Le piège de papier

DUPONT_TROUBETSKOY_le_piege_de_papier

  RL_2023

En deux mots
Quand la narratrice rencontre L, c’est le coup de foudre. Les deux étudiantes deviennent vite inséparables et vont réussir brillamment. La narratrice part en Bolivie au service d’une ONG, L publie un recueil de nouvelles. Les deux amies se retrouvent trois ans plus tard, mais c’est alors que leur complicité va laisser place à la rivalité.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Amitié, rivalité et littérature

Dans son sixième roman, Kyra Dupont Troubetzkoy imagine une amitié forgée durant les études et qui va virer à la rivalité lorsque les deux amies décident d’écrire. Un drame qui permet aussi d’explorer le milieu littéraire parisien.

«La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt. Il faudrait toujours se fier à sa première impression.» Dès les premières lignes, le lecteur comprend qu’entre L et la narratrice, la relation sera passionnée. Pourtant les deux jeunes filles s’ignorent et se séparent après le bac. Ce n’est qu’une année plus tard, sur les bancs de science-po, qu’elles se retrouvent et qu’une amitié forte va se construire entre la rousse et la blonde.
Bien que de caractère fort différent, elles vont réussir toutes deux un joli parcours, réussissant même à décrocher les mêmes notes. Un mimétisme qui va connaître son acmé lors d’un bal masqué, lorsque – sous couvert de travestissement – elles vont échanger un baiser passionné.
Mais c’est alors que leurs chemins vont diverger. La narratrice part trois ans pour le compte d’une ONG en Bolivie. Un séjour qu’elle mettra à profit pour réaliser des reportages et affûter sa plume. L, quant à elle, se choisit un mari et va mettre au monde un enfant. Et publier un recueil de nouvelles.
Si après son retour en France, les deux amies se retrouvent, ce n’est que le temps que la narratrice découvre dans l’une des nouvelles un portrait peu flatteur d’elle. Dès lors la guerre est déclarée. Une rivalité qui va s’exacerber sur le terrain de la littérature. Mais alors que L parvient à s’installer durablement dans le paysage littéraire, sa rivale peine à trouver un éditeur.
Jusqu’au jour où, presque en transes, elle trouve LE sujet de son roman et se venge.
La plume de Kyra Dupont Troubetzkoy fait merveille dans ce registre d’amour-haine, se plongeant tour à tour dans le miel et le vitriol. Elle réussit aussi fort bien à brouiller les cartes entre réalité et fiction, faisant de la littérature l’objet et le sujet de leur rivalité. Et dont leurs vies privées respectives ne sortiront pas indemnes. L’occasion aussi de dresser un portrait peu reluisant du milieu de l’édition parisien. Sous les traits de Charles, un éditeur plus soucieux de bons coups que de beaux textes, elle met en scène l’affairisme qui semble avoir gagné les prestigieuses maisons sises du côté du boulevard Saint-Germain. À moins que… On peut toujours compter sur les libraires pour redonner au livre la place qu’il mérite.
Mais le vrai sujet de ce roman à la tension de plus en plus forte jusqu’à un dénouement inattendu, reste cette relation aussi forte que toxique. Deux femmes qui vont se trouver puis se perdre dans une rivalité presque maladive, car les coups portés aujourd’hui sont à la hauteur de leur complicité d’hier.

Le piège de papier
Kyra Dupont Troubetzkoy
Éditions Favre
Roman
264 p., 19 €
EAN 9782828920586
Paru le 19/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi un séjour en Bolivie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elles ont presque vingt ans quand elles se retrouvent sur les bancs de l’Université et se découvrent de troublants points communs. La méfiance initiale fait vite place à une complicité sans faille. Les deux jeunes femmes noueront une amitié amoureuse, vivant un véritable Éden, inventant leur monde, le modelant au gré de leurs imaginations fécondes, se cachant derrière des identités fictives, aiguisant sans le savoir leurs ruses d’écrivaines. Ce qu’elles deviendront. Autrices, mais aussi rivales.
Suite à une série de trahisons dont on ne sait jamais si elles naissent de l’esprit troublé de la narratrice pour qui fiction et réalité ne semblent faire qu’un, celle-ci s’emploie à se venger de son double dont elle jalouse le succès. Elle imagine alors un stratagème dangereux. Un piège de papier qui se refermera sur elle comme un origami aux multiples plis…
Un roman ardent à la trame tendue qui explore le milieu courtisé du monde des lettres et des prix littéraires, et aborde avec talent l’imposture en écriture. L’histoire, surtout, d’une amitié exclusive et excessive, qui poussée par la société devient une véritable rivalité entre les deux protagonistes et qui dénonce les biais du monde littéraire toujours plus cruel, surtout lorsqu’on est une femme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radiocité Genève
RTS
Blog Rainfolk’s Diaries
Blog de Francis Richard
Femina.ch

Les premières pages du livre
« Prologue
Je marchais d’un pas décidé quand je passai devant L’Écume des jours. Moi aussi, comme Boris Vian, j’espérais « décrocher la lune ». Allez, je pouvais bien m’offrir le luxe d’une halte dans la plus prestigieuse des librairies parisiennes. Après tout, elle se trouvait sur mon chemin. J’y vis un signe, combien ce que ce conte écrit en grand secret et en un éclair m’inspirait, et poussai la porte du saint des saints.
C’est là que je le vis. Au milieu de l’îlot central qui faisait la part belle aux écrivains les plus en vue, aux romans ou essais susceptibles de cartonner et dont les ventes assureraient des lendemains qui chantent aux libraires et aux éditeurs, se trouvait une fois encore le dernier opus de « L », « la jeune écrivaine en vogue », mon « amie ». L’exemplaire présenté reposait sur des dizaines d’autres comme pour signifier aux amateurs qu’ils avaient bien raison de l’aimer, d’autres qu’eux se jetteraient sur ce petit chef-d’œuvre. On avait devancé l’engouement du public et veillé à en imprimer suffisamment pour éviter la rupture de stock. Il fallait s’assurer que les lecteurs (qui n’étaient rien moins que des consommateurs de livres) puissent voir leur désir immédiatement satisfait avant qu’ils ne zappent et ne portent leur intérêt sur autre chose. Un malencontreux accroc dans la chaîne d’approvisionnement pouvait, en effet, s’avérer fatal. La durée de vie d’un nouvel ouvrage était de trois semaines, maximum. Ensuite, pfft… il disparaissait, rangé dans les rayons, à l’abri des regards, oublié, périmé, rendu à son éditeur pour finir au pilon. Une mise à mort des livres trop longtemps abandonnés était ainsi orchestrée pour répondre aux impératifs économiques des distributeurs qui ne toléraient que les stocks « utiles ». J’avais toujours été sensible à ce guillotinage littéraire et œuvré du mieux que je le pouvais à leur sauvetage. Un engagement sans nul doute exalté par ma fréquentation et l’amitié qui en découla envers deux libraires en particulier qui, bien qu’ils s’y pliassent, réprouvaient ces pratiques sauvages.
Dès mon plus jeune âge, je flânais des heures dans la librairie de notre village tandis que mes camarades lui préféraient l’épicerie et son large choix de bonbons. Je lisais avec gourmandise toute la bibliothèque rose, puis toute la bibliothèque verte tandis qu’ils suçaient avec avidité caramels mous et sucres d’orge. Je tenais les écrivains, dont les livres trônaient en vitrine, en haute estime, priant secrètement qu’un jour les miens y soient, eux aussi, érigés en majesté. Enfant, je rêvais déjà de romans et de célébrité. La libraire, Madame Jaquet, avait fini par m’attribuer un de ces tabourets roulants dont elle se servait pour saisir les indociles opuscules qui narguaient sa petite taille. Sinon je continuerais à dévorer, affalée au pied de ses rayons, ses acquisitions que je n’achèterais pas, sauf quand je touchais enfin mon argent de poche ou des enveloppes un peu plus fournies pour Noël et mon anniversaire. Elle finit même par s’habituer à ma présence et à m’apprécier, me semble-t-il, malgré notre différence d’âge. Elle glissa entre mes mains les livres qu’elle jugeait « indispensables », m’introduisit aux classiques qui recelaient des trésors cachés seuls réservés aux initiés et m’offrit même une ou deux rares éditions reliées. Je faisais montre d’un goût naturel pour les livres et, en gardienne des belles-lettres, elle ne pouvait y demeurer éternellement insensible.
Je pense qu’on ne dit pas assez la place que tiennent les libraires dans la carrière d’un écrivain, combien ils nous aiment et nous protègent. Non seulement ils exercent en toute discrétion l’un des plus beaux métiers qui soit, mais un peu comme des sorciers, vivant à la marge du monde, en souterrain, ils fraient dans des sphères parallèles à portée de fantômes et de chimères dont ils aiment plus que tout autre la compagnie. Ils possèdent leurs rites, leurs formules, et de grandes échelles sur lesquelles ils se hissent pour vous tendre la perle rare. « Je l’ai ! », s’exclament-ils du haut de leurs cathédrales de papier comme s’ils avaient remporté une bataille, des conquêtes. On sous-estime leur pouvoir. En missionnaires, ils convertissent ignares et réfractaires et propagent le goût de la lecture et Dieu sait combien l’exercice est devenu confidentiel. Ils font aussi écrire les aspirants prosateurs comme moi et les plus expérimentés ; ils font jaillir des vocations et donnent enfin aux écrivains le courage d’exister aux côtés des plus prolifiques, les savants, ces plumes qui nous intimident, les monuments : les Hugo, les Dumas, les Dostoïevski, les Proust, tous ces salauds qui ont si bien écrit avant nous et même tout écrit avant nous, clament les plus méchants. Aussi les idolâtrons-nous en les haïssant tout autant, même si peu d’écrivains l’admettent. La plupart de mes confrères préfèrent se dire « intimidés ». Mais les libraires, eux, ne sont pas dupes. Certains d’entre eux scribouillent eux aussi, en secret. Ils mijotent des livres inachevés, rêvent la nuit d’enfanter « le » livre, l’élu, celui qu’ils auraient voulu voir tomber entre leurs mains, un trésor, le Graal des romans, une histoire parfaite, ciselée, menée à son terme d’une main de maître, sûre et habile. Le petit Jésus en culotte parcheminée.
Madame Jaquet sut mieux que tout autre – parents et professeurs de français réunis – entretenir cette flamme qui brûlait déjà et l’empêcher de vaciller à l’adolescence quand le désir charnel vient concurrencer les page turners. Elle savait aussi combien la littérature peut être un jeu dangereux et m’en avertir. Du fond de ma mémoire d’enfant, il me semble qu’elle la comparait aux grands crus. Il était bon de rappeler que l’abus de lecture en avait enivré plus d’un et qu’on pouvait mal finir. Elle m’alerta sur le pouvoir de la littérature et, quand elle comprit que j’ambitionnais d’en faire mon métier, les responsabilités qui incombaient aux écrivains. Ne disait-on pas de certains livres – et surtout d’un livre en particulier – qu’il vous avait « transformé », ou pire « changé votre vie » ? Je ne sais si elle me prévint ou si elle m’excita, mais peu de temps après cet avertissement, elle ferma boutique. Notre libraire prenait sa retraite et les habitants du village perdirent toute chance de fréquenter d’autres enseignes que l’épicerie ou le bar du coin. Et moi, toute trace de mon initiatrice. Voilà pourquoi Bertille prit tant d’importance. Des années plus tard, elle combla tout naturellement le vide laissé par Madame Jaquet. La propriétaire de la librairie du bourg de mes beaux-parents endossa peu à peu son rôle de mentor. Bertille était ma bonne conscience.
J’en étais là de mes considérations quand mes yeux butèrent sur un titre : Déclaration d’amour à mon libraire. Je ne pris même pas la peine de regarder le nom de l’auteur, cette perle rare lui était évidemment destinée. Je n’étais donc pas entrée ici uniquement pour y voir L à l’œuvre, ni faire le énième constat de sa notoriété. Et comme il n’est rien de plus difficile que dénicher le bon livre pour un libraire, je m’empressai de passer à la caisse. Je ne manquerais pas de lui offrir ce présent lors de ma visite prochaine. Mon petit paquet bien calé sur le cœur, Bertille me servait de bouclier. Elle s’était trouvée là, sur mon chemin et m’encourageait dans mon entreprise. Grâce à elle, j’étais invincible. Oui, cette halte me porterait chance, j’en étais sûre à présent. C’est cela que vendent les libraires : un horizon, des possibilités, une revanche. Plus que des marchands de rêve, ce sont des trafiquants de certitudes.
Ainsi, quittai-je la plus belle librairie de Saint-Germain, vaillante et conquérante, plus que jamais prête à me rendre, deux pâtés de maisons plus loin, chez l’un des éditeurs les plus en vue du cénacle parisien y déposer le manuscrit qui modifierait radicalement mon destin d’écrivain.

I. Au commencement
La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt.
Il faudrait toujours se fier à sa première impression.
Comment cette fille dont les membres semblaient flottants, aux muscles mous, se permettait-elle de tutoyer mon Victor si dynamique, l’esprit aussi virevoltant qu’un derviche tourneur en pleine danse de sema ? Leurs corps si proches l’un de l’autre, bien qu’ils ne se touchassent point, la façon qu’ils avaient de se faire face tout en donnant l’impression de s’emboîter parfaitement comme deux cuillères de même format, fondues au même moule, sans même être en contact… ils sortaient ensemble, j’en avais le cœur net.
Non seulement cette inconnue me volait mon premier amour, mais elle mettait fin à toutes mes illusions. Depuis la rentrée, j’espérais secrètement une résurgence de notre idylle. Je décortiquais chacun des gestes de Victor, le moindre signe, une œillade, un vague sourire, une de ses remarques à l’emporte-pièce dont il avait le secret et qui me faisait littéralement fondre. Victor avait le sens de la formule, j’admirais son esprit facétieux, ses jeux de mots impayables. Nous passions des heures au téléphone avec Nina à débusquer la plus petite preuve de son intérêt pour moi. Tout était prétexte à disserter des soirées entières, à élaborer des plans complexes pour attirer son attention, capter son regard. Les doigts enroulés à m’en couper le sang autour du fil de caoutchouc qui reliait les combinés d’alors à leur matrice, je dissertais sans fin : que porterais-je le lendemain, jouerais-je l’indifférence, dégainerais-je la vanne qui le ferait réagir, laisserais-je planer le doute quant à mes intentions, le regard doux, cajoleur, la bouche pour autant venimeuse ? Nina et moi épluchions tous les scénarios jusqu’à épuisement.
Et voilà que cette pimbêche arrivée en milieu d’année réduisait tout à néant et me couvrait de honte. J’étais remplacée. Cette fille inexistante quelques semaines plus tôt, s’incarnait. Elle était partout désormais, se nichait dans les coins, en embuscade, à l’orée des buissons qui entouraient le portail de l’entrée. Elle semblait chuchoter des choses tandis qu’elle fumait des cigarettes, noyée dans des pulls trop larges. Elle cherchait probablement à dissimuler une poitrine généreuse. Moi qui avais de tout petits seins, tout en l’enviant, je voyais bien qu’elle était encombrée et m’en réjouissais.
Tantôt planquée dans les toilettes des filles, tantôt tapie derrière les portes battantes qui menaient aux classes, on aurait dit une messagère chargée de recevoir et délivrer des secrets. Elle évoluait dans une atmosphère intime, énigmatique, jamais plus d’une ou deux personnes à ses côtés. L semblait s’être intégrée comme un gant, cooptée par une paire de filles en particulier, une blonde toute en boucles d’or qui faisait l’unanimité – tout le monde s’accordait à dire qu’elle était « la plus belle fille du secondaire » – et une brune minuscule au physique insignifiant qui fascinait pourtant tous genres confondus. On ne savait pas très bien à quoi tenait le magnétisme de cette dernière, mais elle était bel et bien escortée d’une garde rapprochée dont L faisait partie et qui semblait lui prêter une loyauté à toute épreuve. Ce binôme improbable rehaussait son aura. Ainsi L était-elle respectée par procuration. Car ces filles en imposaient. Ensemble, elles trônaient en reines sur la cafétéria, louvoyant entre le bar et le baby-foot, leur chasse gardée. Je n’osais même pas pénétrer ce lieu sacré. Lorsque vous vous y aventuriez à force d’auto-persuasion, en mal d’un sandwich ou d’une boisson gazeuse, tous les regards se tournaient vers vous comme un seul homme pour vous jauger de pied en cap. Non, vraiment, je n’avais pas le cran de me promener nue devant ces prédateurs, même mineurs. J’étais de celles qui s’agglutinaient en grappe sur les escaliers, notre purgatoire, le ventre vide, ou s’adossaient à la rampe pour se donner un air vaguement nonchalant lorsque les marches ne pouvaient accueillir plus de pleutres.
Je ne cessais de croiser L, mais jamais seule. Elle semblait même faire exprès de m’ignorer tandis que je m’évertuais à dissimuler ma curiosité. J’aurais tout donné pour savoir ce qu’ils se disaient, ce que Victor lui trouvait, quel lien secret les unissait. Était-ce le sexe ? Lui faisait-elle bien l’amour ? Avaient-ils déjà couché ensemble ? Nous avions failli le faire avant les vacances d’été, mais la nuit avait été trop courte. Allongés sur son lit, nous nous étions longuement embrassés, ses mains s’étaient aventurées sous mon t-shirt, mais une fois le bouton de mon jean défait… il avait hésité. Peut-être avait-il senti un léger tressaillement, ma crispation, et s’était contenté de caresser le haut de mon corps. L’heure des adieux approchait, l’aube ne tarderait pas à poser sa lumière ingrate sur nos visages insomniaques, gonflés d’alcool, la peau enflammée à force de se frotter l’un à l’autre. Victor m’avait déposée au bout du chemin, me promettant qu’il m’écrirait avant que je ne coure chez moi, mes chaussures à la main, les pieds nus sur l’asphalte pour ne pas réveiller mes parents qui ne savaient rien de mes escapades nocturnes. On le ferait à la rentrée. Ce serait ma première fois.
Mais à la rentrée, j’avais attendu son appel et le téléphone était resté muet. Même le jour de mes seize ans, tandis que les heures passaient, mes espoirs avaient fait place à une détresse immense. Victor était mon premier chagrin d’amour, banal et si cruel. Mes parents, désolés de me voir aussi malheureuse, essayaient tant bien que mal, et plutôt mal, de me consoler. Le gâteau n’avait aucun goût, j’ouvrais mes cadeaux à reculons. Seule dans mon lit, ce soir-là, les yeux brouillés de larmes, je louchais sur ses lettres reçues tout au long de l’été, espérant y trouver des réponses. Mais Victor n’était pas du genre à se justifier. On se retrouverait au lycée, dans des classes parallèles, et je passerais toute l’année scolaire à admirer sa nuque tant convoitée lors de nos cours en commun. Sans explication et toujours vierge.
L était devenue une rivale même si Victor ne cessait de me taquiner affectueusement comme il l’avait toujours fait, cultivant même un semblant de relation. Nous aimions tous deux les traits d’esprit, les jeux de mots, connaissions par cœur les phrases des films d’Audiard. Je finis par me persuader que L n’était qu’une fille au physique un peu mièvre, passée après moi, et avec laquelle il couchait sûrement tandis que mes soupirs s’élevaient au rang de fantasmes. À force de la scruter, sa peau si blanche qu’on en devinait les veines, son corps sans muscles, ses traits grossiers, ses petits yeux ternes, des taches de rousseur éparses, je finis par me convaincre qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Décidément, cette fille n’avait rien. Si Victor continua à la fréquenter, je finis par m’y habituer, un peu déçue qu’il s’investisse dans une affaire aussi quelconque. Mon bac en poche, il fut bientôt temps de quitter le lycée, le monde ouaté de l’école, pour me jeter dans l’univers féroce et impitoyable de la vie universitaire. L, un degré au-dessous, moisirait là une année de plus. Sans lui.
Ma consolation.

