Ceux qui restent

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Ouvrage figurant dans la sélection 2023 des «68premières fois»
Lauréat du Prix le temps retrouvé 2022

En deux mots
Revenu à la vie civile après des années d’armée, Stéphane essaie de guérir d’un traumatisme post-opératoire lorsqu’on le sollicite pour retrouver un compagnon d’armes qui a subitement disparu. Une fois encore, il laisse sa famille pour rejoindre trois militaires et tenter de retrouver son ex-collègue.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les traces laissées par la guerre

C’est nourri de son expérience que Jean Michelin a écrit ce premier roman. Il y raconte la difficulté que rencontrent les militaires de retour de zones de conflit à travers l’enquête menée par quatre camarades pour retrouver l’un des leurs.

Après des années d’engagement en Afrique, dans les Balkans et en Afghanistan, Stéphane a retrouvé la vie civile et un emploi d’agent de sécurité. Il pourrait passer des jours paisibles auprès de sa femme Mathilde et leurs deux enfants, Guillaume treize ans, et Julie, six ans, dans leur petit pavillon. Mais les fantômes de la guerre continuent de le hanter. Ses nuits sont tourmentées, son état physique autant que psychique est loin d’être satisfaisant. Cependant, ni les médecins ni les psys ne semblent en mesure de lui venir en aide.
Après une séance de jogging au petit matin, il reçoit un appel de Marouane, un ex-compagnon, qui lui demande de l’aider à retrouver Lulu, un autre ex-collègue, qui a disparu depuis trois jours sans donner de nouvelles.
Très vite, un petit groupe de volontaires se forme, composé de Marouane, du lieutenant Charlier et du sergent Romain d’Entraygues. Le trio passe prendre Stéphane avec pour mission de ramener Lulu.
Le groupe commence par rendre visite à Aurélie, la compagne de Lulu, très fâchée du départ de son homme. Elle était pourtant habituée à la solitude. Alors, en attendant Lulu, elle tuait le temps avec leur fils Mathis, «le point fixe de sa vie». Avec ce gamin de quatre, «ils avaient inventé leur vie de famille sur le tas, au fur et à mesure. Elle avait appris à compter les jours avec son fils lorsque Papa était loin. Papa revenait toujours. En l’attendant, on faisait des coloriages, on collait des gommettes sur le calendrier, on l’appelait au téléphone.»
À la délégation qui vient lui rendre visite, elle ne peut qu’exprimer son désarroi et remettre à Stéphane un carton à chaussures contenant les carnets de Lulu. Il y relate son expérience, y note ses états d’âme ou encore quelques notes pratiques.
Au fil de l’enquête, l’auteur va également revenir sur les différentes missions et sur les coups durs, les traumatismes qu’ils ont subis. On comprend alors quelle force mentale est nécessaire pour tenir le coup. On comprend aussi que de tels traumatismes ne sont pas faciles à évacuer… «C’est pas ça, la vraie épreuve. Le… le premier combat, vous êtes toujours prêt. On est bien entraînés, Les mecs sont sûrs, vous verrez. La mémoire musculaire fait le reste. Non, le vrai test, l’épreuve comme vous dites, c’est celle du désespoir. (…) Ce truc qui vous saisit, cette angoisse d’échouer et de faire mourir des gens à cause de ça, c’est ça. »
Si la guerre a beaucoup été traitée dans les romans, les auteurs ne sont pas si nombreux à avoir parlé de l’après. Karine Tuil avec L’insouciance s’est attardée sur le syndrome de stress post-traumatique. Jean Michelin va encore un peu plus loin ici en montrant que même si le syndrome n’est pas posé, ces missions marquent et laissent des traces indélébiles. Au moment où les armes parlent à nouveau en Europe, on comprend combien ce conflit va marquer tous ceux qui – d’un côté ou de l’autre – vont être confrontés à la guerre. Un roman fort, d’une actualité brûlante, qui donne la vraie mesure du drame qui se joue à nos portes.

Ceux qui restent
Jean Michelin
Éditions Héloïse d’Ormesson
Premier roman
240 p., 19 €
EAN 9782350877891
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans le Nord-Est ainsi que du côté de Montpellier, à Carnon, Paris et en Bretagne dans le Morbihan. On y évoque aussi des opérations militaires au Liban, en Côte d’Ivoire, dans les Balkans, en Afghanistan et en Guyane, vers Cayenne et Maripasoula.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec quelques retours en arrière jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Comme chaque matin, l’aube grise se lève sur l’immuable routine de la garnison. Mais cette fois, Lulu manque à l’appel. Lulu, le caporal-chef toujours fiable, toujours solide, Lulu et son sourire en coin que rien ne semblait jamais pouvoir effacer, a disparu. Aurélie, sa femme, a l’habitude des absences, du lit vide, du quotidien d’épouse de militaire. Elle fait face, mais sait que ce départ ne lui ressemble pas. Quatre hommes, quatre soldats, se lancent alors à sa recherche. Ils sont du même monde et trimballent les mêmes fantômes au bord des nuits sans sommeil. Si eux ne le retrouvent pas, personne ne le pourra.
D’une actualité brûlante, cette intrigue intensément déroulée par la plume de Jean Michelin suit l’enquête de ces frères d’armes. Histoire poignante de camaraderie, de celle qui lie les êtres sous les vestes de treillis, ce roman sans concession se penche sur ce que la guerre fait à ceux qui partent, à ceux qui reviennent. À ceux qui restent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Marianne (Frédéric Pennel)
La Vie (Yves Viollier)
Ernest mag
L’Usine Nouvelle (Christophe Bys)
Blog Mémo Émoi
Blog Sonia boulimique des livres
Blog Aude bouquine
Blog Domi C Lire
Blog Christlbouquine


