Mécano

FILICE_mecano  RL_2023  Logo_premier_roman POL_2023

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Après un entretien d’embauche habilement mené, voilà le narrateur projeté dans un centre de formation de la SNCF. Avec une poignée de collègues, il réussira à devenir conducteur de train. Une vie et un métier très particulier dans une entreprise qui ne l’est pas moins.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Tu veux conduire le train?»

Dans un premier roman écrit en vers libres Mattia Filice raconte comment il est devenu conducteur de train et nous fait découvrir avec humour et autodérision un univers très particulier où la poésie finit par tordre le cou aux objectifs de rendement.

Depuis le regretté Joseph Ponthus et son roman À la ligne, on sait que le monde du travail peut aussi se révéler en vers libres et que ce style peut parfaitement épouser cadences infernales et luttes sociales.
Avec Mécano, Mattia Filice lui emboîte le pas et va nous raconter sa vie de cheminot, ou plus exactement de conducteur de train à la SNCF.
Un monde régi par ses propres règles et auquel on accède après une série d’obstacles, à commencer par l’entretien d’embauche.
Durant ce premier face à face avec la hiérarchie, il s’agit de caresser l’employeur dans le sens du poil, de lui dire ce qu’il veut entendre. Ce moment où notre futur mécano répond à des questions «à la con» est particulièrement savoureux (et pourra servir à ceux qui entendent le suivre dans cette voie).
Après un simple coup de fil, il est convoqué près de Paris pour une session de formation qui ressemble à une course par élimination. Le petit groupe se réduit comme peau de chagrin et n’offre plus qu’à une poignée de rescapés la possibilité de monter dans une vraie locomotive pour un premier voyage aux commandes d’un convoi de marchandises.
Là encore, on découvre les règles non-écrites de ce milieu très particulier, son jargon quasi indéchiffrable pour qui n’est pas du sérail, la solidarité des collègues qui ont franchi le cap de cette formation couperet et le fossé qui semble infranchissable avec la hiérarchie. À partir de là, Gaël, Kamal, Adama, Yann ou encore Pablo vont former un groupe aussi disparate qu’uni.
Si l’on voulait une illustration de l’absence, voire de l’impossibilité du dialogue social, on en trouvera ici une édifiante illustration. Et comme toujours, ce non-dialogue débouche sur une grève. Autre moment savoureux du roman que ce premier conflit social qui voit s’affronter des représentants d’une même entreprise qui ne se comprennent pas. Il faut dire que du côté des cols blancs tout a été fait pour cloisonner les fonctions et pour empêcher d’unir les travailleurs. Mais la solidarité trouve ici un terreau fertile et, petit à petit, la peur change de camp. Les timides osent s’exprimer et les collègues, qui s’ignoraient jusque-là, se retrouvent.
Ce roman initiatique, qui nous est offert avec une bonne dose d’autodérision, montre bien le climat social dégradé au sein d’une technostructure qui essaie de cacher les hommes – les femmes sont quasiment absentes – derrière des objectifs et des nombres. Tout le talent de Mattia Filice tient dans sa capacité à faire émerger les émotions, souvent avec humour, dans ce monde que l’on voudrait déshumaniser. On rit et on pleure, on chante et on aime, on vit et on s’use.

Mécano
Mattia Filice
Éditions P.O.L
Premier roman
368 p., 22 €
EAN 9782818056660
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris et en région parisienne, mais on y voyage également beaucoup, notamment en Normandie et dans les Hauts de France.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai, d’une certaine manière, tenté de dresser le portrait d’un héros d’une mythologie qu’il nous reste encore à écrire», explique l’auteur de ce premier roman, rédigé à la fois en prose et en vers. Le narrateur pénètre, presque par hasard, dans un monde qu’il méconnaît, le monde ferroviaire. Nous le suivons dans un véritable parcours initiatique : une formation pour devenir « mécano », conducteur de train. Il fait la découverte du train progressivement, de l’intérieur, dans les entrailles de la machine jusqu’à la tête, la cabine de pilotage. C’est un monde technique et poétique, avec ses lois et ses codes, sa langue, ses épreuves et ses prouesses souvent anonymes, ses compagnons et ses traîtres, ses dangers. On roule à deux cents kilomètres à l’heure, avec la peur de commettre une erreur, mais aussi avec un sentiment d’évasion, de légèreté, sous l’emprise de centaines de tonnes. Le roman de Mattia Filice épouse le rythme et le paysage ferroviaires, transmute l’univers industriel du train, des machines et des gares en prouesse romanesque, dans une écriture détournée, qui emprunte autant à la langue technique qu’à la poésie épique. Mais c’est aussi un apprentissage social, la découverte du monde du travail, et parfois la rencontre de vies brisées. Un étonnant roman de formation, intime et collectif, où les plans de chemin de fer, les faisceaux des voies, décident de nos mouvements comme de nos destins, où se distinguent et se croisent vers et prose.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Inrocks (Sylvie Tanette)
France Inter
RTS (Sylvie Tanette)
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Benzine mag (Éric Médous)
Diacritik (Johan Faerber)
L’anticapitaliste (Fabio Lattisana)
Études (Christophe Rioux)
RFI (De vives(s) voix)
Le littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret)


Mattia Filice présente son premier roman Mécano © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« L’apprentissage du chevalier sans armure ni épée ni cheval
Rouler au trait
Avec un doigt
j’arrête un train
une masse autour de quatre cent soixante tonnes
quatre cent soixante mille kilogrammes
six mille fois la mienne
que mes phalanges font stopper net

Main posée sur le pupitre
trois doigts semi-pliés servant d’appui
le pouce en équilibre
la flexion de l’index ne rencontre aucune opposition
comme lorsque j’appuie sur une touche de clavier

Mais rien ne se passe
le train ne réagit pas
l’aiguille de la vitesse pointe au même niveau
composé de trois chiffres
celles des manomètres ne bougent pas
les aiguilles des cylindres de frein restent inertes
sur le zéro pointées
Suis-je en train d’enrayer
je verse du sable entre les roues et le rail
pour retrouver de l’adhérence
je tape sur le bouton d’arrêt d’urgence
Rien
les immeubles continuent de défiler avec le même entrain
je tire sur le frein direct et me précipite sur le frein à vis
je tourne la manivelle
le train persiste sur sa lancée
mille voyageurs derrière moi
à mes côtés
dans ma tête dans ma conscience dans mes remords
l’ensemble fonce sur la gare
Ne restent alors comme ressort à lame noir
pour amortir l’impact à venir
qu’actes futiles et désespoir
User les semelles de mes chaussures sauter de la machine plonger sous le pupitre

Je marchais sur la crête les yeux fermés
ils se sont ouverts à l’instant
la circulation du sang vient de s’inverser
je sens toute mon anatomie
des artères jusqu’aux capillaires
mes veines apparaissent désormais toutes
l’épiderme est devenu une carte de chemin de fer
je baigne dans une mare de doutes

Réveil en sursaut
oreiller drap et silence de la nuit
J’ignorais jusqu’ici
que le travail nous suit
jusqu’au repos

Je rembobine
Projectionniste d’un cinéma sans spectateur
je suis un licencié en sursis
Sur un quai de correspondance
d’un train en total désheurement
je vais
en simple voyageur
questionner les contrôleurs
À cause des intempéries
le conducteur est sur un autre train en retard
une vague orageuse envahit alors le sud du pays
Puis l’un d’eux me demande
Tu veux conduire le train ?
Ce n’est qu’à cet instant que j’associe
ce serpent métallique à un humain
c’est le déclic fait de bric et de broc
du voyage sur la toile au travelling permanent
métier utile et déplacement
pas de bureau ou de vie sédentarisée
ouvrier spécialisé
des connaissances techniques et un savoir particulier
un métier manuel diraient certains
belle perspective pour un type
dont plusieurs dans la famille
achètent un nouveau vélo
après une crevaison
Je n’ai du cheminot
qu’une idée aux gros traits
une barbe une pipe la voix grave et un air goguenard
le type qui ne se laisse pas faire
qui tient en joue son supérieur pour peu qu’il se la joue comme ce conducteur qui arrête son tgv
en pleine pampa
les champs de blé rasant sur la gauche
la terre en jachère sur la droite
et qui laisse en plan son chef au milieu du rien
dans la nature sans quai
Ça ferait un bon scénario
Cette idée me plaît
peut-être qu’il est possible de rester libre

Dans le sas
La première fois je suis éconduit
par une lettre où transpirent de grands regrets
ce n’est pas un râteau
il y a les formes
Tu comprends je dois encore me remettre de ma relation passée c’est tout frais c’est pas cicatrisé

Tel un roquet je compte bien persévérer
et j’aurais continué jusqu’à recevoir un recommandé
pour me prier d’arrêter de les harceler
déjà prêt à me défendre à la barre
Leur refus n’était pas convaincant monsieur le juge

Narcisse écorché mais néanmoins épargné
j’apprends que ce n’est pas contre moi
c’est le gel des recrutements
le robinet de la conduite principale est fermé
Verrouillé avec l’étanchéité faite chef

L’année suivante le robinet laisse passer un filet d’eau
Stagnant près du joint
fruit de la condensation
je parviens à me glisser le long du mur du dépôt
fait de briques rouges

Je me suis préparé
entraîné pour la phase finale
matchs de poule quart demi-finale
plusieurs rendez-vous où je subis une batterie de tests
pour voir un peu qui je suis
ce que je vaux
recevant des questions parfois aussi pertinentes que
Vous arrive-t-il de pleurer quand vous êtes seul ?
avec la vie de centaines de passagers
sous ma responsabilité
Profil demandé étudié avec minutie
rester calme et lucide
analyser vite les données et agir froidement
réactivité lorsque survient un incident
la situation perturbée employée dans le milieu
je me sens fin prêt

Certains passés par là m’ont conseillé
de ne pas parler service public
c’est passé de mode
il faut insister sur l’ambition
entendez évolution de carrière
monter les échelons
être un Ouineur
un béni-oui-oui en herbe et que ton non soit crucifié
Certains tests me rappellent ces vieux jeux vidéo
au graphisme basique
un petit train à reconstituer avec la souris
une bille glissant qu’il faut replacer avant qu’elle ne tombe envisager les parcours les plus courts
Une histoire de clics
En cet instant le monde se divise en deux catégories
les gamers
qui ont collectionné les consoles dans leur chambre
et ceux qui maudissent leurs parents
de les en avoir privés
au prétexte qu’il fallait étudier

Nous sommes tous assis le long d’un couloir
à attendre notre tour
Geoffroy en face de moi
que je ne connais pas encore
et qui a pris le train pour la première fois
ne sait pas encore qu’il va en faire du train par la suite
Gaël qui tourne les pages d’un magazine beaucoup trop vite pour donner l’illusion de s’y intéresser vraiment
et d’autres qui fixent un point précis du mur
comme des archéologues percevant
un potentiel site de fouilles
Je fais partie des archéologues

Entretien final avec deux cadres de l’endroit
où je pourrais être affecté
pièce exiguë et bureau pour nous séparer
costard serré pour l’un
chino polo décontracté pour l’autre
j’endosse une veste achetée pour l’occasion
couleur beige neutre fade ensardiné
ensemble repassé pour masquer une liberté froissée
et me donner une stature qui n’est pas la mienne
Je n’allais plus jamais la porter

Un des cadres se montre agressif et sarcastique
l’autre doux et compréhensif
j’ai le Bon et la Brute devant moi
avec
en jouant ma partition
le sentiment de les truander

Parfois j’en fais un peu trop
Quel est selon vous le temps de travail hebdomadaire
d’un conducteur ?
(assis le dos droit sur la chaise)
Des semaines de quarante-cinq heures non ?
Et l’idée de travailler la nuit les dimanches et jours fériés ?
(j’ai mon corps pour seul encombrant)
J’adore
À combien estimez-vous le salaire ?
(que faire de mes bras et de mes jambes ?)
Un peu au-dessus du SMIC non ?
Je mets du vibrato un peu trop
la corde va sauter
mais finalement ça passe

Pour moi ça passe
j’occupe une des places
de ce jeu de commerce où il s’agit de faire briller
la marchandise que l’on est
pour ne pas rester sur le quai
tandis que d’autres continueront à recevoir
des lettres de refus
mon bout de papier positif est peut-être la seule chose qui me distingue d’eux. »

À propos de l’auteur
FILICE_mattia_DRMattia Filice © Photo DR

Mattia Filice, comme le héros de son livre, devient un peu par hasard en 2004 conducteur de train. Il est depuis, toujours sur les rails, au départ de la gare Saint-Lazare, à Paris. Mécano est son premier roman. (Source: Éditions P.O.L)

Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#mecano #MattiaFilice #editionspol #hcdahlem #premierroman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #prixorangedulivre #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #roman #livre #primoroman #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Publicité

Les dernières volontés de Heather McFerguson

WOJCIK_les_dernieres_volontes_de_heather  RL_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Le courrier d’un notaire écossais ne manque pas de surprendre Aloïs. Il hérite d’une maison en Écosse, propriété d’une inconnue, Heather McFerguson. Intrigué, notre libraire parisien décide de se rendre sur place, bien décidé à lever ce mystère. Il lui faudra du temps et de la persévérance pour réussir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les secrets de la maison d’Applecross

Avec ce nouveau roman, Sylvie Wojcik confirme les espoirs nés avec Les narcisses blancs. Elle nous entraîne cette fois en Écosse sur les pas d’un libraire parisien bien décidé à comprendre comment il a pu hériter la maison d’une illustre inconnue.

Quand Aloïs découvre le contenu du courrier qui lui est adressé par un notaire d’Inverness, il croit d’abord à une erreur. Mais c’est bien son état-civil qui figure en détail sur le courrier venu d’Écosse et lui annonçant qu’il était l’héritier d’une maison appartenant à une défunte Heather McFerguson. Le coup de fil passé à l’étude ne lui en apprendra pas davantage, sinon qu’il peut refuser ce leg. Après des recherches vaines dans le coffre où les souvenirs de famille sont rangés et une nuit censée porter conseil, il décide finalement de faire le voyage pour tenter de comprendre ce qui le lie à cette inconnue.
Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il emporte avec lui une pièce importante du puzzle, Le Seigneur des anneaux de Tolkien que lui a offert son père et qu’il a lu et relu dans son enfance et qu’il a retrouvé dans la caisse aux souvenirs. Cette version française, illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue porte la marque d’une librairie d’Inverness. Mais après avoir acquis la certitude que ce livre provenait bien de cette terre très éloignée, il lui faudra encore beaucoup de temps à rassembler les pièces du puzzle.
Mais après tout, il n’est pas pressé. Son ami et collègue Johan peut présider aux destinées de leur librairie en son absence. Lui doit se frotter aux habitants du village d’Applecross et essayer de leur tirer les vers du nez. Eileen, à qui Heather avait confié les clés de la maison avant sa venue n’est guère diserte. Elle peut tout au plus lui indiquer les personnes qui ont bien connu la vieille dame et l’aider pour l’intendance, elle qui tient la seule épicerie du village. Au fil des rencontres et des échanges avec Stuart le pasteur de Lochcarron, Jim McLeod, Archie et les rares clients du pub, la vérité va s’esquisser, le secret de famille se révéler. Entre promesses et renoncements va surgir un amour si fort qu’il ira jusqu’au sacrifice.
Une quête qui va transformer Aloïs, qui va s’attacher à sa maison inconfortable, à ce paysage de lande et de tempêtes que Sylvie Wojcik rend avec autant de précision que de poésie, donnant à ses lecteurs l’envie de partir eux aussi explorer ces paysages.
Uags_Applecross
Applecross © Colin Baird from Killearn, UK

C’était du reste aussi le cas dans son précédent roman, Les Narcisses blancs, qui nous menait sur les Chemins de Compostelle. Et là encore, il s’agit de rencontres qui changent une vie. Émouvante et touchante, cette histoire est à la fois une invitation au voyage et une belle réflexion sur la transmission. N’hésitez pas à filer en Écosse!

Les dernières volontés de Heather McFerguson
Sylvie Wojcik
Éditions Arléa
Roman
152 p., 17 €
EAN 9782363083302
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Écosse, du côté d’Inverness et Applecross. On y évoque aussi Édimbourg et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un jour, Aloïs, libraire à Paris, reçoit la lettre d’un notaire d’Inverness lui annonçant qu’une inconnue, Heather McFerguson, lui lègue sa maison dans le village d’Applecross. Qui est cette femme, dont Aloïs n’a jamais entendu parler et surtout pourquoi fait-elle de lui son héritier universel ? Après avoir hésité, il accepte et se rend en Ecosse pour essayer d’élucider ce mystère. Là-bas, dans ces paysages faits d’eau, de pierres et de lumière, il ressent ce sentiment si étrange d’avoir trouvé sa place. Tout, absolument tout l’attire dans ce pays inconnu. Il y rencontrera des personnes qui, avec leur part d’ombre et de lumière, l’aideront, chacune à sa manière, à comprendre la raison de sa présence. Commence alors pour Aloïs un long chemin de questionnements où, peu à peu, se dessinera une part de son histoire familiale. Il sera question de hasard, d’audace et de renoncement, de choix, de promesses tenues ou non, de silence et de secrets. Les paysages d’Ecosse, omniprésents, grandioses et purs, qui gardent la trace de ceux qui passent et veillent sur eux, dévoileront la fuite, le déchirement entre passion et raison, fidélité et abandon.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« En sortant de l’étude du notaire à Inverness, Aloïs rejoint immédiatement sa voiture. Si vous voulez y aller dès aujourd’hui, tâchez d’arriver avant la nuit. La route n’est pas évidente, lui a confié l’homme serré dans son costume trois pièces, avant de refermer la porte capitonnée de son bureau.
Après le pont de fer au-dessus de la rivière Ness, Aloïs entre dans le vif du paysage: un vallonnement de lande à perte de vue sous un ciel dessiné au couteau. Il quitte la route principale pour suivre une voie unique, bordée de traits blancs, avec des espaces de croisement sur le côté tels les renflements d’une veine.
La visibilité est réduite. Chaque tournant pourrait être un tremplin vers le vide. Aloïs serre à droite. Non, à gauche. Ici on roule à gauche.
Ses repères sont bouleversés. L’essentiel est de garder le cap.
Aloïs ne croise personne, ce qui le rassure et l’inquiète à la fois. Il a hâte d’arriver. La route tourne et grimpe jusqu’à un plateau surplombant la baie. Il s’arrête et relâche ses bras qui s’étaient crispés sur le volant. La lumière du soir s’est déposée par cristaux en contrebas, à la surface de l’eau. Mer, lac, fjord? Il ne sait pas très bien. Il y a l’eau, il y a la terre, la terre percée d’eau ou la mer recouverte d’îlots, il ne saurait dire. Tout cela l’attire mais ne lui rappelle rien, ne lui parle pas. Seul le vent qui s’engouffre dans son caban lui souffle de continuer sa route. La Fiat 500 rouge, louée ce matin à l’aéroport d’Édimbourg, descend prudemment vers la baie d’Applecross.
Le cœur du village est une rue bordée de maisons blanches, tapies les unes contre les autres, comme rejetées d’un bloc par la marée, Aloïs arrive avec le crépuscule. C’est la dernière maison, lui a dit le notaire, avec un ancien fumoir à saumon à l’arrière. À quoi peut bien ressembler un fumoir à saumon? Il n’en a aucune idée.
Il s’engage doucement dans la rue jusqu’au pub. L’endroit est animé. Les vitres sont couvertes de buée. Quelques personnes fument devant la porte, d’autres discutent dans la rue. Aloïs est obligé de s’arrêter. Les gens s’écartent lentement en faisant un signe de la main. Par la porte ouverte, il discerne des voix fortes et des verres qui s’entrechoquent. Bientôt des notes échappées de cordes pincées émergent du brouhaha. Les voix si inégales quand elles parlaient, avec le chant ne font qu’une. Aloïs reste là quelques secondes avant de poursuivre son chemin.
Il y a de la lumière à l’intérieur et des bottes en caoutchouc sur le paillasson. Il a dû se tromper. C’est pourtant bien la dernière maison. Il cherche une sonnette et ne trouve qu’un heurtoir à mi-hauteur de la porte, une main effilée en bois dur qu’il n’ose pas toucher, mais déjà la porte s’ouvre. Une femme emmitouflée dans un châle à franges trop grand pour elle lui fait signe d’entrer.
Elle s’appelle Eileen et était la meilleure amie de l’ancienne propriétaire, Heather McFerguson. C’est elle qui a entretenu la maison depuis le départ de Heather. Le notaire lui avait demandé d’être là aujourd’hui. Depuis ce matin, elle attend, mettant encore de l’ordre par endroits.
— Heather était tellement méticuleuse, s’empresse-t-elle d’ajouter. Elle n’aurait pas souhaité que sa maison soit laissée à l’abandon, même si, à la fin, la pauvre ne s’en préoccupait plus. Elle ne pouvait même plus dire où elle habitait. C’est triste. Vous avez acheté la maison avec le mobilier, je crois ?
Acheté? Aloïs croit avoir mal compris. Pourtant les paroles d’Eileen sont parfaitement claires malgré son accent. Non, cette maison, il ne l’a pas achetée. Elle semble l’ignorer et c’est certainement mieux ainsi. D’ailleurs, personne n’avait prévenu Aloïs de la présence de cette femme. Il ne s’en offusque pas, il est juste un peu surpris.
— Oui, bien sûr, j’ai tout acheté.
— Alors, je vous montre. Mais avant, vous prendrez bien une tasse de thé?
Aloïs a hâte d’être seul mais il lui est impossible de refuser. Il comprendra vite qu’ici personne n’entreprend jamais rien d’important avant de boire une généreuse tasse de thé. Un thé fort, adouci par un nuage de lait frais, entier.
Après lui avoir signalé plusieurs défauts de la maison, le chauffe-eau qui siffle, la fenêtre de la chambre qui ferme mal, le portillon qui grince, Eileen se décide enfin à prendre congé. S’il a besoin de quoi que ce soit, qu’il n’hésite pas à venir la voir. Elle tient l’épicerie du village.
— Ah, j’oubliais. Voici ma clé, dit Eileen, hésitante, pensant peut-être qu’Aloïs lui proposerait de la garder.
— Merci. La clé d’Eileen serrée au creux de la main, il reste quelques minutes adossé à la porte d’entrée, observant l’intérieur de la maison.