II. Le jardin d’Éden
J’avais rêvé de liberté. Ma relation avec mes parents avait toujours été assez compliquée et s’était envenimée à l’adolescence. Bonne élève, j’étais devenue impossible à contrôler. Ma nouvelle vie en studio promettait donc d’être riche à tous points de vue. Je plongeai avec délectation dans ce nouveau monde sans entraves ni couvre-feu et profitai de ce premier mois sans cours – l’année universitaire avait pour principal avantage de ne commencer qu’en octobre – pour transformer mon modeste logement en petit nid douillet. Situé dans un quartier populaire, un peu excentré, je trouvai assez facilement tout ce dont j’avais besoin à moindre coût. Finis la campagne, les transports en commun trop rares ou carrément inexistants le dimanche. Ici, la vie battait son plein, les rues grouillaient de monde, il fallait même faire attention à monter dans le bon bus tant les lignes convergeaient toutes vers ce point névralgique qu’était ma rue. J’étais bien au centre du monde.
Les cours pouvaient démarrer.
Seulement, rien ne se passa comme prévu. Je ne savais que faire de cette autonomie dont j’avais été si friande. Sans cadre, ni remontrances, je me dissolvais sans savoir par quel bout empoigner l’espace-temps. Mon ennemi parental avait complètement disparu sur mes injonctions à me « foutre la paix, ça vaaaa… ». Je flottais sans attaches dans un monde devenu trop vaste qui me terrifiait, même s’il était hors de question de l’admettre. Tout était possible, y compris de n’avoir de comptes à rendre qu’à moi-même. Seule dans mon nouveau chez-moi, je passais des heures à contempler cet intérieur et ses effets dans lequel j’avais canalisé toute mon énergie et qui restait désespérément muet, le silence encore exacerbé par les bruits sourds de l’ascenseur ou des voisins qui semblaient tous vivre en communauté. Personne ne m’attendait, ni le midi, ni le soir. À peine rentrée chez moi, j’allumais la télévision, espérant tromper ma solitude.
Pour ne rien arranger, je m’étais inscrite dans une faculté où je n’avais aucune prédisposition. Parce que j’y avais une ou deux connaissances et qu’on m’avait rebattu que les Lettres ne faisaient pas une carrière, de guerre lasse, j’avais opté pour des études de commerce. Je n’avais décidément rien à faire en cours de comptabilité ou en sciences économiques, matières auxquelles je ne comprenais pas un traître mot et qui ne faisaient que creuser l’écart entre mon être intérieur et le reste du monde. Je passais donc tout mon temps à la cafétéria à siroter du café, breuvage dédaigné jusqu’alors, que j’associais, je ne sais pour quelle raison, à cette nouvelle existence d’adulte et que je finis par apprécier. J’étais à cran et ma relation déjà tumultueuse avec François, auquel j’avais cédé après qu’il m’avait fait une cour assidue tout le long de l’année, devint carrément insupportable. Elle l’était plus encore pour notre entourage qui nous observait nous déchirer à tous propos. Ma vie d’étudiante était assurément plus complexe que prévu et les mois passèrent, confirmant que cette année serait un coup d’épée dans l’eau, perdue à ne rien faire sinon qu’à louper lamentablement mes examens et me vautrer plus encore lors de la session de rattrapage : mes notes s’étaient dangereusement rapprochées de zéro. Fin septembre, j’étais inscrite en sciences politiques, une ligne médiane, un horizon.
J’espérais un miracle.
Elle se planta devant moi, me gratifiant d’un «Salut ! Je peux m’asseoir ici?» L’amphithéâtre était gigantesque, mais elle avait choisi cette place entre toutes. Il est vrai que l’auditorium était en ébullition, les étudiants de première année, comme des abeilles dans un essaim entraient, sortaient, incertains d’être au bon endroit. En retard et manifestement complètement égarés, certains se ruaient dans les couloirs à la recherche de leur salle de cours, parcourant les listes de noms placardées sur les murs comme des survivants à la recherche de leurs proches disparus. L’université est une jungle et je m’en amusais : j’avais connu ça l’année précédente. Je pouvais me permettre de les toiser même si, cette fois, je n’avais plus le droit à l’erreur.
Je n’eus pas le temps de formuler une réponse qu’elle était déjà installée, plutôt contente d’avoir échappé au désordre ambiant et trouvé une place dans les premiers rangs. Oui, c’était bien elle. Légèrement transformée : était-ce la couleur de ses cheveux moins orangés (ils renvoyaient des éclats auburn) et leur coupe effilée qui affinaient ses traits et lui donnaient l’air ingénu ? L était bien plus jolie que dans mon souvenir, mais notre professeur de droit constitutionnel qui tapotait sur son micro pour se faire entendre dans ce brouhaha infernal mit un terme à mes réflexions. Le cours commençait.
Je remarquai très vite sa façon singulière de prendre des notes. Elle écrivait très petit, imprimant consciencieusement sur le papier des caractères qui ressemblaient à des pattes de mouche minuscules comme ses doigts délicats et ses articulations qu’elle avait particulièrement fines. Le stylo glissait avec aisance sur la page blanche y imprimant ses hiéroglyphes. J’avais déjà noirci une page entière, peinant à retranscrire chacune des phrases prononcées par le professeur afin de ne rien perdre de la substance de son enseignement. Je veillais à ce que tout ce qui sortait de cette bouche savante soit consigné au mot près pour être certaine d’en comprendre le sens au moment des révisions, quand ce début d’année ne serait plus qu’un vague souvenir, noyé dans les trop nombreuses fêtes estudiantines. Je secouais régulièrement mon poignet droit, soumis à rude épreuve. L, de son côté, s’était contentée de noter deux ou trois points sommaires de la main gauche. Elle était donc gauchère… on les disait plus créatifs. Soit son esprit était ailleurs, soit elle faisait montre d’une capacité de synthèse hors du commun, mais je savais combien l’on payait cher son arrogance sur les bancs de la fac.
La cloche électronique, qui sonnait la fin du cours, mit un terme à cette séance de torture. À ce rythme, des rendez-vous hebdomadaires chez le physio s’imposeraient au risque de perdre l’usage de mes membres supérieurs. L me jeta un regard désemparé qui, j’allais le découvrir, participait de son charme et avait le don d’envoûter les moins candides, avant de louvoyer vers la sortie.
Je ne sais ce qui pousse deux êtres à devenir si proches qu’ils ne peuvent désormais se passer l’un de l’autre, comme les faces d’une même pièce. Enfant déjà, j’étais « tombée amoureuse » d’une ou deux filles sur lesquelles j’avais jeté mon dévolu. Soudain, elles me devenaient vitales, de leur amitié dépendait ma survie. Une amitié à la vie, à la mort, de celles où l’on décide abruptement de se couper le doigt à l’aide d’un canif mal aiguisé pour s’échanger une larme de sang, « unies pour toujours ça s’appelle », une sorte de pacte que l’on trouvait complètement idiot la veille encore. J’en étais toujours l’instigatrice. J’avais de véritables coups de foudre qui me saisissaient sans crier gare, comme une pulsion, une certitude, et je courais aussitôt faire ma déclaration à la dernière élue de mon cœur. Ainsi, du haut de mes huit ans, m’étais-je postée devant Nina, les mains dans les poches de mon pantalon beige en velours côtelé élimé aux genoux, et lui avais-je crânement annoncé : « Toi, tu seras ma copine. » Ce fut le début d’une longue amitié qui dure encore.
Quelques années plus tard, je m’étais entichée d’une fille au prénom prémonitoire, Idyl, que je ne quittais plus et qui faisait ma joie. Elle pouvait tout faire, tout dire, tout me faire, tout me dire, je lui passais absolument tout. Cette fille était parfaite, de mon point de vue certes, mais tout de même elle l’était presque. Je me trompais rarement sur les gens, j’en avais l’intuition, savais les cerner, sans être capable de dire exactement pourquoi, ou mettre des mots sur les raisons qui me faisaient fuir tel ou tel ou, à l’inverse, miser sur un cas particulier. Tout semblait d’emblée assez clair pour moi. Je savais à qui l’on pouvait faire confiance, sur qui l’on pouvait compter.
Aussi, ce matin-là, lorsque L avait pris place à côté de moi, m’avait-elle prise de court. Contre toute attente, un déclic s’était produit. Mon être tout entier, mes instincts primaires s’étaient mis à palpiter. Elle avait réveillé en moi la petite part enfantine qui rend nos existences moins mornes. Qu’avais-je donc fait les mois précédents, me contentant de fréquenter des êtres que je trouvais banals et insipides, auxquels je donnais peu de crédit et qui se destinaient à un avenir vainement commercial ? Quand elle s’était levée à la fin du cours, j’avais senti comme un pincement, un infime déchirement. J’espérais déjà, de façon sourde, que L reprenne sa place près de moi, une fois la pause terminée.
Ils étaient tous là, Melys la blonde sublime, Rebecca la petite brune dont le sourire révélait des dents trop pointues, et deux trois types, les mêmes qui deux ans plus tôt régnaient en maître sur la cafétéria de l’école. Je les connaissais de vue, mais ils avaient totalement disparu de mon champ de vision depuis que j’avais quitté le lycée. Je me retrouvais maintenant coincée avec cette volée qui squattait mon habitat. Le premier jour de la rentrée, ils avaient colonisé la moitié des tables dressées dans le corridor à l’entrée du restau U, un endroit on ne peut plus glauque, en plein courant d’air, glacial l’hiver et sombre l’été, mais ils se comportaient comme s’ils s’en moquaient et se déplaçaient sur le mode des chaises musicales au gré des départs des uns et des autres sans jamais laisser la place totalement vacante. Ils semblaient vous prévenir : ici, c’est chez nous, c’est chasse gardée, ne vous avisez même pas de vous approcher ou ce sera à vos risques et périls. En se concentrant un peu, on aurait presque pu voir des cordons de sécurité encercler cette réserve d’animaux rares, particulièrement prisés, ou un drapeau signalant que le territoire était conquis. Ils semblaient seuls au monde, une caste à part, les brahmanes du campus. Ils faisaient ça, vous faire sentir que vous n’en étiez pas, un peu moins cool, un peu moins séduisants, un peu moins sûrs de vous. J’avais oublié combien ils étaient impressionnants à se la jouer collectif tandis que vous erriez invariablement seul, affichant votre singularité comme un aveu d’échec, quelque chose que vous subissiez forcément. J’en vins même à regretter mes ex-confrères économistes qui avaient cours dans un autre bâtiment dévolu aux « deuxième année ». J’étais tétanisée à l’idée qu’il me faudrait jour après jour faire fi de leur présence pour accéder à mon plateau-repas ou alors je serais condamnée à ne plus me nourrir le temps de l’année académique.
« C’est toi ? »
Elle avait presque crié, mais j’eus à peine le temps de me retourner que Judith se jeta sur moi en sautant de joie. Un court instant, tous les regards se tournèrent vers nous. Gigantesque blonde, elle avait fait montre d’un enthousiasme aussi visible que sonore. Le volume des conversations avait chuté d’un coup suite à son interruption fracassante qui semblait encore faire écho sur les murs des couloirs adjacents. Je songeai à m’enfoncer dix pieds sous terre, m’enterrer à jamais dans les catacombes universitaires, quand elle m’entraîna, « viens t’asseoir avec nous ! » Le brouhaha avait repris son cours, son fond sonore habituel qui agissait comme une canopée phonique au-dessus de nos têtes déjà saturées d’informations. Judith s’était inscrite en relations internationales, on aurait donc quelques classes en commun ! Rien ne semblait lui faire plus plaisir. Elle était si contente de me voir, je me souvenais de Melys et Rebecca ? Et L ? N’était-ce pas « tellement cool » de se retrouver toutes ensemble ? Redoubler sa terminale s’était avéré un malheur opportun, c’était grâce à ça qu’elle avait fait leur connaissance. Elles étaient devenues « inséparables ». Je sentais leurs regards glisser sur moi, les entendais presque me renifler, jauger si oui ou non j’avais le pedigree nécessaire à rejoindre leur clan. Pouvait-on se fier à Judith ?
L s’avéra la plus accueillante. Était-ce une forme de loyauté après que j’avais accepté de lui céder une place à mes côtés dans l’amphithéâtre ? Elle me regardait gentiment et écoutait avec attention notre amie commune raconter comment nous nous étions connues. Intarissable, elle racontait par le menu nos sorties clandestines et autres plans de combat mis sur pied pour ne pas nous faire attraper par nos parents. L ne semblait pas du tout m’associer à Victor. Soit l’époque était révolue, soit j’avais été la seule à en faire tout un plat. Si ça se trouve, il ne lui avait même jamais parlé de nous. Je compris qu’elle sortait avec l’un des types de la table voisine, un grand blond, plutôt beau gosse, qui passerait l’année dans le même jean et t-shirt blanc tout juste agrémenté d’un blouson de cuir à col fourrure en hiver. Il lui lançait régulièrement des regards interrogateurs, l’air de dire « tu la connais, c’est qui celle-là ? » dont elle prenait acte de ses grands yeux de biche effarouchée. Il s’avérerait être l’un des piliers de la bande, leur couple un point névralgique autour duquel gravitaient leurs amis. Manifestement, L était passée à autre chose. Sa relation avec Victor n’avait-elle pas supporté la distance ? Je l’avais perdu de vue moi aussi, mais on le disait parti outre-Manche. Je ne savais ni quelles études il suivait, ni dans quelle université exactement. En tout cas, il avait quitté le territoire.
Il n’y avait, a priori, plus d’obstacle entre L et moi.
J’ai toujours été un peu sauvage. Assez solitaire, j’aimais la compagnie des livres qui peuplaient mon destin d’enfant unique d’amis imaginaires dont j’aimais prolonger l’existence dans la vraie vie, leur parlant le plus souvent dans la salle de bains, seul endroit de la maison où ils pouvaient s’incarner sans qu’on puisse me surprendre. Quoi, je me parlais à moi-même ? À mon âge ? J’ai toujours eu l’impression d’être différente, un peu misanthrope sans vraiment le définir. Je me méfiais de mes congénères que cette superbe de façade fascinait sans que j’en aie conscience. La vie était une jungle peuplée de prédateurs où il fallait manger si l’on ne voulait être mangé et la cour de l’école le théâtre de pratiques particulièrement inhumaines. J’en savais quelque chose car c’était là que je réglais mes comptes avec ceux qui s’avisaient de me provoquer, me dénoncer ou remettre en question ma position dans la chaîne alimentaire. Les adultes n’étaient pas en reste, je fuyais leur compagnie, m’en méfiant comme de la peste. Sournois, ils passaient leur temps à vous barrer la route, la semant d’interdits le plus souvent incohérents ou en lien avec des principes dont on ne connaissait même plus l’origine ou alors ils remontaient si loin dans le temps qu’ils étaient, en tout cas, anachroniques. Mes parents m’étaient étrangers, leurs préoccupations professionnelles et sociales à des lieues de mes centres d’intérêt auxquels ils ne faisaient même pas semblant de s’intéresser. C’était l’époque où les enfants dînaient avant et je me retrouvais donc invariablement seule devant mon assiette à échanger une ou deux banalités polies avant de remonter dans ma chambre, rejoindre mes amis imaginaires et poursuivre mes lectures jusqu’au bout de la nuit lorsqu’un roman conseillé par Madame Jaquet me tenait en haleine. Et c’était souvent le cas. Cette habitude me valait de bons résultats scolaires puisque généralement j’étais en avance sur le programme, ayant avalé la plupart des classiques qu’elle mettait de force entre mes mains avant tout le monde. Mes parents pouvaient continuer de me ficher la paix et nous avancions ainsi dans une entente cordiale qui se mua en guerre froide à l’adolescence. Mais le résultat de cette enfance solitaire à la campagne fut que je me révélai peu douée pour les relations sociales. J’avais passé mon temps à mépriser les mondanités de province auxquelles mes parents consacraient tout leur temps libre. J’avais en horreur le simulacre social, les faux-semblants, ce grand show dans lequel se complaît la petite-bourgeoisie, les qualificatifs exagérément affectueux avec lesquels s’interpellaient leurs soi-disant « amis », les « ma chérie », les déterminants possessifs en général, mielleux et hypocrites. À mon avis, l’amitié valait mieux que cette pâte sucrée et écœurante dont ils tapissaient leur relationnel.
Je n’avais donc jamais gravité dans aucune bande, je n’appartenais à aucun groupe, j’évoluais seule ou en paire. Pourtant, passé la douzaine, je perdis de ma superbe et ma confiance en moi. Je n’aimais pas le reflet que me renvoyait la glace, mes cheveux filasse et mon teint terne, et ce que mes copains appelaient le charme n’avait rien pour me rassurer. À cet âge-là, il n’y a que deux groupes qui comptent vraiment : les beaux et les moches. Et l’immense nasse intermédiaire des gens quelconques en réalité n’intéresse personne. Je pensais faire partie de ceux-là. J’étais invisible. Ainsi, mon entrée dans la bande dont L faisait partie était une première, une sorte de victoire sur moi-même.
Contrairement à l’année précédente qui n’avait fait que traîner en longueur, celle-ci démarra sur les chapeaux de roues. Tout devint joyeux et léger. La plupart des matières enseignées m’intéressaient, je découvrais les joies de la bibliothèque où nous posions nos affaires à la première heure pour être sûrs d’être assis tous ensemble et où nous ne revenions presque jamais, trop occupés à fumer des cigarettes à l’extérieur tout en discutant de l’état du monde et d’autres questions moins futiles comme les coups de cœur des uns et des autres. En général, nous récupérions nos sacs à la fermeture pour la transhumance nocturne. Notre troupeau migrait alors dans un café, le Central, qui était bien notre centre des opérations, situé à quelques encablures de l’université et où l’on était certains de se retrouver si, par hasard, on avait eu un contretemps ou que nos emplois du temps différaient. Je passais de moins en moins de temps dans mon studio devenu un vrai foutoir. J’y revenais tard pour m’effondrer sur mon lit et repartir en coup de vent dès que possible. J’étais aussi de moins en moins enthousiaste à l’idée de revoir François qui faisait son apparition les week-ends quand ses études à l’autre bout du territoire lui en donnaient l’occasion. Il fonçait me rejoindre, roulant comme un bolide dans sa Lancia bridée en vue d’écourter au plus vite notre séparation de corps. Il avait compris que j’étais devenue réticente à sauter dans un TGV pour tromper mon cafard. Ma vie était devenue palpitante et j’étais lasse de nos rapports houleux. De plus, je trouvais qu’il freinait mon intégration dans le groupe, avec Max et Richard, ça ne prenait pas. Je sentais leurs regards fuyants ou entendus, les rires un peu jaunes, et carrément de l’indifférence, ce qui était peut-être le pire. Quand on ne disait rien, on n’en pensait pas moins. François n’était clairement pas de leur ligue.
Un soir que nous traînions devant le Central qui avait pour seul défaut de fermer trop tôt, passablement éméché, il me fit une scène de jalousie. Il parlait fort, la bouche pâteuse, marmonnant des accusations sans fondement, probablement fantasmées par des semaines de frustration. Il sentait bien que je lui échappais. Comme il s’avançait vers moi de manière un peu vive, je fis un mouvement de recul mais il réussit à empoigner ma veste dont je me dégageai pour courir à l’autre bout de la place. La scène était plutôt cocasse, mais François, grand et costaud, en imposait. Un ami de Richard qui ne le connaissait pas, pensant qu’il me voulait du mal, s’interposa pour le calmer. Furieux, François vociféra qu’il ferait mieux de s’occuper de ses affaires. Ils étaient à deux doigts d’en venir aux mains quand le reste des garçons s’en mêlèrent. Médusée, j’assistai de loin à la scène, entourée de mes nouvelles amies comme d’un bastion protecteur, me promettant que c’était « fini », « bien fini ». On entendait des éclats de voix, on les voyait se rapprocher dangereusement, s’empoigner, se relâcher, et l’on vit finalement François, vaincu, se résoudre à partir en maugréant. On s’assura qu’il s’engouffre tant bien que mal dans sa voiture et démarre tout en faisant crisser les pneus dans un sursaut de dignité, me laissant là, mortifiée et un peu inquiète. François était ma béquille et même si nos rapports étaient compliqués et passionnels, cela faisait plus d’un an qu’il l’était. Désormais, il faudrait que je me débrouille seule.
Le hasard voulut que L et moi partagions la même chambre durant le camp annuel de l’université, le séjour dont tous les anciens parlaient comme d’un événement « incontournable » de la vie académique, cinq jours durant lesquels une horde de jeunes se voyaient réserver un village entier au bord d’un lac – il n’était pas fermé au public, mais aucun citoyen sain d’esprit n’osait y séjourner. En effet, de mémoire d’étudiant, aucun n’avait encore échappé à la mutation effrayante qui s’opérait dès le départ en train. Les énormes sacs à dos empilés dans le couloir rendaient, d’emblée, l’accès aux wagons qui leur étaient réservés impraticable et inaccessible à toute forme d’autorité. »

