Biche

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Finaliste du Prix littéraire les Inrocks

En deux mots
Gérald et son chien Olaf partent pour une nouvelle partie de chasse. Autour de lui, un groupe de chasseurs et Linda qui mène la battue. Après un premier coup de feu, les animaux sont avertis et cherchent un refuge. Alan, le garde-chasse, aimerait que la traque prenne fin alors que l’orage gronde.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Biche, ô ma biche

Dans ce premier roman, Mona messine imagine une partie de chasse qui va virer à la tragédie. Sous forme de conte écologique, elle explore avec poésie et sensualité les rapports de l’homme à la nature.

La puissance et le pouvoir sont au rendez-vous de cette partie de chasse. Entre les humains et les animaux, le combat est inégal, même s’il n’est pas joué d’avance. La biche et sa petite famille ont appris à se méfier des prédateurs et ont pour avantage de parfaitement connaître les lieux.
Mais c’est aussi ce qui excite Gérald, le roi des chasseurs. Accompagné de son chien Olaf, il aime jouer à ce jeu ancestral, partir sur la piste de la bête et, après l’avoir débusquée, l’abattre et agrandir tout à la fois sa salle des trophées et son prestige. Les autres chasseurs sont pour lui plutôt des gêneurs. Surtout lorsqu’ils leur prend l’envie d’emmener avec eux leur progéniture et leur apprendre les rudiments du métier. C’est aujourd’hui que Basile abattra sa première caille, mais ce tir qui fait la fierté de son père est pour Gérald l’assurance que désormais la faune est aux abois et que sa traque n’en sera que plus difficile.
Mais il peut compter sur Linda. Celle qui mène la battue se verrait bien aussi en proie offerte au maître des chasseurs. Une partie loin d’être gagnée, elle aussi…
Dans ce conte écologique, on croise aussi un jeune garde-chasse qui a conservé du film Bambi un traumatisme qui n’est pas étranger à sa vocation de protéger la faune et la flore. Alan entend faire respecter les règlements aux chasseurs, faute de pouvoir leur interdire de pratiquer leur loisir.
En ce dimanche gris et pluvieux, le scénario imaginé par les prédateurs va connaître quelques ratés. L’orage gronde…
Mona Messine, d’une plume pleine de poésie et de sensualité, a réussi son premier roman qui, en basculant alors dans la tragédie, nous offre une fin surprenante. Elle nous rappelle aussi qu’on ne s’attaque pas impunément à la nature. Elisabeth, la vieille biche et Hakim le petit hérisson peuvent jubiler: de héros de dessin animé, ils viennent de basculer dans la mythologie qui voit les chasseurs tels Orion se transformer en poussière d’étoiles.

Biche
Mona Messine
Éditions Livres Agités
Roman
208 p., 18,90 €
EAN 9782493699008
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une forêt qui n’est précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans la forêt. Une partie de chasse s’organise, menée par Gérald, la gâchette du coin. Devant lui, son chien Olaf piste la trace. Au loin, les traqueurs rabattent le gibier sous les ordres de Linda, un vieil amour qui n’a pas totalement renoncé à lui. Alan le garde-chasse a le cœur en morceaux. Ce soir, il le sait, les biches seront en deuil.
Mais en ce dimanche plus gris que les autres, une tempête approche. La forêt aligne ses bataillons. Les animaux s’organisent. Les cerfs luttent sous l’orage. Et une biche refuse la loi des hommes.
Biche est un conte écologique haletant porté par une plume aussi poétique que tranchante, qui nous plonge au cœur de la forêt, au cœur d’une nature en émoi, et nous rappelle que la terre, en colère, peut gronder sous les pieds des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Inrocks (Léonard Billot)
RTS (Céline O’Clin)
RFI (De vive(s) voix)
La Marseillaise (Jérémy Noé)
Podcast (Parole d’animaux)
Blog Aleslire
Blog Shangols
Blog Sonia boulimique des livres


Mona Messine présente son livre Biche © Production Les livres agités

Les premières pages du livre
« CHAPITRE PREMIER
Le chant des arbres balayait tous les bruits alentour, inutiles. La biche racla du museau le sol pour remuer la terre et dénicher des glands. Sous un tapis de feuilles, elle en trouva quatre, ratatinés sur eux-mêmes, amassant en même temps des brins d’herbe séchée et des aiguilles de pin qui, sans qu’elle s’en aperçoive, resteraient collés sous son menton. Derrière elle, les feuillages prenaient la lumière d’un commencement de soleil, des liserés d’or sur leur pourtour.
La biche repartit vers la harde. C’était l’aurore, plus aucune de ses compagnes ne dormait. Sous ses pas filaient les mulots à l’approche du jour. Lorsqu’elle arriva dans la clairière, les faons qui s’éloignaient pour explorer les abords du terrain revinrent sur leurs traces. Ils aimaient à la suivre car elle devinait toujours le meilleur sentier, celui qui les empêcherait de trébucher. Elle leur montra du museau la bonne route, et la ribambelle d’animaux la suivit.
Elle était plus petite que les autres, mais aussi plus agile. Son intuition surprenait. Du fond de son ventre, elle connaissait la forêt, même les endroits où elle n’était jamais allée. Elle vivait avec son élément. La biche et la forêt : deux pieds de ronces imbriqués l’un dans l’autre, qu’on ne voudrait pas démêler. C’était par instinct qu’elle débusquait sa nourriture, en harmonie avec les saisons. Elle apprenait aux petits la gastronomie des baies, à trier les fruits tombés au sol, tandis qu’autour croissaient ou mouraient les arbustes.
Les faons trottinaient autour d’elle. Le dernier-né du groupe, qui avait vu le jour en retard sans que personne sût pourquoi, se jeta sur elle et tenta de la téter. Elle ne possédait rien pour le nourrir et le repoussa d’un mouvement rapide et sec. La biche était une jeune femelle à la robe cendrée, venue au monde au printemps de l’année d’avant, cible récente de ses premières chaleurs. Un mâle subtil lui aurait vu une démarche altière, mais elle ne pouvait le savoir ; elle bougeait avec la grâce des enfants qui ont confiance et vivent sans réfléchir, sans avoir peur.
Lorsqu’elle avança dans la forêt, aucun lézard ne frémit au son de ses pas, mélodieux et rythmés. S’ils se montraient hésitants, ce n’était que par délicatesse à l’endroit des feuilles mortes. Il y en avait une couche importante ; nous étions aux premières lueurs de l’automne. Elles formaient un manteau qui protégeait le sol comme dans toutes les forêts, édredon dégradé d’orange et nuances de marron, se putréfiant lentement dans la boue et le noir au fur et à mesure de la saison qui se hâtait.
La forêt aux essences européennes produisait principalement des chênes, des châtaigniers et, à sa lisière, de rares épicéas. Fin septembre, des branches se dénudaient et les couleurs se fondaient entre elles. Seul l’œil affûté de la biche en percevait les chatoiements. Elle croqua dans l’akène, balaya d’un revers de pied ceux parasités de vers. Elle mâcha, profita de l’instant pour étirer ses membres les uns après les autres et avala son repas. Elle mordilla l’une de ses camarades par affection et par jeu, se fit cajoler en retour. Le soleil se levait et avec lui une lumière crue, voilée à sa naissance par un dernier semblant de brume qui n’allait pas plus haut que quelques pouces au-dessus de l’horizon. Les rayons transperçaient le tronc des arbres les plus larges, indiquaient la violence de la couleur du ciel ce matin. Un foulard doré se tendit sur la forêt. Le groupe s’apprêtait à s’y enfoncer. Les faons s’étaient rassemblés autour de la biche : elle guiderait la file.
* * *
À l’opposé du massif, le chasseur ferma sa thermos de café à peine entamée, promise à son retour. Il la rangea à l’arrière du coffre de sa voiture sur laquelle s’appuyaient d’autres chasseurs, vêtus de vestes et treillis. Aucun n’avait de raison de penser que ce jour-ci serait différent. Ils cherchaient du gibier, et avec un peu de chance tueraient une belle pièce dont ils pourraient s’enorgueillir. C’était leur loisir, leur identité. Il n’y avait pas de sujet de morale ou de sensibilité. Il n’en était pas question ici.
Ils houspillèrent leur ami : Gérald devait se dépêcher pour qu’ils profitent du lever du jour, de la brume qui déjà s’estompait, de la rosée scintillante qui bientôt s’évaporerait. Gérald jongla avec l’impatience des hommes et des chiens et sa lenteur légendaire. Il n’était pas vif, mais il était précis. Les années précédentes, il était rentré parfois bredouille, manquant de belles occasions. Il n’était pas aisé de chasser à ses côtés ; on se mettait souvent en colère contre lui. Mais lorsqu’il armait son fusil, il ne ratait rien. Il marchait dans la forêt comme en son empire. Les autres chasseurs se levèrent et ajoutèrent à leur équipement les derniers soins. C’étaient une gourde à remplir, un lacet à renouer, un harnais à réajuster. Leurs mains astucieuses réalisaient des gestes ordonnés.
Gérald referma le coffre d’un bruit qu’il souhaita le plus faible possible. Son beagle, habitué au silence, grogna. Une mésange charbonnière s’envola vers l’ouest. Le chien, vif et hargneux, prenait parfois le dessus sur les ordres de son maître. Rien n’était plus dangereux que ces moments pour le groupe, quand l’un d’entre eux, fût-ce un chien, désobéissait.
Le chasseur, muni de son arme et de ses munitions, rejoignit en quelques pas le sentier pour entrer dans la forêt. Les arbres, trois fois hauts comme lui pourtant déjà grand, ombrageaient tout son corps. La température de l’air dans le sous-bois assouplit ses membres. À sa démarche, quelqu’un s’esclaffa : « Moins leste ! Tu vas faire fuir les plus belles biches. » La moquerie revenait souvent. Il n’y prêta pas attention, à peine eut-il une respiration plus longue. Il effrayait certaines proies, mais les plus grandioses des animaux capturés étaient toujours pour lui. C’était l’une de ses fiertés, les têtes empaillées accrochées aux murs de sa salle à manger l’attestaient. Les plus belles prises lui appartenaient, invariablement.
L’année s’avérait chanceuse, mais il n’avait pas encore emporté un gibier vraiment spectaculaire. Il voulait être le premier. C’était pour aujourd’hui, il le sentait. Toutes les conditions étaient réunies. Sur ses talons, le chien Olaf suivait de près. Ensemble, ils attendraient le signal des traqueurs, en place pour rabattre les animaux. À l’abri des arbres, à l’abri des regards. Ils n’avaient qu’une heure ou deux pour se mettre en position pour tirer. Quand le vent n’était pas levé, comme ce matin, le chasseur pouvait percevoir que la battue serait fructueuse. C’était un calcul, plutôt qu’une intuition. Il flairait l’odeur de l’humidité, imaginait les faons le museau sur les mousses. Ceux-ci ne seraient pas à l’affût avant de croiser sa route. Il avait plus de chances si les proies ne se doutaient de rien, c’était juste une histoire de choc. Il craignait le craquement des feuilles mortes sous son poids. Avancer sans bruit serait le premier exploit à accomplir. La condition de réussite. Il comptait sur l’étrange communion des arbres de la forêt pour couvrir sa présence.
Il marchait et mâchait dans le vide de ses grosses molaires usées, langue pâteuse, visage gonflé. Il semblait engoncé dans ses couches de vêtements mais chacune était nécessaire et parfaitement étudiée. Les quatre pattes tendues de son compagnon, sèches, dépouillées, complétaient ce tableau. Le chien et son maître représentaient l’un et l’autre un versant de la chasse. Ils avançaient en regardant droit devant eux, concentrés. Ici, il n’y avait pas encore d’animaux sauvages mais ils démontraient à chaque seconde qu’ils étaient le meilleur équipage. Alors que tout son corps se gargarisait à l’approche des animaux, seul enjeu du jour, Gérald n’avait aucun doute sur sa place parmi les chasseurs. À lui la chair et la gloire, tandis que les autres s’amusaient encore à écraser des champignons avec des bâtons pour en voir sortir la fumée. Ces nigauds manquaient grandement de sérieux, jusqu’à ce que l’un d’eux identifiât sous leurs pas des traces de sabots.
Le chasseur portait un fusil qu’il affectionnait particulièrement. Il l’avait choisi ce matin parmi la collection qu’il gardait dans sa remise, pour qu’il soit adapté aux conditions météorologiques qui s’annonçaient capricieuses. Au fond, c’était celui qu’il préférait, mais il s’interdisait d’emporter la même arme à chaque fois, préférant s’entraîner avec d’autres modèles pour affiner sa pratique, pour la beauté du sport. Les cartouches étaient suspendues à son gilet de chasse. Elles se déployaient contre lui de son torse à sa hanche. Il aimait ça.
Gérald était fils de chasseur, petit-fils de chasseur et, il pouvait parier dessus, père de chasseur, à la façon dont deux de ses fils le dévisageaient, remplis d’admiration, lorsqu’il rentrait en tenant par les oreilles un bon gros lièvre mort. Le troisième détournait souvent les yeux des viandes qu’il rapportait, refusant parfois de les déguster avec le reste de la famille malgré la délicate sauce au vin réalisée par la voisine de palier et les heures de cuisson. Garçon sensible. Les chasseurs préféraient le métal des cartouches à la douceur d’une fourrure, le froid de trente-six grammes de plomb qui les rendaient vivants. Tous leurs sens étaient en éveil. Un dimanche de chasse, c’était enfin leur mise à l’épreuve.
Personne n’avait jamais manqué de munitions, mais Gérald en avait emporté ce matin plus que de mesure. C’était une sécurité, une libération de son esprit pendant l’exercice. Il ne se sentait jamais mieux que surchargé. Il pouvait alors parer à tous les possibles, toutes les éventualités. « Robinson », le surnommaient les autres pour signifier qu’il se débrouillait partout. Le chasseur ne comprenait pas. Robinson Crusoé était frugal et ne possédait rien. Lui, au contraire, pouvait subvenir à tout grâce à son matériel de pointe : porte-gibier, appeaux, couteau à dépecer. Chacun de ces éléments choisis avec soin le remplissait de fierté. Il s’était préparé minutieusement. Un travail de long terme. La technique et les objets au service de son œuvre.
Ce matin lui sembla pareil aux autres : fraîcheur, éveil de la forêt, mise en jambes. Ses pas s’imprimaient pour l’instant sur le chemin de poussière. À l’orée de la forêt, il restait quelques sentiers sans terre mouillée, régulièrement ratissés par les gardes forestiers, sauvegardés des pourritures qui allaient survenir dans l’hiver, protégeant les chevilles des promeneurs même si l’on espérait qu’il n’en viendrait pas tant. Autrefois, Gérald portait des chaussures davantage adaptées à la randonnée. Un jour, il avait dû attendre trois heures sous la pluie qu’un chevreuil qu’il aurait pu tirer, occulté de son champ de vision par le tronc d’un arbre, ne se décide à avancer ou reculer pour qu’il puisse l’atteindre. L’animal avait cessé de trembler en quelques secondes et s’était révélé incroyablement immobile. Seule sa fourrure avait ondulé. Le chasseur était rentré chez lui les pieds amollis et fripés. Il avait conservé un rhume plusieurs jours après l’épisode. Dépecer la carcasse du chevreuil, qu’il avait évidemment fini par abattre, n’avait pas suffi à le consoler et il pesta de longues soirées sur ses poumons imbibés. Il avait senti encore longtemps après le froid dans ses orteils. Il n’avait pas aimé qu’on le prenne au dépourvu et en avait parlé durant des semaines, porté par une étrange dépression. Comme si le chevreuil et la pluie l’avaient défié tout entier. Alors, il avait adopté les bottes et changé plusieurs fois de paires, au rythme de rencontres malencontreuses avec des sardines de campeur ou d’usure insurmontable. L’été, Gérald craignait leur rupture, avec les cuirs et les caoutchoucs malmenés par la sécheresse après des temps plus humides. Lorsque la chasse n’était pas encore ouverte, il effectuait des rondes de repérage pour voir si quelque chose avait modifié l’organisation de la forêt ou le comportement des animaux. Il avait besoin de savoir à quoi s’attendre quand la saison débuterait. De maîtriser l’espace, le connaître par cœur, s’y mouvoir sans penser. Prendre ses marques. Imprégner aussi son existence dans la forêt.
Les bottes laissèrent cette empreinte qu’il se plairait à reconnaître en rentrant ce soir. Il marcha sur le rebord d’un fossé, le chien sur ses talons, et s’arrêta soudain sur une crête, pensif et troublé. Il avait oublié d’aller pisser. Il délaça sa ceinture d’une seule main, en un geste furtif. C’était maintenant qu’il fallait s’y coller ; plus tard, les animaux le sentiraient. Le liquide se parsema en rigoles de part et d’autre du trou, sur la surface d’impact. Une fougère se rétracta, importunée par la présence humaine. Le chasseur surplombait de quelques centimètres le reste de son équipage. Il rit, débordé par le sentiment de puissance de se soulager debout. D’habitude, à cette heure, régnait une odeur d’humus. Les effluves d’urine acidifièrent l’air et lui tordirent la bouche. Il se rhabilla prestement, racla ses chaussures dans la terre comme sur un paillasson et poursuivit sa route. Personne ne commenta.
Le groupe de chasseurs s’arrêta devant le poste forestier. Leurs visages illuminés de plaisir s’alignaient, rosés, étirés, devant la parcelle. Tous saluèrent le garde débarqué là par hasard, la personne « en charge ». Ils n’avaient pas d’affect pour ce jeune type dégingandé qui, selon eux, ne connaissait pas vraiment leur forêt. Le gamin, en âge d’être leur fils, leur souhaita la bienvenue puis énuméra les quotas de chasse. Naïveté ou tolérance, il ne faisait que rappeler les règles mais n’allait jamais plus loin dans l’inspection des besaces. Ni avant ni après. Les chiens, incapables de rester immobiles, paradaient autour de leurs maîtres, pressés d’entrer en scène. Le garde les dénombra, inquiet pour ses propres mollets. Ils glapissaient, le poil brillant, les yeux attentifs. Leurs maîtres voyaient en eux les symboles de leur identité de chasseur.
Le groupe indiqua au garde forestier qu’ils allaient pénétrer la forêt, comme si cela n’était pas évident. Ce n’était pas une démarche obligatoire mais ils y tenaient, à cette façon de montrer patte blanche. Le jeune homme, flanqué de deux oreilles décollées et d’un regard gentil, apprécia l’attention et les remercia d’un mouvement timide de la tête après avoir proféré quelques lieux communs sur le climat de la journée, les températures et le risque de pluie, précisions dont ils n’avaient pas besoin, forts de smartphones et de leurs méthodes. Ils partagèrent leur hâte de retourner sur le terrain, tout en discipline.
Le garde établit avec le dernier chasseur de la troupe les bracelets de chasse qui donnaient à chacun le permis de tuer tant et tel gibier. C’était une discussion de politesse, comme on commente une marée au port ou le goût du café au bureau. Le garde joua avec les lanières de sa bandoulière de cuir pendant toute la conversation. Il n’était pas friand de mondanités. Il avait revêtu des couleurs camouflage tandis que jeans et baskets avaient été observés sur ses prédécesseurs. Comme un jeune stagiaire portant la cravate en talisman, terrifié de paraître négligé, il voulait à tout prix se fondre dans un élément qui n’était pas encore sien. Il s’appelait Alan.
Le dernier chasseur, après avoir flatté son chien, lui demanda de faire moins de bruit lors de sa prochaine ronde. La semaine passée, sa conduite avait fait fuir un jeune cerf sur le point d’être abattu au bord de la forêt, ralentissant la chasse. L’homme s’avoua soucieux du plaisir de chacun des chasseurs et désigna du doigt les membres du groupe un par un pour les lui présenter. L’impatience de déambuler sur le grand terrain de jeu les animait tous. Ils écoutèrent leur porte-parole, chargés de l’espoir de ceux qui partent découvrir un trésor, puis reprirent leur conversation sur la beauté d’une espèce par rapport à une autre. Pendant un instant, Alan se dit qu’on trouvait de mauvaises excuses quand on ratait sa cible. Mais il acquiesça et serra la main du chasseur plaintif.
Après cette rencontre, les épaules des hommes se déployèrent. Le jeune homme les vit pénétrer la forêt, libres de s’être imposés face à lui, les deux pieds plantés dans le sol, les mains dans les poches. Les chasseurs se rangèrent instantanément par deux ou trois, chacun reconnaissant son partenaire préféré. Les pas se firent plus cadencés. Quelle joie pour eux de s’y trouver enfin ! Devant les premiers arbres, les chiens agitèrent leurs queues en pendule.
Alan se dirigea vers son pick-up garé à quelques mètres, dans lequel il s’installa en prenant garde à ne pas se cogner la tête, ce qui lui arrivait souvent. Ce matin, il commencerait sa patrouille dans le sens inverse de son rituel. Simplement pour changer, par plaisir, ce qui l’empêchait, déclarait-il, de tomber dans la routine. Le véhicule projeta quelques cailloux sur les rebords des fossés au démarrage, mais le groupe de chasseurs s’était déjà éloigné et ne fut pas gêné. La voiture secoua des branchages, des buissons, et Alan se sentit coupable de les abîmer. Il lança sa main vers la radio, la suspendit un temps en l’air. Puis il la laissa retomber sur le levier de vitesse. Sa mission à venir était trop sérieuse pour se distraire avec de la musique. Il réécouta seulement les prévisions d’une météo qui s’annonçait pitoyable. Il roula si lentement qu’il aurait pu toucher du bout des doigts chaque branche depuis la fenêtre du véhicule. Les arbres se débattaient. Il était désolé, mais il ne pouvait pas faire autrement que d’avancer.
L’air n’était chargé de rien. C’était un jour d’équinoxe. Dans le ciel, Mercure, haute parmi les constellations, sans qu’on ne pût la voir puisqu’il faisait maintenant à demi-jour, préparait avec délectation d’importants changements.

CHAPITRE II
Le garde forestier essaya de ne pas faire crisser les roues de son véhicule lorsqu’il opéra un demi-tour à la fin de sa ronde. La demande de silence du chasseur le contrariait. Habituellement, le passage du pick-up alertait les animaux qui partaient se cacher plus profond dans la forêt, comme un signal. Faire moins de bruit à l’aube signifiait gâcher une chance de survie pour le gibier. Alan savait que le chasseur lui avait précisément reproché le vacarme de sa voiture. Bien sûr, il ne voulait pas d’ennuis. Entre la vie des animaux et la demande du groupe, il avait officiellement choisi la loi. Après tout, ces chasseurs avaient obtenu le droit d’exercer leur loisir. Mais Alan restait sûr que sa maigre alerte pouvait changer le cours des choses pour quelques biches et faons.
Il lorgna de sa vitre les vastes étendues de campagne le long de la route qu’il connaissait par cœur. Des insectes vivaient là, en dessous des blés. Alan pensa aux drones que finançait l’Allemagne afin de réveiller les faons qui dormaient dans les champs et de les empêcher de se faire broyer par les moissonneuses-batteuses. Ici, lui seul pouvait veiller sur eux ; il soupira, entravé par le devoir humain.
Par précaution, il réalisa sa manœuvre en passant sur une semi-pente recouverte d’herbe séchée par le soleil, altérant l’adhérence des pneus, absorbant le son. Au moment de redresser son volant, il sentit le départ d’un dérapage incontrôlé. Un instant, son cœur bondit et il s’imagina retourné sur le sol. Il réussit sa reprise, évita l’embardée. Soulagé, il abaissa sa vitre de trois centimètres d’une seule pression sur la commande d’ouverture pour faire passer l’air frais. La brise pénétra l’habitacle et anéantit sa peur. Il l’oublierait jusqu’au lendemain.
Il rejoignit le sentier qui le conduisit à la route encerclant la forêt pour terminer sa boucle. Au croisement, il vit au loin un froissement parmi les branchages. Une ombre fugace, suivie d’autres ombres souples et rapides à s’enfuir, danseuses de ballet sur lit de terre bourbon, détala devant la voiture. Des biches, devina le garde, tout un troupeau et leurs faons. Il les avait aperçues presque tous les jours de l’été, mais elles se faisaient plus discrètes depuis la fin du mois d’août, date d’ouverture de la chasse. Elles devinaient la menace. Les cerfs, éloignés du groupe sauf pendant la période des chaleurs, portaient à présent leurs bois. Alan aimait les croiser, fantômes de bronze entre les arbres, mais cela ne durait jamais que quelques secondes. Certains de ses collègues se levaient dans la nuit pour les observer de près, jumelles, couches et surcouches de vêtements en renfort, mais pas lui. Ce qui le fascinait dans la forêt, c’était son mystère, tranquille et intouchable. Il avait conclu il y a longtemps qu’on ne pourrait jamais entièrement la connaître et cette idée lui plaisait car elle lui permettait d’être surpris tous les jours. Il ne ramassait pas les bois de cerf trouvés entre les troncs au printemps. Il imaginait des écosystèmes s’implanter à l’intérieur, des œuvres sculptées émerger du sol, un heureux collectionneur en randonnée s’en émerveiller. Il laissait vivre la nature et renonçait à son pouvoir d’homme.
Il gara la voiture et sortit, roula une cigarette de tabac biologique et la fuma. L’air qu’il expira se mélangea aux derniers filets de brume. Il huma l’odeur d’herbe humide puis écrasa le mégot dans la terre. Il identifia sur le bord du fossé des empreintes de cerf bien enfoncées. Les marques de doigts étaient visibles. Cela signifiait que l’animal était parti d’un bond, apeuré peut-être par une présence humaine. La sienne ? Il en doutait, se sentait trop sur le qui-vive pour ne pas avoir vu de cerf autour de lui, même les jours précédents.
Il ramassa son mégot et le déposa joyeusement dans le cendrier vide-poche. Il s’approcha des bords d’une futaie irrégulière et constata des entailles sur le tronc des arbres, à hauteur d’animal. Les cerfs avaient frotté leurs cors des mois auparavant pour perdre leurs velours. Il caressa le bois abîmé. Les écorces blessées n’étaient pas cicatrisées. Un éclat cuivré scintilla dans leur tranchée. Alan trouva précieuse la fluidité entre l’animal et la nature et se dit comme chaque jour que chaque chose avait sa place, les écureuils dans les arbres et les fleurs dans les clairières. La bruyère qui composait la première ligne de la forêt, inclinée vers l’extérieur pour accueillir les promeneurs, ne le contredit pas.
Alan, comme tous les matins passés dans cette forêt et dans toutes celles qu’il avait arpentées, ne pensait qu’aux biches. Il guettait leur passage et celui des faons entre les arbres. Il était obnubilé par elles depuis qu’il avait vu, petit, le dessin animé Bambi. Il en avait collectionné des figurines dès lors. Il se sentait auprès d’elles l’illustre représentant de toute une génération d’enfants en deuil. Il trouvait fascinantes les espèces dont l’apparence physique des femelles diffère de celle des mâles, souvent plus discrète, moins tapageuse : le canard mandarin au ridicule bonnet de couleur, le paon et son besoin de briller, le dimorphisme du lucane cerf-volant qui l’empêche d’avancer en souplesse.
Pour Alan, les femelles étaient plus intelligentes. Très tôt, il avait su qu’il exercerait un métier au plus près de la nature. Il venait pourtant d’une petite ville de notables où l’on adorait les routes bien goudronnées, les pelouses taillées au cordeau. Son père, policier, avait accepté sa vocation parce qu’il ferait partie de la noble famille des gardiens de la loi. Alan l’avait toujours trouvé brutal, son père, à l’image de la police, brutale.
Alan était un romantique, un lecteur de poésie sur coin d’oreiller, un écorché, passion Robin des Bois, de ceux qui œuvrent dans l’ombre. Il besognait pour libérer des pièges d’innocents bébés renards, pour l’amour des écureuils ; il sauvait comme il le pouvait, en cachette, les faibles et les opprimés. Les biches, surtout. Il soulevait un par un, chaque jour après chaque saison venteuse ou chaque attaque de sanglier, les barbelés ou les piquets qui s’affaissaient sur le sol pour qu’elles ne trébuchent pas.
Il nota l’emplacement où étaient passés les derniers animaux, prêt à rédiger son rapport à destination de l’administration de l’intercommunalité. Vie forestière, spécimens à surveiller, aménagements physiques à prévoir pour garantir la préservation des lieux, il était ici au cœur de son engagement : cisailler la forêt de ses sombres menaces, éviter à ses animaux préférés de se blesser. Vaillant, il faisait face à tous les agriculteurs pour sauver ses trésors à quatre pattes. Mais contre les chasseurs, il ne pouvait pas agir. C’était là son grand désespoir. Et revenait sans cesse au fond de ses cauchemars, dès que retentissait le bruit d’une balle tirée tout au long de l’automne, sa peur profonde d’enfant, la plus pure des tristesses incarnée par la disparition précoce de la mère de Bambi.
Alan ramassa un caillou sur le sol pour sa collection ; il n’en avait jamais vu de cette couleur. La pierre était d’un gris presque noir, légèrement irisé, comme par l’intervention de magie. Alan aimait les cailloux, les chenilles et les papillons. Son grand plaisir, en vacances, c’était d’arpenter le Colorado provençal, arc-en-ciel naturel, et, bonheur absolu, d’observer les nuits de neige. Il en devinait l’arrivée proche en scrutant le ciel déjà brillant. Mais la lumière était traîtresse, il le savait : ce soir, loin du fantasme poétique, du conte de fées, il pleuvrait avec force.
Lorsqu’il se réveillait chaque jour dans son appartement de fonction aux grandes vitres donnant sur les arbres, il était seul, absolument seul dans l’immensité, le bouillonnement de la forêt. Il observait de sa cachette les biches avancer vers lui, curieuses. Puis, dehors, dans la neige ou dans le sable, il traçait souvent la lettre « A », l’initiale de son prénom et de celui de sa mère, en veillant à ne rien abîmer du manteau protecteur des animaux en pleine hibernation. C’était le rythme de la nature qui l’animait, sa beauté. Il avait trouvé une autre manière que celle des chasseurs pour illustrer cette affection. Au lieu d’en épingler les symboles sur les murs, d’empailler des têtes, de collectionner des fourrures, il tentait de sauvegarder le souvenir de l’instant. La joie pouvait venir d’une queue leu leu de marcassins au printemps, du son du brame qui retentissait souvent, ou des restes de nids tombés des branches, qu’il replaçait comme il le pouvait. Contempler la singularité de chaque flocon de neige constituait sa rengaine. Alan, vaine brindille au milieu des grands arbres, sauveur de faisans fous, garde forestier ivre de son métier, rempart des biches contre le monde humain.
Il glissa le caillou dans sa poche et leva les yeux sur le bois qui s’étendait. Depuis la forêt en éveil, il entendit le début d’une ritournelle. Les ramures des arbres se balançaient au gré des courants d’air, les premières feuilles jaunies tombaient. Alan savait que sous ses pieds, des millions de vies s’activaient pour bâtir la forêt. Le sol était perclus de fourmilières et de souterrains, refuge des vers de terre qui ratissaient sous les plantations. À chaque pas, le garde se savait épié par ses amis de la faune et de la flore, milliards d’êtres vivants, Mikados, architectes, passagers, charpente de la forêt. »

À propos de l’auteur

Mona Messine©Stéphane Vernière- MS photographie
Mona Messine ©Stéphane Vernière- MS photographie

Écrivaine engagée, Mona Messine revendique l’égalité en littérature comme dans la vie. Mêlant récit de l’intime et combat féministe, elle publie ses textes en revue. Sensible à la démocratisation de l’écriture et de la lecture, elle a participé¬ aux ateliers d’écriture de l’école Les Mots, qui l’a révélée, et dont elle est aujourd’hui ambassadrice. Depuis, elle accompagne à son tour un public diversifié sur des projets d’écriture, en même temps qu’elle est apporteuse d’affaire pour des éditeurs. Elle imagine en pleine pandémie la revue littéraire Débuts, marrainée par Chloé Delaume, conçue pour promouvoir des auteurs inédits. Biche est son premier roman.