Jean Michelin présente Ceux qui restent © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1 – Ici
IL ACCÉLÉRA ENCORE. Le souffle court, les lèvres sèches, il laissa échapper un gémissement puis précipita sa foulée jusqu’à ce que sa vue se brouille et que le battement du sang dans ses tempes étouffe la réalité autour de lui. C’était le seul moyen de faire le vide. Impossible, autrement, d’empêcher son cerveau de s’accrocher au moindre détail familier. L’école de la petite, là, juste derrière. La crêperie médiocre, à l’angle, dans laquelle ils étaient allés dîner une fois. La rue piétonne, les volets de fer des boutiques recouverts de graffitis délavés. Au feu, à droite, l’avenue sans âme qui menait vers les centres commerciaux, la pluie qui griffait la lumière des projecteurs sous les panneaux publicitaires. L’ombre patibulaire du pont de la voie ferrée, le vague souvenir des derniers trains, peut-être dix ans plus tôt. Même lorsqu’il fermait les yeux, son corps tout entier s’acharnait à lui rappeler son ancrage dans ce monde borné, rempli de repères, de règles, d’angles droits, de menaces. Sa course vers rien devenait une fuite. Alors il accélérait à nouveau, attendant le moment où la douleur prendrait le dessus sur le reste.
Il suffisait souvent de quelques centaines de mètres, quelques dizaines de secondes et il n’en pouvait plus ; il tombait à genoux, s’étranglait, crachait, les yeux noyés de larmes, il vomissait parfois, quand il avait quelque chose à vomir. Une fois, il s’était même évanoui brièvement sous la violence inouïe de l’effort. C’était parfait.
Ce soir, la douleur tardait à venir. C’était une vilaine nuit de novembre. L’horloge de la pharmacie indiquait trois heures du matin. La croix verte se reflétait dans l’eau des flaques et l’écho liquide de ses pas résonnait sur les murs. Il serra les dents, s’efforçant d’aller plus vite encore.
Il n’avait jamais aimé courir. Dans son ancienne vie, c’était une corvée à laquelle il fallait se plier, c’était le boulot, le rituel immuable des aubes grises. À présent qu’il avait remisé son uniforme, il aurait pu faire autre chose, du foot avec son gamin, du vélo, du crossfit ou un autre sport à la mode aux exercices portant des noms anglais prétentieux. Mais non : il courait, et c’était tout. Il se fichait complètement des marathons et des compétitions locales dans lesquelles il aurait sans doute pu bien figurer. Les footings du dimanche le long des mêmes sentiers, vêtu des mêmes tenues fluorescentes que ses voisins, ne l’intéressaient pas davantage. Il ne voulait pas faire de sport. Il ne voulait même pas rester en forme. Il ne voulait surtout pas concourir à quoi que ce soit. Il voulait s’épuiser suffisamment pour réussir à s’endormir. L’effort physique au-delà du raisonnable était la seule chose qui fonctionnait encore.
Il avait quitté l’armée quelques mois plus tôt. Plus envie, le mécanisme s’était brisé, sans doute pendant la dernière mission, ou alors juste après le retour. Quand il avait annoncé sa décision, ses chefs avaient essayé de le remotiver, de lui donner des perspectives, une mutation, des stages, des objectifs à atteindre. Il s’en foutait. Il ne demandait rien. Il voulait arrêter. Les insomnies n’étaient pas venues tout de suite. Bien sûr, il y avait eu la colère et la fatigue coutumières des retours, les premières nuits agitées de ces cauchemars dont il ne se souvenait jamais et que Mathilde lui racontait à son réveil, en détournant les yeux pour cacher son inquiétude. Il y avait eu d’autres choses aussi, des sursauts, des angoisses, quelques accès de rage, le souffle court, le teint pâle, les dents et les poings serrés, la tempe qui palpite. Rien de grave au fond, il suffisait d’attendre que le moment passe. Il finissait toujours par reprendre le contrôle. Il avait de l’espoir pour la suite : le printemps arrivait, les enfants avaient grandi, on irait à la mer cet été. On ne pouvait tout de même pas passer sa vie à se lamenter en se regardant le nombril. C’est lorsqu’il avait fallu reprendre le travail, remettre le treillis, retrouver sa section, en morceaux elle aussi, que la machine s’était peu à peu déréglée.
Il avait d’abord vu réapparaître les tics de son enfance, de plus en plus fréquents, et des gestes qu’il ne s’expliquait pas. Il passait son temps à se gratter les avant-bras, à tirer les épaules vers l’arrière comme s’il était engoncé dans une chemise trop étroite. Désagréable, mais pas alarmant. Il s’était rassuré en se disant qu’il ne buvait pas plus que de raison et n’en avait pas l’intention. Il n’était pas non plus devenu violent. Au fil des semaines, il avait juste arrêté de rêver, puis arrêté de dormir.
Et puis un matin d’avril, le reflet de son visage dans la glace lui sembla être celui d’un étranger. Tout était là pourtant, la mâchoire carrée, les cheveux courts – trop courts, « courts sans équivoque », lui disait Mathilde avec un rire forcé et un peu résigné – et à peine grisonnants, les joues creuses, les rides au coin des yeux, celles que l’on attrape à force de parler à la troupe en se mettant face au soleil. La tronche et le corps d’un vieux soldat dont le regard était en train de disparaître. Une seconde plus tard, il avait laissé glisser la lame de son rasoir sur sa peau, peut-être sans y faire attention, peut-être en le faisant exprès. Une toute petite entaille. À la vue de la première goutte de sang, il s’était effondré, en larmes, sur le carrelage de la salle de bains.
Deux heures plus tard, le dos raide dans sa tenue impeccable, le regard sombre et les traits tirés, un minuscule pansement dans le cou, il était allé frapper à la porte du capitaine et lui avait annoncé qu’il prenait sa retraite. Marre de sa chambre de célibataire à la sortie du régiment, marre des deux heures de route le week-end pour rentrer chez lui. Marre des rassemblements, de l’attente, des responsabilités, marre de tout. Il voulait refaire le toit de sa maison, respirer, réfléchir, construire des cabanes pour ses mômes, passer à autre chose. C’était du moins ce qu’il avait dit au capitaine, puis au président des sous-officiers, puis au colonel. En vérité, il voulait surtout dormir. Deux mois plus tard, une cérémonie rapide et un peu triste sur la place d’armes du régiment avait officialisé son départ.
Il n’avait pas été question de s’arrêter de travailler. Pourtant, la maison était presque payée, sa petite pension et le salaire de Mathilde auraient suffi pour qu’ils vivent confortablement pendant quelques mois au moins, le temps de faire le point et de se remettre d’aplomb, mais il n’avait rien voulu entendre. Un copain de copain lui avait trouvé un poste de gardien dans un entrepôt pas très loin de la maison. Deux semaines après avoir rangé ses treillis et ses souvenirs dans une grosse cantine de fer qu’il avait traînée au grenier, il avait signé son contrat, reçu ses clés et son badge, et fait ses débuts dans le monde de la sécurité privée. Mal à l’aise dans une mauvaise copie d’uniforme, il avait retrouvé les gestes du matin et remis un pied dans la routine que l’on exècre mais qui donne un cadre et un objectif. Il avait essayé et échoué. Il ne dormait plus du tout. Il traversait les nuits secoué de terreurs et les journées comme un fantôme.
Mathilde avait tenté de l’aider. Elle savait faire. Elle avait appris à consoler, à caresser, à ne rien dire, à caler son souffle sur le sien, à attendre immobile et en silence que le sommeil vienne l’engloutir. Rien n’avait fonctionné. Alors elle l’avait traîné chez le médecin, puis chez un psy, elle avait écumé les forums de discussion sur Internet, redoutant une tumeur au cerveau, une méningite, un truc foudroyant, sorti de nulle part, plié en deux mois. À court d’idées, elle l’avait même emmené chez une rebouteuse locale complètement allumée. En sortant du cabinet de la sorcière, une pièce sombre qui empestait l’encens bon marché et la poussière accumulée sur des coussins râpés, il lui avait demandé d’arrêter de l’aider, avec une douceur qu’elle ne lui connaissait pas. Elle s’était résignée. Et lui s’était retrouvé seul face à ses nuits blanches. À la fin de l’été, il avait commencé à courir.