À propos de l’auteur
DUPONT_TROUBETSKOY_Kyra_DRKyra Dupont Troubetzkoy © Photo DR

Née en 1971 à Genève, Kyra Dupont Troubetzkoy débute sa carrière comme grand reporter au Cambodge pour le correspondant de CNBS Asia. Après de nombreuses collaborations en presse écrite, radio et télévision en France, aux États-Unis et en Suisse, elle prend la tête de la rubrique internationale d’un grand quotidien. Journaliste freelance depuis 2007, elle se lance alors dans l’écriture de fiction. Le piège de papier est son sixième roman. (Source: Éditions Favre

Site internet de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lepiegedepapier #KyraDupontTroubetzkoy #editionsfavre #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancophone #litteraturecontemporaine #littératurersuisse #litterature #edition #ecrivaine #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Publicité

Un centimètre au-dessus du sol

LACAZE_un_centimetre_au-dessus_du_sol RL_2023 Logo_premier_roman

En deux mots
Noé et Mia s’aiment, de même que leurs amis Alex et Camille. Ils vont tous se retrouver au vernissage de l’expo de Kurt, un jeune artiste contemporain en vogue. Mais la fête va dégénérer, si bien que les cinq décident de fuir. C’est le début d’une épopée qui va tous les transformer.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste et les amoureux

Dans ce premier roman situé dans le milieu de l’art contemporain, Téo Lacaze imagine un scandale lors d’un vernissage. Un événement qui va faire basculer la vie de cinq jeunes. Ce roman initiatique nous offre aussi une belle réflexion sur l’art.

Quand Noé sort du métro, il n’est pas vraiment euphorique, car incommodé par la chaleur et surtout les odeurs. Pourtant, il a toutes les raisons d’être heureux puisqu’il va retrouver Mia, son amour, son absolu.
La jeune fille est elle aussi excitée, elle a souffert de cette trop longue absence et entend rattraper le temps perdu. Collaboratrice d’Astrid, une galeriste de renom, elle est chargée de vendre les toiles des artistes sélectionnés par
cette dernière, à commencer par Kurt, qu’elle prend en charge à son arrivée de Berlin, lui qui sera la vedette de l’expo qu’elle a préparée et à laquelle elle a invité Noé.
Avant ce rendez-vous, Noé peaufine le scénario qu’il écrit avec son ami Alex, mais le duo n’avance qu’à pas comptés. Noé propose alors à Alex de le suivre au vernissage avec sa compagne Camille, photographe. C’est durant cette soirée bien arrosée que l’existence des principaux protagonistes va basculer. La mère de Kurt fait une crise d’hystérie, s’en prend aux objets et aux personnes et provoque la fuite de son fils avec Noé, Mia, Alex et Camille, sans oublier une valise contenant la dernière œuvre de l’artiste.
Face à la colère d’Astrid, ils décident de faire le dos rond. Finalement, c’est Noé qui va imaginer un plan pour se sortir de cette situation délicate.
Un scénario qui nous permet une réflexion sur le marché de l’art et sur les artistes contemporains. Comment une œuvre incompréhensible et dont chacun s’accorde à dire qu’elle n’est pas à son goût peut-elle atteindre des sommets en salle de vente? Qu’achète-t-on effectivement? Ces œuvres ne forment-elles pas une immense escroquerie?
Au bout de leurs tribulations, Téo Lacaze va nous proposer sinon des réponses, au moins des pistes pour affûter notre sens critique.
Le primo-romancier, qui a peu ou prou l’âge de ses personnages en profite pour dresser la carte du tendre de la jeunesse d’aujourd’hui, entre passion et lucidité, entre fantasme et dure réalité. Mais en prenant garde de ne pas éteindre la petite flamme qui brille dans les yeux des amoureux.
Un premier roman sensible et initiatique.