«Selon les dernières volontés de Miss Heather Margaret Jane McFerguson…» Heather Margaret Jane McFerguson. Combien de fois avait-il prononcé, à haute voix ou en lui-même, ce nom inconnu, cette suite de sons qu’il trouvait harmonieuse mais qui n’éveillait rien en lui? Chaque soir avant de s’endormir, il se répétait: Heather Margaret Jane McFerguson, Applecross, pour essayer de faire ressurgir ne serait-ce que l’esquisse d’un souvenir. Il l’avait même prononcé dans son sommeil. C’est ce que lui avait dit Anne lorsqu’elle était venue chercher ses cartons et qu’ils avaient dormi sous le même toit pour la dernière fois. Mais trop impatiente de partir et absorbée par sa nouvelle vie, elle n’avait fait aucun cas de ces paroles, ni posé aucune question.
Une fois seul pour de bon, un lundi après-midi, Aloïs ferma la librairie et, dans l’arrière-boutique, il relut avec attention la lettre venue d’Écosse. Qui pouvait bien être cette femme? Applecross, Highlands, Écosse, où était-ce exactement? Aloïs ne connaissait personne dans ce pays. Il avait cru d’abord à une erreur mais son état civil, décliné dans les documents, était en tous points exact: Aloïs François Marie Delcos, né le 11 juillet 1969 à Paris, VIe.
Il se récita quelques phrases toutes faites en anglais, piochées dans un vieux Harrap’s, et après maintes répétitions et hésitations, se résolut à téléphoner à Inverness. Le notaire lui expliqua la situation dans un français impeccable. La défunte lui avait dicté son testament environ deux ans avant son décès. Elle était venue seule, avec toutes les informations en tête concernant son héritier. Avec clarté et détachement, le notaire expliqua à Aloïs qu’il pouvait refuser l’héritage sans donner de motif, par simple lettre recommandée. Il disposait d’un délai légal d’un mois avant de se décider. Aloïs essaya d’obtenir quelques informations sur cette femme, mais le notaire lui répéta ce qui figurait déjà dans le courrier : nom, adresse, date et lieu de naissance. Il ajouta qu’elle était décédée à «l’entité spécialisée» de l’hôpital d’Inverness, qu’elle avait toujours vécu à Applecross, dans cette maison qu’elle lui léguait et qu’elle tenait de ses parents. Elle était célibataire, n’avait ni frère ni sœur, ni aucune autre descendance. Sur le formulaire officiel du testament, elle avait certifié sur l’honneur n’avoir aucun lien de parenté avec Aloïs. D’après les recherches généalogiques d’usage, elle n’en avait pas non plus avec quiconque encore de ce monde. Toutes ces informations figureraient sur l’acte de succession qui lui serait remis s’il acceptait le legs. C’est tout ce que le notaire avait à lui dire. Il avait exclusivement pour rôle de faire appliquer le droit et de respecter la volonté de ses clients, pas de fouiller dans leur passé. Aloïs aurait voulu lui demander si elle lui avait parlé de lui mais il sentit bien qu’il n’obtiendrait rien de plus de cet homme si attaché à son devoir. Il lui dit poliment qu’il allait réfléchir. Le soir même, dans son appartement, Aloïs ouvrit l’ancienne malle de voyage où il conservait les quelques objets qui lui restaient de ses parents. Sous les coussins en soie élimés, il sortit le Polaroïd et la caméra Super 8 de son père, les paquets de lettres et de cartes postales serrées par des élastiques et les boîtes à chapeau de sa grand-mère maternelle, remplies de photos en noir et blanc. Il explora la malle de fond en comble et relut chacune des lettres, à la recherche d’une photo, d’un mot, d’un signe ou d’une allusion à cette femme ou à ce pays. Il y passa la nuit, la suivante et encore la suivante. Parce que la nuit, pensait-il, serait plus propice à révéler les secrets. Mais ces nuits-là le laissèrent dans les ténèbres les plus profondes. Pas un début d’explication. Rien, à part des anecdotes qu’il connaissait déjà et qui l’avaient toujours ennuyé. Rien d’Écosse ni d’Applecross, rien de Heather ni de Margaret, ni de Jane, ni de McFerguson. Il replaça le tout dans la malle, à l’exception de l’album photo de son enfance et de quelques livres de sa jeunesse qu’il fut heureux de retrouver.
L’album recouvert de cuir peint avait été confectionné par sa mère, restauratrice de livres. À l’intérieur, elle avait inséré des photos de son fils. Les photos classiques d’un jeune enfant, entouré et choyé: premier sourire, premier anniversaire, premier Noël, premières vacances à la mer. Aloïs les connaissait par cœur mais, ce soir, il avait l’impression de les regarder pour la première fois. Il s’attachait aux détails, surtout aux visages et aux expressions. Il observait son enfance avec recul et, peu à peu, avec effroi. Était-il vraiment un des leurs?
Parmi les livres sortis de La malle, il mit la main avec émotion sur Le Seigneur des anneaux de Tolkien, version illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue: la Terre du Milieu. Un livre qu’il avait lu tant de fois pendant ses jeunes années et qu’il n’avait pas touché depuis. Un monde où, adolescent, il s’était si souvent retranché. Il dépoussiéra délicatement la couverture et, assis sur son lit, il l’ouvrit et entra chez les Elfes et les Hobbits, dans des lieux qui le fascinaient et l’effrayaient à la fois. Il entama une nouvelle lecture de son Seigneur des anneaux jusqu’à tard dans la nuit et ne pensa plus au reste.
Quelques jours plus tard, il rappela le notaire d’Inverness pour lui dire qu’il acceptait l’héritage. »

Extrait
« Elle a peut-être connu tous ces gens, se dit-il. Ce sont peut-être son frère, son père, son cousin. Et elle, comment était-elle? Grande ou petite? Mince ou un peu forte ? Avait-elle un visage long et anguleux ou plutôt arrondi? Il n’a pas de photo d’elle. S’il en avait une, même floue, il la reconnaîtrait peut-être ou au moins il pourrait se faire une idée d’elle. Pour cela, il faudrait chercher, ouvrir les tiroirs et les armoires, mais en a-t-il le droit? Il a hérité de sa maison, pas de son intimité. Malgré le sentiment de familiarité qu’il éprouve depuis son arrivée, il ne peut se résoudre à explorer les lieux. Elle a forcément laissé une indication quelque part, une explication du pourquoi. Pourquoi lui? À Paris, personne n’a pu l’aider, ni les généalogistes, ni les détectives, ni les spécialistes en héritage. Ils sont tous formels: il n’a aucun lien de parenté avec cette femme. Mais ces photos au mur veulent lui dire quelque chose. » p. 23

À propos de l’auteur
WOJCIK_sylvie_DRSylvie Wojcik © Photo DR

Sylvie Wojcik est née en Bourgogne en 1968. Après des études de langues, allemand et anglais, à l’université de Lyon, puis à Paris, elle vit aujourd’hui à Strasbourg, où elle est traductrice dans les domaines scientifiques et juridiques. Elle écrit depuis plusieurs années des journaux, textes courts, contes et nouvelles, et a publié en 2020 un premier roman Le Chemin de Santa Lucia (éditions Vibration). Deux autres suivront: Les Narcisses blancs (2021) et Les dernières volontés de Heather McFerguson (2023). (Source: Éditions Arléa)

Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lesdernieresvolontesdeheathermcferguson #SylvieWojcik #editionsarlea #hcdahlem
#roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #VendrediLecture #ecosse #secretsdefamille #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookworm
#bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Les Contemplées

HILLIER_les_contemplees RL_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Arrêtée par la police, la narratrice est incarcérée à la Manouba, la prison pour femmes de Tunis. C’est pour elle le début d’un calvaire, les conditions de détention étant très difficiles. Mais c’est aussi la découverte d’un monde où l’humanité et la dignité parviennent à se faire une place dans cette cellule surpeuplée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Derrière les murs de la Manouba

Pauline Hillier a fait partie des Femen. C’est lors d’une action de protestation en 2013 qu’elle a été arrêtée et incarcérée dans la prison de femmes de Tunis, la Manouba. Une expérience qu’elle relate dans ce roman bouleversant.

Quand on se retrouve isolée du monde, dans une cellule surpeuplée et proche de l’insalubrité, alors la moindre petite attention est bonne à prendre. Pour la narratrice, brutalement jetée dans cet univers carcéral, la possibilité de conserver un livre est une bénédiction. Cet exemplaire des Contemplations de Victor Hugo va très vite devenir un viatique lui permettant de ne pas sombrer. Mieux, c’est dans les marges et dans les espaces encore vierges qu’elle pourra prendre des notes, raconter son vécu et rassembler la matière de ce qui deviendra Les Contemplées en hommage à l’auteur des Misérables.
Si ce n’est qu’en toute fin de volume que Pauline Hillier expliquera ce qui l’a conduite dans cette cellule en 2013, on sent bien qu’elle n’a rien oublié de son séjour, des premières minutes à celles de sa libération. Il faut dire que cette expérience ne peut que marquer fortement ceux qui la subissent. La violence y est omniprésente, d’abord assénée par ceux qui sont censés faire respecter la loi, les gardiens et le personnel administratif jusqu’à la directrice qui n’a pas trouvée meilleur moyen pour se hisser au rang de ses collègues masculins que d’être encore plus sévère et plus tyrannique qu’eux. Elle fait de sa «machine carcérale» un concentré d’inhumanité et encourage les gardiennes à la sévérité, pour ne pas dire la brutalité. On comprend alors la détresse de la Française jetée dans une cellule qui répond à ses propres règles, avec des détenues plus ou moins dangereuses et dont elle ne comprend pas la langue. Les policiers l’avaient du reste prévenue, c’est bien l’enfer qui l’attend.
Mais la peur n’est pas la meilleure conseillère. Pour pouvoir tenir, elle se rend bien compte qu’elle doit faire profil bas et essayer de se fondre dans la masse, voire à se trouver des alliées.
Mais c’est presque par hasard qu’elle va trouver le moyen de gagner sa place et même de jouir d’un statut particulier. En prenant la main d’une codétenue et en lui expliquant ses lignes de vie, elle va s’improviser chiromancienne. Ce faisant, elle fait rentrer de l’humanité – voire de la sensualité – dans ce monde où le libre-arbitre et la force font loi. Prendre la main d’une prisonnière n’est alors plus un geste anodin, mais le début d’une histoire. De confidence en confidence, on va voir se déployer les histoires individuelles, découvrir Hafida, Samira, Fazia, Boutheina et les autres. Alors, il n’est plus question de crimes et délits, mais de solidarité et de sororité. Alors on soutient une femme enceinte, on compatit à la tragique histoire de cette femme violée que son père tout comme la police préfère ne pas croire et qui va finir incarcérée, accusée du meurtre de son agresseur. Ou encore de cette autre détenue, coupable de ne pas avoir été en mesure de donner un héritier mâle à son mari. Miroir inversé d’une société qui a érigé le patriarcat en système absolu que le dévoiement de la religion accentue encore, La Manouba devient alors le creuset d’un combat souterrain, d’une humanité qui défie la violence. Alors un carré de chocolat, un bout de savon, un pas de danse, quelques secondes passées sous la douche ou encore quelques pas en plein air deviennent les symboles de la résilience, du refus de l’obscurantisme.
Si le récit de Pauline Hillier est aussi bouleversant, c’est parce qu’il donne à cette tranche d’autobiographie une valeur universelle. En entrant avec elle dans cette prison et en partageant son quotidien, c’est bien contre l’injustice et l’absolu d’un pouvoir dévoyé que l’on s’élève. Avec la force d’un Midnight express féminin, l’ex-militante Femen trouve dans l’écriture le moyen de poursuivre un combat qui, s’il est loin d’être gagné, fera bouger les lignes ou, au moins soutenir ces femmes détenues qui retrouvent ici un visage. Car, comme l’écrivait justement Victor Hugo dans les Contemplations…
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;
Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.

Les Contemplées
Pauline Hillier
Éditions La Manufacture de livres
Roman
204 p., 18,90 euros
EAN 9782358879415
Paru le 8/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans une prison de Tunis. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule en 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’issue d’une manifestation à Tunis, une jeune française est arrêtée et conduite à La Manouba, la prison pour femmes. Entre ces murs, c’est un nouvel ordre du monde qu’elle découvre, des règles qui lui sont dictées dans une langue qu’elle ne comprend pas. Au sein du Pavillon D, cellule qu’elle partage avec vingt-huit codétenues, elle n’a pu garder avec elle qu’un livre, Les Contemplations de Victor Hugo. Des poèmes pour se rattacher à quelque chose, une fenêtre pour s’enfuir. Mais bientôt, dans les marges de ce livre, la jeune femme commence à écrire une autre histoire. Celle des tueuses, des voleuses, des victimes d’erreurs judiciaires qui partagent son quotidien, lui offrent leurs regards, leurs sourires et lui apprennent à rester digne quoi qu’il arrive.
Vibrant d’humanité, Les Contemplées, roman autobiographique enflammé, nous livre l’incroyable portrait d’un groupe de femmes unies face à l’injustice des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le JDD (Karine Lajon)
France Culture (Le cours de l’histoire)
Blog Ju lit les mots
Blog Vagabondage autour de soi
Blog de Christophe Gelé
Blog de Philippe Poisson
Blog Médiapart (Hedy Belhassine)


Pauline Hillier présente son roman Les Contemplées à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Il est vingt heures, le soleil se couche sur Tunis. Dans la voiture, un flic me met en garde : là où je vais ça ne va pas être facile, il va falloir rester sur mes gardes et me méfier de tout le monde. Je ne sais pas où l’on me conduit, personne ne m’a expliqué. Des gens ont parlé en arabe autour de moi toute la journée, des officiers de police ont passé des coups de fil, d’autres m’ont observée gravement pendant de longues minutes avant de pousser de grands soupirs, une avocate a fait un passage éclair, toute en sueur, l’air affolé, une pile de dossiers sous le bras et des lunettes de soleil sur la tête, m’assurant qu’elle ferait tout son possible pour me sortir de là, mais personne ne m’a exposé le programme. Ça a eu l’air de leur sembler évident. Pourtant, plus les heures passent et plus rien pour moi ne l’est. Mon cerveau colle en vrac des images sur les mots que le flic prononce : « Il y a des tueuses. Il faut faire attention. Il ne faut pas leur faire confiance. Elles te dépouilleront, elles te frapperont, ou même pire. Il y a des folles là-bas. » Je serre les dents. Je sais qu’il veut me faire peur. Il guette ma réaction dans le rétroviseur mais j’évite soigneusement son regard. Je ne veux pas lui donner satisfaction. Je joue la fille qui en a vu d’autres, moi qui en ai vu si peu pourtant. Je scrute le paysage par la fenêtre en essayant de recueillir un maximum d’informations. Les rues défilent dans la pénombre. Des automobilistes, des motards et des piétons sont emportés par leurs trajets quotidiens, l’air concentré ou absent. Quelques arbres sans feuilles et recouverts de poussière tremblent au passage des camions. Un chien errant lève la patte contre un tronc puis repart en trottinant. Devant une épicerie une bande de pigeons a pris d’assaut un sac de semoule éventré, un homme sort les bras en l’air pour les chasser. Nous poursuivons notre course. Les passants se font plus rares. Je guette les panneaux pour tenter de localiser l’endroit où nous allons, mais la plupart sont en arabe. Les rues se ressemblent et la ville devient vite un labyrinthe dans lequel le chauffeur semble tourner volontairement en rond pour me perdre. Comme si je n’étais pas déjà assez paumée.
Voilà des heures qu’on me trimballe d’un endroit à l’autre. Mes poignets menottés passent de mains en mains, les mains me traînent de lieu en lieu. On me crie des choses en arabe sans prendre la peine de les traduire. On tire sur ma laisse comme sur celle d’un animal apeuré. La pénombre est partout à présent, elle enveloppe les silhouettes, se répand dans les rues, entre dans la voiture, m’écrase contre le siège en cuir, pénètre ma gorge et mes oreilles, me gagne tout entière. Après des kilomètres de façades, la voiture de police ralentit enfin, passe sous un imposant fronton et s’engouffre dans un couloir sombre. « Bienvenue à la Geôle », me lâche le conducteur dans un rire moqueur. Un frisson me saisit tandis que la voiture s’enfonce dans la gueule béante du monstre. Les portes se referment sur moi en un boucan sinistre, grilles qui s’entrechoquent, gonds rouillés qui grincent, lourdes chaînes qu’on attache. Cette fois ça y est, le système carcéral vient de m’engloutir. Il n’a fait qu’une bouchée de moi. Je déglutis en même temps que lui, une énorme boule dans ma gorge.
Le flic gare la voiture mais je n’ai plus franchement envie d’en sortir. Il descend, ouvre ma portière et m’attrape par le coude. La suite du trajet se fait à pied. Toujours menottée, je suis escortée par deux officiers le long d’un chemin en terre battue. J’en profite pour repérer un peu les lieux. Un imposant mur d’enceinte surplombé de fils barbelés nous coupe du monde. Au bout du chemin, la silhouette lugubre d’un bâtiment en béton se détache. Sur la droite, une cour grillagée enferme plusieurs dizaines d’hommes, jeunes pour la plupart, pieds nus dans la poussière. Ils s’agglutinent le long du grillage pour lorgner la curiosité qui débarque, cherchent mon regard sans toutefois oser m’interpeller. Des gardiens les surveillent de loin d’un œil menaçant, matraque à la ceinture. De l’autre côté sur ma gauche, un groupe patiente en file indienne devant un homme accroupi qui leur distribue de la nourriture. Une louche de bouillie rouge jetée dans un cul de bouteille en plastique, et au suivant. Mon estomac se noue à l’idée de prendre ici mon prochain repas. Mais je n’ai pas le temps d’y penser davantage car les policiers me poussent dans le dos pour que j’accélère le pas. Nous parvenons jusqu’à l’entrée du bâtiment, grimpons les trois marches en ciment du perron puis pénétrons à l’intérieur. Un halo verdâtre enveloppe la pièce. Verts les murs, vert le sol, verts les meubles, verts les gens, vert l’air qu’on respire. Je deviens verte moi aussi, sitôt entrée, saisie à la gorge par une puissante odeur d’égouts et de corps sales. Un épais comptoir de bois traverse le hall principal. Massif, on le croirait taillé d’un seul bloc, tout comme l’homme au guichet avec lequel mon escorte entame la discussion. Ce père fouettard doit bien faire dans les cent kilos. Derrière lui les longues étagères en bois sont vides, si ce n’est l’épaisse couche de poussière ocre qui recouvre les planches. Le seul objet que je remarque est un énorme registre. On me place dos au mur et on m’ordonne de ne pas bouger. Le temps passe. Des gardiens, en pantalon noir et chemise beige, matraques, menottes et clés à la ceinture, déambulent d’un couloir à l’autre. Ils sont gras, suants et effrayants. La seule femme de la bande ne détonne pas, bien que sa démarche boiteuse et son regard bigleux lui donnent un côté cartoon assez comique. Elle s’approche de moi, caresse une mèche de mes cheveux, et m’assène un gros sourire dégueulasse encore plus glaçant qu’un mauvais regard, avant que des détenus l’interpellent du fond du couloir. Elle repart en claudiquant comme une oie, les pieds en dedans et le pas saccadé. Je me penche discrètement pour essayer de voir les cellules, à gauche, puis à droite, sans parvenir à distinguer grand-chose hormis des enfilades de barreaux à la peinture écaillée. À intervalles réguliers des colonnes de détenus passent devant moi. Ils ont des mines patibulaires : menaçantes, hébétées ou brisées de fatigue. Ils sont sales, débraillés, pieds nus et beaucoup d’entre eux ont des cicatrices ou des plaies récentes sur le visage. Il y a des adolescents aussi. Slumdogs misérables qui passent et repassent une serpillière ou un balai à la main. Ils servent de larbins aux gardiens qui les sifflent et leur gueulent des ordres. Ils obéissent, tête penchée, comme de pauvres petits forçats. Sur le sol je remarque à plusieurs endroits des taches de sang frais. Des scénarios sordides me passent par la tête. Je me concentre pour ne pas paniquer et pour parer à toutes les éventualités. Au milieu de ma gueule déconfite deux pupilles s’allument, noires et brillantes. Mes poings se serrent, mes muscles se tendent, pour la première fois de ma vie je me prépare à me battre. Mes mains sont prêtes à taper n’importe où, n’importe comment, à s’agiter dans les airs, à se balancer de gauche à droite, comme elles le pourront. J’ai la sensation assez nouvelle de devoir défendre ma peau. Je ne sais pas du tout comment m’y prendre mais je taperai dans le tas s’il le faut. Pourtant pour l’heure il n’y a guère que mes pensées angoissées et quelques mouches opiniâtres qui m’assaillent. Est-ce que je perds déjà la boule ? Prisonnière depuis quelques heures et déjà en roue libre. La vraie bagarre a en fait lieu à l’intérieur de mon crâne, la peur et la raison se livrent un terrible round. Au loin j’entends des voix de femmes qui appellent. De temps en temps un gardien répond à leurs demandes, ici de l’eau, là du feu. Je suis terrorisée à l’idée de me retrouver en cellule avec elles. Je les imagine aussi effrayantes que leurs alter ego masculins. Je ne veux pas passer la nuit avec elles. Je préférerais encore être mise à l’isolement. Je veux parler à un avocat, à l’ambassade, à quelqu’un qui pourrait répondre à mes questions, m’expliquer ce qui m’arrive. Je suis tombée au fond d’un puits mais aucune mission sauvetage ne semble se mettre en branle pour me tirer de là.
Même les deux flics qui m’ont accompagnée me faussent compagnie. La paperasse remplie ils prennent congé du tenancier sans même me jeter un regard. Ils redescendent l’allée centrale, remontent dans leur voiture, repassent sous le fronton, roulent dans les rues de la ville, arrivent au commissariat, garent leur voiture, montent les escaliers, dévissent leur casquette, se recoiffent avec leurs mains, retirent leur uniforme, remettent au clou leurs menottes, allument une cigarette et rentrent à la maison. Je voudrais qu’ils m’emmènent. À la maison. Je voudrais être sur le canapé lovée entre leurs femmes et eux pendant que le repas mijote. À la maison. Je voudrais enfiler leur pyjama et me coucher dans leur lit douillet. À la maison. Je voudrais être n’importe où mais pas ici. Je ne veux pas rester. Je me sens comme une enfant abandonnée un premier jour d’école. Une école de film d’horreur. Le bureau du maître en face de moi est énorme, son cahier d’appel démesuré, et moi toute petite, de plus en plus petite, et déjà mise au coin. Mais au pied du mur il n’y a pas de trou de souris par lequel m’enfuir. L’ogresse boiteuse revient vers moi. Elle attrape mes poignets sans ménagement et les libère de leurs menottes. Puis ses doigts de géante se referment autour de mon biceps et elle me tire vers elle. Ça y est, elle m’emporte dans son antre pour me dévorer. Je panique, les battements de mon cœur s’accélèrent, mon ventre se tord, je suis à deux doigts de crier à l’aide. Mais finalement rien ne se passe, à peine quelques mètres plus loin elle dégaine son trousseau de clefs, ouvre une grille et me pousse à l’intérieur. Je découvre mon auberge pour la nuit. Elle est déjà pleine à craquer. Ici je ne sais pas si c’est bon signe. Dès que je pénètre dans la pièce les mises en garde menaçantes du flic remontent à la surface : « Des tueuses. Des folles. Te dépouilleront. Te frapperont. Ou même pire. » C’est quoi pire ? Elles ne peuvent quand même pas me tuer ? Elles n’ont pas le droit. Et de qui dois-je me méfier au juste ? Des gardiennes ? Des détenues ? Des jeunes ? Des vieilles ? De celles qui sourient ou de celles qui restent dans leur coin ? De celles qui ont l’air sûres d’elles ou des discrètes ? Je les dévisage une à une pour tenter de repérer les tueuses, les psychopathes, les violeuses, les mangeuses de bébés. Mille horreurs me passent par la tête. Des images confuses sur la prison me reviennent en mémoire. J’essaye de me souvenir, ça pourrait servir. Je me remémore ce film, l’histoire d’une Américaine emprisonnée à tort pour trafic de drogues. Est-ce qu’on la frappait et la dépouillait ? Est-ce qu’on la violait ? Est-ce que de vieilles détenues la tripotaient sous la douche ? Je ne me souviens plus. Je suis épuisée. Je voudrais dormir mais que m’arrivera-t-il si je ferme les yeux ? Alors je reste à l’affût, le doigt sur la détente. Quelque chose s’est enclenché à l’intérieur de moi. Couteau aux dents, je suis prête à l’affrontement. À l’intérieur de mon crâne un petit coach s’agite. Il fait les cent pas et essaye de se montrer rassurant : « Ça va aller ma grande, tu sais te battre. S’il faut te défendre tu le feras, tu en es capable. Ne montre pas que tu as peur. Elles ne sont pas plus fortes que toi. Tu sais comment frapper. Aux endroits stratégiques, tu te souviens ? Mais si ! On avait fait un cours de self-défense. Tu vas te souvenir, fais un effort ça va revenir. Le nez, oui c’est bien ! Par en dessous voilà. Et le menton ? Par au-dessus bravo ! Des coups nets et précis pour leur montrer que tu sais y faire. Tiens-toi prête. Elles vont voir à qui elles ont affaire. Tu n’as pas peur d’elles, tu n’as peur de rien ! » Je m’accroupis en vitesse contre le premier mur que je trouve histoire de me faire oublier. Le petit coach dans ma tête continue son speech « C’est un genre de Koh-Lanta tu vois. Sans plage ni cocotiers d’accord, mais l’objectif est le même : boire, manger, faire les bonnes alliances, gagner des épreuves de survie et des jeux de conforts, vivre quoi. Tout va se jouer très vite, il faut mettre en place ta stratégie ». Je suis tellement absorbée dans ces pensées survivalistes que je ne prête pas attention à l’autre petit coach, le raisonnable, celui qui pense que le flic a sûrement dit ça pour me faire peur, celui qui passe sa main fraîche sur mon front brûlant pour me calmer et qui chuchote à mon oreille « ne tombe pas dans la parano, respire profondément, essaye de dormir un peu ». Je l’entends mais je ne l’écoute plus depuis longtemps. Les pensionnaires ont pourtant l’air plus misérable que dangereux. Leurs visages sont fermés mais elles n’ont pas de balafres sur les joues. Leurs vêtements sont sales et froissés, leurs cheveux emmêlés, et toutes semblent exténuées. La boiteuse bigleuse me jette une bouteille d’eau, une couverture et un tapis de sol puis referme la grille. La pièce doit faire dans les vingt mètres carrés. C’est une boîte vide et nue, refermée par un mur de barreaux. Où que je sois dans la pièce je peux voir et être vue par le gardien au comptoir ce qui me rassure beaucoup. Je suppose qu’il me protégera en cas d’attaque. Ou plutôt j’espère, que la violence ne viendra pas de lui, d’eux tous qui rôdent dans les couloirs et me reluquent à chacun de leur passage, l’œil lubrique et affamé.
Nous sommes une bonne trentaine dans la cellule, des vieilles, des jeunes et même un bébé d’à peine un an qui titube en chaussettes sur les tapis. La puanteur y est insoutenable. Un mélange de pisse, de merde, de sueur et de crasse. Dans ce pot-pourri je ne parviens même plus à identifier la nature et l’origine des effluves. Je ne saurais dire si l’odeur de pisse qui me pique le nez vient des toilettes à ma gauche, de la paillasse sous moi, des jupes de la petite vieille qui tremblote à ma droite, ou du pyjama souillé du bébé. Pauvre petit gosse. Est-ce qu’il se souviendra de sa détention juvénile ? Est-ce que ces visages désolés imprégneront sa mémoire ? Est-ce qu’il sait qu’il est enfermé ? Est-ce qu’il comprend que tout ça n’est pas normal ? Combien sont-elles dans cette pièce qui, comme lui, n’ont rien à faire là ?
J’ai pu voir lors de mon passage au commissariat comme on jetait sans façon les prévenues en prison. Je n’avais pourtant rien d’une criminelle. Mais pourquoi se fatiguer ? En attendant de savoir, allez hop tout le monde au cachot. Même les vieilles, même les adolescentes, même les mères, même les petits gosses en pyjama. Alors on les souille les pyjamas. Dans cette saleté ambiante à quoi bon se retenir ? D’ailleurs je me souillerais bien moi aussi. Qu’est-ce que ça changerait ? Je refuse d’aller aux toilettes, des latrines sommaires dans un coin de la pièce, à peine dissimulées par un muret à mi-hauteur et sans autre système d’évacuation qu’un broc en plastique. J’ai peur de ce que j’y verrais, peur des cafards, peur des merdes, peur des cafards sur les merdes. Mais leur odeur est partout sur moi, sur ma peau, sur mes cheveux, dans mes vêtements et dans ma bouche. Je ferme ma veste jusqu’en haut et coince mes mains dans mes manches, je rentre à l’intérieur de moi-même comme un escargot dans sa coquille puis je me roule en boule sur mon tapis et remonte mon coude sous ma joue. La nuit est tombée, il fait frais à présent. Une vieille sanglote en secouant la tête et en déclamant des vers misérables. Est-ce qu’elle prie ? Est-ce qu’elle se lamente sur ce qui lui est arrivé ? Je voudrais la consoler. Non, ça n’est pas vrai, je voudrais qu’elle arrête de pleurer, je voudrais qu’elle se taise, je voudrais qu’elles la ferment toutes, je voudrais le silence, je voudrais qu’elles dorment, je voudrais être la seule éveillée dans la pièce, je voudrais la vision rassurante d’une masse ronflante et inoffensive. Je me méfie surtout des plus jeunes et ne les quitte pas des yeux. Elles ont formé un petit cercle et font tourner des cigarettes, en en allumant toujours une avant que l’autre ne s’éteigne, de sorte que le feu ne se perde jamais. Elles ne m’ont adressé la parole que pour m’en demander. Elles se moquent pas mal du reste, de qui je suis, de comment je vais. Elles seraient curieuses à la rigueur de savoir ce qui m’a conduite dans ce trou, mais elles sont trop fourbues de froid et de tristesse pour trouver, en français, les mots pour m’interroger. J’observe leurs mains aux ongles sales attraper la cigarette, la porter à leur bouche et la passer à leur voisine. Quels tours de passe-passe ces mains ont-elles joué ? Quels sont leurs talents cachés ? Savent-elles voler, frapper ou tuer ? Savent-elles crocheter les serrures? Faire disparaître des cadavres ? Qui sont ces femmes dont je partage la chambre et la peine ? »

