Ce qu’il reste d’horizon

PERROT_ce-qu-il-reste-dhorizon  RL_2023

En deux mots
Après le décès accidentel de ses parents, le narrateur décide de s’installer dans le vaste espace au 13e étage d’un immeuble qu’il vient d’hériter. C’est là qu’il entame une vaste réflexion existentielle. Que fera-t-il désormais de sa vie ? Entre idées loufoques et rencontre avec des personnages qui ne le sont pas moins, il va se bâtir un avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand la vie bascule…

Le nouveau roman de Frédéric Perrot met en scène un jeune homme qui vient de perdre ses parents et s’installe dans un vaste espace vide. Pour y faire son deuil et pour tenter de se construire un avenir avec une liberté retrouvée.

Ce roman, c’est d’abord celui d’un lieu. Un immeuble incendié, un propriétaire contraint à une vente aux enchères, et les parents du narrateur se retrouvent propriétaires d’une vaste plateforme au treizième étage d’un immeuble. 400m2 qu’ils se proposent de rentabiliser en y organisant des mariages, car la vue sur la ville y est imprenable. Mais cela ne suffit pas à éponger les dettes. Alors leur fantaisie transforme cette dalle de béton «en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. (…) Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons».
Pour leur fils, cet espace est synonyme de liberté, de fête, de création. Il y organise des boums, des matchs de foot, y échange son premier baiser. Une certaine idée du bonheur qui se voile brutalement quand il apprend la mort de ses parents. «J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé.» Ils avaient décidé de prendre un bain de minuit et avaient couru main dans la main vers la mer en oubliant la falaise qui les séparaient du rivage.
À compter de ce jour, la vie n’a plus eu de saveur. Mais il a bien fallu avancer. Alors, pas à pas, notre narrateur a cherché du sens à ses actions, un peu aidé par Tartuffe, le chien de ses parents, qu’il fallait bien promener. Il a démissionné, quitté son appartement, donné les clefs de sa voiture et s’est installé au treizième étage.
Vivre consistait alors à regarder le paysage, suivre l’eau qui s’infiltrait par la toiture, regarder pousser les plantes, marcher pieds nus. Ou encore essayer d’atteindre des endroits pointés au hasard depuis sa tour. Après le toit d’un gymnase, il s’est «retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition.» En collectionnant les lieux, il a atterri chez une vieille dame puis en répondant à une petite annonce, il a fait la connaissance de Sampras, joueur d’un tennis aux règles très particulières. Deux rencontres qui vont lui donner l’idée d’organiser un repas pour ses nouveaux amis. «Une armoire à glace en marcel, un chien aux poils hirsutes, une vieille dame en tenue de gala et un type aux pieds nus. Quatre solitudes réunies. Le début d’un peuple.»
Leurs extravagances réjouissent Mme de Marigneau qui lui confie alors combien elle apprécie sa façon de vivre: «C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi.»
Comme son personnage principal, Frédéric Perrot sait accompagner sa prose d’un brin de fantaisie et de très jolies formules que l’on voudrait toutes noter, comme «Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé» ou encore « Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis.» Cette chronique d’un deuil difficile à surmonter pourrait être une plongée dramatique vers la folie, mais par la plume allègre de son auteur devient un hymne à la vraie liberté. Celle qui ne nous enjoint pas de rester dans un cadre défini, mais celle qui n’est plus régie que par nos envies et nos désirs.

Ce qu’il reste d’horizon
Frédéric Perrot
Éditions Mialet Barrault
Roman
200 p., 19 €
EAN 978
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les parents extravagants font des enfants heureux et des jeunes adultes angoissés.
Le héros de ce livre adorait sa mère et son père qui ne se préoccupaient jamais de rien et ne connaissaient d’autre loi que l’éclosion de leurs plaisirs. Pour leur permettre de vivre comme ils le souhaitent, leur fils unique poursuit une carrière brillante et rémunératrice.
Un soir de pleine lune, le couple éprouve le besoin irrépressible de s’offrir un bain de minuit. Nus, ils courent vers la mer en riant aux éclats, oubliant qu’ils campent sur une falaise. Crucifié par ce deuil, notre héros abandonne du jour au lendemain son travail, son appartement et toutes ces habitudes qui donnent à chacun de nous la certitude de mener une existence satisfaisante.
Il s’installe au dernier étage d’un immeuble d’habitation, à même le béton d’un plateau vide que ses parents avaient acquis pour une bouchée de pain et qu’ils n’avaient jamais eu les moyens d’aménager.
Il décide de vivre désormais au hasard de sa fantaisie. Peut-on échapper à la société et remplir une existence sans avoir à affronter la moindre contrainte ?
Dans ce roman à l’humour débridé, Frédéric Perrot nous entraîne à la suite de cet homme déterminé qui fait preuve d’une extraordinaire imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
AOW


Frédéric Perrot présente son roman Ce qu’il reste d’horizon © Production Mialet-Barrault Éditeurs

Les premières pages du livre
« J’avais tout ce qu’il me fallait puisque je n’avais rien. Rien qu’on puisse me voler, rien à devoir à personne. C’est un luxe notable, je m’en suis rendu compte avec le temps. Si on me retirait tout, je ne perdrais rien. Y a t il plus grande richesse ?
Cette fortune durait depuis longtemps déjà, je ne comptais plus les jours, laissant tourner le compteur dans mon dos. Je me réveillais au chant du coq, passais mes journées à contempler le soleil et le monde qui fourmillait en contrebas. Je buvais un peu, lisais beaucoup. Je faisais des festins des légumes que j’avais moi-même cultivés et prenais des douches avec vue sur la ville entière, sans vis-à-vis. Plus que jamais je profitais de l’existence et du temps, ce sable qui file entre les doigts.

Près de quatre décennies plus tôt, un incendie ravageait les bureaux du dernier étage d’un immeuble d’habitation. Le propriétaire s’est vu contraint de tout raser pour les reconstruire, mais n’a jamais obtenu son crédit pour le faire. Pour éviter la banqueroute, il a fini par proposer son bien aux enchères. Mes parents ont assisté à la vente par hasard, en accompagnant un ami. C’était un jour de canicule, la plus importante depuis vingt-six ans. La salle était déserte. La seule personne présente somnolait au dernier rang, assommée par la chaleur. En entendant que la mise à prix débutait à un franc symbolique, mon père a jeté un regard amusé à ma mère, et il a levé la main. Voilà comment ils se sont retrouvés propriétaires d’un étage totalement vide. Quatre cents mètres carrés de rien. Un plateau de béton désaffecté pour un franc… et quelques dizaines de milliers d’impayés, compris dans le lot. Mais peu importe, ce coup du sort a été l’élan qu’ils attendaient pour redonner du sens aux jours. Ils commençaient à trouver les journées un peu longues, dans une vie qui en comporte si peu.
Quand ils ont découvert qu’il s’agissait d’un treizième étage, il fallait voir leur enthousiasme, deux adolescents, ni plus ni moins. Ils répétaient à qui voulait bien l’entendre que ça leur porterait chance. Ils n’avaient pourtant pas pour habitude de croire aux porte-bonheur ou aux grigris. Combien de fois les avais-je entendus dire : La chance, c’est toi et toi seul qui vas te la construire, mon garçon, sûrement pas le loto. Mais on venait de leur filer un ticket gratuit, alors ils ont délaissé leurs grandes théories, le temps d’y croire un peu.
Ils ont mis des mois à éponger les dettes, en y organisant d’abord des mariages low cost – un peu d’imagination suffisait à rendre cette dalle de béton accueillante, et le point de vue incroyable finissait par convaincre même les plus récalcitrants. L’architecture de l’immeuble était étonnante pour l’époque : les murs extérieurs du bâtiment, vitrés, donnaient l’illusion de leur absence. Il fallait pour y vivre ne pas avoir le vertige. Une excentricité de l’architecte qui baignait en permanence l’étage de lumière, grâce au panorama à trois cent soixante degrés de la ville. De là-haut, tout prenait de l’ampleur, la pluie, les orages, le défilé des voitures et la danse des arbres, le bruit lointain du monde.
Mes parents n’ont jamais eu les moyens pour lancer la reconstruction de l’étage, je ne suis pas sûr qu’ils en aient eu un jour le projet. Mais pour la première fois de leur vie ils étaient propriétaires. Alors ils l’ont gardé, comme un trophée.