Un centimètre au-dessus du sol
Téo Lacaze
Éditions JC Lattès
Roman
352 p., 20.90 €
EAN 9782709671293
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Noé, vingt-cinq ans et apprenti scénariste, est amoureux de Mia. Mia travaille dans une galerie d’art et organise le vernissage d’un jeune artiste au succès fulgurant, Kurt. Lorsque Noé rejoint Mia au vernissage de Kurt, décidé à la conquérir, il embarque avec lui Alex, son meilleur ami et colocataire intermittent, lui-même tombé fou amoureux de Camille, une photographe rencontrée au hasard d’une terrasse. Mais ce soir-là, Kurt s’enfuit de la galerie, emportant avec lui son œuvre ultime, et tous les cinq se retrouvent entraînés dans un projet qui les dépasse.
Commence alors le compte à rebours d’une jeunesse en fuite, dans le vent chaud de l’été et l’anonymat des grandes villes.
Un centimètre au-dessus du sol, c’est une histoire d’amour et d’amitié, qui interroge le succès et l’art. Ce sont des existences reliées par un fil : le besoin de foutre le camp. C’est devenir adulte dans un monde absurde et tenter de prendre un peu de hauteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
On peut bien dire ce qu’on veut, pour ceux qui prennent le métro tous les jours, il existe des matins plus compliqués que d’autres. Celui-ci en particulier. Il a commencé à faire chaud dès l’aube et toutes les odeurs infectes ont décidé de quitter les entrailles de la terre pour aller prendre elles aussi un bol d’air frais, une petite clope, un café. Noé monte les marches quatre à quatre pour s’extirper de cette rame de l’enfer où l’urine de la veille n’est plus qu’un mauvais souvenir sur les murs. Des deux côtés des escaliers, quelques intranquilles ont griffonné des poèmes ou des insultes depuis le fond de leurs tripes mais personne n’y prête attention. C’est une course d’humains en chemise, des corps trempés de sueur, ils se précipitent tous vers l’extérieur pour s’extraire de cette fourmilière chaude et humide. Et puis c’est enfin la sortie numéro 6, un halo de lumière au fond des ténèbres, la garantie à l’air libre d’un avenir heureux et de jours meilleurs, loin de la puanteur et de toute cette crasse.
Noé sort, il grogne, il a chaud, et il tombe à ses pieds. Parfois il s’arrête, parfois non. Mais aujourd’hui oui. Pas pour la regarder, elle et lui se connaissent bien, mais pour reprendre son souffle. Il lui lance un coup d’œil pour la saluer discrètement. Il ne l’a pas vue depuis longtemps, la grande arche de Strasbourg Saint-Denis. Elle file tout haut dans le ciel. De là où elle est, elle doit en voir sortir plus d’un, ruisselant, essoufflé à force de retard, crevé dès le réveil. Elle doit se foutre de nous, ses petits humains. Elle ne craint ni le temps qui passe ni la pluie, et abrite entre ses jambes dodues des nuées de pigeons, tous plus gras les uns que les autres, nourris à coups de miettes de pain et de déchets dégueulasses. Elle est un refuge pour ceux qui n’en ont pas, ou qui n’en ont plus, ceux qui s’endorment bourrés sur des matelas tachés de pisse. Elle est généreuse.
De plus près, de longues traînées noires s’écoulent de haut en bas, des salissures, de la pollution, qu’importe. Elle ressemble finalement à ceux qu’elle abrite de la nuit. Seule et triste au milieu du bruit, éclaboussée, sale avec son mascara qui bave d’en avoir trop pleuré, d’en avoir trop vu du monde et des gens. Des petits en calèches les pieds dans la boue, puis nous avec nos petites mallettes, et puis sûrement d’autres, plus tard encore.
Mais bon, il faut quand même savoir quelque chose, sur la grande arche. Quand le soleil attrapera enfin ses hanches charnues avec ses grandes mains, et que ses lettres dorées se mettront à danser sur son flanc, on ne verra qu’elle. Les touristes commenceront à la prendre en photo, comme une star de ciné, maquillée, coiffée et sapée comme il faut. Celle qui n’attire aucun regard au lever du jour devient, d’un coup de projecteur, la Grande Dame de Strasbourg Saint-Denis. Tout est question de lumière, de parure, c’est juste une histoire d’angle ou de prise de vue. Évitez de la juger trop vite, la vieille Dame ; comme vous, elle se remet de sa nuit de sommeil comme elle peut.
À cette heure-là dans le quartier c’est le cirque. Les mecs se poussent en traversant pour pas perdre un centime de leur journée avec, à leurs trousses, à la traîne, les mecs la gueule dans le sac, le nez qui coule, qui courent eux aussi les précieux centimes. Au milieu de ce vacarme, les taxis qui klaxonnent, qui tiennent plus à leurs pourboires qu’à la vie des mecs qui ont le nez qui coule. Quelques centimes ou une petite fortune, qui font que tous se lèvent et se mettent à courir, tous les matins du monde.
Noé lui a donné rendez-vous à 8 h 35 dans leur café, celui au pied de son immeuble. Il sait qu’il est à la bourre, il sait qu’il y a de grandes chances pour qu’elle soit encore sous la douche. Elle est toujours plus en retard que lui. Certaines choses ne changent jamais.
Tandis qu’il remonte la rue Saint-Denis, il s’allume une cigarette, se rêvant dans un film dont il serait le héros. Mia, c’est sa meilleure raison de rentrer à Paris, comme un mot du médecin réutilisable pour sécher les cours à l’infini, sa dispense pour la vie. Avant Mia, il n’y avait rien, seulement des expériences merdiques et maladroites vouées à le jeter enfin entre les longues jambes de l’amour véritable. Après Mia, s’ils pouvaient s’étreindre, il n’y aurait rien. Hors de Mia, il n’y a rien. Dans son esprit, elle est cet immense projet d’avenir, sa seule issue, une cathédrale. Noé est ce jeune prince imberbe, éperdument amoureux de la belle princesse de la contrée voisine. Il se dit qu’elle vaut bien une guerre ou deux, alors c’est décidé, elle sera sa guerre en entier.
*
Il sera là à 8 h 35. Elle n’a jamais compris sa manie de donner des rendez-vous à 55, 35, 25… Il sait pourtant que ça lui donne de l’urticaire, mais il continue. C’est peut-être une façon un peu perverse de créer de la matière à penser. Peu importe, puisqu’elle est déjà en retard. Forcément. C’est de sa faute : s’il lui donnait rendez-vous à 8 h 30, elle n’aurait pas à se demander ce qui lui prend de toujours lui infliger des horaires imparfaits, et sa mauvaise foi et elle serait donc très certainement à l’heure.
En prenant sa douche, elle l’imagine marcher dans la rue, ou plutôt, se balancer (c’est sa façon bien à lui de se mouvoir dans l’espace). Elle sort de la douche, se sèche en vitesse ; les cheveux attendront, c’est l’été et il fait chaud. Elle se demande comment il sera et elle a même peur. Elle est tendue, excitée. Excitée parce qu’elle l’aime beaucoup et tendue parce qu’elle sait qu’il l’aime beaucoup. Puis elle se dit que c’est à force de se poser des questions que le retard finit par vous tomber dessus, comme ça. Elle rassemble quelques neurones fonctionnels, ceux qui ne sont pas contaminés par l’imminence de son arrivée, pour se trouver une tenue correcte. Un pantalon noir, un trench, puis elle claque la porte, se met à courir et se sent ridicule. Une fois dehors, la main dans sa poche lui signale qu’il manque quelque chose d’essentiel. Les clopes à droite, rien à gauche, son téléphone, forcément. Pas de Noé en vue, c’est une chance. Elle remonte à toute vitesse, le récupère et redescend comme si elle était un cheval de course. Noé reste introuvable. Il est en retard. Elle sourit et l’attend.
Rien sur son téléphone. Peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose de terrible sur le chemin : accident de la circulation, fauché par un taxi fou, mort sur le coup. Elle a à peine le temps de se laisser ronger par ces pensées morbides qu’elle le voit pour la première fois depuis des semaines, et il fume tranquillement. Il avance mais ne l’a pas vue encore. Il est déjà très beau de loin et elle ne sait plus quoi faire de ses mains. Elle aimerait qu’elles disparaissent à l’intérieur de ses poches, ces mains qui la gênent, trop longues, et ne trouvent leur place nulle part. Il n’y a que Noé pour l’encombrer de ses propres mains.
*
Mia est debout devant le bar, elle tapote sa montre invisible tandis qu’il s’approche, c’est son truc pour lui dire qu’elle a gagné la partie.
Deux ans en arrière, c’est ici que Noé l’a rencontrée. Belle au milieu du carnage, seule à une heure où il ne reste que des ivrognes et des gens malheureux. Ici qu’elle s’est laissé séduire une première fois par lui (sans grande conviction), un soir de tristesse ou qu’importe. Elle sait que ce garçon est de ceux qui sont un peu trop passionnés, les brillants mais fragiles, elle n’a pas le temps pour ça. Elle a déjà un travail. Il a insisté, encore et encore, et a fini, on ne sait trop comment, par y arriver, jouant de tous ses atouts. Tous les moyens sont bons quand on est amoureux. Depuis ce soir-là, Mia est restée son unique trésor, elle est sa grande histoire. Ils vivent un amour par intermittence, qui se trimballe sans trop savoir où aller, qui se glisse dans des intervalles un peu au hasard, en attendant de devenir plus concret. Elle est pour lui une montagne qu’il lui faudrait gravir en caleçon, sans chaussures, sans chaussettes. Et, tant qu’il aura la force, il essaiera de l’arracher à ses méfiances, à ses peurs.
Elle a les cheveux mouillés, il le savait. Elle porte un long manteau, un jean noir, et elle ne le quitte pas du regard, il a les oreilles qui brûlent. Elle est grande mais pas trop, blonde mais pas trop, alors disons châtain clair. Elle a les yeux verts, très verts, un nez Modigliani qui scinde son visage en deux parties parfaitement identiques, et ses lèvres, toutes roses, forment la plus belle bouche du monde. Elle se met à sourire quand Noé s’approche d’elle, le genre de sourire auquel on pense avant de s’endormir et le matin quand on se réveille.
— J’ai même eu le temps d’oublier mon téléphone et d’aller le chercher. T’es en retard, elle lui dit en souriant, comme de vieux amis, de vieux amants.
— J’imaginais des baskets ou un truc avec des lacets, il lui dit et il a peur.
— Raté, champion.
Elle se demande ce qu’elle peut bien avoir à répondre à ça, elle a encore perdu ses mains. Il est des moments où le corps parle à la place du reste, tant mieux. Elle s’élance et le serre dans ses bras. Il sent toujours bon, il est tout chaud contre elle. Dix, quinze secondes, peut-être seulement trois. Elle reprend enfin son souffle et elle voit ses mains dans son dos.
Ils entrent dans le bar, leur bar. Celui de leur rencontre et de leurs séparations. Il y en a eu quelques-unes, brèves ou non, plus ou moins glaciales, plus ou moins d’un commun accord. Elle se dit que les ruptures à l’amiable de deux personnes qui s’aiment sont comme les faux tiroirs dans les cuisines, c’est inutile et on continue de se faire avoir même des années après.
C’est un bar parisien classique, crade sans l’être, devenu à la mode sans aucune explication logique. Des banquettes rouges, du papier peint vieilli, des miroirs sales. Autour d’eux, quelques types boivent un café avant d’aller bosser. Revenir ici après s’être isolé un moment loin de la capitale, dans le calme de sa famille, c’est comme avancer à reculons, pense Noé. Rien n’a bougé, dans ce bar, tout est comme avant, un peu dégueu, et ça sent le liquide vaisselle au citron. Le seul truc qui change, c’est la date sur les journaux posés sur le comptoir. Et encore, il ne sait même pas si quelqu’un prend la peine de vérifier. Le même serveur, qu’il connaît bien maintenant, lui dit bonjour comme s’il était là hier encore. Ils vont s’asseoir avec Mia à la même table, la petite près de la fenêtre. Il se dit qu’il serait peut-être temps d’éclaircir un peu la situation. De la régulariser, pour dire comme les adultes. Il se pose les mêmes questions, assis à la même table, au sujet de la même paire d’yeux. C’est pas quelque chose de mauvais, c’est juste là, quelque part à traîner dans le fond de sa tête, en boucle. Il pourrait aborder le sujet en lançant « Qu’est-ce qu’on fout encore là Mia ? » d’une voix lasse et désintéressée, mais il ne se voit absolument pas dire ça. Il a trop peur de la réponse. Il imagine le malaise que ça serait d’avoir mal interprété les signaux, les sourires, les regards, les mains qui se frôlent. Pour avoir des explications toutes claires alors qu’on avait dit qu’on voulait le silence et rien autour. Il préférerait manger du papier toute sa vie plutôt que de se risquer à se cogner l’orteil sur le mauvais sujet au mauvais moment, c’est tout. Donc il ne dit rien, il ferme sa gueule, il regarde encore et retombe amoureux. Il ne peut pas faire autrement, elle est si calme et si tranquille, belle tous les jours de sa vie, ça changera jamais. Sa manière de s’asseoir en croisant les jambes, sa façon de le regarder, tous ses trucs pour cacher ses mains.
Cette petite table, après tout ce temps, c’est comme courir à l’envers et il va se contenter de ça. Après tout, on pourrait en faire une discipline olympique. Il a vingt-cinq ans, il est en pleine forme, ready pour les championnats du monde de marche rapide à reculons.

Ce n’est jamais arrivé un si long moment sans se voir, il n’était jamais parti si longtemps. La dernière fois, il lui avait dit qu’il ne voulait plus la revoir, que ce n’était définitivement pas pour eux, qu’il en souffrait plus qu’autre chose. Ils avaient essayé, s’étaient abîmés, avaient bien failli finir par se détester. Elle était pourtant persuadée de l’aimer, bien décidée à lui accorder le temps qu’il réclamait, le temps réglementaire aux nouveaux amoureux. Elle n’y était pas parvenue, trop occupée par son travail et largement terrifiée à l’idée de l’engagement avec un E Majuscule. Elle avait donc mis à terme à leur période d’essai, sans pour autant exclure l’éventualité d’un contrat futur, rédigé autrement, plus tard. Bien sûr qu’elle se demande s’il a rencontré quelqu’un d’autre. Si ça lui était arrivé à elle, si elle lui trouvait un genre de substitut, si elle l’avait échangé contre un ersatz sympa et marrant, elle ne sait pas si elle lui dirait. Elle est même sûre que non. Ses cheveux ont poussé, elle l’aime bien comme ça, elle l’aime bien le matin. Ses boucles dans lesquelles elle cache ses mains et qui lui griffent le visage. Il ressemble à un jardin à l’abandon. Ses grands yeux perçants et toujours ce petit sourire, comme s’il cachait quelque chose. Comme s’il se jouait quelque chose ailleurs, dans un théâtre connu de lui seul.
C’est elle qui parle en premier, comme souvent depuis qu’ils se connaissent.
— Alors ?
— Alors, c’est étrange de revenir comme ça. Je suis rassuré, le métro pue toujours autant et tes cheveux n’ont jamais vraiment séché.
— Et la vie ? elle lui demande, déjà prête à rire.
— J’ai l’impression de recommencer la partie.
C’est le même rire qu’avant. Toutes les dents dehors. Pas comme une jument, plutôt comme la vitrine d’un magasin de céramique hors de prix. Un truc beau qui lui plaît. Ils continuent la discussion prudemment, à nouveau timides. Ils se demandent si le temps n’était pas trop long, se rendent compte qu’ils s’étaient manqués, se demandent si leurs parents vont bien, ils savent qu’ils vieillissent. Ils boivent plusieurs cafés, elle prend deux croissants parce qu’elle a toujours faim. Ils se regardent, se jaugent, se sondent, se cherchent, Noé se dit que s’ils étaient des animaux, ils se renifleraient. Il lui parle d’un projet qu’il a, un projet top secret, un scénario génial qui traîne au fond d’un tiroir. Il ne peut pas lui en dire plus, il est déjà presque 10 heures, elle doit y aller. Elle bosse dans une galerie un peu trop branchée pour lui, s’occupe des artistes, leur commande des Uber ou des sushis puis vend leurs œuvres à une clientèle fortunée. Il sait que Mia déteste son travail, et sa boss Astrid, bien plus encore. Il s’imagine aussi qu’elle y voit des tas de gens à qui elle fait sûrement des tas de sourires céramiques, il préfère ne pas y penser.

Elle dépose en partant un unique baiser sur sa joue et disparaît en un éclair vers sa journée de travail, le laissant seul au beau milieu de la chaussée. Il se demande s’il a dit les bonnes choses au bon moment et se trouve vraiment trop con de ne pas l’avoir embrassée. La voiture pressée sur sa gauche pile et klaxonne, l’insulte au passage. Il ne bouge pas d’un millimètre, il s’en fout.

En grand admirateur de la pensée magique, Noé reste seul, rêvant de ce baiser perdu quelque part entre le manque de courage et la peur. Son obsession grandissante à mesure qu’il la regarde s’éloigner à nouveau, disparaître vers le métro ou ailleurs. Des rêves plein les poches et sur le bout de la langue, d’imprononçables aveux aux allures de déclarations d’amour. Ce n’était pas le bon moment, il est trop tôt ce matin et la ville commence à peine à se réveiller.

2
Mia déteste quitter Noé. Partir de l’endroit où elle se trouvait avec lui. C’est géographique, terriblement physique. Elle s’en rend compte au moment où elle se détache. C’est exactement comme ça : un dé-ta-che-ment. Elle est attirée par lui de manière irrépressible. Le revoir, c’est recommencer encore, avec derrière eux des erreurs plus nombreuses à chaque fois. Elle prend la sortie numéro 6 et même la crasse lui fait penser à lui. L’odeur est à peine supportable et la chaleur n’arrange rien à la chose. Comme si une bande de cadavres avaient décidé de se décomposer tous ensemble et au même moment à l’intérieur de la rame. La sortie numéro 6, ce sanctuaire dégueulasse. Une ode matinale à la pourriture, en do mineur, s’il vous plaît. On parle toujours des premiers jours de l’été comme de cette grande nouvelle indispensable à l’actualité mondiale, quelque chose d’incroyable et de tout aussi rare. C’est vrai, c’est l’été, des fleurs et des jours sans fin, l’adieu au brouillard, ce que vous voulez mais certainement pas la sortie numéro 6. Ici, c’est l’enfer tout entier, soleil ou pas. Elle écrit à Noé, pas parce qu’il lui manque déjà, mais seulement pour lui signaler qu’il avait raison.
« Ça pue vraiment fort là-dessous. T’avais raison. » Voilà.
Une fois sur le quai, quand le sol se met à trembler semblant annoncer un danger immédiat, tout le monde recule d’un pas, comme si ce pas ridicule pouvait changer quelque chose si quelqu’un, un fou par exemple, décidait d’un coup de vous jeter de l’autre côté de la vie. Elle pense toujours à ce qu’on raconte aux enfants, pour les dissuader de franchir la ligne blanche. Sa mère lui disait « recule un peu, tu pourrais donner l’envie à quelqu’un de te pousser », et elle la tirait par le pull. Elle lui manque, sa mère. Plus personne ici pour la tirer en arrière. Alors, quand le métro arrive et que ses pieds dépassent un peu la ligne, elle se dit qu’elle a peut-être cinq, sept secondes, pour faire le bilan avant que quelqu’un la pousse. Elle se dit qu’elle piétine toute la journée dans une galerie d’art contemporain qu’elle déteste, remplie de merdes créées par des cocaïnomanes suicidaires. Que sa patronne lui fait vivre un enfer comme il n’en existe nulle part ailleurs et que si elle continue comme ça, elle finira comme elle. Elle se dit qu’elle ferait mieux d’appeler sa mère pour prendre des nouvelles et lui demander où elle se trouve en ce moment. Ou Noé, pour lui dire qu’elle l’aime et qu’elle n’a jamais cessé de l’aimer. Voilà des aveux qui représenteraient une belle avancée, un progrès.
Mais rien à faire, elle y repense à chaque fois, elle ne peut pas s’en empêcher. Ce petit moment de flottement quand le courant d’air soulève vos cheveux, que le grondement vous remue un peu les entrailles et qu’on n’entend plus rien autour. Tout se joue maintenant. Finalement, ces histoires qu’on raconte aux enfants ne servent qu’à une seule chose : marquer au fer rouge les adultes qu’ils seront plus tard. Et c’est de cette manière toute bête que les fables et les contes, pour encore un paquet de temps, viendront protéger ces anciens enfants d’eux-mêmes. Un pas en arrière, deux si vous avez peur, et « survivez-vous ».
Mia entre enfin dans la rame, et ne peut s’empêcher de sourire. Après tout, elle vient d’échapper à quelque chose de terrible. « Quelqu’un a dû mourir là-dessous » lui répond Noé, pragmatique. En retard dans la vie mais toujours à l’heure par l’esprit. Elle range son portable dans sa poche et sort enfin du métro.

Dehors, la vie bat son plein et ce début d’été découvre chaque jour un peu plus les humains du monde. En marchant vers Beaubourg, elle croise des poussettes avec des petits bien enfoncés à l’intérieur, poussés par des nounous au téléphone, par des mamans préoccupées, quelques papas. Les hommes qu’elle croise la regardent, pressés mais attentifs. Ils ont peut-être des femmes, des enfants, peut-être pas, mais ils sont très curieux. Toujours curieux. Des hommes en cravate, des hommes en survet’, des petits, des gros, des grands, des beaux, ils regardent tous un peu. Les plus courageux risquent parfois un petit sourire auquel elle répond, seulement pour les faire rougir. C’est le matin, l’esprit occupé, ils n’ont pas le temps de s’arrêter comme ils pourraient le faire quand vient le soir.