Il était presque à la sortie de la ville lorsqu’il sentit enfin ses jambes lâcher. Il se laissa tomber vers l’avant, s’accrochant de justesse à un lampadaire pour ralentir sa chute. Tremblant de tous ses membres, il attendit à quatre pattes que le martèlement furieux de son cœur ralentisse un peu. Entre deux hoquets, une nausée libératrice lui fit cracher une mince flaque jaunâtre sur le bitume. C’était le signal : vite, rentrer dormir, tout de suite, avant que la conscience revienne pour de bon. Ignorant le goût âcre dans sa bouche, il se releva et regarda autour de lui. Il n’était pas trop loin, parfait. Il fit demi-tour d’un pas mal assuré.
Dix minutes plus tard, il s’engageait dans la petite allée pavillonnaire au bout de laquelle se trouvait la maison. Son souffle s’était apaisé, ses paupières alourdies. Il avait trois bonnes heures à dormir avant que le réveil sonne. Il sentit une vibration discrète dans sa poche : à cette heure-ci, sûrement Mathilde qui s’était réveillée et s’inquiétait. Agacé, il sortit son téléphone. Elle savait bien, bon sang. Mais ce n’était pas Mathilde, à sa grande surprise, c’était Marouane, son ancien adjoint : « mon ADJ appelé moi ya un pb avec Lulu ».
Stéphane fronça les sourcils et, sans s’arrêter de marcher, envoya sa réponse : « Je t’ai déjà dit d’arrêter de m’appeler mon adjudant. » Il poussa le portillon de son jardin et rentra dans la petite maison silencieuse.

2 – Là-bas
STÉPHANE FERMA LES YEUX et tourna la tête vers le timide soleil d’hiver qui se levait derrière les barbelés. Ses quatre blindés avaient rejoint la colonne formée à grands gestes par l’officier adjoint de la compagnie. Le haut-parleur du poste de radio, à côté de lui, égrenait les comptes-rendus au fur et à mesure que chaque véhicule venait prendre sa place. Il regarda sa montre : sept heures moins le quart. Ils étaient en avance, les habitudes avaient la peau dure.
Il avait toujours aimé les départs en patrouille. L’Afrique, les Balkans, l’Afghanistan : chaque théâtre d’opérations avait sa propre musique, ses propres règles et ses propres rituels, mais l’agitation tranquille des groupes de combat embarquant à l’arrière des blindés était immuable. Les pilotes faisant le tour de leurs engins avant d’allumer les moteurs. La fumée des échappements qui se mêlait à la buée des souffles dans la lumière froide. Les caporaux aboyant sur les jeunes, vérifiant une fois encore leur matériel. Les inquiets qui choisissaient mal leur moment pour aller faire un tour aux toilettes – « le pipi de la peur », comme on l’appelait – et les distraits prenant soudain conscience qu’ils avaient laissé les piles de la radio sous la tente. Même la petite boule dans le ventre, intime, solitaire et chargée de mauvais pressentiments, était devenue une compagne familière.
Il avait passé vingt ans en section de combat et y avait occupé tous les postes ou presque : grenadier-voltigeur, chef d’équipe avec deux soldats sous ses ordres, chef d’engin, chef de groupe, dix soldats et un blindé, sous-officier adjoint, et désormais chef de section. Il avait piloté tous les véhicules et tiré à toutes les armes. Il était chez lui sur le terrain, peut-être davantage qu’entre les murs de sa maison. Il savait déceler dans le regard de chacun de ses quarante soldats la moindre inquiétude, le moindre agacement, parce qu’il les avait éprouvés avant eux. Bien sûr, les gars avaient changé, les missions aussi, mais pas l’atmosphère. C’était réconfortant.
L’introspection était un privilège de chef : il avait longtemps vécu ces départs sans y réfléchir. Quand on est jeune sergent, avec une dizaine de têtes brûlées à surveiller en permanence, on a rarement le luxe de contempler l’horizon d’un air pénétré au milieu du tumulte brouillon d’une compagnie qui fourbit ses armes. Maintenant qu’il était chef de section depuis trois ou quatre ans, il commençait à connaître son affaire et savait être économe de ses emportements, une attitude qui lui conférait une aura mystérieuse dont il prenait grand soin. Personne n’aime suivre un chef qui s’énerve toutes les cinq minutes, surtout pas au combat : il laissait ses sergents et ses caporaux-chefs faire la police et donner de la voix. Lui effectuait les gestes du départ sans précipitation, dans un calme apparent dont tout le monde apprend vite qu’il est la meilleure protection contre sa propre peur. Il y avait toujours quelqu’un pour qui c’était la première fois. Pas lui.
Avec le temps, il avait pris du recul sur le métier. Il n’ignorait plus le caractère dérisoire de ce qu’ils faisaient, l’éternel recommencement des efforts et des erreurs lorsque la relève arriverait dans quelques mois pour poursuivre l’ouvrage, reprendre le tissage patient des liens de confiance avec les notables locaux, la relation qui se construit, patrouille après patrouille, mandat après mandat, « vous avez la montre, on a le temps » et toutes ces conneries. Les visages fatigués des vieux sur le bord des routes, les gamins qui font des signes amicaux, moqueurs ou menaçants selon l’humeur du jour, il les avait tous vus, de toutes les couleurs, de toutes les religions. Les visages se mélangeaient dans sa tête quand il y repensait. La guerre était toujours la même, peignant les souvenirs de cet ocre sale, celui de toutes les poussières qu’il avait accrochées aux semelles de ses chaussures.