En peu de temps, leur fantaisie a transformé cette dalle de béton en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. Des WC aménagés dans un coin, des dizaines de chaises pliantes et des tréteaux, des draps tendus et des vieilles lampes à franges suffisaient à donner vie à ce treizième étage. Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons, et voyant défiler les voisins du dessous, excédés par le bruit, à une vitesse démentielle. Jusqu’à ce qu’ils tombent sur ceux qui profiteraient avec eux de ces fêtes incessantes.
Ils ont fini par quitter leur travail respectif pour ne vivre que des revenus générés par la Plateforme. C’est comme ça qu’on l’a baptisée, au vote à main levée. C’était d’usage pour tout et n’importe quoi dans notre famille, tout se décidait ainsi. Comme on n’était que trois, deux voix suffisaient pour l’emporter : pain aux graines ou baguette tradition ? Balade au parc ou cinéma ? Rue de gauche ou rue de droite ? Pour tous les sujets, si on voulait convaincre, il fallait développer un argumentaire, savoir énoncer clairement son point de vue. Opter pour l’achat d’un cerf-volant plutôt qu’un ballon de foot pouvait nous mener à des diatribes délirantes et spectaculaires. Le résultat, finalement, importait moins que la ferveur pour y parvenir.
Le week-end, ma mère nous lançait souvent des « Ça vous dirait de peindre ? », je levais la main, elle aussi, et on partait à la Plateforme avec des pinceaux et des pots de peinture, et on dessinait des fresques gigantesques sur le sol, des après-midi entiers. Quelquefois pour des occasions particulières, souvent pour notre plaisir personnel. Depuis cette acquisition, le plaisir et la joie étaient devenus leurs seuls guides. Si mes parents avaient été des églises, on se serait empressé de leur graver sur le front cette phrase maintes fois répétée : La norme n’a d’autre forme que celle qu’on veut bien lui donner.
En pleine semaine, à l’heure du dîner, il n’était pas rare que mon père lance « Allons dîner dans les nuages ». Alors on se chargeait d’un nécessaire à pique-nique et on se rendait au treizième étage. Il fallait voir ça, cette excitation en installant les tréteaux près des baies vitrées, face aux lumières de la ville, un ciel étoilé à nos pieds. Chacun de ces dîners, chacun de ces passages à la Plateforme, était des vacances improvisées. Plus besoin de Villers-sur-Mer, de Fréjus ou de Pleubian. On avait ça.
J’ai organisé là-bas mes premières boums, des anniversaires, des parties de foot avec les gars du quartier. Quelques traits à la craie suffisaient à tout changer, à délimiter chaque fois un nouvel espace de jeu. L’imagination est la plus grande des bâtisseuses.
J’y ai décroché mon premier baiser. Une Élodie, impressionnée par cet espace gigantesque dans lequel j’avais allumé des dizaines de bougies, m’a trouvé romantique et, pour la première fois, des lèvres se sont posées sur les miennes. J’ai vite compris que cette dalle de béton était un avantage sur les autres garçons. Je ne m’en suis pas privé quand elle m’a quitté pour un autre. Avec plus ou moins de succès selon les tentatives – les sentiments sont une science hasardeuse – je prenais du galon à mesure qu’on gravissait les étages. Des cloisons, montées par mon père autour de la cage d’ascenseur, créaient l’illusion d’un hall d’entrée donnant sur quatre appartements. Quand j’ouvrais une des portes, toujours la même réaction : bouche bée et yeux écarquillés.
J’ai pris ma première cuite là-bas, après une soirée trop arrosée pour célébrer l’obtention de l’inratable brevet des collèges. L’étage s’était alors transformé en plateforme vacillante, une toupie tournant sur son axe à toute allure, des ados dégueulant sur sa dalle.
J’y ai fumé mon premier joint, aussi, avec un Mathieu. On a tellement ri ce jour-là que la ville entière a dû nous entendre. Comme on était haut perchés et les nuages bas, certains ont dû se dire que Dieu se foutait de leur gueule.

Je n’ai jamais souffert de l’exubérance de mes parents, au contraire, elle m’a inspiré, elle a fait de ma jeunesse un joyau, du genre brillant et coloré. On a dérivé ensemble dans ce monde fantaisiste et joyeux, un paradis pour enfants. J’ai lu plus de bouquins que n’importe quel gosse, me suis endormi au bruit de centaines de concerts, ai visionné des films par milliers. Avant mes dix ans, j’avais une culture de vieillard, je pouvais réciter par cœur les dialogues des films de Sautet, je connaissais toutes les chorégraphies de Chaplin et considérais Klimt comme un frère. J’étais capable de réparer une plomberie défaillante, de bricoler un meuble cassé. Et mes bateaux en allumettes, oui mes bateaux en allumettes conception maison qui venaient chaque semaine agrandir l’impressionnante collection de mon chantier naval. Je les faisais naviguer contre vents et marées, des jours entiers, sur la moquette de ma chambre. La seule contrepartie à tout ça, c’était mon ennui abyssal à l’école. Tout était fade, à côté de ce que mes parents m’apprenaient à leur manière.
J’y ai vécu des moments inoubliables et des joies indélébiles, mais avec l’âge, mon intérêt pour cet étage s’est altéré. J’ai fait un pas de côté, et puis des centaines d’autres. Il m’a fallu prendre de la distance pour me construire une vie, un avenir. Devenir adulte puisque mes parents refusaient de le faire. J’ai dû trouver un travail qui me permette de m’assumer et, occasionnellement, d’éponger leurs dettes et leurs excès : les événements organisés à la Plateforme finissaient par leur coûter plus cher que ce qu’ils leur rapportaient. Chacun de mes avertissements redoublait leur cadence, mon père jurant que si tout devait s’arrêter bientôt, il préférait profiter à fond.
Mais peu importe, je leur devais bien ce juste retour des choses, maintenant que j’étais adulte : prendre à ma charge quelques-unes de leurs fins de mois, les laisser donner à leur norme la forme qu’ils voulaient. J’avais un travail qui me permettait de les combler de plaisir et de joie, comme ils l’avaient fait avec moi. Je l’ai fait de bon cœur, pour qu’ils continuent leurs excès.

C’est arrivé un mardi. Un matin comme un autre, doté d’un ciel bleu tout à fait délicat. Ils sont morts cette nuit. On me l’a annoncé par ces mots. Une amie de mes parents qui était avec eux en vacances. Je n’ai rien entendu d’autre que cette phrase :
Ils sont morts cette nuit.

J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé. J’ai fait le calcul plusieurs fois, pour ne pas me tromper. Pendant des heures, j’ai disserté sur l’étrangeté de ce temps passé pour parler d’eux : passé composé, imparfait, plus-que-parfait, j’ai tout essayé. Ces temps ne leur allaient pas. J’ai décidé de parler d’eux au présent, à l’avenir, ce serait plus harmonieux à l’oreille.
Ils sont morts en sautant d’une falaise, totalement ivres, à soixante-sept et soixante-dix ans. Le plaisir et la joie auront eu raison d’eux, ils les auront guidés tout droit vers leur perte. Les témoins les ont décrits main dans la main, courant nus vers la mer pour un bain de minuit, oubliant la falaise qui les en séparait. Je me rassurais en me disant qu’ils étaient partis heureux et souriants, plus que jamais ensemble. Mais leur départ avait creusé un vide béant, une solitude qui résistait à la présence des autres. Chaque sourire me rappelait leur absence, chaque réjouissance, chaque bonne nouvelle. La mort fait du moindre détail un rappel ostentatoire de ceux que vous aimiez.
Je n’ai pas assisté à leur enterrement, c’était bien trop triste. Et puis ça ne leur ressemblait pas, mourir. Ils ont des têtes à sourire, boire, chanter, crier, bouffer, aimer, jardiner, faire des clins d’œil et des pâtes, prendre des bus, applaudir, peindre, faire des ombres chinoises avec leurs mains, des doigts d’honneur. Je préférais rester sur ça, plutôt que laisser déteindre sur eux l’image d’un enterrement, un préfabriqué, des cravates noires et des discours préécrits, des gueules cernées, des « Le temps va t’aider, tu verras » ou encore des « C’est toujours les meilleurs qui partent en premier ».
Ils ont dû apprécier que je ne suive pas les convenances, que je m’acquitte de cette célébration sans panache. Le jour de la cérémonie funéraire, je me suis simplement rendu au treizième étage avec une enceinte, et j’ai diffusé en boucle « La Bambola » de Patty Pravo, qu’ils adorent. Je les ai imaginés là, dansant tous les deux pendant des heures, les yeux fermés et le sourire aux lèvres, et c’était bien. Je n’ai pas versé une larme, j’ai tenu bon. Pleurer, c’eût été me résoudre à leur départ, et cette idée ne me convenait pas.
J’ai fait la fête avec eux jusque tard dans la nuit. Je m’en suis sorti avec une bonne barre au crâne le lendemain, et quelques courbatures d’avoir dormi enroulé dans un drap, à même le sol. Mais ça valait la peine, c’était un bel hommage.
C’est Tartuffe, le berger australien de mes parents, qui m’a sorti du sommeil en me léchant le visage. Une cousine me l’avait déposé la veille, pour que je m’en occupe jusqu’à ce qu’elle lui trouve une famille d’adoption – je n’avais ni la vie ni l’appartement pour le garder. En ouvrant les yeux sur la Plateforme, la joue pleine de bave, j’ai immédiatement été happé par cette vue panoramique sur la ville dont j’avais presque oublié la splendeur. Je suis resté un temps, là, sans bruit sans bouger, à admirer ce papier peint de ma jeunesse.
La mort, j’ai pu m’en rendre compte les jours suivants, n’embellit rien. Je ne trouvais pas d’exemple de ce qu’elle pouvait sublimer. Elle met simplement un voile noir sur tout et tout le monde, une tristesse collante et poisseuse. La mort tue, voilà tout ce qu’elle fait. À voir son allure basse et les soupirs qu’il poussait en permanence, Tartuffe semblait d’accord.
Il paraît que le temps permet de tolérer un peu la douleur, que des mécanismes lointains, inutiles jusqu’alors, se mettent en branle pour vous faire avancer. Je me suis efforcé d’y croire, un peu.

Je n’ai pas trouvé le courage de vendre la Plateforme. J’ai d’abord ambitionné d’engager une entreprise pour continuer d’y organiser des soirées, mais je n’ai rien fait. On fait moins de mauvais choix quand on n’en fait aucun.
En rentrant du travail, je découvrais chaque soir le cadavre d’un coussin éventré, un pied de chaise bousillé ou une flaque de pisse sur le tapis du salon. J’avais beau expliquer à Tartuffe que les chaises et les coussins n’étaient en rien responsables de la situation, il persistait. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour ce chien, mais le contexte particulier de notre rapprochement ne jouait pas en faveur de nos atomes crochus. Il paraît que Tartuffe avait commencé la course vers la falaise avec mes parents, et qu’il s’était arrêté juste avant le grand saut, comme désireux de prolonger un peu sa soirée. Je regrettais qu’il n’ait pas eu la bonne idée de les convaincre de faire comme lui. Je crois que je lui en voulais un peu, pour ça.
Quand, une semaine plus tard, ma cousine est revenue le chercher en s’exclamant qu’elle avait trouvé une famille d’adoption, je n’ai pas pu réprimer un soupir de soulagement. Mais il a refusé de sortir, il s’est planqué sous la table. Il a feint un état d’inconscience assez peu convaincant. La cousine a d’abord tenté de le traîner sur le dos, puis elle a été obligée de le porter jusqu’à l’ascenseur. Il m’a jeté un regard qui disait : Je vais sans doute finir dans une famille qui me battra et me rendra malheureux jusqu’à la fin de mon existence, est-ce que tu es bien certain que c’est ce que tu souhaites ? Tout ça rien que dans ses deux prunelles.
La douleur dans ma poitrine, quand je l’ai vu disparaître dans l’ascenseur, je ne sais pas, je ne l’ai pas supportée. J’ai couru jusqu’au compteur général de l’immeuble et j’ai coupé l’électricité. C’est le premier réflexe qui m’est venu. À cet instant, s’il y avait eu un bouton pour arrêter le monde entier, je l’aurais pressé sans hésiter.
Le temps que je réfléchisse, ma cousine est restée bloquée dans l’ascenseur. À travers les portes, je lui criais que je faisais mon possible pour réparer la panne et, quelques minutes plus tard, j’ai réactivé le courant et je l’ai accueillie à la sortie de l’ascenseur, faussement effaré par ce signe du destin qu’on ne pouvait ignorer. Elle m’a regardé avec des yeux ronds – j’aurais fait pareil, franchement – et elle a fini par lâcher la laisse. Tartuffe s’est précipité dans l’escalier avant que je change d’avis.

J’ai eu des histoires d’amour depuis le premier baiser d’Élodie, bien sûr. Des passions, des ruptures. Parmi elles, une relation plus durable que les autres, avec une Sylvie : six années de vie commune qui se sont terminées en trois minutes. La loi des rationalités ne joue pas toujours en notre faveur.
Je n’avais jamais eu de difficulté à faire des rencontres, mais depuis quelques semaines, rien ni personne ne parvenait à éradiquer cette ronce dans ma poitrine. Aucune des femmes que je rencontrais ne semblait assez charmée par ma mélancolie pour que ça perdure. Je n’étais soudain plus capable de ça : bâtir des amours, élaborer des amitiés. Je n’étais plus certain de ma valeur, ni de celle des autres. Je passais mon temps à regarder le monde distraitement, à travers des vitres : fenêtres de train, hublots, pare-brise de voiture, je n’étais pas regardant sur l’épaisseur ou la qualité, tant que ça me permettait de m’évader. Loin.
Je n’ai conservé de l’enfance qu’une amitié authentique : Anita. Jamais nos lèvres ne se sont effleurées, jamais d’ailleurs l’idée ne nous a tenté. Un lien solide s’est forgé dans cet irréfutable constat. Dès le plus jeune âge, sans arrière-pensée, on a partagé larmes et allégresse, fous rires et désillusions. À peu près tout ce qui consolide une amitié durable.
Ces temps-ci, elle me répétait que j’avais mauvaise mine, qu’il fallait que je fasse quelque chose. Je me contentais d’afficher un air surpris et le minimum syndical des sourires, et je changeais de sujet. Elle était très prise par son nouvel enfant, ça me laissait quelques longueurs d’avance. J’étais le parrain de son fils aîné. Cette année-là, j’oubliai son anniversaire pour la première fois.

Je n’ai jamais vraiment aimé mon travail, mais je m’y suis toujours rendu sans rechigner – si on commence à remettre en cause les nécessités, on ne s’en sort plus. J’ai tout remis en question : mon travail, mon bureau, mon choix de cravate. À tel point qu’un matin, qui ressemblait pourtant à s’y méprendre à tous les autres, j’y suis allé à reculons. Au sens propre. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Par jeu sans doute. Pour avoir un point de vue différent de celui que j’avais depuis douze ans. Je me suis pris des murs et des injures, voilà tout ce que ça m’a apporté, rien de probant. Mais pour la première fois, j’acquérais la certitude que cette dose d’adrénaline, ce changement de perspective, manquait cruellement à mon quotidien. Un quotidien dans lequel il fallait au minimum se délester de cinq euros dans une fête foraine pour espérer quelques frissons.
Plus que jamais, dans une danse inconsciente du pouce, je swipais à gauche, swipais à droite, et rafraîchissais les feeds de mes réseaux sociaux. Quand un signe rouge ou une étoile bleue apparaissait dans mes notifications, j’avais chaque fois comme un sursaut qui s’éteignait dans un profond sentiment de pourquoi. Un like sur une photo de mes pieds face à la mer ne suffisait plus à relancer mon pouls. Je me sentais vieux avant l’heure, ou jeune trop tard. Au bureau, il m’arrivait de plus en plus fréquemment de m’enfermer dans les toilettes, en suffoquant. La seule manière d’en sortir était de jouer au tennis sur mon téléphone, et de gagner ma partie. Sinon, j’arrivais à m’en convaincre, je mourrais dans d’atroces souffrances.
Ma logique perdait doucement en consistance. Tout comme mon désir, qui ne parvenait plus à ériger quoi que ce soit de tangible. J’avais au ventre une incapacité aux autres et au monde, qui proliférait.
« Ça va passer, me disais-je, ça va passer… » Et j’ai vécu mes journées ainsi pendant des semaines encore.

Ce sentiment de ni quoi ni qu’est-ce s’est intensifié. À mon insu, un oiseau noir faisait son nid, brindille après brindille. Pendant que je m’efforçais de tenir debout, il bâtissait son empire d’épines au-dedans. Je réussissais encore à sourire, à donner le change au travail, à accepter les ordres contradictoires de mon supérieur hiérarchique. Chaque geste du quotidien devenait une contribution de plus à cette masse d’absurdités que forme parfois l’existence. Je commençais à remettre en question tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi, à vrai dire. Qui a décidé qu’une heure serait composée de soixante minutes ? Pourquoi les sens interdits sont rouges, et non émeraude ou parme ? Qui a décrété qu’il fallait dormir la nuit et vivre le jour ?
Je continuais mes trajets à reculons et faisais des progrès fulgurants : je descendais l’escalier en trottinant, m’engouffrais dans les ascenseurs au simple bruit que faisaient les portes en s’ouvrant dans mon dos, slalomais entre les passants avec l’aisance d’un skieur hors piste.
Je prescrivais à chaque journée un changement anodin, souvent absurde. Tous les soirs par exemple, je programmais mon réveil une minute plus tard que la veille. Cette légère modification m’obligeait à accélérer la cadence de ma préparation. Au bout d’une semaine, pour rattraper mon retard, j’étais forcé de me laver les dents en nouant ma cravate, de boire mon chocolat chaud en enfilant mes chaussettes. Je riais déjà de l’improbable chorégraphie qu’il me faudrait mener dans dix jours à peine.
Tout était bon pour occuper mon esprit.

J’ai marché, maladroit et chancelant, jusqu’à ne plus pouvoir faire un pas. Un samedi de février, sur un trottoir inondé de pluie, je me suis arrêté. Net.
Ça y est, je n’étais plus heureux.
J’étais immobile, au milieu de la rue, sous le crachin, accusant le coup de mon propre constat, soudain et tranchant, non négociable. »

Extraits
« Voilà comment je me suis retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition. Comme on accumule les timbres, je collectionnais les lieux. Mon arrivée dans les bureaux d’un immeuble d’entreprise, en pleine semaine, me confirma le bien-fondé de mon changement de cap. S’ils avaient eu le temps de lever les yeux dans leur inutile empressement, les employés de cette société de je ne sais quoi se seraient demandé ce que je foutais là, figé dans le couloir, à les observer, pieds nus, la quarantaine approchant. » p. 66

« — C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi. Si ça devait m’arriver un jour, je voudrais qu’on me célèbre comme tu le fais toi, en riant, en dansant, en criant, en baisant s’il le faut. Fais confiance à ce que tu as là, et uniquement là, a-t-elle conclu en pointant mon ventre de son doigt brindille, et ne te laisse jamais guider par autre chose que cette ferveur, c’est tellement beau… » p. 90

« Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé. » p. 98

« Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis. » p. 109

À propos de l’auteur
PERROT_Frederic_DRFrédéric Perrot © Photo DR

Frédéric Perrot est scénariste et réalisateur au sein d’un duo qui sévit sous le nom de Najar & Perrot. Après Pour une heure oubliée (2021) et Cette nuit qui m’a donné le jour (2022), il publie Ce qu’il reste d’horizon (2023). (Source: Éditions Mialet Barrault)

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L’Avantage

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En deux mots
Dans la vie de Marius, il y a qu’une sorte de vide existentiel qu’il essaie de remplir en disputant un tournoi de tennis. Hébergé chez les parents de Cédric, son ami et partenaire, dans une villa du sud de la France, il promène sa mélancolie des courts aux bars. Pas vraiment de la graine de champion…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La vie, comme un tournoi de tennis

Thomas André a su profiter d’un Master de création littéraire pour peaufiner un premier roman très original. Construit tout au long d’un tournoi de tennis, il dresse un sombre portrait de notre jeunesse.

Marius passe des vacances dans le sud de la France avec ses amis Alice et son frère Cédric, les enfants de Maud et Georges. Dans leur maison avec piscine, le temps s’écoule agréablement, tous les occupants profitant des journées ensoleillées pour ne pas faire grand-chose sinon manger, boire (plutôt beaucoup) et se reposer. Alice doit mettre la main à son mémoire et les garçons participent à passent des tournois de tennis. Marius se révèle être un adversaire redoutable, notamment pour Cédric qui, après une nouvelle défaite face à son ami, entend arrêter le tennis. Est-ce seulement sur le coup de la déception qu’il a affirmé cela, lui qui gamin « s’était dégoté une raquette et s’était mis à taper furieusement la balle contre le mur du garage et avait joué comme ça, contre lui-même, plusieurs années d’affilée ». Puis Marius avait débarqué. « À partir de là, on avait passé des heures ensemble sur le court, à se mesurer l’un à l’autre. J’ai souri en repensant à tout ça, et je me suis demandé ce que je serais devenu si, à l’époque, je n’avais pas rencontré ce garçon possédé par le tennis qui, plein d’assurance, m’avait entraîné dans son sillage. »
Après une virée à la plage, une sortie en mer pour du ski nautique et une tournée au casino et dans les bars, le sujet est oublié. Il faut reprendre le chemin des courts, il faut s’entrainer pour avoir une chance de progresser dans le tableau. Mais dans ce sud qui incite davantage au farniente Cédric et Marius vont continuer à jouer avec le feu. Et si Marius passera tout près de la correctionnelle en arrivant en retard et encore passablement secoué, Cédric manquera carrément le virage.
Voilà toute l’attention reportée sur le seul Marius dont les prestations commencent à retenir l’attention d’un fan-club et de la bande des argentins qui tous les étés viennent encaisser les primes des tournois, eux qui sont les maîtres de la terre battue.
On l’aura compris, les matches de tennis qui se succèdent sont pour Thomas André la métaphore de ces jeunes vies qui réussissent quelquefois des points gagnants venus d’ailleurs, mais qui pour la plupart vont déraper, faute de motivation, faute de concentration. Du coup, l’enjeu n’est pas savoir si Marius va remporter le tournoi, mais s’il va parvenir à remplir une vie qu’il semble davantage regarder passer que prendre à bras le corps. De ce point de vue, l’épilogue ne laisse guère place à l’optimisme. Même si…

L’avantage
Thomas André
Éditions Tristram
Roman
160 p., 17 €
EAN 9782367190808
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, dans le sud de la France où séjourne le narrateur, venant de Lens. On y évoque aussi Paris et Buenos-Aires.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Marius a seize ans, ou peut-être dix-sept. Il participe à un tournoi de tennis, l’été, dans le sud de la France. Il vit chaque partie avec une intensité presque hallucinatoire, mais le reste du temps, dans la villa où il séjourne avec ses amis Cédric et Alice, rien ne semble avoir de prise sur lui. Il se baigne. Il constate qu’Alice rapproche de lui ses jambes nues. Il accompagne Cédric le soir dans tes bars de la ville.
Les événements se succèdent, moins réels que le vide qui se creuse en lui, jour après jour. Jusqu’à ce que Marius retrouve, sur l’immuable rectangle de terre battue, un nouvel adversaire…

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
DIACRITIK (Christine Marcandier)
Blog Cultures sauvages
Canal + (Augustin Trapenard)
Culturopoing
Trends-Tendances – Le Vif
France bleu (Le coup de cœur des libraires)
Blog shangols 
Blog L’Espadon
Blog Baz’Art 
Le blogue de Tilly 