La Galerie se trouve dans un très bel immeuble caché au fond d’une petite cour, on se croirait dans un jardin. Les deux escaliers qui se font face mènent directement à l’intérieur. Mia pousse la grande porte de verre et tombe nez à nez avec sa boss habillée tout en noir. Elle s’appelle Astrid, n’a dormi que quatre ou cinq heures et pète la forme derrière ses lunettes de soleil. Elle part et la laisse gérer ses affaires. Mia est son avant-bras droit.
— Mia, tu t’occupes de M. de Grief qui aimerait avoir quelques informations sur le travail de Kurt. Immédiatement.
C’est sa façon bien à elle de lui dire bonjour.
— Oui, Astrid, je m’en occupe.
Mia croise les autres filles, qui sont davantage des concurrentes directes que des collègues. Elles s’adressent un bref signe de tête ou rien du tout. La Galerie fonctionne comme un jeu de chaises musicales, c’est à qui perdra sa place, on finit par s’y faire. Astrid n’emploie que des filles dans le but précis de les dresser les unes contre les autres, dans une course effrénée sur les talons de la perfection. Faire les plus grosses ventes, être la préférée des clients, avoir réponse à tout, tout le temps. Se montrer disponible à chaque instant. Sourire.
Mia rejoint M. de Grief dans une petite salle isolée. C’est un gros collectionneur, un bon client si vous préférez. Les bons clients ne sont pas forcément ceux qui ont le plus d’argent, ce sont surtout ceux qui sont prêts à le dépenser. M. de Grief n’y connaît pas grand-chose, ce qui fait de lui une proie évidente. Elle s’apprête à lui vendre une œuvre de Kurt, c’est le petit protégé d’Astrid. Un jeune artiste qui gribouille des trucs sur des bouts de bois ramassés dans des pays fabuleux. Il est la figure de proue d’un mouvement artistique contemporain, le « Neo Arte Povera ». Il coûte une fortune. Quand Astrid lui a indiqué que de Grief « aimerait avoir quelques informations », elle voulait lui signifier qu’il avait envie d’investir son argent dans ce qu’il pense être une forme d’art abouti. Et Mia est payée pour ça, pour ce qu’il veut acheter. C’est un échange de bons procédés, du commerce pur et dur. C’est tout l’intérêt de son travail, elle vend des œuvres qui n’ont pour elle aucune valeur à des gens qu’elle a persuadés du contraire. C’est un jeu captivant, une addiction qui ne laisse aucune place au sentimentalisme.
Mia présente à de Grief la nouvelle installation de Kurt. C’est un amas de bois flotté avec des smileys peints à l’encre rouge, le tout entouré de grillage. À elle, ça lui évoque une palette abandonnée sur une place après un jour de marché et sur laquelle une camionnette aurait reculé. De Grief se déplace doucement autour de l’œuvre pendant qu’elle cherche à inventer quelques significations profondes. Il l’a déjà achetée. Elle le voit dans ses yeux, ils pétillent. Il n’a aucune idée de ce qu’il a devant lui mais il adore déjà. Il paraît seulement chercher un endroit où il pourrait la mettre en évidence quand elle lui sera livrée. Elle pourrait très bien lui demander directement ses coordonnées bancaires, lui serrer la main et sourire (« Félicitations monsieur, elle vous appartient »), puis aller se chercher un café, ça ne changerait rien. Mais elle tient à faire son travail du mieux possible.
— Ici, Kurt nous a confié vouloir assembler ces morceaux de bois qu’il a ramassés aux abords de plages situées aux quatre coins du monde, comme pour figurer l’unité d’un seul et même espace.
De Grief l’écoute les bras croisés, Mia ne peut plus s’arrêter de parler, elle continue, frénétique.
— Les petits signes que vous voyez ici et là sont une forme de signature que vous reconnaissez, ces petits smileys. Comme si l’artiste avait voulu s’engager dans une forme d’affection toute particulière. C’est aussi la première fois qu’une de ses œuvres contient ce genre d’éléments, et en cela il semble s’inscrire dans le mouvement du street art.
Les quinquas adorent qu’on leur parle de street art, ça leur donne envie de mettre des sneakers. Il baisse les yeux sur l’œuvre et la trouve formidable. C’est décidé, elle ira dans le salon.
— Après avoir réalisé ce premier travail d’assemblage et de personnalisation, Kurt a lié le tout avec un grillage en acier, pour signifier qu’il existe cependant une forme d’oppression muette dans l’homogénéité.
— C’est bon, dit-il soudain, je la prends.
C’est net, sans cassure, la tartine est tombée côté pain.
— Très bien, monsieur.
— Je verrai avec Astrid pour les détails.
— Laissez-moi vous raccompagner, et elle aimerait lui donner la main.
En partant, il lui adresse un regard poli, elle le remercie et maintient son sourire jusqu’à ce qu’il ne puisse plus la voir.
À Noé, «Comment va le projet top secret?». »

Extrait
« Il se tient droit. Immobile au milieu du monde. Il est la clef, il est ce quelque chose pour la sauver du vide, est celui qui redonne la vie. Il est une évidence si grande qu’elle est frappée en plein cœur, d’une clarté si lumineuse que Mia en a le souffle coupe. Elle ouvre la bouche comme pour dire un mot puis la referme, elle comprend. Elle sait tout. Elle flotte. À un centimètre au-dessus du sol. » p. 94

À propos de l’auteur
LACAZE_teo_DRTéo Lacaze © Photo DR

Téo Lacaze, vingt-sept ans, est scénariste et acteur. Un centimètre au-dessus du sol est son premier roman. (Source: Éditions JC Lattès)

Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#uncentimetreaudessusdusol #TeoLacaze #editionsJCLattes #hcdahlem #premierroman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #NetGalleyFrance #primoroman #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #roman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Irréfutable essai de successologie

SALVAYRE_irrefutable_essai-de  RL_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Dans cet essai pétillant de malice, Lydie Salvayre nous donne les recettes pour avoir du succès. Avec des portraits au vitriol de l’influenceuse à l’homme influent, de différentes catégories d’écrivains à l’homme politique, elle illustre son propos. Ce vrai-faux manuel de développement personnel est un bonheur de lecture.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les mœurs de ce siècle

Tout à la fois pamphlet et pastiche, cet essai de Lydie Salvayre nous propose toutes les recettes pour avoir du succès. Né d’une saine colère, ce petit bijou d’ironie vacharde est admirablement bien ciselé.

Il serait bien dommage de suivre l’ultime conseil de Lydie Salvayre, «jetez au loin ce livre», tant sa lecture est réjouissante. Avec son humour vachard, sa grande érudition et son sens de la formule, son essai vaut vraiment le détour.
S’il ne faut pas hésiter à se plonger dans cet Irréfutable essai de successologie, c’est d’abord parce que nous avons affaire à un ouvrage littéraire, à un style inimitable, à des phrases ciselées.
Ensuite, parce que ce panorama de notre société, qui fait la part belle au superficiel et à la course à la notoriété, est une mise en garde qu’il ne faut pas négliger. Car qui peut affirmer qu’il n’a jamais vu son visage se refléter dans ce miroir aux alouettes? N’a jamais cédé à la facilité en s’abrutissant devant une émission de télé racoleuse ou en se noyant dans les réseaux sociaux avec une belle collection d’émojis à la clé.
En forçant le trait et en nous encourageant à pousser le bouchon encore plus loin, Lydie Salvayre nous suggère qu’il y a sûrement mieux à faire, même si les miettes butinées sur les réseaux sont «bien plus faciles à digérer qu’un pavé de 600 pages».
Construit comme un vrai-faux manuel de développement personnel, le livre nous propose ses recettes en intertitres et en caractères gras, nous offre la conduite à tenir, le tout complété de quelques remarques très loin d’être anodines.
Bien entendu, ce guide est accompagné de portraits bien sentis de ces champions toutes catégories du succès, à commencer par l’influenceuse qui fait son miel des réseaux sociaux. Suivront le capitaine d’industrie en homme influent, toute une série d’écrivains – un milieu que Lydie Salvayre connaît fort bien, des débutants aux tueurs – les critiques et bien entendu, l’homme politique qui n’est pas avare lui non plus de flagornerie et de compromissions.
On pense bien entendu aux moralistes qui depuis Horace en passant par Rabelais et La Bruyère ont su railler avec talent les mœurs de leurs confrères et de la Cour qui se pressait autour des monarques. On y ajoutera Jonathan Swift qui a soufflé à Lydie son titre en proposant en 1699 un Irréfutable essai sur les facultés de l’âme.
Du coup, comme l’a si bien écrit Frédéric Beigbeder dans le Figaro, «le retour de Lydie Salvayre à la satire est une bonne nouvelle: si elle a envie de stigmatiser le milieu littéraire, cela prouve qu’il existe encore. (…) Son Irréfutable essai de successologie est absolument réjouissant de bout en bout. On en prend tous plein la gueule.» Dans la bibliographie de l’écrivaine, il vient se placer dans la lignée de Quelques conseils utiles aux élèves huissiers (1997) et Portrait de l’écrivain en animal domestique (2007), mais aussi pour la vivacité du style à Rêver debout (2021).
Alors non, il ne faut vraiment pas jeter au loin ce livre à la langue si férocement chatoyante, aux citations habilement semées, à la mauvaise foi si brillamment mise en scène. Il faut le lire et le relire. Car alors nous ferons partie d’une caste bien particulière, celle des «lecteurs véritables», infime partie de la population «qui n’a pas le cerveau saturé d’informations incessantes et sans lien les unes avec les autres» mais garde «un contact intime, direct, charnel, avec les œuvres littéraires».

Signalons qu’au printemps prochain, Lydie Salvayre sera en résidence avec Chloé Delaume (prix Médicis 2020 avec Le Cœur synthétique), à la Villa Valmont pour une création commune. Cette «Maison des écritures et des paysages», premier site entièrement dédié à l’écriture et à l’accompagnement des auteurs dans l’agglomération bordelaise, sera inaugurée fin avril.

Irréfutable essai de successologie
Lydie Salvayre
Éditions du Seuil
Roman
176 p., 17,50 €
EAN 9782021516678
Paru le 2/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Comment se faire un nom ?
Comment émerger de la masse ?
Comment s’arracher à son insignifiance ?
Comment s’acheter une notoriété ?
Comment intriguer, abuser, écraser, challenger ?
Comment mentir sans le paraître ? Comment obtenir la faveur des puissants et leur passer discrètement de la pommade ? Comment évincer les rivaux, embobiner les foules, enfumer les naïfs, amadouer les rogues, écraser les méchants et rabattre leur morgue ? Comment se servir, mine de rien, de ses meilleurs amis ? Par quels savants stratagèmes, par quelles souplesses d’anguille, par quelles supercheries et quels roucoulements gagner la renommée et devenir objet d’adulation ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
Diacritik (Christine Marcandier)
Europe 1 (Philippe Vandel – L’invité culture)
Sud-Ouest (Isabelle Bunisset)
Lire (Alexis Brocas)
Lettres capitales (Dan Burcea)

Nonfiction (Jean Bastien)
Blog Baz’Art
Blog Culture 31


Lydie Salvayre, la littérature doit-elle être un lieu d’engagement ? © Production France Culture

Les premières pages du livre
1
Nos esprits les plus hautement spéculatifs ont découvert l’existence de milliers d’exoplanètes, identifié les traces d’un ankylosaure vieux de 168 millions d’années, établi que la vitesse de la lumière était de 299 792 458 mètres par seconde, mis au point des parapluies biplaces, des perruques pour chien, des protège-moustache, des masques antigloutons, des porte-glace à piles, et mille autres merveilles.
Mais nul encore n’a tenté de se lancer dans l’analyse sérieuse et approfondie des meilleurs moyens pour parvenir au succès !
Pourquoi tant d’intelligence gaspillée par des cerveaux admirables pour élucider des choses de bien moindre importance ?

Pourquoi un tel domaine, dont les lois déterminent le bonheur des hommes (ainsi que leur fortune), n’a-t-il pas été traité avec le sérieux qui convient ?
Pourquoi un aussi scandaleux mutisme ? Pourquoi une telle inconséquence ?
Pourquoi, pourquoi ?
Allons-nous plus longtemps demeurer dans cette coupable ignorance qui a réduit à la misère les individus les plus méritants ?
Non, non et non ! Cela est proprement inadmissible.
Je me propose donc de remédier à cette grave lacune en me lançant, avec l’audace d’un Christophe Colomb, dans l’exploration de ce continent ignoré, afin de répondre à ces hautes questions qui tourmentent le genre humain depuis que le monde est monde :
Comment se faire un nom ?
Comment émerger de la masse ?
Comment s’arracher à son insignifiance ?
Comment s’acheter une notoriété ?
Comment intriguer, abuser, écraser, challenger ? Comment mentir sans le paraître ? Comment obtenir la faveur des puissants et leur passer discrètement de la pommade ? Comment évincer les rivaux, embobiner les foules, enfumer les naïfs, amadouer les rogues, écraser les méchants et rabattre leur morgue ? Comment se servir, mine de rien, de ses meilleurs amis ?
Par quels savants stratagèmes, par quelles souplesses d’anguille, par quelles supercheries et quels roucoulements gagner la renommée et devenir objet d’adulation ?
Car se distinguer du reste des humains, être quelqu’un, quelque chose, apparaître au JT de 20 heures, avoir sa photo dans le journal, rêver de devenir une star, convoiter les honneurs et les applaudissements, bref désirer de briller aux yeux du plus grand nombre constitue la passion la plus archaïque et la plus universelle qui soit en ce bas monde.

Grâce à cet irréfutable essai qui, je le présume en toute modestie, licenciera définitivement l’ancienne politique, réinventera les lois de la morale, et m’assurera une admiration universelle, grâce à cet irréfutable essai, disais-je, je donnerai à cette passion la place qu’elle mérite : la première.
Je défricherai pour vous, mes agneaux, les voies encombrées et semées d’embûches qui mènent à la réussite, et vous prodiguerai les conseils nécessaires pour vous empêcher de tomber dans les nombreuses chausse-trapes qui guettent tous les jeunes aspirants à la gloire, et vous aider à être au top, très important ça, d’être au top.
Mais avant que d’aller plus loin dans mon projet que je n’hésite pas à qualifier de salvateur, il me semble important de vous donner une définition précise du succès tel que je le conçois.

2
Définition du succès
Le succès est le remède universel longuement recherché pour guérir du malheur.
Si je place cette définition en tête du présent chapitre, c’est que trois raisons m’ont conduite à cette formulation que j’estime très vraie et très incontestable.

1. La première, tirée d’un grand nombre d’observations, me permet d’avancer que :
le succès embellit,
le succès anoblit,
le succès bonifie,
le succès enhardit,
le succès purifie,
et vous lave des bassesses, mesquineries et saloperies commises par le passé, car :
Le succès possède d’excellentes facultés détergentes.
Le succès vous confère l’estime, la considération et le respect, et fait de vous l’ornement de votre famille, son joyau, son trésor, son magot.
Le succès, de surcroît, vous confère indéniablement du sex-appeal, ce qui m’amène à affirmer que :
Le succès est aphrodisiaque.
Le succès, en accordant de la valeur et du brillant à tous vos gestes et paroles, en vous apportant la consistance dont vous étiez privé, en vous faisant apparaître sous un jour plus avantageux, vous dote, par là même, d’une haute idée de vous-même, satisfait exquisément votre ego, congédie du même coup vos soucis parasites, et décuple ainsi les facultés de votre esprit.
Le succès a aussi ce pouvoir, injustement ignoré, de vous rendre bon, serviable et même charitable. Parfaitement !
Le succès, en enrageant la concurrence, vous vaut un certain nombre d’ennemis dont l’existence, c’est attesté par nos plus brillants neurologues, constitue un excitant remarquable pour vos facultés mentales, qu’il fouette et revigore tout à votre avantage.
Enfin et surtout, le succès immunise contre la mort.

En résumé, le succès, par un phénomène que je n’hésiterai pas à qualifier de transsubstantiation, fait passer pour intelligent l’individu le plus con, pour séduisant le plus moche, pour aimable le plus odieux, pour honnête le plus malhonnête et pour immortel le plus piètrement mortel.
Autant de prodiges qui me permettent d’inférer que ce ne sont plus désormais ni l’art, ni la politique, ni les anciennes croyances qui déterminent notre présent.
C’est, sans contredit, le succès.
Le succès est la nouvelle religion.

2. La deuxième raison, et non la moindre, est que le succès, infailliblement, enrichit.
D’où il s’ensuit que, dans cette nouvelle religion, c’est aux riches, mes anges, que le ciel est promis.

Nous savions depuis longtemps que l’argent gouvernait le monde, et que :
Seuls les imbéciles créent pour une autre raison que l’argent,
ainsi que l’affirma le très pertinent Samuel Johnson dans son Art de l’insulte et autres effronteries.
Mais il est tout à fait nouveau que, loin de s’opposer à son règne ou de coupablement s’y résoudre, le genre humain, avec une unanimité et une ferveur sans égales, s’y plie désormais avec délice, exaltant ses bienfaits et claironnant ses vertus.
Le monde a beau changer, les désirs des humains demeurent invariables et limités à cinq, écrivait Euryloque. Pour ma part, je place au premier rang ce désir religieux d’être riche et célèbre.