Rouvrant les yeux, il vit que le capitaine Bourguet l’avait rejoint. Il sourit et se redressa dans un garde-à-vous approximatif, encombré par son équipement.
« Mes respects, mon capitaine.
— Bonjour, mon adjudant. Tout va bien ?
— Tout va bien. La section est prête à partir.
— On va devoir attendre un peu. Les hélicos sont pris sur une évacuation et je crois que le CO veut s’assurer qu’ils soient à portée.
— Vous avez une idée du délai, mon capitaine ?
— Pas encore. Je ferai passer le mot à la radio, mais à mon avis, on a au moins une demi-heure devant nous. On va laisser la colonne formée et renvoyer les mecs aux tentes, qu’ils puissent boire un café.
— Reçu, mon capitaine. Je bouge pas, de toute façon.
— Vos gars vont bien ?
— Ils vont bien. Les plus jeunes tirent un peu la langue avec la fatigue, mais ça tient la route. Les sergents font du bon boulot.
— Bien. Je vous tiens au courant. »
Le capitaine repartit, suivi par son radio qui marmonna au passage un « mes respects mon adjudant », auquel Stéphane répondit d’un hochement de tête. Il aimait bien le capitaine Bourguet, un ancien qui devait avoir son âge – c’est-à-dire un mec qu’on pouvait appeler « le vieux » sans que ça sonne comme une plaisanterie ratée. Un type solide, qui connaissait son métier et le faisait bien. Peu de marottes, peu de mots, l’autorité tranquille de celui qui sait déjà qu’il n’ira guère plus haut dans la hiérarchie et qui tient son affaire avec méthode. Stéphane avait vu défiler assez de commandants de compagnie plus excités les uns que les autres pour apprécier la relative tranquillité d’un chef qui ne leur infligeait pas une idée fulgurante par semaine. Finalement, ils se ressemblaient avec le vieux. Besogneux et solides.
Le message radio arriva quelques minutes plus tard. « Départ reporté d’une heure. Laissez une garde aux véhicules et une écoute radio permanente. Tout le monde prêt à sept heures cinquante, groupes embarqués et moteurs tournants. » Stéphane appela Marouane qui rigolait avec un autre sous-officier et lui demanda de rassembler les chefs de groupe. Il donna ses ordres et renvoya ses quarante soldats vers la chaleur relative de leurs tentes.
Une fois les groupes partis, masse bruyante et rigolarde en quête d’une cafetière pleine et d’un oreiller tiède, Stéphane déposa sa musette et son barda, puis aperçut Lulu, cigarette au bec, en train de bricoler une antenne sur le toit de son blindé.
« Tu fumes trop, Lulu. Je te l’ai déjà dit. »
Lulu sourit, déplia sa longue carcasse et descendit de l’engin en se laissant glisser le long d’une roue. Il n’avait plus l’âge de sauter de la plage avant : sagesse militaire acquise à la dure, quand les genoux commencent à protester.
« Mes respects, mon adjudant. »
Ils se serrèrent la main.
« Qu’est-ce que tu fous là ? Le sergent avait personne d’autre pour garder son taxi ?
— Si, si, c’est moi qu’ai demandé à rester, je voulais regarder cette foutue antenne, on a un faux contact quelque part et ça merde de temps en temps. »
Stéphane ne répondit pas. Lulu et lui se connaissaient depuis vingt ans, depuis leur incorporation comme jeunes engagés d’une armée professionnelle balbutiante, dans la même section, dans le même régiment. Autant dire depuis toujours, tant ils avaient peu de souvenirs de leur vie d’avant.
Physiquement, Lulu ne lui ressemblait pas du tout. C’était un type grand, une bonne tête de plus que lui, mince comme une ficelle, le visage fendu d’un nez long et fin qui lui donnait un air d’oiseau déplumé sous deux yeux minuscules sans cesse en mouvement. Stéphane était un austère qui s’était détendu, Lulu un marrant qui s’était assagi.
Ils n’étaient pas devenus amis tout de suite. Mais ils avaient vu, ensemble, le reste de leur contingent quitter l’armée d’année en année : ceux qui n’avaient pas tenu le coup pendant les classes et avaient résilié pendant leur période d’essai, avant que l’on ne puisse se rappeler leur nom. Ensuite, les fins de contrats : à trois ans, à cinq ans, à huit ans, à onze ans, à quinze ans. Et puis les départs au fil de l’eau, le mec qui ne revient pas de permission, celui qui se fâche avec un chef et s’évanouit dans la nature, l’attrition ordinaire des accidents de la route et des déprimes saisonnières. Aujourd’hui, sur les quarante-cinq jeunes engagés qui avaient signé en même temps qu’eux, il n’en restait que trois ou quatre, et seuls Stéphane et Lulu étaient toujours au régiment. Les autres étaient partis vers leurs destins de père de famille, de chauffeur routier, de plombier, d’électricien, d’agent de sécurité, de vendeur ou d’entrepreneur, vers leurs pavillons dans une banlieue de province, vers leurs femmes et leurs gosses, vers le tranquille anonymat d’une vie moyenne, ses joies moyennes, ses peurs moyennes, ses tragédies moyennes. C’était très bien ainsi. Stéphane et Lulu s’étaient rapprochés au fur et à mesure que les visages changeaient autour d’eux. Ils avaient fini par tout connaître l’un de l’autre, les cicatrices, les familles, les soucis, les espoirs. Leur relation s’était consolidée de mission en mission à force d’écumer les sales recoins du globe, et de retour en retour, quand il fallait bien trouver quelqu’un avec qui ne pas discuter de ses cauchemars mais dont on sait qu’il sait.
Stéphane avait gravi les marches, une par une, passé les sélections pour devenir sous-officier, puis les examens divers qui jalonnent ce genre de carrière. Il n’était ni le plus intelligent ni le plus fort physiquement, mais au moral et au travail il avait cette ambition silencieuse et volontaire qui le faisait toujours terminer parmi les premiers. Il avait peu de prédispositions, mais il était têtu, parfois buté. Le courage des laborieux. Leur fierté, aussi.
Lulu avait fait d’autres choix. Une fois le galon de caporal-chef atteint, en même temps que Stéphane, il avait décidé que cela suffirait. Il avait passé les années suivantes à refuser systématiquement les appels du pied de ses chefs pour monter en grade. Il n’avait jamais changé de compagnie et avait insisté pour rester en section de combat, ce qui en faisait un spécimen rare chez les vieux caporaux-chefs. Quand Stéphane était passé adjudant, il s’était retrouvé dans la compagnie de leurs débuts. Il avait obtenu du capitaine que Lulu rejoigne sa section et l’avait nommé adjoint d’un chef de groupe – invariablement, celui de son plus jeune sergent.
Lulu, dans le travail, avait toujours refusé de tutoyer Stéphane depuis qu’ils ne portaient plus le même galon sur la poitrine. Il suivait les règles qu’imposait la hiérarchie, même lorsqu’ils étaient seuls, comme ce matin, préservant un formalisme qui agaçait un peu Stéphane. Après tout, il avait vu pleurer ce grand couillon comme un môme au retour d’une mission où l’un de ses jeunes s’était tué dans un accident de la route idiot. Lulu lui avait dit des trucs qu’il n’avait jamais dits à personne et surtout pas à sa femme. Il l’admirait. Il lui avait demandé d’être le parrain de son fils. Mais précisément pour toutes ces raisons, Stéphane savait que Lulu ne changerait pas d’avis, ni sur ce sujet, ni sur aucun autre.
Lulu écrasa sa cigarette et mit le mégot dans sa poche, une habitude de vieux soldat qui lui faisait traîner une vilaine odeur de tabac froid partout où il passait. Il tourna les yeux vers l’antenne qu’il essayait de réparer et haussa les épaules.
« J’ai pas trouvé. Faudra que j’aille voir les mecs des transmissions. J’espère que ça merdera pas aujourd’hui. » Puis il sortit une autre cigarette, qu’il tendit à Stéphane.
« Tu fais chier, Lulu. » Stéphane avait arrêté de fumer depuis des années, une résolution prise pour échapper aux colères de Mathilde, et à laquelle il concédait de rares écarts, toujours loin de la maison. Il prit la cigarette et la tendit vers la flamme du briquet de Lulu.
« Allez, mon adjudant, faut bien mourir de quelque chose. Ça ou une roquette dans la gueule, on va tous y passer aujourd’hui ou demain, de toute façon. »
Stéphane sourit. Lulu et ses réflexions à la con.
« Il va comment, Junior ?
— Le sergent ? Il va bien. On le savait, hein, mon adjudant, c’est un bon, lui, pour de vrai. Deux ans de service et il met déjà tous les autres à l’amende. Moi le premier.
— Il carbure, c’est sûr, mais j’attends de voir dans la durée. Souviens-toi l’an dernier, après la Guyane, il avait eu un gros passage à vide.
— C’était différent, mon adjudant, c’était sa première mission. Là, il est bien. Je le vois : avec les jeunes, avec les autres groupes, franchement, ça déroule. Il a pas vraiment besoin de moi. Vous pourriez lui filer une brosse à chiottes comme adjoint que ce serait pareil. Demandez au capitaine ce qu’il en pense, tiens.
— Je lui ai déjà filé une brosse à chiottes comme adjoint. »
Lulu sourit.
« Reçu, mon adjudant. »
Stéphane regarda sa montre.
« On a encore un peu de temps. Je te paie un café. »

3 – Ici
MATHILDE ENTENDIT LE CLIQUETIS de la porte d’entrée. Stéphane échouait toujours à se faire discret lorsqu’il rentrait de ses escapades nocturnes : comme un gros animal, il finissait par bousculer quelque chose dans le couloir et étouffer un juron. Il avait la maladresse de ceux qui craignent de casser tout ce qu’ils touchent, les objets comme les gens.
Elle resta immobile, le laissant accomplir son rituel. Il prendrait une rapide douche en bas, puis viendrait se faufiler dans le lit. Elle ferait semblant de dormir, bougeant à peine pour qu’il vienne se coller contre son dos, où il s’endormirait enfin. Ils le savaient tous les deux, dans l’un de ces arrangements tacites que les vieux couples ont parfois pour s’accommoder d’une réalité trop encombrante.
Elle ferma les yeux, se réveilla quelques minutes plus tard, surprise de ne pas le voir arriver. Il s’était passé quelque chose. Elle se leva d’un seul mouvement et se dirigea vers la salle de bains. Lorsqu’elle ouvrit la porte, il était en face d’elle, son téléphone à la main.
Il lui sourit. Il était sans doute le seul à s’émerveiller de la grâce de ballerine qu’elle avait gardée sous un corps que les années avaient légèrement alourdi. Elle avait un visage rond ceint d’un carré de cheveux courts, qu’elle avait commencé à teindre en noir à la première alerte. Et un joli sourire sous un nez pointu, avec lequel elle s’autorisait parfois des airs de gamine espiègle. N’importe qui l’aurait trouvée quelconque. À ses yeux, c’était une reine qu’il pensait ne pas mériter.
« Je t’ai réveillée ?
— Non, non. Enfin, oui. Viens te coucher. Il est trop tôt.
— Je peux pas. Faut que j’appelle Marouane. Il y a un truc.
— Chou, il est trois heures et demie du matin. Il y a un truc, d’accord, mais toi, tu n’es plus militaire. Marouane peut attendre demain matin. »
Il comprit qu’il n’était pas question de discuter. Il saisit la main qu’elle lui tendait et la suivit dans la chambre. Une fois au lit, il eut le temps d’envoyer « demain » à Marouane avant qu’elle lui prenne son téléphone d’un geste autoritaire et le pose sur sa table de chevet. Les jambes de Stéphane tressautaient encore sous la violence de l’effort qu’il venait de s’infliger.
Elle l’embrassa doucement puis se retourna, l’invitant à se blottir contre elle. La chaleur du corps de Mathilde et la fatigue firent effet, Stéphane s’endormit presque aussitôt. Mathilde entendit son souffle ralentir. Elle eut un sourire triste pour elle-même avant de fermer les yeux à son tour.

Elle se réveilla dans un lit vide. Le réveil indiquait sept heures : plutôt une bonne nuit, en définitive. Les enfants ne se lèveraient pas avant une grosse demi-heure. Elle enfila un vieux peignoir en coton et descendit à la cuisine. Derrière la porte, on devinait la lumière allumée et l’odeur du café frais. Stéphane était au téléphone. Elle s’approcha en silence et tendit l’oreille.
«… Et personne ne sait rien ?
— …
— Je sais pas ce que tu veux que je fasse. J’ai pas de nouvelles, en tout cas pas depuis deux ou trois mois.
— …
— Je sais bien. Je suis pas sa mère non plus, ni sa femme. Et d’ailleurs, tu l’as eue au téléphone ?
— …
— Oui, oui, je me doute. Bon. Et le capitaine, il dit quoi ?
— …
— Il faut voir avec lui d’abord, au moins pour vous couvrir. S’il y a besoin, bien sûr que je vous filerai un coup de main.
— …
— Non, mais je vais me démerder. Le patron est un ancien mili, il devrait être compréhensif.
— …
— T’inquiète pas pour moi. Oui… Oui, on fait comme ça.
— …
— D’accord. Rappelle-moi.
— …
— Et arrête de m’appeler mon adjudant, bordel. Je vais pas le répéter cinquante fois. »
Stéphane raccrocha. Mathilde poussa la porte de la cuisine.
« Alors, c’était quoi, cette urgence ?
— Bonjour, peut-être ? » Il tendit les lèvres dans sa direction. Elle vint les effleurer avec la légèreté d’un chat.
« Bonjour, chou. Tu as pu dormir ?
— Oui. Café ?
— Allez, te fais pas prier, dis-moi ! »
Mathilde s’impatientait. Stéphane se retourna pour remplir une tasse qu’il déposa sur la table, devant elle.
« Lulu a disparu depuis trois jours et personne ne sait où il est. Il est parti de chez lui dans la nuit de jeudi soir, sans rien dire. Depuis, silence radio. »
Mathilde s’assit à la table de la cuisine.
« Et Aurélie ?
— Morte d’inquiétude.
— J’imagine. »
Stéphane vint s’asseoir en face d’elle. Il tourna la tête vers la fenêtre. Il ne ferait pas jour avant une heure, au moins. Mathilde le regardait, en faisant tourner le café dans sa tasse d’un mouvement machinal du poignet.
« J’aurais pas cru ça venant de Lulu. C’est pas tellement son genre, si ?
— C’est bien ce qui m’inquiète. »

Extraits
« Son fils était le point fixe de sa vie. Mathis ressemblait à sa mère, «heureusement», disait Lulu. Il avait quatre ans et de grands yeux gris bordés de longs cils qui lui donnaient un regard de fillette. Ça énervait son père, elle trouvait ça irrésistible. Il était bavard et joyeux, tout, avec lui, était encore possible. Le reste, finalement, importait peu. Ils avaient inventé leur vie de famille sur le tas, au fur et à mesure. Elle avait appris à compter les jours avec son fils lorsque Papa était loin. Papa revenait toujours. En l’attendant, on faisait des coloriages, on collait des gommettes sur le calendrier, on l’appelait au téléphone. » p. 70

« C’est pas ça, la vraie épreuve. Le… le premier combat, vous êtes toujours prêt. On est bien entraînés, Les mecs sont sûrs, vous verrez. La mémoire musculaire fait le reste. Non, le vrai test, l’épreuve comme vous dites, c’est celle du désespoir.» Charlier ne dit rien. Stéphane se gratta l’avant-bras d’un geste absent. Il fixait le bout de chemin droit devant lui.
«C’est quand vous savez plus si vous allez y arriver. Je vous le souhaite pas, hein, mais il peut venir, ce moment où vous savez ce qu’il y a à faire et ce qu’il faut dire, mais où chaque mot qui sort de votre bouche est une torture. Ce moment où vous aurez juste envie de vous rouler en boule dans un coin et d’attendre que ça se passe, mais où il faudra quand même donner des ordres, garder un regard clair et une voix assurée parce que les mecs, eux, ils ont besoin de vous. Vous vous concentrerez très fort pour pas trembler. Ce désespoir-là, mon lieutenant, ce truc qui vous saisit, cette angoisse d’échouer et de faire mourir des gens à cause de ça, c’est ça, la vraie épreuve.
— Junior, c’était ça? Votre épreuve?»
Stéphane sourit.
«Non. C’était une autre mission, y a plus longtemps. Je vous raconterai un jour.»
Ils restèrent silencieux un instant.
«Je vais essayer de dormir un peu. Faudrait pas qu’on rate la pirogue tout à l’heure.
— Bonne fin de nuit, mon adjudant,
— Merci.» Stéphane se leva, les jambes un peu engourdies. «Merci pour tout, mon lieutenant.» p. 208

À propos de l’auteur
MICHELIN_Jean_©Celine_NieszawerJean Michelin © Photo Céline Nieszawer

Jean Michelin est un lieutenant-colonel de l’armée de Terre. Il a reçu le Prix Bergot pour son récit Jonquille paru en 2017. Né à Troyes en 1981, Jean Michelin étudie de 1961 à 2001 au Prytanée national militaire de La Flèche, où il est prix d’honneur en 2012. Il rejoint ensuite l’École spéciale militaire de Saint Cyr-Coëtquidan qu’il termine en 2004 titulaire d’un master en relations internationales. Officier d’infanterie, il sert comme d’abord chef de section au 1er régiment de tirailleurs puis est nommé commandant de compagnie au 16e bataillon de chasseurs. Durant cette période, il participe à de multiples opérations au Kosovo, au Liban, en Guyane et enfin en Afghanistan, en particulier en Kapisa. Après sa scolarité de l’École de guerre au sein de l’US Army Command and General Staff College, à Fort Leavenworth (Kansas), il devient plume du général d’armée aérienne Denis Mercier, alors commandeur allié de la transformation de l’Otan, à Norfolk (Virginie).
En 2017, Jean Michelin publie Jonquille aux éditions Gallimard, récit de son expérience de commandant de compagnie en Afghanistan. Son expérience afghane l’incite à écrire tout d’abord pour partager son récit mais aussi pour faire vivre la mémoire de ceux qui sont morts au combat. En 2018, il rejoint le pôle rayonnement de l’armée de Terre, à Paris pour notamment contribuer à la rédaction de la revue Inflexions.
Chef bureau opérations instruction au 92e régiment d’infanterie à Clermont-Ferrand de 2020 à 2022, il est déployé au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane ; il est actuellement affecté à l’état-major de l’armée de Terre.
Dans ses livres, sur Twitter ou dans ses nombreuses participations aux podcasts de l’Irsem, il raconte l’armée de Terre, ses hiérarchies, son fonctionnement, les hommes qui la composent, contribuant ainsi à maintenir le lien armées-nation. Ceux qui restent est son premier roman. (Source: defense.gouv.fr)

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Les oiseaux morts de l’Amérique

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En deux mots:
Hoyt Stapleton vit avec une poignée d’autres malheureux dans les collecteurs d’eau de Las Vegas. Ce vétéran ne lâche pas pour autant ses rêves et étudie le moyen de retrouver un passé plus heureux.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Dans les grands espaces de l’oubli

Christian Garcin nous entraîne à Las Vegas, mais pour nous montrer l’envers du décor, celui des laissés pour compte qui vivent dans les collecteurs d’eaux usées.