Extraits
« En tailleur sur mon lit, je me lance pour commencer un petit inventaire des objets en ma possession. Des pantoufles, une chemise à fleurs, un pantalon XXL, deux culottes, un soutien-gorge déchiré sans baleines, une brosse à dents, une assiette, un stylo et un livre de voyage. J’étale tous mes biens devant moi, comme après une séance de shopping. Ça n’est pas Byzance, mais c’est mon trésor. Je comprends toutefois que quelques objets fondamentaux vont vite me faire défaut, comme des couverts, du papier toilette, du savon ou du dentifrice. J’ai pu observer ce matin que mes codétenues étaient bien équipées, brosses à cheveux, gel douche, shampoing, serviettes de toilettes, vêtements propres, c’est qu’il doit bien y avoir des solutions pour se procurer du matériel. » p. 40

« Toutes voulaient que je vienne m’asseoir près d’elles sur un seau, au pied d’une couchette ou en haut d’un lit superposé, pour une séance particulière, souvent généreusement rémunérée en cigarettes, morceaux de chocolat ou poignées de «glibettes», des graines de tournesol blanches et délicieusement salées, que les détenues achètent par sachets avec leurs coupons de cantine et grignotent à n’importe quelle heure de la journée. À tous les étages, les rideaux se tiraient pour assister au spectacle. La moindre de mes déclarations provoquait des cris, des rires, des interpellations bruyantes à travers la pièce ou des youyous. Si la Cabrane n’avait pas mis un terme aux festivités, je crois qu’elles auraient duré toute la nuit. » p. 53

« La Cabrane ne m’a plus adressé la parole depuis notre partie de dominos pourtant dans les jours qui suivent je vois mon quotidien s’améliorer comme par magie. Dès le lendemain matin, je comprends que le vent a tourné. » p. 85

« Je suis autorisée à aller pour la première fois à la promenade, un véritable événement dans un quotidien d’enfermement. La cour carrelée de cinquante mètres carrés n’est pas franchement propice à la randonnée mais j’en profite pour faire quelques longueurs entre les lignes de linge qui sèche. J’ai vraiment besoin de me dégourdir les jambes. Après des jours de confinement dans des pièces exiguës, allongée sur ma couchette la plupart du temps, les effets de l’immobilisme commencent à se faire sentir. Mes muscles sont ankylosés comme après un long voyage en train. La récréation ne dure qu’une dizaine de minutes mais chacune d’entre elles est savourée jusqu’à la dernière seconde. Rassérénée d’avoir pu prendre un peu l’air, revoir le ciel et sentir le vent sur ma peau, je supporte mieux le reste de la journée. Je l’occupe comme je peux, entre tâches quotidiennes, lecture et bavardages. Les filles me racontent leurs vies, me montrent des photos de leurs enfants, m’informent sur l’avancement de leur procès. Elles poursuivent mon éducation aussi, sur les mœurs de la prison, ses codes, son vocabulaire, ses lignes rouges et ses zones grises. Elles me racontent les couleurs de leurs campagnes, les odeurs de leurs jardins, le goût de leur cuisine, me vantent les beautés de leurs régions, des tapis de Kairouan aux poteries de Nabeul. Elles m’imprègnent de leur culture, me parlent leur langue et me l’apprennent. En immersion dans cet univers je fais rapidement des progrès et parviens de mieux en mieux à communiquer. Je glisse d’un bout à l’autre de la cellule, me faufile entre les lits, et deviens peu à peu louve parmi les louves, membre adoptée du pack. » p. 88

« À présent, mes vingt-sept codétenues ne me rendent plus visite qu’en des apparitions fugaces de fantômes. Certains jours je crois apercevoir la silhouette cambrée de Souad qui traverse la rue, le visage radieux d’Hafida derrière une poussette, le sourire éclatant de Fuite en terrasse d’un café, ou les mains tannées de Boutheina dans le métro, égrenant un chapelet. Dès que je les touche elles disparaissent, comme des bulles de savon. La nuit, les fantômes envahissent mes rêves. Je ferme les yeux et je suis de retour à la Manouba, mais mes camarades m’en veulent et refusent de m’adresser la parole. D’autres fois elles prennent les traits de nourrissons hurlant dans des petits berceaux de fer alignés dans une cave, ou de membres de ma famille (ma mère et ma sœur la plupart du temps) tambourinant contre une porte dont je n’ai pas la clé. Cependant, abstraction faite de ces visions éphémères dont je ne parle à personne, je me targue de m’être réconciliée avec cette période marquante de mon passé, et de l’avoir, comme on dit, « digérée »». p. 168

« J’ai écrit ce livre, pour que tout ne disparaisse pas à jamais sous la poussière. Le temps de quelques pages j’ai voulu faire exister celles qui avaient été injustement oubliées. Ce roman d’adieu est pour elles. Aux femmes de la Manouba. À toutes les prisonnières. Aux rejetées. Aux rebues. Aux innocentes. Aux coupables. À mes sœurs du Pavillon D, pour qui je n’ai pas eu le temps d’apprendre à dire au revoir. Besslama. » p. 180

À propos de l’auteur
HILLIER_Pauline_©Vincent_LoisonPauline Hillier © Photo Vincent Loison

Pauline Hillier est née en Vendée et écrit depuis l’adolescence. Après des études de gestion culturelle à Bordeaux et une expatriation à Barcelone, elle écrit son premier roman, À vivre couché, paru en 2014 aux éditions Onlit. Membre du mouvement international FEMEN de 2012 à 2018, elle participe à de nombreuses actions, en France comme à l’étranger. En 2013 elle est arrêtée à Tunis suite à une manifestation pour la libération d’une militante tunisienne. Son roman Les Contemplées lui a été inspiré par son séjour en prison. (Source: La manufacture de livres)

Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lescontemplees #PaulineHillier #lamanufacturedelivres #hcdahlem #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #prison #Tunisie #coupdecoeur #premierroman #roman #primoroman #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairieManifestation, Tunis, prison, incarcération, détention, femme, cellule, solidarité, sororité, codétenue, livre, lectures, Victor Hugo, poésie, tueuse, voleuse, victime, erreur judiciaire, dignité, libération, humanité, autobiographie, injustice, patriarcat, machisme, procès, tribunal, Tunisie,

Le roi nu-pieds

EPENOUX_le_roi_nu_pieds  RL_2023

En deux mots
Après avoir coupé les ponts avec son père, Niels débarque avec sa copine et son chien dans la maison familiale. Des retrouvailles qui vont vite devenir houleuses. Éric chasse son fils. Mais deux ans plus tard, il décide de lui rendre visite à Notre-Dame-des-Landes pour tenter de faire la paix.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le père, le fils et la ZAD

Avec ce nouveau roman François d’Epenoux raconte les difficiles relations entre un père et son fils. Autour de l’engagement écologique, il pose aussi la question des choix de vie et de notre avenir. Émouvant, riche, fort.

Éric passe des vacances avec sa mère, son épouse et leur fils dans la maison familiale de Lacanau-Océan lorsqu’il a la surprise de voir débarquer son fils aîné, zadiste installé à Notre-Dame-des-Landes.
Son arrivée est d’abord un soulagement, car Niels ne donnait plus guère de nouvelles et il avait fallu un reportage sur les opposants au projet d’aéroport pour pouvoir enfin le localiser. Comme sa copine Tania est sympathique et que son chien ne cause pas de gros dégâts, les premiers jours se passent plutôt bien. Mais l’incompréhension pour ce choix de vie et les vieilles rancœurs vont vite envenimer l’atmosphère.
Quand Niels a annoncé que Tania partait pour dix jours ramasser des melons et que lui restait à Lacanau avec son chien, Éric n’a pas pu se retenir de lui lancer une pique. Qui a appelé une réplique cinglante. Et toutes les tentatives pour calmer le père et son fils ne feront que cristalliser leurs positions jusqu’à l’esclandre final. Et voilà Niels à nouveau sur les routes…
Deux années passent alors durant lesquelles Éric va être victime de la violence économique. Licencié de l’agence de pub où il travaillait, il a beau essayer de rebondir mais il doit à chaque fois faire le douloureux constat que les quinquagénaires sont, sur ce créneau bien particulier, les victimes d’un système qui va toujours privilégier les jeunes sous-payés. C’est alors très vite la dégringolade vers la précarité. Jusqu’à ce jour d’août où il décide de tout plaquer et de partir à son tour pour Notre-Dame-des-Landes. Sur place, il est confronté à une ambiance, «mi-cathédrale mi-arche de Noé, mi-sanctuaire mi-camp de vacances». Mais cela semble lui convenir. «Après des mois d’asphyxie, je respirais enfin.»
Mais pour autant, parviendra-t-il à reconstruire une relation avec Niels? Est-il prêt à des concessions? C’est tout l’enjeu de la seconde partie du roman, riche en émotions mais aussi en questionnements sur nos choix de vie, sur l’urgence climatique et sur la terre que nous laisserons à nos enfants. En se concentrant sur l’expérience vécue par Éric, François d’Epenoux évite l’analyse et le manichéisme pour la sensualité, l’élan vital. Sentir le vrai goût d’une tomate est alors bien plus enrichissant que tous les discours militants. Comme dans ses précédents romans, il se sert d’une plume fluide teintée d’un humour léger pour dire cette relation père-fils où, derrière les conflits, l’amour n’est jamais très loin. Un petit bonheur qui donne envie de s’approprier cette culture différente, de s’engager et de partager. Et pour cela, il faut aller jusqu’à inverser les rôles. Et voilà le fils essayant de ré-éduquer son père, de le ramener à l’essentiel. Mais n’est-il pas déjà trop tard?

Le roi nu-pieds
François d’Epenoux
Éditions Anne Carrière
Roman
320 p., 19 €
EAN 9782380822687
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Lacanau ainsi qu’à Notre-Dame-des-Landes. On y évoque aussi Les Glénans, le Perche, Paris et Suresnes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À travers une relation père-fils conflictuelle, une réflexion très actuelle sur le défi de la transition écologique, les limites de la société consumériste, le besoin de se recentrer sur l’essentiel…
Niels, 25 ans, habite depuis des années dans une cabane sans eau ni électricité sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Il vit de dons et des produits de son potager. Un été, il débarque à l’improviste dans la maison de vacances familiale, accompagné de sa copine et de son chien. Il y a là son père, Éric, sa belle-mère, leur fils, et la grand-mère complice.
La cohabitation devient vite explosive. Niels fume pétard sur pétard, dort le jour, boit de la bière… Excédé, son père finit par le chasser de la villa à grands coups de «dégage!».
Mais la roue tourne. Deux ans plus tard, Éric se retrouve sans emploi. À bout de forces et endetté jusqu’au cou, il décide de rejoindre le seul être qui ne le jugera pas: son fils, Niels.
Père et fils vont peu à peu se réapprivoiser, travailler ensemble sur la ZAD, Niels mettant son père à l’épreuve et Éric découvrant la « vraie vie » de son fils, les raisons de ses choix, son bonheur simple de Robinson en communion avec la nature.
Chaque jour qui passe convainc Éric que là se trouve sa nouvelle vie. Jusqu’au moment où…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)
Blog La parenthèse de Céline
Blog Aude bouquine

Les premières pages du livre
Des jours et des jours que le volcan Soleil était en éruption. Là-haut, sa bouche bien ronde crachait sans relâche une lave bouillonnante, dont les coulées jaune d’or dévalaient d’infinies pentes bleu roi. Comme chaque été, ce Vésuve céleste avait repris son activité. Et comme chaque été, ses langues incandescentes semblaient ensevelir toujours plus puissamment le paysage. Au zénith, pas âme qui vive, rien ne frémissait, rien ne tremblait, sinon les vapeurs de chaleur au-dessus du bitume, lequel paraissait lui-même en train de se ramollir, plus mou que la résine perlant au tronc des pins. « Des pins grillés », rigolait Mamine.
Oui, dans les environs, toute chose semblait avoir été foudroyée net, pétrifiée : les routes, les dunes, le sable, les genêts, les mimosas poussiéreux. Les gens. Y compris le lac, de plomb fondu. Y compris, qui sait, l’océan, dont on n’entendait plus le murmure lancinant – peut-être, lui aussi, avait-il été statufié en désert de roches. Entre deux lentes expirations de la terre, qui faisait monter, exténuée, son haleine chaude vers le ciel, seules les cigales jouaient de leur crincrin, histoire de mieux donner à ce coin du Sud-Ouest un air de western local.
*
C’est par cette journée de feu que tu as décidé de t’annoncer.
— Il arrive, a soudain lancé Mamine, le nez sur son smartphone, et tout le monde a compris.
— Mais quand ? ai-je réagi, à tout hasard.
Ma mère a consulté à nouveau son écran.
— Ce soir, en stop, avec Tania et le chien.
On était début juillet, un jeudi.

Aussitôt, dans la torpeur ambiante d’après déjeuner, un vent s’est levé – celui d’une légère panique. D’ailleurs, moi aussi je me suis levé, et sans la moindre raison. Anna, elle, a choisi de foncer droit vers la cuisine, pour faire quelque chose, n’importe quoi, mais quelque chose. Quant à Hugo, il souriait, déjà gagné par l’excitation des enfants : entre lui et son grand frère, ce n’étaient pas tant les dix-sept années d’écart qui posaient problème, ni le fait que toi et lui soyez nés de mamans différentes, non, c’était plutôt les semestres entiers de distance et de silence qui cloisonnaient nos vies. Alors, te voir débarquer comme ça, à l’improviste, c’était Noël en plein été. Finalement, il n’y a que Mamine qui a gardé son calme : ce n’était pas à soixante-dix-huit ans qu’elle allait se mettre la rate au court-bouillon pour un petit-fils un peu marginal. Marginale, elle l’avait été elle aussi, à sa façon. « Il arrive », sans prévenir, oui, bon, et alors ? Réjouissons-nous, voilà tout.

De fait, en fin d’après-midi, tu es « arrivé ». Au détour de l’allée, derrière les maisons, nous avons entendu une voiture s’arrêter, un échange de voix, des portières claquer, et la voiture redémarrer. Ce qu’il restait de bruit dans la nature s’est soudain tu – ¬et nous aussi. Nous étions comme à l’arrêt. Mieux : à l’affût. C’est alors que tu es apparu le premier, ton éternel sac marin kaki en bandoulière. Flamboyant. Royal. Voire impérial. Oui, c’est ça que je me suis dit, et tout le monde pareil, j’imagine, en te voyant : même en guenilles, les pieds nus et tes cheveux roux en bataille, le pantalon de treillis huileux, le T-shirt taché, déchiré et tagué au feutre, tu avais de l’allure. Une drôle de gueule, mais une gueule folle.
Tu t’es approché. Une barbe clairsemée, encore assez duveteuse, mangeait tes joues par endroits. Mais c’était sur¬¬tout ce qui te tenait lieu de coiffure qui m’intriguait. Tu portais une coupe paradoxale, contrariée, qui ¬n’obéissait à aucune logique, avec des mèches si plaquées qu’elles sem¬¬blaient constamment mouillées, et d’autres hérissées en pointes dures. L’ensemble donnait l’impression d’un shampoing interrompu. C’était anarchique, bizarre. Mais tu avais beau faire, ton apparence globale de punk à chien n’y changeait rien : couronné d’or et du haut de ton mètre quatre-vingt-douze, tu avais tout du clochard céleste. Un roi aux pieds nus, en somme, à l’image de la comtesse de Mankiewicz.
Du reste, comme tout souverain qui se respecte, tu avais ta suite : une petite brune en sarouel et sandales, visage délicat, regard lumineux, peau mate, belles dents blanches, cheveux teints au henné, Tania, donc ; et un chien immense mais avenant, au poil ras parsemé de taches feu, précédé d’un long museau qui invitait aux caresses. Dans ton regard miel, j’ai vu que tu savais, quand même, l’effet que ce spectacle produisait. Tu as eu un sourire, le premier depuis longtemps.
— Eh ben… quel comité d’accueil…
C’est vrai qu’alignés ainsi en rang d’oignons, nous devions avoir l’air de gens de maison accueillant leur lord sur le perron d’un manoir écossais. Mais de manoir, point. La maison sous les pins était bohème à souhait, meublée de façon hétéroclite, remplie des mille et un objets de hasard qui avaient terminé entre ses murs, cadeaux de mariage au rebut, meubles démodés, tissus défraîchis. L’ensemble lui conférait un charme particulier, un peu suranné, jamais figé dans le passé, bien au contraire. Plutôt mouvant, entre deux eaux. Mamine l’appelait « la Maison Bateau », tant elle avait déjà transporté de vacanciers au fil des étés. L’étrave de son vieux mur en angle semblait repousser, sans fatiguer, l’énorme vague de la dune. Pour un peu, on aurait décelé un sillage de sable à sa poupe, laquelle battait pavillon pirate à grands claquements de serviettes de plage suspendues aux cordes à linge.
Quant au lord, on en était très loin aussi : à la seconde où je t’ai approché, puis embrassé, la majesté qui t’avait auréolé en a pris un sacré coup. Pardon, mais tu sentais quand même assez fort, mon Niels. De tes mèches poisseuses à tes orteils noirs, ta grande carcasse exhalait un mélange de sueur, de bière, de poulet tandoori, de chien mouillé, de vêtements pas frais, que sais-je encore. Tania s’y était faite, j’imagine. Elle, elle sentait le patchouli, c’était un peu trop puissant pour être honnête, mais rien de bien méchant. Juste les effluves d’un voyage un peu long.
— C’est pas possible, tu as encore grandi, t’ai-je lancé d’une voix enjouée. Fais voir ?
Selon un rituel bien au point, nous nous sommes collés l’un à l’autre, dos à dos. À la toise, tu me mettais au moins cinq centimètres dans la vue. Et encore, sans compter ta fameuse masse de cheveux aux reflets cuivrés, que tu ne tenais pas de moi – j’étais châtain. Les différences ne s’arrêtaient pas là. Toi, tu paraissais d’autant plus immense que tu étais fin, élancé, là où de mon côté je m’étais enrobé. Mes joues étaient pleines, les tiennes creusées, mes yeux étaient brun-vert, les tiens caramel, ma peau était un peu burinée par les années, la tienne d’une blancheur pâle de porcelaine. Tu te tenais un peu voûté et il y avait dans ton expression quelque chose de défiant. Je t’ai passé un bras autour des épaules, dans un geste maladroit, histoire de marquer le coup. Cérémonie inutile : à cet instant précis, le chien a décidé d’enfoncer son museau entre mes jambes, puis de le soulever brusquement, comme un taureau. Matador pris par surprise, j’ai failli chuter en faisant semblant de rire. Ne pas gâcher la fête, surtout. Ça démarrait fort.
— Il s’appelle comment, déjà ? ai-je chevroté, reprenant pied.
— Vaggy, as-tu répondu avant de gourmander gentiment ton molosse.
— OK… eh bien… bienvenue, Vaggy. Et bienvenue à vous tous. Vous avez soif ?
— Un peu.
— On vous a mis dans la chambre à bateau, a lancé Mamine, empressée.
Et Anna de confirmer :
— Pour le chien, c’est mieux.
Attenante au garage, la chambre à bateau était la seule qui possédait son entrée directe sur le jardin. On pouvait y cocotter tout à son aise, ça ne gênait personne, sauf, peut-être, les araignées et les mulots. L’endroit avait son lit double, sa penderie, son lavabo. Mon père s’y réfugiait quand il n’en pouvait plus des mômes. Un jour, j’y avais trouvé une bouteille de whisky et un début de manuscrit – excellents l’un comme l’autre. Cher papa, s’il avait vu quel spécimen était devenu ce petit-fils qu’il surnommait le Prince Anglais !

Voilà, ça a commencé comme ça. Avec un brin de fébrilité dans l’air, des gens qui veulent bien faire, la joie sincère des retrouvailles, l’envie de sauver ce qu’il y a à sauver : un reste de relations familiales, quelque chose qui tient du lien du sang et des souvenirs en commun. Bien sûr, les uns et les autres forcions un peu le trait. Comment faire autrement ? Il s’agissait de ménager les nouveaux arrivants, de ne pas aborder, en tout cas pas trop vite, les sujets qui fâchent. Nous marchions sur des œufs – en ayant tous en tête qu’on ne fait pas d’omelette sans en casser.
Depuis quand ne nous étions-nous pas croisés ? Presque un an et demi… physiquement, du moins. Car entre-temps, je t’avais revu, par hasard et par écran interposé, de la plus étrange façon. C’était en mai de l’année précédente. Il y avait déjà des semaines que tu avais disparu des radars. Tu avais « créché » (sic) ici ou là. Untel t’avait aperçu avec les gens de Nuit Debout, place de la République… Puis plus rien. On avait perdu ta piste. Pas de réponses aux appels, aux SMS, aux mails. Ni Jade, ton aînée, ni ta cadette Line n’en avaient non plus, à leur grande tristesse. Et pourtant, nées comme toi de mon premier mariage, elles avaient chacune pour toi une tendresse particulière. Comme moi, elles se faisaient un sang d’encre. De mon côté, je scrutais les journaux, les unes de la presse. Chaque fois qu’un SDF était retrouvé mort dans un fossé ou le long d’une voie ferrée, j’étais persuadé qu’il s’agissait de toi.
Et puis le miracle était survenu, un soir d’août. En attendant le journal de 20 heures – je n’en manquais pas un, et pour cause –, ta petite sœur Line, Anna et moi regardions distraitement une nouvelle émission sur Canal +. Ça s’appelait « Canal Bus ». L’idée consistait à envoyer une bande de joyeux drilles, à bord d’un minibus, explorer en caméra cachée les confins de la France profonde. Avec, en toile de fond, sous couvert d’ouverture à la province, un mépris social que la démagogie de façade ne parvenait pas à maquiller. Destination du jour : la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes. J’avais mis le volume plus fort et avancé ma chaise d’un cran.
Je n’avais pas été déçu. À peine descendus de leur Combi flambant neuf, les bobos en goguette s’étaient surpassés. C’était à qui aurait le mot le plus mordant, la blague la plus ironique. Le premier zadiste venu s’était vu ensevelir sous les sarcasmes.
— Ben alors, à quand un ZAD-Land sur le modèle de Disneyland ? Avec une grande roue en palettes recyclées et des glaces au fromage de chèvre ?
Rires gras et entre-soi. Ils étaient si pittoresques, ces gueux en dreadlocks, chevelus et crottés. Vivement le retour à Paris et les bars à cocktails de South Pigalle. C’est alors que la caméra s’était aventurée dans une sorte de grand hangar, visiblement la maison collective de la Zone. Des types ¬s’affairaient au fond.
— Si ça se trouve, on va voir Niels, avais-je lancé pour plaisanter, mais pas que.
Bonne pioche : je n’avais pas fini ma phrase que tu apparaissais à l’image, visage flouté, derrière une table à tréteaux. En train de peler une pomme. Muet.
Là, c’est moi qui en étais resté sans voix.
Tu portais le T-shirt que je t’avais offert en Espagne, pendant nos dernières vacances ensemble – c’est idiot, mais ça m’avait fait plaisir. Cela dit, même sans ça, tu penses bien, je t’aurais identifié au premier coup d’œil. Ce halo de feu autour du visage. Ce teint pâle. Cette posture un peu nonchalante, ce bras fin, appuyé sur la table. Cet angle du coude. Ce flegme. On reconnaît son garçon entre mille.

