Ce que nous désirons le plus

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En deux mots
Caroline Laurent raconte comment elle s’est sentie trahie après les révélations de Camille Kouchner à propos d’Evelyne Pisier avec laquelle elle avait écrit Et soudain, la liberté, son premier succès. Un choc si violent qu’il va la paralyser de longs mois, incapable d’écrire. Avant de se persuader que c’est en disant les choses qu’elle pourra s’en sortir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand la vie vole en éclats

Avec ce bouleversant témoignage Caroline Laurent raconte le choc subi par les révélations de Camille Kouchner et les mois qui ont suivi. Un livre précieux, manuel de survie pour temps difficiles et engagement fort en faveur de la chose écrite.

Après le somptueux Rivage de la colère, on imaginait Caroline Laurent tracer son sillon de romancière à succès. Un parcours entamé avec Et soudain, la liberté, paru en 2017, un roman écrit «à quatre mains et deux âmes» avec Evelyne Pisier et qui connaîtra un très grand succès. Quand nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois au printemps 2020, elle me parlait avec enthousiasme de ses projets, de son souhait d’indépendance avec la création de sa propre structure, mais aussi du manuscrit de son prochain roman auquel elle avait hâte de s’atteler après sa tournée des librairies et manifestations. Mais tout va basculer en début d’année 2021 quand le nom d’Evelyne Pisier va réapparaître. Cette femme libre avait un autre visage. Dans le livre-choc de Camille Kouchner, La Familia grande, on apprend qu’elle savait tout des violences sexuelles, de l’inceste dont se rendait coupable son mari Olivier Duhamel et qu’elle préférera garder le silence.
C’est précisément le 4 janvier 2021 que Caroline Laurent découvre cette autre vérité en lisant un article dans la presse. Une date qui restera à jamais gravée dans sa mémoire. La romancière aurait pu l’appeler «le jour de la déflagration», ce sera «le jour de la catastrophe». Le choc la laissera exsangue et emportera son don le plus précieux. Elle n’a plus les mots. Elle est incapable d’écrire. A-t-elle été trompée? Où se cache la vérité?
Durant toutes les conversations que les deux femmes ont partagées, jamais il n’a été question de ce lourd secret, même pas une allusion. Evelyne protégeait son mari. Cette Familia Grande, dont elle faisait désormais un peu partie, laissait derrière elle un champ de ruines. À la sidération, à la trahison, à l’incompréhension, il allait désormais falloir faire front. Essayer de comprendre, essayer de dire tout en ayant l’impression d’être dissociée de ce qu’elle avait écrit. Comment avait-t-elle pu ne rien voir, ne rien sentir. Ni victime, ni coupable, mais responsable. Mais comment peut-on être complice de ce qu’on ignore?
Elle comprend alors combien Deborah Levy a raison lorsqu’elle écrit dans Le coût de la vie que quand «La vie vole en éclats. On essaie de se ressaisir et de recoller les morceaux. Et puis on comprend que ce n’est pas possible.» Avec ces mots, ceux d’Annie Ernaux, de Joan Didion et de quelques autres, elle va forger cette conviction que ce n’est que par l’écriture qu’elle parviendra à trier le bon grain de l’ivraie, l’autrice va chercher sinon la vérité du moins sa vérité. Elle commence par re-explorer la relation qu’elle avait avec la vieille dame de 75 ans et finira par entendre de la bouche de son amie Zelda les mots qui la feront avancer: «Elle t’aimait. Elle t’aimait vraiment.»
Voilà son engagement d’alors qui prend tout son sens. Et si s’était à refaire…
Puis elle apprend la patience et l’éloignement, alors que la meute des journalistes la sollicite. Elle veut prendre de la distance, ce qui n’est guère aisé en période de confinement. Et comprend après un échange avec son ami comédien, combien Ariane Mnouchkine pouvait être de bon conseil. En voyant qu’il ne trouvait pas son personnage, elle lui a conseillé de «changer d’erreur».
Alors Caroline change d’erreur. Elle comprend que son livre ne doit pas chercher où et comment elle est fautive, car de toute manière, elle referait tout de la même manière, mais chercher à transcender le mal, à construire sur sa douleur.
Elle nous offre alors les plus belles phrases sur l’acte d’écrire: «Il y a de l’érotisme dans l’écriture, un érotisme naturel, onaniste. On cherche le mot juste, la caresse souveraine. Désirer est le mouvement subaquatique de l’écriture, c’est son anticipation et sa rétrospective – l’infini ressac du texte.»
En cherchant les lignes de fuite de son histoire familiale, en parcourant les chemins escarpés des îles Féroé – vivre à l’écart du monde est une joie – en trouvant dans la solitude une force insoupçonnée, elle nous propose une manière de panser ses blessures, de repartir de l’avant. Un témoignage bouleversant qui est aussi un chemin vers la lumière.

Ce que nous désirons le plus
Caroline Laurent
Éditions Les Escales
Roman
208 p., 00,00 €
EAN 9782365695824
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un séjour aux îles Féroé

Quand?
L’action se déroule de janvier 2021 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Que désires-tu ?
Écrire est la réponse que je donne à une question qu’on ne me pose pas.
Un jour une amie meurt, et en mourant au monde elle me fait naître à moi-même. Ce qui nous unit: un livre. Son dernier roman, mon premier roman, enlacés dans un seul volume. Une si belle histoire.
Cinq ans plus tard, le sol se dérobe sous mes pieds à la lecture d’un autre livre, qui brise le silence d’une famille incestueuse. Mon cœur se fige; je ne respire plus. Ces êtres que j’aimais, et qui m’aimaient, n’étaient donc pas ceux que je croyais?
Je n’étais pas la victime de ce drame. Pourtant une douleur inconnue creusait un trou en moi.
Pendant un an, j’ai lutté contre le chagrin et la folie. Je pensais avoir tout perdu: ma joie, mes repères, ma confiance, mon désir. Écrire était impossible. C’était oublier les consolations profondes. La beauté du monde. Le corps en mouvement. L’élan des femmes qui écrivent: Deborah Levy, Annie Ernaux, Joan Didion… Alors s’accrocher vaille que vaille. Un matin, l’écriture reviendra.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Caroline Laurent présente son nouveau livre Ce que nous désirons le plus © Production Librairie Mollat 

Les premières pages du livre

« C’est un livre que j’écrirai les cheveux détachés.
Comme les pleureuses de l’Antiquité, comme Méduse et les pécheresses. Le geste avant les phrases : défaire le chignon qui blesse ma nuque, jeter l’élastique sur le bureau, et d’un mouvement net, libérer ma chevelure. Libérer est un mot important, je ne vous apprends rien.
Nous devons tous nous libérer de quelque chose ou de quelqu’un. Nous croyons que c’est à tel amour, à tel souvenir, qu’il faut tourner le dos. Et le piège se referme. Car ce n’est pas à cet amour, à ce souvenir, qu’il convient de renoncer, mais au deuil lui-même. Faire le deuil du deuil nous tue avant de nous sauver – sans doute parce qu’abandonner notre chagrin nous coûte davantage que de nous y livrer.
Durant des mois, je me suis accrochée à mon chagrin. À mes lianes de chagrin. Il me semblait avoir tout perdu, repères, socle et horizon. Le feu lui-même m’avait lâchée : je ne savais plus écrire.
À la faveur d’une crise profonde, que je qualifiais volontiers de catastrophe, j’avais perdu les mots et le sens. Je les avais perdus parce que j’avais perdu mon corps, on écrit avec son corps ou on n’écrit pas, moi, j’avais perdu mon corps, et ma tête aussi.
Un jour que j’étais seule dans mon appartement, l’envie m’a prise d’ouvrir un vieux dictionnaire. Les yeux fermés, j’ai inspiré le parfum ancien de poivre et de colle, puis j’ai approché mes lèvres du papier. Je voulais que mon palais connaisse l’encre
du monde.
De la pointe de ma langue, j’ai goûté la folie. Elle m’a paru bonne et piquante.
Cette petite a le goût des mots, disait-on de moi enfant. Aujourd’hui je sais que ce sont les mots qui ont le goût des humains. Ils nous dévorent.
Ils nous rendent fous. Folium en latin – pluriel folia – signifie la feuille. La feuille de l’arbre bien sûr, et par extension celle de papier, le feuillet. Au XVe siècle, folia, ou follia, s’est mis à désigner une danse populaire caractérisée par une énergie débridée. Souvenir de l’Antiquité peut-être, quand sur le Forum ou dans les rues d’Herculanum on entendait des hommes crier, éperdus de désir : « Folia ! » Folia,
nom de femme. Ainsi la définissait le Gaffiot. Je n’imaginais pas de Folia laides. Folia était le nom d’une beauté sauvage, indomptable, et je voyais d’ici, pressant amoureusement les hanches, les longs cheveux noirs roulés en torsade. La folie convoquait donc la danse, l’écriture et la femme.
Le décor était planté.
Pendant un an, moi la danseuse, l’écrivaine et la femme, j’ai lutté pour ne pas devenir folle. Je ne parle pas de psychiatrie, mais de cette ligne très mince, très banale, qui vous transforme lorsque vous la franchissez en étranger du dedans. J’avais libéré de moi une créature informe comme de la lampe se libère le mauvais génie. Cette créature se dressait sur mon chemin où que j’aille, où que je fuie. Je ne la détestais pas pour autant. Je crois surtout que je ne savais pas quoi penser d’elle. La seule manière de l’approcher, c’était de l’écrire.
Mais l’écriture me trahissait, l’écriture ne m’aimait plus.
L’évidence brûlait.
J’avais devant moi de beaux jours de souffrance.
Les fantômes portent la trace de leurs histoires effilochées et c’est pour cela qu’ils reviennent. Ils attendent d’en découdre, c’est-à-dire de voir leur histoire reprisée par ceux qui leur survivent.

I
Résurrection des fantômes
L’histoire aurait commencé ainsi: J’avais une amie, et je l’ai perdue deux fois. Ce que le cancer n’avait pas fait, le secret s’en chargerait.

(J’aimais les secrets, avant. Je les aimais comme les nuits chaudes d’été quand on va, pieds nus dans le sable, marier la mer et l’ivresse. Aujourd’hui je ne sais plus. Le monde a changé de langue, de regard et de peau. Je ne sais plus comment m’y mouvoir. J’ai désappris à nager, moi qui avais choisi de vivre dans l’eau.)

Une trahison. Une amitié folle piétinée de la pire des façons, une tombe creusée dans la tombe. Oui, l’histoire aurait pu être celle-là. Je l’ai longtemps cru moi-même, m’arrimant à cette idée comme aux deux seules certitudes de ma vie : Un jour nous mourons. Et la mer existe.
Après la mort, il n’y a rien.
Après la mer, il y a encore la mer.

J’avais cédé aux sirènes, je m’étais trompée. L’histoire n’était pas celle de mon amie deux fois perdue, mais un champ beaucoup plus vaste et inquiétant, qui ne m’apparaîtrait qu’au terme d’un très long voyage dans le tissu serré de l’écriture.

Le lundi 4 janvier 2021, ma vie a basculé. Le lundi 4 janvier 2021, je suis tombée dans un trou. Graver la date est nécessaire pour donner à cet événement un corps et un tombeau. Tout ce qui suivrait me paraîtrait tellement irréel.

Ce lundi 4 janvier 2021, j’ai planté ma langue tout au fond d’une bouche d’ombre. Après la mort, il n’y a rien ? Illusion. Ceux que nous aimons peuvent mourir encore après leur mort. La fin n’est donc jamais sûre, jamais définitive. J’aurais dû le savoir, moi la lectrice d’Ovide. Eurydice meurt deux fois sous le regard d’Orphée. Les Métamorphoses ne m’avaient rien appris.

Aujourd’hui je veux qu’on me réponde, je veux qu’on me dise. Où va l’amour quand la mort frappe ?

Jusqu’à ce lundi 4 janvier 2021, mon amie disparue n’était pas morte pour moi ; elle avait trouvé une forme d’éternité dans un livre que nous avions écrit, d’abord ensemble, puis moi sans elle. La nuit infinie ne nous avait pas séparées. J’étais devenue un tout petit morceau d’elle, comme elle avait emporté un tout petit morceau de moi, loin sous les limbes. La fiction avait aboli la mort.

Avec les révélations, le sol s’était ouvert en deux. Autour de moi avait commencé à grouiller une terre noire et gluante. C’était une terre pleine de doigts.

Les fantômes m’appelaient.

Le roman qui nous unissait, mon amie et moi, ce roman commencé à quatre mains et achevé à deux âmes (la formule me venait d’une délicate libraire du Mans et m’avait immédiatement saisie par sa justesse), débutait ainsi :

« On me prendra pour une folle, une exaltée, une sale ambitieuse, une fille fragile. On me dira : ‘‘Tu ne peux pas faire ça’’, ‘‘Ça ne s’est jamais vu’’, ou seulement, d’une voix teintée d’inquiétude : ‘‘Tu es sûre de toi ?’’ Bien sûr que non, je ne le suis pas. Comment pourrais-je l’être ? Tout est allé si vite. Je n’ai rien maîtrisé ; plus exactement, je n’ai rien voulu maîtriser. »

Je ne voulais rien maîtriser ? J’allais être servie.

« 16 septembre 2016. Ce devait être un rendez-vous professionnel, un simple rendez-vous, comme j’en ai si souvent. Rencontrer un auteur que je veux publier, partager l’urgence brûlante, formidable, que son texte a suscitée en moi. Puis donner des indications précises : creuser ici, resserrer là, incarner, restructurer, approfondir, épurer. Certains éditeurs sont des contemplatifs. Jardin zen et râteau miniature. J’appartenais à l’autre famille, celle des éditeurs garagistes, heureux de plonger leurs mains dans le ventre des moteurs, de les sortir tachées d’huile et de cambouis, d’y retourner voir avec la caisse à outils. Mais là, ce n’était pas n’importe quel texte, et encore moins n’importe quel auteur. »

L’auteur (à l’époque je ne disais pas encore autrice, j’ignorais que le mot circulait depuis le Moyen Âge, avant son bannissement par les rois de l’Académie française – au nom de quoi en effet, de qui, les femmes écriraient-elles ?), l’auteur en question, disais-je, était liée à des grands noms de notre histoire nationale, politique, artistique, intellectuelle. Son texte affichait un rêve de liberté qui rejoignait des aspirations intimes qu’à ce moment-là je ne me formulais pas.

« Sur mon bureau encombré de documents et de stylos était posé le manuscrit annoté. Pour une fois, ce n’étaient ni le style ni la construction qui avaient retenu mon attention mais bien la femme que j’avais vue derrière. »

J’avais vu cette femme, oui, j’avais vu la femme courageuse, éclatante, qui allait m’ouvrir les portes de la mémoire, de l’engagement et de l’indépendance. Celle qui serait mon modèle, et à travers ma plume, le possible modèle de nombreuses lectrices et lecteurs.

« Certaines rencontres nous précèdent, suspendues au fil de nos vies ; elles sont, j’hésite à écrire le mot, car ni elle ni moi ne croyions plus en Dieu, inscrites quelque part. Notre moment était venu, celui d’une transmission dont le souvenir me porterait toujours vers la joie, et d’une amitié aussi brève que puissante, totale, qui se foutait bien que quarante-sept ans nous séparent. »

Je relis ces lignes et ma gorge se serre. Comme j’aurais aimé que son souvenir me porte toujours vers la joie. Comme j’aurais aimé que le roman continue à épouser la réalité. Comme j’y ai cru.

Après le décès de mon amie, je m’étais réchauffée à l’idée du destin. Ce fameux « doigt de Dieu » qui selon Sartre se pose sur votre front, vous désignant comme l’élue. C’était un poids autant qu’un privilège. Soit. Je ferais mon possible pour ne pas décevoir. J’essaierais d’être à la hauteur de cette élection. Certains parleraient de moi comme d’une amie prodigieuse. Une si belle histoire, n’est-ce pas ? Devant un système dont je ne possédais ni les clefs ni les codes, j’allais pécher par candeur et arrogance. J’étais assoiffée de romanesque. J’avais vingt-huit ans.
Dans un livre, une femme de soixante-quinze ans revit son enfance, sa jeunesse, son désir de liberté.
Dans un livre, une femme me noue à la plus belle des promesses, qui est aussi la plus rassurante : l’amitié.
Dans un livre, une femme me pousse à rêver et à écrire sur elle, quitte à écrire n’importe quoi. C’est la liberté du romancier, elle est au-dessus des lois – dit-on.
Dans un livre, une femme s’éteint brusquement et me donne l’écriture en héritage. Vertige : elle meurt au monde en me faisant naître à moi-même.
Dans un livre, je pleure cette femme.
Dans un livre, je remercie un homme, son mari ; comme elle il me fait confiance, comme elle il croit en moi ; par sa tendresse il prolonge l’amitié folle qui nous liait toutes les deux. Il prend sa place. Il triomphe de la mort.

Dans un livre
— un autre,
Une femme
— une autre,
Prend un jour la parole
Et s’élève
Pour que cesse la fiction.

Au point de jonction du monde et des enfers, le réel montait la garde. Le réel a un visage, celui d’un mari, d’un père, d’un beau-père, d’un ami, d’un mentor, d’un menteur. Le réel a des pulsions, des secrets, un rapport désaxé au pouvoir. (Le pouvoir, ce n’est pas seulement l’argent, les postes de prestige, les diplômes, les cercles mondains, les étiquettes, le pouvoir, c’est le contrôle du discours.) Il arrive que le pouvoir soit renversé. Le réel croyait se cacher dans le langage ; voilà que le langage lui arrache son masque. Un matin, le soleil plonge dans la nuit.

Littérature, mère des naufrages. Parce qu’elle fait corps avec le langage, la littérature fait corps avec la tempête. Un mot peut dire une chose et son contraire. Tout est toujours à interpréter, à entendre – c’est bien cela, il nous faut tendre vers quelque chose ou quelqu’un pour espérer le comprendre. Tout est donc malentendu. Nous passons nos vies à nous lire les uns les autres, à passer au tamis de notre propre histoire l’histoire des autres. Nous sommes de fragiles lecteurs. Et moi, une fragile écrivaine.
Il y a cinq ans, j’écrivais avec des yeux clairs au bout des doigts, dix petits soleils, les mots baignés de fiction lorsqu’ils filaient sur la page.
Aujourd’hui j’écris dans la nuit.
Le réel n’est rien d’autre. Nuit noire. Trou noir. Écoutez ce bruit sec. Quand on racle l’os, c’est qu’il ne reste plus d’illusions.
Aujourd’hui j’écris aveugle, mais plus aveuglée.
J’écris avec mon squelette.
J’écris avec ce que j’ai perdu.

« On ne part pas. » Combien de fois ai-je tourné ce vers de Rimbaud dans ma tête ? On ne part pas. Qu’on passe une saison en enfer ou non, le mauvais sang est là, tapi en nous. Il saura où nous trouver. Fuir les autres ? Très bien. Mais se fuir soi ? Je commençais à le comprendre, nos stratégies de contournement, si élaborées soient-elles, nourrissent toujours nos futures défaites. Dans le fond, c’est peut-être ce que nous recherchons : que quelque chose en nous se défasse. L’écriture est une voie tortueuse pour accéder à ce délitement, conscient ou pas. C’est comme si elle nous précédait, comme si elle savait de nous des choses que nous-même ignorons. Qu’on la dise romanesque, autobiographique, intime ou engagée, la littérature nous attend déjà du mauvais côté. Celui où nous tomberons. Elle nous échappe en nous faisant advenir à nous-même, nous pousse à écrire ce que jamais on ne dirait, sans doute pour assouvir notre désir de connaître, de nous connaître (cette pompeuse libido sciendi détaillée par saint Augustin et Pascal, qui forme avec le désir de la chair et le désir du pouvoir l’une des trois concupiscences humaines). L’écriture s’impose. Révélateur chimique de nos vies, développateur argentique – nos fantômes en noir et blanc.
Dans cette métamorphose silencieuse, le lecteur agit comme un solvant. Sous son regard froid ou brûlant, la phrase trouve ses contours, sa profondeur, à moins qu’elle ne se désintègre totalement. En ce sens, la littérature ne saurait être un loisir ni un divertissement. Comment le pourrait-elle ? La littérature est toujours plus sérieuse qu’on ne le pense puisqu’elle met en jeu ce qui fait de nous des mortels, des égarés, des êtres humains – c’est-à-dire des monstres.
« On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête.
En l’espace d’un battement de cœur.
Ou de l’absence d’un battement de cœur. »

Les mots de Joan Didion pulsaient dans mes veines. Combien de temps faut-il au monde pour s’écrouler ? L’année qui s’ouvrait serait-elle pour moi aussi celle de la pensée magique (non, tout cela n’est pas arrivé, non, cela n’est pas possible) ? Avant même que le livre brisant le silence ne paraisse en librairie le jeudi 7 janvier – chronologie, mon garde-fou –, j’ai su que ce lundi allait tuer quelque chose en moi.

Le 4 janvier 2021, au terme d’une journée interminable, pétrie d’attente, d’angoisse et de malaise, j’apprenais dans la presse que le mari de mon amie disparue, devenu depuis un proche, j’allais dire, un père, était accusé d’un crime.

Il faut nommer le crime, mais comment nommer l’innommable ? Inceste n’est pas un mot. Inceste est un au-delà du langage, un au-delà de la pensée. Inceste est tout à la fois l’inconcevable et l’indicible. Pourtant ce qu’on ne peut dire existe et ce qu’on ne peut concevoir advient, puisque cela détruit. Les ruines sont des preuves.

Mon amie disparue, cette femme libre et indépendante que j’avais érigée en inspiratrice, ne m’avait jamais confié ce drame, pas même de façon allusive. Par son silence, elle avait protégé son mari.

Soudain, la liberté n’avait plus du tout le même visage. Je ne voyais plus qu’une adolescence pulvérisée, un désordre poisseux, une unité éclatée, partout des cratères d’obus. Saisissant pour la première fois l’enfer qui se cachait derrière cette famille complexe, je me sentais happée par la spirale : les murs qui avaient emprisonné les victimes s’effondraient puis se relevaient pour encercler ceux que j’avais crus libres.

Quelque chose en moi avait explosé. Une déflagration.
J’avais fixé avec étonnement deux formes rouges à mes pieds.
C’étaient mes poumons.
Au départ, il m’a semblé que la meilleure façon de restituer la catastrophe consisterait à raconter point par point la journée du 4 janvier. J’ai fait machine arrière. Au fil des détails ma plume s’encrassait, je veux dire par là qu’elle devenait sale, douteuse – journalistique. Sans doute servait-elle à un public abstrait ce que celui-ci réclamait : de l’affect et du drama. Je ne veux pas de drama.

Consigner des instantanés me paraît plus juste, parce que plus proche de ce que j’ai vécu. Ces éclats sont à l’image de ma mémoire fragmentée. Ils me poursuivent comme une douloureuse empreinte – la marque d’une mâchoire humaine sur ma peau.

De quoi ai-je le chagrin de me souvenir ?

De ces échardes, de ces silences :

Je me souviens du message de mon éditeur au réveil le lundi. Quelque chose n’allait pas. Un « problème », des « nuages sombres » concernant « notre ami commun » (se méfier des mots banals, usés jusqu’à la corde, que l’inquiétude recharge brusquement en électricité).
Je me souviens que la veille, dans une boutique de Saint-Émilion, ma mère m’offrait un bracelet pour prolonger Noël et fêter un prix littéraire qui venait de m’être décerné. Il s’agissait d’un cuir sang combiné à une chaînette de pierres rouges, de l’agate, symbole d’équilibre et d’harmonie.
Je me souviens du soleil blanc sur la campagne, des reflets bleus lancés par le cèdre. Sur la branche nue du lilas des Indes, une mésange semblait peinte à l’aquarelle.
Je me souviens du thé en vrac au petit déjeuner, « Soleil vert d’Asie », mélange du Yunnan aux notes d’agrumes, qui avait le goût étrange du savon.
Je me souviens de l’attente, ce moment suspendu entre deux états de conscience, l’avant, l’après, l’antichambre de la douleur, moratoire du cœur et de l’esprit.
Je me souviens d’avoir pensé : Je sais que je vais apprendre quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Et juste après : Tout peut être détruit, tout peut être sauvé.
Je me souviens du regard inquiet de ma mère.
Je me souviens de la citation de Diderot dans la chambre jaune, ma grotte d’adolescente aux murs tatoués d’aphorismes : « Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir. »
Je me souviens d’un coup de téléphone, de mon ventre qui cogne et d’une voix qui me répète : « Protège-toi. »
Je me souviens des rideaux aux fenêtres de ma chambre, la dentelle ajourée, les motifs d’un autre âge, on appelle ça des « rideaux bonne femme », pourquoi cette expression ? J’aurais dû voir le monde, je ne voyais plus que la fenêtre.
Quelques jours plus tôt, je me souviens que je regardais La vie est belle de Frank Capra, touchée par la dédicace finale de l’ange gardien à George, le héros : « Cher George, rappelle-toi qu’un homme qui a des amis n’est pas un raté. »
Je me souviens du téléphone qui vibre vers 17 heures.
L’impensable.
Je me souviens de l’article de journal, de la photo officielle de mon ami, du mot accolé à la photo. Tout éclate. »

À propos de l’auteur
LAURENT_Caroline_©Philippe_MatsasCaroline Laurent © Photo DR

Caroline Laurent est franco-mauricienne. Après le succès de son livre co-écrit avec Évelyne Pisier, Et soudain, la liberté (Les Escales, 2017 ; Pocket, 2018 ; Prix Marguerite Duras ; Grand Prix des Lycéennes de ELLE ; Prix Première Plume), traduit dans de nombreux pays, elle a publié Rivage de la colère (lauréat d’une dizaine de prix, dont le Prix Maison de la Presse 2020 ; le Prix du Roman Métis des Lecteurs et des Lycéens, le Prix Louis-Guilloux et le Prix Bourdarie de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer), roman adapté en bande dessinée aux éditions Phileas. Caroline Laurent a fondé son agence littéraire indépendante en 2021 ; elle donne des ateliers d’écriture en prison et collabore avec l’école Les Mots. Elle est depuis octobre 2019 membre de la commission Vie Littéraire du CNL.

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L’Ami

TAVERNIER_lami

  RL_hiver_2021   coup_de_coeur

L’Ami est finaliste du Grand Prix RTL-LiRE qui sera remis le 15 mars, ainsi que du Prix de la Closerie des Lilas 2021.

En deux mots
Comment réagiriez-vous si une escouade de gendarmes bouclait votre quartier et vous apprenait que votre voisin, que vous aimiez inviter à l’apéro, était un tueur en série ? Qu’avec son épouse il avait violé et assassiné des jeunes filles ? C’est le drame auquel sont confrontés Thierry et Élisabeth.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Mon voisin est un violeur et un assassin

Tiffany Tavernier a imaginé la déflagration au sein d’un couple quand il apprend que son voisin est un tueur en série. De la sidération à la colère, le choc va avoir de lourdes conséquences.

C’est un quartier résidentiel comme tant d’autres, des villas avec jardin dans un coin tranquille. Tellement tranquille qu’on imagine sans peine la stupéfaction de Thierry lorsqu’il voit débarquer une ambulance, une escouade de gendarmes et le GIGN. Les troupes vont encercler la maison de son voisin et le prier de s’allonger chez lui sur le tapis avec Élisabeth, son épouse, «le temps qu’il faudra». Et alors qu’ils se perdent en conjectures sur le péril qui menace Guy et Chantal, ces derniers sont emmenés manu militari. Mais pour l’heure, on ne leur donnera aucune explication, le temps de fouiller le périmètre autour de la maison et le cabanon où Guy entrepose ses outils. Outils qu’il lui arrive de prêter à son voisin et que la police scientifique va étudier.
C’est n’est que le lendemain, avec l’arrivée d’une journaliste, qu’ils vont apprendre la terrible nouvelle. Guy et Chantal Delric sont des criminels, recherchés pour des viols et des assassinats. La télévision va en donner la liste:
REINE, 20 ANS, DISPARUE IL Y A SEPT ANS.
VIRGINIE, 14 ANS, DISPARUE IL Y A SIX ANS.
ZOÉ, 22 ANS, DISPARUE IL Y A QUATRE ANS.
MARGARITA, 19 ANS, DISPARUE IL Y A TROIS ANS.
SELIMA, 13 ANS, DISPARUE IL Y A DEUX ANS.
MARIE-ANNE, 13 ANS, DISPARUE IL Y A DIX-NEUF MOIS.
VIOLINE, 15 ANS, DISPARUE IL Y A DEUX MOIS.
ANNE-CÉCILE, 14 ANS, DISPARUE DEPUIS QUATRE JOURS, SAUVÉE IN EXTREMIS, AUJOURD’HUI DANS LE COMA.
C’est par hasard qu’un couple de randonneurs perdus en pleine forêt est tombé sur Guy au moment où il s’apprêtait à poignarder Anne-Cécile et a pu donner l’alerte. Après identification, la police a pu procéder à son arrestation ainsi qu’à celle de Chantal.
Commence alors pour Thierry et Lisa une terrible épreuve, dont il ne mesurent pas encore les conséquences. Ils étaient les amis de ce couple infernal, partageaient régulièrement avec eux un apéro, s’invitaient pour un barbecue ou un dîner et se prêtaient des outils. Jamais, ils ne se sont doutés de ce qui se déroulait à quelques mètres de là. Ils n’ont rien vu, mais doivent détailler leur emploi pour tenter d’éclairer les enquêteurs. Ils doivent aussi résister à la meute des journalistes qui, faute de collaboration, vont se faire de plus en plus insistants.
Lisa va craquer la première et part chez sa sœur pour prendre du recul.
Thierry s’accroche à son quotidien, même s’il remarque qu’au travail on le regarde différemment. Les séances chez le psy ne vont pas vraiment l’aider, sinon à constater que dorénavant tout le monde le fuit. Il est seul avec sa colère, avec sa peine.
Tiffany Tavernier réussit avec beaucoup de finesse à analyser la psychologie de ces victimes collatérales pour lesquelles plus rien ne sera comme avant. Elle pousse aussi fort habilement le lecteur à se mettre à la place de ce couple sans histoires, à le laisser imaginer comment il aurait réagi, en lui livrant des clés troublantes. Car, on a beau se dire que «cela ne nous regarde pas», les autres vous entraînent dans une spirale infernale qu’il est difficile d’arrêter. Comme le disait Voltaire «Mon Dieu, gardez-moi de mes amis!»

L’Ami
Tiffany Tavernier
Éditions Sabine Wespieser
Roman
264 p., 21 €
EAN 9782848053851
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas précisément défini.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un samedi matin comme un autre, Thierry entend des bruits de moteur inhabituels tandis qu’il s’apprête à partir à la rivière. La scène qu’il découvre en sortant de chez lui est proprement impensable : des individus casqués, arme au poing, des voitures de police, une ambulance. Tout va très vite, et c’est en état de choc qu’il apprend l’arrestation de ses voisins, les seuls à la ronde. Quand il saisit la monstruosité des faits qui leur sont reprochés, il réalise, abasourdi, à quel point il s’est trompé sur Guy, dont il avait fini par se sentir si proche.
Entre déni, culpabilité, colère et chagrin, commence alors une effarante plongée dans les ténèbres pour cet être taciturne, dont la vie se déroulait jusqu’ici de sa maison à l’usine. Son environnement brutalement dévasté, il prend la mesure de sa solitude.
C’est le début d’une longue et bouleversante quête, véritable objet de ce roman hypnotique. Au terme de ce parcours quasi initiatique, Thierry sera amené à répondre à la question qui le taraude : comment n’a-t-il pas vu que son unique ami était l’incarnation du mal ?
Avec ce magnifique portrait d’homme, Tiffany Tavernier, subtile interprète des âmes tourmentées, interroge de manière puissante l’infinie faculté de l’être humain à renaître à soi et au monde.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Benzinemag 
A Voir A Lire (Aline Sirba) 
Radio Classique (Bernard Poirette) 
Blog Mediapart (Frédéric L’Helgoualch) 
Podcast Art District Radio 
Blog l’Apostrophée 
Blog Lili au fil des pages 
Blog Alex mot-à-mots 


Tiffany Tavernier présente son roman L’ami © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« C’EST UN SAMEDI COMME TOUS LES AUTRES. Je m’habille dans la pénombre, en faisant attention de ne pas réveiller Élisabeth. En bas de l’escalier, pas de Jules. D’habitude, elle m’accueillait avec des glapissements joyeux. Dans la cuisine, j’allume la cafetière électrique, je sors une tasse du placard. À travers la fenêtre, l’aube point, les feuilles des chênes frémissent. En face, personne n’est levé. Le silence emplit tout. Quand Jules est morte, c’est Élisabeth qui a voulu qu’on l’enterre dans un cimetière pour chiens, elle encore pour le choix de la tombe. Blanche. La cérémonie était belle. Même ses sœurs sont venues. Ce soir-là, on a tellement bu que tout le monde est resté dormir à la maison, sauf Guy et Chantal, bien sûr. Cela m’a fait quelque chose qu’ils viennent. Surtout Guy. Avec la dépression de Chantal, il en chie. Chie, oui, c’est le mot. On les entend parfois s’engueuler jusque tard, puis rien, ça passe. Nelly, leur chienne, c’était il y a un an. Un vrai coup de malchance, il y a si peu d’allées et venues par ici. L’enfoiré qui l’a percutée s’est bien gardé de laisser son nom, on ne l’a jamais retrouvé. Leur chienne, si. Du moins, ce qu’il en restait : un tas de chairs sanguinolentes qu’on a enterré le soir même avec Guy. À la pelle, dans son jardin. Une sale nuit comme on n’aime pas en vivre. Guy pleurait en silence, je creusais. C’est peut-être la raison pour laquelle Élisabeth a eu besoin de faire les choses en grand pour Jules. Pour rattraper ce malheur.
Sur la table, une Musca domestica se frotte les pattes, facile à reconnaître avec ses deux gros yeux rouges et son thorax gris. Je me demande si elles existent au Vietnam. La prochaine fois que Marc nous fera signe, je le lui demanderai. Il a l’air de trouver la vie formidable là-bas. Sur les photos de son compte Instagram, il n’arrête pas de sourire, ce qui rassure Élisabeth. Moi, pas. Qu’a-t-il eu besoin de choisir ce pays ? À coup sûr, mon père n’aurait pas apprécié. Ce boulot, en plus, dans ce grand hôtel. Est-ce qu’on le traite bien au moins ?
Dehors, le ciel vire au rose pâle. Je ne suis jamais allé bien loin, moi. Une fois, à vingt-deux ans, quelques jours en Espagne, une autre fois en Suède avec Élisabeth. Puis Marc est né. Partir ne nous disait plus rien ou alors à la mer, en été, avec le petit. Parfois, cela me fait tout drôle de le savoir si loin. Le manque remonte, brutal. Et puis ça passe, comme les disputes entre Guy et Chantal. Cela fait des années pourtant qu’il n’habite plus chez nous, mais bon, sa fac, un coup de voiture et j’y étais. Entre nous, désormais, même l’heure est différente et on a beau communiquer par Skype, plus le temps passe, moins on a de choses à se raconter.
Sur la table, la mouche s’envole et vient se poser sur la vitre. Plus que tout, j’aime ces heures où rien encore ne s’agite. Aucun bruit de voiture, aucune sonnerie de téléphone. Seule la lente poussée du jour, le craquement des branches dans le vent. J’avale d’un trait mon café. Après, j’irai faire mon tour le long de l’Aune. À cette heure, je n’y ai jamais rencontré personne à l’exception de Chantal, une fois. Le soleil venait de se lever. Je suis tombé sur elle, assise au bord de l’eau, les yeux dans le vague. La frousse qu’elle a eue en me voyant. Elle n’avait pas dormi de la nuit et s’était dit qu’un peu d’air frais lui ferait du bien. Je lui ai proposé de venir boire un café. Elle m’a fixé d’un air étrange, puis, subitement, elle s’est levée et elle est partie. Élisabeth dit que c’est à cause de ses médicaments. Des trucs tellement forts qu’il faut parfois des mois avant de trouver le bon dosage.
Les premiers rayons du soleil illuminent la cuisine. Bientôt, on pourra prendre le petit déjeuner sur la nouvelle terrasse. Le boulot que cela m’a coûté de déblayer le terrain. Mais ça y est, les piliers sont en place, il ne me reste plus qu’à poser les planches. On pourra y installer une balancelle comme dans les films américains. Dessous, je ferai une réserve à bois et, en cas de pluie, j’ai même prévu de construire un auvent. La vue est tellement belle d’ici. Des arbres, rien que des arbres. C’est ce qui m’a le plus emballé quand nous sommes tombés sur cette maison. Ce côté sauvage partout alentour. Élisabeth, non. L’idée de vivre dans un endroit aussi isolé lui faisait peur. L’affaire était si bonne, je l’ai suppliée de réfléchir. En plus d’être vendue pour une bouchée de pain et de laisser entrevoir toutes sortes d’aménagements possibles, cette maison était située à seulement dix kilomètres de l’usine où je travaille et à moins de huit kilomètres de P., le bourg où, en tant qu’infirmière, Élisabeth était attendue à bras ouverts. Si on optait pour un appartement en ville, c’étaient des dizaines de kilomètres en plus par jour et un espace beaucoup plus réduit. Malgré tout, Élisabeth hésitait et je m’apprêtais à renoncer quand sa mère évoqua l’idée d’acheter un chien. Là, ce fut magique. Avec un chien – mais un vrai chien de garde, hein ? –, alors oui, Élisabeth pouvait s’imaginer vivre là-bas.
Les jours suivant l’emménagement, j’étais tellement excité que je me suis lancé dans les travaux de notre chambre, de celle du petit, de la salle de douche, puis du salon en bas, de la cuisine et du garage.
Aujourd’hui, on a tout ça et même une troisième chambre qu’Élisabeth, faute d’enfants, a décidé de reconvertir en atelier il y a deux ans. Elle y passe de plus en plus de temps pour peindre ses « révélations » : amas de formes et de couleurs qui ne me parlent guère. Mais bon, cela lui fait du bien et vu ce qu’elle endure au boulot… Dans un coin, elle a gardé le lit ; une de ses sœurs y dort parfois. Mon frère, lui, jamais. Mais lui, c’est une autre histoire.
Je jette un œil à la deuxième horloge. À Hanoï, il est près de midi, les rues regorgent de monde. Ici, l’herbe est encore mouillée et les libellules dorment. Dans la lumière naissante du jour, tout scintille jusqu’aux roches. Avec un peu de chance, j’attraperai quelques écrevisses et, si l’eau n’est pas trop froide, je me baignerai là où, sous la voûte des arbres, l’Aune est un peu plus profonde. Il va faire beau aujourd’hui. Le ciel est dégagé. Cet après-midi, je sortirais bien la grande échelle pour aller regarder sur le toit d’où vient cette fuite. Guy acceptera-t-il seulement de m’aider à la porter ? Cette nuit, je l’ai entendu rentrer très tard avec sa fourgonnette. Quand cela chauffe trop avec Chantal, il part rouler des heures pour se calmer. Les lendemains sont difficiles. Pour une fois que je ne suis pas d’astreinte. J’irai tout de même tenter ma chance, mais pas avant midi. Guy est d’une humeur de chien le matin. Depuis tout ce temps, j’ai appris à le connaître.
J’enfile mes bottes en me promettant, à mon retour, d’apporter à Lisa son petit déjeuner au lit. J’en profiterai pour me glisser à côté d’elle. Elle râlera parce que je puerai la vase, puis me pardonnera parce que je n’ai pas oublié la confiture. Après toutes ces années, je me dis qu’on a de la chance de s’aimer encore si fort. D’avoir cette vie tranquille aussi, même si, chaque soir, elle arrive de plus en plus crevée à cause de la surcharge de boulot et que, de mon côté, je trouve de plus en plus difficile de me lever en pleine nuit pour réparer en urgence une machine tombée en panne à l’usine. Il n’empêche, rien à voir avec la vie de combat de mon frère, celle, du moins, que je lui ai toujours imaginée dans ces pays lointains. Les rares fois où on se parle, je n’ose jamais le questionner et, de lui-même, il ne m’en parle pas. Même pas une femme ou un gosse avec ça.
J’attrape ma veste, m’apprête à ouvrir la porte. Tiens, un bruit de moteur et pas qu’une seule voiture. Il n’y a pourtant que nos deux maisons ici. Qu’est-ce que cela peut bien être ? J’ouvre la porte, découvre, abasourdi, une, deux, trois, quatre, cinq, six voitures de flics suivies d’une ambulance, qui déboulent en trombe. Au même moment, je vois surgir de la forêt une vingtaine d’hommes casqués, type GIGN, visières baissées, gilets pare-balles, armes au poing. La scène est tellement irréelle que je me demande si je ne suis pas en proie à une hallucination. Dans un nuage de poussière, les voitures viennent se garer devant la maison de Guy et de Chantal.
« Monsieur, vous ne pouvez pas rester ici. »
Je fais un bond en arrière, fixe l’homme planté devant moi.
« Capitaine Bretan, gendarmerie nationale. »
Derrière son dos, des GIGN s’agenouillent en position de tir autour de la maison de Guy et de Chantal. Qu’est-ce que…
« Monsieur ? »
Dans ma tête, c’est un remous indescriptible. Son front si dégagé, si net.
« Combien de personnes sont en ce moment chez vous ? »
Je le considère, ahuri.
« Monsieur, s’il vous plaît. »
Retrouver les mots. L’espace des mots. Leur déroulé logique.
« Je… juste moi et ma femme à l’étage, mais enfin… qu’est-ce qui se passe ? »
Il jette un œil à la fenêtre du premier, jauge, en une fraction de seconde, la distance entre nos deux maisons.
« Ne vous inquiétez pas, nous avons juste besoin d’être sûrs qu’il ne vous arrive rien le temps de notre intervention.
– Quelle intervention ? C’est quoi ce…
– Monsieur, nous n’avons pas de temps. »
Derrière son dos, quatre GIGN armés se rapprochent en courant de la maison de Guy et de Chantal…
« C’est nos voisins ? Parce que c’est nos amis, on se connaît depuis un bout de temps… »
J’ai presque envie de rajouter l’histoire de la fuite sur le toit, la grande échelle que je ne peux pas porter seul. Sa stupeur m’arrête net.
« Vos amis ? »
Ben oui, nos amis, tondeuse, parties de cartes, parasol, barbecue, quoi de plus normal, aucune autre baraque à des kilomètres, alors pourquoi cet air interloqué, je voudrais le secouer tout à coup, qu’est-ce qui leur est arrivé ? Seulement, les mots ne sortent pas. Et maintenant, cette façon qu’il a de me fixer. Comme s’il m’en voulait… Comme si c’était trop tard…
« Ben oui, Guy et Chantal, quoi. »
Sa voix se radoucit.
« Écoutez, faites descendre votre femme et, jusqu’à nouvel ordre, ne sortez pas de chez vous et ne vous approchez d’aucune fenêtre, compris ? »
ÉLISABETH ME REGARDE SANS COMPRENDRE. Je lui murmure qu’il y a des flics, partout des flics, que cela a l’air grave, très grave même, qu’il faut qu’elle sorte du lit, fissa. Elle se lève d’un bond, passe sa robe de chambre, me suit, les cheveux ébouriffés. En haut de l’escalier, elle se raidit en découvrant le type du GIGN. Le même effroi m’a saisi tout à l’heure. Nos deux maisons dans ce coin si tranquille… Il fallait vraiment qu’un truc de dingue soit arrivé à Guy et Chantal pour rameuter une telle armée. J’ai eu envie de fuir. Au lieu de cela, je suis resté comme pétrifié sur le seuil en essayant du mieux que je pouvais de me calmer. Mon cœur surtout. Les battements de mon cœur. Une véritable explosion. Comme s’il savait déjà la nature de ce qui s’était produit. Quelque chose de terrible que je ne pouvais pas, que je ne voulais pas imaginer.
Et maintenant Élisabeth, dégringolant les marches à mes côtés. Elle, d’habitude si gaie. Tant d’hommes pour une petite maison. Quelqu’un les aurait-il tués ? En bas, le GIGN, gilet pare-balles, visière ouverte, désigne du doigt le salon.
« Allongez-vous sur le tapis. »
Seulement, Élisabeth vient à peine de se réveiller. L’information va trop vite.
« Sur le tapis, mais pourquoi ?
– Ne vous inquiétez pas, madame, c’est par simple mesure de sécurité, au cas où ça chaufferait en face.
– Comment ça, en face ? »
Elle a presque crié. Il lui répond qu’il ne peut pas lui en dire plus. Elle se tourne vers moi.
« C’est chez Guy et Chantal ? »
Je lui fais signe que oui et je vois ses deux pupilles s’agrandir. Le GIGN reçoit un ordre dans son casque.
« Allongez-vous maintenant. »
J’aimerais lui demander si c’est à cause des balles qu’il s’apprête à tirer ou à cause de celles, perdues, susceptibles de venir d’en face, s’il a déjà connu des situations semblables, s’il sait si Guy et Chantal sont encore vivants, si… »

Extrait
« REINE, 20 ANS, DISPARUE IL Y A SEPT ANS.
VIRGINIE, 14 ANS, DISPARUE IL Y A SIX ANS.
ZOÉ, 22 ANS, DISPARUE IL Y A QUATRE ANS.
MARGARITA, 19 ANS, DISPARUE IL Y A TROIS ANS.
SELIMA, 13 ANS, DISPARUE IL Y A DEUX ANS.
MARIE-ANNE, 13 ANS, DISPARUE IL Y A DIX-NEUF MOIS.
VIOLINE, 15 ANS, DISPARUE IL Y A DEUX MOIS.
ANNE-CÉCILE, 14 ANS, DISPARUE DEPUIS QUATRE JOURS, SAUVÉE IN EXTREMIS, AUJOURD’HUI DANS LE COMA.
Dans la maison, pas le moindre objet n’a bougé. La vague a déferlé pourtant. Rasant, laminant tout. Je cherche des yeux Élisabeth, qui fixe le poste, aussi hébétée que moi. À l’écran, ils répètent en boucle le prénom des petites victimes, soulignant, presque avec jubilation «qu’il pourrait y en avoir d’autres, beaucoup d’autre même ». Puis ils en viennent à cette histoire incroyable — un vrai miracle, scandent-ils —, ce couple de randonneurs perdus en pleine forêt qui, totalement par hasard, dans la nuit de vendredi à samedi, sont tombés sur le « monstre » sur le point d’achever la petite Anne-Cécile à coups de couteau. C’est grâce à leur témoignage et aux empreintes laissées par Guy Delric que la police a pu enfin identifier le tueur, l’arrêter aux aurores dès le lendemain, avec sa femme. » p. 52-53

À propos de l’auteur
TAVERNIER_Tiffany_©bulle_batallaTiffany Tavernier © Photo Bulle Batalla

Tiffany Tavernier est romancière et scénariste. Elle a rejoint en 2018 le catalogue de Sabine Wespieser éditeur avec Roissy, portrait d’une «indécelable», une femme sans mémoire réfugiée dans l’aéroport. En 2021, elle publie L’Ami. (Source: Éditions Sabine Wespieser)

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Sauf que c’étaient des enfants

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  coup_de_coeur  RL2020  Logo_second_roman

 

 

En deux mots:
Huit jeunes collégiens sont accusés de viol en réunion et mis en garde à vue. Dans l’établissement scolaire, c’est le choc puis le temps des questions. Fatima a-t-elle dit la vérité? Alors que s’engage la procédure judiciaire, les masques tombent.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Fatima et les huit garçons

Pour son second roman Gabrielle Tuloup analyse un fait divers, l’inculpation de huit collégiens pour viol en réunion. Et fait de «Sauf que c’étaient des enfants» un drame finement ciselé.

Gabrielle Tuloup nous avait impressionnés dès son premier roman, La Nuit introuvable dans lequel un fils retrouvait sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer et qui, avant de sombrer, lui avait laissé une confession épistolaire émouvante qui allait modifier son jugement et sa vie. Pour son second roman, changement d’atmosphère complet, même si là aussi il est question de remise en cause, de jugement trop rapide et de vies qui basculent.
Nous sommes dans un collège de banlieue au moment où, pour les besoins d’une enquête judiciaire, la police demande au principal l’autorisation de consulter les photos des élèves. Devant la gravité de l’affaire – il s’agit d’un viol en réunion – l’homme obtempère. Fatima, la victime, reconnait l’un de ses agresseurs, puis un autre… Au total se sont ainsi huit élèves de l’établissement qui auraient participé à ce fait divers sordide. Et qu’il va falloir mettre en garde à vue, parce que, avec le soutien de sa mère, la jeune fille a porté plainte.
Le principal négocie une façon discrète d’appréhender les suspects: les surveillants iront chercher les élèves dans leur classe et ils seront alors remis aux policiers en civil qui les attendent.
Si les choses se passent sans heurts apparents, on imagine l’onde de choc ainsi créée.
Au plus proche des différents acteurs impliqués dans ce drame, le personnel de l’établissement, du principal aux surveillants, en passant par les enseignants et les élèves, Gabrielle Tuloup décrit cette atmosphère de plus en plus pesante, ces rumeurs qui enflent, cette suspicion qui se généralise.
Il y a ceux qui minimisent, ceux qui font de la victime la première coupable, ceux qui ne veulent pas se prononcer et ceux qui jugent immédiatement les huit élèves. Et puis, il y a ceux qui, après la sidération, sont touchés en plein cœur comme Emma, prof de français. Cette affaire va raviver des souvenirs, remettre à vif une plaie qui n’était pas vraiment cicatrisée. «Ça lui explose au visage. Ils ont fait ça. Ses mômes ont fait ça. Elle l’entend de nouveau, nettement, le rire collectif. Ils savaient donc, les copains. Et Nadir qui frimait, les yeux brillants, les épaules sorties. Nadir qui, d’habitude, s’arrête toujours au bon moment. Qu’on n’aille pas lui expliquer que ce sont des gosses, qu’ils ne se rendent pas compte. Leur foutue présomption d’innocence, ils peuvent se la garder.» Elle va avoir beaucoup de mal à retrouver les élèves au terme de leur garde à vue. Car bien entendu, le temps judiciaire n’a rien à voir avec celui des médias et des réseaux sociaux. Dans l’attente du procès la présomption d’innocence devrait pourtant prévaloir.
C’est aussi ce que les parents des adolescents incriminés espèrent. Vœu pieux! En quelques jours tout va voler en éclats. La défense s’organise, le clan se resserre : «Cher Juge, je connais bien ces huit garçons, je les connais depuis longtemps et je peux vous garantir que ces jeunes hommes sont innocent. Ils sont comme des frères pour moi et m’imaginer les voir faire une tel chose m’est aussi insupportable qu’incrédible. Je suis contre le fais que ces jeunes soit pénaliser or que certains ne l’on pas toucher. ni même parler. De plus cette jeune elle a déjà une réputation car il y a des rumeurs sur cette personne et ce jour-là je ne doute pas qu’elle était consentante. Je compte sur vous pour prononcer la sentence la plus juste en espérant avoir un jugement clément pour mes amis. Merci d’avance.»
Si ce roman s’inscrit dans la lignée des romans qui, après #metoo, traitent des violences faites aux femmes – on pense à Karine Tuil et Les choses humaines, à Mazarine Pingeot et Se taire ou encore au tout récent Le Consentement de Vanessa Springora – il est avant tout la chronique d’une dérive ordinaire, un témoignage qui n’oublie aucune des pièces du dossier. On y retrouve du reste les rapports de l’assistante sociale, les bulletins scolaires annotés ou encore un compte-rendu de la réunion de l’association SOS victimes.
On y voit le courage qu’il faut pour briser le silence, pour oser porter plainte. On y voit aussi le long chemin que parcourent les victimes jusqu’à dire les choses. Grâce à la belle construction du roman, on bascule alors de l’histoire de Fatima à celle d’Emma. Et l’on comprend que le combat est loin d’être terminé. Loin de tout manichéisme, Gabrielle Tuloup réussit ici un roman délicat et solidement documenté, un réquisitoire contre les à priori et jugements péremptoires, une réflexion sur la vie ordinaire dans un collège. Utile, forcément utile.

Sauf que c’étaient des enfants
Gabrielle Tuloup
Éditions Philippe Rey
Roman
176 p., 16 €
EAN 9782848767840
Paru le 2/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Stains en banlieue parisienne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, la police entre dans un collège de Stains. Huit élèves, huit garçons, sont suspectés de viol en réunion sur une fille de la cité voisine, Fatima. Leur interpellation fait exploser le quotidien de chacun des adultes qui entourent les enfants. En quoi sont-ils, eux aussi, responsables ? Il y a les parents, le principal, les surveillants, et une professeure de français, Emma, dont la réaction extrêmement vive surprend tout le monde. Tandis que l’événement ravive en elle des souvenirs douloureux, Emma s’interroge : face à ce qu’a subi Fatima, a-t-elle seulement le droit de se sentir victime ? Car il est des zones grises où la violence ne dit pas toujours son nom… Avec beaucoup de justesse, Gabrielle Tuloup aborde la question de l’abus sexuel dans notre société. Le lecteur, immergé dans l’intimité de personnages confrontés à la notion de consentement et aux lois du silence, suit leur émouvante quête de réparation.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Au revoir les enfants
Mardi 27 janvier 2015
Le réel ne prend pas de gants. Il ne frappe pas à la porte du bureau de Ludovic Lusnel. C’est la sonnerie du téléphone qui s’en charge. Le principal a l’habitude de travailler avec la police. Mais pas comme ça.
Son établissement présente bien. La façade de briques ordonnées, en vis-à-vis des cités, exhibe fièrement les principes républicains. Lusnel a enseigné dix ans dans le 93 avant de prendre de nouvelles responsabilités. Il était professeur d’histoire, il connaît la nécessité des devises, leur limite. Homme sensible, mais factuel, il a rangé son violoncelle et acheté des cravates de couleur. Voilà quatre ans qu’il est principal au collège André-Breton de Stains. Les manuels lui ont appris la Terreur et les révolutions, alors il fait en sorte que la vie soit organisée, maîtrisable. Il s’en ira sûrement à la fin de l’année, il a demandé sa mutation. Ce sera plus reposant.
Lusnel dit souvent que c’est son collège, son équipe, ses élèves. Ce n’est pas juste. Rien ne lui appartient, bien sûr, mais parfois tout lui incombe. Parfois le réel débarque, sans préavis, deux sonneries de téléphone :
« Allô ?
– Capitaine Marnin, brigade de protection de la famille. »
On l’informe de la visite d’une jeune fille d’un établissement voisin. Elle vient reconnaître des coupables, il doit préparer les trombinoscopes des classes. Il demande quels sont les faits. On lui répond « agression sexuelle ». Il ne réalise pas tout de suite. Il range la paperasse accumulée à côté de l’ordinateur, dit à la secrétaire de réunir les brochures contenant les photos des enfants par niveau, de la sixième à la troisième, et fixe son esprit le plus longtemps possible sur l’organisation du planning du début d’année, les prochains conseils de classe, le brevet blanc…
Fatima arrive accompagnée de deux policiers. Très calme. Elle a porté plainte quatre jours plus tôt. Une adolescente comme les autres, avec des baskets et un sweat comme les autres, pas l’air plus victime que les autres. Elle tourne les pages en passant un à un les visages alignés. « Lui oui », « lui non ». C’est froid, implacable. Lusnel pense que c’est terrible, cette utilisation des trombis. Un livret de bouilles d’enfants, tantôt souriants, tantôt boudeurs, le regard vif ou défiant, chemise à col boutonné ou survêtement, transformé en outil de reconnaissance de supposés criminels.
Elle en est à sept. Sept élèves. Là, il réalise. La jeune fille assise devant lui dit avoir été abusée par sept élèves de son établissement. Quand elle se saisit du dossier des cinquième, il considère la capitaine avec incrédulité. Elle ferme les paupières un peu plus longuement pour lui signifier de laisser faire. Ce n’est pas fini. Fatima reconnaît formellement huit garçons du collège André-Breton pour viol en réunion, dont un élève de cinquième.
« Merci Fatima, est-ce qu’il y a quelque chose que tu voudrais ajouter ? »
Non de la tête.
« Mon collègue va te raccompagner chez toi, je dois discuter avec M. Lusnel. »
La jeune fille se lève, impassible, comme lors du trajet aller. Marnin avait elle-même appelé pour convenir du rendez-vous la veille. Elle était passée prendre Fatima au pied de son immeuble à 13 h 30. La silhouette lui avait semblé toute petite sous la hauteur écrasante de la tour. Elle avait arrêté la Clio à son niveau et s’était penchée pour lui ouvrir la porte, à l’avant, à côté d’elle.
« Ça va ?
– Ça va. »
Marnin a l’habitude, elle a appris à cloisonner, pourtant elle n’avait pu s’empêcher de se mettre à la place de la jeune fille. Elle s’imaginait entrer dans le collège, prendre le risque de croiser ses bourreaux au détour d’un couloir, reconnaître un éclat de voix, un rire peut-être. Elle avait voulu la rassurer.
« On va directement dans le bureau du principal. Tu ne verras personne. »
Fatima n’avait pas paru inquiète. Elle mâchait bruyamment son chewing-gum et pianotait sur son nouveau téléphone, l’ancien ayant été confisqué pour les besoins de l’enquête. On ne peut jamais savoir ce qui se passe sous les mèches de cheveux lissés, derrière les cils courbés au mascara noir, passé et repassé plusieurs fois pour plus d’effet, comme dans les publicités. Et si elle pleurait ? s’était demandé la capitaine. Mais Fatima n’avait pas pleuré. Elle avait quitté la pièce sans se retourner.
Marnin doit maintenant expliquer à Lusnel la suite des événements. Elle lui laisse le temps de reprendre sa respiration et de réajuster le nœud de sa cravate.
« Les faits n’ont pas eu lieu au collège, mais dans la cité d’en face. »
Lusnel est soulagé. Évidemment. Comme s’il valait mieux que cela arrive dans les escaliers d’une tour plutôt que dans les toilettes de son école, nettoyées deux fois par jour.
« On a de la chance qu’elle ait porté plainte. C’est rare dans ce genre de cas. Les filles subissent des intimidations si violentes qu’elles se taisent.
– Mais, interrompt Lusnel, on est sûr de ce qu’elle avance ? »
Il s’en veut à l’instant même d’avoir posé la question. Marnin poursuit sans relever :
« C’est grâce à la mère. C’est elle qui a poussé Fatima à faire une déposition. Elle a repéré les griffures et les bleus quand sa fille est rentrée.
– Et les élèves qu’elle a identifiés, ils sont tous coupables ?
– On le saura bientôt. Comme les faits sont récents, on va pouvoir lancer les analyses d’ADN. Ça simplifie beaucoup les choses pour la suite. »
Elle marque un temps puis ajoute, comme pour elle-même : « Cette femme, la mère, elle est bien courageuse. Il va falloir les protéger toutes les deux maintenant. »
Le principal approuve. Il connaît les mécanismes d’intimidation des bandes entre elles, la capitaine ne lui apprend rien.
« Je vous donne toutes les informations parce que, si menaces il y a, elles proviendront vraisemblablement de chez vous. » Marnin a insisté sur les derniers mots. Le principal réprouve cette assimilation de sa personne à son établissement, mais il s’abstient de tout commentaire.
« Soyez vigilant et faites-nous remonter les informations, si vous entendez des bruits de couloir ou autres. Vous m’indiquerez aussi le bureau de votre CPE, il faut que je la rencontre. Nous aurons besoin d’elle. »
Elle lui parle de l’organisation concrète des opérations, de « coup de filet », d’interpellation simultanée, bref : d’organisation. C’est son rayon. Marnin lui offre l’asile de l’action, il s’y réfugie aussitôt.
On ne se rend pas compte tant que l’affaire reste à la télévision ou dans les journaux. C’est toujours ailleurs, plus loin, on n’y peut rien et c’est comme ça. Cette fois c’est différent, les coupables viennent de « chez lui », comme il se l’est aimablement vu rappeler. Les doigts de Fatima, sans trembler, se sont posés sur des visages qu’il croise tous les jours, dont il a la responsabilité. Ces portraits figés, sous lesquels ne manque plus qu’un numéro de matricule, ne disent rien des grimaces et tics de langage, des centimètres pris pendant l’été, des voix qui ont mué. Il a noté, un à un, les noms des élèves désignés, en même temps que le policier, dans le cahier qui lui sert de journal de bord. La liste dressée le long de la marge laisse un vide angoissant sur tout le reste de la page. L’impuissance le mortifie. La voix ferme de la capitaine le rappelle à l’ordre.
« Il est important pour nous d’arrêter tous les suspects en même temps. »
Le principal comprend tout de suite : les policiers ne vont pas agir dehors, ils viendront les prendre dans les classes. L’idée lui est insupportable.
Des images remontent de loin. Ludovic était en troisième quand le film Au revoir les enfants de Louis Malle est sorti. Il habitait le village d’Avon, là où les faits avaient eu lieu. Son professeur d’histoire leur avait raconté le courage de ce prêtre qui avait caché des adolescents juifs dans son collège durant la guerre. Elle avait demandé aux élèves de se mettre en quête de personnes ayant rencontré le résistant. Il interrogea les voisins, recueillit des témoignages. Au mois de décembre, enfin, la classe alla voir le film au cinéma. Ludovic avait beau connaître l’issue, il espérait quand même. Il est devenu professeur à son tour. On ne choisit pas d’être éducateur si on n’espère par réécrire la fin. Pourtant, dans la salle obscure, ses doigts s’étaient crispés au bout des accoudoirs : les officiers étaient entrés dans l’établissement. Ils avaient fait sortir les élèves, les avaient alignés dos au mur. Ils les avaient arrachés. À leurs amis, à la vie. Jamais il ne s’est remis de ces images. L’école devait être un abri, un asile.
La capitaine en face de lui insiste, ils doivent fixer le jour où la brigade pourrait intervenir. Ça n’a rien à voir, bien sûr, sauf que c’est son collège et que ce sont des enfants. Alors il la supplie « qu’on ne les prenne pas dans les classes, s’il vous plaît.
– Impossible. »
Il faut éviter la destruction de preuves. Tout peut se révéler utile, des messages ont pu être échangés… Les arcanes sordides du crime lui sont distillés par petites touches odieuses. L’air de rien. Pour eux c’est le quotidien. Mais la mention de possibles vidéos filmées avec les téléphones l’achève. Il pense à Pauline, sa fille. Alors il prend son calendrier et convient avec la capitaine que l’intervention aura lieu une semaine plus tard, le lundi 2 février. »

Extraits
« Ça lui explose au visage. Ils ont fait ça. Ses mômes ont fait ça. Elle l’entend de nouveau, nettement, le rire collectif. Ils savaient donc, les copains. Et Nadir qui frimait, les yeux brillants, les épaules sorties. Nadir qui, d’habitude, s’arrête toujours au bon moment. Qu’on n’aille pas lui expliquer que ce sont des gosses, qu’ils ne se rendent pas compte. Leur foutue présomption d’innocence, ils peuvent se la garder. »

(Courier adressé au juge, fautes d’orthographe comprises)
« Cher Juge, je connais bien ces huit garçons, je les connais depuis longtemps et je peux vous garantir que ces jeunes hommes sont innocent. Ils sont comme des frères pour moi et m’imaginer les voir faire une tel chose m’est aussi insupportable qu’incrédible. Je suis contre le fais que ces jeunes soit pénaliser or que certains ne l’on pas toucher. ni même parler. De plus cette jeune elle a déjà une réputation car il y a des rumeurs sur cette personne et ce jour-là je ne doute pas qu’elle était consentante. Je compte sur vous pour prononcer la sentence la plus juste en espérant avoir un jugement clément pour mes amis. Merci d’avance. »

À propos de l’auteur
Née en 1985, Gabrielle Tuloup a grandi entre Paris et Saint-Malo. Championne de France de slam en 2010, elle est professeure agrégée de lettres et enseigne en Seine-Saint-Denis. En 2018, elle est lauréate du Festival du premier roman de Chambéry pour La nuit introuvable. (Source : Éditions Philippe Rey)

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Trancher

CORDONNIER_Trancher
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En deux mots:
Une femme insultée par son mari a décidé de lui pardonner ses écarts de langage. Mais après sept années, le voilà qui recommence. Une violence verbale qui frappe aussi leurs deux enfants. Se pose alors la seule qui vaille: faut-il supporter plus longtemps ces agressions à répétition?

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La femme parfaite est une connasse

Le premier roman d’Amélie Cordonnier va sonder la psychologie d’une femme qui subit jour après jour les agressions verbales de son mari. Après un premier répit, il reprend ses insultes. Faut-il dès lors Trancher?

« Alors ça sort, sans prévenir. Personne ne s’y attend. Ni toi ni les enfants qui se figent instantanément. Je suis chez moi, quand même, alors ferme ta gueule, une bonne fois pour toutes, connasse, si tu veux pas que je la réduise en miettes. Uppercut. Souffle coupé. Tu baisses la tête sous l’effet du coup. Quand tu la relèves, tu vois, sur la table, les miettes du petit déjeuner que tu n’as pas encore débarrassé. La porte claque aussi fort que sa menace. La honte cuit tes joues. Tu ne sais que dire, alors tu te tais. C’est un silence atterré qui vous accable tout à coup. Dans les yeux horrifiés de Romane, la surprise le dispute à l’effroi. Vadim ronge ses ongles, son frein aussi, tu le vois bien. » Un épisode parmi d’autres. Des dérapages qui s’accumulent. Mais pourquoi Aurélien se laisse-t-il aller? N’avait-il pas demandé pardon, ne s’était-il pas promis d’arrêter? Et pourquoi les vieux démons se réveillent-ils? Après le choc, la sidération vient la phase de honte, de culpabilisation. Qu’a-t-elle à se reprocher? Parce qu’après tout cela ne vient pas forcément de lui. Lui qui suivait des séances chez le psy…
Amélie Cordonnier déroule avec habileté le fil des sentiments et des émotions. Quand l’épouse comprend dans le regard de ses enfants combien elle est victime, quand elle doit faire bonne figure lors des repas de famille, mais surtout comment le poison s’installe insidieusement, transformant le quotidien en un enfer. La peur d’un nouveau dérapage s’ancrant littéralement dans les tripes. Au propre autant qu’au figuré. Un épisode, lors d’un déplacement en voiture, viendra du reste illustrer de manière spectaculaire ce mal insidieux.
Pour s’en sortir, elle va employer plusieurs stratégies. Par exemple minimiser «Allez, c’est bon, maintenant. Arrête de pleurnicher comme ça, ton père n’est pas mort au Bataclan !». Ou alors essayer l’évitement, la fuite. Ou encore essayer de le confronter au drame qu’elle et ses enfants affrontent en lui montrant des films plus ou moins explicites pour le faire réagir comme Une séparation, Le Client d’Asghar Farhadi, L’économie du couple de Joachim Lafosse ou encore Nahid d’Ida Panahandeh. Et, en désespoir de cause, utiliser la méthode Coué «à cause de Proust et de son fichu Temps retrouvé».
Mais les «tirades incendiaires d’Aurélien» reprennent vite le pas sur les promesses de rédemption, sur les jours de rémission, sur les tentatives – maladroites il est vrai – de regagner les faveurs d’une épouse de plus en plus malheureuse.
Et qui réussit à se persuader qu’elle n’est pas «la gourde, la bonne à rien, la fille incapable et médiocre qu’il décrit.»
Vient alors le temps de l’action. De prendre l’air, de se confier à son amie Marie, voire même de s’offrir une séance de sexe à l’impromptu.
Je ne dirai pas une ligne de l’épilogue de ce livre, sinon qu’il vous réserve encore une belle salve d’émotions. Refermant ce roman choc, je me dis que nous serons nombreux à nous précipiter sur son prochain opus.

Trancher
Amélie Cordonnier
Éditions Flammarion
Roman
176 p., 17 €
EAN : 9782081439535
Paru le 29 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris et Vincennes ainsi qu’en Normandie, à Cabourg, Trouville et Dives, dans les Alpes, à Vars. On y évoque aussi un voyage en Croatie.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Des pages et des pages de notes. Tu as noirci des centaines de lignes de ses mots à lui. Pour garder une trace, tenter de les désamorcer, avec le pathétique espoir qu’ils aillent s’incruster ailleurs qu’en toi. »
Cela faisait des années qu’elle croyait Aurélien guéri de sa violence, des années que ses paroles lancées comme des couteaux n’avaient plus déchiré leur quotidien. Mais un matin de septembre, devant leurs enfants ahuris, il a rechuté : il l’a de nouveau insultée. Malgré lui, plaide-t-il. Pourra-t-elle encore supporter tout ça ? Elle va avoir quarante ans le 3 janvier. Elle se promet d’avoir décidé pour son anniversaire.
D’une plume alerte et imagée, Amélie Cordonnier met en scène une femme dans la tourmente et nous livre le roman d’un amour ravagé par les mots.

68 premières fois
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Quand Sy lit
Blog Mes écrits d’un jour (Héliéna Gas)
Blog À bride abattue

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
L’Express (David Foenkinos)
Actualitté (Clémence Holstein)
Publik’Art (Bénédicte de Loriol)
Blog La Rousse bouquine 
Blog Kroniques


Amélie Cordonnier présente son premier roman, Trancher, à la Grande Librairie de François Busnel © Production France Télévisions

Incipit
(les premières pages du livre)
« Prologue
Tu as toujours fait des listes. Petite, tu notais le nom de tes poupées, des copains à inviter, des poneys que tu voulais monter, les mots inconnus à chercher dans le dictionnaire et tous les cadeaux d’anniversaire dont rêvait Anna. Tu griffonnais aussi le titre des Bibliothèque Verte à commander, Alice et les Faux-Monnayeurs, Alice et le Pick-Pocket, Une cavalière pour l’Étalon noir, puis Jonathan Livingston le Goéland ou Le Petit Lord Fauntleroy. La liste des romans à lire en priorité n’a jamais quitté ton sac, mais un jour, il y eut aussi celle des garçons qui te souriaient à la sortie du lycée, puis rencontrés le samedi en boîte de nuit. Quand les enfants sont nés, d’autres listes se sont ajoutées. Celles de la semaine et du week-end, celles des corvées et des réjouissances à venir. Les horaires de biberons, puis ceux de la danse, du tennis et du judo, les légumes à acheter, les purées à préparer, les activités à programmer, les dates de vacances, le menu du dîner avec les plats à réchauffer que tu continues de rédiger chaque matin pour la baby-sitter avant de partir travailler à la médiathèque, les films, les spectacles et les expos à ne pas manquer, les fêtes à ne pas oublier : toutes ces listes-là, tu les as faites. Souvent avec plaisir, parfois en grognant, mais toujours de ton plein gré. Des listes d’insultes, en revanche, ça jamais tu n’en avais fait.
Première partie
C’est revenu sans prévenir. C’était un de ces week-ends de septembre que tu préfères. Vous aviez décidé de le passer tous les quatre à Cabourg, dans la petite maison héritée de Josette, la grand-mère d’Aurélien. L’adorable vieille dame, un peu foutraque, l’avait baptisée « La bicoque ». À sa mort, Aurélien t’avait proposé de repousser les avances des agents immobiliers et de tout refaire. Tu avais dit oui, évidemment. Il y avait du pain sur la planche car la chaumière n’avait jamais été rénovée en quarante ans. Il avait fallu trier et beaucoup jeter. Josette avait engrangé un nombre incalculable de figurines en tous genres, recouvertes de poussière. La collection de bateaux, celle de chats en porcelaine, de cœurs, de canards en bois, de poupées anciennes et de boules de neige. Il a fallu des litres d’huile de coude et près de quatre-vingts sacs-poubelle pour faire place nette. Un vrai crève-cœur de devoir se séparer de tout ça. Tu avais suggéré à Aurélien de garder un exemplaire, mais pas plus, de chacune des collec’ de Josette. Pour la famille des nains de jardin, vous aviez toléré une entorse à la règle. Trois d’entre eux trônent aujourd’hui encore dans la cuisine ouverte sur le salon. C’est sous leur œil goguenard et leur mine renfrognée que tout a éclaté.
Il est 10 heures, ce matin-là. Le soleil darde à travers les larges baies vitrées qui remplacent les fenêtres vétustes de Josette. Le décor n’a rien à envier à celui de la famille Ricoré. À l’exception des carreaux, sales comme jamais. « Dégueu ! » s’exclame Romane, dans un sourire impertinent, en les pointant du doigt, avant d’expliquer à son frère : « Dégueu, on a le droit de le dire, mais pas dégueulasse. » Tu ris. Peu importe la crasse, tu t’es promis de ne pas passer le dimanche à faire le ménage. Ta tasse de thé refroidit devant le jeu des différences. Il en reste trois à trouver et Romane se désespère, tandis que Vadim, installé en face de vous, peine à résumer La Fortune des Rougon. Il y a bien assez de place pour que tout le monde s’étale. Livres cornés, gommes, cahiers, feuilles, fiches, feutres, classeurs, effaceurs et crayons de couleur s’amoncellent sur la longue table de ferme où tu ne t’assois jamais sans une pensée pour Josette qui y enchaînait jadis les grilles de mots croisés, emmitouflée dans son châle rose. C’est le seul meuble que vous avez gardé, avec le lourd banc de chêne sur lequel Vadim s’est souvent cogné, petit. Il règne un calme aussi joyeux que studieux, qui te réjouit. Tu as éteint la musique, une fois les pains au chocolat dévorés, histoire que ton lycéen de quinze ans puisse mieux se concentrer. Il a déjà assez de mal comme ça à tenir en place sans faire trembler sa cuisse ni tourner son Bic comme une toupie. Tu as toujours affectionné ces moments-là, où rien ne s’agite, où chacun cogite dans un silence entrecoupé de soupirs et parfois de râleries. Romane dessine un arbre avec un oiseau, Vadim cherche ses mots en croquant son stylo, toi tu as ouvert ton roman et tu aimes lire comme ça, même si tu n’avances pas. Tu tournes laborieusement la page 100 quand Vadim décrète que la maison de Josette ressemble pas mal à celle où vivent Silvère et sa grand-mère. De guerre lasse, tu refermes ton bouquin. Si tu ne lui donnes pas un coup de main pour sa dissert, on y sera encore demain. C’est à ce moment-là qu’Aurélien déboule dans la cuisine. Tu remarques l’air agacé qu’il affiche ostensiblement. Il allume la baffle et met la musique à fond. « Mais non, t’exclames-tu en baissant le son, on ne peut pas travailler dans ces conditions. » Alors ça sort, sans prévenir. Personne ne s’y attend. Ni toi ni les enfants, qui se figent instantanément. « Je suis chez moi, quand même, alors ferme ta gueule une bonne fois pour toutes, connasse, si tu veux pas que je la réduise en miettes. » Uppercut. Souffle coupé. Tu baisses la tête sous l’effet du coup. Quand tu la relèves, tu vois, sur la table, les miettes du petit déjeuner que tu n’as pas encore débarrassé.
La porte claque aussi fort que sa menace. La honte cuit tes joues. Tu ne sais que dire, alors tu te tais. C’est un silence atterré qui vous accable tout à coup. Dans les yeux horrifiés de Romane, la surprise le dispute à l’effroi. Vadim ronge ses ongles, son frein aussi, tu le vois bien. Après un long moment, le pli qui barre son front finit par disparaître, il relève la tête, te regarde avec une douceur infinie et, tout fier de lui, déclare : « Ça nous fait donc un deuxième point commun avec Silvère puisque son amoureuse s’appelle Miette. » Sa blague vous sauve tous les trois. »

Extrait
« Dans le bus ou le métro, à la médiathèque ou au parc, pendant que Vadim tape dans son ballon de foot avec les copains et que Romane fait le cochon pendu ou joue à la petite marchande sous le toboggan, tu égrènes ses mots partout. Des pages et des pages de notes. Tu as noirci des centaines de lignes de ses mots à lui. Pour garder une trace, tenter de les désamorcer, avec le pathétique espoir qu’ils aillent s’incruster ailleurs qu’en toi. »

À propos de l’auteur
Amélie Cordonnier, 38 ans, est journaliste depuis 2002. Après avoir travaillé pour Europe1, La Tribune ou encore Le journal du dimanche, Amélie Cordonnier est chef de rubrique Culture à Femme Actuelle depuis 2014 ainsi qu’à Prima. Trancher est son premier roman. (Source: Livres Hebdo)

Compte Twitter de l’auteur 

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