Ceci n’est pas un fait divers

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En deux mots
Quand le narrateur apprend que son père a tué sa mère, il file prendre le TGV pour rejoindre sa sœur de 11 ans dans la maison familiale de Blanquefort pour tenter de la réconforter, elle qui est seule témoin d’un féminicide brutal. Comment son père a-t-il pu donner dix-sept coups de couteau à se femme avant de prendre la fuite ?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Papa vient de tuer maman»

Après l’accident de train Paris-Briançon, Philippe Besson continue d’explorer la société française à l’aune de ces faits divers. Son nouveau roman raconte le désarroi de deux enfants face à un féminicide. Habilement construit, il éclaire tout à la fois les failles du système et la violence d’un tel traumatisme.

C’est à Paris que le narrateur apprend la bouche de sa petite sœur Léa, 13 ans, qui a assisté au drame et a trouvé le courage d’appeler son frère: «Papa vient de tuer maman.» Un choc qu’il lui faut rapidement digérer pour venir au secours de l’adolescente désormais seule aux côtés du cadavre. Leur père a pris la fuite sans un mot pour sa fille qu’il a aperçu une fois le crime commis.
Dans le TGV qui le conduit à Blanquefort, berceau de la famille, il prévient les gendarmes et s’assure de la sécurité de Léa qu’il préfère ne pas assaillir de toutes les questions qui trottent dans sa tête.
Arrivé sur place, il prend rapidement conscience de l’horreur de la situation en voyant les badauds se rassembler autour de la scène du crime et en apprenant que sa mère s’était fait saigner de dix-sept coups de couteau. Après avoir reconnu le corps à la morgue, accompagné sa sœur chez les gendarmes pour son interrogatoire, elle qui reste le seul témoin du drame, il retrouve son grand-père maternel qui, après avoir perdu son épouse, perd sa fille unique.
Si pendant le dîner, ils prennent tous bien soin de ne pas évoquer le drame, chacun des protagonistes doit maintenant se confronter aux questions, comment cela a-t-il pu se produire et pourquoi? Comment n’a-t-on pas vu venir la chose? Qu’aurait-t-il fallu faire ? Ce sentiment de culpabilité va d’abord perturber le narrateur, parti à l’opéra de Paris cinq ans plus tôt pour y intégrer le corps de ballet, vivre sa passion pour la danse, mais aussi laisser ses parents se disputer et sa petite sœur assister impuissante à ces tensions croissantes.
Tout en retraçant le parcours de Cécile Morand, la fille du buraliste, et de son mari, persuadé que son épouse était désormais sa chose, celle sur laquelle il pouvait passer toutes ses colères et toutes ses frustrations, Philippe Besson nous propose – comme le titre du roman le suggère – de ne pas nous attarder aux gros titres de la presse. Sur les pas des enquêteurs et aux côtés de la famille, l’enquête qui se déroule va apporter son lot de révélations. Sur les silences et les dysfonctionnements de la machine judiciaire, mais aussi sur le quotidien de deux enfants qui doivent désormais vivre avec l’image d’une mère lardée de coups de couteau, d’un père qu’ils ne veulent plus voir, d’un grand-père qui tente de les secourir de son mieux. En le lisant, on voit s’incarner tout un jargon. On saisit la violence d’un féminicide, on appréhende la rouerie du pervers narcissique, on comprend la difficulté de traiter le choc post-traumatique.
Tout aussi réussi que Paris-Briançon, ce roman s’inscrit dans le droit fil de Sa préférée de Sarah Jollien-Fardel, l’une des révélations de l’an passé, qui racontait aussi l’emprise d’un mari violent sur son épouse. On lui souhaite la même réussite !

Ceci n’est pas un fait divers
Philippe Besson
Éditions Julliard
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782260055372
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Blanquefort, en Gironde. On y évoque aussi Paris, Bordeaux et une escapade à la dune du Pyla.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Papa vient de tuer maman.» Passée la sidération, deux enfants brisés vont devoir se débattre avec le chagrin, la colère, la culpabilité. Et réapprendre à vivre.
Léa, treize ans, et son frère, dix-neuf ans, ont grandi à Blanquefort, en Gironde. L’aîné a quitté le foyer familial à quatorze ans pour aller étudier la danse à Paris. Lorsqu’il reçoit un appel affolé de sa sœur lui annonçant que leur mère a succombé sous ses yeux aux coups de leur père, il pare au plus pressé: appeler la police et sauter dans un TGV pour retrouver Léa. En chemin, surgit le remords d’être parti depuis cinq ans, laissant sa cadette seule avec leurs parents, un couple aux relations tourmentées. Une fois sur place, il est confronté à l’effroyable réalité: le pavillon familial encerclé par les gendarmes, le corps sans vie de la défunte gisant sur le sol de la cuisine; son père fugitif, recherché pour meurtre; sa sœur, mutique, enfermée dans son traumatisme.
Le jeune homme remonte le cours du temps pour tenter de comprendre l’origine d’un tel acte. Il se remémore son père, instable et maladivement jaloux, piégé dans une vision étriquée de la masculinité, et sa mère, épouse effacée masquant la terreur que lui inspire son mari, toujours arrangeante pour ne jamais le froisser. Peu à peu, le puzzle prend forme. Tous les signes avant-coureurs de la tragédie étaient là, mais personne n’a rien vu, rien fait pour l’empêcher. Le fils brisé doit, dès lors, se débattre avec la culpabilité et le ressentiment. Tout en étant investi d’une nouvelle responsabilité: protéger Léa. Ainsi s’engage un long combat pour inventer un avenir possible.
Philippe Besson s’empare d’un sujet de société qui ne cesse d’assombrir l’actualité: le féminicide. En romancier du sensible, il y apporte un éclairage singulier, adoptant le point de vue des enfants des mères tuées par leur conjoint, dont on ne parle que trop rarement. Avec pudeur et sobriété, ce roman, inspiré de faits réels, raconte la difficulté de vivre l’après, pour ces victimes invisibles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)

Les premières pages du livre
« Au téléphone, d’abord, elle n’a pas réussi à parler.
Elle avait pourtant trouvé la force de composer mon numéro, trouvé aussi la patience d’écouter la sonnerie retentir quatre fois dans son oreille, puisque j’étais occupé à je ne sais quoi à ce moment-là et que j’ai décroché à la dernière extrémité. Finalement, elle m’avait entendu crier son prénom dans une sorte de précipitation car j’étais tracassé à l’idée d’avoir manqué l’appel mais au moment de s’exprimer, aucun son n’est sorti, aucun, comme si soudain elle était devenue muette et, en réalité, c’était ça, exactement : elle était devenue muette, sous la violence du choc.
Moi, je ne savais rien du choc. Je savais juste que ma petite sœur m’appelait, ce qu’elle ne faisait qu’en de très rares occasions – on ne se parlait pas beaucoup, et généralement c’était en tête à tête, lorsque je rentrais le week-end – et si j’étais un peu surpris, je n’étais pas vraiment inquiet. L’inquiétude a déboulé quand j’ai entendu son souffle, son souffle seulement, dans le téléphone, sa respiration, la respiration de quelqu’un qui suffoque ; voilà, ça ressemblait à une suffocation. Alors, j’ai recommencé à m’exclamer, j’ai dit : « Léa ? Léa c’est toi ? » Et pas de réponse.
J’aurais pu penser : elle me fait une blague, ou elle a appuyé sur la touche correspondant à mon contact par inadvertance et elle ignore que je l’entends, ce sont des choses qui arrivent, mais je n’ai pas pensé ça. J’aurais pu imaginer qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre au bout du fil, une personne qui lui aurait subtilisé son portable, ou qui téléphonerait à sa place parce qu’elle en serait empêchée, mais je ne l’ai pas imaginé : j’étais certain que c’était bien elle. Ce souffle, même court, même déformé, était le sien, ça ne faisait aucun doute. Je ne pouvais pas me tromper. Ça avait à voir avec l’intimité. C’est même la preuve de l’intimité, ce genre de certitude.
Comme elle ne disait toujours rien, j’ai insisté, avec de la douceur cette fois-ci, en gommant toute angoisse, en n’y mettant aucune exaspération non plus, à croire que j’avais deviné qu’il fallait être gentil, et elle a enfin pu s’exprimer. Elle a murmuré : « Il s’est passé quelque chose. »
Je me souviens très bien de la sensation de glace le long de mon échine, j’étais assis sur le tabouret devant la petite table de cuisine de mon studio et je me suis aussitôt redressé sous l’effet du froid. J’ignore pourquoi ce souvenir est si précis quand tant d’autres, demeurés flous, ont exigé des efforts considérables pour que je parvienne à les reconstituer – il faudrait que j’en demande l’explication à ma psy –, je suppose que certains instants décisifs sont inoubliables, et parfois on sait, tandis qu’ils se produisent, qu’ils sont, en effet, décisifs.
Je n’ai pas demandé : « Il s’est passé quoi ? » J’en aurais eu largement le temps puisque, avant de poursuivre, Léa a laissé s’écouler plusieurs secondes, au moins une dizaine ; les secondes qui lui étaient nécessaires pour reprendre le dessus et réussir à nommer l’innommable. Je devais soupçonner que ça ne servait à rien de formuler une telle question car ma petite sœur allait parler désormais, malgré sa voix anémiée, malgré son souffle resserré. Elle était l’unique détentrice d’une vérité et elle allait la révéler, ça lui appartenait, elle avait téléphoné dans ce seul but, me choisir s’était imposé comme une évidence, elle avait été paralysée au tout début, puis en proie à une vive émotion mais elle en était capable, elle dirait ce qu’elle avait à dire.
Et c’est ce qu’elle a fait.
Elle a dit : « Papa vient de tuer maman. »

Léa avait treize ans, moi dix-neuf.
On n’était pas taillés pour une calamité de cette nature, de cette ampleur.
Personne ne l’est. Évidemment.
Sauf que nous, ça nous est tombé dessus.

D’autres que moi auraient hurlé un « quoi ? qu’est-ce que tu racontes ? », demandé qu’on répète pour s’assurer d’avoir compris – en fait ceux qui demandent qu’on répète ont compris, simplement ils obéissent à un réflexe pavlovien, ils n’y croient pas, ils ne peuvent pas y croire, ou ils sont dans une forme de déni – moi je n’ai pas
hurlé, pas protesté.
En revanche, j’ai ânonné un « comment ? », exigé des éclaircissements, cherché à connaître les circonstances exactes, la façon dont les choses s’étaient produites. C’est cela qui est venu. Ça ne pouvait pas demeurer aussi général, aussi colossal, il fallait des détails, du concret, du substantiel, du tangible, il fallait des frontières, des lisières.
Léa n’a pas répondu.
J’ai mesuré, trop tard, qu’on ne devait pas poser ce genre de questions à une gamine de treize ans, encore moins à la fille de la victime.
Alors, j’ai réduit mes exigences, baissé d’un ton et émis l’hypothèse qui m’a paru la moins effroyable, celle en laquelle je plaçais un dernier espoir, sans y croire pourtant: « Il n’a pas fait exprès ? »
Elle s’est contentée du strict minimum: «Si.»
Un «si» calme, définitif.
Qui nous envoyait droit en enfer.
Là, je me suis tu à mon tour.
Abasourdi, assommé par la nouvelle, écrasé par elle. Il faut le reconnaître : c’était tellement énorme et tellement inattendu. Encore aujourd’hui, quand il m’arrive de convoquer les mots murmurés par Léa pour les réentendre dans ma tête, où d’ailleurs ils me parviennent avec une acuité confondante et une facilité désarmante, je continue d’être stupéfié et démoli. Je reste ébloui qu’ils aient été prononcés un jour.

Ensuite, j’ai été dévasté, je crois. Oui, c’est un abattement qui s’est produit, juste après. Ma mère était morte. Ma mère, qui comptait tant, que j’aimais – le vilain mot, d’ailleurs je ne l’avais jamais prononcé, idiot que j’étais – et dont j’allais être privé pour toujours, alors que j’entrais tout juste dans l’âge adulte (cette nouvelle allait m’y précipiter, comme on jette une friture dans de l’huile bouillante – cette image déroutera sans doute, elle est cependant la plus juste). Le chagrin m’a envahi. Il n’a pas provoqué de sanglots, ni même de larmes – la stupeur, ça stoppe les épanchements – mais il s’agissait bien de chagrin. Il s’agissait bien d’affliction, de désolation, appelez ça comme vous voulez.
J’ai aussi éprouvé un sentiment d’horreur. Ma mère avait succombé à une mort violente. On croit toujours que la mort de ses parents surviendra tardivement, calmement, et quand on aura eu le temps de s’y préparer. On redoute la maladie. On écarte l’hypothèse de l’accident ; par manque d’imagination, ou par superstition. On n’envisage jamais le meurtre. Jamais l’exécution. Ça n’arrive que dans les films, ou dans les journaux à scandale.
Puis a surgi l’indignation. Ma mère venait de perdre la vie alors qu’elle se trouvait sans défense, ou en tout cas qu’il lui était impossible d’avoir le dessus. Elle était une femme menue quand mon père était une force de la nature. Face à lui, elle n’avait pas la moindre chance de s’en sortir. Qui plus est, l’apprendre par téléphone rendait le tout encore plus irréel et ahurissant. J’étais perdu. Absolument perdu. (C’était ma faute aussi : je m’étais beaucoup éloigné et depuis longtemps, je devrai en reparler.)
Quand je raconte, on pourrait croire que cet enchaînement d’émotions a duré longtemps. Mais non, à peine une poignée de secondes.
C’est extraordinaire, tous les états qu’on peut traverser en une poignée de secondes.

La respiration de ma petite sœur dans le combiné a tout renvoyé au second plan : il y avait des urgences à gérer et j’étais celui qui pouvait, qui devait les gérer. N’est-ce pas aussi pour cela qu’elle m’avait appelé ?
« Tu es où, là?
— Dans la cuisine.
— Seule?
— Avec maman. »
Elle a dit « maman » comme si notre mère était encore en vie, encore une personne vivante, comme si rien n’avait changé. J’ai dû réprimer un sanglot. Puis j’ai visualisé la scène. J’ignorais toujours les circonstances, mais il n’était pas difficile d’imaginer le cadavre au sol, du sang autour. Quand je dis : « pas difficile », qu’on ne se méprenne pas. Évidemment, c’était horrible. Et même insoutenable. Mais ça relevait de la déduction, du raisonnement, d’autant que je connaissais parfaitement la topographie des lieux. J’ai donc vu Léa près du cadavre de notre mère. Qu’on me permette de m’arrêter sur cette étrangeté. La scène, je ne l’ai jamais vue pour de bon. C’est pourtant elle qui continue de me hanter. « Et papa? Il est toujours là?
— Non. Il a foutu le camp, je ne sais pas où. »
De nouveau, j’ai imaginé (c’était ma façon de corriger mon éloignement, mon absence, ma défection à l’instant le plus considérable). Il avait reculé d’abord, sans doute un peu hagard, avant de décamper comme un trouillard, un lâche. Peut-être n’avait-il même pas claqué la porte en sortant. Dans l’allée devant la maison, il avait tangué tel un homme ivre. J’ai immédiatement effacé cette image. Parce qu’elle atténuait la portée de son geste. « Tu es absolument sûre que maman est…?
— Oui. » Je ne nourrissais guère d’espérance mais, quand on n’a jamais été en présence d’un cadavre auparavant, on peut se tromper, non? Les coups portés (s’il s’agissait bien de coups) auraient pu ne pas être fatals. Sauf que le « oui » a été net lui aussi. Léa avait beau être bouleversée, son intelligence était intacte. (J’apprendrais qu’elle avait pris son pouls, encore une vision insoutenable.) Et, dans cette tempête, les faits établis, les vérités simples constituaient, pour elle, une boussole. J’ai conscience de ne pas avoir terminé ma question, de ne pas avoir prononcé le terme fatidique (de cela aussi, je suis certain). Après coup, je me suis demandé si j’avais buté sur la réalité, à la façon d’un cheval qui renonce devant l’obstacle, si j’avais manqué de courage.
Ou si j’avais souhaité ne pas rajouter de la violence. Je crois maintenant que Léa m’a coupé. Que c’est elle qui a choisi de me protéger.
« Toi, tu n’as rien?
— Non.» Il ne s’en était pas pris à elle (j’ai failli ajouter «Dieu merci», sauf qu’il n’y avait aucun dieu à remercier et s’il en existait un, il était plutôt à blâmer). Il serait temps plus tard de déterminer si mon père l’avait menacée, s’il avait tenté quelque chose – ce qui ajouterait encore à l’effroyable – mais ce qui importait, c’est qu’elle fût saine et sauve. Ce serait l’unique bonne nouvelle de cette journée d’apocalypse.
« Ne reste pas dans la cuisine, s’il te plaît. Monte dans ta chambre, ferme-la à clé et n’en sors pas. »
Il était fondamental de la mettre à l’abri, et surtout de la préserver du spectacle terrible qui s’offrait à elle. Si, moi, j’étais déjà en proie à l’effarement et à la panique, alors dans quel état pouvait-elle se trouver ? D’autant qu’elle avait peut-être même assisté à la mise à mort, mais cela, je n’ai pas osé le lui demander. On en parlerait les yeux dans les yeux. « Ou va chez Mme Bergeon, si tu préfères. » J’improvisais. Rester dans la maison, même porte close, pouvait sembler rassurant, mais se révéler dangereux, si notre père revenait. Se réfugier chez la voisine offrait davantage de sécurité. À moins que le meurtrier – c’est ainsi qu’il devait être désigné, n’est-ce pas ? – ne rôde encore dans les parages.
Elle a dit : « Je préfère ma chambre. » Un univers rassurant pour elle, un cocon, un endroit où il ne pouvait rien lui arriver. Cela étant, dans une cuisine non plus, il n’est pas censé arriver quoi que ce soit. Dans une cuisine non plus, on n’est pas censé se faire tuer. J’ai répondu : « Comme tu voudras. » J’ai poursuivi : « Je préviens la police. Ils seront là rapidement. Et moi, je prends le premier train. » Elle a dit : « D’accord. » J’ai ajouté : « Je te rappelle quand je serai dans le TGV. Je ne te laisse pas, hein. Je ne te laisse pas. » Elle a redit : « D’accord. »
Après avoir raccroché, je suis resté assis sur le tabouret. Je devais pourtant m’occuper des gendarmes, de mon billet, mais je n’ai pas pu m’empêcher de chercher dans ma mémoire la dernière fois que j’avais vu ma mère en vie. C’était trois semaines plus tôt. Elle m’avait raccompagné au train. J’ai essayé de me rappeler ses derniers mots et je n’y suis pas arrivé. C’étaient sans doute des mots tout bêtes. Quelque chose comme : « Tu as vérifié que tu n’as pas oublié tes clés ? » J’ai tenté de reconstituer la toute dernière image. Dans mon souvenir, elle se tenait sur le quai, levait la main dans ma direction pour me dire au revoir. J’avais dû lui répondre avec le même signe de la main, mais je n’en étais pas certain. Mon imprécision, ce flottement m’ont mortifié.
J’ai senti que je ne devais pas me redresser tout de suite. J’avais besoin de recouvrer mes esprits pour ne pas être victime d’un éblouissement et chuter. Comme après une prise de sang. Et j’avais besoin de penser, de sortir de l’indépassable folie de la brève conversation avec ma sœur, de reprendre une forme de contrôle. J’ai alors prononcé les mots à voix haute et en les détachant : mon père vient de tuer ma mère.
C’est ça qui s’est imposé: prononcer les mots à voix haute, avec l’intention d’établir leur consistance, leur matérialité, de leur conférer un sens ; avec l’espoir irrationnel de mettre également leur teneur à distance, au moins un peu.
Cependant, c’est un résultat très différent que j’ai obtenu. Devant la table minuscule, je me suis rendu compte que, si j’étais choqué, je n’étais peut-être pas complètement surpris. J’ai pensé : ça devait arriver. Ou plutôt : ça pouvait arriver. Pourtant, jamais, auparavant, je n’avais formé cette prédiction. Jamais. Alors quoi? Alors elle devait être tapie dans mon inconscient et voilà qu’elle surgissait. Trop tard.
Mais non. J’ai chassé l’idée. Ce n’était pas le moment d’être rattrapé par des trucs pareils. »

Extraits
« Cécile Morand. Née au milieu des années 1970. Si aussitôt vous visualisez l’imagerie de l’époque, les pantalons pattes d’eph, les fleurs dans les cheveux, la paix et l’amour, le retour à la nature, les combats féministes, les luttes ouvrières, Pompidou bouffi de cortisone, vous vous fourrez le doigt dans l’œil. Bien sûr que c’était ça, mais pas à Blanquefort, Gironde, sept mille habitants à ce moment-là. Cécile Morand était avant tout la fille du buraliste. Et ça suffisait pour la définir, ça la résumait, ça résumait son monde. » p. 51-52

« La réalité, c’est qu’on cherche rarement à savoir qui étaient nos parents avant qu’ils ne deviennent nos parents. On dispose d’informations, bien sûr. On connaît approximativement leur parcours, on sait ce que faisaient leurs propres parents puisqu’on les fréquente en général, on possède des repères, des balises, mais souvent on n’a pas cherché à en apprendre davantage, comme si ça ne nous regardait pas, comme si ça leur appartenait à eux seulement, ou comme si ça ne nous intéressait pas, le passé des autres c’est tellement ennuyeux quand soi-même on est dans l’âge tendre ou l’âge bête. Il arrive que certains se montrent curieux, posent des questions, ça n’a pas été mon cas, je ne les ai jamais interrogés sur leur jeunesse. J’imagine que c’était aussi un effet de notre pudeur, du mutisme imposé au sujet des sentiments, on n’allait pas se livrer à des confessions, du déballage. » p. 58

« j’ai appris qu’il faut plonger dans les profondeurs pour comprendre ce qui se passe à la surface. J’ai compris aussi que l’invisible est plus parlant que le visible. Et que des bribes ne deviennent des indices que si on les relie à quelque chose d’autre, ou entre elles. » p. 65

À propos de l’auteur
BESSON_Philippe_DRPhilippe Besson © Photo DR

Auteur de premier plan, Philippe Besson a publié aux éditions Julliard une vingtaine de romans, dont En l’absence des hommes, prix Emmanuel-Roblès, Son frère, adapté au cinéma par Patrice Chéreau, L’Arrière-saison, La Maison atlantique, Un personnage de roman, Arrête avec tes mensonges, prix Maison de la Presse, en cours d’adaptation au cinéma avec Guillaume de Tonquédec et Victor Belmondo, sous la direction d’Olivier Peyon, Le Dernier Enfant et Paris-Briançon. (Source: Éditions Julliard)

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Les Héroïques

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En deux mots
Wanda a 68 ans et ses jours sont comptés. Sur son lit d’hôpital, elle se souvient de la Pologne de son enfance et raconte ces années qui, en transformant le pays, l’ont également libérée. Mais pour faire quoi de cette vie?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le dernier voyage de Wanda

Dans son second roman Paulina Dalmayer fait revivre sa Pologne natale. Retraçant les années qui ont transformé le pays à travers le regard d’une femme qui se bat avec un cancer, elle dit tout des contradictions qui accompagnent cette mutation à marche forcée.

À 68 ans, Wanda se bat avec un cancer et des métastases sournoises. Pour s’évader, elle se met dans un état second, se voit alitée depuis le plafond de sa chambre.
Alors elle oublie son mari Edward, député européen après avoir été journaliste, qui se console de son infortune avec l’alcool, alors elle oublie ses deux grandes filles Gabriela et Marta qui la snobent un peu, alors elle oublie sa carrière de médecin et prof à l’école de médecine. Elle se rappelle la Pologne d’où elle vient, revoit la Pologne de son enfance. Et plus précisément ses souvenirs marquants, comme ce jour où elle est rentrée chez elle avec son frère Wladek et qu’elle a retrouvé sa mère morte. Une mère qui avait survécu à la guerre, aux nazis et aux soviétiques, une mère qui restera un mystère pour sa fille. «Sans m’avouer que quelqu’un était fou dans notre lignée, je subodorais qu’une souche contaminée dès son origine, une phrase insensée, délirante, sinon monstrueuse, se promenait dans notre génome. Parmi ces millions d’êtres humains qui avaient résisté tant bien que mal à la machine de guerre, pourquoi semblions-nous avoir souffert davantage que les autres? N’avions-nous pas trop aimé notre souffrance?»
Car après tout, elle a plutôt vécu de belles années, celles qui ont vu le régime communiste s’effilocher avant de disparaître, les années soixante et le concert des Rolling Stones où elle a rencontré son futur mari, les années quatre-vingt avec le mouvement Solidarnosc, les années deux mille avec l’ouverture à l’Europe et le développement économique. Non, décidément, elle ne fait pas partie des Héroïques. Elle n’aura pas eu à se battre. Pas davantage qu’Edward. Avec ironie, elle explique que «quand je le vois chaque matin s’acharner contre sa tranche de bacon collée à la poêle, je suis forcée de constater que, s’il le voulait, il pourrait éradiquer à lui tout seul les nationalistes russes, ukrainiens et, tant qu’à faire, libérer la Crimée. Sans doute croit-il que d’autres s’en chargeront, pendant qu’il est occupé à remplir des tâches autrement plus importantes.»
Elle se souvient de leur rencontre, de leurs rêves et de leurs ambitions, de son engagement au sein d’une troupe de théâtre ou encore de sa passion pour les littérature et spiritualité indiennes.
Mais, au soir de sa vie, c’est d’abord un sentiment de culpabilité qui prédomine. Quand elle repense à Konrad, son ancien élève et amant, qui vient la soigner. Quand elle revoit sa fille avec les veines tailladées avec une lame de rasoir. «Konrad était plus que mon chant du cygne. Il était le regard d’un homme qui me donnait une existence autre que celle d’une mère ou d’une épouse. Dans mon enivrement, je m’étais convaincue que mes filles en profitaient à leur manière. N’aimaient-elles pas se montrer à côté de cette mère qui enfilait un jean et des escarpins à talons? Toujours ouverte à leurs amis, la maison grouillait d’ados qui raffolaient de pizzas congelées. Non parce qu’elles étaient bonnes, mais parce qu’elles étaient jugées indignes de la table familiale par leurs mères dévouées. Autant dire que mon pathologique manque de temps, d’investissement et de patience, produisait l’effet que ne parvenaient pas à obtenir les femmes héroïques d’abnégation que je croisais aux réunions de parents d’élèves. Enfin, en apparence. Car leurs enfants avaient beau les détester, ils ne cherchaient pas à se suicider.» Alors maintenant qu’elles ont fait leur vie, pourquoi ne ferait-elle pas à son tour un dernier voyage, une dernière folie?
Paulina Dalmayer, qui est née en 1974 et a grandi en Pologne, rend parfaitement cette frénésie, d’abord mêlée de crainte, qui a gagné le pays avec l’effondrement du bloc communiste et la remise en cause de l’Église, malgré ou à cause de leur pape polonais. D’une écriture vive et ironique, teintée d’humour, elle regarde le monde d’avant s’effacer, laissant place à un nouveau monde riche d’autant d’espoirs que de contradictions. Un monde qu’il est difficile d’appréhender tant il est mouvant, tant il va vite. Elle dit aussi avec délicatesse combien il est difficile de s’y sentir parfaitement bien.