À Las Vegas tout brille, où on entend donner l’illusion que la fortune est à portée de main, où la démesure est la norme, on ressent plus qu’ailleurs la violence du contraste que représente la population sinon invisible, du moins souterraine, celle des laissés pour compte, des sans domicile fixe, des marginaux qui élisent domicile «le long de tout un réseau d’égouts et de collecteurs d’eaux de pluie (…) trois cent vingt kilomètres en tout, des canalisations allant de tuyaux de soixante centimètres de diamètre à des tunnels de trois mètres de haut sur six de large». C’est dans le numéro 7 de cet «envers du décor à l’ombre des lumières et des paillettes clignotantes du Strip» que vivent Hoyt Stapleton, McMulligan, et Myers, tandis qu’à l’autre extrémité un couple, Lottie Mae et Gollum ont élu domicile, si l’on peut dire.
Christian Garcin va s’attacher plus particulièrement à Hoyt qui, ironie de l’histoire, faisait partie d’une unité spéciale de l’armée américaine chargée des tunnels: « Né de père inconnu, Hoyt Stapleton avait en 1966 accompagné les derniers jours de sa mère qu’un cancer foudroyant avait terrassée en moins de trois mois puis, désormais sans famille ni ressources, s’était engagé dans l’armée. Il avait vingt-deux ans. Il était parti au Viêtnam, où il avait été enrôlé parmi les “rats des tunnels”, ces troupes dont la particularité était d’explorer l’immense réseau de galerie: qui, creusée dans les années 1940 pour établir des poches de résistance à l’envahisseur français, s’étendaient de Saigon à la frontière cambodgienne et à l’intérieur desquelles les combattants viêt-côngs se réfugiaient se réfugiaient, sortant de temps en temps pour décimer les bataillons américains qui entendaient qu’on leur tirait dessus sans savoir d’où cela provenait, et qui, lorsque le tir avait cessé et qu’ils se rendaient sur place, ne trouvaient que feuillages et frondaisons, sans trace des combattants qui avaient reflué à l’intérieur. Lorsque l’armée américaine s’était avisée de l’existence de ces galeries, une unité spéciale avait été formée pour l’explorer, puis la détruire. »
Le problème, c’est que Hoyt comme ses compagnons d’infortune sont bien loin de l’image des héros que l’armée aimerait laisser. Ils sont tout au contraire hantés par leur expérience, au Vietnam, en Irak, en Afghanistan ou même à quelques kilomètres de Las Vegas où une base de pilotes de drones atteignent des cibles au Proche et Moyen-Orient. C’est difficile, dur, atroce. Chacun essaie de refouler ses syndromes post-traumatiques en ayant recours à l’alcool, à la drogue ou en fuyant la réalité en se plongeant dans des recueils de poésie, comme le fait Hoyt. Qui entend aussi lire tout ce qui a trait aux voyages dans le temps. Il se lance alors vers le futur mais sans succès probant. Tente alors de revenir dans les années 50, avant que sa mère ne meure, avant que la belle Maureen ne soit plus qu’un souvenir…
« Depuis ses incursions dans le printemps de son enfance, se dit-il en souriant intérieurement, il avait peut-être activé un mécanisme temporel permettant de brefs surgissements d’une réalité dans une autre. Peut-être la scène laquelle il avait assisté la veille, avec cette jeune femme rousse répondant au prénom dc Maureen qui grimpait dans une Toyota verte, n’avait-elle pas eu lieu la veille mais quarante ans plus tôt, et il avait été le seul à la voir le seul qui pû: la voir.
Peut-être alors était-ce vraiment Maureen qu’il avait aperçue, Maureen venue passer un week-end à Las Vegas avec son mari un jour de 1968 ou 1970. Peut-être la ville était-elle à présent truffée d’intersections entre passé et présent, de filons dans la niche temporelle qui ne demandaient qu’à être forés. »
Ce jeu subtil entre poésie, science et science-fiction a quelque chose de fascinant. Et de profondément troublant. Si l’on peut essayer de trouver dans notre passé les éléments qui nous constituent aujourd’hui, quel moyen avons-nous de modifier cette perception. Pouvons-nous devenir quelqu’un d’autre? Si Christian Garcin ne nous livre pas les réponses, il nous plonge des dans abîmes de réflexion vertigineux. Le tout culminant dans un épilogue que je vous laisse découvrir.
Après Les Vies multiples de Jeremiah Reynolds, Christian Garcin poursuit son exploration de cette Amérique aux contrastes saisissants, au rêves auxquels on veut croire même si, comme les bandits manchots des casinos, on sait que le risque de perdre est bien plus fort que la chance de gagner.

Les oiseaux morts de l’Amérique
Christian Garcin
Éditions Actes Sud
Roman
224 p., 19 €
EAN : 9782330092467
Paru en janvier 2018

Où?
Le roman se déroule aux Etats-Unis, principalement à Las Vegas. On y évoque aussi le Vietnam et quelques autres zones de conflit.

Quand?
L’action se situe de nos jours, avec des retours en arrière jusque dans les années 50.

Ce qu’en dit l’éditeur
Las Vegas. Loin du Strip et de ses averses de fric «habitent» une poignée d’humains rejetés par les courants contraires aux marges de la société, jusque dans les tunnels de canalisation de la ville, aux abords du désert, les pieds dans les détritus de l’histoire, la tête dans les étoiles. Parmi eux, trois vétérans désassortis vivotent dans une relative bonne humeur, une solidarité tacite, une certaine convivialité minimaliste. Ici, chacun a fait sa guerre (Viêtnam, Irak) et chacun l’a perdue. Trimballe sa dose de choc post-traumatique, sa propre couleur d’inadaptation à la vie “normale”.
Au cœur de ce trio, indéchiffrable et silencieux, Hoyt Stapleton voyage dans les livres et dans le temps, à la reconquête patiente et défiante d’une mémoire muette, d’un langage du souvenir.
À travers la détresse calme de ce vieil homme-enfant en cours d’évaporation arpentant les grands espaces de l’oubli, Christian Garcin signe un envoûtant roman américain qui fait cohabiter fantômes et réalisme, sourire et mélancolie, ligne claire et foisonnement. Et migrer Samuel Beckett chez Russell Banks.

« Qu’est ce que le passé? Le modifions-nous en le revisitant ? Quels souvenirs oubliés ont fait de nous ce que nous sommes? Nous est-il jamais arrivé de nous tenir à côté de l’enfant que nous avons été, et de lui chuchoter quelques mots à l’oreille pour qu’il puisse se souvenir, plus tard, de cette scène?
C’est en faisant des recherches, pour un roman précédent, sur les molesmen, ces milliers d’hommes et de femmes qui vivent dans les sous-sols du métro de New York, que j’en ai rencontré d’autres, pour la plupart des vétérans des guerres d’Irak et d’Afghanistan, qui vivaient par centaines dans les tunnels d’évacuation des eaux de Las Vegas. Et c’est en me rendant là-bas que je les ai vus: ils faisaient l’aumône sur le Strip, au milieu des paillettes et du fric qui dégoulinait, assis sur de petits tabourets ou à genoux sur le trottoir, engloutis dans le flot des passants qui passaient sans les voir. Le soir ils réintégraient leurs tunnels, en périphérie. Quelles avaient été leurs vies? Leurs enfances? Quels enfers avaient-ils côtoyés? Ces questions, j’aurais pu me les poser partout ailleurs, en France, en Angleterre, en Russie – je me les suis posées, d’ailleurs, dans un roman publié il y a longtemps. Partout ailleurs j’aurais pu m’interroger sur ces destins brisés qui peuplent notre monde urbain. Mais j’étais à Las Vegas, et le contraste était particulièrement saisissant. J’ai alors pensé à un vieil homme, un ancien du Viêtnam, un «rat des tunnels», comme on les appelait, un de ceux qui risquaient leur vie dans les étroites galeries qu’occupaient les combattants viêt-côngs. Et j’ai imaginé cet homme, un vieillard à présent, qui vivrait dans d’autres galeries en ayant oublié des pans entiers de son passé – lequel un jour se manifesterait à nouveau, et dénouerait peu à peu les fils qui lui manquaient. Le roman est né de tout cela. C’est une histoire d’anamnèse sur fond de guerre, de tunnels, d’amours perdues et de fraternité.” C. G.

