L’école de la forêt

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En lice pour le Prix Françoise Sagan 2023

En deux mots
Arole et Bleuet viennent d’arriver dans une cabane délabrée qui leur servira de refuge. Elles fuient une secte où des « gourous » entendaient endoctriner les « idiotes » dont elles faisaient partie. Désormais, elles vont tenter de comprendre cet engrenage en explorant leurs archives et leurs souvenirs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand les «idiotes» lâchent leurs «gourous»

Dans un roman à la langue très travaillée, Carla Demierre suit deux sœurs échappées d’une secte et qui vont tenter de se construire un avenir. Mais le chemin, entre emprise et émancipation, n’est pas aisé à trouver.

Arole et Bleuet sont sœurs. Elles se retrouvent en forêt, dans une cabane délabrée, pour tenter de reconstruire leur histoire. Elles ne savent plus précisément si elles ont été les membres d’une secte à laquelle aurait appartenu leur mère Violette, ni ce que disent leurs enregistrements sur smartphone et qu’elles tentent de trier et de classer. Il y a bien quelques indices, comme cette classification entre «gourous» et «idiotes», semblant instaurer une hiérarchie machiste et les leçons de développement personnel qui semblent n’avoir pour but que de leur prouver combien elles sont inférieures, inaptes, incapables de s’élever. Alors, elles convoquent leurs propres souvenirs, échangent leur vécu et leur ressenti, cherchent à comprendre et à structurer leurs pensées. Et à séparer le bon grain de l’ivraie et la vérité des rumeurs incertaines qui « alimentent la légende familiale et fournissent des hantises communes garantissant la cohésion du groupe, tout en jouant le rôle du nid de guêpes sous la charpente prêt à libérer des essaims de secrets. »
Comment percer ces secrets? Peut-être en affichant au mur les photographies emportées dans leur fuite? En cherchant derrière ces instantanés ce qui constitue la personnalité de ces gens qui ont partagé leur existence. Marco, Daniel, Cosme, Mariana, Bruce, Violette, Granit, Jade, Ambre, les gourous, les idiotes et les membres de la famille sont passés au crible de leur analyse, sans oublier la chatte Dourga. Mais quand on sort d’une longue période durant laquelle le langage même a fait l’objet d’une manipulation constante, la tâche n’est pas aisée. Arole et Bleuet, au milieu d’une nature qui leur est tout à la fois refuge et danger, dans un climat peu serein, vont chercher la voie de l’émancipation. Mais parviendront-elles à se laver de leurs longues séances d’endoctrinement?
Des fiches, des citations, des enregistrements, des notes de lecture forment aussi un matériau au service de leur décryptage qui est aussi l’occasion pour Carla Demierre de démultiplier son registre narratif. Entre poésie et pensées, fiches techniques et retranscriptions de conversations, on sent la romancière – qui a longtemps enseigné l’écriture créative à la Haute École d’art et de design (HEAD) de Genève – jouer avec bonheur sur ces multiples registres. Un chemin qu’emprunte le lecteur avec la même curiosité, la même excitation.
Maintenant qu’elle a mis un terme à sa carrière d’enseignante pour se son consacrer à ses propres textes, elle vit pour écrire, écrit pour vivre, selon la belle formule qu’elle a trouvée. On se réjouit d’ores et déjà de son prochain opus.

L’école de la forêt
Carla Demierre
Éditions Corti
Roman
150 p., 18 €
EAN 9782714312884
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé dans une forêt que l’on pourrait localiser en Suisse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une cabane au milieu de la forêt. Un enregistreur, un cahier, une boîte de craies, un bandana violet. Deux sœurs, Arole et Bleuet, viennent de quitter la maison. Elles ont grandi dans une communauté. Petite école et grande famille guidées par une poignée d’hommes. Dans cette maison, on apprend à devenir la «meilleure version de soi-même» en se détachant de ses émotions ou en construisant des murs. Comme la plupart des filles de la maison, les sœurs font partie des mauvaises élèves. Elles imitent les guides sans jamais parvenir au même degré de maîtrise et ont bien souvent le sentiment d’être stupides. Au lieu d’écouter les leçons, elles se mettent à tout enregistrer, sermons, repas, promenades. Dans la cabane au fond des bois, elles mènent de longues séances d’écoute. Ça ressemble à une enquête dont le but serait, pour commencer, de mettre les pièces de leur histoire dans un ordre qui la rende intelligible.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Lenaïg Cariou)
Blog Lune Depassage