Les premières pages du livre
« Je n’arrivais pas à exister. Il allait me prendre mon service encore une fois et plier le match en deux sets. Mais qu’est-ce que je pouvais faire, Ça jouait trop vite pour moi.
Sur ma ligne, j’ai fait rebondir la balle trois ou quatre fois avant de servir. J’ai forcé sur mon bras et c’est sorti d’un bon mètre. J’ai poussé ma deuxième dans le terrain et il a retourné long. Il m’agressait dès la première frappe. Il cherchait à venir au filet, sans se précipiter. J’ai insisté sur son revers, en essayant de varier les trajectoires, mais ça ne servait à rien. Il a accéléré long de ligne, s’est engouffré dans le terrain et a claqué son smash. Voilà, ça faisait déjà 3-1, c’était bientôt fini.
Je lui ai renvoyé les balles et j’ai croisé le regard de Cédric derrière le grillage. Il a mis ses mains en haut-parleur et m’a crié de me secouer, que je n’étais pas un punching-ball. J’ai détourné le regard. Je m’en foutais de perdre, peut-être même que j’en avais envie. Le soir commençait à tomber. Il faisait toujours aussi chaud, mais les couleurs avaient perdu de leur superbe. La terre battue était fatiguée sous nos pieds, sèche et toute pâle. Elle ne collait même pas à nos semelles, elle se contentait de cramer sous le soleil. On aurait dit de la poussière.
Sur son service, il a continué sur le même rythme. Il utilisait son chop pour me couper les jambes, trouvait toujours de la longueur, des angles, Je me sentais dépassé, comme un nageur emporté par le courant. À 40/30, il m’a mis au supplice en coup droit, avant de conclure le point sur une amortie sortie de nulle part. Je n’ai même pas essayé de courir, c’était trop bien touché,
Je me suis assis sur mon banc et j’ai étendu les jambes. Mes chaussettes étaient pleines de terre battue. Il y avait des mouches qui me volaient autour, attirées par la chaleur de mon corps. J’ai remarqué que l’ombre commençait à se déployer sur le bord du court. Bientôt, l’atmosphère deviendrait presque respirable. Je pouvais peut-être essayer de tenir jusque-là, pour voir. Je me suis essuyé les paumes sur mon tee-shirt et j’ai bu une gorgée d’eau. Elle était tiède, ça m’a donné envie de vomir.
J’ai servi mollement, sans plier les jambes, et j’ai commencé à refuser le jeu, juste mettre la balle dans le court, encore et encore. Il ne s’est pas démonté, il a essayé d’ouvrir lentement une brèche dans ma défense. Je me contentais de jouer long, sans mettre d’intensité. D’un coup, je suis venu au filet et j’ai arraché le point comme ça, par surprise. Je me suis replacé l’air de rien, et j’ai servi une première balle bien cotonneuse. Plutôt que de me rentrer dedans, il a retourné en slice. J’ai accéléré et son passing a fini dans le couloir.
Sur balle de jeu, 1l s’est mis à jouer comme moi. Il y avait de la tension sur le court maintenant. On a frappé la balle une vingtaine de fois chacun, avant qu’il craque en coup droit. J’étais peut-être plus patient que lui. J’ai renvoyé les balles par-dessus le filet et j’ai jeté un coup d’œil sur le bord du court. L’ombre, oblique, se rapprochait déjà de la ligne intérieure du couloir.

On est arrivés à 30/A. Entre chaque point, il replaçait sa tignasse rousse dans son bandeau. Il prenait tout son temps avant de servir. On tenait chacun notre ligne sans reculer d’un pas. Rompant la monotonie de l’échange, il est venu au filet d’un chop furtif. J’ai joué mon passing en demi-volée et, au dernier moment, il a dérobé sa raquette pour laisser passer la balle. Elle a plongé juste devant la ligne de fond, il n’y avait rien à dire. C’était le genre de point qui fait basculer un match. Je me suis penché en avant pour attendre son service. Il a tenu longtemps, dans la diagonale revers, avant de craquer une nouvelle fois.
Je suis retourné sur mon banc. Cédric a essayé de se glisser dans mon champ de vision mais j’ai enfoui mon visage sous ma serviette. Je ne voulais pas de ses encouragements. Je me sentais trop fatigué, je n’avais pas envie de continuer à me battre. Juste quelques mètres d’ombre encore, et puis terminé.
Les points duraient longtemps maintenant. Il m’a fait cavaler d’un coin à l’autre du terrain avant de me perforer en coup droit. Derrière, il s’est ouvert le court au service et m’a mis à deux mètres de la balle. Il avait l’air d’avoir repris du poil de la bête pendant le changement de côté. Son tennis avait retrouvé toute sa fougue, tout son allant. J’ai joué trop court à nouveau, et il m’a puni en deux coups de raquette.
J’essayais de tenir l’échange, mais c’était peine perdue, il jouait trop vite, trop long, je n’avais pas le temps. Il m’a travaillé côté revers, bombant les trajectoires, puis son slice est venu s’échouer juste dans l’angle du carré de service. Les deux pieds dans le court, il m’a tranquillement ajusté dans le contre-pied.
Je suis allé voir la marque et je l’ai effacée du bout de la semelle. Je savais qu’elle était bonne, je voulais juste reprendre un peu mon souffle. Je suis retourné me placer d’un pas traînant. L’ombre avait gagné toute une partie du terrain maintenant, mais comme on avait changé de côte, je continuais à griller dans le soleil. J’ai suivi un court croisé au filet et il m’a lobé d’un coup de poignet. Rien de ce que Je faisais ne pouvait le surprendre. Il a lâché son service sur le T et mon retour est resté dans ma raquette. On s’est serré la main et j’ai fourré mes affaires dans mon sac. Je n’ai toujours pas regardé dans la direction de Cédric qui entrait sur le court. Il s’est arrêté pour dire un mot à mon adversaire et s’est approché de moi. J’ai levé la main de mauvaise grâce et il a tapé dedans avant de m’ébouriffer les cheveux. Ce sera pour la prochaine fois, il a dit. C’est ça, J’ai fait.
Dans le club-house, on a bu un verre tous les trois. Je n’avais pas tellement envie, mais ils ont insisté pour que je prenne une bière. Mon adversaire nous a demandé ce qu’on faisait dans le coin. Pendant que Cédric lui racontait nos vies, lui n’arrêtait pas de gratter son début de barbe, comme si elle le démangeait. Il nous a expliqué qu’il habitait la région depuis quelques années. Il avait raccroché les raquettes petit à petit — le boulot, la vie quoi — mais l’année dernière, comme ça, sans crier gare, il avait eu envie de s’y remettre. Après avoir dit ça, il a laissé planer une espèce de sourire et il a fouillé dans ses poches à la recherche de ses cigarettes. Cédric en a accepté une et ils sont allés la fumer dehors, pendant que je restais seul à finir ma bière. J’ai observé un peu mon reflet dans le miroir moucheté de noir, derrière le bar. J’étais vraiment pâle, malgré le sang qui mt battait aux tempes. La juge-arbitre, occupée à mettre des bouteilles de Coca au frigo, m’a regardé d’un drôle d’air. Elle a eu l’air de vouloir dire quelque chose, mais finalement elle s’est ravisée.
Dans la voiture, j’ai regardé défiler le paysage. Les champs étaient marron et jaunes autour de nous. Il y avait une sorte d’intensité dans l’air, comme s’il était surchargé de lumière. Cédric, le coude sur l’appui de fenêtre, n’arrêtait pas de parler. J’ai allumé la radio et j’ai monté le volume. T’es passé à ça, il a dit. Mais non, j’ai dit, ça jouait trop vite pour moi. Il a continué à me jeter des regards à la dérobée, tout en prenant les virages sans jamais ralentir. Regarde la route, j’ai dit, j’ai pas envie de finir dans le ravin.
On s’est engagés dans les hauteurs. Les pins parasols nous protégeaient de la lumière rasante du soir. Cédric a enlevé ses lunettes de soleil et les a rangées dans la boîte à gants. Il a dérapé dans l’allée de gravier et a arrêté la voiture à cinq centimètres de celle de son père.
J’ai fait le tour de la maison pour aller m’asseoir sur la terrasse. Alice était en train de nager. Elle portait son maillot vert et des lunettes de piscine. Elle avait l’air très sérieuse, dans l’eau. Je me suis enfoncé dans le transat et j’ai commencé à l’observer. Elle nageait un crawl régulier, prenant soin du moindre de ses mouvements. Moi, je sentais tous mes muscles fatigués, j’avais la tête qui bourdonnait. Quand elle est remontée à l’échelle, elle dégoulinait de partout. Elle a essoré ses cheveux et m’a éclaboussé en me faisant une bise, même ses joues étaient mouillées. Je me suis essuyé du revers de la manche pendant qu’elle s’asseyait à côté de moi. Une guêpe est venue vrombir autour de nous, elle a essayé de la chasser en agitant la jambe. Tu veux boire quelque chose? Je n’ai pas eu le temps de répondre, elle était déjà partie nous chercher du rosé. Il était tellement frais que ça faisait de la buée sur nos verres. On les a fait tinter l’un contre l’autre et Alice a plongé ses lèvres dedans. J’en ai bu une gorgée aussi, c’était sucré et comme acidulé sur ma langue.
On n’attendait que vous pour diner, a dit Georges en désignant la table. C’était du poulet froid, de la salade et beaucoup de vin. À chaque fois que j’avais fini mon verre, Georges me resservait. On mangeait sur la terrasse, toutes lumières éteintes pour éviter d’attirer les moustiques, mais Ça ne servait à rien. Ils nous piquaient partout, les jambes surtout. »

Extraits
« Sandra est venue à ma rencontre. Bah alors, qu’est-ce que tu fous? elle a dit. Derrière elle il y avait un grand type tout maigre et c’était mon adversaire. Sur le terrain, il balançait des coups droits dans tous les sens et moi, pris au dépourvu, je jouais beaucoup trop court pour l’inquiéter. J’étais encore tout gluant de sommeil et il fallait courir partout sur le terrain. Ça faisait déjà 2-0 pour lui. Il jouait bien, cette fois j’allais enfin me faire battre. Je me suis quand même concentré pour mettre quelques jeux. Je suis revenu à 2-1. Il faisait les points gagnants et les fautes, et moi, de la figuration. Bizarrement, ma gueule de bois n’était pas si terrible. C’était presque agréable. Quand j’étais sur la balle, je tentais un passing, sinon tant pis. Mais il n’est pas parvenu à se détacher et même à 4-4, j’ai pris l’avantage. Je suis monté à contretemps, j’ai serré le jeu en coup droit, et j’ai mis mon service blanc. À 5-4, 30/A, il a fait une double faute et je n’ai pas réalisé tout de suite que j’avais balle de set. J’ai retourné dans le court, et il a fait une nouvelle faute.
J’étais un peu gêné en me rasseyant sur mon banc. J’avais gagné le premier set sans le faire exprès. »

« J’ai mis un sachet dans le fond de ma tasse, avant de verser l’eau chaude. Je me sentais fatigué, mais mon cerveau continuait de vrombir. Je me suis brûlé la langue en buvant la première gorgée et, en attendant que ça refroidisse, je me suis assis sur le bord de la piscine. Il y avait des petites bestioles qui flottaient à la surface. J’en aidé une à sortir, en la recueillant dans ma paume. Elle s’est secouée et s’est envolée. J’aurais bien aimé que la chouette se manifeste mais elle n’était toujours pas là. »

« Quand j’étais gamin, je n’arrêtais pas de perdre des matchs pourtant faciles sur le papier. Un jour, j’avais peut-être douze ans, mon coach m’a dit que j’étais une fiotte et j’avais commencé à pleurer, devant lui. »

« Mon ombre est toujours là, sur le court, avec moi. Elle s’étire même davantage à mesure que le soir tombe. Chaque fois que je frappe la balle, je la voir accomplir exactement le même geste que moi. On pourrait presque croire que c’est elle qui joue, elle qui existe, que moi je ne suis personne, rien d’autre qu’un double indistinct, sans texture. »

« Comme je ne bougeais pas, elle a continué à me parler de Cédric. Déjà, gamin, il était intenable. Un beau jour, il s’était dégoté une raquette et s’était mis à taper furieusement la balle contre le mur du garage. Ça résonnait dans toute la maison. Il avait joué comme ça, contre lui-même, plusieurs années d’affilée, jusqu’à ce que je débarque. À partir de là, on avait passé des heures ensemble sur le court, à se mesurer l’un à l’autre. J’ai souri en repensant à tout ça, et je me suis demandé ce que je serais devenu si, à l’époque, je n’avais pas rencontré ce garçon possédé par le tennis qui, plein d’assurance, m’avait entraîné dans son sillage. » p. 65

À propos de l’auteur
ANDRE_Thomas_©philippe_matsasThomas André © Photo Philippe Matsas

Thomas André a vingt-neuf ans. L’Avantage est son premier roman. (Source: Éditions Tristram)

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La soustraction des possibles

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RL2020  coup_de_coeur

Finaliste Grand Prix RTL/Lire
Finaliste Grand Prix des Lectrices ELLE
Sélection Prix Relay des Voyageurs-lecteurs
Sélection Prix Le Point du polar européen
Sélection Prix des lecteurs L’Express/BFMTV
Sélection Prix Alexandre-Vialatte
Sélection Prix Nice Baie des Anges
Sélection Prix des Romancières
Sélection Prix du Làc

En deux mots:
Aldo et Svetlana en ont assez d’être au service de la belle société genevoise. Ils ambitionnent de réussir un grand coup et d’empocher cet argent qu’ils transportent semaine après semaine jusqu’aux coffres des banques suisses. Leur heure de gloire est-elle arrivée ?

Ma note:
★★★★★ (coup de cœur, livre indispensable)

Ma chronique:

Les eaux troubles du Léman

Attention, chef d’œuvre! La soustraction des possibles est LE livre à lire, surtout quand on a un peu de temps devant soi car, quand vous l’aurez commencé, vous ne pourrez plus lâcher cette merveille.

Joseph Incardona nous avait laissé avec un roman riche de promesses autour d’un thème très original. Dans Chaleur il nous racontait un extraordinaire championnat du monde de sauna. Des promesses qu’il fait bien mieux que concrétiser avec ce roman que l’on aimerait d’emblée affubler d’une belle guirlande d’adjectifs, à commencer par addictif. Mais on y ajoutera aussi fascinant, érudit, puissant, prodigieux, intense, inoubliable. Bref, La Soustraction des possibles fait partie des rares titres qui à mon sens ne doivent manquer dans aucune bibliothèque. Il répond en effet à tous les critères que j’ai définis pour cela: la lecture doit être agréable, l’ouvrage doit enrichir notre culture en s’appuyant sur le réel et les personnages doivent marquer notre mémoire.
Mais cessons de vous faire languir et venons-en au récit qui s’ouvre sur une leçon de tennis donnée par Aldo Bianchi à Odile. Les leçons de tennis particulières sont pour le presque quadragénaire l’occasion d’approcher la gent féminine et notamment les bourgeoises délaissées par leurs maris. En mettant Odile dans son lit, il cherche à entrer dans ce «beau monde» qui, on va vite le découvrir, n’est pas si beau que ça.
Nous sommes en effet au moment où le mur de Berlin tombe, où le bloc soviétique explose et où l’argent afflue dans les coffres des banques suisses encore protégées par le secret bancaire. Le mari d’Odile profite de cette situation, su service d’un directeur de banque qui n’a guère davantage de scrupules que son épouse qui organise et contrôle. Aldo est chargé de faire des allers-retours entre Lyon et Genève et de transporter des sacs de billets de banque d’un point à un autre sans poser de questions, sans se faire prendre et d’empocher pour ce service une grasse commission. Une affaire qui roule…
C’est à ce moment que Svetlana entre en scène. Tout comme Aldo, elle est un rouage essentiel du trafic, tout comme Aldo elle cherche à comprendre comment circule l’argent, tout comme Aldo elle se méfie de tout le monde. Mais ni l’un ni l’autre n’ont envisagé que l’amour pourrait ajouter du piment à leurs ambitieux desseins. Ils imaginent comment réussir un «gros coup», comment se venger de ces «exploiteurs».
Le diabolique Joseph Incardona sait attraper son lecteur avec les ingrédients du polar, du suspense, des retournements de situation, l’apparition de la mafia corse, d’une bande de malfrats plus idiots que méchants ou encore de prostituées qui jurent de briser leurs chaînes. Mais ce qui donne à ce roman toute sa richesse, c’est à la fois son style et sa profondeur. Car le polar n’’est qu’un prétexte. Au fil des pages, on va découvrir comment se sont construites les grandes fortunes dont les propriétés bordent le Lac Léman, comment les capitaines d’industrie et les banquiers ont ensemble fait fructifier leur argent – bien loin de la propreté helvétique. On va aussi, comme Balzac avec sa comédie humaine, plonger dans cette folie, cette avidité que l’argent peut susciter dès qu’on peut le humer. Qui a du reste affirmé qu’il n’avait pas d’odeur? Il a l’odeur du sang, du stupre, du cynisme, de la vengeance, de la peur…
Avant de conclure, disons encore un mot du style, lui aussi exceptionnel. Joseph Incardona a trouvé le moyen d’habiller son récit de références littéraires, de citer ici Ramuz ou là Norman Mailer, de placer quelques digressions qui nous offrent – un peu à la manière d’un hyperlien – d’approfondir tel ou tel aspect de l’histoire, mais aussi de jouer avec le lecteur en lui proposant d’apprécier telle ou telle intervention de ses personnages.
Vous l’aurez compris, La soustraction des possibles est le meilleur roman que j’ai lu cette année. Et à en juger par la longue liste des Prix littéraires pour lesquels il est sélectionné, j’imagine que je ne suis pas le seul à le penser. Affaire à suivre!

La soustraction des possibles
Joseph Incardona
Éditions Finitude
Roman
400 p., 23,50 €
EAN 9782363391223
Paru le 2/01/2020

Où?
Le roman se déroule principalement en Suisse, du côté de Genève et environs, mais on s’y déplace aussi, notamment à Lyon et en Corse, sans parler du Mexique.