Les Héroïques
Paulina Dalmayer
Éditions Grasset
Roman
240 p., 19 €
EAN 9782246820147
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est principalement situé en Ukraine et Pologne, à Wroclaw, à Lvov, à Opole, à Cracovie, à Brzuchowicep, à Brzezinka, à Zakopane, à Lubiaz. La France, avec Paris et Strasbourg, y est aussi présente ainsi que Israël et Tel Aviv et les États-Unis, avec New York. On y évoque aussi l’Iran, à Chiraz-Persépolis, l’Inde et Bénarès en passant par Francfort, sans oublier une escapade à Prague.

Quand?
L’action se déroule des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quelques jours de la vie d’une femme, Wanda. Les derniers, et les plus intenses, peut-être?
A 70 ans, Wanda est l’audace incarnée. Atteinte d’un cancer généralisé, elle sait sa fin imminente. Son état se dégrade à vue d’œil, mais dans cette course contre la montre, pas question de se laisser abattre, encore moins d’avoir peur. Plutôt aller de l’avant, aujourd’hui comme hier, en ces temps de sa jeunesse que Wanda se remémore: le concert des Rolling Stones à Varsovie, en avril 1967, où elle rencontre Edward qu’elle épousera et dont la brillante carrière accompagnera les paradoxes de l’Histoire polonaise contemporaine ; son engagement dans une troupe de théâtre expérimental; sa passion pour Konrad, son étudiant devenu amant après la chute du mur; et bien sûr ses deux filles, insaisissables et lointaines.
Face aux assauts du siècle, à sa violence, aux renoncements idéologiques, Wanda et ses proches ont toujours cultivé l’ironie et tenté de préserver ce qu’il restait de beauté. Héroïques à leur façon et nourris d’utopies, ils ont su rester libres. C’est à cette liberté que Wanda n’entend pas renoncer. Elle décide de s’évader de l’hôpital où elle était soignée, convaincue qu’il existe des lieux autrement plus recommandables pour trépasser. Et si son histoire commençait là où on la croit achevée? Et si, jusqu’au bout, il était possible de relancer les dés?
Une fabuleuse leçon de cran, d’intelligence et de vie, portée par une langue vibrante et réjouissante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
Ernestmag
RFI (Littérature sans frontières – Catherine Fruchon-Toussaint)
Le blog littéraire de Paméla Ramos
Blog Temps de lecture 

Les premières pages du livre
« Cent. Quatre-vingt-dix-neuf. Quatre-vingt-dix-huit. Quatre-vingt-dix-sept. Quatre-vingt-seize. Quatre-vingt-quinze. Quatre-vingt-quatorze. Soixante-huit. Soixante-huit… Comment se fait-il qu’à soixante-huit ans, mon corps refuse de m’obéir ? Je compte à rebours, comme c’est recommandé, en expirant très lentement. Parfois je parviens jusqu’à quatre-vingt-dix, avant de sombrer. Que faire pour résister ? Je me laisse fléchir, perds complètement le fil, dors profondément. Enfin, je n’en sais trop rien. Parfois, l’impression troublante de me promener dans mes propres vaisseaux sanguins m’accompagne jusqu’au réveil. Égarée dans l’artère plantaire médiale de mon pied gauche, je peine à remonter vers l’artère tibiale et le haut de mon corps. Par où suis-je sortie pour me retrouver soudain en lévitation sous le plafond ? Mystère. Je plane au-dessus de mon effigie que je sais pourtant être ma chair vivante. Je l’observe d’en haut, fébrile, toute en moiteur, parcourue de légers tressaillements. Embarrassée à l’idée d’être surprise à flotter ainsi dans l’air, je me précipite – ou plutôt, comment dire ? –, je me hâte de descendre, de revenir en moi. C’est par le patch de morphine que je me réintègre. Ensuite, tout se passe de manière ordinaire. J’ouvre les yeux, fixe le lustre, et sens l’odeur des œufs brouillés au bacon qu’Edward carbonise dans la cuisine en écoutant les informations sur Radio Zet. Prise de nausées, je manque de temps pour reconstituer le voyage entre le moi d’ici-bas, immobilisé par la lourde couette d’hiver, et cet autre moi, libre de se balader à travers mon système sanguin ou de le quitter, de s’envoler vers un monde conjectural, spéculatif, sinon chimérique. Ai-je été empêchée de me déplacer au-delà du plafond ou n’ai-je simplement pas gardé en mémoire la suite de mon odyssée ?
*
Gabriela, ma fille aux mains d’enfant rongées par l’essence de térébenthine, dirait « trip », imaginant que je ne connais pas le mot. Elle me croit dépassée, fossilisée même, dans un préjugé formaliste contre tous ces anglicismes qui nous racontent le meilleur des mondes depuis la chute du Mur. Je ne lui en veux pas. Que l’on me montre un enfant qui sache discerner un être humain derrière la figure parentale ! Ma présumée méconnaissance de la novlangue n’est d’ailleurs qu’un détail, parmi les anachronismes que m’attribuent l’une ou l’autre de mes filles. Car, selon Marta, la cadette, ma démission de la faculté de médecine aurait été motivée par mon incapacité à nouer le dialogue avec les étudiants. Je l’ai entendue dérouler toute une analyse érudite et habile à ce sujet, au téléphone avec son père. Au bout de quarante ans de vie commune, Edward a la nonchalance de mener les conversations téléphoniques le haut-parleur enclenché. Quant à Marta, pas une seconde elle n’a imaginé que je puisse être lasse. En vérité, l’année où Konrad venait en cours aura sans doute été la dernière où j’ai eu le sentiment d’avoir transmis un savoir. C’était il y a vingt ans. Depuis, rien. Que des imbéciles qui m’ont demandé s’ils devaient prendre des notes quand j’ai introduit Kant dans un cours sur le syndrome néphrotique. Au moins se doutaient-ils qu’il ne s’agissait pas de l’inventeur d’un quelconque vaccin. À présent, alors que mon cancer se généralise, je ne les juge pas aussi sévèrement. Avec ou sans Kant, on a peur, on a mal, et généralement cela suffit pour qu’on ne se préoccupe pas de questions qui relèvent de philosophie pratique. « Que dois-je faire ? »
Je n’en sais fichtrement rien.

Il fait jour. J’ai toujours des nausées et une grande envie de vin blanc. Un blanc sec et bien frappé. Après-demain, Edward repartira à Strasbourg. Et si je n’attendais pas son départ pour commencer à picoler du blanc au petit déjeuner ? Il n’en serait pas choqué. Le risque étant qu’il se serve un verre de whisky pour accompagner ses œufs au bacon. En fait, je tolère mal les commentaires d’Edward, surtout quand il me signale sur un ton de nigauderie bienveillante que j’ai ronflé. « Délicieusement », précise-t-il. J’ai délicieusement ronflé. L’apparition de mes premières métastases osseuses a transformé Edward en un benêt exalté à court de superlatifs flatteurs. Jamais de mon vivant, enfin, du temps d’avant le cancer, je n’ai été aussi « délicieuse ». Espèce de baratineur ! Fauché chaque soir par un sommeil d’ivrogne, Edward n’est que le témoin factice de mes nuits. Sobre, il ne supporterait pas que je ronfle. Et puis, je ne ronfle pas. Peut-être que je gémis. Je serais prête à l’admettre. Mais le but de mes exercices de respiration n’est ni de ronfler ni de gémir. Je compte à rebours pour me détendre, harmoniser ma respiration, ralentir tout processus vital en moi. Sans résultat. Il se pourrait que les méthodes de respiration orientales ne soient pas adaptées au tempérament polonais. Au lieu de m’apaiser, je me laisse happer par les miasmes du passé. Les promenades opiacées à travers mon système sanguin me ramènent invariablement à la maison, au jour précis, et dont je me souviens très bien, contrairement à ce que je m’efforce de nier. Le plafond ne m’arrête pas.
*
Nous sommes un vendredi. Je rentre de Wroclaw, où j’étudie, par le train de dix-huit heures. Prévenu, Wladek, mon frère, vient me chercher à vélo à la gare, et nous rejoignons la maison dans des rafales de fous rires, moi assise sur le porte-bagages et lui tenant le guidon. Il vient de réussir l’examen d’entrée à l’École d’Agriculture, dans la filière de l’ingénierie forestière. Je suis fière de lui.
« Tu vas porter des galons et une salopette tyrolienne ! Un soir, en faisant ta ronde, tu tomberas sur une belle gretchen perdue dans l’obscurité avec son panier rempli de fraises des bois… »
Wladek ne fait pas de commentaires. Après avoir dépassé la sucrerie, il bifurque brusquement à droite au lieu de continuer vers notre rue, située aux confins du village et bordant la forêt. Nous longeons un champ de colza en fleur, puis le ruisseau, ce qui nous fait arriver de l’autre côté de notre jardin, auquel une porte en ferraille envahie d’herbes folles permet d’accéder à l’insu du voisinage. Brouillée avec la plupart de ses compagnons d’infortune arrivés comme elle et notre père dans des wagons à bestiaux pour habiter les maisons d’où étaient chassés les Allemands, notre mère l’utilise parfois, voulant s’éviter les vains échanges de politesses. Il faut préciser que notre mère est devenue misanthrope quand les Soviétiques ont réquisitionné la propriété familiale près de Lvov, autant dire depuis toujours à nos yeux, puisque nous sommes nés après la guerre. Enfants, Wladek et moi empruntions ce passage discret, quand l’un ou l’autre avait une mauvaise note. Autopunition que nous nous infligions, convaincus de ne pas être tout à fait dignes de la porte principale. Un système d’autodéfense aussi, qui nous donnait l’impression de nous faire plus petits, sinon invisibles, et ainsi d’échapper à la torture des sarcasmes et reproches dont notre mère nous accablait. Je ne me souviens pas d’avoir franchi la porte de derrière depuis que je suis partie étudier. Non que les méchancetés de ma mère m’aient paru moins blessantes. Au contraire, je paye mon indépendance au prix d’une vie frugale, faite d’incessants renoncements et affronts, je ne trouve donc plus aucune excuse à ma mère. J’ai arrêté de me sentir coupable. Ainsi je me suis disputée avec elle quand elle m’a traitée de « cocotte » en me voyant allumer une cigarette. Prise au dépourvu et piquée au vif, j’ai coupé court en affirmant préférer finir « cocotte » plutôt que « reine des vipères ». Elle s’est enfermée dans sa chambre pendant le reste de mon séjour, feignant une migraine. Je suis donc étonnée que Wladek nous oblige à emprunter la petite porte maudite.
« Avoue, tu as fait une connerie… », je le taquine.
Il ne réagit pas. Le ruisseau sent la vase, l’air du soir s’alourdit annonçant un orage, un soleil étalé dans le ciel tel un œuf au plat raté jette des ombres filiformes sur le jardin. Wladek, en gentleman, me fait passer devant lui, résolu à traîner le vélo, mon sac et un filet de pain sec destiné à nos lapins. Je m’approche de la maison d’un pas élastique, appelle notre chienne, d’habitude occupée à dévaster le potager. Elle me répond par un aboiement étouffé, étrange. À un mètre de l’enclos où mon frère avait installé les cages des lapins, j’aperçois les pieds nus de notre mère, dont le reste du corps doit reposer à l’abri de la lumière, sous un auvent en bois, qui nous sert à stocker des bûches. Contrairement à ses mains, les pieds de notre mère ont gardé une élégance d’avant-guerre. Leur peau paraît bien nourrie, douce, renfermant une sorte de mystère comme ceux des statuettes de la Vierge. Je fixe ces pieds absurdes et m’avance au ralenti, alertée par l’idée qu’ils n’ont pas à être exposés à cet endroit-là, ni à cette hauteur-là. Wladek m’attrape l’avant-bras. Je sursaute. Il me serre plus fort. D’un bref coup d’œil, je balaye les cages ouvertes, un lit, un drap blanc, un autel de fleurs fanées, une nuée de mouches à viande, repues et malgré tout affairées. Allongée sur son lit, dans une fine robe à rayures pastel, notre mère, morte, tient entre ses mains un lapin, mort lui aussi. Arrangés avec soin, ses cheveux sont parés de plumes qui forment une coiffe dont la blancheur neigeuse a quelque chose de parodique et d’effrayant à la fois. Son visage, qu’elle lavait matin et soir avec des flocons d’avoine trempés dans une eau à peine tiède, semble en parfait état, on dirait un masque. Enfin, disposées tout autour de son corps, des anémones, des cattleyas, des marguerites, des grappes de guimauves, choisies probablement en raison de leur tonalité pâle, diffusent une odeur sucrée, difficilement supportable. À moins qu’il ne s’agisse des effluves, plus redoutables, de la décomposition. Tétanisée par l’excentricité baroque de la scène, j’avance vers le lit, me couvrant la bouche et le nez d’une main. Je me sers de l’autre pour soulever la robe de notre mère. Elle a des taches violacées sur le dos et les jambes. La marque verdâtre sur l’abdomen me permet de faire remonter approximativement son décès à un ou deux jours. C’est la première fois que j’applique les connaissances acquises au cours de mes études de médecine.