Il suffit, du reste, de visionner quelques clips de rappeurs américains mondialement connus, pour constater que l’époque n’est plus aux pudeurs virginales devant la suprématie de l’argent et les money makers.
Si tu m’parles fric, j’suis toujours en déclic, chante Pussy Dundee.
Et son refrain fameux J’veux prendre d’l’oseille jusqu’à l’infini, ouais ouais, est devenu le cri de ralliement de la plupart d’entre eux.
Quant à l’expression de leur douleur mâtinée de révolte, elle se marie admirablement yeah yeah avec les bagouses en diamant qu’ils exhibent à chaque doigt, et les grosses chaînes en or qui ornent leur poitrine.

Je ne donnerai qu’un exemple : la fortune d’Ultra Love évaluée à ce jour à 1 milliard de dollars. Tu mesures frérot ! de la beuh à la pelle ! une Rolex pour chaqu’ jour ! une Ferrari qui fonce ! et une pute à gros luc qui t’suce sur ordre ! le paradis sur terre !

Cette transformation copernicienne des esprits qui s’est opérée depuis peu, et dont l’humanité n’avait encore donné aucun exemple, ne souffre aujourd’hui nulle contestation.
Et l’on peut affirmer sans ambages que :
Il n’y a d’heureux que les gens à succès.
Avec son corollaire :
Ne laissez pas l’argent aux mains des seuls champions de la finance et autres voleurs qualifiés.
Vous y avez droit tout autant qu’eux.

3. La troisième raison enfin découle du constat mille fois reconduit que nul créateur, serait-il un prodige de sensibilité, d’intelligence et d’invention, ne peut être applaudi s’il ne se plie à un certain nombre de règles que j’exposerai ci-après.

Mais avant de vous les faire connaître, je me dois de vous éclairer sur les personnes que vous serez amené à rencontrer et qu’il vous faudra fuir ou au contraire ménager, amadouer, bichonner, aguicher, racoler, flagorner, entuber, ou séduire, si vous voulez obtenir d’elles leurs bonnes grâces et parvenir jusqu’au sommet.

Voici donc quelques portraits de ces spécimens auxquels une jeune femme ou un jeune homme cherchant célébrité sera forcément confronté.
Portraits tracés, je le confesse, sommairement, et souffrant sans doute d’outrance et de simplisme. Mais qui ont le mérite de vous laisser, mes chers lecteurs qui avez la chance inestimable de me lire, de vous laisser, disais-je, toute licence pour introduire la complexité, la nuance, et les ombres nécessaires en ceux de ces archétypes que vous aurez identifiés.

3
L’influenceuse bookstagrameuse
Lila (YouTube 2 millions d’abonnés, Instagram 2,5 millions d’abonnés, TikTok 1,2 million d’abonnés)
Tout un chacun a pu le constater : il est aisé autant que délicieux de gloser sur la bêtise des autres.
Quant à moi, je m’abstiens, autant qu’il m’est possible, de tomber dans ce travers, animée que je suis d’une profonde et sincère philanthropie.
Je m’en dispense d’autant plus aisément que je ne suis pas sans savoir que le plus sot est souvent celui-là même qui désigne la sottise de l’autre et ne voit pas celle qui resplendit en lui.
Cependant, l’inintelligence de notre bookstagrameuse est si prodigieuse, si étourdissante, et d’un niveau si supérieur ; elle opère sur les autres un tel pouvoir fascinatoire que je ferai, pour elle, exception à la règle.

Portrait

Le regard velouté, fort mamelue après une intervention chirurgicale à Dubaï (destination tendance), avantageusement nantie d’un derrière houleux dont les dimensions sont inversement proportionnelles à celles de son esprit, elle dispose d’un potentiel érotique hors du commun, sans doute accentué par une moue boudeuse qu’elle cultive à souhait.
S’évertuant à plaquer sur son visage la profondeur qui manque à son cerveau, elle laisse glisser, de ses lèvres refaites, de grandes déclarations fertiles en évidences, ou se lance, avec l’apparence de la plus grande affliction, dans des discours vibrants de sentiments compassionnels et de propositions réconfortantes (concernant les pauvres qui ont faim, les Ouïghours qui ont froid, les Somaliens qui ont chaud, les Sahraouis qui ont soif, les
Afghanes qui ont peur, les Ukrainiens qui ont mal… elle en possède un jeu entier) grâce auxquels, pense-t-elle, son marché de la compassion gagnera en surface, et son petit capital : en euros.
Elle va jusqu’à défendre le Bien contre le Mal – ce dont nous ne saurions trop l’en féliciter – tout en faisant la publicité du rouge à lèvres repulpant rouge framboise de la marque Fastel. Le sourire qu’elle esquisse alors et qui projette sur son visage une aura d’heureuse niaiserie, constitue une véritable consolation, une exaltante raison d’espérer pour les adolescentes vivant dans des HLM de Créteil, lesquelles représentent son marché porteur. Celles-ci, en effet, depuis qu’elles la suivent sur TikTok et Instagram, ne regardent plus du même œil le hall d’entrée de leur immeuble jonché d’ordures et empestant l’urine, car elles savent désormais que ce hall peut s’ouvrir sur d’exaltantes perspectives. »

Extraits
« Remarque
D’une manière générale, fuyez comme le diable les revêches, les hargneux, les amers, les aigris, les navrés, les meurtris et tous ces mécontents aux rêves avortés qui n’ont pas réussi à convertir en forces leurs frustrations et leurs rancunes.
Il n’est pas contagion plus nocive que celle de ces rabat-joie.
Ils sont tous, de surcroît, affligés d’une haleine fétide probablement liée aux aigreurs d’estomac où se loge leur âme.
Si vous ne parvenez pas à vous en défaire, désignez-leur un bouc émissaire sur lequel ils pourront reporter toutes leurs frayeurs et amertumes: l’un de vos ennemis personnels, par exemple un certain P., une ordure.
Je reprendrai demain mon catalogue d’écrivains, si mon humeur m’y porte. C’est-à-dire si aucune nouvelle sombre ne vient obscurcir mon ciel et paralyser mon esprit.
Précaution: m’abstenir impérativement de regarder la chaîne NewsNews, bien plus nocive pour ma santé psychique qu’un abus de whisky ou de Zolpidem. p. 63

Il est devenu, aujourd’hui,
tout à fait superflu de lire,

je puis vous l’affirmer sans la moindre nostalgie.
Nos cerveaux saturés d’informations incessantes et sans lien les unes avec les autres, ne disposent, en effet, que d’une part réduite d’attention aux œuvres littéraires. Et le nombre de lecteurs véritables, je veux dire de lecteurs ayant un contact intime, direct, charnel, avec elles, ne représente plus qu’une infime partie de la population.
Tous les autres dont vous êtes, j’ose l’espérer, se satisfont fort raisonnablement des miettes qu’ils butinent sur les réseaux, bien plus faciles à digérer qu’un pavé de 600 pages.
Ce qui ne les empêche pas d’exhiber, comme on le fait d’un trophée, l’ouvrage qu’ils ont commandé sur Amazon sans avoir pris la peine de l’ouvrir.
Cela, mes amis, représente un progrès vertigineux dans l’histoire des hommes. » p. 140

À propos de l’auteur
SALVAYRE_lydie_©joel_sagetLydie Salvayre © Photo Joël Saget

Lydie Salvayre a écrit une douzaine de romans, traduits dans de nombreuses langues, parmi lesquels La Compagnie des spectres (prix Novembre), BW (prix François-Billetdoux), Pas pleurer (prix Goncourt 2014) et Rêver debout (2021). (Source: Éditions du Seuil)

Page Wikipédia de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#irrefutableessaidesuccessologie #LydieSalvayre #editionsduseuil #hcdahlem #essai #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #coupdecoeur #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Quand meurent les éblouissements

ROCHAT_quand_meurent_les_eblouissements

  RL_ete_2022

En deux mots
Sur les conseils de sa mère Chiara participe à un casting et se voit sélectionnée pour un film. À quinze ans, sa voie est toute tracée, elle sera actrice. Une profession très aléatoire qui, des années plus tard, laisse un bilan plutôt mitigé. Saura-t-elle rebondir?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Elle voulait devenir quelqu’un»

Poursuivant en parallèle sa carrière d’autrice et de comédienne, Anne-Frédérique Rochat a choisi pour son nouveau roman de raconter le parcours d’une actrice qui découvre le monde du cinéma à quinze ans. Avant de la retrouver des années plus tard, à l’heure du bilan.

Le grand jour est arrivé. Chiara s’est préparée avec sa mère pour être parfaite lors de l’audition organisée pour trouver l’actrice qui jouera le premier rôle du nouveau film de Baldewski, un réalisateur désormais très en vue. Et après quelques sueurs froides, elle décroche le rôle. Maggy peut offrir le champagne à ses filles, elle qui voit Chiara réaliser son rêve et se dit que ce premier succès pourra peut-être sortir Line de son obsession, elle qui qui se prend pour Mylène Farmer et ne vit que pour son idole.
Mais pour l’adolescente, ce premier rôle est aussi l’occasion de constater combien ses copines de classe la jalousent désormais. Car elle n’était pas seule à participer au casting et se retrouve bien malgré elle dans la position de celle qui les a privées de leur rêve. Pour Claire, qui sera elle aussi évincée, c’est la fin d’un rêve. Insupportable. Quelques jours plus tard, elle mettra fin à ses jours.
Une fin tragique qui coïncide avec la distance que vont prendre ses amies et que Chiara va particulièrement ressentir lors d’une fête d’anniversaire chez Raphaëlle. Son malaise grandissant s’atténuera à peine lorsqu’elle testera avec François, le grand frère de Raphaëlle, ce que cela fait de se donner un baiser. Avant le tournage, elle avait envie de savoir ce qui l’attendait. Les semaines et les mois qui vont suivre seront marquées par un travail intense, des tournages réguliers et un fossé qui va s’élargir toujours davantage avec sa «vie d’avant», celles de l’enfance et des copines. «Elle devait y croire, sinon qui le ferait pour elle? Elle travaillerait dur pour ça, accepterait de courir les castings, de vivre chichement, elle donnerait TOUT, toute sa vie, son temps, son énergie, ses espoirs, oui, elle se consacrerait entièrement à son art. Rien d’autre n’aurait d’importance. Elle voulait devenir quelqu’un.»
Dans la seconde partie du roman Chiara Mastrini, «dont le nom ressemblait trop à une autre actrice», est désormais Aude Carmin. L’actrice partage sa vie avec un acteur bankable Tom Barlier chez qui elle a élu domicile. S’il est régulièrement à l’affiche de grosses productions, elle ne décroche plus guère de contrats. Et ses rôles se limitent à des œuvres confidentielles. Une période difficile dont elle ne voit pas l’issue et qu’elle essaie de noyer dans l’alcool. «Par moments, elle avait l’impression de vivre à côté de sa vie ou au bord d’une immense piscine dans laquelle elle voyait les autres plonger, tandis qu’elle restait en retrait à les observer.»
À moins que Tom ne puisse parvenir à convaincre un réalisateur de la faire tourner avec lui. Après tout, c’est peut-être une bonne idée de les réunir sur un film…
Comme dans Longues nuits et petits jours, son précédent roman qui racontait comment Edwige tentait de surmonter une difficile rupture en partant s’isoler dans un chalet de montagne, Chiara va chercher comment s’en sortir. C’est le registre dans lequel excelle Anne-Frédérique Rochat. Avec ces détails, ces annotations toujours très justes qui disent le désarroi et la souffrance, on voit Chiara se débattre, à la fois tenter de se délester d’un passé traumatisant et espérer le retrouver, quand tout était encore possible, quand les rêves berçaient la vie de sa mère Maggy et de sa sœur Line. Roman de la désillusion et de la fragilité, Quand meurent les éblouissements est aussi le roman de la maturité d’une romancière dont Luce Wilquin, sa première éditrice qui vient de disparaître, avait senti dès 2012 tout le potentiel.

Quand meurent les éblouissements
Anne-Frédérique Rochat
Éditions Slatkine
Roman
256 p., 21,90 €
EAN 9782832111352
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
A l’âge de 15 ans, avec les encouragements de sa mère, Chiara passe un casting et décroche un rôle important au cinéma. Dès lors, un monde nouveau s’ouvre à elle. Un monde envoûtant qui répare certaines blessures, mais en ravive d’autres. Comment parvenir à un équilibre quand on a soif de reconnaissance et qu’on place son bien-être dans le regard d’autrui? Sur les conseils de son agent, Chiara Mastrini deviendra Aure Carmin afin d’éviter la confusion avec une autre actrice au nom trop similaire. Cela suffira-t-il à la rendre irremplaçable? Ce roman questionne la place que l’on prend et celle que l’on mérite. Ainsi que toutes les difficultés qu’engendre un succès. Surtout lorsque celui-ci est fragile…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Ballade au fil de l’eau