Les minets de Canal, dans leurs petits slims bien coupés, avaient redoublé de railleries. Je souffrais pour vous, pour tes amis, pour toi. D’abord longtemps silencieux, tu avais perdu patience et tu avais répondu, calmement mais agacé. Le ton était monté, la fine équipe avait battu en retraite. En entendant ta voix, j’avais eu envie de pleurer. Avec ton T-shirt bleu arborant un scooter et ton couteau à pomme levé comme un stylo, tu étais vivant, et en bonne santé. Oui, ça tenait du miracle.
L’émission terminée, je t’avais écrit un SMS :
Je t’ai vu sur Canal, ce reportage à la con, pourquoi tu ne m’as rien dit ? Je suis heureux, tu avais l’air bien, je respecte tes convictions. Je t’embrasse fort. Appelle-moi. Papa.
Et puis les mois étaient passés. Sans que tu me fasses signe.
*
Mais à présent tu étais là. À Lacanau. Avec nous. Tu avais choisi de venir, en compagnie de ta chérie. C’était déjà beaucoup.
Je connaissais ta susceptibilité, loin de moi l’idée d’être intrusif. Ou indiscret. J’ai attendu le soir de ton arrivée pour savoir comment Tania et toi étiez logés sur la Zone.
— Et donc, vous vivez où ?
La question avait été volontairement posée sur un ton neutre, dénué de la moindre malice. Tu as eu la gentillesse de la prendre comme telle, avec une simplicité qui était tout à ton honneur, signe – je le notais en passant – d’une maturité nouvelle. Nous en étions au déca. Devant les reliefs d’un dîner au cours duquel tu avais mangé comme quatre, tu m’as répondu en te balançant un peu sur ta chaise, comme tu l’avais toujours fait.
— Des copains m’ont aidé à construire une cabane. On s’y est tous mis, ça a pris une bonne semaine.
— Sympa de t’avoir aidé.
— Chez nous, la solidarité, ça fait partie des valeurs. Pour eux, c’était naturel. Depuis, j’ai rendu la pareille.
Là-dessus, tu as sorti de ta poche quelques photos, des vraies, à l’ancienne, un peu écornées. Tu semblais les avoir préparées, et ça m’a ému. Impossible pour toi de les faire défiler sur l’écran d’un smartphone, tu n’en avais pas. Ton portable était un Samsung ancien modèle, absolument incassable. De ceux que possèdent en général les dealers – pour des raisons évidentes –, mais aussi les bûcherons, les chauffagistes, les préposés aux remonte-pentes dans les stations de ski. Ou encore, je ne le devinais que trop, les zadistes qui n’ont pas envie d’être tracés par les flics. Le genre d’engin que l’on peut laisser trois jours sur une table de café sans que personne n’y touche.
— Tiens, regarde, as-tu poursuivi… C’est là.
Les clichés montraient un bâti de planches et de bâches bleues, percé de fenêtres récupérées, donnant sur une terrasse composée de palettes de chantier. Il était joliment situé, en surplomb d’un chemin creux, à l’ombre d’un chêne majestueux qui semblait garder de sa haute stature une prairie champêtre, accueillante, typique du bocage vendéen.
— Tu vois, là, c’est la pièce à vivre… J’ai sauvé un canapé des encombrants, nickel, les gens jettent n’importe quoi… Là c’est l’espace couchage… Pareil, j’ai restauré des châssis de fenêtres trouvés dans une décharge… Et là, c’est une sorte d’appentis, s’il y a des copains qui viennent… ou des sans-papiers…
— Des sans-papiers ?
— Oui, il en passe… Des migrants, aussi… On les aide…
— Ah… faites gaffe quand même…
— T’inquiète. Bref, on est super bien. Y a même un poêle à bois… Ça, c’est un copain paysan qui nous l’a refilé, il ne s’en servait plus. Et tu as vu, là ?
De ton majeur tu as désigné des bouteilles d’un beau vert translucide, artistiquement enchâssées dans les murs. Puis tu as poursuivi :
— C’est moi qui ai eu l’idée. Ça fait comme des vitraux. C’est bien, non ?
C’était beau, oui. Bien pensé. Chaleureux. Ça ne m’étonnait pas, tu avais toujours été artiste, adroit, excellent dessinateur. Enfant, tu pouvais rectifier à ton goût un centre de table qui ne te convenait pas. Sous mes yeux, les photos se succédaient entre tes doigts comme les cartes d’un magicien qui coupe et recoupe le jeu avant un bon tour. Tu m’avais eu. Tu semblais vraiment heureux. Mieux : fier de ton choix. Fier de ta cabane construite avec tes potes. Un type m’aurait montré sa nouvelle villa d’architecte à Porto-Vecchio que je n’aurais pas décelé autant de lumière dans son regard. Tu semblais toi-même ne pas en revenir d’avoir construit ce logis de tes mains. Au gré de tes mouvements, tes bracelets en jonc coulissaient sur tes poignets fins, tes poignets d’ex-citadin de bonne famille devenu paysan.
— C’est bien, dis donc, ai-je déclaré sans enthousiasme marqué.
Sans doute, inconsciemment, avais-je à cœur de ne pas te donner trop vite de gages d’adhésion. J’ai demandé dans la foulée, les sourcils froncés :
— Mais l’hiver… vous n’avez pas froid ?
— Non, ça va…
— Un peu quand même…, a osé une petite voix, te cou¬¬pant la parole, et l’herbe sous le pied par la même occasion.
Tania a poursuivi, soudain enhardie :
— En plein janvier, on a eu de la neige… Déjà qu’il fait humide dans les marais… là on s’est vraiment gelés. On se couchait tout habillés sous trois épaisseurs de couettes, ça ne suffisait pas, les draps étaient mouillés de froid. Et le matin, on cassait la glace dans le seau. En plus, le bois n’était pas sec, ça fumait dans le poêle.
— Et un radiateur électrique ? ai-je demandé innocemment.
Tania a décidé de faire fi du regard désapprobateur que tu lui lançais, toi, son mentor. Elle s’est jetée à l’eau, gelée ou pas.
— On pouvait se raccorder à la ligne EDF à l’arrache, mais… Niels n’a pas voulu.
— Par honnêteté à l’égard d’EDF ? j’ai rigolé, ironiquement cette fois.
Tu as pris la parole, soudain énervé.
— Par honnêteté intellectuelle. Par solidarité avec ceux qui n’ont rien. Les SDF, les rejetés, les déracinés, tout ce que tu veux.
— On a des bougies, on se débrouille, a repris Tania. Mais le froid la nuit, ça, c’est terrible. Impossible de dormir. Ça ne s’en va pas. Ça vous prend et ça ne vous lâche pas.
Elle avait sans doute raison, mais j’étais triste pour toi. Ton merveilleux tableau bucolique, avec voisins solidaires, coquelicots et prairies pittoresques, venait de subir un bar¬¬bouillage en règle.
— Faut pas exagérer, as-tu soupiré. En général, c’est supportable… J’ai mis des bouchons de papier journal dans les ouvertures…
— Et puis à la rentrée, y a le Saint Maclou de Nantes qui va nous donner des chutes ! Chez nous, bientôt, y aura la moquette, a complété Tania, dans un souci de réconciliation.
Elle t’a souri, toi aussi. Entre vous, le calumet de la paix venait d’être échangé. Le calumet, ça m’allait bien, ça changeait du cannabis dont l’odeur sucrée – je m’en rendrais vite compte – allait chaque jour empester dans toute la maison.

Les jours ont passé, démontrant bel et bien que le problème, c’était ça, en fait : la beuh, la weed, l’herbe, je ne savais pas comment la nommer pour ne pas faire vieux-qui-veut-faire-jeune, comme dans le sketch de Bedos et Dabadie (« Tu veux un chewing ? À la chloro. »). Pas un petit joint festif de temps en temps, histoire de se détendre, non, là on parlait d’un mode de vie, d’un réflexe, d’une nécessité pour commencer la journée, la vivre, la terminer. Même si tu t’en défendais, les pétards t’explosaient les neurones, te mettaient les yeux pas en face des trous.
Ça t’avait pris au lycée, comme une envie de pisser fluo, et depuis ça ne t’avait plus quitté. De mauvaises influences en mauvaises rencontres, tu t’étais fait gauler avec un peu trop de marchandise sur toi pour qu’il puisse ne s’agir que de consommation personnelle. Nous t’avions inscrit en pension, en terminale, pour tenter de sauver les meubles. Mais en pension, ça avait continué, en planque derrière les hauts murs, tradition oblige. Cette fois on commençait à prononcer les mots de tribunal, de juge d’application des peines, de travaux d’intérêt général, de casier judiciaire. JAP, TIG, CJ, tu devenais aussi accro aux acronymes.
Bref, à Lacanau, cette fumée âcre remplissait la maison et te vidait le regard. Pas toujours, non, mais souvent. Pour ma part, elle me piquait sacrément les yeux. J’étais accablé de te voir comme ça traîner tes grands pieds à côté de ton grand chien, de ne même pas te rendre compte que tu vivais ta vie à contretemps. Nous laissions le petit déjeuner à votre disposition, mais à midi passé, le beurre fondait au soleil et les guêpes s’agglutinaient sur les pots de confiture. C’était plus fort que toi, il fallait que tu descendes avec Tania quand bon te semblait, comme un roi que tu n’étais déjà plus à mes yeux, ou alors le roi des égoïstes. Bon sang, tu ne voyais donc pas tout ce que nous faisions pour être conciliants ? Tu ne voyais pas que l’on t’aimait, que l’on se pliait à tes quatre volontés dans l’unique but de te ménager, de préserver cette grâce qu’était ta présence parmi nous ?
Un jour, alors que vous aviez mis la table, vous attendiez la suite des événements tandis qu’Anna finissait de préparer le repas. Entremêlés et immobiles, Tania toute béate et toi l’enlaçant de tes immenses bras, vous aviez l’air d’un couple de paresseux qui vient de repérer des feuilles de cecropia. Sans te dessouder du corps de ta moitié, tu as alors demandé à ta belle-mère :
— Anna, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre pour t’aider ?
Et elle de te répondre, mains jointes et intonation suppliante :
— Prendre une douche.
Ça lui était sorti du cœur. Bon prince et bonne princesse, vous vous étiez exécutés sur-le-champ, prenant d’ailleurs votre douche en même temps – ¬la salle de bains en avait été transformée en hammam. Mais le déjeuner d’après, tel le corbeau de la fable, on ne t’y a plus repris. Suivant ton idée, tu n’as rien demandé à quiconque et, pour une raison inexplicable, tu as soudain entrepris de préparer de la mayonnaise. Beaucoup de mayonnaise. Un saladier plein. Je te revois fouettant frénétiquement le mélange pour le faire monter. Attendais-tu un régiment de parachutistes pour le déjeuner ? Avec toi, je m’attendais à tout. Mais, bien entendu, personne ne disait rien. Hugo battait des mains, un grand frère qui préparait la mayonnaise aussi bien, en cas de fish and chips c’était décidément fabuleux. Anna souffrait et soufflait, mais discrètement. Quant à Mamine, elle s’appliquait à apaiser chaque manifestation d’impatience de ma part.
— Il est là, c’est l’essentiel, me disait-elle comme on passe un baume.
Mamine, de toute façon, avait un faible pour les par¬¬cours parallèles. Après avoir été nageuse de haut niveau dans son pays natal, le Danemark, elle avait sillonné les États-Unis en bus Greyhound, croisant sans doute à l’occasion des copains de Kerouac, avant de débarquer, à la fin des années 1950, dans le milieu interlope du Paris artiste. Autant dire que les soirées enfumées, les avant-¬premières underground et les petits matins à discuter avec des journalistes qui avaient bu un verre de trop, elle avait connu. Quant au Flower Power, de loin ou de près, elle en avait sans doute cueilli quelques brassées – qui pouvait y échapper, à l’époque ? À travers toi, elle en humait encore le bouquet, par bouffées entières tout droit remontées de sa jeunesse.
*
— Pourquoi tu marches pieds nus ? t’a demandé Hugo un jour dans la voiture, alors que nous roulions vers la mer.
— Parce que j’suis un beatnik…
— Moi aussi je veux être beatnik ! a répondu ton petit frère.
À Lacanau-Océan, les braves baigneurs et les bons bourgeois se retournaient sur toi. Un zonard marchant pieds nus, indifférent aux mégots, aux chewing-gums écrasés et aux traces de pipis de chien, ça ne se voyait pas souvent par ici. Les mêmes me regardaient avec un mélange d’admiration et de commisération : avec mon short blanc, mon polo, mes espadrilles et ma bonne mine, j’avais tout du bon chrétien s’occupant d’un jeune en difficulté. Au premier coup d’œil, pas évident de savoir que nous étions père et fils. J’étais donc un type bien, consacrant une partie de ses vacances à remettre un délinquant dans le droit chemin. Chapeau.
Alors que nous attendions un panini en train d’être pr鬬paré, tu t’es assis par terre. Pourquoi ? Mystère. Je trouvais que tu en faisais trop. Sur cette promenade de station balnéaire, des bancs étaient installés tous les cinq mètres.
— Tu sais que tu as le droit de t’asseoir, t’ai-je dit en cachant mal mon irritation.
— J’aime bien le contact avec le sol.
Tania t’a imité. On ne voyait que vous. J’étais mal à l’aise. Le bon Samaritain commençait à voir rouge. J’ai réussi à me calmer. Tenir le coup. Ne surtout pas tout gâcher, tel était mon mantra.
— Et tu sais que je peux aussi t’acheter un pantalon neuf, ai-je insisté.
Tu as ricané sous ta tignasse.
— Plus tu me le diras, moins j’aurai envie de le faire.
Pas question de me décourager. J’ai continué sur un mode plus léger.
— Pas un pantalon fabriqué par des petits Asiatiques exploités, rassure-toi. Un pantalon cent pour cent éthique, biodégradable, recyclable, recyclé, tout ce que tu veux. Avec plein d’étiquettes vertueuses dessus. Ça coûtera ce que ça coûtera.
— Un pantalon de bobo, quoi. Un truc qu’on trouve dans le Marais.
— Juste un pantalon. Propre.
Toujours assis par terre, tu m’as regardé presque gentiment.
— D’occasion, je ne dis pas. C’est fabriqué, c’est là, ça existe, alors autant le porter. Mais pas un pantalon neuf, papa. Il y a largement assez de choses sur terre pour ne pas en rajouter. Les usines, faut arrêter. À peu près tout peut être recyclé, réparé, récupéré. Merci quand même.
— De rien.
Nous irions donc, quelques jours plus tard, à la Croix-Rouge du Porge te dénicher un pantalon en toile à dix euros. Il t’irait comme un gant. Aucun mérite, un rien t’habillait. Je devais me le tenir pour dit : seules ces seconde main, par ailleurs impeccables, trouvaient grâce à tes yeux. Ce qui ne t’avait pas empêché, une demi-heure après cette grande tirade, de faire un drôle de choix chez le glacier.
— Nutella, s’il vous plaît.
— Hein ?
Anna en avait avalé son cornet de travers.
— Nutella ? Toi, tu choisis Nutella, Niels ? Et les orangs¬¬outans ? Et la forêt primaire rasée pour cette saloperie d’huile de palme ?
— Booah…
Elle était estomaquée. Moi aussi. Manifestement, ta conscience écologique fondait d’un coup là où commençait le plaisir d’une boule de glace industrielle. Nutella, merde alors ! Nutella, pâte marron bien connue, symbole quasi scatologique de la boulimie capitaliste et du surpoids occidental. La dévastation, prix à payer pour devenir obèse en toute tranquillité. Si l’homme est pétri de contradictions, alors tu devais être sacrément malaxé. Pour penser à autre chose, nous sommes allés contempler le spectacle du soleil en train de décliner à l’horizon. Comme lui, j’avais envie de me coucher. J’étais fatigué.

Bon gré, mal gré, les choses avaient plutôt bien débuté, mais au fil du séjour ça s’est assez vite dégradé. Le plus triste pendant ces journées de cohabitation, c’est que pas une fois nous n’avons eu l’un pour l’autre un geste, un mot de complicité ou de tendresse. Trop de gêne et de pudeur, sans doute. Fidèles à vos habitudes, Tania et toi émergiez toujours alors que nous passions à table pour le déjeuner, à l’heure où le soleil était à son zénith, où les cigales depuis longtemps assourdissaient l’air chaud, où la ronde des moteurs, au loin sur le lac, ne se remarquait plus tant elle vibrait en sourdine depuis tôt le matin. Nous nous disions un mot ou deux, mutuellement bien disposés. Mais ni toi ni moi n’étions assez naïfs pour croire en cette fausse proximité qui, en réalité, nous tenait éloignés l’un de l’autre.
Dans une sorte de chorégraphie instinctive, connue de nous seuls, nous nous en remettions à une danse subtile faite d’évitements, de contournements, d’échappées salutaires. Tu donnais un coup de main, vidant la machine ou faisant la vaisselle, ton buste un peu penché, chemise ouverte sur un T-shirt qui ne variait jamais. Pour le reste, rien ne changeait. Pas de chasse tirée, ça gâche l’eau. Pas de douche non plus, pour les mêmes raisons. Pas de confidences. Juste, parfois, un rire partagé, nous prenant de court, nous laissant l’un et l’autre pareillement étonnés.
Il y a bien eu cette fin de journée où, amusés de nous retrouver au même moment à nous baigner dans le lac, nous avons repris par réflexe nos jeux d’autrefois. De l’eau jusqu’aux genoux, encore secs et un rien frileux, nous nous tournions autour pendant quelques secondes. L’air de rien. Puis ça commençait toujours par un :
— Tu vas pas oser ?
— Bien sûr que si !
La joute aquatique débutait aussitôt, moi t’aspergeant sans relâche et toi, en retour, moulinant l’eau de tes grands battoirs jusqu’à ce que, face à face et trempés, épuisement s’ensuive. Même Tania, par discrétion, n’avait pas osé nous déranger dans ce qui ressemblait sinon à un baptême désordonné, du moins à une sorte de fête païenne célébrant les retrouvailles entre deux frères ennemis dont l’un était le père. Mais la joie était retombée en même temps que les dernières éclaboussures, nous laissant l’un et l’autre presque un peu gênés, rattrapés…

Extrait
« Des silhouettes apparaissaient, disparaissaient au détour des taillis bruissant dans le vent, des haies des bosquets. Il régnait dans ces clairs-obscurs une étrange ambiance, mi-cathédrale mi-arche de Noé, mi-sanctuaire mi-camp de vacances. Et de cette réalité je m’imprégnais un peu plus à chaque pas, ouvrant grand mes yeux, mes narines, mes oreilles, mes chakras. Après des mois d’asphyxie, je respirais enfin. » p. 125

À propos de l’auteur
EPENOUX_francois_d_©Thierry_RateauFrançois d’Epenoux © Photo Thierry Rateau

François d’Epenoux, 51 ans, a publié neuf ouvrages aux éditions Anne Carrière, dont deux ont été adaptés au cinéma: Deux jours à tuer (par Jean Becker en 2008) et Les Papas du dimanche (par Louis Becker en 2012) ; Le Réveil du cœur, son neuvième livre, a obtenu le Prix Maison de la presse 2014. Il est par ailleurs le père de trois grands enfants, et d’un petit garçon de 3 ans né d’un deuxième mariage. Mi-récit, mi-fiction, Les Jours areuh est inspiré de son propre vécu. (Source: Éditions Anne Carrière)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#leroinupieds #FrancoisdEpenoux #editionsAnneCarriere #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

L’invention de l’histoire

LALUMIERE_linvention_de_lhistoire  RL_2023  coup_de_coeur
En lice pour le Prix RTL-Lire 2023

En deux mots
Thomas vit en banlieue avec sa femme et son fils. Désormais au chômage, il s’inscrit à la médiathèque où il va se faire des amis qui vont l’encourager dans son projet, retrouver la trace de son arrière-grand-père ferrailleur qui pensait avoir acheté la tour Eiffel. Son père, en Ehpad dans le Sud-Ouest, pourra peut-être l’aider…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas de la victime de l’arnaque du siècle

Sous couvert d’une enquête menée par son arrière-petit-fils qui entend savoir comment son aïeul a pu croire qu’il avait racheté la tour Eiffel, Jean-Claude Lalumière nous raconte la France d’aujourd’hui, celle où nombreux sont ceux qui se sentent aussi arnaqués.

Thomas a du temps devant lui, car après avoir travaillé en tant que rédacteur dans une agence de pub il se retrouve au chômage. Alors il essaie de s’occuper, range le garage et y déniche des tonnes de souvenirs. Puis décide de s’inscrire à la médiathèque où il ne tarde pas à se faire des amis. Lina, la belle bibliothécaire, n’hésite pas à lui apporter son aide, car l’enquête qu’il a décidé de mener la passionne. Il aimerait en savoir plus sur cette histoire que sa famille préfèrerait oublier, la vente de la tour Eiffel à son arrière-grand-père par un roi de l’arnaque. Françoise qui arrondit ses fins de mois en vendant des confitures aux clients et Mansour, dont il a également fait la connaissance à la médiathèque l’encourage à parler à son père, lui qui n’a pu parler au sien, ancien harki torturé par ceux de son propre camp et rescapé in extremis de cette sale guerre. « Ce jour-là, j’ai compris pourquoi Mansour s’intéressait à la littérature des années cinquante et soixante. Celle qui parle de la jeunesse de son père, de la sienne aussi. On revient toujours explorer les forêts noires de son enfance, y retrouver le petit garçon resté là, égaré, oublié sur Le chemin qui mène à l’âge d’homme. Mansour et moi avons cela en commun, ce désir de comprendre ce qui nous a construits. »
Ajoutons-y Francky qui a bien envie de faire payer au directeur de supermarché son trafic illicite et imagine un moyen irréfutable pour lui extorquer les fonds qu’il détourne. Ce que Viktor Lustig avait réussi à faire en vendant la tour Eiffel.
Alors même si son père perd un peu la mémoire, Thomas décide-t-il de confier son fils Valentin à Carine, son épouse, et prend le train pour la maison de retraite de Marennes où réside son père. Peut-être réussira-t-il à en apprendre davantage sur cet homme, objet de recherches vaines jusque-là?
Avec beaucoup de sensibilité et d’humour, Jean-Claude Lalumière suit cet homme un peu maladroit et dépeint avec beaucoup de justesse cette France des oubliés. Sous couvert d’enquête historique, c’est bien une recherche personnelle que mène Thomas. Où en est-il de sa relation avec sa femme? Avec son père? Avec son fils? Et plus largement avec une société qui manifeste sur les ronds-points et qui rêve de jours meilleurs. Qui a le sentiment qu’elle aussi a été arnaquée.
C’est avec la politesse du désespoir qu’il nous fait partager sa quête et c’est avec grand plaisir qu’on le suit dans ses pérégrinations. Oui, la nostalgie est une petite musique mélancolique qui a encore de beaux jours devant elle.

L’invention de l’histoire
Jean-Claude Lalumière
Éditions du Rocher
Roman
216 p., 18 €
EAN 9782268108476
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en commençant par Paris et la banlieue, mais on y voyage aussi beaucoup, de Bussy-Saint-Georges à la Beauce et de La Rochelle jusqu’à Marennes, en passant par Surgères. On y évoque aussi Alger et des escapades à Prague, Rome, Lisbonne, Venise.

Quand?
L’action se déroule en 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
Depuis l’enfance, un mystère intrigue Thomas Poisson : la vente, dans les années vingt, de la tour Eiffel à son arrière-grand-père, ferrailleur de son état, par un certain Victor Lustig. Une arnaque mythique dont a été victime son aïeul, un déshonneur transmis de père en fils.
Sa recherche le conduit auprès de son père – un homme taiseux qui s’est réfugié dans un Ehpad à la mort de sa femme – et à la médiathèque de sa ville, où il rencontre une singulière petite bande : Lina, Mansour, Francky et Françoise. Autant de femmes et d’hommes dont les fragilités et les solitudes imposées par la précarité contemporaine vont se répondre.
Une quête de sens, un récit de filiation et d’amitié d’une grande délicatesse, à la fois décalé et poétique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« À trois cents kilomètres à l’heure, le train traverse la campagne beauceronne figée dans son immensité. Sur la plaine, le soleil encore bas darde ses rayons dont la lumière rasante s’accroche à la rosée, qui ne l’arrête pas, lui donne au contraire plus d’ampleur. Magie de la diffraction. C’est le printemps et le vert tendre s’étend à perte de vue. Du blé partout. Du blé encore en herbe. Du blé en abondance qui vaut à cette région le surnom de grenier de la France. L’agriculture moderne, intensive, au service de la multiplication des pains. Une assurance contre la famine et les soulèvements populaires.
La grande vitesse sied à ce paysage hérité du remembrement dont il est l’expression la plus monotone. Sans le mouvement pachydermique des éoliennes, d’aucuns pourraient croire que rien ne bougeici, ousipeu. Lacroissancedesculturespour seul mouvement. Invisible à l’œil du voyageur. Une abstraction pour mon esprit citadin. Périurbain, devrais-je dire. Selon les géographes et les aménageurs, c’est ainsi qu’il convient de qualifier ce qui n’est ni la ville, ni la campagne, ni même la banlieue. L’espace périurbain est un endroit où le champ des possibles se réduit à un carré d’herbe clairsemée menacé par le goudron des parkings. Je vis dans un lieu incertain, voué à disparaître, qui sera bientôt absorbé par la ville en expansion, où demeure dans un statut transitoire près d’un tiers des Français auxquels personne, ni les médias, ni les politiques, ni les pouvoirs publics, n’accorde beaucoup d’attention en dehors des campagnes électorales. Des crevards, une armée de réserve pour l’économie, la chair à canon du capitalisme et de la société de consommation. Rejetés loin des centres-villes par la pression immobilière, coincés là par les aléas économiques, financiers, boursiers, cantonnés aux marques génériques et aux premiers prix. Le hard discount et le made in China pour seul horizon. La frustration pour quotidien. Chaque fois que nous abordons ces sujets, Mansour s’emporte. « Et on leur reproche encore de coûter cher. Un pognon de dingue, comme il dit, l’autre… Qui peut s’étonner de les voir se rassembler depuis quatre mois sur les ronds-points ? Mais à quoi aboutira toute cette agitation ? Tu peux me le dire ? À des promesses, comme toujours… »
Mansour a probablement raison. « C’est comme ça, depuis toujours, enchérit-il. Les autorités mentent et rien de mieux ne nous attend dans la vallée voisine. Inutile de se lancer dans l’ascension du col. Nous croiserons les mêmes miséreux arrivés au sommet, venant de l’autre versant, avec, dans le regard, la même certitude, la même colère d’avoir été trompés. »
Je n’ai pas compris pourquoi Mansour racontait cette histoire de vallée et de col. Nous étions à la médiathèque. Il m’a montré un livre, Les Saisons de Maurice Pons.
— Tu devrais lire ce roman, m’a-t-il dit.
Je venais d’enregistrer mes livres pour la semaine à la banque de prêt et j’avais déjà atteint le maximum d’emprunts autorisé.
— La prochaine fois, je lui ai dit.
Mansour a reposé le livre à sa place en soupirant. Il sait bien que je ne lis pas de romans. C’est une chose qui le désole.
— Tu devrais le lire, celui-ci. Moi, j’ai appris beaucoup grâce aux romans. Je connais la chaleur qui, au mois d’août, embrase dans un souffle les vallées d’Algérie quand vient le soir, je connais l’ambiance d’Alger les jours de victoire de l’équipe nationale de football, les voitures qui descendent des hauteurs de la ville dans un concert de klaxons et les Algérois qui se rassemblent et qui forment un cortège sur la rue Didouche-Mourad, je sais qu’Alger la blanche ne l’est qu’en façade, au premier regard lorsqu’on arrive par la mer, mais que l’ocre, le jaune, le brun et le rouge de la brique s’imposent ensuite au regard. Et pourtant, je n’y suis jamais allé. Grâce aux romans, j’ai aussi compris la colère de la jeunesse algérienne, de l’humiliation des célébrations de 1930 aux massacres de Sétif en 1945, cette colère qui a poussé mon père à rejoindre l’ALN dès 1954. J’ai lu le déchirement du départ forcé, que j’avais oublié. J’étais trop petit… Bref, j’ai compris qui j’étais. Lire des romans est la meilleure façon d’entendre parler de soi. De toute façon, c’est tout ce qu’il me reste pour combler les silences.
J’ai pris le train ce matin à la gare Montparnasse, celui de La Rochelle, et descendrai à Surgères, au milieu de la campagne charentaise. De là, un bus assure la liaison avec Marennes où demeure mon père. Un long périple. Le bus donne l’impression d’un retour au temps où la durée du voyage préparait au dépaysement, où l’on se languissait d’arriver. Il fallait prévoir un casse-croûte. Un temps révolu. Malgré le trajet en bus, j’arriverai avant 14 heures à Marennes, et pourrai, je l’espère, déjeuner au restaurant de la place Carnot où se situe l’arrêt, ou sinon près du marché. Rien n’est moins sûr si tôt dans l’année. Hors saison encore. À pied, je rejoindrai ensuite la maison de retraite où réside mon père. Pour dormir, j’ai loué une chambre d’hôte non loin du centre. Confort réduit mais prix raisonnable.
Nous sommes vendredi. J’ai accompagné Valentin à l’école à 8 h 30. Sur le trajet, je lui ai rappelé que c’était Amélie, la mère de son copain Lucas, qui viendrait le chercher ce soir, que je devais m’absenter jusqu’à lundi et qu’il passerait le week-end avec sa mère, mais la seule question qui l’intéressait était de savoir si j’allais croiser la dame aux confitures. Il a terminé un pot de confiture de fraises ce matin et s’inquiète de voir notre réserve diminuer. « Il n’y a plus que trois pots d’avance », a-t-il insisté. Arrivé devant l’école, Valentin a filé dans la cour en direction d’un groupe de garçons, tout en criant à mon intention de ne pas oublier la confiture. Je l’ai rassuré de nouveau et, pressant le pas, j’ai gagné la gare pour rejoindre Paris par le TER de 8 h 45. Les confitures attendront mon retour.
La dame aux confitures, comme l’appelle Valentin, c’est Françoise que je retrouve plusieurs fois par semaine à la médiathèque. Pour compléter sa modeste retraite, elle prépare des confitures qu’elle vend sous le manteau. Elle promène toujours avec elle un chariot de courses en toile écossaise orange qui contient une douzaine de pots de sa production. Un client peut se présenter à tout moment. Françoise teint ses cheveux d’une couleur proche de l’orange de la toile de son chariot. Une couleur sans équivalent dans le règne naturel qui peut, sous une certaine lumière, évoquer un coucher de soleil publicitaire, un cliché de la Toscane sur lequel un graphiste stagiaire aurait abusé des filtres Photoshop. Une image rassurante qui m’a d’abord laissé penser à un geste marketing. Françoise est bien au-dessus de cela. Elle aime cette couleur, tout simplement. Pourtant, s’il ne s’inscrit pas dans une quête d’image de marque, l’orange de ses cheveux la rend facilement identifiable, de loin. Même dans la bibliothèque, les lecteurs l’abordent pour réclamer qui de la mûre, qui de l’abricot, qui de la framboise. C’est comme ça que je l’ai rencontrée. J’étais assis à la grande table, celle tout au fond de la médiathèque, où les lecteurs consultent la presse. Elle venait de s’installer en face de moi et s’apprêtait à lire l’édition du jour du Parisien quand un jeune employé est venu lui demander, en chuchotant pour ne déranger personne, s’il lui restait de la gelée de groseille. Françoise a chuchoté, elle aussi, à l’oreille du jeune homme qui a éclaté de rire sans émettre le moindre bruit. Une scène à faire douter un malentendant du bon fonctionnement de son sonotone. Je me suis dit que la formation des bibliothécaires devait les préparer à cela. Une aptitude validée par un examen, j’imagine, où l’épreuve consiste en une mise en situation de communication silencieuse : orienter vers la section « Histoire égyptienne » sans prononcer un mot, ramener au calme d’un simple regard un groupe d’adolescents agités, donner son avis, positif ou négatif, sur un ouvrage en clignant des yeux… Personne ne maîtrise l’expression silencieuse mieux que les bibliothécaires. Entre eux, ils échangent sur des fréquences que seuls les chiens et les chauves-souris peuvent percevoir.
Françoise a plongé la main dans son chariot, en a ressorti la gelée convoitée, provoquant le sourire radieux du jeune employé.
— J’ai aussi de la fraise, a-t-elle soufflé. De la mara des bois.
Mais le garçon s’est contenté de son pot de groseille.
Alors qu’elle ouvrait son journal, je lui ai dit :
— J’en veux bien, moi, de la fraise.
— Vous avez raison, c’est la meilleure.
Ce n’était pas Françoise qui avait répondu mais l’homme qui, assis à côté de moi, lisait Le Monde des livres. C’est aussi à cette occasion que j’ai rencontré Mansour. C’était au début de mon chômage. Nous avons sympathisé ensuite, et nous nous retrouvons plusieurs fois par semaine, toujours autour de la même table, aux mêmes places, depuis ce jour-là.
Une éternité s’était écoulée, me semblait-il, depuis la dernière fois où j’avais couru pour attraper le train de 8 h 45. Bientôt deux ans que je fais partie de ceux qui ne sont rien. Avant cela, j’étais rédacteur dans une agence publicitaire. Vingt ans que j’exerçais ce métier. Depuis plusieurs mois, je ressassais le même discours chaque soir en rentrant de l’agence. Je n’aimais plus mon travail, ne m’entendais pas avec le directeur artistique recruté un an plus tôt, un jeune prétentieux qui me regardait comme un dinosaure lorsque je réclamais des briefs plus précis. « C’est bon, Thomas, pas la peine de creuser, on en a assez », me répondait-il chaque fois, désinvolte, superficiel, trop pressé. Et je me retrouvais à plancher avec des orientations imprécises dans des délais toujours réduits. Ce que je proposais ensuite ne le satisfaisait pas. L’art de sucrer les phrases, comme disait le chef de pub avec lequel j’avais débuté, requiert du temps, de la patience. Trop vagues, à l’image des directions données, mes slogans n’étaient pas percutants, le positionnement restait flou, mais les campagnes, sur internet désormais, fonctionnaient malgré tout. La publicité online était la nouvelle orientation de la direction. Sur le papier, l’idée ne tenait pas, mais, en ligne, l’idée importait peu. Quelques rudiments d’une psychologie de bazar dictaient des slogans médiocres. Les algorithmes assuraient le reste. Travailler ainsi ne m’intéressait pas. Nous aurions pu aller plus loin, réaliser un travail de qualité en amenant le client à bien préciser ses orientations, mais cela prenait du temps, demandait plusieurs rencontres, exigeait de s’intéresser à l’autre. Ce n’était plus cet état d’esprit qui régissait le métier. Seuls comptaient les chiffres, les affichages à l’écran, les clics, les résultats financiers.
« Ce n’est pas que je les néglige, je ne suis pas naïf, je sais bien qu’il faut que l’argent entre dans les caisses, les nôtres comme celles des clients, mais si l’on brûle les étapes, tôt ou tard, on passe à côté de la beauté de ce métier. On fait de la pub comme des machines, et même pour des machines. Rien de tout ce que nous avons produit ces derniers mois ne passera à la postérité. Tout cela n’a plus de sens », avais-je dit à Carine un soir après le dîner.
Pourtant, l’agence avait remporté quelques prix. Mais que signifiait gagner des prix dans un milieu où l’exigence artistique avait disparu au profit des indicateurs ? Fini les jingles qui claquaient à l’oreille. Plus de musicalité dans la phrase. L’époque où écrire un slogan publicitaire s’approchait de la poésie minimaliste était révolue.
Carine m’avait suggéré de négocier la fin de mon contrat. Comment imaginer que la fin de ce contrat mettrait en péril celui de notre mariage ? Le temps file et tout coule.
Au début de notre histoire, Carine habitait à Bussy-Saint-Georges, un appartement de trois pièces acheté sur plan, cinq ans plus tôt, alors qu’elle débutait dans la vie professionnelle et que la ville nouvelle sortait de terre, construite pour les jeunes cadres qui travaillaient pour beaucoup de l’autre côté de la capitale, dans le quartier de La Défense. De nombreux chantiers annonçaient l’arrivée prochaine de nouveaux habitants. La ville grandissait mois après mois. Un an après notre rencontre, j’avais quitté Paris et j’étais venu m’installer avec elle. Mes collègues de l’agence n’avaient pas compris cette décision. À l’époque, de la fenêtre de la chambre, on pouvait apercevoir au loin, au-delà des constructions en cours, l’autoroute A4. Quand soufflait le vent du sud, il portait jusqu’à nous les vrombissements des voitures qui filaient dans un flot incessant sur la voie rapide. La dernière fois que Carine et moi avions traversé Bussy, nous étions passés devant l’immeuble où se trouvait son appartement. Par curiosité seulement, car nous n’avions aucune nostalgie de notre vie là-bas. Les arbres avaient grandi sur l’avenue devant la fenêtre, et les immeubles en face, achevés depuis longtemps, offraient à la vue des occupants actuels le crépi clair de leurs façades de carton-pâte. Le parc d’attractions de Disney se situait à quelques kilomètres de là, mais on avait l’impression que les décors commençaient avec les villes nouvelles environnantes. Du préfabriqué, démontable à l’envi, à peine résistant aux intempéries, semblait-il. À la naissance de Valentin, nous avions décidé de vivre dans une maison avec un jardin. Cela voulait dire partir plus loin de Paris encore. Mes collègues ne comprenaient toujours pas.
Je comptais parmi les employés les plus anciens de l’agence, les mieux payés aussi. L’opportunité de me remplacer par un jeune diplômé aux exigences salariales moindres, prêt à tout pour entrer dans le moule, était trop belle. Mes patrons ont rapidement accepté cette proposition de rupture conventionnelle. Exit le vieux, chargé de famille qui plus est. À quarante-six ans, je n’étais toujours pas à la tête de l’équipe des rédacteurs. Ni ma hiérarchie ni mes collègues ne considéraient mon expérience comme un atout, au contraire. Les apparences leur donnaient raison. Lors d’une formation à l’utilisation des réseaux sociaux imposée par la direction, il m’avait fallu créer des comptes sur les différents réseaux abordés pendant les séances. J’avais un compte Facebook que je n’utilisais jamais, mais pas pour Instagram et Twitter. Le formateur nous avait demandé de poster une photo au hasard sur Instagram. Dans mon téléphone, j’en avais trouvé une du chat des voisins, un chat persan qui vient parfois nous rendre visite. Le formateur nous avait demandé de publier cette photo en l’accompagnant de hashtags, si possible en anglais, pour améliorer sa visibilité. Je m’étais exécuté : #chat #chatpersan #cat #persiancat #persianlover… Il n’avait pas fallu longtemps avant que je ne reçoive une douzaine de sollicitations, de la part d’amoureux des chats bien sûr, mais aussi de quelques types à grosse moustache, des cousins bodybuildés de Borat qui affectionnaient les poses lascives dans des vêtements trop petits. À l’évidence, #persianlover me classait parmi ceux dont les fantasmes érotiques se dissimulaient dans les salles de sport des faubourgs de Téhéran. J’ai supprimé mon compte Instagram après la formation.
Le monde avait changé, moi pas. Je n’étais qu’un élément parmi d’autres, touché par l’obsolescence programmée. Dispensable. Personne ne m’a retenu.
J’ai démissionné au début de l’été, sous le soleil. Le jardin, les barbecues (je pense avoir cuisiné tous les aliments qui pouvaient cuire sur un barbecue et même certains qui n’y étaient pas destinés, avec plus ou moins de succès pour ces derniers, je dois l’admettre), les dîners sur la terrasse, l’activité de Carine au ralenti en cette saison, Valentin qui n’avait pas école : cela ressemblait à des grandes vacances. Septembre est venu me rappeler la réalité de ma nouvelle vie, imposant de nouveaux rituels, au rythme de l’école de Valentin et des repas à préparer (les mauvais jours m’ont obligé à délaisser le barbecue, ce qui, je crois, était un soulagement pour Carine). Un rythme qui ne me laisse que peu de temps libre. Valentin pourrait déjeuner à la cantine, mais je tiens à m’occuper de notre fils. C’est aussi pour ça que j’ai tout plaqué.
Lundi, je l’attendrai à la sortie de l’école. Ce soir, Carine ira le chercher chez la voisine, après son dernier cours. C’est la première fois que je les laisse seuls tous les deux. Carine en profitera pour faire le point, m’a-t-elle dit, réfléchir à nous deux. « Il serait plus juste de dire à nous trois », lui ai-je fait remarquer. Elle a haussé les épaules sans rien dire. Cette réponse non verbale m’a blessé, davantage que si elle m’avait envoyé bouler, et sur le coup, je me suis demandé si Carine n’avait pas suivi une formation de bibliothécaire avant de me rencontrer.
J’espère ne pas effectuer ce voyage pour rien. J’aurais dû commencer mon enquête en questionnant mon père, bien sûr, mais j’avais promis à ma mère de ne jamais lui parler de l’épisode qu’elle m’avait révélé. J’avais neuf ans lorsqu’elle m’avait raconté cette histoire, et elle m’avait fait jurer de ne jamais aborder ce sujet avec lui. « Il en a toujours honte et ne veut plus en entendre parler », s’était-elle justifiée. Plusieurs fois l’envie de m’entretenir avec lui de ce qu’il convient de nommer une péripétie familiale était venue et, chaque fois, je m’étais mordu les lèvres pour m’en empêcher, me remémorant l’avertissement de ma mère : « Si tu lui parles de cette histoire, tu vas lui faire de la peine. » Alors j’ai ravalé mes questions. Jamais je n’ai rompu cet absurde serment. Même après la mort de ma mère il y a cinq ans. Cette affaire n’était pourtant pas un secret. Elle était même de notoriété publique. Certains en avaient tiré des livres, des films, et elle ressurgissait régulièrement dans la presse. C’était un marronnier, un sujet qui servait à combler les creux éditoriaux, une histoire sensationnelle dans laquelle la victime, mon arrière-grand-père, passait immanquablement pour un crétin. Et c’est sans doute pour cette raison que mon père ne voulait plus en entendre parler. Comme si la honte de s’être fait gruger d’une manière aussi grossière s’était transmise d’une génération à l’autre. »

Extrait
« Ce jour-là, j’ai compris pourquoi Mansour s’intéressait à la littérature des années cinquante et soixante. Celle qui parle de la jeunesse de son père, de la sienne aussi. On revient toujours explorer les forêts noires de son enfance, y retrouver le petit garçon resté là, égaré, oublié sur Le chemin qui mène à l’âge d’homme.
Mansour et moi avons cela en commun, ce désir de comprendre ce qui nous a construits. » p. 53

À propos de l’auteur
LALUMIERE_Jean-Claude_2_DRJean-Claude Lalumière © Photo DR

Né à Bordeaux en 1970, Jean-Claude Lalumière a d’abord écrit des fictions pour les Ateliers de création de Radio France avant de publier au Dilettante Le Front russe (prix Jeune mousquetaire du premier roman) et La Campagne de France. Aux éditions Arthaud, Ce Mexicain qui venait du Japon et me parlait de l’Auvergne et aux éditions du Rocher Reprise des activités de plein air (2019) et L’invention de l’histoire (2023). (Source: Éditions du Rocher)

Blog de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#linventiondelhistoire #JeanClaudeLalumiere #editionsdurocher #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #NetGalleyFrance #prixrtllire #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Immortelle(s)

TOUZET_immortelles RL_ete_2022 Logo_second_roman  coup_de_coeur

En deux mots
Anna et Camille ont connu des épreuves qui les ont éloignées de leurs rêves et même poussé au bord du précipice. Mais fort heureusement leur entourage et leur volonté leur ont permis de reprendre pied. Alors quand elles se rencontrent, elles se disent qu’elles ont encore un avenir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un tatouage pour se reconstruire

Bertrand Touzet confirme avec ce second roman combien sa plume sensible excelle à dépeindre les émotions. En suivant deux femmes que la vie n’a pas épargnées, il nous donne aussi une belle leçon d’optimisme.

Il y a les auteurs qui mettent tout dans leur premier roman et voient leur plume se tarir avec le second. Bertrand Touzet fait partie de la seconde catégorie, celle de ceux qui comprennent avec leur premier roman que c’est possible, qu’ils ont trouvé leur voie. Et qui écrivent de mieux en mieux. C’est en tout cas l’impression qui prédomine en refermant Immortelle(s). D’une plume fluide, il nous retrace le parcours de deux femmes, Anna et Camille, que le hasard va conduire à se rencontrer.
Le roman s’ouvre au moment où Anna s’engage à fond dans sa nouvelle voie. Après avoir été cadre dans de grandes entreprises du luxe, elle a choisi de laisser tomber une carrière prometteuse pour reprendre la boulangerie dans un petit village du Piémont pyrénéen. Un sacré défi pour la jeune femme qui peut toutefois compter sur le regard protecteur de Gilles, le meunier qui l’encourage et la soutient. On comprendra par la suite pourquoi il a envie de la voir réussir et s’épanouir à ses côtés.
Car tout risque de s’effondrer, on vient en effet de lui pronostiquer un cancer du sein synonyme d’opération, de chimio, de fatigue. Une épreuve à l’issue incertaine qui va aussi modifier son corps. Mais alors que son moral est en berne, elle croise un enfant et un infirmier au service d’oncologie qui vont lui remonter le moral et l’aider à franchir ce cap, à accepter ce corps mutilé.
Camille n’a pas été épargnée par la vie non plus. À la suite d’un terrible accident, elle a également choisi de donner une nouvelle orientation à sa vie, oublier les beaux-arts pour se consacrer au tatouage. Sa sensibilité va la pousser à se spécialiser dans la réparation, dans l’embellissement des corps marqués par de vilaines cicatrices. Ce sont principalement des femmes qui poussent la porte de sa boutique, heureuses pour la plupart de rencontrer une oreille attentive. Du coup Camille est presque autant psy qu’artiste. J’ouvr eici une paranthèse pour imaginer que le métier de masseur-kinésithérapeute a beaucoup servi l’auteur, à la fois pour raconter ce rapport au corps, mais aussi pour l’aspect thérapeutique de sa pratique.

C’est par l’intermédiaire du libraire, chez lequel elles se rendent toutes deux, qu’Anna va faire la connaissance de Camille et qu’elle va lui demander d’embellir, de fleurir sa cicatrice.
Ce roman qui célèbre les rencontres est aussi le roman des chemins de la résilience. Avec cette évidence pourtant souvent oubliée qu’il faut laisser du temps au temps. Aussi bien pour Anna que pour Camille, le chemin vers le bonheur est loin d’être rectiligne. Mais toutes trouvent la force de s’y engager…
Bertrand Touzet démontre avec élégance et beaucoup de justesse qu’il est un excellent sondeur de l’âme humaine. Après Aurore, on prend encore davantage de plaisir à le lire ici. Et on se sent beaucoup mieux en refermant son second roman. Vivement le troisième!

Immortelle(s)
Bertrand Touzet
Éditions Presses de la Cité
Roman
256 p., 20 €
EAN 9782258196605
Paru le 29/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Piémont pyrénéen. On y évoque aussi Toulouse et Bordeaux ainsi que la Bretagne du côté de Pornic et de l’île de Noirmoutier ainsi qu’un voyage en Italie, à Sienne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le croisement de deux vies à l’orée d’un nouveau départ.
Depuis son cancer du sein, Anna a besoin de se réapproprier sa féminité ; elle rencontre Camille, une jeune femme devenue tatoueuse, qui a ouvert son local à celles qui ont été marquées par la vie.
Anna revient vivre dans sa région natale, près de Toulouse, pour tourner définitivement une page de sa vie: oublier une relation amoureuse toxique, se reconvertir… Mais une nouvelle épreuve l’attend: une tumeur au sein. La voilà quelques mois plus tard face à son corps meurtri, persuadée d’avoir perdu une part de sa féminité et de ne plus avoir droit à l’amour.
Camille, tatoueuse, se remet douloureusement d’un accident terrible. Une rencontre lui fait comprendre qu’elle peut embellir ce qui a été détruit chez les autres, chez elle. Elle met ainsi tout son art au service des femmes maltraitées par la vie avec des tatouages destinés à masquer leurs cicatrices. Un jour, Anna pousse la porte de son salon…
L’histoire de deux renaissances. Un roman vrai et bouleversant qui redonne espoir et foi en l’humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu Occitanie – Côté culture
La Dépêche
Le Télégramme (Corinne Abjean)
Blog Lili au fil des pages
Blog de Philippe Poisson
Blog Sélectrice

Les premières pages du livre
« Gilles est là. Il me salue depuis son tracteur, me fait signe d’avancer, me dit qu’il arrive.
Il est l’un de ceux qui m’ont aidée à accomplir mon changement de vie.
Tout semble possible dans l’existence, à condition de s’en donner la chance. Quelquefois, il faut des coups de pouce du destin, la rencontre des bonnes personnes.
La boulangerie de Labastide avait fermé un an auparavant, une faillite de finances, d’envie, avait eu raison des propriétaires. Aucun volontaire pour reprendre, trop difficile, le bail trop cher. Un village de quatre cent soixante âmes, proche d’une grande ville, pas assez rentable.
Mon coup de pouce, je le dois à l’association dont Gilles fait partie, Labastide ensemble. Une association locale ayant pour objectif le développement et le maintien du patrimoine du village. Ils avaient remis en état l’ancien four à bois qui jouxtait l’église pour réunir les habitants lors des fêtes locales, pour cuire la saucisse, les magrets, pour des activités fabrication du pain avec l’école, mais ils trouvaient dommage de ne pas s’en servir plus souvent.
Je souhaitais m’investir dans la vie de la commune et quand on a posé la question «Est-ce que quelqu’un connaît une personne capable de faire fonctionner le four à pain?», j’ai levé la main.
«Oui, moi, je peux apprendre.»
Certains ont souri, Gilles a fait un pas vers moi.
Eh bien, pendant que tu apprendras, nous ferons le reste. C’est-à-dire rénover le local pour que tout soit fonctionnel quand tu seras prête. »
Gilles savait que je travaillais dans une boulangerie de la ville voisine, que j’étais habituée à me lever tôt, à faire les fournées, mais ce qu’il s’apprêtait à me confier était complètement différent. Le maniement du four à bois, la maîtrise des températures, de farines anciennes. De nouveaux savoirs à acquérir et à maîtriser.
Gilles est agriculteur bio, il produit des céréales – petit épeautre, sarrasin, blé, sorgho. Il a investi, il y a peu, dans un moulin pour produire sa propre farine, pour « valoriser sa production », comme il dit.
Ce matin je vais chercher mes sacs pour le fournil. Le plus souvent, il vient me livrer mais une fois par mois j’aime bien venir voir les champs, les céréales qui y poussent, le moulin.
La première fois qu’il m’a fait visiter le moulin, j’ai été surprise. J’imaginais une bête énorme avec des mécanismes gros comme ma cuisse. Le moulin de Gilles tient dans une pièce de vingt-cinq mètres carrés. Tout est automatisé, de la vis sans fin qui alimente en céréales, jusqu’à la mise en sachet du produit fini. Le son est mis de côté dans d’autres sacs pour un copain à lui qui élève des porcs noirs dans le piémont pyrénéen.
Pendant six mois, j’ai appris la montée en température du four, le travail du pain avec les farines de Gilles, à passer de la préparation de baguettes blanches de deux cent cinquante grammes à des boules d’un kilo avec des farines de différentes céréales. Gilles m’avait mise en rapport avec un des boulangers qu’il livre. « Il est habitué à mes farines, il t’apprendra à les travailler. Le pain est vivant, la pâte pousse une première fois dans le pétrin, une deuxième fois dans la panière et une troisième fois dans le four. »
Les villageois avaient fait un travail extraordinaire pour réhabiliter l’endroit et «désenrhumer» le four. Un boulanger que connaissait Gilles lui avait fourni un pétrin, des ustensiles dont il ne se servait plus, d’autres m’avaient donné des bassines, trop profondes pour être pratiques mais qui me dépanneraient, des tables de bistrot, des planches, des tréteaux.
Un agriculteur du village avait fourni le bois nécessaire pour tenir les six premiers mois et Gilles n’avait cessé de m’assurer que, pour la farine, nous nous arrangerions les premiers temps.
Un matin de mai, je me suis lancée toute seule face au four. Je me souviens de la première bûche, de la première flamme. Ça fait un an et demi, j’ai l’impression que c’était hier.
Gilles descend du tracteur vient m’embrasser.
– Alors, c’est bon, cette année?
– Ça devrait, mais tu sais, tant que ce n’est pas rentré dans les silos, je préfère ne rien dire. Un orage avant la moisson et c’est foutu.
– Je viens chercher du petit épeautre.
– Tu aurais dû m’appeler, je te l’aurais livré dans la semaine.
– Ça me faisait plaisir de venir à la ferme. Voir les meules tourner, sentir la farine.
– Des meules du Sidobre, madame !
– Je sais, les meilleures.
– J’’obtiens une finesse incomparable, et puis ça fait plaisir de travailler avec des pierres qui viennent de la région.
Gilles boite un peu, une sciatique le handicape depuis le début de l’année, mais impossible de s’arrêter. Dans une exploitation il y a toujours à faire, la main-d’œuvre est rare et Gilles difficile à vivre professionnellement. L’exigence de ceux qui sont habitués à travailler seuls.
Il est tôt, la brume qui enveloppe les champs au bord du fleuve est encore présente. En attendant qu’il gare son tracteur sous le hangar, je marche à travers la prairie devant le corps de ferme. L’herbe est humide, les gouttes d’eau donnent un aspect presque blanc à certains endroits, comme si un givre inattendu les avait recouverts.
Le soleil d’est affleure sur les coteaux et je plisse les veux pour observer le passage de deux sangliers sur les berges de la Garonne.
– Les salauds ! Ils me retournent tout en ce moment.
– C’est beau comme spectacle.
– Si tu le dis… Je ne cautionne pas les chasseurs mais on est obligé de réguler un peu, autrement je ne récolte plus rien.
– Si tu le dis.
Gilles sourit.
– Tu as le temps de prendre un café ?
– Oui, comme toi, commencer tôt me permet de faire une pause.
La porte d’entrée frotte sur le sol. Elle est comme une sonnette pour avertir d’une visite. Il dit à chaque fois qu’il devrait la raboter, mais c’est comme tout ce qu’on laisse en suspens dans les maisons trop grandes, à faire « plus tard », espérant un temps après lequel on court toujours.
La table du salon est jonchée de papiers administratifs. Un verre, une assiette avec des croûtes de fromage, une tasse de café.
– Tu fais des heures sup ?
– Je dois calculer la TVA avant la visite des comptables du centre d’économie rurale.
– C’est toujours aussi cosy chez toi… Ça manque d’une présence féminine.
– Tu veux te dévouer ?
– Je te l’ai déjà dit, tu es trop vieux pour moi et en plus tu n’es pas mon genre.
– Et c’est quoi, votre genre, mademoiselle ? Car je n’en vois pas trop tourner par chez vous, de votre genre.
– Je n’ai pas le temps et puis je n’en ai pas forcément envie.
– Anna, tous les hommes ne sont pas des mufles comme moi, laisse-leur une petite chance de t’approcher. »

Extraits
« Je n’envisageais pas la maternité, ni même la présence d’un homme près de moi, et là je me retrouve à prendre un rendez-vous pour congeler mes ovocytes. Mon horloge biologique vient de se casser la figure, mes seins et mon utérus qui étaient les cadets de mes soucis viennent de devenir ma principale source de préoccupation. J’ai l’impression d’être un tableau de Picasso, déstructurée.
En quittant le cabinet d’oncologie, je salue le petit papi dans la salle d’attente et j’appelle mon frère pour vider mon sac de larmes, de frustrations, de doutes et de peurs. Il m’écoute, ne dit rien, absorbe. Je marche à travers l’hôpital, à travers la ville jusqu’à la place du Commerce, je raccroche, je ne sais même pas s’il a réussi à sortir une parole. » p. 40

« liste des choses qui font battre le cœur
avoir les cheveux humides en sortant de la douche l’été
le parfum des acacias
le bruit de la pluie sur les carreaux
le silence d’un sommet à la montagne |
le café du matin
la voix pure de Joan Baez
les champs de lavande balayés par le vent
la mer n’importe quand
regarder un couple de personnes âgées se tenant la main… » p. 57

« – Tu as fait le grand écart en peu de temps. Passer d’un boulot de responsable de communication dans une boîte de luxe à la boulangerie, ça m’a surpris mais j’ai pensé pourquoi pas, elle en est capable.
– J’ai eu une révélation. Un matin je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais là ? Mon travail est débile, ça n’a rien à voir avec moi. Et si je faisais autre chose? » J’ai planté une graine dans mon esprit et petit à petit l’idée du changement a grandi en moi.
– Le changement, OK, mais la boulangerie?
– Un midi, je faisais la queue devant une boulangerie pour acheter mon déjeuner. Tout le monde autour de moi était en pause mais téléphonait, répondait à ses mails et faisait la gueule. Et moi aussi. En arrivant à la caisse, j’ai levé les yeux de mon écran et j’ai vu cette femme, devant le four, en train de sortir des baguettes brûlantes. Elle était rouge, les cheveux en bataille, de la farine sur les pommettes mais elle avait l’air heureuse, elle savait ce qu’elle faisait et pourquoi elle le faisait.
« Je lui ai demandé si c’était dur, elle m’a répondu : “Oui, mais c’est possible !” J’ai pris mon sandwich, ma part de flan et je suis sortie de la boulangerie. En remontant la file de costumes et de tailleurs gris, je repensais à cette boulangère, à l’odeur de pain cuit, de petit épeautre torréfié. J’ai repensé au bonheur que c’était de fabriquer du pain.
– Eh oui, je me souviens de ta grand-mère qui le confectionnait avec nous pour le goûter. Elle faisait cuire des petits pains dans lesquels nous mettions des barres de chocolat qui fondaient dans la mie encore chaude. Trop bon. » p. 123

À propos de l’auteur
TOUZET_Bertrand_DRBertrand Touzet © Photo DR

Né à Toulouse il y a une quarantaine d’années, Bertrand Touzet a grandi au pied des Pyrénées. Après des études à Nantes, il est revenu exercer sa profession de masseur-kinésithérapeute en région toulousaine. Il y a cinq ans, il a décidé d’écrire et puise dans son quotidien personnel et professionnel les expériences qui nourrissent ses romans. Après Aurore, premier roman finaliste du Prix Jean Anglade 2020 et lauréat du Grand Prix national du Lions Club de littérature 2022, il publie Immortelle(s) en 2022. (Source: Presses de la Cité)

Page Facebook de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#immortelles #BertrandTouzet #pressesdelacite #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #NetGalleyFrance #RL2022 #RentreeLitteraire22 #rentreelitteraire #rentree2022 #RentreeLitteraire2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #auteurs #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #passionlecture #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots

Tu mérites un pays

BOUHERRAFA-tu_merites_un_pays  RL_ete_2022  Logo_second_roman

En deux mots
Layla est convoquée pour un «entretien préalable en vue d’une naturalisation». L’occasion pour la jeune fille de revenir sur son parcours, de nous faire partager son quotidien difficile et de réfléchir à «ce qui fonde la France et fait un Français». Le tout au milieu de galères et d’autres galériens.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Comment ne plus être étrangère

Après nous avoir régalés avec La dédicace, Leïla Bouherrafa confirme son talent de romancière en nous racontant le parcours d’obstacles de Layla en vue de sa naturalisation. L’occasion d’une réflexion teintée d’humour sur ce qui fait la France et les Français.

Il aura suffi d’une rencontre un peu inhabituelle chez l’assistante sociale du XXe arrondissement et la remise d’un courrier qui l’invitait à un entretien en vue de sa naturalisation pour que la vie de Layla bascule.
En retrouvant toutes ses compagnes d’infortune dans le Dorothy, l’hôtel de Ménilmontant où elle loge, elle se sent déjà différente, même si toutes partagent la douleur de l’exil et le manque. Le manque de sa mère restée au pays contre sa volonté, de sa cousine Malika, de son cousin Jamil, de son oncle Farouk et du ciel. C’est ce qu’elle aimerait expliquer au docteur Bailleul, mais qu’elle préfère taire comme le rêve récurrent qu’elle fait et dans lequel elle se voit transformée en anguille. Car elle ne veut pas être prise pour une folle ou réduire ses chances d’obtenir la nationalité française.
Alors, malgré les contingences d’un quotidien difficile – elle est payée des clopinettes pour nettoyer les toilettes du restaurant de Mme Meng – elle va essayer de soulager le quotidien de ses frères de misère. Elle décide d’accompagner son ami Momo à l’hôpital psychiatrique, lui dont la bouffée délirante a fait quelques dégâts. On lui trouvera toutefois des circonstances atténuantes, lui qui est harcelé par la mairie de Paris parce que son administration souhaiterait qu’il rase sa barbe, jugée inappropriée pour un responsable de manège. Elle va tenter de retrouver un logement à une vieille dame dont l’immeuble s’est effondré à Bagnolet. Elle va même essayer de s’intéresser à l’inspecteur des services d’hygiène qui doit décider si le Dorothy est insalubre ou simplement indécent. Le tout sans oublier sa mission la plus urgente qui est de réfléchir à «ce qui fonde la France et fait un Français».
Comme elle l’avait déjà si bien fait dans son premier roman, La dédicace, Leïla Bouherrafa capte toute l’absurdité du monde avec une plume allègre, mêlant une douce ironie, un humour délicat avec une réalité implacable. Alors la solidarité et l’humanité arrivent à se frayer un chemin dans des situations qui semblent désespérées. Alors même la machinerie administrative, dans toute sa complexité et son côté kafkaïen, va laisser entrevoir un soupçon d’espoir. Je ne sais pas si Leïla Bouherrafa mérite un pays, en revanche je suis sûr qu’elle mérite toute notre attention !

Tu mérites un pays
Leïla Bouherrafa
Allary éditions
Roman
304 p., 000 €
EAN 9782370734068
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Tu dois être la jeune femme la plus heureuse du monde. »
Ce sont les mots de Marie-Ange, dans son bureau d’aide aux réfugiés, lorsqu’elle tend à Layla sa convocation pour être naturalisée.
Mais que signifie « être la jeune femme la plus heureuse du monde », quand on a laissé là-bas tous les siens, qu’on vit au Dorothy, hôtel insalubre tenu par un marchand de sommeil, et que son job consiste à rendre impeccables les toilettes du café de Mme Meng ? Quand le tendre Momo, son ami, sa boussole, est obligé de fermer son merveilleux manège parce que la Mairie de Paris le juge « trop barbu », ou que sa colocataire Sadia, sa belle, rebelle Sadia, s’humilie pour une poignée d’euros ?
Vibrant de colère et d’humanité, Tu mérites un pays raconte le parcours du combattant d’une exilée dans cette France où l’on n’est jamais tout à fait « assez français ». L’histoire, aussi, d’une émancipation, portée par une langue à la fois mordante et poétique, singulièrement puissante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Lolita Francoeur)
Gernigon.info

Signalons la rencontre en ligne organisée par VLEEL le 8 septembre à 19h. Pour s’inscrire gratuitement, c’est ICI

Les premières pages du livre
« Prologue
Même une allumette peut provoquer un incendie.

Sur une anguille
Je rêvais souvent que j’étais une anguille.
C’était toujours le même rêve. Je regardais la mer, et cette mer était trouble et agitée quand, soudain, j’apercevais dans l’eau une anguille qui nageait à contre-courant en se faufilant, c’est-à-dire qu’elle ne nageait pas tout droit mais en zigzaguant, comme un serpent.
Je ne sais pas pourquoi je rêvais que j’étais une anguille. C’est un animal qui n’est même pas sacré, qui se laisse attraper facilement et dont on se fout, comme on se fout des femmes, c’est-à-dire éperdument. Pourtant, dans mon rêve, je sentais que je n’étais pas ce genre d’anguille qui se laissait attraper facilement et dont on se foutait éperdument. J’étais simplement une anguille qui se faufilait et traversait la mer à contre-courant, persuadée qu’elle ne se ferait jamais attraper.
Je ne sais pas pourquoi je faisais ce rêve ni pourquoi je le faisais si souvent.
Ma mère, restée au pays contre sa volonté, disait que les rêves ont toujours un sens et que, si on cherchait à les comprendre, ils pouvaient nous révéler ce que l’on avait à l’intérieur de soi. Moi, je pensais que, pour savoir ce que l’on avait à l’intérieur de soi, le plus simple aurait été de s’ouvrir en deux avec un couteau bien tranchant, de part en part, d’un bout à l’autre. Sûrement que si l’on m’avait ouverte en deux, à cet instant, on aurait trouvé de la chair, du sang, de l’angoisse – car c’est de ça que sont faites la plupart des femmes –, mais aussi ma mère restée au pays contre sa volonté, ma cousine Malika, mon cousin Jamil, mon oncle Farouk et, parmi eux, cette anguille qui passait mes nuits à nager à contre-courant, à l’intérieur de moi, en se faufilant.
Je réfléchissais souvent à ce rêve. Je me demandais pourquoi, pourquoi une anguille, mais je ne parvenais jamais à trouver une réponse qui me satisfaisait entièrement. La vérité de ce rêve semblait toujours m’échapper, me filer entre les doigts telle une anguille sûre qu’elle ne se fera jamais attraper. Parfois, quand j’étais lasse de réfléchir, je me disais simplement : « Peut-être parce que les anguilles n’ont besoin que de la mer, et pas d’un pays », mais je me le disais comme les hommes font leurs promesses, c’est-à-dire sans grande conviction.

Sur la jeune femme la plus heureuse du monde
Je n’étais pas une anguille.
J’étais une étrangère, dans un pays étranger, et c’est ce qui me valait d’avoir rendez-vous une fois par semaine dans le bureau surchauffé de Marie-Ange.
Chaque fois que je m’y rendais, je me disais qu’il aurait mieux valu être une anguille. C’est que le bureau de Marie-Ange était toujours rempli de gens dont les problèmes consistaient pour la plupart à être alcoolique, syrien ou mère célibataire, et c’était le genre d’endroit qui vous rappelait sans cesse votre condition.
Ce matin-là, j’ai tout de suite su que Marie-Ange me cachait quelque chose car lorsque je suis entrée dans son bureau elle souriait avec les dents, ce qui lui arrivait rarement à cause de son métier qui l’obligeait à assister socialement toute la misère du 20e arrondissement.
Quand je suis entrée, Marie-Ange m’a fait asseoir gentiment sur une chaise puis elle a joint les mains comme si elle s’apprêtait à faire une prière et la voir comme ça, ça m’a presque donné envie d’être catholique.
Ses doigts étaient beaux, longs et fins, et ses ongles étaient parés d’un blanc nacré qui les faisait ressembler à de petits nuages.
Marie-Ange a ouvert un des tiroirs de son bureau et elle m’a dit : « J’ai un courrier pour toi. » Elle a alors sorti une enveloppe qu’elle a agitée sous mon nez en souriant et ça m’a confortée dans l’idée qu’il se passait un truc inhabituel : tous les courriers que je recevais impliquaient soit de se rendre à la préfecture, soit de rendre de l’argent, mais en aucun cas de sourire avec les dents.
J’ai jeté un regard à l’enveloppe que Marie-Ange tenait entre ses mains dans l’espoir qu’elle me donne un indice sur son contenu, mais c’était l’une de ces enveloppes à fenêtre, blanche, rectangulaire, comme il en existe des millions dans le monde, et encore plus dans l’Administration française.
Une enveloppe tout ce qu’il y a de plus banal, qu’on n’aurait jamais cru capable de transporter quoi que ce soit d’important, et surtout pas une destinée.
Après un moment, Marie-Ange s’est décidée à me la tendre et, en me la donnant, elle m’a dit : « Ouvre ! », comme si, une fois entre mes mains, j’avais pu penser à en faire tout autre chose. La brûler ou la déchirer en mille morceaux.
Entre mes mains, l’enveloppe était légère comme une plume.
De près, je me suis rendu compte qu’elle était un peu abîmée sur les bords mais que l’ouverture était nette, propre, d’une précision presque chirurgicale.
J’ai pensé que Marie-Ange avait dû utiliser un coupe-papier.
Je l’ai ouverte délicatement comme s’il s’agissait d’un objet très précieux.
De l’intérieur, j’ai sorti une feuille blanche pliée en trois, à la manière de l’Administration française, et je me suis mise à lire. À mesure que mes yeux parcouraient les mots sur la page, j’ai senti une vague de chaleur se propager dans tout mon corps, de mes orteils jusqu’à mes paupières, et ça m’a rappelé ce que je ressentais lorsque je passais mes journées d’été à plonger dans la mer, là-bas, avec ma cousine Malika.
À la fin de ma lecture, mon cœur s’est mis soudain à battre un peu plus vite, un peu plus fort, à la façon dont battent les cœurs lorsqu’ils croient frôler l’espoir, ou bien la mort.
Quelque chose en moi s’est pétrifié mais je ne me suis pas vraiment inquiétée car je pensais que c’est ce que l’on ressentait lorsqu’on avait rêvé d’une chose pendant longtemps et que cette chose finissait par arriver.
Être pétrifiée.
J’ai relevé la tête vers Marie-Ange afin de trouver dans ses yeux une lueur qui me confirmerait que j’avais bien compris. Chaque fois que je la regardais, je me disais qu’elle ressemblait à une fourmi. C’était à cause de ses lunettes qui lui faisaient des yeux toujours plus gros que le ventre, et le reste. Je l’ai regardée et elle souriait encore – même si elle avait enfin rangé ses dents. Comme je restais silencieuse, un peu tremblante, un peu choquée, elle a rompu le silence – ça se voyait que cette femme adorait rompre les silences – et c’est là qu’elle m’a sorti une chose qui m’a pétrifiée un peu plus encore.
Elle m’a dit : « Tu dois être la jeune femme la plus heureuse du monde. »
Je suis restée immobile, silencieuse, incapable de prononcer quoi que ce soit.
Je voulais lui répondre, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge, comme s’ils étaient des insectes minuscules et que ma gorge était une toile d’araignée.
À cet instant, je ne pensais plus du tout à mon rêve d’anguille, ni à la nouvelle que je venais d’apprendre ni à ce que je ressentais en plongeant dans la mer, là-bas, avec ma cousine Malika.
Je pensais à la jeune femme la plus heureuse du monde.
À vrai dire, il m’arrivait souvent de penser à elle. Je pouvais être en train de faire n’importe quoi, n’importe quelle activité du quotidien, puis m’arrêter subitement et penser à cette fille. Dans ces moments-là, je cessais tout ce que j’étais en train de faire et je me disais : « C’est sûr qu’à cet instant il existe quelque part dans ce monde une jeune femme plus heureuse que toutes les autres et qui ignore totalement qu’elle est la jeune femme la plus heureuse du monde. » J’essayais toujours d’imaginer à quoi cette fille pouvait bien ressembler. Je ne sais pas pourquoi, mais dans mon esprit elle avait toujours une allure folle avec de longs cheveux châtains qui lui tombaient en cascade sur les épaules, de beaux vêtements et un regard à vous faire tomber par terre.
J’imaginais cette fille en train de vivre sa vie de jeune fille, à contempler le ciel et à faire de grands projets inutiles, le tout sans se douter un seul instant qu’elle était la jeune femme la plus heureuse du monde. C’est pourquoi, lorsque Marie-Ange m’a dit que je devais être la jeune femme la plus heureuse du monde, je suis restée tout à fait immobile, silencieuse, incapable de dire quoi que ce soit, pour la simple raison que la particularité de la jeune femme la plus heureuse du monde est de ne jamais savoir qu’elle l’est.
Je trouvais cette idée à la fois belle, cruelle et révoltante.
Et cette idée me tuait. »

À propos de l’auteur
BOUHERRAFA_Leila_©kate_fichard

Leïla Bouherrafa © Photo Kate Fichard

Leïla Bouherrafa est née en 1989 à Paris. Elle a enseigné le français dans une association qui accueille de jeunes réfugiés. Elle est l’autrice de La Dédicace (2019), prix du premier roman du salon du livre du Touquet Paris-Plage. Son deuxième roman, Tu mérites un pays est paru en août 2022.

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#tumeritesunpays #LeilaBouherrafa #Allaryeditions #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #secondroman #MardiConseil #RentreeLitteraire22 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots

Le soldat désaccordé

MARCHAND_le_soldat_desccorde  RL_ete_2022

En lice pour le Prix du roman Fnac 2022

En deux mots
Enquêtant sur un soldat qui n’a plus donné de nouvelles à l’issue de la Grande Guerre, le narrateur va découvrir une histoire d’amour insensée. Celle d’une femme errant sur les champs de bataille pour être au plus près de son homme.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’ombre du champ de bataille

Gilles Marchand nous revient avec un roman historique qui retrace l’enquête menée pour retrouver un soldat disparu dans la Grande Guerre. Ce faisant, il poursuit son exploration des cabossés de la vie avec toujours la même humanité.

Au sortir de la Grande Guerre et de ses millions de morts, on a de la peine à imaginer la grande pagaille qui a suivi. Les soldats qui mettent des semaines à rentrer, les traumatisés et les amnésiques, les invalides et ceux qui ont perdu l’esprit. Le narrateur est chargé d’enquêter sur ces hommes dont on a perdu la trace, dont on ignore le destin. Tâche complexe et le plus souvent vouée à l’échec. C’est du reste ce qu’il signifie à Jeanne Joplain qui ne se résout pas à accepter la mort de son fils. Après des années à espérer, elle va mettre ses derniers espoirs en lui. Même si nous sommes déjà en 1925, elle est persuadée que son fils est vivant.
Commence alors un long travail de recherche, une enquête qui va mener le narrateur des bureaux de l’armée aux lieux qui ont vu un déluge de feu transformer le paysage et les hommes, en passant par l’Alsace et l’Allemagne. Une quête riche de témoignages, mais aussi de non-dits et de secrets, mais que Gilles Marchand transforme en épopée. Son homme est en effet un poète amoureux. Avec Lucie, il s’est juré de construire un monde au sein duquel leur passion pourra s’épanouir. Et la jeune fille, rencontrée du côté de Molsheim, ne voudra pas attendre la fin du conflit pour le retrouver. La légende de la jeune fille qui erre dans le no man’s land, entre les armées françaises et allemandes, et qui réconforte les blessés, n’est peut-être pas un délire de soldats traumatisés.
Gilles Marchand nous offre un cinquième roman qui, s’il est parfaitement documenté, n’en laisse pas moins la place à la poésie et à cette humanité qui a fait sa marque de fabrique depuis Une bouche sans personne. Des gens ordinaires jetés dans la Grande Histoire et qui tentent de croire que la vie l’emportera. Ou quand un air d’accordéon prend bien plus d’importance que des semaines à parcourir les champs de bataille, quand une lettre d’amour inachevée en dit bien davantage que des livres d’histoire, quand une nuit dans un train de marchandises aux côtés de deux infirmières allemandes est une grande leçon de diplomatie.
Loin de tout angélisme ou manichéisme – j’ai beaucoup entendu dans mon enfance ces récits de famille d’Alsace-Moselle qui se sont trouvées suivant les aléas géopolitiques d’un côté des belligérants puis de l’autre – le romancier raconte à partir de choses vues, de mille histoires glanées durant cette enquête combien la guerre est une connerie. Mais à peine aura-t-il bouclé la boucle que déjà le nazisme pointe le bout du nez. La der des ders ne l’aura été que dans l’esprit d’hommes de bonne volonté. Et les soldats désaccordés continuent à battre la campagne du côté de l’Ukraine.

Le soldat désaccordé
Gilles Marchand
Éditions Aux forges de Vulcain
Roman
200 p., 18 €
EAN 9782373056525
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale et en Alsave, du côté de Molsheim.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1920.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paris, années 20, un ancien combattant est chargé de retrouver un soldat disparu en 1917. Arpentant les champs de bataille, interrogeant témoins et soldats, il va découvrir, au milieu de mille histoires plus incroyables les unes que les autres, la folle histoire d’amour que le jeune homme a vécue au milieu de l’Enfer. Alors que l’enquête progresse, la France se rapproche d’une nouvelle guerre et notre héros se jette à corps perdu dans cette mission désespérée, devenue sa seule source d’espoir dans un monde qui s’effondre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Playlist society (Benjamin Vogel)


Gilles Marchand présente son roman Le soldat désaccordé © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1
Je n’étais pas parti la fleur au fusil. Je ne connais d’ailleurs personne qui l’ait vécu ainsi. L’image était certes jolie, mais elle ne reflétait pas la réalité. On n’imaginait pas que le conflit allait s’éterniser, évidemment. Personne ne pouvait le prévoir. On croyait passer l’été sous les drapeaux et revenir pour l’automne avec l’Alsace et la Lorraine en bandoulière. À temps pour les moissons, les vendanges ou de nouveaux tours de vis à l’usine. Pour tout dire, ça emmerdait pas mal de monde cette histoire. On avait mieux à faire qu’aller taper sur nos voisins. Pourtant, on savait que ça viendrait : on nous avait bien préparés à cette idée. À force de nous raconter qu’ils étaient nos ennemis, on avait fini par le croire. Alors, quand ils sont passés par le Luxembourg et la Belgique, il n’y avait pas grand monde pour leur trouver des circonstances atténuantes. On était nombreux à être volontaires pour leur expliquer que ça ne se faisait pas trop d’aller envahir des pays neutres.
On a quitté nos femmes et nos enfants, pour ceux qui en avaient. Je me souviens d’Anna sur le quai de la gare. Seule au milieu de ses amies. Et moi, seul à la fenêtre de mon pauvre wagon, entouré de plusieurs dizaines de têtes et de képis. Ça chantait, ça criait mais c’était seul. Ce sont les au revoir. C’est comme ça. On a beau mettre une foule en décor, elle ne fait pas le poids face à la solitude.
Si on avait su.
De mes camarades de wagon, combien sont revenus en 18 ?
Les morts officiels, les disparus, les estropiés… Il aurait eu une drôle de gueule amochée, le wagon du retour.
Pour ma part, mon sort avait été rapidement scellé : j’avais perdu une main dès l’automne 1914, c’en était fini de ma participation aux combats. Néanmoins, je voulais être utile à mes camarades. Avec toute la bêtise de ma jeunesse, je pensais que j’étais indispensable. On m’avait confié diverses missions, liées notamment à l’approvisionnement et au transport. Je ne participais plus aux combats, mais j’en restais suffisamment près pour sentir l’odeur de la poudre. De 1915 à 1918, j’allai d’un coin à l’autre du pays. Chauffeur ici, cantinier là. Partout où on avait besoin d’un infirme besogneux. Dévoué à n’importe quelle tâche pour être utile à mes camarades, à mon pays, à ma patrie. Voilà le genre de belles histoires que je me racontais.
Une main en moins, impossible pour moi de retrouver ma vie d’avant.

Après-guerre, un ancien camarade de combat m’avait présenté une certaine Blanche Maupas. Elle enquêtait sur l’affaire des caporaux de Souain et avait besoin de quelqu’un comme moi.
Elle remuait ciel et terre pour prouver que son mari avait été fusillé à tort. Quasiment vingt ans, elle y a passé. Et s’il en avait fallu trente, elle l’aurait fait de la même manière. Un bel exemple. Elle a fait appel à la Ligue des droits de l’homme, a couru de cabinet ministériel en cabinet ministériel, jusqu’à la Cour de cassation. Rendez-vous annulés, demandes rejetées, elle n’a jamais baissé les bras. Le pauvre Théophile avait été fusillé pour l’exemple avec trois de ses camarades pour « refus d’obéissance devant l’ennemi ». Ce qui s’était passé, c’est que c’était un sacré foutoir, que plus personne ne comprenait rien à rien, que ça pilonnait et que ça mitraillait, et que l’artillerie française était pas à la hauteur de celle de l’ennemi.
Blanche Maupas m’a tout appris : la méthode, l’abnégation, le sens du détail, les réseaux, l’importance de l’opinion publique, les démarches judiciaires.
Quand Blanche avait besoin d’un service, je le lui rendais. J’étais à ses côtés en février 1920 quand le ministère de la Justice a refusé d’examiner le dossier. J’étais également là en mars 1922 quand il a été rejeté par la Cour de cassation. Quand il a de nouveau été rejeté en 1926, j’étais déjà sur l’affaire Joplain, celle qui allait m’occuper pendant plus dix ans. Je suis néanmoins allé la trouver quand les caporaux ont enfin été réhabilités par la Cour de justice militaire en 1934. À cette époque, nous ne nous voyions quasiment plus, mais nous correspondions de temps à autre. Cela faisait déjà un moment que, en parallèle, je travaillais pour des associations ou différents comités œuvrant à la réhabilitation des fusillés pour l’exemple. Et je parcourais le pays afin de permettre à une famille de retrouver la dépouille d’un soldat qui n’était pas revenu.
Je m’escrimais sur l’affaire Joplain depuis trop longtemps. Dans notre petit milieu, ça commençait à jaser. Blanche Maupas fut la seule à me dire que j’avais raison de m’entêter. Il fallait que je continue. Elle avait vieilli mais paraissait sereine comme jamais. C’est à ce moment que j’ai compris que je n’aurais plus de repos tant que je n’aurais pas résolu mon enquête.
Un peu plus de vingt ans plus tard, une nouvelle guerre a éclaté. La der des ders n’était pas la der. Je n’ai, en réalité, jamais quitté la guerre. Pour moi, elle a commencé en 1914 et elle continue encore aujourd’hui. Des blessés, des morts, des monuments, des commémorations et des défilés. Pour en revenir au même point.

Le seul moyen pour faire réhabiliter un soldat, c’était d’apporter un élément nouveau. Je n’avais pas d’autre solution que de traverser le pays et de poser des questions. Plein de questions. Toujours plus de questions.
Les réponses ne venaient pas automatiquement. Les anciens soldats n’étaient pas toujours causants. Mais j’avais ce truc qui faisait qu’on se confiait à moi. Mon air enfantin, un peu perdu. Et puis j’avais fait la guerre, c’était un atout non négligeable. Je n’étais pas un de ces embusqués qui avaient trouvé un prétexte pour rester à l’arrière, et ça se voyait. Quelque chose que j’avais compris assez tôt. Mettre bien en évidence mon absence de main gauche. Le regard en retour ne trompait pas. J’ajoutais : « La Marne. » Bien entendu, j’ai eu parfois droit à « Si t’as pas fait Verdun, t’as pas fait la guerre », mais ce n’était tout de même pas ma faute si j’avais été cueilli au début des hostilités.
Bref, on restait des camarades de combat, même si on n’avait pas été aux mêmes endroits, même si on n’y était pas resté aussi longtemps. J’y avais laissé une main, ils ne pouvaient pas tous en dire autant. Et puis on était de la même extraction. J’avais peut-être davantage de mots que certains, mais ça se voyait que je n’étais pas de la haute.

La guerre, quand tu y as goûté, elle est dans ton corps, sous ta peau. Tu peux vomir, tu peux te gratter tout ce que tu veux, jusqu’au sang, elle ne partira jamais. Elle est en toi. Alors j’y retournais. Ça sentait encore la cendre et la poudre. Les croix s’étendaient à l’infini. Et j’enquêtais, inlassablement. Durant toutes les années 20 et une bonne partie des années 30, j’ai fait ce drôle de boulot d’enquêteur.
On était quelques-uns à vivre de ça. Peut-être parce qu’on ne parvenait pas à tourner la page. Ou qu’on désirait un peu de justice après ces années d’injustice. On écoutait les histoires, on écoutait les légendes.
La Fille de la Lune, c’est comme ça que j’en avais entendu parler : « Y avait plus de fleurs, alors elle faisait des bouquets d’obus. »
Cette phrase me trotte encore dans la tête aujourd’hui. C’est étonnant comment fonctionne la mémoire. Je ne me souviens pas du nom du soldat qui m’a parlé du bouquet d’obus. En revanche, j’entends encore sa voix. Je l’interrogeais au sujet de l’exécution injuste de ses amis, et ce qu’il voulait raconter, c’était l’histoire d’une jeune femme qui était apparue la nuit suivante. Comme s’il avait besoin d’enfouir ses mauvais souvenirs derrière quelque chose qui tenait du merveilleux.
« Y avait plus d’arbres, plus d’animaux, plus de vie. Alors des fleurs, vous pensez bien. Elle avançait dans l’obscurité, s’accroupissait, ramassait une douille et la mettait dans la gibecière qui lui cognait les cuisses à chaque pas. Je ne sais pas comment elle faisait pour pas se faire tirer dessus. À croire que les Allemands ne la voyaient pas. On disait qu’ils pouvaient pas la voir parce que la lune ne l’éclairait que de notre côté. C’est pour ça qu’on l’appelait “la Fille de la Lune”. Y en a qui affirmaient qu’elle ne vivait que la nuit. Le jour, elle disparaissait. Elle se volatilisait. On ne savait jamais comment elle arrivait là. On jetait un œil par-dessus le parapet et elle était là. »

2
C’est un matin de 1925 que ça a commencé.
On a toqué à ma porte pour me donner un pli. Un nom, l’adresse d’un restaurant et une phrase pour me signifier que Blanche Maupas en personne m’avait recommandé.
Voilà que j’étais convoqué par une dénommée Joplain, Jeanne de son prénom. Pas plus d’indications. Ma pension était maigre, mes enquêtes peu rémunératrices et j’avais un loyer à payer. Je n’avais plus trop les moyens de me formaliser.
Je ne connaissais pas de Jeanne Joplain et le nom du restaurant ne m’évoquait rien. L’adresse, en revanche, laissait penser qu’il allait falloir que je soigne un minimum ma tenue. On ne peut pas dire que j’avais la mise la plus élégante de la capitale. J’avais passé tellement de temps à arpenter les cimetières militaires, les villes détruites aux clochers défoncés, les villages éventrés, les anciens hôpitaux et les asiles de campagne que j’avais perdu l’habitude du fer à repasser et du col amidonné.
En bas de chez moi, j’ai pu trouver une gueule cassée pour cirer mes chaussures. Je le connaissais un peu. Aussi peu qu’on puisse connaître quelqu’un qui a du mal à articuler et qui ne vous regarde pas dans les yeux. La première fois que je l’avais aperçu, j’avais eu un mouvement d’effroi. On ne s’habitue pas à ces absences de visage. En manière d’excuses, j’avais levé mon moignon. Il avait haussé les épaules. Il s’en foutait de mon moignon. Je me suis senti stupide. Évidemment qu’il aurait volontiers échangé nos blessures.
Il était là tous les mardis et jeudis. Le reste du temps, il allait dans d’autres quartiers. Il était toujours flanqué d’un accordéoniste aveugle qui jouait ses vieilles rengaines ou racontait en alexandrins des histoires « étonnantes et véritables » de la guerre. Je leur donnai chacun une pièce pour les chaussures et pour les histoires.

Mes vieilles chaussures faisaient moins miséreuses lorsque je suis arrivé à l’adresse indiquée. »

À propos de l’auteur

OLYMPUS DIGITAL CAMERA

Gilles Marchand © Photo DR

Gilles Marchand est né en 1976 à Bordeaux. Batteur dans un groupe de rock, il se tourne vers l’écriture de nouvelles en 2010. Son premier roman, Le Roman de Bolaño en 2015 aux éditions du Sonneur, est écrit en collaboration avec Éric Bonnargent, et suscite l’enthousiasme des libraires et des lecteurs du romancier Roberto Bolaño.
C’est avec son premier roman solo qu’il rencontre un grand succès: Une bouche sans personne (2016) est sélectionné parmi les «Talents à suivre» par les libraires de Cultura, il remporte le prix Libr’à Nous, le Coup de cœur des lycéens du Prix Prince Pierre de Monaco en 2017 et le prix du meilleur roman francophone Points Seuil en 2018.
Son deuxième roman, Un funambule sur le sable (2017), est un succès et impose cet écrivain original, qui mêle réalisme magique et humanisme, comme l’héritier de Boris Vian, Romain Gary et Georges Perec.
En 2018, il recueille les nouvelles qu’il a publiées dans divers collectifs aux éditions Antidata au sein d’un seul volume, qu’il étoffe d’inédits: Des mirages plein les poches. Ces textes reçoivent le prix du premier recueil de nouvelles de la Société des Gens de Lettres. En 2020, il revient au roman avec Requiem pour une apache qui sera suivi dans an plus tard par Le soldat désaccordé. (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lesoldatdesaccorde #GillesMarchand #editionsauxforgesdevulcain #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #VendrediLecture #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots

Dernier travail

BEINSTINGEL_dernier_travail

  RL_ete_2022

En deux mots
À trois mois de la retraite Vincent, cadre dans le service des relations humaines d’une grande entreprise de téléphonie, gère ses derniers dossiers. Alors que se déroule le procès des dirigeants, accusés de n’avoir pu prévenir une vague de suicides, il va se rapprocher de la famille de la première victime. Il aimerait comprendre ce qui s’est joué à l’époque.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vincent, Bernard, Francis… et les autres

Sur les pas d’un cadre aux relations humaines d’un grand groupe de téléphonie, Thierry Beinstingel poursuit son exploration du monde de l’entreprise. Un roman qui se lit comme un thriller.

Vincent travaille au service des relations humaines dans une grande entreprise de téléphonie. À trois mois de la retraite, il met de l’ordre dans ses dossiers, se souvient notamment de la grande affaire qui a secoué la société une dizaine d’années plus tôt avec une vague de suicides. Bernard, qu’il avait croisé brièvement lors d’une réunion, avait été le premier. Il s’était enfermé dans son bureau un vendredi soir, avait pris des poignées de médicaments et arrosé le tout de beaucoup d’alcool. C’est la femme de ménage qui l’avait retrouvé le lundi matin. Un drame qui s’était doublé d’une intervention des forces de l’ordre quand, quelques jours plus tard Francis, le frère du défunt avait surgi avec son fusil de chasse et avait fait voler en éclats toutes les cloisons de verre du bureau. Employé à l’office des forêts, cet acte avait eu pour conséquences une rétrogradation et une affectation dans une forêt isolée où il vivait désormais avec son épouse Caroline et sa fille Charlène.
Une affaire qui ressurgit alors que se déroule le procès maintes fois reporté, mais aussi après un coup de fil de Vivian, l’épouse de Bernard. Elle sollicite son aide pour que sa fille obtienne l’emploi qu’elle convoite au service commercial. Après un rapide entretien avec Ève, qui avait neuf ans quand elle a perdu son père, il décide d’intercéder en sa faveur. Très vite la nouvelle recrue prend ses marques et s’intègre dans la société, y trouvant même l’amour. Seul Francis voit d’un mauvais œil ce «retour chez l’ennemi.
Quant à Vincent, il aimerait comprendre pourquoi rien n’a été entrepris pour tenter ce comprendre le geste de Bernard et tenter de prévenir les autres actes désespérés qui suivront.
Une enquête délicate qui permet à Thierry Beinstingel de mettre en lumière les pratiques pour le moins douteuses des grandes entreprises qui sous couvert d’un galimatias technocratique mettent leurs employés sous pression, allant jusqu’à leur demander l’inverse de ce pour quoi ils ont été engagés, les reléguant dans des placards à balai quand on ne trouve pas le moyen de les remercier. C’était l’époque meurtrière de la GPEC, la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences.
Le choc de ces suicides à répétition a beau avoir fait changer les méthodes, Francis se rend bien compte que sous le vernis, ce sont bien les mêmes règles qui perdurent.
L’auteur, qui a travaillé chez Orange jusqu’en 2017, décortique avec beaucoup de justesse cet univers impitoyable. Mais sans manichéisme et sans vouloir en faire un roman à charge, il montre combien, avec la meilleure volonté du monde, il est difficile de faire bouger les lignes. L’homme reste un loup pour l’homme.

Dernier travail
Thierry Beinstingel
Éditions Fayard
Roman
256 p., 19 €
EAN 9782213722450
Paru le 17/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Proche de la retraite, un cadre d’une grande entreprise se remémore la vague de suicide qui a touché le personnel des années auparavant. A-t-il, à l’époque, pris la pleine mesure de l’événement? Aurait-il pu tenter quelque chose pour l’empêcher? Ou s’est-il laissé bercer par les éléments de langage de la direction? Et à présent qu’il est sur le point de partir, que pourrait-il faire pour ne pas rester sur une note si sombre?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
The Times of Israël (Maurice Ruben Hayoun)

Les premières pages du livre
« 1
Dernier contrat de licenciement d’un « commun accord » : Vincent regarde le document sur lequel sont inscrits ces mots dès le premier paragraphe. Il lit les noms des signataires : la DRH qui est sa jeune collègue, toujours vive et dynamique, son rire fréquent, son enthousiasme. Et celui de l’employée qui accepte de partir d’un « commun accord » : jeune femme sombre et anxieuse, toujours prête à pleurer, qui a apposé un paraphe tout en volutes puériles. Et combien d’entretiens ont-ils menés, la DRH et lui, ensemble ou séparément, tout ce lent travail qu’il avait fallu faire avec la dépressive, en congé de maladie d’abord, en reprises difficiles, puis en rechutes. Enfin la difficile reconstruction et la perspective d’un avenir ailleurs qui se dessine, encore avait-il fallu l’aider, payer des formations, elle voulait désormais s’occuper d’enfants, disait-elle.

Celui qui l’a harcelé (rien n’avait été prouvé), son ancien chef, a été muté. Il le revoit dans les rendez-vous qui ont précédé la mesure, bel homme, sérieux, semblant sincèrement peiné. Il l’avait traitée comme les autres, avait-il affirmé : comparaison entre objectifs attendus et réalisés, rien de plus. Vincent ne l’avait plus revu depuis sa mutation, le dernier rendez-vous avait été pour le préparer à l’entretien d’embauche pour ce poste dans une autre ville. Le supposé harceleur était joyeux, volubile, désireux de se montrer sous son meilleur jour, c’était une promotion ou, du moins, un poste équivalent dans lequel « il pourrait faire ses preuves ».

La jeune femme accepte donc la rupture de contrat d’un « commun accord ». Elle va quitter la boîte, sans procès, « en bonne entente », pourrait-on conclure. Ainsi se termine l’histoire, une de plus vécue dans son boulot à lui. Une des dernières aussi : dans trois mois, il sera parti, lui aussi, il quittera définitivement le monde du travail.

2
Vincent est maintenant dans un café, bar quelconque, bistro de quartier, brasserie de boulevard. Au comptoir, un habitué parle fort, se retourne vers les clients dans une harangue complice. Il est question de Tous ceux qui… Tirade stoppée d’un geste par-dessus son épaule avant de revenir au garçon sans cesse en mouvement derrière son comptoir. Tu comprends, ils… À nouveau l’élan brisé, cette fois par la main épaisse tapant le zinc.

Elle a les yeux verts, il a tout de suite remarqué cette couleur qui semble hésiter en permanence, prenant l’aspect placide et terne de l’eau inerte d’un lac ou celle des remous vifs et changeants d’un torrent. En septembre, une fois libéré, il ira à la pêche en Slovaquie. Là-bas, les rivières sont somptueuses en automne, paraît-il. Un type au front bosselé est entré. L’habitué lui tourne le dos. Le garçon a allumé la télé, une chaîne d’information en continu dont le son est coupé.

Elle a dit en arrivant : Je ne sais pas si je fais bien… Je ne veux pas vous déranger… Des phrases comme cela, prononcées à voix basse, un peu rauque dans les derniers mots, dans cette intonation propre aux anciens fumeurs. Car elle ne fume plus, il peut le voir aux doigts exempts de trace de nicotine qui enserrent maintenant la tasse de café. Ongles ras, extrémités un peu carrées, mains épaisses comme celles habituées aux tâches, servir, desservir, nettoyer. Lui aussi a fumé autrefois, il y a longtemps.

Le type au front bosselé boit maintenant en silence un demi. L’habitué fixe l’écran, où un couple de présentateurs (homme en cravate, femme en chemisier) commente l’actualité en bougeant sobrement les lèvres. En bas de l’écran, on peut déchiffrer : « Saisie record en Seine-Saint-Denis », puis l’heure, « 8 h 54 ».
Il triture l’enveloppe grand format qu’elle vient de lui donner. Il y a son CV et la lettre, indique-t-elle sans rien ajouter.

Deux jours avant, Fulbert l’avait appelé. Ce n’était pas extraordinaire. Tous les retraités font cela les premiers temps. On prend des nouvelles de ceux qui restent, on raconte un peu sa vie : ne plus devoir se lever le matin, le vélo l’après-midi, ce genre de choses. Pour Fulbert, cela allait faire un an bientôt. Puis les appels s’espacent, les retraités n’osent plus, perdent la mémoire des noms. Enfin les organisations changent, des collègues nouveaux arrivent, les anciens suivent le même chemin qui les pousse vers la sortie. Pour lui, ce moment est aussi arrivé. Fera-t-il comme les autres ?

Mais, pour l’instant, Fufu (tout le monde l’appelait ainsi en catimini, il avait l’élégance de l’ignorer), Fufu, donc, avait besoin de ses services tant qu’il était encore en activité. Il avait commencé sa conversation d’une manière bizarre :
– Dis, Vincent, tu te souviens quand nous nous sommes connus ?
– Ça fait au moins dix ans.
– Treize, presque quatorze. Tu venais de revenir, c’est moi qui t’ai embauché.
Sale période en effet. Quelques mois auparavant, il avait quitté la boîte pour fonder la sienne, un magasin d’ameublement avec pignon sur rue. Le patron voulait raccrocher après une vie de labeur, le stock lui avait été cédé pour rien. Fausse bonne idée : il avait repris les employés, mais s’était rapidement aperçu qu’ils avaient bien vécu en profitant de la bonhomie et de la naïveté du commerçant. Manigances, absentéisme, les comptes étaient dans le rouge, il n’avait pas pu redresser la barre. Pour couronner le tout, il avait couché avec la comptable, sa femme l’avait appris, l’avait quitté en embarquant les gosses, tout était parti en cacahuète. Depuis, il vivait seul, voyait ses enfants rarement, son ex-femme jamais.

Par chance, son ancienne entreprise l’avait repris et Fufu était devenu son chef.
– Tu te souviens de Bernard ? C’était l’année de ton arrivée.
Non, ça ne lui disait rien.
S’ensuivit l’histoire de ce cadre qu’on avait retrouvé mort dans son bureau un lundi matin. Il s’y était enfermé le vendredi soir, avait avalé une énorme quantité de médicaments, arrosée d’une quantité d’alcool tout aussi impressionnante.
Effectivement, ça lui était revenu. Et il y pense aujourd’hui dans ce café quelconque en compagnie d’un habitué volubile, d’un type taciturne au front bosselé et d’une femme timide aux yeux verts qui n’ose croiser son regard : la veuve de ce Bernard.

La seule fois qu’il avait rencontré ce cadre, c’était douze ans auparavant, dans un bar semblable. Il était venu avec les autres vendeurs. Ce genre de réunion faisait partie d’un rituel régulier, organisé à tour de rôle par chaque membre de l’équipe : on réservait quelques places dans une brasserie pour déjeuner, on échangeait sur le boulot, les objectifs, les problèmes, les activités, en mangeant une entrecôte, en buvant une bière, et on repartait gonflé d’allant et de projets pour un nouveau mois. On appelait cela une revue d’affaires.
Le nommé Bernard était un cadre d’un niveau élevé, un directeur qui avait managé plusieurs centaines d’employés. Il venait d’atterrir dans leur petit service d’une dizaine de personnes, on ne savait pas pourquoi. Ou plutôt on s’en doutait : on vivait une période où les disgrâces étaient fréquentes, assorties d’un changement rapide de fonction. La langue managériale nommait cette tendance nouvelle le « time to move ». Bien sûr, personne n’avait posé de questions sur son arrivée ici. Fufu avait présenté chacun, le type avait dû dire son nom, assorti probablement de quelques vagues explications sur ce qu’il avait fait avant. Il devait encadrer tout le service maintenant, au-dessus même de Fufu. On ne savait pas trop quel serait son rôle et, d’ailleurs, lui-même semblait s’en moquer éperdument.
Reste le souvenir de cet étrange repas, d’ordinaire plutôt agréable, on s’entendait tous bien et Fufu était un chef abordable. Mais, à une dizaine d’années de distance, il peut ressentir encore la lourde ambiance. Il revoit Bernard siffler plusieurs bières, sans manger un seul morceau, sans parler ou presque. On s’était quittés un peu gênés, chacun avait dû remâcher cette singulière revue d’affaires en se demandant quels changements allaient apporter un type aussi taciturne.
On n’avait pas eu le temps d’y penser longtemps : son suicide dans son nouveau bureau avait eu lieu quelques semaines plus tard.

Vincent se rend compte qu’il a laissé errer ses pensées plus qu’il ne le fallait. La veuve est toujours en face de lui, patiente, déposant les reflets gentiane de son regard çà et là, sur l’anse de sa tasse ou dans le vide de la salle.
– Vous savez, je ne peux rien vous promettre, dit-il rapidement.
– Bien sûr, je comprends.
Comme si ces deux faibles répliques marquaient le signal du départ, elle se lève, fouille dans son sac. Vincent dit :
– Laissez, c’est pour moi.
Elle tend sa main aux doigts carrés, fuyante et déjà retirée alors qu’il la serre. L’au revoir est déférent, résigné. Il la regarde partir tandis qu’il paye les consommations.

3
Francis regarde le ciel, par habitude. Il se tient devant la fenêtre, sa tasse de café à la main. La semaine précédente a été pluvieuse après quelques jours d’une chaleur inhabituelle pour le printemps. Caroline revient dans la cuisine pour changer de chaussures. Je voulais enfiler mes escarpins neufs pour aller au boulot, mais… Elle ne termine pas sa phrase, elle est déjà repartie, lui laissant le soin de refermer la porte. Avant de monter dans la voiture, elle ajoute : Tu pourrais quand même jeter une pelletée de graviers dans la cour. Mon pauvre Francis, tu ne fais plus rien chez nous.
Pauvre Francis regarde la voiture s’éloigner au milieu des flaques, bateau quittant le port. La sécheresse s’amplifie chaque année, mais rien n’y fait : à la moindre pluie, la cour est un bourbier.

Dans le silence revenu, par l’issue restée béante, il écoute l’humidité qui s’égoutte dans la forêt environnante. Lorsqu’il revient vers l’évier pour déposer sa tasse, il retrouve d’emblée les mots qu’il a prononcés hier à voix haute ici même : rois abolis, princes déchus, capitaines révoqués. À peine une phrase, d’ailleurs, un poème peut-être s’il s’était appelé Rimbaud, un leitmotiv, une incantation, venue du tréfonds de la conscience.
Enfant, il jouait avec son frère à inventer de telles expressions, dans leurs batailles imaginaires contre des châteaux forts où dormaient des princesses blondes. Son frère gagnait toujours, trouvait les mots les plus habiles, ceux capables de réveiller les belles endormies depuis des centaines d’années.
Le journal étalé devant lui, il a lu l’article sur le procès qui vient de s’ouvrir. Pour la première fois, des dirigeants du CAC 40 sont sur la sellette. Mais rois de firmes commerciales, princes de grands groupes, capitaines d’industrie : pas d’illusion à avoir, on ne coupe plus la tête des monarques depuis deux siècles. Les multinationales ont remplacé les châteaux forts et sont mieux gardées qu’un donjon derrière leurs façades de verre. Il froisse le journal, le jette dans la cagette de tout ce qui va au feu, prospectus, anniversaires de supermarchés, vieilles feuilles décomposées et brindilles ramassées jusque sur le seuil. Et debout devant l’évier, il prononce la phrase.

Il décroche maintenant du portemanteau sa veste d’uniforme, enfile ses gros brodequins et traverse la cour pour rejoindre sa camionnette. Il siffle le chien qui n’accourt plus, deux mois qu’il s’est perdu. Juste avant de s’enfoncer sous les arbres, il revoit l’article du procès danser devant ses yeux, avec le nom de l’entreprise qu’il déteste.

4
Soldats inconnus tombés au champ d’honneur du boulot, sociétés d’anonymes, soleils d’absents…
Vincent a toujours eu le goût des phrases et des slogans. Quand il était vendeur, Fufu le chargeait toujours de trouver les meilleurs argumentaires pour vendre leurs produits. Il relit sur l’intranet de la boîte l’article du journal qui annonce le procès concernant les suicides. La direction a cru bon d’ajouter : Nous ne ferons aucun commentaire et nous laisserons la justice s’accomplir.
La moindre des choses, maugrée-t-il en saisissant son téléphone.
Au bout du fil, une voix claire et jeune marque la surprise :
– Un rendez-vous ?
– Pour préparer l’entretien que vous allez avoir jeudi prochain. Seriez-vous libre mardi à 14 heures ?
Il raccroche : c’est fait, elle viendra.

Maintenant, c’est au tour de la DRH d’entrer dans son bureau. Voix rapide, claironnante, yeux noirs et vifs, toujours la pêche :
– Tu as vu ?
Elle brandit le contrat de licenciement d’un « commun accord ».
– Enfin, on y est arrivés, ajoute-t-elle en s’asseyant en face de lui, sur la chaise réservée aux visiteurs ou à ceux qu’il convoque pour évoquer leur avenir au sein de la boîte, comme on dit.
Elle se rembrunit :
– Ce n’est pas comme l’autre, tu sais, le type du service informatique, l’espèce de solitaire silencieux. Deux mois qu’on cherche à s’en débarrasser, il ne veut rien savoir et, plutôt qu’une négociation, il réclame un licenciement sec. Tu te rends compte ? On n’est plus au XIXe siècle !
– D’un « commun accord », ça veut bien dire ce que ça veut dire, et s’il n’accepte pas, vous ne pouvez rien faire.
– Mais, enfin, on lui donne les indemnités prévues par la loi.
– Justement, il les aura aussi en cas de licenciement. Où est la négociation pour lui ? Vous ne pouvez pas donner plus ? Prévoir un plan de requalification ? Lui proposer un nouveau poste ?
Elle soupire et recule au fond de son siège.
– Tu as raison. Ils veulent vraiment s’en débarrasser…
– Pourquoi ? Il fait mal son boulot ? Vous avez des preuves ?
– Non, au contraire, il bosse correctement, bons rapports annuels, rien à redire, mis à part son côté réservé. Mais il déplaît à la nouvelle responsable qui vient d’arriver. Elle ne souhaite que des ingénieurs dans son équipe et ce n’est pas son cas.
– Je vous souhaite du courage, alors, pour trouver une argumentation qui tienne la route.
Elle se rapproche, saisit sur le bureau un pot à crayons aux couleurs de la boîte.
– Justement, on m’a refilé la patate chaude… Je me suis dit que tu pourrais peut-être m’aider ? Si tu acceptais de le recevoir, de le conseiller.
Il s’exclame :
– Ah ! Je te vois venir ! On a réussi tous les deux à faire partir la victime d’un harcèlement sans qu’elle porte plainte, pourquoi ne pas continuer dans les succès ?
– Harcèlement supposé, je te rappelle, rien n’est prouvé.
Il s’appuie sur son dossier, réprime une grimace, son dos le fait souffrir de plus en plus souvent, ce doit être l’âge. Elle laisse le silence s’installer, gratte de son ongle le logo sur le pot à crayons, avant de le lisser à nouveau pour le recoller.
Lui, à brûle pourpoint :
– Tu cours toujours un peu ?
Elle, à nouveau souriante, enjouée :
– Oui, deux à trois fois par semaine. Dans quinze jours, je participe à une course nature de 15 km dans la campagne, ça te dit ?
Il masse son dos endolori :
– Plus de mon âge…
– Arrête, tu vas me faire pleurer ! Et qu’est-ce que tu comptes faire lorsque tu seras à la retraite ?
Il désigne un poster de rivière derrière lui :
– J’irai parler aux poissons, ça changera des emmerdeuses dans ton genre.
Elle éclate de rire :
– Ah, Vincent, je vais bien te regretter !
– Moi aussi…
Puis, après un nouveau silence, il lance :
– C’est d’accord, je vais recevoir ton informaticien mutique. »

À propos de l’auteur
BEINSTINGEL_Thierry_©Christine_TamaletThierry Beinstingel © Photo Christine Tamalet

Né à Langres en 1958, Thierry Beinstingel est cadre dans les télécommunications. Il a publié, aux éditions Fayard, Central (2000), Composants (2002), qui a reçu une mention au prix Wepler 2002, Paysage et portrait en pied-de-poule (2004) et C.V. roman (2007).

Page Wikipédia de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#derniertravail #ThierryBeinstingel #editionsfayard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire22 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #NetGalleyFrance

Les passeurs de mots

DUSIGNE_les_passeurs_de_mots  Logo_premier_roman

En deux mots
Quand Maurice prend connaissance des écrits de François, mort en Afghanistan, il se sent investi d’une mission : les faire connaître. Il va alors déployer toute son énergie pour les retranscrire et les mettre en scène en tentant de rallier une troupe de théâtre à son projet.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La mission particulière du libraire

Dans un premier roman habilement construit, Chloé Dusigne raconte comment un libraire, découvrant les textes qu’un soldat mort en Afghanistan lui a fait parvenir, décide de les «donner au monde». Un pari qui est loin d’être gagné.

Maurice est libraire. Après le décès de Nicole, son épouse, et le départ de sa fille et son fils, il se retrouve seul à ressasser ses souvenirs.
Son histoire pourrait commencer en ce jour funeste de septembre 2001 avec l’effondrement des tours jumelles, au moment même où l’on répétait une pièce de théâtre. Il avait du reste fallu à la troupe quelques minutes pour comprendre que ces avions s’enfonçant dans le World Trade Center étaient bien réels.
À compter de ce jour, l’Afghanistan était devenu l’un des principaux sujets de discussion avec ses clients, notamment avec François, avec qui il avait beaucoup échangé. Puis François n’avait plus donné de nouvelles.
Après s’être souvenu qu’il travaillait au théâtre, il avait appris par Diane, l’une des responsables, que François était parti pour l’Afghanistan où il avait sauté sur une bombe et était mort. Mais leur histoire commune ne s’arrête pas là. Quelques temps plus tard un gros paquet comprenant des dizaines de cahiers arrive à la librairie. Les écrits de François vont enthousiasmer Maurice qui décide de les transposer sur ordinateur. «Plus j’écris et plus je me sens le dépositaire de ces textes. Une mission s’impose à moi: je dois les protéger et les donner au monde. J’aime cette expression: donner au monde.» Diane partage son enthousiasme et entend en proposer une adaptation sur scène, mais à condition que Thomas, l’ami de François, accepte de remonter sur scène. Ce qui est loin d’être gagné. Après l’intervention de sa femme Djamila, il va finalement tenter de relever le défi.
Chloé Dusigne va alors nous livrer la genèse de cette œuvre créée avec la troupe, de l’euphorie aux doutes, des belles idées de mise en scène jusqu’à un quasi-renoncement. Son livre est à la fois une plongée dans la création d’un spectacle et l’histoire d’une amitié forte, de celle qui tisse des liens indéfectibles même par-delà la mort. Un premier roman qui est aussi une promesse, celle d’une voix singulière, qui n’hésite pas à explorer les différentes possibilités narratives qui s’offrent à elle, en donnant la parole à différentes voix, en nous donnant à lire des extraits de ces cahiers, ou encore en faisant dialoguer les protagonistes. Sans oublier la dramaturgie scénographique qui met les émotions à fleur de peau. Vous l’aurez compris, cet ouvrage est aussi un hommage à tous ces passeurs de mots.

Les passeurs de mots
Chloé Dusigne
Éditions M.E.O.
Premier roman
200 p., 18 €
EAN 9782807003200
Paru le 11/01/2022

Ou?

L’action se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi l’Afghanistan.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans sa librairie du Quartier Latin, Les Lettres Persanes, Maurice vit seul au milieu de ses livres et de ses souvenirs. Mais un jour, il reçoit un mystérieux colis, rempli de cahiers dans lesquels sont retranscrites des légendes de tous les continents. Touché par la beauté de ces récits, Maurice décide de les sauvegarder et de les donner au monde au travers d’une pièce de théâtre. Pour cela, il doit convaincre Thomas, ex-comédien du célèbre Théâtre Monstre, de remonter sur scène. Mais ce dernier refuse. Il a, en effet, renoncé à la scène depuis la mort de son ami François, traducteur passionné et charismatique, tué par une bombe en Afghanistan. Au bord de l’épuisement professionnel, Thomas finit par trouver les mots pour raconter à Maurice cette amitié hors du commun, et reconnaître que jouer au théâtre est sa raison d’être. Maurice, de son côté, trouve un nouveau sens à sa vie avec ce rôle de gardien des histoires qui lui est confié.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Critiques libres
Ardenneweb
Le blog interligne d’Armelle Barguillet Hauteloire
Blog Les plaisirs de Marc

Les premières pages du livre
PRÉAMBULE – THOMAS
« Elle était belle, je crois que je l’ai aimée. Malgré moi. Malgré lui. Malgré nos peurs. Malgré nos rêves. Malgré sa mort. »
Thomas est debout. Il fait face au maître de théâtre et aux autres comédiens assis en cercle. Sa main droite se lève, ses lèvres humectent sa langue, sa voix forte jaillit de nouveau :
« Je ne sais pas vraiment comment tout a commencé. Peut-être ce jour où les Tours se sont effondrées. Peut-être. Je me souviens :
Nous sommes en train de répéter le Seigneur des Steppes au Théâtre Monstre. Quelqu’un entre dans la salle et crie : “Les Tours se sont effondrées ! Une attaque ! Une attaque !”, nous nous arrêtons, nous observons le messager, nous cherchons à savoir si son intervention fait partie de notre improvisation ou si le véritable effroi doit nous gagner. Cette indécision dure peu, mais je me rappelle encore la forme improbable constituée par le messager à travers les trous étroits de mon masque de bois. Très vite nous comprenons que nous devons regagner la réalité. Nous retirons nos masques, nos coiffes, nos sabres, nos vestes, nous nous approchons du messager. Il raconte ce qui est en train de se passer de l’autre côté de l’océan.
Nous nous précipitons dans le lobby, allumons la petite télé. Le maquillage et la transpiration encore sur nos visages, nous regardons les Tours s’effondrer au milieu des cris et de la poussière, encore et encore. Nous voyons l’avion entrer dans le béton. À répétition. Ces vies, des points noirs si minuscules, qui volent puis s’écrasent sur le sol. Nous veillons jusqu’à l’aube. Nous pleurons ces vies brisées. Nous remettons tout en question, notre art, notre action, notre métier avec dans nos têtes cette question redondante : “Que sommes-nous face à cette horreur ?” »
Thomas se tait. On entend le souffle du vent dans les arbres.
Dehors, il fait beau, presque chaud. Un soleil d’automne caresse les feuilles dorées des marronniers.

Le matin, le maître, une étole d’un vert flamboyant posée sur son épaule, a exigé les fenêtres closes. La tension des corps a peu à peu converti l’air de la salle en électricité et la buée sur les fenêtres a fait disparaître les arbres. Tout au long de la journée, les corps des acteurs, d’abord étirés, puis tordus, forcés, dansés, poussés au bord, se sont mêlés, se sont frôlés, ont appris à se connaître, à se deviner comme une fièvre impatiente d’avant l’amour. Une fine chaleur a embué le cou des femmes sous leurs cheveux relevés. Le souffle court s’est transformé en râle, des corps est sorti le chant subtil d’une langue encore inconnue. Les ombres flottaient sur les murs blancs de la salle, et tâchaient de suivre l’exigence du maître, surtout de capter son attention.

Vers la fin de la journée le maître a fait asseoir les acteurs. Certains sur leurs talons, d’autres encerclant leurs genoux de leurs bras. Le maître a exigé d’eux l’inspiration et l’expiration forte du souffle, il voulait entendre le souffle, tout entendre.
Le maître a alors fait le tour de la pièce et a ouvert une à une les fenêtres. En grand, sur le bois de Vincennes, afin que le souffle des acteurs se mêle à celui du vent.

Le maître s’est assis à son tour dans son fauteuil, avec la lenteur affectée de son âge. Placé juste à côté d’eux, il formait avec eux les spectateurs d’un cercle vide. De sa voix ancienne, il leur a dit : « Écoutez, écoutez… Non, ne fermez pas les yeux, écoutez simplement. » Les acteurs ont écouté chaque bruit. Le craquement du plancher, le souffle des lampes, le ronronnement d’une voiture lointaine, le sabot d’un cheval, le chant d’un oiseau, le vent dans les branches, le murmure de mots échangés, le vrombissement d’une moto, le souffle plus fort du vent.
« Écoutez. C’est cette vie que je vous demande à présent de me raconter. »

Alors Thomas s’est levé et a commencé à raconter. Les mots se sont échappés de sa bouche comme la logorrhée étouffante d’un homme qui a trop bu. Et alors qu’il pensait son récit terminé, et allait se rasseoir, les mots se sont autoproclamés :
« C’était comme à la veillée d’un mort : Les gens venaient et repartaient, serraient les mains, les épaules, ils priaient. D’autres restaient là, hébétés, perdus, l’espoir en brèche, avec parfois, le cri d’un homme en rage.
Le soir, mon ami est arrivé. Il avait le visage tendu, fermé, son œil d’habitude chantant n’était couvert que de noir. Il s’est accroupi, fermant le cercle, il s’est mis à chanter. Un chant en farsi, un chant déchirant, un chant de deuil. Je n’ai pu que m’asseoir à mon tour, joindre mes larmes à celles de mes compagnons de veillée.
C’est de cet homme qui chante que je devrais vous parler ! »
Thomas hurle.
Ses pas frappent le parquet. Ses doigts comme des crochets voudraient se précipiter contre le cou du maître. Il s’arrête à quelques centimètres du visage du vieux sage. Il voit son regard. De peur. Il fait quelques pas en arrière. Thomas enlace son ventre de ses mains.
« Je ne peux pas. Je suis désolé. »
Il hoche la tête de droite à gauche. S’essuie les yeux. Se tire les cheveux en arrière. « Excusez-moi. »
Il sort de la salle. Il quitte le théâtre.

JANVIER – MAURICE

LUNDI 7 JANVIER
Le paiement de la commande auprès de Verdier n’est toujours pas passé. Il m’a relancé ce matin. Sur mon fixe, à l’appartement. Je sortais de la douche, j’ai laissé des traces de pas mouillés sur le parquet. Nicole aurait été folle. La serviette autour de la taille, les cheveux dégoulinants, j’ai dû promettre que oui, demain sans faute, il aurait son virement. À la longue, Verdier va me laisser tomber. Je dois de nouveau me plonger dans la compta. C’était Nicole, au début, qui s’en chargeait. C’était bien.
En soufflant sur mon café, je regarde les gens passer de l’autre côté de la vitre des Officiers. J’ai balayé vite fait le Parisien, mais je n’ai rien trouvé de bon à en tirer. Pierre me jette des coups d’œil de derrière son comptoir, comme d’habitude, il porte son gilet noir et sa chemise blanche aux plis impeccables, il explique « C’est pour les touristes, ça fait authentique », mais je crois qu’il aime bien, ça lui donne de la prestance lorsqu’il astique son comptoir.
Aujourd’hui, je n’ai pas envie de parler. J’ai envie de fumer.

Le rideau métallique de la librairie est glacé. Un jour, il faudra que j’investisse dans un truc automatique, t’arrives et t’appuies sur un bouton, et hop ça s’ouvre. Mais j’aime le bruit paresseux du vieux rideau de ferraille, ses crispations, ses déliés. Moi aussi, j’ai de l’authentique… Il va falloir que je le graisse. Tous les matins, je me le dis, tous les matins, je me réponds « Aux beaux jours… »
Le carillon de la porte d’entrée me souhaite la bienvenue. Comme chaque jour, j’ai cette image fugitive de mes enfants devenus trop grands à présent, Simon et Maïa qui poussent à la volée la porte du magasin, jettent leur cartable dans un coin et me sautent dans les bras avant d’entamer leurs devoirs sur le comptoir, les pieds dans le vide.

À midi, seul dans la cuisine de l’arrière-boutique, je tire les rois.
Un soleil doux filtre à travers la fenêtre sale de l’atelier qui court tout le long au fond du magasin. Je me prépare un thé vert avec de la cannelle. L’eau chaude fume dans la théière, je me sers une grande tasse que je laisse refroidir, bientôt l’ambre de l’infusion. J’essuie un couteau et je fais des parts dans la galette. Je coupe quelque chose de dur, je recouvre vite de frangipane, et recoupe la part de côté. Je tourne la galette, je me surprends à dire à voix haute « Pour qui celle-là ? », en montrant les parts.
Bien sûr, personne ne me répond, et je croque avec plaisir dans la première venue. Sous la dent, quelque chose de dur : « Je suis le roi. »
J’attache les deux extrémités de la couronne en carton doré ornée de gros diamants rouges et bleus, puis je la place sur le sommet de mon crâne. Je me tourne vers mon vieux miroir piqué. Je me contemple, la main droite placée sous la couture de mon gilet de laine, à la Napoléon. Je suis ridicule. Mes satanés cheveux orange se redressent au sein du centre d’or formé par la fausse couronne. Je cherche à les aplatir de la main, mais, comme toujours, ils ne veulent rien savoir du tout. Leurs boucles serrées se redressent de plus belle, d’autant que je n’ai pas eu le temps de les coiffer au sortir de la douche. Les coiffer, c’est vite dit, il s’agit de les scotcher contre mon crâne grâce au peigne de mon arrière-grand-père avant qu’ils aient commencé à sécher. Ça a tendance à réduire l’effet rasta à la manque. Mais aujourd’hui, le temps de raccrocher le téléphone, c’était foutu.
Je me tire la langue – un Einstein couronné –, je quitte mon portrait de roi.

Je sors dans la cour. Il fait froid malgré le soleil, et je resserre mon gilet sur ma poitrine. Ma petite cour, mon jardin suspendu entre quatre hauts murs parisiens. C’est le moment idéal pour une clope, mais j’ai promis à Maïa que j’arrêtais. Maudite résolution de Nouvel An ! J’étais ivre au moment de la promesse. Mais pas Maïa. En tout cas, pas suffisamment pour l’avoir oubliée le lendemain, et ne pas me la rappeler au moment de la traditionnelle première clope, après le premier café, avant le deuxième.
Le vieux cendrier me nargue, coincé sur les pavés, entre la marche et le pot rectangle des bambous, au pied de la chaise longue recouverte de poussière. Il est encore plein. Je devrais le vider, il me nargue trop. Les géraniums et le lilas sont emballés de leur protection d’hiver en plastique, c’est d’ailleurs assez moche depuis la boutique. Les autres pots sont en friche. Les bulbes attendent dans ma serre miniature. Mais les bambous restent increvables.
Le camélia ne semble pas vouloir fleurir. J’enlève les feuilles séchées.

Le carillon de la boutique résonne. Je me précipite pour accueillir le client. De justesse, j’aperçois mon reflet dans le miroir, et je retire précipitamment la couronne du dessus de ma tête.

JEUDI 10 JANVIER
Il fait sombre, le temps est humide, froid. J’allume les lumières pour donner un peu d’éclat à la boutique.
Ce matin, je me suis attaqué au rayon Perse antique. J’ai d’abord compté les doublons et vérifié que le catalogue était au complet. Ensuite, j’ai astiqué, reclassé, épousseté chaque livre avec mon plumeau et ma peau de chamois sur les tranches et les couvertures. J’ai feuilleté les pages afin que le livre ne devienne pas trop rigide, parfois je me suis laissé prendre et j’ai relu les passages oubliés ou les pages cornées par ma mémoire. Je me suis mis à lire et à relire, un pied appuyé sur la première étagère du présentoir, le plumeau sous le bras, un livre sous l’autre. Je n’avançais pas vite, Nicole m’aurait certainement reproché mon manque d’efficacité. « On vend, ici, on ne fait pas de la poésie », disait-elle, en sachant très bien que j’étais plus poète que vendeur.
Perse antique, ce n’est pas le rayon qui a le plus de succès, contrairement à Géopolitique et Histoire du XXe siècle, qui n’a pas un gramme de poussière. Les étudiants en sciences politiques, histoire, journalisme, géographie, sciences humaines s’en occupent de manière efficace, pas besoin de passer derrière. Professeurs et chercheurs y participent également. Mon petit ego personnel aurait tendance à me vanter de l’exhaustivité de mon rayon. Quitte à être spécialisé, autant être le mieux approvisionné possible. Tu ne trouves pas une référence, tu viens me voir. C’est ma fierté, quand le thésard cherche depuis une éternité un livre introuvable, un livre qui n’existe plus, et que je le lui sors de sous le comptoir, j’éprouve un véritable plaisir de voir ses yeux briller. Si je n’ai pas le livre au magasin, j’actionne mon réseau, et je le déniche toujours.

Vers onze heures trente, je m’arrête. Je m’installe dans mon fauteuil, au fond de la boutique, en face du poêle éteint. Un bon bouquin, un thé à la cannelle : rien de plus ne m’est nécessaire.
Je dévore Les routes de la solitude de Joseph Boyden, encore un de ces auteurs qui me donne envie de faire des infidélités à la littérature perse, et de me spécialiser dans le roman américain. J’aurais peut-être plus de succès, à vrai dire, et des problèmes de compta en moins.

Cet après-midi, une sorte de torpeur a enserré mon corps, je n’avais envie de rien, comme si j’étais pris, moi aussi, par ce brouillard gris-blanc du mois de janvier, fait d’humidité croissante et de poudre d’inertie. Je laisse la lumière allumée toute la journée. Les étalages des livres, les tapis, les couvertures lisses brillent sous l’éclairage électrique. Je bois du thé à en avoir mal au ventre.
Dehors, les gens passent, le nez dans leur écharpe de laine, les sacs en plastique emplis de denrées pendus à leur bras. Ce sont les soldes, mais je n’en ai que faire. On ne brade pas un livre. Cela ne se fait pas. On le caresse, on le respire, on le tord, on le plie, on le dévore, mais on ne le brade pas.
Même ceux qui ne se vendent pas, ceux dont personne ne veut, moi, je les garde farouchement. Je les protège. Ce sont mes petits, et même ceux-là, non, je ne les brade pas.
Je m’en grillerais bien une, mais ce qui me sauve c’est que je ne sortirais pour rien au monde. Même le Vieux, d’habitude sur son banc, n’est pas là. Il doit vraiment faire froid. Je me demande où il se trouve. Je le vois tous les jours, tous les jours je lui donne sa pièce, je lui serre la main, il prend de mes nouvelles, et je ne suis même pas capable de savoir où il crèche. Je me dis ça en voyant le banc vide. Je me demande s’il faut s’inquiéter de cette disparition. Mais je me dis que non, d’ailleurs que faire, je ne connais même pas son nom. Tout le monde l’appelle le Vieux.
La première fois que je l’ai vu, il lisait des annales du bac allongé sur son banc. Il l’avait trouvé dans une poubelle et il m’a avoué que c’était mieux que rien. J’ai pris l’habitude de lui laisser des livres sur son banc. »

Extrait
« Plus j’écris et plus je me sens le dépositaire de ces textes. Une mission s’impose à moi: je dois les protéger et les donner au monde. J’aime cette expression: donner au monde.» p. 65

À propos de l’auteur
DUSIGNE_chloe_©claire-dusigne

Chloé Dusigne © Photo Claire Dusigne

Née à Paris et vivant actuellement à Lyon, Chloé Dusigne est titulaire d’une licence en lettres modernes spécialisées ainsi que d’un master en gestion de l’information et du document. Elle est responsable d’un centre de gestion documentaire en entreprise. Elle a obtenu en 2007 le prix de la jeune nouvelle pour « Ronde de vie » (resté inédit). Les passeurs de mots est son premier roman publié. (Source: Éditions M.E.O.)

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lespasseursdemots #ChloeDusigne #editionsMEO #hcdahlem #premierroman #primoroman #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #theatre #litteraturecontemporaine #Rentréedhiver2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict