Biche

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Finaliste du Prix littéraire les Inrocks

En deux mots
Gérald et son chien Olaf partent pour une nouvelle partie de chasse. Autour de lui, un groupe de chasseurs et Linda qui mène la battue. Après un premier coup de feu, les animaux sont avertis et cherchent un refuge. Alan, le garde-chasse, aimerait que la traque prenne fin alors que l’orage gronde.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Biche, ô ma biche

Dans ce premier roman, Mona messine imagine une partie de chasse qui va virer à la tragédie. Sous forme de conte écologique, elle explore avec poésie et sensualité les rapports de l’homme à la nature.

La puissance et le pouvoir sont au rendez-vous de cette partie de chasse. Entre les humains et les animaux, le combat est inégal, même s’il n’est pas joué d’avance. La biche et sa petite famille ont appris à se méfier des prédateurs et ont pour avantage de parfaitement connaître les lieux.
Mais c’est aussi ce qui excite Gérald, le roi des chasseurs. Accompagné de son chien Olaf, il aime jouer à ce jeu ancestral, partir sur la piste de la bête et, après l’avoir débusquée, l’abattre et agrandir tout à la fois sa salle des trophées et son prestige. Les autres chasseurs sont pour lui plutôt des gêneurs. Surtout lorsqu’ils leur prend l’envie d’emmener avec eux leur progéniture et leur apprendre les rudiments du métier. C’est aujourd’hui que Basile abattra sa première caille, mais ce tir qui fait la fierté de son père est pour Gérald l’assurance que désormais la faune est aux abois et que sa traque n’en sera que plus difficile.
Mais il peut compter sur Linda. Celle qui mène la battue se verrait bien aussi en proie offerte au maître des chasseurs. Une partie loin d’être gagnée, elle aussi…
Dans ce conte écologique, on croise aussi un jeune garde-chasse qui a conservé du film Bambi un traumatisme qui n’est pas étranger à sa vocation de protéger la faune et la flore. Alan entend faire respecter les règlements aux chasseurs, faute de pouvoir leur interdire de pratiquer leur loisir.
En ce dimanche gris et pluvieux, le scénario imaginé par les prédateurs va connaître quelques ratés. L’orage gronde…
Mona Messine, d’une plume pleine de poésie et de sensualité, a réussi son premier roman qui, en basculant alors dans la tragédie, nous offre une fin surprenante. Elle nous rappelle aussi qu’on ne s’attaque pas impunément à la nature. Elisabeth, la vieille biche et Hakim le petit hérisson peuvent jubiler: de héros de dessin animé, ils viennent de basculer dans la mythologie qui voit les chasseurs tels Orion se transformer en poussière d’étoiles.

Biche
Mona Messine
Éditions Livres Agités
Roman
208 p., 18,90 €
EAN 9782493699008
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une forêt qui n’est précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans la forêt. Une partie de chasse s’organise, menée par Gérald, la gâchette du coin. Devant lui, son chien Olaf piste la trace. Au loin, les traqueurs rabattent le gibier sous les ordres de Linda, un vieil amour qui n’a pas totalement renoncé à lui. Alan le garde-chasse a le cœur en morceaux. Ce soir, il le sait, les biches seront en deuil.
Mais en ce dimanche plus gris que les autres, une tempête approche. La forêt aligne ses bataillons. Les animaux s’organisent. Les cerfs luttent sous l’orage. Et une biche refuse la loi des hommes.
Biche est un conte écologique haletant porté par une plume aussi poétique que tranchante, qui nous plonge au cœur de la forêt, au cœur d’une nature en émoi, et nous rappelle que la terre, en colère, peut gronder sous les pieds des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Inrocks (Léonard Billot)
RTS (Céline O’Clin)
RFI (De vive(s) voix)
La Marseillaise (Jérémy Noé)
Podcast (Parole d’animaux)
Blog Aleslire
Blog Shangols
Blog Sonia boulimique des livres


Mona Messine présente son livre Biche © Production Les livres agités

Les premières pages du livre
« CHAPITRE PREMIER
Le chant des arbres balayait tous les bruits alentour, inutiles. La biche racla du museau le sol pour remuer la terre et dénicher des glands. Sous un tapis de feuilles, elle en trouva quatre, ratatinés sur eux-mêmes, amassant en même temps des brins d’herbe séchée et des aiguilles de pin qui, sans qu’elle s’en aperçoive, resteraient collés sous son menton. Derrière elle, les feuillages prenaient la lumière d’un commencement de soleil, des liserés d’or sur leur pourtour.
La biche repartit vers la harde. C’était l’aurore, plus aucune de ses compagnes ne dormait. Sous ses pas filaient les mulots à l’approche du jour. Lorsqu’elle arriva dans la clairière, les faons qui s’éloignaient pour explorer les abords du terrain revinrent sur leurs traces. Ils aimaient à la suivre car elle devinait toujours le meilleur sentier, celui qui les empêcherait de trébucher. Elle leur montra du museau la bonne route, et la ribambelle d’animaux la suivit.
Elle était plus petite que les autres, mais aussi plus agile. Son intuition surprenait. Du fond de son ventre, elle connaissait la forêt, même les endroits où elle n’était jamais allée. Elle vivait avec son élément. La biche et la forêt : deux pieds de ronces imbriqués l’un dans l’autre, qu’on ne voudrait pas démêler. C’était par instinct qu’elle débusquait sa nourriture, en harmonie avec les saisons. Elle apprenait aux petits la gastronomie des baies, à trier les fruits tombés au sol, tandis qu’autour croissaient ou mouraient les arbustes.
Les faons trottinaient autour d’elle. Le dernier-né du groupe, qui avait vu le jour en retard sans que personne sût pourquoi, se jeta sur elle et tenta de la téter. Elle ne possédait rien pour le nourrir et le repoussa d’un mouvement rapide et sec. La biche était une jeune femelle à la robe cendrée, venue au monde au printemps de l’année d’avant, cible récente de ses premières chaleurs. Un mâle subtil lui aurait vu une démarche altière, mais elle ne pouvait le savoir ; elle bougeait avec la grâce des enfants qui ont confiance et vivent sans réfléchir, sans avoir peur.
Lorsqu’elle avança dans la forêt, aucun lézard ne frémit au son de ses pas, mélodieux et rythmés. S’ils se montraient hésitants, ce n’était que par délicatesse à l’endroit des feuilles mortes. Il y en avait une couche importante ; nous étions aux premières lueurs de l’automne. Elles formaient un manteau qui protégeait le sol comme dans toutes les forêts, édredon dégradé d’orange et nuances de marron, se putréfiant lentement dans la boue et le noir au fur et à mesure de la saison qui se hâtait.
La forêt aux essences européennes produisait principalement des chênes, des châtaigniers et, à sa lisière, de rares épicéas. Fin septembre, des branches se dénudaient et les couleurs se fondaient entre elles. Seul l’œil affûté de la biche en percevait les chatoiements. Elle croqua dans l’akène, balaya d’un revers de pied ceux parasités de vers. Elle mâcha, profita de l’instant pour étirer ses membres les uns après les autres et avala son repas. Elle mordilla l’une de ses camarades par affection et par jeu, se fit cajoler en retour. Le soleil se levait et avec lui une lumière crue, voilée à sa naissance par un dernier semblant de brume qui n’allait pas plus haut que quelques pouces au-dessus de l’horizon. Les rayons transperçaient le tronc des arbres les plus larges, indiquaient la violence de la couleur du ciel ce matin. Un foulard doré se tendit sur la forêt. Le groupe s’apprêtait à s’y enfoncer. Les faons s’étaient rassemblés autour de la biche : elle guiderait la file.
* * *
À l’opposé du massif, le chasseur ferma sa thermos de café à peine entamée, promise à son retour. Il la rangea à l’arrière du coffre de sa voiture sur laquelle s’appuyaient d’autres chasseurs, vêtus de vestes et treillis. Aucun n’avait de raison de penser que ce jour-ci serait différent. Ils cherchaient du gibier, et avec un peu de chance tueraient une belle pièce dont ils pourraient s’enorgueillir. C’était leur loisir, leur identité. Il n’y avait pas de sujet de morale ou de sensibilité. Il n’en était pas question ici.
Ils houspillèrent leur ami : Gérald devait se dépêcher pour qu’ils profitent du lever du jour, de la brume qui déjà s’estompait, de la rosée scintillante qui bientôt s’évaporerait. Gérald jongla avec l’impatience des hommes et des chiens et sa lenteur légendaire. Il n’était pas vif, mais il était précis. Les années précédentes, il était rentré parfois bredouille, manquant de belles occasions. Il n’était pas aisé de chasser à ses côtés ; on se mettait souvent en colère contre lui. Mais lorsqu’il armait son fusil, il ne ratait rien. Il marchait dans la forêt comme en son empire. Les autres chasseurs se levèrent et ajoutèrent à leur équipement les derniers soins. C’étaient une gourde à remplir, un lacet à renouer, un harnais à réajuster. Leurs mains astucieuses réalisaient des gestes ordonnés.
Gérald referma le coffre d’un bruit qu’il souhaita le plus faible possible. Son beagle, habitué au silence, grogna. Une mésange charbonnière s’envola vers l’ouest. Le chien, vif et hargneux, prenait parfois le dessus sur les ordres de son maître. Rien n’était plus dangereux que ces moments pour le groupe, quand l’un d’entre eux, fût-ce un chien, désobéissait.
Le chasseur, muni de son arme et de ses munitions, rejoignit en quelques pas le sentier pour entrer dans la forêt. Les arbres, trois fois hauts comme lui pourtant déjà grand, ombrageaient tout son corps. La température de l’air dans le sous-bois assouplit ses membres. À sa démarche, quelqu’un s’esclaffa : « Moins leste ! Tu vas faire fuir les plus belles biches. » La moquerie revenait souvent. Il n’y prêta pas attention, à peine eut-il une respiration plus longue. Il effrayait certaines proies, mais les plus grandioses des animaux capturés étaient toujours pour lui. C’était l’une de ses fiertés, les têtes empaillées accrochées aux murs de sa salle à manger l’attestaient. Les plus belles prises lui appartenaient, invariablement.
L’année s’avérait chanceuse, mais il n’avait pas encore emporté un gibier vraiment spectaculaire. Il voulait être le premier. C’était pour aujourd’hui, il le sentait. Toutes les conditions étaient réunies. Sur ses talons, le chien Olaf suivait de près. Ensemble, ils attendraient le signal des traqueurs, en place pour rabattre les animaux. À l’abri des arbres, à l’abri des regards. Ils n’avaient qu’une heure ou deux pour se mettre en position pour tirer. Quand le vent n’était pas levé, comme ce matin, le chasseur pouvait percevoir que la battue serait fructueuse. C’était un calcul, plutôt qu’une intuition. Il flairait l’odeur de l’humidité, imaginait les faons le museau sur les mousses. Ceux-ci ne seraient pas à l’affût avant de croiser sa route. Il avait plus de chances si les proies ne se doutaient de rien, c’était juste une histoire de choc. Il craignait le craquement des feuilles mortes sous son poids. Avancer sans bruit serait le premier exploit à accomplir. La condition de réussite. Il comptait sur l’étrange communion des arbres de la forêt pour couvrir sa présence.
Il marchait et mâchait dans le vide de ses grosses molaires usées, langue pâteuse, visage gonflé. Il semblait engoncé dans ses couches de vêtements mais chacune était nécessaire et parfaitement étudiée. Les quatre pattes tendues de son compagnon, sèches, dépouillées, complétaient ce tableau. Le chien et son maître représentaient l’un et l’autre un versant de la chasse. Ils avançaient en regardant droit devant eux, concentrés. Ici, il n’y avait pas encore d’animaux sauvages mais ils démontraient à chaque seconde qu’ils étaient le meilleur équipage. Alors que tout son corps se gargarisait à l’approche des animaux, seul enjeu du jour, Gérald n’avait aucun doute sur sa place parmi les chasseurs. À lui la chair et la gloire, tandis que les autres s’amusaient encore à écraser des champignons avec des bâtons pour en voir sortir la fumée. Ces nigauds manquaient grandement de sérieux, jusqu’à ce que l’un d’eux identifiât sous leurs pas des traces de sabots.
Le chasseur portait un fusil qu’il affectionnait particulièrement. Il l’avait choisi ce matin parmi la collection qu’il gardait dans sa remise, pour qu’il soit adapté aux conditions météorologiques qui s’annonçaient capricieuses. Au fond, c’était celui qu’il préférait, mais il s’interdisait d’emporter la même arme à chaque fois, préférant s’entraîner avec d’autres modèles pour affiner sa pratique, pour la beauté du sport. Les cartouches étaient suspendues à son gilet de chasse. Elles se déployaient contre lui de son torse à sa hanche. Il aimait ça.
Gérald était fils de chasseur, petit-fils de chasseur et, il pouvait parier dessus, père de chasseur, à la façon dont deux de ses fils le dévisageaient, remplis d’admiration, lorsqu’il rentrait en tenant par les oreilles un bon gros lièvre mort. Le troisième détournait souvent les yeux des viandes qu’il rapportait, refusant parfois de les déguster avec le reste de la famille malgré la délicate sauce au vin réalisée par la voisine de palier et les heures de cuisson. Garçon sensible. Les chasseurs préféraient le métal des cartouches à la douceur d’une fourrure, le froid de trente-six grammes de plomb qui les rendaient vivants. Tous leurs sens étaient en éveil. Un dimanche de chasse, c’était enfin leur mise à l’épreuve.
Personne n’avait jamais manqué de munitions, mais Gérald en avait emporté ce matin plus que de mesure. C’était une sécurité, une libération de son esprit pendant l’exercice. Il ne se sentait jamais mieux que surchargé. Il pouvait alors parer à tous les possibles, toutes les éventualités. « Robinson », le surnommaient les autres pour signifier qu’il se débrouillait partout. Le chasseur ne comprenait pas. Robinson Crusoé était frugal et ne possédait rien. Lui, au contraire, pouvait subvenir à tout grâce à son matériel de pointe : porte-gibier, appeaux, couteau à dépecer. Chacun de ces éléments choisis avec soin le remplissait de fierté. Il s’était préparé minutieusement. Un travail de long terme. La technique et les objets au service de son œuvre.
Ce matin lui sembla pareil aux autres : fraîcheur, éveil de la forêt, mise en jambes. Ses pas s’imprimaient pour l’instant sur le chemin de poussière. À l’orée de la forêt, il restait quelques sentiers sans terre mouillée, régulièrement ratissés par les gardes forestiers, sauvegardés des pourritures qui allaient survenir dans l’hiver, protégeant les chevilles des promeneurs même si l’on espérait qu’il n’en viendrait pas tant. Autrefois, Gérald portait des chaussures davantage adaptées à la randonnée. Un jour, il avait dû attendre trois heures sous la pluie qu’un chevreuil qu’il aurait pu tirer, occulté de son champ de vision par le tronc d’un arbre, ne se décide à avancer ou reculer pour qu’il puisse l’atteindre. L’animal avait cessé de trembler en quelques secondes et s’était révélé incroyablement immobile. Seule sa fourrure avait ondulé. Le chasseur était rentré chez lui les pieds amollis et fripés. Il avait conservé un rhume plusieurs jours après l’épisode. Dépecer la carcasse du chevreuil, qu’il avait évidemment fini par abattre, n’avait pas suffi à le consoler et il pesta de longues soirées sur ses poumons imbibés. Il avait senti encore longtemps après le froid dans ses orteils. Il n’avait pas aimé qu’on le prenne au dépourvu et en avait parlé durant des semaines, porté par une étrange dépression. Comme si le chevreuil et la pluie l’avaient défié tout entier. Alors, il avait adopté les bottes et changé plusieurs fois de paires, au rythme de rencontres malencontreuses avec des sardines de campeur ou d’usure insurmontable. L’été, Gérald craignait leur rupture, avec les cuirs et les caoutchoucs malmenés par la sécheresse après des temps plus humides. Lorsque la chasse n’était pas encore ouverte, il effectuait des rondes de repérage pour voir si quelque chose avait modifié l’organisation de la forêt ou le comportement des animaux. Il avait besoin de savoir à quoi s’attendre quand la saison débuterait. De maîtriser l’espace, le connaître par cœur, s’y mouvoir sans penser. Prendre ses marques. Imprégner aussi son existence dans la forêt.
Les bottes laissèrent cette empreinte qu’il se plairait à reconnaître en rentrant ce soir. Il marcha sur le rebord d’un fossé, le chien sur ses talons, et s’arrêta soudain sur une crête, pensif et troublé. Il avait oublié d’aller pisser. Il délaça sa ceinture d’une seule main, en un geste furtif. C’était maintenant qu’il fallait s’y coller ; plus tard, les animaux le sentiraient. Le liquide se parsema en rigoles de part et d’autre du trou, sur la surface d’impact. Une fougère se rétracta, importunée par la présence humaine. Le chasseur surplombait de quelques centimètres le reste de son équipage. Il rit, débordé par le sentiment de puissance de se soulager debout. D’habitude, à cette heure, régnait une odeur d’humus. Les effluves d’urine acidifièrent l’air et lui tordirent la bouche. Il se rhabilla prestement, racla ses chaussures dans la terre comme sur un paillasson et poursuivit sa route. Personne ne commenta.
Le groupe de chasseurs s’arrêta devant le poste forestier. Leurs visages illuminés de plaisir s’alignaient, rosés, étirés, devant la parcelle. Tous saluèrent le garde débarqué là par hasard, la personne « en charge ». Ils n’avaient pas d’affect pour ce jeune type dégingandé qui, selon eux, ne connaissait pas vraiment leur forêt. Le gamin, en âge d’être leur fils, leur souhaita la bienvenue puis énuméra les quotas de chasse. Naïveté ou tolérance, il ne faisait que rappeler les règles mais n’allait jamais plus loin dans l’inspection des besaces. Ni avant ni après. Les chiens, incapables de rester immobiles, paradaient autour de leurs maîtres, pressés d’entrer en scène. Le garde les dénombra, inquiet pour ses propres mollets. Ils glapissaient, le poil brillant, les yeux attentifs. Leurs maîtres voyaient en eux les symboles de leur identité de chasseur.
Le groupe indiqua au garde forestier qu’ils allaient pénétrer la forêt, comme si cela n’était pas évident. Ce n’était pas une démarche obligatoire mais ils y tenaient, à cette façon de montrer patte blanche. Le jeune homme, flanqué de deux oreilles décollées et d’un regard gentil, apprécia l’attention et les remercia d’un mouvement timide de la tête après avoir proféré quelques lieux communs sur le climat de la journée, les températures et le risque de pluie, précisions dont ils n’avaient pas besoin, forts de smartphones et de leurs méthodes. Ils partagèrent leur hâte de retourner sur le terrain, tout en discipline.
Le garde établit avec le dernier chasseur de la troupe les bracelets de chasse qui donnaient à chacun le permis de tuer tant et tel gibier. C’était une discussion de politesse, comme on commente une marée au port ou le goût du café au bureau. Le garde joua avec les lanières de sa bandoulière de cuir pendant toute la conversation. Il n’était pas friand de mondanités. Il avait revêtu des couleurs camouflage tandis que jeans et baskets avaient été observés sur ses prédécesseurs. Comme un jeune stagiaire portant la cravate en talisman, terrifié de paraître négligé, il voulait à tout prix se fondre dans un élément qui n’était pas encore sien. Il s’appelait Alan.
Le dernier chasseur, après avoir flatté son chien, lui demanda de faire moins de bruit lors de sa prochaine ronde. La semaine passée, sa conduite avait fait fuir un jeune cerf sur le point d’être abattu au bord de la forêt, ralentissant la chasse. L’homme s’avoua soucieux du plaisir de chacun des chasseurs et désigna du doigt les membres du groupe un par un pour les lui présenter. L’impatience de déambuler sur le grand terrain de jeu les animait tous. Ils écoutèrent leur porte-parole, chargés de l’espoir de ceux qui partent découvrir un trésor, puis reprirent leur conversation sur la beauté d’une espèce par rapport à une autre. Pendant un instant, Alan se dit qu’on trouvait de mauvaises excuses quand on ratait sa cible. Mais il acquiesça et serra la main du chasseur plaintif.
Après cette rencontre, les épaules des hommes se déployèrent. Le jeune homme les vit pénétrer la forêt, libres de s’être imposés face à lui, les deux pieds plantés dans le sol, les mains dans les poches. Les chasseurs se rangèrent instantanément par deux ou trois, chacun reconnaissant son partenaire préféré. Les pas se firent plus cadencés. Quelle joie pour eux de s’y trouver enfin ! Devant les premiers arbres, les chiens agitèrent leurs queues en pendule.
Alan se dirigea vers son pick-up garé à quelques mètres, dans lequel il s’installa en prenant garde à ne pas se cogner la tête, ce qui lui arrivait souvent. Ce matin, il commencerait sa patrouille dans le sens inverse de son rituel. Simplement pour changer, par plaisir, ce qui l’empêchait, déclarait-il, de tomber dans la routine. Le véhicule projeta quelques cailloux sur les rebords des fossés au démarrage, mais le groupe de chasseurs s’était déjà éloigné et ne fut pas gêné. La voiture secoua des branchages, des buissons, et Alan se sentit coupable de les abîmer. Il lança sa main vers la radio, la suspendit un temps en l’air. Puis il la laissa retomber sur le levier de vitesse. Sa mission à venir était trop sérieuse pour se distraire avec de la musique. Il réécouta seulement les prévisions d’une météo qui s’annonçait pitoyable. Il roula si lentement qu’il aurait pu toucher du bout des doigts chaque branche depuis la fenêtre du véhicule. Les arbres se débattaient. Il était désolé, mais il ne pouvait pas faire autrement que d’avancer.
L’air n’était chargé de rien. C’était un jour d’équinoxe. Dans le ciel, Mercure, haute parmi les constellations, sans qu’on ne pût la voir puisqu’il faisait maintenant à demi-jour, préparait avec délectation d’importants changements.

CHAPITRE II
Le garde forestier essaya de ne pas faire crisser les roues de son véhicule lorsqu’il opéra un demi-tour à la fin de sa ronde. La demande de silence du chasseur le contrariait. Habituellement, le passage du pick-up alertait les animaux qui partaient se cacher plus profond dans la forêt, comme un signal. Faire moins de bruit à l’aube signifiait gâcher une chance de survie pour le gibier. Alan savait que le chasseur lui avait précisément reproché le vacarme de sa voiture. Bien sûr, il ne voulait pas d’ennuis. Entre la vie des animaux et la demande du groupe, il avait officiellement choisi la loi. Après tout, ces chasseurs avaient obtenu le droit d’exercer leur loisir. Mais Alan restait sûr que sa maigre alerte pouvait changer le cours des choses pour quelques biches et faons.
Il lorgna de sa vitre les vastes étendues de campagne le long de la route qu’il connaissait par cœur. Des insectes vivaient là, en dessous des blés. Alan pensa aux drones que finançait l’Allemagne afin de réveiller les faons qui dormaient dans les champs et de les empêcher de se faire broyer par les moissonneuses-batteuses. Ici, lui seul pouvait veiller sur eux ; il soupira, entravé par le devoir humain.
Par précaution, il réalisa sa manœuvre en passant sur une semi-pente recouverte d’herbe séchée par le soleil, altérant l’adhérence des pneus, absorbant le son. Au moment de redresser son volant, il sentit le départ d’un dérapage incontrôlé. Un instant, son cœur bondit et il s’imagina retourné sur le sol. Il réussit sa reprise, évita l’embardée. Soulagé, il abaissa sa vitre de trois centimètres d’une seule pression sur la commande d’ouverture pour faire passer l’air frais. La brise pénétra l’habitacle et anéantit sa peur. Il l’oublierait jusqu’au lendemain.
Il rejoignit le sentier qui le conduisit à la route encerclant la forêt pour terminer sa boucle. Au croisement, il vit au loin un froissement parmi les branchages. Une ombre fugace, suivie d’autres ombres souples et rapides à s’enfuir, danseuses de ballet sur lit de terre bourbon, détala devant la voiture. Des biches, devina le garde, tout un troupeau et leurs faons. Il les avait aperçues presque tous les jours de l’été, mais elles se faisaient plus discrètes depuis la fin du mois d’août, date d’ouverture de la chasse. Elles devinaient la menace. Les cerfs, éloignés du groupe sauf pendant la période des chaleurs, portaient à présent leurs bois. Alan aimait les croiser, fantômes de bronze entre les arbres, mais cela ne durait jamais que quelques secondes. Certains de ses collègues se levaient dans la nuit pour les observer de près, jumelles, couches et surcouches de vêtements en renfort, mais pas lui. Ce qui le fascinait dans la forêt, c’était son mystère, tranquille et intouchable. Il avait conclu il y a longtemps qu’on ne pourrait jamais entièrement la connaître et cette idée lui plaisait car elle lui permettait d’être surpris tous les jours. Il ne ramassait pas les bois de cerf trouvés entre les troncs au printemps. Il imaginait des écosystèmes s’implanter à l’intérieur, des œuvres sculptées émerger du sol, un heureux collectionneur en randonnée s’en émerveiller. Il laissait vivre la nature et renonçait à son pouvoir d’homme.
Il gara la voiture et sortit, roula une cigarette de tabac biologique et la fuma. L’air qu’il expira se mélangea aux derniers filets de brume. Il huma l’odeur d’herbe humide puis écrasa le mégot dans la terre. Il identifia sur le bord du fossé des empreintes de cerf bien enfoncées. Les marques de doigts étaient visibles. Cela signifiait que l’animal était parti d’un bond, apeuré peut-être par une présence humaine. La sienne ? Il en doutait, se sentait trop sur le qui-vive pour ne pas avoir vu de cerf autour de lui, même les jours précédents.
Il ramassa son mégot et le déposa joyeusement dans le cendrier vide-poche. Il s’approcha des bords d’une futaie irrégulière et constata des entailles sur le tronc des arbres, à hauteur d’animal. Les cerfs avaient frotté leurs cors des mois auparavant pour perdre leurs velours. Il caressa le bois abîmé. Les écorces blessées n’étaient pas cicatrisées. Un éclat cuivré scintilla dans leur tranchée. Alan trouva précieuse la fluidité entre l’animal et la nature et se dit comme chaque jour que chaque chose avait sa place, les écureuils dans les arbres et les fleurs dans les clairières. La bruyère qui composait la première ligne de la forêt, inclinée vers l’extérieur pour accueillir les promeneurs, ne le contredit pas.
Alan, comme tous les matins passés dans cette forêt et dans toutes celles qu’il avait arpentées, ne pensait qu’aux biches. Il guettait leur passage et celui des faons entre les arbres. Il était obnubilé par elles depuis qu’il avait vu, petit, le dessin animé Bambi. Il en avait collectionné des figurines dès lors. Il se sentait auprès d’elles l’illustre représentant de toute une génération d’enfants en deuil. Il trouvait fascinantes les espèces dont l’apparence physique des femelles diffère de celle des mâles, souvent plus discrète, moins tapageuse : le canard mandarin au ridicule bonnet de couleur, le paon et son besoin de briller, le dimorphisme du lucane cerf-volant qui l’empêche d’avancer en souplesse.
Pour Alan, les femelles étaient plus intelligentes. Très tôt, il avait su qu’il exercerait un métier au plus près de la nature. Il venait pourtant d’une petite ville de notables où l’on adorait les routes bien goudronnées, les pelouses taillées au cordeau. Son père, policier, avait accepté sa vocation parce qu’il ferait partie de la noble famille des gardiens de la loi. Alan l’avait toujours trouvé brutal, son père, à l’image de la police, brutale.
Alan était un romantique, un lecteur de poésie sur coin d’oreiller, un écorché, passion Robin des Bois, de ceux qui œuvrent dans l’ombre. Il besognait pour libérer des pièges d’innocents bébés renards, pour l’amour des écureuils ; il sauvait comme il le pouvait, en cachette, les faibles et les opprimés. Les biches, surtout. Il soulevait un par un, chaque jour après chaque saison venteuse ou chaque attaque de sanglier, les barbelés ou les piquets qui s’affaissaient sur le sol pour qu’elles ne trébuchent pas.
Il nota l’emplacement où étaient passés les derniers animaux, prêt à rédiger son rapport à destination de l’administration de l’intercommunalité. Vie forestière, spécimens à surveiller, aménagements physiques à prévoir pour garantir la préservation des lieux, il était ici au cœur de son engagement : cisailler la forêt de ses sombres menaces, éviter à ses animaux préférés de se blesser. Vaillant, il faisait face à tous les agriculteurs pour sauver ses trésors à quatre pattes. Mais contre les chasseurs, il ne pouvait pas agir. C’était là son grand désespoir. Et revenait sans cesse au fond de ses cauchemars, dès que retentissait le bruit d’une balle tirée tout au long de l’automne, sa peur profonde d’enfant, la plus pure des tristesses incarnée par la disparition précoce de la mère de Bambi.
Alan ramassa un caillou sur le sol pour sa collection ; il n’en avait jamais vu de cette couleur. La pierre était d’un gris presque noir, légèrement irisé, comme par l’intervention de magie. Alan aimait les cailloux, les chenilles et les papillons. Son grand plaisir, en vacances, c’était d’arpenter le Colorado provençal, arc-en-ciel naturel, et, bonheur absolu, d’observer les nuits de neige. Il en devinait l’arrivée proche en scrutant le ciel déjà brillant. Mais la lumière était traîtresse, il le savait : ce soir, loin du fantasme poétique, du conte de fées, il pleuvrait avec force.
Lorsqu’il se réveillait chaque jour dans son appartement de fonction aux grandes vitres donnant sur les arbres, il était seul, absolument seul dans l’immensité, le bouillonnement de la forêt. Il observait de sa cachette les biches avancer vers lui, curieuses. Puis, dehors, dans la neige ou dans le sable, il traçait souvent la lettre « A », l’initiale de son prénom et de celui de sa mère, en veillant à ne rien abîmer du manteau protecteur des animaux en pleine hibernation. C’était le rythme de la nature qui l’animait, sa beauté. Il avait trouvé une autre manière que celle des chasseurs pour illustrer cette affection. Au lieu d’en épingler les symboles sur les murs, d’empailler des têtes, de collectionner des fourrures, il tentait de sauvegarder le souvenir de l’instant. La joie pouvait venir d’une queue leu leu de marcassins au printemps, du son du brame qui retentissait souvent, ou des restes de nids tombés des branches, qu’il replaçait comme il le pouvait. Contempler la singularité de chaque flocon de neige constituait sa rengaine. Alan, vaine brindille au milieu des grands arbres, sauveur de faisans fous, garde forestier ivre de son métier, rempart des biches contre le monde humain.
Il glissa le caillou dans sa poche et leva les yeux sur le bois qui s’étendait. Depuis la forêt en éveil, il entendit le début d’une ritournelle. Les ramures des arbres se balançaient au gré des courants d’air, les premières feuilles jaunies tombaient. Alan savait que sous ses pieds, des millions de vies s’activaient pour bâtir la forêt. Le sol était perclus de fourmilières et de souterrains, refuge des vers de terre qui ratissaient sous les plantations. À chaque pas, le garde se savait épié par ses amis de la faune et de la flore, milliards d’êtres vivants, Mikados, architectes, passagers, charpente de la forêt. »

À propos de l’auteur

Mona Messine©Stéphane Vernière- MS photographie
Mona Messine ©Stéphane Vernière- MS photographie

Écrivaine engagée, Mona Messine revendique l’égalité en littérature comme dans la vie. Mêlant récit de l’intime et combat féministe, elle publie ses textes en revue. Sensible à la démocratisation de l’écriture et de la lecture, elle a participé¬ aux ateliers d’écriture de l’école Les Mots, qui l’a révélée, et dont elle est aujourd’hui ambassadrice. Depuis, elle accompagne à son tour un public diversifié sur des projets d’écriture, en même temps qu’elle est apporteuse d’affaire pour des éditeurs. Elle imagine en pleine pandémie la revue littéraire Débuts, marrainée par Chloé Delaume, conçue pour promouvoir des auteurs inédits. Biche est son premier roman.

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Matria

GARRIGUE_matria  RL_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Charlotte débarque sur Matria, une île où ne vivent que des femmes et que dirige Marianne. Séduite par leur mode de vie, elle songe à s’installer. Mais sa rencontre avec Fabrizio, le frère de Marianne, banni de l’île, va la pousser vers une mission périlleuse, tenter de les réconcilier.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Débarquez sur l’île des femmes

Le premier roman de Juliette Garrigue, l’histoire d’une île tenue par des femmes, peut se lire comme un conte philosophique, un essai féministe, une tragédie grecque ou une fable écologique, le tout servi par une plume limpide.

Charlotte est missionnée sur l’île de Matria afin de réparer les machines en panne. Si elle a accepté de faire le voyage, c’est qu’elle vient de se séparer et qu’elle a perdu son grand-père, sa seule famille. Autant dire qu’elle avait bien besoin de se changer les idées. Sur Matria, elle est servie. Car ce coin de terre, ancien pénitencier, est devenu l’île des femmes qui jouissent ici d’un statut particulier. À la tête de ce microcosme, Marianne est tout à la fois la mémoire de ce lieu, la cheffe et la responsable des relations publiques qui vend son petit paradis avec lyrisme: «Matria est une planète vivante. Son pouls bat là, sous tes pieds, à chaque pas; on soulève les croûtes et la poussière qu’il faut savoir fouler sans la blesser. Elle est dans la pierre, dans les cailloux, dans le sable, dans les branches, dans les herbes, dans l’eau, le sel, mais aussi, en une pleine réciprocité, dans les pores de ma peau, dans les racines de mes cheveux; elle est dans mon ventre, elle prend les chemins de mes veines, campe mon cœur, résonne dans mon sexe.»
À la veille de quitter l’île, une forte tempête oblige Charlotte à prolonger son séjour et à constater combien la solidarité entre les habitantes est forte. Ajoutée à la somme de travail qui l’attend, elle va finir par se convaincre que sa place est bien là et se promet de revenir s’installer sur l’île.
C’est alors qu’elle croise Fabrizio, le frère jumeau de Marianne. Après avoir bourlingué vingt ans loin de Matria, le voilà de retour. Sauf que ce bel homme «accro à la coke et à la bibine» a été banni de l’île et sa sœur n’entend pas l’accueillir à bras ouverts, même s’il vient avec le projet offrir à des réfugiés une place sur l’île.
Car Marianne se doute que le bel équilibre construit au fil des ans pourrait être remis en cause, déjà qu’elle doit composer avec Rosie et sa bande, les ultras qui entendent faire la police sur l’île et n’hésitent pas à chasser les hommes putes qui débarquent dans des cavités de la falaise pour se vendre aux femmes.
Pour elle, il est primordial de respecter, dans chacun de leurs actes, ce qu’elle appelle l’intersubsistance ou la cosmose, c’est-à-dire l’art de se fondre dans la nature: «Tu as devant toi une société qui en épouse toutes les dimensions matérielles et spirituelles, toutes les exigences aussi. La complémentarité, l’interdépendance, la coopération, le lien».
En tentant de réconcilier le frère et la sœur, Charlotte ne va-t-elle pas remettre en cause ce bel équilibre ?
Juliette Garrigue réussit fort bien à mettre en scène cette utopie féministe et à en cerner les forces et les faiblesses qu’incarnent Marianne et Fabrizio, jumeaux aux aspirations contraires que les liens du sang rendent encore plus intransigeants. Comme notre planète dont l’équilibre au fil des ans devient de plus en plus fragile, Matria devient le symbole d’un monde idyllique en grand danger.
Voilà une entrée en littérature réussie !

Matria
Juliette Garrigue
Éditions Livres Agités
Premier roman
224 p., 19,50 €
EAN 9782493699022
Paru le 9/03/2023

Où?
Le roman est situé sur une île utopique

Quand?
L’action n’est pas précisément située dans le temps.

Ce qu’en dit l’éditeur
Matria, île utopique, a été sauvée et protégée, il y a plus d’un siècle, par un groupe de femmes. Elles y vivent toujours en majorité. Charlotte, une jeune technicienne, un peu en vrac dans sa vie personnelle, débarque dans ce petit monde idyllique. Sa rencontre avec Marianne, mi-chamane, mi-visionnaire transforme totalement sa vie et elle se met à croire à un autre monde.
Mais le retour d’exil de Fabrizio, jumeau de Marianne, autrefois violemment banni par leur mère, va réveiller d’anciennes blessures et bouleverser le pacte de l’île comme les sentiments de Charlotte.
Parviendra-t-elle à pacifier le frère et la sœur ?
Dans Matria, Juliette Garrigue revisite les codes de la tragédie antique et mythologique: guerre fratricide, héros pris aux pièges de la fatalité, figures légendaires, tout en investissant le champ de l’utopie moderne.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Juliette Garrigue présente Matria © Production Livres Agités

Les premières pages du livre
« Prologue
Pour venir sur Matria, il faut remplir quelques conditions : avoir une bonne raison, la mettre en poésie et l’écrire, convaincre. Enfin, ne pas être hors-la-loi sur le continent.
Sauf à y être né ou à avoir été choisi arbitrairement, on ne peut pas vivre indéfiniment sur l’île.
Pour ne pas perturber l’équilibre écologique, le nombre de résidents ne peut excéder simultanément la cinquantaine. Les femmes y sont majoritaires.
Ainsi peut se résumer l’essentiel du pacte établi avec le gouvernement du continent.

Première partie
Charlotte
Six heures que je suis enfermée là-dedans. Je ne sais rien de ce qui se passe à l’extérieur. C’est ce que je veux. Ma concentration est à son maximum quand je suis au cœur de la machine, coupée du monde vivant. Je fais abstraction de la lumière du jour, du bruit du dehors, du vent qui détournerait mon attention, du soleil qui me ferait mollir. Je deviens la machine. Mes articulations font le bruit d’écrous qui s’imbriquent, mon souffle est chaud comme la flamme du chalumeau, mes mouvements sont précis, ma transpiration est grasse, lourde. Je me sens bien ainsi, corps mécanique.
J’ai bossé comme une damnée toute la journée pour boucler le chantier. Mon bleu est détrempé, mon masque me colle à la peau, mon dos est en miettes, mes mains me brûlent.
Vingt et un jours que je suis sur l’île. Encore une soudure, et la turbine hydroélectrique sera réparée.
Fini ! C’est du bon boulot, Charlotte !
Ça fait quand même quelque chose une fin de chantier. Un truc qui pique, pareil à de la rouille au creux des côtes.
Je me revois il y a trois semaines dans le bureau du patron qui m’accueille avec son grand sourire, un peu faux-cul : « J’ai une mission pour toi… Du sur-mesure ! »
La demande était spéciale ; il fallait que ce soit une femme. On n’était pas nombreuses sur le continent à avoir les compétences requises. Difficile de percer ce que cachait vraiment ce sourire satisfait. Voulait-il me faire croire à une occasion en or ? Ou alors feignait-il un trop grand enthousiasme, histoire que je n’hésite pas trop ? Si ça se trouve, il était juste content de se débarrasser de moi quelque temps. Ou tout cela à la fois.
Ça tombait bien… Je venais de me faire larguer et dans la foulée de perdre mon grand-père. Ma seule famille. Pas la grande forme… Alors, pourquoi hésiter ? J’en avais assez de traîner mes savates et ma tristesse. Rien ne me retenait. Changer d’air me ferait le plus grand bien. Et puis j’ai toujours adoré faire de nouvelles expériences, et celle-ci me plaisait. Poser les pieds sur Matria, l’île des femmes, proche et lointaine à la fois, à une distance d’à peine cinquante, peut-être soixante milles du continent. Des jours que je n’avais pas ressenti un quelconque enthousiasme…
Quand est-ce que je pars ?

Je suis arrivée le lendemain au petit matin, à bord d’une navette spécialement affrétée, attendue comme le messie par un petit groupe de femmes tant les réparations étaient urgentes. Elles m’ont assaillie de questions tout en me délestant de mes bagages : « Tu as fait un bon voyage ? » « Donne-moi ça, je m’en occupe, tu le retrouveras ce soir dans ta chambre. » « Viens, nous te conduisons jusqu’à la centrale. » « Moi, je prends tes outils. » « Par quoi vas-tu commencer ? » « Tiens, un encas. » « Quitte ta veste, tu vas avoir chaud. » « T’as soif ? » « C’est par là ! »
Je n’ai eu ni le temps de répondre, ni même l’occasion d’observer mon nouvel environnement. Quand elles m’ont enfin laissée seule dans le local technique, j’étais soulagée. J’allais pouvoir m’organiser.
Mais une tête a soudainement surgi dans l’entrebâillement de la porte.
– J’ai failli oublier ! La carte de l’île pour rentrer ce soir.
La carte ? Tu parles ! Un dessin sur un vieux papier kraft, aux coups de crayon si enfantins qu’ils en étaient attendrissants. L’île était représentée comme un haricot sans relief, couvert de pictogrammes archaïques surmontés de croix indiquant les différents lieux – maisonnée, bergerie, centrale, atelier, petite maison grise, fabrique, épicerie, paysannerie, village des enfants – et, crayonné en bleu tout autour, l’océan. En un coup d’œil, j’en avais appris un peu plus.
– Toi, tu es ici ! Et ce soir, Marianne t’attendra là, m’a indiqué la femme, reliant de son doigt un chemin invisible entre la centrale et la maisonnée. Tu longes le chemin côtier. Tu trouveras, c’est facile. Allez, bon courage !
– Mais c’est qui, Marianne ?
– Tu verras bien, c’est la patronne !
En guise d’encouragement, elle a serré très naturellement mes mains entre les siennes. Un sourire, et elle est repartie. Ce geste affectueux m’a donné un élan supplémentaire pour commencer sans plus tarder mon travail. Je me retroussai donc les manches.
En fin de journée, j’ai fait le bilan. Vu l’étendue des dégâts, trois semaines ne seraient pas de trop pour venir à bout des réparations… J’étais prête, déjà, à passer la nuit dans le local technique, mais la carte posée sur mon sac me rappelait que Marianne, la « patronne » de l’île, m’attendait. Je me résignai donc à quitter mon antre.
En route, j’ai rencontré une jeune femme qui s’est présentée comme « la bergère ». Quelques mots échangés sur la douceur du soir, et elle n’a pas tardé à me demander :
– J’ai une bête à soigner. Tu voudrais bien amener ça à la maisonnée ? Ça me fera gagner un temps précieux.
J’ai donc poursuivi mon chemin les bras chargés d’une cagette exhalant l’odeur de petits fromages de chèvre recouverts de branches de thym.
La maisonnée apparut en surplomb d’un escalier sinueux taillé dans la roche. Était-ce là que j’allais séjourner ? De prime abord, la bâtisse ressemblait à un ancien bâtiment administratif plutôt austère. Ou peut-être à un dispensaire. Gravissant l’escalier, je ressentis une force étrange. Certaines marches étaient usées et glissantes. Combien de pas avant moi avaient participé à polir la roche ? Je m’imaginais grimper l’échelle du temps, quand…
– Bienvenue, Charlotte !
La voix dévala jusqu’à moi dans un roulis mélodieux et enjoué.
– Marianne ?
Elle était allongée sur la dernière marche, lascive, ses cheveux empêtrés dans un petit buisson. En guise de réponse, elle me tendit la main. Je l’ai rejointe prestement pour l’aider à se redresser. D’apparence charpentée, Marianne était pourtant légère.
– Je suis vidée. C’est le jour des soins aujourd’hui, me dit-elle en se frottant les mains. Beaucoup de femmes vont bientôt partir, alors elles ont défilé les unes après les autres !
Elle a pris un moment appui sur mon épaule. Le contact physique faisait apparemment partie des conventions sociales. Sa main était huileuse, comme les miennes ! Mais son corps exhalait une forte odeur de sauge, de cannelle, ou quelque chose comme ça. Puis, dans une grande respiration, elle a redressé la tête, me gratifiant cette fois-ci d’un lumineux sourire.
Quelques marches en dessous de Marianne, avec en arrière-plan l’imposant bâtiment, je me sentais devenir une toute petite chose qui attendait qu’on lui donne la permission d’avancer. Marianne ne bougeait pas. J’ai d’abord été prise d’un rire nerveux face à son silence imperturbable et ses yeux qui n’hésitaient pas à parcourir mon visage. Qu’attendait-elle de moi ? Plus elle me fixait, plus son sourire s’élargissait, m’invitant, je l’appris plus tard, à ce temps d’observation mutuelle nécessaire à une vraie rencontre.
Drôle de femme !
D’abord déroutée, j’ai fini par avoir envie de défier son regard et je me suis mise à la détailler à mon tour. Sa longue chevelure vaporeuse électrisée par l’air marin dessinait une aura argentée autour de son visage. Sans cela, elle aurait pu être la plus commune des femmes. Pas de maquillage, pas de bijoux, pas de montre, pas de coiffure élaborée, rien pour soutenir ni rehausser quoi que ce soit. Seule une large manchette de bronze enserrait son bras et un tissu blanc lui barrait le buste, une épaule prise, l’autre libre. On aurait dit Artémis, cette déesse qui me fascinait tant ! Elle se fondait dans la nature et nul artifice ne venait altérer sa beauté pure. Pourtant sur son visage aux joues tannées, les rides écrivaient les maux de sa vie.
Suivant le chemin broussailleux de ses sourcils, je me laissai prendre dans le tunnel de ses yeux noirs. Son regard était hypnotique. À l’inverse, son cou replet de petite fille me rappelait celui de ma grand-mère dans lequel je me nichais enfant.
Comme si elle m’avait sentie glisser dans la mélasse de mes souvenirs, elle a soudain retiré la cagette de mes bras – « Allez ! » – et m’a conduite jusqu’à la terrasse qui se cachait derrière un rideau d’ifs, m’indiquant de prendre place à une table qui, les jours suivants, serait notre point de retrouvailles quotidien.
Pour l’heure, un peu sonnée, je découvrais ce coin où la glycine était la plus odorante et où l’océan apparaissait par touches comme des milliers d’yeux bleus clignotant dans les branches vertes et frissonnantes des grands arbres. Impossible d’oublier qu’ici, partout, tout le temps, l’océan vous cerne.
– C’est là que je vais dormir ? lui ai-je demandé.
– À l’arrière de la maison, à deux pas du four à pain et de la cuisine. Il y a une petite chapelle, elle te servira de chambre le temps que tu passeras sur Matria.
Une chapelle ! Ah, ben ça, c’était encore une première.
Le soir même, le petit groupe de femmes qui m’avait accueillie m’a retrouvée avec un enthousiasme intact. Elles ont eu vite fait de m’enivrer de leurs paroles et de leur liqueur de prune aussi forte que réconfortante. Nous avons dégusté les fromages que j’avais ramenés et un plat de légumes du jardin mijotés à l’ail et au thym. »

Extraits
« Marianne déclame parfois, pour mon plus grand plaisir: “Matria est une planète vivante. Son pouls bat là, sous tes pieds, à chaque pas; on soulève les croûtes et la poussière qu’il faut savoir fouler sans la blesser. Elle est dans la pierre, dans les cailloux, dans le sable, dans les branches, dans les herbes, dans l’eau, le sel, mais aussi, en une pleine réciprocité, dans les pores de ma peau, dans les racines de mes cheveux; elle est dans mon ventre, elle prend les chemins de mes veines, campe mon cœur, résonne dans mon sexe.”» p. 25

« Fabrizio : frère jumeau de Marianne. Beauté à couper le souffle, accro à la coke et à la bibine. Aurait été “banni”. Apparemment, il y a un rapport avec Leïmar (sombres affaires de famille ?). Revient après avoir bourlingué vingt ans loin de Matria. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Normal que sa sœur n’accède pas à toutes ses demandes ! Même si la cause est juste : veut aider des réfugiés en les accueillant sur l’île. »
« Léonard… Ça me dit quelque chose. Vérifier plus tard dans mes notes. À l’écoute, voix profonde, ne parle pas pour ne rien dire. Je n’en sais pas beaucoup plus. »
«Summum de la soirée : des hommes putes ! Nichés dans des cavités de la falaise mais vite débarqués par Rosie et sa bande. L’île a-t-elle besoin d’une milice aussi effrayante ?»
«Des hommes putes… Je me demande bien si Marianne est au courant. À quoi ça sert, tout
ce cirque, si c’est pour reproduire les travers du continent ? » p. 80-81

« – L’enfant est l’allié le plus compréhensif, enchaîne Chilam. Il vit au même rythme. L’aiguille du temps suit les besoins primaires : manger, dormir, faire ses besoins. Recommencer. Et dans chacun de ses actes, la cosmose.
– La quoi ? ne puis-je m’empêcher de questionner.
– La cosmose, ou l’art de se fondre dans la nature. Tu as devant toi une société qui en épouse toutes les dimensions matérielles et spirituelles, toutes les exigences aussi. La complémentarité, l’interdépendance, la coopération, le lien, ajoute Léonard.
– Je me souviens des mots de Marianne. L’intersubsistance !
– C’est ça! » p. 87

À propos de l’auteur
GARRIGUE_juliette_DRJuliette Garrigue © Photo DR

Juliette Garrigue puise son envie d’écrire dans son engagement féministe, son attachement au territoire et le besoin de créer du lien entre l’homme, la femme et la nature. «Nous construisons notre monde par les histoires que nous racontons à son sujet»… Cette citation de Starhawk , écrivaine américaine engagée, l’a inspirée fortement dans l’écriture de son roman. Lauréate du prix de poésie Arthur Rimbaud à 17 ans, Juliette Garrigue participe en 2019 à l’atelier d’écriture de l’École Les Mots, animé par Frédéric Ciriez qui l’encourage à poursuivre l’écriture poétique et politique d’un récit utopique. Matria est son premier roman. (Source: Éditions Livres Agités)

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Le Sorcier Blanc

VIVION_le_sorcier_blanc  RL_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Seul dans les rues de Ouagadougou, un jeune mendiant essaie d’échapper aux coups en en donnant dans un ballon. Il devient gardien de but dans une équipe hétéroclite et ne tarde pas à se faire remarquer. Alors l’espoir de sortir de la misère et de la guerre le pousse à suivre un recruteur.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’angoisse du gardien de but

Dans ce court et percutant roman, Mathieu Vivion raconte le quotidien d’un mendiant de Ouagadougou bien décidé à sortir de la misère grâce au football. Un rêve un peu fou dans un pays miné par la guerre civile.

Au Burkina-Faso, un jeune garçon assiste à un match de foot dans une rue de Ouagadougou. Lui qui erre dans les rues, constamment violenté, voit dans ce jeu l’occasion d’un répit. Mais encore faut-il se faire accepter par le groupe principalement constitué d’étrangers. Pour ce faire, il choisit le défi face à l’Espagnol qui semble être le leader du groupe: «Je veux que tu choisisses un côté et que tu frappes de toutes tes forces. Si je l’arrête, je joue. Si tu marques, je m’en vais. Et je te regarderai tirer dans le but vide si c’est ce que tu appelles football.» Malgré la force du coup de pied, il réussit à détourner la balle. Désormais il fait partie de l’équipe.
Les jours, puis les semaines qui suivent sont pour lui l’occasion de parfaire son jeu et de cultiver son amitié avec l’Espagnol. Ils rêvent de voir leur talent reconnu, leur chemin se parer de roses. Eux qui ont tant souffert. Qui frappaient pour oublier qu’ils étaient frappés.
Sur les bords du terrain improvisé, un détecteur de talents les repère. Ce sorcier blanc veut leur offrir une chance de poursuivre leur carrière dans de meilleures conditions. Il veut aussi faire de l’argent et pour ça, tous les moyens sont bons. Pour le Burkinabé sans papiers – et même sans prénom –, la chance de réussir est infime. Car les places sont chères et il n’y aura que peu d’élus. Mais la seule chose qui continue à le tenir debout, à le faire vivre, c’est l’espoir.
Et il lui faut sacrément en avoir dans un pays où la pauvreté se dispute avec la guerre civile, où les armes automatiques parlent pour une broutille, un regard mal placé. Alors les «cris de joie laissent place à des gémissements de douleur. (…) Aucun témoin pour les entendre. La guerre laisse ceux de la rue mourir dans la rue. Elle les exécute sommairement comme des arbres qu’on abat sans remords. La sève gicle. Le sang coule. Et le sol absorbe tout. Il absorbe tout jusqu’à ce que poussent d’autres arbres qui dissimuleront d’autres corps qui nourriront à leur tour la terre maudite.»
On l’aura compris, Mathieu Vivion ne raconte pas une nouvelle histoire de footballeur devenu star planétaire. Il dresse plutôt un réquisitoire amer face à ce business comme un autre qui souvent s’affranchit des règles et fait payer aux jeunes talents le prix des espoirs qu’ils suscitent. La belle épopée vire alors au drame et les «agents de joueurs» n’ont plus rien à envier aux passeurs de migrants. Un premier roman-choc qui explore les côtés sombres d’un trafic qui n’est sans doute pas prêt d’être endigué. Une FIFA digne de ce nom s’emparerait d’un tel dossier, mais elle préfère les millions du Qatar…

Le sorcier blanc
Mathieu Vivion
Les Éditions du Panseur
Premier roman
128 p., 14,50 €
EAN 9782490834129
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Burkina-Faso, principalement à Ouagadougou.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il arrive que les plus grandes tragédies se jouent sur un bout de rue maquillé à la craie…
Des ruelles poussiéreuses de Ouagadougou aux pelouses des terrains de football européens, il n’y a qu’un pas, celui de l’espoir. Mais l’espoir peut rapporter gros à celui qui sait y faire: il suffit d’un peu de magie pour enfermer dans le creux de ses mains une armée de gamins qui rêvent d’étoiles brodées d’or.
Par dizaines, le Sorcier Blanc les tient sous sa semelle, monnayant leurs espérances comme leur vie. Jusqu’au jour où un jeune gardien de but abandonne tout désir de gloire pour faire équipe, et ose se dresser face à l’emprise du Sorcier Blanc.

Les critiques
Babelio
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Les premières pages du livre
« Il frappait lui aussi.
Il frappait les murs des maisons qu’il ne possédait pas.
Il frappait les vitres en évitant d’y croiser son reflet.
Il frappait le sol pour le couvrir de son sang, et ceux allongés dessus pour que s’y mêle le leur, croyant qu’un peu de leur richesse volée le rendrait noble.
Il frappait par choix, comme si c’était commun, puisque mendier n’en était pas un.
Il mendiait.
Il se rappelait tendre les doigts dans les rues de la grande ville, et ployer les genoux pour se faire plus petit. Il était persuadé qu’en relevant soudainement la tête, il marquerait les gens par sa taille et sa révolte, que c’était ce genre de surprise dont ils étaient friands. Qu’ils le récompenseraient d’avoir été tant épatés, et qu’une main, peut-être se sentant plus utile que la sienne tant crispée vers le ciel de Ouagadougou, le saisirait par le corps et l’arracherait des pavés.
Et pour cela, il était frappé.
Il était battu parce qu’il ne possédait rien.
Les autres frappaient ses yeux boursouflés, surpris qu’il puisse encore les ouvrir, et confus d’y trouver tout ce à quoi ils ne voulaient pas ressembler. Ils allongeaient simplement son corps sur le sol et se contentaient de l’assommer. Du sang inondait sa bouche à cet instant. Ce n’était pas le leur. Ils auraient été trop honteux de le mêler au sien, de lui faire goûter l’hérédité précieuse: ici, les pauvres et les riches ne prennent ô grand jamais le risque de donner naissance à un bâtard.
Puis ils l’achevaient en lui jetant une pièce sur la joue, froide sensation signant à la fois leur œuvre et la fin du massacre.
Ne restait que ses mains tremblantes. Inertes. Incapables. Que pouvait-il en faire? On lui avait dit, répété à outrance comme une malédiction qui s’acharne de corps en corps, qu’il n’en ferait rien. Qu’il n’y avait rien à espérer.
Il espérait.
Il croyait à des rêves insensés et en des façons folles de les réaliser. Le football tissait le lien étroit qui pouvait exister entre la pauvreté qu’il vivait et les acrobaties fines qu’il lui fallait effectuer afin de s’en dépêtrer.
*
C’était le soir et c’était le matin, c’était même toutes les minutes d’un après-midi quelconque et sans fin. C’était la route qu’il empruntait et qui, sans la moindre surprise, ne le mènerait nulle part.
C’était surtout d’autres enfants qui jouaient, là, sur un bout de rue maquillé à la craie.
Ceux-là, il leur suffisait souvent d’un ballon crevé et d’un t-shirt troué posé sur une bouteille en plastique pour s’imaginer des forteresses imprenables. Et lui prenait alors l’habitude, le plaisir, le temps de voir les gamins s’animer en starlettes rapiécées d’un quartier trop avide de blasons à décorer.
Si quelques heures passées à observer le monde sont une richesse en soi, se disait-il, alors je suis riche de ce temps-là. Car, au fond, le trésor posé à même le sol, et qu’il avait l’impression de toucher du bout des yeux, était probablement celui-ci: à tant crier leur joie commune, ces gamins portaient, là, la voix de son innocence perdue.
Tous affichaient les tuniques populaires des clubs dont ils se voyaient être les idoles futures, autant d’étoiles sur leur maillot qu’ils croyaient brodées d’or et sur lesquelles se reflétaient le soleil puis la lune. Tant de noms célèbres floqués à même leur dos, parfois le leur, pour ceux espérant gagner l’admiration bruyante des riverains. Et ils y tenaient, cela se voyait à la façon qu’ils avaient d’essuyer la moindre poussière qui s’y apposait.
Tous reproduisaient ce qu’ils avaient aperçu au travers d’une télévision saturée, petit écran posté en haut de l’étagère brinquebalante du café le plus proche, mimant les joueurs jusque dans leurs stéréotypes les plus tenaces, Ils savaient cela par cœur.
L’Espagnol, technique, dribblait l’Italien truqueur, fulminant ses mimiques et les faux cris de douleur. Le Français, travailleur, faisait guerre à l’Allemand, et tous deux, à l’honneur, tâchaient de déterminer lequel serait le plus athlétique. Ils maudissaient l’Anglais et son rire moqueur, lui qui jonglait dans son coin, se pensant poétique, et qui n’accourait que lorsque l’action lui plaisait.
Tous n’avaient en réalité pour pays que la sensation du polyester rêche sur leurs peaux irritées, comme s’il valait mieux afficher la fierté de promouvoir l’ailleurs que celle d’être né ici. Et en martelant leur sol et leur terre du bout de leurs chaussures aux crampons aiguisés, peut-être lui faisaient-ils savoir qu’ils seraient prochainement tentés de la renier.
Il fallait alors voir l’unique Burkinabé, un peu timide aux premières heures à l’idée de croiser leur regard, pensant n’appartenir ni au matin ni bien au soir, ni même à aucun de ces coins de rue. Puis il fallait le voir hurler après les allers-retours, à la ville en secret, à la rue sans recours, malgré sa gueule cassée, suppliciée du centre jusqu’aux pourtours, malgré la peur typique à se lier d’amitié. Il fallait le voir encourager ces stars faisant vivre le quartier comme si lui-même ne venait pas d’ici. Comme si lui-même avait compris que cette terre pouvait être le berceau des génies de demain, et qu’il n’y avait pas besoin de s’en éloigner pour en admirer l’unicité.

Extrait
« La guerre avait ôté son maillot couleur ciel, troqué contre cet uniforme boueux aux flocages absents et aux étoiles souillées. Elle avait mis dans ses mains l’arme qui lui avait permis de défaire l’existence. Elle avait mis face à lui celle qui enleva la sienne. Le Burkinabé regarda furtivement les doigts toujours serrés sur la gâchette. Il était pris par la crainte de trop s’attarder, de hurler un ami disparu; ces après-midis quelconques à regarder jouer une vie, et qui risquaient de s’éteindre lentement, les cris de joie laissant place à des gémissements de douleur. Personne. Aucun témoin pour les entendre. La guerre laisse ceux de la rue mourir dans la rue. Elle les exécute sommairement comme des arbres qu’on abat sans remords. La sève gicle. Le sang coule. Et le sol absorbe tout. Il absorbe tout jusqu’à ce que poussent d’autres arbres qui dissimuleront d’autres corps qui nourriront à leur tour la terre maudite. » p. 87

À propos de l’auteur
VIVION_MathieuMathieu Vivion © Photo DR

Franco-Algérien né en 1991, Mathieu Vivion découvre son appétit pour l’écriture sur les bancs de l’école Supérieure de Journalisme de Paris.

Par sa rencontre avec les œuvres de Jean-Luc Lagarce, Kae Tempest ou encore Wajdi Mouawad, nait le goût de dire et de disséquer avec précision et un peu d’absurdité les dérives de notre société.

Oscillant sur plusieurs fils tissés par la littérature, le théâtre et la scène alternative, Mathieu Vivion cherche le raffinement autant que la percussion, équilibre complexe mais, comme il le dit : s’il tombe, ce sera pour mieux retourner le monde.

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Appelez-moi César

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En deux mots
Les vacances d’un groupe d’adolescents tournent mal. Séparés de leur accompagnants, ils vont vivre un drame qui va les marquer à jamais. Vingt cinq ans après, Étienne décide de raconter ce qui s’est vraiment passé ce jour où la mort est venue leur rendre visite.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un serment si lourd à porter

Quand les gendarmes retrouvent les adolescents perdus dans la montagne, l’un d’entre eux manque à l’appel. Vingt cinq ans après le drame Étienne décide de tout raconter. Boris Marme signe un roman prenant, un suspense étouffant.

Durant l’été 1994 un groupe de onze garçons se perd en montagne, après avoir refusé de suivre leurs accompagnants. Le lendemain un peloton de gendarmerie récupérera dix d’entre eux. Dans la nuit, l’un d’entre eux a glissé et n’a plus donné signe de vie. «De jeunes innocents. Un accident regrettable. Un traumatisme puissant. Des adultes irresponsables. Voilà ce que les gens ont retenu, voilà ce qu’ils ont gobé. Le reste de l’histoire, le narrateur a voulu l’oublier, s’imposant des années de silence « pour tenter de vivre comme tout le monde, dans le mensonge, mais vivre quand même, devenir quelqu’un. Exister.»
Mais a quarante ans et après avoir perdu sa mère, Étienne décide de rompre le pacte et de raconter ce qui s’est vraiment passé.
Il avait été inscrit par ses parents à ce camp de vacances, mais craignait tout à la fois de quitter ses amis et son domicile et la rencontre avec tous ces jeunes qu’il ne connaissait pas. Des craintes que le voyage en TGV n’ont pas vraiment dissipées. Après avoir monté leurs tentes, le groupe se retrouve au grand complet. «Il y avait Mélodie, la seule fille, qui ne voulait pas être là. Il y avait le sympathique Clément, le cleptomane, avec son plâtre au bras pour une raison que j’ai toujours ignorée, et Bruno que je découvrais presque alors, le visage transparent pour le moment, si ce n’était son duvet de moustache. Il y avait James, dit la Taupe, avec ses petits yeux et son visage criblé de boutons qui fumait de la beuh, et Michaël, avec sa voix basse et érayée, et son caractère de con. Il y avait les jumeaux, Louis et Arnaud, qui ne disaient pas grand-chose, si sérieux, toujours prêts les premiers. Il y avait Charbel qui nous avait tous éclatés au foot en fin d’après-midi, Adama avec ses airs de grand prince, Steve qui semblait sympa mais franchement bête, et Franck, le fameux rouquin avec sa tête à faire peur et qui donnait l’impression de vous agresser quand il parlait. Il y avait Aristote que les autres appelaient la Tronche et Ganaël, le petit, le gamin, le collégien. Enfin, il y avait moi et il y avait Jessy, deux mondes, qu’un océan séparait encore et qui ne tarderaient pas à se rencontrer.»
Au fil des jours et des longues marches éprouvantes, le groupe va apprendre à se connaître. Étienne va se rapprocher de ses compagnons et vouloir partager leurs initiatives souvent stupides, quelquefois dangereuses. Entre larcins, provocations, mises au défi, il s’agit de désigner qui est vraiment César. Un petit jeu qui, on le sait, va virer au drame. Mais le groupe retrouvé au petit matin ne trahira pas le serment scellé après l’accident.
En choisissant, 25 ans plus tard, de confier à Étienne le soin de confesser ce qui s’est vraiment passé, Boris Marme dit tout à la fois la charge émotionnelle ressentie sur le coup et le traumatisme trop lourd à porter au fil des ans. Hantés par la mort et leur silence, les adolescents verront leurs vies brisées. Un roman construit comme un polar, un suspense qui va aller crescendo jusqu’au drame et qui permet à l’auteur de scotcher son lecteur dès les premières pages jusqu’à l’épilogue qui, lui aussi, réservera son lot de surprises. C’est fort, prenant, très réussi!

Appelez-moi César
Boris Marme
Éditions Plon
Roman
320 p., 18 €
EAN 9782259310994
Paru le 12/05/2022

Où?
Le roman est situé en France, à Paris et sa banlieue, mais principalement dans la commune imaginaire de Saint-Martin-de-Morieuse et ses environs dans les Alpes.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
Appelez-moi César est un roman initiatique. L’histoire d’une bande de garçons partis marcher en montagne au cours de l’été 1994 et qui, de conneries en jeux de pouvoir, vont glisser peu à peu dans une spirale tragique. Pour comprendre leur groupe, il faut s’y immerger, sentir son souffle de liberté, partager sa bêtise joyeuse, se laisser happer par sa mécanique cruelle.
Vingt-cinq ans après les faits, Étienne, le narrateur, exprime le besoin absolu de dire la vérité, au-delà de la version officielle, sur ce qu’il s’est passé durant cette nuit terrible au cours de laquelle l’un des gars a disparu dans un ravin. Écrire devient alors pour lui un moyen d’exister à nouveau en dehors du mensonge et du secret. Il entend ainsi redonner à chacun la place qui lui revient, pour mieux reprendre la sienne. Il lui faut pour cela reconstituer chacune des journées qui ont précédé l’accident, car la vérité n’est pas si évidente, elle a plusieurs visages. Pour comprendre, il faut plonger dans le groupe, sentir son souffle de liberté, partager sa bêtise joyeuse, se laisser happer par sa mécanique cruelle.
Étienne raconte son histoire, celle de ce gamin de quinze ans, venu de sa banlieue aisée, et qui, jeté dans l’arène de l’adolescence débridée, fasciné par la figure insaisissable et dangereusement solaire du leader Jessy, a brisé les carcans de son éducation pour devenir un autre, et tenté, au gré des épreuves et des expériences émancipatrices de rivaliser avec les autres pour s’emparer du titre de César.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Sorbonne Université

Extraits
« De jeunes innocents. Un accident regrettable. Un traumatisme puissant. Des adultes irresponsables. Voilà ce que les gens ont retenu, voilà ce qu’ils ont gobé. Rien qu’un épilogue fâcheux, venu clore l’histoire d’un groupe d’adolescents partis marcher en montagne au cours de l’été 1994. Le reste, tout le monde s’en foutait. Nous avons raconté ce qu’ils voulaient entendre, sans mentir. À quelques détails près. Une version officielle derrière laquelle nous nous sommes planqués durant toutes ces années, les gars de la Miséricorde et moi. Il fallait en rester là et tenter de sauver ce qu’il y avait à sauver de nos vies. Le reste de l’histoire était à oublier. C’est ce que je me suis imposé, sans relâche. Des années de silence et de renoncement à lutter contre moi-même pour tenter de vivre comme tout le monde, dans le mensonge, mais vivre quand même, devenir quelqu’un. Exister. » p. 18

« Quinze jeunes adolescents qui débutent leurs vacances. Il y avait Mélodie, la seule fille, qui ne voulait pas être là. Il y avait le sympathique Clément, le cleptomane, avec son plâtre au bras pour une raison que j’ai toujours ignorée, et Bruno que je découvrais presque alors, le visage transparent pour le moment, si ce n’était son duvet de moustache. Il y avait James, dit la Taupe, avec ses petits yeux et son visage criblé de boutons qui fumait de la beuh, et Michaël, avec sa voix basse et érayée, et son caractère de con. Il y avait les jumeaux, Louis et Arnaud, qui ne disaient pas grand-chose, si sérieux, toujours prêts les premiers. Il y avait Charbel qui nous avait tous éclatés au foot en fin d’après-midi, Adama avec ses airs de grand prince, Steve qui semblait sympa mais franchement bête, et Franck, le fameux rouquin avec sa tête à faire peur et qui donnait l’impression de vous agresser quand il parlait. Il y avait Aristote que les autres appelaient la Tronche et Ganaël, le petit, le gamin, le collégien. Enfin, il y avait moi et il y avait Jessy, deux mondes, qu’un océan séparait encore et qui ne tarderaient pas à se rencontrer. » p. 62

À propos de l’auteur
MARME_boris_DRBoris Marme © Photo DR

Professeur et écrivain franco-néerlandais, Boris Marme vit à Paris. Il a publié en 2020 Aux armes (éditions Liana Levi), un premier roman salué par la critique. Avec son nouveau roman Appelez-moi César (2022), il nous plonge au cœur des années 90 dans un groupe d’adolescents pris dans l’engrenage d’un jeu de pouvoir. (Source: éditions Plon)

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Les Silences d’Ogliano

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En deux mots
Quand le baron Delezio retrouve sa Villa Rose pour y séjourner avec sa suite, comme tous les étés, le village assiste aux obsèques d’un enfant du pays, retrouvé mort aux pieds de sa mule. Le recueillement sera de courte durée, car tout ce monde se réjouit d’assister à la fête célébrée en l’honneur de son fils Raffaele. Fête durant laquelle un nouveau cadavre sera découvert, quelques heures avant l’enlèvement du héros de la fête.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les lourds secrets de famille

Après plusieurs romans noirs, Elena Piacentini se lance en littérature blanche. Et c’est une belle réussite! Les Silences d’Ogliano est un roman d’apprentissage puissant comme une tragédie antique.

Commençons par planter le décor, essentiel dans cette tragédie. Nous sommes dans le bourg d’Ogliano. Entouré des montagnes de l’Argentu, il laisse aux habitants l’impression que leur place ne peut être que modeste face à une nature aussi puissante. On n’en voudra pas à Libero Solimane, le narrateur, de vouloir fuir cet endroit. Pourtant il aurait quelques raisons de rester. Pour sa mère Argentina, qui a toujours refusé de lui confier l’identité de son père, mais surtout pour Tessa, dont il est follement amoureux. La belle jeune femme est l’épouse du baron Delezio, propriétaire du plus grand domaine de la commune. Il l’a épousée après la mort de sa première épouse, se moquant de leur différence d’âge de plus de 20 ans.
Comme tous les étés, le baron s’installe avec famille et domestiques. Mais cette fois, il ne trouve pas l’habituel comité d’accueil, car le village enterre l’un des siens, Bartolomeo Lenzani. Retrouvé le crâne fracassé au pied de sa mule, personne ne le regrettera, lui qui terrorisait sa famille et laissait voir sa noirceur à tous. Si Libero et sa mère n’assistent pas aux obsèques, c’est que ce sont des mécréants. Armé de ses jumelles, le jeune homme observe toutefois la cérémonie et remarque les cinq hommes étrangers venus accompagner le défunt jusqu’à sa dernière demeure. Et faire grandir la rumeur…
C’est à ce moment qu’un cri venu du domaine Delezio mobilise toute son attention. Une guêpe a piqué Tessa et l’on s’affaire autour de celle qu’il convoite. L’occasion de l’approcher va arriver très vite, car le fils de famille vient de réussir son bac et son père entend fêter l’événement en invitant tout le village.
La fête en l’honneur de Raffaele ne va pourtant pas se passer comme prévu. D’abord parce que Libero n’aura guère l’occasion d’approcher Tessa, mais surtout parce que l’on découvre le corps sans vie d’Herminia «la folle» et qu’il faut abréger les festivités. Le lendemain, le héros de la fête est enlevé dans le but de réclamer une rançon. Libero, qui a suivi les traces des ravisseurs pour secourir son ami, va être pris à son tour et le rejoindre au fond de la grotte dans la montagne où il est retenu. Le sort le plus funeste attend les deux compagnons d’infortune, car dans ce genre d’opérations, il ne faut pas laisser de traces.
Si on sent la patte de l’auteure de polars, on retrouve aussi la puissance de la tragédie dans ce roman qui, pour remplacer le chœur antique, nous livre les voix des morts et des acteurs qui viennent s’insérer entre les chapitres. Tous portent de lourds secrets, ont des confessions à faire pour soulager leur âme. Si Raffaele ne se sépare jamais de son exemplaire de l’Antigone de Sophocle, c’est parce qu’il sait combien ces pages contiennent de vérités. De celle qui construisent une vie, déterminent un destin. On passe alors du suspense au drame, puis au roman d’apprentissage. Quand une suite d’événements forts forge un destin.

Les Silences d’Ogliano
Elena Piacentini
Éditions Actes Sud
Premier roman
208 p., 19,50 €
EAN 9782330161255
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé dans le village imaginaire d’Ogliano, quelque part dans le sud.

Quand?
L’action n’est pas précisément située dans le temps.

Ce qu’en dit l’éditeur
La fête bat son plein à la Villa rose pour la célébration de fin d’études de Raffaele, héritier de la riche famille des Delezio. Tout le village est réuni pour l’occasion : le baron Delezio bien sûr; sa femme, la jeune et divine Tessa, vers laquelle tous les regards sont tournés; César, ancien carabinier devenu bijoutier, qui est comme un père pour le jeune Libero; et bien d’autres. Pourtant les festivités sont interrompues par un drame. Au petit matin, les événements s’enchaînent. Ils conduisent Libero sur les hauteurs de l’Argentu au péril de sa vie.
Situé au cœur d’un Sud imaginaire, aux lourds secrets transmis de génération en génération, Les Silences d’Ogliano est un roman d’aventures autour de l’accession à l’âge adulte et des bouleversements que ce passage induit. Un roman sur l’injustice d’être né dans un clan plutôt qu’un autre – de faire partie d’une classe, d’une lignée plutôt qu’une autre – et sur la volonté de changer le monde. L’ensemble forme une fresque humaine, une mosaïque de personnages qui se sont tus trop longtemps sous l’omerta de leur famille et de leurs origines. Placée sous le haut patronage de l’Antigone de Sophocle, voici donc l’histoire d’Ogliano et de toutes celles et ceux qui en composent les murs, les hauts plateaux, les cimetières, les grottes, la grandeur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Actualitté

Les premières pages du livre
« L’été, quand vient la nuit sur le village d’Ogliano, les voix des absents sont comme des accrocs au bruissement du vivant. Sur la terrasse, les fleurs fanées de la vigne vierge tombent dans un tambourinement obsédant. Le jappement sec des geckos en chasse dans le halo de la lanterne fait écho aux ricanements des grenouilles qui fusent du lavoir. Plus bas, vers le verger de César, le chant d’une chevêche d’Athéna ressemble au miaulement d’un chaton apeuré. Ces cris plaintifs, presque poignants, sont ceux d’une tueuse. À cette heure tardive, elle a pour habitude de faire une halte sur le vieux poirier. Je repère sa silhouette compacte qui rappelle un poing fermé. La voilà qui s’élance dans un vol onduleux. Elle prend de l’altitude, se hisse par les sentiers d’air qui naissent des inspirations et des expirations du massif de l’Argentu. À Ogliano, les montagnes occultent la quasi-totalité du ciel.
Les montagnes sont le ciel.
Je pourrais y marcher les yeux fermés. Moi, Libero Solimane, fils d’Argentina Solimane et d’elle seule, petit-fils d’Argentu Solimane dernier des chevriers, je suis né là-haut.
Là-haut, le nom des Solimane s’éteindra avec moi.
La chevêche a plongé après le premier col. Je l’imagine raser les frondaisons des chênes, marauder dans les anciens pâturages, puis fondre dans la fraîcheur des ravines et remonter le vent par le flanc nord du pic du Moine. De là, un courant ascensionnel la portera sans effort jusqu’au plateau des Fées, où les petits animaux s’enfonceront dans l’herbe grasse à son passage. L’un d’entre eux ne la sentira pas venir.
Les lois propres à l’Argentu sont immuables. Toutes ne sont pas inéluctables. Mais ceux qui sont morts ne le savent pas.
Une fois rassasiée, sans doute ira-t-elle se désaltérer à la source de la Fiumara. Peut-être s’ébrouera-t-elle quelques instants dans l’eau pure avant d’emprunter les gorges et de redescendre vers le village où l’espère sa couvée. D’ici une heure tout au plus, elle ressurgira plein ouest pour rejoindre le palazzo, où elle a élu domicile.

Mon esprit quitte les cimes. Mes yeux balayent l’obscurité proche, reconstituent le paysage à partir des indices semés sur les faîtages par le rayonnement de la lune. En contrebas du moulin que j’ai restauré, la petite maison de ma mère. À cinq cents m謬tres vers l’ouest, le clocher qui tient dans son giron l’essentiel du bourg. Un kilomètre plus loin encore, dominant une colline façonnée de terrasses, la masse imposante de la demeure du baron. Son toit s’est affaissé, ses persiennes à jalousies pendent à demi dégondées, les murs de la petite chapelle, gonflés d’humidité, menacent de s’effondrer. Ses jardins sont hantés d’arbustes moribonds. Les fontaines ont tari et les bassins sont colonisés par les ronces. Sa décrépitude actuelle est à la mesure de sa splendeur orgueilleuse d’antan. Quand le Palazzo Delezio rouvrait ses portes en accueillant une cohorte d’invités, c’était le signal. Alors l’été commençait vraiment. La Villa rose, c’est ainsi que je l’appelais autrefois.
Les quatre voitures de la suite du baron traversèrent Ogliano sans rencontrer l’habituel comité de bienvenue. À l’exception d’une armée de chats efflanqués rendus apathiques par la chaleur suffocante de la mi-juillet, les rues étaient désertes. Pas âme qui vive sur les murets. Personne aux balcons des fenêtres. Cette année-là, le retour des Delezio sur leurs terres ancestrales fut éclipsé par la mort de Bartolomeo Lenzani. À l’heure où le cortège fit son entrée, villageois et parents venus des quatre coins de la province étaient massés dans l’église. Les derniers arrivés, faute de place, palabraient sous les platanes. Seuls manquaient à l’appel Herminia la Folle et le vieil Ettore, grabataire. Sans oublier ma mère, qui, dans la matinée, avait apporté une marmite de soupe à la sœur du défunt, et moi qui l’avais accompagnée en traînant les pieds. En mécréants notoires, nous étions exemptés d’office.

Bartolomeo Lenzani, dit le Long en raison de son allure d’échalas, était dangereux et sournois. Officiellement leveur de liège, braconnier et voleur de bétail à l’occasion, porte-flingue à condition d’y mettre le prix, c’est ce qu’il se murmurait à demi-mot de son vivant. “Maintenant les langues vont se d鬬lier”, prophétisa ma mère en m’apprenant la nouvelle. Je m’étais réjoui en silence. Déplaisant d’aspect, avec une bouche semblable à une cicatrice qui s’ouvrait sur des dents gâtées et des yeux torves qui ne vous regardaient pas en face, Lenzani le Long était pour moi Lenzani la Brute. Laid, il l’était surtout en dedans. Personne ici ne se serait risqué à passer derrière une de ses mules à moins de trois mètres. Les flancs déchirés par l’éperon et la cravache, l’échine frissonnante, les pauvres bêtes n’étaient que terreur et rage mêlées. Ses chiens s’aplatissaient en pleurant au moindre geste brusque. S’ils avaient pu, ils se seraient enfoncés sous terre. Deux ans en arrière, aux abords d’une chênaie où Lenzani avait établi son campement provisoire, j’en avais trouvé trois enchaînés à des arbres. Les deux premiers s’étaient étranglés en s’affaissant sous leur propre poids. Le dernier, borgne, galeux, maigre comme un Christ, poussait des râles d’agonie en tentant de se maintenir debout sur ses jambes flageolantes. En le prenant dans mes bras, j’avais craint que ses os ne se disloquent. Par miracle, il avait survécu. Depuis lors, il marchait dans mon ombre, sa pupille d’or attachée à mes pas, le museau prêt à se nicher dans ma paume. Quand il nous arrivait de croiser son ancien maître, Lazare se pressait plus étroitement contre ma jambe en émettant une modulation grave, un mezzo-voce entre douleur et haine, audible de moi seul. Si Lenzani avait reconnu son bien, il n’en avait rien laissé paraître. Pour une raison inexpliquée, même enfant, alors que je n’étais pas de taille à l’affronter et trop lent pour le fuir, il n’avait jamais levé la main sur moi ni manqué de respect à ma mère. Je nous pensais insignifiants à ses yeux.

Avec ce décès aussi soudain qu’inespéré, l’été s’annonçait sous les meilleurs auspices. J’étais tapi dans les fougères d’une terrasse en friche, un point d’observation idéal, invisible et proche, à portée de voix immédiate du cimetière et de la Villa rose. Lazare, sa grosse tête fauve posée sur mes genoux, remuait timidement la queue, sa manière à lui de participer à la fête. Car si les obsèques de Lenzani avaient réuni une assemblée si dense, qu’on ne s’y trompe pas : tout Ogliano le détestait. En premier lieu, sa sœur Fiorella, qui nous avait accueillis le matin même avec cette phrase sibylline : “Les souffrances doivent avoir une fin ici-bas.” La petite femme sèche comme une trique parlait en connaissance de cause. Depuis son veuvage, elle était tombée sous le joug de son frère resté vieux garçon. Corvéable à toute heure du jour et de la nuit dès lors qu’il posait son barda à Ogliano, entre deux périodes de travail qui le conduisaient par monts et par vaux pour y manigancer seul le diable sait quoi. J’ai entendu les sanglots de Fiorella filtrer derrière les volets clos de sa chambre. J’ai vu les zébrures sur ses jambes. Lenzani la traitait à l’égal de ses animaux. Mais la source la plus vive de ses tourments tenait à ce qu’il lui avait arraché la prunelle de ses yeux, son fils unique et adoré : Gianni. Un jour, Lenzani avait fait valoir que le travail ne manquait pas et qu’il avait besoin de bras. Sans plus de cérémonie, il avait ordonné à Fiorella de préparer deux paquetages pour le lendemain. Gianni avait quatorze ans. Six mois plus tard, le garçon fluet et rieur qui avait été mon ami sur les bancs de l’école primaire n’existait plus. Ce qu’il s’était passé, ce qu’il avait vécu, il n’en pipait mot.
Au cours des quatre années suivantes, à peine échangeâmes-nous quelques paroles. Des questions et des réponses de convenance qui nous avaient laissés, lui et moi, en surface des choses, à mille lieues de ce que je voulais lui demander vraiment, de ce que ses yeux qui n’arrivaient plus à me fixer trahissaient ou tentaient de me dire. J’avais poursuivi ma scolarité au lycée tandis qu’il était propulsé dans un univers fruste aux côtés d’un mentor violent et nous nous étions peu à peu éloignés l’un de l’autre. Le seul pont qui nous reliait encore était notre projet commun de quitter Ogliano. Lui, pour se soustraire à l’emprise de son oncle. Moi, pour fuir un microcosme où je n’étais le fils de personne puisque ma mère s’obstinait à serrer les dents sur l’identité de mon géniteur. D’avoir grandi l’un et l’autre sans père nous avait rapprochés, nous étions frères d’infortune. Un frère que je n’avais pas revu depuis l’hiver.

Les cloches sonnèrent le glas. Je chaussai mes jumelles, bien décidé à ne pas rater une miette du dernier acte de la comédie. J’eus un choc en voyant Gianni franchir le portail de l’église. Sa poitrine s’était élargie, ses bras avaient doublé de volume et, dans sa main trapue, la poignée du cercueil paraissait une fine gourmette. Alors que les autres porteurs suaient et trébuchaient sur les pavés inégaux, lui semblait insensible à l’effort, comme s’il avait trimballé une valise de vêtements. Ses traits exprimaient une concentration neutre et j’aurais donné cher pour connaître ses émotions et ses pensées. Je regrettai de ne pas avoir eu l’occasion de le voir et de lui parler lors de notre visite du matin. Dans un réflexe malsain, je me représentai le mort bringuebalant dans sa boîte. Gianni l’avait-il vu avant que la bière ne soit scellée ? Contrairement à la tradition, la dépouille n’avait pas été exposée. Et pour cause… Le corps de Lenzani avait été découvert à une dizaine de kilomètres du village, en état de putréfaction, crâne enfoncé et mandibule arrachée. Sa monture broutait des chardons à ses pieds, pas incommodée pour un sou par la puanteur de charogne. L’homme qui avait donné l’alerte ne cessait de jurer par tous les saints que la mule souriait. À l’attitude joyeuse de Lazare, j’étais disposé à lui accorder foi.
Le cortège convergea vers la fosse et une brise me porta des effluves d’eau de Cologne et de sueur. Je remarquai cinq étrangers se tenant un peu en retrait. Les villageois s’appliquaient à les éviter du regard, ce qui, paradoxalement, les mettait au centre de l’attention. En particulier le plus grand d’entre eux qui se déplaçait avec un flegme viril, laissant une impression de puissance propre aux chefs de meute. Impossible de fixer son visage plus d’une seconde. Il se trouvait sans cesse l’un de ses sbires pour le masquer à ma vue. Sur les mines des autres participants, en revanche, on pouvait lire, à des niveaux d’intensité divers, l’impatience et l’ennui. L’ardeur du soleil ne faiblissait pas et le prêtre jouait les prolongations. Royaume des cieux, paix du Seigneur et autres promesses lénifiantes de vie éternelle se succédaient ad nauseam. Des bribes me parvenaient par intermittence dont l’une me fit grincer des dents : “L’œuvre de l’homme n’est pas détruite par la mort.” Rapportés au défunt, ces mots sonnaient comme une malédiction. Enfin, d’un mouvement sec du menton, Fiorella donna le signal et la caisse, au soulagement de tous, rejoignit sa sépulture. Gianni s’accroupit pour saisir une pleine poignée de terre et ses biceps se contractèrent. Le prêtre sursauta au claquement brutal de l’impact sur le bois. L’assistance se secoua de sa torpeur dans un bourdonnement d’exclamations étouffées. Le sourire de mon ami lorsqu’il se redressa me heurta de plein fouet. Je repensai à la mule. À l’instant où, libérant le pre¬¬mier cadavre de chien, j’avais souhaité la mort de Lenzani. Et je me demandai jusqu’à quel point Gianni l’avait lui aussi désirée. Lazare se mit à grogner, poil hérissé et babines retroussées, des signes auxquels j’aurais dû prêter plus d’importance. Mais mon esprit était déjà focalisé ailleurs, du côté de la Villa rose, d’où venait de fuser un cri perçant. Cette voix vrillée par la peur, je l’aurais reconnue au milieu d’une foule hurlante.
Sur la terrasse principale, les malles et les valises avaient été abandonnées. Une servante trottinait avec son plateau d’argent surmonté d’une carafe et d’un verre à pied. Une deuxième tendait un linge au baron, lequel était agenouillé. »

Extrait
« – Antigone était posé en évidence sur le bureau. J’ai pensé qu’il y avait glissé un mot, une explication… Mais non. Je ne sais même pas d’où sort ce bouquin, Libero, il n’était pas au programme…
Ne pas savoir, je le concevais mieux que quiconque constituait une torture. L’idée que Gabriele ait choisi un moyen aussi radical d’échapper à sa charge d’ainé m’effleura l’esprit, mais je la gardai pour moi.
– J’ai cherché des pages cornées, des passages soulignés.… Rien. Alors je l’ai lu. Je ne connaissais pas le texte. En découvrant qu’Antigone s’était pendue, j’ai réalisé que le livre était le message et que ce message s’adressait à notre père. J’ai abordé le sujet avec lui, mais il n’a pas voulu m’écouter. Nous n’évoquons jamais Gabriele à la maison. C’est comme s’il n’avait pas existé. Je ne sais pas pourquoi mon frère est mort, Libero, mais j’ai trouvé dans cette pièce assez de questions pour remplir toute une vie. Les personnages de Sophocle m’ont interrogé, c’est… comme s’ils m’avaient tendu un miroir.
La voix pleine de Raffaele s’éleva, résonna dans la grotte et me frappa au cœur.
– “Pour moi, celui qui dirige l’État et ne s’attaque pas aux résolutions les meilleures […] est le pire des hommes.” Les meilleures, pour qui, Libero? Pour tous? Et qui décide de ce qui est le meilleur?
Je secouai la tête, désenchanté. » p. 128

À propos de l’auteur
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Elena Piacentini © Photo Laurent Mayeux

Auteur et scénariste, Elena Piacentini est née à Bastia et vit à Lille, comme les héros de ses romans. Leoni, le commandant de police à la section homicide de la PJ, qu’elle a créé en 2008, a été finaliste des sélections du prix des lecteurs Quai du polar/20 minutes et du grand prix de littérature policière pour l’une de ses aventures (Des forêts et des âmes, Au-delà du raisonnable, 2014 ; Pocket, 2017). Inspiré d’un fait divers, Comme de longs échos met en selle une nouvelle héroïne: Mathilde Sénéchal à la DIPJ de Lille. Il a été couronné dès sa sortie par le prix Transfuge du meilleur polar français. Les Silences d’Ogliano est son premier roman en littérature blanche. (Source: lisez.com / Éditions Actes Sud)

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Le village perdu

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En deux mots:
Une femme lapidée attachée à un pieu au milieu d’un village du nord de la Suède, un bébé abandonné et quelque 900 personnes qui se sont volatilisées. Voilà ce que deux policiers découvrent en 1959. Un mystère qui ne sera jamais résolu et qu’une équipe de tournage entend raconter – sinon résoudre – en se rendant sur place.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Que s’est-il passé à Silvertjärn?

Après la trilogie de L’île des disparus écrite avec sa mère Viveca, Camilla Sten réussit avec brio ce thriller écrit seule. Il revient sur un mystérieux fait divers datant de 1959, la disparition de tout un village dans le nord de la Suède.

Une scène d’ouverture qui marque les esprits. Un faits divers particulièrement sordide et un mystère jamais résolu. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la fille de Viveca Sten a bien retenu les leçons de sa mère et de leur travail en commun pour la trilogie L’île des disparus. Ici aussi, il est question de disparus. De près de 900 personnes qui peuplaient le village de Silvertjärn et dont on a perdu toute trace. Le 19 août 1959 Albin et Gustaf, deux policiers dépêchés sur les lieux au nord de la Suède vont le constater, tout en faisant deux découvertes, le corps d’une femme lapidée, attaché à un pieu sur la place du village et un nourrisson abandonné, seule trace de vie de cet endroit désormais maudit.
Le second chapitre se déroule de nos jours. Il détaille le film documentaire que projette de réaliser Alice Lindstedt, dont la grand-mère a grandi à Silvertjärn avant de disparaître elle aussi avec toute sa famille. Elle lance sur internet une plateforme de financement participatif et va rassembler une équipe chargée de se rendre sur place pour filmer ce qui deviendra en quelque sorte la bande-annonce du documentaire.
Tone, une ancienne amie très proche – dont on va découvrir qu’elle est aussi liée à l’affaire – décide de rejoindre le groupe des professionnels composé d’une troisième jeune femme, Emmy, et de deux hommes Max et Robert.
Entraînant les lecteurs à la suite de l’équipe du film dans ce décor saisissant, Camilla Sten va alors faire monter la tension. À l’étrangeté de ce lieu totalement abandonné viennent très vite s’ajouter des phénomènes aussi étranges qu’inexplicables. Ils entendent des bruits bizarres, ont l’impression d’être épiés. Pour comprendre ce qui se joue ici, les chapitres vont alors alterner entre le passé et le présent, tissant en parallèle deux histoires aussi passionnantes que terrifiantes qui vont finir par se rejoindre dans un épilogue qui vous laissera pantois.
Entre le quotidien de cette ancienne cité minière quasi isolée du reste du monde, notamment durant les mois d’hiver et l’exploration menée par Alice et son équipe, de l’ancienne école à l’ancienne église, en passant par quelques habitations qui ont pu résister au temps, ce sont deux scénarios à faire froid dans le dos qui vont s’élaborer. On retrouve les familles d’Alice et de Tine, la personnalité de cette femme retrouvée morte ainsi que celle du Pasteur fraîchement débarqué pour semer la bonne parole jusqu’au jour du drame. On tremble avec Alice lorsqu’elle se rend compte que le doute n’est plus permis: ils ne sont pas seuls à Silvertjärn!
Retrouvant l’ambiance du film Le projet Blair Witch, Camilla Sten va elle aussi jouer avec nos nerfs et nos peurs, creuser les forces et les faiblesses des acteurs du drame. En jouant sur les descriptions des lieux et sur les détails qui accentuent l’intensité dramatique comme les escaliers qui s’effondrent, les ombres qui s’étirent, les bruits difficiles à identifier, on imagine déjà le formidable suspense sur grand écran. En attendant, régalez-vous avec ce formidable thriller!

Le village perdu
Camilla Sten
Éditions du Seuil
Roman
Traduit du suédois par Anna Postel
432 p., 21,90 €
EAN 9782021426526
Paru le 1/10/2020

Où?
Le roman se déroule en Suède, dans le village perdu de Silvertjärn.

Quand?
L’action se situe en parallèle en 1959 et de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Comment tout un village peut disparaître sans laisser de traces?
1959. Silvertjärn. La population de cette petite cité minière s’est mystérieusement évaporée. A l’époque on a seulement retrouvé le corps d’une femme lapidé et un nourrisson.
De nos jours, le mystère reste entier.
Alice Lindstedt, une documentariste dont la grand-mère est originaire du village, part avec une équipe explorer la cité fantomatique, en quête des secrets de cette tragédie.
Mais la piste de l’ancien pasteur du temple déterrera la mémoire d’un sombre passé…
Un passé qui hante encore le présent et semble avoir réveillé les ombres du village perdu.
«Ce livre m’a donné des frissons de la première à la dernière page.» Camilla Grebe, autrice de L’Archipel des larmes

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Quatre sans Quatre 
Blog Livresse du Noir 


Bande-annonce du roman de Camilla Sten Le Village perdu © Production Éditions du Seuil

Les premiers chapitres du livre
Le 19 août 1959
C’était un après-midi caniculaire, au mois d’août. La chaleur était si intense que la brise qui s’engouffrait par les vitres baissées rafraîchissait à peine l’habitacle. Albin avait retiré sa casquette et laissait pendre son bras par la fenêtre, évitant d’effleurer la carrosserie pour ne pas se brûler.
– On en a encore pour longtemps? demanda-t-il de nouveau à Gustaf.
Ce dernier se contenta de grogner, ce qu’Albin interpréta comme une invitation à consulter lui-même la carte s’il était si curieux. Il l’avait déjà fait. Ils roulaient vers une ville qu’Albin ne connaissait pas, une ville trop petite pour posséder un hôpital ou même un poste de police. À peine plus grande qu’un village.
Silvertjärn.
Qui avait entendu parler de Silvertjärn?
Il était sur le point de demander à Gustaf s’il y était déjà allé, mais ravala sa question. Gustaf était du genre taiseux, même dans des circonstances favorables. Albin l’avait bien compris. Depuis près de deux ans qu’ils travaillaient ensemble, Albin n’avait jamais réussi à lui faire prononcer plus de deux mots d’affilée.
Gustaf ralentit, jeta un coup d’œil à la carte placée entre les deux sièges et prit un virage serré vers la gauche. Il s’engagea sur un chemin de gravier qu’Albin avait à peine remarqué entre les arbres. Albin fut précipité vers l’avant et manqua de lâcher sa casquette.
– Tu crois qu’on va trouver quelque chose par-là? s’enquit-il.
Il s’étonna que Gustaf ouvre la bouche et lui réponde.
– Aucune idée.
Encouragé par ces deux mots, Albin continua :
– On aurait surtout dit deux rigolos qui avaient un peu trop bu. Je suis sûr qu’on se déplace pour que dalle.
Le chemin était étroit et inégal, Albin dut se cramponner pour ne pas décoller de son siège à chaque cahot. De part et d’autre de la voiture s’élevaient de grands arbres. Il ne distinguait qu’une mince bande de ciel, d’un bleu si ardent qu’il lui brûlait les yeux. Le trajet lui sembla durer une éternité.
Puis la forêt s’éclaircit.
La bourgade ressemblait comme deux gouttes d’eau à la petite ville industrielle où Albin avait passé son enfance. Sans doute y avait-il une mine ou une usine qui employait tous les hommes.
L’endroit était agréable avec ses maisons en rang d’oignons, sa rivière qui serpentait entre les bâtisses et son église en crépi blanc qui dominait les toits et semblait luire dans le soleil du mois d’août.
Gustaf freina d’un coup sec. La voiture s’arrêta.
Albin se tourna vers lui.
De profonds sillons lui barraient le front. Ses joues tombantes et mal rasées lui donnaient un air désemparé.
– Écoute, dit-il à Albin.
Quelque chose dans sa voix le fit s’immobiliser et tendre l’oreille.
– Je n’entends rien.
Il n’y avait pas un bruit, hormis le ronron du moteur.
Ils s’étaient arrêtés au beau milieu d’un carrefour. Il n’y avait rien de spécial. À droite, une maison jaune au perron décoré de fleurs à moitié flétries ; à gauche, une autre quasiment identique, mais rouge avec des pignons blancs.
– Justement.
Au ton insistant de son collègue, Albin comprit ce qu’il voulait dire.
Il n’y avait rien à entendre. Le silence était total. Il était 16 h 30 un mercredi de la fin de l’été dans un village au milieu des bois. Pourquoi ne voyait-on pas d’enfants jouer dans les jardins? Ou des jeunes femmes prenant l’air devant leur porte, les cheveux plaqués sur leur front luisant de sueur?
Albin jeta un regard à la ronde sur les rangées soignées de maisons. Toutes bien entretenues. Toutes closes.
Il n’y avait pas âme qui vive, où qu’il posât les yeux.
– Où sont-ils tous passés? demanda-t-il à Gustaf.
La ville ne pouvait pas être complètement déserte. Les gens devaient bien être quelque part.
Gustaf secoua la tête et appuya de nouveau sur l’accélérateur.
– Ouvre l’œil, intima-t-il.
Albin déglutit avec difficulté. Sa gorge était râpeuse, il la sentait sèche, serrée. Il se redressa sur son siège et remit sa casquette.
La voiture roulait. Le silence lui semblait aussi oppressant que la chaleur. La sueur perlait dans son cou. Quand la place du village apparut devant eux, Albin éprouva un intense soulagement. Il montra du doigt la silhouette dressée au beau milieu de l’espace ouvert.
– Regarde, Gustaf. Il y a quelqu’un.
Peut-être Gustaf avait-il une meilleure vue que lui ; ou ses longues années dans la police lui avaient conféré un flair qu’Albin n’avait pas encore. Toujours est-il que Gustaf arrêta la voiture avant de s’engager sur la place, ouvrit sa portière et descendit.
Albin resta à l’intérieur, appréhenda la scène par bribes. D’abord, il pensa : Voilà quelqu’un de très grand.
Puis:
Non, ce n’est pas un géant, c’est une personne qui étreint un réverbère. Comme c’est étrange !
Toutes les pièces du puzzle ne s’assemblèrent que lorsque la pestilence s’insinua par les vitres baissées. Albin ouvrit la portière et sortit en titubant, espérant échapper à l’odeur, mais elle était encore plus forte à l’extérieur. Une émanation douçâtre, rance, écœurante ; de la chair pourrie, fermentée, abandonnée de longues heures durant aux rayons du soleil.
Ce n’était pas une personne embrassant un réverbère. C’était un corps ligoté à un pieu grossièrement taillé. De longs cheveux raides dissimulaient le visage – par pitié pour l’observateur – mais de grosses mouches rampaient sur les bras et les jambes boursouflés. Les cordes qui liaient le cadavre au pilori lacéraient la chair molle et spongieuse. Les pieds étaient noirs. Impossible de voir si c’était dû à la pourriture ou au sang qui s’était écoulé et avait coagulé en larges flaques autour du poteau.
Albin ne fit que quelques pas avant de se plier en avant et de rendre son déjeuner sur le pavé.
Lorsqu’il leva la tête, il vit que Gustaf était quasiment arrivé à hauteur du corps. Il se tenait à quelques mètres et l’observait.
Gustaf se retourna et regarda son collègue qui s’essuyait la bouche en se redressant. Des rides aussi profondes que chez un chien de Saint-Hubert couraient autour de ses lèvres, expression à la fois d’un dégoût et d’une terreur pure.
– Qu’est-ce qui a bien pu se passer ici, bon sang? demanda-t-il, sur un ton stupéfait.
Albin n’avait pas de réponse. Il laissa le silence de la ville déserte s’installer.
Mais là, dans la quiétude, il entendit soudain quelque chose. Un bruit faible, lointain, mais reconnaissable entre mille. Albin, l’aîné d’une fratrie de cinq, avait grandi dans un appartement où les enfants partageaient la même chambre. Il l’aurait identifié n’importe où.
– Mais qu’est-ce que… marmonna Gustaf en se tournant vers l’école de l’autre côté de la place. Au deuxième étage, une fenêtre était ouverte.
– On dirait un bébé, dit Albin. Un nourrisson.
Puis l’odeur prit le dessus et il vomit de nouveau.

Description du projet
« Le village perdu » est une série documentaire consacrée à Silvertjärn, le seul village fantôme de Suède. Nous souhaitons produire un documentaire en six épisodes, complété par un blog décrivant nos travaux de recherche et nos découvertes au cours de ce processus. Silvertjärn est une petite cité ouvrière au milieu du Norrland, restée plus ou moins intacte depuis 1959, l’année où toute la population de près de neuf cents habitants a disparu dans des circonstances mystérieuses.
«Cliquez ici pour en savoir plus sur l’histoire de Silvertjärn»
Alice Lindstedt, dont la grand-mère a grandi à Silvertjärn, est à l’initiative de ce projet qu’elle produit :
« Quand j’étais petite, ma grand-mère me parlait souvent de Silvertjärn et de la disparition de ses habitants. Elle n’y vivait plus au moment du drame, mais ses parents et sa petite sœur figuraient parmi les disparus.
L’histoire de Silvertjärn m’a toujours fascinée. Il y a tellement de choses qui semblent ne pas coller. Comment la population entière d’un village peut-elle se volatiliser sans laisser de traces ? Que s’est-il passé exactement ? C’est à ces questions que nous tenterons de répondre. »
Nous prévoyons de passer six jours à Silvertjärn au début du mois d’avril pour des prises de vues et des recherches sur le village. En tant que contributeur, vous aurez accès aux vidéos tournées et aux photographies prises lors de ce repérage. Nous allons examiner quelques-unes des théories qui expliqueraient la disparition – de la fuite de gaz provoquant une psychose massive à une malédiction lapone séculaire.
« Cliquez ici pour en savoir plus sur les théories autour de Silvertjärn »
Si tout se passe comme prévu, l’équipe retournera à Silvertjärn en août, le mois où la population a disparu, pour que le documentaire soit tourné à la même saison.

Contreparties pour nos contributeurs :
Accès immédiat au matériel filmé à Silvertjärn en avril
Accès illimité aux publications de l’équipe de production sur les réseaux sociaux.
Lettres d’information régulières par mail faisant état de nos avancées
Visionnage en avant-première de la version longue du documentaire
Possibilité de visiter Silvertjärn avec notre équipe au moment de la sortie de la série et du lancement du blog.

33 450 couronnes collectées sur un
objectif de 150 000 couronnes
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Présent
Un grésillement, un son strident, m’arrache à ma somnolence.
Je me redresse, cligne des yeux. Tone coupe la radio. Le crépitement cesse, remplacé par le ronronnement étouffé du moteur et le silence confiné de l’habitacle.
– Qu’est-ce que c’était ?
– La radio fait des siennes depuis quelques kilomètres. On est passé du rock de papy à du rock dansant… Et maintenant ces grésillements.
– Ça doit être le début de la zone blanche.
Je sens l’excitation monter dans mon ventre. Je sors mon mobile de ma poche : il est plus tard que je ne le pensais.
– J’ai encore du réseau, mais ça capte mal. Je vais mettre à jour nos statuts une dernière fois avant qu’on soit coupés du monde.
Je me connecte sur Instagram et j’immortalise la route qui s’étire devant nous, baignée de la lumière dorée du couchant.
– Que dis-tu de cette légende, Tone : « Bientôt arrivés, nous entrons dans la zone blanche. Nous vous retrouvons dans cinq jours… à moins que les fantômes ne nous kidnappent…»?
Tone esquisse une grimace.
– C’est peut-être un peu exagéré.
– Mais non, ils en raffolent !
Je poste la photo sur Instagram, je la partage sur Twitter et Facebook avant de ranger mon mobile dans ma poche.
– Nos fans adorent les spectres, les films d’horreur et ce genre de conneries. C’est notre principal argument de vente.
– Nos fans. Nos onze fans.
Je lève les yeux au ciel. Je dois admettre que ça m’attriste. C’est un peu trop vrai pour en rire.
Tone ne le voit pas. Elle garde les yeux braqués sur la route déserte et anonyme. Une autoroute droite sans virage ni courbe. De grands conifères poussent de part et d’autre de l’asphalte. Du côté gauche, le soleil ardent de la fin de journée semble suspendu dans un ciel sanguinolent qui déferle sur la forêt et sur nous.
– Nous devrions bientôt arriver à la bifurcation, dit Tone. Je sens qu’on approche.
– Tu veux que je prenne le volant ? Je n’avais pas prévu de m’endormir. Je ne sais pas ce qui m’arrive.
Tone répond par un sourire contenu.
– Si tu es restée debout jusqu’à 4 heures la nuit dernière pour tout vérifier, ce n’est peut-être pas étonnant.
Je n’arrive pas à déterminer si c’est un reproche.
– Non, peut-être pas.
Pourtant, je suis surprise. Je pensais que les picotements d’excitation et la fébrilité qui m’avaient tenue en éveil pendant plusieurs nuits m’empêcheraient de trouver le repos aujourd’hui, dans la voiture.
D’un coup d’œil dans le rétroviseur, j’aperçois juste derrière nous l’autre fourgonnette blanche qui transporte Emmy et le technicien. En queue de cortège, on distingue la Volvo bleue de Max.
Est-ce de l’impatience ou de l’inquiétude que je sens au creux de mon ventre ?
La lumière intense teint d’un rouge ardent mon pull en laine blanc aux motifs de torsade. Le profil de Tone se découpe clairement. Elle est l’une de ces personnes plus belles de profil que de face, avec un menton bien marqué et un nez droit de patricien. Je ne l’ai jamais vue maquillée. À côté d’elle, je me sens ridicule et exagérément vaniteuse. Je me suis fait des mèches pour éclaircir et faire briller mes cheveux naturellement ternes, couleur d’eau sale. Pour la modique somme de neuf cents couronnes. Bien que je n’aie pas cet argent ; bien qu’il ne soit pas prévu que j’apparaisse sur les films que nous allons tourner au cours des cinq prochains jours.
Je l’ai fait pour moi. Pour calmer mes nerfs. Et puis, des photos, il faudra bien en prendre, pour Instagram et Facebook, pour Twitter et le blog. Nous devons donner à nos fans enthousiastes de quoi susciter l’intérêt, attiser la flamme.
J’ai la bouche pâteuse après mon petit somme. J’aperçois le gobelet en plastique de la station-service calé dans le porte-tasse.
– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
– Du Coca. Sers-toi.
Sans attendre ma question, Tone ajoute :
– Coca zéro.
Je saisis le verre tiède et avale de longues gorgées du soda éventé. Ce n’est pas très rafraîchissant, mais j’avais plus soif que je ne le pensais.
– Là ! lâche soudain Tone en freinant.
La vieille route n’est pas enregistrée dans le GPS, nous l’avons vu en planifiant l’itinéraire. Nous nous sommes donc appuyés sur des cartes des années quarante et cinquante ainsi que sur les archives de l’Administration suédoise des transports. Nous avons également pris en compte le tracé du chemin de fer à l’époque où les trains à vapeur desservaient le village deux fois par semaine. Max, un féru de cartes, nous a assuré que la route devait se trouver là. Mes derniers doutes se dissipent quand j’aperçois une intersection, presque complètement dissimulée par la broussaille. C’est l’entrée de la seule route carrossable qui menait jadis à Silvertjärn.
Mais au lieu de s’y engager, Tone arrête la camionnette.
Étonnée, je me tourne vers elle.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle est plus pâle que d’ordinaire, sa petite bouche est pincée et ses taches de rousseur semblent briller sur sa peau blanche. Ses mains sont cramponnées au volant.
– Tone ? fais-je d’une voix plus douce.
D’abord, elle ne répond pas. Elle fixe un point au milieu des arbres, sans rien dire.
– Je ne croyais pas voir ça un jour…
Je pose une main sur son avant-bras. Ses muscles sont bandés comme des ressorts d’acier sous la fine étoffe de son tee-shirt à manches longues.
– Tu veux que je conduise ?
Les autres aussi se sont arrêtés – la deuxième camionnette juste derrière nous et, j’imagine, Max dans sa Volvo bleue.
Tone lâche le volant et se renverse contre le dossier.
– Ça vaut peut-être mieux.
Sans me regarder, elle détache sa ceinture et ouvre la portière pour descendre.
Je l’imite, je descends d’un bond et je contourne le véhicule. Dehors, l’air est limpide, pur et glacial. Il me frappe de plein fouet et traverse immédiatement mon pull épais, malgré l’absence de vent.
Tone a déjà bouclé sa ceinture lorsque je monte sur le siège conducteur. J’attends qu’elle prenne la parole, mais elle ne dit rien. Alors, j’appuie doucement sur l’accélérateur et nous nous engageons sur la route envahie par la végétation.
Un silence presque recueilli s’installe. Lorsque les arbres nous ont englouties et semblent se pencher au-dessus de la petite route, la voix de Tone s’élève dans la pénombre, me faisant sursauter.
– C’est mieux que ce soit toi qui conduises pour entrer dans le village. C’est ton projet. C’est toi qui voulais venir. Pas vrai ?
– J’imagine que oui.
Heureusement que nous avons pris une assurance en louant les véhicules. Ils ne sont en rien adaptés à ce type de terrain. Mais nous avions besoin de camionnettes pour transporter le matériel et les fourgonnettes 4 × 4 hors de prix auraient explosé plusieurs fois notre budget.
Nous roulons en silence. Les minutes s’écoulent. À mesure que nous nous enfonçons dans les bois, je suis frappée par l’isolement extrême de la petite communauté. Surtout à l’époque. Ma grand-mère maternelle m’a raconté que peu d’habitants étaient motorisés. Pour rejoindre la civilisation, on prenait un train qui ne passait que deux fois par semaine. Vu le temps qu’il nous faut pour atteindre le village en voiture, parcourir ce chemin à pied, quand on n’avait pas d’autre choix, ne devait pas être une sinécure.
Nous dépassons un sentier qui serpente vers les profondeurs de la forêt. Je me demande un instant si je dois m’y engager. Non, ce doit être le chemin de la mine. Je continue tout droit, au ralenti, je roule sur des brindilles et des branches tombées. Le véhicule couine, mais poursuit sa route au prix de gros efforts.
Au moment où je commence à m’inquiéter, craignant que nous ayons fait fausse route – que nous empruntions un vulgaire chemin de randonnée, que nous soyons en train de pénétrer de plus en plus profondément dans la forêt pour finir par rester coincés avec nos voitures, notre matériel, notre bêtise et nos ambitions –, les arbres s’ouvrent comme par miracle devant nos yeux.
– Là ! murmuré-je, m’adressant plus à moi-même qu’à Tone.
Je me risque à accélérer un peu, juste un peu, mon sang afflue dans mes veines quand le ciel rougeoyant du mois d’avril se découvre peu à peu devant nous.
Nous sortons de la forêt, la route descend vers une vallée, ou plutôt, une petite dépression. C’est là que se niche Silvertjärn.
De sa haute flèche surmontée d’une mince croix, l’église domine le quartier est du village. La croix scintille dans la lumière du couchant, d’une clarté irréelle. De l’église à la rivière, les maisons semblent avoir poussé comme des champignons pour ensuite s’écrouler, se décomposer, tomber en ruine. Le cours d’eau d’un rouge cuivré coule entre les habitations et se jette dans le petit lac auquel le village doit son nom. Silvertjärn, le lac d’argent. Peut-être était-il argenté, jadis, mais aujourd’hui il est noir et lisse comme un vieux secret. Le rapport de la compagnie minière indique que le lac n’a pas été inspecté et que sa profondeur est inconnue. Il pourrait plonger jusqu’à la nappe phréatique. Il pourrait être sans fond.
Sans réfléchir, je détache ma ceinture, j’ouvre ma portière et saute sur l’humus printanier humide et doux pour observer le village. Le silence est total. On ne distingue que le ronronnement régulier du moteur et les légers soupirs du vent lorsqu’il murmure au-dessus des toits.
J’entends Tone descendre du véhicule. Elle ne dit rien. Ne referme pas derrière elle.
Et moi, j’exhale une prière, une incantation, une salutation :
– Silvertjärn.

Passé
En rentrant de chez Agneta Lindberg, Elsa a un mauvais pressentiment. Quelque chose ne tourne pas rond.
En marchant d’un bon pas, on peut parcourir la distance entre la maison de Mme Lindberg et la sienne en un petit quart d’heure, mais Elsa y parvient rarement en moins de quarante minutes : on l’intercepte à chaque coin de rue pour discuter.
Depuis quelques mois – depuis que la pauvre Agneta a reçu la nouvelle – Elsa lui rend visite une fois par semaine, le mercredi après-midi : c’est si commode de passer chez elle après avoir déjeuné chez la femme du pharmacien.
On ne fait pas grand-chose pendant ces repas. Quelques femmes du village se retrouvent tout simplement pour papoter, cancaner, parler de tout et de rien, boire du café dans des tasses fragiles et se sentir supérieures aux autres, l’espace d’un instant. Mais cela ne fait de mal à personne et Dieu sait que les femmes de Silvertjärn ont besoin de s’occuper. Elsa ne peut pas non plus nier qu’elle apprécie ces moments, bien qu’elle soit parfois obligée de tancer ses consœurs quand leurs ragots deviennent trop malveillants.
À quoi bon se livrer à des conjectures sur le père biologique de petit dernier du maître d’école ? Elsa était avec l’enseignant et sa pauvre femme quand le bébé refusait le sein, et elle avait rarement vu père aussi fou de son enfant. Alors qu’importe si les cheveux du garçonnet sont carotte.
Il fait chaud en cet après-midi d’avril – une chaleur étouffante pour la saison – et Elsa transpire sous son corsage. Elle aime marcher le long de la rivière. Le chemin est plat et lisse, et on peut voir le lac scintiller au loin. L’eau de fonte déferle en susurrant en contrebas de la rive. Ce qu’elle aurait envie de s’arrêter et d’y tremper les pieds !
Elle s’en abstient, bien sûr. De quoi aurait-elle l’air si elle soulevait sa jupe et se mettait à patauger comme une enfant insouciante ? Cela ne ferait que nourrir les ragots des commères du village !
C’est au moment où Elsa sourit à cette pensée qu’elle se rend compte que quelque chose a changé. Tout en se retournant pour voir qui pourrait bien l’épier si elle sautait dans la rivière, elle prend conscience qu’il n’y a personne.
Le cours d’eau est pourtant bordé d’habitations. C’est là que le quartier le plus ancien de Silvertjärn commence. D’ailleurs, Elsa préfère ce quartier aux maisons neuves. Quand elle s’est installée avec Staffan à Silvertjärn – à peine sortie de l’enfance – ils vivaient dans l’un des nouveaux pavillons construits par la compagnie minière, une bâtisse froide, sans âme. Elsa demeure aujourd’hui convaincue que c’est à cause de ces murs blancs pleins d’échardes qu’elle a si mal vécu sa première grossesse. Elle s’était arrangée pour déménager le plus vite possible.
Les maisons qui jouxtent le cours d’eau, plus anciennes, ont plus de charme. Elsa en connaît tous les occupants. D’ailleurs, sans vouloir se vanter, elle peut même dire qu’elle connaît tout le monde à Silvertjärn. Mais le quartier de la rivière, sous l’église, c’est le sien. C’est pourquoi elle veille tout particulièrement sur ceux qui y vivent. Elle aime passer devant la maison du coin avec son toit de guingois, rendre visite à la petite Pia Etterström et ses deux jumeaux ; se poster en face de la terrasse d’Emil Snäll et lui demander comment va sa goutte ; s’arrêter pour admirer les rosiers de Lise-Marie.
Mais aujourd’hui, personne ne la hèle, personne ne lui fait signe.
Malgré la chaleur, il n’y a personne dans les jardins, sur les perrons ; personne n’a ouvert sa fenêtre. Personne n’est venu la saluer après l’avoir vue depuis la cuisine. Elsa devine des mouvements derrière les rideaux des cuisines, derrière les fenêtres fermées. On dirait que tout le monde s’est barricadé chez soi.
Son cœur se serre.
Plus tard, elle se demandera si une partie d’elle-même n’avait pas déjà compris, avant même qu’elle se mette à courir, avant qu’elle arrive dans sa cuisine en sueur, hirsute et qu’elle voie Staffan assis à la table, le visage livide, bouleversé.
Mais ce n’est pas vrai. Elle ne comprend pas, elle ne se doute de rien. Comment aurait-elle pu se douter ?
Alors, quand Staffan lui dit d’une voix de somnambule :
– Ils ferment la mine, Elsie. Ils nous l’ont annoncé aujourd’hui. Ils nous ont ordonné de rentrer chez nous.
Elle s’évanouit sur-le-champ pour la première et la dernière fois de sa vie.

Présent
Je n’ai jamais vu Silvertjärn de mes propres yeux. Je m’en suis forgé une image par le biais des histoires de ma grand-mère, j’ai passé des nuits à chercher sur Google pour trouver des descriptions, mais il n’y a presque rien.
Je me retourne en entendant les cliquetis de l’appareil photo de Tone. Placé devant ses yeux, il lui cache la moitié du visage.
En réalité, nous aurions dû filmer notre arrivée. Cela aurait été une entrée en matière puissante ; cela aurait permis d’attirer l’attention. C’est ce dont on a besoin quand on demande des subventions. Car inutile de se voiler la face : quel que soit le nombre de photos postées sur Instagram, quel que soit le taux de financement sur Kickstarter, sans subventions, nous ne pourrons tourner le film tel que je l’ai imaginé. C’est la vérité. Sans le soutien d’une administration ou d’une fondation, nous n’avons aucune chance.
Mais je suis sûre que nous finirons par obtenir les fonds.
Car qui pourrait résister à ce que nous avons devant les yeux ?
La lumière jaillit sur les bâtiments délabrés, les noyant dans un océan orange et vermillon. Ils semblent étonnamment bien préservés. Ils devaient avoir des méthodes de construction différentes à l’époque. Mais même d’ici, en hauteur, on voit la décrépitude. Certains des toits se sont effondrés et la nature a sérieusement commencé à reprendre ses droits. Difficile de distinguer une frontière claire entre la forêt et les maisons. Les rues sont envahies de végétation, le chemin de fer rongé par la rouille s’étire de la gare vers les bois où il est recouvert, comme une artère bouchée.
Le tout est d’une beauté un peu écœurante. Comme une rose défraîchie sur le point de perdre ses pétales.
Le cliquetis s’interrompt. Je regarde Tone, qui a baissé son appareil photo.
– Alors, qu’est-ce que ça donne ? demandé-je.
– Avec ce paysage, je crois qu’un iPhone aurait suffi.
Elle contourne la voiture et se poste à côté de moi, fait apparaître les images. Nous nous sommes mis d’accord pour que Tone se charge des photos. À la différence de moi, d’Emmy et du technicien, elle n’a jamais travaillé dans le cinéma – elle est conceptrice-rédactrice. Mais elle est passionnée de photographie depuis plusieurs années, et ses clichés sont bien meilleurs que ceux que je pourrais réaliser avec le même appareil. »

À propos de l’auteur
STEN_Camilla_©Stefan_TellCamilla Sten © Photo Stefan Tell

Camilla Sten, née en 1992, est la fille de la célèbre autrice de polars Viveca Sten. Ensemble, elles ont écrit la trilogie L’île des disparus, acclamée par la critique. Le village perdu, vendu dans 17 pays, est son premier roman adulte, également en cours d’adaptation au cinéma. (Source: Éditions du Seuil)

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La fièvre

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En deux mots:
Un homme qui s’effondre en pleine rue, un bateau mis en quarantaine, une épidémie dont on ne connaît pas l’origine va frapper des milliers de personnes, provoquant un vaste mouvement de panique. Cela se passait en 1878 sur les bords du Mississipi.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Les ravages de l’épidémie

C’est avant la pandémie que Sébastien Spitzer s’est mis à l’écriture de La fièvre, qui raconte l’épidémie qui a frappé le Sud des États-Unis en 1878. Le parallèle avec la pandémie de 2020 est saisissant et prouve une fois de plus la capacité des romanciers à saisir l’air du temps.

Si Sébastien Spitzer n’aime rien tant que varier les plaisirs et les époques, il sait aussi plonger dans l’Histoire pour se rapprocher des thématiques très actuelles. Ces rêves qu’on piétine, son premier roman couronné de plusieurs prix, dressait un portrait saisissant de Magda Goebbels et posait tout à la fois la question du mal, de la maternité et du devoir de mémoire. Le cœur battant du monde, en retraçant la rencontre entre Karl Marx et Friedrich Engels dans un Londres qui s’industrialisait à grande vitesse, était aussi une réflexion sur l’éthique et le capitalisme. Avec ce troisième roman, il nous entraine aux États-Unis au sortir de la Guerre de Sécession. Les chapitres initiaux vont nous présenter un esclave affranchi rattrapé par des membres du Ku Klux Klan et pendu en raison de sa couleur de peau, Emmy une jeune fille qui fête ses treize un jour de fête nationale et qui espère le plus beau des cadeaux, que son père qui vient de sortir de prison regagne le domicile familial. Mais à bord du Natchez qui vient d’accoster au ponton, elle ne peut l’apercevoir. Enfin, l’auteur nous invite à Mansion House, l’un des bordels les mieux soignés de Memphis où les douze pensionnaires jouissent d’un peu de liberté mais restent sous la surveillance attentive d’Anne Scott, la tenancière française de cette maison des bords du Mississipi. Ce matin, au réveil, alors qu’elle entend fêter le 4 juillet par un bal costumé, ses plans sont contrariés par la découverte d’un client mal en point. Et les premiers soins qu’elle prodigue ne semblent guère le soulager.
Puis nous faisons la connaissance de Keathing, le patron du Memphis Daily, qui entend profiter de la fête nationale pour imprimer son plus gros tirage. Il espère que dans l’attente du feu d’artifice on passera le temps à lire son édition du 4 juillet 1878.
C’est alors que deux drames se produisent quasi simultanément. Emmy constate une agitation inhabituelle autour du Natchez censé transporter son père. Les passagers sont sommés de regagner le navire tandis qu’un homme est évacué sur une civière. C’est alors que le malade de Mansion House est pris de folie. Il se précipite tout nu vers la rivière avant de s’écrouler en pleine rue. Deux cadavres et un même diagnostic: la fièvre.
Pour les autorités, la nouvelle ne pouvait tomber à pire moment, car la récolte de coton s’annonce exceptionnelle. Et alors que l’on tergiverse, des nouvelles alarmantes de la Nouvelle Orléans font état d’une épidémie et de morts par dizaines. Keathing ne peut plus reculer la parution de son article. Il doit informer la population. En fait, il va provoquer un vaste mouvement de panique aux conséquences économiques et humaines aussi imprévisibles que terribles.
Si le parallèle avec la pandémie qui a frappé le monde en 2020 est facile à faire, c’est bien davantage la manière de réagir face à ce drame qui est au cœur du roman. Qui va rester en ville et qui va fuir? Qui des sœurs dans leur couvent ou des prostituées dans leur bordel vont se montrer les plus courageuses et les plus solidaires? Comment va réagir le sympathisant du Ku Klux Klan face à la détresse de la communauté noire, plus durement frappée par ce mal insidieux? Qui va se dresser face aux pillards qui entendent profiter du chaos? Les situations de crise ont le pouvoir de révéler certaines personnes, de faire basculer leur destin. C’est ce que montre avec force la plume inspirée de Sébastien Spitzer.

SPITZER_yellow-fever1878Les sœurs de la charité étaient-elles aussi charitables que l’imagerie populaire le laisse entende? © Public Library of America

SPITZER_Martyrs_Park_MemphisLe «Parc des martyrs» de Memphis, dédié aux victimes de l’épidémie. © Tennessee Historical Commission

Pour ceux qui habitent Mulhouse et la région, signalons que Sébastien Spitzer participera à une conférence-rencontre le mercredi 14 Octobre 2020 à 20h à la Librairie 47° Nord. Inscriptions par mail ou par téléphone:
librairie@47degresnord.com 03 89 36 80 00

La fièvre
Sébastien Spitzer
Éditions Albin Michel
Roman
320 p., 19,90 €
EAN 9782226441638
Paru le 19/08/2020

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis, principalement à Memphis mais aussi tout au long du Mississipi jusqu’à la Nouvelle Orléans. On y évoque aussi New York.

Quand?
L’action se situe en 1878.

Ce qu’en dit l’éditeur
Memphis, juillet 1878. En pleine rue, pris d’un mal fulgurant, un homme s’écroule et meurt. Il est la première victime d’une étrange maladie, qui va faire des milliers de morts en quelques jours.
Anne Cook tient la maison close la plus luxueuse de la ville et l’homme qui vient de mourir sortait de son établissement. Keathing dirige le journal local. Raciste, proche du Ku Klux Klan, il découvre la fièvre qui sème la terreur et le chaos dans Memphis. Raphael T. Brown est un ancien esclave, qui se bat depuis des années pour que ses habitants reconnaissent son statut d’homme libre. Quand les premiers pillards débarquent, c’est lui qui, le premier, va prendre les armes et défendre cette ville qui ne voulait pas de lui.
Trois personnages exceptionnels. Trois destins révélés par une même tragédie.
Dans ce roman inspiré d’une histoire vraie, Sébastien Spitzer, prix Stanislas pour Ces rêves qu’on piétine, sonde l’âme humaine aux prises avec des circonstances extraordinaires. Par-delà le bien et le mal, il interroge les fondements de la morale et du racisme, dévoilant de surprenants héros autant que d’insoupçonnables lâches.

Les critiques
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Sébastien Spitzer parle de son roman La Fièvre © Production Albin Michel

INCIPIT (Les premières pages du livre)
– Par pitié, laissez-moi !
Il est face contre terre, comprimé par un homme à genoux sur sa nuque. Sa pommette et son front tassent le sable du sentier. Un filet de sang dégoutte sous lui comme la poisse. Combien sont-ils ? Quatre ? Cinq ? Tous portent des toges blanches.
L’un d’eux pèse sur son dos et lui déboîte les bras, coudes aux reins, pognes au dos.
– Ahhh ! Pour l’amour de Dieu, je vous en prie. J’ai rien fait.
Un autre lui lie les chevilles si fort qu’il entrave ses artères. Son pouls bute contre le chanvre. Il a la bouche dans le sable et son cri s’y enterre parmi la bave et ce branle-bas d’effroi qui coagule. Un homme rôde en retrait, chasseur tapi dans l’ombre. C’est lui le chef de ces mauvais génies en toge qui hantent les campagnes depuis des mois maintenant, semant les cadavres, éparpillant le drame et ravivant l’idée que naître noir est une malédiction.
Quand on est né esclave, mourir est un fait comme un autre, une douleur de plus, un mauvais jour de trop. Son père l’a vécu dans sa chair. Il est mort aux champs, épuisé de fatigue. Son grand-père succomba d’une balle dans la nuque. Il avait soixante ans et souffrait de partout. Mais pas lui. Plus maintenant. Il a été affranchi. Il est devenu libre. Un homme parmi les hommes. Il a le droit de vivre et de rêver sa vie sans penser à la mort. Il s’y est habitué depuis la fin de la guerre, la victoire de Lincoln et les lois votées pour libérer les Noirs, faire taire les fouets des maîtres, les coups des contremaîtres. Libres enfin ! Quel miracle ! Il s’est mis à rêver de lundis, de l’école pour ses enfants, d’un emploi dans le commerce, de dimanches en prières et de semaines qui se ressemblent.
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
Le pire des refrains s’est accroché à ses lèvres.
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
Les toges blanches le relèvent. Leurs visages sont cachés. La lune cruelle éclaire la scène d’un crime en cours.
Il voit son ombre au sol, pas plus noire que leurs ombres. Ils sont cinq contre lui. Cinq juges de mauvaise foi. Cinq silhouettes masquées et un nom murmuré :
– Keathing, viens m’aider !
Son instinct prend le pouvoir. Serrer les dents. Faire le dos rond. Attendre. Se taire. Pleurer un peu, puisque ça dure. Pleurer, ça fait du bien, c’est souffrir en silence. Tenir. Tenir bon.
Très jeune, avant la guerre, son père lui avait appris à cousiner la douleur, à débecter ses rages. Il lui avait dit que s’il s’abandonnait à cette douleur comme à ces rages, il ne ferait qu’attiser le drame noir.
Rien n’y fait.
Le mauvais sort s’acharne. Seul un chien se dévoile. Tel quel. Plein de crocs enfoncés dans le muscle de sa cuisse. Il souffre. Aveuglément face à cet animal, avec des yeux de nuit noire et une haleine sauvage. Le chien cesse de grogner et lève mollement la patte sur le poteau devant. Il marque son territoire de quelques gouttes d’urine pendant que l’ancien esclave implore ses bourreaux blancs :
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
En vain.
L’un d’eux serre sa trachée pour qu’il ouvre la bouche. Il fourre deux doigts dedans. Il enfonce un chiffon plein de flotte dans sa gueule. Lui tente de résister, secoue un peu le tronc et attire le chien. Il n’entend même plus ses grognements furieux. Il a pris le même muscle et mord.
– Faut pas traîner, murmure une voix.
Soudain, tout s’atrophie. La bête a lâché prise. Une chouette froisse l’air. Un coassement annonce l’accouplement de crapauds. Son cœur bat si fort qu’il pourrait exploser. Combien de temps encore ? Combien de temps avant de mourir ?
Une corde fend l’air et cogne contre un poteau. Les nœuds de chanvre crissent sur un rondin de bois. Il compte plusieurs brassées.
– Tu vas trop loin ! dit celui qu’il a pris pour leur chef. On devait simplement lui faire peur. Pas ça !
« Ça », c’est le mot qui l’achève. « Ça », c’est l’idée qui gomme tous les « pourquoi », les « par pitié ».
– T’es pas obligé de rester là.
Une main le pousse devant. Une autre le maintient droit, debout, calé contre ce poteau transformé en potence, comme un mât d’injustice dressé devant une lune bien blanche, bien complice.
Les hommes et le chien-loup s’activent dans son dos. Comme sa jambe se dérobe, il s’adosse au poteau, jette un dernier regard vers la grande ville au loin, la vallée qui serpente et les champs qui se déclinent, noir sur noir, jusqu’au bout de l’horizon. Il les connaît par cœur, chaque pousse, chaque travée. Cette vie est un boyau d’enfer, une fosse de Babel. Il y avait cru pourtant à ces lois, à ces mots. Il ne peut plus se défendre quand ils lui passent la corde au cou, et prie.
– Notre Père qui êtes aux cieux, que Votre nom soit sanctifié. Que Votre règne arrive.
Comme il n’a plus de prise, mais juste la honte de grommeler des mots qui finissent en charpie, il se résigne. Il ferme lentement les yeux. Il prend la mesure de l’instant qui le sépare de l’éternité.
– Amen.
Une pulsation cardiaque. Encore une. Un autre battement. Le dernier ? Sa vie à rebours sature sa mémoire. Toutes ces images passées surgissent en tornade. Il voudrait effacer la douleur qui l’empêche de se remémorer le visage de cette fille, dans la cabane d’en face. Elle préférait sourire au lieu de lui répondre. Elle avait de fines hanches et des épaules si droites que tout son corps semblait en équilibre en dessous, comme le fléau d’une balance. Elle avait le front suave. Un sourire à mille dents. Des yeux bruns, grands et vifs, qui guettaient la gaieté. Il aurait pu l’aimer. Lui faire plein d’enfants. Il tremble de regret. Elle serait devenue sa nouvelle femme et ils auraient élevé une tripotée de gosses. Si seulement il avait traversé la rue entre elle et lui.
Il sent le nœud qui serre. Il va finir sa vie au bout de cette fourche fruste, dans ce cercle formé par un bout de chanvre torsadé, les pieds ballottant vaguement, scruté par les corbeaux et ses cinq bourreaux. Le rituel est en cours. Il n’y a plus rien à faire.
La corde crisse et serre. Un papier sort d’une poche. Pendant que sa langue cogne contre le bout de tissu, des mots chargés d’absurde encrassent la nuit. Ils récitent :
– Au nom des Chevaliers Immortels protecteurs de la race,
Au nom du Grand Cyclope garant de notre avenir,
Au nom de la Cause perdue et de ses humiliés,
L’Empire de l’Invisible et le Soleil Invincible t’ont condamné à mort.
La suite s’est perdue au fond de son âme.
Demain, quand Memphis s’éveillera, la ville découvrira son corps bien vertical, bien aligné. Des gens passeront devant lui et feront des commentaires, gênés ou amusés. De longues heures s’écouleront avant que l’un d’eux estime que c’en était assez, qu’on en avait assez vu des Noirs suppliciés.
On fera une prière et on citera son nom. On chantera, un peu, à voix ténue et triste, comme on chante à chaque fois pour ceux qu’on a punis parce qu’ils avaient le tort de croire que même noir on pouvait être libre. On le mettra en terre et on parlera de lui au passé, comme des autres. C’est comme ça ! C’est le Sud.
Emmy dort encore. Rabougrie dans son lit. Ses bras adolescents agrippent le balluchon qui lui sert d’oreiller. Des soubresauts remontent le long de son échine, parfois jusqu’aux épaules, bifurquent vers son visage et impriment à sa bouche d’étranges balbutiements. Elle fait des bruits de succion, bave et grogne puis replonge dans son rêve.
Le jour s’est pointé charriant les bruits de la ville. Des rires. Des pas. Le couinement d’un essieu. Les sabots d’une mule butant sur un caillou qui éclate sous ses fers.
Une brise trimbale l’odeur d’une poudre lointaine, de celles dont on faisait les balles, autrefois, pendant la guerre, quand des Bleus tuaient des Gris par centaines de milliers. Emmy était presque là, dans le ventre de sa mère. Elle attendait que la paix soit signée pour montrer le bout de son nez.
Une explosion retentit.
– Papa ? demande-t-elle en sursaut, fouillant les coins de la pièce et tombant sur sa mère qui s’approche, lentement, de sa démarche peu sûre.
– T’as encore fait une crise, ma fille chérie ?
Emmy tarde à répondre, le temps de faire le tri entre ses attentes et ses rêves, le vrai et ce qu’elle voudrait.
– Non. Pas cette fois. Je ne crois pas, en tout cas. J’ai pas mal aux épaules, dit-elle en s’étirant. Ni à la nuque. Non, maman. C’était pas une crise nerveuse. Je crois que c’était plutôt une sorte de cauchemar. Je suis en retard ?
Sa mère lève le nez et estime l’heure du jour.
– Non. Pas encore. Je n’ai pas entendu la cloche du débarcadère.
Le visage de sa mère est teinté de brun sale. Ses yeux opalescents fixent toujours leur néant, mais elle sent et entend bien mieux que les voyants. Elle le saurait déjà si son père était là. Ses sens ne la trompent pas.
Emmy frotte ses paupières comme pour chasser ses mauvais songes. Mais des images s’accrochent. Le visage d’un homme.
Un paquet de bonbons dans un sachet de papier, bombé, comme rempli d’air. Emmy tendait les mains vers le cadeau de son père. Elle allait s’en saisir, mais il a éclaté comme une de ces baudruches que les gosses du quartier gonflent et font exploser lors de chaque carnaval. Et puis tout s’évanouit. Les bonbons et son père, ses attentes bernées. Depuis le temps qu’elle attend. Elle a tout un stock d’espoirs déçus à cause de lui. Sa tête en est farcie, et parfois elle se dit que ces crises étranges, ces spasmes épileptiques sont dus à ce trop-plein de dépits, à ces désillusions qui pourrissent au fond d’elle. Comme si elle les refoulait. C’est son père. C’est comme ça. Il a toujours été celui qui trompe son monde.
Dans les rues de Memphis, la grande fête s’annonce. Une partie de la ville va bientôt célébrer le jour de l’Indépendance. La pétarade commence. Des tas de déflagrations accompagnent les rires des gamins extasiés.
Emmy se penche par la lucarne. Les commerces sont fermés. Deux hommes endimanchés longent le trottoir d’en face. Un autre les salue. Emmy cherche les enfants et, en tendant le cou, voit une femme qui rabat un pan de sa longue jupe avant de traverser. Elle est jeune. Ses cheveux brun-roux tombent en guirlandes d’anglaises. Ses bottines sont couvertes de poussière et ses talons de bois battent les trottoirs de guingois, parfois mités, souvent branlants.
Au carrefour de Madison, en plissant les yeux pour contrer le soleil, elle distingue des fumerolles, des panaches d’explosifs et une bande de gamins accroupis dans un coin autour d’une allumette qui s’approche d’une mèche. Le feu prend. La mèche crépite et fume et les enfants éclatent plus vite que l’explosion, laissant dans leur sillage des crépitements de rire.
– Cessez ! lancent des vieilles barbes aux fenêtres.
Emmy se retourne.
– T’es sûre qu’il n’est pas arrivé ?
Sa mère lui tend la robe qu’elle avait mise de côté. Toujours au même endroit, sur la chaise près de leur lit. Elle l’aide à s’habiller.
– Tu es tout énervée, ma fille. Calme-toi ! Tu sais bien qu’avec lui…
– Cette fois j’y crois, maman. Je suis sûre qu’il va venir.
Emmy palpe la lettre dans sa poche. C’est sa seule lettre de lui. La première en treize ans. Elle ne l’a jamais vu ni même entendu. Mais ces mots sont de lui. Billy Evans. Il écrit qu’il viendra par le vapeur le jour de son anniversaire.
Elle n’a qu’une vague idée de lui, forgée année après année, comme les pièces d’un puzzle. Elle se l’est représenté par la grâce des mots, des souvenirs semés chez les uns et les autres. D’abord ceux de sa mère qui répète souvent qu’il était grand et beau. Parfois, elle ajoute qu’il était pareil au fleuve, obstiné, impétueux, comme s’il avait quelque chose à prouver au monde, une revanche à prendre sur les obstacles dressés en travers de sa route…
« Qui pourrait redresser ce que Dieu a fait courbe, ma fille ? Hein ? Dis-moi ? Qui a ce pouvoir-là ? On n’oblige pas les étoiles à suivre un chemin de balises. Ton père est né comme ça, avec ses courbures. Toutes les jetées cherchant à l’orienter, toutes les digues visant à le contraindre, les pieux, le rabotage sont restés sans effet. »
Ensuite, elle se taisait, gardant le reste pour elle. Emmy a dû puiser à d’autres sources pour savoir. Chez des voisins. Chez des gens de passage. Dans la rue. Dans les champs. N’importe où. L’image de son père a gagné en nuances. Tous disaient qu’il était beau, certes, mais qu’il avait surtout la beauté des escrocs, de quoi désarmer les doutes, et une faconde à rouler les sceptiques. Emmy serrait les poings, souvent. Elle voulait les faire taire, tous ceux qui s’acharnaient sur les mauvais côtés de son père. D’autres présentaient les choses autrement. Pour eux, son père avait un don. Il était plus habile que le caméléon et plus malin qu’un comédien de la côte.
« Ton père ! Ah ça, ton père ! C’était quelqu’un, celui-là ! Billy avait le don de soumettre les esprits le temps d’y glisser une idée un peu folle, son idée, et de l’y faire germer. Si bien que les autres, y croyaient qu’ils avaient une idée bien à eux, un beau projet, comme celui de l’hôtel, et y se mettaient à l’œuvre. Il avait ce don-là. On peut dire qu’il savait provoquer l’ambition. Il semait la confiance. Après, pour la récolte… c’était une autre affaire. »
C’est ainsi que sur Main Street, dans le quartier commerçant, surgirent des fondations. Un hôtel allait naître. Le charpentier œuvrait. Le maçon s’activait. Un étage fut dressé puis le chantier cessa. Il fallait de l’argent et le compte n’y était pas. Le promoteur s’efforçait de convaincre les banquiers que l’argent arriverait, qu’il avait une idée et que, la guerre finie, il ferait des bénéfices. Quand il se retourna, Billy n’était plus là. Il avait disparu, avec quelques dollars, une avance pour l’idée de ce projet farfelu. Le promoteur paya, fut ruiné et finit par grossir les rangs de ceux qui maudissaient le nom de son père.
« Billy ! Quel numéro ! Billy ! Billy Evans ! Mais Dieu qu’il était beau. Et cette beauté-là, elle n’était pas volée. Normal qu’il ait pris la plus belle de Memphis. Ta mère, Emmy. Ton père était si beau. »
Les yeux vert printemps. Des dents plein la bouche. Et le reste, Emmy le jette dans l’eau du fleuve avec les grandes gueules de ces alligators qui se repaissent du mal et ruminent tout le bon. Pourvu qu’ils s’en étouffent, qu’ils finissent ventre en l’air.
Billy.
Son père.
Imaginé par elle et condamné par eux. Plus malin que tous les autres. Puni de penser plus vite. Condamné à se taire. Purgeant une peine au loin, parce qu’il s’était fait prendre, une fois de plus, une fois de trop. Emmy mit des années à comprendre le vrai sens des mots « peine de prison ».
Elle se disait qu’elle aussi était condamnée, à la même peine que lui. La peine de ne pas le voir. Elle s’était persuadée qu’ils étaient tristes ensemble, tous les deux, loin l’un de l’autre. Pas besoin de se voir pour s’aimer. Sa mère le lui prouve chaque jour. Elle l’aime aveuglément.
Dans quelques heures, les rues de Memphis seront toutes noires de monde. Il y aura des couleurs accrochées aux fenêtres. Des fanions rouges, blancs, bleus. Des essaims d’inconnus échappés des hameaux situés en amont du grand fleuve ou de plus loin encore. Il y aura une fanfare, comme chaque année. Les anciens soldats noirs porteront l’uniforme des Zouaves avec leur gilet rouge et joueront de longues heures, en remontant Main Street jusqu’à l’embarcadère, comme tous les 4 Juillet depuis la fin de la guerre.
Emmy est impatiente. Le jour de l’Indépendance est aussi celui de son anniversaire. Elle a treize ans.
Elle voit la moue de sa bouche, qui ravale sa phrase pour ne pas briser le sort. Tout est dans le silence de sa mère et ses sourcils relevés en accent circonflexe comme une paire de mains jointes qui pointeraient vers le ciel. Elle espère. Sa mère prie pour qu’il vienne. Billy. Il n’était pas si mauvais. Il l’a vraiment aimée. Et elle, elle l’adorait. Son beau génie de père, chevalier d’industrie comme disent les pédants, ceux qui se payent de mots et crèvent la gueule ouverte de n’avoir rien osé. Son père a écrit qu’il allait revenir pour les sortir de là, de cette misère de peau, de cette cabane d’esclaves.
– Tu sais maman, j’ai réfléchi.
– Oui ma fille.
– En attendant qu’il achète une ferme, il pourrait dormir là. Je lui laisserais ma place.
– Ah oui ! Et tu dormiras où ?
– J’ai réfléchi. Je dormirai dehors. Et si la ferme est trop chère, il pourra toujours assembler quelques planches pour agrandir notre cabane.
– La nôtre ?
– Oui. La terre est assez dure du côté de la clôture. Je l’ai tâtée du pied hier. Elle est sèche et tassée. Y a pas de trace d’humidité. J’ai bien regardé sur le côté. Il y a assez de terrain pour soutenir des cloisons et un plancher épais.
– Et qui va payer ça ?
Le tintement de la cloche tombe opportunément.
– Vite ! Vite ! Je suis sûre que c’est papa !
Emmy agite ses longs bras. Elle est tout élancée comme le tronc de l’orme devant. Sa chevelure est un houppier. Pas le temps de se coiffer. Elle se met à quatre pattes pour dénicher ses souliers.
Une autre sonnerie retentit. Plus longue. Ça vient de l’embarcadère.
– Tant pis. J’ai pas le temps, dit-elle en sortant pieds nus.
Elle enjambe la clôture, traverse Madison et remonte vers le fleuve. Sa jupe enveloppe ses jambes et virevolte sous elle telle une méduse folle. Elle court comme les enfants, sans se soucier des regards en coin des femmes et des hommes sur ses longues cuisses fuselées. Elle court à perdre haleine, fixant les cheminées du bateau qui approche avec ses deux gaillards, l’un à la proue, l’autre à la poupe, et sa grande gueule béante comme celle d’un poisson-chat. Emmy ne cille même pas, de peur que si elle lâche sa cible des yeux elle fasse demi-tour, ou pire, disparaisse.
Ses pieds nus frappent le sable. Son cœur choque sa poitrine. Ses mains vont chercher loin devant comme si elle pouvait raccourcir la distance qui la sépare du quai. Elle a la bouche ouverte et le ventre vide depuis la veille. Légère ! Si légère ! C’est son anniversaire et son père va venir pour elle.
Des mouettes rasent le fleuve. Elles sont remontées de l’embouchure, en aval, à des centaines de miles. Il y a foule près du quai. Des dizaines de dos d’hommes et de femmes s’agglutinent.
Sur le pont du Natchez, le capitaine sonne trois coups secs. C’est le signal donné au machiniste en salle. Les deux cheminées crachent ce qui leur reste de fumée. La roue à aubes ralentit puis se cale en trouvant le point mort. L’équipage remonte les coursives. Il y a beaucoup de courant. Depuis la crue de juin, il a encore gagné et contrarie l’accostage.
Le visage barbouillé du mécanicien surgit d’un hublot de bâbord. Le navire vire lentement. Il a dépassé le pont. Sa proue pointe vers l’aval. Un sifflement retentit. Soudain, sa roue repart, mais à rebours cette fois, plus puissante, plus vaillante. Ses larges tambours brassent des mètres cubes d’eau, frappant de toutes leurs forces comme pour régler leurs comptes avec ce maudit fleuve. Les tambours cognent si fort que des éclats de racines valdinguent alentour.
Emmy en a déjà vu, des approches mal finir. L’an dernier, un triple pont bien plus gros que le Natchez a fini par le fond.
En haut de la passerelle, un matelot pivote et jette devant lui la glène de cordage. Un badaud sur le quai s’en empare et la noue. La passerelle se déploie. C’est bon ! Tout va bien. La foule s’avance. Emmy cherche sur le pont, parmi les passagers, le visage inconnu de son père, comme l’aimant cherche la paille. Elle guette l’évidence, armée de tous les indices qu’elle amasse depuis des années. Grand. Blond. Yeux clairs. Aujourd’hui la trentaine. Pourvu qu’il tienne parole. »

À propos de l’auteur
SPITZER_Sebastien_©Astrid-di-CrollalanzaSébastien Spitzer © Photo Astrid di Crollalanza

Sébastien Spitzer est traducteur et journaliste. Son premier roman Ces rêves qu’on piétine a reçu un formidable accueil critique et public. Il a été le lauréat de nombreux prix (prix Stanislas, Talents Cultura, Roblès). Avec Le Cœur battant du monde, il fut finaliste du Goncourt des Lycéens 2020. (Source: Éditions Albin Michel)

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Chaleur

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En deux mots
Igor et Niko se retrouvent en Finlande pour les championnats du monde de sauna. Au-delà de ce combat dérisoire, voilà le roman de l’ambition et de l’orgueil qui peut conduire à la pire des tragédies. À 130° C, c’est vraiment chaud !

Ma note
etoileetoileetoile(beaucoup aimé)

Chaleur
Joseph Incardona
Éditions Finitude
Roman noir
160 p., 15,50 €
EAN : 9782363390769
Paru en janvier 2017

Où?
Le roman se déroule à Heinola en Finlande. C’est à cet endroit que se rendent les protagonistes de quinze pays, notamment depuis Pskov, le trajet par l’Estonie, le golfe de Finlande entre Tallinn et Helsinki, ainsi que depuis Bruxelles.

Quand?
L’action se situe en 2016 (même si la dernière édition de cette compétition a eu lieu en 2010).

Ce qu’en dit l’éditeur
La Finlande : ses forêts, ses lacs, ses blondes sculpturales… et son Championnat du Monde de Sauna.
Chaque année, des concurrents viennent de l’Europe entière pour s’enfermer dans des cabines chauffées à 110°. Le dernier qui sort a gagné.
Les plus acclamés sont Niko et Igor : le multiple vainqueur et son perpétuel challenger, la star du porno finlandais et l’ancien militaire russe. Opposition de style, de caractère, mais la même volonté de vaincre. D’autant que pour l’un comme pour l’autre, ce championnat sera le dernier. Alors il faut se dépasser. Aller jusqu’au bout.
Aussi dérisoire que soit l’enjeu, au-delà de toute raison, la rivalité peut parfois pousser l’homme à la grandeur. À la fois pathétiques et sublimes, Niko et Igor illustrent avec éclat le désir d’absolu de la nature humaine.

Ce que j’en pense

Roman très original, Chaleur est court mais bon, à l’image d’une séance de sauna. Sauf que cette fois, il ne s’agit de perdre quelques toxines nu dans une cabine en bois, mais de suivre les 102 candidats venus à Heinola, une petite ville de Finlande qui accueille les championnats du monde de la discipline. Car dans ce pays, comme le souligne l’auteur «la nature a vite fait d’ennuyer l’homme. (…) Conséquence: ça picole dur. Mais surtout : l’homme recherche l’homme. L’homme est le territoire – davantage que sa faune, sa flore ou sa géographie. Par conséquent : une certaine naïveté couplée à un ennui latent motivent une série d’activités se déroulant dans le pays durant la période estivale. »
Et de lister ces compétitions improbables et qui pourtant existent bel et bien, telles que le championnat du monde de porter d’épouse, le championnat du monde de football en marécage, le championnat du monde de mangeurs de piment (type Naga Morich, Inde), le championnat du monde de cueillette de baies ou encore – berceau de Nokia oblige – le championnat du monde de lancer de téléphone portable.
Ce qui peut paraître ridicule ou anecdotique n’est cependant en rien une partie de plaisir, notamment pour Niko, star locale et champion du monde en 2013, 2014 et 2015 et pour Igor, son challenger russe bien décidé cette fois à battre son principal adversaire. En vrais champions, ils se sont préparés et ne peuvent que mépriser la centaine d’amateurs qui se sont inscrits. Niko les hait même, considérant «l’amateurisme de ses adversaires comme étant le problème majeur de notre époque. Tout le monde veut son moment de gloire, et pour sacrifier à la vanité n’hésite pas à brûler les étapes.»
On oubliera par conséquent assez vite ces faire-valoir pour nous concentrer sur les deux figures de proue de ce roman de l’extrême : Igor Azarov, 1,59m pour 58 kilos, ancien sous-marinier et NikoTanner, 1,89m pour 110 kilos, acteur de films pornographiques. Autant dire que les profils des deux hommes sont à l’exact opposé, nonobstant le fait qu’ils sont tous les deux prêts à aller jusqu’au bout de ce qui va devenir un duel, après que les choses sérieuses ont commencé.
Désormais la chaleur monte de 110° à 130° Celsius. Le drame de l’ambition et de l’orgueil atteint son paroxysme. « Souffrant, c’est comme ça qu’on veut l’homme. Jésus sur la croix. La nécessaire rédemption comme une montagne de verre brisé à escalader pieds nus. La seule chose qui vaille la peine. Le plus cadeau que Dieu ait transmis à l’homme : la souffrance. Amen. »
Aux premières loges, témoin privilégiée de ce combat, Alexandra Azarov, la fille d’Igor. Elle va assister impuissante à la mise à mort : «Les extrêmes sont si proches qu’ils vont bientôt se toucher».
Joseph Incardona est plus proche de la tragédie antique que du roman noir. Il parvient à emporter son lecteur dans cette histoire qui ne serait que dérisoire si la mort ne venait mettre un terme final à ce jeu. «Demain, la terre quittera son orbite mais rien ne changera vraiment dans l’équilibre de l’univers.»

Autres critiques
Babelio
RTL (C’est à lire – Bernard Poirette)
Le Temps (Eleonore Sulser)
L’Express (Delphine Peras)
France Culture (Les Emois – François Angelier)
Obskuremag.net 
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog de Julien Sansonnens
Blog Nyctalopes 

Les vingt premières pages 

Extrait
« Igor pensait surprendre son rival en arrivant au dernier moment, mais Niko l’a déjoué encore une fois. Une façon d’afficher sa supériorité.
Niko Tanner est la star locale. Trois fois Champion du monde de sauna en 2013, 2014 et 2015.
Qui était vice-champion du monde lors des trois dernières éditions ?
Personne ne s’en souvient. En tout cas pas la réceptionniste de l’hôtel ni les filles aux piercings qui l’auraient reconnu, sinon.
Igor se déshabille, enfile son jogging de la marine avec l’étoile rouge cousue sur la poitrine. La couleur bleue est délavée à force de lavages, mais le coton épais et rêche a été fabriqué pour durer. Il chausse ses baskets, un modèle récent et américain, là faut pas déconner. »

A propos de l’auteur
Joseph Incardona est un écrivain Suisse, d’origine italienne. Il vit à Genève où il tente d’arrêter de fumer. Il aime les romans noirs, Harry Crews et les pâtes. Il a 47 ans et il est membre de l’équipe de foot italienne des écrivains. (Source : Éditions Finitude)

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