Les premières pages du livre
« – Mets ta plus belle robe, lui avait dit sa mère.
Chiara avait hésité un moment. Quelle était sa plus belle robe ? Elle en avait essayé plusieurs, s’était observée dans le miroir avec attention, avant d’opter pour la bleu marine. Mais, lorsqu’elle était redescendue à la salle à manger, Maggy avait déclaré froidement que ça n’allait pas du tout, du tout, que cette robe était trop austère, qu’elle pensait plutôt à la verte avec les boutons en nacre.
– Tu es sûre ? avait demandé Chiara.
– Certaine. Fais-moi confiance.
Elle était remontée dans sa chambre et s’était changée. La verte faisait ressortir sa poitrine et dévoilait ses cuisses, ce qui l’embarrassait. Elle avait du mal à s’habituer aux regards de plus en plus insistants qui glissaient le long de son corps.
– Tu es prête ? cria sa mère depuis le bas de l’escalier.
Chiara voulut répondre que oui, mais ce qui sortit de sa bouche ressembla plus à une sorte de râle rauque. Une angoisse la saisit. S’était-elle enrouée en allant dans le jardin après le petit-déjeuner ? Doucement et avec inquiétude, elle commença à réciter le début de son texte, le texte qu’elle allait devoir recracher (au pis), interpréter (au mieux) l’après-midi même devant le réalisateur qui organisait l’audition. C’est toi qui as fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Mes yeux, mes cheveux, mes choix, mes peurs, mes pleurs, c’est à toi que je les dois. Personne d’autre. Par chance, les répliques jaillirent de sa bouche avec une clarté et une fluidité qui l’émerveillèrent. Sa voix était là, elle ne l’avait pas perdue, et ses cordes vocales vibraient avec sincérité et émotion sous l’impulsion des mots que sa mémoire faisait affluer sans effort. Elle avait beaucoup travaillé pour en arriver là. Elles avaient beaucoup travaillé, sa mère et elle, pour atteindre cette dextérité, cette liberté du verbe et de la pensée. Tu as transformé mon visage, mes rêves, mes goûts, tu es entré dans ma vie et tu as tout chamboulé, tu ne peux pas me laisser, c’est toi l’adulte, toi le grand, je ne suis qu’une fichue gamine, tu te rappelles…
– Qu’est-ce que tu fabriques ? On va être en retard, si tu continues de lambiner !
Maggy était dans l’encadrement de la porte, plus maquillée qu’à l’accoutumée. Elle avait quitté l’éternel training dans lequel elle faisait toutes ses activités. Conduire, jardiner, cuisiner, bricoler, laver, nettoyer, éduquer, écouter, aller en courses, dessiner et coudre ses poupées. Ah ! ses poupées ! Il y en avait partout, de la cave au grenier, des poupées, des poupées, des poupées. La mère de Chiara avait pour passion de donner vie à de vieux bouts de draps ou de tissus en les remplissant d’ouate, en y cousant des cheveux en laine, des yeux en boutons et en les habillant de petits vêtements confectionnés spécialement pour eux. Maggy avait même un site internet où elle essayait de les vendre, mais, hélas, ses poupées qui avaient l’air de sortir d’une autre époque n’intéressaient pas grand monde et continuaient d’envahir toute la maison. Les voisins chuchotaient en ricanant que le mari était parti quelques années auparavant à cause de l’invasion, dans son foyer, des poupées. Depuis, M. Mastrini payait à son ex-femme une pension généreuse qui lui permettait de se consacrer entièrement à l’éducation des filles et à la création de ses fameux poupons de chiffon. En dehors de cette somme d’argent qui tombait chaque mois sur le compte en banque de la mère, le père ne donnait plus grand-chose. Une nouvelle femme et des jumelles, nées de cette union, accaparaient toute son attention.
– Cette robe est parfaite, mais redonne-toi un coup de brosse, et puis mets une pince, qu’on voie tes yeux. C’est très important, les yeux, au cinéma. Oh ! je vais t’appliquer du mascara volumateur sur les cils, ça t’ouvrira le regard !
– Maman, je peux le faire.
– Non, je m’en occupe, il faut absolument éviter les paquets.
Dans le miroir de la salle de bains, Chiara eut du mal à se reconnaître : en plus des cils, sa mère avait coloré ses lèvres, ses paupières et ses joues avec insistance.
– Ce n’est pas un peu trop voyant ? demanda-t-elle.
– Mais non, c’est exactement ce qu’il faut ! Allez, on devrait déjà être parties ! Coiffe-toi et rejoins-moi dans la voiture, je t’attends devant la maison !
Ses cheveux ne se laissèrent pas dompter facilement, elle les avait lavés et il y avait toujours une bosse inesthétique sur le devant. Elle s’agaça un moment, avant d’accepter cette imperfection capillaire contre laquelle elle n’avait plus le temps de lutter. Lorsqu’elle descendit l’escalier – en se tenant à la rambarde pour ne pas trébucher avec ses chaussures à talon qu’elle portait rarement, préférant les baskets –, elle imagina des flashs, une foule criant son nom, réclamant un regard, un sourire. Peut-être bien que ça lui plairait de faire du cinéma, de devenir célèbre et d’être admirée, aimée par des gens qu’elle ne connaissait pas. C’était sa mère qui avait vu l’annonce dans le journal, quelques lignes qui disaient qu’on cherchait une jeune fille de quinze ans pour jouer un rôle important dans un long-métrage qui se tournerait dans la région l’automne suivant. Elle n’avait jamais joué la comédie, mais lorsque Maggy lui avait proposé de se présenter à l’audition, au casting, elle avait accepté sans hésitation. « Oh ! tu sais, moi, ça aurait été mon rêve, de faire du cinéma, lui avait-elle dit, mais je suis tombée enceinte de toi si rapidement, j’ai épousé ton père et il a fallu vite, vite trouver du travail. À l’époque, il ne gagnait pas ce qu’il gagne aujourd’hui. » Oui, c’était son rêve à elle aussi, maintenant ça lui apparaissait comme une évidence, c’était ce qu’elle souhaitait faire de sa vie : du cinéma. Dire des répliques qui ne lui appartenaient pas et tenter, à travers elles, de faire passer des sentiments pour émouvoir les gens.
– Dépêche-toi, c’est pas possible d’être aussi lente, c’est la chance de ta vie, ce casting (Maggy prononçait toujours ce mot avec une espèce de mauvais accent américain qui disait son rêve et sa méconnaissance de ce monde-là), tu t’en rends compte ?
Chiara acquiesça, entra dans la voiture, attacha sa ceinture de sécurité et plaça ses mains à plat sur sa robe verte. Elles étaient moites, elle les essuya discrètement sur le tissu.
Dehors, il faisait froid, et ce qu’elle portait sous son manteau d’hiver était une simple robe d’été. Elle essayait de se réchauffer en sautillant sur le trottoir.
– Tu sais, mon cœur, dans le cinéma c’est souvent comme ça, on joue qu’on a très chaud alors qu’en réalité il fait très froid, il faut savoir tricher, déclara sa mère en sortant de son sac le papier sur lequel elle avait noté l’adresse. On a rendez-vous au numéro 35, ce doit être là-bas, juste après la boulangerie.
Elles s’approchèrent de l’immeuble. C’était une vieille bâtisse qui aurait mérité un rafraîchissement. Chiara avait imaginé quelque chose de plus clinquant.
– Tu es sûre ?
– Oui, oui, c’est là! s’exclama Maggy.
Et elle poussa une lourde porte qui grinça. Mère et fille montèrent un escalier en marbre ébréché, il n’y avait pas d’ascenseur dans cette construction de 1900.
– C’est à quel étage ? demanda Chiara, craignant d’arriver transpirante à son audition.
Elle préférait le mot « audition » au mot « casting », sans savoir pourquoi.
– Au deuxième.
Elles continuèrent de grimper, au même rythme, avec solennité.
Dans un long couloir aux murs défraîchis, meublé de chaises en bois branlantes, des dizaines de jeunes filles attendaient – maquillées pour la plupart –, accompagnées ou non, que quelqu’un vienne les chercher.
– Tu crois qu’elles sont toutes ici pour le film? murmura Chiara à l’oreille de sa mère, oreille à l’intérieur de laquelle elle se serait volontiers réfugiée si elle avait été suffisamment petite, pour retrouver la chaleur rassurante qui l’avait enveloppée durant sa période in utero.
– J’imagine.
– Je ne savais pas qu’il y avait autant de filles de mon âge qui rêvaient de faire du cinéma.
Et toutes lui ressemblaient, alors comment faire la différence ? Comment se faire repérer (c’était un mot de Maggy, depuis qu’elle l’avait inscrite à l’audition, elle n’arrêtait pas de lui répéter que l’important était qu’elle se fasse repérer. Ce mot engendrait chez Chiara de drôles d’angoisses et donnait lieu à des rêves curieux où une sorte de laser rouge parcourait la ville à sa recherche). Son téléphone portable sonna, deux notes aiguës annonçant l’arrivée d’un message. Elle ouvrit la poche intérieure de son sac, sortit l’appareil et passa un doigt fébrile sur l’écran. Merde, comme on dit, pour ton casting, je t’aime grande sœur.
– C’est Lise, pour l’audition.
– Le casting, rectifia sa mère. Ah ! c’est bien, j’avais peur qu’elle oublie, elle a un gros test de math en fin de matinée.
Chiara renvoya un gentil message à sa sœur pour son test, puis mit son téléphone sous silence et le rangea.
Plus d’une heure s’écoula au milieu des odeurs de parfum mêlées à celles de transpiration, une transpiration âcre produite par la peur. Le front habituellement lisse des jeunes filles était marqué du sceau de l’inquiétude, ce qui les vieillissait de quelques années. Chiara sentait ses joues brûler. À croire qu’un feu consumait ses pommettes. Je dois être affreuse, toutes les autres filles doivent se rassurer en me regardant, songeant avec fierté qu’elles ont l’air mille fois plus fraîches et décontractées que moi.
– Il faut que j’aille au petit coin, dit-elle à voix basse.
– Profites-en pour te repoudrer, ordonna sa mère.
Ce qui donna à Chiara le désir de partir en courant et de se retrouver dans le parc d’à côté pour écouter les oiseaux, juste les oiseaux, parce qu’après tout qu’est-ce qu’elle en avait à fiche de faire du cinéma ? Oui, elle était rouge, écarlate même probablement, plus écarlate que personne ne l’avait jamais été, et alors ? Elle était assez grande pour s’en rendre compte, n’avait pas besoin des remarques aigrelettes de sa «mater». Elle se leva et partit à la recherche des toilettes.
Assise sur la cuvette, elle fixait le carrelage blanc. Tu as transformé mon visage, mes rêves, mes goûts, tu es entré dans ma vie et tu as tout chamboulé, tu ne peux pas me laisser, c’est toi l’adulte, toi le grand, je ne suis qu’une fichue gamine… À force d’être tournées en boucle, mâchées, les phrases perdaient de leur sens, et Chiara se demandait s’il était possible qu’elles se dissolvent dans le néant qu’elles engendraient. Fichue gamine. Fichue gamine. Fichue gamine. Comment se souvenir des mots s’ils ne voulaient plus rien dire? Les sons tournaient dans sa tête; elle essayait d’en retenir la musique. C’était une chanson qu’elle connaissait sur le bout des doigts, une chanson qui lui reviendrait le moment venu, malgré le trac, malgré la pression qu’elle sentait peser sur ses épaules aux rondeurs encore enfantines. Elle devait se faire confiance, tout irait bien, tout ne pouvait que bien aller. Alors pourquoi son cœur cognait-il si fort dans sa poitrine? Pourquoi cette envie de pleurer et de s’enfuir pour aller se cacher dans un endroit où personne ne pourrait la regarder, la scruter, la juger? Tu as transformé mon visage, mes rêves, mes goûts, tu es entré dans ma vie et tu as tout chamboulé, tu ne peux pas me laisser, c’est toi l’adulte, toi le grand, je ne suis qu’une fichue gamine, tu te rappelles? Dans la scène qu’elle avait reçue et travaillée, il était noté qu’après cette réplique le garçon, ou plutôt l’homme, car son partenaire serait un homme adulte – avec une voix très basse et de la barbe probablement – eh bien, cet homme était censé l’embrasser «fougueusement». Serait-il présent à l’audition? Allait-elle devoir se laisser étreindre avec passion ? Elle frémit. Personne ne l’avait jamais embrassée et elle n’avait jamais embrassé personne. Elle ne souhaitait pas que son premier baiser se passe au cinéma, avec un homme barbu de surcroît.
À un moment donné, il fallait bien sortir des toilettes. Elle tira la chasse d’eau, arrangea sa robe, vérifia qu’elle ne s’était pas tachée par inadvertance et se lava les mains. En se regardant dans le miroir, encore une fois, elle eut du mal à se reconnaître. Était-ce Lina qui s’emparait d’elle?
Lorsqu’elle revint dans le long couloir où sa mère l’attendait, elle fut surprise de découvrir qu’il ne restait plus que quelques filles. Combien de temps était-elle restée sur la cuvette des toilettes à tourner en boucle son texte?
– Qu’est-ce que tu fabriques, bon sang, tu es tombée dans le trou? s’excita Maggy. Ça va bientôt être à nous, une dame est venue demander nos coordonnées. Si tu es prise, ils te téléphonent, sinon la réponse viendra par courrier. Après la jeune fille en bleu, là-bas, c’est à toi! Tu t’es repoudrée?
– J’ai oublié.
– Repoudre-toi.
Elle s’assit sur la chaise en bois branlante et chercha dans son sac le poudrier que sa mère lui avait donné. Elle l’ouvrit, il y avait un petit miroir à l’intérieur. Délicatement, elle tapota son visage avec la houppette. C’était agréable, comme une protection qu’elle se créait, un masque qui mettrait une sorte de filtre entre elle et les autres.
La jeune fille en bleu fut appelée, elle était spécialement jolie, avec une taille très fine et de beaux seins. Chiara pensa que c’était la poisse de passer après elle. La porte du fond se referma et le long couloir s’obscurcit. Elles n’étaient plus que cinq, cinq jeunes filles pleines de rêves et d’espoir à attendre d’être choisies.
– Ça va bientôt être à toi, lui dit sa mère, tu es prête?
Prête? Était-elle prête? Non, elle ne l’était pas. Et si sa mémoire la lâchait, s’embrouillait? Elle fit défiler le texte dans son esprit, très rapidement, pour se rassurer, quand soudain : le blanc, le trou noir, le néant. Que devait-elle dire à ce moment-là? Elle ne s’en souvenait pas. Il y avait ce satané baiser après fichue gamine, ce baiser qu’elle espérait ne pas devoir recevoir ni donner, mais que disait-elle après cette action ? Sa bouche s’assécha, ses mains collaient à sa robe, son cœur tambourinait et ses jambes flageolaient.
– Tu as l’air terrorisé, détends-toi.
– Maman, je ne suis pas prête, je n’y arriverai pas, bégaya-t-elle dans un souffle.
– Allons, chérie, ressaisis-toi. On n’a pas fait tout ce travail pour rien, tu vas y arriver, bien sûr, et tu vas gagner.
Cela sonna comme un ordre qui, au lieu de paralyser Chiara, la boosta. Elle devait les éblouir, elle n’avait pas d’autre choix. La peur était un sentiment qu’elle ne pouvait pas s’autoriser. Il suffisait de la balayer sur le bas-côté, de la renier, elle n’existait pas, n’avait jamais existé. La suite du texte lui revint en mémoire. Tu ne m’embrasserais pas comme ça si tu ne m’aimais pas, tu m’aimes encore, tu m’aimes, je suis à toi, tu es à moi, rien ni personne ne pourra changer ça. Tu m’as marquée au fer rouge, c’est trop tard, ne me laisse pas… Eddy, je suis à toi. Aime-moi… Touche-moi… Caresse-moi…
L’idée de devoir interpréter ces mots devant des inconnus la gênait, cependant sa mère lui avait dit que ce n’était pas elle, Chiara, qui parlait, mais Lina. Chiara n’avait pas à être embarrassée des paroles ou du comportement de Lina, elle n’en était pas responsable, sinon comment les acteurs pourraient-ils jouer des fous, des meurtriers? Elle laissa donc Chiara au vestiaire et décida qu’il était temps de devenir Lina. Une impression de puissance et de force s’empara d’elle. Je ne risque rien, songea-t-elle, je ne suis plus moi, je suis elle.
– Merci, on vous tiendra au courant.
La jeune fille en bleu hocha la tête et avança dans le couloir l’air victorieux, ses talons résonnèrent entre les murs défraîchis de la vieille bâtisse.
– C’est elle, je suis sûre que c’est elle qui va être choisie.
– Mais non, répondit Maggy du tac au tac, elle a peut-être de gros seins, mais une très vilaine peau sous sa couche de fond de teint.
C’était vrai, Chiara ne l’avait pas remarqué, fascinée par l’assurance de cette candidate. Le regard de sa mère pouvait être cruel et sans concession. Quel jugement aurait-elle porté sur son physique si elle n’avait pas été sa fille?
– Mastrini !
Maggy et Chiara se levèrent, traversèrent le couloir et se retrouvèrent devant la femme qui les avait hélées.
– Seulement la demoiselle, nous vous demanderons d’attendre ici.
– Mais je suis sa mère, c’est moi qui l’ai inscrite au casting !
– Pas de parent, c’est la règle.
– Oui, mais ma fille et moi, c’est différent, nous sommes…
– Maman, s’il te plaît…
– Bon, bon, j’attends ici, bougonna-t-elle. Ce n’est pas une raison pour ne pas donner le meilleur de toi-même.
Et la porte se referma. »

Extrait
« Elle devait y croire, sinon qui le ferait pour elle? Elle travaillerait dur pour ça, accepterait de courir les castings, de vivre chichement, elle donnerait TOUT, toute sa vie, son temps, son énergie, ses espoirs, oui, elle se consacrerait entièrement à son art. Rien d’autre n’aurait d’importance. Elle voulait devenir quelqu’un. Et si elle n’y arrivait pas? Son reflet ricana.
— Chiara, tout va bien? demanda Raphaëlle de derrière la porte.
— Oui, oui, je te rejoins tout de suite. » p. 108

À propos de l’auteur
ROCHAT_Anne-Frederique_©Amelie_blancAnne-Frédérique Rochat © Photo Amélie Blanc

Anne-Frédérique Rochat, née en 1977, a grandi à Clarens près de Montreux. Diplômée du Conservatoire d’Art dramatique de Lausanne en 2000, elle est l’auteure de nombreuses pièces de théâtre et de neuf romans: Accident de personne (2012), Le Sous-bois (2013), A l’abri des regards (2014), Le Chant du canari (2015), L’Autre Edgar (2016),  La ferme (vue de nuit) (2017), Miradie (2018), Longues Nuits et Petits Jours (2021) et Quand meurent les éblouissements (2022).

Site internet de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Page consacrée aux activités de comédienne d’Anne-Frédérique Rochat

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#quandmeurentleseblouissements #AnneFrederiqueRochat #editionsslatkine #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #suisseromande #MardiConseil #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire22 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #RentreeLitteraire22 #livre #lecture #books #blog #littérature #autrices #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots

L’Affaire Alaska Sanders

DICKER_laffaire-alaska-sanders  RL_Hiver_2022  coup_de_coeur

En deux mots
En avril 1999 la découverte du cadavre d’Alaska Sanders met en émoi les habitants de Pleasant Mountain. Et si l’enquête es rapidement bouclée, Perry Gahalowood, le sergent de la brigade criminelle, et son ami Marcus Goldman ne se satisfont pas de cette version. Au fil de leur contre-enquête, ils vont aller de surprise en surprise.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Enquête sur une enquête bâclée

Le nouveau roman de Joël Dicker, L’Affaire Alaska Sanders, chaînon manquant entre La vérité sur l’affaire Harry Quebert et Le Livre des Baltimore, paraît au sein de la maison d’édition créée par l’auteur Genevois. Un double défi qu’il relève haut la main!

