Ce qu’il reste d’horizon

PERROT_ce-qu-il-reste-dhorizon  RL_2023

En deux mots
Après le décès accidentel de ses parents, le narrateur décide de s’installer dans le vaste espace au 13e étage d’un immeuble qu’il vient d’hériter. C’est là qu’il entame une vaste réflexion existentielle. Que fera-t-il désormais de sa vie ? Entre idées loufoques et rencontre avec des personnages qui ne le sont pas moins, il va se bâtir un avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand la vie bascule…

Le nouveau roman de Frédéric Perrot met en scène un jeune homme qui vient de perdre ses parents et s’installe dans un vaste espace vide. Pour y faire son deuil et pour tenter de se construire un avenir avec une liberté retrouvée.

Ce roman, c’est d’abord celui d’un lieu. Un immeuble incendié, un propriétaire contraint à une vente aux enchères, et les parents du narrateur se retrouvent propriétaires d’une vaste plateforme au treizième étage d’un immeuble. 400m2 qu’ils se proposent de rentabiliser en y organisant des mariages, car la vue sur la ville y est imprenable. Mais cela ne suffit pas à éponger les dettes. Alors leur fantaisie transforme cette dalle de béton «en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. (…) Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons».
Pour leur fils, cet espace est synonyme de liberté, de fête, de création. Il y organise des boums, des matchs de foot, y échange son premier baiser. Une certaine idée du bonheur qui se voile brutalement quand il apprend la mort de ses parents. «J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé.» Ils avaient décidé de prendre un bain de minuit et avaient couru main dans la main vers la mer en oubliant la falaise qui les séparaient du rivage.
À compter de ce jour, la vie n’a plus eu de saveur. Mais il a bien fallu avancer. Alors, pas à pas, notre narrateur a cherché du sens à ses actions, un peu aidé par Tartuffe, le chien de ses parents, qu’il fallait bien promener. Il a démissionné, quitté son appartement, donné les clefs de sa voiture et s’est installé au treizième étage.
Vivre consistait alors à regarder le paysage, suivre l’eau qui s’infiltrait par la toiture, regarder pousser les plantes, marcher pieds nus. Ou encore essayer d’atteindre des endroits pointés au hasard depuis sa tour. Après le toit d’un gymnase, il s’est «retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition.» En collectionnant les lieux, il a atterri chez une vieille dame puis en répondant à une petite annonce, il a fait la connaissance de Sampras, joueur d’un tennis aux règles très particulières. Deux rencontres qui vont lui donner l’idée d’organiser un repas pour ses nouveaux amis. «Une armoire à glace en marcel, un chien aux poils hirsutes, une vieille dame en tenue de gala et un type aux pieds nus. Quatre solitudes réunies. Le début d’un peuple.»
Leurs extravagances réjouissent Mme de Marigneau qui lui confie alors combien elle apprécie sa façon de vivre: «C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi.»
Comme son personnage principal, Frédéric Perrot sait accompagner sa prose d’un brin de fantaisie et de très jolies formules que l’on voudrait toutes noter, comme «Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé» ou encore « Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis.» Cette chronique d’un deuil difficile à surmonter pourrait être une plongée dramatique vers la folie, mais par la plume allègre de son auteur devient un hymne à la vraie liberté. Celle qui ne nous enjoint pas de rester dans un cadre défini, mais celle qui n’est plus régie que par nos envies et nos désirs.

Ce qu’il reste d’horizon
Frédéric Perrot
Éditions Mialet Barrault
Roman
200 p., 19 €
EAN 978
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les parents extravagants font des enfants heureux et des jeunes adultes angoissés.
Le héros de ce livre adorait sa mère et son père qui ne se préoccupaient jamais de rien et ne connaissaient d’autre loi que l’éclosion de leurs plaisirs. Pour leur permettre de vivre comme ils le souhaitent, leur fils unique poursuit une carrière brillante et rémunératrice.
Un soir de pleine lune, le couple éprouve le besoin irrépressible de s’offrir un bain de minuit. Nus, ils courent vers la mer en riant aux éclats, oubliant qu’ils campent sur une falaise. Crucifié par ce deuil, notre héros abandonne du jour au lendemain son travail, son appartement et toutes ces habitudes qui donnent à chacun de nous la certitude de mener une existence satisfaisante.
Il s’installe au dernier étage d’un immeuble d’habitation, à même le béton d’un plateau vide que ses parents avaient acquis pour une bouchée de pain et qu’ils n’avaient jamais eu les moyens d’aménager.
Il décide de vivre désormais au hasard de sa fantaisie. Peut-on échapper à la société et remplir une existence sans avoir à affronter la moindre contrainte ?
Dans ce roman à l’humour débridé, Frédéric Perrot nous entraîne à la suite de cet homme déterminé qui fait preuve d’une extraordinaire imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
AOW


Frédéric Perrot présente son roman Ce qu’il reste d’horizon © Production Mialet-Barrault Éditeurs

Les premières pages du livre
« J’avais tout ce qu’il me fallait puisque je n’avais rien. Rien qu’on puisse me voler, rien à devoir à personne. C’est un luxe notable, je m’en suis rendu compte avec le temps. Si on me retirait tout, je ne perdrais rien. Y a t il plus grande richesse ?
Cette fortune durait depuis longtemps déjà, je ne comptais plus les jours, laissant tourner le compteur dans mon dos. Je me réveillais au chant du coq, passais mes journées à contempler le soleil et le monde qui fourmillait en contrebas. Je buvais un peu, lisais beaucoup. Je faisais des festins des légumes que j’avais moi-même cultivés et prenais des douches avec vue sur la ville entière, sans vis-à-vis. Plus que jamais je profitais de l’existence et du temps, ce sable qui file entre les doigts.

Près de quatre décennies plus tôt, un incendie ravageait les bureaux du dernier étage d’un immeuble d’habitation. Le propriétaire s’est vu contraint de tout raser pour les reconstruire, mais n’a jamais obtenu son crédit pour le faire. Pour éviter la banqueroute, il a fini par proposer son bien aux enchères. Mes parents ont assisté à la vente par hasard, en accompagnant un ami. C’était un jour de canicule, la plus importante depuis vingt-six ans. La salle était déserte. La seule personne présente somnolait au dernier rang, assommée par la chaleur. En entendant que la mise à prix débutait à un franc symbolique, mon père a jeté un regard amusé à ma mère, et il a levé la main. Voilà comment ils se sont retrouvés propriétaires d’un étage totalement vide. Quatre cents mètres carrés de rien. Un plateau de béton désaffecté pour un franc… et quelques dizaines de milliers d’impayés, compris dans le lot. Mais peu importe, ce coup du sort a été l’élan qu’ils attendaient pour redonner du sens aux jours. Ils commençaient à trouver les journées un peu longues, dans une vie qui en comporte si peu.
Quand ils ont découvert qu’il s’agissait d’un treizième étage, il fallait voir leur enthousiasme, deux adolescents, ni plus ni moins. Ils répétaient à qui voulait bien l’entendre que ça leur porterait chance. Ils n’avaient pourtant pas pour habitude de croire aux porte-bonheur ou aux grigris. Combien de fois les avais-je entendus dire : La chance, c’est toi et toi seul qui vas te la construire, mon garçon, sûrement pas le loto. Mais on venait de leur filer un ticket gratuit, alors ils ont délaissé leurs grandes théories, le temps d’y croire un peu.
Ils ont mis des mois à éponger les dettes, en y organisant d’abord des mariages low cost – un peu d’imagination suffisait à rendre cette dalle de béton accueillante, et le point de vue incroyable finissait par convaincre même les plus récalcitrants. L’architecture de l’immeuble était étonnante pour l’époque : les murs extérieurs du bâtiment, vitrés, donnaient l’illusion de leur absence. Il fallait pour y vivre ne pas avoir le vertige. Une excentricité de l’architecte qui baignait en permanence l’étage de lumière, grâce au panorama à trois cent soixante degrés de la ville. De là-haut, tout prenait de l’ampleur, la pluie, les orages, le défilé des voitures et la danse des arbres, le bruit lointain du monde.
Mes parents n’ont jamais eu les moyens pour lancer la reconstruction de l’étage, je ne suis pas sûr qu’ils en aient eu un jour le projet. Mais pour la première fois de leur vie ils étaient propriétaires. Alors ils l’ont gardé, comme un trophée.

En peu de temps, leur fantaisie a transformé cette dalle de béton en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. Des WC aménagés dans un coin, des dizaines de chaises pliantes et des tréteaux, des draps tendus et des vieilles lampes à franges suffisaient à donner vie à ce treizième étage. Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons, et voyant défiler les voisins du dessous, excédés par le bruit, à une vitesse démentielle. Jusqu’à ce qu’ils tombent sur ceux qui profiteraient avec eux de ces fêtes incessantes.
Ils ont fini par quitter leur travail respectif pour ne vivre que des revenus générés par la Plateforme. C’est comme ça qu’on l’a baptisée, au vote à main levée. C’était d’usage pour tout et n’importe quoi dans notre famille, tout se décidait ainsi. Comme on n’était que trois, deux voix suffisaient pour l’emporter : pain aux graines ou baguette tradition ? Balade au parc ou cinéma ? Rue de gauche ou rue de droite ? Pour tous les sujets, si on voulait convaincre, il fallait développer un argumentaire, savoir énoncer clairement son point de vue. Opter pour l’achat d’un cerf-volant plutôt qu’un ballon de foot pouvait nous mener à des diatribes délirantes et spectaculaires. Le résultat, finalement, importait moins que la ferveur pour y parvenir.
Le week-end, ma mère nous lançait souvent des « Ça vous dirait de peindre ? », je levais la main, elle aussi, et on partait à la Plateforme avec des pinceaux et des pots de peinture, et on dessinait des fresques gigantesques sur le sol, des après-midi entiers. Quelquefois pour des occasions particulières, souvent pour notre plaisir personnel. Depuis cette acquisition, le plaisir et la joie étaient devenus leurs seuls guides. Si mes parents avaient été des églises, on se serait empressé de leur graver sur le front cette phrase maintes fois répétée : La norme n’a d’autre forme que celle qu’on veut bien lui donner.
En pleine semaine, à l’heure du dîner, il n’était pas rare que mon père lance « Allons dîner dans les nuages ». Alors on se chargeait d’un nécessaire à pique-nique et on se rendait au treizième étage. Il fallait voir ça, cette excitation en installant les tréteaux près des baies vitrées, face aux lumières de la ville, un ciel étoilé à nos pieds. Chacun de ces dîners, chacun de ces passages à la Plateforme, était des vacances improvisées. Plus besoin de Villers-sur-Mer, de Fréjus ou de Pleubian. On avait ça.
J’ai organisé là-bas mes premières boums, des anniversaires, des parties de foot avec les gars du quartier. Quelques traits à la craie suffisaient à tout changer, à délimiter chaque fois un nouvel espace de jeu. L’imagination est la plus grande des bâtisseuses.
J’y ai décroché mon premier baiser. Une Élodie, impressionnée par cet espace gigantesque dans lequel j’avais allumé des dizaines de bougies, m’a trouvé romantique et, pour la première fois, des lèvres se sont posées sur les miennes. J’ai vite compris que cette dalle de béton était un avantage sur les autres garçons. Je ne m’en suis pas privé quand elle m’a quitté pour un autre. Avec plus ou moins de succès selon les tentatives – les sentiments sont une science hasardeuse – je prenais du galon à mesure qu’on gravissait les étages. Des cloisons, montées par mon père autour de la cage d’ascenseur, créaient l’illusion d’un hall d’entrée donnant sur quatre appartements. Quand j’ouvrais une des portes, toujours la même réaction : bouche bée et yeux écarquillés.
J’ai pris ma première cuite là-bas, après une soirée trop arrosée pour célébrer l’obtention de l’inratable brevet des collèges. L’étage s’était alors transformé en plateforme vacillante, une toupie tournant sur son axe à toute allure, des ados dégueulant sur sa dalle.
J’y ai fumé mon premier joint, aussi, avec un Mathieu. On a tellement ri ce jour-là que la ville entière a dû nous entendre. Comme on était haut perchés et les nuages bas, certains ont dû se dire que Dieu se foutait de leur gueule.

Je n’ai jamais souffert de l’exubérance de mes parents, au contraire, elle m’a inspiré, elle a fait de ma jeunesse un joyau, du genre brillant et coloré. On a dérivé ensemble dans ce monde fantaisiste et joyeux, un paradis pour enfants. J’ai lu plus de bouquins que n’importe quel gosse, me suis endormi au bruit de centaines de concerts, ai visionné des films par milliers. Avant mes dix ans, j’avais une culture de vieillard, je pouvais réciter par cœur les dialogues des films de Sautet, je connaissais toutes les chorégraphies de Chaplin et considérais Klimt comme un frère. J’étais capable de réparer une plomberie défaillante, de bricoler un meuble cassé. Et mes bateaux en allumettes, oui mes bateaux en allumettes conception maison qui venaient chaque semaine agrandir l’impressionnante collection de mon chantier naval. Je les faisais naviguer contre vents et marées, des jours entiers, sur la moquette de ma chambre. La seule contrepartie à tout ça, c’était mon ennui abyssal à l’école. Tout était fade, à côté de ce que mes parents m’apprenaient à leur manière.
J’y ai vécu des moments inoubliables et des joies indélébiles, mais avec l’âge, mon intérêt pour cet étage s’est altéré. J’ai fait un pas de côté, et puis des centaines d’autres. Il m’a fallu prendre de la distance pour me construire une vie, un avenir. Devenir adulte puisque mes parents refusaient de le faire. J’ai dû trouver un travail qui me permette de m’assumer et, occasionnellement, d’éponger leurs dettes et leurs excès : les événements organisés à la Plateforme finissaient par leur coûter plus cher que ce qu’ils leur rapportaient. Chacun de mes avertissements redoublait leur cadence, mon père jurant que si tout devait s’arrêter bientôt, il préférait profiter à fond.
Mais peu importe, je leur devais bien ce juste retour des choses, maintenant que j’étais adulte : prendre à ma charge quelques-unes de leurs fins de mois, les laisser donner à leur norme la forme qu’ils voulaient. J’avais un travail qui me permettait de les combler de plaisir et de joie, comme ils l’avaient fait avec moi. Je l’ai fait de bon cœur, pour qu’ils continuent leurs excès.

C’est arrivé un mardi. Un matin comme un autre, doté d’un ciel bleu tout à fait délicat. Ils sont morts cette nuit. On me l’a annoncé par ces mots. Une amie de mes parents qui était avec eux en vacances. Je n’ai rien entendu d’autre que cette phrase :
Ils sont morts cette nuit.

J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé. J’ai fait le calcul plusieurs fois, pour ne pas me tromper. Pendant des heures, j’ai disserté sur l’étrangeté de ce temps passé pour parler d’eux : passé composé, imparfait, plus-que-parfait, j’ai tout essayé. Ces temps ne leur allaient pas. J’ai décidé de parler d’eux au présent, à l’avenir, ce serait plus harmonieux à l’oreille.
Ils sont morts en sautant d’une falaise, totalement ivres, à soixante-sept et soixante-dix ans. Le plaisir et la joie auront eu raison d’eux, ils les auront guidés tout droit vers leur perte. Les témoins les ont décrits main dans la main, courant nus vers la mer pour un bain de minuit, oubliant la falaise qui les en séparait. Je me rassurais en me disant qu’ils étaient partis heureux et souriants, plus que jamais ensemble. Mais leur départ avait creusé un vide béant, une solitude qui résistait à la présence des autres. Chaque sourire me rappelait leur absence, chaque réjouissance, chaque bonne nouvelle. La mort fait du moindre détail un rappel ostentatoire de ceux que vous aimiez.
Je n’ai pas assisté à leur enterrement, c’était bien trop triste. Et puis ça ne leur ressemblait pas, mourir. Ils ont des têtes à sourire, boire, chanter, crier, bouffer, aimer, jardiner, faire des clins d’œil et des pâtes, prendre des bus, applaudir, peindre, faire des ombres chinoises avec leurs mains, des doigts d’honneur. Je préférais rester sur ça, plutôt que laisser déteindre sur eux l’image d’un enterrement, un préfabriqué, des cravates noires et des discours préécrits, des gueules cernées, des « Le temps va t’aider, tu verras » ou encore des « C’est toujours les meilleurs qui partent en premier ».
Ils ont dû apprécier que je ne suive pas les convenances, que je m’acquitte de cette célébration sans panache. Le jour de la cérémonie funéraire, je me suis simplement rendu au treizième étage avec une enceinte, et j’ai diffusé en boucle « La Bambola » de Patty Pravo, qu’ils adorent. Je les ai imaginés là, dansant tous les deux pendant des heures, les yeux fermés et le sourire aux lèvres, et c’était bien. Je n’ai pas versé une larme, j’ai tenu bon. Pleurer, c’eût été me résoudre à leur départ, et cette idée ne me convenait pas.
J’ai fait la fête avec eux jusque tard dans la nuit. Je m’en suis sorti avec une bonne barre au crâne le lendemain, et quelques courbatures d’avoir dormi enroulé dans un drap, à même le sol. Mais ça valait la peine, c’était un bel hommage.
C’est Tartuffe, le berger australien de mes parents, qui m’a sorti du sommeil en me léchant le visage. Une cousine me l’avait déposé la veille, pour que je m’en occupe jusqu’à ce qu’elle lui trouve une famille d’adoption – je n’avais ni la vie ni l’appartement pour le garder. En ouvrant les yeux sur la Plateforme, la joue pleine de bave, j’ai immédiatement été happé par cette vue panoramique sur la ville dont j’avais presque oublié la splendeur. Je suis resté un temps, là, sans bruit sans bouger, à admirer ce papier peint de ma jeunesse.
La mort, j’ai pu m’en rendre compte les jours suivants, n’embellit rien. Je ne trouvais pas d’exemple de ce qu’elle pouvait sublimer. Elle met simplement un voile noir sur tout et tout le monde, une tristesse collante et poisseuse. La mort tue, voilà tout ce qu’elle fait. À voir son allure basse et les soupirs qu’il poussait en permanence, Tartuffe semblait d’accord.
Il paraît que le temps permet de tolérer un peu la douleur, que des mécanismes lointains, inutiles jusqu’alors, se mettent en branle pour vous faire avancer. Je me suis efforcé d’y croire, un peu.

Je n’ai pas trouvé le courage de vendre la Plateforme. J’ai d’abord ambitionné d’engager une entreprise pour continuer d’y organiser des soirées, mais je n’ai rien fait. On fait moins de mauvais choix quand on n’en fait aucun.
En rentrant du travail, je découvrais chaque soir le cadavre d’un coussin éventré, un pied de chaise bousillé ou une flaque de pisse sur le tapis du salon. J’avais beau expliquer à Tartuffe que les chaises et les coussins n’étaient en rien responsables de la situation, il persistait. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour ce chien, mais le contexte particulier de notre rapprochement ne jouait pas en faveur de nos atomes crochus. Il paraît que Tartuffe avait commencé la course vers la falaise avec mes parents, et qu’il s’était arrêté juste avant le grand saut, comme désireux de prolonger un peu sa soirée. Je regrettais qu’il n’ait pas eu la bonne idée de les convaincre de faire comme lui. Je crois que je lui en voulais un peu, pour ça.
Quand, une semaine plus tard, ma cousine est revenue le chercher en s’exclamant qu’elle avait trouvé une famille d’adoption, je n’ai pas pu réprimer un soupir de soulagement. Mais il a refusé de sortir, il s’est planqué sous la table. Il a feint un état d’inconscience assez peu convaincant. La cousine a d’abord tenté de le traîner sur le dos, puis elle a été obligée de le porter jusqu’à l’ascenseur. Il m’a jeté un regard qui disait : Je vais sans doute finir dans une famille qui me battra et me rendra malheureux jusqu’à la fin de mon existence, est-ce que tu es bien certain que c’est ce que tu souhaites ? Tout ça rien que dans ses deux prunelles.
La douleur dans ma poitrine, quand je l’ai vu disparaître dans l’ascenseur, je ne sais pas, je ne l’ai pas supportée. J’ai couru jusqu’au compteur général de l’immeuble et j’ai coupé l’électricité. C’est le premier réflexe qui m’est venu. À cet instant, s’il y avait eu un bouton pour arrêter le monde entier, je l’aurais pressé sans hésiter.
Le temps que je réfléchisse, ma cousine est restée bloquée dans l’ascenseur. À travers les portes, je lui criais que je faisais mon possible pour réparer la panne et, quelques minutes plus tard, j’ai réactivé le courant et je l’ai accueillie à la sortie de l’ascenseur, faussement effaré par ce signe du destin qu’on ne pouvait ignorer. Elle m’a regardé avec des yeux ronds – j’aurais fait pareil, franchement – et elle a fini par lâcher la laisse. Tartuffe s’est précipité dans l’escalier avant que je change d’avis.

J’ai eu des histoires d’amour depuis le premier baiser d’Élodie, bien sûr. Des passions, des ruptures. Parmi elles, une relation plus durable que les autres, avec une Sylvie : six années de vie commune qui se sont terminées en trois minutes. La loi des rationalités ne joue pas toujours en notre faveur.
Je n’avais jamais eu de difficulté à faire des rencontres, mais depuis quelques semaines, rien ni personne ne parvenait à éradiquer cette ronce dans ma poitrine. Aucune des femmes que je rencontrais ne semblait assez charmée par ma mélancolie pour que ça perdure. Je n’étais soudain plus capable de ça : bâtir des amours, élaborer des amitiés. Je n’étais plus certain de ma valeur, ni de celle des autres. Je passais mon temps à regarder le monde distraitement, à travers des vitres : fenêtres de train, hublots, pare-brise de voiture, je n’étais pas regardant sur l’épaisseur ou la qualité, tant que ça me permettait de m’évader. Loin.
Je n’ai conservé de l’enfance qu’une amitié authentique : Anita. Jamais nos lèvres ne se sont effleurées, jamais d’ailleurs l’idée ne nous a tenté. Un lien solide s’est forgé dans cet irréfutable constat. Dès le plus jeune âge, sans arrière-pensée, on a partagé larmes et allégresse, fous rires et désillusions. À peu près tout ce qui consolide une amitié durable.
Ces temps-ci, elle me répétait que j’avais mauvaise mine, qu’il fallait que je fasse quelque chose. Je me contentais d’afficher un air surpris et le minimum syndical des sourires, et je changeais de sujet. Elle était très prise par son nouvel enfant, ça me laissait quelques longueurs d’avance. J’étais le parrain de son fils aîné. Cette année-là, j’oubliai son anniversaire pour la première fois.

Je n’ai jamais vraiment aimé mon travail, mais je m’y suis toujours rendu sans rechigner – si on commence à remettre en cause les nécessités, on ne s’en sort plus. J’ai tout remis en question : mon travail, mon bureau, mon choix de cravate. À tel point qu’un matin, qui ressemblait pourtant à s’y méprendre à tous les autres, j’y suis allé à reculons. Au sens propre. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Par jeu sans doute. Pour avoir un point de vue différent de celui que j’avais depuis douze ans. Je me suis pris des murs et des injures, voilà tout ce que ça m’a apporté, rien de probant. Mais pour la première fois, j’acquérais la certitude que cette dose d’adrénaline, ce changement de perspective, manquait cruellement à mon quotidien. Un quotidien dans lequel il fallait au minimum se délester de cinq euros dans une fête foraine pour espérer quelques frissons.
Plus que jamais, dans une danse inconsciente du pouce, je swipais à gauche, swipais à droite, et rafraîchissais les feeds de mes réseaux sociaux. Quand un signe rouge ou une étoile bleue apparaissait dans mes notifications, j’avais chaque fois comme un sursaut qui s’éteignait dans un profond sentiment de pourquoi. Un like sur une photo de mes pieds face à la mer ne suffisait plus à relancer mon pouls. Je me sentais vieux avant l’heure, ou jeune trop tard. Au bureau, il m’arrivait de plus en plus fréquemment de m’enfermer dans les toilettes, en suffoquant. La seule manière d’en sortir était de jouer au tennis sur mon téléphone, et de gagner ma partie. Sinon, j’arrivais à m’en convaincre, je mourrais dans d’atroces souffrances.
Ma logique perdait doucement en consistance. Tout comme mon désir, qui ne parvenait plus à ériger quoi que ce soit de tangible. J’avais au ventre une incapacité aux autres et au monde, qui proliférait.
« Ça va passer, me disais-je, ça va passer… » Et j’ai vécu mes journées ainsi pendant des semaines encore.

Ce sentiment de ni quoi ni qu’est-ce s’est intensifié. À mon insu, un oiseau noir faisait son nid, brindille après brindille. Pendant que je m’efforçais de tenir debout, il bâtissait son empire d’épines au-dedans. Je réussissais encore à sourire, à donner le change au travail, à accepter les ordres contradictoires de mon supérieur hiérarchique. Chaque geste du quotidien devenait une contribution de plus à cette masse d’absurdités que forme parfois l’existence. Je commençais à remettre en question tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi, à vrai dire. Qui a décidé qu’une heure serait composée de soixante minutes ? Pourquoi les sens interdits sont rouges, et non émeraude ou parme ? Qui a décrété qu’il fallait dormir la nuit et vivre le jour ?
Je continuais mes trajets à reculons et faisais des progrès fulgurants : je descendais l’escalier en trottinant, m’engouffrais dans les ascenseurs au simple bruit que faisaient les portes en s’ouvrant dans mon dos, slalomais entre les passants avec l’aisance d’un skieur hors piste.
Je prescrivais à chaque journée un changement anodin, souvent absurde. Tous les soirs par exemple, je programmais mon réveil une minute plus tard que la veille. Cette légère modification m’obligeait à accélérer la cadence de ma préparation. Au bout d’une semaine, pour rattraper mon retard, j’étais forcé de me laver les dents en nouant ma cravate, de boire mon chocolat chaud en enfilant mes chaussettes. Je riais déjà de l’improbable chorégraphie qu’il me faudrait mener dans dix jours à peine.
Tout était bon pour occuper mon esprit.

J’ai marché, maladroit et chancelant, jusqu’à ne plus pouvoir faire un pas. Un samedi de février, sur un trottoir inondé de pluie, je me suis arrêté. Net.
Ça y est, je n’étais plus heureux.
J’étais immobile, au milieu de la rue, sous le crachin, accusant le coup de mon propre constat, soudain et tranchant, non négociable. »

Extraits
« Voilà comment je me suis retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition. Comme on accumule les timbres, je collectionnais les lieux. Mon arrivée dans les bureaux d’un immeuble d’entreprise, en pleine semaine, me confirma le bien-fondé de mon changement de cap. S’ils avaient eu le temps de lever les yeux dans leur inutile empressement, les employés de cette société de je ne sais quoi se seraient demandé ce que je foutais là, figé dans le couloir, à les observer, pieds nus, la quarantaine approchant. » p. 66

« — C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi. Si ça devait m’arriver un jour, je voudrais qu’on me célèbre comme tu le fais toi, en riant, en dansant, en criant, en baisant s’il le faut. Fais confiance à ce que tu as là, et uniquement là, a-t-elle conclu en pointant mon ventre de son doigt brindille, et ne te laisse jamais guider par autre chose que cette ferveur, c’est tellement beau… » p. 90

« Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé. » p. 98

« Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis. » p. 109

À propos de l’auteur
PERROT_Frederic_DRFrédéric Perrot © Photo DR

Frédéric Perrot est scénariste et réalisateur au sein d’un duo qui sévit sous le nom de Najar & Perrot. Après Pour une heure oubliée (2021) et Cette nuit qui m’a donné le jour (2022), il publie Ce qu’il reste d’horizon (2023). (Source: Éditions Mialet Barrault)

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Rond-Point

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En deux mots
Patrick ne se remet pas de la perte de son épouse Mathilde. Un soir, un collègue l’entraîne quelques minutes sur un rond-point tenu par les gilets jaunes. Il y croise notamment Michel et Madeleine, deux manifestants qui vont changer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Patrick et les gilets jaunes

Dans un premier roman habilement construit Olivier Scheibling retrace le destin de Patrick, veuf et déprimé, qui se retrouve par hasard sur un rond-point tenu par les gilets jaunes. Un roman noir sur fond de misère sociale.

Patrick n’a plus vraiment goût à la vie. Il a perdu Mathilde, la femme qu’il aimait, ne veut plus voir personne. Il a trouvé refuge dans un petit pavillon loin de tout et travaille désormais au sein d’une société chargée de recouvrer des créances. Sa vie est rythmée par un peu de boulot et beaucoup de dodo.
Cela va changer quand son collègue propose de le ramener chez lui et qu’au détour d’un rond-point occupé par des gilets jaunes, il décide de s’y arrêter. Une épreuve de plus pour Patrick, même si le calvaire annoncé va se transformer en une rencontre plutôt agréable. Une aide-soignante vient vers lui, engage la conversation et ces quelques minutes d’entretien vont marquer son inconscient. Car Madeleine va venir peupler l’un de ses rêves, lui qui ne rêve plus souvent.
Alors, il renâcle moins à prendre la direction du rond-point, même s’il se sent totalement étranger à ces militants, notamment les plus radicaux. C’est alors que ce produit un drame. Lors d’une confrontation avec les forces de l’ordre, un parpaing est lancé vers un pompier qui est gravement blessé. Madeleine et Michel, l’un des leaders, sont arrêtés sous les yeux effarés de Patrick qui n’a pour seul réaction de dire qu’il connaît un avocat. Du coup, il se sent un peu obligé de contacter son ami d’enfance, perdu de vue depuis longtemps.
Olivier Scheibling a eu la bonne idée de construire son roman en laissant s’exprimer les personnages qui apparaissent au fil de l’histoire, offrant ainsi au lecteur différentes perspectives d’une même situation.
Après Madeleine et Patrick, c’est à Michel de prendre la parole, puis à Gérard, lui aussi témoin de la scène. Un cercle qui va s’élargir encore car l’incident est relayé sur BFM TV et Florence voit ainsi sa cousine se faire arrêter et se dit qu’elle pourrait peut-être essayer de la joindre. Il en va de même pour Damien, le fils de Madeleine, lui-même pompier, et qui hallucine en voyant les images de l’arrestation manu militari de sa mère.
Serge, l’ami de Patrick, raconte à son tour leur relation, suivi par Mathilde qui livre post-mortem ses encouragements à son ex-mari.
Entre tensions sociales et romance, le roman va alors prendre un tour très noir, jusqu’à un épilogue que je me garderais bien de dévoiler.
En se faisant chroniqueur de la misère sociale, Olivier Scheibling réussit une remarquable entrée en littérature. D’une écriture fluide, il raconte la France qui se lève tôt et qui n’en peut plus. Une France que l’on ne prend pas la peine d’écouter, une France à bout de nerfs, une France qui va céder à la violence. Un premier roman fort, qui se lit d’une traite, le souffle coupé.

Rond-Point
Olivier Scheibling
Éditions Rue Fromentin
Premier roman
160 p., 17 €
EAN 9782919547746
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement autour de Lyon.

Quand?
L’action se déroule au moment du soulèvement des gilets jaunes, fin 2018 et 2019

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans une petite ville au large de Lyon, quatre âmes à la dérive échouent sur un rond-point, haut lieu de la contestation locale. Patrick, cadre déclassé, éprouve des sentiments pour Madeleine, aide-soignante fragilisée par l’existence. Michel, syndicaliste nostalgique des luttes passées et Gérard, activiste adepte de l’action directe, se disputent le leadership du mouvement dont ils perçoivent le caractère historique.
Sous les caméras de BFM TV, la contestation bascule soudain dans la violence…
Patrick, Madeleine, Michel et Gérard trouveront-ils ce qu’ils sont venus chercher sur ce rond-point qui les aimante? Dans ce chaos, seront-ils prêts à payer le prix de leur participation à des événements qui les font renaître à la vie?
Roman choral à l’intrigue prenante, Rond-Point met en scène des individus ordinaires en prise avec un monde déraisonnable. Fin observateur, Olivier Scheibling dresse, à travers le regard de chacun des personnages, un portrait subtil d’une société fracturée entre malentendus et violence.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Olivier Scheibling présente son roman Rond-Point © Production éditions Rue Fromentin

Les premières pages du livre
CHAPITRE 1
Patrick
Toutes ces années, je me suis couché tôt, très tôt. Parfois même avant la tombée de la nuit, dans l’obscurité artificielle de mes volets de fer. Pas par choix. Pas vraiment par hygiène de vie. Non, c’est plus bête que ça. Par ennui, tout simplement. Quand je rentre du boulot, ma seule perspective, c’est mon repas du soir. Et je ne parle pas de faire la cuisine, juste de me réchauffer un truc : en début de mois acheté chez Picard pendant la pause déjeuner, ou, passé le 15, au Carrefour, de l’autre côté de l’autoroute. Après le repas, rien d’autre à faire que de regarder la nuit tomber. La télé ? Entre séries débiles et émissions ineptes, rien qui ne me tente vraiment. Et quand ça vole un peu plus haut, je me dis que ce n’est plus pour moi. Je pourrais m’accrocher un peu, mais je n’ai pas l’énergie. À la radio, entre émissions pour ados prépubères et rap au robinet, il n’y a que du foot. Et il se trouve que je n’aime pas le foot. Parfois j’écoute une boucle de France Info, mais rapidement j’ai la tête qui vrille. Alors je vais me coucher. Je suis chanceux, je m’endors en sept minutes. J’ai entendu, je ne sais plus où, que c’était la moyenne pour les hommes. Les femmes, il leur faut plus de temps. À chaque fois que je pose ma tête sur mon oreiller, avant d’éteindre la lampe, je me dis que j’ai de la chance d’être un homme. Et sept minutes après, je ne m’ennuie plus.
« À ce niveau-là, mon pote, c’est plus de l’ennui, c’est de la déprime. » C’est Stéphane, un collègue, qui m’a dit ça l’autre jour. « Non, je lui ai répondu, la déprime, c’est pas d’aller se coucher, c’est de ne pas vouloir se lever. » Et ça, il n’y a pas de risque. J’aime bien les matins. Le rituel du petit déjeuner : les trois cuillères à café dans le filtre, pester, parce que quoi qu’on fasse, on en fait toujours tomber un peu sur le plan de travail, le beurre trop dur qu’on écrase sur le pain de la veille, la première tranche qu’on met dans le grille-pain, l’odeur qu’elle dégage, en avant-goût. Et puis cette bulle de temps, familière, ce dernier moment avant le monde, avant dehors. Je vois le champ, et les collines en arrière-plan. Il y a quelques années, une femme m’a dit que c’était une belle vue. Moi, je trouve surtout que c’est toujours la même vue. Je mets la radio, mais je ne suis pas sûr que je l’écoute.
Bourdin dans le poste, qui fait semblant d’être mon pote. Remarque, parfois il me fait marrer. C’était mieux avant, la radio, quand on ne la voyait pas à la télé. On pouvait s’imaginer la tête des voix. Bourdin, je l’imaginais très brun, avec une moustache de routier et des rouflaquettes, le genre un peu caïd à qui on ne la fait pas. Puis un jour je l’ai vu. Ma radio ne marchait plus, j’ai voulu écouter sur Internet. Je n’aurais pas dû. En vrai, il n’a pas la tête de sa voix.
Ces derniers jours, pourtant, quelque chose a changé, je ne me couche plus aussi tôt. À cause de Stéphane. Ma voiture a rendu l’âme, ça devait arriver. Je pars avec le car, le matin, mais Stéphane m’a proposé de me ramener le soir. Pour être franc, ça ne m’enchantait pas trop de faire la route avec lui : on n’est pas si proches lui et moi, et le silence à deux, c’est vite gênant. D’un autre côté, ça m’évitait de me les geler à attendre le car pendant vingt minutes.
C’est le deuxième soir que ça a commencé. On sortait de l’autoroute, et sur le premier rond-point après le péage, il y avait des palettes qui brûlaient, avec une dizaine de types autour, quelques femmes aussi. Ils arrêtaient les voitures. Bourdin en avait parlé, mais je n’aurais jamais imaginé les voir là, à même pas cinq kilomètres de chez moi.
« Et merde ! » j’ai dit. Stéphane souriait, lui. Il a sorti la main, klaxonné trois grands coups et les types se sont écartés en applaudissant. Mais après s’être engagé sur la route de la forêt, il a soudain eu le regard du mec qui a oublié un truc important, soucieux et stupéfait. D’un coup, il a pilé et il a fait demi-tour.
« Mais qu’est-ce que tu fous ? j’ai crié.
— T’inquiète, mon pote. Et puis, c’est pas comme si quelqu’un t’attendait, non ? »
Le plus dur, ça avait été de descendre de la voiture. Sitôt après s’être garé, Stéphane, lui, était sorti, et d’emblée s’était dirigé vers l’attroupement. Les gars l’accueillaient avec chaleur. L’atmosphère était encore détendue en ces premiers jours, et les nouveaux venus considérés sans méfiance. Moi, je restais figé sur le siège passager, fixant les flammes sortant du tas de planches, espérant qu’elles me protégeraient. La petite foule allait et venait autour du rond-point, le jaune fluo des gilets la faisant ressembler à un essaim de lucioles prêtes à s’immoler, avec constance et insouciance, dans le brasier central. Stéphane revint en courant à moitié. Sans me regarder, il prit son gilet dans la boîte à gants, l’enfila et, sans refermer la portière, me cria de venir. Le froid et le ridicule de la situation me décidèrent à bouger. Je m’approchais du feu, cherchant à éviter les regards. Je grommelais un bonsoir, qui à ma grande surprise et mon grand soulagement ne rencontra aucun écho. Il semblait bien que, finalement, personne n’avait le projet de m’adresser la parole. Je me sentis sourire, presque rassuré. Mis à part le petit groupe qui discutait toujours avec Stéphane, les autres étaient silencieux. Je me postais sur le bord du rond-point, là où l’ombre commençait. Petit à petit, je sentais que la boule qui s’était formée d’un coup, sous mon sternum, quand j’avais réalisé que Stéphane avait bien l’intention de s’arrêter sur ce rond-point, commençait à se dégonfler. La brume d’angoisse qui m’engourdissait, elle aussi se dissipait, se déchirait plutôt. J’avais soudain envie de plonger les doigts dans mon crâne, d’enlever la gangue de graisse autour de mes neurones, de m’élargir les orbites. Disponible. C’était curieux comme je me sentais disponible, intéressé, bien planqué que j’étais dans mon obscurité anonyme. La lumière pulsée des flammes faisait apparaître et disparaître les visages, barbes mal taillées, mines frigorifiées, cernes, cheveux rares, couleurs en retard, regards dignes, bravaches ou vides, joues creusées, cous empâtés, jeunesse s’accrochant encore, dents manquantes, rides évidentes. Une belle brochette de gueules, solitaires et résignées, de bouches silencieuses, de figures invisibles ailleurs que dans leur miroir. La plupart avaient l’air aussi gauches que moi. Je m’étonnais de les scruter, d’éprouver tant de curiosité pour mes semblables. Le rond-point flottait dans l’obscurité comme une île, le feu sauvage en son centre, sillonné de sentinelles, et, lui faisant face, la barrière de péage, éclairée comme un checkpoint, de l’autre côté d’un no man’s land de bretelles et de voies d’accès. Plus loin, la forêt, impassible et sombre, indifférente aux drames à venir.
« Bonsoir, c’est la première fois que vous venez ? » Je crois bien que j’ai rentré ma tête dans les épaules, comme quelqu’un qui se prépare à prendre un coup. Croyant que je n’avais pas entendu, elle répéta : « Je ne vous ai jamais vu, c’est la première fois que vous venez ? » J’ai répondu que oui, c’était la première fois, mais que je n’étais pas vraiment venu, enfin si, j’étais là, bien sûr, mais par hasard, à cause d’un collègue qui me rendait service parce que ma voiture était en panne, et que par ce froid, je n’avais pas envie d’attendre le car, c’est lui, je veux dire mon collègue, qui avait voulu s’arrêter, mais que je ne savais pas trop pourquoi ils étaient là, et moi encore moins, même si bien sûr, j’en ai entendu parler, chez Bourdin, mais je ne suis pas trop l’actualité, la politique, tout ça, c’est pas trop mon truc, ah, au fait, bonsoir.
La boule s’était reformée, instantanément. Mon crâne s’épaississait, accentuant la pression sur mon front, rétrécissant mon champ de vision. Disparaître ! Éteindre ! S’endormir.
« Moi, je suis là depuis le début. » J’étais soulagé : elle n’avait ni prêté attention à mes propos confus, ni même noté l’embarras. Elle enchaînait, déroulait, s’animait ; je captais qu’il était question de taxe, de diesel, qu’il ne fallait pas exagérer, que cette fois, ça suffisait, qu’on n’allait pas se laisser faire. Une pause. Et puis elle repartait, sur les radars, sur son permis qui ne tenait plus qu’à son troisième stage de récupération de points, 189 euros, vous vous rendez compte, y en a à qui ça profite, vous ne trouvez pas ? Sur sa mère qui n’aurait pas de quoi se payer une maison de retraite, sur ses voisins du premier qui, eux, vivaient des allocations familiales, bon, c’est pas la peine d’en dire plus, vous voyez ce que je veux dire. Non, je ne voyais pas très bien, mais elle continuait. Pour une fois, les gens se bougent, elle avait vu une pétition, des milliers de signatures, il paraît ; depuis le temps qu’on se fait avoir, il faut que ça change, il faut que ça pète.
« Excusez-moi, il faut que j’y aille. » Stéphane me faisait des grands signes depuis la voiture déjà redémarrée. Soulagé, encore presque essoufflé, je voyais se profiler la perspective rassurante de la routine. »

À propos de l’auteur
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Olivier Scheibling © Photo DR

Olivier Scheibling a 60 ans. Il vit à Paris et travaille dans les tours de la Défense. Écrit dans la foulée d’ateliers d’écriture de Gallimard, Rond-Point est son premier roman. En 2015 il a publié un livre de réflexion issue de son expérience sur la parentalité d’un enfant dys-férent. (Source: Éditions Rue Fromentin)

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De vengeance

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En deux mots
Après avoir tué par accident un jeune homme que de toute manière elle n’aimait pas, la narratrice se dit que le crime parfait n’est trop compliqué à réaliser. Alors elle décide de se venger des pollueurs, de ceux qui négligent leur chien, des violeurs. Son tableau de chasse grandit jour après jour…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Par plaisir de l’homicide

J.D. Kurtness, une nouvelle voix venue du Québec, retrace dans ce court et percutant roman le parcours d’une meurtrière «pour la bonne cause». Et réussit le tour de force de nous la rendre de plus en plus sympathique alors que les cadavres s’accumulent.

Tout a commencé par un homicide involontaire. En voyant Dave Fiset accroupi au bord de la rivière, la narratrice, encore adolescente, a l’idée de lui balancer un caillou dans les fesses. Mais son geste est imprécis. Quand elle se relève, il lui faut constater que l’aîné des Fiset est allongé sans vie, la tête dans l’eau. La meurtrière ne sera pas inquiétée. «Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode.»
Quelques années plus tard, elle est en ville pour ses études dans un appartement quasi insalubre qu’elle partage avec Gustave et sa cousine Simone. Ce ne sont pas ses maigres revenus de traductrice qui lui permettront d’améliorer son ordinaire, de se nourrir avec autre chose que des pâtes, de souffrir du froid en hiver, de la canicule en été. «Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant.» Après avoir essayé en vain d’améliorer l’isolation en injectant de la mousse expansive entre les cloisons, elle hérite du reste du tube. C’est alors qu’elle conçoit un nouveau plan pour se venger de tous ces profiteurs et pollueurs qui détruisent la planète. À la nuit tombée, elle va injecter de la mousse dans les gros pots d’échappement, puis s’en va. Par prudence, il est hors de question de traîner dans le quartier ou même de chercher à savoir quels sont les effets de son petit jeu. Gare aux propriétaires de chiens qui oublient de ramasser les crottes de leur animal de compagnie, aux administrateurs de sociétés énergétiques – gros pollueurs – ou encore aux violeurs. «On trouve toujours de bonnes raisons. Le crime parfait se présente tout simplement». Alors, elle s’amuse tout en se disant qu’elle ne fait que rendre justice.
Jusqu’au jour où elle déroge à cette règle et intervient dans son propre écosystème. Muni d’une carabine à plombs, elle tire sur des voisins bruyants depuis le toit de son immeuble. «C’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs.»
J. D. Kurtness ose mettre en scène, avec beaucoup d’humour noir, une narratrice méchante, calculatrice et froide, tout en réussissant le tour de force de nous la rendre sympathique. Il faut dire, comme elle le théorise elle-même, que son visage son est son meilleur alibi. On lui donnerait le bon dieu sans confession. Et qu’elle parvient avec finesse à nous faire croire qu’elle n’est qu’une victime du système. Un système qui, elle le sent bien, va finir par la broyer. Car la technologie avance à pas de géants dans son domaine – elle est traductrice, rappelons-le – et elle sent bien que les machines vont bientôt la supplanter. Alors, il est raisonnable d’agir.
Ce premier roman très culotté est paru en 2017 au Québec où a été multi primé : Prix coup de cœur des amis du polar, Indigenous Voices Awards (saluant un écrivain autochtone émergent) et Prix Découverte du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Les éditions dépaysage ont eu la bonne idée de nous faire découvrir cette nouvelle voix percutante, corrosive et fort prometteuse.

De vengeance
J.D. Kurtness
Éditions dépaysage
Roman
172 p., 20 €
EAN 9782902039340
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman est situé au Canada, principalement à Montréal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Comme la vengeance demande de l’énergie et du risque, il faut faire des choix. On ne peut pas punir tout le monde. On ne peut pas éliminer tout le monde, même si, à un moment ou un autre, ils finissent tous par vous taper sur les nerfs. Mais on peut se faire plaisir. »
Peut-on avoir de bonnes raisons de tuer son prochain et, pire encore, de s’en réjouir ? Selon la narratrice de ce roman, une jeune femme discrète au visage angélique, cela ne fait aucun doute. Le plus dur, pour nous, c’est de ne pas être d’accord avec elle…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Devoir (Michel Belair)
La Recrue (Julien Alarie)
Blog Hop! Sous la couette
Blog Julie lit au lit

Les premières pages du livre
« I.
Présentations d’usage
Qui n’a pas déjà rêvé de tirer quelqu’un dans la face avec un fusil de chasse ? Peu importe les raisons. Elles sont toutes bonnes, sur le coup. C’est quand elles demeurent bonnes longtemps que j’agis.
Chaque jour, je regarde une meurtrière dans les yeux. Elle est là, de l’autre côté du miroir (qui est aussi mon côté, mais vu à l’envers). Je suis une meurtrière. Ce visage est le mien. Mon visage est celui d’une meurtrière. Voilà.
Je sais ce à quoi une meurtrière ressemble. Salut.
J’énonce ma phrase en me regardant dans les yeux, les mains appuyées sur le bord du lavabo : « Je suis une meurtrière. » Ma version de « t’es belle, t’es fine, t’es capable ». Mes lèvres bougent et, selon ce que je prononce, quelques dents apparaissent. On les voit aussi quand je souris.
Je parle lentement, dans ma tête ou tout bas. Je prends parfois un risque et je le dis sur un ton normal, plus fort. J’aime entendre ma voix. Son murmure dans mon appartement silencieux, qui s’échappe de la salle de bain et meurt dans le bourdonnement électrique des murs. J’écoute les clics irréguliers des calorifères qui chauffent, indifférents à ma situation.
Je le dis aussi parce que j’ai un peu peur de l’oublier. La vie peut être douce, et je prends des pauses.

C’est l’après-midi, j’ai douze ans. Mon primaire est fini. Depuis trois semaines, je suis en vacances. Je suis sur le bord de la rivière. J’aime être dehors. Je sors à sept heures du matin et je reviens juste pour manger. Il y a même des fois où je saute un repas, mais ça agace mes parents. Je reviens le soir, quand on voit moins bien. Je dors et je recommence. Dix-huit heures de lumière par jour, le bonheur.
Ici, c’est mon coin. L’arbre se grimpe bien, et il y a trois branches à la bonne place. Une sous mes fesses, une où appuyer mes pieds, et une dans mon dos. Elles forment une sorte de chaise. J’ai une belle vue sur la rivière qui coule dans le fossé plus bas. Je vois aussi le talus en arrière. Si je m’étire, je vois jusqu’au cimetière, par où passe le sentier. Une vue à deux cent soixante-dix degrés autour de moi, assez bien dégagée. Ce n’est pas grave si je ne vois pas derrière moi. Il n’y a que la forêt, trop dense pour y jouer à ce temps-ci de l’année. Après la forêt, il y a le parc municipal, où personne ne va… Pourquoi aller dans une semi-nature quand tout est vivant autour ?
Là-haut, personne ne me voit. Parfois, j’apporte un lunch. Je le prépare moi-même. Mes parents me trouvent responsable, leur angoisse que je meure de faim s’estompe. J’entre dans l’adolescence, il est normal que je ne leur parle presque plus. C’est leur théorie.
Je choisis des emballages qui ne reflètent pas la lumière. Pas d’aluminium, pas de sac de plastique. J’ai vu un film où le témoin d’un meurtre se faisait voir par les criminels parce qu’un rayon de lune était reflété sur la lentille de ses jumelles. Ça ne m’arrivera pas. J’évite aussi les lunettes de soleil. C’est une chose de moins à traîner, que je risquerais d’échapper.
Le bruit, c’est un peu moins grave. On peut déballer quelque chose, ouvrir un contenant, dézipper son sac, bouger, soupirer. Le bruit de la rivière enterre pas mal tous les autres, sauf les cris.
J’ai découvert le spot la semaine dernière. Je suis arrivée tôt parce que je voulais faire du repérage avant que les autres arrivent. Des fois, j’arrive trop tard et il y a déjà du monde sur le bord de la rivière, ou sur le chemin qui y mène. Dans ce temps-là, je vire de bord.
Il y a huit jours exactement, je suis arrivée assez tôt pour trouver un coin tranquille. Une place où personne ne pense regarder. Je l’ai enfin trouvé, l’arbre parfait. À côté du tronc, il y a une roche assez haute pour atteindre les bonnes branches. C’est un sapin baumier, un gros qui, par miracle, a échappé aux massacres des Noëls du dernier siècle. Il est vieux et presque mort. Il ne sent pratiquement plus rien. Il n’a pas trop de gomme qui colle sur les vêtements. Même si ça sent bon, la gomme de sapin, c’est difficile à faire partir alors j’évite. Je ne veux pas de trouble avec ma mère.
Je compte les jours depuis ma découverte : huit. Je compte beaucoup de choses : le nombre d’enfants en bas, les tuiles au plafond de ma chambre, les trous dans mes espadrilles, le nombre exact de secondes que met un œuf à cuire, le rond à quatre, pour que le jaune demeure coulant, mais qu’il ne reste plus de morve. Plus on planifie, plus on s’évite les mauvaises surprises.

Ce fut d’abord de la chance : un hasard, une bonne réaction, un plaisir. Maintenant, c’est de la préparation : mentale, physique et matérielle.
Je sursaute encore quand je croise mon image : son reflet dans les vitrines, sur les petits et grands miroirs, en miniature sur les photos. Je n’ai pas le bon visage. Certains diraient : « Tu as le parfait visage. » Je suis née avec le visage d’une autre et mon vrai visage est ailleurs, occupé à recouvrir la mauvaise âme.
Je n’ai pas ce qu’ils appellent le physique de l’emploi. Ma face devrait être anguleuse et magnifique, maigre, avec l’air légèrement malade qui attire certains hommes. Cette allure de femme dangereuse et mystérieuse qu’on nous présente sans cesse, je ne l’ai pas. À la place : un visage sain et clair, le mien. Mes traits sont si inoffensifs. J’irradie l’innocence et les plaisirs simples, comme la fermière sur les pintes de lait, la jeune fille sur les crèmes anti-acné. Comme elle, mes pores respirent bien. Traits ronds, sourire facile, bonnes dents, yeux rieurs. J’ai même des pattes d’oie qui se dessinent, quand on regarde de près. Ma peau pâle rosit sous l’effet du vent, du froid ou de l’effort. Mes joues sont à croquer en automne. On n’a jamais cessé de me le dire. Toutes ces heures passées au grand air, les taches de rousseur : on n’y suspecte rien, sauf la santé.
Où est cet autre visage qui devrait être le mien ? Où sont passés la mâchoire pointue, les grands yeux fiévreux, les pommettes saillantes ? Ces cheveux sévères, sur qui ont-ils poussé ? Mon âme a-t-elle été confondue avec une autre dans les limbes, échangée par mégarde, comme ces bébés naissants dans les hôpitaux d’Amérique latine ?
Est-ce que les gens laids sursautent, eux aussi, quand ils voient leur reflet, estomaqués par leur physique ingrat, qu’aucune accumulation de souffrance n’atténue ? Ressentent-ils la même confusion que moi, après certains actes, parce que je n’en reviens pas que ma face conserve sa symétrie ?
Si je correspondais à mon intérieur, j’aurais un air dangereux, comme les méchants dans les films, ceux qui meurent rapidement : la chair à canon basanée, les chauves, les défigurés, les autres. J’émettrais aussi l’odeur du danger, mais je dois me rendre à l’évidence : il n’en est rien. Mon bouquet de phéromones percute les gens sans qu’ils s’en rendent compte, comme les virus ou les radiations. Pourtant, le danger, c’est cette femme que je regarde du coin de l’œil dans la vitrine, son reflet qui me suit à chaque nouvelle fenêtre. C’est elle dans la salle de bain, au-dessus du lavabo. C’est elle qui sourit avec son air innocent.
J’ai l’air d’une infirmière, d’une libraire, d’une joueuse de soccer. Mon visage est mon meilleur alibi.

Je devrais commencer par le début. J’ignore à qui je m’adresse. Tu es une créature du futur, puisque le moment présent est déjà terminé. Je t’appelle créature, car les hommes et les femmes sont des catégories qui pourraient disparaître, comme la théorie des humeurs. Es-tu un amas de graisse ? Es-tu un encéphale dans une jarre ? Peut-être que mon texte a été converti en impulsions électriques, prédigérées pour un cerveau seul, sans organes, qui flotte dans un liquide nutritif et conducteur. Es-tu une machine ? Es-tu un enfant ? Es-tu citoyen de la République populaire de Chine, maintenant que vous êtes devenus les maîtres du monde ? Es-tu un réfugié intergalactique ?
Peut-être que rien n’a changé, yet. Dans ce cas, tu es une créature du futur immédiat. Tu es ma voisine, mon employeur ou mon ami. Je préfère quand même me dire que je m’adresse à quelqu’un qui ne sera pas ici en même temps que moi. Je ne veux pas blesser une personne de mon entourage. On n’empoisonne pas son propre puits.
Je choisis le danger et un jour j’aurai trop poussé. Ma vie sera brève, comparée aux statistiques. Tout est relatif : à l’époque de la peste bubonique, j’en serais au crépuscule de mon existence. Ou déjà morte, en couches. Ou de la pneumonie dont j’ai souffert à cinq ans. Sans la médecine moderne, on serait bien tous morts, avec nos corps flasques, nos grosses têtes, nos yeux de taupes. Ça, ou notre anxiété rampante.
De toute façon, j’anticipe qu’il reste dix, quinze ans, avant qu’on soit tous suivis à la trace, de la fécondation à la crémation. Même avant, même après. On l’est déjà, si on ne fait pas attention. Je fais attention. Je m’amuse et je saupoudre un peu de ma justice avant la fin, avant qu’un Système immense et impossible nous avale tous.
Donc, cela se passe l’après-midi. C’est aussi, je le vois maintenant, la fin de mon enfance. Le soleil est encore très haut dans le ciel, mais il ne fait pas trop chaud, peut-être vingt-quatre degrés. Le vent est frais. Il vient du nord, lentement. Je sens le soleil à travers mon linge et sur ma nuque, là où il passe entre les feuilles des arbres autour. Tout est beau. Ça sent bon : le vent, le vieux sapin, moi.
Déjà, dans ce temps-là, juchée dans mon arbre, je pense à vous, gens du futur. Je m’imagine à votre place, et tout savoir. Je regarde cependant la télévision et, comme la majorité des enfants, j’entretiens le sentiment d’assister à la mort de quelque chose de précieux : la terre, l’air frais, l’eau qui coule, le chant des oiseaux qui entre par la fenêtre, le matin. Tout ceci va mourir, parce qu’on ne recycle pas assez, qu’on rase la forêt amazonienne, et qu’un malade a mis le feu à une pile de pneus à Saint-Amable.
Décrire l’époque dans laquelle on vit est toujours difficile : on focalise sur ce qui semble important sur le coup. Le quotidien est souvent laissé de côté. Pourtant, il révèle beaucoup plus que nos idéaux profonds. L’exemple que je donne, quand j’ai des conversations imaginaires avec des entités venues d’ailleurs (temps, espace, espace-temps), c’est que tout ce que nous mangeons, ou presque, aura été à un moment où un autre dans un emballage en plastique. Le sachet qui contient les semences. Les racines, protégées par une bâche qui conserve l’humidité et retient la chaleur. Les fruits et légumes qui vont dans un petit sac transparent, puis un sac plus grand avec les autres aliments, puis sous une pellicule de cellophane quand il en reste, ou pour les réchauffer, et enfin dans la poubelle, et ensuite dans un plus gros sac-poubelle. La viande aussi. Elle arrive le plus souvent dans un contenant de styromousse recouvert de plusieurs épaisseurs de cellophane, et parfois le morceau est entre deux épaisses feuilles de plastique fusionnées ensemble, mis sous vide.
Et rajoutons les bouteilles de jus, d’eau, de boissons sucrées. Certains ont même osé mettre le lait dans des bouteilles de plastique, ce qui le rend infect. Le lait pour les enfants est généralement distribué dans une poche de plastique, qu’on achète par lot de trois ou quatre, emballés à leur tour dans un sac de plastique plus grand. Celui-ci a de la couleur et contient les informations que les poches individuelles ne dévoilent pas.
Viennent ensuite tous les biscuits, les craque¬lins, la crème glacée, les pâtes alimentaires, et tout ce qui a été plus ou moins transformé avant de nous parvenir, placés de manière astucieuse sur des centaines d’étagères dans lesquelles nous déambulons en poussant un chariot de métal, car transporter notre nourriture sur de longues distances nous est maintenant une tâche impossible. Plus assez de volonté, plus assez de muscles.
Dans le temps, j’étais certaine que malgré les propos rassurants du dépliant, Tchernobyl se répéterait à Gentilly. La compagnie Candu, qui fabriquait les réacteurs, était venue à notre école nous expliquer les merveilles du nucléaire. Leur savoir-faire était si avancé qu’un accident était impossible. Les déchets radioactifs étaient enfouis dans notre solide Bouclier canadien, à l’abri des pires catastrophes. Je ne les croyais pas. J’étais aussi convaincue que les pluies acides grignoteraient tout et tueraient les lacs. Aujourd’hui, on parle beaucoup moins de ça. Une nouvelle est un bris dans la continuité. Quand le monde crève en permanence depuis des décennies, les médias se fatiguent, comme nous.
Prenons l’axe positif : je vis une époque délicieuse, où l’abondance des technologies et des temps libres, pour ceux qui en font le choix, permet de réaliser de grandes choses. Nous sommes encore libres, le secret est toujours permis. Ceux qui ont quelque chose à cacher peuvent le faire. Je peux ainsi leurrer et mentir impunément. Je teste fréquemment mes quelques pouvoirs. Mon invisibilité est ce dont je suis la plus fière.
Pour vivre, je pratique un métier qui sera, un jour, obsolète, comme celui de draveur ou de facteur télégraphiste. Je suis traductrice. Le jour où les machines comprendront l’ironie, le contexte, le quotidien et la banalité, l’humour et toutes ces perles de la nature humaine, les traducteurs seront superflus. En ce moment, même les mauvais traducteurs comme moi peuvent manger et payer leur loyer. Mais, comme le reste, notre temps est compté.

Extraits
« Au démarrage de ma vie d’adulte, j’habite avec deux amis dans un appartement d’étudiants, c’est-à-dire un appartement de pauvres. Notre alimentation contient beaucoup de pâtes alimentaires parce qu’on est trop orgueilleux pour se plaindre à nos parents des contraintes monétaires associées à notre nouvelle liberté. Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant. » p. 36

« Les secrets épuisent. Je n’avais jamais vraiment compris le sens de l’expression «lourd à porter», avant. Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode. » p. 48

« En tirant sur mes voisins, j’ai failli à une de mes règles: ne pas intervenir dans son propre écosystème. Je suis consciente que mes actions sont très bizarres, même si elles sont anodines et faciles à réaliser. Je comprends que leur effet psychologique peut être dévastateur. Une personne normale ne prend pas la peine d’aller aussi loin, de planifier ses actes au quart de tour, de jouer ainsi avec ceux qui l’entourent.
J’évite donc de punir mes voisins, mes collègues immédiats et encore moins ma famille et mes amis. Le temps aussi est important, essentiel pour que les gens dans ma mire m’oublient. Tirer sur ses voisins d’en face, c’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs. » p. 85

À propos de l’auteur
KURTNESS_JD_©Sebastien_LozeJ.D. Kurtness © Photo Sébastien Lozé

Née à Chicoutimi d’une mère québécoise et d’un père ilnu de Mashteuiatsh, Julie Kurtness a quitté son Nord natal pour étudier les microbes à Montréal, mais elle a finalement bifurqué vers l’écriture et, plus récemment, l’informatique. Sous son nom de plume J. D. Kurtness, elle a publié un premier roman à l’humour acide qui raconte l’histoire d’une sympathique tueuse en série, De vengeance, en 2017. À la fois noir et drôle, le livre est immédiatement salué par la critique. En 2019 paraît son second livre, Aquariums, un roman généalogique dont le récit s’inscrit dans la longue durée pour se conclure dans un avenir rapproché où l’humanité est victime d’une épidémie sans précédent. Kurtness contribue également à différents projets littéraires, comme l’exposition Le legs (Kwahiatonhk! 2021) et le collectif Wapke (Stanké, 2021). Elle s’est promis d’écrire un jour sur la paix dans le monde. (Source: canadafbm2021.com / kwahiatonhk.com)

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Les mots nus

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En deux mots
Ben a 14 ans et la vie devant lui, même s’il se doute que dans sa banlieue, entre un père autoritaire et une mère docile, son avenir sera tout sauf simple. Alors il tente d’éviter les pièges de la cité et de réussir par les études. C’est ainsi qu’il parvient à s’installer à Paris et à trouver l’amour.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Je n’ai d’envergure que dans mes rêves»

Pour son entrée en littérature, le rappeur et slameur Rouda a choisi de brosser le portrait d’un jeune de banlieue qui se rêve le leader d’une révolte citoyenne. L’occasion de revenir sur les années de La Haine et l’échec des politiques de la ville.

Nous sommes en 1990. Ben a 14 ans. Il vit en banlieue aux côtés d’un père taciturne qui bosse dans un garage et d’une mère aimante qui passe ses journées dans un service comptabilité. Ils lui confient la clé du logement et il n’a qu’à se débrouiller. Alors c’est ce qu’il fait, invite ses potes gitans que son père lui interdit de faire rentrer dans leur pavillon où un coin est réservé au bricolage pour son père et un jardinet accueille les plantes de sa mère. Au-dessus d’eux flotte le fantôme d’un grand-frère mort bien avant que Ben naisse. Alors, on n’en parle pas, la vie est assez dure pour ça. L’été, la famille passe des vacances en Bretagne, parenthèse de vies ordinaires usantes que les cigarettes fumées à la chaîne par la mère et le vin éclusé par le père ne rendent guère plus reluisantes.
Au milieu des coups de gueule, Ben avance. Il a compris que pour s’en sortir, les études peuvent aider. Et si les maths ne sont pas son truc, les autres matières vont lui permettre de décrocher son bac, d’entrer en fac.
Avec ses nouveaux amis, le Corse et le Serbe, il écume les fêtes étudiantes sans oublier de récupérer les cours de la semaine le vendredi. Il en oublierait même que ses parents ont fini par divorcer et que sa mère se bat contre un cancer déjà avancé, car l’amour est entré dans sa vie sous les traits d’Oriane, une belle métisse qui va désormais partager sa vie.
«Mitterrand est déjà mort depuis un moment, c’est l’époque de Steffi Graf, des numéros de téléphone à dix chiffres, de la vache folle et des talibans sur Kaboul. Avec Oriane, nous vivons un amour inévitable. Elle bosse de nuit, en stage à l’hôpital Bichat. J’en profite pour réorganiser mon cerveau. Je tente d’organiser ma vie. Faut que je sois à la hauteur. Que j’abandonne ma part d’enfance. Que je parle comme un adulte. J’ai lâché tous mes boulots d’étudiant et j’ai investi quelques billets dans le petit commerce de mon pote serbe. J’ai mis pas mal d’argent de côté. C’est à partir de cette année-là que j’ai commencé à élaborer ma théorie de la lutte des crasses.»
Le constat est facile à faire, la misère sociale s’étend, la société se fracture, un monde sépare Paris et la banlieue. Oriane entend se battre concrètement et s’engage avec Médecins du monde. Ben est plus indécis, mais finit lui aussi par revenir dans sa cité, pour recueillir la parole des habitants, rassembler leurs doléances, par imaginer un grand soir.
En courts chapitres, avec une musicalité née de sa force de rappeur, Rouda refait défiler les années 1990 et 2000, les grandes convulsions du monde et l’embrasement des banlieues, soulignant ainsi que les unes ne sont pas étrangères à l’autre. La mort de ses proches et l’éloignement d’Oriane sont autant de chocs qui auraient pu conduire à renoncer, mais Ben s’accroche. Jusqu’à se vouloir le leader d’un mouvement qui entend réussir là où toutes les politiques de la ville ont échoué. Pour qu’enfin les lendemains chantent à l’unisson de ce refrain de Bal et Mystik dans La sédition, qui est en exergue du livre:
«Rien ni personne ne pourra étouffer une révolte
Tu as semé la graine de la haine, donc tu la récoltes […]
L’explosion de toutes les cités approche
D’abord des gens fâchés qui n’ont pas la langue dans la poche. »

Bande-son du roman
Protect Ya Neck – Wu-Tang
I Wanna Get High – Cypress Hill
J’appuie sur la gâchette – NTM
Ready to Die – Notorious Big
The World is Yours – Nas
Prose combat – MC Solaar
People Everyday – Arrested Development
Violent – Tupac
I Will Survive – Gloria Gaynor
The Way I Am – Eminem
Saaltak Habibi – Fairuz
La jeunesse emmerde le Front National – Bérurier noir
Sodade – Cesária Évora
Un jour comme un autre – Tandem
Éternel Recommencement – Youssoupha
The Revolution Will Not Be Televised – Gil Scott-Heron

Les Mots nus
Rouda
Éditions Liana Levi
Premier roman
160 p., 17 €
EAN 9791034907052
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement en banlieue parisienne ainsi qu’à Paris

Quand?
L’action se déroule de 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je m’appelle Ben. Une seule syllabe qui en appelle d’autres. Tous mes potes m’appellent Benji. Ma mère m’appelle chéri. Mon père m’appelle rarement. J’ai 14 ans et le quotidien monotone d’un collégien de banlieue. Les cours, quelques galères, et beaucoup d’ennui. Rien d’exceptionnel. Je suis plutôt petit pour mon âge, je n’ai d’envergure que dans mes rêves. Mon corps menu devient celui d’un géant lorsqu’il se pose dans l’Odysseus aux côtés d’Ulysse 31. Rien ne me destine à devenir le leader de la révolution qui va demain embraser la France.»
Entre Belleville et la Brousse, Ben cherche sa place. Il traverse les années 90, les bouleversements du monde et les luttes sociales qui secouent le pays. Un roman combatif et mordant sur les clivages et les failles de notre société, tendre et poétique sur les amitiés indéfectibles et l’amour pour toujours.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Je suis de la génération des émeutes de la faim, des guerres d’Irak, de la chute du mur de Berlin.
De la génération du pétrodollar, des tours jumelles et du tiers-monde, des grands patrons, des vrais pauvres et des fonds de pension.
Des vitres blindées, des capotes, du Sida.
Des cartes Sim et des sonneries polyphoniques.
Des suicides collectifs, des combats à mains nues,
Des écrans plats et des massacres à la machette.
Des ordinateurs de poche, des centrales nucléaires,
Des espèces en voie de disparition et des balles en caoutchouc.
Je suis de la génération des tomates en décembre et des voyages dans l’espace,
De la Bourse et de la cocaïne en ligne,
Du recyclage, d’Euro-Millions, des bidonvilles,
Des mines anti-personnelles, des injections de botox,
Des centres de rétention, des charters, des frontières à angle droit,
Des distributeurs automatiques, des SMS, et du Paris-Dakar.
Du pain sous cellophane et des jeux télévisés,
De Vigipirate, des chanteurs déprimés,
Du périphérique et du bitume sur les pavés,
De la restauration rapide, du string et des amours en silicone,
Des minutes de silence, des tremblements de terre,
Des Assedic, des assistantes sociales et des remises de peine,
Des crédits à la consommation et des adresses e-mail.
Je suis de la génération des attaques préventives,
De la violence légitime et des défenses antiaériennes.
Défense d’afficher.
Défense d’entrer.
Défense de stationner.
Défense de descendre avant l’arrêt complet du véhicule.
Je suis fils de la haine, nourri au sein des colères muettes, des révoltes silencieuses.
Je suis le frère des orphelins jeteurs de pierre,
Des apatrides, des peuples en exil, des clandestins,
Des sans-papiers, des sans-abris, des sans-voix, des sans-destin.
Je suis une bombe entre les mains d’un fou
Je suis le pire du pire
Je suis un produit occidental.

LA BROUSSE
1990.
Je porte le même jean Levi’s à peu près toute l’année.
C’est plus une question d’habitude que de style. J’ai jamais vraiment eu de style. Comme je suis blanc, je suis rarement retenu plus de deux minutes pour un contrôle d’identité. J’ai un physique passe-partout et la plupart des profs ont toujours eu du mal à se rappeler mon prénom.
Je m’appelle Ben. Une seule syllabe qui en appelle d’autres. Tous mes potes m’appellent Benji. Ma mère m’appelle chéri. Mon père m’appelle rarement. J’ai 14 ans et le quotidien monotone d’un collégien de banlieue.
Les cours, quelques galères, et beaucoup d’ennui.
Rien d’exceptionnel. Je suis plutôt petit pour mon âge, je n’ai d’envergure que dans mes rêves. Mon corps menu devient celui d’un géant lorsqu’il se pose dans l’Odysseus aux côtés d’Ulysse 31. Rien ne me destine à devenir le leader de la révolution qui va demain embraser la France.
Dans mon quartier, je crois que personne ne me connaît vraiment. La première fois que je me suis battu, c’était contre un mec que je connaissais pas. Pour une raison qu’on a jamais cherché à connaître. On s’est envoyé quelques patates, et puis on s’est serré la main. Il habitait dans les immeubles au bord du canal, passage
Ernest Labrousse. Là-bas, personne savait qui c’était Ernest Labrousse, alors le quartier on l’appelait juste la Brousse. Un quartier typique de Seine-Saint-Denis, bâtiments anodins et sans couleurs, avec ses dealers en survet gris et ses éducateurs aux abois. Comme j’étais pote avec King et Mylove, les gitans du bout de la rue, j’ai jamais eu de vraies embrouilles.
Nous, on habite de l’autre côté du canal. Dans la zone pavillonnaire, près du stade. Une maison avec ma propre chambre, et un petit jardin. Mon père a son atelier de
bricolage. Ma mère son potager. L’estragon et la menthe sauvage poussent au pied d’une bouture d’olivier. On lit Télé 7 jours, on boit l’apéritif, on regarde PPDA, on boit du vin à table, on fait du feu, on regarde Belmondo et Roland-Garros.
La plupart du temps, je suis un enfant heureux.
L’amour de ma mère me permet de le croire. La voir sourire me suffit. Pour le reste, mon père se charge de me rappeler qu’un bonheur n’est jamais complet. Lui, il ne croit ni en Dieu, ni au communisme. Moi, je peux croire en ce que je veux, mon père en a pas grand-chose à foutre. Faut juste être poli, ne pas faire de taches sur son gilet à carreaux, et marcher droit. Au goûter, c’est pain-fromage. On s’y fait vite. J’essayais surtout de croire en moi-même. C’est pas facile. À ma première raclée, j’ai tout de suite compris que j’avais plutôt intérêt de cartonner à l’école.
Je suis fils unique. Parce que mon grand frère est mort.
Mais ça veut rien dire de dire grand-frère. Vu que je l’ai pas connu. Vu qu’on en parle jamais. Vu qu’il n’y a pas de photos de lui sur le mur de l’escalier où on met toutes les photos. Les photos de vacances. Les photos d’identité.
Les photos de classe. Les photos du mariage de mes parents. Elles sont plantées dans le liège avec des punaises multicolores. Dans un ordre aléatoire. Sans logique, ni chronologie. Ma mère dit qu’un jour elle va prendre le temps de tout bien organiser. Moi, j’aime bien le côté mosaïque. J’y vois un semblant d’harmonie qui surgit du chaos. Je crois que mon grand-frère est mort quelques mois, ou quelques années, après sa naissance. On m’a pas dit. C’est sûrement pour ça que mon père a ce regard vide qu’il remplit avec du vin. Et que ma mère fume ses Camel en cherchant le ciel par la fenêtre. Et que d’un seul coup, sans motif apparent, elle me serre très fort contre sa peau qui sent le cendrier. Elle ne dit rien. Elle me respire. La
voir sourire me suffit. J’ai jamais réussi à savoir ce qu’il s’était passé, si c’était un accident ou une maladie, parce que leurs paroles se déforment lorsqu’elles traversent les conduits de la maison jusqu’aux murs de ma chambre.
J’ai beau me concentrer, et coller mon oreille contre la grille d’aération, à l’arrivée, elles n’ont plus rien à voir.
J’ai déjà confondu des cris de dispute avec des soupirs d’amour. Et comme mes parents s’engueulent plus qu’ils ne font l’amour, je préfère imaginer qu’ils s’aiment.
Parfois, entre les silences et les bruits de fourchettes qui raclent la faïence, j’essaye de leur poser des questions.
Mais mon père répond toujours que c’est mieux de finir son assiette que de finir une phrase.
Mon père travaille dans un garage sur la Nationale 3.
Ma mère fait de la compta dans des bureaux à Paris. Ils partent tôt. Ils rentrent tard. Ils sont toujours fatigués.
Ma mère laisse plein de post-it sur la porte du frigidaire, avec des mots gentils et la liste des trucs que je peux mettre dans mes sandwiches. J’ai mon trousseau de clés depuis la fin de la primaire. Je me réveille tout seul. Je déjeune tout seul. Je rentre tout seul. La télé trône au milieu du salon. Elle fait partie de la famille. C’est la tante de province en visite à Paris, qui n’était censée rester que
quelques jours, mais qui a finalement vidé ses valises et rangé ses culottes dans les tiroirs de l’armoire. Une drôle de confidente, car elle ne me répond jamais quand je
lui raconte ma journée. Elle ne répond à personne d’ailleurs.
Ni à ma mère qui questionne PPDA sur sa coupe de cheveux, ni à mon père qui hurle à Deschamps de ne pas faire la passe à Ginola. Quand on met la table, quand on passe à table, quand on quitte la table, elle est toujours allumée. Drucker et Dechavanne font la conversation, assis dans le canapé du salon. Mais lorsque mon père rentre du garage, il ne leur adresse pas un mot. Il s’affale dans son fauteuil, une grosse masse de velours rouge, sa propriété privée, il décapsule une bouteille de bière et marmonne dans sa barbe que les patrons sont tous des connards prétentieux.
Le week-end, King et Mylove viennent sonner à la porte. Les deux frères ne se ressemblent absolument pas. King est balèze. La peau mate et les yeux vert-beau-gosse. Mylove est tout sec et super moche, avec sa tête plate et son gros nez en forme de buzzer. Mon père dit qu’ils ont pas le droit d’entrer dans la maison. Qu’il faut se méfier des gitans. Que leurs enfants devraient aller à l’école, plutôt que de traîner dans les rues du quartier. Alors on plante nos carcasses dans le bitume, et on discute sur le pas de la porte. Je leur raconte les meilleures anecdotes de ma semaine de collège. La fois où Zinat Bocuze, la plus belle fille du quartier, a embrassé Éric Lagasse dans les toilettes, et qu’il en est ressorti les joues tachées de rouge à lèvres et de honte. La fois où Ibra a fait un petit pont à Mehdi, qui est normalement beaucoup plus fort en foot, et que toute la cour s’est mise à hurler et à valser comme si on était au Parc des Princes. King et Mylove me racontent leurs journées sur les marchés, se vantent de transformer de vieilles tables de bois en montagnes d’or, et agitent sous mes yeux deux billets de 100 francs que leur père leur a donnés en récompense de leur temps.
On s’invente des aventures extraordinaires pour oublier qu’on s’ennuie.
– Bèèèèèèn !!! C’est pas un bistrot ici ! Prends tes potes et casse-toi !
Quand mon père nous crie par la fenêtre de ne pas traîner devant la maison, parce qu’il faut pas que les voisins se mettent à penser des choses, on transporte nos carcasses pour les planter ailleurs. On marche les mains au fond des poches, la tête cachée dans les épaules. On va au stade.
Pour taper le foot et écouter les histoires des grands de la Brousse. Faut juste attendre que quelqu’un ramène une balle, et que les grands nous laissent jouer, parce qu’on est encore trop petits pour faire partie de leurs histoires.
Dans son quotidien monochrome, ma famille a ses habitudes. Je les ai classées mentalement. En deux catégories.
Celles qui font du bien.
Couleur bleue.
Et les insupportables.
Couleur noire.
En juillet, je suis au centre de loisirs. Noir. En août, on part en vacances dans un camping en Bretagne, toujours le même. Bleu. Le samedi, on va faire les courses à Cora, en même temps que tout le monde. Définitivement noir.
On traîne des heures dans les rayons, ma mère bavarde avec des voisines de la Brousse et mon père fait la gueule dans la queue en marmonnant qu’on aurait dû partir plus tôt. On achète les trucs en gros, c’est moins cher et ça dure plus longtemps. Le caddie déborde de packs de bière, de barquettes de viande, d’imitations de Miel Pops, et de contremarques de Danette à la vanille. Mon père dit qu’il faut faire des stocks, que la vie peut nous tomber dessus n’importe quand.
Mon collège, c’est le collège Jean Moulin. Jean Moulin est quelqu’un d’aussi connu qu’Ernest Labrousse, alors le collège on l’appelle le Moulin. C’est à dix minutes à pied. Un collège typique de Seine-Saint-Denis, bâtiment anodin et sans couleurs, avec son proviseur en costume gris et ses jeunes profs aux abois. Au milieu de la cour, dans les couloirs, cartable sur le dos, je n’étais que de passage. J’étais venu chercher ce qu’il y avait à prendre.
J’ai jamais été un meneur. Et si vous lisez cette histoire jusqu’au bout, vous aussi vous vous demanderez comment un banal gamin de la Brousse est devenu le héros qui a conduit les banlieues de France à l’assaut du Pouvoir.
J’étais plutôt bon à l’école mais j’étais du genre discret, ni au fond, ni au premier rang, bien au milieu de la classe.
Le genre bien élevé, bonnes notes, pas d’histoires. Bon élève, bon camarade. J’avais toujours un pote plus grand et plus gros que moi. Je le choisissais toujours un peu con, avec une tête bien méchante. Je lui donnais un coup de main pendant les contrôles, je l’aidais à faire ses devoirs.
En échange, il restait à côté de moi pendant la Chasse aux Français. La Chasse aux Français, c’était un jeu super simple. Mais quand j’en parle aujourd’hui, j’ai encore du mal à le comprendre, ce jeu. À un moment de la récréation, quelqu’un – je sais plus qui, ça changeait tout le temps – poussait le cri de ralliement tant redouté par les babtous. Et plusieurs fois par semaine, la fréquence était aléatoire, tous les rebeus et les renois se regroupaient en meute pour disperser à grands coups de tête, de pied et de poing le maigre troupeau de petits blancs perdus au milieu de la cour du Moulin.
– Chaaaaaaaasse aux Français !!!
Derrière mon pote plus gros que moi, je suis intouchable.
Personne ne m’a jamais pris en chasse, je reste spectateur, curieux de savoir pourquoi la douleur des autres ne me touche pas.
Je ne me suis senti en danger qu’une seule fois. C’était en 3e, juste avant les vacances de la Toussaint. Mon pote plus gros que moi avait trempé ses frites dans de la mayonnaise périmée, et il était absent jusqu’à la rentrée.
Éric Lagasse vient de se manger deux balayettes dans un coin de la cour. Il se met à pleurer. Pas parce qu’il a mal aux genoux, mais parce que Zinat Bocuze ne l’a même pas calculé. Comme d’hab, les surveillants font semblant de rien voir. Le chef de meute me pointe du doigt. La horde soulève la poussière et se met à cavaler dans ma direction, mais Ibra la stoppe net en faisant planer la menace que je traîne avec les gitans. Les mecs me tournent le dos dans un même mouvement, et se mettent à renifler la piste d’une autre proie.
La Chasse aux Français, c’est pas une histoire de couleur de peau. Je suis d’une génération d’enfants qui ne calculent pas ce genre de divisions. On s’additionne, on se multiplie, et on se fout du résultat des équations.
On grandit ensemble, on se mélange, et on laisse aux adultes la charge de résoudre les problèmes compliqués.
La Chasse aux Français c’est surtout une histoire de sémantique, parce qu’à quelques exceptions près, on est tous Français. Que la France abandonne certains de ses enfants, que ces enfants solitaires ne cherchent ni à la connaître, ni à la reconquérir, c’est ça le nœud du problème. Et c’est pas le nôtre. D’ailleurs, ce jeu n’existe plus aujourd’hui. Mais il a certainement dû m’épaissir le cuir, et nourrir sans le savoir la violence que je laisserai un jour courir dans les rues de Paris.
Vu la qualité de mon bulletin scolaire, je suis un bon exemple de réussite de l’École de la République. J’étais fort en français, fort en histoires, vite fait en biologie, et nul en maths. Les maths. Matière sacro-sainte pour mon père. Un calvaire de salle de classe qui pesait lourd dans mon cartable, et que je traînais jusqu’à la maison. Les notes en dessous de la moyenne étaient souvent à l’origine des colères de mon père, car il avait besoin de raisons précises pour les laisser éclater.
Les profs qui se souvenaient de mon prénom m’aimaient bien et j’ai traversé mes années collège dans l’ombre de potes plus gros que moi. Je me suis jamais fait griller quand j’ai commencé à faire des conneries ou à dealer un peu pendant les interclasses. Je trouvais toujours quelqu’un pour vendre à ma place, prendre à ma place, se battre à ma place. Une seule fois, j’ai eu un problème vraiment personnel avec un mec. Pour une histoire de dessert que je voulais pas lui donner à la cantine. Le mec parlait beaucoup à la sortie, mais il a moins fait le malin quand j’ai essayé de lui crever les yeux avec mon compas.
Je suis quelqu’un d’assez impulsif. À chaque trimestre, j’ai toujours ramené les félicitations, les tableaux d’honneur de l’enfant modèle. J’étais le renard blanc, invisible au milieu de la meute. J’ai louvoyé, souri, menti, triché, volé, découpé, vendu, slalomé entre la Brousse, le Moulin et les coups de ceinture de mon père.
Je peux pas dire que je suis un enfant battu. C’est juste que mon père n’a pas assez de mots. Et que ma mère ne sait pas dans quelle langue il faut lui parler. À chaque fois, je me dis qu’il a ses raisons. Des raisons que sa colère ignore. Des raisons qui ne rentrent dans aucune catégorie de nos habitudes. Je lui trouve toujours des excuses. C’est à cause de sa journée, et du carburateur de la Mercedes qui n’est pas encore arrivé au garage. Il a raison, les gens ne devraient pas rouler dans des voitures allemandes. Ou alors c’est à cause de la queue du samedi à la caisse du Cora. Il a raison, il avait dit qu’il fallait partir plus tôt. Ou c’est à cause de mon grand-frère. Peut-être que si on mettait une photo de lui sur le mur de l’escalier, ça lui ferait du bien. Un matin, alors qu’il avait encore pété les plombs la veille au soir, et que mon arcade sourcilière s’était gonflée de bleu après qu’il m’ait fracassé la tête contre la machine à laver, il s’était agenouillé devant mon lit et s’était mis à pleurer. Des pleurs bizarres. Des larmes muettes. Aucun son n’était sorti de sa bouche.
– C’est pas grave papa.
J’avais pris sa main dans la mienne, mais ma mère avait déboulé dans la chambre pour nous détacher, et me serrer contre sa peau. Son sourire m’aurait suffi. Mais elle avait pleuré elle aussi.
Un vendredi par mois, le premier le plus souvent, parce que la paie vient de tomber, on va dîner au Royal Shangaï, le resto chinois de la Nationale 3. On y va toujours le vendredi, parce que c’est le soir du buffet à volonté.
Bleu-noir.
Ça fait du bien, parce que c’est notre moment à nous. Notre sortie à tous les trois. On s’habille bien, on met du parfum, et on gare la R25 bien en évidence sur le parking.
C’est insupportable parce que les nappes sentent la naphtaline. Que les poissons se cognent contre les vitres de l’aquarium. Que la musique déprimante ne s’arrête jamais, sous prétexte qu’elle donne un côté authentique.
Mon père commande toujours une bouteille de Côtes-Du-Rhône. Une bonne. Il fait semblant de s’y connaître en demandant de la goûter. Nos assiettes dégoulinent de nems, de samossas, de nouilles, de poulet au gingembre.
Je vais jamais réussir à finir. Mon père ne parle que de la pluie et du mauvais temps. Son cœur est un ciel gris.
Au bout de trois verres de rouge, les nuages s’écartent et il raconte les mêmes blagues, avec un Français, un Belge, et un Arabe. Il dit qu’on est là pour se faire plaisir. Il dit qu’on est plus pauvres que les gens du nouveau lotissement du canal, mais qu’on sera toujours moins pauvres que les gitans. Comme on a encore le droit de fumer dans les restos, ma mère enchaîne les clopes. Elle a toujours un paquet d’avance. La fumée du tabac se mélange à celle du graillon des cuisines, ma mère vient d’inventer une nouvelle fragrance : Camel aigre-douce. Mon père dit que les Chinois sont meilleurs en bouffe qu’en voitures.
Ma mère laisse toujours parler mon père.
– T’es épais comme une tringle.
Il me dit de manger. On parle pas des autres. On parle pas de nous. On parle pas de ce qui nous rend tristes.
1993.
J’entre dans le Wu-Tang et je marche avec Cypress-Hill. J’ai quelques poils et des boutons en plus, mais le même visage de gamin. Le même physique passe-partout, le même prénom d’une seule syllabe dont personne ne se rappelle. Je manque toujours d’épaisseur. C’est pas une métaphore. Quelques kilos me font défaut pour rester debout dans les tempêtes qui m’attendent.
En arrivant au lycée, son nom n’a pas d’importance, j’ai réalisé que j’aimais pas trop le concept d’enfance. Jusqu’à un certain âge, ça implique de traverser le temps sans vraiment en avoir conscience. Je n’étais pas né à la mort de Martin Luther King. J’avais cinq ans à celle de Bob Marley, et seulement dix à celle de Malik Oussekine. C’était l’époque des NTM avant Notorious Big, de Menace II Society avant La Haine. Walkman vissé sur la tête, je débarquais au lycée avec le ventre vide, les yeux rouges et la gueule de bois. Je dealais un peu, mais ce que je préférais c’était la rhétorique. J’avais l’arnaque littéraire. Je parlais peu et bien. Je mettais des bananes oratoires. Des balayettes verbales. J’ai défoncé le bac français. 15 à l’écrit, 16 à l’oral. J’étais un vrai petit connard prétentieux. Un patron potentiel. Je me croiserais aujourd’hui, je crois que je me mettrais des claques.
Avec le temps, j’ai appris à mettre des noms sur les paroles déformées qui s’échappent de la grille d’aération de ma chambre. Je suis plus grand, et je suis obligé de tordre mon corps pour y coller mon oreille. La chambre de mes parents est devenue un ring de boxe. Une boxe verbale. Ça conjugue des directs du bras avant et des crochets en décalage. Ma mère ne laisse plus parler mon père. Elle crie plus fort que lui. J’arrive à décrypter les vibrations et à recoller les syllabes. Première reprise. Ma mère est plus légère, mais ses mots se déplacent bien.
– Si ème u fo ke tu diz.
Reproche bien placé. Mon père s’est spécialisé dans l’art subtil de l’esquive. Je ne l’entends pas répliquer.
Deuxième reprise.
– C u po ible yena ma r 2 7 mèr 2.
Joli enchaînement de ma mère. Très technique.
– M f ier taka…
Onomatopée indéchiffrable de mon père. Il est touché à la foi. Celle qu’il n’a jamais eue. Fin du combat. Mon père. Ses silences me faisaient plus de mal que ses coups. J’avais redoublé d’efforts pour remonter ma moyenne en maths, mais ça ne lui suffisait pas. Alors, un jour, j’ai volé l’autorisation de m’enfuir avant mes 17 ans.
J’ai fait mille sept cent quatre-vingt-neuf fois le tour de mon quartier. Quelque chose, ou quelqu’un, m’appelle de l’autre côté du périphérique. Je quitte la Brousse, sans savoir que je ne lui échapperai pas. Sans savoir que mon quartier allait devenir l’épicentre des tremblements de terre à venir.
Je suis parti passer mon bac à Paris. C’est plus loin. Ça veut dire marcher dix minutes au bord du canal, prendre le bus, attraper le RER B, correspondance à Châtelet, métro jusqu’à Porte de Vincennes. À l’aller. Au retour.
Une vraie mission. Mais c’est Paris. Je me suis trouvé des potes, pour squatter leurs canapés et poser mon sac dans leurs salons. Je mange à l’œil dans les allées des supermarchés ou je m’invite à déjeuner chez le mec qui a besoin d’un coup de main pour sa dissert de philo. Je vais à toutes les soirées. De temps en temps, je sors avec des filles du lycée, ou avec leurs sœurs qui ont des apparts.
Je suis là pour une année seulement. Je suis le petit nouveau et j’en profite pour changer de peau. Lorsqu’on me pose la question, je ne dis jamais que je viens de banlieue. Je me réserve la possibilité infinie de m’inventer de nouvelles vies. Ça m’amuse de mentir à des gens que je ne reverrai sûrement jamais. Je leur dis que je suis le fils d’un opposant politique en exil, ou que ma mère a tué mon père, et qu’elle a pris perpète. J’aime voir la surprise, la gêne, ou l’émerveillement qui s’invitent dans leurs yeux.
Caroline Mazères est assise à côté de moi en cours de philo. Ça fait deux mois que j’arrive à lui faire croire que mes parents travaillent pour les services secrets, qu’on vit dans une planque, que mon père va se faire refaire le visage, mais que je dois passer mon bac avant qu’on nous exfiltre en Argentine. Je sens que ça l’inquiète, et qu’elle me prend trop au sérieux. Alors je la ramène à la réalité, et je lui dis que je viens de la Brousse.
– Ernest Labrousse ?
Caroline Mazères a quand même quelques références.
Adolescent, j’étais ni vraiment beau, ni vraiment moche. Paris, j’aimais bien. C’était bien pour les meufs. Les filles de Paris elles aiment bien les gars qui viennent de banlieue. Elles doivent leur trouver un côté exotique.
À leur contact, j’ai découvert Ménilmontant. Montmartre. Les cafés en terrasse. Les expos. Ce petit resto tellement sympa. Une meuf c’est bien, ça t’apprend plein de choses.
On m’aurait mis dans un survet gris, dans une rue anodine et sans couleurs, j’aurais eu l’air d’un banlieusard aux abois. Mais c’était Paris, et c’était l’époque où j’ai
commencé à mettre des jean Levi’s. »

Extrait
« Mitterrand est déjà mort depuis un moment, c’est l’époque de Steffi Graf, des numéros de téléphone à dix chiffres, de la vache folle et des talibans sur Kaboul. Avec Oriane, nous vivons un amour inévitable. Elle bosse de nuit, en stage à l’hôpital Bichat. J’en profite pour réorganiser mon cerveau. Je tente d’organiser ma vie. Faut que je sois à la hauteur. Que j’abandonne ma part d’enfance. Que je parle comme un adulte. J’ai lâché tous mes boulots d’étudiant et j’ai investi quelques billets dans le petit commerce de mon pote serbe. J’ai mis pas mal d’argent de côté. C’est à partir de cette année-là que j’ai commencé à élaborer ma théorie de la lutte des crasses. » p. 49

À propos de l’auteur
ROUDA_DRRouda © Photo DR

Rouda est né en 1976 à Montreuil. Slameur, rappeur, poète, il a sorti plusieurs albums et sillonne la France et le monde depuis 20 ans au gré de ses concerts et spectacles. Les Mots nus est son premier roman. (Source: Éditions Liana Levi)

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Partout le feu

LAURAIN_partout_le_feu  RL_Hiver_2022  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Roman en lice pour le Prix Régine Deforges du premier roman 2022

En deux mots
Militante antinucléaire, Laetitia n’hésite pas à mener des actions spectaculaires avec son groupe de militants. Mais dans une Lorraine polluée et désindustrialisée, son message a du mal à passer, y compris au sein de sa famille. Du coup, son moral est en berne.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les combats de la génération Tchernobyl

Dans un roman à l’écriture très originale, Hélène Laurain met en scène une militante écologiste dans une Lorraine polluée. Elle mène un combat difficile sur une planète qui brûle alors que le monde regarde ailleurs.

Impossible de ne pas commencer par parler de la forme de ce roman très original. Il est composé de lignes sans ponctuation, que l’on pourrait assimiler à des vers d’un long poème, mais qui donne surtout à Hélène Laurain une liberté de construire une œuvre à base de punchlines, de paroles de chansons, de SMS, de citations, de post-it, de formules qui font souvent mouche, sans pour autant empêcher la fluidité de la lecture.
Laetitia, la narratrice, est une militante écologiste qui, au début du livre, vient de se faire arrêter encore une fois par la police, après avoir pénétré illégalement sur un site nucléaire avec sa bande pour y déployer une banderole dénonçant les dangers de l’atome. Il semblerait du reste que dès sa naissance, elle était la prédestinée à endosser ce costume de militante:
«le 26 avril 1986
à minuit 44
je naissais à la maternité des Orangers
3 minutes avant La Sœur
39 minutes avant la libération
à 2 108 kilomètres de là
des 200 bombes d’Hiroshima
milliards de milliards de becquerel
C’est chouette
de fêter chaque année l’avènement
de la génération Tchernobyl.»
La région où elle a grandi aura aussi contribué à cristalliser son engagement. Car en Lorraine, outre la centrale nucléaire de Cattenom, se dessine le projet d’enfouissement de tous les déchets nucléaires. Le projet baptisé Cigéo vise à stocker en couche géologique profonde les «déchets radioactifs de haute activité et à vie longue produits par l’ensemble des installations nucléaires françaises, jusqu’à leur démantèlement». Pourquoi cet endroit? L’explication d’Hélène Laurain peut faire froid dans le dos, car il y a sans doute une part de vérité dans la décision des autorités:
«Vous la connaissez celle-là
c’est l’histoire de trois énarques et quatre polytechniciens
dans une salle de réunion
ils disent beaucoup de choses
en écrivent beaucoup moins
dans leur rapport aux N +2
Nous nous inscrirons dans une démarche
de revalorisation des territoires ruraux ils écrivent
On n’a plus de colonies alors on va fourrer la merde
dans le trou du cul de la métropole ils disent
ils se demandent
s’ils devaient choisir une région bien pourrie
pour y déverser un torrent de déchets laquelle ils choisiraient
après un top 3 rapide
Nord – Picardie – Lorraine
ils remarqueront
qu’ils ont tous un faible pour la Lorraine
une région
triste comme une salle de cinéma vide
en pleine projection
ils se diront
Avec la sidérurgie ils sont habitués à se faire bien polluer
ils sont endurants
à défaut d’être résilients
les hommes s’intéresseront à la Meuse
presque vide.»
Face aux risques encourus et face à une planète qui se dérègle un peu plus tous les jours, elle se devait d’agir, même si pendant longtemps, elle aura cherché une autre voie. Après des études brillantes, classe prépa puis ESC Reims, elle a travaillé dans la communication, puis dans les relations publiques, mais sans s’épanouir. «puis j’ai fait une dépression j’ai arrêté
maintenant je fais des petits boulots
et je milite
j’essaie de trouver du sens à ce que je fais voilà.»
Après avoir vu le film Wild plants de Nicolas Humbert, qui agira pour elle comme un mantra et dont des scènes jalonnent le roman, elle choisit d’oublier ses brillants plans de carrière et part grenouiller à Thermes-les-Bains, où un espace balnéaire essaie de faire illusion tout près des anciennes aciéries et se lance dans l’action militante avec sa bande, avec Fauteur, Taupe, Dédé et Thelma. Mais au fil du temps, ils comprennent l’immensité de leur tâche. Refaire le monde en buvant des bières, en s’attaquant aux SUV, en se réfugiant à La Cave pour écouter Nick Cave ou faire l’amour, c’est bien loin de leur objectif. Expédients vite expédiés. Feux vite éteints. À moins que…
Hélène Laurain réussit son entrée en littérature dans un style qui n’est pas sans rappeler À la ligne du regretté Joseph Ponthus. La force des mots, scandés et alignés comme des paroles de rap, fait naître une étonnante poésie, teintée à la fois d’humour et de désespoir. Le tout dans un rythme qui dit l’urgence. Comme une danse au bord du volcan.

Playlist


Grace de Jeff Buckley

Partout le feu
Hélène Laurain
Éditions Verdier
Premier roman
156 p., 16 €
EAN 9782378561284
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement en Lorraine, dans la ville imaginaire de Thermes-les-Bains ainsi qu’en Meuse, du côté de Bure.

Quand?
L’action se déroule de 1986 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Laetitia est née trois minutes avant sa sœur jumelle Margaux et trente-sept minutes avant l’explosion de Tchernobyl. Malgré des études dans une grande école de commerce, elle grenouille au Snowhall de Thermes-les-Bains, au désespoir de ses parents. Elle vit à La Cave où elle écoute Nick Cave, obsédée par les SUV et la catastrophe climatique en cours.
Il faut dire que Laetitia vit en Lorraine où l’État, n’ayant désormais plus de colonie à saccager, a décidé d’enfouir tous les déchets radioactifs de France. Alors avec sa bande, Taupe, Fauteur, Thelma, Dédé, elle mène une première action spectaculaire qui n’est qu’un préambule au grand incendie final.
Dans ce premier roman haletant où l’oralité tient lieu de ponctuation, Hélène Laurain, née à Metz en 1988, nous immerge au cœur incandescent des activismes contemporains.

Les critiques
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Lecteurs.com
goodbook.fr
Diacritik (Johan Faerber)
Podcast En lisant En écrivant
La semaine (Pierre Théobald)
Le Blog du petit carré jaune
Blog Vivement l’école !
Blog Shangols

Les premières pages du livre
« souvent encore j’en rêve
je monte dans la camionnette blanche en dernier
quand nos regards se croisent on sourit nerveusement
Taupe a le visage jaune éclairé par son 3310
pianote pianote pianote
on l’appelle
la sonnerie c’est la symphonie de Mozart là
Taupe dit OK et raccroche
C’est bon l’appel a été passé dit Taupe à la cantonade
faut se grouiller
je nous regarde avec nos combis orange
des cosmonautes de Guantanamo
On est à une ou deux minutes dit Fauteur au volant
j’ai super envie de pisser
ça me fait tressauter le genou
Taupe me l’immobilise d’autorité
Ça va aller respire elle me dit
c’est un ordre c’est pas pour rassurer
je respire
personne dit rien
et on les voit au loin
les silhouettes
sales même la nuit
des tours de refroidissement
sabliers doux
et la fumée
toujours
déjà Taupe qui me dit plus fort
Tiens-toi prête
prends l’échelle prends l’échelle
tout le monde a dans la main son outil
elle la disqueuse
Dédé la pince à coupe rase
Thelma la pince multifonctions
Jona la moquette
Fauteur la bannière sur le siège à côté de lui
il freine en dérapant

Sors sors on me crie
j’ouvre la portière arrière saute fais glisser l’échelle
le sac de Taupe tombe au passage Fais gaffe putain
je m’enfonce les ongles dans le pouce ça saigne
on a quelques minutes pour entrer
Thelma commence à paniquer
C’est ça le bâtiment on est d’accord hein c’est ça hein elle dit
le premier grillage on le passe à l’échelle comme prévu
on essaie de stabiliser la moquette sur les barbelés
on glisse dessus
comme ça
on se ramasse comme des merdes de l’autre côté
à part Dédé qui galère à se relever ça marche ça fonctionne
on est tous passés en environ une minute
le deuxième grillage
faut l’ouvrir
la disqueuse de Taupe et de chaque côté les pinces
agrandissent le trou
c’est comme dans du beurre
désormais
chaque geste est limpide
Vite vite vite Taupe dit on entend la sirène de la police
on plaque la moquette à l’intérieur du trou
on y passe
y’a Taupe qui dit Putain et qui se tient l’oreille mais pas le temps
Bannière la bannière grouille
on se met en place comme prévu moi en deuxième entre Taupe et Fauteur
et on la déroule pour notre drone
F U R I E V E R T E
TCHERNOBYL, FUKUSHIMA… FICKANGE ?
derrière y’a Thelma et Dédé qui sortent les feux des sacs à dos
Thelma a une tête d’on-devrait-pas-être-là
Jona la face bourrée de tics

les copains ont même pas capté les flics qui sont sortis
de leur voiture dérapante
les flics savent que c’est nous
Olivier a appelé pour prévenir
normalement ils savent
ils ont ouvert le premier grillage
on est à trois mètres d’eux avec notre banderole
et ça commence à péter au-dessus de nos têtes
bombes prune
bouquets mer
embrasements pers
cascades
soleils
paillettes
doré doré doré
ça fait
un ascenseur de couleurs sur la façade crade
et tout ça
juste à côté de la piscine à combustibles
les explosions croustillantes puis les aigus en enfilade
les bruits qu’on connaît par cœur
ceux de la barbe à papa et des desperados
ça rappelle
l’été
la nuit
même aux flics
et toutes ces étoiles
se reflètent sur l’uniforme
et le bruit couvre leurs voix
leurs gestes
moi je ris
jusqu’à la claque de Taupe derrière mon crâne
Laeti oh
les flics finissent par ouvrir le premier portail
je pisse un peu quand je vois qu’ils ouvrent déjà le deuxième
adrénaline
on se rend les mains en l’air

on n’est pas des cow-boys
ils se jettent sur nous quand même
bam la tête par terre je finis de me pisser dessus
la dernière fusée est lancée par l’un l’une ou l’autre
BOUM le saule pleureur
les épaules des policiers absorbent le choc sonore
en même temps
ils dansent
la lumière dessine quelque chose sur leurs visages
ils me soulèvent à quatre
Ma chaussure je crie
putain
il me manque une chaussure
par terre ma chaussure je crie
une claque bouche/nez
Ma chaussure je chuchote
ils me jettent dans le fourgon Ta gueule ils disent je suis assise comme un tas tout mal fait
et les autres copains en tas tout mal faits à côté je les sens trembler
à l’intérieur ça jubile bien
en silence
compliqué de se sentir plus vivant que ça
Thelma a le visage de c’était-pas-une-partie-de-plaisir
Fauteur est en face de moi cette fois
d’une camionnette à l’autre
on se regarde
son visage à lui m’encourage
je pense
ils ont la police
on a la peau dure
je lui souris
j’ai peur
en route pour la garde à vue
c’était un beau feu d’artifice
*
eczéma : main gauche jusqu’au majeur
aujourd’hui je suis du matin à La Crasse
en arrivant j’ai écrasé
un pigeon
j’ai rêvé ou son aile tressaillait encore
Balec fait son interview
avec la journaliste de terrepourtous.fr
il est avec elle
à l’extérieur
il pointe fièrement l’enseigne
la commente content
Snowhall de Thermes-les-Bains
Tout schuss vers le fun
on s’était tapé des heures de brainstorming
pour cette enseigne
à la fin on avait dû choisir
la première idée de Balec
ils entrent dans le hall
Balec y reste pour que tout le monde le voie
il a dû travailler toute la nuit sur ses éléments de langage
je fais l’accueil
par la vitre je vois la piste
vide
secouée de neige artificielle
je l’observe
agiter son corps arqué
j’entends des bribes
Très select
accueillant une piste de ski indoor
d’Auckland Dubai Madrid La Haye Shanghai Barcelone
de 620 mètres de long aussi
heureux d’avoir construit les
crassiers des hauts fourneaux

sous la neige
de la revalorisation de l’image de la région dans la
démarche de proximité visionnaire de
la part belle également
à l’équipe de France de ski alpin qui passe
malgré les faux procès dont nous sommes
moins polluant qu’une grosse piscine
de l’avenir de la discipline
il serre la main à la journaliste
nous rejoint les joues rouges
s’accoude l’air de rien au comptoir de l’accueil
détaché
Et l’arsenic l’amiante et le plomb
l’air pourri qu’on respire
t’en parleras la prochaine fois je lui demande
il renifle
Laetitia
ah Laetitia
avec son monosourcil froncé là
ça fait presque des frisottis
arrête avec tes conneries un peu
c’est des rumeurs pour bosser moins ça
tu crois qu’ils nous laisseraient travailler ici si y’avait de l’arsenic
c’est toi l’arsenic
bon allez il dit en se mettant en chemin
à la sortie du boulot
le pigeon à côté de ma portière
n’est désormais plus qu’une crêpe
maximum 5 millimètres d’épaisseur
*
de retour dans La Cave
à écouter Nick Cave
C’est pour le jeu de mots Fauteur m’avait demandé sur Signal
Même pas j’écoute que Nick Cave
en ce moment
et je regarde qu’un film
Wild Plants de Nicolas Humbert
encore et encore et encore je lui avais écrit
je lui avais pas dit que tout ça
tout ça c’était de la beauté safe
à chaque fois ces images me font
entendre Mémou
et sa phrase sur la beauté
dans la merde y’a Pépou qui lave sa bagnole
tous les soirs 18 h 30
je lui gueule par le soupirail
C’est arrosage interdit t’as entendu parler de la canicule déjà
il sait tellement bien ne pas écouter
on dirait qu’il entend pas
il frotte avec son éponge chamois comme ça
il a vieilli ça se voit aux tempes »

Extraits
« le 26 avril 1986
à minuit 44
je naissais à la maternité des Orangers
3 minutes avant La Sœur
39 minutes avant la libération
à 2 108 kilomètres de là
des 200 bombes d’Hiroshima
milliards de milliards de becquerel
C’est chouette
de fêter chaque année l’avènement
de la génération Tchernobyl
j’ai dit à Pépou juste avant
que tout le monde n’arrive »
p. 46

« S’ils croient que la lutte se cantonne aux centrales
Ils sont encore plus cons qu’ils en ont l’air
j’aurais commencé par leur demander aux policiers
Vous la connaissez celle-là
c’est l’histoire de trois énarques et quatre polytechniciens
dans une salle de réunion
ils disent beaucoup de choses
en écrivent beaucoup moins
dans leur rapport aux N +2
Nous nous inscrirons dans une démarche
de revalorisation des territoires ruraux ils écrivent
On n’a plus de colonies alors on va fourrer la merde
dans le trou du cul de la métropole ils disent
ils se demandent
s’ils devaient choisir une région bien pourrie
pour y déverser un torrent de déchets laquelle ils choisiraient
après un top 3 rapide
Nord – Picardie – Lorraine
ils remarqueront
qu’ils ont tous un faible pour la Lorraine
une région
triste comme une salle de cinéma vide
en pleine projection
ils se diront
Avec la sidérurgie ils sont habitués à se faire bien polluer
ils sont endurants
à défaut d’être résilients
les hommes s’intéresseront à la Meuse
presque vide » p. 50

« post-it n° 19
disparition de la biodiversité
1000 x > taux naturel d’extinction des animaux
crise actuelle = 100 x + rapide que dernière extinction naturelle (dinosaures)
75 % environnement terrestre
40 % environnement marin
50 % cours d’eau: signes importants de dégradation
sur 105 732 espèces étudiées :
28 338 classées menacées »
P. 76

« Tu sais moi aussi j’ai changé mes habitudes dans le sens-où éructe
madame je bouffe de l’humus et des fanes
j’achète des fringues produites en France quitte à y mettre le prix
je mange de la viande plus que quatre fois par semaine
je fais mon compost j’achète à l’Amap
je fais ce que je peux
C’est trop tard pour faire ce qu’on peut je dis
c’est l’heure de faire le nécessaire
Tu parles en banderoles toi maintenant Dans-le-Sens-où la ramène
c’est pas notre système qui s’effondre c’est juste toi il enchaîne
Ouh t’as travaillé tes répliques bravo j’applaudis
Toi et tes petits airs supérieurs
tu nous as toujours pris de haut il me répond
vu d’où je viens personne aurait parié sur moi
alors ouais je suis fier de ma grosse montre
et de ma grosse bagnole
j’ai pas le luxe de me la jouer
retour aux sources et la vie dans les forêts moi je peux pas retourner chez papa maman si je perds mon boulot
et j’hériterai pas d’une villa six pièces dans le centre-ville
alors à partir de dorénavant
tes leçons tu peux bien te les foutre dans le »
p. 94

« Bonjour
comment allez-vous depuis le temps
C’est Madame Mueller bonjour
Ah vous êtes mariée félicitations
Non
un silence
Alors qu’est-ce que ça a donné après la prépa
vers quoi vous êtes-vous dirigée
J’ai fait l’ESC Reims
c’était un cauchemar
après j’ai travaillé dans la communication un peu par dépit
c’était pas mieux
d’abord marketing digital
je ne sais pas ce qui ma pris
puis communication culturelle
un passage malheureux par les public relations à Luxembourg
puis j’ai fait une dépression j’ai arrêté maintenant je fais des petits boulots
et je milite
j’essaie de trouver du sens à ce que je fais voilà
Ah
très bien
je vois
eh bien
bon courage alors mademoiselle
silence
Vous n’avez pas changé en tout cas »
p. 130-131

À propos de l’auteur
LAURAIN_Helene_©Sophie_BassoulsHélène Laurain © Photo Sophie Bassouls

Née à Metz en 1988, Hélène Laurain a étudié les sciences politiques ainsi que l’arabe en France et en Allemagne, puis la création littéraire à Paris-VIII. Elle vit dans le Grand Est avec sa famille et y travaille en tant que traductrice de l’allemand. Elle anime actuellement un groupe de lecture au Fonds régional d’art contemporain de Lorraine autour du thème de l’émancipation. Elle s’intéresse notamment à ce qui a trait au vivant, au féminisme, à la maternité, et s’attache à trouver des formes qui disent le contemporain. Partout le feu est son premier roman (Source: Éditions Verdier)

Compte instagram de l’auteur https://www.instagram.com/helene_laurain/

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Connemara

MATHIEU_connemara  RL_Hiver_2022  coup_de_coeur

Finaliste du Grand Prix RTL-Lire 2022

En deux mots
Philippe et Hélène se sont croisés au collège avant de se perdre de vue. Vingt ans plus tard, elle est mariée, cadre supérieur dans une entreprise de consulting, lui est représentant pour une société de nourriture pour animaux. Leur route va se croiser à nouveau du côté des Vosges.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La chanson qui parle d’eux

Le prix Goncourt 2018 poursuit sa fine analyse de la société en racontant avec Connemara le parcours de deux quadragénaires qui se retrouvent dans leurs Vosges natales 20 ans après s’être quittés. Hélène et Christophe vont-ils réussir à se trouver?

C’est un matin comme tous les autres dans la famille d’Hélène et Philippe. Un matin au chronomètre qui commence dès 6h. Après la douche, il faut préparer les céréales des filles, ne rien oublier surtout, et prendre la route. Déjà fatiguée avant d’attaquer la journée. En colère aussi. «Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.» Après son burn-out à Paris, elle avait réussi à convaincre son mari de partir en province, mais si le rythme nancéen était un peu moins trépidant, les symptômes étaient semblables. Au sein d’Elexia, elle occupe un poste de consultante en ressources humaines, en particulier pour les collectivités territoriales. À près de 40 ans, et avec l’aide de Lison, sa stagiaire, elle se distrait en surfant sur les sites de rencontre, histoire de se prouver qu’elle reste désirable.
Changement de décor et de personnage. Nous sommes cette fois dans les Vosges, à Cornécourt. «C’était une petite ville peinarde, avec son église, un cimetière, une mairie des seventies, une zone d’activités qui faisait tampon avec l’agglomération voisine, des zones pavillonnaires qui champignonnaient sur le pourtour et, au milieu, une place flanquée des habituels commerces: PMU, boulangerie, boucherie-charcuterie, agence immobilière où s’activaient deux hommes en chemisette. À Cornécourt, le taux de natalité était bas, la population vieillissante, mais les finances municipales au beau fixe, grâce notamment aux abondantes taxes que payait une vaste fabrique de pâte à papier au nom norvégien que personne ici n’arrivait à prononcer. Cette prospérité n’empêchait pas le FN d’arriver en tête des premiers tours ni ses habitants de déplorer des incivilités toujours imputables aux mêmes.» C’est là que vit, ou plutôt que survit Christophe, commercial de 40 ans. Seul. S’il avait fini par conquérir Charlie, la fille qu’il avait voulue à tout prix. Charlie qui l’a quitté. Restait ce gosse qui était tout pour lui «et pour lequel il trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l’impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis.» En les attendant, Nicolas Mathieu remonte dans les jeunes années d’Hélène et Christophe, alors qu’ils étaient élèves dans le même établissement au moment où les exploits de hockeyeur du garçon lui avaient conféré une certaine notoriété.
Comme dans Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu, en retraçant la relation entre Hélène et Christophe, peint d’abord la France d’aujourd’hui. Un tableau de la société et des relations sociales d’une puissante acuité, surtout en cette année 2017, avant des élections présidentielles qui vont bouleverser l’échiquier politique. La politique qui va aussi s’inviter concrètement dans le roman quand le patron d’Elexia se réjouit de la création des nouvelles entités régionales: «Inventer une région, il fallait quand même être gonflé, et ne rien comprendre de ce qui se tramait dans la vie des gens, leurs colères alanguies, les rognes sourdes qui couvaient dans les villes et les villages, tous ces gens qui par millions, le nez dans leur assiette, grommelaient sans fin, mécontents d’être mal entendus, jamais compris, guère respectés, et se présumaient menacés par les fins de mois, les migrations et le patronat, grignotés depuis cinquante ans facile dans leurs fiertés hexagonales et leurs rêves de progrès. Aller leur foutre le Grand-Est pour règlement des problèmes, les mecs osaient tout.»


Pour ceux qui souhaitent accompagner la lecture avec la chanson Les lacs du Connemara qui donne son titre au livre (Version karaoké). © Michel Sardou

Connemara
Nicolas Mathieu
Éditions Actes Sud
Roman
400 p., 22 €
EAN 9782330159702
Paru le 2/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Grand-Est, à Nancy, Épinal et dans la cité imaginaire de Cornécourt, derrière laquelle on reconnait Golbey dans les Vosges. Paris y est aussi évoqué ainsi que les lieux de vacances, La Grande-Motte et Ars-en-Ré, la Dordogne et le Vietnam ainsi que Val-Thorens ou encore les Cyclades. Les études et les missions professionnelles passent par Écully et Pau.

Quand?
L’action se déroule en 2017, avec de nombreux retours en arrière, notamment vingt ans plus tôt.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hélène a bientôt quarante ans. Elle est née dans une petite ville de l’Est de la France. Elle a fait de belles études, une carrière, deux filles et vit dans une maison d’architecte sur les hauteurs de Nancy. Elle a réalisé le programme des magazines et le rêve de son adolescence : se tirer, changer de milieu, réussir.
Et pourtant le sentiment de gâchis est là, les années ont passé, tout a déçu.
Christophe, lui, vient de dépasser la quarantaine. Il n’a jamais quitté ce bled où ils ont grandi avec Hélène. Il n’est plus si beau. Il a fait sa vie à petits pas, privilégiant les copains, la teuf, remettant au lendemain les grands efforts, les grandes décisions, l’âge des choix. Aujourd’hui, il vend de la bouffe pour chien, rêve de rejouer au hockey comme à seize ans, vit avec son père et son fils, une petite vie peinarde et indécise. On pourrait croire qu’il a tout raté.
Et pourtant il croit dur comme fer que tout est encore possible.
Connemara c’est cette histoire des comptes qu’on règle avec le passé et du travail aujourd’hui, entre PowerPoint et open space. C’est surtout le récit de ce tremblement au mitan de la vie, quand le décor est bien planté et que l’envie de tout refaire gronde en nous. Le récit d’un amour qui se cherche par-delà les distances dans un pays qui chante Sardou et va voter contre soi.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Le Journal de Montréal (Karine Vilder)
Les Échos (Isabelle Lesniak)
La Croix (Fabienne Lemahieu)
L’Est Républicain Pascal Salciarini
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
La Vie (Marie Chaudey)
La Semaine (Pierre Théobald)
Ouest-France / LiRE (Aurélie Marcireau et Baptiste Liger)
20 minutes
Arte (28 minutes)
Benzine Mag
Blog Agathe The Book
Blog Baz’Art


Nicolas Mathieu présente Connemara. Entretien avec Sylvie Hazebroucq © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« La colère venait dès le réveil. Il lui suffisait pour se mettre en rogne de penser à ce qui l’attendait, toutes ces tâches à accomplir, tout ce temps qui lui ferait défaut.
Hélène était pourtant une femme organisée. Elle dressait des listes, programmait ses semaines, portait dans sa tête, et dans son corps même, la durée d’une lessive, du bain de la petite, le temps qu’il fallait pour cuire des nouilles ou préparer la table du petit-déjeuner, amener les filles à l’école ou se laver les cheveux. Ses cheveux justement, qu’elle avait failli couper vingt fois pour gagner les deux heures de soins hebdomadaires qu’ils lui coûtaient, qu’elle avait sauvés pourtant, à vingt reprises, fallait-il qu’on lui prenne si loin, même ça, ses longs cheveux, un trésor depuis l’enfance ?
Hélène en était pleine de ce temps compté, de ces bouts de quotidien qui composaient le casse-tête de sa vie. Par moments, elle repensait à son adolescence, les flemmes autorisées d’à quinze ans, les indolences du dimanche, et plus tard les lendemains de cuite à glander. Cette période engloutie qui avait tellement duré et semblait rétrospectivement si brève. Sa mère l’enguirlandait alors parce qu’elle passait des heures à s’étirer dans son lit au lieu de profiter du soleil dehors. À présent, le réveil sonnait à six heures tous les jours de la semaine et le week-end, tel un automate, elle se réveillait à six heures quand même.
Elle avait parfois le sentiment que quelque chose lui avait été volé, qu’elle ne s’appartenait plus tout à fait. Désormais, son sommeil obéissait à des exigences supérieures, son rythme était devenu familial, professionnel, sa cadence, en somme, poursuivait des fins collectives. Sa mère pouvait être contente. Hélène voyait toute la course du soleil à présent, finalement utile, mère à son tour, embringuée pareil.
— Tu dors ? dit-elle, à voix basse.
Philippe reposait sur le ventre, massif près d’elle, un bras replié sous son oreiller. On l’aurait cru mort. Hélène vérifia l’heure. 6 h 02. Ça commençait.
— Hé, souffla-t-elle plus fort, va réveiller les filles. Dépêche-toi. On va encore être à la bourre.
Philippe se retourna dans un soupir, et la couette en se soulevant libéra la lourde odeur tiède, si familière, l’épaisseur accumulée d’une nuit à deux. Hélène se trouvait déjà sur ses deux pieds, dans le frimas piquant de la chambre, cherchant ses lunettes sur la table de nuit.
— Philippe, merde…
Son mec maugréa avant de lui tourner le dos. Hélène faisait déjà défiler les passages obligés de son agenda.
Elle fila sous la douche sans desserrer les mâchoires, puis gagna la cuisine en jetant un premier coup d’œil à ses mails. Pour le maquillage, elle verrait plus tard, dans la voiture. Chaque matin, les petites lui donnaient des coups de chaud, elle préférait ne pas mettre de fond de teint avant de les avoir déposées à l’école.
Ses lunettes sur le bout du nez, elle fit chauffer leur lait et versa les céréales dans leurs bols. À la radio, c’étaient encore ces deux journalistes dont elle ne retenait jamais les noms. Elle avait encore le temps. La matinale de France Inter lui fournissait chaque matin les mêmes faciles repères. Pour l’instant, la maison reposait encore dans ce calme nocturne où la cuisine faisait comme une île où Hélène pouvait goûter un moment de solitude rare, dont elle jouissait en permissionnaire, le temps de boire son café. Il était six heures vingt, elle avait déjà besoin d’une cigarette.
Elle passa son gros gilet sur ses épaules et se rendit sur le balcon. Là, accoudée à la rambarde, elle fuma en contemplant la ville en contrebas, les premiers balbutiements rouges et jaunes de la circulation, l’éclat espacé des lampadaires. Dans une rue voisine, un camion poubelle menait à bien sa besogne pleine de soupirs et de clignotements. Un peu plus loin sur sa gauche se dressait une haute tour semée de rectangles de lumière où passait par instants une silhouette hypothétique. Là-bas, une église. Sur la droite la masse géométrique des hôpitaux. Le centre était loin avec ses ruelles pavées, ses boutiques prometteuses. Nancy, en s’étirant, revenait à la vie. Il ne faisait pas très froid pour un matin du mois d’octobre. Le tabac émit son crépitement de couleur et Hélène jeta un coup d’œil par-dessus son épaule avant de consulter son téléphone. Sur son visage, un sourire parut, rehaussé par la lueur de l’écran.
Elle avait reçu un nouveau message.
Des mots simples qui disaient j’ai hâte, vivement tout à l’heure. Son cœur fut pris d’une brève secousse et elle tira encore une fois sur sa cigarette puis frissonna. Il était six heures vingt-cinq, il fallait encore s’habiller, déposer les filles à l’école, et mentir.
— T’as préparé ton sac ?
— Oui.
— Mouche, t’as pensé à tes affaires de piscine ?
— Non.
— Ben, faut y penser.
— Je sais.
— Je te l’avais dit hier, t’as pas écouté ?
— Si.
— Alors, pourquoi t’as pas pensé à tes affaires ?
— J’ai pas fait exprès.
— Justement, faut faire exprès d’y penser.
— On peut pas être bon partout, répliqua Mouche, l’air docte derrière ses moustaches de Nesquik.
La petite venait d’avoir six ans et elle changeait à vue d’œil. Clara aussi était passée par cette phase de pousse accélérée, mais Hélène avait oublié l’effet que ça faisait de les voir ainsi brutalement devenir des gens. Elle redécouvrait donc, comme pour la première fois, ce moment où un enfant sort de l’engourdissement du bas âge, quitte ses manières de bestiole avide et se met à raisonner, faire des blagues, sortir des trucs qui peu¬vent ¬changer l’humeur d’un repas ou laisser les adultes bouche bée.
— Bon, je dois y aller moi. Salut la compagnie.
Philippe venait de faire son apparition dans la cuisine et, d’un geste qui lui était familier, il ajusta sa chemise dans son pantalon, passant une main dans sa ceinture, de son ventre jusque dans son dos.
— T’as pas pris ton petit-déj’ ?
— Je mangerai un truc au bureau.
Le père embrassa ses filles, puis Hélène du bout des lèvres.
— Tu te souviens que tu récupères les filles ce soir ? fit cette dernière.
— Ce soir ?
Philippe n’avait plus autant de cheveux que par le passé, mais restait plutôt beau gosse, dans un genre costaud parfumé, grande carcasse bien mise, avec toujours cette lumière dans l’œil, le petit malin de classe prépa qui ne se foule pas, le truqueur qui connaît la musique. C’était agaçant.
— Ça fait une semaine qu’on en parle.
— Ouais, mais je risque de ramener du taf.
— Ben t’appelles Claire.
— T’as son numéro ?
Hélène lui donna le téléphone de la baby-sitter et lui conseilla de la contacter rapido pour s’assurer qu’elle était disponible.
— OK, OK, répondit Philippe en enregistrant l’information dans son téléphone. Tu sais si tu rentres tard ?
— Pas trop normalement, répondit Hélène.
Une bouffée de chaleur lui monta alors aux joues et elle sentit son chemisier perdre deux tailles.
— C’est quand même chiant, observa son mec qui, du pouce, faisait défiler ses mails sur son écran.
— C’est pas comme si je passais ma vie dehors. Je te rappelle que t’es rentré à 9 heures hier et avant-hier.
— Boulot boulot, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Ouais, moi je fais du bénévolat.
Philippe leva les yeux de l’écran bleu, et elle retrouva son drôle de sourire horizontal, les lèvres minces, cet air de toujours se foutre de la gueule du monde.
Depuis qu’ils étaient revenus vivre en province, Philippe semblait considérer qu’on n’avait plus rien à lui demander. Après tout, il avait laissé tomber pour elle un poste en or chez Axa, ses potes du badminton et, globalement, des perspectives sans commune mesure avec ce qui existait dans le coin. Tout ça, parce que sa femme n’avait pas tenu le coup. D’ailleurs, est-ce qu’elle s’était seulement remise d’aplomb ? Ce départ forcé restait entre eux comme une dette. C’est en tout cas l’impression qu’Hélène avait.
— Bon, à ce soir, fit son mec.
— À ce soir.
Puis, Hélène s’adressa aux filles :
— Hop, les dents, vous vous habillez, on y va. Je dois encore mettre mes lentilles. Et je le dirai pas deux fois.
— Maman…, tenta Mouche.
Mais Hélène avait déjà quitté la pièce, pressée, les cheveux attachés, les fesses hautes, vérifiant ses messages sur WhatsApp en montant l’escalier qui menait au premier. Manuel lui avait écrit un nouveau message, à ce soir, disait-il, et elle éprouva encore une fois cette délicieuse piqûre, cette trouille dans la poitrine qui était un peu de ses quinze ans.

Trente minutes plus tard, les filles étaient à l’école et Hélène plus très loin du bureau. Mécaniquement, elle passa en revue les rendez-vous du jour. À dix heures, elle avait une réu avec les gens de Vinci. À quatorze heures, elle devait rappeler la meuf de chez Porette, la cimenterie de Dieuze. Un plan social se profilait et elle avait une idée de réorganisation des services transverses qui pouvait éviter cinq licenciements. D’après ses calculs, elle pouvait leur faire économiser près de cinq cent mille euros par an en modifiant l’organigramme et en optimisant les services des achats et le parc automobile. Erwann, son boss, lui avait dit on peut pas se louper sur ce coup-là, c’est hyper emblématique, c’est juste pas possible qu’on se loupe. Et puis à seize heures, sa fameuse présentation à la mairie. Il faudrait qu’elle revérifie les slides une dernière fois avant d’y aller. Demander à Lison d’imprimer des dossiers pour chaque participant, recto verso pour éviter qu’un écolo vétilleux ne lui mette la misère. Ne pas oublier la page de garde personnalisée. Elle connaissait le personnel des administrations, les chefs de service, toutes ces cliques d’importants et d’inquiets qui composaient l’encadrement des forces municipales. Les mecs étaient fous de joie dès qu’on apposait leur nom sur une chemise ou en première page d’un document officiel. Passé un certain stade, dans leurs carrières embarrassées, se distinguer des sous-fifres, se démarquer des collègues, tenait lieu de tout.
Et ce soir, son rencard…
De Nancy à Épinal, il fallait compter un peu moins d’une heure de route. Elle n’aurait même pas le temps de repasser chez elle pour prendre une douche. De toute façon, il n’était pas question de coucher au premier rendez-vous. Une fois encore, elle se dit qu’elle allait annuler, qu’elle faisait décidément n’importe quoi. Seulement, Lison l’attendait déjà sur le parking, adossée au mur et tirant avidement sur sa clope électronique, son drôle de visage perdu dans un nuage de fumée pomme-cannelle.
— Alors ? Prête ?
— Tu parles… Il faut que tu m’imprimes les dossiers pour la mairie. La réu est à seize heures.
— C’est fait depuis hier.
— Recto verso ?
— Bien sûr, vous me prenez pour une climatosceptique ou quoi ?
Les deux femmes se pressèrent vers les ascenseurs. Dans la ca¬¬bine qui menait aux bureaux d’Elexia, Hélène évita le regard de sa stagiaire. Pour une fois, Lison avait remisé son air perpétuellement assoupi et pétillait, à croire que c’était elle qui avait un date ce soir-là. La porte s’ouvrit sur le troisième étage et Hélène passa devant.
— Suis-moi, dit-elle en traversant le vaste plateau où s’organisait le considérable open space du cabinet de consulting, avec son archipel de bureaux, l’étroit tapis rouge qui ordonnait les circulations et les nombreuses plantes vertes épanouies sous le déluge de lumière tombée des fenêtres hautes. Des fauteuils rouges et des canapés gris autorisaient çà et là une pause conviviale. Dans le fond, une petite cuisine aménagée permettait de réchauffer sa gamelle et occasionnait des disputes au sujet des denrées abandonnées dans le frigo. Les seuls espaces clos se trouvaient sur la mezzanine, une salle de réunion qu’on appelait le cube et le bureau du boss. C’est dans le cube justement, à l’abri des oreilles indiscrètes, qu’Hélène et Lison s’enfermèrent.
— J’ai fait une connerie, commença Hélène.
— Mais non, carrément pas. Ça va bien se passer.
— Je suis comme une idiote là, à mater mon téléphone toute la journée. J’ai du travail. J’ai des mômes. C’est n’importe quoi. Je peux pas me laisser entraîner dans des trucs pareils. Je vais laisser tomber.
— Attends !
Il arrivait que Lison s’oublie et se laisse aller à tutoyer sa cheffe. Hélène ne relevait pas. Elle avait tendance à tout passer à cette drôle de gamine. Il faut dire qu’elle était marrante avec ses Converse, ses manteaux couture de seconde main et son faciès chevalin, dents trop longues et yeux écartés qui ne suffisaient pas à l’enlaidir. Pour tout dire, elle lui avait changé la vie. Parce qu’avant de la voir débarquer, Hélène s’était longtemps sentie au bord du gouffre.
Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.
Le mal s’était déclaré quatre années plus tôt, quand elle et Philippe vivaient encore à Paris. Un beau jour, au bureau, Hélène s’était enfermée dans les toilettes parce qu’elle ne supportait tout simplement plus de voir les messages affluer dans sa boîte mail. Par la suite, ce repli était devenu une habitude. Elle s’était planquée pour éviter une réunion, un collègue, pour ne plus avoir à répondre au téléphone. Et elle était restée assise comme ça sur son chiotte pendant des heures, améliorant son score à Candy Crush, incapable de réagir et caressant amoureusement des idées suicidaires. Peu à peu, les choses les plus banales étaient devenues intolérables. Elle s’était par exemple surprise à pleurer en consultant le menu du RIE, parce qu’il y avait encore des carottes râpées et des pommes dauphine au déjeuner. Même les pauses clopes avaient pris un tour tragique. Quant au travail proprement dit, elle n’en avait tout simplement plus vu l’intérêt. À quoi bon ces tableaux Excel, ces réunions reproductibles à l’infini, et le vocabulaire, putain ? Quand quelqu’un prononçait devant elle les mots “impacter”, “kickoff” ou “prioriser”, elle était prise d’un haut-le-cœur. Et vers la fin, elle ne pouvait même plus entendre la note émise à l’allumage par son MacBook Pro sans éclater en sanglots.
C’est ainsi qu’elle avait perdu le sommeil, des cheveux, du poids et chopé de l’eczéma sous les genoux. Une fois, dans les transports, en contemplant la pâleur du crâne d’un voyageur à travers une mèche de cheveux rabattue sur le côté, elle avait été prise d’un malaise. Elle se sentait étrangère à tout. Elle n’avait plus envie d’être nulle part. Le vide l’avait prise.
Le médecin avait conclu à un burn-out, sans grande certitude, et Philippe avait dû consentir à quitter Paris, la mort dans l’âme. Au moins la province promettait quelques avantages, une meilleure qualité de vie et la possibilité de s’acheter une maison spacieuse avec un grand jardin, sans compter qu’il semblait raisonnable dans ces contrées hospitalières d’obtenir une place en crèche sans avoir à coucher avec un cadre de la mairie. Et puis les parents d’Hélène vivaient dans le coin, ils pourraient les dépanner de temps en temps.
À Nancy, Hélène avait immédiatement retrouvé du travail grâce à un pote de son mec, Erwann, qui dirigeait Elexia, une boîte qui vendait du conseil, de l’audit, des préconisations dans le domaine des RH, toujours la même chose. Et pendant quelques semaines, le changement de cadre et le nouveau rythme avaient suffi à tenir ses états d’âme à distance. Pas pour longtemps. Bientôt, et même si elle n’avait pas replongé dans le bad total, elle s’était de nouveau sentie frustrée, mal à sa place, souvent claquée, tristoune pour des riens et en colère tellement.
Philippe ne savait pas quoi faire de ces humeurs noires. Une fois ou deux, ils avaient bien essayé d’en discuter, mais Hélène avait eu l’impression que son mec surjouait, l’air pénétré, abondant à intervalles réguliers, exactement le même cinéma que lorsqu’il était en visio avec des collègues. Au fond, Philippe faisait avec elle comme avec le reste : il gérait.
Heureusement, un beau jour, dans ce brouillard de fatigue, elle avait reçu un drôle de CV, une demande de stage. D’ordinaire, ce genre de requêtes n’arrivait pas jusqu’à elle ou alors elle balançait le mail direct dans la corbeille. Mais celui-ci avait retenu son attention parce qu’il était d’une simplicité presque ridicule, dénué de photo, faisant l’économie des inepties habituelles, savoir-faire, savoir-être, loisirs vertueux et autre permis B. C’était un bête document Word avec un nom, Lison Lagasse, une adresse, un numéro de portable, la mention d’un master 1 en éco et une liste d’expériences hétéroclites. Léon de Bruxelles, Deloitte, Darty, Barclays et même une pêcherie en Écosse. Au lieu de refiler sa candidature au service RH comme l’exigeait le process de recrutement, Hélène avait passé un coup de fil à la candidate, par curiosité. Parce que cette fille lui rappelait quelque chose aussi. Son interlocutrice avait répondu aussitôt, d’une voix flûtée, nette, hachée de brefs éclats de rire qui étaient sa ponctuation. Lison répondait à ses questions par ouais, carrément pas, c’est clair, peu soucieuse de plaire, amusée et connivente. Hélène lui avait tout de même fixé un rendez-vous, un soir après dix-neuf heures, quand l’open space était à peu près vide, comme en secret. La jeune fille s’était présentée à l’heure dite, une grande bringue à l’air matinal, ultra-mince, jean moulant et mocassins à pampilles, une frange évidemment et ce long faciès où des dents de pouliche, éclatantes et presque toujours à découvert, aveuglaient par intermittence.
— Vous avez un drôle de CV. Comment on passe de Deloitte à Darty ?
— Les deux sont sur la ligne 1.
Hélène avait souri. Une Parisienne… Ce genre de meufs l’avait intimidée des années durant, par leur élégance spéciale, avancée, leur certitude d’être partout chez elles, leur incapacité à prendre du poids et cette manière d’être, impérieuse, sans réplique, chacun de leurs gestes disant le mieux que tu puisses faire meuf, c’est de chercher à me ressembler. C’était drôle d’en voir une là, dans son bureau de Nancy, à la nuit tombée. Hélène avait l’impression en la regardant de recevoir une carte postale d’un endroit où elle aurait jadis passé des vacances compliquées.
— Et qu’est-ce que vous faites ici ?
— Oh ! avait répliqué Lison avec un geste évasif. Je me suis fait jeter des Arts déco, et ma mère s’est retrouvée un mec ici.
— Et vous vous acclimatez ?
— Moyennement.
Hélène avait embauché Lison aussitôt, lui confiant tous les outils de reporting qu’on leur imposait depuis qu’Erwann faisait la chasse au gaspi et voulait raffiner les process, ce qui revenait à justifier le moindre déplacement, renseigner les tâches les plus infimes dans des tableaux cyclopéens, trouver dans des menus déroulants illimités l’intitulé cryptique qui correspondait à des activités jadis impondérables, et perdre ainsi chaque jour une heure à justifier les huit autres.
Contre toute attente, Lison s’en était sortie à merveille. Après une semaine, elle connaissait chacun dans l’immeuble et tous les petits secrets du bureau. C’est bien simple, tout l’amusait et, telle une bulle, elle flottait dans l’open space, efficace et indifférente, irritante et principalement appréciée, incapable de stress, donnant l’impression de s’en foutre, ne décevant jamais, sorte de Mary Poppins du tertiaire. Pour Hélène, qui passait son temps à se battre et visait une position d’associée aux côtés d’Erwann, cette légèreté relevait de la science-fiction.
Un soir, alors qu’elles prenaient une pinte dans le pub d’à côté, Hélène était devenue curieuse :
— Y a pas quelqu’un qui te plaît au bureau ?
— Jamais au taf, c’est péché.
— Le boulot, c’est le principal lieu de rencontre.
— Je préfère pas mélanger. C’est trop tendu, surtout en open space. Après, les mecs te tournent autour toute la journée comme des vautours. Et pis ces blaireaux ne peuvent pas s’empêcher de raconter des trucs, c’est plus fort qu’eux.
Hélène avait gloussé.
— Tu te débrouilles comment alors ? Tu sors, tu vas danser ?
— Ah non ! Les boîtes, ici, c’est l’enfer. Je fais comme tout le monde : je chasse sur l’internet mondial.
Hélène avait dû faire un effort pour sourire. Une génération à peine la séparait de Lison et, déjà, elle ne comprenait plus rien aux usages amoureux qui avaient cours. En l’écoutant, elle avait ainsi découvert que les possibilités de rencontres, la durée des relations, l’intérêt qu’on se portait ensuite, l’enchaînement des histoires, la tolérance pour les affaires simultanées, le tuilage ou la synchronicité des amours, les règles, en somme, de la baise et du sentiment, avaient subi des mutations d’envergure.
Ce qui changeait en premier lieu, c’était l’emploi des messageries et des réseaux sociaux. Quand Hélène expliquait à sa stagiaire qu’elle n’avait pas entendu parler d’internet avant le lycée, Lison la regardait avec un douloureux étonnement. Elle savait bien qu’une civilisation avait vécu avant le web, mais elle avait tendance à renvoyer cette période à des décennies sépia, quelque part entre le Pacte germano-soviétique et les premiers pas sur la Lune.
— Et si, pourtant, soupirait Hélène. J’ai eu mes résultats du bac sur 3615 EducNat, ou un truc du genre.
— Nan ?…
La génération de Lison, elle, avait grandi les deux pieds dedans. Au collège, cette dernière passait déjà des soirées entières à flirter on line avec de parfaits inconnus sur l’ordi que ses parents lui avaient offert à des fins de réussite scolaire, parlant interminablement de cul avec des mômes de son âge aussi bien qu’avec des pervers de cinquante balais qui pianotaient d’une main, des internautes singapouriens ou son voisin auquel elle n’aurait pas pu dire un mot s’il s’était assis à côté d’elle dans le bus. Plus tard, elle s’était amusée sur son portable à nourrir des relations épistolaires au long cours avec des tas de garçons qu’elle connaissait vaguement. Il suffisait de contacter un mec de votre bahut qui vous plaisait sur Facebook ou Insta, salut, salut, et le reste suivait. À travers la nuit numérique, les conversations fusaient à des vitesses ahurissantes, annulant les distances, rendant l’attente insupportable, le sommeil superflu, l’exclusivité inadmissible. Ses copines et elle nourrissaient ainsi toujours trois ou quatre fils de discussions en simultané. La conversation, d’abord anodine, entamée sur un ton badin, prenait bientôt un tour plus personnel. On disait son mal-être, les parents qui faisaient chier, Léa qui était une pute et le prof de physique-chimie un pervers narcissique. Après vingt-trois heures, une fois la famille endormie, ce commerce entre pairs prenait un tour plus clandestin. On commençait à se chauffer pour de bon. Les fantasmes se formulaient en peu de mots, tous abrégés, codés, indéchiffrables. On finissait par s’adresser des photos en sous-vêtements, en érection, des contre-plongées suggestives et archi-secrètes.
— Le délire, c’était de prendre une pic où on voit ton boule mais où tu restes incognito. Au cas où.
— T’avais pas la trouille que le mec balance ça à ses copains ?
— Bien sûr. C’est le prix à payer.
Ces images-là, prises dans son lit, selfies en clair-obscur, érotisme plus ou moins maîtrisé, s’échangeaient ainsi qu’une monnaie de contrebande, inconnue des parents, devise illicite qui faisait exister tout un marché libidinal sur lequel planait toujours la menace du grand jour. Car il advenait parfois qu’une image licencieuse tombe dans le domaine public, qu’une mineure presque à poil devienne virale.
— J’ai une pote en seconde qui a dû changer de bahut.
— C’est horrible.
— Ouais. Et c’est pas le pire.
Hélène se régalait de ces anecdotes qui, comme les chips, laissaient une impression vaguement dégoûtante mais dont on n’avait jamais assez. Elle s’inquiétait aussi pour ses filles, se demandant comment elles feraient face à ces menaces d’un nouveau genre. Mais au fond, ces histoires lui faisaient chaud au ventre. Elle enviait ce désir qui ne lui était pas destiné. Elle se sentait diminuée de ne pas y avoir accès. Elle se souvenait de l’avidité permanente qui autrefois avait été son rythme de croisière. À son psy, elle avait confié :
— J’ai l’impression d’être déjà vieille. Tout ça, c’est fini pour moi.
— Qu’est-ce que vous ressentez ? avait demandé le psy, pour changer.
— De la colère. De la tristesse.
Ce connard n’avait même pas daigné noter ça dans son Moleskine.
Le temps était passé si vite. Du bac à la quarantaine, la vie d’Hélène avait pris le TGV pour l’abandonner un beau jour sur un quai dont il n’avait jamais été question, avec un corps changé, des valises sous les yeux, moins de tifs et plus de cul, des enfants à ses basques, un mec qui disait l’aimer et se défilait à chaque fois qu’il était question de faire une machine ou de garder les gosses pendant une grève scolaire. Sur ce quai-là, les hommes ne se retournaient plus très souvent sur son passage. Et ces regards qu’elle leur reprochait jadis, qui n’étaient bien sûr pas la mesure de sa valeur, ils lui manquaient malgré tout. Tout avait changé en un claquement de doigts.
Un vendredi soir, alors qu’elles étaient au Galway avec Lison, Hélène avait fini par cracher le morceau.
— Tu me déprimes avec tous tes mecs.
— J’ai rien contre les filles non plus, avait répliqué Lison, avec une moue à la fois joviale et satisfaite. Non mais c’est surtout des flirts. En vrai j’en baise pas la moitié.
— Je veux dire ça me plombe de me dire que mon tour est passé.
— Mais vous êtes folle. Vous avez trop de potentiel. Sur Tinder, vous feriez un carnage.
— Oh arrête. Si c’est pour dire ce genre de conneries…
Mais Lison était formelle : le monde était plein de crève-la-dalle qui se seraient damnés pour mettre une meuf comme Hélène dans leur plumard.
— C’est flatteur, avait observé Hélène, la paupière lourde.
Elle avait bien sûr entendu parler de ce genre d’applis. Les sites de veille technologique qu’elle consultait s’extasiaient unanimement sur ces nouveaux modèles qui asservissaient des millions de célibataires, accaparaient les rencontres, redéfinissaient par leurs algorithmes affinités électives et intermittences du cœur, s’appropriant au passage, via leurs canaux immédiats et leurs interfaces ludiques, les misères sexuelles comme l’éventualité d’un coup de foudre.
En deux temps trois mouvements, Lison lui avait créé un profil pour se marrer avec des photos volées sur le Net, deux de dos, et une troisième floue. S’agissant du petit laïus de présentation, elle se l’était jouée minimaliste et un rien provoc : Hélène, 39 ans. Viens me chercher si t’es un homme. Pour le reste, le fonctionnement n’avait rien de sorcier.
— Tu vois le mec apparaître, sa tête, deux trois photos. Tu swipes à droite s’il passe la douane. Sinon, à gauche et t’en en¬¬tends plus jamais parler.
— Et il fait pareil avec mes photos ?
— Exactement. Si vous vous plaisez, ça matche et on peut com¬¬mencer à discuter.
Accoudées au comptoir, Hélène et sa stagiaire avaient passé en revue tout ce que la région comptait d’hommes disponibles et d’infidèles compulsifs. Le défilé s’était révélé plutôt marrant et les beaux mecs une denrée rare. Dans le coin, on trouvait surtout des caïds en peau de lapin posant torse nu devant leur Audi, des célibataires affublés de lunettes sans monture, des divorcés en maillots de foot, des agents immobiliers gominés ou des sapeurs-pompiers à l’air gauche. Sans pitié, le pouce de Lison renvoyait tout ce beau monde dans l’enfer de gauche, repêchant exceptionnellement un gars qui ressemblait vaguement à Jason Statham, ou un cassos intégral pour rigoler. Quoi qu’il en soit, elle matchait systématiquement, car si les filles se montraient difficiles, les types, eux, ne faisaient pas dans la dentelle et optaient pour le filet dérivant, faisant le tri plus tard parmi le maigre produit de leur pêche sans exigence. Chaque fois, Lison se fendait d’un petit commentaire piquant et Hélène, de plus en plus ivre, riait.
— Attends, il est même pas majeur celui-là.
— On s’en fout, t’es pas un isoloir.
— Et lui, regarde cette coupe !
— C’est peut-être la mode à New York.
Justement, Lison avait utilisé Tinder dans ces villes modèles, New York et Londres, d’où elle avait ramené le récit de récoltes miraculeuses. Car dans ces endroits en butte à la pression immobilière et à une concurrence de chaque instant, il fallait bosser sans cesse pour se maintenir à flot et le temps manquait pour tout, faire ses courses ou bien draguer. On utilisait donc des services en ligne pour remplir son pieu comme son caddie. Une connexion, quelques mots échangés à l’heure du déjeuner, un cocktail hors de prix vers dix-neuf heures et, très vite, on allait se déshabiller dans un minuscule appartement pour baiser vite fait en songeant aux messages urgents qui continuaient de tomber dans sa boîte mail. Ces vies affilées comme des poignards se poursuivaient ainsi, rapides et blessantes, continuellement mises en scène sur les réseaux, sans larmes ni rides, dans la sinistre illusion d’un perpétuel présent.
Alors que là évidemment, entre Laxou et Vandœuvre, c’était pas la même.
— Et tu montres ton visage sur ce truc ? avait demandé Hélène. Ça t’ennuie pas qu’on puisse te reconnaître ?
— Tout le monde fait pareil. Quand la honte est partout, y a plus de honte.
Un texto de Philippe les avait alors interrompues, cassant quelque peu l’ambiance. Les filles sont couchées. Je t’attends ? Hélène avait réglé les consos, déposé Lison chez elle et pris soin de virer l’appli avant de rentrer à la maison.
Le lendemain, elle la réinstallait.
En un rien de temps, elle avait compris le système à fond, élargissant son aire de chasse à un rayon de quatre-vingts kilomètres et agrémentant son profil de photos authentiques mais qui ne permettaient pas de l’identifier. On y voyait tout de même ses jambes très longues, sa bouche tellement appétissante et qui parfois, au réveil, très tôt le matin, ou quand elle était contrariée, la faisait ressembler à un canard. Un autre cliché d’elle assise sur la margelle d’une piscine permettait de prendre connaissance de ses hanches, de ses fesses assez considérables mais tenues, de sa peau bronzée. Elle avait hésité à laisser voir ses yeux qui avaient la couleur du miel et pouvaient tirer vers le vert amande quand venait l’été, mais y avait finalement renoncé. On n’était pas là pour être romantique.
Très vite, elle s’était mise à chiner à longueur de journée, chaque match restaurant son assurance, chaque compliment reçu haussant son nouveau piédestal. Pourtant, tout ce désir anonyme n’éteignait pas sa colère. Le sentiment d’à quoi bon, l’impression d’un préjudice demeuraient vifs. Mais elle avait désormais ces compensations minuscules, quasi automatiques, et la satisfaction de l’embarras du choix. Ailleurs, des inconnus la voulaient et leur gentillesse intéressée lui redonnait des couleurs. Elle se sentait vivre à nouveau, elle oubliait le reste. Même s’il arrivait aussi qu’un pauvre type trop poli et vraiment moche lui inspire des scrupules.
Après quelque temps, un garçon avait tout de même fini par retenir son attention pour de bon. Lui aussi se planquait, mais derrière un masque de panda. Et son annonce changeait des réclames habituelles. Manuel, 32 ans. Cherche femme belle et intelligente pour m’accompagner au mariage de mon ex. Si tu es de droite et que tu portes le même parfum que ma mère, c’est un plus.
Amusée, Hélène lui avait demandé ce que portait sa mère.
Nina Ricci, avait-il répondu.
On peut peut-être s’arranger, alors.
À partir de là, ils s’étaient mis à papoter régulièrement. Au départ Hélène s’en était tenue à une attitude distante et vaguement sarcastique. Puis Philippe s’était absenté pour une formation à Paris et elle s’était retrouvée seule pour trois nuits. Des vannes, on en était venu aux confidences, puis aux allusions. Dans le noir de sa chambre, Hélène n’avait plus été que ce visage éclairé de bleu, les heures glissant sans bruit. Elle avait senti des bouffées de chaleur, eu des insomnies et les yeux piquants, s’était tortillée beaucoup dans le drap de leurs interminables discussions. Au réveil, elle avait une gueule à faire peur et son premier mouvement consistait à vérifier ses messages. Deux mots nouveaux suffisaient à la mettre en joie. Une heure de silence, et elle se mettait à échafauder des scénarios tragiques. Globalement elle ne touchait plus terre. Elle avait finalement accepté un rencard.
Mais maintenant qu’elle y était presque, Hélène n’était plus si sûre. Dans le cube, sur la mezzanine, elle sentait venir la trouille, et la perspective d’un regret. Lison, pour sa part, r¬estait confiante.
— Ça va bien se passer. Vous avez plus l’habitude, c’est tout.
— Non, je vais laisser tomber. C’est pas pour moi ce genre de trucs.
— C’est à cause de votre mec ?
Hélène avait détourné les yeux vers la fenêtre. Dehors, le ciel déjà lourd pesait sur la ville et son fourmillement de bâtisses disparates. Sur des voies ferrées contradictoires, des TGV croisaient des TER à demi vides entre les murs bariolés de tags. Erwann avait voulu des bureaux qui dominent la ville. Il fallait prendre de la hauteur, voir global.
— C’est pas ça, mentit Hélène. C’est pas le bon jour, c’est tout. J’ai ce rendez-vous à la mairie. On bosse là-dessus depuis trois mois.
— Au pire, vous annulez votre date au dernier moment. Le mec sait même pas où vous êtes, ni quoi que ce soit.
Hélène considéra Lison. Cette fille si jeune, pour qui tout était possible… Elle voulut la blesser, se venger de tout ce temps qui lui restait.
— Tu m’emmerdes avec cette histoire, je suis plus une ga¬¬mine…
Lison comprit le message et s’éclipsa sans demander son reste. Restée seule, Hélène considéra son reflet dans la vitre. Elle portait sa nouvelle jupe Isabel Marant, un joli chemisier, son cuir et des talons. Elle s’était faite belle pour Manuel, pour ces crétins de la mairie. Au sommet de sa tête, elle constata la maigreur de son chignon. Elle s’en voulait tout à coup. Est-ce qu’elle s’était battue toute la vie pour ça ?
C’est le moment que choisit Erwann pour débouler dans le cube, sa tablette à la main, mal rasé, les cheveux roux, son ventre sénatorial pris dans le tissu superbe d’une chemise de twill bleu.
— T’as vu le mail de Carole ? Ils se foutent vraiment de notre gueule. Honnêtement, j’ai forwardé direct à l’avocat, je m’en bats les couilles. Sinon, t’es OK pour demain, la grosse réu fusion ?
— Ouais, j’ai confirmé hier.
— Cool, j’avais pas fait gaffe. Et pour la mairie ? C’est bon ?
— Oui, j’y serai à seize heures.
— T’es sûre, c’est cool, tout va bien ?
— Tout va bien.
— On peut pas se louper, sur ce coup-là. Si on a le pied dans la porte, on peut engranger comme des malades derrière. J’ai déjeuné avec la directrice des services. Ils veulent tout refondre de haut en bas. Si on se met bien d’entrée, ça nous placera pour les appels d’offres derrière.
— On va se mettre bien, t’inquiète pas.
L’espace d’un instant, Erwann quitta cet état de surchauffe nombriliste qui était son régime de croisière et fixa sur elle ses petits yeux dorés. À l’Essec, lui et Philippe avaient conjointement dirigé le bureau des étudiants. Deux décennies plus tard, ils se vantaient encore d’avoir détourné un peu de la trésorerie pour s’offrir un week-end à Val-Thorens. Erwann savait donc d’où Hélène venait, par quelle école elle était passée, son coup de pompe parisien, ses filles qui l’empêchaient de bosser tard le soir, ses gloires passées, ses défaillances, des trucs plus intimes encore peut-être bien.
— Je te fais confiance, dit-il.
— Il faudrait qu’on se voie aussi.
— Pour ?
Il savait bien à quoi elle faisait allusion. Hélène prit sur elle et passa outre son petit numéro de touriste.
— Tu te souviens. Mon évolution au sein de la boîte…
— Ah ouais ouais ouais. Il faut qu’on fasse un point là-¬dessus. Ça fait clairement partie des priorités.
Hélène sentit des idées homicides lui passer par la tête. Elle le tannait depuis des mois maintenant pour passer du poste de senior manager (ce qui ne signifiait pas grand-chose dans une si petite boîte) à celui d’associée à part entière et si Erwann était d’accord sur le principe, dans les faits, il ne se passait rien du tout.
— OK, dit-elle. Ce mois-ci, j’ai facturé plus de jours qu’il n’y a de jours ouvrables. Je bosse comme une cinglée et je sais bien que tu veux revendre à un gros cabinet. Je te préviens, il est pas question que je me retrouve la dixième roue du carrosse dans une succursale de McKinsey.
— Mais totalement ! fit Erwann, avec un enthousiasme ballottant. Tu connais mon opinion là-dessus. Fidéliser les talents. Y a zéro souci.
Hélène se dit que s’il se foutait d’elle, elle lui ferait cracher du sang. C’était le genre de phrases qui soulageaient et n’engageaient à rien, surtout quand on les gardait pour soi. Sur ces considérations belliqueuses, elle regagna l’open space où d’autres consultants se trouvaient disséminés, chacun dans son coin, un casque sur les oreilles et les yeux fixés sur son écran. Ces gens qui gagnaient entre quarante et quatre-vingt-dix mille balles par an et n’avaient même pas un bureau dédié. Il fallait qu’elle se sorte à tout prix de ce marécage d’indifférenciés. Depuis toujours, c’était la même histoire. Réussir.

La réunion devait se tenir dans les sous-sols de la mairie, une pièce aveugle éclairée au néon avec des tables en composite rangées en U et un tableau Veleda. Arrivée la première, Hélène vérifia que le Barco fonctionnait, le connecta à son ordinateur, fit défiler quelques slides pour s’assurer que tout roulait, puis patienta, les jambes croisées, pianotant machinalement sur son téléphone. Manuel lui avait adressé trois nouveaux messages qui en substance disaient tous la même chose. J’ai hâte. Je pense à toi sans arrêt. Vivement ce soir. C’était mignon, mais redondant. Il ne fallait pas non plus qu’il commence à trop se monter la tête. Elle voulut rédiger une réponse pour calmer ses ardeurs, hésita ; elle ne savait pas très bien quoi lui dire en réalité. Là-dessus, deux hommes entrèrent dans la pièce en laissant la porte ouverte derrière eux. Hélène se leva aussitôt, tout sourire. Elle connaissait vaguement le premier, un jeune type déjà chauve qui portait des Church’s et une veste cintrée. Aurélien Leclerc. Il prétendait occuper le poste de dircom adjoint. Les mauvaises langues assuraient qu’il n’était en réalité qu’adjoint du dircom. »

Extraits
« Il arrivait que Lison s’oublie et se laisse aller à tutoyer sa cheffe. Hélène ne relevait pas. Elle avait tendance à tout passer à cette drôle de gamine. Il faut dire qu’elle était marrante avec ses Converse, ses manteaux couture de seconde main et son faciès chevalin, dents trop longues et yeux écartés qui ne suffisaient pas à l’enlaidir. Pour tout dire, elle lui avait changé la vie. Parce qu’avant de la voir débarquer, Hélène s’était longtemps sentie au bord du gouffre.
Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.
Le mal s’était déclaré quatre années plus tôt, quand elle et Philippe vivaient encore à Paris. Un beau jour, au bureau, Hélène s’était enfermée dans les toilettes parce qu’elle ne supportait tout simplement plus de voir les messages affluer dans sa boîte mail. Par la suite, ce repli était devenu une habitude. Elle s’était planquée pour éviter une réunion, un collègue, pour ne plus avoir à répondre au téléphone. Et elle était restée assise comme ça sur son chiotte pendant des heures, améliorant son score à Candy Crush, incapable de réagir et caressant amoureusement des idées suicidaires. » p. 15

« Cornécourt ne payait pas de mine. C’était une petite ville peinarde, avec son église, un cimetière, une mairie des seventies, une zone d’activités qui faisait tampon avec l’agglomération voisine, des zones pavillonnaires qui champignonnaient sur le pourtour et, au milieu, une place flanquée des habituels commerces: PMU, boulangerie, boucherie-charcuterie, agence immobilière où s’activaient deux hommes en chemisette.
À Cornécourt, le taux de natalité était bas, la population vieillissante, mais les finances municipales au beau fixe, grâce notamment aux abondantes taxes que payait une vaste fabrique de pâte à papier au nom norvégien que personne ici n’arrivait à prononcer. Cette prospérité n’empêchait pas le FN d’arriver en tête des premiers tours ni ses habitants de déplorer des incivilités toujours imputables aux mêmes. Un rétroviseur endommagé pouvait ainsi susciter des propos tombant sous le coup de la loi, des tags tracés nuitamment sur les murs du centre culturel nourrir des idées d’expédition punitive. Ainsi au comptoir du Narval, le bistrot qui faisait l’angle et tabac-presse, les violences n’étaient pas rares, mais restaient purement rhétoriques. On y buvait des Orangina, des demis de Stella, des rosés piscine en terrasse quand revenaient les beaux jours. On y grattait aussi des Millionnaire et des Morpion en causant politique, tiercé et flux migratoires. À dix-sept heures, des peintres aux vêtements blanchis, des entrepreneurs toujours inquiets, des maçons turcs qui de leur vie n’avaient jamais vu une fiche de paie, des gamins formés à l’AFPA toute proche venaient boire un verre et se laver des fatigues du jour. » p. 33

« Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c’est pour les vivants, et lui tout seul au volant, ne sachant même pas où diner ni chez qui, en être là au bout du compte, le cheveu plus rare et sa chemise serrée à la taille, surpris de cette sagesse de vieillard qui, à l’improviste, sur cette chanson roulant son héroïsme de prospectus, le cueillait dans une bagnole qui n’était même pas la sienne. Christophe pensa à cette fille qu’il avait voulue à tout prix, et qu’il avait quittée. À ce gosse qui était tout et pour lequel il trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l’impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis. » p. 52

« Inventer une région, il fallait quand même être gonflé, et ne rien comprendre de ce qui se tramait dans la vie des gens, leurs colères alanguies, les rognes sourdes qui couvaient dans les villes et les villages, tous ces gens qui par millions, le nez dans leur assiette, grommelaient sans fin, mécontents d’être mal entendus, jamais compris, guère respectés, et se présumaient menacés par les fins de mois, les migrations et le patronat, grignotés depuis cinquante ans facile dans leurs fiertés hexagonales et leurs rêves de progrès. Aller leur foutre le Grand Est pour règlement des problèmes, les mecs osaient tout. » p. 135

« Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s’en tenir. Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n’était que des images, du folklore. Cette chanson n’avait rien à voir avec l’Irlande. Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur, et qui ne s’était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries, mais là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables, à l’usine puis au bureau, désormais dans les entrepôts et les chaînes logistiques, les hôpitaux et à torcher le cul des vieux, cette vie avec ses équilibres désespérants, des lundis à n’en plus finir et quelquefois la plage, baisser la tête et une augmentation quand ça voulait, quarante ans de boulot et plus, pour finir à biner son minuscule bout de jardin, regarder un cerisier en fleur au printemps, se savoir chez soi, et puis la grande qui passait le dimanche en Megane, le siège bébé à l’arrière, un enfant qui rassure tout le monde: finalement, ça valait le coup. Tout ça, on le savait d’instinct, aux premières notes, parce qu’on l’avait entendue mille fois cette chanson, au transistor, dans sa voiture, à la télé, grandiloquente et manifeste, qui vous prenait aux tripes et rendait fier. » p. 381-382

À propos de l’auteurMATHIEU_Nicolas_©Joel_Saget

Nicolas Mathieu © Photo Joël Saget

Nicolas Mathieu est né à Épinal en 1978. Après des études d’histoire et de cinéma, il s’installe à Paris où il exerce toutes sortes d’activités instructives et presque toujours mal payées. En 2014, il publie chez Actes Sud Aux animaux la guerre, un roman noir qui évoque la fermeture d’une usine. Couronné par quatre prix (Erckmann-Chatrian, Goéland masqué, Mystère de la critique, Transfuge du polar), il est adapté pour la télévision par Alain Tasma. Son second livre, Leurs enfants après eux, reçoit le Prix Goncourt en 2018. En 2019, il publie un court roman, Rose Royal. (Source: Éditions Actes Sud / IN8)

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Monument national

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Sélectionné pour le Grand Prix RTL-Lire 2022

En deux mots
Serge Langlois, un acteur qui a connu son heure de gloire et fait figure de monument national, vit dans un château à la lisière de la forêt de Rambouillet avec toute sa tribu. Pour remplacer une nurse congédiée, il va faire appel à une mère célibataire accompagnée de son fils. Les problèmes vont alors s’accumuler.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Machinations à Rambouillet

Julia Deck nous régale avec une tragi-comédie qui réunit sous un même toit, un château à Rambouillet, la famille recomposée d’une vedette de cinéma et le personnel de maison, pas toujours recommandables. Cohabitation et confinement vont provoquer des étincelles.

Ce pourrait être l’histoire d’un domaine avec château et piscine situé en lisière de la forêt de Rambouillet. Ce pourrait encore être l’histoire de la tribu qui y vit, malgré l’état de délabrement assez avancé du lieu. Le maître des lieux s’appelle Serge Langlois, ancienne gloire du cinéma français, peu avare d’anecdotes. Sa troisième épouse Ambre, qui a trente ans de moins que lui et s’occupe d’entretenir la légende en postant régulièrement des photos sur son compte instagram suivi par un demi-million d’abonnés. Leurs trois enfants, des jumeaux adoptifs, Joséphine la narratrice et son frère Orlando, rebaptisé Ory et Virginia, la demi-sœur qui a à peu près l’âge d’Ambre. Fille de Carole, la première épouse de Serge, elle va prendre la direction de Los Angeles où elle rêve de devenir chanteuse. Avec eux vit un personnel encore assez fourni composé de Ralph, le chauffeur, Anna la nurse, Madame Éva l’intendante, Hélène la cuisinière et Julien le jardinier.
Ce pourrait enfin être l’histoire de ceux qui vivent à quelques dizaines de kilomètres de là, dans le 93, à commencer par Cendrine Barou, caissière au Super U. Elle vit là sous un nom d’emprunt avec son fils, après avoir fui le domicile conjugal. Elle partage ses journées avec Aminata, splendide femme qui officie à l’autre caisse. Les deux femmes vont être invitées par le bel Abdul, danseur athlétique dont l’heure de gloire aura été d’apparaître dans un clip de MC Solaar. Mais la liaison qu’il aura avec Aminata sera aussi courte que sa carrière artistique. Tandis qu’Aminata trouve en Mathias, son patron qui a pris fait et cause pour les gilets jaunes, un nouvel horizon, Abdul se convertit en coach sportif.
Mais, vous l’avez compris, ce sont toutes ces histoires qui vont converger pour donner l’un des romans les plus truculents de cette rentrée.
C’est en lisant un entrefilet dans Madame Figaro que Sophie de Mézieux a l’idée de recourir aux services d’Abdul, bientôt suivie par sa voisine Ambre. Le coach sportif ne va tarder à gagner sa confiance et, assez vite, va s’installer au château. Après quelques semaines, on décide d’organiser une fête et d’inviter les amis d’Abdul. C’est ainsi que la petite troupe du 93 arriva au château. Un événement loin d’être anodin puisque lorsque Anna sera congédiée, Ambre va proposer à Cendrine de prendre sa place. Le loup était dans la bergerie.
Du coup cette pièce de boulevard va virer au polar. Les événements s’emballent et personne n’en sortira indemne. La joyeuse comédie basée sur la rencontre de classes sociales différentes laisse place à une guerre sans merci. D’autant qu’un vieux fait divers refait surface, que convoitise et cupidité s’en mêlent et que, pour avoir sa part de gâteau chacun, ou presque, est prêt à remiser sa morale au placard.
Julia Deck s’amuse et nous amuse. On se régale de sa machiavélique construction où se croisent Brigitte et Emmanuel Macron, les émissions de Christophe Hondelatte et certains éléments biographiques de Johnny Halliday. Jusqu’à un épilogue à la Agatha Christie. Après Le triangle d’hiver et Sigma et Propriété privée, la romancière poursuit dans la satire sociale avec le même mordant, ajoutant cette fois au pathétique une note tragique. Pour notre plus grand plaisir!

Signalons que l’on peut suivre les travaux de Julia Deck durant sa résidence d’artiste à l’Université de Tours

Monument national
Julia Deck
Éditions de Minuit
Roman
205 p., 17 €
EAN 9782707347626
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans un domaine avec château situé en lisière de forêt de Rambouillet ainsi qu’au Blanc-Mesnil. On y évoque aussi des vacances à Saint-Tropez, en Martinique où sur un yacht dans les Caraïbes et un séjour à Los Angeles.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au château, il y a le père, vieux lion du cinéma français et gloire nationale. Il y a la jeune épouse, ex-Miss Provence-Alpes-Côte d’Azur, entièrement dévouée à sa famille et à la paix dans le monde. Il y a les jumeaux, la demi-sœur. Quant à l’argent, il a été prudemment mis à l’abri sur des comptes offshore.
Au château, il y a aussi l’intendante, la nurse, le coach, la cuisinière, le jardinier, le chauffeur. Méfions-nous d’eux. Surtout si l’arrêt mondial du trafic aérien nous tient dangereusement éloignés de nos comptes offshore.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Diacritik (Johan Faerber – entretien avec Julia Deck)
Diacritik (Christine Marcandier & Dominique Bry)
France TV Culture (Laurence Houot)
La Croix (Renaud Pasquier)
Médiapart (L’esprit critique – podcast)
RFI (De vive(s) voix – Pascal Paradou – Podcast)
Magcentre (Elodie Cerqueira – entretien avec Julia Deck)
Blog Culture Tout Azimut

Les premières pages du livre
1
Les curieux nous visitent encore de loin en loin. À travers les grilles hérissées de flèches à pointes d’or, ils glissent leurs appareils pour immortaliser la façade jaune et lisse. Du petit salon, nous les observons se recueillir, échanger sourires et larmes devant la dernière demeure d’une gloire nationale, figure du patrimoine français.
Leurs commentaires nous parviennent par le micro de la caméra de surveillance. Tous s’étonnent que notre château soit si mal entretenu. Ils savent pourtant que nous n’avons pas les moyens de tronçonner les ronces, de rafistoler les murs. Les curieux disent encore que nous étions bien chanceux, nous qui avons été élevés ici, c’est un grand malheur de voir ce que nous sommes devenus. Et les écoutant, nous nous cachons un peu plus derrière les rideaux, terrés dans la forteresse de notre enfance qui demeure, au fond du passé, le socle de nos vies.
Situé en lisière de la forêt de Rambouillet, notre château est bâti sur le modèle du Petit Trianon – quatre façades carrées affichant avec morgue une feinte simplicité. Notre mère adorait Marie-Antoinette. Elle adorait Sofia Coppola, elle adorait Marc Jacobs, qui avait donné une seconde jeunesse à la marque Louis Vuitton. Au temps de notre splendeur ronronnaient dans la cour les automobiles. Notre père aimait les moteurs. Il jouissait des vibrations mécaniques, des fumées qui s’élevaient en panaches bleus sur le sable de l’allée. La façade ouest ouvrait sur une terrasse en granit, à l’est s’ébouriffait le jardin anglo-chinois. Des saules s’inclinaient autour du lac tandis que, sur une petite île, un temple de Diane abritait une cascade si claire qu’on aurait dit du diamant liquide. Mais c’est à l’arrière du château que se dissimulait notre plus haute fantaisie. Dans la pelouse si longue qu’elle finissait avec la ligne d’horizon, notre mère avait fait creuser une gigantesque piscine, et dans ses eaux vertes flottaient les ombres de quatre immenses topiaires – as de carreau, cœur, pique et trèfle, plantés à chaque angle du bassin.
Serge avait longtemps été joueur. Mais notre mère l’avait repris en main. Elle se flattait souvent d’avoir su convertir cette passion vorace en végétaux inoffensifs. Plus tard, je me suis demandé s’il n’était pas cruel de lui mettre sans cesse sous les yeux le plaisir qu’elle lui avait interdit. Notre père s’aventurait rarement près de la piscine. Sans l’avouer, il trouvait un peu vulgaire ce suprême ornement de notre château. Il aurait préféré une extension contemporaine en matériaux glacés – vitres aux angles aigus, béton brut. Il goûtait cette suprême perversité de l’opulence qui se pare d’attributs industriels quand l’industrie a de longtemps été éradiquée. Notre mère, cependant, affichait ingénument sa prédilection pour l’Ancien Régime. Ambre voulait des lustres et des chandeliers, l’argenterie et le cristal qui reflètent à l’infini leurs flammes blanches sur des surfaces immaculées. Elle cultivait les choses brillantes avec une énergie mêlée d’angoisse, comme si elle craignait de s’éteindre à la tombée du soir.
On entrait au château par un vestibule de larges proportions. Fiché à mi-hauteur de l’escalier tournant, un buste de notre père accueillait le visiteur, trois mètres au-dessus du dallage de pierre crème. L’artiste avait travaillé le bronze à la manière d’un tableau cubiste. Ainsi, les yeux de Serge Langlois s’étaient démultipliés, affranchis de l’axe horizontal pour surplomber, tel un trophée de chasse, quiconque franchissait la porte de notre château.
Au grand salon, c’était une forêt de pieds cannelés, fauteuils cabriolets, poufs, sofa, méridienne, sur lesquels veillaient des pendules et des miroirs rehaussés d’or. Les sièges étaient tapissés de velours turquoise. Taillés dans la même étoffe, les rideaux étaient retenus par des passementeries jaunes et brillantes comme la monnaie.
Petits, nous croyions que, par une structure extraordinaire de notre parentèle, il existait entre les membres de notre famille une invisible hiérarchie. Celle-ci commandait que, si nous prenions l’apéritif tous ensemble au grand salon – nos parents, mon frère et moi, Anna, Ralph, Madame Éva, Hélène et Julien –, certains avaient le pouvoir de commander qu’on allume le feu et d’autres d’annoncer qu’Ambre était servie. L’inverse ne se concevait pas. Il n’était pas pensable que notre mère jette des bûches dans la cheminée ou qu’Hélène et Julien s’asseyent à table avec nous. Mais à l’heure de l’apéritif, le grand salon nous accueillait tous démocratiquement dans ses amples bras Louis XVI.
C’était le moment préféré de Serge. Il disait qu’alors nous formions la plus belle des tribus, celle de la fraternité. Notre père faisait lui-même le service. Bourbon pour Ralph, notre chauffeur, et pour Madame Éva, l’intendante du domaine. Notre nurse Anna prenait du jus de pomme, Hélène et Julien du pastis. Le couple était au service de nos parents depuis des années. Hélène veillait aux fourneaux tandis que Julien entretenait le parc. Nos splendeurs immatérielles et mobilières ne cessaient pourtant de les éblouir. C’est à peine s’ils osaient s’asseoir sur nos augustes fauteuils et, pour payer l’honneur qu’on leur faisait, ils riaient à gorge déployée aux premiers bons mots, versaient une larme aux histoires tendres.
Mon frère et moi jouions sur le tapis, tour à tour timides et exubérants. Ambre prenait des photos pour Instagram, puis elle faisait monter son bichon sur ses genoux. Caressant les poils toilettés de la bête, elle réclamait à Serge une anecdote. Il revivait alors pour nous ses plus grands succès, ses rôles qui avaient marqué l’histoire du cinéma, les hommages rendus par tous les puissants du septième art. Après quoi notre mère nous racontait des histoires de sa jeunesse – les chevauchées sur la plage en hiver, qu’elle passait à Saint-Tropez, les baignades l’été à la Martinique, où son père tenait un hôtel de luxe. Sa famille avait connu des difficultés, mais elle s’en était toujours relevée grâce à l’amour qui est plus fort que tout le reste. Et Ambre faisait une autre photo pour Instagram. Cinq cent mille abonnés en moyenne avaient du bonheur à partager nos moments d’intimité. Enfoncés dans le Louis XVI, nos parents reprenaient du champagne. Ils savouraient la bienheureuse ignorance des dernières secondes avant le couperet.

2
Cendrine Barou vivait avec son fils Marvin dans un pavillon au Blanc-Mesnil, au cœur du département numéroté 93. Une baraque semi-récente jamais crépie, où les semelles faisaient couic couic sur le carrelage marron. Les fenêtres fermaient mal, du plafond pendaient des fils, au sol prospéraient la poussière et les insectes morts.
La jeune femme avait choisi cette maison car la courette était ceinte d’un mur en parpaings. Cendrine prisait son intimité. Elle ne se souciait pas que la France entière soit à sa recherche. Elle ne pensait pas à sa mère, qui se rongeait les sangs, ni à son mari, qui se remettait plutôt bien. Elle travaillait au U. Le gérant disait « Super U », mais elle ne voyait vraiment pas ce que le magasin avait de super.
Pendant des semaines, la photo de Cendrine et de son fils était apparue sur les chaînes d’information en continu, incrustée derrière des présentateurs chevrotant d’angoisse. Ces derniers avaient relaté de long en large comment la police, ayant creusé maintes pistes prometteuses suite à leur disparition, avait fait chou blanc. Les clients du U regardaient ces programmes. Mais aucun d’entre eux n’avait fait le rapprochement entre la pâle caissière – le gérant disait « hôtesse de caisse » – et la jeune femme sexy qui s’était volatilisée quelques mois plus tôt avec son petit garçon sur l’autoroute qui les ramenait de vacances.
Cendrine avait pris ses précautions. Elle ne s’était pas toujours prénommée Cendrine, non plus que son fils n’avait été baptisé Marvin ou que leur patronyme n’était Barou. Elle autrefois si svelte s’était bourrée de Tuc et d’Oreo dès qu’elle avait fui le domicile conjugal. Son mari lui disait qu’elle était grosse quand elle pesait quarante-huit kilos, qu’est-ce qu’il dirait maintenant – une montgolfière, un dirigeable. Elle avait aussi repensé sa coiffure. En trois quarts d’heure, elle était devenue platine. Puis elle avait négligé d’entretenir sa coupe et n’avait plus jamais utilisé de séchoir. Son carré plongeant s’était écroulé en mèches filasses. Ça fourchait comme une diablesse, lui répétait sa collègue Aminata, qui faisait semblant de vouloir la reprendre en main alors qu’elle était ravie d’avoir une moche à son côté pour briller seule dans le soleil du U.
Quand le gérant lui avait réclamé des papiers d’identité, Cendrine avait trafiqué les siens sur Photoshop. Elle avait l’habitude. À l’agence immobilière où elle travaillait avec son mari, elle falsifiait souvent les bulletins de salaire. Cette opération permettait de favoriser les aspirants locataires qui, en plus du montant affiché sur l’annonce, avaient la délicatesse d’allonger un petit complément liquide. La principale difficulté avait résidé dans l’obtention d’un numéro de sécurité sociale. Or il existait sur internet un marché dédié à ce problème. Des personnes sans intention de travailler y louaient leur numéro d’affiliation à des personnes très désireuses de le faire mais dépourvues, quant à elles, des prérequis administratifs. Cendrine ne débarquait pas d’un navire échoué en Méditerranée, elle avait négocié ferme. C’étaient néanmoins vingt pour cent de son salaire qu’elle rétrocédait chaque mois à la véritable Cendrine Barou afin que celle-ci l’autorise, elle aussi, à s’appeler Cendrine Barou.
Sept heures par jour, Cendrine regardait défiler les articles sur son tapis roulant. Ils passaient sous ses yeux comme des poissons multicolores, bondissant du flot au moment de scanner le code-barres – Fanta orange, bip, pizza regina, bip, nuggets de poulet, bip, crêpes fourrées au chocolat, bip. Les clients du U plébiscitaient les produits affichant la pire note au Nutri-Score, songeait Cendrine pendant que le tapis charriait, avec les emballages, des images de sa vie d’avant. En ce temps, elle privilégiait les épiceries fines, les producteurs locaux, les légumes biologiques. Aujourd’hui, elle éprouvait une joie sauvage à se gaver d’aliments jadis honnis.
– Alors la belle, on est trop timide pour montrer ses beaux yeux ? la plaisantaient des clients masculins sur son regard toujours baissé.
Mais Cendrine avait parfait son costume d’invisibilité. Un sourire ingrat suffisait à éloigner l’importun pendant qu’à la caisse mitoyenne, la superbe Aminata enfonçait le clou en faisant mine de voler à son secours. »

À propos de l’auteur
DECK_Julia_©Helene_BambergerJulia Deck © Photo Hélène Bamberger

Julia Deck est née à Paris en 1974. Après des études de lettres à la Sorbonne, elle est secrétaire de rédaction pour de nombreux journaux et magazines, avant d’enseigner les techniques rédactionnelles en école de journalisme. Elle a publié Viviane Élisabeth Fauville (2012), Le Triangle d’hiver (2014), Sigma (2017), Propriété privée (2019 et Monument national (2022). (Source: Éditions de Minuit)

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Les Années sans soleil

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En deux mots
Elias Torres, libraire et écrivain, va devoir se confiner avec sa femme, son fils et sa fille dans son appartement toulousain. Une situation inédite qui va entrainer des tensions grandissantes et l’obliger à chercher une stratégie pour éviter l’explosion.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une famille confinée à Toulouse

Vincent Message raconte le quotidien d’un écrivain confiné avec son épouse et ses deux enfants à Toulouse. Pour se rassurer, il va chercher dans les livres les pires périodes de l’Histoire. Et trouver une belle matière à réflexion au milieu du chaos.

Il y a quelques événements dans la vie d’un pays qui marquent tous les habitants ou presque. Le jour de la chute du mur de Berlin, le 11 septembre, la victoire en finale de la coupe du monde de football ou plus récemment le confinement. C’est cet événement qui sert de fil rouge au nouveau roman de Vincent Message. Son narrateur, l’écrivain Elias Torres, se souvient très bien où il était quand les restrictions ont été décidées. À l’aéroport de New York pour y rencontrer son éditeur et sa traductrice, car l’un de ses romans devait paraître aux États-Unis. Mais après les nouvelles mesures de restrictions sanitaires décidées à la hâte devant la progression de l’épidémie, il ne quittera JFK que pour repartir d’où il était venu, laissant derrière lui ses illusions et un livre quasiment mort-né.
Ayant retrouvé son épouse et ses enfants, il ne se doute pas qu’ils vivent leurs dernières heures d’insouciance. Revenus d’une escapade dans les Corbières, ils retrouvent leur appartement toulousain. «Et aussitôt après, tout a fermé. Le lycée de Maud, la crèche de Diego, la librairie, la plupart des commerces. Les rideaux de fer et les stores se sont baissés pour ne plus se relever, comme si on était entrés dans la stase d’un dimanche infini, ou qu’il faisait nuit en plein jour et que le soleil était une autre forme de lune.» Alors, il faut expliquer aux enfants une situation dont on a soi-même de la peine à appréhender les tenants et les aboutissants. Alors il faut faire bonne figure en se doutant que ce ne serait pas simple. «En temps normal déjà, nous sommes quatre personnes avec des besoins très distincts, pas évidents à concilier, avançant cahin-caha, d’un compromis frustrant à l’autre, mais face aux événements en cours, ce serait pire, aucun de nous ne serait libre et n’aurait ce qu’il voulait.»
Alors pour conjurer la peur, chacun cherche à s’occuper. D’abord à parer au plus pressé, même si cela est un peu irrationnel. Faire le plein de courses pour ne manquer de rien au cas où. Elias va jusqu’à commander des jerrycans pour faire des réserves d’eau. Achat qui s’avérera inutile mais va le pousser à ranger sa cave pour trouver de la place aux conteneurs. Après ce tri lui vient l’idée de creuser le sujet qui les préoccupe tous, essayer de connaître les pires moments que la terre a traversé. L’occasion de rendre visite à Igor Mumsen, un vieil érudit qui possède des livres de Procope de Césarée relatant l’ère de Justinien, les guerres et les catastrophes endurées par le peuple. «Je tenais avec cette œuvre de quoi m’occuper des semaines. Je ne savais pas encore ce que je pourrais en faire, si c’était du travail ou une lecture sans but, mais cela produisait sur moi l’effet exact que je cherchais. J’étais ailleurs, dans un autre espace-temps, à partager les préoccupations et les vicissitudes d’un historien, d’un général et d’un empereur qui n’étaient plus que poussière depuis mille cinq cents ans. Je lisais avec avidité ces histoires de massacres, de villes assiégées et pillées, de revirements d’alliances, d’assassinats qui faisaient passer les années 1970 pour un bal des débutantes, et je relativisais un peu nos malheurs de Modernes, et je respirais mieux.»
Vincent Message ne nous cache rien des tourments de son personnage, des difficultés psychologiques au sein de la famille, du degré de saturation que la situation engendre. Sa fille de dix-huit ans qui s’éloigne toujours un peu plus de lui, sa femme qui n’en peut plus de tenir le ménage à bout de bras. Mais le romancier nous offre aussi les clés pour s’affranchir de cette période très pénible à vivre. Avec les livres, avec la poésie d’Hölderlin, avec des projets d’écriture, avec les rencontres qu’il va faire.
Après Cora dans la spirale qui nous confrontait, à la complexité de la vie d’une femme soumise à une société de la performance et à la violence du management, Vincent Message se penche, tout au long de cette chronique d’une année particulière – durant laquelle tous les repères sont brouillés – sur une France de plus en plus dure, une jeunesse opprimée et un avenir incertain face aux enjeux climatiques. Et semble s’interroger sur les prochaines années sans soleil.

Les Années sans soleil
Vincent Message
Éditions du Seuil
Roman
304 p., 19,50 €
EAN 9782021495553
Paru le 7/01/2022

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, à New-York pour un très bref séjour, puis à Paris, Narbonne et un village dans les Corbières ainsi qu’à Rodez. Mais c’est à Toulouse que va se dérouler le confinement.

Quand?
L’action se déroule principalement en 2020.

Ce qu’en dit l’éditeur
Écrivain au succès modeste, libraire à ses heures, Elias Torres vit à Toulouse avec Camille et leurs enfants. Un certain mois de mars, tout se resserre autour d’eux : ils n’ont plus le droit de quitter le pays, leur ville, puis leur quartier. Elias s’inquiète pour sa fille, Maud, qui ne décolère pas contre l’inaction des dirigeants face à la crise écologique, et à qui la situation coupe toute perspective d’avenir. Il doit aussi prendre soin de son ami, le vieux poète Igor Mumsen.
Afin de relativiser la détresse du présent, Elias mène des recherches pour savoir quelles ont été les pires années de l’histoire de l’humanité. Pour lui, la réponse ne fait pas de doute : ce sont les décennies qui ont suivi 535-536. Ces années-là, le soleil a cessé de briller pendant près de dix-huit mois. Tout en luttant pour protéger les siens, Elias se passionne pour ce petit âge glaciaire qui a marqué l’histoire d’une empreinte aussi méconnue que décisive.
Dans ce roman porté par une voix inquiète et vive, l’amour de la littérature devient un des antidotes possibles aux angoisses qui nous hantent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Le Télégramme
En Attendant Nadeau (Sébastien Omont)

Les premières pages du livre
« Chacun d’entre nous se souvient où il était quand ça a commencé, ou plutôt quand il a compris que ça n’était pas anodin, que ça ne toucherait pas que les autres, que c’était parti pour durer et que ça allait changer nos vies. En ce qui me concerne, je venais de descendre d’un avion après huit heures de vol, et je patientais avec quelques centaines d’autres passagers dans les files d’attente tortueuses d’un contrôle aux frontières. Je rêvais d’entrer sur le territoire des États-Unis d’Amérique, comme d’autres rêveurs avant moi. Je ne fuyais rien. Je n’étais pas venu me construire une autre vie. Je m’apprêtais seulement à passer quelques jours à New York, pour ce que mon visa désignait comme un voyage d’affaires, même si l’expression sonnait faux pour parler de moi et de mon travail. J’étais fier de me dire qu’un livre m’avait précédé, s’était faufilé avant moi de l’autre côté de la frontière. Mon quatrième roman, Hibernation, paraissait chez Atlas Maior, dans une traduction d’Emily Kent que j’avais relue ligne à ligne, l’automne dernier, pendant que tout mon petit monde dormait malgré le vent d’autan qui battait à nos fenêtres. C’était mon premier livre traduit en anglais, et la première fois également que je remettais les pieds aux États-Unis après la période où nous y avions vécu, Camille Lanneau et moi, douze ans auparavant. Ce jour de mars ainsi était un jour de joie, à marquer d’une pierre blanche.
Je me rappelle très bien. La file n’avançait pas. Les autres avaient sorti leur téléphone, j’ai donc fait comme les autres et me suis reconnecté distraitement au réseau, sans vouloir voir que le thermomètre mondial s’affolait. Je savais qu’Emily Kent était venue me chercher, que James Barrister, mon éditeur, serait également là, et je fantasmais le panonceau sur lequel mon nom serait inscrit en lettres capitales, tout en sachant très bien qu’ils n’avaient pas de raison de pousser l’hospitalité jusque-là, puisque je connaissais leurs visages et qu’ils reconnaîtraient le mien. Tout de même, je me demandais si Emily Kent serait raccord avec la poignée de photos que j’avais trouvées d’elle. Le réseau avait beau nous livrer d’avance des images chaque jour plus fidèles de la réalité, je ne savais jamais à quoi ressembleraient les visages, ni quelle allure auraient les autres avant qu’ils ne surgissent devant moi.
Maintenant la file avançait. J’ai ouvert mon passeport à la page qui établissait, en mentions dénuées de la moindre ambiguïté, que j’avais quarante-trois ans, que j’étais citoyen français, qu’on m’appelait Elias Torres. Il était également écrit que j’avais les yeux verts, ce qui était plus audacieux, ou sujet au moins à débat. Mon tour est venu, j’ai rengainé mon téléphone. Le préposé au contrôle avait la bouche usée par la répétition de formules incontournables et, sous son képi bleu marine, un regard que la bureaucratie privait de toute lumière. Je l’ai laissé scanner mes empreintes digitales. J’ai regardé se dessiner ce labyrinthe délicat dont je n’avais jamais essayé de sortir, parce que personne ne m’avait dit que je risquais de m’y perdre. Je me sentais si heureux et si inoffensif que j’ai cru avoir mal entendu lorsqu’un de ses collègues est venu me chercher. On avait besoin de moi, j’étais requis, convié à ce qui s’appelle un entretien approfondi. J’ai tout de suite trouvé ça injuste et angoissant. Je ne suis pas né de la dernière pluie. Je sais que c’est comme ça que les ennuis commencent, de nos jours : par un sourire et un follow me please.
Je me rappelle très bien. Un bureau sans fenêtres, ce qu’il y a de plus aseptisé, l’ordinateur qui trône et un banc pour m’asseoir. Le type a scanné mon passeport, puis l’a examiné avec une attention louable, comparant la photo au visage qu’il avait devant lui, comme s’il lui restait des pouvoirs que les machines n’avaient pas pillés. Les bases de données moulinaient, il ne leur faudrait pas dix secondes pour exhumer des choses que même Camille ne savait pas, des choses que je n’avais confiées à personne et que j’avais moi-même oubliées. Sans cesser de bavarder, avec une bonhomie dont l’hypocrisie manifeste me tapait sur les nerfs, le type a enfilé une paire de gants en latex et m’a demandé de bien vouloir me lever. Il a pris ma température avec un thermomètre frontal, qui ressemblait un peu trop à une arme. Il a entrepris de me fouiller, a palpé les pans de ma veste, mon torse, mes cuisses jusqu’à l’entrejambe. Lorsque j’ai pu me rasseoir, lui demander ce qu’on me voulait, il m’a dit de ne pas m’en faire : il s’agissait seulement de répondre à quelques questions. Vu la période, vu la situation, je devais comprendre que les autorités prennent des précautions supplémentaires.
Ensuite l’homme a examiné le formulaire que j’avais rempli, six semaines auparavant, de dénégations vigoureuses. Je n’étais pas un terroriste. Je n’avais jamais été mêlé, de quelque manière que ce soit, au trafic d’armes ou de stupéfiants. Je ne comptais pas m’impliquer dans des activités criminelles ou immorales, même si je soupçonnais que la moralité faisait ici comme ailleurs, et peut-être ici plus qu’ailleurs, l’objet de définitions dangereusement variables. En somme, je n’avais pas d’intention maligne à l’égard de ce pays dont les clivages et les errements me préoccupaient parfois jusqu’à me mettre en orbite pour un atroce tour d’insomnie, mais dont je continuais à me sentir très proche, et où j’avais vécu une des plus belles années de ma vie.
L’homme m’a demandé d’énumérer les pays où je m’étais rendu au cours de la dernière décennie. Tandis que je me creusais la tête, il feuilletait mon passeport, recensait mes visas pour contrôler chacune de mes affirmations. J’ai vu surgir mon père, assis sur le lit dans ma chambre, une liasse de polycopiés à la main, quand il m’écoutait réciter les poèmes de Friedrich Hölderlin ou d’Edgar Allan Poe que j’apprenais par cœur dans mes années d’études. Jusqu’au jour dont je parle, les contrôles à l’immigration ne me faisaient pas plus peur que la fréquentation des poètes. J’ai évoqué l’Italie et la Grèce, le Mexique, la Chine et le Japon – chacun de ces mots amenant un monde. J’ai hésité à mentionner Cuba. Il n’y avait pas trace dans mon passeport du séjour que j’y avais fait, puisque le régime castriste, histoire de ne pas transformer en enfer l’existence de ses hôtes, tamponnait un papillon de carton éphémère au lieu de délivrer des visas. Prononcer ce nom, Cuba, aggraverait les soupçons qui pesaient contre ma personne. Le taire, c’était mentir, et s’ils s’en avisaient mentir était plus grave. D’un autre côté, je restais persuadé que je n’étais coupable de rien. L’homme m’a interrompu et tiré d’embarras : il a nommé d’autres pays, pays voyous dans la vision des choses qui faisait pour lui quasiment force de loi, États ennemis où je n’avais jamais mis les pieds. Je lui ai dit que le Moyen-Orient ne m’intéressait pas, ce qui était abrupt, mais pas loin de la vérité.
Une femme corpulente, peau brune, teint mat, est entrée dans la pièce, tirant derrière elle ma valise récupérée au sortir de la soute. L’homme l’a aidée à la soulever jusqu’à la table. J’étais frileux, c’était encore l’hiver, je voulais être élégant dans la mesure de mes moyens, la valise était lourde. La femme m’a demandé d’ôter ma veste et a entrepris d’en ouvrir les doublures avec un découseur. Elle s’excusait, bien sûr, elle recoudrait ensuite, mais c’était le protocole : il se cachait, d’après leur expérience, beaucoup trop de choses là-dedans. Pendant ce temps, l’homme alignait en piles instables mes vêtements froissés. Je transportais quelques exemplaires de mes romans précédents, que je comptais offrir à certaines des personnes que je rencontrerais. À qui, je ne savais pas, c’était la beauté de la chose. Ils se sont accrochés à ces produits de contrebande. Cela leur paraissait improbable que j’aie traversé l’océan pour parler d’un de mes livres. C’est vrai que ça n’était pas strictement nécessaire. On pouvait craindre du reste que le public, aux trois rencontres prévues, soit assez clairsemé. Moi-même je ne comprenais pas pourquoi c’était Hibernation, plutôt qu’un autre de mes livres ou le livre d’un autre écrivain, qui avait retenu l’attention des éditeurs d’Atlas Maior. Les deux policiers en tout cas désiraient tout savoir de ce que racontait le roman. Rien ne leur aurait été plus facile que de vérifier par eux-mêmes, mais ils aimaient décidément que tout sorte de ma bouche.
Cueilli au pied de l’avion, je parlais un anglais bien bègue pour résumer l’intrigue d’une manière décente. J’ai dit que c’était l’histoire d’un groupe d’hommes qui franchissait les Pyrénées, une fin d’hiver, pour fuir une menace dont la nature n’était pas précisée. Si on était adepte d’explications d’ordre autobiographique, on pouvait supposer que cela se passait en 1939, au moment de la Retirada, à laquelle mon grand-père Lluís avait participé, fuyant avec les républicains catalans devant des phalangistes qui n’aspiraient qu’à leur tirer dans le dos. Dans le récit, néanmoins, je restais délibérément flou sur les lieux et les dates. Ce qui était sûr, c’est que ces hommes se retrouvaient bloqués dans la montagne, et partageaient, quelques semaines durant, le territoire d’un ours. Cela se passait bien, d’abord, puis très mal. Et en leur disant cela, j’en disais peut-être assez, non ? Je m’en serais voulu de tout leur révéler. Bien sûr, j’étais au courant que les ours n’hibernaient pas. Ils hivernaient. Leur cœur ralentissait, mais leurs réveils étaient fréquents, et c’était souvent en janvier que les femelles donnaient naissance. L’hibernation requérait un ralentissement bien plus fort du métabolisme animal, elle plongeait dans une léthargie profonde. Pourtant j’avais maintenu ce titre, parce que le mot était plus courant, parce qu’il me plaisait plus et parce qu’il avait à mes yeux une portée plus large, peut-être métaphorique ou discrètement allégorique. Lorsqu’on écrit une histoire d’ours, ce n’est jamais seulement une histoire d’ours. Mais cela, croyez-moi, je ne leur ai pas dit.
C’était peine perdue de toute façon. À chacune de leurs relances, j’avais le sentiment qu’ils ne me faisaient pas confiance, qu’ils s’étaient fait leur opinion, qu’Elias Torres n’était qu’une couverture maladroite dissimulant ma véritable identité. Je pouvais avoir publié des livres sans les avoir écrits moi-même. Je pouvais avoir une femme, une fille de dix-sept ans et un fils de deux ans et demi simplement pour faire bonne mesure. Je me suis demandé avec qui ils me confondaient, qui était celui qu’ils cherchaient, et ce qui se passerait si un jour je me trouvais face à cet homme. J’ai même pensé avec regret qu’il y avait peu de chances que cette rencontre se produise.
Ils n’ont rien découvert, curieusement, à l’intérieur de ma veste. La femme s’est mise à recoudre. Ses gestes étaient aussi rapides que ceux d’une ouvrière dans une usine textile. Et c’est à ce moment-là, je me le rappelle très bien, que les haut-parleurs m’ont demandé de me présenter en salle d’embarquement. Les policiers n’ont pas eu l’air surpris. C’était l’issue qu’ils attendaient. Ça n’avait rien de personnel, mais je ne pouvais pas être admis sur le territoire américain. Pas cette fois-ci, pas dans ces circonstances. Vous devriez prendre ce vol, m’ont-ils répété à deux voix, sinon vous payerez de votre poche le billet de retour. Ils m’ont demandé pardon pour le désagrément. Ils espéraient pouvoir me souhaiter la bienvenue en bonne et due forme, lors de mon prochain séjour.
Le décollage était dans vingt minutes. J’avais péché par négligence et m’étais mis en retard. J’ai attrapé ma veste qui n’était qu’à moitié recousue, enfilé mon manteau de laine, et j’ai couru jusqu’à l’embarquement en suant à grosses gouttes. Les deux femmes au comptoir se sont réjouies d’entendre mon nom, mais ont relevé avec mécontentement l’existence de ma valise. Je devais bien voir moi-même qu’elle ne passerait jamais en cabine. J’ai bafouillé une sorte d’excuse. Elles n’avaient pas le temps de m’écouter et n’étaient pas autorisées, de toute façon, à me laisser errer dans les limbes de cette zone de transit. Alors elles ont étiqueté la valise pour qu’elle reparte en soute et elles m’ont gratifié de leurs sourires de commande : il n’y avait aucun souci, pas le moindre souci, je la retrouverais à l’arrivée.
Elias Torres s’est écroulé sur le siège 24F, le même siège qu’à l’aller, avec beaucoup de soulagement. J’ai bouclé ma ceinture. Je sentais la peur et la sueur. J’aurais aimé changer de chemise, pour être franc, mais on ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie. Je plaignais simplement ma voisine, dont le profil d’ailleurs me disait quelque chose. Tordant le cou à droite à gauche, j’ai regardé autour de moi. J’ai mis une minute à comprendre. La composition du vol était quasiment la même qu’à l’aller. Il y avait dix sièges vides et quelques nouvelles têtes. Sinon, c’étaient les mêmes personnes, occupant les mêmes places. Est-ce que tout le monde avait été refoulé ? Tous ceux qui n’étaient pas des citoyens états-uniens ? Est-ce que tout le monde avait subi la même épreuve que moi ? J’avais eu l’impression d’être l’un des seuls à être pris à part, mais mon champ de vision et le périmètre de mon attention avaient pu rétrécir sous le coup du stress. Il n’y aurait rien eu d’inconvenant à demander à mes voisins ce qui s’était passé pour eux. Si ce n’est que personne n’avait envie de parler. Les gens avaient la tête rentrée dans les épaules. Ils pianotaient sur leurs écrans ou regardaient dans le vide. Tout le monde semblait avoir honte. Ou alors c’était l’inquiétude qui faisait régner dans la cabine ce silence d’après la bataille.
Je me rappelle très bien. Nous sommes restés une demi-heure immobilisés sur le tarmac, sans que le commandant de bord nous fournisse d’explications. Et puis nous avons décollé. Avec un cœur plus calme, je ne jugeais plus que je l’avais échappé belle, et je sentais monter la colère de l’occasion perdue. J’écrivais depuis quinze ans et je n’arrivais pas à vivre de l’écriture. J’espérais que ce séjour et cette parution donneraient un nouvel élan à ma carrière. Je savais que cet espoir risquait d’être illusoire : le plus probable était que je passe quelques jours inspirants à discuter littérature, que j’aie le temps de deux ou trois promenades sur les lieux que j’avais aimés quand j’habitais le nord de Manhattan, ou bien dans des quartiers dont la rumeur voulait qu’ils aient beaucoup changé, et que je rentre à Toulouse avec d’autres images dans l’œil, heureux d’avoir faussé un moment compagnie au rythme de mon quotidien. Le plus probable était que mon roman, dans sa version américaine, connaisse des ventes encore bien plus confidentielles que dans sa version originale. Ce qui m’arrivait n’en était pas moins terriblement rageant.
Je pensais à Emily Kent. Nous n’avions échangé que par écrit, mais notre correspondance me plaisait. Je m’inquiétais parfois de la voir faire des fautes même dans les quelques lignes de français qui accompagnaient ses envois, sans pouvoir m’empêcher de juger ces fautes charmantes. La traduction elle-même m’avait pleinement rassuré. Elle était vive, ne s’éloignait du texte que pour y recoller plus loin, avec une ingéniosité, une souplesse syntaxique que je n’étais pas sûr d’avoir dans ma langue maternelle. J’étais impatient de voir à quel style de parole et de pensée s’articulait ce style de traductrice. J’avais regardé une conférence où elle parlait de son travail. Elle avait écrit un roman qui n’était pas encore paru en France : trois générations racontées à travers le jardin de la maison familiale, les haies qui montent trop haut et les parterres de fleurs, les nids de guêpes et les galeries de taupes, les arbres plantés pour fêter une naissance, élagués lorsqu’ils sont dangereux, mourant de sécheresse ou abattus d’un coup par la tempête. Je m’étais figuré que nous tomberions fous amoureux, que je me sentirais écartelé, mais que je déciderais de recommencer ma vie là-bas, à ses côtés. J’hésitais encore légèrement sur les prénoms de nos enfants. Autrement dit, j’étais un de ces mecs incapables d’entretenir quelque relation que ce soit avec une femme séduisante (même la relation la plus ténue ou la plus éphémère) sans me perdre aussitôt dans la joie un peu pathétique des fantasmes.
Je pensais aussi à la police. C’était moins excitant. J’étais pyrénéen, donc caucasien (comme ils disaient), j’avais de quoi payer mes titres de transport, je ne consommais plus de drogue qu’à des occasions rares, chez des copains plutôt que dans la rue, je me dispersais de moi-même avant la fin des manifestations, mes vêtements trahissaient d’emblée mon appartenance à la classe moyenne, et même sans doute à un milieu urbain, intellectuel ou artistique, c’était la première fois de ma vie qu’une interaction avec les forces de l’ordre se passait aussi mal. Je pouvais considérer que je n’avais pas eu de chance. Ou au contraire que j’avais jusqu’alors été extrêmement chanceux.
Je pensais à tout ça. Et lorsque j’aspirais à ne plus penser à rien, je profitais de ma place à côté du hublot et je regardais les nuages. Les couettes duveteuses des nuages dans lesquelles on aimerait plonger, pour y trouver un sommeil plus réparateur ou peut-être plus définitif. Les forteresses de nuages, leurs barbacanes et leurs chemins de ronde, leurs murailles sophistiquées que même une armée suicidaire assiégerait des mois en vain. La nuit abolissait le continent américain et me rapprochait de l’Europe aux anciens parapets. La nuit noyait dans notre dos l’océan Atlantique, et je commençais à comprendre qu’une autre nuit nous attendait, plus noire et insidieuse que toutes celles que nous avions connues.

Il m’a fallu du temps pour arriver chez moi. Au sortir de la gare, les rues de Toulouse étaient plus remuantes qu’un samedi midi ordinaire. Un premier souffle de printemps nous caressait le visage. Les gens se préparaient, achetaient des choses dont ils pensaient avoir besoin, ou qui risquaient de manquer.
Je n’ai pas aimé le silence de l’appartement. Camille avait emmené Maud et Diego à la campagne. C’était le premier week-end où il faisait assez beau pour sortir de la ville sans piétiner sur des chemins de boue. Je l’avais prévenue que je rentrais, comment dire?, plus tôt que prévu, que c’était lié à la situation, mais je n’avais pas dit un mot de ce qu’on m’avait fait subir. Ce n’était pas une de ces galères qu’on détaille à qui veut l’entendre, dans une joie de raconter qui compense en partie la mésaventure. Je me sentais victime, j’avais cette honte terrible que les agresseurs aiment provoquer pour ne pas être trop honteux eux-mêmes de ce qu’ils font. Je verrais selon la fatigue et l’humeur, avais-je annoncé à Camille, si je les rejoignais. « Tu fais ce que tu veux, vraiment », avait-elle répondu. Le simple son de sa voix était un réconfort. J’ai ouvert les placards, boulotté un sachet de pistaches qui traînait, puis des poignées de noix de cajou, enchaîné sur du fromage blanc à la crème de marrons. Je ne me suis pas senti moins vide.
Lors de l’arrivée à Paris, on m’avait confirmé après une heure d’attente que ma correspondance ne serait pas assurée. Mieux valait que je récupère ma valise et que je prenne le train. Allongé sur mon lit, paupières fermées, j’ai revu le carrousel à bagages qui faisait tourner sans fin ses écailles de caoutchouc noir. La bouche déversait des tombereaux de bagages, de toutes formes et couleurs, qui n’étaient jamais ma valise. J’étais debout à faire les cent pas, à taper des textos, à regarder les autres qui récupéraient leurs affaires comme si de rien n’était. J’ai fini par croire que je l’avais perdue. Au comptoir des réclamations, ils m’ont demandé plus de patience : rien d’illogique à ce que les derniers arrivés soient les derniers servis. La valise a fini par leur donner raison. Expulsée de la bouche d’ombre lors d’une ultime fournée, elle m’a reconnu, apparemment, s’est dirigée vers moi. Je l’ai saluée de la main. Je lui ai dit, petite valise, pardon de n’avoir pas su te protéger. Qu’est-ce que j’ai fait, petite valise, pour qu’ils te fassent subir tout ça ? Je l’ai appelée petite valise mais en réalité elle ne s’appelait pas comme ça. C’était une grosse valise, trapue, abîmée, baroudeuse. Le surnom m’est venu parce que j’avais de la tendresse pour nos souvenirs communs. Elle était seule sur le tapis. L’éclairage diminuait pour m’intimer de foutre le camp. C’était triste à mourir.
Avant de quitter l’aéroport avec les derniers passagers, d’abandonner aux techniciens et aux équipes de sécurité cette infrastructure gigantesque qui ne servait plus à rien, et dont d’autres humains, à une époque pas si lointaine, découvriraient les ruines, j’ai eu le réflexe de photographier le panneau des départs où tous les vols s’annulaient en cascade. Il y a le moment où on regarde ces noms, Karachi et Hong Kong, Copenhague et Tokyo, Bogota, Jakarta, Moscou, avec le désir d’embarquer à l’improviste pour une ville inconnue. Le voyage qu’on fait n’a de sens que dans un monde de voyages possibles, les pays qu’on connaît un peu, ceux qu’on découvrira plus tard, ceux où (sans qu’on le sache encore) on ne se rendra jamais – une carte mentale qui se précise. J’ai repensé au premier jus de canne bu sur la route qui mène de l’aéroport au centre de La Havane. J’ai repensé au poids que l’air des tropiques abat sur les épaules. J’ai revu les vagues qui se fracassent de tout leur long sur les digues du Malecón. Comme aux pires heures d’éruptions volcaniques, mais dans un ciel très clair, que n’obnubilait aucune fumée toxique, la possibilité même du voyage à l’autre bout du monde semblait en train de s’effondrer.
J’ai tenu à rouvrir les yeux avant que le sommeil ne me prenne. Les livres s’empilaient à terre, bien trop nombreux depuis que nous avons vidé le bureau pour que Diego ait sa chambre. « Pour un livre qui rentre, il en faut un qui sorte », tentait de me convaincre Camille. Je n’y arrivais pas. J’avais trop griffonné leurs marges, ils étaient liés par trop de souvenirs aux lieux où je les avais achetés, aux gens qui me les avaient offerts, à l’endroit où j’étais et à ce que je vivais lorsque je les avais lus. Parfois je fouinais jusqu’à en trouver quelques-uns dont j’étais prêt à me séparer : ils m’avaient fait forte impression mais n’étaient plus mon genre, ou bien le succès avait rendu leur auteur démagogue, ou bien je m’avisais que je les possédais en triple. Dans la semaine qui suivait, je revenais de la librairie avec le dernier album d’une série que j’aimais lire à Diego, un essai féministe auquel Maud serait sensible, la retraduction d’un classique que nous voulions, Camille et moi, découvrir depuis longtemps – et les interstices se fermaient, tout ce monde se serrait sur les étagères jusqu’à ne plus pouvoir bouger, ou aggravait encore le vertige des tours à mon chevet au risque de la chute. J’ai regardé la ville par la fenêtre. Au lieu des gratte-ciel attendus et des citernes d’immeubles si caractéristiques, c’étaient les toits de tuiles et les façades de briques de la ville où je suis né. Un genre de beauté que je connaissais mieux. J’étais libre de mes mouvements. J’aurais pu appeler des amis, sortir acheter le journal ou déjeuner seul en terrasse. Quelque chose me retenait. L’instinct soufflait : danger dans l’air, où sont les miens ?

Ce sont eux qui m’ont secouru, sauvé des idées noires en venant me chercher à la gare de Narbonne. La maison que Camille avait louée se trouvait un peu à l’écart d’un village situé dans les premiers contreforts des Corbières. Les rues étaient bordées de pins parasols et de cyprès, les talus envahis par les figuiers de Barbarie où les gamins gravent leurs initiales.
Le crépuscule est venu alors qu’on marchait dans les vignes.
J’ai eu du mal à trouver le sommeil dans ce lit au matelas mou, au milieu des meubles anciens qui rétrécissaient la chambre. Je suis descendu au salon, j’ai rencontré par chance une bouteille de cognac, Camille m’a rejoint et nous avons lampé tour à tour au même verre. « Je suis déçue pour toi. » Elle aurait préféré me retrouver enthousiaste après quelques jours de voyage. On était rarement loin l’un de l’autre, et il nous arrivait de penser qu’on ne se quittait pas assez pour se manquer. C’était mieux à coup sûr que de ne faire que se croiser, comme beaucoup de nos amis en couple, mais c’était tout de même dommage, en un sens. « Qu’est-ce qui va se passer, maintenant, à ton avis ? » Nous avons prononcé cette phrase-là en même temps. Comme il n’y avait pas de réponse, que nous n’avions pas d’expertise sur le sujet, que nous avions lu les mêmes articles dans les mêmes journaux, que nous pouvions en tirer toutes sortes d’hypothèses, parmi lesquelles les hypothèses nocturnes seraient sans doute les moins lucides et les plus angoissées, comme les tommettes se faisaient froides sous nos pieds nus et que le feu s’éteignait, nous avons bu le cognac jusqu’à la dernière goutte et nous sommes remontés faire ce qu’il y avait de mieux à faire, se serrer dans les bras, chercher le sommeil et rassembler nos forces. »

Extraits
« Je sentais néanmoins depuis des années que la dégradation était trop rapide pour qu’on ait le temps de s’y adapter, mais trop progressive également, trop graduelle pour que les discours d’alerte nous fassent battre le cœur. Un dixième de degré en plus ; le taux de concentration d’un gaz s’élevant de quelques parties par million: trop techniques, ces mesures-là, ça ne nous parle pas. Ou bien des arbres qui tombent à chaque seconde, mais hors de notre champ de vision et loin des caméras. Ou bien une espèce animale que les locaux observent de plus en plus rarement, mais qu’on ne sait pas reconnaître, voire dont on apprend l’existence le jour où la mort de son dernier représentant est annoncée dans les médias. Trop loin de nous, tout ça. Tant que le désastre n’est pas sur nos têtes. Tant qu’il ne nous frappe pas en personne… Toutefois je savais aussi que la science nous prédisait des accélérations, des événements extrêmes de plus en plus violents et fréquents — et surtout de l’inattendu. Eh bien voilà. Nous y étions, peut-être. » p. 34-35

« Et aussitôt après, tout a fermé. Le lycée de Maud, la crèche de Diego, la librairie, la plupart des commerces. Les rideaux de fer et les stores se sont baissés pour ne plus se relever, comme si on était entrés dans la stase d’un dimanche infini, ou qu’il faisait nuit en plein jour et que le soleil était une autre forme de lune.
Je n’ai pas eu le temps de penser à grand-chose, parce qu’il y avait les enfants. Nous leur avons expliqué la situation du mieux que nous avons pu, en les réunissant, puis en prenant chacun à part, puisque leur capacité à comprendre et les répercussions que la crise aurait pour eux étaient très différentes.
J’ai senti tout de suite combien ce serait dur d’affronter cette épreuve avec les enfants. En temps normal déjà, nous sommes quatre personnes avec des besoins très distincts, pas évidents à concilier, avançant cahin-caha, d’un compromis frustrant à l’autre, mais face aux événements en cours, ce serait pire, aucun de nous ne serait libre et n’aurait ce qu’il voulait. » p. 53-54

« Ça commençait à devenir long. Chacun chez soi, jour après jour. Les riches dans leurs résidences secondaires ou leurs maisons de famille, les étudiants dans leurs studios comme des religieux en cellule, les pauvres rêvant d’une chambre en plus, ou de voir des choses belles à travers leurs fenêtres. Ça engloutissait des médocs, ça buvait trop et ça allait divorcer sec. À côté des victimes directes, ça se paierait en suicides, en femmes battues à mort et en enfants violés, et tout le monde le savait. Les murs des pièces se rapprochaient. L’étau se resserrait autour de nos tempes. On en parlait dans nos fils de conversation, avec Gaëlle, Dounia, Marcus. Nous étions tous les quatre des créatures de centre-ville, nous avions renoncé à l’idéal de la maison et du jardin. Nous nous rendions compte que nos corps dépendaient de la ville, que les rues, les cafés et les berges du fleuve prolongeaient nos appartements au moins autant, dirait Bernard Stiegler, que nos téléphones prolongeaient nos cerveaux. » p. 111

« Je tenais avec cette œuvre de quoi m’occuper des semaines. Je ne savais pas encore ce que je pourrais en faire, si c’était du travail ou une lecture sans but, mais cela produisait sur moi l’effet exact que je cherchais. J’étais ailleurs, dans un autre espace-temps, à partager les préoccupations et les vicissitudes d’un historien, d’un général et d’un empereur qui n’étaient plus que poussière depuis mille cinq cents ans. Je lisais avec avidité ces histoires de massacres, de villes assiégées et pillées, de revirements d’alliances, d’assassinats qui faisaient passer les années 1970 pour un bal des débutantes, et je relativisais un peu nos malheurs de Modernes, et je respirais mieux. » p. 128-129

À propos de l’auteur

Vincent Message

Vincent Message © Photo Astrid di Crollalanza

Vincent Message est né en 1983. Il est l’auteur des romans Les Veilleurs (2009), Défaite des maîtres et possesseurs (2016) et Cora dans la spirale (2019), parus au Seuil, qui ont rencontré un large succès critique et public. (Source: Éditions du Seuil)

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Sous le ciel des hommes

MEUR_sous-le-ciel-des-hommes  RL2020

En deux mots:
Après avoir parcouru les points chauds de la planète, Jean-Marc Féron, journaliste et écrivain, veut publier un récit plus intimiste, en racontant sa cohabitation avec un réfugié qu’il accueille chez lui, dans le grand-duché d’Éponne. Une expérience qui va révéler les maux de ce pays prospère au cœur de l’Europe.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Ma cohabitation avec Hossein

Dans son nouveau roman Diane Meur confronte un réfugié à un écrivain-journaliste installé dans un Grand-duché au cœur de l’Europe. Et il va s’en passer des choses Sous le ciel des hommes !

Notre société n’est-elle pas arrivée à un point de bascule? Le système sur lequel s’est bâtie la prospérité du Grand-Duché d’Éponne n’est-il pas en train de s’effondrer? Dans ce petit confetti du cœur de l’Europe le défi climatique et la question des réfugiés constituent les premiers signes d’un dérèglement que Diane Meur va scruter de près dans son nouveau roman construit autour de deux œuvres en gestation. Le livre-témoignage d’un journaliste qui, après avoir parcouru le planète, a l’idée d’accueillir un réfugié chez lui et retracer son expérience et la rédaction par un groupe d’intellectuels d’un pamphlet intitulé Remonter le courant, critique de la déraison capitaliste.
Si le premier entend sortir de sa zone de confort et «dévoiler un peu l’homme Jean-Marc Féron, célèbre pour ses livres, ses articles et ses prestations médiatiques, mais dont on ne connaissait guère la vie privée, si ce n’est qu’il multipliait les conquêtes féminines.», les seconds sont nettement plus radicaux et entendent secouer la torpeur de ce micro-état. Jouant sur les contrastes, la romancière va faire des étincelles en montrant combien les uns et les autres sont bien loin de l’image qu’ils entendent projeter. Entre Jean-Marc et Hossein, qui fait preuve de plus d’humanité? Entre Sylvie qui travaille pour l’industrie du luxe et Jérôme, son amant qui la rejoint discrètement dans un hôtel après avoir peaufiné un nouveau paragraphe de son pamphlet intellectuel désargenté, qui est le plus honnête?
Alors que l’on voit s’ébaucher les livres dans le livre, on découvre l’ambivalence des personnages qui partagent leur hypocrisie, font le grand écart entre leurs aspirations et leur petite vie qui va croiser celles des autres de manière assez surprenante, comme par exemple lors de la Fête de la Dynastie qui célèbre tout à la fois la prospérité du pays et offre à ses habitants l’occasion de sortir d’un quotidien des plus conventionnels.
C’est à la manière d’une entomologiste que diane Meur scrute notre société et ses travers. Elle ne manque pas le petit détail qui tue. À coups d’anecdotes très révélatrices, elle va réussir son travail de sape des certitudes et des systèmes. Et si elle ne propose pas de solution – mais qui peut se vanter d’offrir le régime idéal – elle oblige le lecteur à se poser des questions, à revoir sa grille de lecture. Un travail salutaire mené avec une plume délicate qui ne fait que renforcer le propos. Bref, une belle réussite!

Sous le ciel des hommes
Diane Meur
Sabine Wespieser éditeur
Roman
340 p., 22 €
EAN 9782848053615
Paru le 27/08/2020

Où?
Le roman se déroule principalement à Landvil, agglomération fantôme d’un pays imaginaire, micro-état du centre de l’Europe: le grand-duché d’Eponne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rien ne semble pouvoir troubler le calme du grand-duché d’Éponne. Les accords financiers y décident de la marche du monde, tout y est à sa place, et il est particulièrement difficile pour un étranger récemment arrivé de s’en faire une, dans la capitale proprette plantée au bord d’un lac.
Accueillir chez lui un migrant, et rendre compte de cette expérience, le journaliste vedette Jean-Marc Féron en voit bien l’intérêt : il ne lui reste qu’à choisir le candidat idéal pour que le livre se vende.
Ailleurs en ville, quelques amis se retrouvent pour une nouvelle séance d’écriture collective : le titre seul du pamphlet en cours – Remonter le courant, critique de la déraison capitaliste – sonne comme un pavé dans la mare endormie qu’est le micro-État.
Subtile connaisseuse des méandres de l’esprit humain, Diane Meur dévoile petit à petit la vérité de ces divers personnages, liés par des affinités que, parfois, ils ignorent eux-mêmes. Tandis que la joyeuse bande d’anticapitalistes remonte vaillamment le courant de la domination, l’adorable Hossein va opérer dans la vie de Féron un retournement bouleversant et lourd de conséquences.
C’est aussi que le pamphlet, avec sa charge d’utopie jubilatoire, déborde sur l’intrigue et éclaire le monde qu’elle campe. Il apparaît ainsi au fil des pages que ce grand-duché imaginaire et quelque peu anachronique n’est pas plus irréel que le modèle de société dans lequel nous nous débattons aujourd’hui.
Doublant sa parfaite maîtrise romanesque d’un regard malicieusement critique, Diane Meur excelle à nous interroger: sous ce ciel commun à tous les hommes, l’humanité n’a-t-elle pas, à chaque instant, le choix entre le pire et le meilleur ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Nicolas Julliard, entretien avec Diane Meur)
France Culture (entretien entre Mathias Enard et Diane Meur)
Libération (Damien Dole)
L’Orient-Le Jour (Josyane Savigneau)
Blog deci delà 

Les premières pages du livre:
« La ville dormait – non pas de son sommeil nocturne, mais de la trompeuse somnolence de ses dimanches après-midi. Un dimanche de novembre à Landvil vers les trois ou quatre heures, laisser derrière soi les rues du Vieux Quartier pour s’aventurer sur les pentes des diverses collines, de leurs banlieues effilochées sans comment ni pourquoi : une expérience du vide, ou de l’infini ? Le ciel est bas, sans l’être. Dans ces pays de montagnes où même le fond des vallées est déjà en altitude, la couche des nuages, c’est vrai, paraît à portée de main. Mais chacun y connaît aussi les coups de théâtre qui, en moins d’une demi-heure, peuvent déchirer ce voile accroché aux sommets, chacun le sait donc aussi relatif qu’éphémère.
D’ailleurs ce n’est pas du ciel chargé que tombe cette somnolence. C’est de la ville qu’elle monte. De ses réverbères, dont la lueur fond en halo dans le léger brouillard ; de ses tramways qui, dans les courbes, émettent un grincement poussif comme pour proclamer : Attention, aujourd’hui nous sommes rares. Trafic dominical.
Chaque rue semble une impasse. Chaque immeuble semble le dernier de la rue. À la vue du petit escalier suspendu qui relie le trottoir à une porte d’entrée, au-dessus d’un demi-sous-sol plongé dans l’ombre, on ne pense plus à une demeure habitée par des hommes. On pense à un débarcadère, on se croit un instant dans un tableau d’Escher où, croyant monter toujours, on serait finalement arrivé au plus bas, aux rives du lac d’Éponne. Mais pas du tout. Derrière l’immeuble et ses buissons se profile une autre bâtisse, et encore une autre, à y mieux regarder. Signe flagrant de vie, il flotte dans l’air une odeur d’oignons frits, de soupe mise à cuire. Les gens mangent-ils si tôt ici, ou poussent-ils si loin le sens de l’anticipation ?
Si l’on descend effectivement vers le lac, la sensation d’infini revient en force. Ce n’est pas qu’il soit si grand : il faudrait un brouillard bien plus dense pour cacher les lumières d’Éponne sur la rive d’en face, le toit pointu du château grand-ducal, les tours ultramodernes du centre financier. On devine même, à un rougeoiement au-dessus de l’horizon, les grands lotissements et zones résidentielles qui, limitrophes de Landvil, n’en sont séparés que par la rivière, autrefois nette démarcation, aujourd’hui enjambée par plusieurs viaducs.
Mais ces lumières artificielles et ces silhouettes de bâtiments tiennent peu de place, au fond, dans le paysage. Ce que l’on voit surtout, un dimanche après-midi de novembre, depuis l’un des pontons où clapotent des vagues, c’est l’étendue gris moiré des eaux et son pendant céleste, d’une teinte presque identique. Les couleurs ont comme disparu du monde, et ce ne sont pas les rares mouettes qui y changent grand-chose. Tout cela pourrait être un film en noir et blanc visionné après des décennies par des spectateurs que l’époque intéresse. Le temps n’a plus de repères sûrs, plus de bornes. Et l’espace non plus. Car cette masse continentale qu’on sent présente tout alentour sur des centaines de kilomètres, derrière collines, plaines et montagnes (des savants de l’Académie grand-ducale ont un jour avancé que le village d’Ordèt, à une heure de voiture d’ici, était en Europe le point le plus éloigné de toute mer, un calcul vigoureusement contesté par la Société internationale de géographie, ce qui n’a pas empêché Ordèt d’afficher sur des pancartes à l’entrée de ses trois rues : « Ordèt, capitale du chou farci et cœur géométrique de l’Europe »), cette masse, on ne peut que l’imaginer grise elle aussi, uniforme, et infranchissable par son uniformité même.
Quelques pas en direction de l’embarcadère ne dissipent pas cette impression. Deux ou trois passagers, très en avance, au vu des horaires placardés sous l’auvent, attendent le prochain bateau desservant les arrêts
Landvil Vieux Quartier
Landvil Plaisance
Pont de la Marène
Éponne place de la Paix
Éponne Château
Les Sablons
Zone d’activité du Bornu.
L’unique lampe ne parvient pas à réveiller les rouges et les bleus de ce panneau indicateur, ni les timides fantaisies chromiques des bonnets, des écharpes. Quand le bateau, gris clair sur gris moiré, finit par s’approcher dans un lent pot-pot-pot qui semble en amortir l’accostage autant que ses bouées latérales, l’employé sauté à terre pour tirer la passerelle jette : « Vers le Bornu ? » d’un ton las et sceptique, sous lequel on entend : « Montez si ça vous chante. Mais vous savez, là ou ici, c’est un peu la même chose. »

Donc la ville gisait, comme un gros chat au creux d’un pouf, adonnée à des voluptés casanières, presque sans un mouvement. On aurait pourtant tort de s’y fier. Mouvement et changement paraissent suspendus dans le grand-duché d’Éponne, encore plus un jour comme celui-ci, un dimanche de novembre où l’humidité de montagnes invisibles vient se rabattre sur les basses terres, s’y enliser en brume. Tout ici s’emploie à bannir l’idée de changement, de mouvement : les fortunes stables, les clochers à bulbe restés intacts depuis le Moyen Âge, les guerres et invasions régulièrement évitées, et une continuité dynastique presque record. Avoir toujours été en marge de l’Histoire, tel est le mythe national le plus cher au cœur des Éponnois. Mais, en fait de marge, on se trouve au contraire sur une plaque tournante où se jouent, de cette Histoire, bien des réorientations. Ils l’ignorent peut-être, ceux qui travaillent dans les usines textiles de l’Est asiatique, au fond des mines de l’Afrique, sur les chantiers de défrichage amazonien, mais l’heure sonnant au beffroi de la mairie de Landvil, grâce à un mécanisme classé parmi les plus anciens du monde, sonne également pour eux. Cinq messieurs dégustant l’eau-de-vie d’abricot locale dans un des restaurants discrets et chers de la place de la Paix, c’est un renversement d’alliance, c’est une fusion-acquisition, c’est la flambée d’une guérilla séparatiste à l’autre bout de la terre, flambée à laquelle personne, mais alors personne ne s’attendait.
L’imprévisible et la convulsion irradient de ce micro-État calfeutré dans ses frontières, où rien ne se transforme qu’à contrecœur, où se lèguent religieusement de mère en fille recettes de détachant et vieilles cuillers en bois.
Le promeneur qui, renonçant au bateau de 16 h 27, préférerait marcher sur le chemin de berge, entre des saules déplumés et des kiosques à journaux naturellement fermés, pourrait d’ailleurs être pris de doute, dans cette obscurité montante. S’arrêter, se remplir les poumons de l’air humide et froid mais mystérieusement tonique, goûter l’absence de bruits de circulation, puisque les rails du tram et la rocade routière contournent avec prudence ces terrains inondables. Et il tiquerait. Quelque chose ne colle pas. Au-dessus de lui, le ciel bouché, dont il n’y a rien à retirer pour l’instant, rien à attendre. Sous ses pieds ? Oui, sous ses pieds, un susurrement, un appel, perceptible malgré le clapotis des vagues : ce sont les galets, au fond de l’eau, qui roulent et migrent peu à peu depuis le pont de la Marène jusqu’aux gorges terminant le lac d’Éponne à l’ouest, comme un grand déversoir.
Mais qui irait se promener là à une heure pareille, si ce n’est celui qui, justement, est encore étranger à cet univers, ou n’y a plus sa place ?
La ville, à présent, allumait une à une ses lampes d’appoint à abat-jour, poussait le feu sous la soupe, tassait devant les portes palières des coussins tubulaires contre les vents coulis, pour mieux se rencogner ensuite dans sa torpeur. Mais les torpeurs de ce petit pays expert à gérer l’apparence ont de quoi vous surprendre. Elles sont peuplées d’échos et de réminiscences, agitées d’espoirs et d’inventions fermentant ici plus activement qu’en d’autres latitudes où tout, à tout moment, ne vous parle que d’avenir. N’y cherchez pas de rutilantes nouveautés, non. Mais ouvrez l’œil (fussiez-vous seul à le faire dans cette capitale bicéphale assoupie de bien-être), et vous sentirez, avec malaise ou avec excitation selon votre tour d’esprit, l’insidieux fouissement de possibles progressant vers le jour.
Sous ce passé dont le grand-duché se drape, sous ce passé qui s’y affiche partout – à chaque coin de rue orné d’une statuette de saint noirâtre, dans chaque pavé façonné à la main par un maître paveur des Ateliers publics –, vous constaterez que le présent est là, tiède et vibrant ; que ce repos ambiant est en réalité celui de la pâte qui lève sous un linge bien propre, qu’on retourne et repétrit, et puis qui lève encore, pour devenir lentement la brioche nattée servie chaude à l’an neuf, à peine sortie du four.
En somme, la ville se refaisait.
2
« ALORS, TU TE SENS D’ATTAQUE ?
– Mais oui. »
Assis sur le vaste canapé en L, les deux hommes venaient d’entrechoquer leurs verres et d’aspirer une première, une infime gorgée. La meilleure. Celle qui faisait exploser contre le palais ses notes de tourbe et son ardeur ambrée.
« Merci, vieux. Tu m’as gâté, là.
– Quinze ans d’âge. Une marque écossaise peu connue, qui a ses propres circuits de distribution… Je me doutais bien que je te ferais plaisir avec ce cadeau. Et c’est ce qui s’impose, au moment de conclure une affaire en beauté. »
Impossible de ne pas relever l’accent mis sur conclure.
Le destinataire de cette sommation (chevelure à peine touchée de gris, traits bien dessinés, pull rustique approprié à un dimanche, quoique extrêmement seyant) remua sur son siège, prit une seconde gorgée.
« Fameux.
– Oui. Mais revenons-en à notre histoire. Demain il faut en finir, Jean-Marc. Cette fois, il faut trouver.
– On trouvera, je n’ai aucun doute là-dessus.
– Demain. Tu sais que l’heure tourne, mon grand. Ton livre est annoncé pour la rentrée de septembre, j’ai déjà des demandes d’épreuves pour le mois d’avril, il va bientôt falloir fixer les objectifs de mise en place… Tout est calé. On n’attend plus que toi. Tu as assez tergiversé.
– Tergiversé ? Je n’ai fait que prendre le temps nécessaire. Tu disais toi-même que le choix devait être mûrement réfléchi. C’est bien parce que le calendrier est serré que nous n’avons pas droit à l’erreur. Un mauvais casting serait catastrophique, et pas seulement pour nous.
– Ce couple, la semaine dernière, c’était pourtant du sur-mesure, objecta posément son visiteur. Ils sont encore libres. Tu devrais y réfléchir.
– Georges, il n’est pas question que je me charge d’une famille. D’accord, c’est spacieux chez moi, mais pas à ce point. » Ses yeux quittèrent la table basse pour parcourir le séjour aux volumes harmonieux, la galerie, tout en haut, sur laquelle donnait sa chambre, le tapis de selle anatolien ornant le mur entre les baies vitrées jumelles et, dans un coin, le vivarium des phasmes. Tout un décor qu’il avait tant de plaisir à retrouver après chaque longue absence. Son chez-lui. Le coup de cœur avait eu lieu dès la lecture de l’annonce immobilière, avec cette adresse biscornue et la mention « Atypique ». C’était pour lui, il le savait déjà.
« Une famille, tout de suite les grands mots ! Juste le mari et la femme, sympathiques en diable, lui informaticien, elle employée de banque…
– Un couple, c’est déjà une famille.
– Célibataire dans l’âme, va. » Georges rit, et le maître de maison ne put retenir un sourire. Eh oui, il était comme ça, indécrottable. Atypique. Et, non, il n’allait pas accueillir pendant trois mois un couple de parfaits inconnus, même sympathiques en diable, même triés sur le volet. La langue étrangère qui résonnerait chez lui du matin au soir, malgré tous leurs efforts pour rester discrets (car il fallait qu’il écrive, lui), la lessive conjugale séchant dans l’ancien pigeonnier reconverti en buanderie, les petits plats que l’employée de banque mitonnerait, croyant bien faire, dans la cuisine immaculée…
« Un homme seul, Georges. Point à la ligne.
– C’est sûr qu’une femme seule, ce ne serait plus très crédible. On te connaît. »
Cette fois, Jean-Marc n’eut qu’un sourire poli. Une raison supplémentaire pour ne pas se charger d’un couple : même s’ils avaient leur studio à eux au bout du couloir, et lui, sa chambre à l’étage, il serait un peu gêné pour ramener des filles, et il n’allait pas vivre comme un moine pendant aussi longtemps. Tandis qu’un homme seul comprendrait, lui, surtout s’il était jeune. Cela pourrait même créer entre eux une complicité (à condition de ne pas exagérer, bien sûr), quelque chose qui transcenderait les différences culturelles et ferait un thème intéressant.
« Le gamin de l’autre fois, tu te souviens ? il m’aurait bien plu. C’est le genre de fonceur que j’essaie de dénicher comme guide ou interprète quand je fais du terrain.
– Beaucoup trop jeune, Jean-Marc. Soyons clairs, ce n’est pas une mission éducative, cet hébergement. Tu te sens la fibre paternelle, toi ? Et puis, son dossier n’était pas solide. L’association m’a rappelé pour me dire qu’il n’était plus sur la liste, pour l’instant. D’après le BIR, il y avait des anomalies dans ses déclarations ou dans les documents fournis. Son cas va être réexaminé et, pour nous, c’est rédhibitoire. Tu ne vas pas commencer le boulot avec quelqu’un qui risque à tout moment de nous claquer entre les doigts, ou alors de t’attirer des ennuis avec la justice. Il faut que le statut de réfugié soit déjà obtenu, les papiers en règle, l’accord du BIR donné. L’informaticien et sa femme, par exemple… »
Mais c’est qu’il insistait, le Georges. Il insistait, et il l’avait délibérément froissé, lui, un des auteurs phares de son catalogue. La fibre paternelle ! Certes, arithmétiquement ce gamin de dix-neuf ans aurait pu être son fils. Mais tout n’est pas arithmétique dans la vie. Lui-même ne se sentait nullement l’âge de son état civil, et il ne le faisait pas, tout le monde le lui disait. Y compris Georges, après chaque séance de photographie.
« Tu m’écoutes ? lançait justement ce dernier.
– C’est-à-dire que… Tu reveux du whisky ?
– Un doigt, pas plus. » Georges, calvitie élégante et vareuse de coupe pseudo-militaire, l’étudiait entre ses paupières plissées. « Dis, je te trouve bien pensif. Tu ne vas pas tout remettre en question, maintenant ?
– Certainement pas. » Il s’était lui aussi resservi un fond de verre. « D’abord, je te rappelle que c’était mon idée. Et elle me plaît toujours autant. » C’était même sa meilleure idée depuis un bail. Des situations, des parcours de vie dont il était familier grâce à ses derniers reportages. Un sujet qui parlait beaucoup au public en ce moment. Et une pause bienvenue dans son rythme de dingue : trois mois tranquille chez lui à observer et à retranscrire cette expérience de cohabitation, il en avait envie après toutes ces années à courir d’un continent à l’autre, ce serait un repos.
Ce serait aussi une expérience sur lui-même. Cohabiter trois mois avec un réfugié (ou avec qui que ce soit, d’ailleurs) : chiche. Sortir de sa zone de confort. S’ouvrir à autre chose. Dévoiler un peu l’homme Jean-Marc Féron, célèbre pour ses livres, ses articles et ses prestations médiatiques, mais dont on ne connaissait guère la vie privée, si ce n’est qu’il multipliait les conquêtes féminines. Être réduit à cet aspect de sa personnalité, c’était un peu dommage.
« Tu prends des notes ? coupa la voix de Georges.
– Excuse-moi ?
– Des notes sur ton état d’esprit, dans cette phase préparatoire. Bien sûr, il ne s’agit pas de révéler au lecteur le mal que nous avons eu à trouver la perle rare, le spécimen dont nous serions sûrs qu’il t’inspirerait un bon livre. Un prestidigitateur ne montre jamais ses trucs, tu le sais mieux que moi. Mais n’hésite pas à formuler tes appréhensions, tes questionnements. En recevant ce gars chez toi, tu vas montrer ta part sensible et généreuse, ce qui est très, très bien. Et tu vas aussi montrer que tu es un être normal, un Éponnois comme un autre, sujet aux doutes, aux préjugés. Pas d’angélisme, et encore moins d’autocensure. Donc, note tout ce qui te passe par la tête, nous ferons le tri ensuite.
– Oui. Oui.
– Revenons-en à demain : il vaut mieux que nous sachions déjà, toi et moi, qui nous allons choisir, je me charge des arguments pour écarter les autres. Plus de tractations à voix haute, Jean-Marc. Plus de toussotements, plus de “Je voudrais revoir le tout premier”. Ça commence à mal passer avec la Duratti, tu sais, la fille de l’association. Avant-hier au téléphone, elle m’a encore dit que ce n’était absolument pas leur procédure habituelle et que nous ne devions pas nous croire à la “foire aux bestiaux”. Pas mal, non ? J’ai dû lui rappeler, à la demoiselle, que tu comptais leur verser vingt pour cent de tes droits d’auteur – une excellente initiative de ta part, soit dit en passant.
– La foire aux bestiaux, murmura Jean-Marc, consterné.
– Bah, ne fais pas attention. C’est tout un poème, ce milieu-là… N’oublie pas que tu leur rends service avec cet argent, sans parler de la formidable publicité que ton livre va leur faire. Et quand on rend service, on a le droit de poser quelques conditions.
– Exact. » Tout le doigt de whisky y était passé d’un coup.
« Alors voilà où nous en sommes : ils ont un nouvel arrivé, un professeur émérite qui a été destitué et déchu de ses droits à la pension. Il a même fait trois mois pour délit d’opinion et, dans son cas, la décision du BIR ne fera pas un pli. De plus il a des problèmes de santé : asthmatique, diabétique et j’en passe. Pour l’association, il est prioritaire. »
Émérite, asthmatique, diabétique? Hou, là, là.
«Et toi, Georges, qu’en penses-tu?
– Ce que j’en pense?» L’éditeur lui avait jeté un regard vif tout en trempant ses lèvres dans son verre; mine de rien, il s’amusait beaucoup. « À mon avis, ce n’est pas une bonne idée. D’abord, pour apaiser tes scrupules (car tu en as, ne me dis pas le contraire), ce pauvre vieux trouvera sans aucun mal des hébergeurs. On commence à parler de lui sur les réseaux sociaux, un comité de soutien se monte à l’Université grand-ducale, les assistants vont se l’arracher. Mais surtout, il est évident pour moi qu’il ne fait pas l’affaire.
– Je t’avoue que, comment dire…
– Nous nous comprenons, fit Georges, la langue dans sa joue. Prendre une victime exemplaire de la dictature, un vieil homme malade à qui la compassion est déjà acquise, ce serait trop beau, trop édifiant. Tout serait joué d’avance, il ne se passerait plus rien. Il faut qu’au début les paris soient ouverts et que flotte quelque part la possibilité de l’échec, si tu vois ce que je veux dire. »
Jean-Marc n’était pas si sûr de voir. Son regard avait filé vers la baie vitrée de gauche, celle par laquelle on apercevait un bout du lac et les hauts peupliers du parc des Sablons. »

Extrait
«Encore une qui était tombée sous le charme, C’était la même chose partout: avec son sourire lumineux, sa bonne humeur, son empressement à rendre service, Hossein avait un talent naturel pour se faire apprécier. Et c’était un «bon client», comme on disait dans les milieux du journalisme. Quelqu’un qui ne paie pas forcement de mine, n’a pas forcément grand-chose à raconter si !’on écoute bien, mais qui casse la baraque dès qu’il passe à l’antenne, allez savoir pourquoi.
En somme, elle avait raison: Jean-Marc avait vraiment eu de la chance, avec ce gars choisi presque au hasard.» p. 75

À propos de l’auteur
MEUR_Diane_©DRDiane Meur © Photo DR

Diane Meur est née en 1970 à Bruxelles et vit à Paris. Pendant ses études secondaires au lycée français de Bruxelles, elle prend l’initiative d’apprendre l’allemand. Après deux années de classes préparatoires au lycée Henri IV de Paris, elle intègre l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, en section lettres modernes. Hésitant entre germanistique, lettres modernes et histoire, très vite elle se lance dans la traduction. Elle a notamment traduit Musique et société de Hanns Eisler (éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 1998), les Écrits sur Dante d’Erich Auerbach (Macula, 1999), Léthé. Art et critique de l’oubli de Harald Weinrich (Fayard, 1999) et, aux éditions du Cerf en 2001, de Heinrich Heine, Nuits florentines, précédé de Le Rabbin de Bacharach et de Extraits des mémoires de Monsieur de Schnabeléwopski.
Après de longs mois consacrés à Heine, à un livre sur les techniques mnémoniques au Moyen Âge (Mary Carruthers, The Book of Memory, Macula) et à Figura d’Erich Auerbach (sur l’interprétation « figurative » de la Bible par les chrétiens médiévaux et le rapport complexe qu’elle établit avec le judaïsme, Macula), elle se lance dans La Vie de Mardochée de Löwenfels écrite par lui-même (Sabine Wespieser éditeur, 2002), son premier roman, qu’elle achève à la naissance de son troisième enfant.
Depuis lors, elle a publié quatre romans chez Sabine Wespieser éditeur: Raptus (2004), Les Vivants et les Ombres (2007) et Les Villes de la plaine (2011), tous distingués par des prix et traduits dans plusieurs pays ; en septembre 2015 a paru La Carte des Mendelssohn, magistral et tentaculaire roman épousant trois siècles de l’histoire allemande, qui conjugue érudition, fantaisie et subversion, et donne une nouvelle preuve de l’amplitude de son talent. Sous le ciel des hommes est paru en août 2020.
Elle a aussi poursuivi son travail de traductrice, notamment de Paul Nizon (La Fourrure de la truite et le Journal, Actes Sud, 2006; Le Livret de l’amour. Journal 1973-1979, Actes Sud, 2007 ; Le Ramassement de soi. Récits et réflexions, Actes Sud, 2008 et Les Carnets du coursier. Journal 1990-1999, Actes Sud, 2011), de Tariq Ali (Un sultan à Palerme, 2007 et Le Livre de Saladin, 2008, chez Sabine Wespieser éditeur), de Robert Musil (La Maison enchantée, nouvelles et fragments, Desjonquères, 2010), de Stefan Zweig (Lettre d’une inconnue, Flammarion, 2013 ; Amok, Flammarion, 2013 ; Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme, Flammarion, 2013 ; Le Joueur d’échecs, Flammarion, 2013 et Romans, nouvelles et récits, Tomes I et II, La Pléiade, 2013) et de Tezer Özlü (La Vie hors du temps, Bleu autour, 2014). (Source: Sabine Wespieser éditeur)

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2030

DJIAN_2030  RL2020

En deux mots:
Six personnes en 2030, entre espoir et désespoir: Lucie et sa sœur Aude, activistes écologiques, leurs parents Sylvia, la Bourgeoise attachée à ses privilèges, et son mari Anton, qui a fait fortune en produisant des pesticides, Greg, le frère de Sylvia et l’employé d’Anton qui tombe amoureux de Véra, libraire et éditrice qui veut sauver la planète.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Six personnages en quête de vie meilleure

Philippe Djian nous raconte ce que sera 2030 à travers six personnages aux aspirations divergentes. Les uns se battent pour conserver leur statut, leurs privilèges, les autres pour sauver une planète qui n’en peut plus.

Greg ne se sent plus très à l’aise avec les petits arrangements que le laboratoire dirigé par son beau-frère s’autorise. Mais quand Anton lui demande d’effacer toutes les traces de leurs malversations, il s’exécute. Car il n’a pas envie de renoncer à son luxe, sa voiture de sport, sa maison au-dessus du lac. Après toit, cette étude sur les pesticides ne sera pas la dernière à être falsifiée. Ils font tous ça…
En revanche, il soutient Lucie, sa nièce de quatorze ans, qui s’est engagée avec passion dans le mouvement écologiste et se bat pour faire changer les comportements. Son modèle est «la fille qui voulait sécher l’école pour sauver le monde», une gamine avec des nattes «qui avait fait le tour des écrans de la planète» et qu’elle veut rencontrer pour parler «du chemin parcouru ces dix dernières années.» Bien entendu, toute ressemblance avec Greta Thunberg n’a rien de fortuit. Comme Philippe Djian l’explique dans un long entretien avec Didier Jacob publié dans L’OBS, il a trouvé «impressionnante cette petite nana» et a eu l’idée «d’imaginer comment ça allait se passer quand Greta aurait dix ans de plus. Alors ce n’est pas elle l’héroïne, dans le livre. Mais sa présence me permettait, au travers de la nièce de mon héros Greg qui veut l’interviewer dix ans après, de parler du climat qui me semblait le sujet intéressant. Et de me demander ce qui va se passer non pas dans un avenir lointain, mais tout de suite.»
C’est du reste l’autre point fort du roman. Ici pas d’inventions farfelues ou de découvertes fabuleuses. Comme 2030 va arriver très vite, ce sont par petites touches que l’on découvre ce futur. Le climat s’est encore dégradé, les périodes de canicule devenant de plus en plus difficiles à vivre, certaines ressources deviennent rares et difficiles à se procurer. L’énergie sera aussi un problème, l’électricité produite ne pouvant couvrir la demande, la mobilité devant aussi être verte. Rouler en Porsche, comme le fait Greg, devenant presque un délit.
L’autre point fort du roman résidant justement dans l’évolution de ce dernier. Sa prise de conscience étant accélérée par sa rencontre avec Véra, libraire et éditrice engagée dans ce combat. Leur jeu de séduction et leur relation étant un peu à l’image de la société prise entre des enjeux et des intérêts contradictoires. S’il se rapproche de Véra et ses nièces, Lucie et Aude, il s’éloigne d’Anton et de sa sœur Sylvia, qui voit ses deux filles lui échapper.
Lucie l’affronte sur le terrain des idées, mais son aînée, Aude, est encore plus révoltée. Victime d’un grave accident, elle se déplace désormais en chaise roulante. Ce qui ne l’empêche pas de menacer de quitter le domicile familial, car elle ne supporte plus un conflit qui ne cesse de s’envenimer. Comme on le découvrira plus tard, elle est dépositaire d’un lourd secret qui pourrait faire exploser la famille recomposée. Jouant avec les niveaux du récit, Philippe Djian réussit encore une fois à faire monter en parallèle la tension qui agite la famille et celle qui met la société en émoi. Les uns se retrouvant brutalement au cœur de manifestations de plus en plus violentes. Qui ressemblent fort à un baroud d’honneur.
La tonalité du roman est en effet tout sauf optimiste. Ce monde de 2030 est désormais passé en mode «survie» parce que les intérêts particuliers ont gardé la main sur le bien général, parce que lentement mais sûrement la planète a inexorablement continué à se dégrader. Faisant en quelque sorte écho au Grand vertige de Pierre Ducrozet – qui faisait un constat tout aussi désespéré – les plus optimistes y verront un nouveau signal d’alarme, un aiguillon pour agir avant que la décennie qui vient ne donne raison au romancier.

2030
Philippe Djian
Éditions Flammarion
Roman
224 p., 20 €
EAN 9782081473317
Paru le 16/09/2020

Où?
Le roman se déroule dans une région proche d’un lac qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se situe en 2030.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, Greg tombe sur un reportage vieux de dix ans sur le combat, en 2019, de « la jeune femme aux nattes ». Lui se sent pris en étau entre Anton, son beau-frère, pour qui il vient de falsifier les résultats d’une étude sur un pesticide, et Lucie, sa nièce, engagée dans une lutte écologique. Quand elle lui présente Véra, sa vision du monde s’en trouve ébranlée.
Six personnages se croisent dans ce roman de légère anticipation. Que s’est-il passé pour qu’en dix ans le monde poursuive son travail de dégradation ? Est-ce par paresse, impuissance ou égoïsme que les membres de cette famille ont laissé s’abîmer leurs vies et le monde qu’ils habitent?

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Libération (claire Devarrieux)
Journal de Montréal (Karine Vilder)
La grande parade (Serge Bressan)
L’OBS (Didier Jacob)
Actualitté (Victor de Sepausy)
Blog Au pouvoir des mots 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Pour la première fois – et Dieu sait qu’il n’était pas d’une nature belliqueuse et ne s’était jamais ouvertement révolté contre les pratiques de son beau-frère –, il défia celui-ci du regard et faillit lui balancer tout le paquet de feuilles à la figure. Il hésita un instant puis il ouvrit la main et laissa tout tomber à leurs pieds, sans un mot. Après quoi il sortit du bureau en claquant la porte. Il traversa l’accueil encore tremblant de rage, à peine salua-t-il le vigile et son chien-loup endormi entre ses jambes.
Il avait toujours su qu’Anton était une belle crapule, que le laboratoire qui portait son nom ne s’embarrassait plus guère de probité ni d’éthique.
Il faisait déjà nuit mais la chaleur demeurait étouffante. On ne pouvait s’empêcher de grimacer en quittant l’air climatisé. Il récupéra sa voiture sur le parking que bordaient de jeunes arbres aux feuilles rabougries par le manque d’eau. Il aurait aimé pouvoir vomir avant de se mettre au volant de sa Porsche. Il ne parvint qu’à attraper une bouteille thermos sous le siège avant et il avala quelques gorgées d’eau. Elle n’était pas trop tiède. Ce n’était pas aussi efficace qu’une glacière mais ça lui suffisait. Son nom était écrit dessus. GREG. Chacun avait possédé un thermos à son nom. Il s’épongea le visage et la nuque. Le ciel était d’une profondeur sinistre. Il soupira. Anton le tenait tellement par les couilles que c’en était risible.
Il monta dans sa Porsche, s’arrêta chez le traiteur. Le saumon fumé était en rupture de stock.
Son appartement donnait sur le lac et il y avait une terrasse. Anton pouvait lui enlever tout ça en claquant des doigts. C’était une situation pénible. Il n’y avait pas pris garde, et maintenant il était coincé.
Il fuma un joint pour se calmer, pour se débarrasser de sa bile, avec la clim au maximum. Il alluma la télé, se versa une bière et finit par s’endormir devant l’écran. Plus tard, il s’éveilla en pleine nuit et tomba sur une adolescente qui parlait du climat, qui s’inquiétait pour la suite et voulait sécher l’école tous les vendredis. Le reportage datait d’une bonne dizaine d’années. Il regarda la jeune fille durant de longues minutes, complètement absorbé, puis il ferma les yeux.

Il aperçut Anton le lendemain en arrivant, qui faisait les cent pas au bord de sa piscine, le téléphone collé à l’oreille. C’était une vraie caricature, parfois. Il n’y avait sans doute plus un seul brin d’herbe alentour qui ne soit transformé en paille, mais le gazon d’Anton demeurait d’un vert tendre, éclatant.
Ils échangèrent un signe. Greg n’était pas pressé de le voir. Il entra dans la maison et rejoignit sa sœur dans le salon. Sylvia observait Anton, derrière la baie, qui marchait toujours de long en large avec sa casquette enfoncée sur le crâne.
Il est contrarié tel que tu le vois, dit-elle.
Oui, moi aussi, mais je ne peux pas signer tout et n’importe quoi. Il s’agit quand même de santé publique, tu sais ce que c’est que la santé publique.
Greg, n’exagère pas.
Anton la tenait, elle aussi. D’une autre manière. Il ne servait plus à grand-chose désormais d’avoir une discussion sur ce sujet avec elle. Sylvia avait choisi son camp. Sylvia avait eu besoin d’un roc et Anton mesurait un mètre quatre-vingt-dix et pesait près de cent kilos. Greg ne pouvait pas trop en vouloir à sa sœur. Certaines femmes sont attirées par les grands singes.
Je me demande s’il ne fait pas aussi chaud que l’année dernière, déclara-t-il pour détourner la conversation.
Oui, vous allez cuire.
Je le leur ai dit. Ils veulent commencer après le coucher du soleil, mais ça ne sert à rien. Il faut s’attendre à transpirer un minimum à un concert de heavy metal, non, si tu te souviens. J’ai hésité à prendre des boules Quies.
En tout cas, tu ne les quittes pas des yeux.
Si ça ne va pas, je les attache.
Il tiqua lorsqu’elles descendirent de leurs chambres car elles étaient un peu court-vêtues pour ce genre de sortie et passablement maquillées mais il ne fit aucun commentaire. Il n’était pas chargé de leur éducation. Dieu merci. L’une et l’autre avaient du tempérament. La plus âgée, Aude, avait à peine vingt ans mais elle n’en faisait plus qu’à sa tête depuis un bon moment. Il était bien content de ne pas être son père. Et Anton, quelquefois, lorsqu’elle lui tapait vraiment sur les nerfs, renonçait à endosser ce rôle. Ce n’était pas sa fille, après tout, mais celle de Sylvia, et il s’en lavait les mains. Quant à Lucie, quatorze ans, qui n’était pas davantage la fille d’Anton, qui écrivait déjà au Président pour l’interpeller sur les néonicotinoïdes ou la pollution aux particules fines qui perdurait, Lucie qui se mêlait d’à peu près tout, elle ne manquait pas de caractère.
Il n’y avait probablement pas un seul homme dans toute la ville qui aurait souhaité être leur père. D’ailleurs, le leur avait filé.
Ils s’arrêtèrent en chemin pour manger quelque chose. Il ne voulait pas qu’elles arrivent au concert le ventre vide. Il gara sa voiture dans le coin réservé aux VIP – un terrain plat en contrebas où l’on plantait des pommes de terre autrefois, qui ne servait plus à rien, qui était gardé par un type et son chien – et entraîna les filles vers les loges en préfabriqué. Le soleil se couchait.
Anton était une vraie crapule, sans doute, mais il n’était pas idiot. Il s’occupait sans relâche de sa publicité et de celle de son laboratoire qui sponsorisait l’événement, peaufinant l’image du patron décontracté, pieds nus dans ses mocassins, entouré de chercheurs pointus, sans cravate, des allumés, des trentenaires avec des barbes de bûcherons, en tee-shirts, gominés. Ha ha. L’enfoiré.
Quoi qu’il en soit, les deux filles étaient aux anges. Il y avait beaucoup de monde et la chaleur de la journée ne parvenait pas à s’évaporer. Des silhouettes étaient juchées dans les arbres, d’autres circulaient sur l’herbe sèche, d’autres encore trépignaient devant la scène pendant que le premier groupe attaquait une reprise de Sunn O))). L’organisateur, un type aux cheveux blancs avec une queue-de-cheval et des bagues à chaque doigt donna l’accolade à Greg et cligna de l’œil en direction des deux sœurs qui secouaient déjà la tête comme des damnées. Les types jouaient si fort que la forêt tremblait. Cela faisait du bien quelquefois. Elles n’étaient pas ses filles, mais ses nièces néanmoins. Il ne disait pas le contraire.
Elles furent bientôt en nage. Il distribua des bouteilles d’eau, les invita à s’hydrater, à ne pas s’éloigner. Il se formait, à mesure que les groupes se succédaient, une brume de chaleur poisseuse en suspension au-dessus des têtes au point qu’un chanteur s’arrêta entre deux morceaux pour se mettre à poil. Ces pratiques du siècle dernier avaient encore quelques adeptes mais elles faisaient plutôt sourire aujourd’hui, certains se versaient encore du sang sur le crâne, se scarifiaient, fracassaient leur instrument contre les amplis, exercices auxquels se livraient déjà leurs pères quelques décennies plus tôt. Comme hanté, le gars agita son pénis devant celles et ceux qui se tenaient aux premiers rangs et il fit un tabac.
Plus tard dans la nuit, les invités se rassemblèrent sous un chapiteau festonné tandis que le public s’éparpillait dans la nuit noire. Le laboratoire avait envoyé deux cents invitations que l’on s’était arrachées. Aude jeta un regard de défi à son oncle en attrapant une coupe de champagne. Il ne broncha pas.
Il se demanda quel genre de type finirait par mettre la main sur elle, un de ces quatre. Ce serait intéressant à voir, à ne pas manquer.
On entendait des chiens hurler au loin, le ronflement de l’hélicoptère qui surveillait la zone et braquait son projecteur sur les alentours comme s’il touillait une soupe.
Greg se mit à chercher Aude au moment de partir. Il ressentit une petite contraction au niveau de l’estomac.

Les premiers ennuis surgirent le mois suivant. Certains résultats d’analyses qu’Anton avait trafiqués, et dont Greg, pour finir, s’était porté garant, se mirent à éveiller les soupçons des autorités sanitaires. Les choses commençaient à sentir le brûlé.
J’en étais sûr, grimaça Greg, je t’ai dit que ça nous reviendrait dans la figure. Ne les prends pas pour des cons. Ils savent lire les chiffres. Ils vont vouloir tout revoir, tout repasser au peigne fin.
On a des avocats qui s’occupent de ça, répondit Anton. Mais on doit prendre certaines précautions. Je vais avoir besoin de toi pour trier quelques documents. C’est toi le scientifique. Nous pourrions faire ça ce week-end. Le plus tôt sera le mieux.
Greg secoua la tête. Anton, des types vont continuer de s’empoisonner avec ça. Par notre faute. On aurait dû faire interdire ce truc et on lui a ouvert les portes. Hein, qui peut croire ça. Un tel prodige. C’est grotesque, non.
Oui. D’une certaine manière. Bien sûr.
Et puis ce week-end, pour moi, c’est impossible. J’ai Lucie.
Greg, je ne plaisante pas. On doit faire vite. Mieux vaut prévenir que guérir, tu le sais, ça. Elle n’aura qu’à nous attendre dans la voiture, ça ne va pas la tuer. Greg, j’insiste. Écoute, disons ce soir, c’est encore mieux. Elle trouvera bien quelque chose à regarder en attendant.
Greg se demandait pourquoi il finissait toujours par lui céder. Peut-être parce que c’était plus simple. Peut-être parce que dans le fond il sentait qu’il n’était pas de taille, que le combat était perdu d’avance. Bien sûr Anton avait la carrure d’un rugbyman, mais ce n’était pas seulement ça. Pas plus que le fait qu’il était son patron et qu’il baisait sa sœur. Non. Tout à coup, toutes ses résistances s’effondraient et il finissait par hocher la tête. Une énigme absolue. Il gardait en mémoire, néanmoins, cette scène où il avait affronté Anton du regard et il se la repassait. L’exception confirmant la règle, sauvant quelques miettes de ce qui restait d’estime de soi.
Dès que la nuit fut tombée, ils retournèrent au labo. Le vigile avait le visage d’un gars qui semblait si fatigué que ses jambes flageolaient. Son chien dormait à ses pieds, comme toujours. En y repensant, Greg se demandait s’il avait jamais vu ce chien éveillé.
Ils montèrent à l’étage, traversèrent une enfilade de bureaux déserts. Ils s’enfermèrent dans celui d’Anton. La climatisation était excellente. Même les plantes se régalaient, elles restaient d’un vert vif, étonnant, s’épanouissaient, tandis que derrière les baies, il n’y avait plus grand-chose, sinon dans les bruns, les ocres, plusieurs années sans une goutte d’eau et c’était cuit, les grosses pluies passaient trop vite, trop fort, ça ruisselait, ça n’avait pas le temps de pénétrer.
Anton empila des dossiers sur une table basse. En silence. Greg savait ce qu’il avait à faire. Ramasser les merdes qu’ils avaient semées, effacer les traces de leurs doigts sales. Il était pénible d’en dresser la liste. C’était le prix à payer pour son appartement, sa Porsche, son confort général – en fermant les yeux alors qu’il aurait fallu les ouvrir. Mais du moins s’était-il tenu la tête hors de l’eau, avait-il plus ou moins cessé de marcher sur le fil, s’était-il raccroché du côté le moins sombre.
Ils y passèrent un bon moment, les documents étaient nombreux, il fallait traquer le moindre indice, tout vérifier, revoir des chiffres, etc. Anton faisait fonctionner le broyeur. Parfois, ils échangeaient un regard qui en disait long. Il n’y avait pas de quoi être fier, bien sûr. Mais tous les labos faisaient ça, naturellement. À des degrés divers. Avec plus ou moins de protection. Ils ne se gênaient pas. La sous-évaluation des effets nocifs était tout un art.
Greg hocha la tête pour signifier qu’il avait compris, qu’Anton le lui avait suffisamment répété. Il appela Lucie pour l’avertir qu’il en avait encore pour une bonne heure.
La dernière opération à laquelle Anton s’était livré partait dans tous les sens, il y avait des cadres du labo dans le coup, des tas de documents à traiter, à synchroniser, de nombreuses pistes à assécher, de nombreux terrains à déminer d’urgence, d’ordinateurs à nettoyer.
Quand ils eurent fini leur Grand Nettoyage, Anton insista pour aller boire un dernier verre. Il était satisfait, il soufflait. Quand toutes les clims de la ville se mettaient en marche, le soir, quand les gens rentraient chez eux, lessivés par la chaleur, l’éreintement, les pannes d’électricité étaient monnaie courante. Plus de lumière, plus de machine à fabriquer des glaçons.
Anton était en train de lui expliquer une fois encore que les affaires avaient dû supporter le choc d’une nouvelle crise, une de plus, et que s’il n’avait pas réagi, s’il ne s’était pas arrangé avec les chiffres, le vaisseau dont il tenait la barre aurait sérieusement tangué. Il n’aurait plus manqué qu’on nous flanque un redressement, ajouta-t-il au moment où les plombs sautaient.
Une faible rumeur de protestation traversa mollement la salle. Des bougies apparurent comme par enchantement sur les tables. Des vraies et des fausses qui fonctionnaient avec des piles et dont les Chinois nous inondaient avec le sourire, comme ces petits ventilateurs de poche, ces ombrelles télescopiques, ces sous-vêtements réfrigérants.
Anton se pencha pour lui serrer le bras, de manière affectueuse. Anton avait des mains puissantes et son geste amical recevait ordinairement en retour un sourire douloureux de la part de sa victime – sans parler de la marque de ses doigts, d’un rouge vif sur une peau laiteuse.
Je sais que c’est un peu dur à avaler, déclara Anton. Mais il y avait pire à l’horizon, crois-moi. Des clients perdus, des contrats annulés, les grimaces des banques. Je n’ai pas toujours le nez collé à un microscope, moi, ne le prends pas mal. Chacun doit être à sa place. J’ai choisi de sauver la maison, c’est vrai. Mais tous ces gens, toutes ces personnes qui bossent ici, j’ai protégé leur travail, j’ai protégé leurs vies, je peux les regarder jouer dans l’herbe avec leurs enfants. C’est une bagarre au couteau, ce n’est que ça, une manière de bagarre de rue. Et c’est moi qui m’y colle.
Greg se contenta de secouer la tête. Il attendit qu’Anton veuille bien lui lâcher le bras et il vida son verre. Un type, dans un coin, se mit à jouer du piano en sourdine. En général, les instruments n’appréciaient pas beaucoup les énormes et brutaux écarts de température et celui-ci commençait à montrer des signes de faiblesse – on l’avait placé dans les courants d’air de la porte, et avant cela abandonné sous une bâche durant les travaux, copieusement arrosé à l’occasion d’un départ de feu dans les toilettes, utilisé comme échafaudage quand ils avaient repeint le plafond –, oui, sans doute manquait-il désormais d’un peu d’allure, ses notes n’étaient-elles plus si claires, mais au moins le son ne sortait pas d’un appareil, d’une boîte, d’un cercueil.
Le bar se tenait presque en face des bâtiments modernes qu’occupaient les laboratoires SveOda – ceux-là mêmes qu’Anton avait hérités de son père et qu’il se félicitait à l’instant d’avoir tirés d’une assez mauvaise passe. Greg se demandait si Anton croyait le faire pleurer. Il tourna la tête sur l’imposante façade de l’accueil plongée dans l’obscurité. Elle était vraiment noire, peu rassurante, on ne distinguait aucun détail. Combien de fois s’était-il contenté de fermer les yeux, combien de fois avait-il dû la boucler. Il n’y avait pas grand-chose au monde de plus facile à faire.
Anton le déposa en bas de chez lui. Au moment de se quitter, il se pencha vers Greg qui avait déjà mis un pied dehors et il le remercia pour son aide. On ne peut rien te refuser, répondit Greg.
Ils échangèrent un regard dont aucun mot ne pourrait rendre compte. Puis ils se souhaitèrent bonne nuit.
Lucie avait recyclé un flacon de lave-vitre en brumisateur et elle le gardait à la main. Elle avait branché le lecteur sur une batterie et regardait cette fille qui avait écrit un livre – et qui avait pas mal grandi aujourd’hui. À l’époque, elle avait des nattes, déclara-t-il en saisissant un éventail. Mais je la reconnais. Avec une dizaine d’années de plus, mais on la reconnaît bien.
Il la laissa regarder la fin de l’interview et fila sous la douche, le cœur plein d’espoir. Depuis quelques jours, elle était désagréablement tiède. Il lui sembla pourtant qu’elle avait perdu deux ou trois degrés, ce qui n’était pas énorme, mais il s’en contenta, il avait l’impression que l’on respirait un peu mieux, et c’était encourageant.
Il passa en caleçon, les cheveux mouillés, derrière Lucie qui prenait des notes sur le générique, et il sortit sur la terrasse. Lucie portait encore des couches quand l’image de cette gamine avec ses nattes avait fait le tour des écrans de la planète. Ça semblait si loin aujourd’hui. La fille qui voulait sécher l’école pour sauver le monde. Et on ne lui avait pas élevé une statue, on ne l’avait même pas collée sur un timbre.
Et depuis quand tu t’intéresses à elle, demanda-t-il accoudé devant les eaux noires du lac qui miroitait en contrebas.
Je dois écrire un truc sur elle, sur la sortie de son bouquin. J’aimerais qu’elle me dise ce qu’elle pense du chemin parcouru ces dix dernières années. Je dois la rencontrer.
Il se tourna vers elle en souriant. Il la considéra un instant puis déclara en hochant la tête que c’était une bonne idée.
Lucie ne connaissait pas la demi-mesure. Elle bûchait son sujet comme s’il allait rester dans les annales alors que plus personne ne lisait le bulletin de son école. Mais elle s’en fichait, elle faisait ça pour elle. De temps en temps, elle fermait les yeux et elle s’enveloppait le visage d’un voile de vapeur luminescent.
Quand elle dormait chez lui, Greg lui laissait la chambre et prenait le canapé du salon. Il lui fichait la paix. Il comprenait. Les tensions entre Anton et Sylvia, le retour de sa sœur dans son fauteuil roulant, Greg imaginait l’ambiance et il tâchait d’être suffisamment présent pour elle. Ça ne remplaçait rien pour lui, mais un peu quand même. Certains soirs, ils allaient voir un film ou faisaient une partie de bowling. Le bruit des boules et des quilles qui valdinguaient n’était rien comparé au vacarme blanc auquel elle échappait.
Le fait est qu’Aude était devenue complètement folle et que, même sous tranquillisants, elle rendait la vie des autres impossible. On entendait parfois ses hurlements jusqu’au bout de la rue. Il n’y avait pas encore eu de plaintes, les voisins semblaient compatir au sort de cette pauvre fille clouée jusqu’à sa mort sur un fauteuil roulant et ils montaient le son. Désormais elle haïssait Dieu, le monde entier, et elle en particulier. Ce corps sans vie, ce cadavre ambulant. À présent, Sylvia ne pleurait plus mais ses yeux restaient rouges en permanence. De son côté, Anton rentrait le plus tard possible, se levait tôt le matin. Greg voyait le topo. Aude s’en était prise à lui deux fois de suite, elle avait agrippé son bras avec rage, elle s’était mise à lui hurler dans les oreilles et, depuis, il écourtait ses visites, il passait en coup de vent, se tenait à distance de son fauteuil. Il n’était pas responsable de ce qui lui était arrivé. Elle n’était pas venue lui demander la permission de s’éloigner en dehors du périmètre. »

Extrait
« L’esplanade, devant les grilles du Parlement, était comble, et beaucoup restaient bloqués dans les rues adjacentes sans pouvoir avancer. Les pancartes en carton, les effigies en papier mâché, tout fichait le camp, tout finissait en charpie. Plus personne n’avait un poil de sec, plus personne ne savait où donner de la tête devant l’ampleur des dégâts qu’une fille énumérait sur une estrade, continent par continent, et la colère des gens demeurait palpable, la tristesse, la frustration aussi, mais il allait de soi que cette sacrée pluie n’était pas rien. Elle rassurait. Elle mettait fin, provisoirement, à une angoisse diffuse. Elle leur disait qu’ils s’en tiraient une nouvelle fois, que le glas n’avait pas encore sonné. Ils avaient l’impression de sortir d’un coma. Ce n’était pas rien. »

À propos de l’auteur
DJIAN_Philippe_©DRPhilippe Djian © Photo DR 

Né en 1949 à Paris, Philippe Djian est l’auteur de plus d’une vingtaine de romans parmi lesquels 37,2 le matin, la série Doggy Bag (Julliard, 2005-2008), Impardonnables (prix Jean Freustié), Oh (prix Interallié), Chéri-Chéri, Marlène… (Gallimard, 2009, 2012, 2014, 2017.) Plusieurs d’entre eux ont été adaptés au cinéma, tel 37,2 le matin par Jean-Jacques Beneix (avec Béatrice Dalle et Jean-Hugues Anglade, 1986), mais aussi Impardonnables, par André Téchiné (avec Carole Bouquet et André Dussolier, 2011), Incidences (Gallimard, 2010) par les frères Larrieu, sous le titre L’Amour est un crime parfait (avec Karine Viard et Mathieu Amalric, 2013) et Oh, par Paul Verhoven sous le titre Elle, avec Isabelle Huppert (2016). Il est également le parolier de Stephan Eicher. (Source: Éditions Flammarion)

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