Quand?
L’action se situe d’octobre 1989 à mai 1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
On est à la fin des années 80, la période bénie des winners. Le capitalisme et ses champions, les Golden Boys de la finance, ont gagné : le bloc de l’Est explose, les flux d’argent sont mondialisés. Tout devient marchandise, les corps, les femmes, les privilèges, le bonheur même. Un monde nouveau s’invente, on parle d’algorithmes et d’OGM.
À Genève, Svetlana, une jeune financière prometteuse, rencontre Aldo, un prof de tennis vaguement gigolo. Ils s’aiment mais veulent plus. Plus d’argent, plus de pouvoir, plus de reconnaissance. Leur chance, ce pourrait être ces fortunes en transit. Il suffit d’être assez malin pour se servir. Mais en amour comme en matière d’argent, il y a toujours plus avide et plus féroce que soi.
De la Suisse au Mexique, en passant par la Corse, Joseph Incardona brosse une fresque ambitieuse, à la mécanique aussi brillante qu’implacable.
Pour le monde de la finance, l’amour n’a jamais été une valeur refuge.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Libération (Alexandra Schwartzbrod – Entretien avec l’auteur)
Le Temps (Salomé Kiner)
Blog Les lectures d’Antigone
Blog Les livres de Joëlle
Blog Motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Sang pages 
Blog Mon roman noir et bien serré 
Blog Nyctalopes 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Octobre 1989
Lignes de fond
Cet homme, sur le court de tennis, c’est lui, Aldo Bianchi.
Celui de l’histoire d’amour.
Un avantage de son métier est de pouvoir se placer derrière l’élève, saisir son poignet afin de lui montrer, lentement, le mouvement correct à effectuer. D’une voix douce, mais ferme, il accompagne le geste par la parole, la lui souffle à l’oreille, en quelque sorte. Les corps se touchent, c’est inévitable. L’été indien permet encore de porter short et jupette de tennis. Et Dieu seul sait combien — avec monsieur Sergio Tacchini —, combien les tissus de ces combinaisons sportives sont minces.
Les corps maintiennent encore leur bronzage. Les corps sont les derniers à vouloir renoncer et céder à l’automne.
Aldo prend la main dans la sienne, se presse davantage contre le dos de son élève et achève le geste du coup droit lifté par une rapide torsion du poignet. L’élève sent la cuisse du professeur de tennis s’insinuer entre ses jambes. Elle a beau vouloir
retenir son souffle, elle ne peut s’empêcher de respirer l’odeur de phéromones que dégage son torse en sueur.
L’élève n’a pas bien compris le geste de torsion du lift. L’élève est troublée.
Généralement, l’élève est une femme entre 40 et 55 ans.
Mariée – le mari est souvent absent.
Mère – les enfants sont grands.
Riche – elle laisse ses bijoux au vestiaire.
Elle a encore quelques belles années devant elle, pressent le gâchis du temps perdu à attendre. La routine du luxe: villa, jardin, piscine, shopping, loisirs. L’entretien du domaine. Du corps. De l’esprit. D’une vie affective. Des relations. L’entretien du temps qui passe.
De l’ennui.
Aldo recule, se détache et l’élève se sent désorientée. La promesse de son corps aussitôt rétractée. Aldo lui sourit tout en lui disant de prendre le panier et de ramasser les balles.
«Okay, Odile, prenez le panier et ramassez les balles!» Et Odile
exécute. Elle a une femme de ménage, une décoratrice d’intérieur, deux jardiniers et une life coach, mais elle obéit, elle qui ne fait même pas son lit. Se soumettre, c’est tout au fond d’elle-même, comme l’envie d’être prise par ce rital à peine lettré lui expliquant comment frapper dans une balle.
Sûr qu’il n’a pas lu Madame Bovary, ça non.
On n’imagine pas non plus Aldo tomber amoureux.
Il maîtrise le petit jeu de la parade nuptiale, s’essuie le visage avec une serviette en coton. Il dépasse le mètre quatre-vingt, ses cheveux châtains striés de mèches blondes évoquent la coupe d’André Agassi avant qu’il devienne chauve et porte une
perruque sur le circuit. Les yeux bleus, rieurs, creusent des pattes-d’oie comme la bonne blague d’une vie à 180 sur l’autoroute. Un petit diamant brille au lobe de son oreille. Et, peut-être, la seule note discordante, le seul bémol, serait sa voix un peu nasillarde s’accordant mal à son physique de playboy:
«Semaine prochaine, dernier cours, Odile!»
Odile regarde autour d’elle. Les arbres devenus jaunes, le lac en contrebas qui s’étend derrière les losanges du grillage, juste après les pins sylvestres et les marronniers séculaires, le gazon impeccable délimitant le parc… Il y a comme un flottement, une seconde de désarroi: le dernier cours signifie le passage à l’heure d’hiver, la nuit plus vite, la solitude plus tôt. Présage de l’autre hiver, plus vaste et dramatique: celui de la vieillesse et de la déchéance. Tout à l’heure, un dîner à la Coupole en compagnie de sa fille et de son fiancé, le retour sur la colline, le cabriolet au garage — villa au milieu des villas, système d’alarme à désactiver puis à enclencher une fois en sécurité à l’intérieur.
L’époux en escale à Boston. Est-ce possible, Odile? Tout ce que tu voulais, et maintenant cette excitation adolescente, cette métamorphose qui te fait perdre dix ans d’un seul coup?
Les feuilles égarées sur le court en terre battue se désintègrent en craquant sous les semelles de ses tennis. Odile ramasse jusqu’à la dernière balle, qu’elle rapporte, docile, à son professeur.
Aldo a refermé son sac de sport, emporte la raquette de son élève qu’il a pris soin de remettre dans la housse, et l’échange contre le panier lourd de Slazenger en feutre jaune.
Aldo sait, le moment est arrivé.
Sur l’échiquier, il attend qu’elle bouge sa pièce.
C’est le jeu. Il n’y a pas d’autre possibilité. Trop gâtée, trop écoutée, trop plainte, choyée, soutenue. La coach, la femme de ménage, la décoratrice, les copines. Trop de femmes autour d’elle, trop de condescendance partagée. Instinctivement — sans pouvoir poser dessus une réflexion liée au libéralisme, à l’uniformisation des marchés ou à son corollaire qui est l’atomisation de la société —, Aldo a compris que le monde devient femelle. Que maris et pères sont surchargés de travail, que leur taille s’épaissit, qu’ils deviennent myopes. Et s’il y a quelque chose à prendre dans ce monde où tout se confond, il l’obtiendra en restant mâle, en jouant sur le paradoxe de l’émancipation des femmes. Ce qu’elles gagnent, ce qu’elles
perdent. Ses rivaux dans ce domaine sont les immigrés latinos bourrés de testostérone écumant la ville depuis le boum de la salsa, pêche miraculeuse à la femme blanche.
Mais Aldo joue dans une autre catégorie. Son biotope, ce sont les lignes d’un court de tennis, prélude aux chambres à coucher des madames Bovary.
Dans l’économie du dominant/dominé, la privation et l’humiliation sont le ressort.
Odile lève son visage vers son professeur. Il la regarde, amusé.
Elle ne rit pas.
Car tout ça se cassera la gueule malgré la chirurgie esthétique, l’entretien du corps, la frustration des régimes.
Tu sais très bien comment tout ça va finir, Odile.
OK, mais je vais te dire un truc, ma belle: à quoi sert tout ça, si c’est pour ne pas en profiter?
À quoi, bon sang?
Le moment est venu de sacrifier sa reine.
Odile lève la tête, ses traits se crispent quand elle prend la main de son professeur et la pose sur son ventre:
«C’est là, dit-elle à Aldo. C’est là où je veux que tu sois.»

Extraits
« Ce sont les filles qui lui ont fait perdre la foi dans le sport. L’esprit de sacrifice. L’abdication graduelle aux plaisirs intrusifs de la sexualité.
Il a compris très tôt l’impact que pouvait avoir son apparence quand, à quinze ans, il s’était fait dépuceler par la mère d’un camarade dans l’abri de jardin près de la piscine. Il y avait ce petit bouton sur lequel il suffisait d’appuyer et un monde
s’offrait à lui. Entre toutes, les femmes proches de la quarantaine remportaient habituellement la mise, car plus téméraires et cyniques dans la recherche et l’assouvissement de leur plaisir.
Aldo a été à bonne école. On n’oublie pas ses premières fois. Aldo a appris ce qu’il faut donner dans un lit. D’un certain point de vue, ce n’est pas très éloigné du sport: technique, endurance, créativité.
Forger son propre style.
Mais surtout: monnayer la vigueur et la jeunesse comme un don de soi. Laisser croire à sa partenaire plus âgée que cette jeunesse se prolonge en elle, qu’elle dure même après l’amour. C’est l’inverse de la crainte du déclin: l’espoir de l’éternelle
jouvence transmise par les fluides. »

« Tout ça, tu le sais, Odile. Je t’aime bien, je pense que tu es une femme intelligente. Que tu as juste commis cette erreur initiale du choix de la sécurité, qui te rend esclave et prisonnière d’un monde qui ne te satisfait plus. Ce monde que tu n’as jamais voulu peut-être, qui sait ? Ce que tu désires maintenant, c’est demander pardon, pardon, pardon à l’existence de l’avoir trahie pour gérer le calendrier des pousses d’un jardin, d’une soirée dans un bain à bulles, d’un mariage perpétuant le même désastre. De n’avoir pas su donner à ta fille une possibilité d’évasion d’elle-même, mais d’être complice de l’édification de sa cage dorée. A un moment, tu aurais pu élargir le champ des possibles, Odile. Entre nous, c’est cela que je te reproche. De ne pas avoir eu le courage au moins d’essayer. Tu as contribué à creuser une tanière profonde pour ta progéniture. Tes petites filles suivront le modèle. Il faut espérer dans le sursaut d’une âme vieille dans le corps d’une jeune fille, celui d’une femme qui aura le courage de se soustraire à l’emprise des hommes, de ne pas se laisser acheter ni corrompre au nom de la sécurité. Du confort. Le confort qui devient notre propre prison. Nous sécurise et nous enferme. »

À propos de l’auteur
Joseph Incardona est un écrivain suisse, d’origine italienne. Il vit à Genève où il tente d’arrêter de fumer. Il aime les romans noirs, Harry Crews et les pâtes. Auteur de Chaleur, il a auparavant surtout publié des polars. (Source: Éditions Finitude)

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Maures

berlendis_maures
Maures
Sébastien Berlendis
Éditions Stock
Roman
112 p., 14 €
EAN : 9782234081062
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule dans la région des Maures, entre le Cap Camarat et l’île de Porquerolles, à La Roquebrussanne, Méounes, Belgentier, Solliès-Pont, La Crau, Carqueiranne, les Salins, La Londe-les-Maures et plus loin Toulon et Marseille. On y évoque aussi les abords de Rome, Tarente et Naples.

Quand?
Le roman retrace une période de 1959 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Ces images d’une adolescence au soleil continuent de modeler mes désirs et mon imaginaire. Je me construis dans les souffles chauds, l’horizon bleu, le sel marin. »
Entre ombre et lumière, Maures est une plongée en adolescence dans une pinède au bord de la mer. L’écriture impressionniste de Sébastien Berlendis dit le vertige des sensations, la découverte du corps des filles, et l’inquiétude devant les disparitions à venir.

Ce que j’en pense
***
« Ces images d’une adolescence au soleil continuent de modeler mon désir et mon imaginaire. Je me construis dans les souffles chauds, les idylles, l’horizon bleu, le sel marin. » Une belle déclaration d’amour aux vacances familiales, au rendez-vous avec un lieu, à une «parenthèse enchantée» qui est aussi tout un programme.
Sébastien Berlendis revient tout au long de ce court et beau roman, plein de nostalgie et de mélancolie, sur ces semaines qui, au fil des ans, ont construit le jeune garçon et l’adolescent jusqu’à l’homme qui couche sur le papier ces années qui s’estompent aujourd’hui, de 1959 avec la Simca P60 du grand-père qui aime suivre les routes du littoral à 1989 qui déjà marque le fin d’une époque, quand les plis du temps laissent des rides qui ne s’effaceront plus. «C’est la fin de l’adolescence, la dernière année de lycée, l’année des retranchements.»
Il y a bien entendu cette histoire familiale, mais il y a avant tout un microcosme fait d’habitants du lieu et d’estivants : Il y a, par exemple, Mireille Leydet qui a passé là quarante ans et qui parle de son grand-père au narrateur sans savoir qu’il est son petit-fils. Ou Dédé Faye, la mémoire du camp, qui n’a pas besoin de se plonger dans des registres pour savoir qui s’installait avec qui, avec quel matériel et dans quel coin du camping. Il pourrait aussi raconter les étapes mythiques du Tour de France suivies devant un transistor, puis un téléviseur portable et qui font partie intégrantes de ses souvenirs.
S’égrènent alors des journées ponctuées de baignades, le moment où l’on peut jauger les filles, mais bien davantage par les sorties en catamaran qui sont autant de faits de gloire, tout comme les parties de football et davantage encore les matches de tennis qui permettent d’acquérir cette aura de champion qui devrait forcer l’admiration, faciliter les conquêtes.
Sans omettre la vespa de Gilles qui est bien plus qu’un moyen de locomotion. Nous sommes en 1972. Louise a 16 ans. Sur la Vespa, on se partage un casque pour deux. Vêtue d’un short en jean et d’un t-shirt rouge sans manches, l’adolescente s’agrippe à la taille du chauffeur, appuie son visage contre son dos et l0on peut voir ses cheveux dénoués briller au soleil : «Son empressement me surprend, les lanières du bikini n’ont pas besoin de mes mains pour tomber. Je suis ému par ses gestes émancipés, par l’abandon de son corps sous mes caresses.»
Il y ces photographies, ces instantanés qui disent le bonheur de l’instant et ne font pressentir en rien «la possible dispersion du clan».
Les épisodes joyeux se mêlent aux drames, au grand-père en train de mourir, à l’accident dont sera victime Léna qui glisse et heurte un bloc de pierre et, impossible à déplacer, finira par être hélitreuillée vers l’hôpital Sainte-Musse avant de finir à Toulon. Finalement, à l’angoisse de l’attente fera place le diagnostic rassurant : «Rien n’est cassé, il n’y a pas d’épanchement interne, un gros bleu colorera la hanche et le pubis de Léna. »
La construction est libre, la chronologie est davantage sentimentale que linéaire, «Quand je traverse les Maures, les temps se mêlent.» explique l’auteur. Avec lui, un retrouve des sensations enfouies, des parfums de sable chaud, ou oublie l’amertume et les tensions des mois d’hiver et l’on bénit ces jours où le corps des mfemmes «dégrafent leur armure». Encore une fois, la magie de la littérature opère, qui en quelques lignes nous fait voyager… dans l’espace et dans le temps.

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Les premières pages du livre 

Extrait
« Les images d’une adolescence au soleil continuent de modeler mon désir et mon imaginaire. Je me construis dans les souffles chauds, les idylles, l’horizon bleu, le sel marin. » (p. 71)

A propos de l’auteur
Né en 1975 à Avignon, Sébastien Berlendis vit à Lyon où il enseigne la philosophie depuis 2000. Passionné de cinéma et de photographie, celle-ci a été l’objet de ses premiers travaux, exposés depuis 2008 en France et en Europe. L’art photographique l’amène progressivement à l’écriture.
D’abord des courts textes accompagnant ses images jusqu’à parvenir à un premier récit en 2013, Une dernière fois la nuit paru dans la collection
« La forêt » aux éditions Stock, qui aborde les thèmes de la mémoire, la maladie et le souffle. Ce texte est d’ailleurs composé de fragments, qui ne sont pas sans rappeler des instantanés photographiques et le montage de ces instants est comme une référence discrète au montage cinématographique.
Par la suite, il a publié un second roman en 2014 L’Autre pays (éd. Stock) dont l’action se déroule en Italie, terre de ses ancêtres. Même si la quête des origines familiales n’est pas le point central de son œuvre, elle traverse tout de même en creux, chacun de ses textes. Son troisième roman, Maures aborde les tracas de l’adolescence (Stock, 2016). Très attentif à la musicalité de sa prose, il aime à décrire son écriture comme suggestive et peu explicative, soit impressionniste.
Il est adhérent de la Maison des écrivains et de la littérature à Paris et entretient depuis l’été 2012 une correspondance littéraire et amicale avec l’écrivain Claudio Magris. (Source: Confluences.org)

Site internet de l’auteur 

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