Disons-le d’emblée. C’est un vrai plaisir de retrouver Marcus Goldman et les protagonistes de La vérité sur l’affaire Harry Quebert dans ce nouveau roman qui vient s’insérer chronologiquement entre le roman qui a fait connaître Joël Dicker dans le monde entier et Le Livre des Baltimore et couvre les années 2010-2011. Il met en scène des personnages que les fidèles lecteurs de Joël Dicker connaissent bien et que les nouveaux lecteurs découvriront avec bonheur.
Dans un court chapitre initial, on apprend qu’ Alaska Sanders, employée de station-service dans une bourgade du New Hampshire, est assassinée en avril 1999.
Puis on bascule en 2010 à Montréal où se tourne l’adaptation de G comme Goldstein, le livre qui aura transformé Marcus Goldman en phénomène éditorial. Et même s’il a un peu de peine à trouver l’inspiration, tout va bien pour lui. Il a depuis trois mois une liaison avec Raegan, une superbe pilote d’Air Canada rencontrée à New York la nuit du nouvel an et Hollywood lui propose un pont d’or pour adapter La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Mais pour l’instant, il ne veut pas de cette version cinématographique, car il imagine que Harry Quebert – dont il n’a plus de nouvelles – n’apprécierait pas cette plongée dans un dossier qui l’a certes innocenté mais surtout totalement discrédité.
C’est d’ailleurs en tentant de retrouver son mentor à Aurora où il pense qu’il a pu se réfugier qu’il va retrouver Perry Gahalowood, le sergent de la brigade criminelle, et sa famille. Il avait fait sa connaissance au moment de l’affaire Quebert et s’était lié d’amitié avec le policier, son épouse Helen et ses deux filles Malia et Lisa.
Alternant les époques, l’auteur nous fait suivre en parallèle l’enquête menée par Perry en 1999 pour retrouver les assassins d’Alaska Sanders, retrouvée par une joggeuse au moment où un ours noir s’attaque à sa dépouille et l’enquête que mène Marcus onze ans plus tard.
Car si dès la page 161, l’affaire est officiellement bouclée avec la mort de Walter Carrey, le petit ami d’Alaska, confondu par son ADN, et celui de son complice Eric Donovan, condamné à perpétuité, l’affaire sera relancée à peine dix pages plus tard, lorsque Marcus retrouve Perry, venu assister aux obsèques d’Helen, qui vient de succomber d’une crise cardiaque. Mais n’en disons pas davantage de peur de gâcher le plaisir à découvrir les rebondissements de ce roman aussi dense que passionnant.
Soulignons plutôt combien les fidèles lecteurs de Joël Dicker trouveront ici de quoi se régaler. Car ils savent que dans ses romans, comme avec les poupées russes, une histoire peut en cacher une autre. Il faut alors recommencer à enquêter, rechercher à quel moment on a fait fausse route. Son duo d’enquêteurs revoit alors son scénario, un peu comme l’écrivain, qui écrit sans connaître la fin de son roman et se laisse guider par le plaisir qu’il rencontre en imaginant les situations auxquelles ses personnages sont confrontés.
Un nouveau page turner dans lequel on retrouvera les thèmes de prédilection de l’auteur, la rédemption «qui n’arrive jamais trop tard», la fidélité en amitié et la ténacité. «Je crois que ce roman raconte avant tout, dans un monde où tout doit être rapide et parfait, comment les relations entre les gens sont devenues superficielles. On ne prend pas vraiment le temps de connaître les autres et fort souvent, quand on fait l’effort de s’intéresser à eux, on découvre des choses cachées, que l’on se refusait peut-être à voir jusque-là. C’est ce que découvrent Perry et Marcus», explique du reste le Genevois qui m’a accueilli dans les bureaux de sa nouvelle maison d’édition.
Car c’est avec un «double trac» qu’il sillonne désormais les plateaux de télévision, les rédactions et les librairies. D’abord en Suisse, où le roman paraît avec une semaine d’avance, puis en France. Il y présente son roman, mais aussi sa maison d’édition, Rosie & Wolfe. Dans un premier temps, elle va proposer tous les romans de l’écrivain-entrepreneur dans une version grand format, poche, numérique et audio. L’an prochain de nouvelles plumes devrasient élargir le catalogue.

J’aurais pour ma part le plaisir de l’accueillir en mai prochain à Mulhouse. Et pour les impatients, signalons aussi la rencontre et lecture digitale organisée par l’Éclaireur FNAC le 9 mars à 19h.

L’Affaire Alaska Sanders
Joël Dicker
Éditions Rosie & Wolfe
Roman
576 p., 23 €
EAN 9782889730018
Paru le 10/03/2022

Où?
Le roman est situé aux États-Unis et au Canada. Entre New York, Montréal, on y sillonne le New Hampshire, de Concord à Durham, Barrington et Wolfeboro. Côté Canada, on passe aussi par Magog et Stanstead et côté américain, on visite Burrows et Boston, Montclair dans le New Jersey, Salem dans le Massachusetts ou encore Baltimore.
Un voyage au Bahamas, à Nassau et Harbour Island, puis du côté de Miami en Floride.

Quand?
L’action se déroule en 2010-2011, avec de nombreux retours en arrière, principalement en 1999.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le retour de Harry Quebert
Avril 1999. Mount Pleasant, une paisible petite bourgade du New Hampshire, est bouleversée par un meurtre. Le corps d’Alaska Sanders, arrivée depuis peu dans la ville, est retrouvé au bord d’un lac.
L’enquête est rapidement bouclée, puis classée, même si sa conclusion est marquée par un nouvel épisode tragique.
Mais onze ans plus tard, l’affaire rebondit. Début 2010, le sergent Perry Gahalowood, de la police d’État du New Hampshire, persuadé d’avoir élucidé le crime à l’époque, reçoit une lettre anonyme qui le trouble. Et s’il avait suivi une fausse piste ?
Son ami l’écrivain Marcus Goldman, qui vient de remporter un immense succès avec La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, va lui prêter main forte pour découvrir la vérité.
Les fantômes du passé vont resurgir, et parmi eux celui de Harry Quebert.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTS (Philippe Revaz)
Le Messager (Claire Baldewyns)
Podcast La bouteille à moitié pleine

Les premières pages du livre
La veille du meurtre
Vendredi 2 avril 1999

La dernière personne à l’avoir vue en vie fut Lewis Jacob, le propriétaire d’une station-service située sur la route 21. Il était 19 heures 30 lorsque ce dernier s’apprêta à quitter le magasin attenant aux pompes à essence. Il emmenait sa femme dîner pour fêter son anniversaire.
– Tu es certaine que ça ne t’embête pas de fermer ? demanda-t-il à son employée derrière la caisse.
– Aucun problème, monsieur Jacob.
– Merci, Alaska.
Lewis Jacob considéra un instant la jeune femme : une beauté.
Un rayon de soleil. Et quelle gentillesse ! Depuis six mois qu’elle travaillait ici, elle avait changé sa vie.
– Et toi ? demanda-t-il. Des plans pour ce soir ?
– J’ai un rendez-vous…
Elle sourit.
– À te voir, ça a l’air d’être plus qu’un rendez-vous.
– Un dîner romantique, confia-t-elle.
– Walter a de la chance, lui dit Lewis. Donc ça va mieux entre vous ?
Pour toute réponse, Alaska haussa les épaules. Lewis ajusta sa cravate dans le reflet d’une vitre.
– De quoi j’ai l’air ? demanda-t-il.
– Vous êtes parfait. Allez, filez, ne soyez pas en retard.
– Bon week-end, Alaska. À lundi.
– Bon week-end, monsieur Jacob.
Elle lui sourit encore. Ce sourire, il ne l’oublierait jamais.

Le lendemain matin, à 7 heures, Lewis Jacob était de retour à la station-service pour en assurer l’ouverture. À peine arrivé, il verrouilla derrière lui la porte du magasin, le temps de se préparer à recevoir les premiers clients. Soudain, des coups frénétiques contre la porte vitrée : il se retourna et vit une joggeuse, le visage terrifié, qui poussait des cris. Il se précipita pour ouvrir, la jeune femme se jeta sur lui en hurlant : « Appelez la police ! Appelez la police ! »
Ce matin-là, le destin d’une petite ville du New Hampshire allait être bouleversé.

PROLOGUE
À propos de ce qui se passa en 2010
Les années 2006 à 2010, malgré les triomphes et la gloire, sont inscrites dans ma mémoire comme des années difficiles. Elles furent certainement les montagnes russes de mon existence.
Ainsi, au moment de vous raconter l’histoire d’Alaska Sanders, retrouvée morte le 3 avril 1999 à Mount Pleasant, New Hampshire, et avant de vous expliquer comment je fus, au cours de l’été 2010, impliqué dans cette enquête criminelle vieille de onze ans, je dois d’abord revenir brièvement sur ma situation personnelle à ce moment-là, et notamment sur le cours de ma jeune carrière d’écrivain.
Celle-ci avait connu un démarrage foudroyant en 2006, avec un premier roman vendu à des millions d’exemplaires.
À vingt-six ans à peine, j’entrais dans le club très fermé des auteurs riches et célèbres, et j’étais propulsé au zénith des lettres américaines.
Mais j’allais vite découvrir que la gloire n’était pas sans conséquence : ceux qui me suivent depuis mes débuts savent combien l’immense succès de mon premier roman allait me déstabiliser. Écrasé par la célébrité, je me retrouvais dans l’incapacité d’écrire. Panne de l’écrivain, panne d’inspiration, crise de la page blanche. La chute.
Puis était survenue l’affaire Harry Quebert, dont vous avez certainement entendu parler. Le 12 juin 2008, le corps de Nola Kellergan, disparue en 1975 à l’âge de quinze ans, fut exhumé du jardin de Harry Quebert, légende de la littérature américaine. Cette affaire m’affecta profondément : Harry Quebert était mon ancien professeur à l’université, mais surtout mon plus proche ami à l’époque. Je ne pouvais croire à sa culpabilité.
Seul contre tous, je sillonnai le New Hampshire pour mener ma propre enquête. Et si je parvins, finalement, à innocenter Harry, les secrets que j’allais découvrir à son sujet briseraient notre amitié.
De cette enquête, je tirai un livre : La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, paru au milieu de l’automne 2009, dont l’immense succès m’installa comme écrivain d’importance nationale. Ce livre était la confirmation que mes lecteurs et la critique attendaient depuis mon premier roman pour m’adouber enfin. Je n’étais plus un prodige éphémère, une étoile filante avalée par la nuit, une traînée de poudre déjà consumée : j’étais désormais un écrivain reconnu par le public et légitime parmi ses pairs.
J’en ressentis un immense soulagement. Comme si je m’étais retrouvé moi-même après trois ans d’égarements dans le désert du succès.
C’est ainsi qu’au cours des dernières semaines de l’année 2009, je fus envahi par un sentiment de sérénité. Le soir du 31 décembre, je célébrai l’arrivée du Nouvel an à Times Square, au milieu d’une foule joyeuse. Je n’avais plus sacrifié à cette tradition depuis 2006. Depuis la parution de mon premier livre. Cette nuit-là, anonyme parmi les anonymes, je me sentis bien.
Mon regard croisa celui d’une femme qui me plut aussitôt. Elle buvait du champagne. Elle me tendit la bouteille en souriant.
Quand je repense à ce qui se passa au cours des mois qui suivirent, je me remémore cette scène qui m’avait donné l’illusion d’avoir enfin trouvé l’apaisement.
Les évènements de l’année 2010 allaient me donner tort.

Le jour du meurtre
3 avril 1999
Il était 7 heures du matin. Elle courait, seule, le long de la route 21, dans un paysage verdoyant. Sa musique dans les oreilles, elle avançait à un très bon rythme. Ses foulées étaient rapides, sa respiration maîtrisée  : dans deux semaines, elle prendrait le départ du marathon de Boston. Elle était prête.
Elle eut le sentiment que c’était un jour parfait : le soleil levant irradiait les champs de fleurs sauvages, derrière lesquels se dressait l’immense forêt de White Mountain.
Elle arriva bientôt à la station-service de Lewis Jacob, à sept kilomètres exactement de chez elle. Elle n’avait initialement pas prévu d’aller plus loin, pourtant elle décida de pousser encore un peu l’effort. Elle dépassa la station-service et continua jusqu’à l’intersection de Grey Beach. Elle bifurqua alors sur la route en terre que les estivants prenaient d’assaut lors des journées trop chaudes. Elle menait à un parking d’où partait un sentier pédestre qui s’enfonçait dans la forêt de White Mountain jusqu’à une grande plage de galets au bord du lac Skotam. En traversant le parking de Grey Beach, elle vit, sans y prêter attention, une décapotable bleue aux plaques du Massachusetts. Elle s’engagea sur le chemin et se dirigea vers la plage.
Elle arrivait à la lisière des arbres, lorsqu’elle aperçut, sur la grève, une silhouette qui la fit s’arrêter net. Il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte de ce qui était en train de se passer. Elle fut tétanisée par l’effroi. Il ne l’avait pas vue.
Surtout, ne pas faire de bruit, ne pas révéler sa présence : s’il la voyait, il s’en prendrait forcément à elle aussi. Elle se cacha derrière un tronc.

L’adrénaline lui redonna la force de ramper discrètement sur le sentier, puis, lorsqu’elle s’estima hors de danger, elle prit ses jambes à son cou. Elle courut comme elle n’avait jamais couru.
Elle était volontairement partie sans son téléphone portable. Comme elle s’en voulait à présent !
Elle rejoignit la route 21. Elle espérait qu’une voiture passerait : mais rien. Elle se sentait seule au monde. Elle piqua alors un sprint jusqu’à la station-service de Lewis Jacob. Elle y trouverait de l’aide. Quand elle y arriva enfin, hors d’haleine, elle trouva porte close. Mais voyant le pompiste à l’intérieur elle tambourina jusqu’à ce qu’il lui ouvre. Elle se jeta sur lui en s’écriant: «Appelez la police ! Appelez la police!»

Extrait du rapport de police
Audition de Peter Philipps
[Peter Philipps est agent de la police de Mount Pleasant depuis une quinzaine d’années. Il a été le premier policier à arriver sur les lieux. Son témoignage a été recueilli à Mount Pleasant le 3 avril 1999.]

Lorsque j’ai entendu l’appel de la centrale au sujet de ce qui se passait à Grey Beach, j’ai d’abord cru avoir mal compris. J’ai demandé à l’opérateur de répéter. Je me trouvais dans le secteur de Stove Farm, qui n’est pas très loin de Grey Beach.

Vous y êtes allé directement ?
Non, je me suis d’abord arrêté à la station-service de la route 21, d’où le témoin avait appelé les urgences. Au vu de la situation, je trouvais important de lui parler avant d’intervenir. Savoir à quoi m’attendre sur la plage. Le témoin en question était une jeune femme terrorisée. Elle m’a raconté ce qui venait de se passer. Depuis quinze ans que j’étais policier, je n’avais jamais fait face à une situation pareille.

Et ensuite ?
Je me suis immédiatement rendu sur place.

Vous y êtes allé seul ?
Je n’avais pas le choix. Il n’y avait pas une minute à perdre. Je
devais le retrouver avant qu’il ne prenne la fuite.

Que s’est-il passé ensuite ?
J’ai conduit comme un dingue de la station-service jusqu’au parking de Grey Beach. En arrivant, j’ai remarqué une décapotable bleue, avec une plaque du Massachusetts. Ensuite, j’ai attrapé le fusil à pompe et j’ai pris le sentier du lac.

Et… ?
Quand j’ai déboulé sur la plage, il était toujours là, en train de s’acharner sur cette pauvre fille. J’ai hurlé pour qu’il arrête, il a levé la tête et il m’a regardé fixement. Il a commencé à approcher lentement dans ma direction. J’ai compris aussitôt que
c’était lui ou moi. Quinze ans de service, et je n’avais encore jamais tiré un coup de feu. Jusqu’à ce matin. »

À propos de l’auteur
Joël Dicker © Photo Markus Lamprecht

Joël Dicker est né en 1985 à Genève où il vit toujours. Ses romans sont traduits dans le monde entier et sont lus par des millions de lecteurs. Son œuvre a été primée dans de nombreux pays. En France, il a reçu le Prix Erwan Bergot pour Les derniers jours de nos pères, puis le Prix de la vocation Bleustein-Blanchet, Le Grand prix du roman de l’Académie française et le Prix Goncourt des lycéens pour La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Ce roman a aussi été élu parmi «les 101 romans préférés des lecteurs du monde» et a été adapté en série télévisée par Jean-Jacques Annaud. Il a publié en 2015 Le livre des Baltimore, en 2018 La Disparition de Stéphanie Mailer, en 2020 L’Énigme de la chambre 622 et en 2022 L’Affaire Alaska Sanders.

Site internet de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte instagram de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Les derniers jours de nos pères

La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert

Le livre des Baltimore

La disparition de Stéphanie Mailer

L’énigme de la chambre 622

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#laffairealaskasanders #JoelDicker #rosieetwolfe #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #Rentréedhiver2022 #rentreelitteraire #Geneve #NewHampshire #enquete
#rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict