. Tu comprends que tu ne pourras plus jamais te passer de cette sensation. Tout ensuite se déroule comme dans ton rêve avec Robert Redford. Sauf que tout est réel, et que dans les bras de Denis, tu pleures enfin. » p. 44-45

« La première mention du virus est datée du 5 juin 1981, Un titre technique : « Pneumocystis pneumonia Los Angeles ». L’article relate que durant la période d’octobre 1980 à mai 1981, cinq jeunes hommes, tous homosexuels, sont traités pour une pneumonie à pneumocystis, dans trois hôpitaux de Los Angeles. Deux des patients sont morts. Les cinq patients sont également victimes d’infections par cytomépgalovirus. L’acte de naissance officiel de la plus «grande catastrophe sanitaire que l’humanité ait connue», selon l’expression de l’Organisation mondiale de la santé, vient de paraître, mais personne ne le sait pour le moment. » p. 83

« Elle a cette phrase peu après: «Il faut tourner la page. Il ne faut pas oublier, mais il faut tourner la page.» Cette jeune fille m’a infiniment émue, et elle a raison, bien sûr qu’elle a raison. Mais je ne veux pas tourner la page. Il y a des zones comme ça où le jardin reste en friche. J’écris pour ne pas tourner la page. J’écris pour inverser le cours du temps. J’écris pour ne pas te perdre pour toujours. J’écris pour rester ton enfant. » p. 101

À propos de l’auteur
JOLY_Constance_©Roberto_FrankenbergConstance Joly © Photo Roberto Frankenberg

Constance Joly travaille dans l’édition depuis une vingtaine d’années et vit en région parisienne. Le matin est un tigre, son premier roman (Flammarion, 2019), a été très bien accueilli par la critique et les libraires. (Source: Éditions Flammarion)

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Anne-Sarah K.

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Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
C’est sur les bancs du collège que le narrateur rencontre Anne-Sarah et que sa beauté et sa personnalité le subjuguent. Commence alors une très longue amitié. Il lui avoue son homosexualité, elle lui avoue son handicap: elle devient sourde. Et les choses ne vont pas s’arranger…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

« Faire de nos hontes des forces»

Après avoir réalisé un documentaire consacré à Anne-Sarah Kertudo, Mathieu Simonet a choisi le roman pour coucher leur histoire sur le papier. Le récit de leur rencontre et de leur amitié devient celui de leurs combats et de leurs engagements.

Cela commence comme un roman d’amour, une quête initiatique. Quand le narrateur, encore collégien, rencontre Anne, il est immédiatement sous le charme. « Je me souviens du choc que j’ai ressenti. Anne était incroyablement belle. Elle avait une classe, avec ses bras, ses jambes, ses mains, qui me sidérait. Même ses yeux, ses grands papillons noirs, la rendaient belle. Tout son visage était classique (nez droit, belle bouche, cheveux bouclés, mâchoire féminine et affirmée), seuls ses yeux étaient atypiques, et c’était cette fausse note, ce truc en plus, ce truc bizarre, qui la rendait incroyablement lumineuse. » Ce verre pris ensemble va transformer sa vie. Ce qu’il va appeler «un vrai coup de foudre amical» marque le début d’une relation, d’une intimité, d’un échange qui va durer toute la vie.
Très vite, ils partagent tout, à commencer par leurs «secrets», son homosexualité et son handicap. Anne, qui a décidé de se faire appeler Anne-Sarah, perd progressivement l’ouïe jusqu’à devenir sourde. Mais elle refuse d’être stigmatisée, de parler de handicap. Comme nous sommes aussi durant les années où le virus du sida se propage, on comprend très vite que ce sont leurs hontes qui les rapprochent, qu’ils vont en faire des forces. Mieux, le combat d’une vie auxquelles leurs relations respectives vont devoir s’adapter. C’est l’époque du militantisme, c’est aussi celle où tous deux choisissent d’embrasser une carrière juridique. Avec bien des obstacles pour Anne-Sarah. Ensemble, ils vont lutter, intenter un procès pour qu’Anne-Sarah soit autorisée à devenir avocate, créer la première permanence en langue des signes, refuser le handicap, à la fois comme mot et comme objet de discrimination.
Bien qu’intéressante sur le plan politique et social, cette partie du récit tient davantage de l’essai que du roman. Je préfère les parties plus intimes. Quand par exemple, Anne-Sarah perd la vue. «Anne-Sarah et moi dormions dans la même chambre, dans le même lit. On aimait bien se toucher pendant qu’on se parlait. Raconter des horreurs sur les gens qu’on aimait. Hurler de rire. Notre humour me semblait universel, ouvert sur les autres. Il ne l’était pas. On se repliait dans notre tanière. Là où personne ne pouvait nous atteindre.»
C’est dans ces lignes que Mathieu Simonet retrouve sa plume de romancier et réussit à faire partager ses émotions.

Anne-Sarah K.
Mathieu Simonet
Éditions du Seuil
Roman
185 p., 17 €
EAN 9782021402568
Paru le 03/02/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. Mais on y évoque aussi une escapade à Prague, une autre dans le Lot, près de Gourdon, une troisième à Barcelone et une quatrième à Sarajevo ainsi qu’un séjour à Londres.

