L’invention de l’histoire

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En lice pour le Prix RTL-Lire 2023

En deux mots
Thomas vit en banlieue avec sa femme et son fils. Désormais au chômage, il s’inscrit à la médiathèque où il va se faire des amis qui vont l’encourager dans son projet, retrouver la trace de son arrière-grand-père ferrailleur qui pensait avoir acheté la tour Eiffel. Son père, en Ehpad dans le Sud-Ouest, pourra peut-être l’aider…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas de la victime de l’arnaque du siècle

Sous couvert d’une enquête menée par son arrière-petit-fils qui entend savoir comment son aïeul a pu croire qu’il avait racheté la tour Eiffel, Jean-Claude Lalumière nous raconte la France d’aujourd’hui, celle où nombreux sont ceux qui se sentent aussi arnaqués.

Thomas a du temps devant lui, car après avoir travaillé en tant que rédacteur dans une agence de pub il se retrouve au chômage. Alors il essaie de s’occuper, range le garage et y déniche des tonnes de souvenirs. Puis décide de s’inscrire à la médiathèque où il ne tarde pas à se faire des amis. Lina, la belle bibliothécaire, n’hésite pas à lui apporter son aide, car l’enquête qu’il a décidé de mener la passionne. Il aimerait en savoir plus sur cette histoire que sa famille préfèrerait oublier, la vente de la tour Eiffel à son arrière-grand-père par un roi de l’arnaque. Françoise qui arrondit ses fins de mois en vendant des confitures aux clients et Mansour, dont il a également fait la connaissance à la médiathèque l’encourage à parler à son père, lui qui n’a pu parler au sien, ancien harki torturé par ceux de son propre camp et rescapé in extremis de cette sale guerre. « Ce jour-là, j’ai compris pourquoi Mansour s’intéressait à la littérature des années cinquante et soixante. Celle qui parle de la jeunesse de son père, de la sienne aussi. On revient toujours explorer les forêts noires de son enfance, y retrouver le petit garçon resté là, égaré, oublié sur Le chemin qui mène à l’âge d’homme. Mansour et moi avons cela en commun, ce désir de comprendre ce qui nous a construits. »
Ajoutons-y Francky qui a bien envie de faire payer au directeur de supermarché son trafic illicite et imagine un moyen irréfutable pour lui extorquer les fonds qu’il détourne. Ce que Viktor Lustig avait réussi à faire en vendant la tour Eiffel.
Alors même si son père perd un peu la mémoire, Thomas décide-t-il de confier son fils Valentin à Carine, son épouse, et prend le train pour la maison de retraite de Marennes où réside son père. Peut-être réussira-t-il à en apprendre davantage sur cet homme, objet de recherches vaines jusque-là?
Avec beaucoup de sensibilité et d’humour, Jean-Claude Lalumière suit cet homme un peu maladroit et dépeint avec beaucoup de justesse cette France des oubliés. Sous couvert d’enquête historique, c’est bien une recherche personnelle que mène Thomas. Où en est-il de sa relation avec sa femme? Avec son père? Avec son fils? Et plus largement avec une société qui manifeste sur les ronds-points et qui rêve de jours meilleurs. Qui a le sentiment qu’elle aussi a été arnaquée.
C’est avec la politesse du désespoir qu’il nous fait partager sa quête et c’est avec grand plaisir qu’on le suit dans ses pérégrinations. Oui, la nostalgie est une petite musique mélancolique qui a encore de beaux jours devant elle.

L’invention de l’histoire
Jean-Claude Lalumière
Éditions du Rocher
Roman
216 p., 18 €
EAN 9782268108476
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en commençant par Paris et la banlieue, mais on y voyage aussi beaucoup, de Bussy-Saint-Georges à la Beauce et de La Rochelle jusqu’à Marennes, en passant par Surgères. On y évoque aussi Alger et des escapades à Prague, Rome, Lisbonne, Venise.

Quand?
L’action se déroule en 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
Depuis l’enfance, un mystère intrigue Thomas Poisson : la vente, dans les années vingt, de la tour Eiffel à son arrière-grand-père, ferrailleur de son état, par un certain Victor Lustig. Une arnaque mythique dont a été victime son aïeul, un déshonneur transmis de père en fils.
Sa recherche le conduit auprès de son père – un homme taiseux qui s’est réfugié dans un Ehpad à la mort de sa femme – et à la médiathèque de sa ville, où il rencontre une singulière petite bande : Lina, Mansour, Francky et Françoise. Autant de femmes et d’hommes dont les fragilités et les solitudes imposées par la précarité contemporaine vont se répondre.
Une quête de sens, un récit de filiation et d’amitié d’une grande délicatesse, à la fois décalé et poétique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« À trois cents kilomètres à l’heure, le train traverse la campagne beauceronne figée dans son immensité. Sur la plaine, le soleil encore bas darde ses rayons dont la lumière rasante s’accroche à la rosée, qui ne l’arrête pas, lui donne au contraire plus d’ampleur. Magie de la diffraction. C’est le printemps et le vert tendre s’étend à perte de vue. Du blé partout. Du blé encore en herbe. Du blé en abondance qui vaut à cette région le surnom de grenier de la France. L’agriculture moderne, intensive, au service de la multiplication des pains. Une assurance contre la famine et les soulèvements populaires.
La grande vitesse sied à ce paysage hérité du remembrement dont il est l’expression la plus monotone. Sans le mouvement pachydermique des éoliennes, d’aucuns pourraient croire que rien ne bougeici, ousipeu. Lacroissancedesculturespour seul mouvement. Invisible à l’œil du voyageur. Une abstraction pour mon esprit citadin. Périurbain, devrais-je dire. Selon les géographes et les aménageurs, c’est ainsi qu’il convient de qualifier ce qui n’est ni la ville, ni la campagne, ni même la banlieue. L’espace périurbain est un endroit où le champ des possibles se réduit à un carré d’herbe clairsemée menacé par le goudron des parkings. Je vis dans un lieu incertain, voué à disparaître, qui sera bientôt absorbé par la ville en expansion, où demeure dans un statut transitoire près d’un tiers des Français auxquels personne, ni les médias, ni les politiques, ni les pouvoirs publics, n’accorde beaucoup d’attention en dehors des campagnes électorales. Des crevards, une armée de réserve pour l’économie, la chair à canon du capitalisme et de la société de consommation. Rejetés loin des centres-villes par la pression immobilière, coincés là par les aléas économiques, financiers, boursiers, cantonnés aux marques génériques et aux premiers prix. Le hard discount et le made in China pour seul horizon. La frustration pour quotidien. Chaque fois que nous abordons ces sujets, Mansour s’emporte. « Et on leur reproche encore de coûter cher. Un pognon de dingue, comme il dit, l’autre… Qui peut s’étonner de les voir se rassembler depuis quatre mois sur les ronds-points ? Mais à quoi aboutira toute cette agitation ? Tu peux me le dire ? À des promesses, comme toujours… »
Mansour a probablement raison. « C’est comme ça, depuis toujours, enchérit-il. Les autorités mentent et rien de mieux ne nous attend dans la vallée voisine. Inutile de se lancer dans l’ascension du col. Nous croiserons les mêmes miséreux arrivés au sommet, venant de l’autre versant, avec, dans le regard, la même certitude, la même colère d’avoir été trompés. »
Je n’ai pas compris pourquoi Mansour racontait cette histoire de vallée et de col. Nous étions à la médiathèque. Il m’a montré un livre, Les Saisons de Maurice Pons.
— Tu devrais lire ce roman, m’a-t-il dit.
Je venais d’enregistrer mes livres pour la semaine à la banque de prêt et j’avais déjà atteint le maximum d’emprunts autorisé.
— La prochaine fois, je lui ai dit.
Mansour a reposé le livre à sa place en soupirant. Il sait bien que je ne lis pas de romans. C’est une chose qui le désole.
— Tu devrais le lire, celui-ci. Moi, j’ai appris beaucoup grâce aux romans. Je connais la chaleur qui, au mois d’août, embrase dans un souffle les vallées d’Algérie quand vient le soir, je connais l’ambiance d’Alger les jours de victoire de l’équipe nationale de football, les voitures qui descendent des hauteurs de la ville dans un concert de klaxons et les Algérois qui se rassemblent et qui forment un cortège sur la rue Didouche-Mourad, je sais qu’Alger la blanche ne l’est qu’en façade, au premier regard lorsqu’on arrive par la mer, mais que l’ocre, le jaune, le brun et le rouge de la brique s’imposent ensuite au regard. Et pourtant, je n’y suis jamais allé. Grâce aux romans, j’ai aussi compris la colère de la jeunesse algérienne, de l’humiliation des célébrations de 1930 aux massacres de Sétif en 1945, cette colère qui a poussé mon père à rejoindre l’ALN dès 1954. J’ai lu le déchirement du départ forcé, que j’avais oublié. J’étais trop petit… Bref, j’ai compris qui j’étais. Lire des romans est la meilleure façon d’entendre parler de soi. De toute façon, c’est tout ce qu’il me reste pour combler les silences.
J’ai pris le train ce matin à la gare Montparnasse, celui de La Rochelle, et descendrai à Surgères, au milieu de la campagne charentaise. De là, un bus assure la liaison avec Marennes où demeure mon père. Un long périple. Le bus donne l’impression d’un retour au temps où la durée du voyage préparait au dépaysement, où l’on se languissait d’arriver. Il fallait prévoir un casse-croûte. Un temps révolu. Malgré le trajet en bus, j’arriverai avant 14 heures à Marennes, et pourrai, je l’espère, déjeuner au restaurant de la place Carnot où se situe l’arrêt, ou sinon près du marché. Rien n’est moins sûr si tôt dans l’année. Hors saison encore. À pied, je rejoindrai ensuite la maison de retraite où réside mon père. Pour dormir, j’ai loué une chambre d’hôte non loin du centre. Confort réduit mais prix raisonnable.
Nous sommes vendredi. J’ai accompagné Valentin à l’école à 8 h 30. Sur le trajet, je lui ai rappelé que c’était Amélie, la mère de son copain Lucas, qui viendrait le chercher ce soir, que je devais m’absenter jusqu’à lundi et qu’il passerait le week-end avec sa mère, mais la seule question qui l’intéressait était de savoir si j’allais croiser la dame aux confitures. Il a terminé un pot de confiture de fraises ce matin et s’inquiète de voir notre réserve diminuer. « Il n’y a plus que trois pots d’avance », a-t-il insisté. Arrivé devant l’école, Valentin a filé dans la cour en direction d’un groupe de garçons, tout en criant à mon intention de ne pas oublier la confiture. Je l’ai rassuré de nouveau et, pressant le pas, j’ai gagné la gare pour rejoindre Paris par le TER de 8 h 45. Les confitures attendront mon retour.
La dame aux confitures, comme l’appelle Valentin, c’est Françoise que je retrouve plusieurs fois par semaine à la médiathèque. Pour compléter sa modeste retraite, elle prépare des confitures qu’elle vend sous le manteau. Elle promène toujours avec elle un chariot de courses en toile écossaise orange qui contient une douzaine de pots de sa production. Un client peut se présenter à tout moment. Françoise teint ses cheveux d’une couleur proche de l’orange de la toile de son chariot. Une couleur sans équivalent dans le règne naturel qui peut, sous une certaine lumière, évoquer un coucher de soleil publicitaire, un cliché de la Toscane sur lequel un graphiste stagiaire aurait abusé des filtres Photoshop. Une image rassurante qui m’a d’abord laissé penser à un geste marketing. Françoise est bien au-dessus de cela. Elle aime cette couleur, tout simplement. Pourtant, s’il ne s’inscrit pas dans une quête d’image de marque, l’orange de ses cheveux la rend facilement identifiable, de loin. Même dans la bibliothèque, les lecteurs l’abordent pour réclamer qui de la mûre, qui de l’abricot, qui de la framboise. C’est comme ça que je l’ai rencontrée. J’étais assis à la grande table, celle tout au fond de la médiathèque, où les lecteurs consultent la presse. Elle venait de s’installer en face de moi et s’apprêtait à lire l’édition du jour du Parisien quand un jeune employé est venu lui demander, en chuchotant pour ne déranger personne, s’il lui restait de la gelée de groseille. Françoise a chuchoté, elle aussi, à l’oreille du jeune homme qui a éclaté de rire sans émettre le moindre bruit. Une scène à faire douter un malentendant du bon fonctionnement de son sonotone. Je me suis dit que la formation des bibliothécaires devait les préparer à cela. Une aptitude validée par un examen, j’imagine, où l’épreuve consiste en une mise en situation de communication silencieuse : orienter vers la section « Histoire égyptienne » sans prononcer un mot, ramener au calme d’un simple regard un groupe d’adolescents agités, donner son avis, positif ou négatif, sur un ouvrage en clignant des yeux… Personne ne maîtrise l’expression silencieuse mieux que les bibliothécaires. Entre eux, ils échangent sur des fréquences que seuls les chiens et les chauves-souris peuvent percevoir.
Françoise a plongé la main dans son chariot, en a ressorti la gelée convoitée, provoquant le sourire radieux du jeune employé.
— J’ai aussi de la fraise, a-t-elle soufflé. De la mara des bois.
Mais le garçon s’est contenté de son pot de groseille.
Alors qu’elle ouvrait son journal, je lui ai dit :
— J’en veux bien, moi, de la fraise.
— Vous avez raison, c’est la meilleure.
Ce n’était pas Françoise qui avait répondu mais l’homme qui, assis à côté de moi, lisait Le Monde des livres. C’est aussi à cette occasion que j’ai rencontré Mansour. C’était au début de mon chômage. Nous avons sympathisé ensuite, et nous nous retrouvons plusieurs fois par semaine, toujours autour de la même table, aux mêmes places, depuis ce jour-là.
Une éternité s’était écoulée, me semblait-il, depuis la dernière fois où j’avais couru pour attraper le train de 8 h 45. Bientôt deux ans que je fais partie de ceux qui ne sont rien. Avant cela, j’étais rédacteur dans une agence publicitaire. Vingt ans que j’exerçais ce métier. Depuis plusieurs mois, je ressassais le même discours chaque soir en rentrant de l’agence. Je n’aimais plus mon travail, ne m’entendais pas avec le directeur artistique recruté un an plus tôt, un jeune prétentieux qui me regardait comme un dinosaure lorsque je réclamais des briefs plus précis. « C’est bon, Thomas, pas la peine de creuser, on en a assez », me répondait-il chaque fois, désinvolte, superficiel, trop pressé. Et je me retrouvais à plancher avec des orientations imprécises dans des délais toujours réduits. Ce que je proposais ensuite ne le satisfaisait pas. L’art de sucrer les phrases, comme disait le chef de pub avec lequel j’avais débuté, requiert du temps, de la patience. Trop vagues, à l’image des directions données, mes slogans n’étaient pas percutants, le positionnement restait flou, mais les campagnes, sur internet désormais, fonctionnaient malgré tout. La publicité online était la nouvelle orientation de la direction. Sur le papier, l’idée ne tenait pas, mais, en ligne, l’idée importait peu. Quelques rudiments d’une psychologie de bazar dictaient des slogans médiocres. Les algorithmes assuraient le reste. Travailler ainsi ne m’intéressait pas. Nous aurions pu aller plus loin, réaliser un travail de qualité en amenant le client à bien préciser ses orientations, mais cela prenait du temps, demandait plusieurs rencontres, exigeait de s’intéresser à l’autre. Ce n’était plus cet état d’esprit qui régissait le métier. Seuls comptaient les chiffres, les affichages à l’écran, les clics, les résultats financiers.
« Ce n’est pas que je les néglige, je ne suis pas naïf, je sais bien qu’il faut que l’argent entre dans les caisses, les nôtres comme celles des clients, mais si l’on brûle les étapes, tôt ou tard, on passe à côté de la beauté de ce métier. On fait de la pub comme des machines, et même pour des machines. Rien de tout ce que nous avons produit ces derniers mois ne passera à la postérité. Tout cela n’a plus de sens », avais-je dit à Carine un soir après le dîner.
Pourtant, l’agence avait remporté quelques prix. Mais que signifiait gagner des prix dans un milieu où l’exigence artistique avait disparu au profit des indicateurs ? Fini les jingles qui claquaient à l’oreille. Plus de musicalité dans la phrase. L’époque où écrire un slogan publicitaire s’approchait de la poésie minimaliste était révolue.
Carine m’avait suggéré de négocier la fin de mon contrat. Comment imaginer que la fin de ce contrat mettrait en péril celui de notre mariage ? Le temps file et tout coule.
Au début de notre histoire, Carine habitait à Bussy-Saint-Georges, un appartement de trois pièces acheté sur plan, cinq ans plus tôt, alors qu’elle débutait dans la vie professionnelle et que la ville nouvelle sortait de terre, construite pour les jeunes cadres qui travaillaient pour beaucoup de l’autre côté de la capitale, dans le quartier de La Défense. De nombreux chantiers annonçaient l’arrivée prochaine de nouveaux habitants. La ville grandissait mois après mois. Un an après notre rencontre, j’avais quitté Paris et j’étais venu m’installer avec elle. Mes collègues de l’agence n’avaient pas compris cette décision. À l’époque, de la fenêtre de la chambre, on pouvait apercevoir au loin, au-delà des constructions en cours, l’autoroute A4. Quand soufflait le vent du sud, il portait jusqu’à nous les vrombissements des voitures qui filaient dans un flot incessant sur la voie rapide. La dernière fois que Carine et moi avions traversé Bussy, nous étions passés devant l’immeuble où se trouvait son appartement. Par curiosité seulement, car nous n’avions aucune nostalgie de notre vie là-bas. Les arbres avaient grandi sur l’avenue devant la fenêtre, et les immeubles en face, achevés depuis longtemps, offraient à la vue des occupants actuels le crépi clair de leurs façades de carton-pâte. Le parc d’attractions de Disney se situait à quelques kilomètres de là, mais on avait l’impression que les décors commençaient avec les villes nouvelles environnantes. Du préfabriqué, démontable à l’envi, à peine résistant aux intempéries, semblait-il. À la naissance de Valentin, nous avions décidé de vivre dans une maison avec un jardin. Cela voulait dire partir plus loin de Paris encore. Mes collègues ne comprenaient toujours pas.
Je comptais parmi les employés les plus anciens de l’agence, les mieux payés aussi. L’opportunité de me remplacer par un jeune diplômé aux exigences salariales moindres, prêt à tout pour entrer dans le moule, était trop belle. Mes patrons ont rapidement accepté cette proposition de rupture conventionnelle. Exit le vieux, chargé de famille qui plus est. À quarante-six ans, je n’étais toujours pas à la tête de l’équipe des rédacteurs. Ni ma hiérarchie ni mes collègues ne considéraient mon expérience comme un atout, au contraire. Les apparences leur donnaient raison. Lors d’une formation à l’utilisation des réseaux sociaux imposée par la direction, il m’avait fallu créer des comptes sur les différents réseaux abordés pendant les séances. J’avais un compte Facebook que je n’utilisais jamais, mais pas pour Instagram et Twitter. Le formateur nous avait demandé de poster une photo au hasard sur Instagram. Dans mon téléphone, j’en avais trouvé une du chat des voisins, un chat persan qui vient parfois nous rendre visite. Le formateur nous avait demandé de publier cette photo en l’accompagnant de hashtags, si possible en anglais, pour améliorer sa visibilité. Je m’étais exécuté : #chat #chatpersan #cat #persiancat #persianlover… Il n’avait pas fallu longtemps avant que je ne reçoive une douzaine de sollicitations, de la part d’amoureux des chats bien sûr, mais aussi de quelques types à grosse moustache, des cousins bodybuildés de Borat qui affectionnaient les poses lascives dans des vêtements trop petits. À l’évidence, #persianlover me classait parmi ceux dont les fantasmes érotiques se dissimulaient dans les salles de sport des faubourgs de Téhéran. J’ai supprimé mon compte Instagram après la formation.
Le monde avait changé, moi pas. Je n’étais qu’un élément parmi d’autres, touché par l’obsolescence programmée. Dispensable. Personne ne m’a retenu.
J’ai démissionné au début de l’été, sous le soleil. Le jardin, les barbecues (je pense avoir cuisiné tous les aliments qui pouvaient cuire sur un barbecue et même certains qui n’y étaient pas destinés, avec plus ou moins de succès pour ces derniers, je dois l’admettre), les dîners sur la terrasse, l’activité de Carine au ralenti en cette saison, Valentin qui n’avait pas école : cela ressemblait à des grandes vacances. Septembre est venu me rappeler la réalité de ma nouvelle vie, imposant de nouveaux rituels, au rythme de l’école de Valentin et des repas à préparer (les mauvais jours m’ont obligé à délaisser le barbecue, ce qui, je crois, était un soulagement pour Carine). Un rythme qui ne me laisse que peu de temps libre. Valentin pourrait déjeuner à la cantine, mais je tiens à m’occuper de notre fils. C’est aussi pour ça que j’ai tout plaqué.
Lundi, je l’attendrai à la sortie de l’école. Ce soir, Carine ira le chercher chez la voisine, après son dernier cours. C’est la première fois que je les laisse seuls tous les deux. Carine en profitera pour faire le point, m’a-t-elle dit, réfléchir à nous deux. « Il serait plus juste de dire à nous trois », lui ai-je fait remarquer. Elle a haussé les épaules sans rien dire. Cette réponse non verbale m’a blessé, davantage que si elle m’avait envoyé bouler, et sur le coup, je me suis demandé si Carine n’avait pas suivi une formation de bibliothécaire avant de me rencontrer.
J’espère ne pas effectuer ce voyage pour rien. J’aurais dû commencer mon enquête en questionnant mon père, bien sûr, mais j’avais promis à ma mère de ne jamais lui parler de l’épisode qu’elle m’avait révélé. J’avais neuf ans lorsqu’elle m’avait raconté cette histoire, et elle m’avait fait jurer de ne jamais aborder ce sujet avec lui. « Il en a toujours honte et ne veut plus en entendre parler », s’était-elle justifiée. Plusieurs fois l’envie de m’entretenir avec lui de ce qu’il convient de nommer une péripétie familiale était venue et, chaque fois, je m’étais mordu les lèvres pour m’en empêcher, me remémorant l’avertissement de ma mère : « Si tu lui parles de cette histoire, tu vas lui faire de la peine. » Alors j’ai ravalé mes questions. Jamais je n’ai rompu cet absurde serment. Même après la mort de ma mère il y a cinq ans. Cette affaire n’était pourtant pas un secret. Elle était même de notoriété publique. Certains en avaient tiré des livres, des films, et elle ressurgissait régulièrement dans la presse. C’était un marronnier, un sujet qui servait à combler les creux éditoriaux, une histoire sensationnelle dans laquelle la victime, mon arrière-grand-père, passait immanquablement pour un crétin. Et c’est sans doute pour cette raison que mon père ne voulait plus en entendre parler. Comme si la honte de s’être fait gruger d’une manière aussi grossière s’était transmise d’une génération à l’autre. »

Extrait
« Ce jour-là, j’ai compris pourquoi Mansour s’intéressait à la littérature des années cinquante et soixante. Celle qui parle de la jeunesse de son père, de la sienne aussi. On revient toujours explorer les forêts noires de son enfance, y retrouver le petit garçon resté là, égaré, oublié sur Le chemin qui mène à l’âge d’homme.
Mansour et moi avons cela en commun, ce désir de comprendre ce qui nous a construits. » p. 53

À propos de l’auteur
LALUMIERE_Jean-Claude_2_DRJean-Claude Lalumière © Photo DR

Né à Bordeaux en 1970, Jean-Claude Lalumière a d’abord écrit des fictions pour les Ateliers de création de Radio France avant de publier au Dilettante Le Front russe (prix Jeune mousquetaire du premier roman) et La Campagne de France. Aux éditions Arthaud, Ce Mexicain qui venait du Japon et me parlait de l’Auvergne et aux éditions du Rocher Reprise des activités de plein air (2019) et L’invention de l’histoire (2023). (Source: Éditions du Rocher)

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Les envolés

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Prix Goncourt du premier roman 2022

En deux mots
Le 4 février 1912 Franz Reichelt saute du premier étage de la tour Eiffel et, quelques secondes plus tard, s’écrase au sol. Le tailleur venu de Bohême était persuadé d’avoir inventé un parachute qui sauverait les aviateurs. Il en avait fait le serment.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Pour une seconde d’éternité

Étienne Kern a choisi, pour son premier roman, de retracer le parcours de Franz Reichelt. Car l’histoire de l’homme qui s’est jeté de la tour Eiffel en 1912 est bien plus riche que le fait divers filmé à l’époque. Elle dit aussi la puissance d’une conviction, la force d’un rêve.

Il s’appelait Franz Reichelt, avait émigré en France et était tailleur. Mais il est surtout connu pour avoir sauté un jour de février 1912 du premier étage de la tour Eiffel. La courte vidéo de ce drame a été visionnée des millions de fois, symbole tout à la fois d’un monstrueux accident et de la volonté farouche de vivre son rêve.
Étienne Kern, qui vient de décrocher le Prix Goncourt du premier roman pour ce livre, a choisi de raconter comment il en était arrivé à faire ce choix. Et c’est passionnant.
Sur ses pas, on découvre combien la France se passionnait alors pour les pionniers de l’aviation. «Chauffeurs de taxi, étudiants, coureurs cyclistes, des centaines de têtes brûlées se prenaient à rêver des nuages. C’était plus qu’un engouement, c’était une frénésie, un élan gigantesque comme après une longue absence. Les étagères sc tapissaient de revues spécialisées. Jamais les cœurs n’avaient vibré de plus d’émotions. Çà et là, des appareils construits dans des arrière-boutiques ou des cours de ferme s’élevaient laborieusement dans les airs avant de retomber.
Partout, les pieds enfoncés dans le sol, des foules se rassemblaient, poussant le même cri de plaisir, les bras tendus vers tous ces héros, ces perdus, ces damnés qui lançaient de gros jouets vers le ciel sans savoir qu’ils y creusaient leur tombe.
En ce temps-là, on ne parlait pas encore d’avions. On parlait d’aéroplanes.»
Si Franz n’avait pas croisé la route de Antonio Fernandez, il n’aurait sans doute jamais envisagé de voler. Ce collègue, qui lui a mis le pied à l’étrier quand il est arrivé en France et ne parlait quasiment pas la langue, a rapidement fait fortune avant de se lancer dans la construction de l’un de ces aéroplanes. Lors d’une soirée passablement avinée, il va lui faire détailler son projet. Quelques jours plus tard, du côté de Nice, il mourra aux commandes de l’Aréal, son invention qui avait réussi à décoller, mais un câble défectueux a sans doute lâché et provoqué sa chute.
Quelques jours plus tard sa veuve, accompagnée de leur fille que son père n’aura jamais vue, se présentera à sa boutique parisienne, vendue pour trois fois rien. Elle parviendra à se faire embaucher comme couturière et croisera par la suite la route de Franz. Ignorant leur amitié passée, Emma va accorder sa confiance à cette homme si attentionné. Franz, quant à lui, s’est lancé dans la confection d’un costume-parachute. Il veut ainsi rendre hommage à son ami Antonio et offrir une belle preuve d’amour à sa veuve. Qui se sent trahie, qui voit une seconde fois la folie s’emparer de son homme.
Étienne Kern, en racontant les jours et les heures qui vont mener Franz à la mort, dit bien davantage que les journalistes qui ont alors relaté ce fait divers. Il dit les rêves des émigrés, il dit la chute de son grand-père et celui de son amie, de tous ceux qui sont partis trop tôt, des rêves plein les yeux.
En insérant son histoire personnelle entre les chapitres, en racontant son enquête sur les pas de Franz Reichelt, le romancier donne à ce livre une dimension universelle. En rendant hommage à tous les envolés, il montre aussi que leurs espoirs continuent de nous accompagner, qu’ils sont au-dessus de leur tragique destin. Derrière la mort, il nous donne une émouvante leçon de vie.


Les actualités Pathé avaient filmé le saut de Franz Reichelt (la chute finale peut choquer des lecteurs non-avertis) © Production Transglouti

Les envolés
Étienne Kern
Éditions Gallimard
Premier roman
160 p., 16 €
EAN 9782072920820
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi à Bétheny près de Reims, à Nice et Antibes. On y évoque aussi la Bohême et l’Espagne.

Quand?
L’action se déroule le 4 février 1912, avec l’évocation des années précédentes.

Ce qu’en dit l’éditeur
4 février 1912. Le jour se lève à peine. Entourés d’une petite foule de badauds, deux reporters commencent à filmer. Là-haut, au premier étage de la tour Eiffel, un homme pose le pied sur la rambarde. Il veut essayer son invention, un parachute. On l’a prévenu : il n’a aucune chance. Acte d’amour ? Geste fou, désespéré ? Il a un rêve et nul ne pourra l’arrêter. Sa mort est l’une des premières qu’ait saisies une caméra.
Hanté par les images de cette chute, Étienne Kern mêle à l’histoire vraie de Franz Reichelt, tailleur pour dames venu de Bohême, le souvenir de ses propres disparus.
Du Paris joyeux de la Belle Époque à celui d’aujourd’hui, entre foi dans le progrès et tentation du désastre, ce premier roman au charme puissant questionne la part d’espoir que chacun porte en soi, et l’empreinte laissée par ceux qui se sont envolés.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
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En Attendant Nadeau (Pierre Benetti)
DIACRITIK (Johan Faerber)
Benzine Mag (Benoît Richard)
Le Petit Bulletin
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Dans le cadre de la première édition du Littérature Live Festival (25-30 mai 2021) de Lyon, Etienne Kern parle de littérature et de son premier roman. © Production Villa Gillet


Etienne Kern présente son premier roman Les envolés. © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
Tu as les yeux fermés, les bras ballants, la tête légèrement penchée. Tu portes une large casquette, des gants, des souliers vernis, une combinaison de couleur sombre qui fait comme une bouée au-dessus de tes épaules. Tu es l’image de la douceur. On dirait l’artiste qui, au moment de saluer son public, chavire sous le poids d’un amour débordant.
Dans l’angle supérieur droit, une série de diagonales dessine ce qui ressemble à des visages. C’est l’un des piliers de la tour Eiffel. Juste en dessous, un flamboiement noir : un arbre.
Tout le reste est gris pâle, presque blanc – blanc du ciel, blanc du sol, couvert de sable. Et sur ce blanc, une autre tache noire, presque au centre de la photo, un peu à ta droite : la silhouette d’un homme qui marche.
Tu vas te mettre à marcher, toi aussi.
Tu vas rouvrir les yeux, les lever vers le ciel, t’approcher du pilier et t’engager lentement dans l’escalier.

4 février 1912, au petit matin. Une trentaine de personnes s’étaient rassemblées là, devant la tour Eiffel. Des policiers, des journalistes, des curieux. Tous levaient les yeux vers la plateforme du premier étage. De là-haut, le pied posé sur la rambarde, un homme les regardait. Un inventeur.
Il avait trente-trois ans. Il n’était pas ingénieur, ni savant. Il n’avait aucune compétence scientifique et se souciait peu d’en avoir.
Il était tailleur pour dames.
Il s’appelait Franz Reichelt.
*
Il venait de Bohême, un vieux royaume qui mourait lentement au bord d’un vieil empire.
Il y avait un village près de Prague, Wegstädtl, c’est là qu’il était né, dans une petite maison grise que longeait le fleuve. Tout autour, des champs de houblon et, plus loin, dans toutes les directions, de longs sentiers qui se perdaient sous les arbres.
Il n’avait pas voulu devenir cordonnier comme son père ; le tisserand de la ville d’à côté l’avait pris comme apprenti. À l’âge où l’on se choisit une vie, il était allé à Vienne pour entrer chez un couturier. Il était consciencieux, habile de ses mains : après quelques années, en 1900, il était parti tenter sa chance à Paris, capitale de la mode.
Les débuts avaient été durs. Il ne savait pas un mot de français. C’était un étranger. Pire, presque un Allemand. On se méfiait encore, alors, des vainqueurs de 70. Mais il avait fini par trouver un patron, puis un autre, avant de s’installer à son compte, tout près de l’Opéra, au 8 de la rue Gaillon. Une chambre, un petit salon pour recevoir ses clients, une pièce un peu plus vaste qui lui servait d’atelier : c’était son royaume à lui et il s’y sentait bien.
Il vivait seul.
*
Il avait les yeux clairs, presque gris, ceux d’un rêveur. Ses larges moustaches se relevaient curieusement quand il souriait. Sa voix, profonde, avec des accents rauques, était capable d’une grande tendresse.
Il avait gardé de ses premières années en France l’habitude de s’exprimer avec lenteur. Quand il butait sur un mot, il masquait sa gêne derrière un sourire timide, hanté par la peur d’être jugé, méprisé. Il parlait toujours à voix basse.
Il lisait peu. Le soir, ses yeux étaient fatigués d’avoir, des heures durant, examiné des fils et des aiguilles. Parfois, il rouvrait pourtant, avec une émotion qui l’étonnait lui-même, un livre qu’une cliente, un jour, avait oublié chez lui. Elle n’était jamais venue récupérer le manteau qu’elle avait commandé. Il avait interrogé les voisins, les commerçants : plus personne ne l’avait vue. Elle était morte, sans doute. Le livre était resté. C’était un recueil de poèmes, des classiques, ceux qu’on apprend à l’école. Franz ne les comprenait pas tous ; leur charme n’en était que plus fort. Il s’en imprégnait sans même s’en rendre compte, émaillant son discours de formules surannées et d’images déconcertantes.
À ceux qui l’écoutaient, il parlait des nuages et des larmes, de ces mondes lointains, de toutes ces choses de la terre et du ciel que ne savent que les enfants et les fous.
Mais la plupart du temps, il ne disait rien.
*
Chaque matin, vers sept heures, il ouvrait la porte à Louise et l’accueillait d’un sourire. Elle le saluait d’un signe de tête, passait dans l’atelier et s’asseyait à sa table de couture. C’était une femme mince, aux gestes précis, qui se tenait très droite. Elle venait de Berlin. Ils se parlaient en allemand.
À l’époque où il l’avait engagée, quelques années plus tôt, il hébergeait encore sa sœur cadette, Katarina, qui avait quitté leur village natal et rêvait d’un avenir à Paris. Un jour, la porte était restée ouverte. Il avait eu l’impression soudaine d’être observé : sur le seuil, une fillette de deux ou trois ans, pieds en dedans, mains derrière le dos, lançait des regards timides autour d’elle, séduite et comme rassurée par ce lieu merveilleux où des caisses d’emballage, des bobines de fil et des monceaux de tissu s’offraient à ses doigts. Il avait fait quelques pas vers elle. Elle s’était précipitée sous une table.
Il allait lui parler quand une femme avait pénétré dans la pièce, essoufflée. Elle sortait de chez un fournisseur installé au rez-de-chaussée. Sa fille lui avait échappé, elle l’avait cherchée partout, elle était désolée, affreusement désolée.
Franz lui avait tendu une chaise.
À la fin de la journée, Katarina était rentrée. Il lui avait expliqué qu’il recruterait une employée. Elle s’occuperait un peu de l’appartement et l’aiderait à l’atelier. Elle s’appelait Louise Schillmann. Son patron ne pouvait plus la payer. Elle avait une fille à charge, Alice.
— Tu sais qu’elle te laissera tomber quand la môme aura le nez qui coule ?
Il avait répondu qu’il avait une décision difficile à prendre et qu’il réfléchirait. Le lendemain, il avait dit à Katarina qu’il l’aiderait à se trouver une chambre quelque part.
*
Dans les premiers jours de 1906, Katarina rencontra un bijoutier qui la couvrit de cadeaux et fit d’elle sa fiancée. De ce moment, elle eut de la pitié pour son frère qui, disait-elle, n’avait pas la tête bien solide et jetait son argent par les fenêtres.
En vérité, ses affaires se portaient bien. Un soir, il examina ses comptes et découvrit qu’il pouvait engager un apprenti. Il embaucha Maurice, un gaillard de quatorze ans qui vivait juste en face.
Maurice arrivait chaque matin un peu après Louise et la rejoignait dans l’atelier. Franz, lui, allait et venait entre l’atelier et le salon, où entraient les premiers clients.
Puis les clients repartaient, Maurice et Louise retournaient chez eux, les heures s’ajoutaient les unes aux autres et les rideaux n’en finissaient pas de s’alourdir dans le silence du soir.
Franz restait seul.
*
Chaque semaine, le même jour, à la même heure, il partait en promenade. Il prenait la rue Saint-Augustin puis la rue de Richelieu et gagnait le square Louvois. Là, il faisait le tour de la fontaine et s’arrêtait un instant. Alors il levait les yeux vers les arbres et regardait les feuilles soulevées par le vent.
Il rentrait toujours par le même chemin.
À l’atelier, ensuite, il n’avait jamais l’air d’être vraiment revenu. On aurait dit qu’il voyait encore les arbres au- dessus de sa tête. Du bout des doigts, il esquissait parfois dans le vide la forme d’une branche ou d’une écorce qui lui avait paru belle.
Maurice s’étonnait, insistait, voulait faire dire à Louise que le patron n’avait pas toute sa tête. Louise haussait les épaules en souriant. Elle aimait la manière qu’il avait de vous regarder, sans vous juger, comme si votre seule présence était une joie. Sa façon d’exprimer exactement ce que vous ressentiez avait fini par la convaincre qu’il avait une sorte de don.
Maurice répétait : C’est un drôle de type, tout de même.
*
Alice allait sur ses six ans. Certains jours, quand elle ne pouvait pas faire autrement, Louise l’emmenait avec elle rue Gaillon. La fillette passait des heures dans le salon, saluant les objets un à un. Un vase. Une armoire. Une chaise. Puis elle recommençait, de sa petite voix aiguë.
Maurice sortait, excédé. Louise se confondait en excuses. Franz souriait.
Il emmenait parfois Alice avec lui au square Louvois. En chemin, il lui apprenait les noms des plantes ou lui montrait mille détails qu’il découvrait avec elle.
Elle l’adorait. Quand, la nuit tombée, Franz cherchait son recueil de poésies, il n’était pas rare qu’il fût au milieu des affaires d’Alice – crayons, gomme, grandes feuilles recouvertes de taches.
Elle ne savait pas encore lire. Sa voix résonnait étrangement, comme si elle vous parlait de très loin. Parfois, à sa manière de baisser les yeux, d’ouvrir la bouche, de bouger les pieds, vous aviez une sensation pénible, comme un problème, une menace, quelque chose qui s’avançait et vous alertait. Puis elle partait soudain d’un grand rire, vous courait dans les bras et vous étiez rassuré.
Louise murmurait : Si seulement son père…
Elle n’en disait jamais plus. Franz ne posait pas de questions. Il savait sans savoir. Une histoire de violence, de dettes, la déchéance d’un mari qui noyait sa vie dans l’alcool, disparaissait, revenait, plein d’une colère vaine envers le monde et lui-même.
Louise, à tout moment, trouvait des prétextes pour aller sur le balcon, laver les vitres, chasser des araignées. On la retrouvait en larmes et répétant qu’il ne fallait pas faire attention à elle.
*
C’était une merveille de taffetas gris, à la fois très sobre et très ouvragée. Le tissu, incroyablement léger, s’éclairait de lueurs roses à certaines heures du jour. Un liseré de dentelle soulignait la taille.
Rue Gaillon, on disait simplement : la Robe.
Franz l’exposait depuis des années sur un vieux mannequin de bois, dans un coin du salon. Bien des clients avaient souhaité l’acheter ; il s’était toujours refusé à la vendre.
Alice pouvait toucher aux ciseaux, ouvrir les tiroirs, s’approprier chaque recoin de l’appartement, mais pas s’approcher du mannequin. C’était la seule règle que fixait Franz. La fillette pressait sa mère de questions : d’où venait cette robe ? Qu’avait-elle de spécial ? Louise n’en savait rien. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi bien cousu.
Certains soirs, Franz s’attardait devant la Robe, visage fermé, lèvres tremblantes. Quand on lui demandait s’il se sentait mal, il répondait qu’il allait parfaitement bien. Il sortait sur le balcon et y restait longtemps, appuyé à la rambarde.
La première fois qu’il le vit ainsi, de dos, penché vers l’avant comme s’il cherchait à toucher quelque chose, Maurice crut qu’il pensait à sauter et se précipita vers lui. »

Extrait
« Chauffeurs de taxi, étudiants, coureurs cyclistes, des centaines de têtes brûlées se prenaient à rêver des nuages. C’était plus qu’un engouement, c’était une frénésie, un élan gigantesque comme après une longue absence. Les étagères sc tapissaient de revues spécialisées. Jamais les cœurs n’avaient vibré de plus d’émotions. Çà et là, des appareils construits dans des arrière-boutiques ou des cours de ferme s’élevaient laborieusement dans les airs avant de retomber.
Partout, les pieds enfoncés dans le sol, des foules se rassemblaient, poussant le même cri de plaisir, les bras tendus vers tous ces héros, ces perdus, ces damnés qui lançaient de gros jouets vers le ciel sans savoir qu’ils y creusaient leur tombe.
En ce temps-là, on ne parlait pas encore d’avions. On parlait d’aéroplanes. » p. 29

À propos de l’auteur

Etienne Kern, ecrivain (2021)

Étienne Kern © Photo @ANDBZ Abaca Press

Né en 1983, Étienne Kern vit et enseigne à Lyon. Il est l’auteur de plusieurs essais littéraires remarqués, parmi lesquels Une histoire des haines d’écrivains (Flammarion, 2009, avec Anne Boquel) et Le tu et le vous: L’art français de compliquer les choses (Flammarion, 2020). Les Envolés, son premier roman, a été couronné par le Prix Goncourt du premier roman 2022. (Source: Éditions Gallimard)

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L’équilibre du funambule

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En deux mots:
Ornicar Garthausen rencontre Helle dans les souterrains de Paris. Un rendez-vous surprenant pour un couvreur. Mais notre homme n’est pas au bout de ses surprises. En suivant la jeune femme, il va découvrir bien des trésors.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Mais où est donc Ornicar?

Dans son second roman Céline Knidler choisit de nous faire découvrir Paris d’un point de vue original, celui du couvreur Ornicar Garthausen. Une balade surprenante et poétique.

La situation est grave, mais pas désespérée. Elle pourrait même prêter à rire, si le risque n’était pas mortel. Ornicar Garthausen se retrouve suspendu par le caleçon à une antenne râteau, après une chute qui aurait pu lui coûter la vie.
Et alors qu’il se demande combien de temps un sous-vêtement en coton peut résister au poids d’un homme, nous allons pouvoir remonter le fil de l’histoire afin de découvrir comment le jeune patron de la maison Garthausen & fils en est arrivé à cette fâcheuse posture. Et notamment qu’il n’en est pas à sa première dégringolade…
Quand on fait sa connaissance, il est en train d’admirer la capitale depuis les toits de l’Opéra Garnier dont on lui a confié la réfection. Une situation dont il oublie vite le côté périlleux – il n’a pas le vertige – pour goûter au privilège que lui offre son métier. En suivant ce guide un peu particulier, nous allons pouvoir profiter d’un point de vue inédit sur quelques-uns des monuments emblématiques de Paris. Mais avant d’explorer la coupole du Panthéon ou la pyramide du Louvre, il aura fallu qu’il tombe dans un conduit de cheminée avant d’atterrir dans les catacombes et de perdre connaissance.
À son réveil, il va constater qu’à part quelques contusions il s’en sort plutôt bien mais il est complètement perdu. Après deux jours d’errance, il est finalement sauvé par une jeune femme qui aime explorer les entrailles de la capitale. Avant de retrouver sa femme, ses artisans et son chantier, il doit promettre à cette mystérieuse aventurière de lui montrer l’accès par lequel il s’est retrouvé dans les souterrains.
Comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, sa chute s’est accompagnée du départ de Claudine. Sa femme a choisi de le quitter pour un employé du métro – sans doute pour changer de perspective – et de laisser aux mains de deux hommes de main chargés de récupérer la dette qu’elle a contractée. Et pour faire bonne mesure, il n’a plus de logement, celui-ci s’étant écroulé!
Il se tourne alors vers Helle (c’est le prénom danois de la jeune femme) qui lui promet de l’aider à régler son problème s’il accepte de l’accompagner dans sa quête. Car elle entend retrouver le trésor de Cartouche, ce brigand dont son père lui racontait les exploits.
Un peu contraint et un peu fasciné, Ornicar suit son ange gardien dans ses expéditions nocturnes, en marge de la légalité. Mais on lui pardonnera volontiers ses écarts, car elle nous offre une visite de la bibliothèque Mazarine, nous fait grimper sur la Tour Eiffel ou encore nous entraine dans les cuisines du Ritz.
Ce guide touristique très particulier, aussi documenté que poétique, se lit comme un conte moderne. Entre roman d’aventures et quête sentimentale, Céline Knidler vient à son tour inscrire son nom dans la liste des romans feel good qui cartonnent en librairie. On lui souhaite le même succès.

L’équilibre du funambule
Céline Knidler
Éditions Larousse
Roman
340 p., 14,90 €
EAN : 9782035956293
Paru le 6 juin 2018

Où?
Le roman se déroule à Paris

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ornicar Garthauser est couvreur de métier et passe sa vie sur les toits de Paris.
Helle explore les profondeurs de la ville et cache un mystérieux secret.
Un jour, Ornicar tombe par accident dans les souterrains de la capitale et sa vie entière s’écroule. Helle a une solution pour l’aider mais il faudra qu’il accepte d’accompagner la jeune exploratrice dans les coulisses du Paris nocturne.
Des sommets de l’Opéra Garnier à la crypte du Panthéon, du Louvre en passant par les catacombes, l’homme des hauteurs et l’exploratrice de l’ombre vont vivre des aventures étourdissantes et apprendre à s’apprivoiser.
Jusqu’à découvrir l’incroyable secret qui les réunit…

Les critiques
Babelio
Journal des femmes
Le blog d’Eirenamg


Céline Knidler parle de son deuxième roman L’équilibre du funambule © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
Prologue
« J’ignorais le vertige… Jusqu’à cette situation incongrue: je suis suspendu par le caleçon à une antenne râteau, au-dessus d’un vide de six étages.
Le vent se lève. Voilà que je tourne sur moi-même comme un asticot au bout de son fil. Les bras et les jambes tendues. j’essaye de me stabiliser. Un craquement m’informe que le tissu de mon caleçon continue de se déchirer avec patience et application. Combien de temps un sous-vêtement en coton peut-il résister au poids d’un homme? je l’ignore. Mais je sais que je vais bientôt m’écraser une vingtaine de mètres plus bas, au beau milieu de la rue qui s’anime à mesure que l’aube s’affirme. Paris s’éveille, indifférente au drame qui se joue sur ses toits.
De la poitrine jusqu’aux oreilles, mon cœur bat les secondes qui me séparent de la mort.
Quel chemin tortueux faut-il emprunter pour se retrouver dans une pareille posture, aussi improbable que périlleuse? C’est une longue, longue, très longue chute.

Chapitre 1
D’un doigt nonchalant, je caresse la ligne de son mollet, remonte le long de sa cuisse dissimulée par le drap tendu de sa toge. Mes bras entourent ses hanches. Je me hisse, tends la main vers son bras levé, son aisselle inodore. Ma paume englobe son sein rond et son téton durci. Mon pied écrase sa chaussure. Je plaque ma main sur son visage, meurtris son nez, enfonce mes doigts dans ses yeux. Elle ne dit mot. Sa chair est dure et froide. Insensible, mais que faudrait-il attendre d’autre d’une statue?
L’allégorie de l’Harmonie trône à l’extrémité gauche de la façade de l’Opéra Garnier. Sur un ciel nébuleux, sa parure dorée étincelle dans un dernier rayon de soleil. Une goutte s’écrase sur ma joue. Je jette un œil incrédule sur le visage impassible au-dessus de ma tête. On n’a jamais vu statue pleurer. Sauf dans les églises, mais c’est une autre histoire. Ce bronze reste de marbre. Et c’est très bien comme ça.
Une averse s’abat sur le chantier. Le zinc, luisant de pluie, adopte la même couleur que les cumulonimbus qui le menacent. À ma montre, il est l’heure de rentrer. Je descends de mon piédestal, frappe dans mes mains.
– C’est fini pour aujourd’hui, les gars. On remballe!
Je me trouve à la tête d’une entreprise de couverture qui habille le sommet des bâtiments. Mon père m’a légué ses névroses, sa maison et, à la retraite, sa société. J’ai des tendances misanthropes, un grand appartement avec vue sur le Sacré-Cœur et j’emploie quatre personnes. La spécialité de la maison Garthausen & Fils? La zinguerie.
On m’a confié la réfection d’une partie des toits de l’Opéra Garnier. Mes outils ne s’attaquent pas à la vaste coupole en cuivre qui domine l’édifice. Ils se contentent d’en restaurer les toits en zinc, plus modestes, mais aussi essentiels. Je rassemble plieuse, battoir, coupefeuille, fourneau à souder, matrice et les range dans une malle de chantier, que je recouvre d’une bâche et d’un œil satisfait.
Mes employés n’ont pas traîné. Le matériel remballé, ils ont disparu en un rien de temps. Lorsqu’ils dévalent les escaliers de service, ils n’ont qu’une idée: retrouver leurs bistrots, leurs copains, leur quotidien.
Ont-ils entendu parler du fantôme de l’Opéra et de son lac souterrain? Ces rustres regardent les pierres du Palais Garnier avec la même indifférence que la faïence des couloirs du métro, et ne trouvent pas plus d’intérêt à restaurer la toiture d’un opéra mythique que celle d’un centre commercial. »

Extrait
« Les labyrinthes, les cachettes, les coulisses, les passages interdits sont ses terrains de jeux. La salle d’un restaurant ne l’intéresse guère. Ses caves, oui. La nef d’une église est jolie, mais ses combles magiques. La rue est banale, tandis que ses souterrains deviennent une aventure. Le toit d’un grand magasin est le paradis au-dessus de l’enfer.
Là où le commun des mortels voit un mur, elle voit le moyen de l’escalader. Quand il rencontre une porte close, elle l’a déjà contournée. Une barrière? Elle se laissera enjamber. Un fossé? Creusez plus profond que lui et vous aurez gagné.
Un soupir m’échappe.
– Je sais déjà tout cela. Voilà deux nuits qu’elle fait de moi un apprenti passe-muraille. Mais qu’en est-il de ce trésor qu’elle cherche partout?
Claude se redresse, remue les fesses pour trouver la position la plus confortable et crache un rond de fumée.
– Foutaises! Cela n’engage que moi, mais le trésor de Cartouche n’est qu’un leurre, une carotte pour faire avancer l’âme et l’âme. Une marotte pour pimenter sa vie. Que ferait-elle, la petite, si elle mettait la main sur le coffre-fort? »

À propos de l’auteur
Céline Knidler est née le 26 décembre 1983 à Paris. Après une maîtrise de lettres et une école de journalisme, elle s’oriente vers le métier de Journaliste Reporter d’Images. Elle travaille actuellement pour WebTvCulture, une WebTv consacrée à l’actualité littéraire. Elle y réalise des interviews d’auteurs, des reportages sur des remises de prix, des sujets de fond sur la littérature aujourd’hui. En 2013, elle a publié La grâce des Innocents (France Empire), un roman historique dont l’intrigue se situait à la fin du XVIème siècle, au temps des guerres de religion. Elle est amoureuse de Paris et passionnée d’Histoire(s). (Source : Éditions Larousse / Nouvellesplumes)

Compte Twitter de l’auteur 

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