Les critiques
Babelio
Télérama (Michel Abescat)
La Croix (Fabienne Lemahieu)
Le Temps (Éléonore Sulser)
La Cause littéraire (Lionel Bedin)
Quatre sans quatre 
Blog Charybde 27 
Blog Froggy’s Delight 

Les premières pages du livre
« — Attention les yeux ! prévint Hoyt Stapleton. Les sauterelles s’envolèrent dans un bruissement d’ailes effrayé. Il pissa dans les fourrés.
Il secoua et rengaina son bazar, puis grimaça bouche ouverte face au soleil levant, tendant les bras à l’horizontale. Derrière lui, le collecteur des eaux de pluie béait noir, comme sa bouche édentée. On sentait refluer les odeurs croupies de quelques mares qui dataient de l’orage de la semaine précédente.
Bizarrement il aimait bien ces odeurs, elles lui rappelaient son enfance. Les deux autres allaient sortir. Matthew McMulligan aurait à la main son réchaud, la casserole et le café en poudre, Steven Myers, l’eau, le sucre et les timbales métalliques, comme tous les matins ou presque. Ils lui proposeraient un café, il accepterait en silence, et ils s’assiéraient tous les trois sur la dalle de ciment brisée à côté de l’ouverture, juste au-dessous du grillage et des barbelés. Une vieille bobine de câble en bois servirait de table circulaire de presque un mètre de diamètre. Myers et McMulligan échangeraient quelques mots. Pas lui. Lui, il parlait aux sauterelles, aux mulots aussi, mais très peu aux humains. Ensuite chacun regagnerait sa couche, sortirait, vaquerait, filerait vers les boulevards faire la manche ou pas, et aucun ne reverrait l’autre jusqu’à la nuit, ou le lendemain.
C’était une petite vie misérable et paisible.
Sauf lorsqu’il pleuvait.
Lorsqu’il pleuvait, c’était l’apocalypse: il y avait d’abord le bruit de tonnerre qui dévalait sourd et monstrueux le long des canalisations, puis les eaux déboulaient boueuses à une vitesse faramineuse et emportaient tout. Il fallait avoir pensé dès les premières gouttes de pluie (parfois c’étaient les policiers qui venaient avertir qu’il allait faire orage) à tout bien caler en hauteur dans les recoins où chacun s’était installé, matelas, cartons et ustensiles divers, dont un ou deux toujours finissaient à la flotte et que l’on retrouvait parfois, par hasard et parmi d’autres détritus, à des centaines de mètres de là, le plus souvent inutilisables et tordus par la violence des flots. Il arrivait même que les lits de certains fussent emportés. Le plus difficile était lorsque des orages imprévus éclataient la nuit. L’eau alors montait vite dans certains collecteurs, trente centimètres par minute à cinquante kilomètres à l’heure, et les habitants se réveillaient trempés, parfois entraînés sur quelques mètres avant de se relever hagards, l’eau à mi-cuisse. Dans les collecteurs les plus étroits, il n’était pas rare que quelques-uns se noient. Le numéro 7, à une extrémité duquel vivaient McMulligan, Stapleton et Myers (l’autre étant occupée par un couple, Lottie Mae et Gollum, qu’ils ne voyaient que rarement, une fille souvent shootée et un nabot à moitié dingue, d’où son surnom), était heureusement pour eux plutôt large, et s’il y avait eu de nombreuses mésaventures, jamais aucun drame sérieux n’était survenu. »

Extraits

« Tout lui semblait beaucoup trop vide et silencieux. Il éprouvait une sensation difficile à définir. C’était comme si quelque chose lui soufflait à l’oreille que la rue n’était pas déserte depuis quelques minutes ou dizaines de minutes, mais qu’elle l’était depuis toujours, de toute éternité ; comme si ce vide lui était consubstantiel et qu’il fût impossible d’en altérer l’intensité ; comme s’il était totalement inconcevable qu’elle fût animée, ou eût été un jour parcourue de piétons ou de voitures. Cette absence de tout, ce silence massif, ce ciel un peu trop mauve, le souvenir de la jeune femme rousse, des deux enfants à vélo, la Chevrolet grenat. . . Il se demanda si, à son insu cette fois, il n’avait pas fait un saut dans le temps, et basculé sans le savoir dc l’autre côté. Depuis ses incursions dans le printemps dc son enfance, se dit-il en souriant intérieurement, il avait peut-être activé un mécanisme temporel permettant de brefs surgissements d’une réalité dans une autre. Peut-être la scène laquelle il avait assisté la veille, avec cette jeune femme rousse répondant au prénom dc Maureen qui grimpait dans une Toyota verte, n’avait-elle pas eu lieu la veille mais quarante ans plus tôt, et il avait été le seul à la voir le seul qui pû: la voir.
Peut-être alors était-ce vraiment Maureen qu’il avait aperçue, Maureen venue passer un week-end à Las Vegas avec son mari un jour de 1968 ou 1970. Peut-être la ville était-elle à présent truffée d’intersections entre passé et présent, de filons dans la niche temporelle qui ne demandaient qu’à être forés. »

« Le temps est une pâtisserie
C’est la conscience qu’on en a: du passé au futur. Maintenant, imagine que tu replies la pâte sur elle-même, une fois, deux fois, dix fois, pour en faire une pâte à millefeuille. Des points initialement très éloignés les uns des autres vont se chevaucher – mais nous, nous continuerons à n’avoir conscience que de la pâte toute simple, étale, que l’on parcourt d’un point A à un point B. Si tu transperces de part en part la pâte ainsi repliée, tu feras se rejoindre entre eux deux. trois, dix points qui au départ étaient très éloignés les uns des autres et qui le demeurent, selon une conception simplement linéaire de la pâte. C’est ce qui s’est passé. Tous les mystiques ne le diront: le temps est plié, mais on n’en a conscience que dans certains états d’illumination, ou de transe. En ce qui te concerne, un point situé aujourd‘hui s’est trouvé en relation avec un autre situé au même endroit quarante ans plus tôt. Tu étais là au bon moment.
Hoyt hocha la tête. Enfin, conclut Myers, c’est ma façon de voir. »

À propos de l’auteur
Christian Garcin vit près de Marseille, où il est né en 1959. Écrivain, voyageur, il a publié des romans, des nouvelles, des poèmes, des essais, et quelques livres inclassables. Récemment, En descendant les fleuves. Carnets de l’Extrême-Orient russe (avec Éric Faye, Stock, 2011). (Source : Éditions Actes Sud)

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