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Vers la flamme

HENNEBELLE_vers_la_flamme  RL_2023

En deux mots
Paliki, après avoir réalisé de nombreux reportages en Amérique du Sud, accompagne une expédition dans la forêt amazonienne. Là, elle va découvrir les Yanomamis, une tribu à laquelle elle va finir par s’attacher. Puis combattre avec elle pour sa survie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vie et mort des Yanomani

En retraçant la vie d’une photographe qui a choisi, après l’avoir côtoyée, d’intégrer la tribu amazonienne des Yanomami, David Hennebelle rend compte d’un désastre ethnique et écologique. Une mise en garde qui se lit comme un roman d’aventure.

Paliki est photographe. Après parcouru le Pérou, la Colombie et le Brésil et réalisé de nombreux reportages pour différents magazines, elle part dans le Nordeste va accompagner une expédition dans la forêt amazonienne pour y approcher les Yanomami. Ces «semi-nomades, chasseurs-collecteurs et agriculteurs sur brûlis, vivent en communautés dispersées, dans la forêt tropicale humide d’Amérique du Sud.»
Mais le groupe va surtout être confronté à la pluie, l’humidité qui va avoir raison de leur matériel ainsi qu’à la faim alors que leur progression s’annonce bien plus difficile que prévue sur ce territoire qui «s’étend entre le Venezuela et le Brésil, de part et d’autre de la sierra Parima, la chaîne de montagnes qui sépare le bassin de l’Orénoque, au nord, de celui de l’Amazone au sud.»
Si, après ce fiasco Paliki ne renonce pas et va tenter de trouver les moyens de retourner auprès des Yanomamis, c’est qu’elle a compris que pour eux, «la forêt englobe tout ce qui est nécessaire à leur existence; elle abrite les esprits et les rites, elle est le théâtre luxuriant de leurs rêves.»
Grâce à une bourse obtenue auprès d’une fondation américaine, elle peut retenter l’aventure. Mieux préparée et plus déterminée que jamais, elle va réussir à les approcher et à se faire accepter par le groupe. Auprès d’eux et dans des conditions pourtant très difficiles, elle va finir par réaliser des centaines de clichés.
C’est alors que le gouvernement va décider le percement de la transamazonienne. Un nouveau combat, inégal, va s’engager pour préserver les tribus. Mais tout comme avec les conquistadors, des siècles auparavant, la bataille est perdue d’avance. D’autant que les moyens supérieurs des ennemis s’accompagnent d’autres fléaux comme les maladies. Paliki va alors intervenir pour préserver un territoire à ceux qui l’ont désormais intégrée à leur communauté.
Dans ce roman scindé en quatre parties intitulées la traversée, la défloration, la lutte et vers la flamme, David Hennebelle rend hommage au travail de la photographe Claudia Andujar et s’appuie sur l’expédition Amazone-Orénoque dirigée par Alain Gheerbrant pour dénoncer un massacre perpétré au nom du progrès.
Ce nouveau siècle sera-t-il le dernier pour le poumon vert de la planète? Et cette catastrophe écologique marquera-t-elle la fin de la planète? Ce livre, court et factuel, est un compte-rendu des errements d’une civilisation et une mise en garde.

Vers la flamme
David Hennebelle
Éditions Arléa
Roman
144 p., 19 €
EAN 9782363083210
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Brésil et au Venezuela, le long de l’Amazone et de l’Orénoque.

Quand?
L’action se déroule à la fin du siècle dernier.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les habitants d’Apiahiki s’étaient habitués à sa présence. Sa joie leur était commune. Sur son passage, beaucoup disaient Awe, un mot qui valait approbation. Chacun ressentait le bien de cette compagnie. Elle voulait vivre parmi eux, comme eux. La confiance se gagnait. Pour elle, ils faisaient exception à leur méfiance instinctive envers les Blancs.
Paliki sait-elle que sa première expédition en forêt amazonienne d’où elle veut ramener des photos des Yanomami changera pour toujours sa vie ? Elle les place au centre de son art, tend son miroir à leur forêt et à leurs rêves. Puis les prédations, la violence, les épidémies surgissent. Ses clichés s’emplissent de fumée, montrent le mal que les Blancs font à cette terre ancestrale. Elle choisit de rester avec eux et ensemble ils remontent à la source des fleuves. Là où tout se réinvente, vers la flamme où brûle l’essentiel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)

Les premières pages du livre
Les Yanomami sont des semi-nomades, chasseurs-collecteurs et agriculteurs sur brûlis, vivant en communautés dispersées, dans la forêt tropicale humide d’Amérique du Sud. Le territoire qu’ils occupent depuis mille ans s’étend entre le Venezuela et le Brésil, de part et d’autre de la sierra Parima, la chaîne de montagnes qui sépare le bassin de l’Orénoque, au nord, de celui de l’Amazone au sud. La forêt englobe tout ce qui est nécessaire à leur existence; elle abrite les esprits et les rites, elle est le théâtre luxuriant de leurs rêves. Les «Blancs» se sont introduits sur la terre des Yanomami dans les premières décennies du XXe siècle.

La traversée
La vie de Paliki avait commencé par les abandons soudains, les peurs infernales. L’année 1962, elle avait fait l’acquisition d’un boîtier photographique. Elle cherchait un moyen de se relier aux autres. Sa vie s’écoulait lentement, rongée par une solitude invariable. Rien, n’avait réussi à l’en arracher. Elle n’en parlait à personne et personne ne s’en souciait.
Seule, elle parcourut le Pérou, la Colombie, le Brésil surtout. On lui confia des reportages; des rédacteurs de magazines en vogue retenaient ses clichés. D’autres prenaient congé d’elle en peu de mots, arguant de la faiblesse irrémédiable de son sexe. Elle photographiait des familles de pêcheurs, des planteurs de café, des prostituées et des homosexuels rejetés des mégapoles, des paysans désespérés du Nordeste, honteux de leur misère.
Le magazine Realidade avait commandé un reportage long et coûteux, dans l’État de Pará.
Elle rencontra les Indiens Kayapo. Elle aima leur joie pure. Elle ne savait pas leur langue: elle usa de sourires. Elle apprenait dans les regards. Elle fit d’eux des portraits doux et insouciants qui s’étalaient en pleine page, en quadrichromie.
Les nuits, elle rêvait à des projets de longue haleine pour documenter et comprendre leurs cérémoniaux. Un ethnologue brésilien lui avait parlé d’une expédition qui se montait pour traverser la sierra Parima depuis le Venezuela.
Elle obtint d’y participer. Tout devenait possible pour son art. Elle se sentait poussée à s’y aventurer, à ne jamais prendre de repos avec lui.
Elle était jeune encore. Il fallait oublier.
Elle découvrait que le hasard et la photographie pouvaient disposer du cours entier d’une existence.
Dans les derniers jours de mars 1969, elle partit loin au nord.
Dans le bassin du fleuve Orénoque.

Les pirogues se trouvèrent lancées au milieu du fleuve. Un dédale d’îlots les dissémina; le courant était fort. Des Indiens grands et musculeux se relevèrent, enfonçant profondément dans les flots de longues perches de bois clair. Le signal du départ avait été donné sous une timide éclaircie. Les nuages étaient chassés au loin. Ils allaient s’empiler en tas sombres, au pied de la Cordillère orientale.
Les jours d’avant, Puerto Ayacucho avait bruissé de conversations intriguées, de fébriles préparatifs.
La pluie battait les lourdes caisses de matériel et de pacotille. L’excitation grandissait. Un attroupement s’était formé sur la berge. Dans l’eau, des enfants riaient, tout en nageant contre le courant. Ils étaient nombreux; ils voulaient voir et comprendre. Après les provisions de café, de riz et de viande séchée, on avait embarqué les moustiquaires et les hamacs, le grand fût d’essence, un groupe électrogène. Paliki avait profité de ces journées d’attente pour lire d’anciens récits d’exploration.
La sierra Parima fascinait mais son évocation n’était jamais empreinte de quiétude. Sur ses sommets, les conquistadors de jadis y avaient situé la mythique cité d’Eldorado. Dans les causeries du soir, on dépeignait des forêts inextricables, des pluies insensées, les fleuves emportés en chutes vertigineuses. Chacun se demandait avec anxiété comment il échapperait au venin des animaux, aux tribus inhumaines.
Les pirogues étaient comme des balançoires. Des vagues noires se dressaient, puis déferlaient à contre-courant. On pagaya énergiquement pour éviter de grands tourbillons. Au loin, on entrevit une barrière d’écume d’un blanc aveuglant: un seuil rocheux empêchait le passage. Il fallait débarquer. Le portage se fit sous une lourde averse, puis la navigation reprit devant une grande île. Une brume humide l’enveloppait de reflets argentés. L’eau redevint profonde et calme; le courant ne se voyait plus. Le silence se fit.
Déjà, le fleuve commençait à s’élargir. Dans son téléobjectif, Paliki observait les rares fondations qui étaient posées sur les rives herbeuses: quelques fragiles cases de chaume et de pisé. Leurs habitants en semblaient partis. Dans la lumière irisée du matin, elle voyait seulement paraître la robe blanche d’une chèvre ou l’encolure d’un cheval.
La végétation se serra et s’éleva. De temps à autre, le cri d’un singe hurleur retentissait. La forêt ne forma bientôt plus que l’unique paysage. Les pirogues longeaient de petites îles toutes rondes, d’un vert impénétrable et bleuté.
La lumière baissa: il restait une heure avant la nuit. On installa le bivouac sur une plage boueuse. Des tortues couleur de terre s’y tenaient. La lampe à huile et le feu qu’on alluma attirèrent immédiatement une myriade de papillons blancs et bleus. Chacun s’allongea dans son hamac, laissant le temps au cuisinier de confectionner le repas. On oublia le fleuve pour ne plus songer qu’à la forêt qui les enveloppait de ses frôlements étranges. Ils mangèrent du riz déposé sur des feuilles de bananier. Le chef d’expédition était enthousiaste. Il narrait d’anciennes aventures. Il exagérait mais Paliki l’écoutait, le sourire aux lèvres. Elle se trouvait faite pour une vie aventureuse.

Extrait
« – Croyez-vous possible de regagner la confiance de ceux que l’on a trahis? lui demanda Paliki.
– On peut l’espérer, lui répondit-il. Il en va de la photographie comme de la musique. Ils ont aimé Mozart mais se méfiaient des appareils qui le faisaient entendre.
Prendre l’image des hommes signifiait aussi retenir celle des esprits, les empêchant de cheminer librement, pour venir à leur rencontre. En ces photographies, les Yanomami craignaient de voir l’âme des morts à tout jamais emprisonnée.
Les explorateurs l’avaient ignoré. Paliki ne se le pardonnait pas. Elle pleurait. Elle revoyait l’éclat de ses flashs: ils avaient désordonné l’univers tout entier, sa merveilleuse immobilité. Elle pensait qu’il n’y aurait plus d’abandon: celui, heureux, que les siècles avaient préservé. » p. 34

À propos de l’auteur

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David Hennebelle © Photo DR

David Hennebelle est né à Lille en 1971. Professeur agrégé et docteur en histoire, il a publié aux éditions Autrement Mourir n’est pas de mise, 2018, Prix Georges Brassens 2018, et Je marcherai d’un cœur parfait, 2020. Vers la flamme est son troisième roman. (Source: Éditions Arléa)

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L’Épouse

SUBILIA_l_epouse  RL_ete_2022

En deux mots
Vivian et Piper Desarzens s’installent à Gaza dans une villa mise à disposition par le Comité international de la Croix Rouge. Tandis que le mari part en mission visiter les prisons, son épouse cherche un jardinier qui l’aidera à agrémenter son nouveau lieu de vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un jardin à Gaza

Dans son nouveau roman Anne-Sophie Subilia nous propose de découvrir le quotidien d’un couple d’expatriés partis à Gaza pour le compte du CICR. Une chronique douce-amère depuis l’un des points les plus chauds de la planète.

Un couple d’expatriés emménage dans sa nouvelle affectation, une maison un peu à l’écart à Gaza, en Palestine. Employés par le Comité International de la Croix Rouge, ils bénéficient d’un statut particulier et savent qu’ils ne sont là que le temps de leur mission. Ce qui ne les empêche pas d’engager Hadj, un jardinier, afin que ce dernier plante des arbres, des légumes et des fleurs dans leur cour qui n’est que sable et poussière. Accompagné de son âne et quelquefois de ses fils, le vieil homme s’acquitte de sa tâche sous les yeux de Piper Desarzens, la maîtresse de maison.
Expatriée, elle tue le temps en attendant le retour de Vivian, son mari, parti inspecter les prisons de la région. Son occupation principale consistant à retrouver tous les expatriés au Beach Bar pour y faire la chronique de leur quotidien, se raconter et se distraire en buvant force verres, si les coupures de courant ne viennent pas mettre prématurément un terme à leur programme. Elle profite aussi du bord de mer pour se baigner. Quelquefois, quand l’emploi du temps de Vivian le permet, ils bénéficient de quelques jours pour faire un peu de tourisme, aller visiter Israël.
Si les paysages désertiques du Néguev ou les bords de la mer morte n’ont rien à voir avec ceux du cercle polaire où Anne-Sophie Subilia avait situé son précédent roman, Neiges intérieures, on y retrouve cette quête de l’intime derrière l’exploration de la planète. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la meilleure amie de Piper soit Mona, une psychiatre palestinienne. C’est avec elle qu’elle essaiera de comprendre la difficile situation de ce peuple sans pays, la «drôle de vie» qu’il mène. C’est en lui rendant visite à l’hôpital qu’elle constatera la situation difficile des orphelins et qu’elle se prendra d’affection pour l’un d’eux. Jusqu’au jour où on lui annonce qu’il a trouvé une famille d’accueil. Une nouvelle qui pourrait la réjouir, mais qui va la laisser en plein désarroi.
Paradoxalement, cette chronique douce-amère d’un quotidien peu enthousiasmant fait la force de ce roman. Ici, il n’est pas question de politique, encore moins de prendre parti et pourtant, au détour d’une chose vue, d’une difficulté rencontrée pour se procurer telle ou telle chose, on saisit parfaitement le drame qui se noue ici. La vie n’est pas seulement en suspens pour Piper et Vivian, mais pour tous ces habitants qui les entourent. À la différence que pour les expatriés, il existe une porte de sortie…

L’épouse
Anne-Sophie Subilia
Éditions Zoé
Roman
224 p., 17 €
EAN 9782889070251
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Israël et en Palestine, principalement à Gaza.

Quand?
L’action se déroule en 1974.

Ce qu’en dit l’éditeur
Janvier 1974, Gaza. L’Anglaise Piper emménage avec son mari, délégué humanitaire. Leurs semaines sont rythmées par les vendredis soir au Beach Club, les bains de mer, les rencontres fortuites avec la petite Naïma. Piper doit se familiariser avec les regards posés sur elle, les présences militaires, avec la moiteur et le sable qui s’insinue partout, avec l’oisiveté. Le mari s’absente souvent. Guettée par la mélancolie, elle s’efforce de trouver sa place. Le baromètre du couple oscille. Heureusement, il y a Hadj, le vieux jardinier, qui sait miraculeusement faire pousser des fleurs à partir d’une terre asséchée. Et Mona, psychiatre palestinienne sans mari ni enfants, pour laquelle Piper a un coup de cœur. Mais cela suffit-il ?Plus que jamais, dans L’Épouse, Anne-Sophie Subilia révèle la profondeur de l’ordinaire. La lucidité qui la caractérise ne donne aucune circonstance atténuante à ses personnages.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Blog de Francis Richard


Anne-Sophie Subilia présente son roman L’Épouse © Production éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Gaza, janvier 1974
Arrive une carriole tirée par un petit âne brun. Elle quitte la route Al-Rasheed, qui borde la mer, et s’engage dans l’allée à peu près cimentée de la maison. Elle passe la grille restée ouverte et fait halte plus près du mur d’enceinte que de la bâtisse, peut-être pour ne pas se montrer intrusive. L’âne comprend qu’il faut attendre, il piétine. Ses sabots claquent contre le ciment pour chasser les mouches, qui reviennent. Il trouve une touffe de foin dans le sable et entraîne la carriole un peu plus vers la maison. Son maître le laisse brouter. Assis en tailleur dans sa robe, sur le plateau de bois, l’homme regarde en l’air.
La première chose qu’il a cherchée des yeux depuis la route, c’est le drapeau fixé à une hampe au centre du toit-terrasse. Une plaisanterie collective parle du «grand mouchoir sorti d’une poche suisse». Ce jour-là, le tissu blanc ne faseye presque pas et, dans son affaissement, il mange la croix rouge. L’homme qui regarde longtemps ce pavillon flottant pense peut-être que le travail aurait pu être mieux fait pour éviter que le tissu se plisse aux heures creuses. Il éprouve une pointe de déception et de gêne pour les nouveaux arrivants. Leur drapeau ne devrait jamais s’enrouler. On devrait toujours voir la croix entière, même si la plupart des Gazaouis reconnaissent cet emblème au premier coup d’œil.
Il regarde en plissant les yeux, à cause du soleil blanc du mois de janvier. Il continue d’attendre sans oser descendre. Heureusement, les bêtes ne sont pas entravées par les mêmes règles de politesse. L’âne s’agite et commence à braire à sa façon, timide. Trois têtes de dromadaires viennent de faire leur apparition de derrière le mur et se frottent les unes aux autres, le museau bien tendu vers ce qui pourrait se manger. Le terrain d’à côté est une sorte de friche où ces animaux paissent librement. L’âne veut prendre ses distances et entraîne la carriole toujours plus près de la maison. Le maître dit quelques mots en arabe à sa bête, il parle aussi aux dromadaires.
C’est alors que surgit la femme sur le perron à loggia. Elle noue vite ses cheveux, enfile une veste en daim sur sa blouse. On la voit dans l’ombre, les gestes rapides, se retenant d’une main à la colonnade, elle glisse ses pieds dans des mocassins. Elle découvre une scène assez drôle et désolante dans son jardin – une vision un peu anarchique, qui confine aux situations de rêves : une carriole qui tourne sur elle-même, un âne au museau gris, un vieillard muni d’un fouet et trois dromadaires surgis du voisinage, arrachant autant d’herbes hautes que possible. À cet instant, le vieux maître semble incapable de guider sa bête qui caracole et finit par amener la carriole devant les jambes de la dame. Lui la regarde en baissant légèrement la tête. Est-ce un sage ? Un soufi ? Il porte un de ces bonnets brodés magnifiques, un kufi. La couleur bleu roi couronne sa vieillesse. Le couvre-chef lui vient à l’extrême bordure des sourcils et semble reposer sur eux. Ce sont d’énormes sourcils hirsutes, blancs et gris, splendides. Les tempes blanches leur font harmonie sur la peau foncée. On dirait un veilleur, aux rides gorgées d’ombre. Un de ces princes immortels, son bonnet bleu pour seule extravagance. Il touche son front et se présente. Hadj.
Hadj ? La femme semble chercher dans son esprit. Elle remarque qu’il est atteint de cataracte.
Il ajoute «Muhammad, garden».
Ça lui revient, tandis qu’elle fixe le cristallin opacifié du vieillard.
La proposition que leur avait faite le propriétaire, Muhammad, de faire appel aux services de quelqu’un pour le jardin.
— Oh ! Welcome !
Elle cherche du regard les mains de l’homme. L’une d’elles est restée cachée sous le caftan, mais l’autre se laisse entrevoir. À l’embouchure d’un poignet étroit se déploie une main raffinée, qui semble faire l’objet de soins et se ramifie en cinq doigts juvéniles, assombris au niveau des phalanges. Les ongles sont roses.
En pointant l’alliance qu’elle porte à l’annulaire, il lui demande où est son mari.
— Sinaï.
Il dit qu’il peut revenir une prochaine fois.
— Pourquoi ? Restez !
Elle le retient. Faisant le geste de l’invitation et d’une boisson, elle lui montre un endroit à l’abri pour l’âne et file à la cuisine. Dans la pénombre, elle se dépêche de préparer du café. Puis elle se ravise, tranche trois énormes citrons qu’elle presse et coupe avec de l’eau et du sucre de canne. Elle cherche quelques biscuits pour accompagner ce jus. Mais des cafards se sont réfugiés dans le paquet qu’elle secoue au-dessus de l’évier. Elle prend une grappe de dattes.
Lorsqu’elle retourne au jardin avec son plateau, la grille de l’allée est refermée. La cour est vide. Elle voit la carriole s’éloigner sur la route et, dans un nuage de sable et de poussière, bifurquer au carrefour. De dos, la tache claire de la robe qui ne se retourne pas. Seule la trace des sabots dans le sable du jardin atteste qu’elle n’a pas rêvé cette visite. Demi-lunes qu’au crépuscule le vent revenu commence à effacer.
Ils ont trouvé leur logement avec l’aide du bureau du CICR.
Quand le délégué est arrivé en novembre, tout était organisé, le contrat de location, les clés, une assurance et un semblant d’état des lieux. Des prix adaptés aux expats.
L’habitation n’était pas exactement prête, il avait fallu attendre le 10 janvier pour y entrer.
C’est une construction ocre un peu cubique, située à l’extrémité sud de la ville de Gaza, à un kilomètre du centre. Elle est assez isolée. Il n’y a guère que cinq ou six autres bâtisses, plus ou moins habitées, et ces terrains en friche, qui semblent inanimés, déjà rendus au sable, mais où parfois on parque des chameaux.
Au plafond de la loggia, Muhammad a fixé une balancelle en rotin. De là, on regarde la mer pardessus le muret d’enceinte. La maison, c’est comme si elle avait émergé du sable sous la forme d’un cube et qu’elle s’était durcie naturellement à l’air. Elle est sable, et celui-ci entre par tous les côtés. Il y en a dans les mailles du tapis, sous le tapis, dans les dents, à l’intérieur des fruits dès qu’on les entaille. Il crisse et on le croque autant que du sel.
La maison, c’est une poterie en pisé. Mais à l’allure un peu massive, comme peuvent avoir les châteaux de sable ou les plots. C’est ça que la femme a d’abord dit en arrivant, une poterie. Puis elle a dit, un château de sable.
L’un des murs est pistache, parcouru par une frise blanche meringuée. Il y a comme ça quelques détails originaux, comme ces volets de bois en accordéon et les grilles en fer forgé, très ouvragées, protectrices des fenêtres. On se sent tantôt dans une forteresse miniature, tantôt dans une résidence de nantis. L’élément central reste le drapeau de la Croix-Rouge, hissé sur le toit-terrasse, marqueur des zones de conflits. À lui seul, il transforme l’endroit. La femme est fière du drapeau sur sa maison temporaire.
Au début de leur installation, Muhammad, le propriétaire, vient presque tous les jours les aider. La maison qu’il leur loue « meublée » est pratiquement vide. Un lit, une armoire, une grande table à rallonges, quelques chaises. Les prédécesseurs ont finalement tout repris. La salle de bain est en travaux et sent bon le plâtre. Protégé par une bâche, son carrelage hélas fêlé figure un entrelacs d’oiseaux ornés et de grappes de raisin. Une curieuse fenêtre en losange permet d’apercevoir la Méditerranée. Muhammad s’emploie à organiser plusieurs trajets chez des marchands de Gaza. Il présente le couple européen au tisserand, au potier et au vannier. C’est ainsi que leur logis se remplit peu à peu de mobilier, de tapis, d’objets, de corbeilles et textiles de toutes sortes.
Un jour, il arrive en voiture, accompagné du vieux Hadj. Ce dernier porte un costume de flanelle grise raccommodé avec du beau fil rose qui surgit çà et là des coutures. Ils traversent le terrain. Le vieux monsieur se déplace à l’aide de son long fouet qu’il pique dans le sable. À chaque pas, il marque une brève halte et observe le jardin en terrasses inachevées autour de lui, hochant la tête comme si mille et une idées lui venaient à l’esprit, avec lesquelles il est d’accord. Ses sourcils florissants, hérissés, augmentent son expression étonnée et lui donnent un air sympathique et doux. Il boite, ou alors ce sont ses hanches qui le font claudiquer, et suscite la compassion. Muhammad et lui gravissent les quatre marches du perron et attendent sous la loggia après avoir toqué. Le propriétaire fait la conversation pour deux. Hadj, tu as vu mes beaux murs tout neufs ? Il tape du plat de la main sur la partie de façade repeinte en vert pistache. L’autre, mains jointes sur le ventre, se contente de sourire. Le propriétaire fait deux fois le tour de la maison et toque encore. Les clés il les a dans sa poche, mais il n’oserait pas entrer chez ses locataires sans y être invité, et ce n’est pas le but de l’opération. C’est ainsi qu’ils repartent bredouilles cette fois-là.
C’est un samedi quand ils reviennent. Cette fois, grâce à Dieu, il y a tout le monde. Le propriétaire Muhammad, le vieux Hadj, son âne, le délégué et sa femme.
— Here is Hadj. He is a farmer.
Sans attendre, Muhammad confie à la dame les grands sacs en plastique bleu qu’il tient à la main. Pain pita, olives et pistaches. Elle file à la cuisine chercher de quoi leur offrir à boire. Ils s’installent sous la pergola.
Hadj est venu avec ses deux cadets, Samir et Jad. Les garçons attendent près de la grille qu’on leur fasse signe. Pour qu’ils s’assoient eux aussi, on va chercher une planche derrière la maison et deux briques creuses en béton, il y en a des tas disséminées dans le jardin. La femme rapporte un coussin pour le vieux Hadj, qui n’en veut pas. Sur ces bancs de fortune enfoncés dans le sable, tous les six ont les genoux près du menton, mais semblent satisfaits. La lumière hivernale mordore la vigne nue et non taillée qui s’entortille autour de leur petite communauté improvisée du crépuscule. Ils auraient pu se mettre à l’intérieur, au salon par exemple, mais c’était mieux d’être au cœur du propos : au jardin.
Les deux cadets pouffent, intimidés par la femme qui les regarde. Leur père, le vieux Hadj, les gronde en arabe. La femme du délégué a remarqué qu’elle suscitait l’excitation. Son mari lui jette un coup d’œil. Il sort de sa poche de poitrine un paquet de cigarettes pour tout le monde. Hadj tape sur le dos de la main d’un de ses fils qui s’apprêtait à en prendre une. Le garçon glisse ses mains sous ses fesses. Son frère et lui regardent fumer la femme. Elle fume ses propres cigarettes, tirées d’un petit étui en daim. Elle tire longuement sur le filtre en levant le menton vers la voûte en vigne, puis expire en regardant dans le vague. Les deux garçons ont vu de telles scènes dans des films américains. Sans doute sont-ils impressionnés. Elle feint d’abord de ne se rendre compte de rien, puis écrase sa cigarette avant la fin. De dos, sa robe à col rond en flanelle et son catogan laissent entrevoir une nuque creusée et forte. De face, elle partage avec Samir et Jad les yeux verts des chats abyssins.
Le soir approche. L’apéritif se prolonge par des boîtes de thon, des câpres, des anchois, des fromages frais saupoudrés de zaatar. Le propriétaire boit du thé tiède à sa gourde, qu’il passe aux trois autres adultes.
Le délégué lui demande ce que Hadj prévoit de faire dans le jardin.
— Il va planter des choses, explique Muhammad en anglais.
Le délégué dit qu’ils aimeraient bien des fleurs si possible.
Pendant l’apéritif, les garçons commencent déjà à dégager l’une des terrasses les plus encombrées de détritus de chantier. Ils jouent au foot dans le sable, entre les palmiers, avec un petit ballon mousse.
Les voix sous la treille s’assourdissent. La femme enfile un pull en laine que son mari est allé lui chercher à l’intérieur. Il veut savoir quand Hadj commencera.
— Il ne sait pas, traduit Muhammad.
Cela dépend. Peut-être demain, peut-être la semaine prochaine. Mais il viendra régulièrement, soyez sans crainte. Ils n’ont pas encore été capables de conclure le contrat puisqu’aucun chiffre n’a été articulé. C’est la femme qui pose la question, en frottant ses doigts pour évoquer le thème.
— Combien il demande par heure ou par mois ?
Hadj comprend et secoue la tête.
— Il veut avant tout vous être utile, souligne Muhammad, qui se tourne vers le vieux Hadj pour lui rappeler ce dont ils sont convenus. Il faut oser aborder cette question. Tu as une famille à nourrir, Hadj. Tu as des petits-enfants à vêtir. Tu as une ferme dans un état calamiteux.
C’est le délégué qui vient avec une proposition mensuelle. Les horaires seraient libres et sans contraintes, explique-t-il. Hadj pourrait venir seul ou avec du renfort. Simplement, pour l’amour du ciel, plantez-nous des choses dans ce sable, disent ses yeux.
Le vieux Hadj paraît gêné, mais il accepte la somme offerte. Ce soir-là, sous les premières étoiles de Palestine, pendant que deux gamins jouent au foot dans un jardin de sable, on se serre la main.
La femme sort de sa maison dès qu’elle entend le trot des sabots sur la route. Elle voit arriver la carriole tirée par le petit âne brun. Ils s’arrêtent devant la propriété, près du muret. Elle avance vers l’animal, qui se laisse approcher. Rarement elle a vu un si doux visage. La peau fine, couleur taupe, … »