Les premières pages du livre
« Arole écrabouille entre ses mains une grande feuille de papier journal. Elle jette la balle qu’elle vient de former au centre du cercle de pierre. Par-dessus, elle dispose des branches sèches, des brindilles, quelques pommes de pin puis craque une allumette. Le papier prend feu en quelques secondes. Trois flammes entrelacées font miroiter le pelage fauve de la chatte endormie
sur ses genoux. Le bois d’allumage s’illumine de l’intérieur, les brindilles se tortillent comme des vers et dans les pommes de pin se produisent de petites explosions.
Arole attrape une autre feuille sur la pile de journaux à côté d’elle mais au lieu de la jeter dans le feu, elle commence à lire un article tout en résumant à sa sœur les passages intéressants.
— Savais-tu que dans notre corps il y a assez de carbone pour fabriquer neuf cents crayons et assez de phosphore pour produire deux-cent-vingt-mille allumettes ?
Arole aimerait pouvoir communiquer un peu d’enthousiasme à Bleuet qui se plaint depuis leur arrivée de l’état de délabrement de la cabane. Tout en prêtant attention aux prédictions du journal, celle-ci lève son sac de couchage en l’air comme un bâton de sourcier à la recherche d’un lit perdu.
En admettant qu’elles meurent dans la moyenne à l’âge de quatre-vingt-quatre ans et demi, elles auront passé sept ans sans trouver le sommeil et vingt-six ans à dormir.
Elles auront passé trente ans debout, dix-neuf ans assises, seize ans à marcher, trois ans dans une voiture et six mois dans les embouteillages.
Elles auront mangé pendant deux ans, passé cent-vingt jours à uriner, cinq ans à faire des recherches sur internet.
Elles auront pris un bain de soleil de deux-mille- cent-soixante-dix heures et attendu le train pendant six-cent-cinquante-trois heures.
Elles auront consacré seize minutes par an à se tromper de sens pour brancher un câble usb et trois ans à faire la lessive.
Elles auront passé quatre ans au téléphone et cinq mois complets à se plaindre.
Au cours de leur vie, elles auront dû froncer deux-
cent-mille fois les sourcils pour faire apparaître une première ride.
Elles auront saigné pendant six ans. Elles auront produit quarante-mille litres de salive.
Elles auront fait pousser quatre mètres d’ongles et dix mètres de cheveux. Et elles auront perdu dix-huit kilos de peau morte, conclut Arole avant d’écraser la feuille entre ses mains, forçant les plis dans l’intention de les emboîter les uns
dans les autres. Une compression pas vraiment sphérique. Un origami brutal qu’elle jette dans les flammes avec une satisfaction visible.
— En ce qui me concerne tu peux remplacer tous les nombres par un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout.
Dans l’ordre que tu veux ! déclare Bleuet en installant son sac de couchage sur un panneau de bois qui était autrefois une porte.
Une casserole est posée sur une grille au-dessus du feu. Arole laisse tomber trois feuilles de sauge dans l’eau frémissante avant d’ouvrir un mince cahier de papier glacé, probable relique d’un livre de travaux manuels.
Pendant que la tisane infuse, elle guide sa sœur vers le sommeil en lui faisant la lecture comme à une enfant.
Et à cette heure avancée de la nuit, il est facile de prendre pour des oracles de simples conseils de bricolage.
Si votre lampe s’allume, c’est que le courant passe.
Il est indispensable à toute femme d’avoir un coin de pièce qui lui est réservé et son bureau bien à elle. Un pot de peinture suffit à délimiter ce coin.
Attention, les fissures réapparaissent tout le temps à travers la peinture ou le papier peint. Souvent, elles vous découragent.