Je me tourne vers Wladek. L’expression d’une colère contenue lui déforme la bouche. Poings serrés, il se tient bien droit, concentré, tendu.
« Trouves-tu normal qu’une femme torde le cou à un lapin ? L’as-tu déjà vue faire ? C’était insupportable ! Abject ! Elle aurait pu demander de l’aide à quelqu’un, à un homme, un voisin… Mais elle était trop fière pour ça. Et puis, elle avait moi, un lapin à elle, un lapin, comprends-tu, Wanda, un lapin, un larbin… »
Wladek se met à trembler. Je jurerais qu’il tombe dans la forme la plus évidente d’amok, cette rage incontrôlable dont les descriptions me fascinent chez Kipling, si je ne savais que mon frère est incapable de commettre la moindre violence. D’un coup, il commence à singer notre mère dans un accès terrifiant d’hystérie :
« Alors, Wladek, tu es un homme maintenant… Comment ça ? Monsieur l’ingénieur ne veut pas se salir les mains ? Regarde mes mains à moi ! Sais-tu que ces mains jouaient du piano, qu’elles tournaient les pages des livres, qu’elles ne servaient à rien d’autre autrefois ? Ça te dégoûte ? Ta mère qui tue des lapins ? Qui lave, qui essuie, qui épluche les pommes de terre, qui nettoie les cabinets ? Ta mère devenue ouvrière pour que vous puissiez, toi et ta sœur, entrer à l’université ? Ah ! Tu n’es tout de même pas naïf au point de croire qu’avec une mère d’origine bourgeoise, ils t’auraient laissé étudier, non ? Si j’avais repris un travail dans l’enseignement, vous auriez été disqualifiés d’entrée de jeu ! Mais maintenant monsieur l’ingénieur répugne à tuer une pauvre bête… Tue-le, ce lapin, sinon je lui tranche la gorge ! T’entends ? Je lui coupe sa petite tête avec une hache ! Une hache ! »
Wladek s’effondre sur les genoux. Sa tignasse couleur miel, héritée de notre père, son corps parfaitement racé, étiré et sportif, bouge au rythme des contractions qui lui parcourent le corps.
« Je me suis enfui dans la forêt et quand je suis rentré hier soir, elle était là, dans l’enclos, étalée par terre. Elle a dû faire une attaque… je ne sais pas… une crise cardiaque… Cette folle a fait une crise, elle s’est rompue… son cœur a éclaté. »
Je ne sais quoi faire. Le visage couvert de morve, Wladek me jette un regard perdu. Je lui administre une claque pour le réveiller.
« Debout ! Aide-moi à la mettre par terre. »
Il obtempère. Nous débarrassons le lit des fleurs et du lapin mort, puis nous déplumons littéralement notre mère pour la débarrasser de sa « couronne ». Je la saisis par les chevilles, Wladek par les épaules. J’ordonne alors qu’on la remette avec le lit dans la chambre, à sa place. Puis, je tâte le mur derrière la gazinière, là où notre mère cache ses cigarettes, croyant échapper à la curiosité de ses deux enfants. J’en allume une et tends le paquet à Wladek qui refuse mon offre.
« Je sais que tu ne l’as pas étranglée. Mais, avant que j’aille chez Goldberg, il faut que je sache si tu ne l’as pas empoisonnée. Je dois être sûre de ce que j’avance. Et tu devras le confirmer plus tard, peut-être devant la milice. Tu comprends ? »
Wladek me dévisage avec étonnement, comme s’il était banal de laisser le cadavre de sa propre mère dans le jardin.
« La milice ? Wanda, je n’ai rien fait de mal… »

Je saute sur le vélo et pédale à toute allure vers l’autre bout du village pour frapper chez Goldberg. Notre mère ne consulte que lui depuis toujours, bien qu’il ne soit pas un excellent médecin. Mais Goldberg, le seul Juif qui s’était donné le mal de survivre à la guerre pour prendre un train à bestiaux vers la Pologne et y supporter en silence l’animosité de ses nouveaux voisins, connaît notre mère du temps où leur principale préoccupation se limitait à réserver une bonne place au théâtre de Lvov. Elle va chez lui parce qu’il est la dernière personne sur Terre, sans compter sa sœur, notre tante, à se souvenir d’elle telle qu’elle aurait voulu rester. Selon Goldberg, ma mère enseignait le polonais et l’anglais au lycée de jeunes filles, lisait la presse littéraire avec avidité et s’habillait avec goût. Les vingt dernières années passées à trier les betteraves et tuer les lapins lui échappent tel un malentendu sans gravité. Dès qu’il m’aperçoit, il comprend que c’est fini. Que la vraie vie, celle d’avant 1939, ne ressuscitera plus lors des visites de madame Bilikowska. Comme s’il découvrait brusquement que le thé polonais qu’il boit depuis un quart de siècle est dégueulasse, en tout cas sans comparaison avec le thé anglais d’avant, qu’il n’a pas goûté un vrai café depuis l’invasion des Soviétiques, que ni les bus ni le courrier n’arrivent jamais à l’heure, que les téléphones publics ne fonctionnent pas, que la presse fournit des informations sans intérêt sinon falsifiées, que ses voisins tolèrent sa présence parce que son concurrent, le Dr Bierski, prend plus cher et ne dispose jamais de places libres. Goldberg a usé jusqu’à la corde tous les filons lui permettant de faire abstraction de la réalité, et désormais, il n’a d’autre choix que de la regarder en face. Je n’ai pas à recourir à quelque ruse diabolique pour le convaincre de l’état de choc de Wladek, lequel l’a empêché d’alerter plus tôt un médecin. Le soir même, Goldberg signe l’acte de décès de notre mère, puis demande à rester seul avec elle. Derrière la porte, nous entendons ses sanglots. Le lendemain de l’enterrement, il prend l’avion à destination de Tel Aviv. Quant à Wladek, il fait un séjour de deux semaines à l’hôpital pour cause d’épuisement nerveux. »

Extraits
« Sans m’avouer que quelqu’un était fou dans notre lignée, je subodorais qu’une souche contaminée dès son origine, une phrase insensée, délirante, sinon monstrueuse, se promenait dans notre génome. Parmi ces millions d’êtres humains qui avaient résisté tant bien que mal à la machine de guerre, pourquoi semblions-nous avoir souffert davantage que les autres? N’avions-nous pas trop aimé notre souffrance? Lequel de ces êtres figurant sur Les tirages argentiques en sépia s’étiolait-il avec délice dans la mélancolie? Un de ces trois bambins alignés sur un sofa, en caftans brodés et petits bonnets de dentelle? Ou plutôt cette jeune femme serrée dans un corset sous sa robe élaborée, poitrine pigeonnante, les hanches et les fesses projetées en arrière, saisie en profil perdu, silhouette cambrée, un sourire de tristesse sur les lèvres? » p. 51

« Edward est un homme qui ne s’est jamais battu. Pourtant, quand je le vois chaque matin s’acharner contre sa tranche de bacon collée à la poêle, je suis forcée de constater que, s’il le voulait, il pourrait éradiquer à lui tout seul les nationalistes russes, ukrainiens et, tant qu’à faire, libérer la Crimée. Sans doute croit-il que d’autres s’en chargeront, pendant qu’il est occupé à remplir des tâches autrement plus importantes. C’est l’héroïsme des gens ordinaires, dont Edward a fait la preuve insigne en s’investissant corps et âme dans la culture industrielle de champignons de Paris, au moment où les chars soviétiques stationnaient à la frontière du pays et où les ouvriers des chantiers navals de Gdansk se dépensaient à combattre le régime oppresseur. » p. 70

« Konrad était plus que mon chant du cygne. Il était le regard d’un homme qui me donnait une existence autre que celle d’une mère ou d’une épouse. Dans mon enivrement, je m’étais convaincue que mes filles en profitaient à leur manière. N’aimaient-elles pas se montrer à côté de cette mère qui enfilait un jean et des escarpins à talons? Toujours ouverte à leurs amis, la maison grouillait d’ados qui raffolaient de pizzas congelées. Non parce qu’elles étaient bonnes, mais parce qu’elles étaient jugées indignes de la table familiale par leurs mères dévouées. Autant dire que mon pathologique manque de temps, d’investissement et de patience, produisait l’effet que ne parvenaient pas à obtenir les femmes héroïques d’abnégation que je croisais aux réunions de parents d’élèves. Enfin, en apparence. Car leurs enfants avaient beau les détester, ils ne cherchaient pas à se suicider. p. 149

À propos de l’auteur
DALMAYER_Paulina_©Jean-Francois_PagaPaulina Dalmayer © Photo Jean-François Paga

Paulina Dalmayer est née en Pologne en 1974 où elle grandit. Après des études et une thèse de doctorat en France, elle change radicalement de cap: s’envole pour l’Afghanistan en 2010 et y passe deux années, interrompues par un séjour en Libye. Correspondante depuis Kaboul pour plusieurs titres de la presse polonaise, elle tire de son expérience de journaliste son premier roman Aime la guerre! (Fayard 2013, Livre de Poche 2015). En 2015 paraît son livre-enquête sur l’euthanasie en Europe, Je vous tiendrai la main. Euthanasie travaux pratiques (Plein Jour). Les Héroïques est son deuxième roman. (Source: Éditions Grasset)

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Certains cœurs lâchent pour trois fois rien

PARIS_Certains_coeurs_lachent_pour_trois_fois_rien

  RL_hiver_2021

En deux mots:
«tu n’arriveras jamais à rien. Tu n’es qu’une merde.» Cette phrase assénée par son père hantera longtemps Gilles Paris. Pris dans une terrible spirale qui va le voir enchaîner les dépressions – qu’il nous détaille – il révèle aussi combien son addiction pour l’écriture l’aura aidé.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Même les gens normaux ont droit au bonheur»

Huit livres et autant de dépressions. Gilles Paris raconte une vie rongée par ce mal insidieux et comment, avec ses amis, ses amours et ses emmerdes, il a pu s’en sortir.

Au sein d’une maison d’édition, les attachés de presse sont des travailleurs de l’ombre. Quand leur travail paie et qu’un auteur est mis en avant, c’est évidemment parce que l’auteur a du talent et quand le livre ne trouve pas de couverture médiatique, c’est forcément que l’attaché de presse a failli. Si le cas de Gilles Paris est un peu à part, ce n’est pas tant qu’il a plusieurs décennies d’expérience dans le métier, mais parce qu’il est également auteur, avec huit livres à son actif dont le désormais célèbre Autobiographie d’une courgette, adapté au cinéma en 2016 par Claude Barras sous le titre Ma vie de Courgette. Dans les prochains mois suivront une adaptation au théâtre ainsi qu’une bande dessinée (dessins de Camille K et scénario d’Ingrid Chabbert). Il peut par conséquent porter un regard sur les deux aspects du métier. Toutefois, ce n’est pas l’aspect central de son récit. Avec honnêteté et sans filtre, il nous raconte les huit dépressions successives dont il a été victime. Un mal insidieux qui a bien failli l’emporter, car il a quelquefois accompagné sa chute d’une tentative de suicide. Et entendre alors le médecin lui expliquer que «Certains cœurs lâchent pour trois fois rien». Le sien a résisté, si bien qu’il peut aujourd’hui témoigner.
Raconter que la première fois qu’il a été laissé pour mort, cela n’avait rien à voir avec une dépression mais aux coups portés par son père. Une violence physique qui a été précédée d’une violence morale puisque régulièrement, il lui répétait qu’il n’arriverait jamais à rien, qu’il n’était qu’une merde. Une phrase devenue comme un mantra, une relation toxique sur laquelle il peut enfin mettre des mots: «Je me suis tu pendant des années. Je n’ai pas cherché à me libérer auprès d’un psychologue, d’un ami, encore moins de ma famille. Je me suis défoncé, abusant de cocaïne et de vodka, j’ai frôlé le bord des abîmes, reconnu si peu le visage verdâtre dans le miroir. Accroupi au-dessus du siège des toilettes, toutes couleurs aspirées, j’ai reniflé la mort, serrant le poing, froissé comme des feuilles sèches éparses que le vent emporte.»
Gilles Paris raconte les folles années de sa jeunesse, les addictions à la drogue et au sexe, la parenthèse avec Pascaline, le seule femme qu’il ait jamais aimée, les nuits à danser et les amants qui s’accumulent jusqu’à ces matins glauques où on se sent seul, triste, perdu. La première dépression arrive en 1992, elle sera suivie de sept autres, entrecoupées par des périodes durant lesquelles l’attaché de presse fera du bon travail, notamment pour les éditions Plon, servira d’homme à tout faire de Françoise Sagan, écrira des livres et rencontrera Laurent, l’homme qui va partager sa vie, l’apaiser, le secourir. Tout semble aller bien. «Je suis heureux avec Laurent. J’ai écrit un livre qui a du succès. J’ai un chouette appartement, un travail que j’aime. J’ai enfin trouvé mon équilibre». Mais ce bonheur sera de courte durée. La nouvelle dépression qui s’amorce «restera la plus inexplicable de toutes, et la plus rude. Elle va durer deux ans».
Comme toutes les dépressions qui vont suivre, elle va s’accompagner d’un séjour en hôpital psychiatrique. Les pages sur ces établissements sont aussi éclairantes que glaçantes. Elles dépeignent «la vie sans magie et sans couleurs». Alors Gilles Paris, comme Hippolyte, son personnage dans Inventer les couleurs, crée les couleurs là où elles n’existent pas. Il écrit. «L’écriture n’est pas une thérapie pour moi, elle est ma vie, en dehors des dépressions. Quand on aime autant la fiction que je l’aime, on en injecte dans sa vie pour la rendre moins cruelle.» Le paradoxe veut pourtant qu’après chaque livre une nouvelle dépression suive. Si bien qu’après la parution de Au pays des kangourous il s’imagine que ses livres sont en partie responsables de ses dépressions. «Après chaque lancement, je rechute. C’est systématique. Laurent, toujours pratique, me conseille d’arrêter d’écrire. Autant mourir.»
On remerciera l’auteur de son éclairage sincère et sans fioritures. En le suivant, on comprend combien ce mal est complexe, parce qu’en grande partie inexplicable. Et on se prend à espérer que la bête est enfin terrassée.

Certains cœurs lâchent pour trois fois rien
Gilles Paris
Éditions Flammarion
Récit
220 p., 19 €
EAN 9782081500945
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. Mais on s’y déplace beaucoup, en France, à Montpellier, Biarritz, Angoulême, Issy-les-Moulineaux, Montréal, Benerville-sur-Mer, Cannes, Montmorency, Meudon, Marne-la-Vallée, Rungis, Enghien, Vichy, dans le Gers, à Juan-les-Pins, à Houlgate, en Afrique, particulièrement en Sierra Leone, à Blama et Freetown, en Europe, à Majorque, en Grèce, à Athènes et Amorgos, en Grande-Bretagne, à Londres, à Miami, au Mexique, à Playa del Carmen, Almyrida Sands, New York, Amsterdam, à Nassau aux Bahamas, en Allemagne, à Hambourg et Munich ou encore en Italie, en Crète ou aux Maldives. Ibiza, Sienne, Venise.

Quand?
L’action se déroule des années 1960 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Les cliniques spécialisées, je connais. Je m’y suis frotté comme on s’arrache la peau, à vif. Les hôpitaux psychiatriques sont pleins de gens qui ont baissé les bras, qui fument une cigarette sur un banc, le regard vide, les épaules tombantes. J’ai été un parmi eux.»
Une dépression ne ressemble pas à une autre. Gilles Paris est tombé huit fois et, huit fois, s’est relevé. Dans ce récit où il ne s’épargne pas, l’auteur tente de comprendre l’origine de cette mélancolie qui l’a tenaillé pendant plus de trente ans. Une histoire de famille, un divorce, la violence du père. Il y a l’écriture aussi, qui soigne autant qu’elle appelle le vide après la publication de chacun de ses romans. Peut-être fallait-il cesser de se cacher derrière les personnages de fiction pour, enfin, connaître la délivrance. « Ce ne sont pas les épreuves qui comptent mais ce qu’on en fait », écrit-il. Avec ce témoignage tout en clair-obscur, en posant des mots sur sa souffrance, l’écrivain nous offre un récit à l’issue lumineuse. Parce qu’il n’existe pas d’ombre sans lumière. Il suffit de la trouver.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Grande Parade (Serge Bressan)
Boojum, l’animal littéraire
La Valse des pages (Chronique suivie d’un entretien avec l’auteur)
Publik’Art 
Vivre fm («Entre nous» – podcast)
Blog Toujours à la page 
Blog Valmyvoyou lit 

Les premières pages du livre
« AVERTISSEMENT
Ce livre n’est pas une autobiographie, mais des éclats de vie pour mieux comprendre les méandres de la dépression. Je n’ai pas vraiment cherché non plus à en trouver les causes. Elles sont multiples et sinueuses. S’en approcher, c’est s’en éloigner en même temps. Deux dépressions ont peu de choses en commun. Tenter de les cerner comme les chiens en meute traquent le gibier à la chasse serait une erreur. La bête a souvent le dernier mot, avant qu’on puisse la terrasser par sa propre volonté et le traitement médical adéquat. Je suppose que ma vie ressemble plus au dernier chapitre dans ses moments les plus exaltants, mais je ne peux nier ces trente années de combat que j’ai voulues sans fard. Soit la moitié de ma vie à réfléchir aussi à tout ce que mon père m’a fait ou pas, emmêlant le fil de ces années sombres. Comme le souvenir intact d’une photographie que je n’ai pas cherché à embellir, ni à modifier pour mieux émouvoir. Plutôt que de diriger la mémoire à mon avantage, je me suis abstenu d’en parler. Entre deux dépressions, j’ai eu la chance de vivre normalement et de supporter la menace d’une épée de Damoclès. Je suis heureux de la vie que j’ai menée, elle ressemble à celle de milliers d’autres personnes. Il vient une heure où chacun doit affronter ses démons pour mieux s’en libérer. J’aime être un parmi tous. Un anonyme dans la foule. Un inconnu célèbre que personne ne reconnaît. Je me suis défendu contre la bête, pas question d’être dominé par elle. Entrez dans ma vie, comme on entre dans une danse.

Lettre au père
Je te tutoie encore. C’est tout ce que j’ai en tête, quand ma vie, entre tes mains, s’est réduite au silence. Je ne commencerai pas cette lettre par « Cher papa », rien de toi ne m’est cher. Ces deux syllabes, pa-pa, se répètent comme un refus. Si au moins j’avais pu, pas à pas, me rapprocher de toi. J’entends juste une négation : pas de papa. Le vide abyssal où je tombe depuis soixante et un hivers.
Je me relève l’été, j’aime la chaleur sur mon corps, la mer qui m’avale, ma peau qui brunit. Je ne connais rien de tes étés à toi, juste une chaise longue sur un carré de pelouse verte où tu lis l’un de mes livres qui ne t’est pas dédicacé, et ne le sera jamais. Plus rien ne nous lie, si ce n’est cette photo envoyée par ta femme sur mon portable, où tu essaies sûrement de me dire que tu t’intéresses à moi, quand rien de toi ne me soucie en retour. Tu as pris du ventre avec les années, je m’évertue à le perdre à chaque dépression, comme le poids trop lourd de notre histoire.
Maman me prend pour toi depuis que tu es parti. Plus de quarante ans déjà. Les conversations se terminent mal entre elle et moi, un dialogue de sourds qui laisse ses empreintes et ne règle aucun compte. Je ne te ressemble pas, pourtant. J’ai choisi d’être écrivain alors que tous les mots de la terre nous séparent. J’aime les hommes. Toi, ta nouvelle famille.
Je suis devenu attaché de presse, par hasard, pour communiquer, puisqu’avec toi il n’en est rien. Je n’ai pas de haine à ton égard, cela ressemblerait trop à de l’amour. J’aime te savoir loin : je n’ai pas peur de te croiser quand je marche au hasard des rues. Je n’ai rien de toi, ni ton adresse postale, ni ton portable, ni d’anciennes photographies, toutes jetées, brûlées ou disparues. Je t’imagine avec tes cheveux gris épars, tes petites veines éclatées comme un trop-plein de colère, agacé comme autrefois quand tu me regardais sans me voir, les mots sautant de ta bouche comme des balles qui ne m’ont pas tué. Tu as essayé pourtant, ta colère l’emportant sur la raison.
Je n’avais pas vingt ans et tu t’es comporté comme un salaud dans mon premier appartement, rue Eugène-Manuel. Tes poings sur moi, tes coups de pied dans mon ventre, dans ma tête. Ce jour-là, une personne dont j’ignore tout m’a porté sur son épaule et déposé dans un hôpital. Je l’aurais aimé, cet inconnu qui passait devant mes fenêtres et m’a sauvé.
On ne m’a pas appris à te rendre la pareille. Ni toi, ni personne. C’est peut-être ce que je suis en train de faire avec cette lettre. J’aurais dû réagir avant, t’en coller une. Je t’ai laissé me faire mal. L’extérieur ce n’est rien, la peau cicatrise. Mais en dedans, rien ne me réparera.
Je danse dans les rues quand personne ne me regarde. J’essaie de rendre ma vie plus insouciante, et tu n’y es pas le bienvenu.
La vie n’est pas une voie romaine.
Dans mes cauchemars tu me frappes encore, jamais satisfait, moi non plus puisque je te laisse me cogner sans réagir, comme une règle interdite. Les médecins ne s’intéressent alors qu’à mes angines, aussi blanches que la poudre que j’inhale la nuit. Je me suis tu pendant des années. Je n’ai pas cherché à me libérer auprès d’un psychologue, d’un ami, encore moins de ma famille. Je me suis défoncé, abusant de cocaïne et de vodka, j’ai frôlé le bord des abîmes, reconnu si peu le visage verdâtre dans le miroir. Accroupi au-dessus du siège des toilettes, toutes couleurs aspirées, j’ai reniflé la mort, serrant le poing, froissé comme des feuilles sèches éparses que le vent emporte. Je me déprécie à ce jeu. Je te donne raison. Je me brûle, je me fais mal, j’écrase des cigarettes dans la paume de ma main, sans souffrir, car tout ce que je retiens, c’est cette blessure inguérissable que tu m’as faite. Elle revient comme un boomerang et cogne à ma tempe. Parce que je n’ai pas réagi, parce que je n’ai pas osé lever la main sur toi, je pensais m’être condamné à aimer le mal, à le chercher la nuit comme un fauve, ne sachant plus comment conjuguer le verbe « aimer ».
Quand je tombe la première fois, je t’appelle. Nous ne nous sommes pas vus depuis quatorze ans. Je me souviens de nos pas dans les allées du parc, de la brume en hiver. La lumière se fait rare, le froid, lui, te ressemble, il s’insinue. En sortant de cette clinique, je viens te voir dans ta maison, près de Vichy. Tu me cognes plus fort en niant ce qui s’est passé chez moi. Je crois un moment en perdre la raison. Cela me hante encore. J’aurais tout inventé. Un écrivain-né. Un écrivain mort-né.
Une année plus tard, tu reconnais tes torts. J’aurais dû te frapper. En finir. Mais je suis juste cette écorce qui protège l’arbre. Seuls les mots dansent entre mes doigts. Fra-Gilles, et fort à la fois. J’encaisse, je prends les coups, j’esquive, je tombe, je me relève chaque fois. J’aime, je donne tout, je suis excessif, je ne sais rien faire à moitié. Je me tiens en équilibre sur les frises des falaises. J’ai peur du vide, j’ai peur de moi. J’ai dix ans, plus de soixante ans, bientôt cent ans. Tout ce que tu as laissé derrière toi s’est étiolé. Maman, ma sœur et moi tenons presque debout, c’est un miracle. Toi, tu as ta nouvelle famille avec Évelyne devenue Laura, et Marie-Diane, une deuxième sœur, ma demi- rien du tout. Elle nous traite de dingues, ma sœur Geneviève et moi. Elle n’a pas tort en ce qui me concerne. Les cliniques spécialisées, je connais. Je m’y suis frotté comme on s’arrache la peau, à vif. J’y ai séjourné après avoir avalé trop de pilules, des blanches, des roses, avec un peu de whisky ou de Martini rouge. Que la fête commence ! J’y ai connu toutes sortes de vies, des vies en marge, ou brisées, j’ai appris que lorsque la roue tourne, ce n’est pas toujours pour avancer. Les hôpitaux psychiatriques sont pleins de gens qui ont baissé les bras, qui fument une cigarette sur un banc, le regard vide, les épaules tombantes. J’ai été un parmi eux. J’ai fréquenté des dizaines d’hôpitaux, à Paris, en banlieue et à Montpellier, où tu n’es plus jamais venu me voir. Je ne t’ai appelé que la première fois.
Pour pardonner, il faut commencer par soi-même. Je l’ai fait en me réveillant, des électrodes sur la poitrine, survivant au pire. L’hiver 2016, un médecin m’a dit doucement que j’avais eu de la chance. « Certains cœurs lâchent pour trois fois rien. » La douceur me fait toujours réfléchir. Avec ce que je tenais au creux de ma paume, quelqu’un d’autre y serait resté. Toi ?
J’ai publié huit livres. Chacun est une réponse à ta violence, à ton absence, à ces mots entrés en moi comme un glaive, juste avant que je perde conscience, du sang plein la bouche. Tu ne vaux rien. Tu ne feras jamais rien de ta vie. Tu es une merde. Parfois, je le pense vraiment. Je me détruis, je m’isole, je suis incapable d’amour, incapable de donner. Tu gagnes, un instant.
J’aspire les endorphines de mes leçons de sport, comme je me penchais autrefois sur les lunettes des toilettes. Cristaux blancs et pluie cinglant mon visage. Rien ne me retient, ni la neige, ni la bourrasque, ni le froid qui me gèle les doigts. Je suis un warrior. Quand je boxe, la cible te ressemble, j’essaye de rattraper le temps perdu.
Je me suis marié pour conjurer le mauvais sort. J’ai épousé Laurent. Vingt ans de vie commune et d’hôpitaux psychiatriques. Parfois, Laurent en a assez, il ne supporte plus ma tête trop pleine, le cendrier débordant, mon regard qui n’en est plus un, mais il reste auprès de moi, et nous t’oublions dans ta maison où je ne me rappelle rien. Ni la couleur de tes canapés où nous avons à peine parlé, ni celle de tes yeux : je ne les ai pas assez regardés.
Un ami cher m’a demandé de t’écrire cette lettre. Toi qui n’en as jamais eu, ni reçu un seul mot de moi. Une boîte de Pandore que j’ouvre sans peur. Je ne crains plus rien de toi. Tu dois être vieux maintenant, auprès de ta femme, de ta fille, à peindre des tableaux surgis de la pénombre de tes rêves, après ce métier d’architecte que tu as tenté, en vain, de m’enseigner. Déjà, tout ce qui venait de toi ne m’intéressait pas. Peut-être que tu ne peins plus. Tu attends juste que ton heure vienne.
Je ne suis pas obligé de t’aimer. Je l’ai compris depuis peu. Pas plus moi que toi, d’ailleurs. Ni ma mère qui finit ses jours dans une maison de retraite. Quand on me demande le livre que je préfère parmi ceux que j’ai écrits, je réponds invariablement : « Demanderait-on à un père lequel de ses enfants il préfère ? » Ma sœur a toujours eu ta préférence. Je ne lui en veux pas. J’ai sept enfants livres, huit avec celui-ci. Ils sont toute ma famille, tout comme ceux que j’aime sans limites, car je n’ai pas appris à aimer autrement. J’ai tant d’amour à donner pour rattraper celui que je n’ai jamais eu avec toi. Ton avis est forcément différent du mien, mais je ne tiens pas à le connaître, ni à devenir un jour ton père. Je n’ai pas choisi cette voie.
J’ai dix ans, plus de soixante, bientôt cent ans, tu peux t’éteindre. Pour moi tu l’as fait depuis longtemps. Récemment, Geneviève m’a appris que tu perdais la tête. Je sais ce que c’est. Je l’ai perdue, à ma manière, à huit reprises.
Je me souviens de cette odeur de cuir nauséabond dans la Mercedes que tu conduisais. Elle est indissociable de toi. J’ai couru un jour derrière cette voiture. Tu avais fui notre bel appartement, je voulais savoir où tu allais. Mais tu t’es éloigné avec cette odeur qui a imprégné ma mémoire et je me suis retrouvé seul dans un quartier inconnu. J’ai marché, sonné, abandonné par toi pour longtemps. Des années plus tard, je me suis réveillé dans un lit qui n’était pas le mien, J’y étais seul, sans un mot. J’ai fait le tour de cet endroit, sans rien reconnaître. Je suis parti laissant un merci écrit sur un ticket de métro. Je n’ai jamais su qui m’avait recueilli au bout de cette nuit-là. J’imagine un père absent veillant sur moi.
Je t’ai longtemps cherché parmi des hommes de ton âge, avant d’y renoncer. Tu n’étais jamais là. J’avais envie d’une vie sans toi, ce que j’ai construit au fil des ans, avec Laurent. Nous sommes devenus toi et moi deux inconnus, séparés par des centaines de kilomètres et nos milliers de pensées éparses. Je ne fais plus le saut de l’ange, j’apprends à dire «je t’aime» et à croire en moi. Je ne me sens plus obligé en rien en ce qui te concerne. Je suis délivré de toi et j’avance entre les mots et la ponctuation. Tu n’es plus qu’un point isolé dans un livre. Un point final.

Mélancolie
La mélancolie entre en moi. Elle préfère l’automne ou l’hiver, les lumières grises et les brumes qui recouvrent les parcs des institutions psychiatriques. Elle obscurcit les âmes et s’y réfugie tout entière. Elle évacue la joie et la bonne humeur. Les plafonds, le ciel, même, ressemblent à un couvercle en verre sous lequel je peine à rester droit. Je n’ai plus rien d’un I majuscule. Tout juste un e rabougri. Je regarde le sol. J’ai cent ans. L’âge de maman, penchée sur son déambulateur.
La mélancolie prend toute la place. Elle étire ses pattes visqueuses dans mon corps qui s’engourdit à sa merci. Elle se débarrasse du passé et de l’avenir. Elle m’oblige à vivre le présent comme seul horizon. Elle n’aime ni la vie, ni les couleurs. Elle m’ôte l’espoir, l’envie et le désir. Hippocrate la définissait autrefois comme un trouble des humeurs. Les médecins ont emprunté ce doux nom de mélancolie pour décrire cette maladie mentale qui développe le sentiment d’incapacité, la tristesse profonde, l’absence du goût de vivre. Elle survient sans prévenir. À peine ai-je senti une grande nervosité, la fatigue et le vain sentiment que plus rien ne semblait possible. Les peurs grimpent comme le lierre sur l’arbre. La panique poursuit la raison et souvent la rattrape. La dépression me possède, elle dédouble ma personnalité, tout en laissant ma conscience intacte. La tristesse m’envahit, plus rien ne me fait sourire. Tout relève alors d’un effort surhumain. Pourquoi me lever le matin, alors que la bête resterait au lit à ne rien faire, sinon dormir ? Pourquoi se laver, aller jusqu’à la salle de bains qui me paraît si loin ? Ou rester sous la douche tandis que l’eau coule, que mon corps s’affaisse sur le carreau et que l’eau tiède le recouvre d’une fine pellicule, pareille au placenta d’une mère ? Pourquoi répondre au téléphone et dire que tout va mal quand personne ne m’écoute vraiment ? Et tous ces gens qui s’inquiètent et m’envoient marcher ou courir, quand tout ce qui m’intéresse est une mort lente, sombrer dans le noir, avaler des somnifères jour et nuit pour que le corps épuisé trouve enfin sa place. Cette bête en moi retient toutes les horloges du monde. Le temps ne sera plus le même, tant que l’animal me domine. Il va falloir égrener les heures comme un sablier filmé au ralenti. Pas seulement parce que la zone cérébrale est atteinte et que certains efforts ressembleront à des poids trop lourds. Tout ce que j’entreprends est retardé par la dépression, et le temps qui joue un rôle essentiel dans l’évolution de la maladie mentale me paraît hors d’atteinte. Le regard que je porte sans cesse à ma montre, au réveil, me renvoie à un film d’anticipation où l’heure serait presque toujours la même.
La nourriture n’a plus le même goût. Elle ne me rassasie plus, elle me dégoûte. Avec les médicaments, il me faut constamment boire de l’eau, ce liquide qui, très vite, provoque en moi la nausée de vivre, comme un sentiment de noyade, de submersion. Chaque gorgée me donne envie de vomir mes tripes. Ma vie résiste, goutte d’eau débordante et dérisoire.
À la nuit tombée, j’éteins une à une les lumières trop fortes qui m’éblouissent. J’observe les fenêtres d’en face. Ces hommes, ces femmes, à l’intérieur, qui se déplacent. J’envie leur vie sans la connaître. Je l’imagine forcément meilleure que la mienne. Je laisse le courrier s’accumuler. Le portable est sur silencieux, je ne supporte plus le moindre bruit. Je ne décroche plus. Je ne poste plus rien sur les réseaux sociaux, cette idée d’un bonheur imposé. Je suis incapable, le soir, de regarder mes mails. Je ne veux voir personne. Je n’ai plus rien de social à part Laurent qui me protège, et ne m’en voudra pas de me taire. La télévision me remplace. Et mon chien Franklin, un beagle, se colle constamment à moi. J’ai parfois l’impression qu’il me comprend mieux que quiconque.
Emmuré en moi-même, bientôt je confonds les jours. La tristesse est dans mon regard, dans mes gestes lents, dans ma bouche qui refuse de s’ouvrir. Les messages s’accumulent sur le répondeur de mon portable. Depuis combien de temps ne suis-je pas passé sous la douche ? Depuis combien de temps n’ai-je pas donné de mes nouvelles ?
Je franchis la porte de la salle de bains. Je me lave, mains hésitantes sur mon corps nu qui me semble lourd. Je me sèche. Je m’habille lentement. Rien ne va avec rien. Je m’en fiche. Je vais voir un médecin. C’est le début d’un long processus. Le tout premier pas, vacillant, vers la guérison. Je n’y pense même pas.
Les rues sont sinistres. La foule m’effraye. Je reste planté au-dessus des marches du métro. Je ne peux pas les descendre. J’ai peur de tomber. Peur de tout. Je m’engouffre dans un taxi. Je transpire. Je donne une adresse et je prie pour que le chauffeur m’oublie à l’arrière. Dans la salle d’attente, je choisis une chaise isolée. Je regarde furtivement les visages. Les âges. La bête est insatiable. Elle prend tout. Rue Garancière, cet hiver 2016, tous ces malades m’ont paru si jeunes.
Dans le bureau d’un psychiatre, je ne résiste plus. Je pleure. Je parle en même temps. J’en ai assez. Je suis en colère. J’ai brûlé des cigarettes au creux de ma main, autrefois, pour mieux me faire comprendre. Quand je tombe, chaque fois, j’entends la voix du père. Ses mots. Tu es une merde. Et là, devant ce psychiatre qui me regarde avec bienveillance, comme un père normal le ferait, j’ai envie de poser ma tête sur son épaule et de sentir sa main caresser mes cheveux. Je l’invente, cette caresse. J’en ai tant besoin.
Je fais disparaître l’ordonnance dans la poche de mon pantalon.
Je vais devoir téléphoner au bon docteur M. et reprendre mes séances de psychanalyse. Parler de moi, de mes petites lâchetés, de mes défauts soigneusement cachés que seul Laurent connaît bien, des hommes de ma vie, de mes amants, de mes excès. De Lui. Je vais guetter les rares phrases du docteur M. quand il me reprend et me demande d’aller plus loin. Je me déprécie. Tu ne feras jamais rien de ta vie. Je m’abîme.
Quand vient la dépression, à ce moment précis, je ne déteste pas ce lâcher-prise où je n’ai plus à me soucier de rien. Juste un trou dans lequel je tombe sans me soucier de la chute. Que pourrais-je faire d’autre dans une piscine dont j’ai touché le fond, sinon donner le coup de pied qui me ramène à la surface ? Si paresser au sol est tentant quand plus rien ne me sourit, je sais in extremis que rien n’est joué et que la vie en vaut vraiment la peine. Je mets juste un certain temps avant d’en être sûr. C’est plus facile de ne pas faire de choix. Les mots et les images peuvent être trompeurs, tout comme les sentiments. Rien ne résiste au temps. Je me dis juste que tout cela n’était qu’un long moment d’hésitation. Et hors de l’eau, j’apprécie enfin de respirer comme si je m’en étais abstenu pendant toute la durée de la dépression.
Comme si la maladie n’avait été qu’un long temps d’apnée.

Huit dépressions en trente ans de vie
Huit.
J’en ai traversé huit, en trente ans de vie.
Les sept premières ont été suivies d’hospitalisation, de quinze jours à plus d’un an. L’image dominante qui me revient à l’esprit, ce sont les bancs dehors, où je m’assois en silence, les jambes serrées, une cigarette au bout des doigts, le regard ailleurs, la mémoire absente. Parfois, j’y bois un café que je suis allé chercher à la cafétéria, et je me souviens brièvement de plages et de petits déjeuners avec Laurent, au Mexique ou en Italie. Ma vie d’avant. Un rayon de soleil un peu glacial s’attarde sur ma nuque, mon visage, mes mains nues. Je reste des heures à ne rien faire, imaginant la chaleur me rendre, un instant, la vie que la bête m’a volée. Je suis un parmi les fous. Laurent est à la maison, ce chez nous qui ne veut plus rien dire. Les premières permissions de sortie sont catastrophiques. Je reconnais peu l’appartement où je vis. Je suis un visiteur pressé. Je veux rentrer chez moi, à l’hôpital. Là-bas, au moins, je suis un sans domicile fixe avec toit. Je range ma vie d’avant dans un mouchoir, au fond de ma poche. Elle ne tient à rien.
J’ai parfois un ou deux compagnons de banc, aussi peu bavards que moi. Nos jambes se touchent, ça me rassure. Je ne suis plus seul. Nos têtes penchées ne regardent rien de précis. Plongés dans nos pensées abyssales, la tempête est intérieure. Je ne me souviens d’aucun prénom. Je n’ai jamais revu un seul patient au-dehors. Je n’ai pas cherché à les revoir. Les médecins me le déconseillent. Je sais de toute façon que ma vie d’après ne sera pas avec eux. Pourtant, durant chacun de mes séjours, ils sont tout pour moi. Plus importants que Laurent, que mes proches. J’ai une autre vie à l’hôpital. Je suis là pour guérir. Je cherche leur présence pour partager en silence nos solitudes et nos liens qui me paraissent aussi contraints que les racines entremêlées des figuiers. Il nous arrive d’échanger quelques mots, des phrases bancales sur un instant de nos vies. »

Extraits
Je me suis tu pendant des années. Je n’ai pas cherché à me libérer auprès d’un psychologue, d’un ami, encore moins de ma famille. Je me suis défoncé, abusant de cocaïne et de vodka, j’ai frôlé le bord des abîmes, reconnu si peu le visage verdâtre dans le miroir. Accroupi au-dessus du siège des toilettes, toutes couleurs aspirées, j’ai reniflé la mort, serrant le poing, froissé comme des feuilles sèches éparses que le vent emporte. Je me déprécie à ce jeu. Je te donne raison. Je me brûle, je me fais mal, j’écrase des cigarettes dans la paume de ma main, sans souffrir, car tout ce que je retiens, c’est cette blessure inguérissable que tu m’as faite. Elle revient comme un boomerang et cogne à ma tempe. p. 15

Après la parution d’Au pays des kangourous va naître en moi le sentiment que mes livres sont en partie responsables de mes dépressions. Après chaque lancement, je rechute. C’est systématique. Laurent, toujours pratique, me conseille d’arrêter d’écrire.
Autant mourir.
Les médecins, sans trop s’avancer, évoqueront la fatigue cérébrale. Est-ce que je me vide en écrivant chaque roman ? Mais me vider de quoi ? De mots produits par mon inconscient ? Est-ce qu’en allant toujours plus profond en moi, je crée une fissure dans laquelle je disparais, comme celle du plafond de ma chambre d’adolescent ?
Face à sa page ou à son écran, l’écrivain est seul. Une solitude choisie, un éloignement volontaire. p. 59

Mais ce bonheur est de courte durée. Tout semble bien aller pourtant. Je suis heureux avec Laurent. J’ai écrit un livre qui a du succès. J’ai un chouette appartement, un travail que j’aime. J’ai enfin trouvé mon équilibre et tout va me filer entre les doigts. Cette troisième dépression qui s’amorce restera la plus inexplicable de toutes, et la plus rude. Elle va durer deux ans. Un an complet d’hôpitaux ou de cliniques psychiatriques dont Cochin, Enghien, Sainte-Anne, la Pitié-Salpétrière, La Lironde à Montpellier. Un an pour remonter la pente, Les médecins évoqueront l’incidence du succès. La fatigue, mais les dépressions sont en grande partie inexplicables, c’est ce qui les rend si complexes. L’explication rassure toujours. p. 129

« L’écriture n’est pas une thérapie pour moi, elle est ma vie, en dehors des dépressions. Quand on aime autant la fiction que je l’aime, on en injecte dans sa vie pour la rendre moins cruelle. Dans L’Été des lucioles, je fais dire à Victor: «La vie sans magie, c’est juste la vie.» Dans Inventer les couleurs, Hippolyte dit: «Il faut inventer les couleurs là où elles n’existent pas.» Que serait en effet la vie sans magie et sans couleurs? Un établissement psychiatrique. » p. 170

À propos de l’auteur
PARIS_Gilles_©Lylia_BerthonneauGilles Paris © Photo Lylia Berthonneau

Gilles Paris est l’auteur de huit romans qui ont tous connu un succès critique. Son best-seller Autobiographie d’une courgette a fait l’objet d’un film césarisé et multirécompensé en 2016. (Source: Éditions Flammarion)

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Piano ostinato

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En deux mots:
Gilles Sauvac est un homme qui n’aime pas faire les choses à moitié. Il s’investit corps et biens dans l’étude du piano et avec la même rigueur, il se met à la natation. Tout bascule lors d’un concert. Soudain, son majeur le fait souffrir atrocement.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Dans la peau de Robert Schumann

Un petit premier roman, court mais d’une grâce exquise. Ségolène Dargnies nous raconte comment la vie d’un pianiste de concert bascule le jour où son majeur droit lui provoque une forte douleur.

Gilles Sauvac est un pianiste qui nage. S’il a commencé le piano dès l’enfance et s’est astreint à une discipline de fer, se donnant corps et âme pour cet instrument et franchissant rapidement les paliers qui l’ont conduit à devenir un concertiste de renom, il s’est mis beaucoup plus tard à la natation, mais petit à petit, il s’est imposé la même rigueur et la même discipline que pour la musique.
Si bien que son corps est devenu plus athlétique, si bien qu’il ne peut quasiment plus se passer de son rendez-vous quotidien avec la piscine chlorée, aux longueurs qu’il avale avec une sorte d’addiction.
À part ça? «Gilles menait une existence douillette, plutôt enviable, propriétaire qu’il était d’un superbe trois-pièces au dernier étage d’un immeuble haussmannien avec terrasse fleurie de lilas et vue sur les Buttes-Chaumont». Dans la presse, on apprend en outre qu’il a quelques amis, dont un écrivain, et qu’il partage «la vie d’une chanteuse lyrique brune et splendide, haute comme le ciel, à l’esprit vif et effronté, prénommée Clara». Mais bien vite le lecteur va se rendre compte qu’il n’a guère envie de s’investir dans cette relation, que son travail prend toute la place.
Il est «dans» le Concerto pour piano en la mineur opus 54 de Robert Schumann. Mieux même, il est dans la peau du créateur. Parce qu’il veut tout savoir de la genèse de l’œuvre, de l’état d’esprit du compositeur, de sa vie pour pouvoir se fondre en lui.
Si au fil des répétitions il maîtrise de mieux en mieux l’œuvre, c’est qu’il converse avec celui qu’il appelle familièrement Bobby et n’hésite pas à l’interpeller sur tel aspect, à creuser sa psychologie. Le mimétisme devient troublant. Est-ce d’ailleurs vraiment un hasard si la femme de Schumann, qui a créé l’œuvre à Dresde la 4 décembre 1845 s’appelait Clara?
Que leurs relations se dégradent et que, en plein concert, son majeur droit le fasse atrocement souffrir? Le compositeur allemand souffrait aussi douleurs rhumatismales et de lombalgie. Après avoir cherché sans succès un remède à son mal, Gilles va déprimer, retrouvant cette fois encore les symptômes de la «maladie de Schumann».
Ses biographes racontent que le 27 février 1854, jour de carnaval, il sort de chez lui en pantoufles, et, après avoir traversé Düsseldorf sous la pluie, se jette dans le Rhin. Deux bateliers vont alors le repêcher et le ramener à son domicile.
Est-ce-en pensant à celui dont l’œuvre hante ses jours que Gilles pense à se jeter dans la Seine?
Ségolène Dargnies nous propose une interprétation toute en délicatesse du thème de l’appropriation d’une œuvre par son interprète. Elle le fait piano ostinato, par petites touches répétées, en suggérant les choses. Mais sa petite musique ne vous lâche plus. À tel point que l’on se sent un peu en manque, en refermant le livre.

Piano Ostinato
Ségolène Dargnies
Éditions du Mercure de France
Roman
110 p., 11,50 €
EAN 9782715248649
Paru le 03/01/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Dreux.

Quand?
L’action se situe de nos jours. On y évoque aussi la vie de Robert Schumann durant le seconde moitié du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Moins de dix minutes à tenir, Allegro Vivace, Gilles plonge dans une nuit noire, la douleur fait vriller sa tête, mais je joue, je joue encore, je déroule mes arpèges sans parvenir à comprendre où je trouve la force, reprise des tutti, l’orchestre brille, et les cordes reprennent en chœur, j’y retourne, je joue, je ne sens plus mes mains, plus mes bras, je n’ai plus de corps je crois, c’est mon chemin de croix, cadence finale, nous y sommes, ce grand silence que j’attendais, je me lève, hagard, je salue machinalement, et ils applaudissent, et applaudissent encore, ni plus ni moins que d’habitude en fait…
Même si personne n’a rien remarqué de son trouble, la vie de Gilles Sauvac, pianiste, vient de basculer ce 7 janvier dans une grande salle de concert parisienne. Au milieu du Concerto en la mineur de Robert Schumann, la douleur que ressent Gilles au niveau du majeur droit est intenable. Et va s’installer durablement. Pour reprendre son souffle, Gilles se met à nager sans relâche.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog T Livres ? T Arts ? 
Blog Lire au lit 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Je devrais songer à organiser un mouvement militant pour une eau à température ambiante dans les piscines municipales, pense-t-il en agitant dans l’eau son gros orteil droit en guise de thermomètre vivant. Ça n’est pas froid, c’est quasi polaire. Il immerge progressivement les pieds, les chevilles, puis chaque millimètre de peau, les jambes on se débrouille, c’est au-dessus que ça se corse, il ne faut pas penser, compter jusqu’à trois et plonger tout entier, la tête aussi, il a froid jusqu’à la dernière mèche de sa chevelure pourtant bien clairsemée.
Il se laisse couler au fond du bassin comme un petit paquet lesté, remonte à la surface par un preste battement des jambes. Il pose un bras, l’autre, au bout de quelques secondes, il se met à glisser dans l’eau, commence à accélérer un peu puis vire à droite en se faufilant sous les rangées de bouées rouges pour rejoindre la ligne rapide. Ici, il n’y a personne encore, après tout il n’est que sept heures du matin passées de neuf minutes. Il maintient une légère tension musculaire pour continuer à prendre de la vitesse sans pour autant s’épuiser. Pour ce matin, Gilles a imaginé un programme d’échauffement très simple: mille mètres de crawl, autant de brasse coulée, et cinq cents mètres de papillon. Puis il s’accordera une petite pause, pour la suite on verra bien. C’est un bon jour, il avance sans effort, se sent souple et délié. Et léger: dans l’eau, on ne pèse qu’un tiers de son poids, c’est bien cela ? À peine une vingtaine de kilos donc, calcule-t-il au passage, au départ il est plutôt gringalet. Un corps de cérébral, lui a dit un jour son médecin généraliste: vous êtes de ceux qui brûlent toutes les graisses avachis dans leur fauteuil le plus moelleux à force de fantasmagories et autres élucubrations de l’esprit, un programme diététique qui en ferait rêver plus d’une, n’est-ce pas monsieur Sauvac ? lui avait-il demandé en abaissant légèrement ses lunettes rondes d’hypermétrope. Maybe, avait répondu Gilles, circonspect.
Arrivé au bout du bassin, il roule sur lui-même avec une grâce certaine, ou du moins c’est ce qu’il croit, pour entamer la longueur en sens inverse. C’est un délice, je suis devenu une vraie anguille, non mais vraiment c’est incroyable. Décidément, ce sont les meilleures heures que celles du petit matin, ils ne savent pas ce qu’ils perdent ceux qui, à cette heure, sautent à peine de leur lit pour se diriger d’une démarche râleuse vers la salle de bains, ils ignorent sans doute à quel point les fonds des piscines municipales sont des lieux intéressants, ils n’imaginent pas la beauté de leurs carrelages azurés ni celle des corps blancs qui ondulent en silence. Quoiqu’il ne s’agisse pas vraiment de silence, même si ça y ressemble d’assez près, il y a comme un son sourd et lancinant qui persiste au loin, une note apaisante: on n’est pas loin d’un ré mineur, non ? se dit Gilles en reprenant sa respiration et en replongeant aussitôt. Mais pas sûr, il faudrait pouvoir en discuter de façon collégiale.
Rien dans la vie de Gilles ne l’avait prédisposé à s’exercer dès l’aube dans les piscines municipales ni à se livrer à d’étranges réflexions sur la musicalité des bassins. Il avait découvert sur le tard le plaisir des poissons, alors qu’il avait la trentaine bien sonnée. Ses débuts ne remontaient d’ailleurs qu’à quelques mois. Je ne faisais pas le fiérot la première fois, se souvient-il. Il avait fallu s’y retrouver entre le complexe système de cabines, fermées par une pièce de cinquante centimes ou un code secret, c’est selon, les épreuves successives des escaliers labyrinthiques, pédiluve, douche, re-pédiluve, tout cela avant de se retrouver tremblant de froid dans une serviette en éponge râpeuse enroulée autour de la taille à la mode tahitienne devant le grand bassin dominé par une verrière où perçait la lumière du petit matin, et de plonger enfin. L’ensemble du périple avait fait renaître les souvenirs amers de l’année du baccalauréat, quand il avait fallu témoigner de son absence complète de talent sportif et de son corps peu athlétique devant une rangée d’adolescentes qui attendaient leur tour dans quelques gloussements et rougissements en serrant tant qu’elles pouvaient leur drap de bain au-dessus des seins. Le temps a au moins cela de bon qu’il nous rend moins sensible à l’humiliation, s’était-il dit en essayant de coordonner ses bras et ses jambes, battant finalement des pieds comme un jeune chiot et accomplissant cette première longueur depuis presque vingt ans en trente fois le temps moyen d’un médaillé olympique. Comme Gilles est un homme volontaire et obstiné, il avait cependant rapidement progressé. Il faut dire qu’il s’était entraîné avec une assiduité peu commune. Pour commencer, il avait adopté un rythme raisonnable, environ deux fois par semaine, puis il avait pris l’habitude de s’y rendre tous les jours, c’était devenu plus fort que lui. À l’aube, quand il ouvrait les yeux et se retournait, une fois, deux fois, sous son épaisse couette en duvet d’oie, il rêvait déjà d’être au fond du bassin. Son corps semblait réclamer la résistance particulière qu’exerce l’eau: cette capacité qu’elle a de nous délivrer de notre pesanteur et de décupler notre agilité. N’est-ce pas fou de devenir sportif à mon âge, quel événement inattendu, s’étonna-t-il quand il éprouva pour la toute première fois ce sentiment, en posant ses pieds nus sur le plancher de sa chambre et en contemplant ses jambes blanches et maigres comme deux bâtons de bois. »

Extraits
« En quelques semaines, il était devenu un nageur de brasse plus qu’honorable. La technique du crawl avait réclamé quelques leçons. Dans cette période de sa vie où il avait refoulé tout amour-propre, il s’en était remis à Sylviane, maître-nageuse de son état, qui avait accepté de l’initier à son art entre deux leçons dispensées à des mioches qui devaient avoir un dixième de son âge. N’oublie pas que to crawl signifie ramper, allonge-toi dans l’eau comme si tu cherchais à t’extraire de sols boueux, lui soufflait-elle en promenant le long du bassin bleu ses fines jambes musclées. Voilà, c’est ça, fais confiance à l’eau, abandonne-toi. Il s’abandonnait tant qu’il pouvait en aspirant de larges gorgées de liquide chloré. Fixe-toi un tempo mais sois fidèle à ton rythme intérieur, lui avait-elle dit un peu plus tard alors qu’il parvenait à trouver la gestuelle adéquate. »

« Gilles menait une existence douillette, plutôt enviable, propriétaire qu’il était d’un superbe trois-pièces au dernier étage d’un immeuble haussmannien avec terrasse fleurie de lilas et vue sur les Buttes-Chaumont, ce qui est du dernier chic paraît-il, quoique moins coté encore que les environs du canal Saint-Martin, si l’on en croit une étude complète et rigoureuse menée le mois dernier par un hebdomadaire à large tirage et intitulée sur proposition du stagiaire à la communication « Vivre Paris », doté d’un abonnement annuel et automatiquement renouvelé à l’Opéra, entretenant des liens d’amitié sincères avec quelques amis tout aussi distingués — parmi eux un écrivain, Thomas —, partageant enfin la vie d’une chanteuse lyrique brune et splendide, haute comme le ciel, à l’esprit vif et effronté, prénommée, elle, Clara. »

« Gilles faisait partie de ces élus qui parviennent à vivre de leur art. Il bouffait du Mozart à longueur de journée, tutoyait Brahms et Scarlatti, déchiffrait les concertos de Rachmaninov l’air de rien, s’avalait les Études transcendantales de Liszt en sirotant un soda glacé, se reposait le dimanche avec Gaspard de la nuit en doublant le tempo. Pour en arriver là, il avait travaillé comme une brute, et même plus encore, plus qu’on ne serait capable de se le figurer en réalité, car c’est à quatre ans et demi que le petit Gilles avait vu se dessiner ce qui serait la plus grande part de sa vie dans la grande bouche blanche et noire d’un piano de facture allemande Ibach, possession de l’école de musique municipale à rayonnement intercommunal de la ville de Dreux, et à partir de là, il n’avait pas vraiment eu d’autre intérêt, d’autre loisir, que l’enchaînement des gammes et arpèges, études de vélocité, préludes et fugues, inventions, partitas, valses en veux-tu en voilà, sonatines et sonates, mazurkas, rhapsodies, concertos, de Josquin Des Prés à Pierre Boulez, ce qui est relativement chronophage car on n’en a jamais fini avec tout ça, il y a toujours quelque part une petite cadence à parfaire, un adagio à réviser, et quand on croit en avoir terminé, une sonate de Scriabine qui vous tombe dessus sans prévenir. Sont donc passées à la trappe les crises des sept et dix ans, pour celle de la pré-adolescence on était occupé à préparer le Conservatoire national, il y eut Marguerite Long au moment des bouillonnements hormonaux et découverte stupéfaite du corps du sexe opposé, qui d’habitude vous tiennent en émoi pendant quelques années — ces années où il vous est très difficile de fixer votre attention sur autre chose que le délicat dessin de la nuque de Marion, votre voisine de deux rangées sur la droite en cours d’allemand, ou les fesses superbes de Caroline, votre acolyte du bus de ramassage scolaire —, eh bien à cette époque Gilles n’en était ni aux vertèbres de Marion ni au postérieur de Caroline — il en était à la deuxième Ballade de Chopin et au concerto Jeune homme de Mozart, ce qui franchement est bien assez. »

« Pour parler ainsi à Bobby comme à un semblable, il avait fallu du temps, du temps et de la concentration, il avait fallu l’imaginer longuement, lui donner une enveloppe de chair, une palpitation. Ça peut paraître un peu fou, un peu précieux, mais j’ai besoin de ça, je converse peu avec les statues. J’ai eu besoin de te voir, au travail, ton ombre maigre derrière le piano, les cheveux en bataille, couvert d’une redingote épaisse, une écharpe interminable, des mitaines peut-être – bien sûr qu’il faisait froid, vous avez déjà eu chaud, vous, à Leipzig? –, Clara qui apparaît un peu plus loin, au second plan, chignon bas et serré, robe en laine grise bien cintrée à la taille, un peu austère mais qui lui va fort bien quand même, puis se rapproche de toi, jette un œil par-dessus ton épaule – tu écris quoi mon amour, encore une phantaisie? –, elle pianote, t’asticote, tu la repousses, tu as besoin de calme, de tranquillité. »

À propos de l’auteur
Ségolène Dargnies est agrégée de lettres modernes. Elle travaille actuellement dans une maison d’édition à Paris. Piano ostinato est son premier roman. (Source : Éditions du Mercure de France)

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Je meurs de ce qui vous fait vivre

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Je meurs de ce qui vous fait vivre
Paul Couturiau
Presses de la cité, coll. Terres de France
Roman
400 p., 20 €
ISBN: 9782258117549
Paru en septembre 2015

Où?
Le roman se déroule principalement à Paris et Neuilly et Versailles et Saint-Maur-des-Fossés et Créteil, mais également au Puy, à Saint-Etienne ainsi qu’à Bruxelles, Robert-Espagne en Lorraine, à Londres et en Italie, entre Trente et Vérone.

Quand?
L’action se situe de 1855, année de naissance de l’héroïne à 1887, l’année où elle quitte ses fonctions à la tête du Cri du peuple.

Ce qu’en dit l’éditeur
De la jeune fille éprise de liberté à la brillante plume engagée, de la « petite graine d’aristo » à l’égérie d’écrivain… Amante, femme, journaliste, collaboratrice et amie de Jules Vallès…
En sept années décisives, le roman d’une émancipation, le roman de Séverine, femme d’exception.
Quand le garde du jardin des Tuileries lui lançait : « Où tu vas ? », la petite Line répondait : « Sais pas… tout droit. » Devenue adulte, elle choisit la défense de la vérité et, pour la faire éclater, elle apprit, auprès de l’écrivain Jules Vallès, l’art de mêler l’acide à l’encre. Parce que ses parents lui interdisaient de devenir journaliste, elle choisit de mourir. Mais le geste désespéré fut acte fondateur. La petite Line céda la place à Séverine. Séverine allait devenir l’une des figures féminines les plus libres de son temps, une voix au service du peuple. Une femme qui savait où elle allait : tout droit !
De 1881 à 1888, en sept années décisives, le portrait d’une femme de passion et d’exception.

Ce que j’en pense
***
Grâce à beaucoup de ténacité et aussi un peu de chance – la découverte dans des cartons des papiers laissés par Séverine – Paul Couturiau nous offre une biographie romancée de la première femme dirigeant un journal, après avoir été sans doute aussi l’une des premières journalistes.
Séverine est née Caroline Rémy en 1855. Durant ses premières années elle voit son père, inspecteur des nourrices, se battre contre ce qui alors semblait une fatalité : le décès de nombreux nouveaux-nés, faute d’hygiène ou de soins. Un combat inégal, car souvent il se fait sans soutien de sa hiérarchie. Une expérience qui va marquer durablement la jeune fille et la pousser à s’engager pour les plus démunis, même si c’est la rencontre avec Jules Vallès qui va décider de son existence.
Lors d’un séjour à Bruxelles, elle croise l’homme dont elle admire les idées et le parcours. Il va l’encourager à travailler à ses côtés.
Mais ses parents ne l’entendent pas de cette oreille. Aussi courageuse qu’entêtée, elle décide alors de mettre fin à ses jours. Une tentative de suicide manquée, mais une liberté gagnée. Ses parents ne s’opposent plus à ce qu’elle soit journaliste, mieux son second mari, Adrien Guebhard, va mettre une partie de sa fortune dans la création du quotidien Le Cri du peuple.
Qu’il me soit ici permis de passer sur l’épisode pourtant très traumatisant de son premier mariage avec Antoine-Henri Montrobert et du désir de vengeance qui l’avait habitée alors pour en venir au vrai thème du livre, la passion dévorante de Séverine pour son métier. Un engagement qui se fera aux dépens de sa famille : « Caroline s’intéresserait à ses fils quand ceux-ci seraient en âge de raisonner. Adrien l’avait bien compris. Peut-être serait-il trop tard. Peut-être serait-ce leur tout de la tenir à distance. Il lui reviendrait, alors, de leur faire comprendre qu’elle les avait toujours aimés – à sa manière, comme ses parents l’avaient aimée à la leur. »
Les pages qui racontent les débuts du quotidien, la chasse aux informations et les rencontres avec les Zola, Richepin, Pissarro, Manet, Cézanne, celles qui décrivent les durs combats à mener aussi bien contre les autorités en tout genre que celles menées en interne pour faire admettre la ligne ouverte à tous les socialismes du journal sont passionnantes et débouchent sur ce qu’aujourd’hui on appellerait un scoop : le reportage que Séverine entreprend après l’incendie du théâtre de l’Opéra-Comique et qui conduira à un procès retentissant.
On retrouve ici l’esprit de La Part des flammes de Gaëlle Nohant et cet engagement total qui finit par user et détruire. Sans oublier les préjugés liés à son sexe et qui font qu’ « une femme doit toujours en faire plus pour être reconnue à sa valeur. »
Quelle vie ! Quelle épopée ! Quel combat !

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Extrait
« Rencontré à Bruxelles, où il endurait son exil, retrouvé à Paris, où il s’était empressé de rentrer au lendemain de la promulgation de la loi d’amnistie, l’ancien Communard était devenu un familier. Son œil sagace avait vite perçu que la graine d’aristo cultivée par les Rémy s’épanouirait en une formidable fleur de barricade. Les mots confiés au papier avaient été répétés à voix haute :
« Il faut travailler, ma petite.
— Mais, monsieur Vallès, où ça ? Comment ?
— Avec moi, voulez-vous ? »
Caroline n’en demandait pas plus. Pour commencer, elle avait recopié les manuscrits du « patron ». Elle avait appris les subtilités du style et de l’écriture ; elle avait découvert l’art de mêler l’acide à l’encre. L’eau au vin, aussi, car Vallès n’avait pas menti : il était un maître exigeant. Tyrannique. Capricieux.
Nul n’avait trouvé à redire à cette collaboration contre nature. Les Rémy s’étaient presque félicités que leur fille ait, enfin, trouvé le moyen de canaliser son insoumission.
Malheureusement, Caroline ne connaissait pas la retenue. Voilà que sa nouvelle distraction avait tourné à la passion. Et ce diable de Vallès n’aidait pas à calmer le jeu – plus Caroline donnait, plus il exigeait d’elle.
Quand la jeune femme avait annoncé son désir de se lancer dans le journalisme avec son mentor, la famille s’était indignée. Il y avait des limites, tout de même ! Un journal avec Vallès aux commandes ? Il était facile de deviner à quoi ressemblerait son contenu ! Pour Joseph Onésime Rémy, son père, plus que la honte, c’était le ban d’infamie qui leur était promis ! Elle avait été sommée de renoncer et de rentrer dans le droit chemin. » (p. 12-13)

A propos de l’auteur
Paul Couturiau fut successivement traducteur, conseiller littéraire, directeur des Editions Claude Lefrancq (Bruxelles) et directeur du département Traditions aux Editions du Rocher. Il se consacre aujourd’hui exclusivement à l’écriture. Paul Couturiau s’est longtemps essayé – et avec succès – au genre policier. Lauréat du Grand Prix de littérature policière en 1993 pour son premier roman, Boulevard des ombres (Editions du Rocher, 1992), il n’a depuis cette date jamais cessé d’écrire. Il a publié aux Presses de la Cité un grand roman d’aventures dans l’Empire chinois du XVIIIe siècle, Le Paravent de soie rouge et Le Paravent déchiré (Presses de la Cité, 2003). Dans la collection Terres de France, il est l’auteur d’En passant par la Lorraine (2003), L’Abbaye aux loups (2010) et Les Silences de Margaret (2011), dont l’intrigue se déroule en Lorraine. (Source : Presses de la Cité)

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