Extrait
« Elle retourne à la cuisine, se penche sur sa lettre et continue sa phrase. C’est que nous avons un jardin de sable. Son collier de grosses perles en bois lui fait un poids au cou. Du menton, elle joue avec. Elle raffole des kumquats, c’est peut-être pour ça que son collier ressemble à une rangée de ces petits agrumes. Elle s’interrompt une seconde pour se gratter le tibia. La maison aussi est remplie de sable, on s’accoutumera. Un rai de lumière entre dans le champ de la feuille de papier. La femme se décale, puis se lève. Elle se hisse sur la pointe des pieds et tire un casier en rotin poisseux. Elle tend encore le bras et saisir l’anse d’une tasse de camping. Chaque vertèbre affleure sous la blouse fleurie. Sa tignasse gonflée remplit le creux de la nuque. Elle s’énerve à chercher le sucre et le café. Quelque chose la fait sursauter, pivoter, guetter. « Vivian, c’est toi? » Mais il n’y a personne dans son dos. Lui est parti à l’aube. »

À propos de l’auteur
SUBILIA_Anne-Sophie_©Romain_GuelatAnne-Sophie Subilia © Photo Romain Guélat

Suisse et belge, Anne-Sophie Subilia vit à Lausanne où elle née en 1982. Elle a étudié la littérature française et l’histoire à l’Université de Genève. Elle est diplômée de la Haute École des arts de Berne, en écriture littéraire.
Elle écrit pour des ouvrages collectifs et des revues, pour la radio ou encore pour la scène avec Hyperborée, performance inspirée d’une navigation le long des côtes groenlandaises. Poète et romancière, elle est l’auteure de L’Épouse (Zoé, août 2022), abrase (Empreintes, 2021, bourse Pro Helvetia), Neiges intérieures (Zoé, 2020, Zoé poche 2022), Les hôtes (Paulette éditrice, 2018), Qui-vive (Paulette éditrice, 2016), Parti voir les bêtes (Zoé, 2016, Arthaud poche 2018, bourse Leenaards) et Jours d’agrumes (L’Aire, 2013, prix ADELF-AMOPA 2014).

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Felis silvestris

LEJCZYK_felis_silvestris  Logo_premier_roman 68_premieres_fois_logo_2019 RL_Hiver_2022

En deux mots
Après avoir bourlingué, une jeune femme retrouve un domicile fixe tandis que sa sœur part rejoindre un groupe d’activistes dans une forêt menacée par La Firme, une société d’exploitation minière. Son combat, raconté par la nouvelle sédentaire, est aussi l’occasion d’une introspection.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Comment ma sœur est devenue chat sauvage

Dans ce premier roman écologique, au sens premier du terme, Anouk Lejczyk cherche l’équilibre sur une planète menacée. En retraçant le parcours de sa sœur partie vivre en forêt, elle va aussi se (re)définir.

«Ma sœur, elle prend un peu d’air. Ma sœur, elle fait une césure. Ma sœur, elle prend de la hauteur…» Ce que fait sa sœur, la narratrice ne le sait pas vraiment, mais elle imagine ce que peut être la vie d’une jeune femme qui décide de rejoindre un groupe d’activistes partis se battre pour sauver ce qui reste de nature face aux appétits d’une société minière qui a déjà largement exploité les lieux. Un engagement plus ou moins compris par la famille. Son père préfère se concentrer sur ses travaux scientifiques, ses recherches portant sur la maladie de Laïme, sa mère préférant le silence pour ne pas avoir à expliquer le choix de sa fille aux études si brillantes. Reste donc une sœur pour chroniquer cette vie en forêt, même si elle-même se cherche aussi, songeant dans son nouveau gîte à ses voyages, son besoin d’ailleurs. «Ça fait longtemps que je n’ai pas eu de lieu fixe moi non plus. Je le fantasmais parfois en portant mon sac de voyage trop lourd pour mes épaules, ou depuis ma tente rouge au sol gris argenté, plantée à la hâte dans la rocaille froide de montagnes aux noms étrangers. (…)
Il m’est arrivé de rester quelques semaines ou quelques mois dans un village où je me sentais bien accueillie. Je mimais la vie locale, je m’attachais aux personnes. Je m’imaginais me baigner chaque matin dans cette eau-là, et regarder le soleil se coucher à heure fixe depuis le même banc. Je me voyais mariée et avec des enfants, lavant les marmites, déterrant les pommes de terre. Ou bien guide touristique, interprète locale, l’Occidentale libre mais pleinement intégrée.
Mais un picotement venait me rappeler à l’ordre. Une ampoule se perçait au creux de ma main. Je n’étais pas cette femme-là. Ces gestes que j’exécutais n’étaient pas les miens, cette langue que je parlais me faisait penser de travers.»
Comme un miroir d’elle-même, cette sœur, à la fois si proche et si lointaine, a réussi là où elle a échoué. Elle est devenue chat sauvage.
Car dans la forêt, on entre dans la clandestinité et on se choisit un nom latin. Va donc pour Felis Silvestris, le chat sauvage, qui lui va si bien.
Entre manifeste écologique et quête d’identité, ce premier roman est très original, embrassant à la fois des sujets très actuels et des thématiques plus universelles. Je lui trouve par exemple une parenté certaine avec Encabanée et Sauvagines de Gabrielle Filteau-Chiba, qui raconte les séjours en forêt d’une jeune femme et ce jeu de miroirs autour de la sororité qui permet tout à la fois de poser un diagnostic et de l’analyser avec un certain recul. Oui, il faut s’engager, mais pour quel résultat? Oui, il faut préserver les ressources, mais n’est-il pas déjà trop tard? Et qui de l’homme, avec sa science, ou de l’animal et son instinct finira-t-il par l’emporter? Ici l’intime et l’universel se rejoignent dans un habile questionnement de notre monde.

Felis Silvestris
Anouk Lejczyk
Les Éditions du Panseur
Premier roman
192 pages 17,00 €
EAN 9782490834082
Paru le 11/01/2022

Où?
Le roman est situé principalement dans une forêt qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Maman pense que tu as froid, tu as forcément froid là-bas, dans ta forêt. Que dehors par un temps pareil, malgré les constructions, les couvertures, les poêles à bois, malgré tout ça, dormir dehors l’hiver, non, on n’a pas idée. Je lui répète que les cabanes sont de vrais abris, que tu n’es pas seule, qu’il y a aussi la chaleur humaine. Mais elle continue : les types dans la rue c’est déjà terrible, mais toi, sa fille, dormir dans le froid, non ! Elle ne peut pas, ne veut pas l’imaginer.» A. L.
Sans crier gare, Felis est partie rejoindre une forêt menacée de destruction.
Elle porte une cagoule pour faire comme les autres et se protéger du froid. Du haut de sa cabane, ou les pieds sur terre, elle contribue à la vie collective et commence à se sentir mieux. Mais Felis ignore que c’est sa sœur qui la fait exister – ou bien est-ce le contraire ?
Entre les quatre murs d’un appartement glacial, chambre d’écho de conversations familiales et de souvenirs, une jeune femme tire des fils pour se rapprocher de Felis – sa sœur, sa chimère. Progressivement, son absence devient présence ; la forêt s’étend, elle envahit ses pensées et intègre le maillage confus de sa propre existence. Sans doute y a-t-il là une place pour le chat sauvage qui est en elle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Christlbouquine
Blog Mumu dans le bocage
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Mémo Émoi
Blog Joellebooks


Rencontre littéraire avec les Éditions Le Panseur, en présence d’Isabelle Aupy, éditrice et autrice et d’Anouk Lejczyk, autrice de Felis silvestris © Production VLEEL

Les premières pages du livre
Maman pense que tu as froid, tu as forcément froid là-bas, dans ta forêt. Que dehors par un temps pareil, malgré les constructions, les couvertures, les poêles à bois, malgré tout ça, dormir dehors l’hiver, non, on n’a pas idée. Je lui répète que les cabanes sont de vrais abris, que tu n’es pas seule, qu’il y a aussi la chaleur humaine.
Mais elle continue: les types dans la rue c’est déjà terrible, mais toi, sa fille, dormir dans le froid, non! Elle ne peut pas, ne veut pas l’imaginer.
Le téléphone entre l’épaule et la joue, j’ouvre la fenêtre.
Un vent faible agite les branches fines de quatre pruniers sans feuilles. La lumière des lampadaires ne m’est d’aucune aide: pluie ou neige, c’est indiscernable.
Je t’imagine en écouter la cadence irrégulière, nichée quelque part dans le trou d’un vieux tronc. Ça doit sentir bon la mousse et les champignons. Je dis à maman de ne pas s’inquiéter.

Quand j’ai lâché mes affaires au milieu du studio, ça n’a fait aucun bruit. Il faut croire que le lino beige absorbe les ondes, ou que les valises n’avaient plus rien à dire. Elles sont restées silencieuses sans savoir ce qu’elles faisaient là, pour combien de temps ni pourquoi.
Je dois remettre mes pendules à l’heure et mes pieds sur terre, c’est ce que m’a dit papa quelques mois avant mon retour. La fuite doit cesser, ma fillotte, la fuite doit cesser, a-t-il ajouté en s’écoutant parler – son sens des formules a toujours été  supérieur à celui des réalités.
D’accord. Je vais ranger mon costume d’exploratrice, démêler ma tignasse, rehydrater ma peau brûlée.
Prendre soin de moi, m’a conseillée à son tour l’amie qui me prête son appartement – elle a même laissé quelques produits de beauté pour m’encourager.
Et surtout, la grande idée: me sentir chez moi. Malgré les objets et les voisins que je ne connais pas; malgré mon absence de repères dans cette ville où je ne suis venue qu’une fois, il y a longtemps. Mon amie m’a préparé un lit et laissé quelques petits mots pour les choses pratiques, d’autres pour me faire sourire. On est bien d’accord que c’est du temporaire, juste en attendant.
En attendant quoi? Que je sache répondre à cette question.
Alors je suis là, de retour parmi les miens, c’est officiel.
Pleinement en prise avec le quotidien, concernée par tout ce que l’on nomme monde. Il me faudra sans doute du temps pour croire à nouveau à cette
connexion en continu, mais je vais m’accrocher. Je vais plonger la tête dans la vie, la vraie. Il est trop tard pour me retourner et trop tôt pour un nouveau départ.
Ici, il y a du pain sur la planche, du bon pain de mon pays qui n’a pas son égal. Du bon pain sur une bonne planche en bois, solide et durable. Auprès des miens, je
serai quelqu’un de bien. Et toi, tu ne m’as pas attendue pour te sauver.

Pendant longtemps les forêts étaient loin, loin de nos plaines jaunes et de nos vacances bleues; sans l’ombre d’un bois sinon ceux des histoires du soir, avec des
enfants perdus et des animaux qui parlent. La belette, souviens-toi, la belette qui riait fort et qui perdait le fil – Eh ! La belette, arrête de bayer aux corneilles, le danger
rôde, les humains sont là! – Elle agaçait maman, la belette, avec sa voix si haut perchée.
De temps en temps, les forêts débarquaient quand même dans la rubrique faits divers du journal local. Samedi, Madame R. faisait son jogging hebdomadaire dans le bois de S., mais elle n’est jamais revenue; la jeune femme promenait son chien comme tous les soirs, mais autour de minuit, on a vu l’animal rentrer
seul; l’adolescente venait d’avoir son bac, elle a disparu sans raison.
Pendant longtemps les forêts étaient loin ou bien c’était nous qui les tenions   distance ; il y avait là un potentiel de disparition dont il fallait se garder pour
préserver la vie tranquille, la seule qui valait.
Puis j’ai reconnu tes yeux sur une photo, au milieu d’une page web. Dans la fente d’une cagoule: tes grands yeux bleu clair, ceux de maman, ceux de mamie
et des générations de femmes avant elles. Le bleu des sœurs aînées. Encadré de tissu noir, notre blason de famille crève l’écran. Je me demande quel objectif tu fixes avec une telle détermination. Sans doute y a-t-il, face à toi, quelqu’un qui le sait. J’ai envoyé l’article à maman. Objet: Ta fille.
On y parle de votre occupation des lieux. Grâce à vous, le déboisement a bien ralenti; votre mode de vie et vos méthodes suscitent des réactions très clivées
dans les environs, mais vous trouvez quand même de nombreux soutiens.
Une autre photo, celle d’un vaste no man’s land, illustre l’exploitation minière qui sévit autour de votre camp; la légende dit que 90% de la forêt a été rasée par la
Firme au cours des trente dernières années. L’article énonce une série de termes techniques impressionnants: couche sédimentaire, extraction du lignite, pelle
hydraulique, roue à godets. J’imagine des personnes sur le chantier qui égrènent ces mots sans les entendre, comme un vocabulaire quotidien depuis longtemps intégré ; peut-être est-ce votre cas aussi?
Je ne crois pas t’avoir jamais entendu dire lignite. Ni mine à ciel ouvert. Ni mort-terrain. D’ailleurs, si c’était le cas, je l’aurais sans doute compris en un mot: morterrain.
Et tu m’aurais expliqué dans ton langage, ce langage bien à toi que je saisissais pourtant, que le mortterrain, c’est cette immense surface de terre que les humains
laissent à l’abandon après que leurs ogres-machines l’ont creusée, fouillée de fond en comble, pillée jusqu’au dernier caillou. Oui, aurais-tu ajouté, les humains font ça: ils volent toutes les ressources d’une terre et la laissent éventrée, les tripes minérales à l’air, dessinant son propre cimetière. J’aurais alors entendu la mort dans le mot composé, et dans ton âme de grande sœur déjà trop éprouvée.
L’article raconte aussi le revirement récent. Avec courage et obstination, des naturalistes ont prouvé l’existence d’animaux rares parmi les arbres encore debout.
À coups de noms latins, de relevés d’empreintes et d’expertises de laboratoire, ces personnes ont fait basculer le destin de votre bout de terre lors du procès.
La Firme doit vous laisser tranquilles désormais. Plus de repérages, plus d’incursions, plus d’abattage. Vous faites partie des espèces protégées. »

Extrait
« Ça fait longtemps que je n’ai pas eu de lieu fixe moi non plus. Je le fantasmais parfois en portant mon sac de voyage trop lourd pour mes épaules, ou depuis ma tente rouge au sol gris argenté, plantée à la hâte dans la rocaille froide de montagnes aux noms étrangers. De temps en temps accompagnée, souvent seule. Je m’étais inventé un but: toute la journée, je marchais. Le soir, j’improvisais des prières que j’adressais à différentes étoiles — tu avais la tienne.
Il m’est arrivé de rester quelques semaines ou quelques mois dans un village où je me sentais bien accueillie. Je mimais la vie locale, je m’attachais aux personnes. Je m’imaginais me baigner chaque matin dans cette eau-là, et regarder le soleil se coucher à heure fixe depuis le même banc. Je me voyais mariée et avec des enfants, lavant les marmites, déterrant les pommes de terre. Ou bien guide touristique, interprète locale, l’Occidentale libre mais pleinement intégrée.
Mais un picotement venait me rappeler à l’ordre. Une ampoule se perçait au creux de ma main. Je n’étais pas cette femme-là. Ces gestes que j’exécutais n’étaient pas les miens, cette langue que je parlais me faisait penser de travers. » p. 69-70

À propos de l’auteur
LEJCZYK_Anouk_©Patrice_Gagnant_leprogresAnouk Lejczyk © Photo Patrice Gagnant – Le progrès

Née en 1991, Anouk Lejczyk a suivi des études de lettres et les beaux-arts, avant de partir pour un tour du monde. Elle a tourné deux documentaires avant de se lancer dans l’écriture: en 2012 tout d’abord au Pérou, puis en 2017 en Casamance. Le premier, Asi Nomas, racontait sa rencontre avec Hector, un Indien qui vit en Amazonie ; le second, Permakabadio, relatait un projet de permaculture mené par des habitants d’un village du Sénégal et de jeunes Européens. De retour en France, riche de rencontres et d’expériences incroyables, elle rejoint en 2017 le master de création littéraire de Paris XIII pour revenir à son premier amour: l’écriture. Depuis, Anouk explore son sujet de prédilection: les mondes forestiers et les façons de les écrire comme de les habiter. Felis Silvestris est son premier roman. (Source: Éditions du Panseur / Ma(g)ville)

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Pleine terre

ROYER_pleine_terre  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En lice pour le Prix Jean Giono 2021 et le Prix Jacques-Allano 2022

En deux mots
Jacques Bonhomme a choisi son exploitation agricole, de partir loin des tracasseries administratives qui s’accumulent et des injonctions qui le minent. Durant sa cavale, il va essayer de comprendre comment il en est arrivé à cette extrémité. Et quelle issue s’offre à lui au fur et à mesure que la nasse se referme sur lui.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le dernier des paysans

S’inspirant d’un dramatique fait divers, Corinne Royer raconte la cavale désespérée d’un paysan écrasé par une administration qui le condamne sans discernement. Un roman âpre et violent, qui vous prend aux tripes.

Il a mûrement réfléchi et n’a pas trouvé d’autre solution que la fuite. Jacques Bonhomme n’en peut plus de cette pression, de ce harcèlement des administrations, de cette violence permanente qui s’exerce sur lui et sur sa ferme. Alors, il prend sa voiture, rejoint une forêt qu’il connaît comme sa poche, détruit son téléphone et part à pied. «Il s’était affranchi des abrutissements générés par des années d’espérance plus ou moins passive, se sevrant sans préavis des promesses de jours meilleurs administrées comme des sédatifs. Il avait dit non. Il avait refusé de se laisser à nouveau endormir par le refrain habituel: les allègements de cotisations, les crédits d’impôts, les aides aux calamités, les primes à l’hectare, les subventions à l’investissement, à la formation, à l’exportation. Il s’était détourné d’un système où il ne trouvait plus sa place — ni lui ni tous ceux animés du seul attachement à la terre et aux bêtes.»
Même s’il doit vite se rendre compte combien sa fuite tient de l’amateurisme, il n’entend pas laisser les gendarmes mettre la main sur lui. Après avoir erré dans la forêt, il revient vers sa vieille volvo planquée sous une ruine et tente de se reposer un peu, bientôt tiraillé par la faim et la soif, mais surtout assailli par les images des derniers épisodes vécus à la ferme, par les visites de ces fonctionnaires qui ne vont pas s’occuper des causes, creuser un peu les raisons qui ont pu conduire à la mort des vaches. Ignorant tout des drames qui se jouent dans une exploitation qui doit en permanence trouver comment survivre face aux injonctions administratives, à la pression économique et à un climat dont le dérèglement les frappe en priorité. Quand la canicule raréfie l’eau et assèche la terre, les bêtes ne peuvent que souffrir. Et quand l’une d’entre elle meurt, surtout s’il s’agit de l’une de ses préférées, alors c’est bien le paysan qui souffre le plus. C’est à lui qu’il faudrait tendre la main plutôt que de le verbaliser, l’enfoncer, le pousser vers un geste désespéré.
Après avoir constaté l’augmentation constante des suicides d’agriculteurs, Jacques a fini par trouver lui aussi une corde. Mais n’a pas eu le courage de la serrer autour de son cou.
La honte s’est alors ajoutée à la peine, la solitude au constat d’échec.
Durant sa cavale, en se remémorant sa vie, il se rend bien compte qu’il est davantage victime que coupable. Qu’il aurait pu prendre un autre chemin s’il avait rejoint la belle Jade Mercier quand elle est partie pour Mâcon. L’amour de sa vie, qu’il retrouvera après quelques jours de cavale dans des circonstances que je vous laisse découvrir, mais qui renforcera encore ses regrets.
Corinne Royer s’est inspirée d’un fait divers particulièrement dramatique qui a vu des gendarmes abattre Jérôme Laronze, un agriculteur en cavale le 20 mai 2017. Comme Éric Fottorino dans Mohican, elle illustre ainsi les difficultés énormes que rencontrent les paysans qui reprennent les petites exploitations de leurs parents. Jacques Bonhomme est lui aussi un Mohican, «le dernier de la lignée des paysans de la ferme des Combettes». Jacques Bonhomme est lui aussi au cœur d’un drame qui le dépasse. Jacques Bonhomme est lui aussi un homme de bonne volonté qui n’a que l’ambition de faire pour le mieux. Jacques Bonhomme est lui aussi entouré de livres, dernier rempart avant l’abrutissement. Vous l’aurez compris, le roman de Corinne Royer est aussi un gros coup de cœur de cette rentrée.

Pleine terre
Corinne Royer
Éditions Actes Sud
Roman
336 p., 21 €
EAN 9782330153908
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement en Saône-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ce matin-là, Jacques Bonhomme n’est pas dans sa cuisine, pas sur son tracteur, pas auprès de ses vaches. Depuis la veille, le jeune homme est en cavale : il a quitté sa ferme et s’est enfui, pourchassé par les gendarmes comme un criminel. Que s’est-il passé?
D’autres voix que la sienne – la mère d’un ami, un vieux voisin, une sœur, un fonctionnaire – racontent les épisodes qui ont conduit à sa rébellion. Intelligent, travailleur, engagé pour une approche saine de la terre et des bêtes, l’éleveur a subi l’acharnement d’une administration qui pousse les paysans à la production de masse, à la déshumanisation de leurs pratiques et à la négation de leurs savoir-faire ancestraux. Désormais dépouillé de ses rêves et de sa dignité, Jacques oscille entre le désespoir et la révolte, entre le renoncement et la paradoxale euphorie de la cavale vécue comme une possible liberté, une autre réalité.
Inspiré d’un fait divers dramatique, ce roman aussi psychologique que politique pointe les espérances confisquées et la fragilité des agriculteurs face aux aberrations d’un système dégradant notre rapport au vivant. De sa plume fervente et fraternelle, Corinne Royer célèbre une nature en sursis, témoigne de l’effondrement du monde paysan et interroge le chaos de nos sociétés contemporaines, qui semblent sourdes à la tragédie se jouant dans nos campagnes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
France TV Info (Laurence Houot)
En Attendant Nadeau (Maïté Bouyssy)
Toute la culture
La cause littéraire (Pierrette Epsztein)
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Page des libraires (Jean-Baptiste Hamelin, Librairie Le Carnet à spirales à Charlieu)
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Benzinemag (Éric Médous)
Blog Les Chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Les livres de Joëlle


Corinne Royer présente son roman Pleine terre © Production Actes Sud

Les premières pages du livre
Avertissement
Ce texte, bien qu’inspiré de faits réels, est une fiction.
S’il emprunte à une histoire vraie une succession d’événements, notamment les épisodes de contrôles administratifs, les neuf jours de cavale et les éléments tragiques du dernier chapitre, il ne prétend en aucun cas être le récit fidèle de ce fait divers relayé par la presse en mai 2017. En effet, les pensées et les mots de Jacques Bonhomme, son histoire familiale, amicale et affective ainsi que les personnages qui y sont rattachés sont fictifs ; les situations dans lesquelles ces personnages évoluent sont par conséquent purement romanesques.

CAVALE – Jour 1
C’était le jour mais il lui semblait que la nuit ne finirait plus. Allongé à même la sente où courait une végétation touffue, il avait ouvert les yeux aux premiers cris des passereaux. À présent, l’aube grandissait. Il ne s’en imprégnait pas, il restait tout entier dans l’ombre. Son bassin était si lourdement ancré au sol que les fougères écrasées sous le sacrum avaient rendu une sève huileuse qui lui inondait les reins. Depuis combien d’années ne s’était-il pas éveillé ainsi, à l’aplomb du ciel, dans la clarté encore laiteuse, entre les plis charnus de la terre ? Il fallait sans doute remonter aux fantaisies de l’adolescence, autant dire un sacré bail. Face tournée vers les grands frênes, pieds parfaitement à plat, il ne bougeait pas. Ses jambes étaient positionnées de telle manière que s’il avait relevé la nuque, il n’aurait rien vu du paysage qui se déployait devant lui – seulement la masse de ses cuisses et les deux sphères de ses genoux.
Il referma les yeux.
Le vert tenace qui l’entourait, il n’avait de toute façon pas le courage de le regarder. C’eût été comme s’extraire d’un sommeil de momie : autant se découdre les paupières ou, plus résolument, tailler dedans. En tout cas, il ne se souvenait pas de s’être assoupi les jambes fléchies. Il ne se rappelait pas non plus s’être placé torse offert aux ténèbres, les deux omoplates au contact de la pente. Jacques Bonhomme avait toujours dormi sur le côté, le gauche de préférence, sa grande carcasse ramassée en position fœtale.
Souvent, lors des repas dominicaux, sa mère lui répétait qu’il ne deviendrait un homme que lorsqu’il serait capable de s’endormir sur le dos. Elle s’enquérait régulièrement de son rituel nocturne, s’amusant de savoir qu’aujourd’hui encore seule la posture compacte du fœtus favorisait son repos et, par facétie ou plus certainement par affection, elle persistait à l’appeler Mon petit garçon là où la majorité des femmes disaient Mon fils depuis longtemps. Il était l’unique représentant de la gent masculine sur une lignée de trois enfants. Au sein d’une famille où la vocation d’agriculteur se transmettait comme une providence, cette singularité valait bien les considérations particulières d’une mère – même tendrement moqueuses.

Avant de s’accorder une halte, il avait marché dans l’obscurité des bois, une heure, deux heures peut-être. Sa lucidité était encore troublée de la matière qui habite le temps lent de la nuit et s’oppose à l’idée même de mouvement, brouille la perception de l’espace, désoriente les corps et le cours ordinaire des pensées. Il était bel et bien éveillé mais ses impressions se déplaçaient en crabe dans son esprit : impossible d’en saisir une qui filât à peu près droit. Sa dernière échappée sous les étoiles avant celle-ci, il ne pouvait décidément pas la dater, ni même définir avec qui elle avait eu lieu. Avec Paulo, avec Arnaud, ou encore avec la fille Mercier ? Ça n’avait aucune importance et c’était, de surcroît, forcément différent : cette fois il était seul et il s’agissait d’une fuite, pas d’une joyeuse équipée.
Rien ne témoignait de son état de conscience. Ni frissons, ni mouvements pour éloigner les insectes qui s’agitaient déjà dans l’air humide. Il se tenait aussi immobile qu’une pierre scellée à son mortier. Seule remuait dans un recoin de sa tête la voix mystérieuse qu’il avait surnommée la petite Constance parce qu’elle venait chaque jour glisser des mots mutins à son oreille avec un même débit nerveux, Laisse aller tes pensées, Colosse, laisse-les courir librement, donne-leur du lest, il te faut en trouver de grandes à présent, de grandes pensées dans lesquelles répandre ton grand corps de colosse, tout entier dans tes grandes pensées, essaie encore, ça vient, c’est ça, tu t’élèves, t’es léger comme une plume, Colosse, tu t’élèves si haut que le monde disparaît.
Il ne bougeait toujours pas.
Il ne concevait pas encore la dissolution du monde, il était de toute manière trop hébété pour l’envisager. Ses mains étaient ouvertes sur son visage. Il sentait l’odeur incrustée à ses doigts, le parfum aigre des herbacées au creux desquelles – ça, il s’en souvenait parfaitement – il avait fini par se terrer, accroupi d’abord, agenouillé ensuite, sursautant au carillonnement de son cœur comme un troupier à l’écho d’un clairon.
Quel raffut ! Quel boucan de tous les diables là-¬dedans !
Il aurait bien frappé du poing quelque part, au ni¬¬veau de la cage thoracique, mais ce mouvement non plus, il ne se sentait pas le courage de l’initier. Dans sa poitrine, le sang sonnait encore la charge. Pourtant, outre ce flux précipité, il n’avait rien éprouvé qui pût s’apparenter à une sensation de peur : il n’avait pas transpiré, il n’avait pas tremblé, il n’avait pas crié. Il n’avait pas même hésité sur la conduite à suivre, il avait fait ce qu’il devait faire avec l’évidence de la seule échappatoire possible.
Il était parti. Il avait quitté la ferme des Combettes.
Il s’était affranchi des abrutissements générés par des années d’espérance plus ou moins passive, se sevrant sans préavis des promesses de jours meilleurs administrées comme des sédatifs. Il avait dit non. Il avait refusé de se laisser à nouveau endormir par le refrain habituel : les allègements de cotisations, les crédits d’impôts, les aides aux calamités, les primes à l’hectare, les subventions à l’investissement, à la formation, à l’exportation. Il s’était détourné d’un système où il ne trouvait plus sa place – ni lui ni tous ceux animés du seul attachement à la terre et aux bêtes.

Il ne voulait plus être bercé par les plans de compétitivité et d’adaptation, la politique agricole commune, la course au rendement, la sacralisation du modèle intensif, la surexploitation et les monocultures de masse qui rongeaient les terres, polluaient les eaux, empoisonnaient les hommes, éradiquaient les petits paysans. Il s’était toujours méfié de l’agriculture productiviste, ces élevages concentrés, spécialisés, générant endettement et épidémies, favorisant l’agro-industrie avec des tonnes de tourteaux de soja distribuées à un bétail fait pour pâturer dans les champs. Il était persuadé que cette modernité était dépassée, qu’elle était même le contraire du progrès. Il affirmait que, pour soigner l’avenir, les agriculteurs devaient inventer des possibles qui panseraient le cœur des hommes en même temps que les plaies du vivant.
Il l’avait déclaré à maintes reprises, en son nom et en celui des disparus qui remplissaient les colonnes nécrologiques des journaux : il fallait que l’hécatombe cesse, on ne pouvait plus ignorer le comptage macabre des éleveurs terrassés par le désespoir. Ils devaient pouvoir vivre de leur travail, sans assistanat ni mise sous tutelle, sans ce matraquage de normes seulement adaptées aux grandes exploitations. Il s’était exprimé dans la presse, il avait défendu ses positions lors de réunions syndicales, il avait été porte-parole de la Confédération paysanne. Très tôt, avant même les premiers contrôles administratifs à la ferme des Combettes et les sanctions qui avaient suivi, il s’était demandé s’il saurait parler pour les autres, s’il saurait dire l’humiliation et la peine avec des phrases assez aiguisées pour trancher le mal à la racine.
Et la dépossession. Et la honte.
Et l’affront fait aux ancêtres qui avaient transmis des terres fertiles – l’or vert devenu plomb.
Il savait que ce combat n’était pas uniquement sien, ils étaient nombreux à le charrier dans les sillons de leurs veines. Il en était certain, le jour viendrait où la colère épaissirait le sang de toute une communauté, elle emboliserait le calme et la patience qui transformaient les campagnes en nécropoles silencieuses. Il était parti gorgé de cette certitude : il faudrait lutter encore et il en serait.

Dans les suites immédiates de son départ, il s’était senti non pas indemne mais libéré. Il avait refusé de se rendre à l’absurdité du monde, il avait recouvré son libre arbitre. Voilà pourquoi il n’avait pas eu peur. Pourquoi, allongé sur les fougères dans le matin tout neuf, il n’avait toujours pas peur. Ce qui cognait furieusement à ses tempes n’était rien d’autre que la conscience soudaine d’une condition jusqu’alors étrangère : lorsqu’il étira son dos puis rassembla sa large stature en position assise, ce jour de mai à peine naissant, Jacques Bonhomme était désormais un fugitif.
Il ne savait pas que faire de cet état nouveau mais, sur ses doigts, quelque chose d’inconnu déjà se formait, il le vit à la façon hâtive dont il resserra les lacets de sa chaussure – à moins que ce ne fût sa chaussure qui ne reconnaissait pas l’empressement de ses doigts, choisissant alors une façon inhabituelle de se laisser lacer. Il se dit qu’il n’était peut-être plus que ça : un homme pressé qui ressentait de plein fouet les frôlements du temps. Il plissa les yeux et ricana bêtement, Je suis parti ! Je suis vraiment parti ! Une à une, des pressions se libéraient à l’intérieur de son corps, des relâchements aux puissances animales qui lui donnaient le sentiment de perdre une part de son humanité. Ses intentions lui semblaient tout à coup moins fermes, le bien-fondé de sa retraite presque douteux. Coupé des siens – ses sœurs et ses parents –, de ses hectares et de son cheptel, il se sentait l’âme pauvre. Sans doute était-ce le prix à payer pour abroger le traitement douloureux que lui avaient imposé son appartenance à la société des hommes et l’obstination qu’il avait déployée à y tenir son rang.
Il supposait que sur ses lèvres, désormais, aucune parole audible ne ferait plus jamais sens. Il lui faudrait alors s’habituer à l’agitation muette de son crâne. Tout ne serait plus que remous de cervelle, craquements d’os, pulsations et nerfs qui se tendent. Voilà ce à quoi il se préparait, au silence extérieur et au grand remaniement intérieur. Car aussi longtemps que durerait sa fuite, il serait confronté à la seule compagnie de l’individu qu’il était devenu : un être qui devait soigner ses blessures et tempérer sa colère avant de retourner calmement au front de la bataille. Lorsqu’il serait parvenu à cet apaisement, il finirait par réguler les accès de confusion qui lui ébranlaient le thorax. Il finirait par triompher du bannissement, de la solitude et du carillonnement de son cœur. Il pourrait chaque soir s’endormir sur le dos, comme un homme.
La veille, au volant de la petite Volvo, il avait facilement semé ses poursuivants. Dès les premiers kilomètres, peu de temps après avoir quitté les Combettes, il s’était écarté de la nationale pour emprunter les routes communales. Il avait roulé une vingtaine de minutes puis il s’était engagé sur les pistes forestières, persuadé que nul ne s’aventurerait sur ces voies peu carrossables qui se ressemblaient toutes. Il avait caché la voiture derrière le fortin formé de l’écroulement d’une ancienne maison de garde forestier, avait retiré la batterie de son téléphone pour ne pas être localisé, et il s’était enfoncé dans les bois. À ce moment-là, les ombres bleu marine qui l’avaient pris en chasse étaient déjà à la traîne. Peut-être avaient-elles d’ailleurs fait demi-tour, lasses de cette course-poursuite, laissant ainsi filer une si belle prise : un type à la carrure impressionnante, large et haute, avec, sur le cou puissant, un visage au regard pierreux. Et sur la bouche, les mots insensés qu’il avait jetés à la figure des ombres, Les bêtes sont le Christ. Une phrase comme une glaire qui avait maculé les uniformes, les écussons et les fourreaux.
Les bêtes sont le Christ.
Voilà ce qu’il avait craché, Jacques Bonhomme, avant de fuir, avant d’entrer dans la nuit qui ne finirait plus. De toute évidence, les paroles d’un fou. Un illuminé qu’on ne ramènerait sans doute pas à la raison mais qu’on reconduirait sur le droit chemin, celui de l’ordre et de l’asservissement.
En attendant, il courait toujours.
Il ne s’était arrêté que quelques heures au plus noir de la nuit, ni vraiment fatigué ni vraiment assoiffé, seulement fourbu par l’incrédulité qui engourdissait ses membres. Il s’était agenouillé sur les herbes, les muscles et l’esprit figés dans cette réalité inconcevable : la ferme des Combettes existait encore mais il n’en était plus. Comment en était-il arrivé là ? De quoi s’était-il vraiment rendu coupable ? Pourquoi s’était-il mué en une bête traquée, contrainte à se réfugier dans les bois ? Et avant ça, pourquoi était-il devenu un paysan acculé, condamné à se voir soustraire son troupeau ? Car Jacques Bonhomme avait eu un cheptel et des terres. Il avait eu un endroit où, chaque aurore et chaque crépuscule, il se sentait chez lui au point de se confondre avec le jour, avec la nuit. Qu’avait-il esquivé qu’il ne fût capable d’affronter ? Qui avait-il réellement fui ? Les fonctionnaires d’État, les ombres bleu marine, les blouses blanches auxquelles on avait voulu le livrer en prétextant qu’il avait perdu la raison ?
Quelle blague ! pensa-t-il.

Il regarda le jour se lever, la rampe festonnée des premiers rayons de soleil qui grimpaient sur les frênes et jetaient aux écorces des éclats de bronze – on aurait dit les dos polis d’une armée de statues lancée à l’assaut des feuillages.
Il regarda ses bras si longs, si forts.
Il n’avait plus de bétail à choyer, plus de mamelles à couvrir de baume, plus de pissat à remuer. Il venait d’avoir trente-six ans et, pour la première fois, ses membres supérieurs étaient tant inutiles qu’il lui semblait les sentir se détacher de son tronc. L’un après l’autre, il les toucha. Il s’étonna de les trouver là, à leur place, disposés aux tractions et aux mouvements, doués d’une énergie qui ne demandait qu’à se déployer. Puis il resta à nouveau immobile. Longtemps. Regardant le jour se lever. Regardant ses bras inutiles. Il demeura ainsi, le dos rond, les épaules avachies, légèrement penché vers l’avant, hermétique à la ferveur qui montait des forêts car rien ne coulait en lui, ni la sève des arbres ni le piaillement des oiseaux, rien que cette pensée neuve et obsédante : il était parti, il avait quitté la ferme des Combettes.
Là-bas, au domaine, c’était pourtant le foisonnement éclatant du printemps. Semaine après se¬¬maine, le vert des prairies s’était intensifié, le troupeau s’étoffait des dernières mises bas, les veaux tout juste ex¬¬traits des ventres batifolaient sur leurs pattes encore frêles, titubant de maladresse et de l’orgie des tétées. Lorsqu’ils se couchaient en cercle dans les prés, ils ressemblaient à une brassée de gros champignons que la rosée irradiait. Dès le lever du jour, les passereaux agitaient les buissons, envahissaient les haies. Les milans, les buses, les crécerelles brassaient le ciel. Les retardataires répétaient la grande cérémonie des parades, les ailes chatoyaient d’ocre, de rouge vif, de gris argenté, les plumes se hérissaient sur les têtes bariolées, cous tendus comme des arcs. Ça sifflait, ça roucoulait, ça caquetait, ça jacassait, ça pépiait et tout ce tintamarre, toute cette symphonie nuptiale roulait dans l’air pur comme un immense tambour ardent.
Là-bas, aux Combettes, il pouvait voir, entendre, sentir. Il pouvait se mouvoir dans un monde qui était sien, calibré à sa mesure, un temps et un espace où chaque geste faisait sens, contribuait à l’ensemencement aux récoltes aux naissances, se calquait sur l’enchaînement réglé des saisons. Là-bas, il pouvait tout reconnaître sans rien avoir à nommer. Mais ici, au fond des bois, alors qu’il n’était pas à plus de vingt kilomètres de la ferme, il lui fallait un temps infini pour identifier la moindre végétation, le moindre vol par-dessus les cimes. Il devait activer son cortex avec obstination et, après que la chose avait longuement cheminé dans son esprit, il pouvait enfin la nommer puis se la figurer avec certitude. Les frênes avaient cessé d’être intuitivement des frênes, les bondrées avaient cessé d’être intuitivement des bondrées. Comme il avait lui-même cessé d’être intuitivement Jacques Bonhomme.
Il étira son dos, fit jouer une à une ses articulations. D’une profonde inspiration, il absorba une longue goulée d’air. Il se mit en marche, sans but précis, sans autre objectif que de s’enfoncer un peu plus loin dans les forêts. Une fois droit, planté à la verticale, porté par ses jambes solides, il paraissait plus imposant encore. Ses épaules se balançaient dans un va-et-vient régulier qui réglait l’amplitude de ses pas. Les hanches s’accordaient au mouvement, souples, assez volontaires pour entraîner l’engagement du bassin lorsqu’il s’agissait de contourner les souches des arbres déracinés. Il pénétra dans une parcelle éclaircie par les coupes de bois et, soudain, tout le haut du corps échancra le ciel. Au fur et à mesure de son avancée, sa bouche buvait les nuages comme un animal s’abreuve à une cascade. »

Extrait
« Il était parti. Il avait quitté la ferme des Combettes. Il s’était affranchi des abrutissements générés par des années d’espérance plus ou moins passive, se sevrant sans préavis des promesses de jours meilleurs administrées comme des sédatifs. Il avait dit non. Il avait refusé de se laisser à nouveau endormir par le refrain habituel: les allègements de cotisations, les crédits d’impôts, les aides aux calamités, les primes à l’hectare, les subventions à l’investissement, à la formation, à l’exportation. Il s’était détourné d’un système où il ne trouvait plus sa place — ni lui ni tous ceux animés du seul attachement à la terre et aux bêtes. »

À propos de l’auteur
ROYER_Corinne_©Francois_GiraudCorinne Royer © Photo François Giraud

Née en 1967, Corinne Royer vit entre les hauts plateaux du Parc naturel régional du Pilat, près de Saint-Étienne, et l’Uzège. Après avoir dirigé une agence de communication et réalisé des documentaires dans les domaines de l’humanitaire et de l’environnement, elle se consacre à l’écriture. Pleine terre est son cinquième roman après M comme Mohican (Héloïse d’Ormesson, 2009), La Vie contrariée de Louise (Héloïse d’Ormesson, 2012, prix Terre de France / La Montagne ; Babel n° 1589), Et leurs baisers au loin les suivent (Actes Sud, 2016) et Ce qui nous revient (Actes Sud, 2019 ; Babel n° 1770). (Source: Éditions Actes Sud)

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Mohican

FOTTORINO_mohican  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En deux mots
Son Médecin vient d’annoncer à Brun qu’il est atteint d’une leucémie, vraisemblablement causée par les produits chimiques qu’il épandait sur son domaine agricole. Avant de mourir et de céder son domaine à son fils Mo, il accepte l’installation d’éoliennes sur ses terres. Un nouveau sujet de discorde entre le père et le fils, adepte d’une agriculture plus raisonnée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Que faire pour le bonheur des champs»

En suivant une famille de paysans jurassiens, Éric Fottorino raconte les mutations de l’agriculture française depuis les années cinquante. Un roman qui fait suite à J’ai vu la fin des paysans, récit-reportage publié en 2015 avec Raymond Depardon.

Brun Danthôme a 76 ans. Il aura passé toute sa vie dans sa ferme du Jura. «Il n’avait de rapport au monde qu’à travers ses terres, minces terres caillouteuses des hauteurs, fortes terres argileuses de la plaine. Sa raison de vivre était tout enfouie dans ces étendues fécondées qui portaient l’épi comme un destin vertical. Plus il se penchait sur ses sillons, plus il se sentait grand, utile, et somme toute heureux. (…) Labourer, semer, récolter, et recommencer, respirer le grand air, c’était sa vie, il n’en connaissait pas de meilleure.»
Seulement voilà, Brun vient d’apprendre de la bouche de son médecin qu’il était condamné, qu’une leucémie allait l’emporter, sans doute victime des produits chimiques qu’il épandait depuis des années, lui l’«apôtre de l’agriculture». Il va pouvoir rejoindre tous les morts de la famille, à commencer par son épouse Suzanne, morte très jeune après avoir toutefois «eu le temps de lui transmettre ce qu’elle aimait, ce qu’elle était, même si le temps fut trop court comme le sont toutes les vies quand on brûle de la passion de vivre.» Il laissera son domaine à son fils Maurice, dit Mo, qui a choisi pour sa part une autre agriculture. Une agriculture qu’il ne comprend pas, une agriculture qui ne se donne «plus la peine de remuer la terre, de casser les mottes, de déchaumer. C’était les nouvelles idées écologiques. Du travail de sagouin. Il en avait mal au ventre.»
Alors, peut-être plus par provocation que par conviction, il va accepter l’offre qui lui est faite d’installer des éoliennes sur son domaine. Mo n’aura qu’à se débrouiller avec cette énergie verte et encaisser la somme rondelette qui lui est promise, même si bientôt plus personne ne reconnaitra les Soulaillans: «Mon père ne veut pas se l’avouer, pense Mo, mais nous sommes déjà morts, et lui un peu plus que les autres. Les éoliennes, c’est la dernière arme qu’ils ont trouvés pour nous éliminer, nous les paysans. Quand le béton aura éventré nos terres, quand nos paysages seront devenus des usines en mouvement, nous aurons disparu à jamais.»
On l’aura compris, cette histoire de succession permet à Éric Fottorino de retracer l’histoire de nos campagnes. De ces paysans qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et à l’aide du plan Marshall, ont cru à leur mission de nourrir la planète et de produire toujours plus, quitte à utiliser des tonnes de produits chimiques, fongicides, herbicides, insecticides et autres pesticides. De ces paysans qui vont voir au fil des ans leurs revenus se réduire comme peau de chagrin et les politiques agricoles successives leur enjoindre de changer de modèle, de produire moins mais mieux, de faire plus écolo. De se transformer en producteurs d’énergie soi-disant verte.
Construit en quatre parties, déluge, désert, destruction et délivrance, le roman dresse un constat sans concession de la vie dans les campagnes. Un sujet que le romancier et directeur de presse connaît fort bien, puisqu’il a commencé sa carrière de journaliste comme spécialiste des matières premières et publié un essai remarqué en 1988 intitulé Le Festin de la Terre. Mais c’est après avoir parcouru la France avec le photographe Raymond Depardon en 2015 que l’idée du roman a germé. Pour présenter J’ai vu la fin des paysans, Éric Fottorino rappelle que l’agriculture fut la première grande rubrique qu’on lui confia au Monde au milieu des années 1980. «J’y ai appris la France vue du sol, avec ses traditions et ses élans de modernité, ses gestes ancestraux et ses révolutions silencieuses, ses bouleversements profonds alliant l’exode rural à une productivité si performante qu’elle fit craindre pour l’environnement.»
Après Nature humaine de Serge Joncour, couronné l’an passé par le Prix Femina, le sujet a trouvé en cette rentrée littéraire deux autres beaux ambassadeurs, Corinne Royer avec Pleine terre et Matthieu Falcone qui publie
Campagne. Tous donnent raison à Gogol, qui proclamait dans Les âmes mortes qu’«il est démontré par l’expérience des siècles que, dans la condition d’agriculteur, l’homme conserve une âme plus simple, plus pure, plus belle et plus noble.»

Mohican
Éric Fottorino
Éditions Gallimard
Roman
288 p., 19,50 €
EAN 9782072941740
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Jura, autour d’un domaine baptisé Les Soulaillans, situé entre Dole et Lons-le-Saunier.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Brun va mourir. Il laissera bientôt ses terres à son fils Mo. Mais avant de disparaître, pour éviter la faillite et gommer son image de pollueur, il décide de couvrir ses champs de gigantesques éoliennes. Mo, lui, aime la lenteur des jours, la quiétude des herbages, les horizons préservés. Quand le chantier démarre, un déluge de ferraille et de béton s’abat sur sa ferme. Mo ne supporte pas cette invasion qui défigure les paysages et bouleverse les équilibres entre les hommes, les bêtes et la nature. Dans un Jura rude et majestueux se noue le destin d’une longue lignée de paysans. Aux illusions de la modernité, Mo oppose sa quête d’enracinement. Et l’espoir d’un avenir à visage humain.
Avec Mohican, Éric Fottorino mobilise toute la puissance du roman pour brosser le tableau d’un monde qui ne veut pas mourir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTS (Jean-Marie Félix – entretien avec l’auteur)
Réussir.fr (Nathalie Marchand – entretien avec l’auteur)
Le Populaire (Le livre de la semaine – Muriel Mingau)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Paris dépêches (Pascal Hébert)

Les premières pages du livre
« Déluge
1
Brun sortit une gauloise de son paquet fripé. Il la laissa pendre à ses lèvres et oublia de l’allumer. Il resta un instant hébété à contempler la place du foirail. Les jours sans marché, le bourg était mort. Comme lui bientôt, pensa-t-il. La voix du docteur Caussimon résonnait dans ses oreilles.
— Brun Danthôme, s’était-il écrié en martelant son nom. Pourquoi t’es pas venu me voir avant ?
— Avec les moissons, les foins, les champs à racler pour les semis, j’ai pas eu une minute, s’était défendu Brun.
— T’aurais dû !
La voix colère du médecin trahissait son inquiétude. Maintenant c’était trop tard. Sauf miracle. Brun avait bien ressenti des coups de fatigue à la fin de l’été. Mais il n’était pas homme à s’écouter. Il s’était dit qu’une vieille carne comme lui devait se donner des coups de pied au derrière pour avancer. À soixante-seize ans, il gardait le feu sacré. Une vie de peine sans se lamenter jamais. De quoi se serait-il plaint, puisqu’il tirait sa pitance de la terre chaque jour que Dieu lui donnait, même s’il n’y croyait guère, au grand ordonnateur du ciel. Un soir pourtant, au retour des champs, le paysan s’était trouvé mal. Son fils Mo l’avait aperçu qui titubait sur le chemin de la maison. Il l’avait soutenu jusqu’à la cuisine, soupçonnant Brun d’avoir forcé sur la bouteille. Mais non, son haleine ne sentait rien que l’anis d’un grain coincé entre ses dents. Il avait grogné que la tête lui tournait. Mo l’avait aidé à se coucher sur son lit et le lendemain il s’était levé à quatre heures pour les bêtes, comme d’habitude. Il y avait eu d’autres signes encore, des migraines, des vomissements, le cœur qui s’emballait sans raison certains soirs, une sensation d’abattement, mais jamais assez pour pousser Brun dans la salle d’attente de son ami Caussimon qu’il fournissait en volailles et en lait depuis des lustres. Deux semaines plus tôt, l’alerte avait été plus sérieuse. Le paysan était parti dans une toux terrible qui avait manqué de l’étouffer. Il s’était dirigé à grand-peine jusqu’à l’évier, et là une gerbe de sang avait jailli de sa gorge. Devant cette coulée rouge sur l’émail immaculé, Brun avait eu un mouvement de recul mais sans la moindre peur. La mort, il l’avait souvent croisée sous le sabot d’un taureau, méchant comme tous les taureaux. Ou sous les roues d’un tracteur.
C’était autre chose, ce spectacle. L’annonce d’un danger qui dépassait sa modeste personne pour viser l’humanité tout entière dont il n’était qu’un pion ridicule. Ce n’est pas le moment de calancher, avait pensé Brun, saisi par ce tableau expressionniste qui s’effaçait dans l’évier en longues arabesques grenat sous le jet crépitant du robinet. Il se donnait encore une paire d’années avant de laisser les Soulaillans à Mo. Presque cinquante hectares de champs, de prairies de fauche et de vignes, ça faisait parler dans ce Jura morcelé, même si la terre était ingrate et caillouteuse, et toujours plus basse avec le temps.
La combe des Soulaillans, c’était aussi des vergers, des pâtures et des bois, une sombre armée de sapins, des taillis et des flancs de coteaux ouverts à tous les vents d’un coup de hache, un bouquet de mirabelliers, des rangées de merisiers, un potager généreux pour ne jamais voir tomber dans les assiettes un triste légume d’artifice. Sans oublier le bâti avec le moulin à meule de pierre, de profonds hangars, le pressoir et le cuvier à vendanges. Et surtout le logis massif couvert de tuiles d’épicéa et d’épais bardeaux descendant bas sur les façades. Il fallait ça pour contrer la bise de Sibérie ou les bourrasques tourbillonnantes de la traverse enflée de pluies océaniques. C’était le logis ancestral des Danthôme protégé par son large toit faiblement incliné qui supportait le poids de la neige six mois l’an. Et que perçait son tuyé noir en chapeau pointu – on disait le « tué » –, la vaste cheminée cathédrale au cœur du foyer où Brun fumait ses saucisses et ses viandes s’il n’envoyait pas y brûler des branches poivrées de genévrier qui ressuscitaient les grandes flambées de son enfance. Quant aux granges et à l’écurie, on les avait directement reliées à l’habitation, une ruse contre le général Hiver et ses furies glacées.
À l’inventaire figuraient encore les chais, l’ancienne briqueterie au bord de l’eau, un chevelu de rus et de ruisseaux, un bout de rivière transparente où Brun plongeait un fil le dimanche – brochet au coup du matin, truite au coup du soir. Et les animaux qui faisaient le capital sur pattes de la propriété. Les six laitières, les chevaux de trait, l’âne de Jérusalem, une basse-cour piaillante, coq, poules et oies, deux braves chiens qui valaient bien un vacher. Les Soulaillans c’était une manière de vivre, au pied des montagnes en pente douce et de leurs croupes gentiment galbées, dans un lacis de vallées et de plateaux empilés qui finissaient par aller chercher le ciel sans y penser.

Un mois plus tôt, le docteur Caussimon avait longuement ausculté Brun. Il n’avait rien trouvé d’autre qu’un début de vieillerie mais il avait insisté pour que le paysan fasse des analyses. Les résultats venaient de tomber. Brun ne bougeait pas, essayant de desserrer l’étau qui comprimait sa poitrine. « Leucémie », venait de lui asséner Caussimon. Brun avait encaissé. Où avait-il attrapé cette vacherie ? Le médecin avait haussé les épaules. « Va savoir. Les analyses disent que tu es malade. Elles ne disent pas pourquoi. » C’est seulement après que Brun avait demandé s’il était foutu. Son ami avait baissé la tête sans répondre. Il remplissait une ordonnance tout en appelant un confrère à l’hôpital de région, à quatre-vingts kilomètres de là. Quand il eut raccroché, il lui avait obtenu un rendez-vous pour le milieu de semaine.
— Je ne suis pas un spécialiste, avait fini par articuler le docteur. Je crois que tous ces produits que tu balances sur tes terres ont fini par te jouer un sale tour. On a connu plusieurs cas ces derniers mois. Des gars comme toi qui envoient de la chimie bras nus depuis qu’ils ont quatorze ans, sans combinaison ni rien, avec des gants déchirés ou pas de gants du tout, et des masques comme des passoires quand ils en mettent. À la longue, ça peut faire des dégâts. Certains sont touchés à la vessie, d’autres à la prostate, aux bronches ou au cerveau. Toi c’est le sang.
Brun s’était levé. Le docteur Caussimon lui avait glissé qu’il l’aiderait pour que sa leucémie soit reconnue par la Sécurité sociale comme une maladie professionnelle. Brun avait remercié, l’œil vague, absent à lui-même.
Il marcha quelques pas jusqu’à sa camionnette qu’il avait garée devant la quincaillerie. Un jour normal il aurait poussé la porte pour embrasser la Jabine derrière son comptoir. Ils auraient parlé de tout et de rien, du travail des champs, du ciel un peu trop bleu, du manque de pluie, du mariage de sa nièce avec un jeune de la ville, l’avis était punaisé près de la caisse pour un vin d’honneur à la mairie – tu viendras j’espère ? Elle lui aurait montré ses articles en réclame, ses nouvelles séries d’outils, des cruciformes inusables, et ses bobines de ficelle agricole en sisal. Cette fois il s’engouffra dans sa camionnette sans un égard pour la vitrine. Une pensée le harcelait. Depuis toujours ses bidons de chimie servaient à éliminer les parasites. Le parasite, à présent, c’était lui.
2
Sitôt rentré aux Soulaillans, Brun planqua ses médicaments dans sa chambre. Il ne voulait pas que Mo sache. Son fils était occupé à l’étable avec le vétérinaire. Une vache était prête à vêler. Une affaire de deux ou trois jours pas plus vu sa température qui montait. Ça ferait un joli veau pour l’automne qui roussissait déjà la campagne. Il s’assit sur une chaise de la cuisine et se mit à parler tout seul. Pas exactement tout seul car ses mots étaient pour sa femme Suzanne, l’âme de la ferme qu’un cancer du sein avait emportée quinze ans plus tôt, une veille de Pâques. Maintenant c’était son tour. Il ne s’apitoyait guère sur son sort. Ce n’était pas le genre de la maison. Hommes et bêtes étaient logés à la même enseigne, chez les Danthôme. Il parlait à voix basse, comme on se confesse. C’est la dernière chose qu’il aurait pensé faire, se confesser. Pour le bon Dieu, il fallait s’adresser à Suzanne, et Suzanne avait quitté la terre pour le ciel, c’était aussi simple que ça. Un aller sans retour. Brun essayait de comprendre ce qui lui arrivait. Ses gros doigts serrant les papiers du labo, il se cognait à l’énigme des chiffres. Il était plus à l’aise pour calculer ses rendements à l’hectare ou les quantités d’azote à épandre dans ses champs. C’était bien le problème, avait dit le docteur Caussimon. Il en avait déversé des engrais, des herbicides, des insecticides, des fongicides, il pouvait en réciter la litanie, depuis le temps. Le Lasso, le Gaucho, le Nettoyeur, Terminator et tant d’autres. Ceux avec du benzène, ceux avec de l’alachlore, de l’endosulfan, de l’atrazine. Sans doute qu’au début il avait eu la main lourde. Il fallait bien sauver les récoltes, surtout les années sèches ou inondées. Son père avait redouté sa vie entière les caprices du ciel. Brun avait hérité de ses terres et de ses tourments. Trop d’eau, pas assez d’eau, trop froid, trop chaud, trop humide, trop sec, c’était le cycle infernal de leur usine sans toit. Brun puisait dans les bidons, il respirait à plein nez l’odeur âcre des produits, avec leur tête de mort sur l’étiquette et les modes d’emploi illisibles tellement ils étaient écrits petit dans un charabia à décourager un titulaire du certificat d’études. Sans parler de sa maigre vigne qu’il défendait à coups de sulfateuse. Si la crainte lui restait dans la gorge de voir son grain et son raisin perdus, d’entendre les boulets de grêle hacher menu ses récoltes et mitrailler ses fruits, Brun s’endormait le soir avec un Témesta. De la chimie pour ses plantes, de la chimie pour ses angoisses, et les vaches étaient bien gardées. Il se demanda tout à coup si la maladie de Suzanne n’était pas venue de là, elle aussi, sournoisement, à bas bruit, sans montrer sa gueule.
C’était un sujet de friction avec son fils, la chimie. Une guerre de religion. Brun y croyait, Mo n’y croyait pas. Il refusait même d’en entendre parler. Le respect qu’il avait pour son père vacillait quand ils s’écharpaient sur la question des traitements. Au point qu’ils préféraient ne plus en parler.
Mo était un gaillard de trente-six ans. Nourri d’écologie autant que d’agronomie, sensible aux paysages, aux cours d’eau et à la faune sauvage – un hiver il avait sauvé un jeune lynx pris dans un piège à loup –, bercé de poésie du vivant de sa mère, il voyait d’abord le beau là où Brun voyait le rendement et l’argent pour rembourser les crédits. Mais en cas de contrariété, des éclairs inquiétants passaient dans le regard bleu du fils, s’il ne le noyait pas dans la fumée de l’herbe qu’il cultivait à l’abri des collines, derrière ses plants de tomates et de paprika, sur les éminences de la propriété que Brun lui avait cédées trois ans plus tôt. Sans papier ni notaire. Une phrase avait suffi, claquant comme un ordre : « Tu prendras les terres du haut. » Là il cultivait ce qu’il voulait comme bon lui semblait, mais pas dans les Grands Champs, le grenier à blé des Soulaillans que Brun surveillait comme un coffre-fort. C’est vrai qu’il pouvait faire peur, Mo, avec sa haute taille et ses larges épaules, son visage anguleux, ses cernes par trop accusés que balayaient ses longues mèches blondes.
Question pratiques agricoles, les deux hommes restaient sur leurs positions. Brun opposait le progrès aux ravageurs. Mo tenait ces poudres et ces liquides verdâtres pour des poisons. Ils avaient raison tous les deux. Mais le fils avait un peu plus raison que son père. C’est ce que le docteur Caussimon venait de révéler à Brun.
3
D’après Mo, tout avait commencé trois mois plus tôt, cette nuit de juillet où leur vieux cheval s’était empalé sur les grosses dents du tracteur. Plus exactement, c’est la fin qui avait commencé. Le début de la fin. La veille, il avait fixé les piques d’acier à l’avant de l’engin pour hisser les bottes de paille. Aux Soulaillans, le jeune paysan avait travaillé dur avant l’arrivée de l’orage. Brun avait disparu, Mo ignorait où. De la maladie de son père, il ne savait rien. S’il s’inquiétait, c’était du nœud coulant de la dette, du lait et du blé qui ne valaient plus la sueur pour les produire, de la faillite qui menaçait. Mais à ce moment précis, il redoutait surtout le ciel à front noir et crépitant d’éclairs prêt à lâcher ses trombes d’eau. Mo avait quasiment fini les moissons des Grands Champs et des parcelles bordant la cascade, pas commodes à cause de la pente. Une ou deux fois la machine avait failli verser. Il n’aurait pas été le premier à passer sous une moissonneuse. Il avait coupé son blé jusqu’à la nuit, dans le halo des phares qui soulevait une boule de poussière translucide. Restait les pièces les plus faciles, le long de la route qui menait au bourg. Il remit au lendemain, c’est-à-dire à l’après-midi, car il était déjà trois heures du matin quand il rentra se coucher.

Le souvenir l’obsède. Une sueur glacée, la lame d’un couteau entre ses omoplates. Cette nuit-là, Mo est tombé tout habillé sur son lit de noyer, le lit où il est né, comme son père et son grand-père, comme tous les Danthôme. Des durs au mal et des taiseux, avec leurs mains épaisses et le cœur durci au froid des hivers sans repos. Mo a sombré sans demander son reste. C’est une plainte effroyable qui l’a tiré du sommeil. Encore hébété il a poussé les volets avec ses poings. Des éclairs projetaient une lumière crue de magnésium. Le tonnerre grondait, chaque fois plus proche. Les chiens aboyaient mais il ne s’agissait pas des chiens. Le spectacle lui parut confus avant qu’il ne se réveille pour de bon. Alors Mo eut l’impression d’un combat de titans entre un stégosaure et son cheval qui dans un hennissement du diable tentait de s’extraire des pales plantées dans sa chair.
Sur ses vieux jours, Perceval s’était mis à craindre la foudre. Dans cette nuit électrique il avait brisé sa corde et défoncé la porte de l’étable d’un coup d’épaule. Il se serait enfui si le tracteur aux dents dressées ne l’avait stoppé en pleine course. Brun était déjà près de lui et tentait de libérer ses antérieurs. Mais le comtois se cabrait avec une telle force, décuplée par la douleur, que même avec l’aide de Mo accouru en catastrophe, le vieil homme n’arrivait à rien. Les naseaux écumants, ses cils en brosse ombrant sa pupille noire, Perceval se débattait. Pas une bride, pas une courroie de selle pour l’attraper. Soudain il cessa de hennir. Une plainte inconnue emplit l’air déjà chargé de foudre et de sang, de l’odeur de brûlé des sabots frénétiquement frottés contre le pavé de la cour. La plainte entra dans les oreilles des Danthôme et plongea tout au fond de leur âme. Perceval pleurait. Il mourait en pleurant. Jamais Mo n’oublierait ses pleurs déchirants. Avec son père ils l’avaient retiré doucement des crocs du tracteur. Aussitôt, des geysers de sang noir avaient giclé du poitrail. Un frisson avait parcouru son échine. Puis il s’était effondré, ses gros yeux révulsés, manquant d’écraser dans sa chute le père et le fils.

Sur le coup, Mo a hurlé. Des gens des alentours affirment avoir entendu ses cris désespérés, bien que les premières maisons du village soient éloignées d’un bon kilomètre. Perceval, c’était le cadeau de son entrée au lycée agricole, l’année de ses seize ans. Saison après saison, il avait tiré les charrues et les semoirs, porté sur son dos ou promené en carriole les gamins de la famille, les cousins, les copains, ses petits flirts aussi, qu’il invitait aux Soulaillans. En répétant le nom de son cheval, Mo s’est rappelé les mots de sa mère, qui plaçait la grammaire au-dessus du travail des champs. « Un cheval, des chevaux. Mais Perceval est unique, comme toi, comme chacun de nous. On dit un Perceval, jamais des Percevaux. » Mo n’a pas oublié la règle maternelle. Et il se demande à présent si Perceval le transpercé ne portait pas la mort dans son nom.

Au moment de sa retraite, à dix-huit ans sonnés, ils lui avaient évité l’abattoir. Qui aurait eu l’idée d’abattre un frère, un ami, un ange ? L’animal avait reçu un pré herbu comme un seigneur son fief. Un joli pré à flanc de colline, qu’il broutait à longueur de journée. Les pâquerettes, les pissenlits, les fleurs de carotte avec leur délicate broderie, les orties, les boutons-d’or, les feuilles d’arbousier, les baies sauvages qu’il mâchait débonnaire, le museau plongé dans la végétation, tout lui faisait ventre. Le soir il n’avait besoin de personne pour regagner l’étable. Un cheval sait toujours la route du retour.

Avant d’être réveillé en sursaut par les gémissements de Perceval, le jeune homme cauchemardait. Des visions qui le traquaient jusqu’au fond de son lit même quand il frôlait l’épuisement, avec la figure du banquier, du conseiller agricole, d’une jolie fille qui ne voulait jamais de lui à cause de la terre à ses souliers et des études qu’il n’avait pas poussées assez loin. « Ce sera la dernière récolte. » Le paysan s’était redressé sur son lit avec ces mots sur les lèvres. Les hennissements de Perceval étaient venus conforter ce présage. Parfois le cheval semblait à Mo un protecteur plus sûr que son père, surtout ces derniers temps où Brun perdait de sa superbe.

Le père et le fils demandèrent une dérogation aux services vétérinaires pour enterrer Perceval derrière le potager, là où son fumier faisait le lit d’énormes potirons. Le lendemain du drame, sous le soleil revenu, sous l’immensité bleue que pas un nuage ne venait ternir, Mo creusa un trou de géant et ce fut fini. « Quand je dis que c’était fini, c’est vraiment que tout était fini », insisterait-il bien plus tard, devant le tribunal.
4
Dès sa prime enfance, le patriarche des Soulaillans avait succombé aux sirènes de la modernité. Dans la mémoire de Brun pétaradaient encore les « P’tits Gris » du plan Marshall, ces tracteurs de poche que les Américains avaient offerts aux paysans pour sortir les campagnes du marasme et nourrir la France. Le leur s’appelait Little Boy. Léonce, le père Danthôme, avait fait une grande fête à la ferme lorsqu’il l’avait reçu flambant neuf, avec son capot robuste et sa selle en poêle à frire, le chiffre de l’année 1947 gravé sur la calandre. Gamin il avait passé ses journées derrière une paire de bœufs attelés à labourer les champs du matin au soir, une tartine de pain frotté d’ail en guise de manger. Et voilà que d’un coup de baguette magique, les chevaux-vapeur vrombissants se jouaient des terres biscornues des Soulaillans.
Nul n’avait réalisé que Little Boy était le nom donné à la bombe atomique lâchée sur Hiroshima par les mêmes Américains. Ce petit tracteur sorti des chaînes Ford et des grandes plaines de l’Oncle Sam était une arme tout ce qu’il y avait de pacifique, sauf contre Staline et son communisme agraire. Little Boy éradiquait la faim là où il passait avec ses roues cerclées de métal, ses gros pneus arrière et son moteur quatre cylindres auquel s’ajoutait un système révolutionnaire de levage hydraulique. On enfonçait le pouce dans le bouton-poussoir et hop, les vingt-quatre chevaux démarraient d’un coup. C’était un beau projet, pour les Danthôme, de nourrir la France, depuis leurs terres de piémont qui annonçaient le haut Jura. C’en serait fini pour de bon, des « jours sans » de l’Occupation, des tickets de rationnement et des privations. On parlait même de nourrir le monde, et les images en noir et blanc des enfants moribonds d’Afrique savaient ébranler les consciences paysannes. Il fallait d’urgence produire pour éradiquer les famines sur toute la planète.
Ce discours naïf teinté de bonne conscience faisait mouche aux Soulaillans. Le gasoil coulait à flots, avec sa belle teinte rosé de Provence. On entendait vrombir les moteurs Ferguson, dispensant partout abondance et espérance. Le progrès. On n’avait que ce mot à la bouche. Un progrès venu d’Amérique et pas d’ailleurs, ajoutait Léonce Danthôme. Brun avait grandi dans cette mythologie. Dès l’enfance il avait gobé sans tout comprendre les paroles de son père. Mais la musique était claire, l’ennemi désigné. Staline avait écrasé la faucille sous le marteau. L’ouvrier Stakhanov avait liquidé le paysan, cet ennemi de la Révolution avec son sens petit-bourgeois de la propriété. Le monde libre, lui, allait le réhabiliter. Par son ample geste qui sauvait l’humanité, la Marianne semeuse donnait tout son poids au franc lourd. Brun était né dans cet après-guerre rempli d’optimisme et de foi dans la technologie. Labourage et pâturage seraient à jamais les mamelles de l’Occident. La chimie tuerait les ennemis des cultures comme les Alliés avaient eu raison des Nazis. On n’hésitait pas à forcer le trait.

Chez les Danthôme on eut tôt fait d’adopter les pesticides. La plupart des voisins se montrèrent plus rétifs. Les paysans de la vieille école se méfiaient de ces produits qu’on ne touchait qu’avec des gants, qui brûlaient les yeux et perforaient le porte-monnaie. Leur préférence allait aux savoirs rustiques, aux prédateurs naturels, bourdon et coccinelle, ennemis ancestraux des pucerons et autres pyrales. Ils privilégiaient le mouvement coopératif qui prêchait l’entraide au milieu du chacun pour soi. Brun était sensible à ce discours et savait tendre la main. Surtout pour le lait des petits éleveurs dont il organisait la collecte vers les fruitières à comté, le nom qu’on donnait ici aux fromageries. Mais c’était d’abord un chef. Un meneur qui aimait surprendre et innover pour être le meilleur agriculteur du canton et pourquoi pas du pays. L’esprit de compétition le tenaillait au plus profond, c’était dans ses nerfs et dans son tempérament. Lorsqu’il fut en âge de prendre la ferme en main, les syndicats paysans n’avaient qu’un mot d’ordre : « Quand ton fils a grandi, fais-en ton frère. » C’est ainsi qu’il eut un fils. Et qu’il n’en fit pas son frère.
5
Ce matin-là ça barda une fois de plus entre Mo et Brun. Sitôt bu son café, le vieux paysan était monté seul vers les parcelles du haut. C’était le domaine de Mo mais Brun voulait savoir où en étaient les semis. Quand il lui posait la question, son fils lâchait un soupir agacé. Ne pas labourer une terre entre deux récoltes semblait à Brun le comble de l’hérésie, il n’osait pas dire de la fainéantise. Depuis gamin il avait vu la terre fumer sous le poids de la charrue. Une entaille bien nette et profonde qu’il veillait depuis tout gosse à imprimer au sol. Posté à l’arrière, il empêchait le soc de basculer pendant que son père, badine en main devant les bœufs, s’assurait de la rectitude du sillon. Et voilà maintenant qu’on ne se donnait plus la peine de remuer la terre, de casser les mottes, de déchaumer. C’était les nouvelles idées écologistes. Du travail de sagouin. Il en avait mal au ventre.

Quand Brun se mit en route, plantant son bâton au rythme alenti de son pas, Mo travaillait depuis l’aube autour des noyers. Brun aperçut sa grande silhouette qui s’activait mais il s’arrêta au bord des champs qu’enveloppait encore une écharpe de brume. La terre était une masse sombre et embuée. Brun s’assit sur un banc de pierre et alluma une cigarette. Fumer l’apaisa. Vers neuf heures, un petit soleil maigre ouvrit une trouée dans le brouillard. Brun cligna des yeux. La lumière lui était entrée violemment dans les pupilles. Il aimait cette sensation d’être ébloui. Comme un deuxième réveil. En un regard il découvrit ce qu’il craignait. Le vieux paysan se dressa d’un bond, ragaillardi par le tabac, à moins que ce ne fût la colère. Devant la silhouette du fils qui s’approchait, il cria :
— C’est quoi ces repousses partout ?
Mo ne broncha pas. Son souffle dessinait dans l’air de petits nuages transparents.
— Ton champ est sale ! Il est sale ! répéta Brun en haussant la voix.
Ça y est. Il l’avait dit. Il l’avait crachée, sa rancœur devant un monde qu’il ne comprenait plus. Il ne connaissait pas plus grande injure pour un cultivateur. Pourtant Mo continuait sa besogne sans réagir. Désormais, c’était sa parcelle. Il la conduisait à sa guise.
Brun s’excitait de plus belle.
— Tu vas quand même pas semer les orges là-dessus ? Elles vont attraper toutes les maladies avec ces mauvaises herbes en veux-tu en voilà, sans parler des limaces qui vont se régaler. Une dose de fongicide, c’est pas la mer à boire, nom de nom !
— Si, justement. Ces mauvaises herbes, comme tu dis, elles retiennent la terre au lieu que le vent l’emporte je ne sais où. Et quelles maladies ? On aura des orges saines, sois tranquille.
Mo avait parlé sans s’énerver. Il savait que ça ne servait à rien. Combien de fois ils avaient eu ces discussions en fin de repas ou en arpentant les talus des Soulaillans, chacun croyant pouvoir convaincre l’autre. Brun avait beau refaire l’histoire des engrais chimiques, fustiger le salissement des parcelles avec les gourmands, les coquelicots et les bouts d’épis en bataille, Mo rétorquait fumure, coccinelles, couvert végétal. Et si c’était de saison, quand l’été pointait, il ajoutait fleurs des champs, bourrache, dent-de-lion et nigelle bleue de Damas.
— La terre a besoin de repos, fit Mo d’une voix égale.
— Comme si je me reposais, moi ! maugréa le père.
Ce dialogue de sourds durait depuis le retour de Mo à la ferme, après ses années à l’école d’agriculture de Besançon. Quinze ans déjà mais Brun ne voulait rien entendre. Le fils partit prendre un outil à la cabane. Quand Brun le provoquait, il attendait que l’orage passe. Et il passait toujours. Mais ce matin-là Brun n’en démordait pas, comme s’il voulait à tout prix en découdre. Conjurer le verdict du docteur Caussimon.
— Ce qu’il faut pas entendre ! s’énerva-t-il encore en agitant son bâton, tandis que Mo repassait à sa hauteur. C’est honteux, une terre pareille, tu…
Brun s’interrompit brusquement. Les mots restèrent coincés au fond de sa gorge. Un vertige le fit vaciller. Mo était reparti vers son champ mais le silence soudain de Brun le fit se retourner. Il courut à sa hauteur juste à temps pour l’empêcher de tomber. Ses jambes ne le tenaient plus.
— C’est rien ! s’agaça Brun.
Mais il se laissa faire quand Mo souleva le bras paternel sur sa solide épaule et l’emmena jusqu’à la cabane. Il le fit asseoir puis lui versa une tasse de thé chaud de son thermos. Brun grimaça. Il détestait le thé.
— Ça va te requinquer.
Mo dévisageait son père. L’agacement avait cédé à l’inquiétude. La pomme d’Adam de Brun sautait de bas en haut comme un ressort alors qu’il répétait : « C’est rien ! ça va déjà mieux. » Était-ce une impression ? Son cou de lutteur paraissait moins fort, et ses traits plus émaciés qu’à l’habitude.
Brun regarda autour de lui. Cette cabane en planches de sapin, il l’avait construite depuis un bail. Et elle tenait debout. Ce qu’il faisait de ses mains, c’était droit, carré, durable. C’est ce qu’il croyait avant sa visite chez le docteur. Mo lui remplit à nouveau sa tasse. Brun y ajouta un sucre pour chasser l’amertume. Les deux hommes se regardèrent. Brun esquissa un sourire, auquel répondit Mo. Il y avait entre eux la pudeur mêlée de dureté qui depuis toujours tenait à distance le moindre attendrissement. Mo ramena son père d’un coup de tracteur. Ils n’échangèrent plus une parole. Le silence parlait pour eux.
6
Le jour de son rendez-vous à l’hôpital – « la veille de la Toussaint », avait-il fait remarquer à son médecin –, Brun resta à la ferme. Il se leva à l’aube et s’occupa des bêtes sans rien changer à sa routine. Rentré de l’étable sur le coup de sept heures, il se prépara un café noir et coupa une grosse tartine avec son couteau pliant qui ne quittait jamais le fond de sa poche, le manche taillé dans une branche de châtaignier et la lame aussi tranchante qu’un rasoir. Brun l’examina. Sa vue le rassurait. Son couteau ne l’avait jamais trahi, lui, qui coupait une pomme en deux d’une simple pression de la main. Il remonta dans sa chambre avaler son médicament et s’abandonna dans son fauteuil. Il évita de s’allonger, de peur de s’endormir – de mourir, qui sait ? Il lui fallait au contraire rester éveillé pour comprendre. Une question l’obsédait : qu’avait-il fait de mal ?
Cette épreuve, il n’en démordait pas, était une sanction personnelle. Un jugement à charge. Il y avait tellement cru, à son métier de paysan. Ce n’était d’ailleurs pas un métier. C’était bien plus que ça. Une façon de vivre sans autre maître que la course des saisons. Il fallait travailler, et ceux qui voulaient faire de lui un gentil paysagiste trouvaient à qui parler. Un jardinier de la nature, un tondeur de gazon, et puis quoi encore ? Comme il les avait envoyés valser, les élus du village, quand ils l’avaient prié d’entretenir la portion du GR qui parcourait ses terres. Il n’en avait rien à faire, de leurs promenades sac au dos. Si tout le monde se baladait, qui allait labourer ?
C’était sa seule religion, le travail. Avant de cultiver la terre, l’homme ne travaillait pas. Il chassait, il cueillait, il allait et venait au hasard de sa condition d’errant. Le travail était né là, dans ces sillons de guingois que les premiers hommes avaient tracés tant bien que mal avec des cornes de cerf rougies au feu pour y jeter quelques graines sauvages enveloppées d’une fine pellicule d’argile. Brun le savait. Il l’avait lu dans les pages de la grande encyclopédie reliée pleine peau que Léonce avait achetée par correspondance avant la guerre – le trésor des Soulaillans, avec la reproduction de L’Angélus de Millet au petit point de broderie – et que Brun conservait avec respect derrière la porte vitrée du buffet de la salle à manger, à côté des Sélection du Reader’s Digest et d’une collection complète de la revue Rustica. L’agriculture avait inventé le travail, c’était incontestable. Pour un peu, il aurait même soutenu qu’elle avait inventé la France, dont il continuait de mesurer la grandeur en journées de selle comme aux heures exaltées de la Révolution, vingt-quatre jours en long, dix-sept jours en large. De 1789, il conservait la mémoire vive du calendrier décalqué sur le temps des champs. Il n’était pas rare, même sans goutte de gentiane dans le nez, qu’il déclame en termes fleuris les noms de ventôse, de pluviôse, de floréal ou de germinal.

Extraits
« Il n’avait de rapport au monde qu’à travers ses terres, minces terres caillouteuses des hauteurs, fortes terres argileuses de la plaine.
Sa raison de vivre était tout enfouie dans ces étendues fécondées qui portaient l’épi comme un destin vertical. Plus il se penchait sur ses sillons, plus il se sentait grand, utile, et somme toute heureux. C’était sa vie et le docteur Caussimon répondait leucémie. Brun s’en souvenait bien, des journées à récolter les blés, des soirs de fête près de la batteuse avec les fermiers des collines venus donner la main, une fois le grain à l’abri sous la bâche bleue des ciels d’été si vastes, mais jamais autant que les Soulaillans qui lui semblaient encore plus grands que l’horizon. Labourer, semer, récolter, et recommencer, respirer le grand air, c’était sa vie, il n’en connaissait pas de meilleure.
Qui avait saccagé ce bonheur-là? Brun faisait défiler ses souvenirs mais aucun ne lui disait par quelle traîtrise la maladie s’était immiscée en lui aussi sûrement que les nitrates empoisonnaient les nappes d’eau profonde en aval de ses champs. Tout ce en quoi il avait cru s’effondrait soudain. L’éclat blond des blés, les grains de maïs bien lourds et rebondis, les colzas pimpants, les capitules charnus du tournesol, toute cette beauté n’était donc que le visage trompeur de la mort? » p. 34-35

« Chez nous, songe Brun, on dit que le père peut partir quand le fils s’assoit au bout de la table. Mais avec la maladie, Suzanne est passée avant tout le monde. Mo avait juste vingt ans. C’était déjà un homme fait. Il était long comme une tige poussée en graine, aussi fin que son père était bref et carré. Suzanne a eu le temps de lui transmettre ce qu’elle aimait, ce qu’elle était, même si le temps fut trop court comme le sont toutes les vies quand on brûle de la passion de vivre. Suzanne est partie en paix, avec le sentiment du travail accompli. Son existence a surtout manqué de superflu. Elle n’a pas seulement appris à Mo qu’on dit un cheval, des chevaux. Ou qu’un cheval n’a pas de pattes mais des jambes. Elle lui a laissé le goût du bonheur qu’on trouve dans la contemplation des choses simples qui ne font pas de bruit.
Brun, lui, s’est échiné à produire toujours plus, à vendre plus, à s’agrandir, à s’équiper de matériel plus puissant, plus coûteux. Suzanne lui demandait parfois jusqu’où irait cette course insensée. « On est les soldats de la paix », disait-il le plus sérieusement du monde. Il y croyait. Lui qui bouffait du curé midi et soir, il se vivait en apôtre de l’agriculture. Fondre les chars pour en faire des charrues! Comme il leur cassait les oreilles avec ce slogan qu’il avait pêché Dieu sait où… Le communisme avait inventé l’homme de fer, Brun voulait incarner l’homme de terre avec des racines aux pieds et dans la tête des rêves de prospérité qu’il résumait d’une lapalissade: on ne rêve bien que le ventre plein. » p. 48

« Bientôt plus personne ne reconnaitra le chemin. Mon père ne veut pas se l’avouer, pense Mo, mais nous sommes déjà morts, et lui un peu plus que les autres. Les éoliennes, c’est la dernière arme qu’ils ont trouvés pour nous éliminer, nous les paysans. Quand le béton aura éventré nos terres, quand nos paysages seront devenus des usines en mouvement, nous aurons disparu à jamais. » p. 92

À propos de l’auteur
FOTTORINO-Erci_Joel_SagetÉric Fottorino © Photo Joël Saget

Éric Fottorino est né le 26 août 1960 à Nice. Il débute sa vie professionnelle en 1984 comme pigiste à Libération avant de rejoindre l’équipe fondatrice de La Tribune de l’économie où il explore l’univers des matières premières. Une spécialité encore peu traitée dans la presse française, qu’il développera dans de nombreux journaux économiques, s’attachant à mettre en lumière leur dimension humaine, sociale, géopolitique et mythique. Ce thème lui inspirera son premier essai, Le Festin de la Terre, paru en 1988. Entre-temps, il a rejoint le quotidien Le Monde (1986), d’abord pour suivre les dossiers des matières premières et de la bourse, puis de l’agriculture et de l’Afrique. Chargé des questions de développement, il multiplie les reportages en Afrique, de l’Éthiopie frappée par la famine jusqu’à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Il voyage aussi dans les pays de l’Est après la chute du Mur de Berlin (Russie, Pologne, Hongrie) et sera l’envoyé spécial du Monde dans plusieurs pays d’Amérique latine, Panama, Mexique, Colombie essentiellement. Nommé grand reporter (1995-1997), il effectue des enquêtes scientifiques sur la mémoire de l’eau et l’affaire Benveniste ainsi que sur le fonctionnement du cerveau humain. Il réalise de nombreux portraits, de Mitterrand à Tabarly en passant par Mobutu, Jane Birkin ou Roland Dumas. Au total quelque 2 000 textes parus dans Le Monde, dont une sélection a été publiée en quatre volumes sous le titre Carte de presse («En Afrique»; «Partout sauf en Afrique», «Mes monstres sacrés», «J’ai vu les derniers paysans» Denoël). Il est nommé rédacteur en chef en 1998, puis chroniqueur de dernière page en 2003.
Chargé de concevoir et de lancer une nouvelle formule du quotidien en 2005, il est nommé directeur de la rédaction en mars 2006. Après l’éviction de Jean-Marie Colombani à la suite du vote négatif de la Société des rédacteurs du Monde, il est élu directeur du Monde en juin 2007, devenant le 7e directeur du quotidien depuis 1944. Après vingt-cinq années passées au quotidien, il démissionne en 2011. Trois ans plus tard, il fonde l’hebdomadaire Le 1. Innovant dans la presse écrite, il crée ensuite le trimestriel America (2017), Zadig (2019) et Légende (2020). (Source: Wikipédia)

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Plasmas

MINARD_plasmas RL-automne-2021

En deux mots
Une poignée de survivants dans le monde d’après la catastrophe tente de survivre et de comprendre par quel enchainement de circonstances ils en sont arrivés là. Parviendront-ils à se construire un avenir? C’est tout l’enjeu du combat qui s’engage entre des tribus rivales et des projets différents.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Bienvenue dans le monde d’après

Céline Minard poursuit son exploration des différents genres littéraires avec toujours le même bonheur. Après le joyeusement iconoclaste Bacchantes, qui explorait les codes du polar, nous voici dans la science-fiction avec Plasmas.

Situé dans un lointain futur, le roman nous entraine dans un univers qui a déjà connu bien des bouleversements. En consultant les archives, on peut par exemple retrouver les tentatives de colonisation menées sur la lune ou sur mars et qui se sont toutes soldées par des échecs. Et sur terre la situation est tout sauf florissante. «Tout était gris, noir, couvert d’une couche de poudre épaisse, un tapis de fractales irrégulières, mêlé de brun, strié de blanc. Les vents balayaient et recomposaient les sols. Les marées brassaient la roche et la cendre avec le sable. Les braises s’étouffaient dans la zone de nuit jusqu’à l’extinction complète. Les nuages perdaient de la masse et se reformaient, plus clairs, lessivant les terres depuis les sommets. Des montagnes glissaient, les grands fleuves remuaient, prenaient du volume, poussaient les alluvions et forçaient les barrages pour rejoindre les mers. Les coulées sales s’éclaircissaient. Et le vert apparaissait. En points, puis en taches de plus en plus larges sur l’ensemble des terres émergées. Il occupait la côte est de l’Amérique du Nord suivant l’ancien maillage du réseau lumineux jusqu’au centre du continent, par capillarité, il soutenait les fleuves dans leur course, courait sur les plateaux, sautait sur les versants. L’Eurasie se couvrait d’un manteau clair ininterrompu dans sa partie nord, l’Australie se bordait, l’Afrique retrouvait un cœur, l’Amérique du Sud une coiffe, une robe, une parure. Et les cyclones continuaient de brasser, les océans d’éclaircir et d’engloutir les îles et les bordures.»
La poignée de survivants a compris que cette terre n’aura d’avenir que dans la préservation de tous les êtres vivants, végétaux et animaux. Que la recherche devait être axée sur les moyens de la développer. C’est par exemple l’exploit réalisé par Aliona Ilinitchna Belova, qui «avait mis au point, seule, dans son laboratoire pouilleux de Bratsk, la technique de clonage la plus économique du monde» et avait réussi à développer une nouvelle race de petits chevaux que le monde entier s’arrachait.
Le projet littéraire de Céline Minard est ici en parfaite phase avec l’histoire proposée. Entre poésie et nécessité, elle a élaboré de nouveaux mots pour décrire une réalité située dans le futur où l’univers est bien différent d’aujourd’hui, où de nouveaux êtres apparaissent, de nouveaux objets, de nouvelles fonctionnalités. J’imagine que cette écriture pourra dérouter le lecteur, mais j’ai pris pour ma part beaucoup de plaisir en compagnie des Bjorgs, des Arrecifs ou encore de Rhif et de la Küin, sans oublier tous les héros Marvel et les icônes des jeux vidéo convoqués pour un final en apothéose.
Oubliant le récit linéaire, la romancière a choisi un assemblage de récits qui dressent une sorte de panorama de ce «monde d’après». On passe ainsi des acrobates dont les prouesses servent à enrichir la connaissance scientifique à une exploration de la faune et de la flore qui, pour survivre, a subi bien des mutations. Mutations auxquelles les humains n’ont pas pu résister non plus. Au fil des chapitres, on constatera par exemple combien leur cinq sens ont évolué, jusqu’à bouleverser la hiérarchie actuelle. Et combien la cohabitation avec la nature a pris une autre dimension.
En fait, derrière la fantaisie et l’imagination débridée se cache une profonde réflexion sur l’écologie, sur la place de l’homme au côté des autres espèces (et non au-dessus) et sur les enjeux technologiques de notre futur. Jamais peut-être les mots science et fiction n’auront été mieux accolés.

Plasmas
Céline Minard
Éditions Rivages
Roman
160 p., 18,00€
EAN 9782743653675
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en principalement sur notre planète, mais on y évoque aussi la lune et mars.

Quand?
L’action se déroule dans un futur lointain.

Ce qu’en dit l’éditeur
Céline Minard nous plonge dans un univers renversant, où les espèces et les genres s’enchevêtrent, le réel et le virtuel communiquent par des fils ténus et invisibles. Qu’elle décrive les mesures sensorielles effectuées sur des acrobates dans un monde post-humain, la conservation de la mémoire de la Terre après son extinction, la chute d’un parallélépipède d’aluminium tombé des étoiles et du futur à travers un couloir du temps, ou bien encore la création accidentelle d’un monstre génétique dans une écurie de chevaux sibérienne, l’auteure dessine le tableau d’une fascinante cosmo-vision, dont les recombinaisons infinies forment un jeu permanent de métamorphoses. Fidèle à sa poétique des frontières, elle invente, ce faisant, un genre littéraire, forme éclatée et renouvelée du livre-monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Page des Libraires (Anne Canoville Librairie du Tramway, Lyon)
France Inter (Un monde nouveau)
Kube.com
Blog Sur la route de Jostein


Céline Minard s’entretient avec Madeleine Rigopoulos à propos de Plasmas © Production Éditions Rivages

Les premières pages du livre
« En l’air
La salle bourdonne d’électricité. Ils sont tous là, ils attendent dans le noir, caméras en veille, capteurs éteints, à l’arrêt depuis qu’ils ont pris place un à un dans l’ordre, en silence, immobiles.
Galván est debout sur la plateforme de départ, chaud, étiré, frémissant, il attend le faisceau de lumière qui le lancera dans l’action. Il sait comment passer les vingt secondes entre le coup de projecteur et l’envol. Les yeux fermés, concentré sur la disparition progressive du phosphène provoqué par la poursuite qui le reprendra et ne le lâchera plus durant les trente-cinq minutes à venir. Si tout va bien.
Rodric est en train de grimper en contrebas face à lui, il l’entend. Léna le rejoindra dans quelques secondes en pleine lumière. Elle s’appuiera sur son épaule pour saisir la barre. Ils percevront alors tous les trois le déclic unique de trois mille capteurs réactivés.
Galván respire avec application, il compte. Sa transpiration commence à imbiber son intégrale sous les aisselles, au creux des genoux et des reins. Le tissu gonfle imperceptiblement, la ventilation s’amorce. Il regrette son antique léotard en graphène qui puait bien avant la fin de l’échauffement. Mais plus aucun humain n’est autorisé à circuler sans sa gaine électro-organique connectée. Ils traitent toutes les données, tout le temps. Et ce n’est pas maintenant, pas ce soir, qu’il va y échapper.
Les trois mille Bjorgs qui occupent le parterre sont venus pour ça, recueillir, analyser et transformer les informations. En temps immédiat et en conditions réelles reconstituées.
Les agrès sont d’époque, le filet se déploie douze mètres sous les plateformes, quatre au-dessus de la sciure et du sable qui jonchent la piste, on s’y croirait. Les gradins ont été adaptés. Aucun siège, mais une rampe de résine souple spiralée en pente douce autour du cercle central, sur laquelle ils ont roulé pour monter jusqu’à leurs points d’arrêt respectifs. Les différences de captation seront négligeables.
L’observation mécanique n’est plus l’enjeu. Galván connaît la longue histoire des Bjorgs vers la fluidité du mouvement. L’acharnement des hommes puis des modulaires pour égaler l’agilité des organismes. Il y a longtemps que les records humains ont été pulvérisés. En toute discipline. Ils sautent, ils nagent, ils volent, ils lancent plus haut, plus loin, plus profond, ils frappent plus fort, ils courent plus vite. Sur des lames d’acier tendre, les Bjorgs équipés au minimum servent de leurre lors des courses de lévriers. Avec les préréglages requis pour garder les chiens en haleine et les emmener plus vite, toujours plus vite vers leur fin. Ils en ont épuisé des milliers avant de réduire la zone de seuil critique à un point. Précis, indépassable. L’analyse des Bjorgs est efficace.
L’échelle de corde oscille contre le métal du portique. Léna monte sans peser, elle coule son ascension à l’intérieur de la tresse de chanvre qui la supporte, elle passe d’un degré à l’autre sans en marquer aucun, dépasse la plateforme et s’y pose. Elle touche Galván à l’épaule, le projecteur les inonde. Elle attrape la barre, la garde dans sa main, la réchauffe. Galván a les yeux clos. Rodric est sur le trapèze en face d’eux, assis, en mouvement. Ses avant-bras sont blancs, poudrés jusqu’aux coudes. Ses maniques brillent d’un éclat mat. Il se balance, en équilibre sur une fesse et un bout de cuisse, les jambes pendantes. Le fantôme lumineux s’est estompé sous les paupières de Galván, Rodric est accroché par les jarrets, épaules et tête relâchées, il prend de la vitesse à chaque aller, chaque retour. C’est un moment qu’il aime. La progressive inversion de l’orientation de son corps. Cette minute d’installation, de retrouvailles avec la posture, l’ancrage dans ses cuisses, la présence de son crâne, les fourmis dans ses doigts. Il en profite, il est chez lui, solide, un porteur.
Et Galván tout à coup tient la barre des deux mains. Produit son petit saut de départ, jambes tendues, pointes, et part. Sans tambour ni trompette, les seuls sons seront ceux des agrès, des corps, des souffles, des chocs et du vent. Il siffle à ses oreilles dès le premier ballant. Bras tendus, gainé, jambes à l’équerre au retour, il monte en force, s’allège, s’alourdit d’autant, encaisse la pression, la convoque, la révoque et passe sa figure. Un double saut périlleux au bout duquel Rodric lui dit « Donne ! », et il donne, ses mains, sa vie, son cœur dans le même geste. Un seul coup d’œil entre eux et Galván exécute son retour en pirouette et demie. Ample, lente, une promenade fulgurante. Dix secondes de vie en tout et pour tout. La plateforme vibre sous l’autorité de son poids retrouvé. Il y est, il est dans son élément, en pleine possession de ses moyens, lucide, affûté, il ne pense qu’à la quitter de nouveau. Mais Léna s’est enfuie avec le trapèze, il faudra l’attendre. Elle remonte le deuxième ballant, entame sa descente, la pointe de chaque pied à chaque extrémité de la barre, elle atteint l’apogée, lâche, plonge, verticale, jambes refermées, bras tendus, paumes jointes, et propose ses chevilles à Rodric qui les prend.
Il la tient, tête en bas, pleine d’eau, pleine de sang, il sent sa résistance descendre dans les jambes de Léna qui frôle l’air de ses doigts et semble le dessiner, le déchirer, il la tient pour la relancer, lui transmettre en élan ce qu’elle lui a fourni en impact qui les a entraînés tous les deux vers l’arrière, vers l’avant, il la lance, la barre lui cisaille les tibias, Galván a renvoyé le bâton, Léna le surmonte, pirouette et saisit le retour comme il passe. Ses mains sont immenses. Toutes veines apparentes. Elle ne sourit pas en rejoignant la plateforme. Elle n’a jamais eu à le faire. Ce n’est pas un spectacle. Ce n’est pas une espèce qui en regarde une autre – et repart, sauvage. Il n’y a que ces trois-là, ce soir, pour savoir ce qu’ils font.
Le trapèze fait six mouvements à vide pendant que Rodric ouvre le sac de magnésie accroché à sa ceinture, y enfonce la main droite, le referme, et laisse un sillage de poudre se former sur l’étendue de la courbe qu’il traverse, son ambitus, son territoire.
Les Bjorgs sont étanches, insensibles aux particules fines.
Galván est là pour tourner le triple comme il se tourne depuis des siècles, à l’antique. Sa technique est irréprochable, elle est rodée. Les Bjorgs qui maîtrisent la quinte et le sixte n’en ont pourtant pas fini avec lui, avec son art, avec sa peur peut-être. Les variations de son taux d’adrénaline qui grimpe en flèche au tout début du départ, descend pendant le ballant, s’installe dans la figure, plus stable qu’un centre de gravité pendant qu’il tourne sur lui-même comme autour d’un axe inamovible, et remonte au moment de la rencontre, juste avant d’entendre le porteur, de le sentir, de le voir enfin, ses yeux comme deux lacs inversés, gorgés de vie, de larmes retenues.
Ils n’en ont pas fini avec Rodric non plus. Avec ce qui les lie au travers du vide, qui échappe à leurs mesures. Au calcul des forces, à la mécanique des fluides, à la chimie.
Il le tourne et revient. Rodric tape dans ses mains. Léna repart.
Elle se lance de la plateforme d’un saut sec, très réduit, le seul effort qu’elle semble fournir d’elle-même, tirer de son corps, de sa force personnelle, le seul acte où sa volonté se manifeste, décisive et ramassée comme une balle. Le geste après quoi tout est dit alors que rien encore n’est joué, n’a eu lieu, ni pris forme sinon dans sa chair et déjà dans l’air qui la porte. Elle est au-delà de la figure qu’elle va accomplir. Occupée seulement de sa suspension, paumes fermées sur la barre, immobile dans le mouvement de l’agrès, dans la masse du gaz qui l’entoure. Ce n’est pas elle qui bouge mais les éléments autour d’elle. La barre, le porteur, le filet, le portique. Elle les lâche dans les quatre directions, elle les fait tourner, les reprend pendant qu’ils tombent, les replace, les renvoie, les affole, et revient la barre dans ses mains, la plateforme sous ses pieds, la barre sans ses mains, la gravité dans la terre, l’air dans sa bouche.
Léna n’est pas une voltigeuse, elle n’a que faire de la chute.
Les Bjorgs ne parviennent pas à quantifier son degré d’absence.
Galván est en place pour le quad. Il inspire et souffle en sautant. Toujours le même, une corde, un assemblage de bâtons et d’élastiques, un mental trempé comme l’acier, une flèche dure qui va devenir toupie et s’envoyer dans le volume, hors de prise, de toute atteinte, intraitable. C’est ce moment qui le fait voler. La seconde, le dixième de seconde où le mouvement se déclenche et l’envahit, l’embarque, le prend comme s’il était lui la vague dans l’océan, la force élémentaire, le contact. Bien moins qu’une durée, une éternité. Après quoi, les bras de Rodric lui rendent son corps, les yeux de Rodric attestent son vol, et la barre son poids.
Les Bjorgs refont sans cesse le calcul de sa densité. »

Extraits
« Le cœur de la sphère disparaissait un moment sous un aérosol homogène moucheté de paillettes. On tenait alors une boule de fumée aussi fragile qu’une bulle de savon, tout aussi vide.
La poussière de la floraison retombait. Elle décantait, lentement, se posait sur les surfaces immobiles, accentuait les reliefs, tapissait les plaines, marquait les liquides. Tout était gris, noir, couvert d’une couche de poudre épaisse, un tapis de fractales irrégulières, mêlé de brun, strié de blanc. Les vents balayaient et recomposaient les sols. Les marées brassaient la roche et la cendre avec le sable. Les braises s’étouffaient dans la zone de nuit jusqu’à l’extinction complète. Les nuages perdaient de la masse et se reformaient, plus clairs, lessivant les terres depuis les sommets. Des montagnes glissaient, les grands fleuves remuaient, prenaient du volume, poussaient les alluvions et forçaient les barrages pour rejoindre les mers. Les coulées sales s’éclaircissaient. Et le vert apparaissait. En points, puis en taches de plus en plus larges sur l’ensemble des terres émergées. Il occupait la côte est de l’Amérique du Nord suivant l’ancien maillage du réseau lumineux jusqu’au centre du continent, par capillarité, il soutenait les fleuves dans leur course, courait sur les plateaux, sautait sur les versants. L’Eurasie se couvrait d’un manteau clair ininterrompu dans sa partie nord, l’Australie se bordait, l’Afrique retrouvait un cœur, l’Amérique du Sud une coiffe, une robe, une parure.
Et les cyclones continuaient de brasser, les océans d’éclaircir et d’engloutir les îles et les bordures. Quand le sable se distinguait de l’écume sur les littoraux et formait un trait de contour blond, quand les lagunes apparaissaient en mer Caspienne, les mangroves à la pointe de la Somalie, les récifs-barrières en Australie, Helen arrêtait l’animation. Tout le monde connaissait la suite. Son auditoire ne supportait plus la mention de la série d’événements qui avaient eu lieu dans cette tardive Antiquité. La lassitude, plus rarement la colère, le rendait sourd à cette période historique.
Elle reposait la sphère sur l’étagère XVIII de la vitrine et proposait à deux de ses étudiantes, de préférence, de prendre et d’allumer les deux autres manumériques simultanément. La Lune blafarde et Mars la poussiéreuse. Les hypothèses de l’époque.
Ils voyaient alors le satellite et la planète rouge s’animer d’une vie minuscule, circonscrite à quelques cratères. D’abord sur la Lune, avec les structures de vie, de forage et d’assemblage rapide, puis sur Mars, quelques minutes après. Les réacteurs nucléaires, les panneaux solaires, les bulles à eau, à oxygène, les serres, l’entrée des tunnels à vivre, le parc des Rovers et des Voltigers qui couvraient bientôt des centaines d’hectares. Les data de cette période dite d’installation étaient toujours disponibles. Ainsi qu’une petite dizaine de récits d’explorateurs qu’Helen affectionnait pour leur enthousiasme et leur maladresse. » p. 20-21

« Quand ils eurent à leurs pieds, tout net, le parallélépipède parfait, désenfoui de millénaires d’alluvions et d’innombrables brassages souterrains, quand ils l’eurent sous les yeux, nu, aveuglant, excessivement géométrique, ils comprirent qu’ils avaient eu une vie qui ne reviendrait pas.
Les résultats des tests chimiques étaient indubitables. Le bloc était de l’aluminium pur. Un monolithe. Il venait de l’espace. Ce qui n’était pas une grande affaire. Il ne venait pas de notre système solaire, ce qui était déjà plus solide. Et sans doute ne venait-il pas du passé, en quelques milliards d’années qu’on le compte.
Mais il était là, considérable.
C’était un fait. » p. 43

« Le nombre des commandes était monté en flèche après la publication des résultats des tests à l’effort et du tableau complet des rapports puissance-énergie-résistance dans Nature and Adaptation. Aliona Ilinitchna Belova avait dû agrandir son installation, recruter, former et produire à une échelle dont elle n’aurait jamais osé rêver. Les investisseurs se bousculaient à sa porte, les préparateurs se présentaient par centaines, spontanément, les entraîneurs rivalisaient d’adresse, les amants de déclarations. (Les amantes étaient plus discrètes.)
La Sibérie entière en réclamait, l’Australie proposait des avances fabuleuses contre la garantie d’être fournie en priorité. Les ranchers de l’Ouest américain s’étaient arraché les premières cargaisons aux enchères, l’Europe, après un temps de réflexion, s’était lancée dans la course en déléguant de grands dresseurs décidés à prêter main-forte et à définir les meilleures souches. Aliona Ilinitchna n’avait pas besoin de leur expertise. Elle avait mis au point, seule, dans son laboratoire pouilleux de Bratsk, la technique de clonage la plus économique du monde, sans l’aide ni la bénédiction de qui que ce soit, et elle comptait bien garder la main. Elle ne regrettait pas ses choix. En regardant le fenil branlant, la grange borgne et la boue de patate à ses pieds, elle se sentait en accord avec le passé, et elle le resterait tant que ses cinquante coursiers s’ébattraient sous ses yeux dans le pré. » p. 62

À propos de l’auteur
MINARD_Celine_©Elizabeth_Carecchio

Céline Minard © Photo Elizabeth Carecchio

Céline Minard a écrit notamment Le Dernier Monde (2007), Faillir être flingué (prix du Livre Inter 2014), Le Grand Jeu (2016) et Bacchantes (2019). Elle est saluée comme une voix majeure de la littérature française actuelle. (Source: Éditions Rivages)

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Dernier concert à Pripyat

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En deux mots
Les enfants d’un couple d’employés de la centrale nucléaire de Tchernobyl fuient la zone contaminée après l’explosion. Mais après quelques mois ils reviennent, attirés comme un aimant par ce terrain irradié. Les «stalkers» vont défier les autorités, organiser des concerts et faire du street art pour qu’on n’oublie pas.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les rebelles de Tchernobyl

Après un voyage dans la zone d’exclusion de la centrale de Tchernobyl en 2013, Bernadette Richard a choisi le roman pour raconter les suites d’un fait divers aux conséquences planétaires. En suivant trois «stalkers», elle nous invite en enfer.

Le point de départ de ce roman est un fait divers qui a fortement secoué le monde. Dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, le réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl explose. Une gigantesque flamme embrase le ciel et près de cinquante tonnes de combustible s’évaporent. Le nuage de Tchernobyl va s’attaquer aux abords immédiats puis se répandre sur l’Europe. À Pripyat, où a été érigée une ville moderne pour le personnel de la centrale, c’est la sidération. Mais très vite Babouchka, la grand-mère qui vit avec la famille d’un ingénieur, comprend qu’il faut fuir. Elle embarque ses petits-enfants Zhenia, Orest et Katya et part pour Kiev où vit leur tante Anya. Très vite, on leur annonce la mort de leur père et l’hospitalisation de leur mère, fortement irradiée. Elle ne survivra pas à ses graves blessures.
Passé le choc du deuil, les enfants trouvent en Artem un grand-frère. Il a lui aussi fui Pripyat après avoir vainement tenté de sauver sa mère et a trouvé une famille d’accueil à Kiev. Près de deux ans après la catastrophe, il va proposer aux deux frères de l’accompagner dans la zone interdite où certains habitants ont déjà bravé l’interdiction, comme Boris et Olena, la sœur de Bab.
L’expédition a lieu le 5 novembre 1988 et sera suivie de nombreuses autres, même si le taux d’irradiation reste très élevé. Car, comme le soulignent les protagonistes, «l’attrait de l’illicite et la curiosité qui nous habitaient étaient plus puissants que la peur. La zone d’exclusion devint notre terrain de chasse à l’image, aux émotions, aux découvertes, et bientôt notre théâtre de la cruauté, notre immense salle de concert, notre galerie d’art à ciel ouvert». Au fil des ans, ils vont effectivement, sous l’œil de plus en plus blasé et bienveillant des autorités chargées de contrôler la zone, s’approprier les lieux, donnant des concerts et transformant certaines façades à coups de bombes de peinture. Le Street Art comme un symbole de rébellion.
Et si la mort va s’inviter aux performances, nos explorateurs vont aussi faire d’étonnantes découvertes comme ce «pied d’éléphant», le corium autour du réacteur ou, plus trivial, un bordel en pleine zone rouge, œuvre d’un employé décidé à se venger des autorités. Plus étonnant encore, il avait «beaucoup de clients, parmi lesquels les soldats, les pires escrocs d’Ukraine et de Biélorussie, des adolescents de Kiev en rupture de ban, des drogués du sexe, de l’alcool, de la dope.»
Pour une zone interdite, on va constater en suivant les stalkers au fil des ans, que de plus en plus de monde va investir les lieux. Des touristes aux trafiquants, des scientifiques et des chasseurs vont en quelque sorte pousser les stalkers à se faire plus discrets. Leur dernier coup d’éclat sera un ultime concert, en 2007.
Bernadette Richard ne fait pas œuvre militante, ce qui rend son roman encore plus fort. Elle s’est beaucoup documentée, s’est rendue sur place et souligne combien les chiffres sont sujet à caution, combien la corruption fait des ravages en Ukraine, combien les trafics en tout genre prospèrent, en particulier avec des tonnes de métal irradié. Mais tout comme Alexandra Koszelyk avec son émouvant À crier dans les ruines, elle allume cette flamme de la vigilance et pousse ses lecteurs à la réflexion. Un livre fort, un livre juste.

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Signalons également la parution de L’Horizon et après: un livre de poche illustré par Catherine Aeschlimann et qui rassemble des nouvelles inédites et des récits publiés dans divers livres collectifs, journaux et magazines. «Souvent acides, visionnaires, glauques ou même érotiques», elles donnent une bonne idée de l’univers de cette femme de combats !

Dernier concert à Pripyat
Bernadette Richard
Éditions L’Âge d’Homme
Roman
150 p., 23 €
EAN 9782825148174
Paru le 3/11/2020

Où?
Le roman est situé en Ukraine, principalement à Pripyat et à Kiev, mais aussi à Tcherkassy, Dytiatky et Kopatchi.

Quand?
L’action se déroule de 1986 à 2007.

Ce qu’en dit l’éditeur
Centrale Lénine à Tchernobyl. Dernier concert à Pripyat suit l’histoire de trois garçons survivants de la catastrophe et d’une famille rescapée. Pestiférés de la ville où vivaient les employés de la centrale, Zhenia, Orest et Artem décident d’explorer la Zone interdite, où quelques récalcitrants sont retournés vivre. Au cours des années, ils assistent à la déliquescence de la région, pillée jusque dans ses entrailles irradiées. La Zone se transforme en rives du Styx, où s’épanouissent les réprouvés du système soviétique. Nos antihéros décident de rendre à Pripyat ses lettres de noblesse à travers des événements culturels pour le moins audacieux. Au fil de ce roman picaresque et bouleversant d’humanité se dévoilent les dessous d’une réalité longtemps ignorée.

Les critiques
Babelio 
Le Temps 
Le Temps (Reportage photographique de Bernadette Richard – partie 1)
Le Temps (Reportage photographique de Bernadette Richard – partie 2)
RTN
Le blog de Jean-Michel Olivier
Les plus belles plumes (Christelle Magarotto) 

Les premières pages du livre
« JE M’APPELLE ZHENIA DRATCH.
Je suis l’un des stalkers de la zone d’exclusion de Tchernobyl.
Je ne sais pas si j’aime Pripyat. J’y suis né le 20 septembre 1974, je ne me posais pas ce genre de question à l’époque. J’étais un enfant choyé. Je vivais dans une cité résolument moderne, créée de toutes pièces par des architectes à la pointe du progrès. Elle était présentée comme un modèle du savoir-faire soviétique. Rivalisant avec les grandes villes du pays, elle offrait de vastes parcs, des places de jeux pour les enfants, des garderies où nous apprenions à chanter, à lire, à compter. L’hôpital valait les centres hospitaliers de Moscou et de Leningrad. C’est ce que racontaient fièrement mes parents. J’ai toujours vu des arbres autour de moi et des fleurs sur les places. Et aussi sur le balcon, que Bab soignait en leur parlant avec dévotion. Elle avait le secret du langage floral. Avec elle, notre loggia était ainsi transformée chaque été en un luxuriant jardin. À la disparition de son père, ma mère avait proposé à Bab de vivre avec nous. Le logement était assez vaste pour une famille ainsi réunie. Nous habitions au sixième étage d’un long bloc de béton, fierté des habitations communistes.
Au même étage, mon copain Orest jouait déjà du piano à l’âge de quatre ans. « Un génie », disait sa mère. Moi, je n’étais pas doué, enfin, jusqu’à ce que Babouchka m’offre un saxophone japonais. J’ai commencé à souffler là-dedans, pinçant l’anche comme si je lui avais consacré toute ma vie. J’étais tellement content d’entendre le son velouté du sax. Grand-mère applaudissait, tandis que monsieur Lisenko, au septième, avait interdit que je joue quand il rentrait du travail. Mère s’était fâchée et père était parvenu à un compromis avec ce voisin acariâtre — papa prétendait qu’il avait changé à la suite d’un préjudice. Ce physicien nucléaire de haut rang avait été relégué à l’ingénierie des sous-sols, sans explication. Le droit de pénétrer dans la salle de commande lui avait même été retiré. Il était aigri, papa le plaignait. L’accord portait sur les heures de sérénade — de cacophonie, proclamait monsieur Lysenko en gesticulant. Je ne sortais pas le saxophone après 19 h et jamais avant 8 h du matin. Au retour de l’école, j’avais tout loisir de souffler à en faire éclater les vitres. Mais il en eût fallu bien davantage pour briser les fenêtres des immeubles. C’est du moins ce que je croyais, ce que nous croyions tous, nous les cinquante mille habitants de la cité de l’atome, le concept même de l’avenir.
Orest et moi étions de médiocres footballeurs, ce qui désespérait nos pères. Nous préférions la musique et la course de fond. Ensemble, nous courions tous les jours le long de la Pripyat, la rivière au bord de laquelle les quartiers avaient été érigés. Nos petites jambes étaient parfois maladroites, mais on s’accrochait. Nous courons toujours sur les rives du cours d’eau qui draine une masse élevée de radioisotopes dangereux, malgré l’interdiction des autorités. Les nouveaux touristes de la misère, eux, sont subjugués par les « marathoniens de l’enfer». Le clou de leur voyage à Tchernobyl et Pripyat est de nous voir en plein effort, baskets aux pieds, foulant la terre maudite. Notre réputation de stalkers a fait le tour du monde. Léger tressaillement morbide: et si l’un de nous deux soudainement s’effondrait, terrassé par les radiations? Ils nous photographient de loin, comme des bêtes enragées. Parfois, taquins, nous les rejoignons et leur arrachons téléphones portables et appareils photo, refusant d’être la misérable petite onde de choc qu’ils ramèneraient fièrement chez eux. Et quand ils ont la chance d’assister à l’un de nos concerts, ils nous écoutent religieusement.
Nous voilà promus au grade envié de suprême curiosité du désastre.
Pripyat, nuit du 25 au 26 avril 1986
Une déflagration m’a brusquement réveillé. À peine ai-je ouvert les yeux que je suis resté fasciné comme un animal pris dans les phares d’une voiture, j’avais vu ça une nuit avec papa. Quand il les avait éteints, et grâce aux lueurs de la lune, j’avais aperçu le lièvre s’enfuir et rejoindre la forêt. La chambre était comme embrasée par les reflets d’un feu gigantesque allumé au loin. Les flammes projetaient contre les murs et jusque sur la couette de mon lit et celui de ma sœur des formes inquiétantes, des ombres brouillées, qui s’enchevêtraient comme des êtres diaboliques s’adonnant à une danse lascive. J’étais envoûté, mais soudain j’ai crié, réveillant Katya. Babouchka, notre grand-mère, est entrée, nous a calmés et intimé de nous habiller rapidement, Nous n’avons pas discuté, sa voix était impérative, elle ne parlait jamais de cette manière. Elle a préparé une valise, a emballé de la nourriture dans un sac, où elle a ajouté une bouteille d’eau et nous a dit d’emmener quelques jouets. Elle était comme détachée d’elle-même, méthodique, concentrée, le visage fermé. Ma sœur pleurait, ne comprenant pas pourquoi nous devions nous habiller en pleine nuit. Babouchka n’a fourni aucune explication. Elle m’a encore rappelé de ne pas oublier mon saxophone. Au passage, elle a tapé du poing à la porte d’Orest qui est venu ouvrir. Il dormait à moitié et suçait son pouce. Comme son père travaillait aussi de nuit, elle l’a aidé à s’habiller et l’a pris par La main. Mon ami affichait une moue contrariée mais n’a pas pipé mot. N’ayant lui-même plus de grand-mère, il aimait beaucoup Bab. Nous sommes descendus dans la rue, plusieurs voisins se hélaient par les fenêtres, cherchaient à savoir œ qui s’était passé, nul n’était effrayé. Personne ne pouvait imaginer la gravité de la situation. Pour moi, c’était simplement un grand incendie: — C’est la forêt qui brûle?
— Non, Zhenia, un réacteur a explosé, un seul j’espère. — Bab, suppliai-je, tu sais que demain je veux participer au marathon scolaire autour de la Centrale? Elle m’observa d’un œil à la fois furibond et empreint de tendresse :
— Zeniouchka, mon amour, fit-elle, une main distraite dans mes cheveux, un marathon, manquerait plus que ça.
— Et papa? Et maman?
— Ils sont au travail, nous partons à Kiev.
— Sans eux?
— Sans eux. »

Extraits
Il partit dans une diatribe pseudo-scientifique censée nous éclairer. J’en retins que le taux d’irradiation était très élevé et que nous avions intérêt à nous carapater vite fait, Ce que nous fîmes. Mais l’attrait de l’illicite et la curiosité qui nous habitaient étaient plus puissants que la peur. La zone d’exclusion devint notre terrain de chasse à l’image, aux émotions, aux découvertes, et bientôt notre théâtre de la cruauté, notre immense salle de concert, notre galerie d’art à ciel ouvert. Bab comprenait mais s’inquiétait pour notre santé. p. 49

Le bouche à oreille lui fournissait beaucoup de clients, parmi lesquels les soldats, les pires escrocs d’Ukraine et de Biélorussie, des adolescents de Kiev en rupture de ban, des drogués du sexe, de l’alcool, de la dope. Dans une région abandonnée qui n’avait plus ni lois ni maîtres, il faisait régner son ordre à lui. Les mauvais payeurs étaient une première fois, en guise d’avertissement, jetés à la rue. S’ils revenaient sans fric ou maltraitaient les filles, le boss sortait son flingue et tirait à vue. Le malheureux qui avait crevé à nos pieds en avait fait la définitive expérience. Il avait rudoyé Darya la barrique et l’avait payé de sa misérable existence, le sexe encore dégoulinant et la blessure ruisselant à deux pas du bordel. P. 111

À propos de l’auteur
RICHARD_Bernadette_DRBernadette Richard © Photo DR

Écrivaine, journaliste et astrologue, Bernadette Richard est née en 1951 à La Chaux-de-Fonds un 1er mai, 5 professions dont 37 ans de presse à ce jour, 1 mariage, 1 enfant, 1 divorce, 1 petite-fille, 58 déménagements dans 7 pays sur 3 continents, 28 romans et nouvelles, 3 livres pour enfants, 3 pièces de théâtre, 253 textes littéraires ou essais sur les arts plastiques parus dans des médias et anthologies, 28 discours pour des vernissages d’expositions. N’utilise que l’un de ses 12 stylo-plumes pour écrire. Travaille sur 1 PC (hélas). S’est trouvée à 5 reprises sur des lieux de prises de pouvoir politique ou attentats meurtriers, dont le 11 septembre. Vit ici ou là avec des 4 pattes envahissantes. (Source: torticolis-et-freres.ch)

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Le Dit du Mistral

MAK-BOUCHARD_le_dit_du_mistral  RL2020 Logo_premier_roman coup_de_coeur  

Prix Première Plume 2020

En deux mots:
Après un orage, la découverte de tessons de poteries sous un mur écroulé va entraîner le narrateur et son voisin à faire des fouilles et mettre à jour une fontaine romaine et pousser les hommes à poursuivre leurs recherche sur l’Histoire et les légendes du Lubéron.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Le mistral gagnant

Olivier Mak-Bouchard a réussi un formidable premier roman qui met le Lubéron en vedette, mêle des fouilles archéologiques aux mythes qui ont façonné cette terre et débouche sur une amitié forte. Bonheur de lecture garanti!

Paraphrasant Georges Brassens, on peut écrire que la plus belle découverte que le narrateur de ce somptueux roman a pu faire, il la doit au mauvais temps, à Jupiter. Elle lui tomba d’un ciel d’orage.
Car c’est à la suite d’une pluie violente que le mur de pierres sèches, entre sa propriété et celle de son voisin, a été emporté, mettant à jour de curieux tessons de poteries. Ne doutant pas qu’il s’agit de vestiges archéologiques, Monsieur Sécaillat – en vieux sage – propose de reconstruire le mur et d’oublier leur découverte, de peur de voir sa tranquillité perturbée par l’arrivée de hordes d’archéologues. Son voisin, fonctionnaire dans un lycée de L’Isle-sur-la-Sorgue, arrive toutefois à le persuader de poursuivre les fouilles de façon clandestine. La curiosité étant la plus forte, les archéologues amateurs se mettent au travail et finissent par déterrer des trompettes en terre cuite.
Creuser la terre et trier les tessons a aussi la vertu de rapprocher les deux voisins qui jusque-là s’étaient plutôt évités. Car ils vont tenter d’en savoir davantage sur leurs découvertes, essayer de dater précisément les objets, comprendre à quoi peuvent bien servir ces trompettes. Des recherches sur internet, une visite au musée et déjà les hypothèses, qu’ils discutent autour d’un verre ou d’un repas, vont les exciter. Et quand soudain ils voient apparaître le visage d’une femme sculptée dans une large plaque de calcaire, ils ont l’impression d’avoir une nouvelle amie dans leur vie. Qu’il leur faudra bien partager avec leurs épouses. Si Madame Sécaillat, atteinte de la maladie d’Alzheimer, ne saisit pas forcément l’importance de cette découverte, l’épouse du narrateur – de retour d’un voyage au Japon – va juger leur comportement irresponsable. Sans pour autant trouver comment régler la question. D’autant qu’une source a jailli et que son eau semble avoir des effets très bénéfiques…
Olivier Mak-Bouchard, en mêlant habilement l’Histoire et les légendes, en ajoutant quelques touches de fantastique à son récit, réussit un livre captivant qui chante ce pays comme les grands auteurs de la région dont il s’est nourri: Alphonse Daudet, Jean Giono, Frédéric Mistral, Henri Bosco ou Marcel Pagnol. Ce faisant, il nous fait partager son amour immodéré pour cette terre si riche en mythes et légendes, mais aussi forte d’un passé dont on devient le témoin privilégié. Un peu comme Le Hussard, un chat qui est l’observateur privilégié de la relation privilégiée qui se noue ici.
Des quatre éléments qui ont façonné la géographie du Lubéron aux éléphants d’Hannibal qui l’ont traversée, de la chèvre d’or qui s’est battue vaillamment jusqu’à ce mistral qui dure trois, six ou neuf jours et peut rendre fou, on se laisse porter avec bonheur par les parfums et les couleurs, la poésie du lieu et l’enthousiasme d’un auteur qui, comme sa femme-calcaire, est doté de pouvoirs magiques!

Le Dit du mistral
Olivier Mak-Bouchard
Éditions Le Tripode
Roman
360 p., 19 €
EAN 9782370552396
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, dans le Lubéron
MAK-BOUCHARD_ledit_du_mistral_carteCarte réalisée d’après un croquis de l’auteur © Éditions Le Tripode

Quand?
L’action se situe de nos jours, mais on remonte jusqu’aux origines de la création.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après une nuit de violent orage, un homme voit toquer à la porte de sa maison de campagne Monsieur Sécaillat, le vieux paysan d’à-côté. Qu’est-ce qui a pu pousser ce voisin secret, bourru, généralement si avare de paroles, à venir jusqu’à lui ? L’homme lui apporte la réponse en le conduisant dans leur champ mitoyen: emporté par la pluie violente et la terre gorgée d’eau, un pan entier d’un ancien mur de pierres sèches s’est éboulé. Or, au milieu des décombres et de la glaise, surgissent par endroits de mystérieux éclats de poterie. Intrigués par leur découverte, les deux hommes vont décider de mener une fouille clandestine, sans se douter que cette décision va chambouler leur vie.
S’il se nourrit des œuvres de Giono et de Bosco, Le Dit du Mistral n’est pas un livre comme les autres. C’est le début d’un voyage, un roman sur l’amitié, la transmission, sur ce que nous ont légué les générations anciennes et ce que nous voulons léguer à celles à venir. C’est un récit sur le refus d’oublier, une invitation à la vie où s’entremêlent histoires, légendes et rêves. C’est une fenêtre ouverte sans bruit sur les terres de Provence, la photographie d’un univers, un télescope aimanté par les dieux.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
La République des livres (Pierre Assouline)
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe
Blog La Viduité 


L’équipe du Tripode présente Le Dit du mistral d’Olivier Mak-Bouchard. © Production Le Tripode

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« PROLOGUE
Quan lou vent coumenco, vento très jour, siès ou noun.
(Le vent dure trois, six ou neuf jours.)
Si le lecteur veut comprendre comment toute cette histoire a pu arriver, il ne doit pas avoir peur de remonter dans le temps. S’il se limitait au réel qui baigne chacune de ses journées, il risquerait de ne pas saisir le fin mot de tout ce qui va suivre, ou pire encore, de ne pas y croire du tout. Il comprendrait à la rigueur le comment, mais le pourquoi lui échapperait. Il serait comme un de ces touristes qui, les jours de crue du Calavon, n’en croient pas leurs yeux et se demandent comment un si petit rataillon peut se transformer en quelques heures en fleuve Amazone, aussi large que violent. Les Anciens lui diront que forcément, c’est lié au relief du pays : une cuvette, une vallis clausa1 en entonnoir dont le Calavon est l’unique réceptacle en temps de pluie, vous comprenez.
Oui, si le lecteur veut vraiment comprendre, il doit remonter jusqu’à la création du monde. Pas celle que tout le monde connaît, mais bien celle des légendes du coin, celle que l’on raconte aux enfants d’ici pour qu’ils s’endorment.
*
Les légendes prétendent qu’au matin du septième jour, le bon Dieu était fatigué de son labeur et décida de se reposer. Il s’assit au soleil et, caressant sa barbe blanche, contempla son œuvre : la croûte terrestre, la voûte du ciel et des étoiles, la nature embryonnante, l’homme et la femme. Il n’était pas mécontent de lui, mais il n’était pas complètement satisfait non plus : il avait l’impression qu’il manquait quelque chose. Il avait besoin d’une cerise sur le gâteau, d’une touche finale avec un peu plus de gueule que les simples Adam et Ève. Il fit venir les Quatre Éléments, et leur dit qu’il voulait mettre un petit bout de paradis en ce bas-monde. Pour cela il comptait sur eux.
« Après tout le travail de cette semaine, je suis vanné, je n’ai plus d’idées. Chacun d’entre vous doit me faire un cadeau, un cadeau à la fois utile et sublime, que je mettrai dans cette région où nous voilà réunis. »
L’Eau, l’Air, la Terre et le Feu se regardèrent en chiens de faïence, se demandant bien ce qu’ils allaient pouvoir répondre.
« Pourquoi ne demandez-vous pas à Adam et Ève ? Après tout, ce sont eux, les joyaux de la Création », questionna l’Air, un tantinet narquois.
« Oui, oui, justement, je me demande si je ne me suis pas un peu loupé, là-dessus. Mais allez ouste, la Terre, c’est toi qui as été créée la première, c’est toi qui t’y colles. Tu as quoi dans ta besace ? »
La Terre se leva, bien ennuyée, regardant ses pieds et fouillant dans ses poches. Elle chercha une bonne minute, puis regarda le bon Dieu, le sourire aux lèvres, heureuse de la trouvaille qui venait de germer en elle.
« Moi, j’offre le calcaire. Ça n’a l’air de rien, ça n’est pas du marbre ou du diamant, mais c’est du solide. C’est blanc comme la neige, ça se met en strate tout seul si bien que pas besoin de tailler, ça fait de belles pierres plates naturellement. Avec le calcaire, les paysans pourront faire des murs à flanc de collines, et cultiver en terrasse. Les bergers pourront en faire des bories, pour s’abriter lorsque la nuit arrive ou quand l’orage surgit. »
Le silence se fit, comme dans une salle de classe à la fin d’une récitation, quand les élèves attendent l’appréciation du professeur. Le bon Dieu passa ses doigts dans sa barbe, la lissant sur le fil de ses pensées.
« Oui, le calcaire, c’est pas mal, c’est utile. Mais en termes de magnificence, c’est tout de même un peu blancasse. Voyons ce que les trois autres ont trouvé. Le Feu, à ton tour, qu’est-ce que tu peux faire à partir de ça, vas-y, on t’écoute. »
Le Feu se leva d’un coup, impatient de montrer ce qu’il avait préparé pendant que la Terre passait à la casserole. Il toussota pour s’éclaircir la voix, et prit la parole.
« Moi, je vais prendre ces strates de calcaire, et je vais faire courir de belles flammes tout du long. Le blanc, je le prends et je le fracasse, je l’expose à toutes les couleurs que mes flammes peuvent avoir. De la flammichette du briquet jusqu’à la torchère du pin qui crame, je donnerai au calcaire le pourpre et l’écarlate, le jaune topaze et le rubis, le vert luciole et le bleu pétrole, et tout ça en falaises, en à-pics, et en cheminées de fée. Moi, j’offre le plus beau des cadeaux : l’ocre. »
« Eh bien en voilà, de la magnificence ! Bon, je garde l’idée, ça m’a l’air très bien. Allez, l’Eau, maintenant, c’est à toi, montre-moi ce que tu as en réserve. »
L’Eau se leva, jetant des regards fuyants de tous les côtés, faisant son possible pour éviter de croiser les yeux du bon Dieu. Elle ne disait rien et restait silencieuse.
« Allez ouste, on n’a pas toute la journée », dit le bon Dieu.
« Je n’ai rien », répondit l’Eau.
« Allez, arrête ton cinéma. Montre-nous ce que tu as », dit un ton plus haut le bon Dieu.
« Mais puisque je vous dis que je n’ai rien trouvé, se mit à pleurnicher l’Eau. J’ai beau chercher, tout ce que j’ai ne convient pas. C’est le problème avec ce pays : il n’y a pas d’eau. La mer ? Elle est à deux heures de là, et si je la fais monter, vous pouvez dire adieu aux calanques. De la pluie ? Il suffit que je fasse tomber quelques gouttes pour délayer votre calcaire, pour délaver vos ocres. Et de toute manière, comment voulez-vous que je fasse venir la pluie ? Avec ce soleil, vous croyez que la raïsse2, elle vient par l’opération du Saint-Esprit ? Chaque année, ça va être la même chose, sécheresse sur sécheresse, rien en été, et pas beaucoup en hiver. Puisque je vous dis que je n’ai rien. Il y a bien la rosée du matin, mais en termes de magnificence, la rosée, ça pourra repasser. Quand je dis que je n’ai rien, ça veut dire que je n’ai rien de rien. »
Le bon Dieu est sévère, mais il est aussi miséricordieux. Il comprit que l’Eau avait vraiment cherché, qu’elle n’avait vraiment rien trouvé, et qu’il valait mieux ne pas continuer à la faire bisquer.
« Bon, bon, ce n’est pas la peine non plus de se mettre dans ces états-là. On va réfléchir et trouver une solution ensemble. Je suis sûr qu’on va trouver quelque chose de très bien. »
Les autres Éléments, assis à l’ombre d’un figuier, se regardèrent, de l’envie plein les yeux : le bon Dieu répondait à la place de l’Eau, elle avait bien de la chance. Ils se disaient que c’était injuste, mais pas un n’ouvrit la bouche, et chacun regarda ses pieds.
« Bon, alors, montre-moi ce que tu as déjà dans la région. On a le lac de Sainte-Croix, mais ce n’est pas franchement la porte à côté. On a le Rhône et la Durance, aussi, mais ce n’est pas non plus tout près. Non, il nous faut quelque chose du coin, que les gens trouveront ici et pas ailleurs. Le Rhône, ils peuvent le voir à Lyon, et la Durance, ils peuvent la voir à Sisteron. Qu’est-ce que tu as comme rivière autour de la montagne à proprement parler ? »
« J’ai beaucoup de petites choses, mais rien de bien gros : l’Aiguebelle, l’Aiguebrun, la Dôa, le Rimayon, la Sénancole… Beaucoup de cailloux et des trous d’eau par-ci par-là. Quand je vous dis qu’il n’y a rien, je n’invente pas, j’ai déjà cherché. »
« Ma foi, c’est justement parce qu’il n’y a rien qu’il doit bien y avoir une solution. La nature est comme moi : elle a horreur du vide. Elle cache sa beauté dans sa simplicité. Ces cailloux et ces trous d’eau, ils doivent bien se jeter quelque part ?
« Non, soit ils retournent direct dans la nappe, soit ils se perdent dans la plaine », dit d’un ton résigné l’Eau.
« Eh bien à partir d’aujourd’hui je veux que chaque goutte qui tombe du ciel entre cette montagne et la montagne de Lure aille dans tous ces rimaillons, et que tous ces rimaillons aillent dans une seule et même rivière. Cette rivière, ce sera le Calavon. Insignifiant chaque jour de l’année, il se réveillera les jours de gros orage, grossira autant qu’un fleuve, et arrachera tout sur son passage. Ses flots seront alors belliqueux, et emporteront tout jusqu’à la mer, les agneaux comme les serpents. Le Calavon rappellera aux habitants du coin, au moins une fois par an, que la nature reprend toujours ses droits ; et que s’ils peuvent se croire au paradis ici, un rien pourra les en priver », dit le bon Dieu.
Il fit une pause. Il réfléchissait à la tournure que prenaient les événements et ne semblait pas mécontent. Dans un sursaut, il se rappela qu’il y en avait un qui n’était pas passé, celui-là même qui regardait ses pieds avec beaucoup d’attention.
« L’Air, c’est à toi. Attention, tu as eu le temps de préparer, je serai exigeant. »
L’Air prit la parole à reculons, comme si on venait de le surprendre en train de préparer un mauvais coup. Il parlait d’une voix sourde, qu’on avait du mal à entendre.
« Moi j’ai regardé dans ma besace ce que j’avais en stock. Je prends ma rose des vents, et je vois qu’on a déjà de beaux zefs dans cette région. Venant du nord, on a la Tramontane, qui nettoie tout de la montagne jusqu’à la mer. De l’est, on a le Levant, aussi doux qu’il est humide. De l’ouest, on a le Narboune, qui amène l’hiver après l’automne et le ramène d’où il vient au printemps. Au sud, on a le Sirocco, qui se coltine quand même toute la mer Méditerranée pour faire le trait d’union entre les sables du Sahara et ici. »
Le bon Dieu le coupa tout net.
« Eh oh, tu te stoppes, là. Je ne t’ai pas appelé pour que tu me fasses l’inventaire des stocks et me décrives par le menu tout ce qui existe déjà, je le connais mieux que toi. Passe directement au prochain chapitre. »
« J’allais y venir. Je vous présente mon petit dernier, qui vient de naître dans une grotte près de Burzet. C’est mon caganis3 : je l’ai appelé Mistral. Vous vouliez de la magnificence, vous ne serez pas déçu : c’est un enfant terrible, un petit malpoli qui peut dépasser les cent kilomètres par heure en rafale. Il a une personnalité à décorner les bœufs, toujours à faire les quatre cents coups. Les gens vont l’adorer ou le détester, mais je peux vous dire qu’ils s’en souviendront et qu’il marquera les esprits. Il va déshabiller la région, la pénétrer jusqu’au corps, lui enlever son capèu4 de nuages les jours de mauvais temps. Si des nuages s’accumulent au-dessus du Mourre Nègre, le Mistral se mettra à souffler pour les faire déguerpir : moi, avec lui, j’offre un ciel toujours bleu, une lumière radieuse, et des couleurs chatoyantes. »
« C’est pas une mauvaise idée, en effet, ce ciel toujours bleu. Ça rendra le calcaire plus blanc et les ocres plus rouges. Ça me plaît », jugea le bon Dieu.
Le silence se fit. Lissant sa barbe, le bon Dieu regardait dans le vide comme si une toile invisible y attendait la touche finale. L’Eau, la Terre, l’Air et le Feu ne mouftaient pas, bien contents que le bon Dieu ne leur demande plus rien, et attendaient la suite.
« Oui, mais bon, il y a un détail qui me tracasse, reprit le bon Dieu. Dis-moi, l’Air, avec ton Mistral qui va souffler tous les jours, n’y a-t-il pas un risque que les gens d’en dessous deviennent complètement fadas ? S’il est aussi terrible que tu le dis, il ne saura pas s’arrêter et tout cela finira mal. »
L’Air ne répondit rien, accusant le coup. Le bon Dieu avait marqué un point, et l’Élément se triturait les méninges. Au bout d’une petite minute, il reprit la parole :
« Vous avez raison, je n’avais pas pensé à cela. Tout est question d’éducation : il faut savoir fixer des règles aux enfants, surtout aux plus terribles. Je vous propose ceci. Le Mistral pourra souffler aussi fort qu’il le souhaite, mais seulement par tranches successives de trois jours. Un, trois, six ou neuf, pas plus.
Je m’explique : si des nuages font mine de s’installer en haut du Mourre Nègre, s’ils commencent à y déployer leurs volutes, alors le Mistral aura le droit de souffler. Il pourra souffler, mais attention, gentiment. Les gens l’appelleront alors le mistralet. Si les nuages n’ont pas disparu au bout d’un jour, alors le Mistral aura le droit de souffler plus fort jusqu’à la fin du troisième jour. Quand je dis plus fort, je veux dire par bourrasques et rafales. Les gens l’appelleront alors le rauba-capèu5, car il enlèvera les capes sur les épaules, et les chapeaux vissés sur les têtes. Si, à la fin de ces trois jours, les nuages sont toujours là, alors il aura le droit d’y aller franco pour trois jours supplémentaires. Les gens l’appelleront le mistralas : il sera fort et méchant, obligeant les gens à rester chez eux, les volets clos, le temps qu’il fasse la sale besogne. Si, à la fin de ces six jours au total, le beau temps complet n’est toujours pas revenu, alors le Mistral pourra souffler de toutes ses forces, il aura carte blanche sur les cumulus pour trois jours de plus. Le ciel bleu devra impérativement être revenu au bout de ces neuf jours. Et les gens appelleront alors le Mistral par son titre de noblesse, son nom à rallonge, celui qu’on annonce dans les antichambres et qui retourne les portières : le broufouniè-de-mistrau6.
Un, trois, six ou neuf : le Mistral devra compter ses jours, il fera comme ça et pas autrement. »
Le bon Dieu ne répondit rien, approuvant en silence. Les Quatre Éléments le regardaient, et le voyaient en train de faire tourne et retourne dans sa tête.
« Parfait, parfait. Là, je crois qu’on commence à tenir quelque chose. Oui, avec cette règle du trois, six, ou neuf, je pense qu’on tient le bon bout. Avec ce calcaire, cette ocre, ce Calavon et maintenant ce Mistral, oui, ça commence à prendre forme », réfléchit-il à voix haute.
« Que le Luberon soit », ordonna le Créateur.
Et le Luberon fut.

1 Vallée close.
2 Pluie.
3 Dernier-né.
4 Chapeau.
5 Rebrousse-chapeau.
6 Voix de tempête.

1. LOU GRAN CARRI Y LOU PITCHO CARRI
J’éteignis les phares et sortis de la voiture. C’est toujours un moment particulier : les lumières des phares ne vous montrent que l’obscurité, et vous n’entendez pas les bruits de la nuit. La portière ouverte, c’est un nouveau monde qui se révèle, comme lorsque l’on met un masque et que l’on plonge la tête sous l’eau. Il fait plus frais. Vous ne voyez pas la montagne tout de suite, vos yeux ne font pas encore la différence entre le noir étoilé et le noir océan du massif. Une à une, les étoiles timides se dévoilent. La lune fait apparaître les sommets puis les crêtes, et la masse du Luberon se laisse enfin deviner. On ne le voit pas vraiment, mais on sent qu’il est tout autour, avec ses bruits qui ressemblent à des murmures, ses taillis profonds qui résistent au regard, ses bêtes que l’on devine de sortie pour profiter de la fraîcheur. C’est angoissant : l’obscurité et le silence cachent mal tout ce qui est là, qui épie, aux aguets, mais qui demeure invisible.
Je reste deux ou trois minutes accoudé à la voiture, pour apprécier la présence du mont. En journée c’est différent : il y a les rendez-vous qui n’attendent pas, le cagnard1 qui assomme, la lumière qui fait plisser les yeux. Là, c’est mon heure de solitude, une rivière noire que l’on traverse en abandonnant sur l’autre rive les problèmes de la journée.
Enfin, solitude, c’est beaucoup dire : c’est toujours à cet instant que le Hussard vient tournicoter dans mes jambes.
Le Hussard est arrivé dans ma vie dans des conditions assez surprenantes. Il y avait au fond du jardin un vieux J7, bourré de ronces et de mauvaises herbes. Un samedi matin, le téléphone sonne, c’est monsieur Sécaillat, notre voisin du bout du chemin.
« Je vais porter à la déchetterie toute une remorque de cochonneries, et si ça vous dit, j’en profite pour embarquer aussi votre J7. »
J’ai hésité : ce camion datait de mon grand-père, qui s’en servait pour charger les cagettes le jour du marché, avec moi par-dessus. Malgré les ronces et les mauvaises herbes, il était une part de mon héritage. Je répondis non, ma femme Blanche dit oui au nom de la lutte contre le tétanos, et le vieux J7 partit.
Nous regardions l’épave disparaître avec monsieur Sécaillat dans le virage lorsque le Hussard apparut, remontant notre chemin bordé de chênes-kermès. J’ai demandé plus tard à monsieur Sécaillat s’il avait aperçu ce chat quand il remorquait le J7, il me répondit que non, et que d’ailleurs il ne l’avait jamais vu dans le coin. Il s’en serait souvenu : le Hussard est un gros chat tout blanc, à l’exception de ses pattes qui sont noires, des coussinets jusqu’aux genoux. C’est pourquoi nous l’avons appelé le Hussard : on aurait dit un chasseur alpin pourvu de grandes bottes de cuir noir, et longeant le mur de la Peste. Toujours est-il que, ce jour-là, de son pas cadencé et martial, le Hussard remonta notre chemin, nous doubla sans coup férir, et s’avança jusqu’à notre porte d’entrée. Il nous attendit sur le paillasson, fier de son nouveau titre qu’il nous restait à apprendre : maître des lieux.
Donc, comme à son habitude, le Hussard vint tournicoter autour de moi à ma sortie de la voiture. Si les chats ne sont pas aussi réputés pour leur fidélité que leurs cousins canins, le Hussard est une exception qui confirme la règle. Je me suis toujours demandé comment il fait pour être là quand je rentre, fidèle au poste. Je n’ai pas d’horaires fixes, il m’arrive de rentrer tard. J’imagine qu’au coucher du soleil, l’animal doit surveiller notre chemin depuis un trou de garrigue, à l’affût du ronron du moteur.
Après quelques tournicotis, le Hussard mit officiellement fin aux retrouvailles et se dirigea vers la maison, en ouvrant la route. Je ne m’en plains pas. Mes yeux ne sont toujours pas habitués à l’obscurité, et mon sherpa félin m’aide à éviter quelques racines traîtresses. Nous remontons ensemble un bout de chemin dans le noir, passant à côté du petit bassin. Les crapauds s’y appellent toute la nuit pour ne jamais se voir : ils se taisent quelques instants, à notre passage, pour reprendre de plus belle sitôt que nous les avons dépassés.
Blanche rentre du travail après moi, ce qui me laisse le temps de mettre la table et de préparer le souper. Ce soir, ce sera croque-monsieur avec une salade de concombres, histoire que ce soit pas trop estoufadou2. L’ouverture du frigidaire devient un moment de grande hypocrisie. Je regarde ce qu’il y a et me demande quoi faire, tandis que le Hussard fait des pieds et des mains devant. Il sait pourtant très bien qu’il n’aura rien : je mets un point d’honneur à ne lui donner à manger qu’une fois le repas terminé. C’est mon père qui m’a appris cela, les hommes d’abord, les bêtes ensuite. S’il voyait la place que prend le Hussard sur le canapé du salon, il se retournerait dans sa tombe.
Ma femme rentra et on passa à table. Elle adore les croque-monsieur et ne raffole pas des concombres, ce qui fait une bonne moyenne. Le Hussard trônait comme à son habitude en face de la table, pattes en avant et yeux fermés. Il ne faut pas se fier à son faux air de sphinx désintéressé. L’animal est toujours prêt à bondir au moindre bout de jambon tombé par terre. Ma femme prit le dernier croque-monsieur et me laissa finir la salade. Je l’écoutais me raconter sa journée tout en sauçant le fond du saladier avec un quignon de pain. C’est un usage hérité de mon enfance que je n’ai pas abandonné au fil des années : si tu as tout mangé, tu as le droit de saucer le plat. Ce privilège était l’objet d’âpres négociations avec mes deux frères, Franck et Andréas. Moi, je suis celui du milieu, la pire des positions. L’aîné a une autorité naturelle, donnant son avis sur tout, tandis que le plus jeune ne manque jamais de revendiquer son statut auprès des autorités parentales. Autrement dit, je n’ai pas eu souvent dans mon enfance l’occasion de saucer les plats et il me faut rattraper depuis le temps perdu.
Ensuite, un pacte de non-agression divise les tâches ménagères : à moi la cuisine, à Blanche la vaisselle. Un avenant m’attribue le ravitaillement du Hussard. Je pris le reste du jambon, sortis une boîte de thon, mixai le tout dans sa gamelle, et ouvris la porte-fenêtre de la terrasse. En hiver, le Hussard mange dans la cuisine et dort dans le garage, dans un panier juché sur la tondeuse à gazon, dont on ne se sert jamais. En été, il mange et dort à l’extérieur.
Après lui avoir donné sa pâtée, je restai dehors, à écouter les murmures nocturnes. La nuit étincelait : des serpents d’étoiles ondulaient dans le noir de l’océan, leurs écailles ricochaient en constellations ésotériques. Je n’ai jamais été très fort pour lire les astres. Je suis myope comme une taupe, et plus simplement je n’y connais rien. Franck et Andréas se battaient au sujet de Cassiopée, et c’est tout juste si j’arrivais à voir l’étoile du berger. Ce soir je réussis à aller jusqu’au bout de mes possibilités : je reconnus la Grande Ourse et la Petite Ourse. Je fermai les volets, laissant le Hussard à son dîner.

2. LE HUSSARD SOUS L’ORAGE
Ce n’est pas le tonnerre qui me fit ouvrir les yeux, mais le bruit de la pluie. Blanche dormait toujours, l’orage ne l’avait pas réveillée. La pluie faisait un bruit cadencé, intense et régulier. Je me levai en essayant de ne pas déranger ma femme et descendis dans la cuisine. La pluie s’en donnait à cœur joie : malgré la nuit noire, on pouvait voir de grosses gouttes lessiver notre baie vitrée. On entendait le tonnerre gronder au loin, sans voir d’éclairs toutefois. L’orage avait l’air d’être sur Caseneuve et se rapprochait. À travers le bruit de la pluie, les pins couinaient sous l’effet du vent, et les vieilles tuiles s’agitaient. Je n’avais pas peur, mais regarder la pluie tomber est différent de sentir un orage passer sur le coin de votre tête. C’est comme faire le guet en temps de paix ou en temps de guerre.
Soudain un éclair illumina la nuit. Il fit une formidable photographie en noir et blanc de quelques secondes, sitôt apparue sitôt disparue. L’éclair avait révélé le jardin et la piscine, et le mur de pierres sèches qui nous séparait de chez monsieur Sécaillat. Pendant une fraction de seconde apparut distinctement la silhouette du Hussard, marchant de profil sur une des terrasses du champ de cerisiers. L’obscurité revint et avec elle un grand étonnement. Je ne m’attendais pas à voir le Hussard gambader sous la pluie par une telle nuit. Je l’imaginai plutôt en train de dormir dans le garage, où il peut rentrer par un vieux soupirail éventré.
J’ouvris la porte-fenêtre et tentai de l’appeler sans réveiller Blanche, mais la pluie doucha ma tentative. Je commençai à douter de ma vision au fur et à mesure que l’impression de l’image diminuait sur mes rétines et que l’obscurité revenait. Je n’en étais plus sûr du tout. Ce ne devait pas être le Hussard, mais simplement l’ombre de pierres. Je restai encore un instant accoudé à la baie vitrée, guettant un nouvel éclair pour en avoir le cœur net. Mais l’orage filait maintenant sur Saint-Saturnin et les grondements se firent de plus en plus lointains.
Je n’étais pas prêt pour autant à aller me recoucher. La vision me trottait dans la tête, et se faufilait à chaque fois sous le rideau de mes paupières quand je fermai les yeux. Il me fallait quelque chose de chaud de toute façon : le contrecoup de la chaleur de l’après-midi comme l’orage avaient rendu le fond de l’air plutôt frais. Un bout de fièvre n’était pas loin et risquait de pointer le bout de son nez demain matin. Un aïgo boulido1 m’aiderait à faire faux bond à la maladie. Mon grand-père s’en faisait un tous les dimanches soir : ça le requinquait pour la semaine qui arrivait, et « qu’a de sauvi din soun jardin a pas besoun de médecin2», disait-il.
Je pris six gousses d’ail dans le garde-manger, les coupai en petits bouts puis les écrasai à la cuillère. Je les fis bouillir pendant une vingtaine de minutes, avec du sel, de l’huile d’olive, de la sauge et deux feuilles de laurier. La vapeur d’eau passait sur mon visage et se chargeait petit à petit des vertus de l’ail et de la sauge. L’eau perdait sa couleur transparente. Je coupai le feu, laissai reposer un instant puis m’en versai une grosse tasse.
J’ouvris la porte-fenêtre de la cuisine, et allai sur la terrasse avec mon aïgo boulido. L’orage avait laissé son odeur avant de partir. L’ozone nocturne vous fouettait comme l’iode au bord de l’océan : on avait envie de respirer à pleins poumons pour s’imprégner de ce bien-être alchimique. Je pensais déjà à la satisfaction que j’aurais le lendemain matin, en tapant sur la citerne en fer, de bas en haut, et au son si caractéristique qui signale le niveau d’eau. Je sortis une chaise longue de dessous l’auvent, et commençai à siroter à petites gorgées.
J’appelai à voix basse le Hussard, lançant des « pitchi pitchi » dans le noir. Peine perdue, il était aux abonnés absents. Il n’y avait pas un bruit. Les criquets, les grillons, les grenouilles et même le vent ne disaient rien, comme s’ils avaient peur de faire revenir l’orage, tels des écoliers attendant leur instituteur malade.
*
Au matin, la pluie tombait toujours. C’était un samedi, l’alarme de mon réveil était débranchée. Comme pour chaque grasse matinée, je me réveillai plusieurs fois, me rendormant un peu plus tard. La première fois vous vous dites qu’il est encore tôt, qu’il doit faire encore nuit, et que c’est pour ça que la pluie ne s’est pas arrêtée. La deuxième fois vous n’êtes pas sûr de bien entendre : c’est un bruit léger, un crachin, rien de plus. La fois suivante, la lumière se fait de plus en plus insistante à travers les volets, et vous devez vous rendre à l’évidence, ce sera une journée foutue, il pleut.
Deux sentiments se battaient en duel sur mon oreiller. La triste idée que la météo allait gâcher le samedi, et la surprise : en cette fin d’été, si les orages de chaleur ne sont pas rares, ils sont en revanche très courts. Mais il fallait bien se lever. Il ne me restait plus qu’à regarder la pluie avec une tasse de café.
Nous sommes des inconditionnels du café à l’italienne. En semaine, je ne fais pas le difficile, je bois chaque matin le jus de chaussette préparé au travail. Je suis lent à démarrer, et il m’aide à connecter mes neurones. Le week-end, c’est différent : finie la perfusion de caféine, bonjour l’expresso. Nous avons une cafetière Moka, celle à huit faces et en aluminium. Il nous a fallu du temps pour l’apprivoiser. Même après toutes ces années, le tire-boyaux n’est jamais bien loin. Cette fois-ci, le résultat était à la hauteur des espérances. Je m’en versai une petite tasse, y ajoutai du sucre avec une petite cuillère en fer-blanc.
Blanche était déjà debout, travaillant sur son ordinateur. Je commençai à boire, accoudé à une fenêtre de la salle à manger. De gros nuages allant du gris au noir tutoyaient les cimes du Luberon, donnant à la montagne de sinistres versants. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes que me revint la photographie en noir et blanc de la veille, celle du Hussard gambadant sur le mur de pierres au milieu des éclairs. Je n’y avais pas pensé jusque-là.
« Tu as vu le Hussard ce matin ? »
« Oui, il tambourinait à la porte du garage quand je me suis levée. »
« Il est toujours là ou bien il est sorti ? »
« Par ce temps, tu rigoles ? Il roupille sur le fauteuil du salon. D’ailleurs, tu as raison, il faut le surveiller, il va pisser en catimini comme la dernière fois. Tu n’as qu’à le faire sortir. »
Il était là, roulé en boule sur son fauteuil habituel. Je le caressai du bout de l’ongle entre les deux sourcils, passai entre les deux oreilles puis remontai tout le long de l’échine. Il s’étira, poussant du bout de ses pattes des soucis invisibles. Je lui demandai où il avait passé la nuit, et si c’était bien lui qui s’amusait à faire la farandole entre les éclairs dans le champ de monsieur Sécaillat. Il ouvrit les yeux, et me jeta un regard courroucé, celui des gens que l’on dérange pendant la sieste. Je le mis sur mes genoux pour faire la paix et il se mit à ronronner.
J’allumai notre vieux transistor et écoutai Radio France Vaucluse égrener les nouvelles du matin. L’orage avait fait de gros dégâts, les services publics avaient fort à faire. Vers Cadenet, un glissement de terrain avait balayé un bout de route. À Apt, le Calavon faisait des siennes : il enflait d’heure en heure et promettait de déborder en milieu d’après-midi. La fourrière avait embarqué les véhicules des imprudents qui étaient encore garés sur les rives. La mairie avait donné un numéro vert pour obtenir des renseignements. Le présentateur passa aux résultats sportifs.
Je ne l’écoutai plus, bercé par les ronrons du Hussard et me demandant ce que le Calavon allait déterrer cette fois-ci. Aux dernières crues, le torrent avait mis au jour, un peu plus loin dans la vallée, vers Lumières, les ruines d’un tombeau du néolithique. C’était surprenant : si les vestiges gallo-romains étaient nombreux à Apta Julia, Apt la Romaine, les traces d’un passé encore plus ancien le long de la via Domitia étaient plus rares. Je n’ai jamais pris le temps d’aller voir ce tombeau, qui avait fait pourtant la une de la presse locale. C’était à l’endroit exact où, trente ans plus tôt, mon père nous avait emmenés avec mes frères un matin observer les castors du Calavon. À ce niveau, le plat de la plaine oblige le torrent à faire de vastes méandres, idéaux pour leurs barrages. Nous en avions vu trois en train de s’affairer dans le froid matinal. On avait été marqués par leurs incisives et leurs queues plates : sitôt le travail terminé, ils se retournaient et consolidaient à grands coups de queue leurs constructions hydrauliques. Je les regardai, agrippé aux jambes de mon père, et l’imaginant dans son atelier, éternel bricoleur rangeant ses outils et disant d’un ton satisfait : « Ce qui est fait n’est plus à faire. »
Sa voix résonnait toujours dans ma tête lorsque l’on frappa à la porte. Comme nous n’attendions personne, je me demandai qui cela pouvait bien être. Je poussai doucement le Hussard vers le rebord du fauteuil, et allai ouvrir. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant sur mon paillasson, trempé comme une soupe, monsieur Sécaillat.
« Venez, y a quelque chose qu’y faut que je vous montre », m’annonça-t-il calmement.

1 Ail bouilli.
2 Qui a de la sauge dans son jardin, n’a pas besoin de médecin.

3. PAR LES COLLINES ÉTRUSQUES
Mon voisin marchait vite : il essayait de passer entre les gouttes, ou bien était pressé de montrer sa trouvaille. J’avais du mal à le suivre, glissant sur les cailloux mouillés et perdant l’équilibre tous les deux pas. Je n’étais pas habillé pour aller sous la pluie. J’avais pris mon ciré, héritage d’une semaine de vacances au mont Saint-Michel, l’avais passé sur mon polo et mon bermuda. J’avais cherché sans succès mes bottes jaunes. Elles aussi dataient des grandes marées du mont Saint-Michel. Ne pouvant mettre la main dessus, j’avais pris en désespoir de cause mes claquettes et avais emboîté le pas à monsieur Sécaillat.
On ne se disait rien : je marchai, cinq ou six mètres derrière lui, faisant mon possible pour garder bonne figure. Il descendit le long du chemin, tourna à droite à l’intersection, comme pour remonter chez lui. À mi-parcours, il bifurqua et coupa à travers le champ qui séparait son mas du nôtre. Il y faisait pousser des cerisiers, et quelques amandiers en bordure. On y voyait passer des sangliers qui descendaient du Luberon pour aller boire dans l’eau du Calavon à la tombée du jour. Monsieur Sécaillat remonta la pente jusqu’au mur de la première terrasse, le longea sur une vingtaine de mètres et s’arrêta brusquement. Pas la peine de lui demander pourquoi : le mur était éboulé sur quatre ou cinq mètres. Les pierres avaient roulé entre les troncs des cerisiers, en arrachant un au passage.
J’étais un peu remonté contre mon voisin. Certes, c’était impressionnant, et j’étais désolé pour son cerisier, mais ce n’était pas non plus la fin du monde, loin de là. Il n’y avait pas de quoi venir me déranger et me faire rincer jusqu’aux os. Peut-être espérait-il un coup de main pour remonter son mur. Cela faisait bien dix ans que j’avais développé une passion pour les murs en pierres sèches, et que j’occupais mes étés à aménager notre terrain en construisant des murets. Monsieur Sécaillat aurait pu attendre le lendemain pour me passer un coup de fil, cela aurait été du pareil au même. Je tournai mon regard vers lui et m’apprêtai à lui dire le fond de ma pensée lorsqu’il leva le bras sans mot dire et pointa du doigt quelque chose dans les éboulis.
Ce n’étaient pas juste des éboulis. Il n’y avait pas que de la terre, des racines et des cailloux. À travers tout ce micmac, on pouvait apercevoir autre chose, et cette autre chose n’avait pas échappé à son vieux regard de paysan. Il y avait des cailloux qui n’en étaient pas, des tessons de terre cuite, des bouts de poterie. Poussé par la curiosité et sachant déjà que je violai une scène de crime, j’escaladai à quatre pattes les gravats.
C’est à ce moment précis que tout a commencé. Un tartempion n’aurait pas fait ce pas fatidique. Interloqué, il se serait retourné vers monsieur Sécaillat, les bras ballants. Pas moi. Et peut-être que monsieur Sécaillat l’avait deviné, pour venir toquer à ma porte par ce jour pluvieux.
J’ai bondi sur ces éboulis, cherchant parmi les mottes de terre comme un chien autour des racines de chêne à la saison des truffes. Je passai d’une motte à l’autre, découvrant des trésors là où il n’y avait que des racines, repoussant des pierres là où il y avait Dieu sait quoi. J’entendais César, ou bien encore Pline, à chaque goutte de pluie qui s’écrasait sur mon ciré.
Un long bout de terre cuite vert olive sortait d’une motte. Raclant la terre mouillée avec mes ongles, je me demandai ce que cela pouvait bien être : un bout d’amphore, de lampe à huile ou que sais-je encore. Je repoussai ce qui restait de terre autour, et imaginai la dernière fois qu’un homme l’avait manipulé. Qu’avait-il pensé, qu’avait-il dit ?
Monsieur Sécaillat me rejoignit et, observant ma trouvaille, sourit d’un air interrogateur. Il me tira par la manche et me proposa de remonter chez lui, sous-entendant qu’on allait en discuter. Comme un enfant qui veut rester encore au Corso, je le suivis en regardant l’amas d’éboulis, rêvant déjà d’en découvrir un peu plus.
On suivit le mur de terrasse jusqu’à retomber sur le chemin qui menait à son mas. Il me fit entrer par la porte de son garage, qui était restée grande ouverte. Il pendit nos deux imperméables à un clou dans son atelier puis me fit monter à l’étage, là où lui et sa femme habitaient. Il y avait dans la cuisine une énorme table en bois massif. Une douzaine de personnes pouvaient y tenir, elle avait dû voir bien des soupers. Du café restait dans la cafetière, mais il était froid. Monsieur Sécaillat remplit deux petites tasses à ras bord, et les mit une minute au four à micro-ondes. Ni lui ni moi ne parlions, attendant que la sonnerie de l’appareil lance le début de la conversation.
« Il faut appeler lundi à la mairie et leur dire que vous avez trouvé des trucs au fond du champ. Ils sauront vers qui nous diriger. Ils vont nous envoyer des gens de la sous-préfecture, à moins que ce ne soit le conservateur du musée qui vienne directement… » commençai-je.
« C’est hors de question », me coupa monsieur Sécaillat.
Silence.
« Qu’est-ce qui est hors de question ? Vous ne voulez pas que le gars du musée vienne ? Je le connais bien, c’est monsieur Gardiol. Il est très sympa. J’ai fait un stage avec lui quand j’étais au collège. »
« Lui ou un autre, c’est pareil. Il est hors de question qu’ils viennent faire des fouilles ici. On sait quand ça commence, on ne sait pas quand ça finit. On ne sait jamais quand ça va finir. Suffit qu’ils trouvent le bout de la moustache de Vercingétorix et l’État vous fout dehors. J’ai pas envie qu’ils se mettent à creuser des trous partout et de ne plus pouvoir aller dans mes cerisiers pendant dix ans ou plus. »
« Et qu’est-ce que vous allez faire alors ? »
« Dès que c’est sec, un coup de tractopelle là-dessus, et après je reconstruis le mur. Si vous pouvez m’aider à le faire avec les pierres, tant mieux, c’est plus joli, sinon, trois coups de parpaings et on n’en parle plus. »
*
Deux heures de débat supplémentaires n’avaient pas changé grand-chose. Son opinion était faite, et insister n’aurait servi qu’à envenimer les choses. L’heure du déjeuner était largement dépassée et il était temps pour moi de partir. Sa femme était atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle ne sortait plus beaucoup. Monsieur Sécaillat devait la faire manger. Il me raccompagna au garage, me tendit mon ciré puis me serra la main. La pluie s’était arrêtée, et il faisait grand beau. À contrecœur je retournai à la maison : fou saupre mettre l’aiguo per lou valat1
Peu importe que monsieur Sécaillat ne s’intéresse pas à l’Histoire, peu importe le caractère illégal de ce qu’il comptait faire. Sa réaction provenait de quelque chose de profond et d’ancré en lui. Cela touchait à sa terre, à ce champ qu’il avait parcouru dans un sens puis dans l’autre, en plein cagnard comme en plein hiver. Le simple fait que l’État ou qui que ce soit d’autre puisse s’arroger la propriété de son sol était hors de question. Le priver de son lopin de terre était comme lui couper un bras.
Pour une raison que j’ignore, je n’ai rien dit à Blanche en rentrant. Elle m’avait demandé à mon retour ce que monsieur Sécaillat voulait, et j’avais maugréé une excuse bidon avant d’aller m’enfermer dans mon bureau après le repas. Je n’avais pas très faim, un reste de poulet fut vite expédié.
L’après-midi se révéla maussade, partagée entre la chute d’adrénaline et un sentiment de frustration. Se trouvait peut-être sous les cerisiers de monsieur Sécaillat une villa, une tombe, ou même un temple, qui sait. Au dix-septième siècle, la charrue d’un paysan avait heurté un gros caillou dans un champ sur la colline des Tourettes. Le gros caillou n’en était pas un : de forme rectangulaire, il était parcouru d’une longue inscription. Le curé de la paroisse la déchiffra : c’était du latin. Il la consigna dans les registres de la paroisse :
Borysthène l’alain, impérial cheval de chasse, qui par la plaine, par les marais et par les collines étrusques savait si bien voler, qu’aucun sanglier, quand il chassait les sangliers de Pannonie, de sa dent étincelante de blanc n’osa le blesser, de sa bouche éclabousser de salive l’extrémité de sa queue. Mais dans la force de sa jeunesse, comme il arrive souvent, en pleine possession de ses moyens, il a atteint son dernier jour. Il repose ici dans la terre.
L’évêque fit faire des recherches supplémentaires et l’on découvrit plus d’éléments dans un volume de Dion Cassius. Au cours d’une partie de chasse dans le sud de la Gaule, l’empereur Hadrien avait perdu son cheval préféré, Borysthène. Il lui avait fait ériger un mausolée et avait composé lui-même l’épitaphe, cette même épitaphe que le paysan avait retrouvée des siècles plus tard. Malheureusement, ni la stèle ni le lieu précis de la découverte n’avaient réussi à surnager jusqu’à nos jours, si bien que personne ne savait où était enterré ce brave Borysthène. Peut-être le paysan, apeuré par le tintamarre du curé, avait-il refusé de divulguer l’endroit exact de sa découverte, préférant que les

Extrait
« Coucou chéri,
Kono-Hana était la fille du dieu des montagnes, Oho-Yama. Symbole de la délicate vie terrestre, elle est souvent associée au bourgeon de cerisier, le sakura, qui représente la renaissance de la vie immaculée après un long hiver. Elle avait rencontré au bord de l’eau son futur mari Ninigi, le fils du dieu soleil. Il avait demandé sa main à son père, qui avait refusé. Il lui aurait proposé au contraire sa première fille, Iwa-Naga, la princesse roche, qui était moins belle, mais qui était beaucoup plus stable, beaucoup plus posée. Le dieu des montagnes souligna que les humains seraient fragiles et éphémères, comme le sont les pétales de cerisier. Ninigi refusa tout de même, et devant son insistance, Oho-Yama finit par céder et donna la main de sa seconde fille. Kono-Hana tomba enceinte très rapidement: le lendemain de son mariage, elle annonça à Ninigi qu’elle attendait en effet un heureux événement. Ninigi fut pris de doutes: était-il vraiment le père, n’avait-il pas été joué dans l’histoire? Kono-Hana fut offusquée par les doutes de son épouse et eut recours à une solution extrême pour défendre son honneur. Elle s’enferma dans la maison de maternité et, toutes portes closes, y mit le feu, proclamant que si ses enfants étaient bien de Ninigi, alors ils vivraient. S ’ils étaient d ’une liaison adultère, alors ils périraient dans les flammes. »

À propos de l’auteur
MAK-BOUCHARD_Olivier_©DROlivier Mak-Bouchard © Photo DR

Olivier Mak-Bouchard a grandi dans le Luberon. Il vit désormais à San Francisco. Le Dit du Mistral est son premier roman. (Source: Éditions Le Tripode)

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