Quand?
L’action se situe de 1983 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nous avons fait notre coming out ensemble.
Au collège, quand nous nous sommes rencontrés, Anne-Sarah n’osait pas porter d’appareils auditifs ; moi, je n’osais pas avouer que j’aimais les garçons. À vingt ans, nous nous sommes affichés. Nous avons appris à faire de nos hontes des forces intimes et politiques. Ensemble, nous sommes devenus juristes. Anne-Sarah a créé la première permanence juridique en langue des signes. Ensemble, nous sommes devenus écrivains. Un soir, pendant l’apéritif, Anne-Sarah m’a appris qu’elle allait perdre la vue. Je ne l’ai pas crue.
«Je me souviens qu’on hurlait de rire quand elle me racontait ces histoires. Hurler de rire était la seule preuve tangible que le handicap ne nous touchait pas, resterait un accessoire, un gadget dans notre amitié.
On n’utilisait jamais ce mot “handicap »; il était tabou.»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
En attendant Nadeau (Marie Etienne)
France bleu (Le livre du jour)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Le carnet de Myriam Thibault

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« La première fois que j’ai vu Anne, c’était dans le métro; je me souviens de ses yeux qui ressemblaient à des papillons. Je l’avais vue à la station Église-d’Auteuil. Je montais les escaliers; elle les descendait. C’était en 1983. Nous étions en sixième. Nous n’étions pas dans la même classe, mais nous avions une amie commune, Perrine, qui nous a présentés. Anne me faisait un peu peur. Elle était plus grande que moi, portait des vêtements colorés, avait un avis sur tout.
Elle était un monstre de certitudes, de convictions, d’engagements; moi je n’étais que doutes, je voulais m’effacer, être ami avec tout le monde (je n’avais aucun ami; plus je voulais partager l’amitié des autres, plus les autres me fuyaient).
J’avais eu honte d’avoir obtenu, à la fin de l’école primaire, le prix de camaraderie; j’y avais vu la confirmation que j’étais un fayot, c’était comme un prix de consolation. Je n’étais ni le plus intelligent de la classe ni le plus beau; j’étais le plus fayot, et on avait fini par le reconnaître.
Je rasais les murs. Certains garçons criaient très fort: «Tiens, c’est Mathieu! Le pédé!» Même des enfants plus jeunes que moi se moquaient: des élèves de sixième quand j’étais en quatrième. J’avais honte. J’aurais aimé être plus fort, plus grand, avoir une voix plus grave, avoir des manières de garçon. J’étais fragile, un peu efféminé, transparent. Je traversais la vie.
Anne était un bloc.
Je la fuyais comme je fuyais toutes les personnes atypiques. On se moquait d’elle aussi, mais elle semblait hermétique à la violence, à la critique. Certains lui disaient qu’elle serait plus tard comme sa mère: «Toi aussi tu auras des enfants handicapés.»
Les rires couraient dans les couloirs.
Il y avait le brouhaha du collège qui me déstabilisait. Je me raccrochais à des détails infimes (comme la marque de mes chaussettes – des Burberry – que je trouvais très chic, qui me laissait penser que je faisais partie de la norme, une certaine norme, celle que je percevais dans ce collège du 16e arrondissement, un établissement public, rue d’Auteuil). Je ne comprenais pas pourquoi certains se moquaient, en prenant un air, des habitants de «Neuilly, Auteuil, Passy».
Mes parents n’avaient pas d’argent. Mon père faisait des séjours à l’hôpital psychiatrique; ma mère buvait. Écrire la profession de mes parents en début d’année scolaire était toujours un moment pénible. Je ne voulais pas que les autres voient ce que je notais: «Professeur d’anglais» pour mon père, «Agent EDF» pour ma mère. Je me souviens d’un prof de français, en sixième ou cinquième, qui nous avait demandé de ne pas faire de «chichis» en remplissant ces fiches: «Ne me refaites pas le coup de l’élève qui avait écrit “Postier” à “Profession du père” alors qu’il était le fils du ministre des PTT!» Tous les enfants avaient ri. Ce jour-là, j’avais précisé sur la fiche bristol que mon père était «Professeur d’anglais au collège et non ministre de l’Éducation».
Les parents d’Anne avaient, eux, je crois de l’argent. En tout cas, ils avaient un immense appartement avec des œuvres d’art. À l’époque, il me semblait que le statut social protégeait de tout. Je rêvais d’avoir des parents normaux, avec de l’argent (car tous les enfants que je croisais dans le 16e arrondissement avaient des parents fortunés). Je n’avais aucune conscience que j’évoluais dans un microcosme, que sur le plan social j’étais finalement le seul à être un «Français moyen», le seul dans la norme. »

Extraits
« Je me souviens du choc que j’ai ressenti. Anne était incroyablement belle. Elle avait une classe, avec ses bras, ses jambes, ses mains, qui me sidérait. Même ses yeux, ses grands papillons noirs, la rendaient belle. Tout son visage était classique (nez droit, belle bouche, cheveux bouclés, mâchoire féminine et affirmée), seuls ses yeux étaient atypiques, et c’était cette fausse note, ce truc en plus, ce truc bizarre, qui la rendait incroyablement lumineuse. »

« Anne-Sarah et moi dormions dans la même chambre, dans le même lit. On aimait bien se toucher pendant qu’on se parlait. Raconter des horreurs sur les gens qu’on aimait. Hurler de rire. Notre humour me semblait universel, ouvert sur les autres. Il ne l’était pas. On se repliait dans notre tanière. Là où personne ne pouvait nous atteindre. On lisait en écoutant de la musique. »

À propos de l’auteur
Mathieu Simonet est avocat. Il a écrit plusieurs romans publiés au Seuil. Ancien artiste associé aux Ateliers Médicis, il a réalisé un documentaire consacré à Anne-Sarah Kertudo. (Source: Éditions du Seuil)

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