Bleuet n’a pas fermé l’œil de la nuit, tourmentée par la présence de nombreuses échardes et agrafes sur l’ancienne porte. Arole a mal dormi, assise sur une souche rugueuse et constamment réveillée par des pensées alarmantes.
Quand elles ne luttent pas pour trouver le sommeil, les sœurs surveillent le feu et observent le ciel. Les arbres qui s’élèvent au-dessus de la cabane ne sont pas rassurants. Leurs silhouettes élancées font penser à de longues mères poilues et mutiques veillant sur un nourrisson endormi. Ces végétaux dont le tronc se garnit de branches à une certaine hauteur ont presque l’air de respirer. Les
sœurs ont la pénible impression que les arbres miment leur souffle. Le léger balancement des cimes paraît calqué sur le rythme de leur respiration. Le feuillage qui gonfle dans le vent rappelle la manière dont une cage thoracique se soulève. Même découpés en planches,
les arbres inspirent et expirent littéralement comme les sœurs inspirent et expirent. Cette nuit, tout ce qui se trouve dans la forêt respire par le même Grand Poumon. Prisonnières volontaires de ce battement cosmique, les
sœurs hésitent entre l’extase et la crise d’angoisse. Et le ciel, qui paraît aussi épais et vivant qu’un potage de haricots noirs, n’aide pas à les rassurer. Il y a dans cette forêt autant d’oiseaux prêts à chanter que de branches disposées à tomber. Pendant leur insomnie, Arole et Bleuet guettent les traces d’une présence humaine dans le paysage sonore. Le bois des murs travaille en faisant craquer la cabane comme le ferait un ostéopathe avec un squelette. Les sangliers frottent bruyamment leurs groins contre la terre avant de détaler vers une autre destination ou de dégringoler par jeu
dans un talus à proximité. Les pics donnent des coups de bec réguliers contre l’écorce des arbres, en quête des meilleures larves. Des rapaces nocturnes nichant dans un trou poussent des ululements sinistres. De grands
mammifères à la tête garnie de bois ramifié tordent leurs sabots sur des conglomérats de pierres et les cailloux se cognent les uns aux autres en se dispersant.
Il n’en faut pas plus pour provoquer la vision d’un
homme massif au visage tordu par la colère, zigzaguant entre les pins, marchant dans leur direction. Un être enragé et à bout de souffle, frappant les troncs qui se trouvent sur le chemin avec un bâton. Un père furax cognant les arbres pour faire savoir qu’il arrive ou pour s’échauffer avant la bagarre. Pourtant elles savent que
personne ne passe jamais par ici. »

Extrait
« Dans la maison d’autres récits de ce genre s’échangent sous forme de rumeurs incertaines. Elles alimentent la légende familiale et fournissent des hantises communes garantissant la cohésion du groupe, tout en jouant le rôle du nid de guêpes sous la charpente prêt à libérer des essaims de secrets. » p. 53

À propos de l’auteur
DEMIERRE_Carla_©Dorothee_Thebert_FilligerCarla Demierre © Photo Dorothée Thébert Filliger
Carla Demierre est née en 1980 et vit à Genève. Elle a publié des livres de poésie et un récit. Ses textes mélangent poésie et narration, expérimentation formelle et cut-up documentaire. L’école de la forêt est son premier roman. (Source: Éditions Corti)

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Les fillettes

GOROKHOFF_les-fillettes

  RL_automne-2019

 

En deux mots:
Justine, Laurette, Ninon sont Les fillettes qui assistent au long naufrage de leur mère qui sombre dans la drogue et l’alcool, sans que leur amour, ni celui de son mari Anton ne puissent enrayer cette spirale infernale. De douloureux souvenirs d’enfance sublimés par une écriture au scalpel.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

«Maman, il faut te réveiller!»

Anton et Rebecca auraient pu connaître un petit bonheur tranquille, entourés de leurs trois filles. Mais Clarisse Gorokhoff, en allant creuser ses souvenirs d’enfance, nous propose un drame et un hommage à une mère qui se voulait libre.

Clarisse Gorokhoff construit son œuvre à un rythme «Nothombien» (un roman par an). Après De la Bombe et Casse-gueule, voici Les fillettes, qui est sans doute le plus fort et le plus personnel de ses livres. À sa lecture, on peut très bien imaginer le besoin qu’elle a dû ressentir d’entamer sa carrière littéraire par la fiction avant de coucher cette histoire sur le papier, avant de trouver la force et la manière de l’écrire. Le drame décrit dans le roman est en effet une partie de son histoire personnelle, la perte de sa mère alors qu’elle n’était qu’une fillette.
Ce sont à la fois ses propres souvenirs d’enfance qu’elle convoque dans le roman et les émotions partagées par la fratrie. C’est du reste après avoir retrouvé des lettres adressées par sa grande sœur à sa mère lui enjoignant de ne pas mourir, alors qu’elle était déjà dans le coma, qu’elle a eu le déclic. Dans un entretien pour le blog «Au fil des livres», elle raconte qu’elle a «été bouleversée par sa petite écriture maladroite et pleine de fautes (elle venait tout juste d’apprendre à écrire) qui donnait à sa mère de tels ordres existentiels. Ça été un choc et une révélation: il lui fallait replonger dans cette histoire et l’écrire.»
Nous sommes au milieu des années 90. Pour Rebecca et Anton ce pourrait être comme un conte de fée: ils se rencontrèrent, se marièrent et eurent beaucoup d’enfants… Trois filles pour être précis. L’aînée Justine va sur ses dix ans, Laurette, la cadette a cinq ans, Ninon est encore au berceau. Quand on les retrouve, à l’heure du réveil, Rebecca manque à l’appel. Elle est encore couchée et n’émergera que plus tard, quand les démons de la nuit l’auront laissée tranquille.
Anton a pris le relais et gère sa petite famille en attendant que Rebecca guérisse. Car il en est persuadé, «un jour, elle ira bien. Ce n’est pas une intuition. C’est une décision. La femme pour laquelle il éprouve ce drôle de sentiment – capiteux mais merveilleux – ne sera plus hantée. Un jour, la vie lui paraîtra aussi plausible qu’aux autres. Et légère. C’est le défi qu’il s’est promis de relever. S’il l’avouait à Rebecca, elle lui rirait au nez. Pas méchamment, non. Après un éclat de rire désinvolte, légèrement grinçant, elle dirait : « C’est mignon Anton, c’est mignon de voir les choses comme ça. Si la vie pouvait être aussi simple…! »»
Les semaines qui suivent vont en effet l’obliger à réviser son objectif. L’addiction est une spirale infernale dont on ne sort pas d’un claquement de doigts.
En retraçant se drame à travers les yeux d’une petite fille, Clarisse Gorokhoff a su trouver la distance nécessaire pour éclairer ce drame d’une belle lumière. Dans ce jeu entre des filles qui grandissent, qui sont poussés par une belle énergie et une mère qui s’étiole et qui devient de plus en plus indéchiffrable, la peine et la douleur sont contrebalancées par une joie et une force, une flamme vive qui entend tout embraser.
Dans un roman d’apprentissage il arrive aussi que les rêves se brisent ou plus justement qu’ils ouvrent vers d’autres réalités, de celles qui construisent une existence, l’entrainent sur des voies jusque-là inexplorées. C’est le beau message de ce livre très précieux.

Les fillettes
Clarisse Gorokhoff
Éditions des Équateurs
Roman
180 p., 18 €
EAN 9782849906729
Paru le 28/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris.

Quand?
L’action se situe à la fin du siècle dernier.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Avec elle, Anton s’était dit qu’il aurait la vitesse et l’ivresse. Tout le reste serait anecdotique. Avec cette fille, il y aurait de l’essence et du mouvement, des soubresauts incessants. Il l’avait pressenti comme lorsqu’on arrive dans un pays brûlant. On ferme les yeux, un bref instant, nos pieds foulent le feu – déjà, la terre brûle. Aujourd’hui Rebecca n’est plus une jeune fille – mais c’est encore une flamme. Ensemble, ils ont fait trois enfants. Trois fillettes sans reprendre leur souffle. Mais trois fillettes peuvent-elles sauver une femme? Avec des cris, des rires, des larmes, peut-on pulvériser les démons d’une mère?»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les lectures du mouton (Virginie Vertigo)
Blog Agathe the Book 
Blog Au fil des livres 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
Prologue
L’enfance est une atmosphère. Décor impalpable et mouvant, mélange d’odeurs et de lumières. Les silhouettes qui l’habitent sont fuyantes, et finissent par s’envoler. Sa mélodie est apaisante, la seconde d’après elle se met à grincer. Agonie à l’envers, épopée ordinaire, c’est le début de tout ; une fin en soi. L’enfance est irréparable. Voilà pourquoi, à peine advenue, nous la poussons gentiment dans les abîmes de l’oubli. Mais elle nous court après – petit chien fébrile – et nous poursuit jusqu’à la tombe. Comment peut-on en garder si peu de souvenirs quand elle s’acharne à laisser tant de traces?
1
Ça cogne – c’est le soleil. Le jour se lève.
Laurette est réveillée depuis une éternité. Elle a hâte que le monde en fasse autant. Que la journée commence!
Les mains posées à plat sur son ventre, elle attend que la porte s’ouvre. Comme chaque matin, l’humidité l’arrache du sommeil. La vague de chaleur dure quelques secondes. Très vite, une houle de froid meurtrit ses petits os. Échec, à nouveau. Pourquoi n’arrive-t-elle pas à se réveiller à temps – ou au moins à se retenir? Comment font sa sœur et les autres enfants? Laurette est pourtant persuadée de se lever. Elle se voit même aller jusqu’aux toilettes, allumer la lumière, s’asseoir sur la lunette, tirer la chasse d’eau et retourner se coucher sur la pointe des pieds. Mais non… sa tête lui ment. Laurette a honte, elle n’ose plus remuer. Il ne lui reste plus qu’à attendre l’arrivée du soleil pour s’extirper de la moiteur. Elle n’en peut plus de fixer les lattes qui la séparent du lit de sa grande sœur.
«Justine? Tu dors?»
Laurette entend le réveil sonner dans la pièce d’à côté. Bientôt, un homme va ouvrir la porte de la chambre et allumer la lumière. Ça va piquer les yeux. « Debout les filles! Y a école, on se lève! » Justine va se retourner sous sa couette en maugréant. Elle finira par sauter de son échelle et foncer vers la cuisine, sans lui lancer un regard. Elle, Laurette, n’osera toujours pas bouger. «Allez! Dépêche-toi!» Son père finira par s’approcher de son lit, soulever sa couette et constater – quoi? – l’échec. Le drap trempé, le pyjama humide, le matelas inondé. S’il s’est levé du bon pied, il l’emmènera dans la salle de bains en soupirant. S’il s’est levé du mauvais pied, alors grondera l’orage: les sourcils froncés, le regard noir, la voix tonnante. «C’est pas vrai! Tu ne peux pas te retenir? Il va encore falloir changer les draps. À cinq ans, on ne pisse plus au lit, bon sang!» Et la journée commencera comme ça: honte, orage, école. Laurette attend que la porte s’ouvre. L’humeur des grands, c’est comme le ciel : on ne sait jamais qui du soleil ou de l’éclair l’emportera avant d’avoir pointé son nez dehors.
Si sa mère venait la réveiller, ce serait différent. Rebecca s’assiérait sur le rebord du lit et glisserait sa main dans les cheveux de sa fille. Elle chuchoterait: «Moi aussi, tu sais, je faisais pipi au lit. Ce n’est pas grave. Ça veut dire qu’on fait des rêves plus passionnants que les autres!»
Mais le matin, Rebecca se lève rarement. Elle reste dans son lit, plongée dans le noir. Parfois l’une des fillettes passe sa tête par l’entrouverture de la porte: «Maman?» Pas de réponse. Seul le souffle profond de sa respiration. Rebecca dort encore. Elle fait des rêves plus passionnants que les autres – des rêves de grands.

Extrait
« Ce n’est pas sorcier de se lever quand l’alarme retentit et de démarrer la journée. Un pied par terre, l’autre, on s’étire et hop ! on s’élance. Anton enfile un pantalon et va réveiller les fillettes dans leur petite chambre bleue. Laurette aura sans doute encore pissé au lit. Tant pis, ça finira bien par passer ! Il faudra la doucher puis aller dans la cuisine, sortir les bols du placard, ceux en émail avec écrit «Café» et «Chocolat», y déposer deux grosses cuillers de cacao et le lait demi-écrémé.
Anton allumera la radio pour que le monde s’insinue. Fait-il beau? Va-t‑il pleuvoir? Y a-t‑il moins de chômeurs et plus d’espoir? De nouveaux serial killers? Des avions détournés? Des tableaux de maître dérobés? Des forêts ravagées? Des animaux intoxiqués? Des élections truquées? Un début de guerre nucléaire? Des millions de dollars remportés par un facteur?
Tandis que le monde déferlera par scoops entre le micro-ondes et le frigidaire, Anton ira chercher dans son berceau la petite Ninon. Elle sera déjà debout sur son matelas, les mains agrippées aux barreaux, le regard fiévreux des bagnards fomentant leur prochaine évasion.
C’est son image préférée du matin. De ses trois fillettes, Anton n’en préfère aucune mais il a une tendresse particulière pour la dernière – elle lui rappelle la drôlerie d’une époque évanouie. Il l’emmènera ensuite dans la cuisine et la glissera sur sa chaise haute. Là, Justine et Laurette seront déjà en pleines hostilités matutinales.
Le matin, leurs voix aiguës sont infernales. «C’est moi qui prends la cuiller Mickey!» «Rends-moi mon bol!» ordonnera Justine tandis que Laurette tentera de garder la boîte de céréales plus près d’elle pour pouvoir se servir en premier. Anton augmentera le volume de la radio. Il s’en moque à vrai dire de savoir comment se porte le monde ce matin, c’est le bruit de fond qui l’intéresse. Il plonge son visage dans la fumée du café en pensant à la journée qui l’attend, et surtout à elle. Rebecca.
Un jour, elle ira bien. Ce n’est pas une intuition. C’est une décision. La femme pour laquelle il éprouve ce drôle de sentiment – capiteux mais merveilleux – ne sera plus hantée. Un jour, la vie lui paraîtra aussi plausible qu’aux autres. Et légère. C’est le défi qu’il s’est promis de relever. S’il l’avouait à Rebecca, elle lui rirait au nez. Pas méchamment, non. Après un éclat de rire désinvolte, légèrement grinçant, elle dirait : «C’est mignon Anton, c’est mignon de voir les choses comme ça. Si la vie pouvait être aussi simple…!» Mais la vie est simple, Rebecca, très simple même, quand on ne s’acharne pas à la rendre impossible. »

À propos de l’auteur
Clarisse Gorokhoff est née à Paris en 1989. Après De la bombe et Casse-gueule, parus aux Éditions Gallimard, Les Fillettes est son troisième roman. (Source : Éditions des Équateurs)

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No Home

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No Home
Yaa Gyasi
Éditions Calmann-Lévy
Roman
traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Damour
450 p., 21,90 €
EAN : 9782702159637
Paru en janvier 2017

Où?
Le roman se déroule d’une part en Afrique, en Côte de l’Or (l’actuel Ghana) : Cape Coast, Accra et d’autre part aux États-Unis, de l’Alabama à la Californie, en passant par Baltimore, New York, Birmingham et les mines de Pratt City.

Quand?
L’action se situe du XVIIIe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un voyage époustouflant dans trois siècles d’histoire du peuple africain.
Maama, esclave Ashanti, s’enfuit de la maison de ses maîtres Fantis durant un incendie, laissant derrière elle son bébé, Effia. Plus tard, elle épouse un Ashanti, et donne naissance à une autre fille, Esi. Ainsi commence l’histoire de ces deux demi-sœurs, Effia et Esi, nées dans deux villages du Ghana à l’époque du commerce triangulaire au XVIIIe siècle. Effia épouse un Anglais et mène une existence confortable dans le fort de Cape Coast, sans savoir que Esi, qu’elle n’a jamais connue, est emprisonnée dans les cachots du fort, vendue avec des centaines d’autres victimes d’un commerce d’esclaves florissant avant d’être expédiée en Amérique où ses enfants et petits-enfants seront eux aussi esclaves. Grâce à un collier transmis de génération en génération, l’histoire se tisse d’un chapitre à l’autre : un fil suit les descendants d’Effia au Ghana à travers les siècles, l’autre suit Esi et ses enfants en Amérique.
En Afrique comme en Amérique, No Home saisit et traduit, avec une étonnante immédiateté, combien la mémoire de la captivité est restée inscrite dans l’âme d’une nation. Navigant avec talent entre histoire et fiction, nuit et lumière, avec une plume qui varie d’un continent à l’autre, d’une société à une autre, d’une génération à la suivante, Yaa Gyasi écrit le destin de l’individu pris dans les mouvements destructeurs du temps, offrant une galerie de personnages aux fortes personnalités dont les vies ont été façonnées par la loi du destin.

Ce que j’en pense
****
La clé de ce roman nous est livrée avant même qu’il ne commence, par l’arbre généalogique imprimé en ouverture du livre et auquel on pourra toujours se référer si, de chapitre en chapitre, on perd le fil du récit. Maame, esclave Ashanti, donnera naissance à deux demi-sœurs Effia et Esi. Deux sœurs qui ne se connaîtront jamais et qui formeront chacune une lignée de cet arbre, l’une ghanéenne et l’autre américaine.
Nous sommes au milieu du XVIIIe siècle, au moment où la traite des esclaves n’est plus seulement l’affaire des colonisateurs britanniques, mais participe aussi du jeu de pouvoir entre les tribus qui peuplent La Côte de l’Or (qui deviendra le Ghana). Les Ashanti étendent leur domination et font payer leur expansion territoriale en esclaves. Car ils ont compris, après les Fanti, que de cette façon ils s’attireront les bonnes grâces des Anglais. Voilà le premier choc de ce roman qui va balayer plus de deux siècles d’Histoire : les Noirs ont activement participé à la traite de leurs semblables et n’avaient rien à envier aux colonisateurs quant à la cruauté de leurs pratiques. Esi va pouvoir le constater après sa capture, durant son séjour dans les geôles de Cape Coast, au bord du Golfe de Guinée, et la traversée vers le Sud des Etats-Unis.
Sa demi-sœur Effia aurait pu la croiser, puisqu’elle demeure dans la même ville. Remarquée par James Collins, le nouveau gouverneur britannique, elle est achetée pour 30 livres et amenée dans son hôtel particulier à Cape Coast.
Les chapitres vont alors alterner, suivant tour à tour le parcours de l’une et de l’autre, le mariage d’Effia avec un Anglais et la naissance de leurs enfants d’une part, la vie dans le sud de l’Amérique d’autre part. Le chapitre intitulé Kojo retrace la peur des esclaves qui avaient réussi à fuir. En vertu de la loi statuant sur les modalités de leur capture et leur renvoi à leur propriétaire, le fils d’Esi – qui comme nombre de ses congénères s’appelle désormais Freeman – ne vit que dans la hantise d’être capturé. Une épée de Damoclès qui est aussi accrochée au-dessus de tous les membres de sa famille. Il se verra aussi confronté aux lois de ségrégation qui ont officiellement pris la suite de l’esclavage. Rappelons que les lois dites Jim Crow, nouveau choc, resteront en vigueur jusqu’en 1964 !
Génération après génération, jusqu’au «pèlerinage» au Ghana de la narratrice, on va découvrir que les enfants d’Effia n’auront pas une vie plus enviable que ceux d’Esi. Car les métisses sont rejetés par les Blancs autant que par les Noirs. C’est le cas du fils d’Effia qui ne pourra revendiquer ni la blancheur de son père, ni la noirceur de sa mère. Ni l’Angleterre ni la Côte d’or. Ajoutons que son homosexualité ne va pas arranger les choses.
Côté américain les enfants de ces Noirs qui ont émigré par milliers pour fuir les lois Jim Crow, se retrouvent dans des ghettos, comme ce quartier de Harlem à New York.
No Home s’inscrit dans la lignée de Racines d’Alex Haley, d’Amistad, le film de Steven Spielberg ou encore de Beloved de Toni Morrison en y ajoutant le rôle joué par les Africains eux-mêmes dans l’asservissement de leurs compatriotes. Le fruit de recherches menées à la fois au Ghana et dans son pays permet en effet à Yaa Gyasi (qui a immigré aux États-Unis avec sa famille à l’âge de 2 ans) de briser bien des tabous et de rebattre les cartes du bien et du mal. Oui, il y avait des Anglais et des Américains progressistes, oui, il y avait des Noirs qui ont su, avec cynisme et sans aucune morale, profiter d’un trafic qui malheureusement perdure sous une autre forme aujourd’hui. Mais, comme en d’autres temps, la question de l’allégeance aux troupes occupantes reste posée. Face aux fusils et à la puissance, y compris du point de vue technologique, le choix de la résistance valait sans doute à un suicide.
On saluera donc la performance de Yaa Gyasi qui, a 26 ans, réussit le tour de force de construire un roman formidablement bien documenté sans jamais tomber dans le jugement de valeur et à nous proposer une galerie de personnages que nous ne sommes pas prêts d’oublier !

Autres critiques
Babelio 
Afrolivresque.com (présentation vidéo par l’auteur)
Blog La croisée des plumes
Blog Café Powell 

Extrait
« Depuis leur premier jour au fort, James n’avait jamais reparlé à Effia des esclaves qu’ils gardaient dans la prison, mais il lui parlait souvent d’animaux. Ils formaient l’essentiel du trafic des Ashantis. Des animaux. Des singes et des chimpanzés, voire quelques léopards. Des oiseaux, des oiseaux de paradis et des perroquets comme ceux que Fiifi et elle tentaient d’attraper quand ils étaient enfants, parcourant la forêt à la recherche de l’oiseau unique, l’oiseau qui avait des plumes si belles qu’on ne pouvait le confondre avec les autres. Ils passaient des heures à chercher cet oiseau-là, et la plupart du temps n’en trouvaient aucun.
Elle se demanda ce que pouvait valoir un tel oiseau, car au fort tous les animaux avaient un prix. Elle avait vu James examiner un oiseau de paradis apporté par l’un de leurs commerçants ashantis et déclarer qu’il valait quatre livres. Et s’agissant de l’animal humain ? Combien pouvait-il valoir ? Effia savait, bien sûr, qu’il y avait des gens dans les cachots. Des gens qui ne parlaient pas le même dialecte qu’elle, des gens qui avaient été faits prisonniers au cours de guerres tribales, et même qui avaient été volés, mais elle ne s’était jamais demandé où ils allaient ensuite. Elle n’avait jamais réfléchi à ce que James pouvait penser chaque fois qu’il les voyait. S’il allait dans les cachots et voyait des femmes qui lui faisaient penser à elle, qui lui ressemblaient et avaient la même odeur qu’elle. S’il revenait hanté par ce qu’il avait vu. »

A propos de l’auteur
Yaa Gyasi est née à Mampong, au Ghana. Elle a émigré aux États-Unis à l’âge de deux ans, pour suivre son père, alors étudiant en français à l’université d’État de l’Ohio. Lectrice précoce, elle dévore Charles Dickens et Charlotte Brontë comme Lurlene McDaniel et Toni Morrison. Diplômée d’un Bachelor of Arts en anglais de l’université de Stanford et d’un Master of Fine Arts obtenu aux prestigieux Iowa Writers Workshop, où elle a décroché une bourse d’études, elle vit désormais à Berkeley, en Californie. Elle s’est lancée dans l’écriture de son premier roman, No Home, après un voyage au Ghana. (Source : Éditions Calmann-Lévy)

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