Le piège de papier

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  RL_2023

En deux mots
Quand la narratrice rencontre L, c’est le coup de foudre. Les deux étudiantes deviennent vite inséparables et vont réussir brillamment. La narratrice part en Bolivie au service d’une ONG, L publie un recueil de nouvelles. Les deux amies se retrouvent trois ans plus tard, mais c’est alors que leur complicité va laisser place à la rivalité.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Amitié, rivalité et littérature

Dans son sixième roman, Kyra Dupont Troubetzkoy imagine une amitié forgée durant les études et qui va virer à la rivalité lorsque les deux amies décident d’écrire. Un drame qui permet aussi d’explorer le milieu littéraire parisien.

«La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt. Il faudrait toujours se fier à sa première impression.» Dès les premières lignes, le lecteur comprend qu’entre L et la narratrice, la relation sera passionnée. Pourtant les deux jeunes filles s’ignorent et se séparent après le bac. Ce n’est qu’une année plus tard, sur les bancs de science-po, qu’elles se retrouvent et qu’une amitié forte va se construire entre la rousse et la blonde.
Bien que de caractère fort différent, elles vont réussir toutes deux un joli parcours, réussissant même à décrocher les mêmes notes. Un mimétisme qui va connaître son acmé lors d’un bal masqué, lorsque – sous couvert de travestissement – elles vont échanger un baiser passionné.
Mais c’est alors que leurs chemins vont diverger. La narratrice part trois ans pour le compte d’une ONG en Bolivie. Un séjour qu’elle mettra à profit pour réaliser des reportages et affûter sa plume. L, quant à elle, se choisit un mari et va mettre au monde un enfant. Et publier un recueil de nouvelles.
Si après son retour en France, les deux amies se retrouvent, ce n’est que le temps que la narratrice découvre dans l’une des nouvelles un portrait peu flatteur d’elle. Dès lors la guerre est déclarée. Une rivalité qui va s’exacerber sur le terrain de la littérature. Mais alors que L parvient à s’installer durablement dans le paysage littéraire, sa rivale peine à trouver un éditeur.
Jusqu’au jour où, presque en transes, elle trouve LE sujet de son roman et se venge.
La plume de Kyra Dupont Troubetzkoy fait merveille dans ce registre d’amour-haine, se plongeant tour à tour dans le miel et le vitriol. Elle réussit aussi fort bien à brouiller les cartes entre réalité et fiction, faisant de la littérature l’objet et le sujet de leur rivalité. Et dont leurs vies privées respectives ne sortiront pas indemnes. L’occasion aussi de dresser un portrait peu reluisant du milieu de l’édition parisien. Sous les traits de Charles, un éditeur plus soucieux de bons coups que de beaux textes, elle met en scène l’affairisme qui semble avoir gagné les prestigieuses maisons sises du côté du boulevard Saint-Germain. À moins que… On peut toujours compter sur les libraires pour redonner au livre la place qu’il mérite.
Mais le vrai sujet de ce roman à la tension de plus en plus forte jusqu’à un dénouement inattendu, reste cette relation aussi forte que toxique. Deux femmes qui vont se trouver puis se perdre dans une rivalité presque maladive, car les coups portés aujourd’hui sont à la hauteur de leur complicité d’hier.

Le piège de papier
Kyra Dupont Troubetzkoy
Éditions Favre
Roman
264 p., 19 €
EAN 9782828920586
Paru le 19/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi un séjour en Bolivie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elles ont presque vingt ans quand elles se retrouvent sur les bancs de l’Université et se découvrent de troublants points communs. La méfiance initiale fait vite place à une complicité sans faille. Les deux jeunes femmes noueront une amitié amoureuse, vivant un véritable Éden, inventant leur monde, le modelant au gré de leurs imaginations fécondes, se cachant derrière des identités fictives, aiguisant sans le savoir leurs ruses d’écrivaines. Ce qu’elles deviendront. Autrices, mais aussi rivales.
Suite à une série de trahisons dont on ne sait jamais si elles naissent de l’esprit troublé de la narratrice pour qui fiction et réalité ne semblent faire qu’un, celle-ci s’emploie à se venger de son double dont elle jalouse le succès. Elle imagine alors un stratagème dangereux. Un piège de papier qui se refermera sur elle comme un origami aux multiples plis…
Un roman ardent à la trame tendue qui explore le milieu courtisé du monde des lettres et des prix littéraires, et aborde avec talent l’imposture en écriture. L’histoire, surtout, d’une amitié exclusive et excessive, qui poussée par la société devient une véritable rivalité entre les deux protagonistes et qui dénonce les biais du monde littéraire toujours plus cruel, surtout lorsqu’on est une femme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radiocité Genève
RTS
Blog Rainfolk’s Diaries
Blog de Francis Richard
Femina.ch

Les premières pages du livre
« Prologue
Je marchais d’un pas décidé quand je passai devant L’Écume des jours. Moi aussi, comme Boris Vian, j’espérais « décrocher la lune ». Allez, je pouvais bien m’offrir le luxe d’une halte dans la plus prestigieuse des librairies parisiennes. Après tout, elle se trouvait sur mon chemin. J’y vis un signe, combien ce que ce conte écrit en grand secret et en un éclair m’inspirait, et poussai la porte du saint des saints.
C’est là que je le vis. Au milieu de l’îlot central qui faisait la part belle aux écrivains les plus en vue, aux romans ou essais susceptibles de cartonner et dont les ventes assureraient des lendemains qui chantent aux libraires et aux éditeurs, se trouvait une fois encore le dernier opus de « L », « la jeune écrivaine en vogue », mon « amie ». L’exemplaire présenté reposait sur des dizaines d’autres comme pour signifier aux amateurs qu’ils avaient bien raison de l’aimer, d’autres qu’eux se jetteraient sur ce petit chef-d’œuvre. On avait devancé l’engouement du public et veillé à en imprimer suffisamment pour éviter la rupture de stock. Il fallait s’assurer que les lecteurs (qui n’étaient rien moins que des consommateurs de livres) puissent voir leur désir immédiatement satisfait avant qu’ils ne zappent et ne portent leur intérêt sur autre chose. Un malencontreux accroc dans la chaîne d’approvisionnement pouvait, en effet, s’avérer fatal. La durée de vie d’un nouvel ouvrage était de trois semaines, maximum. Ensuite, pfft… il disparaissait, rangé dans les rayons, à l’abri des regards, oublié, périmé, rendu à son éditeur pour finir au pilon. Une mise à mort des livres trop longtemps abandonnés était ainsi orchestrée pour répondre aux impératifs économiques des distributeurs qui ne toléraient que les stocks « utiles ». J’avais toujours été sensible à ce guillotinage littéraire et œuvré du mieux que je le pouvais à leur sauvetage. Un engagement sans nul doute exalté par ma fréquentation et l’amitié qui en découla envers deux libraires en particulier qui, bien qu’ils s’y pliassent, réprouvaient ces pratiques sauvages.
Dès mon plus jeune âge, je flânais des heures dans la librairie de notre village tandis que mes camarades lui préféraient l’épicerie et son large choix de bonbons. Je lisais avec gourmandise toute la bibliothèque rose, puis toute la bibliothèque verte tandis qu’ils suçaient avec avidité caramels mous et sucres d’orge. Je tenais les écrivains, dont les livres trônaient en vitrine, en haute estime, priant secrètement qu’un jour les miens y soient, eux aussi, érigés en majesté. Enfant, je rêvais déjà de romans et de célébrité. La libraire, Madame Jaquet, avait fini par m’attribuer un de ces tabourets roulants dont elle se servait pour saisir les indociles opuscules qui narguaient sa petite taille. Sinon je continuerais à dévorer, affalée au pied de ses rayons, ses acquisitions que je n’achèterais pas, sauf quand je touchais enfin mon argent de poche ou des enveloppes un peu plus fournies pour Noël et mon anniversaire. Elle finit même par s’habituer à ma présence et à m’apprécier, me semble-t-il, malgré notre différence d’âge. Elle glissa entre mes mains les livres qu’elle jugeait « indispensables », m’introduisit aux classiques qui recelaient des trésors cachés seuls réservés aux initiés et m’offrit même une ou deux rares éditions reliées. Je faisais montre d’un goût naturel pour les livres et, en gardienne des belles-lettres, elle ne pouvait y demeurer éternellement insensible.
Je pense qu’on ne dit pas assez la place que tiennent les libraires dans la carrière d’un écrivain, combien ils nous aiment et nous protègent. Non seulement ils exercent en toute discrétion l’un des plus beaux métiers qui soit, mais un peu comme des sorciers, vivant à la marge du monde, en souterrain, ils fraient dans des sphères parallèles à portée de fantômes et de chimères dont ils aiment plus que tout autre la compagnie. Ils possèdent leurs rites, leurs formules, et de grandes échelles sur lesquelles ils se hissent pour vous tendre la perle rare. « Je l’ai ! », s’exclament-ils du haut de leurs cathédrales de papier comme s’ils avaient remporté une bataille, des conquêtes. On sous-estime leur pouvoir. En missionnaires, ils convertissent ignares et réfractaires et propagent le goût de la lecture et Dieu sait combien l’exercice est devenu confidentiel. Ils font aussi écrire les aspirants prosateurs comme moi et les plus expérimentés ; ils font jaillir des vocations et donnent enfin aux écrivains le courage d’exister aux côtés des plus prolifiques, les savants, ces plumes qui nous intimident, les monuments : les Hugo, les Dumas, les Dostoïevski, les Proust, tous ces salauds qui ont si bien écrit avant nous et même tout écrit avant nous, clament les plus méchants. Aussi les idolâtrons-nous en les haïssant tout autant, même si peu d’écrivains l’admettent. La plupart de mes confrères préfèrent se dire « intimidés ». Mais les libraires, eux, ne sont pas dupes. Certains d’entre eux scribouillent eux aussi, en secret. Ils mijotent des livres inachevés, rêvent la nuit d’enfanter « le » livre, l’élu, celui qu’ils auraient voulu voir tomber entre leurs mains, un trésor, le Graal des romans, une histoire parfaite, ciselée, menée à son terme d’une main de maître, sûre et habile. Le petit Jésus en culotte parcheminée.
Madame Jaquet sut mieux que tout autre – parents et professeurs de français réunis – entretenir cette flamme qui brûlait déjà et l’empêcher de vaciller à l’adolescence quand le désir charnel vient concurrencer les page turners. Elle savait aussi combien la littérature peut être un jeu dangereux et m’en avertir. Du fond de ma mémoire d’enfant, il me semble qu’elle la comparait aux grands crus. Il était bon de rappeler que l’abus de lecture en avait enivré plus d’un et qu’on pouvait mal finir. Elle m’alerta sur le pouvoir de la littérature et, quand elle comprit que j’ambitionnais d’en faire mon métier, les responsabilités qui incombaient aux écrivains. Ne disait-on pas de certains livres – et surtout d’un livre en particulier – qu’il vous avait « transformé », ou pire « changé votre vie » ? Je ne sais si elle me prévint ou si elle m’excita, mais peu de temps après cet avertissement, elle ferma boutique. Notre libraire prenait sa retraite et les habitants du village perdirent toute chance de fréquenter d’autres enseignes que l’épicerie ou le bar du coin. Et moi, toute trace de mon initiatrice. Voilà pourquoi Bertille prit tant d’importance. Des années plus tard, elle combla tout naturellement le vide laissé par Madame Jaquet. La propriétaire de la librairie du bourg de mes beaux-parents endossa peu à peu son rôle de mentor. Bertille était ma bonne conscience.
J’en étais là de mes considérations quand mes yeux butèrent sur un titre : Déclaration d’amour à mon libraire. Je ne pris même pas la peine de regarder le nom de l’auteur, cette perle rare lui était évidemment destinée. Je n’étais donc pas entrée ici uniquement pour y voir L à l’œuvre, ni faire le énième constat de sa notoriété. Et comme il n’est rien de plus difficile que dénicher le bon livre pour un libraire, je m’empressai de passer à la caisse. Je ne manquerais pas de lui offrir ce présent lors de ma visite prochaine. Mon petit paquet bien calé sur le cœur, Bertille me servait de bouclier. Elle s’était trouvée là, sur mon chemin et m’encourageait dans mon entreprise. Grâce à elle, j’étais invincible. Oui, cette halte me porterait chance, j’en étais sûre à présent. C’est cela que vendent les libraires : un horizon, des possibilités, une revanche. Plus que des marchands de rêve, ce sont des trafiquants de certitudes.
Ainsi, quittai-je la plus belle librairie de Saint-Germain, vaillante et conquérante, plus que jamais prête à me rendre, deux pâtés de maisons plus loin, chez l’un des éditeurs les plus en vue du cénacle parisien y déposer le manuscrit qui modifierait radicalement mon destin d’écrivain.

I. Au commencement
La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt.
Il faudrait toujours se fier à sa première impression.
Comment cette fille dont les membres semblaient flottants, aux muscles mous, se permettait-elle de tutoyer mon Victor si dynamique, l’esprit aussi virevoltant qu’un derviche tourneur en pleine danse de sema ? Leurs corps si proches l’un de l’autre, bien qu’ils ne se touchassent point, la façon qu’ils avaient de se faire face tout en donnant l’impression de s’emboîter parfaitement comme deux cuillères de même format, fondues au même moule, sans même être en contact… ils sortaient ensemble, j’en avais le cœur net.
Non seulement cette inconnue me volait mon premier amour, mais elle mettait fin à toutes mes illusions. Depuis la rentrée, j’espérais secrètement une résurgence de notre idylle. Je décortiquais chacun des gestes de Victor, le moindre signe, une œillade, un vague sourire, une de ses remarques à l’emporte-pièce dont il avait le secret et qui me faisait littéralement fondre. Victor avait le sens de la formule, j’admirais son esprit facétieux, ses jeux de mots impayables. Nous passions des heures au téléphone avec Nina à débusquer la plus petite preuve de son intérêt pour moi. Tout était prétexte à disserter des soirées entières, à élaborer des plans complexes pour attirer son attention, capter son regard. Les doigts enroulés à m’en couper le sang autour du fil de caoutchouc qui reliait les combinés d’alors à leur matrice, je dissertais sans fin : que porterais-je le lendemain, jouerais-je l’indifférence, dégainerais-je la vanne qui le ferait réagir, laisserais-je planer le doute quant à mes intentions, le regard doux, cajoleur, la bouche pour autant venimeuse ? Nina et moi épluchions tous les scénarios jusqu’à épuisement.
Et voilà que cette pimbêche arrivée en milieu d’année réduisait tout à néant et me couvrait de honte. J’étais remplacée. Cette fille inexistante quelques semaines plus tôt, s’incarnait. Elle était partout désormais, se nichait dans les coins, en embuscade, à l’orée des buissons qui entouraient le portail de l’entrée. Elle semblait chuchoter des choses tandis qu’elle fumait des cigarettes, noyée dans des pulls trop larges. Elle cherchait probablement à dissimuler une poitrine généreuse. Moi qui avais de tout petits seins, tout en l’enviant, je voyais bien qu’elle était encombrée et m’en réjouissais.
Tantôt planquée dans les toilettes des filles, tantôt tapie derrière les portes battantes qui menaient aux classes, on aurait dit une messagère chargée de recevoir et délivrer des secrets. Elle évoluait dans une atmosphère intime, énigmatique, jamais plus d’une ou deux personnes à ses côtés. L semblait s’être intégrée comme un gant, cooptée par une paire de filles en particulier, une blonde toute en boucles d’or qui faisait l’unanimité – tout le monde s’accordait à dire qu’elle était « la plus belle fille du secondaire » – et une brune minuscule au physique insignifiant qui fascinait pourtant tous genres confondus. On ne savait pas très bien à quoi tenait le magnétisme de cette dernière, mais elle était bel et bien escortée d’une garde rapprochée dont L faisait partie et qui semblait lui prêter une loyauté à toute épreuve. Ce binôme improbable rehaussait son aura. Ainsi L était-elle respectée par procuration. Car ces filles en imposaient. Ensemble, elles trônaient en reines sur la cafétéria, louvoyant entre le bar et le baby-foot, leur chasse gardée. Je n’osais même pas pénétrer ce lieu sacré. Lorsque vous vous y aventuriez à force d’auto-persuasion, en mal d’un sandwich ou d’une boisson gazeuse, tous les regards se tournaient vers vous comme un seul homme pour vous jauger de pied en cap. Non, vraiment, je n’avais pas le cran de me promener nue devant ces prédateurs, même mineurs. J’étais de celles qui s’agglutinaient en grappe sur les escaliers, notre purgatoire, le ventre vide, ou s’adossaient à la rampe pour se donner un air vaguement nonchalant lorsque les marches ne pouvaient accueillir plus de pleutres.
Je ne cessais de croiser L, mais jamais seule. Elle semblait même faire exprès de m’ignorer tandis que je m’évertuais à dissimuler ma curiosité. J’aurais tout donné pour savoir ce qu’ils se disaient, ce que Victor lui trouvait, quel lien secret les unissait. Était-ce le sexe ? Lui faisait-elle bien l’amour ? Avaient-ils déjà couché ensemble ? Nous avions failli le faire avant les vacances d’été, mais la nuit avait été trop courte. Allongés sur son lit, nous nous étions longuement embrassés, ses mains s’étaient aventurées sous mon t-shirt, mais une fois le bouton de mon jean défait… il avait hésité. Peut-être avait-il senti un léger tressaillement, ma crispation, et s’était contenté de caresser le haut de mon corps. L’heure des adieux approchait, l’aube ne tarderait pas à poser sa lumière ingrate sur nos visages insomniaques, gonflés d’alcool, la peau enflammée à force de se frotter l’un à l’autre. Victor m’avait déposée au bout du chemin, me promettant qu’il m’écrirait avant que je ne coure chez moi, mes chaussures à la main, les pieds nus sur l’asphalte pour ne pas réveiller mes parents qui ne savaient rien de mes escapades nocturnes. On le ferait à la rentrée. Ce serait ma première fois.
Mais à la rentrée, j’avais attendu son appel et le téléphone était resté muet. Même le jour de mes seize ans, tandis que les heures passaient, mes espoirs avaient fait place à une détresse immense. Victor était mon premier chagrin d’amour, banal et si cruel. Mes parents, désolés de me voir aussi malheureuse, essayaient tant bien que mal, et plutôt mal, de me consoler. Le gâteau n’avait aucun goût, j’ouvrais mes cadeaux à reculons. Seule dans mon lit, ce soir-là, les yeux brouillés de larmes, je louchais sur ses lettres reçues tout au long de l’été, espérant y trouver des réponses. Mais Victor n’était pas du genre à se justifier. On se retrouverait au lycée, dans des classes parallèles, et je passerais toute l’année scolaire à admirer sa nuque tant convoitée lors de nos cours en commun. Sans explication et toujours vierge.
L était devenue une rivale même si Victor ne cessait de me taquiner affectueusement comme il l’avait toujours fait, cultivant même un semblant de relation. Nous aimions tous deux les traits d’esprit, les jeux de mots, connaissions par cœur les phrases des films d’Audiard. Je finis par me persuader que L n’était qu’une fille au physique un peu mièvre, passée après moi, et avec laquelle il couchait sûrement tandis que mes soupirs s’élevaient au rang de fantasmes. À force de la scruter, sa peau si blanche qu’on en devinait les veines, son corps sans muscles, ses traits grossiers, ses petits yeux ternes, des taches de rousseur éparses, je finis par me convaincre qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Décidément, cette fille n’avait rien. Si Victor continua à la fréquenter, je finis par m’y habituer, un peu déçue qu’il s’investisse dans une affaire aussi quelconque. Mon bac en poche, il fut bientôt temps de quitter le lycée, le monde ouaté de l’école, pour me jeter dans l’univers féroce et impitoyable de la vie universitaire. L, un degré au-dessous, moisirait là une année de plus. Sans lui.
Ma consolation.

II. Le jardin d’Éden
J’avais rêvé de liberté. Ma relation avec mes parents avait toujours été assez compliquée et s’était envenimée à l’adolescence. Bonne élève, j’étais devenue impossible à contrôler. Ma nouvelle vie en studio promettait donc d’être riche à tous points de vue. Je plongeai avec délectation dans ce nouveau monde sans entraves ni couvre-feu et profitai de ce premier mois sans cours – l’année universitaire avait pour principal avantage de ne commencer qu’en octobre – pour transformer mon modeste logement en petit nid douillet. Situé dans un quartier populaire, un peu excentré, je trouvai assez facilement tout ce dont j’avais besoin à moindre coût. Finis la campagne, les transports en commun trop rares ou carrément inexistants le dimanche. Ici, la vie battait son plein, les rues grouillaient de monde, il fallait même faire attention à monter dans le bon bus tant les lignes convergeaient toutes vers ce point névralgique qu’était ma rue. J’étais bien au centre du monde.
Les cours pouvaient démarrer.
Seulement, rien ne se passa comme prévu. Je ne savais que faire de cette autonomie dont j’avais été si friande. Sans cadre, ni remontrances, je me dissolvais sans savoir par quel bout empoigner l’espace-temps. Mon ennemi parental avait complètement disparu sur mes injonctions à me « foutre la paix, ça vaaaa… ». Je flottais sans attaches dans un monde devenu trop vaste qui me terrifiait, même s’il était hors de question de l’admettre. Tout était possible, y compris de n’avoir de comptes à rendre qu’à moi-même. Seule dans mon nouveau chez-moi, je passais des heures à contempler cet intérieur et ses effets dans lequel j’avais canalisé toute mon énergie et qui restait désespérément muet, le silence encore exacerbé par les bruits sourds de l’ascenseur ou des voisins qui semblaient tous vivre en communauté. Personne ne m’attendait, ni le midi, ni le soir. À peine rentrée chez moi, j’allumais la télévision, espérant tromper ma solitude.
Pour ne rien arranger, je m’étais inscrite dans une faculté où je n’avais aucune prédisposition. Parce que j’y avais une ou deux connaissances et qu’on m’avait rebattu que les Lettres ne faisaient pas une carrière, de guerre lasse, j’avais opté pour des études de commerce. Je n’avais décidément rien à faire en cours de comptabilité ou en sciences économiques, matières auxquelles je ne comprenais pas un traître mot et qui ne faisaient que creuser l’écart entre mon être intérieur et le reste du monde. Je passais donc tout mon temps à la cafétéria à siroter du café, breuvage dédaigné jusqu’alors, que j’associais, je ne sais pour quelle raison, à cette nouvelle existence d’adulte et que je finis par apprécier. J’étais à cran et ma relation déjà tumultueuse avec François, auquel j’avais cédé après qu’il m’avait fait une cour assidue tout le long de l’année, devint carrément insupportable. Elle l’était plus encore pour notre entourage qui nous observait nous déchirer à tous propos. Ma vie d’étudiante était assurément plus complexe que prévu et les mois passèrent, confirmant que cette année serait un coup d’épée dans l’eau, perdue à ne rien faire sinon qu’à louper lamentablement mes examens et me vautrer plus encore lors de la session de rattrapage : mes notes s’étaient dangereusement rapprochées de zéro. Fin septembre, j’étais inscrite en sciences politiques, une ligne médiane, un horizon.
J’espérais un miracle.
Elle se planta devant moi, me gratifiant d’un «Salut ! Je peux m’asseoir ici?» L’amphithéâtre était gigantesque, mais elle avait choisi cette place entre toutes. Il est vrai que l’auditorium était en ébullition, les étudiants de première année, comme des abeilles dans un essaim entraient, sortaient, incertains d’être au bon endroit. En retard et manifestement complètement égarés, certains se ruaient dans les couloirs à la recherche de leur salle de cours, parcourant les listes de noms placardées sur les murs comme des survivants à la recherche de leurs proches disparus. L’université est une jungle et je m’en amusais : j’avais connu ça l’année précédente. Je pouvais me permettre de les toiser même si, cette fois, je n’avais plus le droit à l’erreur.
Je n’eus pas le temps de formuler une réponse qu’elle était déjà installée, plutôt contente d’avoir échappé au désordre ambiant et trouvé une place dans les premiers rangs. Oui, c’était bien elle. Légèrement transformée : était-ce la couleur de ses cheveux moins orangés (ils renvoyaient des éclats auburn) et leur coupe effilée qui affinaient ses traits et lui donnaient l’air ingénu ? L était bien plus jolie que dans mon souvenir, mais notre professeur de droit constitutionnel qui tapotait sur son micro pour se faire entendre dans ce brouhaha infernal mit un terme à mes réflexions. Le cours commençait.
Je remarquai très vite sa façon singulière de prendre des notes. Elle écrivait très petit, imprimant consciencieusement sur le papier des caractères qui ressemblaient à des pattes de mouche minuscules comme ses doigts délicats et ses articulations qu’elle avait particulièrement fines. Le stylo glissait avec aisance sur la page blanche y imprimant ses hiéroglyphes. J’avais déjà noirci une page entière, peinant à retranscrire chacune des phrases prononcées par le professeur afin de ne rien perdre de la substance de son enseignement. Je veillais à ce que tout ce qui sortait de cette bouche savante soit consigné au mot près pour être certaine d’en comprendre le sens au moment des révisions, quand ce début d’année ne serait plus qu’un vague souvenir, noyé dans les trop nombreuses fêtes estudiantines. Je secouais régulièrement mon poignet droit, soumis à rude épreuve. L, de son côté, s’était contentée de noter deux ou trois points sommaires de la main gauche. Elle était donc gauchère… on les disait plus créatifs. Soit son esprit était ailleurs, soit elle faisait montre d’une capacité de synthèse hors du commun, mais je savais combien l’on payait cher son arrogance sur les bancs de la fac.
La cloche électronique, qui sonnait la fin du cours, mit un terme à cette séance de torture. À ce rythme, des rendez-vous hebdomadaires chez le physio s’imposeraient au risque de perdre l’usage de mes membres supérieurs. L me jeta un regard désemparé qui, j’allais le découvrir, participait de son charme et avait le don d’envoûter les moins candides, avant de louvoyer vers la sortie.
Je ne sais ce qui pousse deux êtres à devenir si proches qu’ils ne peuvent désormais se passer l’un de l’autre, comme les faces d’une même pièce. Enfant déjà, j’étais « tombée amoureuse » d’une ou deux filles sur lesquelles j’avais jeté mon dévolu. Soudain, elles me devenaient vitales, de leur amitié dépendait ma survie. Une amitié à la vie, à la mort, de celles où l’on décide abruptement de se couper le doigt à l’aide d’un canif mal aiguisé pour s’échanger une larme de sang, « unies pour toujours ça s’appelle », une sorte de pacte que l’on trouvait complètement idiot la veille encore. J’en étais toujours l’instigatrice. J’avais de véritables coups de foudre qui me saisissaient sans crier gare, comme une pulsion, une certitude, et je courais aussitôt faire ma déclaration à la dernière élue de mon cœur. Ainsi, du haut de mes huit ans, m’étais-je postée devant Nina, les mains dans les poches de mon pantalon beige en velours côtelé élimé aux genoux, et lui avais-je crânement annoncé : « Toi, tu seras ma copine. » Ce fut le début d’une longue amitié qui dure encore.
Quelques années plus tard, je m’étais entichée d’une fille au prénom prémonitoire, Idyl, que je ne quittais plus et qui faisait ma joie. Elle pouvait tout faire, tout dire, tout me faire, tout me dire, je lui passais absolument tout. Cette fille était parfaite, de mon point de vue certes, mais tout de même elle l’était presque. Je me trompais rarement sur les gens, j’en avais l’intuition, savais les cerner, sans être capable de dire exactement pourquoi, ou mettre des mots sur les raisons qui me faisaient fuir tel ou tel ou, à l’inverse, miser sur un cas particulier. Tout semblait d’emblée assez clair pour moi. Je savais à qui l’on pouvait faire confiance, sur qui l’on pouvait compter.
Aussi, ce matin-là, lorsque L avait pris place à côté de moi, m’avait-elle prise de court. Contre toute attente, un déclic s’était produit. Mon être tout entier, mes instincts primaires s’étaient mis à palpiter. Elle avait réveillé en moi la petite part enfantine qui rend nos existences moins mornes. Qu’avais-je donc fait les mois précédents, me contentant de fréquenter des êtres que je trouvais banals et insipides, auxquels je donnais peu de crédit et qui se destinaient à un avenir vainement commercial ? Quand elle s’était levée à la fin du cours, j’avais senti comme un pincement, un infime déchirement. J’espérais déjà, de façon sourde, que L reprenne sa place près de moi, une fois la pause terminée.
Ils étaient tous là, Melys la blonde sublime, Rebecca la petite brune dont le sourire révélait des dents trop pointues, et deux trois types, les mêmes qui deux ans plus tôt régnaient en maître sur la cafétéria de l’école. Je les connaissais de vue, mais ils avaient totalement disparu de mon champ de vision depuis que j’avais quitté le lycée. Je me retrouvais maintenant coincée avec cette volée qui squattait mon habitat. Le premier jour de la rentrée, ils avaient colonisé la moitié des tables dressées dans le corridor à l’entrée du restau U, un endroit on ne peut plus glauque, en plein courant d’air, glacial l’hiver et sombre l’été, mais ils se comportaient comme s’ils s’en moquaient et se déplaçaient sur le mode des chaises musicales au gré des départs des uns et des autres sans jamais laisser la place totalement vacante. Ils semblaient vous prévenir : ici, c’est chez nous, c’est chasse gardée, ne vous avisez même pas de vous approcher ou ce sera à vos risques et périls. En se concentrant un peu, on aurait presque pu voir des cordons de sécurité encercler cette réserve d’animaux rares, particulièrement prisés, ou un drapeau signalant que le territoire était conquis. Ils semblaient seuls au monde, une caste à part, les brahmanes du campus. Ils faisaient ça, vous faire sentir que vous n’en étiez pas, un peu moins cool, un peu moins séduisants, un peu moins sûrs de vous. J’avais oublié combien ils étaient impressionnants à se la jouer collectif tandis que vous erriez invariablement seul, affichant votre singularité comme un aveu d’échec, quelque chose que vous subissiez forcément. J’en vins même à regretter mes ex-confrères économistes qui avaient cours dans un autre bâtiment dévolu aux « deuxième année ». J’étais tétanisée à l’idée qu’il me faudrait jour après jour faire fi de leur présence pour accéder à mon plateau-repas ou alors je serais condamnée à ne plus me nourrir le temps de l’année académique.
« C’est toi ? »
Elle avait presque crié, mais j’eus à peine le temps de me retourner que Judith se jeta sur moi en sautant de joie. Un court instant, tous les regards se tournèrent vers nous. Gigantesque blonde, elle avait fait montre d’un enthousiasme aussi visible que sonore. Le volume des conversations avait chuté d’un coup suite à son interruption fracassante qui semblait encore faire écho sur les murs des couloirs adjacents. Je songeai à m’enfoncer dix pieds sous terre, m’enterrer à jamais dans les catacombes universitaires, quand elle m’entraîna, « viens t’asseoir avec nous ! » Le brouhaha avait repris son cours, son fond sonore habituel qui agissait comme une canopée phonique au-dessus de nos têtes déjà saturées d’informations. Judith s’était inscrite en relations internationales, on aurait donc quelques classes en commun ! Rien ne semblait lui faire plus plaisir. Elle était si contente de me voir, je me souvenais de Melys et Rebecca ? Et L ? N’était-ce pas « tellement cool » de se retrouver toutes ensemble ? Redoubler sa terminale s’était avéré un malheur opportun, c’était grâce à ça qu’elle avait fait leur connaissance. Elles étaient devenues « inséparables ». Je sentais leurs regards glisser sur moi, les entendais presque me renifler, jauger si oui ou non j’avais le pedigree nécessaire à rejoindre leur clan. Pouvait-on se fier à Judith ?
L s’avéra la plus accueillante. Était-ce une forme de loyauté après que j’avais accepté de lui céder une place à mes côtés dans l’amphithéâtre ? Elle me regardait gentiment et écoutait avec attention notre amie commune raconter comment nous nous étions connues. Intarissable, elle racontait par le menu nos sorties clandestines et autres plans de combat mis sur pied pour ne pas nous faire attraper par nos parents. L ne semblait pas du tout m’associer à Victor. Soit l’époque était révolue, soit j’avais été la seule à en faire tout un plat. Si ça se trouve, il ne lui avait même jamais parlé de nous. Je compris qu’elle sortait avec l’un des types de la table voisine, un grand blond, plutôt beau gosse, qui passerait l’année dans le même jean et t-shirt blanc tout juste agrémenté d’un blouson de cuir à col fourrure en hiver. Il lui lançait régulièrement des regards interrogateurs, l’air de dire « tu la connais, c’est qui celle-là ? » dont elle prenait acte de ses grands yeux de biche effarouchée. Il s’avérerait être l’un des piliers de la bande, leur couple un point névralgique autour duquel gravitaient leurs amis. Manifestement, L était passée à autre chose. Sa relation avec Victor n’avait-elle pas supporté la distance ? Je l’avais perdu de vue moi aussi, mais on le disait parti outre-Manche. Je ne savais ni quelles études il suivait, ni dans quelle université exactement. En tout cas, il avait quitté le territoire.
Il n’y avait, a priori, plus d’obstacle entre L et moi.
J’ai toujours été un peu sauvage. Assez solitaire, j’aimais la compagnie des livres qui peuplaient mon destin d’enfant unique d’amis imaginaires dont j’aimais prolonger l’existence dans la vraie vie, leur parlant le plus souvent dans la salle de bains, seul endroit de la maison où ils pouvaient s’incarner sans qu’on puisse me surprendre. Quoi, je me parlais à moi-même ? À mon âge ? J’ai toujours eu l’impression d’être différente, un peu misanthrope sans vraiment le définir. Je me méfiais de mes congénères que cette superbe de façade fascinait sans que j’en aie conscience. La vie était une jungle peuplée de prédateurs où il fallait manger si l’on ne voulait être mangé et la cour de l’école le théâtre de pratiques particulièrement inhumaines. J’en savais quelque chose car c’était là que je réglais mes comptes avec ceux qui s’avisaient de me provoquer, me dénoncer ou remettre en question ma position dans la chaîne alimentaire. Les adultes n’étaient pas en reste, je fuyais leur compagnie, m’en méfiant comme de la peste. Sournois, ils passaient leur temps à vous barrer la route, la semant d’interdits le plus souvent incohérents ou en lien avec des principes dont on ne connaissait même plus l’origine ou alors ils remontaient si loin dans le temps qu’ils étaient, en tout cas, anachroniques. Mes parents m’étaient étrangers, leurs préoccupations professionnelles et sociales à des lieues de mes centres d’intérêt auxquels ils ne faisaient même pas semblant de s’intéresser. C’était l’époque où les enfants dînaient avant et je me retrouvais donc invariablement seule devant mon assiette à échanger une ou deux banalités polies avant de remonter dans ma chambre, rejoindre mes amis imaginaires et poursuivre mes lectures jusqu’au bout de la nuit lorsqu’un roman conseillé par Madame Jaquet me tenait en haleine. Et c’était souvent le cas. Cette habitude me valait de bons résultats scolaires puisque généralement j’étais en avance sur le programme, ayant avalé la plupart des classiques qu’elle mettait de force entre mes mains avant tout le monde. Mes parents pouvaient continuer de me ficher la paix et nous avancions ainsi dans une entente cordiale qui se mua en guerre froide à l’adolescence. Mais le résultat de cette enfance solitaire à la campagne fut que je me révélai peu douée pour les relations sociales. J’avais passé mon temps à mépriser les mondanités de province auxquelles mes parents consacraient tout leur temps libre. J’avais en horreur le simulacre social, les faux-semblants, ce grand show dans lequel se complaît la petite-bourgeoisie, les qualificatifs exagérément affectueux avec lesquels s’interpellaient leurs soi-disant « amis », les « ma chérie », les déterminants possessifs en général, mielleux et hypocrites. À mon avis, l’amitié valait mieux que cette pâte sucrée et écœurante dont ils tapissaient leur relationnel.
Je n’avais donc jamais gravité dans aucune bande, je n’appartenais à aucun groupe, j’évoluais seule ou en paire. Pourtant, passé la douzaine, je perdis de ma superbe et ma confiance en moi. Je n’aimais pas le reflet que me renvoyait la glace, mes cheveux filasse et mon teint terne, et ce que mes copains appelaient le charme n’avait rien pour me rassurer. À cet âge-là, il n’y a que deux groupes qui comptent vraiment : les beaux et les moches. Et l’immense nasse intermédiaire des gens quelconques en réalité n’intéresse personne. Je pensais faire partie de ceux-là. J’étais invisible. Ainsi, mon entrée dans la bande dont L faisait partie était une première, une sorte de victoire sur moi-même.
Contrairement à l’année précédente qui n’avait fait que traîner en longueur, celle-ci démarra sur les chapeaux de roues. Tout devint joyeux et léger. La plupart des matières enseignées m’intéressaient, je découvrais les joies de la bibliothèque où nous posions nos affaires à la première heure pour être sûrs d’être assis tous ensemble et où nous ne revenions presque jamais, trop occupés à fumer des cigarettes à l’extérieur tout en discutant de l’état du monde et d’autres questions moins futiles comme les coups de cœur des uns et des autres. En général, nous récupérions nos sacs à la fermeture pour la transhumance nocturne. Notre troupeau migrait alors dans un café, le Central, qui était bien notre centre des opérations, situé à quelques encablures de l’université et où l’on était certains de se retrouver si, par hasard, on avait eu un contretemps ou que nos emplois du temps différaient. Je passais de moins en moins de temps dans mon studio devenu un vrai foutoir. J’y revenais tard pour m’effondrer sur mon lit et repartir en coup de vent dès que possible. J’étais aussi de moins en moins enthousiaste à l’idée de revoir François qui faisait son apparition les week-ends quand ses études à l’autre bout du territoire lui en donnaient l’occasion. Il fonçait me rejoindre, roulant comme un bolide dans sa Lancia bridée en vue d’écourter au plus vite notre séparation de corps. Il avait compris que j’étais devenue réticente à sauter dans un TGV pour tromper mon cafard. Ma vie était devenue palpitante et j’étais lasse de nos rapports houleux. De plus, je trouvais qu’il freinait mon intégration dans le groupe, avec Max et Richard, ça ne prenait pas. Je sentais leurs regards fuyants ou entendus, les rires un peu jaunes, et carrément de l’indifférence, ce qui était peut-être le pire. Quand on ne disait rien, on n’en pensait pas moins. François n’était clairement pas de leur ligue.
Un soir que nous traînions devant le Central qui avait pour seul défaut de fermer trop tôt, passablement éméché, il me fit une scène de jalousie. Il parlait fort, la bouche pâteuse, marmonnant des accusations sans fondement, probablement fantasmées par des semaines de frustration. Il sentait bien que je lui échappais. Comme il s’avançait vers moi de manière un peu vive, je fis un mouvement de recul mais il réussit à empoigner ma veste dont je me dégageai pour courir à l’autre bout de la place. La scène était plutôt cocasse, mais François, grand et costaud, en imposait. Un ami de Richard qui ne le connaissait pas, pensant qu’il me voulait du mal, s’interposa pour le calmer. Furieux, François vociféra qu’il ferait mieux de s’occuper de ses affaires. Ils étaient à deux doigts d’en venir aux mains quand le reste des garçons s’en mêlèrent. Médusée, j’assistai de loin à la scène, entourée de mes nouvelles amies comme d’un bastion protecteur, me promettant que c’était « fini », « bien fini ». On entendait des éclats de voix, on les voyait se rapprocher dangereusement, s’empoigner, se relâcher, et l’on vit finalement François, vaincu, se résoudre à partir en maugréant. On s’assura qu’il s’engouffre tant bien que mal dans sa voiture et démarre tout en faisant crisser les pneus dans un sursaut de dignité, me laissant là, mortifiée et un peu inquiète. François était ma béquille et même si nos rapports étaient compliqués et passionnels, cela faisait plus d’un an qu’il l’était. Désormais, il faudrait que je me débrouille seule.
Le hasard voulut que L et moi partagions la même chambre durant le camp annuel de l’université, le séjour dont tous les anciens parlaient comme d’un événement « incontournable » de la vie académique, cinq jours durant lesquels une horde de jeunes se voyaient réserver un village entier au bord d’un lac – il n’était pas fermé au public, mais aucun citoyen sain d’esprit n’osait y séjourner. En effet, de mémoire d’étudiant, aucun n’avait encore échappé à la mutation effrayante qui s’opérait dès le départ en train. Les énormes sacs à dos empilés dans le couloir rendaient, d’emblée, l’accès aux wagons qui leur étaient réservés impraticable et inaccessible à toute forme d’autorité. »

À propos de l’auteur
DUPONT_TROUBETSKOY_Kyra_DRKyra Dupont Troubetzkoy © Photo DR

Née en 1971 à Genève, Kyra Dupont Troubetzkoy débute sa carrière comme grand reporter au Cambodge pour le correspondant de CNBS Asia. Après de nombreuses collaborations en presse écrite, radio et télévision en France, aux États-Unis et en Suisse, elle prend la tête de la rubrique internationale d’un grand quotidien. Journaliste freelance depuis 2007, elle se lance alors dans l’écriture de fiction. Le piège de papier est son sixième roman. (Source: Éditions Favre

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Des lendemains qui chantent

STRESI_des_lendemains_qui_chantent  RL_2023  POL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En lice pour le Prix des libraires 2023

En finale du Prix des romancières 2023

En deux mots
La programmation, en ce jour de 1935, du Rigoletto de Verdi à l’opéra-comique, va permettre aux spectateurs de découvrir, subjugués, la voix exceptionnelle d’un second rôle, celle d’Elio Leone. L’orphelin, né dans un village napolitain et réfugié en France, voit sa carrière lancée. Mais la Seconde Guerre mondiale va brusquement l’interrompre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La voix d’or qui ne résonnera plus

Alexia Stresi, en imaginant la vie d’un ténor italien, réussit un formidable roman sur l’art et la destinée, sur fond de Seconde Guerre mondiale. Plein de bruit et de fureur, cette tragédie est aussi une magnifique histoire de résilience et de passion.

En ce jour de 1935 le directeur de l’opéra-comique joue sa dernière carte. En programmant Rigoletto de Verdi, il pense avoir trouvé l’opéra qui sauvera la salle Favart de la ruine. Et si effectivement le succès est au rendez-vous, c’est surtout en raison de la prestation d’un second rôle dont la voix subjugue le public et la critique.
Elio Leone, c’est son nom, naît à San Giorgio, dans la province de Naples, en 1912. Victime d’une hémorragie, sa mère meurt quelques heures après la naissance. On va dès lors suivre en parallèle l’histoire de l’orphelin en Italie et celle du ténor réfugié en France pour fuir le fascisme. Recueilli par un médecin qui a ouvert un centre d’accueil révolutionnaire prenant en compte les désirs des enfants, Elio comprend que la musique est toute sa vie. Aussi la décision est prise de l’envoyer sur l’île de Zanolla où un prêtre a créé un chœur d’enfants et où il pourra progresser.
À Paris aussi, il progresse. Réfugié sans le sou, il va croiser le directeur d’un théâtre qui va lui offrir un premier cachet avant de le remercier. Mais il a le temps de comprendre que Mademoiselle Renoult peut l’aider. Cette directrice de distribution a engagé et formé les plus grands. Désormais à la retraite, elle va tout de même prendre Elio sous son aile et, durant des années, le faire travailler. Après la salle Favart, sa carrière est lancée. «Il y aura ensuite ses trois soirées de récital, puis tout va s’emballer. Il se retrouve demandé partout. Avec un répertoire fin prêt, ne lui reste qu’à se laisser glisser dans les distributions. Chaque fois, il est celui qu’on écoute. Les salles lui font fête, son apparition au salut déclenche un tonnerre.»
Désormais, tout semble lui sourire, y compris dans sa vie sentimentale. Et malgré les menaces qui se font de plus en plus précises, il se marie. Mais sa lune de miel sera de courte durée, la Guerre est déclenchée. Lui qui avait trouvé refuge en France pour échapper à Mussolini estime de son devoir de partir combattre. À la drôle de guerre fera très vite place un conflit sanglant qui ne l’épargnera pas. Il est fait prisonnier et envoyé dans les camps, d’où il reviendra profondément marqué. Avant de constater que sa femme lui a menti durant toutes ces années. Un choc supplémentaire qui va le conduire à tout abandonner, à errer sans but.
Vous découvrirez comment il finira à Haïti et comment il parviendra à reprendre pied.
Comme dans les précédents romans d’Alexia Stresi, la quête de l’identité est au cœur de ce roman brillant et solidement documenté qui nous offre une plongée dans le monde de l’opéra et au-delà qui sonde les mystères de la voix humaine qui transporte bien plus que les paroles. On peut lire dans son timbre toutes les émotions, voire la vie de celui qui s’exprime. Comme un parfum, elle laisse derrière elle une trace unique.
Alors la romancière peut enrichir son propos de ses souvenirs d’enfance, elle qui avait des grands-parents musiciens, et laisser toute la sensualité, la beauté occuper l’espace. Alors, malgré les drames et malgré cette Seconde Guerre mondiale qui brisera ses rêves de gloire, le lion rugira encore.
Ajoutons qu’après La nuit de la tarentelle de Christiana Moreau, voici le second roman de cette rentrée à parler d’opéra, de Giuseppe Verdi et à évoquer la maison de retraite fondée par le grand musicien.
Et signalons, pour ceux qui auraient la chance d’être à Paris ce lundi 17 avril une lecture de Des Lendemains qui chantent à la Maison de la poésie par l’auteure & Guillaume de Tonquédec.

Des lendemains qui chantent
Alexia Stresi
Éditions Flammarion
Roman
464 p., 21 €
EAN 9782080413277
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé en Italie, à San Giorgio, du côté de Naples et à Milan, en France, principalement à Paris et à Nantes, en Allemagne puis sur l’Atlantique jusqu’à Haïti.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paris, 1935
Lors de la première du Rigoletto de Verdi à l’Opéra-Comique, un jeune ténor défraie la chronique en volant la vedette au rôle-titre. Le nom de ce prodige ? Elio Leone. Né en Italie à l’orée de la Première Guerre mondiale, orphelin parmi tant d’autres, rien ne le prédestinait à enflammer un jour le Tout-Paris. Rien ? Si, sa voix. Une voix en or, comme il en existe peut-être trois ou quatre par siècle.
Cette histoire serait très belle, mais un peu trop simple. L’homme a des failles. D’ailleurs, est-ce vraiment de succès qu’il rêvait ? En mettant en scène avec une générosité folle et une grande puissance romanesque d’inoubliables personnages, Alexia Stresi nous raconte que ce sont les rencontres et la manière dont on les honore qui font que nos lendemains chantent et qu’on sauve sa vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Marguerite Martin de la Librairie Terre des livres à Lyon)
Le Soleil (Léa Harvey)
France Musique (Arabesques)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog de Kitty la mouette
Blog Lili au fil des pages
Blog Les livres de Joëlle
Blog de Squirelito

L’heure des livres – Anne Fulda reçoit Alexia Stresi © Production CNews


Philippe Chauveau présente Des lendemains qui chantent d’Alexia Stresi © Production WebTVculture

Les premières pages du livre
« Paris, 1935
Trois élèves-ingénieurs de l’école des Arts et Métiers caracolent à travers le haut Montmartre. Pans de manteaux ouverts à tout vent, allure de chauve-souris, escaliers dévalés en riant. Ces gadzarts sont tout le temps en retard. Ah non, pas pour leurs cours de génie mécanique. Cette passion pour les engrenages, les poulies et les forces les fait maintenant courir vers l’Opéra-Comique. Paraîtrait que la machinerie des décors de Rigoletto est prodigieuse, des gars de troisième année en ont fait les croquis. Espérons que ça vaille vraiment le coup, parce que les tickets n’étaient pas gratuits, c’était ça ou dîner, et pour pouvoir observer ces merveilles d’ingénierie, il va falloir se farcir deux heures de « hurlements de gens qu’on ébouillante », selon la formule prometteuse qui circule à l’école.

Le sénateur Boitard est fin prêt. Sa femme, Benoîte Boitard, non. Quel besoin a-t elle de porter pareil soin à sa toilette, vu qu’il ne la regarde plus ? Dieu, que la vie est mal faite ! C’est Angela, ce petit cœur d’Angela, qui adore l’opéra, mais c’est hélas avec Benoîte qu’il faut s’y rendre. La carrière vaut elle tous ces sacrifices ? Face au miroir psyché du vestibule de leur hôtel particulier, hélas propriété de sa belle-famille, le sénateur aurait presque la faiblesse de penser oui. Il faut dire que le reflet perçu est flatteur. Moustache peignée, nœud papillon amidonné, redingote Lanvin avec rosette à la boutonnière, et tout autour de lui qui commence à s’impatienter et l’a fait savoir, bouquets de glaïeuls, stèles doriques et toiles de maître. Mais tout à l’heure, entre le deuxième et le troisième acte, quand Madame bâillera d’ennui derrière son éventail authentiquement japonais, le sénateur sait qu’il se reposera la question et qu’alors il souffrira. Car à sa manière, oui, il souffre.

La princesse Pouille d’Orset transmet ses dernières instructions avant de sortir. Nous donnerons le souper dans la véranda, compter une vingtaine de couverts. Champagne, crustacés et foie gras, quelque chose de tout simple, façon pique-nique. Soudain, Son Altesse lève la main en un geste gracieux afin d’indiquer qu’elle réfléchit. Le temps est suspendu, le domestique aussi, lui en attente des ordres qui vont lui tomber dessus. Préparez aussi des entremets, finit par glousser la princesse. À quoi bon tenter de résister, les entremets, c’est son péché mignon. Il y aura aussi des fèves de marais à la crème et de la gelée d’ananas au marasquin. Et puis nous ouvrirons la malle à costumes. Il sera tellement amusant de prolonger le spectacle par un brin de fantaisie, surtout si le vrai en a manqué. Ah, et couvrez la cage des perroquets, voulez-vous. Je préfère qu’ils se reposent maintenant et soient en verve tout à l’heure. Si seulement j’avais la possibilité d’en faire autant, hi hi hi ! Allons, approchez la voiture, ne faisons pas attendre cette belle salle Favart !

Bien sûr, parmi les spectateurs de ce soir, il y a aussi de vrais amoureux de l’opéra. Honneur insigne fait à la représentation, une grande dame de l’art lyrique a pris place dans la salle. Si mademoiselle Henriette Renoult a l’air d’une petite chose fragile, il ne faudrait pas trop s’y fier. Cette femme a fait la pluie et le beau temps dans les théâtres du monde entier. L’Opéra Garnier, Salzbourg, le Teatro alla Scala de Milan, la Fenice de Venise lui doivent leurs plus belles distributions. Les néophytes n’auront jamais entendu parler de son métier, les chanteurs ne jurent que par lui. Mademoiselle Renoult était professeure de rôles. Visage impénétrable, allure disons sévère sans que l’on sache si c’est le fait de la timidité ou d’un mauvais caractère, et une mise modeste seulement démentie par un vif éclat dans le regard. Encore faut il arriver à le croiser. La dame, mains posées sur les genoux, a l’air d’une momie. Autour d’elle, des amateurs bedonnants, partition à la main, des gueules cassées de la Grande Guerre qui viennent se nourrir de beauté, des familles pour qui cette sortie est une fête et des premières fois qui vaudront révélation, enfants fascinés par les dorures, commerçants impressionnés par l’importance du lieu, bourgeois que l’opéra ennuie mais qui persistent.
Ce n’est jamais que cela, un public, cet ensemble artificiel d’éléments disparates. Le père de famille, la tête farcie de soucis, voisine un vieux monsieur perclus d’arthrite, dont la femme pense au tricot dans son sac. Les musiciens font encore un foin épouvantable avec leurs instruments. Pendant qu’ils s’accordent, est-ce que ça gênerait qu’elle s’avance dans sa manche ? À côté d’eux, un docteur et son épouse, prise d’une soudaine quinte de toux. J’ai fini ma journée de travail, dit le mari sans trop sourire. Autant il apprécie d’écouter les bronchites au stéthoscope, autant les tousseurs de théâtre l’insupportent. Combien de somptueux si bémol détruits par une toux sèche ? Qu’ils prennent donc leur pâte pectorale avant de venir ! Oui, toi aussi, ma chérie, tu aurais dû. Derrière eux, des ouvriers occupent une moitié de rangée. Depuis deux semaines, ils tiennent sans relâche un piquet de grève et ont mérité de se détendre un peu. Rigoletto ? Le titre leur a plu, on verra bien. Problème, une élégante dans ses derniers éclats renâcle à s’asseoir à côté de leurs bleus de travail et s’en ouvre à l’ouvreuse.
— Mademoiselle, vous voyez ça comme moi, n’est-ce pas… Il doit bien vous rester une loge disponible pour les gens de mon rang !
Le regard de l’ouvreuse sourit, mais pas à son interlocutrice qui sent l’avantage lui échapper.
— Princesse Loupiac de Montratier.
Le nom à rallonge a claqué comme un coup de fouet. Était-ce une pointe de menace dans la voix ?
Peu importe.
— Les gens comme vous ne se sont pas tous fait couper la tête à Versailles ?
Témoins de l’échange, un député radical et son collègue communiste s’esclaffent. Un troisième député les accompagne, plus difficile à situer sur l’échiquier politique, celui-là, d’où l’invitation qui lui a été faite. L’homme est mélomane. L’opéra a servi d’appât, quand c’est le dîner d’après qui compte. Attablés dans un restaurant de la rue Taitbout, tous trois ont à parler sortie de crise, avenir du pays et alliances, espérons.
Chacun a sa raison d’être ici ce soir, des bonnes, des faiblardes, d’autres carrément mauvaises.
— Du moment qu’ils ont payé leur place, je me tamponne de savoir pourquoi ils sont là, marmonne Jean-Marie Gheusi.
C’est un directeur nerveux, monsieur Gheusi. Son visage poupon est moins jovial qu’à l’ordinaire, tirant même sur l’écarlate. En redingote de soirée, il est venu se poster à l’œilleton du rideau rouge pour regarder les retardataires finir de lui remplir sa salle. Plus un strapontin de libre ! Si seulement ça suffisait à remplir aussi les caisses… Mais non, ce théâtre est un gouffre. Toutes ses économies personnelles y sont passées sans avoir le moindre effet sur l’océan de dettes. Comment le comptable a t il appelé ces pertes ? Structurelles, voilà. La faute à des « pertes structurelles ». L’électricité, par exemple. Elle a tellement augmenté qu’on rêverait de revenir à l’éclairage à la bougie. Hélas, leur usage est interdit parce que trop dangereux pour les charpentes en bois. Dès lors, bien obligé de continuer à payer ces factures exorbitantes. Le loyer ? Une horreur. Il a quasiment triplé en deux ans. C’est la crise pour nous aussi, ont argué les propriétaires des murs. Peut-être est-ce vrai. Plus personne n’a les moyens de résister à autant d’inflation. Constat amer où niche un seul motif de consolation, ce n’est pas la gestion de Gheusi qui est en cause. Sous sa gouvernance, les coûts de production ont même été drastiquement réduits.
— Le public, on le garde ? Ou on renonce à ça aussi ?
Ce jour-là, l’assistant du directeur avait posé la question en plaisantant. Mais il était sérieux. À force de tout supprimer, allait on pouvoir continuer à proposer de beaux spectacles ? Évidemment, évidemment. À condition toutefois de renoncer pour cette saison au plaisir des créations.
La première de ce soir est le résultat de cette politique rigoureuse. Ce Rigoletto est la reprise d’une vieille mise en scène, qu’en plus de recycler on a sévèrement rognée. Finis les décors en dur, pas de terrasse d’où lancer les sérénades, pas de palais pour le duc de Mantoue, ni de taverne où casser de la vaisselle lors de l’assassinat de cette pauvre Gilda. Des toiles peintes, vieilles de quarante ans, vont devoir faire l’affaire. Et alors ? La mise en valeur du patrimoine ne fait elle pas partie des prestigieuses missions d’un directeur d’institution ? C’est en tout cas la formule pompeuse avec laquelle Jean-Marie Gheusi entend vendre sa reprise à la presse. Il ne dira rien de ses longues nuits d’insomnie passées à ruminer la situation. Soit on se faisait archéologue en s’en remettant au contenu de vieilles malles, soit on fermait boutique.
Ça a été vite vu.
Contre toute attente, le pari s’est révélé stimulant. Les sous-sols poussiéreux de l’Opéra-Comique recèlent de ces trésors ! Des mètres et des mètres d’étagères où des cahiers de cuir noir, tous identiques, contiennent, décrites par le menu, d’anciennes mises en scène du répertoire. En choisir une et s’y conformer permettait de réduire drastiquement les heures de répétition. Inutile de perdre son temps à chercher ce que d’autres ont déjà trouvé, n’est-ce pas ? Sauf qu’aucun metteur en scène de renom n’a goûté le marché. À la vue des cahiers, tous ont renâclé. Comment osait on les prendre pour de simples exécutants ? L’art, c’est au futur qu’ils le conjuguaient, et blablabla. Aucun n’acceptait ? Eh bien tant mieux. Cela dispenserait d’en engager un. En lieu et place, des emplois d’assistants et d’adjoints peu coûteux ont fleuri. Ces bonnes volontés se voyaient offrir une précieuse première chance. D’ici trois heures, nous saurons si cet esprit intrépide a tourné à l’avantage du spectacle. Pourquoi pas ? Il regorge d’idées techniques innovantes, toutes obtenues gratuitement grâce au coup de main malin d’ingénieurs imberbes. Si leurs machines fonctionnent correctement, si personne ne se blesse, bref si tout roule, le public sera peut-être épaté.
Reste qu’il faut que ça chante bien.
Les voix, voilà le vrai problème. Les belles sont si difficiles à trouver. Surtout quand on n’a pas de quoi payer des cachets astronomiques. Pire encore s’il s’agit de Verdi. Tout génie qu’il était, ce monsieur s’est soucié comme d’une guigne de faciliter la tâche des chanteurs. Où avait il la tête en écrivant ses partitions démoniaques ? Il n’a pas été plus indulgent vis-à-vis du sommeil des directeurs de théâtre. Alors pourquoi le programmer si ça complique à ce point la vie de tout le monde ? Parce que c’est beau, tout simplement.
Gheusi a cherché son Rigoletto partout. Dans la maison, personne n’était à même de relever le gant. Il a fallu regarder hors de la troupe. Gheusi a lancé des offensives. Il est allé jusqu’à flatter pour convaincre. Rien, aucune grande voix n’a accepté de rejoindre sa distribution. Oh, ils l’ont dit très poliment. Cela aurait été avec un immense plaisir si je n’étais hélas déjà retenu ailleurs. Faux-jeton ! Refuser un Verdi salle Favart pour une histoire de sous, quelle honte ! Pauvre art lyrique. Messieurs les chanteurs, avez-vous conscience qu’il existe d’autres maîtres que l’argent ? Oui, la passion par exemple. Ah, c’est parce que le rôle vous fait peur ? Mais peur de quoi ? De la puissance des sentiments ? De ne pas être de taille ? De faire un couac ? Seule la mort a les moyens de faire peur, et même elle n’empêche pas de vivre. Gheusi a ainsi sermonné à qui mieux mieux des heures durant. Il s’est emporté, en vain, avant de prendre la seule décision qu’il avait les moyens de prendre. Parier sur la jeunesse.
Ce soir, le baryton qui s’essaye au rôle-titre a moins de trente ans. Parcours académique sans faute, conservatoire consciencieux, beau timbre. Mais il y a un mais. Le jeune chanteur a peu de vie au compteur et le destin de Rigoletto est d’une telle épaisseur… Infirme de naissance, intelligent et langue de vipère, c’est aussi un père aimant, prêt à tout pour protéger l’honneur de sa fille. Il est entré comme bouffon au service du duc de Mantoue, un libertin sans scrupules. Au vu de leurs qualités respectives, ces deux-là voient sans surprise leurs ennemis se multiplier. Rigoletto s’en moque et se croit de taille à tous les défier. Il contribuera au contraire à ourdir la pire malédiction qui soit, puisque sa propre fille en sera victime. À la fin de l’acte III, quand Rigoletto recueille le dernier souffle de son enfant, son cri de désespoir est écrit pour vriller les tripes. Le rôle se gagne sur ces trois mesures. On se fiche, en cet instant, que le chanteur réussisse les notes ! C’est l’homme qu’on doit entendre, et on le veut déchirant. Merci du cadeau, monsieur Verdi. Cette fois encore, le compositeur de Busseto n’aura pas lésiné sur la noirceur. Il a demandé à Piave, son meilleur librettiste, de mâtiner Le roi s’amuse de Victor Hugo d’une fatalité toute shakespearienne. Gheusi le sait, le résultat est intraitable pour les voix. Finie l’ancienne façon d’alterner airs et récitatifs, ici tout se fond dans un même coulé. Il y faut un souffle et une musicalité hors norme, qui ne doivent pas céder le moindre pouce de terrain à l’intensité des émotions. Une gageure.
En ce moment, en coulisses, il y a un gamin qui tremble. Personne ne le lui a dit, espérons qu’il l’ignore, en plus d’un rôle écrasant à tenir, il a le destin de l’Opéra-Comique entre les mains. Si la voix tient le choc, si le jeunot se transcende et livre une composition véhémente, le pari est gagné. Dans le cas contraire, la salle est pleine de critiques et de vautours qui verront avec extase s’écrouler l’édifice. Gheusi l’a encore vérifié en les accueillant en personne dans le hall.
Tout sonnait faux. La plaie que ces femmes trop bien mariées qui se croient au Derby de Chantilly et rivalisent de chapeaux à plumes. Gheusi s’est entendu les féliciter de leur élégance, alors qu’il était taraudé par l’envie d’envoyer tout ça au vestiaire. Il a ouvert les bras devant les journalistes en feignant la surprise et distribué avec générosité du cher ami, quel bonheur de vous voir. Un soir de première, passer de la pommade est une obligation, y compris dans le dos de glaçons notoires. Quel soulagement quand la sonnerie battant rappel a mis un terme à tout ce cirque. Les vautours redevenus moineaux se sont envolés vers la salle. La horde se faisait nuée, le directeur était sauvé. Momentanément du moins.
C’est à l’entracte que se prendra la vraie température. Si on lui sourit mais de loin, comme s’il était contagieux, il saura que c’est fichu. Rares articles de journaux à paraître, tous confiés à des stagiaires. Éreinter n’exige ni beaucoup de connaissances ni grand talent. Pour des petits jeunes, c’est l’occasion rêvée de se faire les griffes. Résultat, Rigoletto se jouera cinq fois à peine devant des moitiés de salle. Trois petits fours et puis s’en vont. Si au contraire on accourt vers lui, si poitrails et pupilles brillent, si les hautes compétences opinent du chef au ralenti en croisant son regard, Gheusi le sait, Gheusi en rêve, son spectacle tiendra longtemps l’affiche.
Les trois coups.
Il est l’heure.
La salle s’éteint.
Des raclements de gorge la parcourent. Les spectateurs s’offrent une dernière toux avant de faire silence.
Presque nuit noire.
Temps.
Pas vide.
Devenue rectangle de lumière, la fosse d’orchestre captive. Les violonistes ont posé leurs archets. Les musiciens demeurent stoïques près de leur instrument muet. Tant d’immobilité attire le regard. Il ne se passe rien et c’est fascinant. Le suspense monte.
À cet instant, et du pas vif de celui qui sait son prestige, le chef fait son entrée.
La salle se met à applaudir. Catastrophe ! Ils ont les mains molles, note Gheusi, qui soudain se sent mal. Lui rêvait d’une clameur. Il voulait un engouement à même de faire oublier l’orage dehors, le nazisme au loin et ces tonnes de factures à payer. On n’y est pas. Il faut rester sur terre.
La baguette du chef tapote à deux reprises le pupitre. Puis se fige le temps d’un silence si précaire qu’on n’entend que lui.
Une paume s’élève, l’autre s’écarte.
Bam !
Ouverture !
Le lever de rideau à la française dévoile le décor en un mouvement conjoint de bas en haut, de gauche à droite, qui drape et plisse à qui mieux mieux, tandis que la salle se gonfle de musique. Gheusi frémit dès les premières notes, le thème de la malédiction, idée fixe de cet opéra, n’étant pas fait pour arranger son humeur. Chacun est capable d’entendre la tension extrême de ce prélude. Gheusi, lui, la comprend. Plus que quelques minutes avant de savoir si Rigoletto est en voix. Il y a d’abord l’entrée du duc de Mantoue. Quelques vers de présentation, le salopard dans toutes ses œuvres qui raconte à un courtisan avoir séduit une vierge à l’église. Euh vierge, c’est-à dire qu’elle ne l’est plus depuis qu’il lui a rendu quelques visites nocturnes. L’air est joyeux. Le duc a désormais des vues sur la femme du comte de Ceprano. Rien ne vous arrête, s’enthousiasme Borsa, un petit courtisan doté de quelques répliques en accord avec sa fonction. La salle réagit. Une modification infime mais Gheusi connaît son public, quelque chose se passe. Est-ce une condamnation du cynisme de Mantoue ? Une protestation contre sa misogynie ? Peu probable. L’écho d’un énième scandale de mœurs qui aurait enflammé les gazettes pendant que le directeur avait le dos tourné, la tête trop à son spectacle ? Stop, retenez votre respiration, c’est maintenant ! Apparition de Rigoletto. Bon sang, une attaque franche, déjà des nuances dans le médium, oh, quel soulagement ! Mais Gheusi, à cet instant, a l’impression étrange d’être le seul à écouter. Quelque chose cloche. Toutes les têtes restent tournées vers Mantoue. Même pas, c’est Borsa qui les attire, le petit courtisan. Mademoiselle Renoult avait tenu à ce qu’on distribue son élève dans le rôle. Où et comment a-t elle découvert ce tout jeune ténor, Gheusi ne s’en souvient pas. Ce qu’elle lui avait raconté était un peu long, il n’avait pas écouté dans le détail. De toute façon, il dirait oui. Quand on connaît l’histoire de l’art lyrique, on ne refuse rien à Henriette Renoult.
— Confiez-lui Borsa. Vous ne le regretterez pas.
En acceptant, Gheusi savait que c’était à Mademoiselle qu’il confiait la partition. Ce n’était pas prendre un gros risque. Mademoiselle Renoult a été la meilleure préparatrice de rôles de France. Non, du monde. Seul le Metropolitan Opera de New York ne l’a pas employée. Il est vrai qu’ils ont tout ce qu’il leur faut sur place. Il se raconte aussi que dès les premiers contacts, Mademoiselle aurait opposé un refus catégorique à l’idée d’une traversée de l’Atlantique en paquebot. C’était aux chanteurs de se déplacer, aurait elle martelé. Selon l’usage, on venait de loin pour bénéficier de ses leçons, de Russie, d’Argentine, d’Angleterre. Seuls de rares chanceux avaient la chance de jouer à domicile.
Henriette Renoult m’a tout appris, se plaît à répéter Georges Thill, l’immense ténor français de ce début de siècle.
— Allons, Georges ! Attendez que je sois morte pour me témoigner autant de gentillesse…
Rien n’y fait. Le grand monsieur aime rendre hommage à la grande dame, y compris dans son dos.
Plusieurs fois annoncé, repoussé autant de fois, le départ à la retraite de mademoiselle Renoult a été vécu comme un cataclysme par le métier. Ceux qui avaient tant appris auprès d’elle n’imaginaient pas devoir arrêter. Ceux qu’elle n’avait jamais acceptés comme élèves refusaient de renoncer à ses conseils avant d’en avoir bénéficié. Mais mademoiselle Renoult a tenu bon et a refusé toutes les sollicitations. Elle n’a fait qu’une exception, pour Georges d’ailleurs, une nuit qu’il a été pris d’angoisse. Je dois travailler, je dois travailler, hurlait il dans sa chambre. On aurait pu s’enquérir d’un médecin, c’est elle qu’on est allé prévenir. Arrivée en chemise de nuit, chaussons aux pieds, ses bigoudis encore sur la tête, elle a fait vocaliser le célèbre ténor jusqu’à ce qu’il s’endorme comme un bébé.
Mais dans les théâtres, non, on ne l’y voyait plus.
— Je n’ouvre plus une partition, affirmait elle.
Force est de constater que la grande habituée des fauteuils d’orchestre ne venait plus jamais s’y asseoir. Il y a trois mois, quand elle a humblement demandé à Gheusi de lui accorder un rendez-vous, il aurait dû se méfier. La légende des professeures de rôles n’aurait pas quitté sa tanière sans une très bonne raison.
Il l’a croisée tout à l’heure dans les coulisses. Comme à son habitude, elle ne payait pas de mine. Silhouette menue, mise simple, du rouge à lèvres mais pas de poudre, et ses yeux vifs. Tout, chez Mademoiselle, paraît très vieux, sauf son regard. Quand ils se sont salués, rien de particulier n’a été dit. Les cordialités de circonstances. J’espère sincèrement que ce Rigoletto vous plaira. Je n’en doute pas et me réjouis d’être là. Gheusi a beau chercher dans ses souvenirs, non, décidément rien dans les propos de Mademoiselle n’aurait pu, ou dû, l’alerter. Il lui semble maintenant que cette conversation a eu lieu il y a une éternité, quand la soirée s’annonçait encore bien. Du moins quand elle suivait son cours normal. Que s’est il passé depuis ? Quel sortilège a pu frapper ce spectacle pour que les dix répliques d’un inconnu suffisent à éclipser tous les efforts d’un bon Rigoletto ?
Des spectateurs penchés sur le programme tentent d’y déchiffrer un nom écrit en petits caractères. Ils y cherchent ce Borsa. Le directeur, de plus en plus médusé, les voit se murmurer leur nouveau secret à l’oreille. Nom de Dieu, relevez la tête, tous ! Écoutez-moi la beauté musicale des phrases de la comtesse ! Que nenni. Les jumelles de théâtre sont sorties de leurs étuis. Sont elles dirigées vers le ballet de vierges suspendues dans les airs ? Pensez-vous, pourquoi y prêter attention ?! Combien d’heures les Gadzarts ont ils trimé pour installer ce système de portage arrimé aux cintres ? Il fallait du leste, du gracieux, et surtout de la sécurité, un vrai casse-tête. Plus personne pour s’étonner du résultat. Tout cela est affreusement déroutant. Gheusi a beau rouler des yeux fous sur ses spectateurs indociles, il sait. Inutile de continuer à se fouetter les sangs, on ne peut rien contre la décision d’une salle. Adrien Vincourt pourra se démener tout ce qu’il voudra, l’attraction désormais est ailleurs. Gheusi voudrait bondir sur scène afin de féliciter son chanteur dont l’interprétation déchirante a peut-être à voir avec l’indifférence croissante de la salle à son égard. L’hypothèse a de quoi inquiéter. Si Vincourt se décourage et baisse de régime, le rôle sombre. Comment croire que le personnage accomplira son destin jusqu’au bout si celui qui l’incarne démissionne ? Pourvu qu’il ne lâche rien, pense Gheusi. S’il parvient à retourner le public en sa faveur, la soirée peut encore être sauvée. Ouf, sa scène finie, Borsa vient de nous débarrasser le plancher. Ça devrait aider.

À l’entracte, le directeur fonce trouver le chef de chant pour exiger des explications. Pourquoi ne l’a-t on pas averti du problème Borsa ? On se serait organisé en conséquence. Un charisme pareil exige d’être mis en valeur, sinon il se retourne contre le spectacle, on voit le résultat. Au lieu de subir, on aurait pu canaliser. Bref, Gheusi est furieux de ne pas avoir été prévenu. Aurait il su ce qui se tramait qu’il aurait modifié la distribution. Que fait une voix pareille enfermée dans un si petit rôle ? Eh bien… Ma foi… Personne n’a de réponse convaincante à lui fournir. L’énergumène fait ses débuts, c’est tout ce qu’on sait. Ah, aussi qu’il est italien. Mademoiselle Renoult a fait savoir qu’elle tenait à préparer elle-même son chanteur et tout le monde a pensé que cela avait été vu avec la direction. Ce Borsa… Tiens, son vrai nom leur échappe. Borsa n’est venu que deux fois aux répétitions, seulement pour la mise en scène. Il a trouvé ses déplacements, fixé ses places et non, rien d’autre à signaler.
C’est donc mademoiselle Renoult qui a tout manigancé.
Elle a caché son prodige jusqu’au soir de la première, et vlan !
Maintenant, tout Paris sait.
Gheusi hésite à aller la trouver pour la sommer de s’expliquer, se ravise, songe alors à filer dans les loges féliciter le grand gagnant de la soirée. D’autres s’en chargent sûrement déjà… À moins qu’ils ne soient en train de l’étriper. Quoique, à bien y réfléchir, qu’a-t on de si grave à lui reprocher ? Ce garçon fait son métier mieux que les autres, est-ce un crime ?

Le dernier acte se passe sans incident notable, ni franche amélioration. L’ensemble continue d’être déséquilibré. La salle s’enthousiasme à chacune des apparitions de Borsa, qui sont malheureusement rares et fugaces. Maintenant, Gheusi a hâte qu’on en termine. Il a trouvé quoi exiger de mademoiselle Renoult, toute mademoiselle Renoult qu’elle soit. Elle lui doit réparation.
Peu avant la fin de la représentation, le directeur rejoint les coulisses côté cour, où se tiennent les chefs de pupitre. C’est la tradition de venir y accueillir les chanteurs à leur dernière sortie de scène. Tiens donc, regardez-moi qui est là. Mademoiselle… Un long regard s’échange, sans besoin d’autre commentaire. Tous deux connaissent suffisamment le métier pour savoir ce à quoi ils viennent d’assister. Debout l’un à côté de l’autre, très silencieux, ils observent la troupe s’incliner devant le public. Le salut est un élément de jeu travaillé en répétition, à l’instar du reste de la mise en scène. D’abord en rang d’oignon, main dans la main, les visages encore marqués par l’effort. Puis les chanteurs disparaissent en courant par le fond du décor, avant de revenir à tour de rôle, par importance croissante.
— Je veux la priorité sur tous les autres théâtres pour trois soirées avec lui. Vous me les devez.
— Je ne vous dois rien du tout. Mais vous aurez vos trois représentations.
Le nom de l’intéressé n’a pas été précisé. Inutile, n’est-ce pas. Le directeur et mademoiselle Renoult se sont parlé sans se regarder, en continuant d’applaudir. Le calme de la vieille dame est impressionnant. Elle ne manifeste pas plus d’émotion quand son poulain se présente seul à l’avant-scène. Si les artistes précédents ont bien été applaudis, lui est ovationné. Des bravos fusent, quelques hourras, la salle vibre à l’unisson. Les spectateurs étaient des particules éclatées, les voilà bloc. Heureux surtout, constate Gheusi, qui maintenant l’est aussi. Il en est certain, le succès est assuré. Son théâtre est sauvé ! Non, comme espéré, grâce aux prouesses du rôle-titre, mais parce qu’une météorite vient de crever le plafond.
Un événement rare, totalement imprévisible et pourtant écrit, la naissance d’une vedette.
C’est alors que Gheusi le voit, ce Borsa, se tourner dans leur direction en cherchant à discerner quelque chose dans l’obscurité des coulisses, plus vraisemblablement quelqu’un. Dans son regard, l’incrédulité d’être à ce point célébré et, sous le bonheur, une chose étrange. De la panique ? Ce jeune homme en train de recevoir son premier hommage, à quoi pense-t il ? Au lieu de se tenir face au public, de le gratifier d’une révérence, il s’en détourne. Il le fuit. Oh, l’espace de trois secondes, ce n’est pas un affront. Mais dans cette volte, une urgence se lit. Mademoiselle continue d’applaudir au même rythme, une esquisse de sourire apparue sur les lèvres. Gheusi alors comprend. L’émotion éperdue dans le regard du jeune homme n’est autre que de la reconnaissance. En un instant pareil, beaucoup oublieraient qui ils sont, d’où ils viennent, grâce à qui. Lui vient de s’en souvenir. D’où le besoin impérieux de partager avec son professeur de rôle les vivats qu’elle a rendus possibles.
Cette dame, on la connaît. On sait ce dont elle est capable.
Mais lui, bon sang, d’où sort il ?

Village de San Giorgio, province de Naples,
11 février 1912
Il n’y a évidemment pas l’électricité dans la grange, ni l’eau courante, et pas de mari non plus. À quoi servirait un bonhomme près de cette couche en paille ? Sans mentionner l’inconvenance d’une présence masculine dans un moment pareil. Pas sa place. De toute façon, la question ne se pose pas. Personne n’a épousé Musetta. Elle est pourtant bien là, à espérer que ça lui naisse d’entre les cuisses d’une minute à l’autre. Debout, bras levés au-dessus de la tête pour attraper la travée de bois, elle pousse par à-coups violents.
Voilà ce qui arrive aux filles placées dans une maison sans qu’on leur ait tout expliqué. Non, idiot de dire ça. Seraient elles prévenues qu’aucune ne parviendrait davantage à s’opposer au maître de céans si lui voulait que ça arrive. Informé du fruit de ses œuvres, le signore di Costanzo s’est montré magnanime. Il lui aurait été si simple de congédier la petite bonne. Il s’est contenté de demander qu’on la lui éloigne du regard. De toute façon, avec son ventre difforme, elle faisait moins envie, sans parler de la signora qui pouvait prendre ombrage de l’affaire. Après la délivrance, on verra si la reprendre à demeure. Encore faudrait il qu’elle ne soit pas trop abîmée.
Musetta se fiche de ces histoires, tout occupée qu’elle est à avoir très mal. De loin les pires douleurs qu’elle ait jamais dû supporter. Dès la prochaine accalmie, elle tentera de s’accroupir. Les poules donnent l’impression de pondre si tranquillement, c’est peut-être la position appropriée ? La matrone conseille plutôt de continuer à se suspendre. Ah non, Musetta n’en peut plus. Elle a besoin de rabaisser ses bras. À force de supporter son poids, ses épaules lui font aussi mal que son ventre. À quoi bon souffrir de là, c’est pas par les épaules qu’il sortira. Musetta sait qu’elle ne doit pas se plaindre de la douleur. Face à Dieu, elle n’est pas en position de discuter. Elle a réussi à s’arrêter juste avant de blasphémer, seulement murmuré qu’elle serait mieux à quatre pattes.
— Lâche la poutre, ma fille, concède la vieille. On n’est plus loin, qu’elle ajoute.
Si les doigts de Musetta se desserrent, ils restent tout crochus, comme après qu’elle a battu le linge au lavoir, comme si elle tenait toujours le manche. Là, c’était une poutre, avec ses ongles enfoncés dedans pour ne pas se laisser aller à hurler. Tout doucement, Musetta rouvre la main et se retrouve à songer aux bougainvilliers. Un jour aussi, elle verra leurs fleurs éclore, comme vient de le faire sa main. Il y a forcément un moment où ça se passe. Le soir, à la lumière de la lune, on n’a que des boutons à constater. À l’aube, tout est devenu pétales. Musetta a guetté. Elle a essayé de rester devant la branche, heure après heure. Elle chantonnait, se disait qu’elle n’avait pas sommeil. Jamais elle n’a pu être témoin du moment fatidique. Sous ses yeux, il ne s’est jamais rien passé. Les fleurs ne veulent peut-être pas qu’on les voie naître ?
Changer de position lui a fait du bien. Pas très longtemps, mais c’était bienvenu. On redevient un peu humain. Plus à montrer le blanc de ses yeux autant que la peau de ses jambes, à murmurer avec de la salive qui coule qu’une vie ne devrait pas commencer dans tant de souffrances, pas à ce point. Dieu ne peut vouloir ça pour personne. Oh fichtre, ce que ça fait mal quand ça recommence déjà !
Tout à coup, Musetta n’a plus envie qu’il sorte. Ça fait pourtant des semaines qu’ils s’impatientent tous les deux. Elle, du fait d’une lourdeur qui n’aide pas au travail, lui, comme une pouliche qui refuserait le licol. Ça vient de changer. Musetta ne veut plus. Pas une histoire de passage trop étroit, pas à cause des douleurs. Elle l’aime, son enfant, d’un amour qui vient encore de grandir. C’est précisément le problème. Le mettre au monde, c’est renoncer à l’avoir à l’intérieur, c’est la tristesse soudaine de devoir s’en séparer. La promesse qu’on lui a faite de le garder auprès d’elle ne l’apaise en rien. Ce sera différent, elle vient de le comprendre. Il ne sera plus à ruer depuis le chaud de ses entrailles, avec elle qui se cache pour lui chanter des berceuses, la main posée sur l’arrondi du ventre, comme une folle sauf que Musetta devine qu’elle n’est pas folle du tout. Elle confierait même avoir déjà parlé à son petit, si elle pensait que ces choses s’avouaient. Une nuit, elle lui a annoncé son prénom, juste chuchoté, Elio, le plus beau nom au monde, personne pour en porter de pareil à des lieues à la ronde. Elle a même demandé au père Gildo de le lui faire voir en écriture. Des traits, un rond, un point, tout un destin de chrétien. Il faudra d’ailleurs baptiser cet enfant, le père Gildo avait dit. Il y veillerait. Puis d’ajouter quelque chose. Et si ça se trouvait être une fille, avait il demandé, est-ce qu’il y avait un prénom de rechange en cas de malheur ?
— Ah non, c’est un fils, devait rétorquer Musetta.
Certaine.
Brebis égarée d’accord, mais pas à ce point. Elle sait tout de même à qui elle parle quand elle parle à son ventre. D’ailleurs, songe-t elle à présent, personne dans la grange n’est encore prévenu de la bonne nouvelle.
— È maschio ! C’est un garçon, leur annonce-t elle pour donner courage à tout le monde.
La matrone occupée à fondre de la cire lui tournait le dos et reçoit ça pire qu’un coup de sabot. Toutes ces années à aider, combien, deux cents, trois cents naissances, et Dieu lui est témoin qu’elle n’a jamais raté la moindre sortie. D’un regard de défi, elle scrute la paille avant de se précipiter la fouiller de ses mains. Où qu’il sera ? Les deux commères occupées à tisonner le feu sous la marmite d’eau chaude ont figé leurs gestes. Un garçon, tant mieux, des soucis en moins, pense l’une. C’est allé vite, se dit l’autre.
Musetta a réussi à faire reposer son giron sur un petit banc, mains et genoux au sol, les fesses en l’air, avec la matrone venue derrière lui relever les jupons. La vieille doit finir d’inspecter, voir clair. Rien ramassé dans la paille, bah là non plus. C’est bien ce qu’il lui semblait. On n’est pas loin, mais on n’y est pas. C’est par superstition que Musetta aura évoqué un garçon. Pour conjurer. Ah mais il ne faut pas céder aux impatiences de la délivrance, ni tenter le sort. Elle doit s’en tenir aux choses vraies, Musetta. Revenir à la raison.
— Tullia, amène-nous la ceinture de la Vierge !
Bon, que la Vierge ait réellement porté ce bout d’étoffe n’est pas une certitude. On fait un peu semblant. Il se chuchote que Sa Sainteté le pape l’aurait béni, ou du moins l’évêque Prisco. L’évêque Prisco, c’est sûr. La vieille en témoigne, grâce à la ceinture, les mères sont plus calmes et il leur naît moins de filles.
Tullia, aussi maigre que la matrone est grasse, est sa nièce, ici en formation. Si ça ne tenait qu’à elle, Tullia travaillerait aux champs comme tout le monde. Tout irait mieux pour elle. Quel piège, la naissance. Sa tante dit que l’honneur d’être mère-mitaine doit rester dans la famille. Que ce ne serait pas une charge, mais un privilège. Ah oui, et voir les femmes se tordre comme des couleuvres en suppliant aussi ? De toute son âme, Tullia déteste être là. Aujourd’hui plus encore que les autres fois. Parce que ce n’est pas n’importe qui en train de souffrir, c’est Musetta, sa grande amie. Depuis son entrée dans la grange, Tullia garde le regard obstinément rivé sur l’eau mise à bouillir. Elle a commencé par déplier les linges, avant de les replier. Si l’utilité de la manœuvre est loin d’être prouvée, elle a au moins le mérite d’occuper. Alors que leur apporter la ceinture de la Vierge, c’est devoir s’approcher de la douleur, qui aurait envie de ça ? Dos de Musetta qui se creuse sous chaque poussée, les yeux clos, ses fesses à vue… À la rivière, jamais elles ne produisent cet effet-là, vu qu’on y va pour la toilette. Musetta n’est jamais la dernière pour faire entendre ses rires et Tullia donnerait cher, en cet instant, pour se les remettre dans l’oreille, au lieu de ses affreux gémissements.
Le bout d’étoffe de la Vierge n’a pas le temps d’être noué autour de son ventre que son corps se crispe à nouveau. Un hurlement déchire l’obscurité. Jusque-là, les vaches s’étaient fait oublier et fourrageaient tranquillement leur foin sans s’occuper du reste. Avec ce cri, c’en est trop. Les trois partent à meugler en raclant du sabot, faudrait pas que l’inquiétude leur fasse tourner le lait. On irait ailleurs si on avait meilleur endroit pour aider au travail, mais rien de tel que la chaleur des bêtes pour accueillir un petit.
Attention à ne pas se laisser distraire. La main de la matrone vient de rencontrer le rond humide d’un crâne. Tullia, mes linges ! Pousse, on dit à Musetta. Elle chie, ça braille dans toute l’étable, des mots qu’on n’entendra jamais ailleurs, de ceux qu’on a honte de connaître. Les doigts experts écartent les chairs pour attraper le minuscule menton. Il s’agit ensuite de freiner la tête, avant qu’elle ne force comme un bélier. À ce stade, les cris des mères ne sont plus utiles. Une fois la tête passée, le pire l’est aussi. À peine Musetta a-t elle senti un mieux qu’elle s’est tue, avec même un début de sourire sur le visage. Une première épaule se dégage, puis l’autre. Du sang s’écoule de la déchirure. Tullia, mon matériel à recoudre !
Le reste du corps glissera tout seul.
— Ce qu’il est gros ! s’extasie la matrone.
Mâle, comme l’avait annoncé Musetta, sain et bien gras. Seigneur, voici le dernier-né de Vos enfants. Oh, ces cris qu’il pousse ! Quel gaillard ! Devra pourtant attendre pour boire. La vieille saisit sa paire de ciseaux et sectionne le cordon d’un coup sec. Puis elle se rince les mains à l’eau chaude avant d’aller chercher la poche nichée au fond du ventre de la mère. Une livre de mou qu’on donne ensuite aux chiens, c’est la coutume.

Le petit est emmailloté de langes et bercé par Tullia dont les yeux se sont emplis de larmes. Qu’on pense un peu, le fils de Musetta ! Une émotion à faire oublier les heures d’avant, presque un début d’amour pour le métier. Elle se tourne vers son amie, mais la maman épuisée garde maintenant les yeux clos, avec une expression sur le visage qu’on ne lui a jamais vue. Une lumière différente et un sourire tellement doux qu’il vous viendrait l’envie de l’embrasser. Sans penser à mal, hein. Juste pour découvrir le goût qu’il a, ce bonheur.
— La vie est belle, hein, ma Tullia, murmure à cet instant Musetta.
Comme si elle avait deviné le regard posé sur elle.
— Très.
— Qu’est-ce qu’elle est belle, continue de répéter Musetta.

Deux lavements de suite, trois points de suture, la paille nettoyée. La vieille en a enfin fini. La mère repose sous des épaisseurs de couvertures, avec son nourrisson dont elle embrasse longuement le front.
— Amore… Amore…
Musetta n’a jamais dit ça à personne. Première fois qu’elle éprouve une sensation pareille. Elle se sent reine. Pour sûr, une vraie ne serait pas plus heureuse. Des bonheurs, Musetta en a pourtant connu. Tenez, la saison des citrons à Amalfi. Il y avait toute la famille à l’époque, on cueillait les fruits ensemble, saouls d’odeurs et sans fatigue. Depuis le haut d’une colline en restanque, Musetta avait découvert la mer. Qu’est-ce que c’est que cette beauté ? avait elle demandé à son père. Puis on était resté admirer de loin cette création du Seigneur. Il y a aussi eu Giuseppe et ses yeux couleur de noisette. Les promenades avec lui, sa gentillesse de cœur, les histoires amusantes qu’il racontait. Il savait les choses, Giuseppe. Pourquoi a t il fallu qu’ils l’envoient combattre en Afrique, si loin et tellement jeune… Pas malin d’avoir repensé à lui. Pas trop grave non plus. Plus rien n’est grave depuis que Musetta a son bébé au sein, son tout-petit qui tète en la fixant du regard.
Cet enfant apprendra à lire et aussi à écrire. Si le village rechigne, très simple, ils le quitteront. Ils iront vivre ailleurs, près d’une école s’il le faut. Être mère rend plus fragile, mais donne de la force. Son fils aussi en aura. Elle lui apprendra à faire provision de bonheur, lui montrera comment arranger ça en lui. Ils n’oublieront pas de rendre grâce au Seigneur de leur chance d’être à deux. Pour l’instant, c’est observer chaque millimètre de sa peau, la courbure de ses ongles, les longs cils, vraiment longs, et son air de vieillard fripé. Elle ne parlerait pas d’innocence, pas encore, plutôt d’un grand sérieux. Ce qu’elle espère pour son enfant n’en finit plus d’envahir sa tête. Musetta voit grand pour son petit.
— Tu seras quelqu’un, lui murmure-t elle.

Pendant la nuit, la maman fait un rêve. On fait du mal à son enfant, il lui est arraché, son ventre la brûle. Elle croit qu’elle hurle.

Peu avant l’aube, la vieille se lève avec lenteur. Tullia a veillé au feu et remis par deux fois du bois dans l’âtre. Il fait bon dans la grange. Les gestes de la matrone pour préparer le lavement sont calmes, précis, identiques pour chaque naissance. Emplir la poire d’eau bouillie, attendre que ça refroidisse avant de l’administrer. Quand elle s’approche de Musetta et secoue doucement son épaule pour la réveiller, c’est immédiat. Elle comprend à l’instant. Sa peau est trop… La peau est glacée. Non, en fait elle ne comprend pas. Quand ces malheurs arrivent, d’ordinaire on les voit s’approcher. Cette fois, on n’a rien su. Il n’y a rien eu. Comment est-ce arrivé ? La fièvre l’aura prise ? Pitié, pas Musetta ! Pas leur petite Musetta ! À la lueur de la bougie, la vieille femme constate. Les lèvres devenues blanches, les yeux ouverts, le regard fixe. Elle voudrait parvenir à soulever les couvertures mais sa main tremble, énormément.
Autour des cuisses, il y a une mare de sang. La pauvre s’est vidée en silence, son bébé niché sous l’aisselle.
Il faut…
Il faut maintenant vérifier le petit.
Comment se résoudre à ce geste ?
La main va pour.
S’arrête.
La main a peur.
Dio Santo della Madonna, il est chaud !
Et dort, tranquillement lové contre sa mère.

Il y a Tullia qui ne peut y croire et reste tétanisée, incapable de parler. Il y a les fermes qui s’éveillent parce qu’on a brutalement cogné aux carreaux. Les hommes sur le pas de la porte qui mettent un temps, puis disent je vais chercher ma femme. Les percolateurs à café qui chauffaient dans les cuisines du castello et qu’on laisse déborder sans réagir. Il y a les pleureuses pour se précipiter dans la grange et celles dont les larmes n’arrivent même pas à couler à cause du choc. Il y a le père Gildo qui décide de faire sonner ses cloches et qui parle de Dieu, mais les ouailles ont du mal en cet instant avec Dieu. Il y a les vaches à faire sortir de la grange parce que ce n’est plus leur place. Bien sûr que c’est leur place. Non ! Il y a ces commencements de disputes, puis le silence qui revient après un regard vers la défunte. Il y a la matrone supposée faire la toilette de Musetta, parce qu’il se trouve que c’est elle aussi qui s’occupe de ces choses, le début de la vie comme la fin. Dans ce mélange d’agitation et de recueillement, il y a un bébé. Un bébé, qui d’un coup se met à hurler. Tous les visages se tournent vers lui. Tout le monde le regarde. Pas qu’on l’avait oublié. On préférait ne pas y penser.
Pauvre petit.
— Tullia, occupe-t’en.
Les yeux de Tullia s’agrandissent à l’extrême. Pourquoi moi, interrogent ils. Ne la forcez pas à ça, pitié. Oui, il pleure, mais… Avec prudence, presque répulsion, elle finit par le prendre dans ses bras. Pas le même bébé qu’hier, impossible de le calmer. Il crie à pleins poumons, le visage violacé par l’effort. Comment oser lui chanter des berceuses ? Il n’a plus de mère, ce n’est plus un enfant. Tullia ne sait pas quoi en faire. Dans la grange, les regards sont fixés sur eux. Les cris du petit incommodent, qui rappellent que sa mère n’est plus. On le voudrait plus discret. Honte de le penser, on le voudrait moins vivant. Ce n’est pas sa faute. Lui est né, Musetta est morte, faudra s’y faire. Quand même, il est bruyant. Le malheur a besoin de silence pour occuper tout l’espace. Minute, se dit Tullia, on devrait plutôt dire cela de la vie. Elle vient de penser à son amie. Son amie qui, depuis là où elle est, lui souffle une idée. Un pouce à glisser dans la bouche du bébé.
Ouf, le calme revient aussitôt.
L’enfant tète goulûment.
— Il avait juste faim, ce petit.
Évidemment.
Quelques secondes de répit, mais un calme précaire. Que lui donner à boire ? Le lait de vache le rendra malade, c’est trop tôt. Au village, personne n’allaite. Où trouver du surplus ? Il faudrait se rendre à l’hospice leur en demander. C’est là qu’enfantent les indigentes et aussi les filles-mères. Le village avait tenu à préserver Musetta de cet opprobre. Chacun sait qu’à l’hospice les fièvres puerpérales déciment les travées de lits. S’y rendre revient souvent à remettre sa vie entre les mains du Seigneur. En accord avec le père Gildo, la matrone avait proposé qu’on épargne à leur petite infortunée ces risques. Elle-même ferait œuvre chrétienne et l’accoucherait pour rien.
Difficile de lutter contre les remords, même s’ils sont ridicules. Quelle décision humaine peut infléchir un dessein divin ? Aucune. L’heure de Musetta avait sonné, voilà tout. Péché de vanité de penser qu’on serait de taille à modifier un destin. Il faut se le dire, et se le répéter, aller à l’hôpital n’aurait rien changé pour Musetta. Là-bas aussi, c’était la mort assurée, mais loin du village et seule.
S’y rendre ce matin rebute différemment mais rebute encore, même pour y chercher du lait.
Reste que le bébé commence à montrer de réelles impatiences face au pouce. Il ne se laissera plus abuser très longtemps.
La matrone prend à nouveau une décision. Il n’y a qu’elle pour oser. C’est bien le moins qu’on puisse faire, nourrir ce fils de Dieu. La vieille femme marche à pas lourds jusqu’à Musetta et s’agenouille. Elle se signe, un chapelet de paroles inaudibles débordant de ses lèvres. D’une main devenue lente, elle déboutonne la chemise de nuit de la morte, et découvre une poitrine pleine, toute gorgée. Son regard reste longuement collé sur la peau blanche du sein. Se relevant avec peine, plus vieille que jamais, la matrone revient près de Tullia et lui prend le bébé des bras.
Le brouhaha a totalement cessé. Il n’est plus question de rien. On a peur de comprendre.
La femme ramène l’enfant à sa mère.
Et l’approche de son sein.
La petite bouche avide n’est pas longue à trouver le téton.
Mère à l’enfant.
Ce tableau dans la grange.
Silence de plomb.
Autour d’un tenace bruit de succion.

Paris, 1935
Jean-Marie Gheusi traverse les avenues cossues du quartier de Passy en direction du pavillon de mademoiselle Renoult. Ou plutôt il y gambade, il sautille, il volette. Pensez donc, elle a tenu parole. Trois soirées avec Elio Leone en vedette ! Il paraît qu’en français son nom signifie Lion, comme l’animal. Pseudonyme ? Même pas ! En grosses lettres sur une affiche, ça vous pose un homme. Gheusi a déjà son idée pour le programme. Wagner évidemment, et peut-être Delibes qui marche fort en ce moment. Gageons que le Tout-Paris sera au rendez-vous, et où ça le rendez-vous ? Tadam ! À Favart ! S’il n’y a pas de quoi marcher de ce pas guilleret, alors quand ?
Mademoiselle Renoult aussi jubile. Gheusi pense faire la bonne affaire, alors que c’est elle qui mène la danse. Elle l’a décidé depuis belle lurette, la mise en lumière d’Elio doit se faire dans l’écrin de l’Opéra-Comique. L’acoustique y sera parfaite pour sa voix et mettra en valeur sa diction. Avoir gain de cause n’aura ensuite été qu’une amusante promenade de santé. Il a suffi de respecter les trois règles d’or. Savoir dès le début ce que l’on veut, ne jamais montrer ses cartes avant l’instant de faire tapis et donner à ces messieurs l’illusion que ce sont eux qui sont aux commandes.
Dans ce milieu, les promesses fusent facilement. Une première réussie soude instantanément les parties. En sortant de scène, on se le jure, on ne travaillera plus qu’ensemble ! Las, ces alliances professionnelles contractées dans la liesse et la dopamine survivent mal au retour du calme. La nuit raisonne. Au réveil, d’autres répétitions appellent, d’autres rencontres attendent.
Personne ne sera surpris d’apprendre que Mademoiselle est du genre à faire l’inverse. Promettre rarement, ensuite s’y tenir. C’est d’ailleurs parce qu’elle est une femme d’engagement qu’elle en contracte si peu. Savoir qu’elle voudra les honorer, de toutes ses forces et jusqu’au bout, l’oblige à bien y réfléchir avant. N’a-t elle pas tout d’abord catégoriquement refusé de prendre Elio sous son aile ?
Claquemurée chez elle depuis deux ans, elle distillait aux outrecuidants qui venaient l’y débusquer des « Je ne reçois plus ! » autoritaires. Jamais nom d’oiseau n’a fusé, qu’on n’aille pas non plus raconter n’importe quoi. Depuis qu’elle avait arrêté de travailler, la fatigue d’années professionnelles enchaînées sans la moindre minute de repos n’en finissait plus de lui tomber dessus. Il lui était aussi devenu impossible d’ignorer sa hanche douloureuse, pour n’évoquer que ces seuls avertissements physiologiques qu’on appelle l’âge.
L’usure des cartilages n’est pas seule en cause. Il y a aussi celle de l’Histoire. Ou de l’époque, si l’on préfère. Mademoiselle Renoult avait deux ans quand Napoléon III, sur un coup de tête de vieux schnock, livrait ses soldats à une guerre précipitée contre la Prusse. Elle est d’un autre temps. Vingt-six ans au début de l’affaire Dreyfus, trente-trois à la mort de Verdi en 1901, quarante-six quand cloches, tambours et tocsin ont sonné dans le pays la mobilisation générale qui allait lui voler son mari et son fils, le premier de pneumonie, le second dans les tranchées. Après des deuils pareils, qu’est-ce qui peut encore avoir du sens ? Normalement, pas grand-chose. Mademoiselle a eu la musique. C’est dire, en peu de mots, le respect dans lequel elle la tient.
Qui irait se douter que cette femme est tellement marquée au fer rouge ? Personne. La raison en est simple. Dans sa conversation, on ne trouve que des anecdotes de travail. Parfois, quelques évocations des grandes amitiés de sa vie, Debussy, Toscanini, ou Marthe Goduchon, connue à la communale et restée vivre dans leur Moselle natale. Jamais la moindre confidence. Rien d’intime, sauf à concerner la musique. Ils se comptent sur les doigts d’une main ceux qui pourraient deviner la turbulence d’émotions cachée derrière tant de sang-froid. Cela a pu encourager les erreurs de jugement sur son compte.
Florilège.
— Moi aussi je me sentirais détendu si je n’avais que ma petite personne à qui penser.
Amabilité prononcée par le directeur d’un conservatoire de musique.
— Vu le prix du pain, c’est une chance de n’avoir chez soi aucune bouche à nourrir.
Par une professeure de piano, mariée à un invalide de guerre, trois enfants.
— La concernant, l’image qui me vient à l’esprit est celle d’un reptile. Je dirais un serpent pour aller au plus simple. Pas un crotale. Juste une petite couleuvre de rivière à la dangerosité très surévaluée.
Propos d’un baryton en vue, qui préfère garder l’anonymat.
Des soupçons d’égoïsme et d’indifférence aux réalités sociales que Mademoiselle n’a jamais jugé bon de combattre. Qu’ils parlent, a-t elle pensé. Curieuse du tréfonds des âmes, elle admet l’être moins des soucis du quotidien, des petits sentiments ou des modes. Elle ne s’est pas recouverte de colliers de perles à la Belle Époque et ne nourrit aucune nostalgie pour les Années folles. Elle croise à l’occasion Chagall et Picasso, trempe ses lèvres dans un cocktail que lui tend Hemingway, converse avec Cocteau ou avec Germaine Beaumont. Alors oui, c’est passionnant. L’est-ce tellement plus que de passer la soirée le nez dans une partition de Fauré ? Ou dans Fidelio, l’unique opéra de Beethoven, un monument qui s’obstine à ne pas livrer tous ses secrets. Bref, ce mélange de curiosité et de sérieux, voilà depuis toujours son style.
Sauf qu’il y a deux ans, elle a eu la sensation d’un monde qui basculait. Un tournant, 1933. La France se voyait à son tour rattrapée par la crise de 29. La spéculation financière engloutissait les économies, les fins du mois arrivaient le quinze. Sans mentionner l’affreux charivari politique chez les voisins italiens et allemands. Pire chez eux que chez nous.
33 marquait aussi le cinquantenaire de la mort de Richard Wagner. On a parlé de monter Lohengrin à Paris, voire l’intégralité du Ring. Que n’avait on fait ! Aussitôt, les appels au boycott ont fusé. La question de l’œuf et de la poule s’est reposée. Était-ce le compositeur allemand qui avait inspiré Hitler ou bien le nouveau chancelier qui instrumentalisait son œuvre ? Plus un dîner en ville sans qu’on s’enflamme. « Wagner est un suppôt du nazisme », tonnaient les anti. « Sa musique est universelle », rétorquaient les pro. L’antisémitisme aussi, ajoutait quelqu’un. Devant les asperges, il se trouvait encore un ou deux naïfs pour souhaiter gentiment « dépolitiser tout ça ». Au rôti, une seule envie surnageait, s’en lancer des tranches à la figure. Quelle fatigue, soupirait Mademoiselle.
Selon elle, le « problème Wagner » a aussi de fâcheuses conséquences esthétiques. Parce qu’un génie n’a besoin de rien pour créer ses chefs-d’œuvre, ni d’autorisation ni de point de départ. C’est plus tard, avec les affidés, que les dégâts se feront jour. Oh, ça n’a pas raté. Les héritiers du maître sont restés accrochés à son mot d’ordre d’hypertrophie symphonique sans plus comprendre pourquoi. Sa démarche à lui avait été claire. Il en avait eu sa claque des chanteurs-cabots, ne supportait plus leurs trilles ridicules, les indigentes parures vocales et leurs bras en croix pour quémander l’acclamation du public. Dégoût. Avec ce talent pour l’invasion qu’il faut reconnaître à nos amis teutons, Wagner aura décidé de partir en croisade contre ces faux dieux. Cela leur ferait les pieds, s’était il dit. Ni une ni deux, divas et divi avaient été privés de solos et s’étaient vus relégués au rang d’instruments parmi d’autres. La symphonie prenait le pas sur eux, qui devraient désormais servir l’orchestre, non plus lui imposer leurs caprices et leur loi. Petit séjour au purgatoire, leçon d’humilité, ma foi, pourquoi pas ? On avait des raisons d’applaudir à l’idée. Si, mise en pratique, cela donne la Tétralogie, les applaudissements redoublent. Hélas, se plaint Mademoiselle, aujourd’hui seul subsiste le mot d’ordre d’un orchestre fort. Le génie a disparu, et avec lui tout texte intelligible.
Les plus fanatiques décrètent même l’émotion devenue chose vulgaire. Dans les productions actuelles, c’est bien simple, on n’entend plus les voix. Les chanteurs en sont réduits à hurler pour tenter de couvrir l’épopée symphonique. En conséquence de quoi on ne comprend plus un mot de ce qu’ils disent. Malheureux public qui doit endurer cela.
La sanction ne s’est pas fait attendre. Il est venu moins nombreux et c’est tout le château de cartes qui a commencé de s’écrouler. Devant la diminution des recettes, les directeurs de salle ont commencé à paniquer. Combien, à l’instar de Gheusi, se sont mis à alterner reprises fauchées des œuvres du répertoire, toujours les mêmes, et appels au secours lancés aux petits-neveux de Wagner, histoire d’être dans l’air du temps. Moyennant quoi, ce petit monde a tranquillement continué de creuser sa tombe. À cet égard, Mademoiselle n’est pas fâchée d’avoir sauté à temps d’un bateau qui prend l’eau.
Peut-être n’est elle plus objective, peut-être n’est elle pas juste. N’empêche, à son goût, les maisons d’opéra ne font plus assez cas de ces émotions qu’elle a passé sa vie à célébrer. Dans ce constat, elle a vu le signe que l’heure était venue de se retirer. Au lieu de sortir tous les soirs, elle s’est mise à dîner chez elle d’une pomme reinette pelée au couteau, d’un verre de pomerol et de lectures hors du temps. Un beau matin, elle a décidé d’appeler cela par son nom et s’est officiellement déclarée à la retraite.
Tout arrêter n’a pas été simple ni, puisqu’il faut être honnête, très agréable. Résolue à ce que le trou qu’elle laissait dans le métier se résorbe au plus vite, Mademoiselle a lesté sa décision de toute la dureté dont elle était capable. Un lac irradié par la chute d’une pierre finira tôt ou tard par se recomposer une surface lisse. Mademoiselle le savait, il en irait de même de son départ. Personne n’est irremplaçable, pas même elle, quoi qu’en disaient les flatteurs. Il suffisait de ne plus répondre aux sollicitations, d’ignorer les ponts d’or et, plus difficile, de redimensionner le vent de panique qui s’était, paraît il, mis à souffler dans les grandes boutiques. Toutes allaient vite se ressaisir, on finirait par oublier l’éminente professeure de rôles. S’y attendre et l’espérer n’en restait pas moins un exercice ingrat.
Ce n’est pas allé sans nostalgie. Surtout le soir, à l’heure où des flots humains envahissaient les boulevards pour s’acheminer vers les théâtres et qu’elle se savait trop fragile pour leur emboîter le pas. Celle qu’on surnommait « la prêtresse des coulisses », qu’on avait respectée et crainte, n’était pas prête à exposer son inutilité toute fraîche au beau milieu d’une salle. Un jour, elle paierait son ticket. Elle ferait la queue comme tout le monde à l’extérieur de l’Opéra avant de s’y asseoir en spectatrice anonyme. Un jour, oui, mais pas encore. C’était trop tôt. Elle préférait rester dans son salon, face à la maquette rouge et or de la salle du Teatro alla Scala de Milan, pour écouter ses souvenirs. Parfois, une larme coulait. Parfois, c’était un sourire. Soir après soir, de la musique plein la tête, elle s’en tenait à ce qui avait été décidé, quitter le métier.
Réussir l’arrêt de sa carrière était devenu plus important qu’aider celle des autres. Quel changement, quand on y pense, pour quelqu’un qui avait vécu dans le culte de la transmission ! Non que cette passion pour la pédagogie se fût imposée à elle en un jour, il y avait bien sûr eu des étapes.
La première, la plus douloureuse de toutes et la plus intelligente, avait été de renoncer à sa propre carrière de cantatrice. Elle aurait pu la poursuivre, sans doute pas au premier plan et ailleurs qu’à Garnier, mais elle aurait pu.
— Vous avez une très gentille voix, lui avait on dit lors d’une audition.
La morsure du compliment l’avait rendue malade. Littéralement. Après une nuit sans sommeil, elle s’était réveillée aphone. Plus le moindre son pour sortir de sa gorge et un désespoir qui s’était vite mué en colère. Non ! Elle n’était pas gentille, ne le serait jamais et refusait encore plus viscéralement que sa voix le soit. Parlez d’une insulte ! Si elle ne devait jamais devenir une Reine de la nuit d’anthologie ou une Violetta à se damner, mieux valait se taire. Ce qu’elle a fait. Cette décision a été l’acte fondateur de son futur métier. En quelque sorte, la première leçon qu’elle dispensait.
Un travail acharné et une volonté de fer peuvent produire une chanteuse à la carrière honorable, pas une grande chanteuse. Derrière chaque voix d’exception, il y a un talent inné. Un don. Oui, une différence existe, elle est même violente, entre ce que le travail produit et ce que le talent permet. Tous les efforts du monde ne remplaceront jamais ce quelque chose qui échoit à certains. Est-ce Dieu qui y préside ou seulement Dame Nature, Mademoiselle n’en sait rien. Ce dont elle est certaine lui vient de sa longue fréquentation des voix. Toutes requièrent un travail immense. Face à l’effort et à l’ascèse, il y a égalité. Ce n’est plus le cas dès lors qu’on considère le résultat. Certaines voix vous transpercent, quand d’autres ne paraissent que gentilles. Mademoiselle avait donc préféré tout miser sur des heures quotidiennes de piano, doublées d’un 1er prix de solfège dont elle n’a eu qu’à se féliciter depuis.
Quasi cinquante ans plus tard, elle patiente dans son salon, prête à préciser à Gheusi sa façon de voir les choses. Ce, dès son arrivée, sans même lui proposer une Suze. S’asseoir, il pourra. Il ne faut pas non plus humilier. Elle le sait, le nom du prodige italien flamboie. Si peu de gens l’ont entendu chanter, ils sont nombreux à en parler. Ainsi va le Tout-Paris, par fièvre, mode, emballement. Celui qui imaginerait la professeure s’en rengorger la sous-estime et sous-estime aussi son élève. Eux deux se fichent comme d’une guigne de l’effet qu’ils produisent sur les coteries. Eux pensent travail.

Gheusi peut en témoigner, il était aux premières loges. Elio Leone sortait alors de scène. Le public de Rigoletto venait de le porter aux nues et lui, au lieu de jouir de son triomphe, râlait à cause d’un aperto-coperto raté. Il prétendait avoir décalé d’un demi-temps son passage en voix de tête quelque part dans le deuxième acte. Toujours la faute du même son, un « tu » récalcitrant sur lequel il n’en finit pas de buter. Les spectateurs étaient encore dans la salle, certains continuant d’applaudir, et d’applaudir Borsa, ça, tout le monde l’avait compris. Quoique non, pas tout le monde. Le principal intéressé était bien trop occupé à pester contre lui-même. Qu’a fait Mademoiselle ? Souri ? Minoré ? Diversion ? Du tout. Elle n’a pas démenti son chanteur. Elle ne l’a pas rassuré. Elle a dit oui, en effet, c’est une difficulté sur laquelle il nous faut continuer de travailler. Gheusi en était resté comme deux ronds de flan. La machine à catapulte venait d’installer le prodige dans un halo de lumière et lui se minait pour un souci technique qu’ils étaient deux au monde à avoir entendu. Monsieur Théodore Caron est arrivé à ce moment-là, Rouché et Dubois également, qui prédisaient au jeune ténor un avenir prestigieux. Borsa s’était mis à leur sourire, l’air un peu distrait. Tout le temps qu’allaient durer leurs compliments, Gheusi l’a vu continuer de communiquer sans mot avec Mademoiselle. Cette histoire de voix de tête retardée les turlupinait vraiment.
Un grand classique que ces ténors bourreaux de travail, surtout aux prémices d’une carrière. Sans zèle ni discipline de fer, ils n’en seraient jamais arrivés là et ne s’y maintiendraient pas longtemps. Un baryton a l’avantage de chanter dans la tessiture de sa voix parlée. De bonnes dispositions physiologiques, un talent naturel peuvent suffire. Pour la voix de ténor, c’est une autre paire de manches. Seules des heures et des heures de labeur acharné permettront de la débusquer. Elle n’a été déposée dans aucun gosier. Elle n’existe pas par naissance. Il faut se la fabriquer. Pire, il faut la mériter. Pour un garçon, il existera des mariages plus affriolants que de lier sa vie à d’aussi opiniâtres efforts. Mais voilà, certains y vont. D’où cette apparence de vieillards pinailleurs qu’ont souvent les ténors. Éternelles écharpes, hantise du froid ou de la fumée sur la gorge, jamais au grand jamais d’alcool fort, obsession du manger sain et du coucher tôt, rapports sexuels fréquents mais rapides et toujours à distance des spectacles car notoirement dispendieux en influx nerveux. Oui, l’ensemble manque de poésie, et non, ça ne ressemble pas à un rêve de jeunesse. Et alors ? Être Aristide Briand ne devait pas être drôle tous les jours. Or, combien de parlementaires se sont échinés à lui ravir sa place ? Idem pour la vie de ténor. Les sacrifices requis ne font pas rêver, mais les salves d’applaudissements, si. Prenons un exemple récent, toutes les familles viennent de connaître ça. Le cousin ne va pas à la guerre. Les tranchées, très peu pour lui, il se débrouille pour y couper. Chacun s’arrange avec sa conscience, ce cousin fait bien ce qu’il veut. On attendra tout de même de lui qu’il ne fasse pas la tête lors des repas de famille en s’avisant être le seul autour de la table à ne pas arborer sa médaille des poilus. Les efforts avant la récompense, voilà tout. C’est ça, la guerre, et c’est ça l’opéra. Beaucoup d’appelés, peu de survivants. Encore moins d’élus.
Il se trouve que Gheusi a vu passer tellement de forçats du lyrique qu’il nourrit une sincère indulgence à leur endroit. Apprivoiser une voix coûte cher. Alors il pardonne l’égocentrisme, le besoin d’être au centre des partitions, des répétitions, de l’attention et leur fureur d’enfants gâtés s’il en va autrement. Les ténors sont fragiles. Leur sort dépend d’un instrument mystérieux, invisible à l’œil et sans cesse menacé. Combien possède-t on de cordes vocales ? Les gens diront volontiers dix. La réponse est deux. De quelle taille ? Quelques millimètres, toujours moins d’un centimètre. Deux minuscules cordes vocales, la souplesse d’un diaphragme, l’humidité ambiante suffisent à décider d’un destin, d’où cette hargne à se protéger. Rien d’étonnant qu’un ténor ait pour son corps la vigilance d’une louve avec sa portée. Remarquez que le cas du jeune Leone est un peu différent. Il n’arbore pour l’instant aucun des travers courants. Impossible de prédire ce qu’il faudra un jour lui pardonner.
Son seul problème, c’est son cerbère, mademoiselle Renoult. Quelle guigne qu’il ait fallu que ça tombe sur elle. Du temps de sa splendeur, la vieille bique disait sans arrêt non. Non sans cesse, non à tout. Espérons que les deux années dans la solitude de son petit pavillon de Passy lui auront fait du bien. Elle se serait radoucie ?

Eh bien, pas du tout.
En moins de vingt minutes, le directeur de la salle Favart a signé reddition. Il serait même incapable de se rappeler ce qu’il comptait exiger. Debout dans un vestibule charmant, son pardessus encore sur le dos, chapeau à la main, le bonhomme tangue. Une bourrasque énorme vient de s’abattre sur lui.
Imaginez qu’elle refuse toute publicité pour annoncer les trois soirées. Elle ne veut pas non plus d’affiche coloriée pour le programme. Battage excessif, elle appelle ça, ramdam inutile.
Dernière tentative.
— Mademoiselle Renoult, si je résume bien, vous me refusez le droit de faire de la réclame pour attirer des spectateurs payants, que de toute façon je n’aurai nulle part où asseoir puisque vous exigez, combien, cent cinquante invitations pour vos relations ! Autant déclarer tout de suite la faillite de mon théâtre !
— Calmez-vous, cher monsieur. Mes conditions ne valent que pour la première soirée. Les autres se rempliront toutes seules, vous verrez. Et je vous laisse soixante pour cent des recettes.
Ce qu’il voit, Gheusi, c’est le pistolet sur sa tempe. Elio Leone ne bénéficie d’aucun réseau. Il ne sort pas du Conservatoire supérieur de musique de Paris, n’a pas été page à l’Opéra ni fait son trou dans aucune troupe. C’est peut-être un génie, mais un génie qui débute. En d’autres termes, personne ne l’attend. La salle Favart a-t elle pour habitude de se remplir par l’opération du Saint-Esprit ? Malheureusement pas. Même une janséniste du calibre de Mademoiselle devrait pouvoir en tirer les conclusions qui s’imposent.
Rien de pire que la surcote, trouve-t elle à rétorquer. D’accord pour organiser les grands débuts d’Elio, il est prêt, hors de question de le brûler. Il s’agit de le mettre en lumière, pas qu’il se déboutonne. Doit elle rappeler n’avoir jamais « lancé » qui que ce soit ? Épouvantable expression au demeurant qu’elle s’enorgueillit de ne jamais employer. Lancer quelqu’un, quel sport de foire serait-ce ? Bien sûr qu’elle les a repérés, ces imprésarios en train de rôder autour du petit nouveau. Sourire mielleux et pâmoisons, crocs apparents ou dédain factice, tout le panel des stratégies d’approche est de sortie. Messieurs, sachez qu’il en faudrait un peu plus pour impressionner. Plus ces pressants se feront bateleurs de foire, avec moustache et promesses luisantes, plus elle prendra le contrepied. Ah si, une anecdote amusante. L’un d’entre eux est allé jusqu’à proposer de faire reprendre du service à la claque. Contre une somme ma foi modique, il promettait un poulailler prêt à fuser en « Viva », « Bravo » et autres jets de roses ! Tellement XIXe qu’on en sourirait presque. Quelle vulgarité.
— Mais enfin, monsieur Gheusi, pourquoi vous offusquer ? Je ne parlais évidemment pas de vous.
Jamais un homme de sa qualité ne voudrait sacrifier la pureté d’une première fois sur l’autel du commerce. Ça se respecte, une première fois, n’est-ce pas ?
N’est-ce pas ?
Imparable.
Les yeux de la vieille dame se radoucissent à mesure que le directeur baisse la tête. Ça y est, il est en train de flancher. Mademoiselle ne cède jamais, sur rien ou presque. Des concessions, bien sûr qu’elle sait en faire. Tout le monde sait. Encore faut il le vouloir. La postérité serait bien avisée de ne pas retenir la souplesse comme élément saillant de sa personnalité. D’autant plus s’il s’agit d’organiser les débuts de l’un de ses élèves, et pas de n’importe lequel… Elio Leone ? La plus belle voix qu’il lui ait été donné d’entendre, celle qu’on attend tout au long d’une carrière de professeur, celle où elle a vu la nécessité d’un dernier combat.
Gheusi a compris. À voir ses yeux clignoter de nervosité et son dos rond, on le sait, il a jeté l’éponge.
L’argumentaire de mademoiselle Renoult est limpide. Selon elle, la force d’une carrière lyrique se lit dès ses débuts. D’où l’impératif de les entourer d’un grand soin. Chaque décision compte, a fortiori la toute première. Sa scène inaugurale, un chanteur y repensera sa vie durant. Il lui suffira d’entendre les premières notes de, mettons, La Traviata pour que le trac lui revienne, intact. On ne demande pas à ce premier tour de chant d’être parfait, il sera d’ailleurs souvent traversé dans un état second. Mais il compte. Il reste inscrit là. Voilà ce que Mademoiselle veut protéger mordicus, ce futur diamant dans la mémoire d’Elio.
— Je me permettrai de lui donner quelques conseils, mais je tiens à ce que ce soit lui qui décide de ce qu’il veut chanter, précise-t elle à Gheusi.
— C’est-à-dire ? ose le directeur dans un dernier souffle.
Il avait misé sur des morceaux de bravoure, sur l’exploit. Il comptait sur un programme de légende, capable de rouler pour la sienne.
Mademoiselle entend sa déception. Les hommes, elle les connaît. Ce sont souvent les mêmes.
— Vous espériez La Fille du régiment ? Vous vouliez des contre-ut ?
Elle l’a dit dans un sourire, mais n’est pas loin de s’agacer. Tout ce temps perdu en diplomatie, cela commence à bien faire.
Le ton se fait plus sec.
— Imaginez qu’Elio Leone se brise la voix ce soir-là, la beauté de la manchette qui suivrait, hein ? « Salle Favart. Le prodige foudroyé à l’instant de son envol ! » Bonne ou mauvaise réclame, l’important est de réussir à faire parler de soi. N’est-ce pas ce que vous pensez, monsieur Gheusi ?
Silence.
Long silence.
Quand s’est on payé sa tête à ce point, se demande-t il. Et qui s’est jamais permis d’employer ce petit ton avec lui, les banquiers mis à part… Si l’Italien n’avait pas ce maudit talent, comme il serait agréable de claquer la porte du vestibule en laissant le dinosaure continuer de momifier dans sa grotte. Non mais pour qui se prend-elle, de quel droit.
— Que monsieur Leone choisisse son répertoire, évidemment ! Après tout, c’est lui qui chante.
Gheusi est un peu surpris de ce qu’il vient de s’entendre dire. C’était sa voix. C’étaient les phrases qui s’imposaient. Mince, c’était tout de même très loin de sa pensée. Que se passe-t il ? Il se passe que Mademoiselle déroule. Pour le directeur, c’est comme avoir à nouveau cinq ans.
Aucune débauche de moyens vocaux en vue, puisqu’il n’est pas prévu d’orchestre symphonique. Non, monsieur Gheusi, huit musiciens, ce n’est pas un orchestre symphonique. En l’absence de dispositif idoine, il serait absurde de s’embarquer pour un pseudo-tunnel opératique. D’ailleurs, ce dont Elio Leone a envie, c’est d’une simple rencontre. Il veut se présenter aux directeurs de salle, aux chefs d’orchestre, à ses futurs collègues et au public. Il nourrit ensuite l’espoir d’être engagé dans une distribution. Rien de plus.
Mademoiselle le sait, les qualités d’un chanteur lyrique ne peuvent pas toutes apparaître à l’occasion d’un récital d’une heure. Même une heure trente. L’endurance n’est pas sollicitée, l’écoute du partenaire non plus, la concentration à peine. Des interrogations subsisteront et elle s’en moque.
Elio a quelque chose à dire, voilà la chose décisive.
Ce n’est pas si fréquent.
Lui-même n’en a pas encore pris conscience, quelque chose dans sa manière de chanter raconte une histoire. »

Extrait
« Il y aura ensuite ses trois soirées de récital, puis tout va s’emballer. Il se retrouve demandé partout. Avec un répertoire fin prêt, ne lui reste qu’à se laisser glisser dans les distributions. Chaque fois, il est celui qu’on écoute. Les salles lui font fête, son apparition au salut déclenche un tonnerre. L’exposition va crescendo, malgré les conseils de Mademoiselle qui dit qu’une carrière se construit autant par les rôles qu’on accepte que par ceux qu’on refuse. Bien sûr, elle sait qu’Elio peut déjà aborder les grands rôles. Contre toute règle, sa voix ne semble nécessiter ni soin, ni patience, ni la prudence habituellement nécessaire pour en protéger le développement naturel. Tout est déjà là, robuste, construit. Ce n’est donc pas l’instrument que Mademoiselle souhaite préserver, pas le timbre, ni la pulpe, c’est autre chose. L’égale vérité de chacune de ses interprétations. On ne transige pas avec ça, dit-elle. Son élève a mûri, c’est indéniable. » p. 133-134

À propos de l’auteur
STRESI_Alexia_©pascal-itoAlexia Stresi © Photo Pascal Ito

Alexia Stresi est l’autrice de Looping (2017, Grand Prix de l’héroïne Madame Figaro) et de Batailles (2021). (Source: Éditions Stock)

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Ce que nous désirons le plus

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En deux mots
Caroline Laurent raconte comment elle s’est sentie trahie après les révélations de Camille Kouchner à propos d’Evelyne Pisier avec laquelle elle avait écrit Et soudain, la liberté, son premier succès. Un choc si violent qu’il va la paralyser de longs mois, incapable d’écrire. Avant de se persuader que c’est en disant les choses qu’elle pourra s’en sortir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand la vie vole en éclats

Avec ce bouleversant témoignage Caroline Laurent raconte le choc subi par les révélations de Camille Kouchner et les mois qui ont suivi. Un livre précieux, manuel de survie pour temps difficiles et engagement fort en faveur de la chose écrite.

Après le somptueux Rivage de la colère, on imaginait Caroline Laurent tracer son sillon de romancière à succès. Un parcours entamé avec Et soudain, la liberté, paru en 2017, un roman écrit «à quatre mains et deux âmes» avec Evelyne Pisier et qui connaîtra un très grand succès. Quand nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois au printemps 2020, elle me parlait avec enthousiasme de ses projets, de son souhait d’indépendance avec la création de sa propre structure, mais aussi du manuscrit de son prochain roman auquel elle avait hâte de s’atteler après sa tournée des librairies et manifestations. Mais tout va basculer en début d’année 2021 quand le nom d’Evelyne Pisier va réapparaître. Cette femme libre avait un autre visage. Dans le livre-choc de Camille Kouchner, La Familia grande, on apprend qu’elle savait tout des violences sexuelles, de l’inceste dont se rendait coupable son mari Olivier Duhamel et qu’elle préférera garder le silence.
C’est précisément le 4 janvier 2021 que Caroline Laurent découvre cette autre vérité en lisant un article dans la presse. Une date qui restera à jamais gravée dans sa mémoire. La romancière aurait pu l’appeler «le jour de la déflagration», ce sera «le jour de la catastrophe». Le choc la laissera exsangue et emportera son don le plus précieux. Elle n’a plus les mots. Elle est incapable d’écrire. A-t-elle été trompée? Où se cache la vérité?
Durant toutes les conversations que les deux femmes ont partagées, jamais il n’a été question de ce lourd secret, même pas une allusion. Evelyne protégeait son mari. Cette Familia Grande, dont elle faisait désormais un peu partie, laissait derrière elle un champ de ruines. À la sidération, à la trahison, à l’incompréhension, il allait désormais falloir faire front. Essayer de comprendre, essayer de dire tout en ayant l’impression d’être dissociée de ce qu’elle avait écrit. Comment avait-t-elle pu ne rien voir, ne rien sentir. Ni victime, ni coupable, mais responsable. Mais comment peut-on être complice de ce qu’on ignore?
Elle comprend alors combien Deborah Levy a raison lorsqu’elle écrit dans Le coût de la vie que quand «La vie vole en éclats. On essaie de se ressaisir et de recoller les morceaux. Et puis on comprend que ce n’est pas possible.» Avec ces mots, ceux d’Annie Ernaux, de Joan Didion et de quelques autres, elle va forger cette conviction que ce n’est que par l’écriture qu’elle parviendra à trier le bon grain de l’ivraie, l’autrice va chercher sinon la vérité du moins sa vérité. Elle commence par re-explorer la relation qu’elle avait avec la vieille dame de 75 ans et finira par entendre de la bouche de son amie Zelda les mots qui la feront avancer: «Elle t’aimait. Elle t’aimait vraiment.»
Voilà son engagement d’alors qui prend tout son sens. Et si s’était à refaire…
Puis elle apprend la patience et l’éloignement, alors que la meute des journalistes la sollicite. Elle veut prendre de la distance, ce qui n’est guère aisé en période de confinement. Et comprend après un échange avec son ami comédien, combien Ariane Mnouchkine pouvait être de bon conseil. En voyant qu’il ne trouvait pas son personnage, elle lui a conseillé de «changer d’erreur».
Alors Caroline change d’erreur. Elle comprend que son livre ne doit pas chercher où et comment elle est fautive, car de toute manière, elle referait tout de la même manière, mais chercher à transcender le mal, à construire sur sa douleur.
Elle nous offre alors les plus belles phrases sur l’acte d’écrire: «Il y a de l’érotisme dans l’écriture, un érotisme naturel, onaniste. On cherche le mot juste, la caresse souveraine. Désirer est le mouvement subaquatique de l’écriture, c’est son anticipation et sa rétrospective – l’infini ressac du texte.»
En cherchant les lignes de fuite de son histoire familiale, en parcourant les chemins escarpés des îles Féroé – vivre à l’écart du monde est une joie – en trouvant dans la solitude une force insoupçonnée, elle nous propose une manière de panser ses blessures, de repartir de l’avant. Un témoignage bouleversant qui est aussi un chemin vers la lumière.

Ce que nous désirons le plus
Caroline Laurent
Éditions Les Escales
Roman
208 p., 00,00 €
EAN 9782365695824
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un séjour aux îles Féroé

Quand?
L’action se déroule de janvier 2021 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Que désires-tu ?
Écrire est la réponse que je donne à une question qu’on ne me pose pas.
Un jour une amie meurt, et en mourant au monde elle me fait naître à moi-même. Ce qui nous unit: un livre. Son dernier roman, mon premier roman, enlacés dans un seul volume. Une si belle histoire.
Cinq ans plus tard, le sol se dérobe sous mes pieds à la lecture d’un autre livre, qui brise le silence d’une famille incestueuse. Mon cœur se fige; je ne respire plus. Ces êtres que j’aimais, et qui m’aimaient, n’étaient donc pas ceux que je croyais?
Je n’étais pas la victime de ce drame. Pourtant une douleur inconnue creusait un trou en moi.
Pendant un an, j’ai lutté contre le chagrin et la folie. Je pensais avoir tout perdu: ma joie, mes repères, ma confiance, mon désir. Écrire était impossible. C’était oublier les consolations profondes. La beauté du monde. Le corps en mouvement. L’élan des femmes qui écrivent: Deborah Levy, Annie Ernaux, Joan Didion… Alors s’accrocher vaille que vaille. Un matin, l’écriture reviendra.

Les critiques
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Lecteurs.com


Caroline Laurent présente son nouveau livre Ce que nous désirons le plus © Production Librairie Mollat 

Les premières pages du livre

« C’est un livre que j’écrirai les cheveux détachés.
Comme les pleureuses de l’Antiquité, comme Méduse et les pécheresses. Le geste avant les phrases : défaire le chignon qui blesse ma nuque, jeter l’élastique sur le bureau, et d’un mouvement net, libérer ma chevelure. Libérer est un mot important, je ne vous apprends rien.
Nous devons tous nous libérer de quelque chose ou de quelqu’un. Nous croyons que c’est à tel amour, à tel souvenir, qu’il faut tourner le dos. Et le piège se referme. Car ce n’est pas à cet amour, à ce souvenir, qu’il convient de renoncer, mais au deuil lui-même. Faire le deuil du deuil nous tue avant de nous sauver – sans doute parce qu’abandonner notre chagrin nous coûte davantage que de nous y livrer.
Durant des mois, je me suis accrochée à mon chagrin. À mes lianes de chagrin. Il me semblait avoir tout perdu, repères, socle et horizon. Le feu lui-même m’avait lâchée : je ne savais plus écrire.
À la faveur d’une crise profonde, que je qualifiais volontiers de catastrophe, j’avais perdu les mots et le sens. Je les avais perdus parce que j’avais perdu mon corps, on écrit avec son corps ou on n’écrit pas, moi, j’avais perdu mon corps, et ma tête aussi.
Un jour que j’étais seule dans mon appartement, l’envie m’a prise d’ouvrir un vieux dictionnaire. Les yeux fermés, j’ai inspiré le parfum ancien de poivre et de colle, puis j’ai approché mes lèvres du papier. Je voulais que mon palais connaisse l’encre
du monde.
De la pointe de ma langue, j’ai goûté la folie. Elle m’a paru bonne et piquante.
Cette petite a le goût des mots, disait-on de moi enfant. Aujourd’hui je sais que ce sont les mots qui ont le goût des humains. Ils nous dévorent.
Ils nous rendent fous. Folium en latin – pluriel folia – signifie la feuille. La feuille de l’arbre bien sûr, et par extension celle de papier, le feuillet. Au XVe siècle, folia, ou follia, s’est mis à désigner une danse populaire caractérisée par une énergie débridée. Souvenir de l’Antiquité peut-être, quand sur le Forum ou dans les rues d’Herculanum on entendait des hommes crier, éperdus de désir : « Folia ! » Folia,
nom de femme. Ainsi la définissait le Gaffiot. Je n’imaginais pas de Folia laides. Folia était le nom d’une beauté sauvage, indomptable, et je voyais d’ici, pressant amoureusement les hanches, les longs cheveux noirs roulés en torsade. La folie convoquait donc la danse, l’écriture et la femme.
Le décor était planté.
Pendant un an, moi la danseuse, l’écrivaine et la femme, j’ai lutté pour ne pas devenir folle. Je ne parle pas de psychiatrie, mais de cette ligne très mince, très banale, qui vous transforme lorsque vous la franchissez en étranger du dedans. J’avais libéré de moi une créature informe comme de la lampe se libère le mauvais génie. Cette créature se dressait sur mon chemin où que j’aille, où que je fuie. Je ne la détestais pas pour autant. Je crois surtout que je ne savais pas quoi penser d’elle. La seule manière de l’approcher, c’était de l’écrire.
Mais l’écriture me trahissait, l’écriture ne m’aimait plus.
L’évidence brûlait.
J’avais devant moi de beaux jours de souffrance.
Les fantômes portent la trace de leurs histoires effilochées et c’est pour cela qu’ils reviennent. Ils attendent d’en découdre, c’est-à-dire de voir leur histoire reprisée par ceux qui leur survivent.

I
Résurrection des fantômes
L’histoire aurait commencé ainsi: J’avais une amie, et je l’ai perdue deux fois. Ce que le cancer n’avait pas fait, le secret s’en chargerait.

(J’aimais les secrets, avant. Je les aimais comme les nuits chaudes d’été quand on va, pieds nus dans le sable, marier la mer et l’ivresse. Aujourd’hui je ne sais plus. Le monde a changé de langue, de regard et de peau. Je ne sais plus comment m’y mouvoir. J’ai désappris à nager, moi qui avais choisi de vivre dans l’eau.)

Une trahison. Une amitié folle piétinée de la pire des façons, une tombe creusée dans la tombe. Oui, l’histoire aurait pu être celle-là. Je l’ai longtemps cru moi-même, m’arrimant à cette idée comme aux deux seules certitudes de ma vie : Un jour nous mourons. Et la mer existe.
Après la mort, il n’y a rien.
Après la mer, il y a encore la mer.

J’avais cédé aux sirènes, je m’étais trompée. L’histoire n’était pas celle de mon amie deux fois perdue, mais un champ beaucoup plus vaste et inquiétant, qui ne m’apparaîtrait qu’au terme d’un très long voyage dans le tissu serré de l’écriture.

Le lundi 4 janvier 2021, ma vie a basculé. Le lundi 4 janvier 2021, je suis tombée dans un trou. Graver la date est nécessaire pour donner à cet événement un corps et un tombeau. Tout ce qui suivrait me paraîtrait tellement irréel.

Ce lundi 4 janvier 2021, j’ai planté ma langue tout au fond d’une bouche d’ombre. Après la mort, il n’y a rien ? Illusion. Ceux que nous aimons peuvent mourir encore après leur mort. La fin n’est donc jamais sûre, jamais définitive. J’aurais dû le savoir, moi la lectrice d’Ovide. Eurydice meurt deux fois sous le regard d’Orphée. Les Métamorphoses ne m’avaient rien appris.

Aujourd’hui je veux qu’on me réponde, je veux qu’on me dise. Où va l’amour quand la mort frappe ?

Jusqu’à ce lundi 4 janvier 2021, mon amie disparue n’était pas morte pour moi ; elle avait trouvé une forme d’éternité dans un livre que nous avions écrit, d’abord ensemble, puis moi sans elle. La nuit infinie ne nous avait pas séparées. J’étais devenue un tout petit morceau d’elle, comme elle avait emporté un tout petit morceau de moi, loin sous les limbes. La fiction avait aboli la mort.

Avec les révélations, le sol s’était ouvert en deux. Autour de moi avait commencé à grouiller une terre noire et gluante. C’était une terre pleine de doigts.

Les fantômes m’appelaient.

Le roman qui nous unissait, mon amie et moi, ce roman commencé à quatre mains et achevé à deux âmes (la formule me venait d’une délicate libraire du Mans et m’avait immédiatement saisie par sa justesse), débutait ainsi :

« On me prendra pour une folle, une exaltée, une sale ambitieuse, une fille fragile. On me dira : ‘‘Tu ne peux pas faire ça’’, ‘‘Ça ne s’est jamais vu’’, ou seulement, d’une voix teintée d’inquiétude : ‘‘Tu es sûre de toi ?’’ Bien sûr que non, je ne le suis pas. Comment pourrais-je l’être ? Tout est allé si vite. Je n’ai rien maîtrisé ; plus exactement, je n’ai rien voulu maîtriser. »

Je ne voulais rien maîtriser ? J’allais être servie.

« 16 septembre 2016. Ce devait être un rendez-vous professionnel, un simple rendez-vous, comme j’en ai si souvent. Rencontrer un auteur que je veux publier, partager l’urgence brûlante, formidable, que son texte a suscitée en moi. Puis donner des indications précises : creuser ici, resserrer là, incarner, restructurer, approfondir, épurer. Certains éditeurs sont des contemplatifs. Jardin zen et râteau miniature. J’appartenais à l’autre famille, celle des éditeurs garagistes, heureux de plonger leurs mains dans le ventre des moteurs, de les sortir tachées d’huile et de cambouis, d’y retourner voir avec la caisse à outils. Mais là, ce n’était pas n’importe quel texte, et encore moins n’importe quel auteur. »

L’auteur (à l’époque je ne disais pas encore autrice, j’ignorais que le mot circulait depuis le Moyen Âge, avant son bannissement par les rois de l’Académie française – au nom de quoi en effet, de qui, les femmes écriraient-elles ?), l’auteur en question, disais-je, était liée à des grands noms de notre histoire nationale, politique, artistique, intellectuelle. Son texte affichait un rêve de liberté qui rejoignait des aspirations intimes qu’à ce moment-là je ne me formulais pas.

« Sur mon bureau encombré de documents et de stylos était posé le manuscrit annoté. Pour une fois, ce n’étaient ni le style ni la construction qui avaient retenu mon attention mais bien la femme que j’avais vue derrière. »

J’avais vu cette femme, oui, j’avais vu la femme courageuse, éclatante, qui allait m’ouvrir les portes de la mémoire, de l’engagement et de l’indépendance. Celle qui serait mon modèle, et à travers ma plume, le possible modèle de nombreuses lectrices et lecteurs.

« Certaines rencontres nous précèdent, suspendues au fil de nos vies ; elles sont, j’hésite à écrire le mot, car ni elle ni moi ne croyions plus en Dieu, inscrites quelque part. Notre moment était venu, celui d’une transmission dont le souvenir me porterait toujours vers la joie, et d’une amitié aussi brève que puissante, totale, qui se foutait bien que quarante-sept ans nous séparent. »

Je relis ces lignes et ma gorge se serre. Comme j’aurais aimé que son souvenir me porte toujours vers la joie. Comme j’aurais aimé que le roman continue à épouser la réalité. Comme j’y ai cru.

Après le décès de mon amie, je m’étais réchauffée à l’idée du destin. Ce fameux « doigt de Dieu » qui selon Sartre se pose sur votre front, vous désignant comme l’élue. C’était un poids autant qu’un privilège. Soit. Je ferais mon possible pour ne pas décevoir. J’essaierais d’être à la hauteur de cette élection. Certains parleraient de moi comme d’une amie prodigieuse. Une si belle histoire, n’est-ce pas ? Devant un système dont je ne possédais ni les clefs ni les codes, j’allais pécher par candeur et arrogance. J’étais assoiffée de romanesque. J’avais vingt-huit ans.
Dans un livre, une femme de soixante-quinze ans revit son enfance, sa jeunesse, son désir de liberté.
Dans un livre, une femme me noue à la plus belle des promesses, qui est aussi la plus rassurante : l’amitié.
Dans un livre, une femme me pousse à rêver et à écrire sur elle, quitte à écrire n’importe quoi. C’est la liberté du romancier, elle est au-dessus des lois – dit-on.
Dans un livre, une femme s’éteint brusquement et me donne l’écriture en héritage. Vertige : elle meurt au monde en me faisant naître à moi-même.
Dans un livre, je pleure cette femme.
Dans un livre, je remercie un homme, son mari ; comme elle il me fait confiance, comme elle il croit en moi ; par sa tendresse il prolonge l’amitié folle qui nous liait toutes les deux. Il prend sa place. Il triomphe de la mort.

Dans un livre
— un autre,
Une femme
— une autre,
Prend un jour la parole
Et s’élève
Pour que cesse la fiction.

Au point de jonction du monde et des enfers, le réel montait la garde. Le réel a un visage, celui d’un mari, d’un père, d’un beau-père, d’un ami, d’un mentor, d’un menteur. Le réel a des pulsions, des secrets, un rapport désaxé au pouvoir. (Le pouvoir, ce n’est pas seulement l’argent, les postes de prestige, les diplômes, les cercles mondains, les étiquettes, le pouvoir, c’est le contrôle du discours.) Il arrive que le pouvoir soit renversé. Le réel croyait se cacher dans le langage ; voilà que le langage lui arrache son masque. Un matin, le soleil plonge dans la nuit.

Littérature, mère des naufrages. Parce qu’elle fait corps avec le langage, la littérature fait corps avec la tempête. Un mot peut dire une chose et son contraire. Tout est toujours à interpréter, à entendre – c’est bien cela, il nous faut tendre vers quelque chose ou quelqu’un pour espérer le comprendre. Tout est donc malentendu. Nous passons nos vies à nous lire les uns les autres, à passer au tamis de notre propre histoire l’histoire des autres. Nous sommes de fragiles lecteurs. Et moi, une fragile écrivaine.
Il y a cinq ans, j’écrivais avec des yeux clairs au bout des doigts, dix petits soleils, les mots baignés de fiction lorsqu’ils filaient sur la page.
Aujourd’hui j’écris dans la nuit.
Le réel n’est rien d’autre. Nuit noire. Trou noir. Écoutez ce bruit sec. Quand on racle l’os, c’est qu’il ne reste plus d’illusions.
Aujourd’hui j’écris aveugle, mais plus aveuglée.
J’écris avec mon squelette.
J’écris avec ce que j’ai perdu.

« On ne part pas. » Combien de fois ai-je tourné ce vers de Rimbaud dans ma tête ? On ne part pas. Qu’on passe une saison en enfer ou non, le mauvais sang est là, tapi en nous. Il saura où nous trouver. Fuir les autres ? Très bien. Mais se fuir soi ? Je commençais à le comprendre, nos stratégies de contournement, si élaborées soient-elles, nourrissent toujours nos futures défaites. Dans le fond, c’est peut-être ce que nous recherchons : que quelque chose en nous se défasse. L’écriture est une voie tortueuse pour accéder à ce délitement, conscient ou pas. C’est comme si elle nous précédait, comme si elle savait de nous des choses que nous-même ignorons. Qu’on la dise romanesque, autobiographique, intime ou engagée, la littérature nous attend déjà du mauvais côté. Celui où nous tomberons. Elle nous échappe en nous faisant advenir à nous-même, nous pousse à écrire ce que jamais on ne dirait, sans doute pour assouvir notre désir de connaître, de nous connaître (cette pompeuse libido sciendi détaillée par saint Augustin et Pascal, qui forme avec le désir de la chair et le désir du pouvoir l’une des trois concupiscences humaines). L’écriture s’impose. Révélateur chimique de nos vies, développateur argentique – nos fantômes en noir et blanc.
Dans cette métamorphose silencieuse, le lecteur agit comme un solvant. Sous son regard froid ou brûlant, la phrase trouve ses contours, sa profondeur, à moins qu’elle ne se désintègre totalement. En ce sens, la littérature ne saurait être un loisir ni un divertissement. Comment le pourrait-elle ? La littérature est toujours plus sérieuse qu’on ne le pense puisqu’elle met en jeu ce qui fait de nous des mortels, des égarés, des êtres humains – c’est-à-dire des monstres.
« On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête.
En l’espace d’un battement de cœur.
Ou de l’absence d’un battement de cœur. »

Les mots de Joan Didion pulsaient dans mes veines. Combien de temps faut-il au monde pour s’écrouler ? L’année qui s’ouvrait serait-elle pour moi aussi celle de la pensée magique (non, tout cela n’est pas arrivé, non, cela n’est pas possible) ? Avant même que le livre brisant le silence ne paraisse en librairie le jeudi 7 janvier – chronologie, mon garde-fou –, j’ai su que ce lundi allait tuer quelque chose en moi.

Le 4 janvier 2021, au terme d’une journée interminable, pétrie d’attente, d’angoisse et de malaise, j’apprenais dans la presse que le mari de mon amie disparue, devenu depuis un proche, j’allais dire, un père, était accusé d’un crime.

Il faut nommer le crime, mais comment nommer l’innommable ? Inceste n’est pas un mot. Inceste est un au-delà du langage, un au-delà de la pensée. Inceste est tout à la fois l’inconcevable et l’indicible. Pourtant ce qu’on ne peut dire existe et ce qu’on ne peut concevoir advient, puisque cela détruit. Les ruines sont des preuves.

Mon amie disparue, cette femme libre et indépendante que j’avais érigée en inspiratrice, ne m’avait jamais confié ce drame, pas même de façon allusive. Par son silence, elle avait protégé son mari.

Soudain, la liberté n’avait plus du tout le même visage. Je ne voyais plus qu’une adolescence pulvérisée, un désordre poisseux, une unité éclatée, partout des cratères d’obus. Saisissant pour la première fois l’enfer qui se cachait derrière cette famille complexe, je me sentais happée par la spirale : les murs qui avaient emprisonné les victimes s’effondraient puis se relevaient pour encercler ceux que j’avais crus libres.

Quelque chose en moi avait explosé. Une déflagration.
J’avais fixé avec étonnement deux formes rouges à mes pieds.
C’étaient mes poumons.
Au départ, il m’a semblé que la meilleure façon de restituer la catastrophe consisterait à raconter point par point la journée du 4 janvier. J’ai fait machine arrière. Au fil des détails ma plume s’encrassait, je veux dire par là qu’elle devenait sale, douteuse – journalistique. Sans doute servait-elle à un public abstrait ce que celui-ci réclamait : de l’affect et du drama. Je ne veux pas de drama.

Consigner des instantanés me paraît plus juste, parce que plus proche de ce que j’ai vécu. Ces éclats sont à l’image de ma mémoire fragmentée. Ils me poursuivent comme une douloureuse empreinte – la marque d’une mâchoire humaine sur ma peau.

De quoi ai-je le chagrin de me souvenir ?

De ces échardes, de ces silences :

Je me souviens du message de mon éditeur au réveil le lundi. Quelque chose n’allait pas. Un « problème », des « nuages sombres » concernant « notre ami commun » (se méfier des mots banals, usés jusqu’à la corde, que l’inquiétude recharge brusquement en électricité).
Je me souviens que la veille, dans une boutique de Saint-Émilion, ma mère m’offrait un bracelet pour prolonger Noël et fêter un prix littéraire qui venait de m’être décerné. Il s’agissait d’un cuir sang combiné à une chaînette de pierres rouges, de l’agate, symbole d’équilibre et d’harmonie.
Je me souviens du soleil blanc sur la campagne, des reflets bleus lancés par le cèdre. Sur la branche nue du lilas des Indes, une mésange semblait peinte à l’aquarelle.
Je me souviens du thé en vrac au petit déjeuner, « Soleil vert d’Asie », mélange du Yunnan aux notes d’agrumes, qui avait le goût étrange du savon.
Je me souviens de l’attente, ce moment suspendu entre deux états de conscience, l’avant, l’après, l’antichambre de la douleur, moratoire du cœur et de l’esprit.
Je me souviens d’avoir pensé : Je sais que je vais apprendre quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Et juste après : Tout peut être détruit, tout peut être sauvé.
Je me souviens du regard inquiet de ma mère.
Je me souviens de la citation de Diderot dans la chambre jaune, ma grotte d’adolescente aux murs tatoués d’aphorismes : « Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir. »
Je me souviens d’un coup de téléphone, de mon ventre qui cogne et d’une voix qui me répète : « Protège-toi. »
Je me souviens des rideaux aux fenêtres de ma chambre, la dentelle ajourée, les motifs d’un autre âge, on appelle ça des « rideaux bonne femme », pourquoi cette expression ? J’aurais dû voir le monde, je ne voyais plus que la fenêtre.
Quelques jours plus tôt, je me souviens que je regardais La vie est belle de Frank Capra, touchée par la dédicace finale de l’ange gardien à George, le héros : « Cher George, rappelle-toi qu’un homme qui a des amis n’est pas un raté. »
Je me souviens du téléphone qui vibre vers 17 heures.
L’impensable.
Je me souviens de l’article de journal, de la photo officielle de mon ami, du mot accolé à la photo. Tout éclate. »

À propos de l’auteur
LAURENT_Caroline_©Philippe_MatsasCaroline Laurent © Photo DR

Caroline Laurent est franco-mauricienne. Après le succès de son livre co-écrit avec Évelyne Pisier, Et soudain, la liberté (Les Escales, 2017 ; Pocket, 2018 ; Prix Marguerite Duras ; Grand Prix des Lycéennes de ELLE ; Prix Première Plume), traduit dans de nombreux pays, elle a publié Rivage de la colère (lauréat d’une dizaine de prix, dont le Prix Maison de la Presse 2020 ; le Prix du Roman Métis des Lecteurs et des Lycéens, le Prix Louis-Guilloux et le Prix Bourdarie de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer), roman adapté en bande dessinée aux éditions Phileas. Caroline Laurent a fondé son agence littéraire indépendante en 2021 ; elle donne des ateliers d’écriture en prison et collabore avec l’école Les Mots. Elle est depuis octobre 2019 membre de la commission Vie Littéraire du CNL.

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Les derniers jours des fauves

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En deux mots
Nathalie Séchard, la Présidente de la République française, décide de ne pas se représenter. Alors que la pandémie continue à faire des ravages et qu’une forte canicule s’abat sur le pays, la guerre de succession est déclarée entre le ministre de l’intérieur, celui de l’écologie et la représentante du Bloc patriotique. Et tous les coups semblent permis.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qui succédera à la Présidente de la République?

Jérôme Leroy a trempé sa plume dans l’encre la plus noire pour raconter Les derniers jours des fauves. Un roman de politique-fiction qui retrace le combat pour la présidence de la république sur fond de confinement, de canicule et de coups-bas. Haletant!

Nathalie Séchard aura réussi un coup de maître en devenant la première Présidente de la République française. De sa Bretagne natale aux cabinets ministériels, elle franchi les étapes avec maestria et connu une ascension fulgurante. Venue de la gauche, et grâce à une subtile campagne présidentielle en 2017, elle s’impose comme la candidate hors système en lançant le mouvement Nouvelle Société, déjoue les pronostics et accède à la fonction suprême face à la candidate du Bloc Patriotique. Mais l’usure du pouvoir et quelques épreuves comme la révolte des gilets jaunes ou la pandémie, ont érodé sa popularité. D’autant qu’à un confinement strict, elle a ajouté la vaccination obligatoire. Quelques défections et erreurs de casting dans son gouvernement ne l’ont pas aidée non plus.
Alors, dans les bras de son mari – de plus de vingt ans son cadet – elle décide de ne plus se représenter pour un second mandat.
L’annonce-surprise d’un passage au journal de 20 heures provoque l’émoi dans son entourage. Mais tandis que l’on se perd en conjectures, la France est secouée par un attentat contre un vaccinodrome qui fait 30 morts à Saint-Valéry-en-Caux. AVA-zéro, un groupuscule encore inconnu jusque-là revendique ce carnage. L’occasion pour Bauséant, le ministre de l’intérieur, d’asseoir sa stature présidentielle. Venu de la droite, il ambitionne de remplacer la Présidente et n’hésite pas à recourir à des méthodes de barbouzes. Il s’est aussi adjoint les services d’un jeune romancier pour que ce dernier rédige ses mémoires, ne se doutant pas qu’il faisait entrer le loup dans la bergerie. Car Lucien est une âme pure, petit ami de Clio, la fille de Manerville, le ministre de l’écologie, la caution verte et de gauche de ce gouvernement. Lui aussi se verrait bien à la tête du pays.
Jérôme Leroy n’oublie pas qu’il excelle dans le roman noir. Aussi, il n’hésite pas à noircir cette fiction politique qui voit bientôt les cadavres s’accumuler. Si bien que l’inquiétude monte. «Les hommes qui ont trop longtemps œuvré dans les conspirations de notre époque, qui ont connu la violence et côtoyé la mort ont développé une manière de préscience et ont compris, comme le notait Machiavel, que les individus ne sont pas maîtres du résultat des actions qu’ils entreprennent.»
On pourra s’amuser au petit jeu des ressemblances, qui ne sont pas fortuites, et trouver derrière le couple Macron inversé, les figures politiques qui ont inspiré le romancier. Mais le principal intérêt de ce livre haletant est ailleurs. Il nous montre une fois encore la fragilité de notre système politique où tout se décide au sommet de l’État et où par conséquent la bataille pour la présidence est féroce, quitte à employer des méthodes peu honnêtes et appuyer où ça fait mal. À crier au loup et au restriction des libertés quand un confinement général et une vaccination obligatoire sont décidées, quand une canicule vient encore ajouter des milliers de morts à cette crise.
Une agréable récréation et un beau sujet de réflexion à quelques jours du second tour des Présidentielles.

Les derniers jours des fauves
Jérôme Leroy
La Manufacture des livres
Roman
432 p., 20,90 €
EAN 9782358878302
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi un peu partout en France, d’abord à Pléneuf-Val-André, Rennes, Ploubanec, Audresselles, Saint-Brieuc, mais aussi à Cournai, Lunéville, Erquy, Maubeuge, Saint-Valéry-en-Caux ou encore à Sète.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nathalie Séchard, celle qui incarna l’espoir de renouveau à la tête de l’État, a décidé de jeter l’éponge et de ne pas briguer un second mandat. La succession présidentielle est ouverte. Au sein du gouvernement commence alors un jeu sans pitié. Dans une France épuisée par deux ans de combats contre la pandémie, les antivaxs manifestent, les forces de police font appliquer un confinement drastique, les émeutes se multiplient. Le chaos s’installe. Et Clio, vingt ans, normalienne d’ultragauche, fille d’un prétendant à la présidence, devient une cible…
Maître incontesté du genre, Jérôme Leroy nous offre avec ce roman noir la plus brillante et la plus percutante des fictions politiques. De secrets en assassinats, il nous raconte les rouages de l’implacable machine du pouvoir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Actualitté
France Inter (Le polar sonne toujours deux fois – Michel Abescat)
La Croix (Jean-Claude Raspiengeas)
Le JDD (Karen Lajon)
France Culture (La grande table – Olivia Gesbert)
Be Polar (Aude Lagandré)
Blog Charybde 27
Blog Mon roman noir et bien serré
Blog Baz’Art
Blog motspourmots.fr


Jérôme Leroy présente son livre Les derniers jours des fauves © Production France Culture

Les premières pages du livre
« Nathalie s’en va
Nathalie Séchard, cheffe des Armées, grande maîtresse de l’ordre national de la Légion d’honneur, grande maî¬tresse de l’ordre national du Mérite, co-princesse d’Andorre, première et unique chanoinesse honoraire de la basilique Saint-Jean-de-Latran, protectrice de l’Académie française et du domaine national de Chambord, garante de la Constitution et, accessoirement, huitième présidente de la Ve République, en cet instant précis, elle baise.
Et Nathalie Séchard baise avec ardeur et bonheur.
Nathalie Séchard a toujours aimé ça, plus que le pouvoir. C’est pour cette raison qu’elle va le perdre. C’est comme pour l’argent, a-t-elle coutume de penser, quand elle ne baise pas. Les riches ne sont pas riches parce qu’ils ont un génie particulier. Les riches sont riches parce qu’ils aiment l’argent. Ils n’aiment que ça, ça en devient abstrait. Et un peu diabolique, comme tout ce qui est abstrait. Dix milliards plutôt que huit. Douze plutôt que dix. Toujours. Ça ne s’arrête jamais.
Le pouvoir aussi, il faut l’aimer pour lui-même. Il faut n’aimer que lui, ne penser qu’à lui, vivre pour lui. Pas pour ce qu’il permet de faire. Nathalie Séchard, qui baise toujours, a mesuré ces dernières années, que le pouvoir politique n’en est plus vraiment un. La présidente est à la tête d’une puissance moyenne où plus rien ne fonctionne très bien, comme dans une PME sous-traitante d’un unique commanditaire au bord de la faillite.
« J’aurais dû rester de gauche », songe-t-elle parfois, quand elle ne chevauche pas son mari.
Là, elle sent quelques picotements sur le dessus de ses mains. Chez elle, ce sont les signaux faibles annonciateurs, en général, d’un putain d’orgasme qui va déchirer sa race, et elle en a bien besoin, la présidente.
La nuit est brûlante, et ce n’est pas seulement une question d’hormones, c’est que la météo est caniculaire et que la présidente ne supporte pas la climatisation : elle a laissé ouverte la fenêtre de la chambre du Pavillon de la Lanterne. On entend des chouettes qui hululent dans le parc de la plus jolie résidence secondaire de la République.
Il convient par ailleurs que le lecteur le sache dès maintenant : cette histoire se déroulera dans une chaleur permanente, pesante, qui se moque des saisons et provoque une propension à l’émeute dans les quartiers difficiles soumis à un confinement dur depuis quinze mois, mais aussi de grands désordres dans toute la société qui prennent le plus souvent la forme de faits divers aberrants. Ils permettent de longues et pauvres discussions sur les chaînes d’informations continues dont la présidente Séchard estime qu’elles auront été le bruit de fond mortifère de son quinquennat.
Elle est de la chair à commentaires comme d’autres ont été de la chair à canon.
C’est pour chasser ce bruit de fond qu’elle préfère de plus en plus, à l’exercice d’un pouvoir fantomatique, faire l’amour et écouter Haydn, ce musicien du bonheur. Parfois, elle fait les deux en même temps et c’est le cas maintenant, puisque derrière ses soupirs entrecoupés de gémissements impatients, on peut entendre dans la chambre obscure, la Sonate 41 en si bémol majeur avec Misora Ozaki au piano.
Bien sûr, le pouvoir, il lui en reste l’apparence. Elle a aimé les voyages officiels, elle a aimé présider les Conseils des ministres, elle a aimé les défilés du 14 Juillet, les cortèges noirs de Peugeot 5008 et puis aussi l’empressement des hommes de sa protection rapprochée.
Elle n’aime même plus ça, cette nuit.
Cette nuit, elle aime son mari en elle, et la Sonate 41 en si bémol majeur. Penser à inviter Misora Ozaki à l’Élysée, avant la fin du quinquennat.
À propos de sa sécurité rapprochée, celle assurée par le GSPR, elle a mis un certain temps à savoir qu’on lui avait donné, juste après son élection, le nom de code de « Cougar blonde ». Quand elle l’a appris, elle a encaissé. Elle était habituée à ce genre de sale plaisanterie. Alors, Never explain, never complain. Sinon, ça aurait fuité dans la presse. Trois semaines nerveusement ruineuses de polémiques crapoteuses sur les réseaux sociaux. Et toute la France qui l’aurait appelée Cougar blonde.
Elle s’est juste donné, une fois, le plaisir de faire rougir une de ses gardes du corps, une lieutenante de gendarmerie qui l’accompagnait lors d’un déplacement houleux – mais a-t-elle connu autre chose que des déplacements houleux, la présidente Séchard ? – dans une petite ville du Centre dont la sous-préfecture avait brûlé après une manifestation des Gilets Jaunes.
Il pleuvait comme il sait pleuvoir dans ces régions de mélancolie froide, de pierres grises, de toits de lauzes, de salons de coiffure aux lettrages qui ont été futuristes à la fin de la guerre d’Algérie. Ces régions peuplées par des volcans morts et par les dernières petites vieilles qui ressemblent à celles d’antan, pliées par l’ostéoporose sous un fichu noir, comme si elles avaient quatre-vingt-dix ans depuis toujours et pour toujours. C’est émouvant, a songé la présidente qui a eu, dès son élection, des accès de rêveries assez fréquents qui l’inquiètent parce qu’ils sont peu compatibles avec sa fonction.
La petite ville sentait l’incendie mal éteint. La présidente écoutait sans trop les entendre les explications du sous-préfet devant les bâtiments sinistrés : ça braillait colériquement au-delà des barrières de sécurité, à une cinquantaine de mètres. Ça disait Salope. Ça disait Pute à riches. Ça disait Dehors la vieille. D’habitude, ils étaient plus polis quand même, les Gilets Jaunes. Le soir, on s’est indigné sur les plateaux de télé. On volait à son secours, pour une fois. Ce n’est pas qu’on l’aimait soudain, mais enfin, chez les journalistes assis et les politiques de tous les bords, on détestait encore plus les Gilets Jaunes.
La lieutenante de gendarmerie, une grande fille baraquée avec une queue de cheval de lycéenne, dans un tailleur pantalon noir, la main serrée sur le porte-documents en kevlar prêt à être déplié pour protéger Cougar blonde, crispait la mâchoire. Nathalie Séchard a été la première surprise de l’entendre dire :
– Ce serait un homme, ils ne parleraient pas comme ça, ces connards sexistes !
– Parce que Cougar blonde, vous trouvez ça sympa, lieutenant ? Il n’y a pas eu de femmes pour protester au GSPR ? Vous êtes quand même une vingtaine sur soixante-dix, non ?
– Madame la Présidente, je…
La semaine suivante, elle n’était plus « Cougar Blonde » mais « Minerve ». Le commissaire qui commandait le GSPR connaissait la mythologie et voulait se rattraper. Minerve, la déesse de la raison : on passait d’un extrême à l’autre.
Non, décidément, la présidente qui sent maintenant la sueur perler sur son front alors qu’elle modifie légèrement sa position pour poser les mains sur les pectoraux de son mari qui la tient par les hanches, n’est plus dans cet état d’esprit qui consiste à se shooter aux apparences du pouvoir et elle n’est même pas certaine de l’avoir jamais été.
Elle a eu plus de chance que de désir dans sa conquête de l’Élysée. Mais sa chance a passé, c’est le moins qu’on puisse dire.
Ces derniers temps, elle repense souvent aux riches sur lesquels elle a voulu s’appuyer et à l’énergie mauvaise que leur donne la rage de l’accumulation. On lui a reproché de leur avoir exagérément facilité les choses depuis son élection. Ça n’est pas pour rien dans son impopularité. Pourtant, elle ne les apprécie pas. Ils ne sont pas très intéressants à fréquenter, ils sont vite arrogants avec le personnel politique depuis qu’ils comprennent qu’ils pèsent plus sur l’avenir du monde qu’une cheffe d’État comme elle, de surcroît mal élue face à Agnès Dorgelles, la leader du Bloc Patriotique.
Sans compter que les plus jeunes, chez les riches, ne se donnent même plus l’excuse du mécénat ou de la philanthropie. Ils sont d’une inculture terrifiante et d’une remarquable absence de compassion. Elle a refusé de le voir, avant son élection, mais il s’agit, pour la plupart, de sociopathes ou de pervers narcissiques. Ce mal qu’elle a pour les faire cracher au bassinet pour de grands projets patrimoniaux ou éducatifs, malgré tous les cadeaux fiscaux dont elle les couvre. Il en faut des sourires, des mines, des chatteries pour quelques pauvres millions mis dans la restauration d’une abbaye cistercienne ou l’implantation d’écoles de la deuxième chance dans une région industrielle qui n’a plus d’industries, mais beaucoup d’électeurs du Bloc Patriotique.
La présidente Séchard ne dit jamais qu’elle les méprise, parce qu’elle est pragmatique. Comme Minerve, protectrice du commerce et de l’industrie. Les médias sont d’une servilité rare avec les riches et on la traiterait de populiste si soudain elle changeait son fusil d’épaule et commençait à les presser comme des citrons, histoire qu’ils rendent un peu de leur fric pour aider à la relance alors que la pandémie met à genoux le pays. Mais elle a beau se rendre compte qu’ils sont moins utiles qu’un médecin réanimateur, les riches, surtout par les temps qui courent, dès qu’ils pleurnichent, elle obtempère.
Le résultat est que Nathalie Séchard préside maintenant un pays riche peuplé de pauvres.
De temps en temps, tout de même, les pauvres se mettent en colère contre les riches. Et comme elle a trop aidé les riches pour qu’ils soient encore plus riches, une de ces colères a explosé pendant son quinquennat. On ne parle plus que de la pandémie ces temps-ci, mais elle est certaine que personne n’oubliera les Gilets Jaunes. Ils lui ont plus sûrement flingué son quinquennat que le virus.
Aider les riches avait pourtant semblé une bonne idée à la présidente Séchard. Elle a misé sur une forme de rationalité du riche, à défaut d’humanité. Sur une forme d’instinct de conservation : il finirait par être tellement riche qu’il voudrait sauver ce qu’il a amassé et donc, malgré lui, contribuerait à préserver l’écosystème nécessaire à sa survie. Que les pauvres en profiteraient un peu. Que ça ruissellerait à un moment ou un autre.
Même pas : ils se comportent comme le virus. Ils finiront par disparaître en tuant l’hôte qu’ils contaminent.
Et il sera trop tard pour tout le monde.
La présidente Séchard se penche sur son mari. Elle cherche ses lèvres dans le noir. Elle les trouve alors que son sexe va plus loin en elle.
C’est délicieux.
Le visage de la Gilet Jaune qui a réussi à se plaquer quelques secondes contre la vitre de sa voiture, en février 2019, lors d’un autre déplacement compliqué à Lunéville, lui a prouvé à quel point elle a désespéré son pays, à cause de ce pari absurde sur la raison des riches. C’est une image qui l’a marquée : la couperose de la femme, ses yeux exorbités dans un visage bouffi par des années d’alimentation ultra transformée, son désespoir terrible, sa bouche déformée qui articulait très clairement un « salope » que la présidente Séchard n’entendait pas derrière la vitre blindée.
Elle a haï cette femme, elle a souhaité voir un projectile LBD emporter la moitié de son visage hideux puis, sans transition, elle a eu envie de descendre de la voiture, de la serrer contre elle et de caresser ses cheveux rares et gras en lui disant que ça irait, qu’elle était désolée.
Était-ce encore la lieutenante de gendarmerie, assise sur le siège avant, à côté du chauffeur, qui l’en a dissuadée ? Ou ce commandant de police, Peyrade, que lui a conseillé son vieux facho de ministre de l’Intérieur, Beauséant ? Elle ne se souvient plus. L’image de la Gilet Jaune a effacé tout le reste de cette journée à Lunéville.
– Ce serait bien que Peyrade intègre le GSPR, madame la Présidente… C’est un bon, Peyrade : je le connais personnellement, il est à l’antiterrorisme. Je ne vous cache pas qu’il y a des menaces de plus en plus fortes sur votre sécurité. On vous hait, madame la Présidente. C’est irrationnel, mais on vous hait. Les GJ, les islamistes, les survivalistes, l’ultragauche…
– Je vous remercie de me parler aussi franchement, monsieur le ministre.
Et puis, ça te fait un homme de plus à toi dans mon entou¬¬rage proche, a-t-elle pensé. Je te connais, espèce de salopard compétent.
La femme Gilet Jaune a été brutalement mise à terre par des CRS en civil. Par curiosité, la présidente a demandé à être informée des suites de l’affaire. Hélène Bott, 37 ans, caissière à temps partiel imposé à l’hypermarché Leclerc de Lunéville, trois enfants, divorcée. Comparution immédiate : trois mois de prison, dont un ferme, avec mandat de dépôt. Nathalie aurait pu intervenir, peut-être. Elle ne l’a pas fait, partagée entre la culpabilité, la colère, le dégoût, la honte.
La Présidente Séchard n’aime pas les sentiments contradictoires en politique, elle aime ressentir des choses nettes, précises et droites comme le sexe de son mari en elle, à cet instant précis.
Un soir, au début de son quinquennat, quand elle croyait encore en sa politique de l’offre, elle l’a exposée, dans la salle à manger de ses appartements privés, à ce grand mou rêveur et sympathique de Guillaume Manerville, le ministre d’État à l’Écologie sociale et solidaire, qu’elle avait invité à dîner. Il voulait donner sa démission le lendemain, lors d’une matinale sur RMC. Même pas à cause de la réforme de l’assurance chômage et de la privatisation de la SNCF, ou pas seulement, mais parce que Henri Marsay, le Premier ministre, avait arbitré contre lui sur son projet de loi pour taxer les entreprises qui ne faisaient aucun effort sur les perturbateurs endocriniens. Il avait pris ça comme une humiliation personnelle, les perturbateurs endocriniens, Manerville. C’était son dada, les perturbateurs endocriniens. À se demander si sa fille unique, Clio, n’en a pas été victime, des perturbateurs endocriniens.
Veuf inconsolable, Manerville était venu seul.
C’est un homme qui approche la cinquantaine et les deux mètres avec des épaules larges, des yeux gris, des costumes en tweed bleu marine toujours froissés, des cravates club et une coiffure à la Boris Johnson. Tout ça lui donne l’allure un peu égarée et douce d’un professeur d’Oxford préparant l’édition critique d’un présocratique oublié.
Pendant ce dîner, il ne s’est pas départi de sa moue boudeuse. Il n’a pas craché sur le Haut-Brion, a souvent regardé le tableau de Joan Mitchell, lumineux, que la présidente Séchard avait emprunté au Mobilier national.
– Vous n’allez pas démissionner, Guillaume, vous êtes ma jambe gauche.
Elle lui a dit ça sur une intonation ambiguë. Ni vraiment une question, ni vraiment un ordre. C’est une de ses spécialités. Ça déstabilise l’interlocuteur. Il ne sait plus si on lui donne un ordre, si on l’implore ou si on lui demande conseil. La métaphore de la jambe pouvait aussi troubler par son côté égrillard. Mais Manerville n’est pas égrillard et c’est pour ça que Nathalie Séchard aime bien Manerville, en fait.
– Madame la Présidente, je deviens votre alibi, ce n’est pas acceptable.
– Comment pouvez-vous dire ça, Guillaume, vous êtes ministre d’État, le numéro deux derrière Marsay.
– C’est juste un titre, madame la Présidente. Une façon de donner des gages aux écolos et à votre électorat de gauche qui fond comme neige au soleil. Vous allez avoir besoin d’alliés de ce côté-là, mais vous ne les aurez jamais en laissant Marsay me ridiculiser.
Nathalie Séchard a hésité. Elle n’appréciait pas ce ton-là. Qu’il la donne, sa démission. Et puis non : elle n’avait personne pour le remplacer. Le parti présidentiel, Nouvelle Société, était une coquille vide, malgré son écrasante majorité à l’Assemblée : peu de professionnels, beaucoup de seconds couteaux de l’ancienne gauche, du centrisme et de la droite molle. Quelques-uns même, de la droite dure : Beauséant et ses soutiens. Elle a songé un bref instant à remplacer Guillaume Manerville par une personnalité de la société civile, mais ceux-là ont tendance à se laisser bouffer par leur propre administration : Marsay et elle se seraient épuisés en recadrages pour limiter les déclarations intempestives.
– J’ai besoin de vous, Guillaume, pour que nous restions tous fidèles au projet qui nous a amenés à la victoire, en mai dernier.
Ensuite, quand ils ont attaqué la soupe de pêches blanches à la menthe, elle a promis de mettre le projet de loi sur les perturbateurs endocriniens dans la prochaine niche parlementaire. Gagner du temps, c’est le secret. Elle a bien fait, il y a eu le scandale Marsay qu’il a fallu remplacer par Vandenesse, les grèves de la SNCF, les manifs contre l’ouverture au privé de la protection sociale, les Gilets Jaunes, et puis la pandémie. 120 000 morts. Alors, Manerville est toujours là tandis que ses perturbateurs endocriniens, sans compter ses projets de légalisation du shit et de milliards de subventions à la rénovation énergétique du parc immobilier des particuliers, c’est passé aux oubliettes.
Mais revenons à des choses plus humaines : au Pavillon de la Lanterne, à la Sonate 41 de Haydn, au toucher magique de Misora Ozaki, à l’orgasme prochain de la présidente Séchard, qu’elle pressent, avec joie, maousse.
Elle le sent monter avec une certitude océanique. Des images s’imposent à elle en flashs d’émeraude et d’écume, des images de grandes marées comme celles qu’elle a connues dans son enfance, à l’aube des années soixante-dix, à Pléneuf-Val-André, quand elle allait avec ses parents et ses deux frères ramasser des moules, des crevettes, des étrilles et même parfois des coquilles Saint-Jacques du côté de l’îlot du Verdelet.
À cette époque, déjà, Nathalie Séchard est troublée par cette odeur d’algue et de sel sans soupçonner qu’elle la retrouvera plus tard, avec un bonheur proustien, dans le sexe. Sa première expérience, en la matière, a lieu quand elle a dix-sept ans, alors qu’elle suit sa première année de droit à la faculté de Rennes avant d’intégrer Sciences-Po puis d’entrer à l’ENA où elle s’est inscrite au parti socialiste. Elle est sortie dans la botte, a choisi le Conseil d’État avant de se faire élire, de manière confortable, députée de la deuxième circonscription des Côtes-d’Armor.
C’est en 1988. Elle gagne, dans la foulée des municipales de 1989, la mairie de Ploubanec, 6 000 habitants, son calvaire de 1553, sa fontaine des Fées, sa Maison du Bourreau aux colombages ouvragés et sa conserverie de sardines dont Nathalie Séchard parvient, jusqu’à aujourd’hui, par miracle, à préserver l’activité et les deux cent cinquante emplois.
Elle a vingt-six ans, elle entre dans l’équipe du ministre de l’Éducation nationale. Elle a quelques amants sans lendemain, des hauts fonctionnaires comme elle, des hommes jeunes, ambitieux, intelligents, à la musculature languissante. Ils croient en l’économie de marché, font de la voile l’été dans le golfe du Morbihan avec d’inévitables chaussures bateau bleu marine et parlent de la nécessaire modernisation de l’État pour s’adapter à la mondialisation, avant de partir pantoufler dans le privé.
Cinq ans plus tard, en 1993, lors de la déroute de la gauche, elle est une des rares parlementaires de la majorité sortante à sauver son siège, avec deux cents voix d’avance. Elle devient consultante dans une grosse boîte de formation professionnelle tout en s’imposant médiatiquement en visage aimable de la jeune garde du parti. Réélue, beaucoup plus confortablement en 1997, elle entre dans le gouvernement Jospin : secrétaire d’État au Patrimoine, puis ministre déléguée à l’Enseignement professionnel auprès du ministre de l’Éducation nationale. Elle laisse une réforme à son actif, qui porte son nom, celle de l’apprentissage, plutôt bien vue par les syndicats enseignants et le patronat, et votée en première lecture à la quasi-unanimité à l’Assemblée et au Sénat.
Elle commence à remplir son carnet d’adresses, à tisser des réseaux chez les élus de tous les bords, chez les intellectuels, au Medef. On lui promet un bel avenir. Elle a le droit à deux ou trois unes d’hebdo, à des entretiens dans Le Monde, Les Échos, au portrait de la dernière page dans Libé : Nathalie Séchard, la gauche adroite.
À cette époque, elle vit pendant deux ans avec un acteur, un homme engagé qui, entre deux films à la Ken Loach, lit avec un lyrisme excessif des textes de Victor Hugo lors de cérémonies officielles où la France panthéonise des grands noms des Droits de l’homme, de la Résistance et reconnaît les fautes de son histoire en élevant stèles et mémoriaux avec gerbes déposées, salut au drapeau, hymnes joués par l’orchestre de la Garde républicaine.
Elle aurait bien un enfant avec lui : quand il ne se prend pas au sérieux, l’acteur est un compagnon aimable et un bon coup. Elle n’est pas forcément amoureuse, mais elle a eu de mauvaises lectures, Balzac et Chardonne, et elle croit qu’il faut surtout éviter l’amour pour réussir un couple.
Mais il n’y a pas d’enfant et il n’y en aura pas. Les médecins sont catégoriques. Endométriose jamais détectée. Stérilité. L’acteur veut adopter, elle refuse. L’acteur la quitte. Par SMS, le 21 avril 2002, alors qu’elle est à l’Atelier, le siège de campagne, et qu’on attend l’arrivée de Jospin. Jospin n’a pas voulu qu’on lui communique les résultats avant et il prend la gifle en pleine figure.
Ce soir-là, alors que le Bloc Patriotique du vieux Dorgelles triomphe sur les écrans et que les visages se ferment autour d’elle, elle pleure, comme d’autres, à la différence qu’elle ne sait pas si ses larmes sont dues à la fin de son histoire avec l’histrion engagé, ou parce qu’elle ne sera pas ministre des Affaires sociales, qu’elle n’aura pas d’enfants, que la gauche ne va jamais s’en remettre.
Nathalie Séchard sait désormais, vingt ans plus tard, qu’elle pleurait surtout sur elle-même, sur sa quarantaine qui approchait, sur la blessure narcissique infligée par l’hugolâtre qui a bien choisi son moment, ce salaud.
Ce 21 avril 2002, son premier réflexe est de téléphoner à son père, alors qu’autour d’elle les communicants distribuent les éléments de langage aux ministres présents et aux poids lourds du parti pour les plateaux télé. « Nathalie, dans dix minutes un duplex avec France 3 Rennes, ta circo a un des meilleurs scores de France pour Lionel… »
Son père répond tout de suite. Elle peut pleurer franchement dans le giron du professeur David Séchard, tout aussi effondré qu’elle. Elle a envie d’être près de lui, dans le salon de la maison d’Erquy. Elle voit le fauteuil club dans le bow-window où son père lit en levant parfois sur la mer ses beaux yeux gris dont elle a hérité.
Il réussit à la faire rire entre ses larmes quand il dit : « J’ai engueulé ta mère. Elle vient d’avouer qu’elle a voté Taubira. Je te la passe ? » Elle refuse parce que son attachée de presse lui fait signe en désignant sa montre.
Dans les toilettes, l’attachée de presse lui passe de l’eau froide sur le visage et lui refait son maquillage avant qu’elle entre dans le studio du QG de campagne pour aller débattre avec les élus bretons.
Les années suivantes, sous le quinquennat Chirac, elle lèche ses plaies à Ploubanec, dans la maison beaucoup trop grande qu’elle a achetée dans le Vieux Quartier, près de la Maison du Bourreau, à deux pas de la fontaine des Fées, vous voyez où, si vous connaissez Ploubanec.
Elle se baigne beaucoup, s’épuise en kilomètres de crawl. Elle a l’impression de ne plus avoir de libido, même pour la politique. Elle songe à accepter l’offre d’une université américaine, comme professeure invitée pour un cours sur les institutions européennes. Mais l’Iowa ne lui dit rien. Elle préfère les Côtes-d’Armor. Il n’y a pas la mer en Iowa.
Le soir, elle se regarde nue dans la glace de sa salle de bain, il lui revient des poèmes à la con, « La froide majesté de la femme stérile », elle se branle devant son reflet, pleure, vide ensuite une bouteille de grolleau gris en mangeant à même la boîte une choucroute et reste à ronfler sur la table de la cuisine. Elle se réveille en sursaut à six heures du matin, efface les traces de ses désordres avant l’arrivée de la femme de ménage.
Elle va à Paris trois jours par semaine, histoire de se faire voir à l’Assemblée lors des questions au gouvernement, d’entretenir ses réseaux chez les patrons, les journalistes, les syndicats réformistes et de participer au conseil d’administration de l’Institut Pierre-Mendès-France, un think tank social-libéral. L’Institut PMF produit pour l’essentiel des notes à l’intention des décideurs de tout poil. Il s’agit de rénover « le logiciel » de la gauche comme on commence à dire à l’époque.
Parfois Nathalie Séchard donne des tribunes dans les journaux. Elle prend comme une insulte personnelle le non au référendum de 2005 sur la Constitution européenne. C’est comme ça qu’elle s’aperçoit que son goût de la politique revient. Elle a de nouveau des aventures sexuelles, dont une assez chabrolienne dans son genre, avec le pharmacien de Ploubanec qui n’a pourtant jamais voté pour elle.
Le narrateur pourrait raconter leur histoire, pleine du charme désuet des adultères de province. Le narrateur dirait les rendez-vous cachés, les fous rires, la femme dépressive du pharmacien, la joie de se réveiller dans une maison sur les hauteurs de Concarneau pour un week-end clandestin, la mer bleue s’encadrant avec une beauté géométrique dans la grande baie vitrée. Le narrateur imaginerait une catastrophe, peut-être même un crime. La femme dépressive pourrait tuer son mari, ou son mari et Nathalie, ou seulement Nathalie. Le pharmacien pourrait tuer sa femme sans que Nathalie soit au courant, le scandale serait énorme et signerait la fin politique de la députée-maire Nathalie Séchard.
Mais ce sera pour une autre fois car l’exercice de l’uchronie est toujours délicat. Imaginer un cours différent aux événements politiques désormais connus de tous, comme l’élection de Nathalie Séchard, le 6 mai 2017, serait un défi que le narrateur ne se sent pas capable de relever.
Dans la réalité, Nathalie Séchard et le pharmacien de Ploubanec se quittent d’un commun accord sans avoir été découverts. Nathalie, en 2006, n’a plus le temps pour l’amour en province, qui ressemble un peu à un dimanche : elle fait partie de l’équipe de la candidate Royal à la présidentielle. De cette campagne, Nathalie retire la certitude qu’une femme présidente de la République, ce ne sera pas pour demain.
Mais après demain, peut-être.
Ségolène Royal doit se battre contre la droite, l’extrême droite et surtout contre les hiérarques de son propre parti qui la prennent pour une usurpatrice incompétente et laissent filtrer dans la presse des considérations machistes d’un autre âge à moins que, précisément, le machisme n’ait pas d’âge.
Nathalie se souvient encore d’un dîner en petit comité avec la candidate, au premier étage d’une brasserie de Saint-Germain connue pour ses écrivains alcooliques et ses harengs pomme à l’huile. Ségolène Royal a les lèvres serrées en découvrant un écho dans Le Canard enchaîné : un ancien ministre de son camp déclare n’être pas sûr qu’une femme présidente aurait le cran d’appuyer sur le bouton pour une frappe nucléaire. « Me dire ça, à moi, une fille de militaire… »
Pendant cette campagne, Nathalie Séchard croise de nouveau l’acteur, lors d’un meeting d’entre-deux-tours, à Lille. Il est assis au premier rang. Elle le trouve grossi, alopécique, vieilli. Et surjouant de plus en plus la grande conscience progressiste quand il est monté à la tribune pour réciter Melancholia : « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? »
Après le meeting, dans les salons du Zénith de Lille, il y a un buffet où la candidate se laisse féliciter. L’acteur vient vers Nathalie, comme si de rien n’était, une coupe de champagne à la main, pour lui faire la bise. Nathalie ne ressent plus rien : pas de choses vagues dans le ventre et dans l’âme, pas d’accélération du rythme de ses pulsations cardiaques. Comme elle a eu plus de temps depuis 2002, elle a lu Proust dans la vieille édition en trois volumes de la Pléiade qui appartient à son père : Nathalie est dans l’état d’esprit de Swann quand il a enfin cessé de souffrir à cause d’Odette. L’acteur est son Odette. Elle a gâché des années de sa vie pour un homme qui n’est même pas son genre.
Après la défaite de Royal, Nathalie est contactée comme d’autres personnalités de gauche pour participer au gouvernement sarkozyste, au nom de la politique d’ouverture. On lui propose un secrétariat d’État à la Famille. Si elle accepte, la droite ne présentera pas de candidat contre elle dans sa circonscription aux législatives qui arrivent, ni aux municipales qui ont lieu l’année suivante.
Elle hésite.
Elle fait une longue promenade avec son père sur la plage des Vallées, au Val-André : « Nathalie, ma chérie, je trouve déjà que ta gauche a tendance à oublier le peuple, mais tu te vois en plus dans un gouvernement de droite, avec cet excité qui traite les jeunes de racailles ? » Le professeur Séchard s’arrête, remet la capuche de son duffel-coat car ça commence à crachiner. Une vague vient mourir à leurs pieds.
« Et puis un secrétariat d’État à la famille… »
Il dit ça très doucement, le professeur Séchard, il ne veut pas blesser Nathalie. Mais enfin, aux repas de Noël dans la maison d’Erquy, aux soirées électorales de la mairie de Ploubanec, quand la famille est réunie, les deux frères aînés de Nathalie, un vétérinaire et un psychiatre, sont là avec leurs conjointes et leurs enfants. Elle, elle n’est que la tata sympa qui fait de la politique. Il s’inquiète, le paternel : sa fille connaît la saloperie fielleuse des politiques et des journalistes. Une femme sans mari, sans enfant, secrétaire d’État à la Famille, avec en plus l’aura de la traîtrise de ceux qui changent de bord pour un portefeuille, elle devait se douter que…
Ils finissent de parler de tout ça, à Saint-Cast-le-Guildo, en mangeant des huîtres et des tourteaux sur le port.
– Oui, tu as sans doute raison, papa.
Elle sauve sa circonscription et sa mairie, encore une fois. Elle reste d’une neutralité prudente dans les déchirements du parti socialiste. Elle s’occupe toujours du think tank Mendès-France, crée une amicale informelle de députés sur une ligne sociale-libérale mais sans déposer de motion à elle au congrès pour éviter de prendre des coups. »

Extrait
« Les hommes qui ont trop longtemps œuvré dans les conspirations de notre époque, qui ont connu la violence et côtoyé la mort ont développé une manière de préscience et ont compris, comme le notait Machiavel, que les individus ne sont pas maîtres du résultat des actions qu’ils entreprennent. » p. 331

À propos de l’auteur
LEROY_jerome_©pascalito2Jérôme Leroy © Photo Pascalito

Né en 1964 à Rouen, Jérôme Leroy a été pendant près de vingt ans professeur dans une ZEP de Roubaix. Auteur prolifique depuis 1990, il signe à la fois des romans, des essais, des livres pour la jeunesse et des recueils de poésie. Son œuvre a été récompensée par divers prix littéraires. Il est également le coscénariste du film de Lucas Belvaux Chez nous, sorti en salle en 2017. (Source: Éditions La manufacture de livres)

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Hors des murs

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En deux mots
Marianne est incarcérée pour un homicide. Elle proclame son innocence, mais les jours passent. À la suite d’un malaise, on constate qu’elle est enceinte et va choisir de garder l’enfant. Commence alors un parcours à l’issue très incertaine pour la mère et l’enfant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma fille, née derrière les barreaux

Laurie Cohen raconte le combat d’une femme incarcérée pour meurtre alors qu’elle est enceinte. Une plongée dans l’univers carcéral accompagnée d’une touchante histoire d’amour, mais aussi un cri de révolte. Fort émouvant.

«Je m’appelle Marianne. Je suis née dans une petite région lointaine de l’Ouest américain, mais j’ai grandi dans une ferme aux alentours de Vichy, et finalement j’ai été mutée à Paris, et comme je ne supporte pas la ville, j’ai pris une maison à Gif-sur-Yvette. Mes parents adoraient la campagne française. Ils sont morts tous les deux. D’un accident de voiture.» C’est depuis sa cellule de prison que Marianne adresse cette lettre à un inconnu. La jeune femme qui vient d’être incarcérée clame son innocence, mais personne ne l’écoute. Elle doit désormais s’adapter au milieu carcéral et à ses codétenues, «une rousse et une Black aux cheveux frisés et une petite métisse avec un air enfantin.» Entre indifférence, sororité et animosité, elle cherche ses marques. Avant de s’effondrer, victime d’un malaise. Le médecin va alors lui annoncer qu’elle est enceinte et qu’elle peut choisir de garder l’enfant, mais qu’il lui sera retiré au bout de 18 mois. Oubliant cette terrible échéance, elle entend conserver cette graine infime qui répand la vie dans son corps, ce cœur qui doucement se met à battre. «J’aime l’inventer. L’imaginer. Chaque jour, il grandit, évolue, se forme. Envie de croire que l’univers m’a donné ce bébé pour trouver la paix. Qu’il me l’a offert pour me rendre plus sereine, me donner la force de me battre. Tout recommencer.» Si l’on oublie une bagarre avec une codétenue qui voulait la rouer de coups et lui faire perdre le fruit de ses entrailles, c’est assez sereinement qu’elle a attendu l’échéance, entre les promenades, les soins, l’atelier et la bibliothèque où elle peut emprunter des ouvrages de puériculture, mais aussi Gatsby le Magnifique ou Le joueur d’échecs de Stefan Zweig.
Transférée dans le quartier des mères, elle va donner naissance à une petite fille. «Je vois ses petits yeux cobalt et ses mains minuscules. Elle gémit doucement. J’ai tout oublié. Le personnel. La prison. Ma vie de merde. Il n’y a plus qu’elle. Ce petit bout d’amour. Je glisse à son oreille :
— Je suis là, mon cœur, c’est maman.
Et sa main attrape mon pouce.»
Avec beaucoup de sensibilité et un sens aigu de la formule – La prison est un dédale existentiel. La sérénade de la condition humaine – Laurie Cohen raconte le quotidien de la mère incarcérée. Entre la peur de ne plus voir sa fille, l’insoutenable attente du procès et le dossier de demande de sortie avec bracelet électronique, on est saisi par le manque d’humanité d’une justice qui par définition est aveugle. Un premier roman parfaitement maîtrisé et qui, sans jamais tomber dans le pathos, souligne les lacunes d’un système, voire ses contradictions.

Hors des murs
Laurie Cohen
Éditions Plon
Roman
352 p., 18 €
EAN 9782259306324
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé principalement dans une maison d’arrêt en France, sans plus de précision. En revanche, on y évoque Paris, Vichy et Gif-sur-Yvette ainsi que des voyages à l’étranger, à New York, dans le New Jersey et dans l’Ouest américain ainsi qu’en Thaïlande et à Tokyo.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Guetter la forêt déserte chaque matin. Et le ciel qui passe du bleu délavé au rose lavande. L’âme qui s’apaise. Avoir l’enfant contre mon ventre et ne plus penser à rien. Oublier les murs gris.»
On pense toujours que ça nʼarrive quʼaux autres. Mais tout peut basculer en une fraction de seconde. Un jour cʼest le bonheur parfait et le lendemain tout sʼécroule. Marianne menait une vie tranquille avec son mari David, loin du bruit de la ville, dans la forêt. Aujourd’hui, elle se retrouve menottée, dépossédée, enfermée. Elle clame son innocence mais personne ne lʼécoute. Criminelle aux yeux de tous. Dans cette prison, elle attend son jugement, celui qui scellera son destin.
Alors que le procès tarde à arriver, le médecin lui annonce quʼelle est enceinte. Marianne doit décider : interrompre sa grossesse ou mettre au monde en prison le bébé de celui qu’elle aimait et qui n’est plus. Les âmes tourmentées qu’elle rencontrera entre ces murs et au-delà l’aideront à tenir… mais jusqu’à quand ?
Laurie Cohen décrit avec force et sensibilité le quotidien dans une prison pour femmes, sans manichéisme aucun. Un premier roman sur le pouvoir de la maternité dans un contexte extrême et sans pitié.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Cité Radio (Guillaume Colombat s’entretient avec Laurie Cohen)
Afrique Économie (Nadège Koffi s’entretient avec Laurie Cohen)

Les premières pages du livre
« Quand j’ai traversé la cour de la maison d’arrêt, j’ai guetté le ciel. Ce trou de bleu entre les murs de pierre. Les barbelés tordus. Le silence. Le vent. Une brise légère qui faisait clapoter les tee-shirts suspendus à quelques fenêtres brisées. Les silhouettes perdues, derrière les barreaux, qui déambulaient, me dévisageaient. Un matin de mai. Le soleil sur mes joues. Comme pour la dernière fois.

Des barbelés militaires à lames, partout. Ça me rappelait les champs interminables et les vaches immobiles dans la brume.

Et puis, j’ai traversé ce long couloir. On m’a ordonné de me déshabiller. On m’a fouillée intégralement. De la tête aux pieds. Nue. Une femme en uniforme. Froide. Distante. Un robot. L’humiliation profonde.

La surveillante m’a demandé de lui donner mes affaires une par une pour les palper. Elle a même inspecté le fond de mes chaussures et m’a dit d’ébouriffer mes cheveux.

Ses questions banales, sans doute pour me mettre à l’aise, auxquelles j’étais incapable de répondre.

À la fin, on m’a octroyé des vêtements abandonnés, repêchés au Secours catholique. Je me sens désormais comme étrangère à moi-même.

On m’a installée dans une geôle de trois mètres carrés, à côté du greffe. J’attends. Je ne peux pas m’asseoir. J’ai les jambes molles. Ils vérifient mon titre de détention. Bientôt, on va m’attribuer un numéro d’écrou.

Détention provisoire. Un mandat de dépôt d’un an. C’est ce qui est écrit sur ma fiche. Pourtant, selon mon avocat, je pourrais écoper de douze. Douze ans alors que je suis innocente.

Les conversations alentour se brouillent. J’ai la nausée. Silhouettes nébuleuses. Coupée du monde. Je n’existe plus. Je vais me fondre à l’entité d’un groupe. Adhérer, obéir, suivre. Une énorme fourmilière. À l’abri de tous les regards.

L’agent du greffe relève mon identité : nom, prénom, date de naissance. Son collègue rédige la fiche. Un numéro d’écrou par ordre d’arrivée : 392 657. Je déteste le 7. Ils enregistrent la date et l’heure de l’écrou. Je tends mon index gauche. Une empreinte. La mémoire d’un ordinateur. Mon nom figure désormais dans le grand registre à côté du greffe. On vérifie tout : durée des mandats, fin des peines, demandes de mises en liberté…

Il faut renoncer à toutes ses affaires. Noter cinq numéros et oublier l’existence de son téléphone portable. Et se séparer de l’écharpe bleue à carreaux de Charlène, de la montre de Mathilde, du collier d’Olivier.

En échange, on me remet un euro pour appeler mon avocat, un imprimé de demande d’accès au téléphone, et un bon de cantine pour acheter quelques aliments, magazines et produits d’hygiène au sein de l’établissement.

Je répète constamment :

— Je suis innocente !

Mais on ignore mes mots.

On me demande plutôt si j’ai un régime alimentaire. Ça me rappelle quand on prend l’avion.

Dans ma notice individuelle, le magistrat ne prescrit aucun examen psychiatrique ou médical d’urgence.

Visite à l’infirmerie. Une prise de sang. Cinq tubes remplis et étiquetés.

L’odeur de la Javel afflue à mes narines. Quelqu’un a gratté le sol pour effacer les traces de saleté. Bientôt, je rejoindrai ma cellule.

Envie de fumer une clope. Embraser le bâtonnet blanc. Me poser devant une fenêtre un jour de pluie. Regarder l’eau qui décampe dans les rigoles et s’engouffre dans le fond des bouches d’égout. La pluie qui ruisselle sur les trottoirs, purge le ciel et le bitume. De temps en temps, les halos des phares qui balayent les routes et rasent les flaques d’eau. Le silence. Ça m’apaise.

Je ne sais plus pourquoi je suis là. Mal au cœur. La nausée. Oublier. Le clic de la gâchette. La balle qui perfore férocement son corps. Le sang opaque qui ruisselle dans la boue. Je cours. Sans m’arrêter. Du sang partout. Se souvenir.

J’aimerais revenir en arrière. Effleurer sa joue. L’embrasser. Mordre ses lèvres avec avidité. Humer longuement son odeur. Poser ma tête sur sa poitrine pour écouter battre son cœur. Qu’il me serre fort. À m’étouffer. Ses doigts entre mes cheveux. Un réflexe.

Je voudrais lui dire de me prendre. Sentir son corps et ce tressaillement inépuisable. Une marée bouillonnante.

J’attends de rejoindre ma cellule. Je ne sais pas combien de temps je vais passer ici. On m’a dit un an de provisoire avec prolongations possibles.

Mon avocat garantit que, dans ce genre de cas, le procès se fait souvent après deux ans.

On te rafle du temps sur terre. Et parfois même, tu crèves entre ces murs. Tu crèves comme un chien, et tout le monde te zappe.

Je venais de planter des tomates dans le jardin. On aurait pu faire des salades avec de la mozzarella et du gaspacho pour les soirs d’été. Lucie a une recette originale avec du jaune d’œuf, et beaucoup de basilic.

Ici, le vert s’efface derrière le gris.

L’odeur des arbres se fond dans la pisse et la Javel.

Vivre barricadé. Croupir dans une cellule.

J’ai toujours eu peur du quotidien. La routine bien huilée.

Être dans une cage, en dehors du monde.

Un froid polaire. J’entends la ronde des surveillantes. Leurs rires. J’ai peur. Je tremble. Des images déferlent.

Un coup de feu. Une bête abattue. Son sourire. Son regard. Sa voix.

Pas de lumière dans ma cellule, mais des ombres qui déambulent sous la porte.

Des murs cireux et écaillés.

Le lit est dur, métallique, avec un sommier et un matelas usés. Je me relève. Je souffle sur mes mains, puis sur mes doigts de pied.

Les coups de feu. Le corps abattu. Son profil dans la pénombre. Et moi, qui ne bouge pas. Tout à coup, ce silence. Juste le vent. Le vent dans les arbres, et la pluie.

Des bavures de sang dans la boue. L’eau qui estompe les traces.

Moi qui ne bouge pas, encore.

On me remet une trousse de toilette avec le nécessaire d’hygiène corporelle : rouleau de papier WC, savonnette, shampoing, brosse à dents, tube de dentifrice, serviette de toilette et gant, crème à raser et rasoirs jetables.

Dans un large cabas en plastique, on m’a glissé des « cadeaux » : vaisselle, draps, serviettes, couverture…

Impersonnel. On devient un numéro. Une bagnarde parmi les autres.

On nous le rappelle en permanence, qu’on n’est rien, qu’on appartient désormais à l’État.

Les habits, l’hygiène, la nourriture… Le moindre détail est régulé.

Prendre ma première douche en prison. De fines cloisons qui laissent entrevoir le corps de chacune.

Tout le monde me regarde.

Elles m’inspectent de la tête aux pieds.

Derrière l’une des cloisons, une fille aux cheveux roses a un corps qui me semble parfait. Deux seins pointus. Des fesses rebondies. Un ventre plat. L’eau coule le long de sa chair. Des perles d’eau scintillent sur sa peau blanche, dans la lueur blafarde des néons.

Quand j’ai terminé, on m’escorte. Je vagabonde entre les couloirs déserts, en passant des grilles et des sas. Entre mes bras, je porte des draps, quelques feuilles et un stylo. Écrire.

Écrire quoi ?

La surveillante ouvre ma cellule avec une clef. Douze mètres carrés. Mes colocataires sont absentes. Trois lits vides, le calme. Presque aucune clarté.

Elle scelle la porte. Immobile. Je débusque un lit métallique, une table, une chaise, une vieille ampoule vissée au plafond dont les fils se dispersent, un lavabo, des WC, un bidet, et une fenêtre donnant sur une grande cour, trois étages plus bas.

Les murs sont constellés de photographies d’étrangers et de gravures de noms, d’insultes, de dessins abstraits ou enfantins. Un étrange musée. Des souvenirs pour passer le temps, pour exister.

À travers l’œilleton, la surveillante m’épie. Le moindre mouvement. La moindre parole. Révolue, l’intimité.

Ma bague de fiançailles miroite dans la faible lueur du jour. Un solitaire. Le seul bijou qu’on m’ait autorisée à garder. On m’a dérobé le reste. Dans une grande valise noire. Entreposée au-dessus d’une étagère colossale, enveloppée de poussière.

David avait demandé ma main en plein Times Square, à New York, l’été dernier. Il faisait si chaud que j’avais le cou et les cuisses trempés sous mon minishort en denim. Il s’était mis à genoux et une foule nous avait encerclés – les images s’étaient imprimées dans la lentille d’un cameraman. Autour de nous, des centaines d’immenses écrans lumineux nous inondaient de publicités inutiles. J’avais hurlé de joie et de surprise. Après une balade au milieu des théâtres, music-halls, salles de spectacle et mégastores, on avait fini la soirée en sous-vêtements sur un rooftop, dans une piscine éclairée, une tequila à la main.

Le reste du voyage, on l’avait passé à voir des expositions artistiques et des boutiques vintage à Soho, à faire des traversées en bateau pour aller à Brooklyn ou au New Jersey, à prendre des photos du haut de Top of the Rock, à manger des glaces dans des barques de Central Park, et des soupes de nouilles dans Chinatown.

Perdre la notion du temps. Chaque seconde est une éternité.

J’ai entendu des bribes de paroles entre surveillantes. Une femme s’est pendue. Comme elle n’avait pas de famille, ses documents personnels ont été remis aux archives départementales. Une autre a avalé des lames de rasoir. Et sa colocataire s’est tailladé les veines. Elle a filé aux urgences.

Échapper à la folie.

J’ai tout donné. La sensation de me fondre dans le décor. Être un courant d’air. Glacé, insignifiant.

On a le droit d’aménager sa cellule.

Je conteste. S’accommoder, c’est accepter.

On m’a cité le règlement intérieur et les interdictions avant d’entrer : obstruer l’œilleton, étendre le linge, déposer des objets sur la fenêtre, allumer un feu, transformer les installations électriques…

Des barreaux. Un espace dans une quasi-pénombre. On ne distingue plus trop le ciel.

Il me manque, le ciel.

Je m’allonge sur mon lit. Abrupt. Ça heurte le dos. Position fœtale. Les yeux fermés. Les larmes qui coulent sans bruit. Le noir. Ne plus rien voir. Fuir. Vers l’inconscient.

J’ai pu garder sa chemise. La chemise de David. Elle garde encore un peu de son odeur. Je la serre contre moi. Comme si c’était lui.

Sous mon oreiller, j’ai aussi glissé la seule photo qu’il restait dans ma poche ce jour-là, ce baiser échangé de nous deux sous la neige en combinaisons de ski fluorescentes, un matin de février à Valmorel.

Ce jour-là, on avait pris la plus haute remontée mécanique, et arrivés en haut on ne voyait plus rien. Une nappe de brouillard. On a suivi un moniteur de ski en chasse-neige pour redescendre et, quand on a atteint le téléphérique, David a réalisé qu’il avait perdu son pass de ski à cause de sa poche grande ouverte. On a fouillé dans la neige et nos mains se sont gelées.

On a soufflé dessus pour effacer la douleur et le froid. Et puis, finalement, le mec qui gérait le téléphérique nous a laissés passer.

Dans la cabine, juste lui et moi, on en a profité pour s’embrasser. Il a même ouvert un peu ma combinaison pour effleurer mes seins sous ma polaire. J’ai encore le souvenir de ses mains glacées.

Et, sur mes lèvres, le parfum du chocolat chaud qu’on avait bu d’une traite en bas des pistes chez le fameux Jimbo Lolo.

Sur le sol en pierre, il y avait un mélange d’eau, de boue, de givre et de neige écrasée. En se levant pour aller aux toilettes, David a failli glisser. Il a attrapé la main d’une serveuse pour ne pas tomber, puis il m’a regardée avec gêne. Et, à cet instant, je me suis demandé si le rouge de ses joues était dû au froid ou à la honte.

On ne peut pas ouvrir la porte de notre cellule comme bon nous semble. On doit attendre les heures de promenade, et les activités. C’est quelqu’un d’autre qui décide du timing. En attendant, on parle aux murs. Certaines deviennent folles. Voilà ce qu’on est, en prison : des putains d’assistés. Chaque fois que j’ai la gorge serrée, je repense aux champs de blé à l’aube, imbibés d’or.

De temps à autre, j’entends même les oiseaux. Je les entends vraiment.

J’aimais broyer des fruits pour en faire des confitures. Des prunes dans un petit bol avec un pilon. Un peu d’eau au fond de la casserole et du sucre roux pour caraméliser. J’attendais que ça chauffe, puis j’incorporais les fruits. En tournant la spatule, je lâchais rarement le feu des yeux. Épier les flammes. Les petites bleues qui dégringolaient au hasard. Écouter le crépitement, les fruits qui fondent, sentir l’arôme sucré des prunes qui se mélangent au caramel. Patience. Ce qui me faisait tenir, c’était d’imaginer le goût des fruits sur ma langue, et les exclamations de joie de mes invités. De mettre un peu de bonheur dans ces pots en verre que j’entassais dans le placard.

La portière qui claque. Les champs déserts. L’averse. Les lueurs blafardes. La plainte aiguë de la sirène. Mon corps qui racle, de droite à gauche. Mes mains menottées. Mon regard apathique. Les marées de nuages. La route goudronnée. Puis les murs ratatinés et les fenêtres étriquées.

Je déchire le plastique qui recouvre mon « kit sanitaire » et déplie les draps blancs qui puent la lessive bon marché.

Je les étale, aux quatre coins du matelas, qui me semble ridiculement petit. Puis, je fais pareil pour l’unique oreiller qu’on m’a donné.

Ensuite, je pose la brosse à dents sur une petite étagère à côté du lit, le gel douche, le shampoing, le rouleau de papier WC.

En même temps, je pleure. Des petites larmes salées qui s’échappent de mes yeux. Je ne peux pas le croire. Je vais rester ici. À l’extérieur du monde. Dehors, tout va se métamorphoser. Les gens, la rue, les quartiers, les pancartes, les journaux, le climat, les espèces animales, les maladies, les vaccins, les livres, les films, et peut-être même les planètes dans l’univers. Et moi, je serai à côté. Décalée.

Je me brosse les dents. L’eau coule. Je passe une éponge sur mon visage et je m’allonge.

La cellule est vide.

Ma main glisse sur ma poitrine, effleure les contours de mes seins, puis mon ventre, mon nombril, et elle continue de déraper vers mes jambes, dans mon pantalon, les cuisses, et mon sexe, sous ma culotte. Mon sexe humide. Mes doigts s’agitent. Je respire fort. Je pense à lui. Ses lèvres sur mon cou. Sa main droite qui saisit mes cheveux et tire d’un coup vif, entraînant ma tête vers l’arrière. Sa main gauche qui agrippe la mienne, et la bloque, sur les barreaux du lit, et la vigueur de ses assauts, sauvages, intuitifs, sans la moindre hésitation.

Comment vais-je tenir des années sans sentir un homme, sans la frénésie des mains sur mon corps, la dureté d’un sexe heurtant ma chair, l’ébranlement et l’exaltation d’un instant ?

Comment pourrais-je encore me sentir femme, ici ?

Je me relâche. Un soupir. La sueur entre mes jambes et sur mon front. Mais le vide demeure. Et son corps ne réchauffe plus le lit, ne calme plus mes angoisses. Je suis seule.

Avant, la nuit, il m’étreignait fort, tout contre lui, ma tête contre son torse, comme une enfant. Il effleurait mes cheveux, embrassait doucement mon front, mes joues, ma nuque. Je m’endormais au rythme des battements de son cœur, étouffée par la chaleur de ses bras.

À travers les barreaux dans les ténèbres, la ligne évasive d’une lune ronde, pleine, argentée.

Elle me surveille.

À l’extérieur de la cellule, la lumière s’allume. Un bruit de porte qui claque. Les tintements d’un trousseau de clefs. Je sursaute. Ma main émerge immédiatement de mon pantalon. Des bruits de pas. Le silence.

Jamais tranquille, même quelques secondes.

S’évader. Je m’endors. Tout s’efface.

À mon réveil, mes codétenues sont rentrées. Une rousse et une Black aux cheveux frisés, en face de moi. Et, au-dessus de mon lit, une petite métisse avec un air enfantin.

Celle aux cheveux frisés demande mon prénom, puis me raconte des bribes de son quotidien ici. Elle me dit qu’elle s’appelle Moka et qu’elle attend toujours son procès depuis deux ans.

Je ne sais plus si elle me parle à moi, ou si elle récite pour elle-même, épuisée.

Elle me raconte, quand elle travaille à l’atelier. C’est son meilleur moment de la journée. Ça l’empêche de penser. Et elle se sent utile.

Elle fabrique des berlingots et des coussinets de soie, garnis de billes parfumées. Et songe à toutes ces personnes qui logent les petits sacs au fond des armoires. Tout à coup, une odeur délicieuse embaume leur intérieur, suggérant parfois le lilas, l’hibiscus, la lavande, la rose ou le coquelicot. Elle adore les couleurs vives. Ça lui prodigue un peu de baume au cœur. Ça évoque l’Orient, elle qui vient de l’île de Karabane, au Sénégal.

Elle déploie habilement l’étoffe, coupe un morceau de tissu avec le matériel approprié, en relevant les mesures au millimètre près, puis elle plonge sa main dans les billes qui roulent délicatement entre ses doigts, et en sélectionne dix, pas une de plus, qu’elle étale au creux du tissu. Enfin, elle rabat le tout comme une petite hotte, coupe un morceau de ruban, et le noue au sommet du triangle.

Quand on l’aperçoit, on n’imaginerait pas tant de douceur. Elle a des épaules carrées et un regard impénétrable.

Sa mémoire défile comme un diaporama : bancs de sable, cocotiers, marécages, mangroves, et bunuk, un vin de palme. Son père était pêcheur en pirogue. Il utilisait des nasses ou des filets. Et sa mère cueillait des huîtres sur les racines des palétuviers à la saison sèche. Ils parlaient le wolof, et le diola.

Je ne réponds rien. Je l’écoute. Je souris. La deuxième détenue, Sibylle, femme d’une trentaine d’années, les cheveux roux en bataille, de grands yeux bleus, se réveille et s’étire en bâillant. Elle déloge un carnet et un crayon, cachés sous ses couvertures, et tourne énergiquement les pages pour retrouver un croquis, d’une femme nue, qu’elle reprend tranquillement. Son trait est vif, assuré, professionnel. Elle fait abstraction de tout le reste, même des barreaux. Son procès est cette semaine, après un an et demi de provisoire.

Comme Moka, elle a sa routine. Elle ne lutte plus contre rien.

Poupon, ma troisième codétenue, ma voisine du dessus, qu’on surnomme ainsi, parce qu’elle est petite, les joues très rondes, et qu’elle ressemble à une poupée de porcelaine, s’approche de moi. Elle a la peau tannée et les cheveux frisés, des yeux marron immenses qui dévorent son visage.

Elle me tend un dessin avec un arbre, une maison, quatre bonshommes et un soleil. Ça me fait sourire. Un vrai sourire que je n’avais pas eu depuis longtemps. Je tente de lui parler mais elle ne répond pas, peut-être intimidée ou muette. Elle se contente de hocher la tête.

On a enfermé mon corps, mais pas ma pensée. Qui vagabonde, inépuisable.

Envie de hurler mon innocence au monde entier.

On ne peut pas sortir comme on veut. Alors, on attend les heures de sortie.

Parfois, on rêve de retourner en cellule, pour s’isoler, et rêver. Ne plus se confronter au regard, à la vie des autres, à l’image des murs immenses et des barbelés. La cellule devient une échappatoire.

On effectue une promenade quotidienne d’une heure à l’air libre. On en profite pour avaler plusieurs litres d’oxygène, étudier le moindre centimètre carré du ciel, les nuages, l’herbe et les quelques arbres alentour.

Des micros, des haut-parleurs, des écrans et des caméras qui vont de droite à gauche et de haut en bas encerclent la cour goudronnée. Pourtant, la tension est tellement palpable par moments qu’on peut assister à de nombreuses scènes de violence.

Alors, il faut fuir, se mettre à l’écart et rester impassible.

Quand je les regarde, j’ai l’impression d’être au milieu d’une cage de fauves. Pendant les heures de promenade, tout devient permis.

Menaces, violences, trafics de stupéfiants, jets de projectiles, racket. L’explosion de toutes les frustrations.

On est toujours en attente, comme dans un village isolé en haute montagne, du petit événement qui troublera la journée.

Toujours le lever du soleil, le crépuscule et une nouvelle routine, mais pas d’avenir.

Pas d’objectif. La seule chose qui compte, c’est tenir. Survivre.

La tempête. L’orage. Ses chaussures pleines de boue. Et les coups de feu.

J’aimerais m’envoler. Transportée. Légère. Abandonner. Oublier.

Je sais qu’autour de la prison, un peu plus loin, on peut sillonner de profondes vallées, des champs, des prairies parsemées de boutons d’or, de marguerites.

Là-bas, des perdrix construisent des nids, des faons courent entre les chênes, des canards dérivent sur les lacs, des libellules vrombissent entre les roseaux, et des écureuils se cachent dans l’écorce des arbres.

Les herbes poussent dans le sens qu’elles désirent. L’eau peut creuser des trous.

Ici, le gazon est taillé parfaitement, aussi droit que les murs qui ornent son périmètre.

Retour en cellule. Personne. J’ai acheté une soupe de nouilles en cantine. Le système d’épicerie en détention. On garde un peu de crédit sur une carte, d’un compte relié à l’extérieur. On remplit un bon avec la liste des articles, puis on se fait livrer quelques jours plus tard. Et quand on travaille dans les ateliers, ou que l’on fait le ménage, ça nous rétribue. Les sommes sont ridicules, mais ça permet de conserver un minimum d’autonomie.

Les minuscules pâtes se noient dans le bol en plastique. Posée sur mon lit, tournée vers la fenêtre, je déguste tranquillement. Le bouillon chaud coule dans ma gorge. Coriandre, piment doux, curry, coco. Je ferme les yeux un instant.

Cinq ans plus tôt, en Thaïlande. La jungle. Le vert à perte de vue. Les serpents colorés enroulés au sommet des troncs. Les radeaux de bambou qui descendent sur la rivière Kwai Noi. On dérive. Le courant nous emporte. Au hasard des chemins sauvages. Mon visage brûle au soleil. Mes joues sont rouges. Mais je suis bien.

Je savonne mes couverts au-dessus du lavabo. Dans le miroir, mon visage blême et des cernes creusent mes yeux. La prison ancre déjà de nouvelles rides.

La détention, c’est blessant. Ça blesse de plein de façons possibles, et c’est réel.

Ce n’est pas juste une attente très longue, c’est douloureux. Les gens n’imaginent pas.

L’entendre, ce n’est pas comme le vivre.

L’enfermement est physique, mais aussi mental.

Je me sens dégradée.

Frustration d’autonomie. De relations sociales. Privation de liberté.

Je ne m’imaginais pas si courageuse. Je ne pensais pas survivre.

Ici, personne n’a une histoire simple.

Ici, l’humain se révèle.

Certaines personnes font des conneries parce qu’elles se cherchent, comme des ados.

Je suis prise de nausées. Je vacille. Je m’assois sur mon lit. La tête entre mes mains. Je tremble. J’ai froid. Chaud. Je ne sais plus. La bouche sèche. Des bruits de pas.

Je me lève. Le décor se trouble un peu puis tout devient flou. J’approche de la porte. Je frappe quelques coups.

— S’il vous plaît ! Ouvrez ! Ouvrez !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je me sens mal…

Silence.

La chaleur me monte à la tête. Un vertige. Ça bourdonne dans mes oreilles. Les lignes des murs se confondent. J’ai l’impression de mourir. Et puis tout devient brusquement noir.

Quand je me réveille, je suis à l’UCSA, l’unité de consultation et soins ambulatoires de la prison. C’est comme un hôpital miniature et des portes qui mènent vers chaque unité : dentiste, kiné, ophtalmo… Des tons pastel sur les murs, entre l’orange et l’ocre.

Dans le cabinet, l’infirmière s’approche :

— Bonjour, pouvez-vous tendre votre bras et serrer le poing ?

Je m’exécute.

Une infirmière évalue ma tension en compressant le brassard sur mon poignet et en pressant plusieurs fois la petite pompe. Lorsqu’elle relâche la pression, l’aiguille sur le baromètre s’affole et je sens d’un seul coup l’afflux de sang après une brève coupure.

— Pourquoi suis-je ici ?
— Vous avez perdu connaissance, et votre tension est basse. Nous devons faire des tests pour vérifier votre état de santé.
— C’est grave ?
— Je ne sais pas.

Sans me regarder, elle range tout son matériel et prend des notes sur un petit carnet, qu’elle range ensuite dans sa blouse, puis se lève et quitte ma chambre.

Un robot. Sans émotions. Elle a probablement lu ma fiche.

Je bâille. J’ai la gorge sèche. Soif. L’infirmière revient, avec un dossier en main.

Elle fronce les sourcils, contrariée.

— Nous avons les résultats de vos examens sanguins.
— Et alors ?

Un instant de silence.

— Vous êtes enceinte.
— QUOI ?
— De sept semaines.
— Je…

Je bloque. Je ne sais pas quoi répondre. Je la fixe droit dans les yeux.

Un vertige.

— Désirez-vous le garder ?
— Je…

Aucun son ne sort de ma bouche. J’essaye d’enregistrer l’information. De réaliser l’impact du mot qu’elle vient de prononcer. Je repasse en boucle la phrase dans ma tête. Enceinte. Sept semaines.

Elle me regarde, agacée. Elle perd patience.

— Je vous laisse réfléchir. Reposez-vous.

Elle repart, froide, impassible.

J’entends le bruit de ses pas. Ses pas au loin. Et puis plus rien.

Moi, je fixe toujours le mur. Enceinte.

Sept semaines.

On dit qu’on le sait déjà, qu’on a un pressentiment.

C’est une sorte de sixième sens féminin.

Je n’ai rien ressenti, et mon ventre est encore tout plat.

Rien.

Ou alors… ? Non.

Je ne sais pas.

Pourquoi maintenant ? Pourquoi là ?

Sans lui. Dans un endroit sinistre. Fichée criminelle.

J’ai besoin de temps.

Je prends une carafe d’eau. Je me sers un verre.

Je m’hydrate.

Et la pensée m’effleure que j’hydrate le bébé en même temps.

Ce petit amas de cellules qui grandit doucement tout au fond de mon ventre. Moi je stagne, et lui il prend forme.

Son petit cœur, son corps, son cerveau, ses organes un par un, ses membres, et même ses pensées.

Tout cela va bientôt se concrétiser.

Être mère.

Dans ma vie d’avant je n’étais pas sûre de le vouloir vraiment. Un jour j’en avais envie, et l’autre non.

Là, tout de suite, j’ai peur. J’ignore tout de lui. Ou d’elle. Ce qu’il est. Ce qu’il va devenir. Et, en fait, je n’y crois pas vraiment. Ce n’est pas possible. Il faut que je le voie. Est-ce que je peux être mère ? Être à la hauteur ? Quelle vie pourrais-je lui offrir ? Dehors, il n’y a personne pour l’accueillir.

Est-ce qu’il aurait voulu le garder ? Le garder, l’aimer, l’instruire.

Au fond de moi, je sais.

— Alors, vous faites quoi ? demande encore l’infirmière.

Le silence. Il faut donner une réponse.

— Je le garde.
— Vous êtes sûre ?

Droit dans les yeux. Sans ciller. Sans trembler.

— Oui.

Elle repart. Elle ne répond rien. Elle doit probablement penser que c’est irresponsable. Garder un enfant en prison. Ça n’a pas de sens. C’est égoïste.

Lorsque j’étais petite, ma mère me disait que la grossesse était le moment le plus important dans la vie d’une femme. À vrai dire, elle disait même que c’était cet instant qui faisait de nous une femme en tant que telle. Une femme qui peut concevoir. Une mère. Ça engendrait de grandes responsabilités, et un sentiment de fierté. Le don incroyable de porter un enfant dans son ventre et de l’aider à venir au monde.

Et moi, j’avais peur.

Mais parfois j’idéalisais. Un foyer épanoui. Des enfants qui hurlaient au réveil en sautant sur notre lit. La joie qui débordait dans un rayon de soleil à l’aurore.

Je le ferai seule.

Je serai maman.

Je regarde un tableau accroché sur le mur. Une prairie et quelques fleurs. Un cheval qui galope.

Je me souviens d’Ivoire, un gris tacheté avec une belle crinière dans l’étable de Lucien. Lorsque je l’approchais, il s’agitait. Il m’attendait. Il hennissait et frottait sa tête contre ma joue, doucement. Lucien ouvrait la barrière. Je restais un temps à caresser sa croupe, ses hanches, son encolure, puis Lucien m’aidait à monter.

Je partais en pleine nature. Ivoire était sauvage, libre. Instinctif. Il frappait la terre avec vigueur, et je ressentais en lui la joie, la rage même, de retrouver la terre et la forêt.

Le médecin a un sourire doux. Je l’aime bien. Il s’approche de moi, suivi de l’infirmière, toujours impassible. Il se pose sur une chaise à proximité de la mienne :

— Votre tension est basse.
— C’est-à-dire ?
— Ne vous inquiétez pas. Probablement la fatigue. Ouvrez votre chemise, je vais examiner votre poitrine.

Il approche doucement ses mains et palpe avec sa paume le contour de mes seins.

Ça me fait tout drôle qu’un homme me touche. J’admire ses traits. Son visage est creusé de légères rides. Je regarde ses sourcils harmonieux, sa bouche. J’ai chaud. Entre les jambes. Dans mon corps. Une pulsion. Sa blouse. J’imagine. Que j’ouvre les boutons de sa chemise. Qu’il m’embrasse en harponnant mes lèvres, fait tomber son pantalon et me prend, sans autre précaution, jambes béantes, faisant chanceler le lit.

— Vous pesez combien ?
— Cinquante kilos.
— Votre âge ?
— Trente-quatre ans.
— Vous fumez ?
— De temps en temps.
— Il faudra arrêter.
— D’accord.
— Avez-vous des antécédents médicaux ?
— Non.
— Avez-vous toujours une menstruation normale ?
— Non, je n’ai pas eu mes règles ce mois-ci. Sauf une petite tache de sang.
— OK. Dans quelques semaines, nous ferons une première échographie, si vous êtes d’accord.
— Oui.
— Ces clichés permettront de déterminer le développement futur de votre enfant et son terme approximatif. Mais aussi de détecter une éventuelle anomalie.
— Une anomalie ?
— Une malformation, ou maladie génétique…
— Il n’aura rien de tout ça.
— On ne peut pas savoir.
— Moi, je sais.
— D’accord. On peut faire des tests.
— Quels tests ?
— Des tests sanguins, comme l’HT 21, pour dépister la trisomie 21.
— N’importe quoi !
— C’est recommandé. C’est votre première grossesse ?
— Oui.

Il me regarde. Il doit penser que c’est original d’avoir une première grossesse en prison. Mais je n’ai rien programmé. Enfant, on imagine à quoi ressemblera notre vie. Et dans la réalité c’est très différent.

— Je vais vous faire un examen vaginal.
— C’est obligé ?
— Oui. C’est important. Posez vos jambes en hauteur, sur ceci.

Il me désigne deux bordures en fer de chaque côté du lit.

Je m’exécute, dévoilant mon intimité. Malgré la gêne, cela fait monter encore mon excitation.

Il met des gants, approche sa main, écarte les lèvres de mon vagin pour l’inspecter en détail.

Je sens que je mouille. C’est ridicule mais incontrôlable.

Il prend ensuite une spatule et fait des prélèvements internes, puis remplit deux flacons distincts, et il rabat ma robe de chambre.

Il pose le matériel sur un chariot, ôte les gants et relève la tête.

— OK, tout est parfait. Pouvez-vous vous lever ?

Je m’exécute.

Le sol est froid.

— Penchez votre corps lentement vers l’avant.

Je me penche. Le médecin inspecte alors ma colonne vertébrale.

— Merci. Relevez-vous doucement je vais regarder également vos jambes pour détecter d’éventuelles varices ou œdèmes.

Passé cette étape, il remplit un dossier, rapidement, avec un trait maladroit, au stylo bleu. Puis se lève et me sourit gentiment :

— Ne vous inquiétez pas, on prendra soin de vous et du bébé. On se revoit dans quelques semaines, d’accord ? On va vous donner des conseils pour les nausées et autres désagréments. Vous allez avoir souvent envie d’uriner, les seins qui vont gonfler et picoter, une aréole autour du mamelon plus foncée, des lignes bleues et roses sous la peau, envie de grignoter… Tout cela est parfaitement normal. Je transmets aussi les papiers nécessaires à votre sécurité sociale.
— Merci.

Le médecin me fait un clin d’œil et part. »

Extraits
« Mais pour moi il existe déjà. Cette graine infime qui répand la vie dans mon corps. Et ce cœur qui doucement se met à battre.
J’aime l’inventer. L’imaginer.
Chaque jour, il grandit, évolue, se forme.
Envie de croire que l’univers m’a donné ce bébé pour trouver la paix. Qu’il me l’a offert pour me rendre plus sereine, me donner la force de me battre. Tout recommencer. » p. 66

« Cher Inconnu,
Je ne sais pas quoi te dire. Peut-être parce qu’on ne se connaît pas. Mais c’est le principe quand on fait connaissance, non? Je m’appelle Marianne. Je suis née dans une petite région lointaine de l’Ouest américain, mais j’ai grandi dans une ferme aux alentours de Vichy, et finalement j’ai été mutée à Paris, et comme je ne supporte pas la ville, j’ai pris une maison à Gif-sur-Yvette.
Mes parents adoraient la campagne française. Ils sont morts tous les deux. D’un accident de voiture. Je n’ai jamais passé mon permis, du coup. J’ai particulièrement peur des routes de montagne et des petits chemins sans aucune lumière. D’ailleurs je n’aime pas le noir. Ça fait ressortir en moi des névroses les plus profondes. Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça. » p. 77-78

« La prison est un dédale existentiel. La sérénade de la condition humaine. » p. 102

« Ici, tout n’est que misère: cris, pleurs, folie, maladies, cauchemars, tentations, racisme, trahisons, insultes, coups, provocations, conflits, humiliations, maux de tête, abandons, oublis, fouilles, poussées suicidaires, illusions, menottes, colères, infantilisations, jugements. » p. 122

« Je vois ses petits yeux cobalt et ses mains minuscules. Elle gémit doucement. J’ai tout oublié. Le personnel. La prison. Ma vie de merde. Il n’y a plus qu’elle. Ce petit bout d’amour. Je glisse à son oreille:
— Je suis là, mon cœur, c’est maman.
Et sa main attrape mon pouce.
On continue de s’occuper de moi mais je ne me rends plus compte de rien. Je fixe ma fille. Un volcan de tendresse. » p. 163

« Je m’assois de nouveau sur mon lit et la fixe, tétanisée. Je réalise la responsabilité qui m’engage désormais vis-à-vis de ce petit être. Ma responsabilité de l’accompagner à chaque étape au fil des mois et des années, de prendre soin d’elle, sans l’étouffer, ni l’oublier. Les premiers mois sont les plus sensibles. Ses organes, son corps. Tout est fragile, infime.
Vais-je être à la hauteur?
Vivre en permanence dans l’angoisse? » p. 175

À propos de l’auteur
COHEN_laurie_DRLaurie Cohen © Photo DR

Laurie Cohen est écrivaine, photographe et cinéaste. Elle est entrée en littérature par la poésie et a remporté plusieurs prix, dont le prix du Lion’s Club d’Enghien-Les-Bains à l’âge de quatorze ans. Elle a écrit une trentaine d’albums jeunesse et un roman Young adult (finaliste du Prix Izzo des lycéens en 2014). Elle continue en parallèle de l’écriture son activité cinématographique, elle a notamment réalisé un court-métrage, Coulisses, en 2016 (sélectionné au festival de Cannes). Hors des murs est son premier roman. (Source: Éditions Plon)

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Ils ont tué Oppenheimer

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  RL_Hiver_2022

En deux mots
Robert Oppenheimer aurait aimé être écrivain ou cow-boy. Il sera finalement physicien et «père de la bombe atomique». Lui qui aimait la vitesse, les femmes et la recherche scientifique devra faire face à une cabale visant à l’éloigner du projet Manhattan qu’il dirigera pourtant avec brio.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La vie trépidante du père de la bombe atomique

Dans un roman habilement construit, Virginie Ollagnier part à la recherche de Robert Oppenheimer. Esprit brillant poursuivi par les maccarthystes, il offrira une belle résistance aux obscurantistes avant de devoir céder.

En novembre dernier pour CNews Lyon, Virginie Ollagnier a raconté comment elle a rencontré Oppenheimer et comment le scientifique américain est devenu l’objet de toute son attention: «Il y a deux départs. À 13 ans en classe de physique chimie, il y a un portrait d’Oppenheimer, j’ai l’impression qu’il me regarde, je le trouve magnifique mais aussi triste, il me touche, je tombe amoureuse de lui! En 2015, dans une librairie, je tombe sur la biographie d’un scientifique, en une, une photo d’Oppenheimer. Je me dis, Robert que fais-tu là, qui es-tu? Je la lis, c’est scientifique et compliqué, c’était un esprit brillant, mais je veux savoir qui est derrière ce regard. Je commence à souligner ce qui m’intéresse. Les dates, des faits. Je prends des notes. Le déclic viendra quand, au cours de mes recherches, je me rendrai compte qu’il a été écouté par le FBI, c’est ça le monde libre? À travers son histoire, j’y vois alors la mort de la gauche américaine.» Le roman qui paraît aujourd’hui reflète bien la complexité du personnage et les enjeux géopolitiques liés à ses recherches et à ses engagements. Quand en 1942, le FBI a commencé à s’intéresser à lui, «Oppenheimer était un physicien non nobélisé, sans expérience de projets d’envergure, il n’était pas une figure tutélaire du monde scientifique, à peine plus qu’un excellent théoricien, célèbre et peu publié.» Voilà les faits, voilà une face de la médaille. L’autre montre «un scientifique débordant d’enthousiasme communicatif, admiré de ses pairs et prêt à secouer tout ce petit monde pour obtenir des résultats, il comprenait et partageait ses soucis et, miracle, répondait aux questions qu’il n’avait pas encore formulées, Et ça, c’était une première. Le physicien proposait des solutions pratiques, matérielles […] Un homme d’action, quoi.» Pendant de longues années c’est cette face brillante qui aura le dessus.
Virginie Ollagnier nous raconte comment, quelques mois plus tard, malgré des rapports le qualifiant de gauchiste, il est nommé directeur scientifique du Projet Manhattan et comment il va créer à Los Alamos, le laboratoire national qui va mettre au point les trois premières bombes atomiques de l’Histoire. S’il a choisi ce coin désertique du Nouveau-Mexique, ce n’est pas pour son isolement, mais parce qu’il a ici des souvenirs forts. Au début des années 1920, il y fait un séjour qui va le marquer. Au sortir de l’adolescence, il se prend pour un cow-boy, fait du cheval et galope en compagnie de Katherine Chaves-Page. «Très vite il était tombé amoureux du regard posé sur lui. Il avait redressé la tête, bombé le torse et tenté d’impressionner la cavalière. Pour la première fois, il voyait la fin de son enfance comme un espoir. Il existait un moment proche où l’incompréhension dans laquelle il se débattait depuis son entrée à l’école prendrait fin. Un temps où il aurait une place. Il n’avait jamais été enfant et, s’il était né vieux, ce n’était bientôt plus une fatalité.»
L’amour, la jalousie, la convoitise, la vengeance ou encore la soif de reconnaissance et de pouvoir. Voilà les sentiments qui donnent à ce roman toute sa puissance.
Il y est certes question des recherches du «père de la bombe atomique», mais il y surtout question des hommes et de leurs rivalités. Et d’une volonté farouche qui permet de franchir bien des obstacles. Car si les maccarthystes font finir par avoir sa peau, il n’aura de cesse de vouloir être réhabilité.
En choisissant de nous faire partager le résultat de ses recherches et ses hypothèses, Virginie nous propose une construction très originale qui délaisse la chronologie pour les temps forts, qui marie la marche du monde aux réflexions des scientifiques. Il est vrai qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale guerre, ils auront vu l’usage de leur arme de destruction massive et refuseront, pour beaucoup d’entre eux, d’aller plus loin dans cette folie. Autour de Robert Oppenheimer, les atomes n’ont pas fini de graviter !

Ils ont tué Oppenheimer
Virginie Ollagnier
Éditions Anne Carrière
Roman
346 p., 20,90 €
EAN 9782380822199
Paru le 07/01/2022

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, notamment à Los Alamos au Nouveau-Mexique.

Quand?
L’action se déroule principalement des années 1940 à 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
Robert Oppenheimer aimait les femmes, courser les trains au volant de sa puissante voiture, affronter les tempêtes à la barre de son bateau et galoper sur les chemins du Nouveau-Mexique. Par-dessus tout, il aimait la physique car elle réveillait en lui le philosophe, le poète. Un poète riche, un philosophe inquiet de l’avenir des pauvres, un philanthrope qui finança le parti communiste et les Brigades internationales luttant contre Franco en Espagne. Aussi, lorsque en 1942 le général Groves le choisit pour diriger les recherches sur la création de la bombe atomique à Los Alamos, les services secrets, le contre-espionnage et le FBI se liguent pour empêcher la nomination d’un communiste. Groves résiste, convaincu de la loyauté de Robert Oppenheimer. Trois ans plus tard, après les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, la célébrité et l’influence d’Oppenheimer sont immenses. Pour tous, il est devenu « Doctor Atomic ». Mais cet intellectuel sensible à l’art et aux exigences humanistes prend conscience de la responsabilité de la science et s’oppose à la volonté de la détourner au profit de l’armée. Il se fait de puissants ennemis au sein du complexe militaro-industriel, qui élabore un piège pour le faire tomber.
Ils ont tué Oppenheimer nous plonge au cœur de la guerre froide et du redoutable dialogue entre la science et le pouvoir. C’est le livre d’une bascule du monde, engendrée par la course à l’armement, mais aussi celui, plus intime, d’un homme flou, à la fois victime et bourreau, symbole du savant tourmenté par les conséquences morales de ses découvertes. Virginie Ollagnier fait de Robert Oppenheimer un formidable personnage de fiction.

Les critiques
Babelio
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Actualitté

Les premières pages du livre
1
Où comment Robert Oppenheimer entre en politique
Avant d’ouvrir les yeux, au moment où je sais que je rêve ou ne rêve déjà plus, les sons familiers me rappellent mon existence. Pour la dernière fois, le soleil se lève sur mon quartier. Avant d’ouvrir les yeux, je connais l’heure, je sais la pluie ou comme aujourd’hui la lumineuse aurore. J’entends rouler le camion des ordures, siffler le môme qui distribue mon journal, la voiture de Christine parfois, lorsque je traîne au lit.
Ne cède pas encore, écoute, me dis-je pour repousser les emmerdements qui s’ouvrent devant moi. C’est ainsi que je fais, je ferme les yeux. Par-dessus le barrage de ma volonté, malgré mon désir de reporter ce déménagement, malgré la colère, l’image de Robert renaît à mon esprit. Ça faisait longtemps, lui dis-je en comprenant combien sa présence est singulière et cohérente. C’est aujourd’hui que je me défais de mon temps, de ma vie telle que je l’ai toujours connue, mais j’emporte Robert dans mes cartons. Je quitte la maison mais il me suit. Pourquoi est-ce l’idéaliste Robert Oppenheimer, du haut des marches du Capitole, qui me vient ? Pourquoi l’homme puissant décidé à changer le monde ? Pourquoi pas le scientifique éreinté au lendemain de son procès, le visage défait, qui me hante depuis cinquante années ? Je me tourne vers mon poste de radio. Il ne ronronne pas encore les informations, mais son cadran lumineux dénonce l’heure et la date. Nous sommes le 29 juin 2004, il est 7 h 34. Exactement cinquante ans. Jour pour jour. Dix-huit mille deux cent soixante-deux aurores d’une vie à l’autre, d’une époque à l’autre, d’absurdes parallèles. Absurde coïncidence qui me réveille tout à fait. Un méchant hasard sépare mon matin du 29 juin 1954, jour du rendu du procès de Robert. Je me retourne, fâché. Mon matin attendra encore un peu.
Mais le matin ne m’attend pas, il fourmille de souvenirs. Comment ai-je pu autoriser l’assassinat de cet homme ?
À Newton la pomme tombée. À Einstein la langue pendue. À Robert le chapeau. À Robert le soleil du Nouveau-Mexique. Une allégorie de l’Amérique dans ce qu’elle se voyait de vaste, d’indomptable et de moderne. Robert, la bombe atomique, la domination, l’impérialisme, mais aussi la protection, le refuge, la défense. Robert, le sentiment national, l’unité, l’appartenance, mais aussi la déchirure, la désunion, la séparation. Robert le gauchiste, le communiste, l’ennemi de l’intérieur, le traître, l’espion, le conseiller des présidents traîné devant les juges du maccarthysme.
Le sommeil m’a laissé tomber. Chaque matin, je me réveille dans la peau du juriste qui a monté le dossier contre Oppenheimer. Je me réveille dans une peau vieillie et lâche… Lâche. Le mot, à peine passé, est pensé, puis pesé. C’est certain, je suis le lâche qui a fourni les armes, celui qui a introduit le soupçon dans le Droit, celui qui a mis fin à la présomption d’innocence aux États-Unis, à commencer par celle de Robert. J’étais l’outil d’un conglomérat qui me dépassait. J’étais l’avocat de la Commission à l’énergie atomique, un juriste qui a bien fait son travail, le juriste qui a assemblé les événements pour les travestir en preuves, qui a offert aux politiciens, aux militaires, aux industriels, aux prophètes de la Big Science la tête de Robert. J’ai permis de faire condamner pour défaut de loyauté un consultant sans pouvoir décisionnaire. Je suis tous ceux qui ne l’ont pas soutenu, qui n’ont pas dénoncé la forfaiture des puissants.
Avant l’humiliation du génie, la Commission à l’énergie atomique et ses partenaires militaires, industriels et universitaires ont profité de son éclat. Un héros trop utile. Afin de promouvoir l’avenir nucléaire, ils ont même embauché des substituts de l’icône. Je me souviens d’un film promotionnel de 1951 mettant en scène la ville atomique de Los Alamos. Après avoir présenté les habitants, les activités et masqué les secrets sous une musique enregistrée par l’orchestre de l’US Air Force, la Commission achève son film sur un vrai ou un faux docteur Oppenheimer. Les images dignes de Hollywood ont de la gueule. Les derniers rayons de soleil éclaboussent l’objectif de la caméra depuis la Colline de Los Alamos dans un chatoiement d’or et d’ocre typique du Nouveau-Mexique, les traits de lumière dorée dessinent une silhouette de danseur. Ainsi posté en haut d’une tour d’observation, Robert jette un rapide coup d’œil sur la journée écoulée, avant de courir ailleurs, à pas pressés, là où le public l’imagine à de nouvelles conquêtes scientifiques. Un plan si bref qu’aucun spectateur ne discerne le visage de l’homme, un plan si large que le spectateur imagine reconnaître les traits du père de la Bombe. Pour les derniers incrédules, une explosion atomique, l’allégorie avant l’ultime fondu au noir sur la Colline du Capitole. La voix off rappelle la nécessité de l’arme, la force de défendre ce qui nous est le plus cher, cette terre transmise en héritage, cette terre qui est notre foyer.
La silhouette n’est pas la sienne. Le chapeau n’est pas son pork-pie. À l’époque de ce film, Robert était déjà devenu l’homme à abattre.
J’entends la voiture de Christine quitter son parking. Elle part travailler. C’est l’heure de mon thé de retraité. C’est aujourd’hui, me répété-je pour me donner du courage, je déménage aujourd’hui. C’est finalement arrivé. Et je me lève.
Mardi 25 septembre 1945, Capitol Hill, Washington D.C.
Pour sa première conférence de presse, tous levèrent les yeux vers lui. En haut de l’escalier blanc, sa silhouette avait capté leur attention à la manière des super-héros à la mode. Comme eux, il était identifiable à un abrégé de vêtements, comme eux il possédait une faculté exceptionnelle. C’était cette dernière que les journalistes étaient venus observer. Oppenheimer avala les marches, projeté en avant dans un balancement de bras trop grands, de jambes trop longues. Comme les super-héros, le Doctor Atomic révélait une humaine et décevante banalité.
Oppenheimer se plaça devant les micros, face à la caméra, retira son chapeau, passa sa langue sur ses lèvres séchées de gravité. Ce qu’il s’apprêtait à énoncer sous un soleil d’été indien, face aux jardins du Capitole, serait concis, brutal. Des mots coûteux. Vers la droite, il jeta un œil au petit homme brun à lunettes, une main inquiète portée au visage. Alors, il regarda derrière la caméra, derrière le Washington Monument, derrière le Lincoln Memorial, planta ses yeux dans les yeux des téléspectateurs derrière l’œil mécanique et, sur un geste du caméraman, dit : « Il m’a été demandé si dans les années à venir il serait possible de tuer 40 millions d’Américains dans les vingt plus grandes villes du pays en une seule nuit grâce à des bombes atomiques. Je le regrette, mais la réponse est oui. » Il fit une pause après l’annonce de la mort potentielle de 40 millions ¬d’Américains. Un instant, le temps d’humecter ses lèvres, il chercha l’acquiescement derrière les lunettes du petit homme brun. Puis il déroula son allocution, capturant cet après-midi-là l’attention de ses compatriotes installés dans leurs salons devant le journal du soir. La bobine de film copiée serait diffusée aux grands médias de Washington, puis voyagerait vers les chaînes de télévision de chaque État. Le soir même, tous sauraient. « Il m’a été demandé s’il existait des contre-mesures aux bombes atomiques. Je sais que les bombes que nous avons créées à Los Alamos ne peuvent être détruites par des contre-mesures. Je crois qu’il n’existe aucun fondement qui permettrait de croire que de telles contre-mesures puissent être développées. Il m’a été demandé si la sécurité nationale repose sur l’espoir de tenir secrètes nos connaissances dans le domaine des bombes nucléaires. Je suis désolé, mais un tel espoir n’existe pas. Je pense que le seul espoir pour notre sécurité future repose sur une collaboration avec le reste du monde, basée sur la confiance et l’honnêteté. »
Pour une fois, il n’avait pas philosophé sur les doutes et les espoirs des scientifiques. Il n’avait pas dit l’agitation des laboratoires due à la demande des militaires de perfectionner ces armes. Il avait parlé droit, direct, sec, comme il savait le faire avec les ennuyeux. Après les dangers exposés, la dénonciation du secret militaire et l’unique chemin vers la paix ouvert, Oppenheimer quitta l’estrade. Il quitta des journalistes muets, peu coutumiers de la brutalité de sa franchise. Il n’entendit pas les murmures rompre le silence des chroniqueurs scientifiques. Il n’entendit pas les questions restées en suspens se déverser en chuchotis interrogatifs. En quelques pas, il doubla le petit homme à lunettes. Au trot, son ami et collègue le physicien Isidor Rabi suivit le mouvement en direction de Constitution Avenue. Le père de la bombe atomique abandonnait derrière lui le silence disloqué qu’il avait espéré provoquer.
Rabi lui sourit. « Ça y est, on les a réveillés. On va tous les avoir sur le dos. Le département de la Défense, l’Air Force, le FBI, les industriels, le président Truman, les banquiers, les journalistes, tous. »
Oppenheimer ralentit pour permettre à Rabi de le rattraper. Il lui fit un clin d’œil. « C’était le plan, non ? Maintenant, à nous de courir plus vite qu’eux. »

2
Où comment Robert Oppenheimer rencontre le général Groves
Le désordre de mon grenier est plus vaste que dans mon souvenir. Vaste comme l’âge de la maison qui a vu grandir ma famille, vieillir mes amis et passer les années, qui bientôt verra grandir une autre famille, vieillir d’autres amis. Chaque jour à ce bureau, j’ai retrouvé le portrait officiel de Robert à l’université de Berkeley. La mise en scène s’impose. La bibliothèque en arrière-plan, le mur blanc soulignant la largeur du dos, le livre tenu ouvert par la main gauche, le regard direct, les épaules penchées vers nous, l’ébauche du sourire, la lumière de face pour la transparence des yeux. Tout est maîtrisé. Nous sommes à la fin des années 1930, lorsque Robert revêt la respectabilité du professeur de physique théorique pour le photographe. Un jour, ma fille m’a dit : « Il partage avec Montgomery Clift une beauté distante mêlée de conquête. » Depuis, quand je croise ce regard penché vers moi, je retrouve la pudeur tapageuse qui fit le succès de l’acteur. Cette beauté faussement embarrassée m’a montré chaque matin le chemin du travail.
Parmi toutes, si j’ai choisi cette photographie ce n’est pas pour la belle gueule, mais pour le morceau de papier tenu serré entre le pouce et l’index de la main droite de Robert. Malgré la préparation de l’instantané, malgré l’installation des lumières, le cadre officiel et définitif, il a oublié entre ses doigts un petit morceau de papier. Peut-être n’est-ce qu’un marque-page de fortune retiré du livre ouvert pour la pose, cependant cette étourderie me marmonne mon ignorance. Je ne saurai jamais qui était Robert Oppenheimer. Constater chaque jour la présence de ce morceau de papier m’a permis de me réjouir de ses zones d’ombre et d’admettre ses secrets. Je me suis tenu au côté de son ami Isidor Rabi qui voyait en Robert une charade. Les autres, les institutions voyaient en lui un empêcheur de financer en rond.
Je crois que Robert n’a eu de cesse de faire entendre sa vérité et de défendre les libertés des citoyens contre les intérêts du complexe militaro-industrio-universitaire. Je crois que sa ténacité lui a valu d’être la première victime de cette association d’intérêts, qu’il avait contribué à créer.
Aujourd’hui encore, en 2004, d’un océan à l’autre Robert est célébré, dévisagé, sans être envisagé.
Je me souviens de l’intervention du doyen du département de physique de Berkeley, Mark Richards. Derrière le pupitre en bois mélaminé beige, il célébrait Robert. En costume gris et cravate blanche, Richards se dégage en clair sur les rideaux de l’amphithéâtre. Il annonce la victoire du complexe militaro-industriel sur nos esprits. Il définit notre nouvelle acception de la confiance. Après un panégyrique, il résume : « Le général Groves a choisi Oppenheimer, alors âgé de trente-neuf ans, pour encadrer le développement de la bombe dans ce qui est devenu le Laboratoire national de Los Alamos. Groves a choisi Oppenheimer malgré l’opposition d’un grand nombre de personnes. Il n’était pas récipiendaire d’un prix Nobel, n’avait aucune expérience administrative et c’était un gauchiste, un sympathisant communiste. » Richards lève le regard sur son auditoire. Il sourit déjà. Derrière ses lunettes rondes, ses yeux se plissent de la plaisanterie à venir, du bon mot bien senti. « Pouvez-vous imaginer de tels antécédents à un directeur du Laboratoire national de Los Alamos, aujourd’hui ? » La salle est secouée de rires, ces rires francs mais contenus des gens comme il faut. Ils valident le bon mot. La plaisanterie est plaisante. Non, bien sûr, cette situation ne pourrait pas se représenter, pensent-ils. Et leurs rires révèlent le soulagement partagé.
Dans cette connivence, j’entends un instantané de notre présent. La part d’héritage et la part souhaitée. L’espoir d’une frauduleuse sécurité. J’entends le portrait de notre société actuelle, celle d’après le 11 Septembre. J’y vois d’autres portraits, d’autres visages, de nouveaux ennemis. Et je redoute l’amalgame des catastrophes. Robert était de gauche, certes, mais ni un bolchevik ni un espion. Après la chute du mur de Berlin, avec l’ouverture des dossiers du KGB, il est apparu qu’il avait été plusieurs fois approché par les Soviétiques sans jamais être recruté. Aujourd’hui, je redoute d’autres confusions. Je pense aux terroristes qui ont écroulé New York, je pense à la nouvelle Catastrophe. Je vois la confiscation de nos libertés, comme mes concitoyens de gauche ont perdu les leurs pendant la guerre froide. Sans jamais les retrouver. Je connais notre appétence à la paix. Je connais l’appétence des gouvernements à la sécurité. Cela n’a pas tardé. En 2002, pour marquer l’impérieuse nécessité, pour imposer le coût de la guerre, la CIA a secoué le bas de son pantalon poudreux des décombres du World Trade Center. Elle a choisi d’en appeler à la Catastrophe. Elle a déclaré : « Tout ce que je peux dire, c’est qu’il y aura un avant et un après 11 Septembre, et qu’on ne prendra plus de gants. » Sans rien dévoiler de ses pratiques, elle a déchiré notre avenir pour bâtir un nouveau futur.
Jeudi 8 octobre 1942, université de Berkeley, Californie
La lenteur de l’arrivée en gare de Berkeley agaçait le général Groves. Il avait eu le temps de compter les enfants le long de la voie ferrée, le nombre de tapis étendus sur les barrières, les mouettes égarées loin de la côte. Groves soupira et appuya son front sur la vitre. Il était né impatient. Pour parfaire son caractère irascible, il était allergique aux mous, aux indécis, avec une aversion particulière pour les confus. Le verbe devait être clair, précis, rapide et le temps rempli au pas de gymnastique.
En 1941, il avait mis sa puissance naturelle au service de la construction du Pentagone et avait tiré le bâtiment du sol en à peine seize mois. Cette efficacité additionnée à une absence de modestie avait projeté son nom jusqu’à Washington. En septembre 1942, après avoir lancé la création de la bombe atomique, le président Roosevelt lui avait refilé le bébé.
Groves rêvait de guerres européennes. Il se voyait descendre l’Unter den Linden jusqu’à la porte de Brandebourg, avant d’occuper la place Rouge, debout sur un char. Mais le projet Manhattan le coinçait sur le sol américain et Groves détestait se sentir coincé. Depuis des mois, le général, formé dans la poussière du corps des ingénieurs de l’armée, s’attaquait au glacis de l’université. Las, il circulait d’un centre de recherche à un autre, traversant le pays de long en large à la rencontre des scientifiques de cette saloperie de projet Manhattan. Ce n’était pas le projet lui-même qui lui cisaillait les nerfs, non, c’était l’impression de perdre son temps à chercher un précis dans un océan d’évasifs.
Le lundi précédant son arrivée à Berkeley, Groves et son aide de camp Kenneth Nichols avaient été reçus par les cadors de Chicago. Des nobélisés, de futurs nobélisés, des directeurs de recherche travaillant sur le développement d’un réacteur nucléaire. Pas un ne lui avait tapé dans l’œil. Pas même le docteur Enrico Fermi, dont tous vantaient l’intelligence et la pédagogie. Groves avait trouvé peu claires ses explications. Fermi avait été rangé dans la catégorie des « flous » et définitivement disqualifié. La justification de son choix, que le général n’aurait jamais reconnue en public, se cachait dans l’ignorance de Fermi. Groves attendait une estimation fine de la puissance explosive de la future bombe atomique, afin de connaître la quantité exacte de matériel fissile à préparer. Son cerveau d’ingénieur exigeait de hiérarchiser les priorités, planifier le déroulé des étapes de la fabrication de la bombe, anticiper la construction des bâtiments dédiés aux expérimentations. De la maîtrise de l’échéancier scientifique dépendait l’organisation de son temps et Groves détestait dépendre d’autres que lui. En fin de réunion, le général leur avait demandé de se prononcer sur la quantité de matière fissile. Les scientifiques avaient convenu que leur faisceau de précision s’échelonnait entre 25 et 50 %. Là, le général avait perdu son sang-froid. Il n’était peut-être pas récipiendaire d’un doctorat, mais son sens pratique réclamait autre chose que cette approximation à la noix. C’était absurde. Les contrariétés de Groves se piquaient d’expressions fleuries pour assassiner ses interlocuteurs. Pourtant, s’il ne se privait pas de fouetter de mots, Groves le faisait avec calme, sa carrure remplaçant avantageusement les éclats de voix. Il fleurit donc les derniers instants de la rencontre d’indéniables brutalités langagières. Les -scientifiques demeuraient le méchant côté du projet Manhattan. Groves en était certain, il ne parviendrait pas à se plier à leur rythme, ni à leurs imprécisions. Il devait trouver un intermédiaire, un maître d’œuvre scientifique pour les comprendre et les houspiller, discuter leurs exigences et caresser leurs ego de divas. En désespoir de cause, il espérait le rencontrer sur la côte Ouest.
Ce jeudi 8 octobre, dans le bâtiment de bois du Radiation Laboratory de Berkeley, Groves comprit que le prix Nobel de physique Ernest Lawrence n’était pas son homme. Le nobélisé avançait des chiffres, mais il parlait en millions de dollars d’investissements pour sa nouvelle machine. Machine qui n’avait pas été foutue de faire sauter la barrière électrique de l’uranium, ni d’altérer sa structure. C’était impardonnable. La colère de Groves s’abattit sur son aide de camp. En militaire qui se respecte, le général passait ses frustrations sur Nichols ou dans des barres chocolatées Hershey’s, les deux solutions n’étant pas incompatibles.
Ce n’était pas un hasard si son ventre poussait de l’avant ou si dans l’intimité Nichols le traitait de sonovabitch, élégante contraction d’une vive insolence. Leur fréquentation illustrait à merveille la théorie du caleçon de laine. Au début, Nichols avait trouvé Groves irritant, à présent il lui était insupportable.
Alors que le manque d’argent semblait être l’unique résultat concret des expérimentations du Radiation Laboratory, Groves regarda sa montre. L’heure du déjeuner approchant, il pouvait s’autoriser la fuite. D’un geste martial, il stoppa les plaintes de Lawrence et, Nichols sur ses talons, quitta le laboratoire. Groves souffrait d’ennui et de consternation. Pour ne pas reconnaître son absence de résultats, Lawrence avait plaidé les problèmes de financement, la petitesse de son accélérateur de particules, l’étroitesse du laboratoire, le manque de personnel. Par-delà les mous, les indécis et les confus, Groves méprisait les lâches.
Le président de l’université avait organisé un déjeuner en l’honneur de Groves et des scientifiques détachés aux recherches secrètement menées à Berkeley. Depuis l’été 1942, les physiciens réunis en petits groupes travaillaient à la potentialité d’une bombe atomique. Tous espéraient rendre concevable l’inconcevable. Tous souhaitaient confronter leur intelligence aux mystères de la nature. La jubilation et l’excitation nourrissaient leur appétit de découverte.
Avant l’attaque de Pearl Harbor par les Japonais, la Seconde Guerre mondiale était entrée dans la vie des intellectuels américains en vagues de réfugiés venus trouver asile aux États-Unis. Parmi eux, nombre de chercheurs, qui dans leur fuite avaient déplacé le centre de gravité scientifique de l’Europe vers les États-Unis. Lorsqu’un doute naissait sur l’usage de l’énergie atomique, les scientifiques prenaient à témoin leurs homo¬logues réfugiés, écoutaient leurs récits sur Hitler, lisaient les noms des bateaux coulés dans l’Atlantique et se remettaient au travail. Le groupe dédié aux aspects théoriques des performances de la bombe, dirigé par l’Américain Robert Oppenheimer, réunissait le Hongrois Edward Teller, l’Allemand Hans Bethe, le Suisse Félix Bloch, les Américains John van Vleck, Emil Konopinski, Eldred Nelson, Stanley Frankel et Robert Serber. Mais les réfugiés n’étaient pas tous scientifiques. L’ami d’Oppenheimer, Haakon Chevalier, avait accueilli chez lui Vladimir Pozner, auteur de littérature, juif, antinazi notoire et militant communiste. À l’occasion de soirées chez Chevalier, Oppenheimer avait rencontré Pozner et les deux hommes s’étaient liés d’admiration. Oppenheimer aimait les lettres. Enfant, il avait hésité à se dédier à l’écriture. Jeune homme, il avait composé et publié de la poésie. Adulte, sa pensée scientifique s’articulait de littérature et s’émaillait de philosophie. Oppenheimer n’était pas un spécialiste, un monomane, un expert. Ses confrères l’avaient mis devant cette grave contradiction : on ne pouvait être à la fois poète et physicien. Selon ce théorème, l’opposition de la poésie et de la physique rendait ces activités incompatibles à habiter le même homme.
Les serveurs naviguaient sur les discussions liquides de l’apéritif, passant entre les scientifiques, les administratifs et les deux militaires. Les boiseries de la salle de réception résonnaient d’échanges anodins lorsque Oppenheimer entra. Son regard bleu effleura les deux inconnus. Le premier dévorait l’espace autour de lui, grand, carré, la voix forte, la ceinture trop tendue sur un ventre d’ancien sportif, gros coffre, yeux vifs sous des sourcils froncés. Le second, moins fort, moins voyant, moins en tout, déjà dégarni, portait des lunettes. Le scientifique aurait poursuivi son chemin si, d’un geste impérieux, le président de l’université ne l’avait convié à les rejoindre.
À son habitude, à grands battements de jambes, Oppenheimer traversa la salle. Nichols recula, réfractaire à la main tendue. Il savait Oppenheimer communiste, aussi ¬choisit-il la fuite plutôt que la compromission. Groves, conservant la curiosité qu’il appliquait à tous, le reçut d’une poignée de main rude. Détestant plus encore les ouï-dire que les scientifiques, avant de juger un homme le général le rencontrait. Oppenheimer lui rendit la fermeté de la main et du regard. Il était son genre d’homme, direct comme un coup de poing. Très vite, ils quittèrent la sphère de la conversation, délaissèrent Marcel Proust et John Donne, la guerre en Europe, les cours menés de front entre Berkeley et le California Institute of Technology, la construction du Pentagone, pour entrer dans le dur. Et le vide se fit autour d’eux. La rapidité, la perspicacité et l’évidence de leurs échanges les isolèrent. Ils ne se quittèrent plus. Les témoins parlèrent d’immédiateté.
Groves souriait. Ce premier sourire depuis des mois alarma Nichols, réfugié au buffet. Dans l’assemblée réunie pour le déjeuner, un seul scientifique ne devait pas se voir offrir le poste de directeur, et le général sympathisait avec lui. En 1933, Oppenheimer avait versé 3 % de ses revenus annuels à un fonds de soutien aux scientifiques juifs démissionnés des universités allemandes ; en 1937, il avait été secrétaire du bureau local du Syndicat national des enseignants et avait organisé des collectes de fonds pour les Brigades internationales prenant les armes pour soutenir les républicains espagnols contre Franco, des activités considérées comme anti-américaines. Puis le pacte germano-soviétique de non-agression avait été signé et Oppenheimer avait renoncé au communisme. Une erreur de jeunesse pour Groves. Une nouvelle virginité trop pratique pour Nichols.
Groves riait. Après la sidération, son aide de camp regarda le rire métamorphoser la physionomie du général, brider ses yeux et colorer ses joues. Groves et Oppenheimer prirent place à table sans que personne n’ose les rejoindre. En compagnie du prix Nobel Ernest Lawrence, l’anxieux Nichols surveillait l’évolution du déjeuner. Le plaisir de Groves ne se tarissait pas et celui ¬d’Oppenheimer semblait croître. Laurel et Hardy, pensa Nichols. Un long trait tracé avec style par un costume d’excellente facture, une ligne de fumée bleue à l’aplomb de sa main gauche et des yeux immenses face à un corps rond et massif, débordant de son uniforme, tripotant sa moustache avec jubilation. Perdu dans un nuage bleu, le général rigolait bouche ouverte, inhalant à pleins poumons une fumée qu’il détestait. Tel qu’il regardait Groves, Nichols pouvait le voir sombrer dans le charme d’Oppenheimer comme le miel emporte la cuiller.
Le corps massif du général dévala la pente douce l’entraînant jusqu’au taxi, puis la gare et enfin Washington. À bonne distance, Nichols marchait derrière. Il anticipait à regret les deux jours en tête à tête, enfermés dans leur wagon-lit. Trois nuits de ronflements. Quarante et une heures jusqu’à Chicago, puis dix-sept jusqu’à Washington. Tel était le temps imparti pour déraciner la passion du sonovabitch pour le communiste. Comment expliquer autrement cet engouement soudain pour Oppenheimer ? Nichols, en psychologue de mess, aurait parié sur un mariage prochain. Et là, courant vers le taxi, il était certain d’aller au-devant des problèmes. Il espérait tenir bon jusqu’à l’arrivée de la cavalerie du Federal Bureau of Investigation et des services secrets de l’armée. Ils ne laisseraient jamais un communiste diriger le projet le plus secret de l’histoire des États-Unis.
À peine son large séant posé sur sa couchette, Groves détailla les talents du docteur Oppenheimer. Les yeux portés de l’autre côté de la fenêtre où scintillait la baie d’Oakland, Nichols cherchait une échappatoire. S’il parvenait à différer la discussion jusqu’à la gare de San Francisco, il pouvait escompter la reporter au lendemain car Groves était un couche-tôt. Vers 21 heures, les notes prises dans la journée lues et réécrites, les dossiers classés, Groves éteignait sa lampe. Son ronflement n’attendait pas quelques minutes pour priver Nichols de repos. Cependant, ce soir-là, malgré l’heure avancée, le général ne dormait pas. Debout en pyjama et robe de chambre dans leur wagon-lit Pullman, il ne lâchait rien. Il avait vu en Oppenheimer son directeur et aucun argument ne parvenait à le détourner de son choix, pas même la suggestion d’une barre chocolatée Hershey’s. Groves connaissait son talent de visionnaire. La preuve ? Il avait été choisi par le président Roosevelt. Lui, et aucun autre.
D’un calme à se faire casser la figure, Nichols démontait les arguments à mesure que Groves les avançait. Une douce vengeance des brimades. Le 26 janvier 1942, le FBI avait recommandé une surveillance particulière d’Oppenheimer pour « possible appartenance » à un groupe « hostile à la prospérité du pays ». Oppenheimer naviguait entre syndicalisme, communisme, enseignement et direction de recherche au sein du projet Manhattan. Cette association entre la présidence d’un groupe de recherches top secret et une vie sociale dangereuse pour la sécurité de l’État dynamitait sa titularisation. Nichols énonçait les faits : Oppenheimer était un physicien non nobélisé, sans expérience de projets d’envergure, il n’était pas une figure tutélaire du monde scientifique, à peine plus qu’un excellent théoricien, célèbre et peu publié.
Séduit, Groves flirtait avec la mauvaise foi. Oppenheimer était un scientifique débordant d’enthousiasme communicatif, admiré de ses pairs et prêt à secouer tout ce petit monde pour obtenir des résultats, il comprenait et partageait ses soucis et, miracle, répondait aux questions qu’il n’avait pas encore formulées. Et ça, c’était une première. Le physicien proposait des solutions pratiques, matérielles, et pas dans dix ans, non, dès à présent. Un homme dont l’esprit cavalait au même rythme que le sien, chez qui l’urgence provoquait questions puis analyses, pour finalement, et sans confusion ni lâcheté, trancher. Un homme d’action, quoi. Cette ardeur lui était irrésistible. Même la démarche d’Oppenheimer, cette étrange manière de se précipiter en avant dans une chute rattrapée à chaque pas, traduisait, selon lui, l’efficacité du corps au service de l’esprit. De plus, si Oppenheimer était un gauchiste, il l’était à la manière des grands bourgeois se préoccupant de la misère des petits, de l’injustice du coût de l’éducation et des soins. Rien dans son discours ne laissait à penser à un bolchevik couteau entre les dents. Au pire soutenait-il le New Deal de Roosevelt et l’augmentation des impôts sur les multinationales. Mais Nichols restait insensible aux arguments. Poussant un soupir de taureau, Groves plissa les yeux. Cet échange musclé avec son aide de camp le préparait au débat qui l’attendait à Washington. Là-bas, il aurait à répondre à l’attaque coordonnée des services de renseignement et des manufacturiers redoutant plus l’espionnage industriel que les nazis. Aussi recensa-t-il ses arguments.
Groves rappela à Nichols les limites de sa mission. Primo, il était chargé de la fabrication du plutonium. Pour cela, il coordonnait le travail des industriels, organisant le bombardement de l’uranium pour obtenir le plutonium, cet isotope fissile qui changerait le cours de la guerre. Il était le référent de la General Electric, d’Union Carbide, de DuPont ou encore de Monsanto. En d’autres termes, Nichols gaspillait son temps à le contredire et perdait de vue l’ensemble du projet. Secundo, Nichols n’était que le financier de ces entreprises. N’avait-il pas obtenu une rallonge de six mille tonnes de lingots d’argent du Trésor américain en prévision d’investissements pharaoniques des grandes entreprises au service de la guerre ? Tertio, le général décidait car il était le chef, ce qu’il traduisit avec poésie : « Arrêtez de me faire chier, Nichols. J’ai entendu. Un communiste est un danger pour la sécurité du projet Manhattan et les brevets des entreprises, mais jusqu’à preuve du contraire Oppenheimer n’est pas communiste et, tant que vous n’aurez que des soupçons, il n’en sera pas un. » D’un geste vif et calculé, ce moment où la mauvaise foi remporte le point par forfait, le général attrapa son carnet posé sur sa tablette de nuit, envoyant valdinguer son réveil de voyage posé dessus. Le bruit métallique, les bonds dorés et la disparition de l’instrument sous la couchette suspendirent la dispute. « Ramassez-moi ça, Nichols. » Le régime militaire a ça de bon qu’une fois que vous êtes arrivé tout en haut, les autres vous obéissent. L’affrontement prit une pause pour célébrer l’humiliation. C’était décidé, Groves trouvait le physicien franc du collier et voyait son utilité sur le long terme. Oppenheimer tarabusterait les scientifiques, son enthousiasme cadencerait le rythme du général et son côté bon élève le rendrait obéissant. Oppenheimer deviendrait le chef d’orchestre et Groves lui fournirait les partitions.
« Pourquoi pas, général, répondit Nichols après avoir ramassé les morceaux de sa dignité et le réveil. Pourquoi pas un scientifique pour valider vos intuitions, mais sachez que je m’opposerai à sa nomination au projet Manhattan. »
La main de Groves s’écrasa sur son carnet, comme s’il écrasait le visage terne et froid de ce bureaucrate en gants blancs. Le doctorat de Nichols ne lui permettait pas de comprendre ce que l’expérience de terrain avait appris à Groves. À quoi bon perdre mon temps ? pensa le général, choisissant de quitter le compartiment. La perspective d’une nouvelle barre chocolatée au wagon-restaurant n’était pas une si mauvaise idée.
L’air du couloir sentait la fraîcheur des heures tardives, les résineux des forêts traversées et la fumée de la locomotive. Comme Oppenheimer, cette odeur n’était pas parfaite, mais c’était la bonne. En robe de chambre, traînant ses pantoufles vers les confiseries, Groves convoqua le soulagement réparateur de cette rencontre. Il s’agissait bien d’un soulagement après la lassitude, la crainte et le doute. Il avait trouvé son alter ego et n’y renoncerait pas.
Les quelques fumeurs encore présents envisagèrent son entrée avec circonspection. Même en tenue de nuit, le général marquait l’autorité que ses galons imposaient en uniforme. Il fronça ostensiblement le nez et gagna la table sous la fenêtre ouverte. Oppenheimer fumait, mais chez lui cela ne traduisait pas un loisir, plutôt l’impatience. Bien sûr il y avait quelque chose de séduisant dans ce regard direct et droit, bien sûr le général était sensible à l’intelligence et à la pédagogie, cependant c’était la franchise du scientifique qui l’avait convaincu. Oppenheimer avait exprimé l’intime conviction de Groves. Il avait reconnu que les scientifiques ne savaient pas grand-chose et qu’ils devaient apprendre vite, que cette situation leur demandait de calculer une bombe avant d’obtenir les matériaux fissiles, avant même de savoir comment les assembler. Il avait avoué qu’aucun d’entre eux n’était spécialiste d’une discipline qui n’existait pas encore et naîtrait en cours de route. Oppenheimer avait été honnête. Il avait demandé à Groves de lancer tous les fronts à la fois, la théorie en même temps que l’ingénierie, que la production de plutonium, que les sciences appliquées. Dans le cas contraire, ils perdraient la course contre Hitler. Ces mots auraient pu sortir tout droit du cœur du général. Il s’était senti seul trop longtemps pour ne pas reconnaître celui avec qui partager ses inquiétudes. La dernière proposition d’Oppenheimer avait été la meilleure. « L’échange d’idées est la source de la recherche, général. Les idées doivent se partager, s’écouter, se mâcher, se contredire.
— Nous ne sommes plus à l’université, docteur, on parle du plus grand secret de notre époque.
— Alors, créez une université secrète. »
À cet instant précis, Groves avait su qu’il croisait le regard de celui qui, comme lui, trouvait des solutions aux emmerdements.

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Où comment Robert Oppenheimer échoue à faire interdire la bombe
Sans parvenir à les remplir, j’ai assemblé quelques cartons de transport pour recevoir mes souvenirs, les documents collectés, classés, agrafés depuis tant d’années. Saisi de la mystique des pèlerins, je regarde les frises colorées de mes Post-it. Tout est aligné là, chaque moment marquant, les faits retenus par ¬l’Histoire. Entre ces feuillets se cachent l’épaisseur des pensées, la fluidité des sentiments, la fragile vraisemblance. Même si tout ce que j’écris est vrai, ce tout est sujet à mon interprétation. L’Histoire est la peau du temps, fragment après fragment cousu par ceux qui racontent, ceux qui ont survécu, ceux qui ont gagné. Mes mots épinglés au mur retracent un chemin, ils n’expliquent pas. Mon enquête a créé un kachina, un masque, une parure à Robert. Les kachinas des Indiens hopis du Nouveau-Mexique incarnaient les mythiques esprits d’enfants morts noyés lors d’antiques migrations. Ces enfants morts volaient les enfants vivants et les emportaient dans l’au-delà. Pour soulager les défunts, une fois l’an, les Hopis peignaient des masques, cousaient des costumes, fabriquaient des poupées. Pour apaiser ces êtres originels, ils dansaient, ils commémoraient le souvenir de la noyade. Reconnaissants, les esprits renoncèrent à leurs funestes cueillettes.
Habillant Robert de couleurs et de plumes de papier, j’ai invoqué son kachina dans l’espoir d’accéder au sensible. Sous ma main s’étirent les informations collectées, défilent les années de sa vie. Les siennes. Les miennes. Les nôtres, depuis la bombe. Sur mon mur, j’ai affiché ses interrogations, non mes certitudes. Robert s’est niché en moi en éclats de souvenirs.
Mardi 2 juillet 1946, New York
« L’affaire est sans espoir. » Oppenheimer froissa le journal et le jeta sur la table du hall de l’hôtel. Le Washington Post annonçait le succès de l’essai nucléaire sur Bikini. La veille, la Navy avait vérifié qu’une bombe atomique était en mesure de couler un bateau de guerre, question à laquelle Oppenheimer avait répondu au président Truman, des mois auparavant, d’un laconique : « Oui, ce type de bombe peut couler un navire, l’unique variable à votre test est la distance séparant le bateau de l’explosion. »
Devant les ascenseurs, son regard gris fumée croisa le sourire désolé de son ami Isidor Rabi. Le sourire triste disait : « On s’est fait baiser, mon gars. » Depuis quelques jours, sans se le dire, ils avaient admis l’échec de leur plan, et la bombe atomique Able sur Bikini venait de l’homologuer. Rabi appuya sur le bouton-poussoir de l’ascenseur. « Opération Croisée des chemins : tu ne peux leur reprocher de manquer d’humour ! » Oppenheimer ne répondit pas, il tentait de juguler le froid de la colère plongeant dans ses veines. Des deux, il était le plus bouleversé, le moins résolu à l’abdication. Peut-être se croyait-il plus qu’un autre responsable de l’apocalypse nucléaire.
Dans le grincement mécanique de l’ascenseur les tirant vers le ciel nocturne, vers la terrasse de l’hôtel, au-dessus de New York, ils n’échangèrent plus un mot. À l’étage, le long couloir sentait la poussière de tapis et le vieux tabac. Parvenu devant la porte de sa chambre, Rabi hésita. Il reconnaissait les symptômes de la colère d’Oppenheimer. Givre intérieur, elle blanchissait ses lèvres. Il posa sa main chaude au-dessus du coude de son ami. « On fait monter le service d’étage et c’est toi qui régales. »
La porte à peine ouverte, sans allumer les lumières, Oppenheimer traversa la chambre, ouvrit la porte-fenêtre, sortit sur la terrasse et poussa un juron étouffé. Une injure comme Rabi n’en entendit plus. Un presque-cri, qui lui fit mal. Ce fut la dernière fois qu’il entendit pareil vocabulaire sortir de la nuit d’Oppenheimer. Les mains vaines, il déambulait en va-et-vient déréglés, avalant en trois pas la longueur de la terrasse. L’injure n’avait pas apaisé son corps. « C’est fini. Nous ne trouverons plus d’accord aux Nations unies. Les militaires ont fait péter la première bombe atomique en temps de paix. Ils nous ont coupé l’herbe sous le pied. Ils ont gagné. » Pour éluder cette évidence, Oppenheimer alluma une cigarette. En stratège, il avait élaboré l’interdiction de l’usage militaire de l’atome, en intellectuel, il avait stimulé la rationalité contre l’émotion, mais l’homme avait échoué. Silencieux, il s’abîma dans les lumières de New York sans que Rabi ose le tirer de ses pensées. Le corps de danseur se penchait sur le vide, revisitait sa méthode, ses manœuvres, traquant ses erreurs. « Je suis prêt à aller n’importe où, faire n’importe quoi, mais là je suis à court d’idées, Rab. Même la physique, l’enseignement me semblent sans objet maintenant. Je suis vidé, sec.
— Tu as des alliés.
— Quand le président n’en est pas, qui est assez puissant pour le faire changer d’avis ?
— Les médias, l’opinion publique.
— Pour l’effet que ça a eu. »
Oppenheimer tassa une nouvelle cigarette sur le cadran de sa montre et l’alluma. Il avait parrainé le Bulletin of Atomic Scientists, un journal créé par des anciens du projet Manhattan pour soulever le voile d’ignorance jeté sur l’atome, sur les bombes, un journal pour expliquer à la presse, pour avertir le public et la communauté scientifique. Il avait participé à la rédaction d’un opuscule intitulé One World or None. Ce recueil d’articles alertait sur les dangers de la bombe, expliquait les enjeux de la fission de l’atome et démontrait la nécessaire union des peuples du monde pour domestiquer la puissance nucléaire. Lors de sa publication, le Washington Post avait titré : « Pour le bien de la planète, lisez One World or None. » Mais les livres sont lus par ceux qui les choisissent et les essais approfondissent une pensée déjà attentive. Pour toucher le grand public, ils avaient produit un court-métrage et la connaissance était entrée dans les foyers. Le choc avait été grand et l’affolement général. Il brisait la croyance de monsieur et madame Tout-le-monde aux enfants jouant au ballon sur la pelouse des pavillons, à la béatitude du confort moderne, à la voiture achetée à crédit, à la Liberté éclairant le monde. L’isolationnisme de banlieue fut vaporisé. La société américaine contempla sa mort prochaine dans l’infini d’un ciel de feu. Oppenheimer n’avait pas compris la réponse de la population effrayée. Il souhaitait éduquer à la conscience politique de l’atome, il avait dit « Travaillons à son contrôle », ils avaient entendu « On va tous crever ».
« C’est ma faute si les Américains veulent plus de bombes. J’ai fait le jeu du lobby des armes.
— Oppie, les lobbys étaient déjà présents sur les Collines de Los Alamos et du Capitole. Les accords à l’ONU, tels que nous les rêvions, sont morts depuis que Truman t’a remplacé par un businessman. C’est lui qui a viré la science et la transparence de l’ONU. C’est lui qui les a remplacées par l’économie et la stratégie. Il a enterré ton plan. Toi, tu as fait ton possible. »
Les mains sur la balustrade de la terrasse, les yeux perdus dans New York, Oppenheimer poursuivait sa pensée. « J’avais encore quelques espoirs d’incliner les négociations dans mon sens, mais l’explosion d’Able a tout foutu en l’air. La Navy a offert à Staline l’opportunité de dénoncer notre manque de sérieux sur le désarmement. » Au-dessus d’eux scintillait une nuit d’étoiles d’été. « Il fallait montrer l’exemple de la frugalité atomique et astreindre les Russes à nous suivre. Il fallait les enchaîner à des accords internationaux en nous y enchaînant aussi. Il fallait renoncer à notre propre puissance atomique pour les empêcher d’exercer la leur. » Silencieux, Oppenheimer se retourna vers Rabi. Comme le destroyer USS Anderson, champion de la bataille de Midway et de la campagne de Guadalcanal, coulé à cinq cents mètres de l’épicentre de l’explosion d’Able, ses derniers espoirs avaient été envoyés par le fond.
Lorsque Oppenheimer était allé trouver Truman pour dénoncer le sang qui rougissait ses mains depuis Hiroshima, ce dernier lui avait rappelé sa place négligeable dans la chaîne de commandement. Lui seul avait ordonné le bombardement. Lorsque le président avait exhorté Oppenheimer à rejoindre l’équipe du test Able, le scientifique avait refusé, considérant la démonstration mathématique établie : plus proche de l’explosion égale plus de dégâts. Après cela, ils étaient demeurés chacun de son côté de Virginia Avenue.
Oppenheimer regarda au-dessous de la terrasse, tout en bas, jusqu’au vertige, les passants minuscules. Le 14 juin 1946, le gymnase du gothique Hunter College de New York avait été l’épicentre du monde, la capitale de l’élite diplomatique ; un ballet de voitures pavoisées, de drapeaux nationaux, pour un espoir de paix au sein du bâtiment temporaire de ¬l’Organisation des Nations unies. Peut-être Oppenheimer avait-il été naïf, mais il comptait bannir les armes atomiques, comme en 1925 les gaz de combat, vestiges de la Première Guerre mondiale, avaient été interdits. Il prétendait à la création d’une Autorité inter¬nationale de développement atomique à laquelle seraient confiés la recherche et le développement des applications pacifiques de l’énergie nucléaire, ainsi que la prévention de la construction et l’élimination des armes de destruction massive. Le Doctor Atomic avait déclaré le contrôle de l’atome, par toutes les nations, pour tous les peuples. Préférant les promesses économiques de la guerre froide à la concorde, Truman avait envoyé le courtier Bernard Baruch pour le remplacer. Baruch, membre du conseil d’administration des Mines Newmont propriétaires de mines d’uranium, était venu encadrer l’extraction minière. Là où le rapport Acheson-Lilienthal rédigé par Oppenheimer entendait contrôler la chaîne nucléaire des mines aux affectations scientifiques, Baruch avait prêché un désarmement total, promettant aux contrevenants des représailles atomiques exercées par l’Amérique seule. L’application de ces sanctions exigeait des membres du Conseil de sécurité de l’ONU de renoncer à leur droit de veto. Les négociations avaient été rompues.
L’optimisme féroce d’Oppenheimer l’avait poussé à suivre la délégation Baruch et à assister au dévoiement de ses propositions. Peut-être reste-t-il encore une chance, avait-il espéré. Impuissant, il se tenait là, assis derrière Baruch, à quelques mètres de Groves. L’homme qui portait la responsabilité de la bombe avait senti le sens de l’Histoire gonfler et virer de bord, il avait vu les intérêts industriels l’emporter sur l’intérêt général. Lorsque le souffle atomique d’Able avait pénétré le Hunter College, lorsque les représentants soviétiques avaient joué les scandalisés déjà debout, poings fermés, bouches enhardies d’avertissements, Groves s’était penché vers Oppenheimer. Il riait. Il disait : « Les États-Unis n’ont pas à se soucier de la bombe russe, ils ne savent même pas construire une Jeep. » Alors, terrassé par la bravade de Groves, par les intérêts privés de Baruch et la duplicité des Soviétiques, Oppenheimer avait allumé une nouvelle cigarette pour chasser le froid qui étouffait ses mots.
La fumée marbra de blanc la nuit, un brouillard vite dissipé dans la douceur estivale. Penché au-dessus de la rue, Oppenheimer allumait une cigarette avec la précédente. À son côté, Rabi s’appuya sur le garde-corps, tournant le dos à la ville. « Tu te rappelles comme nous étions sûrs de notre coup ? comme il nous paraissait simple d’imposer notre vision aux politiques ? »
Oppenheimer suivit la chute de son mégot, la braise scintillant dans la nuit jusqu’à disparition. « Depuis les fenêtres de ton bureau je regardais l’Hudson charrier ses blocs de glace. L’atmosphère de Noël simplifiait nos espoirs, leur donnait clarté et évidence. Oui, bien sûr, je me souviens. Nous devions nous faire engager à Washington pour prendre le pouvoir de l’intérieur.
— Je comptais sur ton charme pour ouvrir les portes, et ça a marché, on s’est fait de puissants amis. » De puissants ennemis, pensa Rabi avant de poursuivre : « Il paraît qu’une future Commission à l’énergie atomique administrée par des civils va voir le jour. Tu n’auras qu’à sourire et ils te feront une place, et tu me proposeras de te rejoindre.
— Tu comptes donc me suivre à Washington ?
— On ne va pas laisser l’atome aux mains des militaires. Si ?
— C’est vrai, on ne peut plus descendre du train en marche. Il y a trop en jeu.
— Alors on est foutus ! »
Et Rabi lui tapa dans le dos pour sceller le pacte.

4
Où comment Robert Oppenheimer propose le site de Los Alamos pour fabriquer la bombe
Au Nouveau-Mexique, la puissance de la nature est plus sensible qu’ailleurs. Elle jaillit des cascades, de la fraîcheur de l’ombre des arbres, du chant de la brise, du frémissement de la peau des chevaux, de la gorge des oiseaux, des parfums fauves de la terre. Cette musique colorée d’immensité révèle la mélodie intérieure de Robert. Contrairement à nombre de ses collègues, il n’était pas musicien. Sa musique à lui s’habillait de mots. De mots tranchants comme l’air des hauts plateaux, soyeux des torrents et solides de soleil. Voilà ce qui lui a été reproché, faire entendre sa voix tranchante, soyeuse et solide. Révéler à mots choisis ses doutes.
J’ai volé le deuxième volume de Hound & Horn dans une bibliothèque. Je n’ai pas oublié de le rendre, non, j’ai glissé la publication de Harvard contre ma poitrine, sous ma veste, délibérément. Je voulais posséder un poème de Robert dans son emballage d’origine. Je sais, c’est ridicule, mais en le serrant à nouveau entre mes doigts, en respirant son papier jauni, pas un instant je ne regrette mon geste. Le poème Crossing raconte le Nouveau-Mexique, la patience des chevaux, l’immensité de la terre et des cieux, l’effort, la nécessaire liberté.
Lundi 16 novembre 1942, mesa de Pajarito, Nouveau-Mexique
Oppenheimer rencontra le Nouveau-Mexique du temps où il se voulait écrivain. Il devint cow-boy. La découverte de la vitesse du galop, du lustré de la robe et de l’odeur animale chez l’adolescent contemplatif eut l’effet d’une bombe.
Le galop et Katherine Chaves Page. Le camp de base des randonnées était une simple cabane de rondins surplombant la rivière Pecos, louée à une famille d’aristocrates désargentés dont Katherine Chaves Page était l’héritière. Très vite elle avait montré son admiration pour la culture et la vivacité de l’adolescent. Très vite il était tombé amoureux du regard posé sur lui. Il avait redressé la tête, bombé le torse et tenté d’impressionner la cavalière. Pour la première fois, il voyait la fin de son enfance comme un espoir. Il existait un moment proche où l’incompréhension dans laquelle il se débattait depuis son entrée à l’école prendrait fin. Un temps où il aurait une place. Il n’avait jamais été enfant et, s’il était né vieux, ce n’était bientôt plus une fatalité.
Le galop et Katherine Chaves Page avaient changé le jeune homme fragile en un athlète fantasque. Il sondait son talent pour l’endurance, parcourant la région de Sangre de Cristo d’une montagne à l’autre, traversant rivières, canyons, vallées. L’équitation corrigea sa gaucherie, sans pour autant guérir son étrange manière de se déplacer. Mais, Katherine trouvant sa démarche charmante et audacieuse, il s’autorisait à conquérir l’immensité d’un État plus vaste que certains pays européens, à conquérir Katherine de dix ans son aînée. Sans retenue, sans excuse ni permission, il se découvrit heureux.
Ces souvenirs de liberté répondaient en écho aux vœux de Groves. Le plateau de la mesa de Pajarito, isolé au nord et au sud par des canyons, à l’ouest par les monts Pajarito, ouvert sur un seul pont enjambant le Rio Grande à l’est, s’offrait en écrin au grand secret.
« Aviez-vous envisagé un lieu aussi beau, général ? Deux mille mètres d’altitude, un ciel bleu et sec presque toute l’année.
— Il ne neige pas ici ?
— Le plus souvent, il neige sur les cimes que vous voyez là-bas. »
Oppenheimer pointa de sa cigarette le massif blanc qui barrerait bientôt le coucher du soleil. Il avait observé la réticence du général à toute idée nouvelle, aussi lançait-il chacune de ses propositions sous la forme d’une boutade, puis, quelques jours plus tard, reprenait l’idée plus sérieusement. Ainsi assouplissait-il le cuir du militaire.
« L’armée n’aura qu’à nous fournir des skis.
— Pourquoi ça ?
— Pour skier.
— Vous avez failli m’avoir, Oppenheimer.
— Une écurie ?
— Elle est bien bonne celle-là ! »
Le général se sentait fort de l’armée et de l’université pour s’opposer aux requêtes d’Oppenheimer. Jamais ces institutions n’autoriseraient les femmes et les enfants sur un site militaire. Oppenheimer avait semé l’idée de la présence des familles, des loisirs au sein du laboratoire. L’idée allait germer et croître. Dans quelques semaines, lorsqu’ils en discuteraient à nouveau, le chemin ne serait plus si long avant qu’ils tombent d’accord sur le nombre de chevaux mis à disposition par l’armée. Oppenheimer exposa la suite des solutions apportées aux exigences de Groves. Santa Fe n’était qu’à une heure trente ¬d’Albuquerque, la gare de triage entre l’est et l’ouest des États-Unis.
« Vous vendez bien votre camelote, Oppenheimer.
— N’est-ce pas ? »
Il souffla la fumée de sa cigarette sur l’immensité du ciel. En ces terres amies, il se sentait capable des plus grands défis et le défi était grand. « Nous n’avons pas le choix, général. Si, comme les services secrets vous l’ont confirmé, Heisenberg dirige le projet atomique allemand, alors nous devons agir vite, très vite. Lançons-nous dans une campagne de recrutement.
— Docteur, vous connaissez les limites de ma patience. C’est vous qui vous chargerez du recrutement des scientifiques.
— Commençons par réunir ici ceux qui sont déjà au travail. Ils choisiront leurs équipes. Pour les autres, je m’en occupe. »
Voilà ce qui enchantait Groves, la réactivité d’Oppenheimer, cette vitesse de compréhension des enjeux et la mise en œuvre de réponses pondérées par le but commun.
« Ce lieu est parfait. »
Le général examina la mesa au-dessous d’eux. La Ranch School de Los Alamos abritait une cinquantaine de garçons venus étudier et se confronter à la vie sauvage. Un îlot en territoire pueblo. Par déformation professionnelle, il réfléchit aux canalisations d’eau, à l’électrification, à la gestion des déchets, aux routes, aux baraquements. Il espérait loger les quelque cinq cents hommes de la bombe. Il construisit une petite ville de cinq mille âmes, où l’on skia, où l’on dansa.
« N’est-ce pas. La nature du Nouveau-Mexique est une des plus belles. Une terre hopie, pueblo et apache. La terre de ces Indiens qui ne cèdent pas, tenaces jusqu’au sacrifice. C’est la terre de Geronimo.
— Bien sûr, bien sûr…
— Une fois la guerre terminée, nous rentrerons chez nous, nous rendrons ce lieu aux Indiens, aux daims, aux sources, aux arbres. »
Les rêveries sibyllines d’Oppenheimer interrogeaient Groves sur sa réelle naïveté ou une potentielle manœuvre. Il n’existait pas de polygraphe pour ces mensonges-là. Mais si la plupart des remarques du scientifique l’amenaient à réorienter ses stratégies, celle-ci était ridicule. Si l’État réquisitionnait l’immensité, y dressait un laboratoire dédié à l’atome, il ne la rendrait pas. Ni aux Indiens ni à personne. Groves préféra ne pas commenter et ramena la conversation sur la répartition de leur travail. Il prendrait en charge le matériel, le scientifique réunirait des cerveaux.
« Bien. Comment pensez-vous…
— Je vais devoir exposer nos recherches et donner à mes collègues l’assurance que le Gadget sera achevé à temps pour affecter l’issue de la guerre contre le nazisme, sinon…
— Sinon ils ne viendront pas. J’ai compris. Cependant, n’en dites pas trop, le projet Manhattan est classé top secret, seul un groupe très restreint connaît son existence et ceux-là ont engagé leur honneur sur un secret absolu. »
Oppenheimer tira sur son clope. « Je leur dirai que nous fabriquons des radars. »
À leurs pieds, la fin d’après-midi allongeait les ombres de la Ranch School. Les bâtiments de pierre, les chalets de bois se laissaient caresser d’écarlate et les garçons guidaient les chevaux vers leurs box. Il était l’heure de rentrer. Entre le lac et le bâtiment principal de l’école, sur la terre ocre, un enseignant rassemblait les plus jeunes pour l’activité sportive de fin de journée. Ils battaient des bras, sautillaient sur place avant de s’élancer autour du lac pour une course de détente. Le plus grand secret américain serait retenu dans ces espaces de montagne, paysage d’aventures, territoire de westerns.
À trente-huit ans, Oppenheimer n’espérait plus devenir écrivain, il espérait convaincre : « Si vous êtes des scientifiques, vous avez le sens de l’aventure ; si vous êtes des scientifiques, vous croyez qu’il est bon de comprendre comment fonctionne le monde. C’est là le grand défi ; le cœur du mystère, sur lequel nous travaillons. Devant nous s’ouvrent des jours intenses pour la physique ; nous pouvons espérer, je pense, être en train de vivre un âge héroïque des sciences physiques, alors qu’un nouveau et vaste champ expérimental naît sous nos yeux. Ceux qui parmi vous pratiquent la science, qui essaient d’apprendre, vous savez à quel point la connaissance est nécessaire. »
Groves comptait l’argent destiné à l’achat de la Ranch School, à l’expropriation des Indiens pueblos et à la construction des infrastructures du laboratoire. Il comptait les arbres à arracher, les tonnes de terre à égaliser. Oppenheimer réfléchissait au devenir de la terre de Geronimo, aux arbres, au désert, au vent. Sa décision bouleversait un monde parfait. Un temps seulement, espéra-t-il.

5
Où comment Robert Oppenheimer tombe dans le piège du Comité sur les activités anti-américaines
À la retraite, j’ai pris mes aises dans le grenier. Sur le mur de droite, j’ai suspendu la photographie de Frank et de Robert enfants. Cheveux peignés, pose artificielle et culottes courtes. Je n’en connais pas la date exacte, mais la situe autour de 1914 ou de 1915. Le costume sombre, trop grand de Robert est épinglé d’une cravate. Le costume marin blanc de Frank, de nœuds. Portrait de studio. Bottines noires à lacets craquantes de cirage. Bottines blanches à boutons et chaussettes blanches en accordéon. Deux enfants, deux esprits brillants nés à huit ans d’écart. Assis, Robert tient Frank serré contre lui. Robert sourit à peine, promesse d’un bon fils. Frank sourit large, encore trop jeune pour promettre. Entre eux se tient invisible la mort de leur frère Lewis Frank Oppenheimer, quarante-cinq jours après sa naissance. Un frère disparu quatre années après Robert, quatre années avant Frank. Dans l’étroitesse de leur fraternité, capturé par le photographe, se cache le serment de protection.
Voilà toute l’histoire. Pour assassiner Robert, la guerre froide commença par exiler Frank. Après avoir assigné Hollywood puis quelques politiciens de Washington, le Comité sur les activités anti-américaines a braqué ses lumières sur les scientifiques. Il faut dire qu’ils prenaient des libertés sur le discours officiel. Encore convaincu d’être un citoyen parmi les autres, Robert déclarait : « Il faut nous souvenir que nous sommes une puissante nation. Les États-Unis ne doivent pas conduire leurs affaires dans une atmosphère de peureuse méfiance. Des politiques développées et menées dans une telle atmosphère nous engageraient dans toujours plus de secret et une menace de guerre imminente. » Il était temps de le faire taire. Pour le faire taire, il fallait menacer l’être sur le berceau duquel il s’était engagé à protéger la vie. Et Frank était en danger. Si le Comité sur les activités anti-américaines condamnait le communisme de Frank, il n’enseignerait plus la physique à l’université du Minnesota, il deviendrait un paria. Et paria, il le devint.
Avec la fin de la guerre, nos pieds ont été pris dans un courant d’arrachement, ces mouvements de mer qui vous emportent au large pour vous noyer. La nouvelle guerre froide nous a plongés dans l’angoisse d’une indiscutable guerre nucléaire, dans les coups d’État en Amérique du Sud, la conquête de l’Asie et de l’Europe par les communistes, les procès de nos ennemis de l’intérieur le soir à la télé. »

Extraits
« Lundi 16 novembre 1942, Mesa de Pajarito, Nouveau-Mexique.
Oppenheimer rencontra le Nouveau-Mexique du temps où il se voulait écrivain. Il devint cow-boy. La découverte de la vitesse du galop, du lustré de la robe et de l’odeur animale chez l’adolescent contemplatif eut l’effet d’une bombe.
Le galop et Katherine Chaves-Page. Le camp de base aux randonnées était une simple cabane de rondins surplombant la rivière Pecos, louée à une famille d’aristocrates désargentés dont Katherine Chaves-Page était l’héritière. Très vire elle avait montré son admiration pour la culture et la vivacité de l’adolescent. Très vite il était tombé amoureux du regard posé sur lui. Il avait redressé la tête, bombé le torse et tenté d’impressionner la cavalière. Pour la première fois, il voyait la fin de son enfance comme un espoir. Il existait un moment proche où l’incompréhension dans laquelle il se débattait depuis son entrée à l’école prendrait fin. Un temps où il aurait une place. Il n’avait jamais été enfant et, s’il était né vieux, ce n’était bientôt plus une fatalité. » p. 39

« Oppenheimer cloisonnait sa vie, domestiquait ses émotions depuis si longtemps que la fragmentation lui était devenue coutumière. Une habitude établie pour se préserver des attaques des garçons de son enfance, devenue une seconde nature preste à l’oubli. Cette protection lui avait permis de se reconstruire, de se défaire du passé, de devenir l’homme qu’il souhaitait être. Avec le temps, cette discipline s’appliquait à tout, du Gadget à Jean. Oppenheimer se délaissait des souffrances, des bonheurs, les rangeait dans un coin reculé de son esprit pour ne jamais les partager. Cette île dont seuls ses pas foulaient la plage le retirait de la vie, mais lorsqu’il revenait parmi les hommes, il se concentrait sur l’instant, sur l’essentiel. Et ce soir-là l’essentiel était Jean. » p. 102

À propos de l’auteur
OLLAGNIER_Virginie_DRVirginie Ollagnier © Photo DR

Virginie Ollagnier est écrivaine et scénariste de bande dessinée. Elle a notamment publié Toutes ces vies qu’on abandonne, Rouge argile (Liana Levi) et Nellie Bly (Glénat). (Source: Éditions Anne Carrière)

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Badroulboudour

de_FROMENT_Badroulboudour  RL-automne-2021 Logo_second_roman

En deux mots
En partant en vacances au « Kloub » avec ses deux filles, Antoine ne se doute pas qu’il est l’objet d’une machination. Pourtant ce spécialiste des Mille et une nuits et autres contes orientaux aurait pu savoir que tout ce qui brille n’est pas d’or.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Mille et une entourloupes

Dans un second roman qui confirme la belle vivacité de sa plume, Jean-Baptiste de Froment nous entraîne en Orient. Au pays des Mille et une nuits, œuvre dont il a réhabilité son traducteur français, bien des surprises l’attendent.

Antoine, cadre supérieur ayant dépassé la quarantaine, rencontre un groupe de collègues à l’aéroport avant de prendre la direction du « Kloub » où il va passer des vacances avec ses deux filles surexcitées. Sa femme l’ayant quitté, lui a plutôt l’humeur morose, même si sa vie a pris une tournure plutôt exaltante dans les derniers mois. C’est qu’Antoine Galland est l’homonyme du traducteur des Mille et une nuits, une coïncidence qu’il a pris comme un appel à s’intéresser à cet auteur oublié, allant jusqu’à consacrer une thèse sur cette belle œuvre. Thèse qui aura au moins eu le mérite de faire tanguer le cœur de Madeleine, lui confiant le soir même de sa soutenance qu’elle attendait de lui qu’il l’aime mille et une fois. Las, après des débuts encourageants, soulignés par la naissance de Garance et d’Aubépine, le couple se séparera après un voyage à Tanger marqué par la perte d’un bagage, élément déclencheur de leur rupture.
Mais pour l’heure, le Kloub attend le père et ses enfants… avec quelques surprises. C’est ainsi qu’il retrouve là un collègue et une ancienne connaissance qu’il aurait préféré oublier, mais aussi un animateur qui semble bien connaître les Mille et une nuits puisqu’il préfère nommer la fille dont s’éprend Aladdin Badroulboudour plutôt que Jasmine, comme dans Disney. Badroulboudour, comme dans la traduction de Galland. Il faut dire que, par un étonnant concours de circonstances, Galland est devenu en quelques mois un héros dont le parcours a servi au Président de la République, Célestin Commode à redorer le roman national.
Le chef de l’État a choisi de «panthéonniser» cet homme, «parti de rien, originaire d’une province reculée du royaume, (qui) avait mis son énergie et son intelligence, qui étaient grandes, au service de la connaissance de l’Autre: c’est-à-dire de l’Arabe, du Mahométan.» Très vite les Mille et une nuits étaient devenues l’œuvre à la mode, car «avec Aladdin, les Français prenaient leur revanche sur tous les maux dont ils s’estimaient frappés. Aladdin, c’était l’ascension sociale fulgurante d’un vaurien devenu, par les vertus combinées de la chance et du mérite, plus puissant et valeureux que le sultan. C’était aussi l’amour absolu, car tous les pouvoirs de la lampe, Aladdin les avait sacrifiés à la conquête de la princesse Badroulboudour. Aladdin incarnait enfin – et cet aspect des choses n’était pas négligeable – l’Orient made in France».
Mais dans cette belle histoire comme dans les contes orientaux, il faut se méfier des apparences, des ombres qui rôdent. Pour avoir oublié ce conseil de prudence et avoir été aveuglé par la quête de sa princesse, la belle Badroulboudour, Antoine va devoir affronter des vents contraires, pris dans les rouages d’une machination habilement cachée.
Si l’on retrouve des lieux et des personnages de son précédent roman, État de nature, dans cette œuvre, c’est plutôt un clin d’œil adressé au lecteur par le romancier, car il ne gênera en rien la compréhension du texte. En revanche, on retrouve la même vivacité de ton et cette ironie qui tout au long du texte va souligner la complexité des rapports humains. Car bien entendu, ce sont bien ces rapports, et les sentiments qui les dictent, que Jean-Baptiste de Froment analyse dans ce conte délicieusement «oriental», avec son lot de perfidie, de retournements de situation et de mystère.

Badroulboudour
Jean-Baptiste de Froment
Éditions Aux forges de Vulcain
Roman
224 p., 18 €
EAN 9782373050929
Paru le 20/08/2021

Où?
Le roman est principalement situé dans un club de vacances, en Égypte. On y évoque aussi Paris, Rome, Le Vatican et Tanger.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Antoine Galland se retrouve un jour dans un hall d’aéroport, en partance pour un club de vacances en Égypte. Madeleine, sa femme, l’a quitté et, pour les vacances, lui a confié leurs deux petites filles. Antoine a bien besoin de vacances. Il reste éprouvé par son divorce, mais aussi par l’agitation de ces derniers mois, où lui, l’homme discret, maladroit, féru de littérature arabe, s’est retrouvé, bien malgré lui, embrigadé dans une grande opération de communication du jeune Président de la République, Célestin Commode, qui, cherchant la synthèse parfaite pour réconcilier villes et banlieues, jeunes et vieux, modernes et réactionnaires, en même temps qu’une astuce pour relancer la diplomatie arabe de la France, a décidé de remettre au goût du jour Antoine Galland, l’illustre homonyme de notre héros, et traducteur des célèbres Mille et une nuits. Mais notre Antoine, dans ce club de vacances, se retrouve pris dans un jeu mystérieux qui consiste à identifier, cachée parmi les vacanciers, Badroulboudour, la femme parfaite. Une aventure bizarre au cours de laquelle il sera confronté à son célèbre homonyme du passé, dans un jeu de miroirs éclairant sur notre temps.

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Les premières pages du livre
« 1.
«Le Kloub, tu vas voir, c’est assez spécial quand même…» lui avait dit Madeleine, son ex-femme. Elle y était allée l’année dernière avec les filles. Cet été, c’était le tour d’Antoine.
Sans doute allait-il voir, mais pour l’instant, Antoine Galland n’était qu’à l’aéroport, seul avec ses filles.
Comme d’habitude, Garance et Aubépine étaient déchaînées. Avec les boîtes en carton bariolé, aux couleurs d’un célèbre fast-food, qui avaient contenu leur repas, elles s’étaient confectionnées d’énormes couronnes, qu’elles avaient solidement enfoncées sur leurs petites têtes, presque jusqu’aux sourcils. De forme rectangulaire, bombées à leur sommet, ces couronnes n’étaient pas sans évoquer, se dit-il, les tiares que portaient les despotes de l’Orient englouti, ceux de Carthage et d’Ilion, de Babylone et de Ninive, de Sumer et de Nabatène, des royaumes de Pergame et de Saba, voire des empires achéménide et séleucide. Le message, en tous cas, était clair : désormais et jusqu’à l’embarquement, les enfants d’Antoine régneraient sans partage sur cette partie du terminal B7. Pour rendre leur domination plus éclatante, juchées sur le rebord du chariot à bagages, les petites filles brandissaient les deux bâtons de Smarties géants qu’elles lui avaient extorqués dans la boutique hors taxes située juste à côté. Bâtons qui dans leurs mains, à la fois sceptres et matraques, étaient devenus les vivants symboles de l’arbitraire. Circonstance aggravante, dans son cynisme, pour appâter davantage les mioches et rendre l’acte d’achat inéluctable, comme si la promesse conjointe du chocolat et du sucre ne suffisait pas, la multi-nationale à l’origine de ces tubes de bonbons très grand format avait équipé leurs extrémités de mini-ventilateurs ludiques, qui ne rafraîchissaient pas mais émettaient, une fois mis en marche, un vrombissement entêtant comparable, à leur échelle, à celui d’un escadron d’hélicoptères américains à l’approche des rizières nord-vietnamiennes, bourrés de napalm et de soldats hystériques.
– Calmez-vous, les enfants, je vais vraiment me fâcher maintenant, proféra-t-il d’un ton exagérément comminatoire, davantage à l’intention de ses voisins adultes, pour leur montrer qu’il était conscient de la situation et ne baissait pas les bras, que de sa progéniture, dont l’hilarité avait redoublé au prononcé de la menace.
Antoine savait bien qu’il ne pouvait être véritablement question ici de sévir, qu’aucune confiscation des bâtons Smarties, en particulier, n’était envisageable, car les représailles alors seraient terribles. Elles prendraient d’abord, face à l’ampleur du crime de lèse-majesté dont il se serait rendu coupable, la forme encore symbolique de hurlements : ceux de la fierté offensée, signifiant qu’à travers leurs personnes sacrées, c’étaient les droits de tout un peuple, du peuple des petites filles à travers la Terre, qui avaient été bafoués. Puis sans transition aucune, sans la moindre sommation d’usage, s’abattrait sur lui une rouée de coups, poings et pieds mêlés, visant indistinctement toutes les parties de son anatomie, avec des conséquences potentiellement très douloureuses. Enfin, lorsqu’il tenterait de les maîtriser, ce serait l’inévitable accident, la chute de l’une des deux, plus probablement des deux, du chariot à bagages et, par conséquent, le redoublement des pleurs, le nécessaire passage à l’infirmerie. Personne ne pouvait souhaiter une telle apocalypse, dont la clameur se diffuserait de porte en porte, jusqu’aux confins du terminal.
La situation de relative paix armée, de guerre à peu près froide qui était celle du moment, était bien préférable.
– Les barbares sont à nos portes… commenta sa voisine immédiate, d’un ton lugubre, comme une réplique à son raisonnement intérieur.
Elle semblait voir dans le comportement des petites filles la confirmation de ce qu’elle pressentait depuis longtemps, l’imminence d’une catastrophe majeure. La fin de la civilisation occidentale, ou quelque chose d’apparenté.
Antoine se tourna vers elle. C’était une femme au visage étonnamment blanc. Ses longs cheveux, noirs et défaits, étaient rares comme ceux qui restent accrochés aux crânes des momies. Elle ne le regardait pas. Elle avait les mains agrippées à la poignée coulissante de sa valise Samsonite noire. Samsonite : la marque de la valise qu’Antoine avait perdue, dans un aéroport, quelques années auparavant, avec les conséquences dramatiques qui s’en étaient suivies… Elle était noire, comme celle-ci… D’ailleurs, en l’observant bien, il semblait que ce fût exactement le même modèle…
Avant qu’Antoine ne pût protester, une autre dame, assise un peu plus loin, bouclée, pimpante, répliqua :
– Mais au contraire, madame : elles sont adorables, ces enfants. Drôles comme des diables, pleines d’inventions. Détendez-vous… Ce que vous appelez barbarie, c’est la relève des générations. Personnellement, je suis quand même rassurée de savoir que le monde a un avenir !
Antoine remarqua alors, à côté de cette dame à la chevelure bouclée, un homme en fauteuil roulant, à la mine défaite et au regard vague, qui manifestement voyageait avec elle. De temps en temps, la dame bouclée lui prenait la main et la caressait.
À destination d’Antoine, elle poursuivit, d’une voix chaleureuse et tremblante :
– Je vous en prie, monsieur, ne laissez jamais personne couper les ailes de ces petites filles : car ce qu’elles portent en elles est si énergique, mais si fragile !
Antoine lui répondit par un sourire embarrassé, qui tentait de concilier deux messages parfaitement contradictoires : l’un s’adressait directement à elle, la dame bouclée, pour la remercier de son soutien, l’assurer que non, évidemment, il ne laisserait personne etc., qu’elle pouvait compter sur lui, il serait toujours du côté de l’enfance, de sa spontanéité ; l’autre était destiné à tous ceux, probablement nombreux, qui, assis dans les environs, n’étaient pas d’accord (au premier chef évidemment la femme au visage très pâle), pour leur indiquer de façon un peu subliminale qu’en réalité (même si la politesse due à la dame bouclée ne permettait pas de le dire expressément), il ne croyait pas un mot de ces sornettes démagogiques, que le seul service à rendre à la jeunesse était de la tenir en respect, de lui fixer des limites, comme disaient les pédopsychiatres, et même qu’une bonne correction de temps en temps…
À cet instant des centaines de Smarties multicolores se déversèrent sur le sol de marbre blanc, dans un tintement joyeux, salués par les cris de liesse des deux monarques, comme après un lâcher de lions sur les chrétiens dans l’arène.
– Vous voyez ! dit la femme bouclée, en éclatant de rire.
Une troisième personne, un homme cette fois, plutôt costaud et déjà bronzé, intervint :
– Oui, je vois bien, madame. Justement. Comme vous, j’aime la vie, mais à un niveau de décibels un tout petit peu moins élevé, quand même. Et sous une forme un tantinet plus civilisée, si je peux me permettre.
Le débat était lancé. Dans la foulée, quatre ou cinq autres passagers rejoignirent la conversation, moins pour tenter de régler pratiquement la situation que pour donner leur avis, le plus tranché possible, sur le problème général de l’éducation. Au bout de quelques minutes, ils se déversaient rageusement les uns sur les autres de pleins paquets de lieux communs, de part et d’autre d’une tranchée imaginaire.
Antoine, quant à lui, se gardait bien d’intervenir. D’ailleurs, ses filles s’étaient tues, sans doute pour le plaisir de contredire, une nouvelle fois, les adultes. Leurs grosses couronnes, moins bien enfoncées que tout à l’heure, penchaient légèrement au-dessus de leurs petites têtes blondes. Jusqu’à nouvel ordre, elles étaient redevenues des anges. Antoine pensa aux bébés d’Eschmoun, adorables statues de marbre que des parents, autrefois, avaient fait sculpter d’après la forme de leurs enfants, pour rendre grâce au dieu guérisseur de les avoir sauvés d’une grave maladie.
Antoine profita de ce répit pour s’intéresser de plus près à son environnement immédiat. En y réfléchissant, se dit-il, la facilité avec laquelle tous ces gens qui, en principe, ne se connaissaient pas, s’étaient mis à se parler, à faire salon dans l’aéroport, même si c’était pour s’insulter, était assez surprenante. Presque suspecte.
La plupart, il est vrai, étaient restés à l’écart de la discussion. Ils semblaient même s’en foutre royalement. Les éclats de voix ne les avaient pas un seul instant fait lever les yeux de leurs tablettes numériques. Mais précisément : cela, non plus, n’était pas normal. Ils auraient dû, comme Antoine, s’en alarmer. Leur indifférence donnait le sentiment d’une forme de connivence avec les autres qui péroraient. Ils ne les écoutaient pas, mais à la manière dont on finit par s’ignorer au sein d’une même famille lorsque, assis tous ensemble dans le salon, les uns regardent la télévision sans prêter la moindre attention à la vieille tante qui, à quelques mètres à peine, essaie pourtant de dire quelque chose.
« Ces gens-là se connaissent », conclut Antoine. D’ailleurs, s’il avait eu davantage le sens de l’observation, il aurait remarqué depuis longtemps – il ne s’en avisait qu’à l’instant – ce bracelet que tous portaient au poignet. Un mince bandeau de tissu coloré, passé dans un médaillon de plastique sur lequel était incrusté, lisible même à quelques mètres, la lettre « K ».
Le fin mot de l’énigme était là : l’intégralité des passagers du vol 407 pour Alexandrie étaient des clients du Kloub. Lequel avait spécialement affrété le Boeing qui allait bientôt décoller pour ses « M.E. », ses Membres Exquis – appelés également, plus officieusement, les « Kloubeurs », expression qu’en ce qui nous concerne, nous tâcherons d’éviter.
Antoine et ses filles ne faisaient pas exception. Eux aussi, bien sûr, se rendaient au Kloub. Mais Antoine aurait aimé que cela restât plus discret. Pour sa part, il avait laissé les bracelets dans le kit de bienvenue rangé dans sa valise. Il pensait ne retrouver les autres M.E. que sur place, une fois franchie l’enceinte du Kloub, à l’abri des regards. Or, voilà qu’il était parqué dès à présent avec ses futurs compagnons de vacances, dans un carré réservé, au vu et su de tout l’aéroport. L’aéroport, soit précisément un lieu qu’Antoine affectionnait pour l’anonymat qu’il était censé garantir, dans lequel il aimait se fondre, pour n’y être plus qu’un individu en transit parmi des milliers d’autres, sans attaches, sans passé, et avec pour seul avenir une destination étrangère inscrite sur un écran de contrôle.
– On est une bande de jeunes ! hurla une grosse voix qui fit sursauter Antoine.
– On s’fend la gueule ! répondit du tac au tac une autre.
Et plusieurs, autour d’elles, de partir dans un grand éclat de rire.
Antoine vérifia. Il était très exagéré de qualifier cette assemblée de cadres plus ou moins supérieurs à la mine jaune, épuisés par une année de vie de bureau, de « bande de jeunes ». Parmi les M.E., il y avait bien aussi quelques grands adolescents, mais ce n’était pas eux qui avaient crié. Ils avaient accueilli le numéro des adultes comme à leur habitude, avec un air consterné.
Quant à lui, Antoine, même s’il n’était pas exactement un cadre supérieur, il avait dépassé quarante ans, l’âge où l’on cesse officiellement d’être jeune. En outre, comme cela arrive souvent à cette époque de la vie, l’ensemble des certitudes sur lesquelles il avait construit la première moitié de son existence avait dernièrement volé en éclats. Sa femme l’avait quitté et d’autres problèmes, pas tout à fait menus, et dont le lecteur sera bientôt informé, étaient venus s’ajouter à cette première contrariété. On comprendra dans ces conditions qu’il ne se sentît pas immédiatement enclin au rire.

2.
– Ladies and gentlemen, nous vous demandons toute votre attention pendant la présentation des consignes de sécurité.
Sous l’épaisse couche de maquillage réglementaire, le visage de SAMIA (son prénom était inscrit en lettres capitales blanches, sur le badge épinglé sur le revers de sa veste rouge) n’était pas directement visible. On devait déduire sa beauté, comme on le fait, pour celle des souveraines disparues, du masque mortuaire qui recouvre leurs dépouilles et manifeste, pour toujours, la splendeur qui fut la leur. Superbement indifférente aux mortels qui peuplaient la cabine de l’aéronef, Samia leur donnait pourtant des instructions de survie « en cas de dépressurisation de l’appareil ». De ses mouvements hiératiques, elle mimait les gestes qui sauvent.
Pour chacune des catastrophes recensées dans la nomenclature de l’organisation de l’aviation civile internationale, elle avait une réponse. Pourvu que l’on fût calme et méthodique, que l’on pensât d’abord à soi-même (avant de venir au secours des autres, des enfants notamment), il n’était pas une situation désespérée dont on ne pût venir à bout sans peine, et sans dommage pour son rouge à lèvres. Ainsi parlait sous l’uniforme le corps de Samia, plus souple que le rameau, plus élancé que l’alif, cette première lettre de l’alphabet arabe qui ressemble à une flèche tendue vers le ciel.
Samia ne semblait pas concernée par la pièce muette qu’elle jouait à l’intention des passagers. À force de l’avoir répétée, vol après vol, parfois plusieurs fois par jour, elle devait bien sûr s’être lassée. Et parce qu’aucun accident, ni même incident grave, probablement, ne lui était jamais arrivé, peut-être voyait-elle dans cet exercice une formalité un peu vaine, presque ridicule ; peut-être avait-elle oublié, aussi, que son statut de personnel de bord ne lui conférait aucune immunité, qu’elle était exposée aux mêmes risques que les autres. Mais une tout autre interprétation était également possible : en réalité, l’espèce d’apathie de Samia pouvait tenir à ce qu’elle était morte depuis longtemps, dans un terrible accident d’avion, au cours duquel elle avait complètement paniqué, contribuant par son manque de sang-froid à en précipiter l’issue fatale ; et peut-être que de l’au-delà, désormais instruite de tous les tours pendables que sait jouer la mort, elle nous avertissait, elle nous mettait en garde, sur le mode éthéré qui était le seul désormais que lui autorisait son statut de trépassée, afin qu’on ne l’imitât pas, et qu’elle ne fût pas morte pour rien.
Cette seconde hypothèse avait la préférence d’Antoine. Et cependant, songeait-il, comme Samia était la plus belle, plus belle que toutes les vivantes de l’avion réunies, son avertissement pouvait ne pas avoir l’effet escompté. On pouvait, au contraire, avoir envie de ne pas lui obéir, et de plonger tête baissée dans la catastrophe, de s’y engloutir, afin de la rejoindre, pour toujours, dans le royaume des morts.
Garance et Aubépine étaient fascinées par tant de beauté, tant de rouge à lèvres, tant de bleu sur les yeux. Elles avaient balancé leurs couronnes quelques rangées plus loin, provoquant quelques « oh ! » rageurs, et, oublieuses des consignes de sécurité que venait de donner leur idole, elles s’étaient mises debout sur leur siège et tournées vers leurs voisins de derrière. Leurs deux têtes dépassant juste du dossier, elles les regardaient fixement avec une moue superbe de mépris. Elles aussi, déjà, voulaient être belles, irrésistibles, et mettre la foule sous le joug de leur splendeur inaccessible.
Le vol se déroula sans encombre, en dépit de ce que les avertissements de l’hôtesse de l’air avaient pu laisser craindre. Antoine et ses filles étaient maintenant sur le tarmac de l’aéroport d’Alexandrie. Avant de rejoindre le hall des arrivées, ses deux enfants dans les bras, Antoine se retourna vers l’aéronef vidé de ses passagers. Au sommet de la passerelle, sur le seuil de la porte avant de l’avion, Samia regardait au loin. Ses yeux baignés de larmes creusaient un large sillon dans le fond de teint, découvrant le frémissement de sa peau nue.
Les vacances qui commençaient ne se présentaient pas sous un jour pleinement rassurant.

3.
Disons-le d’emblée, pour couper court à tous les fantasmes : l’Antoine Galland que nous venons de voir à l’aéroport et dans l’avion n’avait aucun rapport avec Antoine Galland, le fameux traducteur des Mille et Une Nuits. Il s’agissait de deux personnes distinctes, nées à plus de trois cents années d’intervalle, et n’ayant en outre, l’une avec l’autre, aucun lien de parenté.
Au départ, cette homonymie n’avait d’ailleurs pas beaucoup affecté l’existence du second Antoine Galland. Tout simplement parce que, contrairement à ce qui vient d’être affirmé trop rapidement, l’Antoine Galland du XVIIe siècle n’était en réalité pas si fameux que cela (du moins jusqu’à ces derniers mois, qui avaient singulièrement changé la donne, mais nous verrons cela un peu plus tard). En dehors d’une poignée de spécialistes, on n’était pas très loin, même, pour être honnête, du parfait inconnu. Il y avait peu de chance, par conséquent, que l’Antoine Galland du XIXe siècle fût très souvent importuné, au guichet d’une administration, au comptoir d’un hôtel, ou encore lorsqu’un gendarme contrôlait ses papiers, par des allusions, plus ou moins explicites – clin d’œil, sourire entendu, exclamation de surprise amusée, voire réaction d’extase –, au grand arabisant mort en 1715. Être confronté à des remarques du genre : « C’est drôle, vous portez le même nom que le célèbre traducteur des Mille et Une Nuits ! », ou encore, pour les personnes fâchées avec la chronologie : « Mais alors, Antoine Galland, c’est vous ? », voire : « Waouh, je le crois pas, Antoine Galland, comme the Antoine Galland ? » était hautement improbable.
Pour dire la vérité, cela ne lui était même jamais arrivé.
D’ailleurs, une rapide recherche dans l’annuaire permettait de constater qu’il y avait, en ce moment même, des dizaines d’autres Antoine Galland résidant, comme disent les gendarmes (encore eux), sur le territoire national, ce qui était la preuve que les personnes s’appelant Galland ne voyaient pas malice à prénommer leur fils Antoine, que pour eux cela n’évoquait rien de spécial, cela sonnait bien, c’était tout. (Les choses étaient bien différentes, par exemple, pour les individus, au demeurant moins nombreux, répondant au patronyme de Commode : ils y réfléchissaient à deux fois avant de baptiser leur enfant Célestin, comme l’actuel Président de la République, Célestin Commode, un personnage de plus en plus controversé.) Les parents de notre Antoine Galland, celui de l’aéroport, étaient comme les autres : ils n’avaient jamais entendu parler du grand savant de l’époque du Roi-Soleil, ce n’était pas le genre de choses qui les intéressait. Antoine, en revanche, était un joli prénom, grave et tendre, avec ce qu’il fallait de tristesse pour être pris au sérieux – et aimé.
Si nous faisons pourtant la remarque, c’est que les destins des deux Antoine Galland, celui du XVIIe siècle et celui de l’aéroport, avaient fini par se croiser, comme tout ce livre en portera témoignage. Tâchons de comprendre comment les choses avaient commencé.
Originaire de la Douvre intérieure, qui avait eu, naguère, son quart d’heure de célébrité – quand la population de ce modeste département avait soudain décidé de se soulever contre le pouvoir central, avant de se raviser presque aussi sec1 –, le second Antoine Galland (que par commodité nous désignerons parfois sous le nom d’Antoine Galland junior, ou plus simplement encore par son prénom : Antoine) était le fils de Gisèle Galland, celle-là même qui tenait le magasin de prêt-à-porter situé au bout de la grand-rue de la petite ville de Chantaume : Chez Gisèle – du basique au très chic. Il n’avait guère connu son père, trop occupé à boire et à se quereller avec les rares Arabes que comptait la ville à propos de la guerre d’Algérie.
Selon certains de ses anciens camarades – prompts, comme c’est généralement le cas des anciens camarades, à la médisance –, Antoine avait passé sa jeunesse dans les jupons de sa mère. Ce n’était pas exact. Les jupons de sa mère l’avaient moins intéressé que ceux qu’elle exposait dans sa boutique (car dans la Douvre, au début des années 1980, on vendait encore des jupons), destinés à être portés par d’autres femmes, ses clientes, et toute la collection de sous-vêtements qu’on y trouvait. Un jour, il n’était pas vieux à l’époque, peut-être trois ans à peine, Gisèle l’avait surpris dans la cabine d’essayage, la tête tout encapuchonnée dans le bonnet extra-large d’un soutien-gorge vermillon vif. C’était depuis ce jour, dit-on à Chantaume, que sa mère, riant aux éclats, l’avait surnommé mon petit chaperon rouge.
De cette époque aussi, sans doute, remontait l’image formidable, excessive, qu’il s’était forgée de la femme, comme d’une montagne à escalader, faites de gorges et d’abîmes profonds, de vallées immenses et douces, mais glissantes, de cascades de cheveux ondulés, dans lesquels on pouvait s’enfouir, au risque de se perdre.
Au même moment avait pris naissance l’intérêt, jamais démenti par la suite, qu’il portait aux contes. Le Petit Chaperon rouge, d’abord : il lui fallait comprendre son surnom. Les récits de Perrault, découverts à cette occasion et que sa mère lui lisait le soir, après avoir fermé la boutique, le divertirent un temps. L’écoute de ces histoires, cependant, le laissait un peu sur sa faim. Elles étaient belles et terribles, bien sûr ; mais pas si belles, ni si terribles qu’il l’aurait voulu. Évidemment, il ne le formulait pas ainsi (on parle d’un enfant qui ne savait pas encore lire), mais il leur trouvait un côté provincial, un côté « c’est arrivé près de chez vous », si vous voulez, qui lui refroidissait l’imagination. Ce loup semblait rencontré dans la forêt d’à côté, qui commençait à quelques dizaines de mètres du magasin ; malgré les trois cents années d’intervalle, ce Poucet, malin comme l’étaient tous les petits paysans des environs, était le portrait craché de son camarade de classe, Nicolas Millegarde, qui se débrouillait toujours pour récupérer un goûter malgré la pingrerie de ses parents qui ne lui en donnaient jamais ; et jusqu’à cette Barbe bleue, qui évoquait le monsieur sévère, à la chevelure légèrement bleutée, justement, qui habitait dans la grosse maison à l’entrée du bourg, et qui tous les mois passait à la boutique, avec sa très jeune femme, qui ne semblait jamais la même d’un mois à l’autre, pour s’enquérir des nouveautés… La familiarité des situations – qui, en dépit des horreurs et des fées, sentait à plein nez son terroir français – lui déplaisait. Sans parler de cette morale à la fin qui empaquetait le tout, une petite morale paysanne, à la fois courte et épaisse (belles jeunes filles, il ne faut pas parler à n’importe qui dans les sous-bois, surtout lorsqu’il a de grandes dents) : un véritable tue-l’amour. Comment le dire ? Il était certaines contrées où ces histoires ne s’aventuraient pas. Et même dont elles interdisaient formellement l’accès. Or, la vie – il en avait eu la première fois l’intuition sous le vaste capuchon de dentelle rouge, dans l’éblouissement kaléidoscopique provoqué par la lumière se diffractant à travers les jours de la dentelle – était infiniment plus colorée, plus dangereuse, plus désirable. Dans son intensité véritable, elle commençait précisément au-delà des limites que Charles Perrault et ses épigones européens lui avaient fixées.
Quelques années étaient passées. Il savait lire, désormais.
Son bonheur voulut alors qu’il trouvât, à côté de l’œuvre de Perrault, sur l’étagère à livres de la maison (le terme de bibliothèque serait excessif), un gros volume à la couverture plastifiée. Trois silhouettes noires enturbannées, à dos de dromadaires, s’y découpaient dans le désert, sur lequel étaient posés quelques palmiers et une sorte de palais, dont les minces ouvertures exhalaient une lumière jaune : quelqu’un veillait. Une femme, très certainement. En arrière-plan, une lune énorme, blanche et brillante, baignait dans un ciel bleu foncé. Un cartouche un peu grossier, tout en haut, ménageait une place pour le titre : Les Mille et Une Nuits, contes arabes. Dernier détail, et non des moindres : perdu dans le sable, un peu plus bas, en guise de sous-titre, on pouvait lire :
traduction d’Antoine Galland
Qu’un petit garçon de la Douvre comme lui, et qui n’en était jamais sorti, sauf une fois pour aller voir sa grand-tante à la mer, en Charente-Maritime, pût voir son nom ainsi figurer sur la couverture d’un livre, un livre de désert et de palmiers, de palais, et surtout de femme cachée à l’intérieur du palais, voilà qui venait confirmer de façon éclatante la haute opinion qu’il s’était faite de la destinée, en dépit de la réalité immédiate qu’il avait sous les yeux. L’univers était vaste, infiniment, et des communications secrètes, des raccourcis, permettaient à des points fort éloignés en apparence de se rejoindre. On mettait la tête dans un soutien-gorge et, de fil en aiguille, on se retrouvait sur le sable de l’Arabie, à deux pas des appartements de la sultane.
Sans doute n’était-ce pas exactement lui, sur la couverture, qui était à l’honneur, mais ce savant du XVIIe siècle dont il a déjà été question plus haut, et dont nous reparlerons plus bas, l’auteur de la traduction. La coïncidence, cependant, était loin d’être négligeable. Ce nom et ce prénom sur la couverture, c’était comme un laissez-passer, l’autorisation d’entrer dans un monde dont il avait, dans la cabine d’essayage, pressenti l’existence, et qu’il parcourait maintenant dans la réalité, au fil des pages de ce récit stupéfiant.
Lorsqu’on lui demanderait, des années plus tard, ce qui lui plaisait dans ce livre, il répondrait : « C’est la vie même, la vie sans fards. » Dieu sait pourtant qu’on n’y lésinait pas sur le maquillage, sans compter les voiles et les parfums, les bijoux et les pierreries. Mais l’âme humaine, dans le même temps, y était présentée dans son plus complet dénuement. Les dimensions véritables de la destinée lui semblaient ici rétablies, sans rapport avec la moindre proportion justement, affranchies de tout canon ; débarrassées de cette chape de raison qui d’ordinaire, sous nos latitudes en particulier, pesait sur elles si durement, »

Extraits
« Ça y est, monsieur le Président, je crois que nous y sommes.
Dans le bureau lambrissé, un petit jeune homme, assez dégarni déjà, avait fait irruption sans frapper, en brandissant un gros volume à la couverture plastifiée. Trois silhouettes noires enturbannées, à dos de dromadaires, s’y découpaient dans le désert sur fond de lune et de palais scintillant. Le lecteur attentif aura reconnu l’édition, déjà rencontrée, de la traduction des Mille et Une Nuits par Antoine Galland.
– Antoine Galland: voilà l’oiseau rare que vous cherchez, expliqua le collaborateur déplumé. Ce petit Français du Grand Siècle coche toutes les cases. Parti de rien, originaire d’une province reculée du royaume, il a mis son énergie et son intelligence, qui étaient grandes, au service de la connaissance de l’Autre: c’est-à-dire de l’Arabe, du Mahométan. Il l’a révélé au public occidental sous son plus beau jour, celui du faste de ses palais, du ventre généreux à ses femmes, de la malice de ses djinns. Catholique fervent, il a voulu cependant que les musulmans fussent compris et aimés. Il a poussé la générosité jusqu’à enrichir leur propre patrimoine littéraire. Car je ne vous ai pas dit encore le plus incroyable. La plus fameuse histoire des Mille et Une Nuits, Aladdin et la Lampe merveilleuse, n’est pas l’œuvre d’un Arabe: mais d’Antoine Galland lui-même ! Et Ali Baba et les Quarante Voleurs, qui est à peine moins connu, qui croyez-vous qui l’ait écrit? Antoine Galland, encore. Un petit Français bien de chez nous! Et c’est le cas de beaucoup d’autres contes, plus vrais que nature, plus orientaux que les orientaux d’origine. Antoine Galland ne s’en est jamais vanté. Au contraire, toutes ces histoires confectionnées par son prodigieux cerveau, il les a fait passer pour de simples traductions. Il a gardé le silence, avec une modestie admirable, sur son propre rôle de créateur. La France, c’est cela, c’est Antoine Galland: cette générosité, cette façon de connaître et de comprendre les autres – parfois même, il faut bien le dire, notre modestie dût-elle en souffrir, mieux qu’eux-mêmes ne le peuvent ! On ne le dira pas trop fort, bien sûr, ajouta le conseiller, mais on chercherait en vain, dans tout le monde arabo-musulman, une telle curiosité, une façon aussi désintéressée de parcourir le vaste monde pour en célébrer les beautés d’où qu’elles viennent. Monsieur le Président, Galland, dans l’histoire de la littérature, c’est un événement… » p. 67-68

« Avec Aladdin, les Français prenaient leur revanche sur tous les maux dont ils s’estimaient frappés. Aladdin, c’était l’ascension sociale fulgurante d’un vaurien devenu, par les vertus combinées de la chance et du mérite, plus puissant et valeureux que le sultan. C’était aussi l’amour absolu, car tous les pouvoirs de la lampe, Aladdin les avait sacrifiés à la conquête de la princesse Badroulboudour. Aladdin incarnait enfin – et cet aspect des choses n’était pas négligeable – l’Orient made in France, une façon, avait déclaré un proche de l’Élysée à la presse, sous couvert d’anonymat, de rappeler à «nos amis musulmans, dont certains du reste sont nos compatriotes, que leur civilisation n’a guère de secrets pour nous, que depuis bien longtemps déjà, nous l’avons assimilée dans ce qu’elle a de meilleur, meilleur dont nos amis musulmans, soit dit au passage, feraient bien de s’inspirer eux aussi. » p. 74

À propos de l’auteur
de_FROMENT_jean-Baptiste_©DRJean-Baptiste de Froment © Photo DR

Jean-Baptiste de Froment est né à Paris le 7 octobre 1977. Haut-fonctionnaire, homme politique et écrivain, il est Normalien et agrégé de philosophie. Ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, il est membre du Conseil d’État et depuis 2014. A été élu au Conseil de Paris, ainsi qu’à la métropole du Grand Paris. Après un premier roman, État de nature (2019), il publie Badroulboudour en 2021. (Source: Babelio)

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Temps sauvages

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En deux mots
Un importateur de bananes et un publicitaire ont trouvé la martingale pour développer leurs affaires: faire croire que les réformes lancées au Guatemala par le président Arbenz étaient téléguidées par Moscou. Cette fake news, comme on ne l’appelait pas encore au sortir de la seconde Guerre mondiale, a entraîné des milliers de morts et ruiné tous les efforts de démocratie et de progrès durant des décennies.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Guatemala, quarante ans de malheur

Manuel Vargas Llosa retrace les circonstances qui ont mené au coup d’État et à la chute du président réformateur Jacobo Arbenz au Guatemala en 1954. Ce faisant, il montre comment un mensonge a plombé ce pays pour des décennies.

C’est une histoire vieille de près d’un siècle et pourtant d’une actualité brûlante. C’est la démonstration que le capitalisme le plus sauvage n’hésite pas à s’affranchir de la vérité pour prospérer toujours davantage. C’est la démonstration de l’impérialisme américain dans ce qu’il a de plus détestable et c’est enfin la tragédie d’un petit pays d’Amérique centrale, aujourd’hui l’un des plus pauvres au monde: le Guatemala.
La plume magique de Mario Vargas Llosa en fait pourtant d’abord une histoire d’hommes et de femmes, d’ambitions et de rêves, de pouvoir et de trahison, d’amour et de jalousie. Comme dans une tragédie antique, s’avancent d’abord les principaux protagonistes. Sam Zemurray, juif fuyant les pogroms et qui débarque aux États-Unis à la veille du XXe siècle, pourrait être le plus bel exemple du rêve américain. Self made man qui a l’idée d’importer des bananes et qui ne va pas tarder à imposer ce fruit sur les tables américaines et faire de sa société, la United Fruit Company, une multinationale qui s’étend principalement en Amérique centrale et latine ainsi qu’aux Antilles.
C’est en 1948 à New York qu’il rencontre Edward L. Bernays, lui aussi immigré juif, neveu de Sigmund Freud pour lui proposer de s’occuper des relations publiques de son entreprise qui souffrait d’une mauvaise réputation aussi bien aux États-Unis que dans les pays d’importation. Les deux hommes si dissemblables vont monter l’une des plus formidables opérations de désinformation de l’histoire et asseoir leur prospérité pour un demi-siècle.
Mais n’anticipons pas et poursuivons cette galerie de personnages hauts en couleur avec miss Guatemala, Martita Parra. Née chétive, la fille d’une famille d’artisans venus d’Italie et d’un juriste et avocat, va devoir épouser un médecin de 28 ans son aîné, le docteur Efrén Garcia Ardiles. Ce dernier ayant avoué à son père qu’il l’avait mise enceinte.
Jacobo Arbenz Guzmán entre alors en scène. Fils d’un pharmacien suisse qui a passé sa jeunesse aux côtés des indiens croupissant dans la pauvreté, «il sut qu’au Guatemala il y avait un grave problème social lié aux inégalités, à l’exploitation et à la misère, même si, ensuite, il se dirait que c’était grâce à sa femme, la Salvadorienne María Cristina Vilanova, qu’il était devenu un homme de gauche.» Brillant officier il devint ministre de la défense d’Arévalo, premier président soucieux de réformer le pays vers davantage de justice sociale. Mais durant son mandat, il eut surtout à combattre les tentatives de coups d’État et les factieux, avant de céder le pouvoir à son ministre de la défense, brillamment élu par un peuple avide de changement. Nous sommes en 1950 et c’est le moment de retrouver Bernays et Zemurray. Les deux hommes ont peaufiné leur plan, fait entrer de riches famille dans leur conseil d’administration et approché les journalistes pour leur proposer l’exclusivité des informations sur ce qui se trame réellement au Guatemala. Derrière le pouvoir en place, il fallait voir la main des communistes soucieux d’établir une tête de pont dans cette région du monde, voire d’installer une base militaire à quelques encablures du pays de l’oncle Sam. Après la parution des premiers articles, le département d’État et la CIA commencèrent aussi à s’intéresser à la question. Et quand Arbenz fit voter sa loi de réforme agraire, les oppositions avaient eu le temps de fourbir leurs armes, de nouveaux acteurs de faire leur apparition. Trujillo, le dictateur de la République dominicaine, dont Vargas Llosa avait déjà parlé dans La fête au bouc, qui racontait les derniers jours de sa dictature.
Avec l’aide de l’un de ses sbires, Johnny Abbes García, le Dominicain entendait neutraliser son voisin en soutenant le colonel Carlos Castillo Armas qui préparait des troupes au Honduras pour envahir son pays et prendre le pouvoir. N’oublions pas non plus John Peurifoy, l’ambassadeur américain, venu pour «en terminer avec la menace communiste».
Après le coup d’État, on va retrouver miss Guatemala qui a quitté son mari en espérant retrouver son père. Mais il refusera de la voir, alors sur un coup de tête cherchera refuge auprès du Président de la République qui en fera sa maîtresse. Le destin de la belle est à lui seul un roman. Contrainte à fuir après l’assassinat de son amant, on la retrouvera en République dominicaine dans d’autres bras, mais aussi au micro d’une radio de plus en plus écouée dans toute l’Amérique centrale. Une vraie vedette qui va susciter de nouvelles convoitises.
Le Prix Nobel de littérature péruvien a eu accès aux archives déclassifiées du département d’État et de la CIA, mais il a aussi rencontré beaucoup des acteurs et des victimes de cette fake news aux conséquences dramatiques. Ce faisant, il ne plonge pas seulement dans l’Histoire d’un petit pays d’Amérique centrale, il nous met en garde contre cette mode qui consiste à prêcher le faux pour faire basculer l’opinion. L’arme préférée des populistes et complotistes de tout poil est redoutable. Raison de plus pour aiguiser son esprit et ne pas prendre pour argent comptant toutes ces théories qui aujourd’hui – réseaux sociaux aidant – ne cessent de s’accumuler. Une mise en garde nécessaire qui est aussi un appel à la vigilance.

Temps sauvages
Mario Vargas Llosa
Éditions Gallimard
Roman
Traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort
400 p., 23 €
EAN 9782072903861
Paru le 9/09/2021

Où?
Le roman est situé au Guatemala, principalement à Guatemala Ville. On y voyage aussi aux États-Unis, au Mexique, en République Dominicaine, au Honduras et au Salvador ainsi qu’en Suisse, à Genève.

Quand?
L’action se déroule de la fin de la Seconde guerre mondiale jusqu’au tournant du siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Conçu comme une redoutable machine narrative, Temps sauvages nous raconte un épisode-clé de la guerre froide : le coup d’État militaire organisé par les États-Unis au Guatemala en 1954, pour écarter du pouvoir le président légitime Jacobo Árbenz. Ce nouveau roman constitue également une sorte de coda à La fête au Bouc (Gallimard, 2002). Car derrière les faits tragiques qui se déroulent dans la petite République centroaméricaine, le lecteur ne manquera pas de découvrir l’influence de la CIA et de l’United Fruit, mais aussi du ténébreux dictateur de la République dominicaine, Trujillo, et de son homme de main: Johnny Abbes García.
Mario Vargas Llosa transforme cet événement en une vaste fresque épique où nous verrons se détacher un certain nombre de figures puissantes, comme John Peurifoy, l’ambassadeur de Washington, comme le colonel Carlos Castillo Armas, l’homme qui trahit son pays et son armée, ou comme la ravissante et dangereuse miss Guatemala, l’un des personnages féminins les plus riches, séducteurs et ambigus de l’œuvre du grand romancier péruvien.

Les critiques
Babelio
goodbook.fr
Les Échos (Pierre de Gasquet)
France Culture (Olivia Gesbert)
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Toute la Culture (Ilan Lévy)
Lpost.be (Jacques Melon)
Pages des libraires (Camille Colas Librairie du Channel, Calais)
Que Tal Paris
Blog Le domaine de Squirelito

Manuel Vargas Llosa s’entretient avec Christophe Ono-dit-Biot à propos de son roman Temps sauvages © Production Le Point

Les premières pages du livre
« Avant
Inconnus du grand public et, par ailleurs, peu présents dans les livres d’histoire, les deux hommes qui ont eu probablement le plus d’influence sur le destin du Guatemala et, d’une certaine façon, sur celui de toute l’Amérique centrale au XXe siècle furent Edward L. Bernays et Sam Zemurray, deux personnages qui ne pouvaient être plus différents de par leur origine, leur personnalité et leur vocation.
Zemurray naquit en 1877, non loin de la mer Noire, et, étant juif à une époque de terribles pogroms sur les territoires russes, s’enfuit aux États-Unis, où il débarqua, accroché à la main de sa tante, avant l’âge de quinze ans. Ils trouvèrent refuge chez des parents à Selma, dans l’Alabama. Edward L. Bernays appartenait lui aussi à une famille d’émigrants juifs, mais d’un niveau social et économique élevé, avec, de surcroît, un illustre personnage dans sa lignée : son oncle Sigmund Freud. Si leur trait commun était d’être juifs, bien que peu pratiquants au demeurant, ils étaient en effet fort dissemblables. Edward L. Bernays se flattait d’être en quelque sorte le père des relations publiques, une spécialité qu’il n’avait pas inventée, mais qu’il porterait (aux dépens du Guatemala) à une hauteur inégalée jusqu’à la transformer en l’arme politique, sociale et économique majeure du XXe siècle. Cela deviendrait un fait d’évidence, même si, parfois, l’egolâtrie du personnage pousserait la revendication de cette paternité à des extrêmes pathologiques. Leur première rencontre avait eu lieu en 1948, année où ils commencèrent à travailler ensemble. Sam Zemurray avait sollicité un rendez-vous et Bernays le reçut dans le petit bureau qu’il avait alors au cœur de Manhattan. Il est probable que ce Bernays à la mise élégante et à la parole mesurée, aux manières aristocratiques et parfumé à la lavande Yardley ait été peu impressionné par le mastard énorme et mal attifé, sans cravate, pas rasé, vêtu d’une veste élimée et chaussé de godillots de paysan.
— J’ai essayé de lire votre livre, Propaganda, et je n’y ai pas compris grand-chose, dit Zemurray au publicitaire en guise de présentation.
Il parlait un anglais laborieux, comme s’il doutait de chaque mot.
— Pourtant, il est écrit dans un langage élémentaire, à la portée de n’importe quelle personne alphabétisée, se justifia Bernays.
— Possible que ce soit ma faute, reconnut le mastard, sans se démonter le moins du monde. En vérité, je ne suis en rien un lecteur. Je suis à peine passé par l’école dans mon enfance là-bas, en Russie, et je n’ai jamais bien appris l’anglais, comme vous pouvez voir. Et c’est pire quand j’écris des lettres, bourrées de fautes d’orthographe. L’action m’intéresse plus que la vie intellectuelle.
— Bon, s’il en est ainsi, je ne sais en quoi je pourrais vous être utile, monsieur Zemurray, dit Bernays, faisant mine de se lever.
— Je ne vous ferai pas perdre beaucoup de temps, le retint l’autre. Je dirige une société qui importe des bananes aux États-Unis depuis l’Amérique centrale.
— L’United Fruit ? demanda Bernays surpris, examinant avec plus d’attention son visiteur miteux.
— Nous avons, semble-t-il, une très mauvaise réputation, aussi bien aux États-Unis qu’en Amérique centrale, c’est-à-dire dans les pays où nous opérons, poursuivit Zemurray en haussant les épaules. Et, à ce que je vois, vous êtes la personne qui pourrait arranger ça. Je viens vous engager comme directeur des relations publiques de l’entreprise. Bon, donnez-vous le titre qui vous plaît le mieux. Et pour gagner du temps, fixez vous-même votre salaire.
Ainsi avait commencé la relation entre ces deux hommes si dissemblables, le publiciste raffiné qui se prenait pour un universitaire et un intellectuel, et le grossier Sam Zemurray, un homme qui s’était forgé lui-même, un entrepreneur audacieux qui avait commencé avec cent cinquante dollars d’économies et monté une société qui – même si son apparence ne le révélait pas – l’avait transformé en millionnaire. Il n’avait pas inventé la banane, bien sûr, mais grâce à lui, aux États-Unis où peu de gens auparavant avaient mangé de ce fruit exotique, elle faisait désormais partie de l’alimentation de millions de gens et commençait à se populariser en Europe et dans d’autres régions du monde. Comment y était-il parvenu ? Il était difficile de le savoir objectivement parce que la vie de Sam Zemurray se confondait avec les mythes et les légendes. Cet entrepreneur primitif avait davantage l’air de sortir d’un livre d’aventures que du monde industriel américain. De plus, lui qui, au contraire de Bernays, était tout sauf vaniteux avait l’habitude de ne jamais faire état de sa personne.
Au cours de ses voyages, Zemurray avait découvert la banane dans les forêts d’Amérique centrale et, avec une heureuse intuition du profit commercial qu’il pourrait tirer de ce fruit, il commença à l’exporter par bateau vers La Nouvelle-Orléans et d’autres villes d’Amérique du Nord. Dès le départ, elle fut fort appréciée. Tant et si bien que la demande croissante le conduisit à se convertir, de simple commerçant, en agriculteur et producteur international de bananes. Voilà comment avait commencé l’United Fruit, une société qui, au début des années 50, étendait ses réseaux au Honduras, au Guatemala, au Nicaragua, au Salvador, au Costa Rica, en Colombie et dans plusieurs îles des Caraïbes, et générait plus de dollars que l’immense majorité des entreprises des États-Unis, et même du reste du monde. Cet empire était, sans aucun doute, l’œuvre d’un seul homme : Sam Zemurray. Maintenant, des centaines de personnes dépendaient de lui.
Il avait travaillé pour la compagnie du matin au soir et du soir au matin, voyagé à travers toute l’Amérique centrale et les Caraïbes dans des conditions héroïques, disputé le terrain à la pointe du pistolet et du couteau à d’autres aventuriers comme lui, dormi en pleine brousse des centaines de fois, dévoré par les moustiques et contractant des fièvres paludéennes qui le martyrisaient de temps à autre. Il avait suborné les autorités, trompé des indigènes et des paysans ignorants et négocié avec des dictateurs corrompus grâce auxquels – profitant de leur convoitise ou de leur stupidité – il avait acquis peu à peu des propriétés qui comptaient maintenant plus d’hectares qu’un pays européen de bonne taille, créant des milliers d’emplois, construisant des voies ferrées, ouvrant des ports et alliant la barbarie à la civilisation. C’était du moins ce que Sam Zemurray disait quand il devait se défendre des attaques que subissait l’United Fruit – qu’on appelait la Fruitière et surnommait la Pieuvre dans toute l’Amérique centrale –, non seulement de la part des envieux, mais aussi des concurrents nord-américains qu’en vérité il n’avait jamais autorisés à rivaliser avec son entreprise à la loyale dans une région où elle exerçait un monopole tyrannique sur toute la production et la commercialisation de la banane. Pour cela, au Guatemala par exemple, Zemurray s’était assuré le contrôle absolu de l’unique port du pays dans les Caraïbes – Puerto Barrios –, de l’électricité et du chemin de fer qui traversait le pays d’un océan à l’autre et appartenait aussi à sa compagnie.
Bien qu’aux antipodes l’un de l’autre, les deux hommes formèrent une bonne équipe. Sans aucun doute, Bernays aida grandement à améliorer l’image de la société aux États-Unis, à rendre celle-ci présentable devant les hautes sphères politiques de Washington et à la mettre en relation avec des millionnaires à Boston, qui se flattaient d’être des aristocrates. Il était arrivé à la publicité de manière indirecte grâce à ses bonnes relations avec toutes sortes de gens, surtout des diplomates, des politiciens, des patrons de presse, radio et télévision, des chefs d’entreprise et de riches banquiers. C’était un homme intelligent, sympathique, gros bûcheur, et l’un de ses premiers succès fut d’organiser la tournée de Caruso, le célèbre chanteur italien, aux États-Unis. Ses manières ouvertes et raffinées, sa culture, son affabilité, séduisaient les gens, car il donnait l’impression d’être plus important et influent qu’il ne l’était en réalité. La publicité et les relations publiques existaient avant sa naissance, bien entendu, mais Bernays avait élevé cette pratique, tenue pour mineure par toutes les entreprises qui y recouraient, au rang de discipline intellectuelle de haut vol, participant de la sociologie, de l’économie et de la politique. Il donnait des conférences et des cours dans de prestigieuses universités, publiait livres et articles en présentant sa profession comme la plus emblématique du XXe siècle, synonyme de prospérité et de progrès. Dans son livre Propaganda (1928), il avait écrit cette phrase prophétique qui le ferait passer, d’une certaine manière, à la postérité : « La manipulation consciente et intelligente des comportements constitués et de l’opinion des masses est un élément important de la société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme méconnu de la société constituent un gouvernement invisible qui est le pouvoir véritable dans notre pays… La minorité intelligente a besoin de faire un usage continu et systématique de la propagande. »
Cette thèse, que certains critiques avaient considérée comme la négation même de la démocratie, Bernays aurait l’occasion de la mettre en œuvre avec beaucoup d’efficacité dans le cas du Guatemala dix ans après avoir commencé à travailler comme conseiller publicitaire de l’United Fruit.
Ses conseils contribuèrent énormément à conforter l’image de la compagnie et à lui assurer appuis et influence dans la sphère politique. La Pieuvre ne s’était jamais souciée de présenter son remarquable travail industriel et commercial comme profitable à la société en général et, tout spécialement, aux « pays barbares » où elle opérait ; et qu’elle aidait – selon la définition de Bernays – à sortir de la sauvagerie en créant des emplois pour des milliers de citoyens dont elle élevait ainsi le niveau de vie en les intégrant à la modernité, au progrès, au XXe siècle et à la civilisation. Bernays convainquit Zemurray de faire construire par la compagnie quelques écoles sur ses domaines, d’envoyer des curés catholiques et des pasteurs protestants dans les plantations, de bâtir des dispensaires de premiers soins et d’autres établissements de même nature, d’accorder des bourses et des allocations aux étudiants et aux professeurs, idées qu’il présentait comme une preuve indubitable du travail de modernisation qu’elle réalisait. En même temps, selon une planification rigoureuse, avec l’aide de scientifiques et de techniciens, il lançait la consommation de la banane au petit déjeuner et à toute heure du jour comme quelque chose d’indispensable à la santé et à la formation de citoyens sains et sportifs. C’est lui qui fit venir aux États-Unis la chanteuse et danseuse brésilienne Carmen Miranda (Chiquita Banana au cinéma et au music-hall). Elle rencontrerait un immense succès avec ses chapeaux faits en régimes de bananes et, grâce à ses chansons, elle assurerait avec une efficacité extraordinaire la promotion de ce fruit qui, la publicité aidant, intégrerait bientôt les foyers américains.
Bernays réussit également à rapprocher l’United Fruit du monde aristocratique de Boston et des sphères du pouvoir politique – chose qui jusqu’alors n’était jamais venue à l’esprit de Sam Zemurray. Les plus riches des richards de Boston ne possédaient pas seulement argent et pouvoir, ils avaient aussi des préjugés et ils étaient en général antisémites. De fait, ce ne fut pas tâche aisée pour Bernays d’obtenir, par exemple, que Henry Cabot Lodge acceptât de faire partie du directoire de l’United Fruit, ni que les frères John Foster et Allen Dulles, membres de l’important cabinet d’avocats Sullivan & Cromwell de New York, consentissent à être les fondés de pouvoir de la compagnie. Bernays savait que l’argent ouvre toutes les portes et que pas même les préjugés raciaux ne lui résistent. Il réussit, de la sorte, à nouer ce lien difficile après ce qu’on a appelé la Révolution d’octobre au Guatemala en 1944, quand l’United Fruit commença à se sentir menacée. Les idées et les relations de Bernays se révéleraient d’une très grande utilité pour renverser le prétendu « gouvernement communiste » guatémaltèque et le remplacer par un autre plus démocratique, autrement dit plus docile à ses intérêts.
C’est pendant la période du gouvernement de Juan José Arévalo (1945-1950) que les inquiétudes commencèrent. Non que le professeur Arévalo, qui défendait un « socialisme spirituel », confusément idéaliste, se fût engagé contre l’United Fruit. Mais il avait fait approuver une loi du travail qui permettait aux ouvriers et aux paysans de former des syndicats ou de s’y affilier, ce qui sur les terres de la compagnie n’était pas permis jusqu’alors. Cela fit dresser l’oreille de Zemurray et des autres dirigeants. Lors d’une session houleuse du directoire, tenue à Boston, on convint qu’Edward L. Bernays voyagerait au Guatemala, qu’il évaluerait la situation et les perspectives futures et qu’il verrait si les choses qui s’y passaient, sous le premier gouvernement issu d’élections vraiment libres dans l’histoire de ce pays, étaient dangereuses pour la compagnie.
Bernays passa deux semaines au Guatemala, installé à l’hôtel Panamerican dans le centre-ville, à quelques pas du palais du Gouvernement. Avec l’aide de traducteurs, car il ne parlait pas l’espagnol, il s’entretint avec des fermiers, des militaires, des banquiers, des parlementaires, des policiers, des étrangers installés dans le pays depuis des années, des leaders syndicaux, des journalistes et, bien évidemment, avec des fonctionnaires de l’ambassade des États-Unis et des dirigeants de l’United Fruit. Bien qu’il ait beaucoup souffert de la chaleur et des piqûres de moustiques, il accomplit un excellent travail.
Lors d’une nouvelle réunion du directoire à Boston, il exposa son impression personnelle de ce qui, à son sens, survenait au Guatemala. Il fit son rapport à base de notes avec l’aisance d’un bon professionnel et sans la moindre trace de cynisme :
— Le danger que le Guatemala devienne communiste et soit une tête de pont pour que l’Union soviétique s’infiltre en Amérique centrale et menace le canal de Panama est éloigné, et je dirais même que, pour le moment, il n’existe pas, les rassura-t-il. Fort peu de gens au Guatemala savent ce que sont le marxisme et le communisme, pas même les deux ou trois pelés qui se déclarent communistes et qui ont créé l’école Claridad pour diffuser des idées révolutionnaires. Ce péril est irréel, bien qu’il nous convienne que l’on croie qu’il existe, surtout aux États-Unis. Le vrai péril est d’une autre nature. J’ai parlé avec le président Arévalo en personne et avec ses plus proches collaborateurs. Lui est aussi anticommuniste que vous et moi. La preuve en est que le président et ses partisans insistent pour que la nouvelle constitution du Guatemala interdise l’existence de partis politiques ayant des connexions internationales. Ils auraient, de même, déclaré à plusieurs reprises que « le communisme est le plus grand danger qu’affrontent les démocraties » et fini par fermer l’école Claridad tout en déportant ses fondateurs. Mais, aussi paradoxal que cela paraisse, son amour sans mesure pour la démocratie représente une sérieuse menace pour l’United Fruit. Messieurs, il est bon de le savoir, pas de le dire.
Bernays sourit et jeta un regard théâtral à la ronde : quelques-uns des membres du directoire sourirent par politesse. Après une brève pause, il poursuivit :
— Arévalo voudrait faire du Guatemala une démocratie à l’exemple des États-Unis, pays qu’il admire et qu’il prend pour modèle. Les rêveurs sont dangereux en général, et en ce sens le docteur Arévalo l’est certainement. Son projet n’a pas la moindre chance de se réaliser. Comment transformer en démocratie moderne un pays de trois millions d’habitants dont soixante-dix pour cent sont des Indiens analphabètes à peine sortis du paganisme ou qui y sont encore, et où il doit y avoir trois ou quatre chamans pour un médecin ? Un pays où, par ailleurs, la minorité blanche, composée de grands propriétaires terriens racistes et exploiteurs, méprise les Indiens et les traite comme des esclaves ? Les militaires avec qui je me suis entretenu semblent vivre aussi en plein XIXe siècle et pourraient faire un coup d’État à tout moment. Le président Arévalo a essuyé plusieurs rébellions de l’armée et a réussi à les écraser. Soyons clairs : bien que ses efforts pour faire de son pays une démocratie moderne me paraissent vains, toute avancée sur ce terrain, que l’on ne s’y trompe pas, nous causerait un grave préjudice.
« Vous vous en rendez compte, n’est-ce pas ? poursuivit-il, après une nouvelle pause prolongée qu’il mit à profit pour boire quelques gorgées d’eau. Prenons quelques exemples. Arévalo a approuvé une loi du travail qui permet de constituer des syndicats dans les entreprises et les domaines agricoles ; elle autorise les ouvriers et les paysans à s’y affilier. Et il a édicté une loi contre les monopoles calquée sur celle des États-Unis. Vous pouvez imaginer ce que signifierait pour l’United Fruit l’application d’une telle mesure pour garantir la libre concurrence : sinon la ruine, du moins une chute sérieuse des bénéfices. Ceux-ci ne proviennent pas seulement de l’efficience de notre travail, des efforts et des dépenses que nous faisons pour combattre les déprédateurs, assainir les sols que nous gagnons sur la forêt pour produire plus de bananes, mais aussi du monopole – qui éloigne de nos territoires des concurrents potentiels – et des conditions vraiment privilégiées dans lesquelles nous travaillons : exonérés d’impôts, sans syndicats et à l’abri des risques et périls que tout cela entraîne. Le problème n’est pas seulement le Guatemala, petite partie du théâtre de nos opérations. C’est la contagion aux autres pays centraméricains et à la Colombie si l’idée de se transformer en « démocraties modernes » s’implantait chez eux. L’United Fruit devrait affronter les syndicats, la concurrence internationale, payer des impôts, garantir les soins médicaux et la retraite des travailleurs et de leur famille, être la cible de la haine et de l’envie qui menacent en permanence les entreprises prospères et efficaces dans les pays pauvres, et a fortiori si elles sont américaines. Le danger, Messieurs, c’est le mauvais exemple. La démocratisation du Guatemala, bien plus que le communisme. Même si, probablement, cela ne réussira pas à se concrétiser, les avancées dans cette direction signifieraient pour nous un recul et une perte.
Il se tut et passa en revue les regards perplexes ou inquisiteurs des membres du directoire. Sam Zemurray, le seul à ne pas porter de cravate et qui détonnait, par sa tenue informelle, parmi les messieurs élégants qui partageaient la longue table où ils étaient assis, prit la parole :
— Bien, voilà le diagnostic. Quel est le traitement qui permet de guérir la maladie ?
— Je voulais vous laisser respirer avant de continuer, plaisanta Bernays en prenant un autre verre d’eau. Maintenant, passons aux remèdes, Sam. Ce sera long, compliqué et coûteux. Mais le mal sera coupé à la racine. Et cela donnera à l’United Fruit encore cinquante années de croissance, de bénéfices et de tranquillité.
Edward L. Bernays savait ce qu’il disait. Le traitement consisterait à agir simultanément sur le gouvernement des États-Unis et sur l’opinion publique américaine. Ni l’un ni l’autre n’avaient la moindre idée de l’existence du Guatemala, et encore moins qu’il constituerait un problème. C’était une bonne chose, en principe. « C’est nous qui devons informer le gouvernement et l’opinion publique à propos du Guatemala, et le faire de telle sorte qu’ils soient convaincus que le problème est si important, si grave, qu’il faut le conjurer immédiatement. Comment ? Avec subtilité et opportunisme. En organisant les choses de façon que l’opinion publique, décisive dans une démocratie, fasse pression sur le gouvernement pour qu’il agisse afin de mettre un frein à une menace sérieuse. Laquelle ? Ce que n’est pas le Guatemala, comme je vous l’ai expliqué : le cheval de Troie de l’Union soviétique infiltré dans l’arrière-cour des États-Unis. Comment convaincre l’opinion publique que le Guatemala se transforme en un pays où le communisme est déjà une réalité vivante et que, sans une action énergique de Washington, il pourrait être le premier satellite de l’Union soviétique dans le Nouveau Monde ? Au moyen de la presse, de la radio et de la télévision, sources principales d’information et d’orientation pour les citoyens, aussi bien dans un pays libre que dans un pays esclave. Nous devons ouvrir les yeux de la presse sur le danger en marche à moins de deux heures de vol des États-Unis et à deux pas du canal de Panama.
« Il convient que tout se passe de manière naturelle, ni planifiée, ni téléguidée par personne, et encore moins par nous, trop intéressés à cette affaire. L’idée que le Guatemala soit sur le point de passer aux mains des Soviétiques ne doit pas venir de la presse républicaine et de la droite aux États-Unis, mais plutôt de la presse progressiste, celle que lisent et écoutent les démocrates, c’est-à-dire le centre et la gauche. C’est celle qui touche le public le plus nombreux. Pour donner la plus grande vraisemblance à cette idée, tout doit être l’œuvre de la presse libérale. »
Sam Zemurray l’interrompit pour lui poser une question :
— Et qu’est-ce qu’on va faire pour convaincre cette presse qui est une pure merde ?
Bernays sourit et fit une nouvelle pause. En acteur accompli, il promena un regard grave sur tous les membres du directoire :
— C’est pour cela qu’existe le roi des relations publiques, c’est-à-dire moi-même, plaisanta-t-il, sans aucune modestie, comme s’il perdait son temps à rappeler à ce groupe de messieurs que la Terre est ronde. C’est pour cela, Messieurs, que j’ai tant d’amis parmi les propriétaires et les directeurs de journaux, de radios et de télévisions aux États-Unis.
Il faudrait travailler avec prudence et habileté pour que les médias ne se sentent pas manipulés. Tout devait se dérouler avec la spontanéité que met la nature dans ses merveilleuses transformations, faire en sorte que cela constitue des « scoops » que la presse libre et progressiste découvrirait et révélerait au monde. Il fallait caresser dans le sens du poil l’ego des journalistes, qui était, en général, surdimensionné.
Quand Bernays eut fini de parler, Sam Zemurray redemanda la parole :
— S’il te plaît, ne nous dis pas combien va nous coûter cette plaisanterie que tu as décrite avec tant de détails. Cela fait trop de chocs pour une seule journée.
— Je ne vous dirai rien de plus pour le moment, acquiesça Bernays. Il importe que vous vous souveniez d’une chose : la compagnie gagnera beaucoup plus que tout ce qu’elle pourra dépenser dans cette opération si nous obtenons que le Guatemala ne devienne pas la démocratie moderne dont rêve le président Arévalo pour le prochain demi-siècle.
Les dires d’Edward L. Bernays lors de cette mémorable séance du directoire de l’United Fruit à Boston s’accomplirent au pied de la lettre, confirmant, soit dit en passant, la thèse qu’il avait exposée selon laquelle le XXe siècle serait celui de l’avènement de la publicité comme outil principal du pouvoir et de la manipulation de l’opinion publique dans les sociétés aussi bien démocratiques qu’autoritaires.
Peu à peu, vers la fin de la présidence de Juan José Arévalo, mais surtout pendant celle du colonel Jacobo Árbenz Guzmán, commencèrent de paraître dans la presse des États-Unis des reportages qui, dans le New York Times, le Washington Post ou l’hebdomadaire Time, signalaient le danger croissant que représentait pour le monde libre l’influence acquise par l’Union soviétique au Guatemala par le biais de gouvernements qui, bien que cherchant à afficher leur caractère démocratique, étaient en réalité infiltrés par des communistes, des compagnons de route, des crétins utiles, car ils prenaient des mesures en contradiction avec la légalité, le panaméricanisme, la propriété privée, le marché libre, et ils favorisaient la lutte des classes, la haine de l’inégalité sociale, ainsi que l’hostilité envers les entreprises privées.
Des magazines et des revues nord-américains qui ne s’étaient jamais intéressés auparavant ni au Guatemala, ni à l’Amérique centrale, ni même à l’Amérique latine, commencèrent, grâce aux habiles démarches et aux relations de Bernays, à envoyer des correspondants au Guatemala. On les logeait à l’hôtel Panamerican, dont le bar deviendrait guère moins qu’un centre de presse international, où ils recevaient des dossiers parfaitement documentés sur les faits qui corroboraient ces indices – l’adhésion syndicale comme arme de combat et la destruction progressive de la propriété privée – et obtenaient des interviews, programmées ou suggérées par Bernays, avec des fermiers, des entrepreneurs, des chefs religieux (parfois l’archevêque lui-même), des journalistes, des leaders politiques de l’opposition, des pasteurs et des professionnels qui confirmaient avec force détails les craintes que le pays se transforme peu à peu en un satellite soviétique grâce auquel le communisme international pourrait miner l’influence et les intérêts des États-Unis dans toute l’Amérique latine.
À un moment donné – précisément alors que le gouvernement de Jacobo Árbenz lançait la réforme agraire dans le pays –, les démarches de Bernays auprès des propriétaires et directeurs de magazines et de revues ne furent plus nécessaires : une véritable inquiétude – c’était l’époque de la guerre froide – s’était fait jour dans les cercles politiques, économiques et culturels aux États-Unis, et les médias eux-mêmes s’empressaient d’envoyer des correspondants pour vérifier sur le terrain la situation de cette minuscule nation infiltrée par le communisme. L’apothéose fut la publication d’une dépêche de l’United Press, écrite par le journaliste britannique Kenneth de Courcy, qui annonçait que l’Union soviétique avait l’intention de construire une base de sous-marins au Guatemala. Life Magazine, The Herald Tribune, l’Evening Standard de Londres, le Harper’s Magazine, The Chicago Tribune, la revue Visión (en espagnol), The Christian Science Monitor, entre autres, consacrèrent de nombreuses pages à montrer, au travers de faits et de témoignages concrets, la soumission graduelle du Guatemala au communisme et à l’Union soviétique. Il ne s’agissait pas d’une conjuration : la propagande avait superposé une aimable fiction à la réalité et c’est sur cette base que les journalistes américains, mal préparés, écrivaient leurs chroniques sans se rendre compte, pour la plupart, qu’ils étaient les pantins d’un génial marionnettiste. Ainsi s’explique qu’une personnalité de la gauche libérale aussi prestigieuse que Flora Lewis ait couvert d’éloges disproportionnés l’ambassadeur américain au Guatemala, John Emil Peurifoy. Le fait que ces années furent les pires du maccarthysme et de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique contribua fortement à faire de cette fiction une réalité.
Quand Sam Zemurray mourut, en novembre 1961, il allait avoir quatre-vingt-quatre ans. Retiré des affaires en Louisiane, croulant sous les millions, il ne lui entrait toujours pas dans la tête que ce qu’avait planifié Edward L. Bernays lors de cette lointaine réunion du directoire de l’United Fruit à Boston s’était accompli au pied de la lettre. Il ne soupçonnait pas non plus que la Fruitière, bien qu’elle ait gagné cette guerre, avait déjà commencé à se désintégrer et que dans peu d’années son président se suiciderait, la compagnie disparaîtrait et qu’il en resterait seulement de mauvais et abominables souvenirs.

I
La mère de miss Guatemala appartenait à une famille d’émigrants italiens, les Parravicini. Après deux générations, le nom avait été raccourci et hispanisé. Quand Arturo Borrero Lamas, jeune juriste, professeur de droit et avocat en exercice, demanda la main de la jeune Marta Parra, cela fit jaser toute la société guatémaltèque parce que, de toute évidence, la fille des cavistes, boulangers et pâtissiers d’origine italienne n’était pas du même rang social que cet élégant monsieur convoité par toutes les jeunes filles à marier de la haute société, lui qui avait un nom, de la fortune et un prestige professionnel. Les commérages finirent par cesser et la plupart des gens assistèrent, les uns en tant qu’invités, les autres en spectateurs, au mariage qui fut célébré à la cathédrale par l’archevêque de la ville. Le général Jorge Ubico Castañeda, éternel président, en fut aussi, donnant le bras à son aimable épouse, vêtu d’un élégant uniforme constellé de médailles ; et, sous les applaudissements de la foule, ils se firent tirer le portrait sous le porche avec les mariés.
Ce mariage ne fut pas une réussite du côté du lignage. Marta Parra tombait enceinte tous les ans et, malgré toutes ses précautions, elle accouchait de garçons squelettiques à moitié morts et qui décédaient au bout de quelques jours ou de quelques semaines en dépit des efforts des infirmières, des gynécologues et même des sorciers et sorcières de la ville. Après cinq années d’échecs répétés, Martita Borrero Parra vint au monde et se montra très vite si belle, si vive et si éveillée qu’on la surnomma miss Guatemala. Contrairement à ses frères, elle survécut. Et comment !
Elle était née maigrichonne, la peau sur les os. Ce qui frappait depuis cette époque où les gens faisaient dire des messes pour que la drôlesse n’ait pas la malchance de ses frères, c’était la finesse de sa peau, ses traits délicats, ses yeux immenses et ce regard paisible, fixe, pénétrant, qui se posait sur les gens et les choses comme si elle s’efforçait de les graver dans sa mémoire pour l’éternité. Un regard qui déconcertait et faisait peur. Símula, l’Indienne maya-quiché qui serait sa nourrice, prédisait : « Cette gamine aura des pouvoirs ! »
La mère de miss Guatemala, Marta Parra de Borrero, ne put guère profiter de cette fille unique qui avait survécu. Non qu’elle mourût – elle vécut jusqu’à quatre-vingt-dix ans passés et décéda dans un asile de vieillards sans bien se rendre compte de ce qui se passait autour d’elle – mais à la suite de la naissance de la fillette elle se trouva épuisée, silencieuse, déprimée et (comme on disait à l’époque, par euphémisme, pour désigner les fous) dans la lune. Elle restait chez elle à longueur de journée, immobile, sans parler ; ses bonnes, Patrocinio et Juana, lui donnaient à manger à la cuillère et lui faisaient des massages pour empêcher ses jambes de s’atrophier ; seules des crises de larmes qui la plongeaient dans une somnolence hébétée la tiraient de son étrange mutisme. Símula était la seule avec qui elle s’entendait, ou peut-être la servante devinait-elle ses caprices. Le docteur Borrero Lamas finit par oublier qu’il avait une femme ; les jours et les semaines passaient sans qu’il entre dans la chambre déposer un baiser sur le front de son épouse, et il consacrait tout le temps qu’il ne passait pas dans son bureau – plaidant au tribunal ou donnant des cours à l’université de San Carlos – à Martita, qu’il cajolait et adorait depuis sa naissance. La fillette grandit collée à son père. Ce dernier laissait Martita gambader parmi les visiteurs, quand le week-end sa maison coloniale se remplissait de ses amis d’âge mûr – juges, fermiers, politiciens, diplomates – qui venaient jouer à l’anachronique vingt-et-un. Le père s’amusait du regard qu’elle portait sur ses amis avec ses grands yeux gris-vert comme si elle voulait leur arracher leurs secrets. Elle se laissait câliner par tous mais, hormis avec son père, était très peu encline à répondre à ces marques de tendresse.
Des années plus tard, en évoquant cette première époque de sa vie, Martita se souviendrait à peine, comme des flammes s’allumant et s’éteignant, du grand trouble politique qui, soudain, commença à meubler les conversations de ces notables venus les fins de semaine jouer ces parties de cartes d’antan. Elle les entendait vaguement dire, vers 1944, que le général Jorge Ubico Castañeda, ce monsieur couvert de galons et de médailles, était devenu brusquement si impopulaire qu’il y avait eu des mouvements de troupe et de civils ainsi que des grèves d’étudiants pour tenter de le renverser. Ils y réussirent la même année avec la fameuse Révolution d’octobre, quand surgit une nouvelle junte militaire présidée par le général Federico Ponce Vaides, qui fut elle aussi renversée par les manifestants. Enfin il y eut des élections. Les vieux messieurs du vingt-et-un avaient une peur panique de voir le professeur Juan José Arévalo, qui venait de rentrer de son exil en Argentine, l’emporter car, disaient-ils, son « socialisme spirituel » (qu’est-ce que cela voulait dire ?) attirerait la catastrophe sur le Guatemala : les Indiens relèveraient la tête et se mettraient à tuer les bonnes gens, les communistes à s’approprier les terres des grands propriétaires et à envoyer les enfants de bonne famille en Russie pour les vendre comme esclaves. Quand ils parlaient de ces choses-là, Martita attendait toujours la réaction d’un de ces messieurs qui participaient à ces week-ends de parties de cartes et de commérages politiques, le docteur Efrén García Ardiles. C’était un bel homme, yeux clairs et cheveux longs, qui se moquait régulièrement des invités en les désignant comme des paranoïaques des cavernes car, selon lui, le professeur Arévalo était plus anticommuniste que tous réunis et son « socialisme spirituel » rien d’autre qu’une manière symbolique de dire qu’il voulait faire du Guatemala un pays moderne et démocratique en le soustrayant à la pauvreté et au féodalisme primitif dans lequel il vivait. Martita se souvenait des disputes qui éclataient : les vieux messieurs accablaient le docteur García Ardiles en le traitant de Rouge, d’anarchiste et de communiste. Et quand elle demandait à son papa pourquoi cet homme bataillait toujours seul contre tous, son père répondait : « Efrén est un bon médecin et un excellent ami. Dommage qu’il soit si fou et tellement de gauche ! » Martita fut piquée par la curiosité et décida de demander un rendez-vous au docteur García Ardiles pour qu’il lui explique ce qu’étaient la gauche et le communisme.
À cette époque, elle était déjà entrée au collège belgo-guatémaltèque (de la congrégation de la Sainte Famille d’Helmet) tenu par des religieuses flamandes, que fréquentaient toutes les filles de bonne famille du Guatemala ; et elle avait commencé à rafler les prix d’excellence et à décrocher de brillantes notes aux examens. Cela ne lui coûtait pas beaucoup d’efforts, il lui suffisait de mobiliser un peu de cette intelligence naturelle dont elle débordait et de savoir qu’elle ferait un immense plaisir à son père avec les excellentes appréciations de son carnet de notes. Quel bonheur éprouvait le docteur Borrero Lamas le jour de la fin des classes, quand sa fille montait sur l’estrade recevoir son diplôme pour son application à l’étude et sa parfaite conduite ! Et avec quels applaudissements les bonnes sœurs et l’auditoire félicitaient la fillette !
Martita eut-elle une enfance heureuse ? Elle se le demanderait souvent les années suivantes et répondrait que oui, si ce mot signifiait une vie tranquille, ordonnée, sans soubresauts, d’enfant entourée de domestiques, gâtée et protégée par son père. Mais n’avoir jamais connu la tendresse d’une mère l’attristait. Elle rendait visite une seule fois par jour – le moment le plus difficile de la journée – à cette dame toujours alitée qui, tout en étant sa mère, ne lui portait aucune attention. Símula l’emmenait lui donner un baiser avant d’aller dormir. Elle n’aimait pas cette visite, car cette dame paraissait plus morte que vive ; elle la regardait avec indifférence et se laissait embrasser sans lui rendre sa tendresse, quelquefois en bâillant. Elle ne s’amusait pas plus avec ses petites amies dans les fêtes d’anniversaire où elle se rendait avec Símula en guise de chaperon, pas même à ses premiers bals quand elle était déjà dans le secondaire, que les gars se mettaient à courtiser les filles, à leur adresser des mots doux, et que les couples commençaient à se former. Martita s’amusait plus durant les longues veillées du week-end avec les bonshommes du vingt-et-un. Et surtout lors des apartés qu’elle avait avec le docteur Efrén García Ardiles qu’elle accablait de questions sur la politique. Il lui expliquait qu’en dépit des lamentations de ces messieurs, Juan José Arévalo manœuvrait bien, essayant enfin d’introduire un peu de justice dans ce pays, surtout pour les Indiens, c’est-à-dire la grande majorité des trois millions de Guatémaltèques. Grâce au président Arévalo, disait-il, le Guatemala allait se transformer enfin en démocratie.
La vie de Martita prit un tour extraordinaire le jour de ses quinze ans, à la fin de 1949. Tout le vieux quartier de San Sebastián, où se trouvait sa maison, vécut de quelque manière cette célébration. Son père lui offrit la quinceañera, fête par laquelle les bonnes familles du Guatemala célébraient les quinze ans de leurs filles, une fête qui signifiait leur entrée dans la société. Son père, en même temps qu’il l’emplit de lumières, fit décorer de fleurs et de guirlandes la maison au vaste vestibule, aux fenêtres à grilles et au jardin luxuriant qui se situait au cœur du quartier colonial. Il y eut une messe à la cathédrale célébrée par l’archevêque lui-même, à laquelle Martita assista vêtue d’une robe blanche pleine de dentelles, avec dans les mains un bouquet de fleurs d’oranger, toute la famille présente, y compris des oncles, tantes, cousins et cousines qu’elle voyait pour la première fois. Il y eut des feux d’artifice dans la rue et une grande piñata pleine de bonbons et de fruits confits que se disputèrent avec bonheur les jeunes invités. Les domestiques et les garçons servaient en costume traditionnel, les femmes avec le huipil plein de couleurs et de formes géométriques, les jupes à volants et les ceintures noires, les hommes avec le pantalon blanc, la chemise de couleur et le chapeau de paille. Le Club hippique se chargea du banquet et on engagea deux orchestres, l’un traditionnel avec neuf joueurs de marimba, l’autre plus moderne formé de douze professeurs qui interprétèrent les danses à la mode : bamba, valse, blues, tango, corrido, guaracha, rumba et boléro. Au beau milieu du bal, Martita, la reine de la fête, qui dansait avec le fils de l’ambassadeur des États-Unis, Richard Patterson Jr., perdit connaissance. On la porta jusqu’à sa chambre et le docteur Galván, qui était présent en tant que chaperon de sa fille Dolores, amie de Martita, l’examina, prit sa température et sa tension et la frictionna avec de l’alcool. Elle reprit rapidement ses esprits. Ce n’était rien, expliqua le vieux médecin, une légère chute de tension à cause des émotions de la journée. Martita se rétablit et revint au bal. Mais elle passa le reste de la soirée tristounette et comme ailleurs.
Quand tous les invités furent partis, la nuit étant bien avancée, Símula s’approcha du docteur Borrero. Elle murmura qu’elle souhaitait le voir seule à seul. Il la conduisit à la bibliothèque. « Le docteur Galván se trompe, lui dit la nourrice. Chute de tension ! Mon œil ! Je suis désolée, docteur, mais je vous le dis tout net : votre fille est enceinte. » Ce fut au tour du maître de maison d’avoir des vapeurs. Il se laissa tomber dans le fauteuil ; le monde, les étagères remplies de livres tournaient autour de lui comme un manège.
Bien que son père la priât, la suppliât, la menaçât des pires châtiments, Martita manifesta la force de son caractère et combien elle irait loin dans la vie en refusant sans appel de révéler qui était le père du bébé en train de prendre forme dans son ventre. Le docteur Borrero Lamas fut sur le point de perdre la raison. Il était très catholique, une vraie grenouille de bénitier, pourtant il en vint à envisager l’avortement quand Símula, le voyant fou de désespoir, lui dit qu’elle pourrait conduire la demoiselle chez une « faiseuse d’anges ». Mais, après avoir tourné et retourné la question dans sa tête et surtout après avoir consulté son confesseur et ami, le père jésuite Ulloa, il décida de ne pas exposer sa fille à un risque aussi grand et qu’elle n’irait pas en enfer pour avoir commis ce péché mortel.
Savoir que sa fille avait gâché sa vie lui déchirait le cœur. Il dut la retirer du collège belgo-guatémaltèque car la grossesse la faisait vomir et s’évanouir à tout moment et les bonnes sœurs auraient découvert son état, et le scandale n’aurait pas manqué. L’éminent juriste souffrait terriblement de ce que sa fille ne ferait pas un beau mariage à cause de cette folie. Quel jeune homme sérieux, de bonne famille et à l’avenir assuré donnerait son nom à une dévoyée ? Négligeant son cabinet et ses cours, il consacra tous les jours et toutes les nuits qui suivirent la révélation que la prunelle de ses yeux était enceinte à chercher à découvrir qui pouvait être le père. Martita n’avait eu aucun prétendant. Elle ne semblait pas même intéressée, comme les autres filles de son âge, à flirter avec les jeunes gens tant elle était accaparée par ses études. N’était-ce pas extrêmement étrange ? Martita n’avait jamais eu d’amoureux. Le docteur surveillait toutes ses sorties en dehors des heures de cours. Et qui, comment, où l’avait-on mise enceinte ? Ce qui d’abord lui avait paru impossible se fraya un chemin dans sa tête et, rongé par le doute, il décida d’en avoir le cœur net. Il chargea de cinq balles le vieux revolver Smith & Wesson qu’il avait peu utilisé, s’exerçant au tir au Club des Chasseurs, ou lors de parties de chasse où l’entraînaient ses amis dudit cercle et où il s’ennuyait profondément.
Il se présenta à l’improviste chez le docteur Efrén García Ardiles, qui vivait avec sa mère fort âgée dans le quartier voisin de San Francisco. Son vieil ami, qui venait de rentrer du cabinet où il passait ses après-midi – il travaillait le matin à l’hôpital général San Juan de Dios – le reçut aussitôt. Il le conduisit à un petit salon où se trouvaient sur des étagères des livres et des objets primitifs maya-quiché, des masques et des urnes funéraires.
— Toi, tu vas répondre à ma question, Efrén – le docteur Borrero Lamas parlait très lentement, comme s’il lui fallait s’arracher les mots de la bouche. Nous sommes allés ensemble au collège des frères maristes et, en dépit de tes absurdes idées politiques, je te considère comme mon meilleur ami. J’espère qu’au nom de cette longue amitié, tu ne me mentiras pas. C’est toi qui as mis ma fille enceinte ?
Il vit le docteur Efrén García Ardiles devenir blanc comme un linge. Ce dernier ouvrit et ferma la bouche à plusieurs reprises avant de lui répondre. Il parla enfin, en bégayant, les mains tremblantes :
— Arturo, je ne savais pas qu’elle était enceinte. Oui, c’est moi. C’est la pire chose que j’ai faite dans ma vie. Jamais je n’aurai fini de m’en repentir, je te le jure.
— Je suis venu te tuer, fils de pute, mais tu me dégoûtes tellement que je ne peux même pas.
Et il éclata en sanglots qui lui secouaient la poitrine et baignaient son visage de larmes. Ils restèrent près d’une heure ensemble, et quand ils se séparèrent à la porte, ils ne se serrèrent pas la main ni ne se donnèrent les habituelles tapes dans le dos.
En arrivant chez lui, le docteur Borrero Lamas gagna directement la chambre où sa fille s’était enfermée à clé depuis le jour de son évanouissement.
Son père lui parla depuis la porte, sans s’asseoir, toujours debout, d’un ton qui n’admettait aucune réplique :
— J’ai parlé avec Efrén et nous sommes arrivés à un accord. Il se mariera avec toi pour que cet enfant ne naisse pas comme ces petits que les chiennes mettent bas dans la rue et qu’il puisse avoir un nom. Le mariage sera célébré dans la propriété de Chichicastenango. Je parlerai au père Ulloa pour qu’il vous marie. Il n’y aura aucun invité. On l’annoncera dans le journal puis on enverra les faire-part. Jusqu’à ce moment-là, nous continuerons à faire semblant d’être une famille unie. Après ton mariage avec Efrén, je ne te reverrai ni ne m’occuperai de toi, et je chercherai le moyen de te déshériter. D’ici là, tu resteras enfermée dans cette chambre, sans sortir.
Ainsi fut fait. Les noces soudaines du docteur Efrén García Ardiles avec une fille de quinze ans, vingt-huit de moins que lui, donnèrent lieu à papotages et commérages qui firent le tour de la ville de Guatemala et la tinrent en haleine. Tout le monde sut que Martita Borrero Parra se mariait de cette façon parce que ce docteur l’avait mise enceinte, ce qui n’était pas surprenant de la part d’un type avec de telles idées révolutionnaires, et tout le monde plaignit le probe docteur Borrero Lamas qu’à partir de ce moment personne ne vit plus sourire, ni participer aux fêtes, ni jouer au vingt-et-un.
Le mariage eut lieu dans la lointaine propriété du père de la mariée, aux environs de Chichicastenango, là où l’on cultivait le café, et il fut lui-même l’un des témoins ; les autres étaient des employés de la ferme, analphabètes, qui durent signer avec des croix et des bâtons avant de recevoir pour ça quelques quetzals. Il n’y eut pas même un verre de vin pour trinquer au bonheur des nouveaux mariés.
Les époux revinrent à la ville de Guatemala directement au domicile d’Efrén et de sa mère, et toutes les bonnes familles surent que le docteur Borrero, tenant sa promesse, ne verrait plus jamais sa fille.
Martita accoucha au milieu de 1950 d’un enfant qui, officiellement du moins, était un prématuré de sept mois. »

Extraits
« II convient que tout se passe de manière naturelle, ni planifiée, ni téléguidée par personne, et encore moins par nous, trop intéressés à cette affaire. L’idée que le Guatemala soit sur le point de passer aux mains des Soviétiques ne doit pas venir de la presse républicaine et de la droite aux États-Unis, mais plutôt de la presse progressiste, celle que lisent et écoutent les démocrates, c’est-à-dire le centre et la gauche. C’est celle qui touche le public le plus nombreux. Pour donner la plus grande vraisemblance à cette idée, tout doit être l’œuvre de la presse libérale. »
Sam Zemurray l’interrompit pour lui poser une question :
— Et qu’est-ce qu’on va faire pour convaincre cette presse qui est une pure merde ?
Bernays sourit et fit une nouvelle pause. En acteur accompli, il promena un regard grave sur tous les membres du directoire :
— C’est pour cela qu’existe le roi des relations publiques, c’est-à-dire moi-même, plaisanta-t-il, sans aucune modestie, comme s’il perdait son temps à rappeler à ce groupe de messieurs que la Terre est ronde. C’est pour cela, Messieurs, que j’ai tant d’amis parmi les propriétaires et les directeurs de journaux, de radios et de télévisions aux États-Unis.
Il faudrait travailler avec prudence et habileté pour que les médias ne se sentent pas manipulés. Tout devait se dérouler avec la spontanéité que met la nature dans ses merveilleuses transformations, faire en sorte que cela constitue des «scoops » que la presse libre et progressiste découvrirait et révélerait au monde. Il fallait caresser dans le sens du poil l’ego des journalistes, qui était, en général, surdimensionné. » p. 29

« La vie de Martita prit un tour extraordinaire le jour de ses quinze ans, à la fin de 1949. Tout le vieux quartier de San Sebastián, où se trouvait sa maison, vécut de quelque manière cette célébration. Son père lui offrit la quinceañera, fête par laquelle les bonnes familles du Guatemala célébraient les quinze ans de leurs filles, une fête qui signifiait leur entrée dans la société. Son père, en même temps qu’il l’emplit de lumières, fit décorer de fleurs et de guirlandes la maison au vaste vestibule, aux fenêtres à grilles et au jardin luxuriant qui se situait au cœur du quartier colonial. Il y eut une messe à la cathédrale célébrée par l’archevêque lui-même, à laquelle Martita assista vêtue d’une robe blanche pleine de dentelles, avec dans les mains un bouquet de fleurs d’oranger, toute la famille présente, y compris des oncles, tantes, cousins et cousines qu’elle voyait pour la première fois. Il y eut des feux d’artifice dans la rue et une grande piñata pleine de bonbons et de fruits confits que se disputèrent avec bonheur les jeunes invités. Les domestiques et les garçons servaient en costume traditionnel, les femmes avec le huipil plein de couleurs et de formes géométriques, les jupes à volants et les ceintures noires, les hommes avec le pantalon blanc, la chemise de couleur et le chapeau de paille. Le Club hippique se chargea du banquet et on engagea deux orchestres, l’un traditionnel avec neuf joueurs de marimba, l’autre plus moderne formé de douze professeurs qui interprétèrent les danses à la mode: bamba, valse, blues, tango, corrido, guaracha, rumba et boléro. Au beau milieu du bal, Martita, la reine de la fête, qui dansait avec le fils de l’ambassadeur des États-Unis, Richard Patterson Jr., perdit connaissance. On la porta jusqu’à sa chambre et le docteur Galvän, qui était présent en tant que chaperon de sa fille Dolores, amie de Martita, l’examina, prit sa température et sa tension et la frictionna avec de l’alcool. Elle reprit rapidement ses esprits. Ce n’était rien, expliqua le vieux médecin, une légère chute de tension à cause des émotions de la journée. Martita se rétablit et revint au bal. Mais elle passa le reste de la soirée tristounette et comme ailleurs.

Quand tous les invités furent partis, la nuit étant bien avancée, Simula s’approcha du docteur Borrero. Elle murmura qu’elle souhaitait le voir seule à seul. Il la conduisit à la bibliothèque. « Le docteur Galvän se trompe, lui dit la nourrice. Chute de tension! Mon œil! Je suis désolée, docteur, mais je vous le dis tout net : votre fille est enceinte. » Ce fut au tour du maître de maison d’avoir des vapeurs. Il se laissa tomber dans le fauteuil ; le monde, les étagères remplies de livres tournaient autour de lui comme un manège.
Bien que son père la priât, la suppliât, la menaçât des pires châtiments, Martita manifesta la force de son caractère et combien elle irait loin dans la vie en refusant… » p. 38-39

À propos de l’auteur
VARGAS_LLOSA_Mario_©power_axleMario Vargas Llosa © Photo Power Axle

Mario Vargas Llosa, né au Pérou en 1936, est l’auteur d’une vingtaine de romans qui ont fait sa réputation internationale. Son œuvre, reprise dans la Bibliothèque de la Pléiade, a été couronnée par de nombreux prix littéraires, dont le plus prestigieux, le prix Nobel de littérature, en 2010. (Source: Éditions Gallimard)

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Quatre murs de granit

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En deux mots
Ella, Juliette et Pierre, amis d’enfance, choisissent de passer la période de confinement avec leurs conjoints dans une maison isolée du Cotentin. Des retrouvailles qui vont très vite s’accompagner de tensions, avant qu’un drame ne vienne faire exploser le petit groupe.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Petit confinement entre amis

Pour son premier roman, Emma de Foucaud a choisi de rassembler six personnes dans une maison isolée du Cotentin. Un huis-clos qui va virer au drame, au fur et à mesure des confidences échangées autour d’un lourd secret. Machiavélique!

Trois couples confinés en Normandie. Dès l’annonce des mesures sanitaires, Ella a proposé à Juliette et Pierre, ses amis de lycée, de venir la rejoindre avec leurs conjoints respectifs aux Embruns pour passer ensemble cette période difficile.
Juliette et Marcus quittent leur domicile haussmanien au volant de leur Audi tandis que Pierre et Malik prennent l’avion depuis Toulouse pour rejoindre le Cotentin.
La première soirée est joyeuse et très arrosée. Les trentenaires ont visiblement laissé derrière eux leurs appréhensions pour essayer de se construire une parenthèse enchantée sur la côte normande.
Mais le rêve va très vite virer au cauchemar.
Au fur et à mesure que les jours s’écoulent, les problèmes et les secrets des uns et des autres vont apparaître et tendre l’atmosphère. Les appels passés en toute discrétion par Marcus avec son assistante Évelyne restée à Paris et qu’il a de la peine à joindre en raison d’une connexion très aléatoire. Le traumatisme engendré par la guerre en Syrie que Malik a réussi à laisser derrière lui, mais qui resurgit chaque nuit et que Pierre ne peut empêcher. Une impuissance qui le mine tout autant que ses problèmes physiques. Devant son jeune amant, son embonpoint et son souffle court lui font honte. Tom n’est pour sa part pas l’hôte le plus expansif et ne montre pas le même enthousiasme qu’Ella à vouloir un enfant. Est-ce parce qu’il se sent coupable d’un moment d’égarement un soir de Nouvel An?
Pour son premier roman, Emma de Foucaud a parfaitement réussi la montée dramatique de ce psychodrame. En quelques jours, chacun des protagonistes va se voir confronté à ses démons, le virus qui se propage ajoutant également de l’incertitude et de la peur.
Un extrait de journal intime va semer encore davantage le trouble auprès du lecteur qui va se demander qui peut bien en être l’auteur, qui porte en lui le poids de la mort d’Édouard et ce «sourire ravageur qui transperce mon âme et déchire mon cœur dans une blessure délicieuse.»
Dans ce huis-clos de plus en plus étouffant chacun va dès lors épier l’autre, tenter de comprendre quels enjeux se dissimulent derrière les faits et gestes de ces trois couples aux failles de plus en plus béantes. Il y a de l’Agatha Christie des Dix petits nègres derrière ces Quatre murs de granit. Mais il y a d’abord la naissance d’une romancière à l’écriture addictive qui a compris comment ferrer son lecteur.
Emma de Foucaud, retenez bien ce nom!

Quatre murs de granit
Emma de Foucaud
Éditions Paul & Mike
Premier roman
260 p., 16 €
EAN 9782366511383
Paru le 8/10/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Cotentin, en venant notamment de Paris et de Toulouse..

Quand?
L’action se déroule de nos jours, plus précisément en mars 2020, durant la période du premier confinement.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ella, Pierre et Juliette sont amis depuis le lycée. Confinés pour raison sanitaire aux Embruns, une vieille maison en bord de falaise aux confins du Cotentin, les trois trentenaires et leurs conjoints respectifs vont rapidement affronter un virus bien plus pernicieux. Au rythme des assauts de la Manche, au cœur des rires et des tempêtes, les premiers symptômes se propagent: secrets et non-dits, jalousie, trahison, rancœur et amertume. L’épidémie n’épargnera personne et les Embruns menaceront à tout moment de basculer…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
La Presse de la Manche
Blog de Philippe Poisson

Les premières pages du livre
J’ai trop bu. Ma tête tourne et mes jambes peinent à me porter. À chaque fois, c’est la même chose : je bois bêtement pour tenter de t’oublier, mon Édouard.
La nuit est claire et apparemment, d’autres que moi ont voulu voir les étoiles. En contrebas, deux silhouettes se distinguent, éclairées par l’écume étincelante de cette mer d’hiver.
Je le reconnais. Ses cheveux bruns et longs, ses épaules sculptées par le travail en plein air. J’ai vraiment trop bu. La nausée me saisit et je m’affale dans les hautes herbes. Je dois respirer lentement, fermer les yeux, me concentrer sur les sons. Ne pas sombrer. Ne pas vomir. Par-dessus l’assourdissant ressac des vagues qui s’écrasent contre les jupes de cette maudite falaise, je discerne les explosions de ses cris, à elle. Des cris de délivrance, de jouissance, de supplication. Faites que cette fois-ci, le rêve soit exaucé, semble-t-elle hurler.
J’ai beau tendre l’oreille, je n’entends rien venant de lui, par contre. Aucun râle, aucun souffle, aucun mot. Comme s’il était absent. Comme s’il était ailleurs. Comme s’il avait abandonné tout espoir d’être entendu.

*****
15 mars, Paris
« Mais qu’est-ce que tu fous? On va se taper les bouchons, si ça continue ! » rugit Marcus du bas de l’immeuble cossu qu’ils s’apprêtaient à quitter pour une période indéterminée. Le moteur de l’Audi sportive ronflait déjà depuis plusieurs minutes, prêt à vrombir vers la Normandie où Juliette et lui étaient attendus dès ce soir. Le coffre était plein et Marcus n’était pas peu fier d’avoir réussi à tout faire rentrer. L’organisation, c’était sa plus grande force. Ne jamais rien laisser au hasard, son credo. « JULIETTE ! » s’égosilla-t-il au bord de la crise de nerfs, en direction des doubles fenêtres encore entrebâillées. « Si tu ne descends pas, tu nous rejoins en train, merde ! »
Juliette arrosait les dernières plantes dans le petit salon. « À bientôt, mes belles », se surprit-elle à murmurer, presque émue. Ses compagnes végétales, elle en prenait grand soin, les bichonnait, les aimait. Témoins silencieux de son quotidien, elles trônaient gracieusement sur chaque étagère, posaient au centre de chaque guéridon, tombaient en cascade du bord de chaque cheminée. Les quitter sans certitude de les retrouver en vie constituait un déchirement. Et cela, Marcus ne le comprenait pas, lui qui préférait les fleurs coupées, celles que l’on expose puis que l’on jette une fois fanées.
Juliette reposa son arrosoir en cuivre à sa place, sur le plan de travail en marbre de la cuisine, et ferma les yeux pour y emprisonner une larme qui souhaitait s’échapper. Une de plus. L’excitation et l’angoisse s’entremêlaient à l’approche de ce séjour inattendu, ce confinement au fin fond du Cotentin, en bord de falaise.
La portière côté passager à peine claquée, Marcus accélérait déjà, tout droit, en direction de l’autoroute A13. Juliette n’avait même pas eu le temps, à travers la vitre, de jeter un dernier regard à leur immeuble, à leur rue. Rue qu’elle avait découverte cinq ans auparavant, lorsque Marcus avait finalement consenti à retirer des yeux de la jeune femme ses mains qui formaient un bandeau opaque. « Tadaaaa ! » avait-il lancé gaiement. Tellement sûr de lui. Ses deux bras tendus vers le deuxième étage de cet ancien hôtel particulier. Il portait le menton haut, fier d’avoir pu offrir un appartement de rêve dans ce quartier chic à sa belle et jeune épouse.
Elle se souvenait encore de ce qu’elle portait en ce matin d’été. Une robe Claudie Pierlot rose pâle qui, paraît-il, épousait ses formes harmonieuses à la perfection. Elle le savait, son âge d’or se conjuguait au passé. La teinture blond miel cachait avec efficacité ses premiers cheveux blancs aux yeux de tous, mais son âme vieillissait. Marcus refuserait de l’admettre s’ils en discutaient, pourtant son regard sur sa femme était moins étincelant qu’auparavant, lui-même las de n’être croisé et considéré qu’en de rares occasions. Alors chaque soir, tous deux rejouaient la même pièce de théâtre, celle d’un couple élégant mais terni, avec pour décor leur grand appartement haussmannien, dont la noblesse des moulures au plafond et du parquet à chevrons semblait, elle, résister non sans ironie aux affres du temps.
La conduite sèche et sportive de Marcus fit sortir Juliette de sa rêverie mélancolique.
« J’espère qu’on ne va pas s’entre-tuer au bout de deux jours, enfermés à six dans cette baraque glauque », grimaça-t-il en redémarrant vigoureusement à la sortie du péage.
« Tes si bons amis ne se sont pas précipités pour nous offrir une chambre dans leurs villas en Corse ou leurs chalets suisses, je te signale », soupira Juliette, déjà épuisée.
Quelques heures plus tard, le couple roulait en silence à travers le bocage normand, un tapis vert émeraude aux reflets roux qu’offrait généreusement, à ceux qui savaient l’apprécier, ce crépuscule de printemps.

15 mars, Cotentin
Depuis ce matin, Ella s’affairait à nettoyer la maison de fond en comble. Tom, lui, était parti faire un plein de courses au village voisin, à bord de la vieille Kangoo qu’ils conservaient malgré ses 280 000 kilomètres au compteur, dans l’optique d’un futur agrandissement de la famille.
La répartition des tâches comme la répartition des chambres avait été évidente. Malik et Pierre, toujours accommodants, dormiraient dans le cabanon du jardin, cosy et chaleureux quoique sommaire, tandis qu’Ella et Tom conserveraient leur chambre vétuste du rez-de-chaussée. La petite pièce attenante au séjour avait été autrefois la chambre de la grand-mère d’Ella. Et même si, depuis le décès de celle-ci quelques années plus tôt, des couches de peinture successives avaient été appliquées sur le lambris pour apporter plus de lumière, les piles de livres anciens et la collection de toiles colorées ayant appartenu à la vieille dame faisaient encore déborder les étagères, conférant au lieu un charme désuet. Au fond, la baie vitrée s’ouvrait sur le jardin fleuri. Ainsi, elle permettait aux tourtereaux de s’enquérir, dès le réveil, du temps qu’il faisait, et d’adapter le programme de leur journée en conséquence. Les caprices de la météo normande imposaient aux autochtones de savoir vivre l’instant présent, d’accepter d’abandonner une lecture ou une activité de bricolage au profit d’une balade au soleil.
Cette organisation de la maisonnée laissait donc libre la grande chambre d’amis située à l’étage, que Tom et Ella avaient retapée en suite tout confort l’été dernier. Ils avaient en effet pour projet de la louer à des vacanciers à partir du mois de mai, pour la saison touristique. Disposant d’un dressing sur mesure, d’un lit gigantesque et d’une vue imprenable sur la bruyère, la falaise et la mer, la chambre permettrait sans nul doute à Juliette et Marcus de moins souffrir du choc de laisser derrière eux le luxe de leur palace parisien.
Ella en avait pleinement conscience lorsqu’elle avait proposé à sa plus ancienne amie, Juliette, de les rejoindre pour se confiner jusqu’au recul de l’épidémie : Marcus détestait cette vieille maison branlante et isolée en bord de falaise, loin de toute agitation. Lui qui dirigeait sa vie d’une main de maître ne supportait ni les grains de sable qui, malgré toutes ses précautions, se glissaient inlassablement dans ses draps, ni de partager son habitat avec des araignées qui, sans invitation, tissaient leurs toiles aux recoins des fenêtres craquelées. Il ne se gênait pas pour se plaindre, à sa manière, du manque de confort auprès de ses hôtes. Ses réflexions à peine camouflées sous un voile d’humour grinçant avaient le don d’agacer Ella. Les séjours de Marcus et Juliette étaient d’ailleurs un peu plus courts chaque année. Au 31 décembre dernier, ils n’étaient restés qu’à peine vingt-quatre heures aux Embruns. Marcus avait prétexté une urgence professionnelle pour faire rugir son moteur et filer, dès l’après-midi du premier janvier, jusqu’aux tours scintillantes du quartier de la Défense.
Car Les Embruns, comme le confirmait le panneau de bois rongé par les vents planté au bout d’un tortueux chemin de terre et de sable, étaient une maison qui, si elle avait été humaine, aurait eu l’apparence d’une vieille dame. Tremblotante, certes, mais solide dans sa chair et dans ses os. Porteuse de souvenirs intacts.
Des vieux murs de granit se dégageait encore parfois une odeur âcre, un mélange d’humidité et d’iode, et le vent s’engouffrait fréquemment entre les tuiles d’ardoise les soirs de tempête. Cependant, cette maison, Ella et Tom l’aimaient. Ils avaient sacrifié une vie rangée, un quotidien parisien pour elle, et pour se rapprocher des racines d’Ella, afin que cette dernière puisse enfin vivre de sa passion, la photographie, et pour que Tom puisse lancer son affaire, un restaurant bio qui tournait à plein régime d’avril à octobre depuis maintenant trois ans.
À l’annonce des mesures de confinement, l’idée d’inviter leurs meilleurs amis à se joindre à eux pour se protéger de l’épidémie avait émergé très rapidement. Quelques coups de fil plus tard, la chose était entendue. Ils cohabiteraient aux Embruns, à six, confinés, en communauté. Jusqu’à ce que la vie de chacun puisse reprendre son cours.
Ella s’assit quelques instants sur une chaise en paille pour souffler et admira avec satisfaction le résultat de ses efforts : le lavabo du cabanon étincelait, deux pimpants bouquets de pâquerettes agrémentaient les tables de chevet, les draps sentaient le propre et l’air marin qui s’engouffrait par la fenêtre ronde au-dessus du lit assainissait nettement la pièce. Malik et Pierre, qui devaient arriver dans la soirée, seraient bien installés. Elle regarda sa montre : 18h32. Marcus et Juliette devaient désormais avoir dépassé Caen et seraient là dans une heure et demie.
Par la fenêtre entrouverte, le ronflement de la Kangoo se fit entendre et se rapprocha de la propriété. La vieille voiture apparut au bout du chemin de terre. Ella se précipita à l’extérieur du cabanon, longea le flanc de la maison et traversa la terrasse de gravier pour accueillir Tom qui, déjà, déchargeait des sacs pleins à craquer.
« Tu as dévalisé le magasin ? » lança joyeusement Ella tout en s’emparant avec force d’un pack de lait.
« On pourra tenir à six pendant plusieurs semaines, oui ! » répondit Tom. Il se pencha pour déposer un tendre baiser sur le front d’Ella.

15 mars, aéroport de Toulouse-Blagnac
«Bon voyage, Monsieur», sourit l’hôtesse avec une grâce toute déconnectée de la paranoïa ambiante.
Malik était nerveux. Il détestait les aéroports. Si certains les associaient volontiers à des moments joyeux, des départs en vacances, des voyages de noces, lui n’y voyait que le déchirement des au revoir et la blessure des non-retour.
« Nous n’avons qu’une heure de vol, ne t’inquiète pas », lui glissa Pierre. Le jeune homme cherchait à deviner ce qui se tramait derrière son regard de velours. Son amoureux avait connu la guerre, la peur, les deuils et, malgré un sourire sans faille et des épaules solides, les cicatrices de son âme demeuraient à vif, cinq ans après les faits.
Pierre prit place le premier à bord de l’avion, côté hublot. En apercevant les reflets du soleil sur le macadam détrempé par l’averse qui venait de s’abattre sur la ville rose, il imagina un instant qu’il quittait Toulouse pour la dernière fois. Cette idée le fit frissonner. Après tout, le confinement ne durerait sans doute que quelques semaines, pas plus longtemps que des vacances, tenta-t-il de se raisonner. Le président avait tenu un discours grave, certes, mais les effets de restrictions aussi drastiques ne tarderaient pas à se sentir. Pierre en était certain.
Le trentenaire avait donc dit oui tout de suite à son amie Ella, après son coup de fil de la veille, et s’était empressé de faire les valises. Il connaissait bien Les Embruns et savait que l’on ne s’y ennuyait jamais. D’ailleurs, il y a deux ans, pour le premier séjour normand de son conjoint peu de temps après leur rencontre, Malik et lui y avaient passé deux semaines pluvieuses sans quasiment pouvoir mettre le nez dehors. Les habitants des vieux placards, jeux de société, puzzles, et livres en tout genre s’étaient alors révélés être des compagnons d’isolement fort utiles.
Pierre connaissait Ella et Juliette depuis les années lycée. Fondamentalement différents les uns des autres, ils avaient pourtant eu un coup de foudre tous les trois. Unis comme un seul être, conscients d’être simplement différents de tous les autres.
Les années passant, ils avaient bien sûr évolué sur des chemins éloignés et la brillance de leur amitié s’était aujourd’hui quelque peu ternie. Cependant, par respect pour cette complicité ancienne, ils continuaient de se retrouver avec plaisir tous les trois, comme au bon vieux temps, à la moindre occasion. Après tout, les amis de longue date n’étaient-ils pas simplement condamnés à honorer religieusement une union passée, en ignorant la force du présent qui ne cesse de ronger des liens déjà distendus ?
Qu’importe, se dit Pierre. Pour quelques jours, chacun ferait l’effort de mettre la focale sur ce qui fédère, sur ce qui rassemble, pour que ce confinement se passe au mieux. La maison était d’une taille correcte et cette fois-ci, Pierre en était sûr, Malik et lui seraient installés dans la grande chambre d’amis du premier étage. Ella avait tout d’une mère lorsqu’il s’agissait de recevoir ses amis et de montrer des attentions équitables, même si son ventre n’avait pas encore abrité la vie. Chacun son tour, après tout. Juliette et Marcus auraient ainsi tout le loisir de s’écharper, isolés dans le cabanon, sans nuire au reste du groupe.
Le vrombissement des moteurs de l’A319 retentit soudain. Malik transpirait à grosses gouttes, les yeux clos. Bien que profondément athée, le jeune homme semblait toujours prier lors d’un décollage. Quel film atroce pouvait bien se jouer derrière ses paupières ? Quelles images horrifiantes de la guerre en Syrie étaient encore emprisonnées dans le donjon fortifié de sa mémoire ?
Alors que l’avion s’élançait sur la piste et quittait terre, Pierre prit la main de son compagnon, une fois de plus, pour lui signifier dans l’unique langue qu’ils partageaient pleinement, celle du cœur, qu’il était là pour lui.

*****
10, 9… Nous voilà agglutinés dans cette salle des fêtes, trop étroite pour contenir nos chants, ivres d’alcool et soûls d’insolente jeunesse. Les corps se frôlent sans pudeur et s’enroulent au rythme de la dance music du moment. Mais moi, statique, je reste en tétanie. Je n’ai d’yeux que pour toi, mon Édouard.
8, 7… Tu quittes la pièce pour fumer une cigarette à l’extérieur. Je dois tenter quelque chose. Tu es tellement beau, mon ange. Les éclats de rire que tu m’offres depuis le début de la soirée me transpercent à chaque fois d’une douleur que je goûte pleinement. Ils me manquent déjà.
6, 5… Je te rejoins sur le parking. Gauche, incapable de parler. Si seulement j’osais t’avouer… Si seulement j’avais le courage de partager ces sentiments qui me tourmentent.
4, 3… Nous n’avons même pas vingt ans, mais je sais que je n’aimerai plus jamais comme je t’aime, là, maintenant. Maintenant.
2, 1… C’est maintenant, mon amour.

*****
15 mars, Cotentin
Vers 20h, la nuit était déjà tombée et Marcus faillit manquer le dernier virage qui menait aux Embruns.
« C’est vraiment le trou du cul du monde, ici ! » maugréa-t-il en tentant d’éviter les nids-de-poule qui jalonnaient l’interminable chemin de terre sinuant jusqu’à la maison. Quelle idée d’aller s’enfermer dans cette bicoque nichée au bout du monde, quasiment plantée au bord d’une falaise escarpée surplombant une mer furieuse, pensa-t-il.
Un dernier coup de volant et l’Audi passa le vieux portail en fer forgé blanc. Autrefois majestueuse, la grille était aujourd’hui grignotée par la rouille. La peinture écaillée lui donnait même un aspect plus que délabré. Marcus gara sa voiture sur les graviers devant la maison et fit grincer le frein à main d’un coup sec.
Ella et Tom se tenaient dans l’embrasure de la porte d’entrée, bras dessus, bras dessous, tout sourire. Juliette se précipita hors du véhicule, inspira une grande bouffée d’air marin et salua chaleureusement ses hôtes.
Marcus, quant à lui, soupira, se déplia hors de son habitacle, et entreprit de vider le coffre. Tom ne tarda pas à le rejoindre et, sans un mot, lui tapa amicalement l’épaule pour lui souhaiter la bienvenue dans son havre de paix.
Quelques minutes plus tard, les valises et sacs du couple étaient déposés dans la chambre d’amis du premier étage grâce aux allers-retours de Tom, qui avait insisté pour mener cette tâche seul, avant de regretter sa proposition. En effet, Juliette n’était pas du genre à voyager léger.
Avant de redescendre, Tom parcourut la pièce du regard. Ella et lui avaient vraiment fait du bon travail en créant cette suite, se dit-il, avant de se corriger. Ella, surtout. Les peintures, les matériaux, l’agencement des meubles, tout avait été soigneusement réfléchi par son épouse, qui avait décidément un goût indiscutable en matière de décoration et un courage indéniable pour abattre des quantités surhumaines de travail sans jamais rechigner face à l’effort.
Cette chambre mansardée avait pour vue l’immensité de l’horizon. Elle attirerait vite des dizaines de touristes, ce qui permettrait de renflouer le compte commun du couple qui faisait grise mine. Tom se mit à espérer que d’ici un an, il aurait les moyens d’acheter une nouvelle voiture, pas aussi clinquante que celle de Marcus, bien sûr, mais plus élégante que son vieux tacot. Et pourquoi pas, un jour, se permettre enfin d’envisager un séjour dépaysant ? Ailleurs, loin des Embruns.
Les rires des deux amies qui résonnaient à l’étage inférieur rebondirent contre les cloisons. L’homme quitta la pièce, conscient qu’il était attendu pour servir l’apéritif. De plus, Malik et Pierre allaient arriver d’une minute à l’autre.

15 mars,
«Servez-vous bien, j’en ai cuisiné pour douze!» clama gaiement Ella à la cantonade depuis la cuisine sens dessus dessous.
Marcus s’empara sans attendre du plat de gnocchis encore fumant et remplit copieusement son assiette alors que Tom faisait déjà sauter le troisième bouchon de la soirée. « Bon confinement à tous, les copains ! »
«Santé!» répondirent en chœur les convives dans un tintement général de verres dépareillés. Ella avait en effet à cœur d’utiliser la vieille vaisselle de ses ancêtres dont la moitié des pièces étaient ébréchées, fêlées ou rayées, et elle refusait toujours de se faire offrir des services complets à ses anniversaires. L’éclectisme revenait même à la mode dans les magazines déco, alors pourquoi s’embêter, répétait toujours la jeune femme.
La soirée battait son plein et chacun, en ce premier soir d’isolement, semblait faire contre mauvaise fortune bon cœur. La musique, des tubes des années 90, et les rires perçaient les murs de granit, se mêlant au bruissement des feuilles de pommiers chahutées par le vent.
Une fois le repas terminé et quelques bouteilles descendues, Marcus, Malik et Tom se regroupèrent au coin du feu dans le salon, pour écouter des vieux albums de Pink Floyd, lovés dans de confortables fauteuils, tout en partageant un cigare apporté par Marcus. Après tout, ils avaient, pour la forme, proposé leur aide et ces dames avaient refusé. Marcus relata aux deux hommes son récent déplacement professionnel à Tokyo, vantant les mérites d’une ville bouillonnante qui ne dormait jamais, sans réaliser que ses camarades l’écoutaient plus par politesse que par réel intérêt.
Pierre, quant à lui, desservait silencieusement la table pour apporter les dernières piles d’assiettes à Ella et Juliette qui faisaient la vaisselle tout en papotant.
«Je peux m’incruster, les filles?» sourit Pierre en passant la tête par la porte de la cuisine.
« Mais bien sûr, mon chat », s’amusa Juliette tout en réarrangeant son chignon. « À peine quatre heures au bord de la mer et mes cheveux commencent déjà à me déclarer la guerre ! » lança-t-elle plus pour elle-même que pour ses amis, tout en se mirant dans le reflet de la fenêtre.
« Il va falloir t’y faire, ma belle. Ici, la mode n’est pas au lissage brésilien », ricana Ella en plongeant ses avant-bras dans le bain d’eau savonneuse de l’évier, avant de continuer : « Au fait, Tom a fait les courses cet après-midi, mais il a complètement oublié d’acheter tampons et serviettes. Nous devrons retourner au magasin demain. »
Pierre prit un air dégoûté en saisissant, résigné, un torchon sec. Il se mit à essuyer la pile de verres qui, en équilibre précaire, menaçait de s’écrouler d’une seconde à l’autre. « Moi qui pensais interrompre une conversation croustillante… je me retrouve à parler Tampax et Always Ultra dans une cuisine qui sent le graillon. Merci, les copines ! »
Ella rit à gorge déployée et éclaboussa du bout des doigts son ami Pierre. Elle se sentit heureuse, en cet instant, de retrouver la complicité qui liait ce trio depuis l’adolescence. « On va vivre les uns sur les autres, il va falloir t’endurcir, chaton ! »
À l’écart, Juliette réajusta son tablier, tout en sentant, étrangement, un frisson la parcourir. L’obsession qu’elle développait depuis des années à vouloir rester mince à tout prix et que sa psychanalyste qualifiait sans détour d’anorexie chronique avait, depuis fort longtemps, perturbé son cycle menstruel. Cependant, l’éclat de rire d’Ella venait de lui glacer le sang. Le souffle court, le cerveau en ébullition, elle s’éloigna pour ranger une carafe dans le buffet du séjour. Échouant à chasser les calculs qu’elle faisait défiler au fin fond de son crâne, elle réalisa soudain qu’elle n’avait pas eu ses règles depuis plus de deux mois.

15 mars,
Malgré le chant des vagues en contrebas et le ballet des branches de pommiers soulevées par le vent qui le berçaient habituellement, Tom n’arrivait pas à trouver le sommeil. À ses côtés mais tournée vers le mur, Ella ronronnait, épuisée par sa journée. Tom envia la capacité qu’avait sa femme à sombrer aussi vite dans un sommeil d’enfant.
Pourtant, deux heures plus tôt, après avoir enfilé son bas de jogging préféré, celui dont l’élastique était distendu depuis des années, elle s’était allongée à sa droite, avait glissé sa main sous son t-shirt, parcouru son torse, embrassé son cou, l’invitant à un rapprochement charnel. Tom le savait trop bien, Ella était en pleine ovulation et l’éconduire ce soir-là lui avait paru plus cruel que les fois précédentes. Malgré l’obscurité opaque qui enveloppait leur chambre, il aurait pu peindre avec précision la brillance de ses yeux au moment où Ella, glissant ses doigts vers le sexe de son mari, avait reçu de sa part ces quelques mots : « Pas ce soir. »
Blessée, déçue sans doute, elle s’était alors retournée sans un mot et avait rejoint les bras de Morphée, battue par sa fatigue.
Tom garda les yeux grand ouverts longtemps, visité sans cesse par le souvenir de sa lâcheté et par l’angoisse de son mensonge. Un léger tintement de cloches porté par les vents d’est retentit. Quatre heures sonnaient à l’église du hameau le plus proche, à deux kilomètres de là. Le minuscule patelin n’hébergeait qu’une centaine d’âmes à l’année, le triple en haute saison, mais la chapelle classée Monument historique siégeait fièrement en bordure d’une placette fleurie, centre névralgique de la commune.
La bâtisse, dont la fondation datait du XIIIe siècle et dont l’architecture était typique de la région, avait accueilli en son sein les deuils et les joies de la famille d’Ella depuis plus de dix générations. La grand-mère de la jeune femme reposait d’ailleurs dans le cimetière paisible et arboré qui était niché derrière l’église. Le couple s’était lui-même uni à quelques mètres de là, sous le regard protecteur d’une statue de Saint Louis en bois sculpté.
Ella voulait un enfant. Non. Plutôt, Ella voulait être mère. Et chaque mois, alors que le désir de maternité de sa femme se faisait de plus en plus impérieux, Tom sentait l’étau se resserrer plus fort autour de son cœur. Qu’est-ce qui clochait chez lui, bon sang ? Il avait épousé une femme forte, puissante, merveilleuse, qu’il aimait d’un amour tendre et pour qui il avait tout quitté. Pendant plusieurs années dont il avait savouré le goût de miel, Ella et lui firent l’amour sur la crique, dans le jardin sous les pommiers, ou au milieu des pots de peinture. Leur monde à eux semblait plus beau, plus vert que celui des autres. Le restaurant saisonnier qu’il avait ouvert marchait bien, leur projet de chambre d’hôtes allait bientôt voir le jour, ils étaient entourés d’amis formidables, bâtissaient chaque jour un quotidien épanouissant, et pourtant… Pourtant, sous ses yeux, la tournure que prenait son destin lui tordait l’estomac. En lui montait cette envie irrépressible de hurler. De crier à qui voudrait l’entendre sa peur de tout détruire.
Vers 5h, Tom tenta de se raisonner. Il devait avoir bu trop de vin, voilà tout. L’alcool avait tendance, chez lui, à créer un terrain fertile à la croissance de pensées noires. À moins que ses pensées noires déclenchent ses envies d’alcool, songea-t-il, en se remémorant cette nuit-là, lorsque son désespoir l’avait une fois encore poussé à boire plus que de raison. Des flashs de ce moment d’errance lui étaient même revenus sans prévenir cet après-midi, au supermarché. Il s’était stoppé net au beau milieu des rayons, son cœur s’emballant, cognant contre sa cage thoracique. Et de nouveau ce soir, au fond de son lit, il se sentit étouffer. Tom en était certain, il devait se reprendre en main, et vite. Se redresser, se contrôler et faire taire pour de bon cette sensation de fièvre qui sourdait en lui. Demain, il irait jardiner. Demain, il ferait l’amour à sa femme pour lui offrir un enfant. Demain, tout rentrerait dans l’ordre.

15 mars,
Les bombes et leurs déflagrations font vibrer les murs en crépi de la maison. Les cris des enfants des rues, le sang, la panique dans les yeux de Maman font vibrer ses entrailles. La poussière. La terre. Le sang. La poussière. La poussière…
« Mon cœur ? Mon cœur ? »
Malik, comme tous les matins, fut tiré d’un cauchemar par la voix douce de Pierre à son oreille et le contact de sa main réconfortante sur son épaule dénudée.
« Viens, le café est prêt. »
Pierre était adorable, toujours là pour lui, du réveil au coucher, mais suffisamment angélique pour ne jamais le lui faire remarquer. Déjà deux ans qu’ils s’étaient rencontrés et qu’ils filaient calmement le long d’une rivière d’amour heureuse. Malik en goûtait chaque seconde, sachant trop bien que le bonheur n’était pas distribué équitablement à tous les habitants de ce monde. Une seule fois il avait accepté de raconter à Pierre une version des circonstances de son départ de Syrie. Il lui avait décrit, froidement, sans pudeur, les scènes de mort qui avaient marqué son histoire au fer rouge, avec pour seule condition de ne plus jamais aborder le sujet. Pierre avait écouté, en larmes, en ami, en amour, puis respecté son choix.
Malik s’extirpa du lit avec énergie, dévoilant son corps nu musclé, affûté. Son corps jeune et vieux à la fois. Cette enveloppe de peau soyeuse était un spectacle dont Pierre ne se lassait pas et du coin de l’œil, Malik remarqua qu’encore ce matin, son compagnon l’étudiait avec désir. Il se sentit flatté de susciter toujours autant d’excitation chez son conjoint. Pierre n’était jamais avare de compliments sur son physique, même s’il les exprimait le plus souvent par des regards langoureux et des caresses affamées. Malik était bien plus pudique, se sentant davantage attiré par la chaleur humaine qui émanait de Pierre, comme si la générosité de son conjoint flamboyait tel un âtre accueillant, toujours réconfortant.
Une fois que Malik eut passé un jean et un sweat confortables, Pierre et lui sortirent du cabanon. De la main, ils saluèrent Tom, qui était déjà à quatre pattes au milieu du potager, en train de remuer une terre grasse et compacte.

16 mars,
Le petit déjeuner se déroulait dans la bonne humeur, comme si l’atmosphère détendue de la veille planait encore au-dessus de la tablée. Chacun des occupants des Embruns semblait faire des efforts pour illuminer l’intérieur du séjour du même éclairage que celui qui recouvrait l’extérieur d’un éclat ravissant. Seule l’ombre de Tom, qui allait et venait dans le jardin, glissait parfois sur les murs de la pièce à vivre.
Pierre se délecta d’une tartine généreusement beurrée tout en sirotant un café au lait brûlant et sucré. Il savait que ce régime régressif ne l’aidait aucunement à atteindre ses objectifs de perte de poids, mais il se promit de faire des efforts les jours suivants. Après tout, le confinement commençait à peine et il aurait largement le temps de perdre les dix kilos d’embonpoint qu’il stockait notamment dans son ventre arrondi. Même la vue du bol de fruits frais coupés en dés dans lequel Juliette piquait délicatement sa fourchette ne put le détourner du plaisir de sentir le beurre fondu dégouliner le long de ses doigts.
Malik se tenait à ses côtés et, comme à son habitude, ne dégustait qu’une humble tasse de café noir serré, sans sucre ni lait. Le jeune homme n’avait jamais faim au réveil, encore trop chamboulé par ses sommeils agités pour avaler quoi que ce soit. Cependant, malgré les mauvais rêves qui dévoraient ses nuits, Malik affichait toujours de grands sourires, déterminé à profiter pleinement de chaque journée que lui offrait la vie.
Marcus, quant à lui, se tenait à l’écart du groupe, scrutant l’écran de son smartphone, l’air renfrogné, à la recherche de réseau.
« Essaye le fond du jardin », lança joyeusement Ella, sentant bien que le mari de Juliette n’était pas loin de s’emporter. Depuis toutes ces années, la jeune femme s’était habituée à l’isolement imposé par la situation exceptionnelle de sa maison et elle s’en accommodait. Elle avait même l’habitude de dire que les mauvaises nouvelles trouvaient toujours le moyen d’arriver jusqu’à eux et qu’il était inutile d’aller à leur recherche. Cela dit, elle comprenait fort bien qu’un gérant de société tel que Marcus puisse avoir besoin de se connecter au reste du monde, ne serait-ce que pour donner des directives à ses collaborateurs en attendant son retour. De plus, Marcus était papa, puisqu’il avait eu une fille d’une première union, et la jeune femme ne pouvait cacher une certaine empathie vis-à-vis de cet homme d’apparence autoritaire. Son Hélène devait lui manquer, comme sa future progéniture manquerait à Ella si jamais un destin mesquin les séparait de force. « Le réseau est capricieux, ici », admit-elle en direction du mari de Juliette, avec douceur.
Tom et elle avaient plusieurs fois tenté d’installer une box internet aux Embruns, mais les coupures de connexion étaient si fréquentes par gros temps qu’ils avaient simplement décidé de faire l’économie de ces prélèvements mensuels inutiles. Ils se débrouillaient donc avec leurs téléphones portables respectifs qui, par endroits, parvenaient à recueillir un peu de 3G. La télévision, quant à elle, fonctionnait parfois, lorsque Tom traficotait les câbles dissimulés dans un placard du salon ou grimpait sur le toit pour en chatouiller l’antenne. Le téléphone fixe, lui, pleinement opérationnel, semblait tout droit sorti d’un autre âge et trônait sur un guéridon installé près de la fenêtre du séjour, comme s’il était conscient d’être l’unique intermédiaire entre Les Embruns et l’ailleurs.
Ella avala la dernière goutte de café qui tapissait le fond de sa tasse et jeta un coup d’œil interrogateur à Juliette, qui y répondit par un acquiescement silencieux. Les deux femmes se levèrent de concert et s’éclipsèrent discrètement par la porte principale, avant de monter à bord de la Kangoo et de filer à toute allure sur le chemin de terre.

16 mars,
Un soleil pâle brillait dans un ciel azur, imperturbable face aux assauts du vent qui balayait inlassablement la côte.
Avant le déjeuner, Marcus fit frénétiquement les cent pas dans le long jardin qui s’étalait derrière la maison. Le terrain était bordé de murets de pierres grises empilées et colmatées depuis près de trois siècles par un solide amalgame de sable, de débris de coquillages et de ciment. Ce jardin était immense, tapissé d’herbe grasse et moelleuse, et parsemé d’arbres fruitiers. Aux beaux jours, de nombreuses variétés de fleurs telles que des hortensias, des agapanthes et des jacinthes sauvages s’y épanouissaient pour le plus grand bonheur des visiteurs.
Le jeune homme ne s’émerveillait pourtant pas de cette nature luxuriante et tenait son bras droit tendu vers le ciel, en essayant de capter du réseau sur son smartphone.
« OK, donc on est carrément en Angleterre, maintenant ? C’est une blague ! » grommela-t-il, les dents et les poings serrés en voyant s’afficher sur son écran le nom d’un opérateur d’outre-Manche. Avoir accepté de vivre confiné avec les amis de sa femme pour faire plaisir à cette dernière, dans une baraque en ruine, passait encore. Mais ne plus recevoir de nouvelles du monde extérieur, du vrai monde, c’était pour lui intolérable. Après tout, il était le seul de la bande à subir de vraies pressions professionnelles.
Au fond du terrain, perché sur un tas de bois, il réussit enfin et non sans effort à obtenir une barre de son précieux opérateur téléphonique. Suffisamment pour recevoir trois SMS. Le premier était signé d’Hélène, sa fille de dix-huit ans, qui se plaignait une fois de plus d’être restée bloquée chez sa mère à New York. Faites des gosses, pensa-t-il. Les autres étaient d’Évelyne, sa secrétaire. Avant d’ouvrir ces deux-là, par réflexe, il vérifia que personne n’approchait.
« C’est difficile sans toi », disait sobrement le premier et « Appelle-moi », concluait le second. Nerveusement, Marcus se mit à pianoter sur le clavier tactile de son téléphone. « Bien arrivé en Normandie. Suis avec Juliette et des amis. Pas de réseau. J’essaye de t’appeler bientôt. » Marcus pressa du pouce l’icône « Envoyer », mais la chétive barre qui le reliait à son univers ultraconnecté avait déjà disparu. Il était bel et bien seul, sur un tas de bois humide, au fond d’un jardin normand.
« Qu’est-ce que je fous là… », soupira-t-il en essayant de descendre de sa montagne de bûches sans se casser une jambe. Avant de rejoindre le reste de la troupe qui s’agitait à préparer le déjeuner – sauf Ella et Juliette qui, elles, étaient parties accomplir une mystérieuse mission au supermarché –, Marcus s’accorda un moment de calme. Il revint sur ses pas et traversa le jardin de part en part en direction du cabanon. Une fois arrivé à la hauteur de l’abri décrépi, il ralentit sa marche. Heureusement qu’on ne nous fait pas pioncer dans cette cabane sordide, songea-t-il en affichant un air dégoûté. Puis il contourna le bâtiment principal, franchit la terrasse de gravier et le portail rouillé, pour finalement déambuler dans une friche d’herbes hautes et de fleurs sauvages. En quelques enjambées, il atteignit le chemin de terre qui menait au bord de la falaise, quelques mètres plus loin.
Là, debout face à l’horizon, il se surprit lui-même à fermer les yeux pour écouter les vagues mourir contre les flancs des rochers. Mourir, être englouties, puis finalement se reformer et revivre plus tard, plus fortes et toujours plus vigoureuses. Dommage que l’être humain ne puisse pas, comme les vagues, s’égrener, se recomposer et enfin renaître pour tout recommencer, pensa-t-il depuis son promontoire, au-dessus du vide.

*****
Il n’est que 8h du matin, mon Édouard, quand j’apprends la nouvelle. Un appel reçu de la part de ta grande sœur me tire d’un sommeil alourdi par l’alcool. Elle pleure. Ses sanglots aigus me font mal à l’oreille.
Moi, je ne dis rien. Je ne fais rien. Je ne pense rien. Et même rien ne sera plus jamais pareil. Tu étais ivre. La route était glissante. Évidemment, un 1er janvier. Quel con. Tu fonçais, tu fuyais. Ta moto a dérapé. Ma faute. Tout est de ma faute.

*****
16 mars,
Juliette avait insisté pour conduire la Kangoo sur le trajet du retour. Malgré les restrictions de déplacement dont la radio leur rabâchait les oreilles en grésillant, elle apprécia la sensation de ses deux mains posées sur le volant, en plein contrôle de son imminent destin. Au lieu d’emprunter le chemin de la maison, elle décida de prendre à droite au croisement, pour profiter, juste quelques minutes de plus, de cette semi-liberté. La courte virée au supermarché de Carville, situé à dix kilomètres des Embruns, n’avait pas suffi à la jeune femme. À Paris, les occasions de conduire se faisaient rares et, lorsqu’elle et son mari quittaient la capitale, Juliette laissait toujours à Marcus la primeur de s’amuser comme un gamin au volant de son bolide ultrapuissant.
Assise côté passager, Ella analysait scrupuleusement son ticket de caisse et ne se rendit pas compte que la voiture s’éloignait de leur destination initiale.
« Trois quarante la boîte de protège-slips ? Ils n’ont pas pris en compte mon bon de réduction, zut ! » s’étonna-t-elle à voix haute, ce qui ne manqua pas d’irriter Juliette. Les deux femmes, unies par une histoire commune, étaient comme les membres d’une même famille : condamnées à s’aimer profondément un instant, mais vouées à s’agacer mutuellement l’instant d’après. Comment son amie supportait-elle de perdre autant de temps pour des futilités ? Pourquoi s’acharnait-elle à se polluer l’esprit avec des détails aussi vains ? Décidément, les parcours que les deux camarades avaient embrassés depuis des années ne se ressemblaient en rien et chaque occasion de retrouvailles semblait mettre en lumière les différences qui les caractérisaient.
Bien sûr, Juliette avait conscience d’être parfois déconnectée des réalités économiques qui coloraient le quotidien de ses congénères, elle qui, sans travailler, avait accès à tous les plaisirs, à toutes les folies. De plus, elle savait qu’Ella avait choisi cette vie-là en connaissance de cause, qu’elle avait voulu s’installer à la campagne, loin de tout, en acceptant de tirer un trait sur une vie confortable et rangée. Mais tout de même, Ella et Tom n’étaient pas à quelques poignées de centimes près, si ? Que cherchait-elle donc, la tête penchée sur ce minuscule bout de papier ? Voulait-elle fuir une éventuelle conversation à cœur ouvert ? Échapper à une sordide révélation ? Pourquoi ne pose-t-elle pas ses yeux sur moi et ne devine-t-elle pas mon agitation, se demanda Juliette, de plus en plus crispée. Mais rien ne vint. Non, au lieu de ça, son amie de lycée préférait apparemment se conforter dans un isolement soi-disant volontaire, centrée uniquement sur ses ridicules problèmes provinciaux. Juliette n’en était pas certaine, mais si elle était bel et bien tombée enceinte, les conséquences en seraient catastrophiques. Comme la veille au soir dans la cuisine, elle sentit les cloisons se rapprocher d’elle et l’habitacle de la voiture l’emprisonner dans une cage bien trop exiguë pour contenir son angoisse.
Un virage un peu plus sec la surprit et elle se cramponna au volant. Comment osait-elle penser tout cela au sujet d’Ella ? Elle qui, gentiment, lui offrait un abri à durée illimitée et se démenait pour les accueillir dans les meilleures conditions ? Tu es une mauvaise personne, songea tristement Juliette en reprenant la route des Embruns.
« Tu as l’air fascinée par ce ticket de caisse », tenta-t-elle de glisser en souriant, comme un premier pas, comme le cessez-le-feu d’une guerre silencieuse dont la passagère n’avait même pas connaissance.
« Oh, Tom et moi vérifions toujours les totaux », Ella se força-t-elle à rire. « Plus par habitude que par nécessité ! » Ella chiffonna vivement le ticket et le fourra dans la poche de son manteau. C’était devenu le sien, aujourd’hui, mais c’était à l’origine un ancien blouson de Tom qu’elle lui avait chipé, comme bon nombre de ses affaires.
Ella devinait que dans la réflexion de Juliette se cachait une moquerie cinglante. Une flèche empoisonnée qui, comme toujours, l’atteignait parfaitement. Bien sûr, son amie désormais riche n’avait pas dû se préoccuper de ses fins de mois depuis des années, entretenue par son homme et flânant toute la journée dans son cinq pièces haussmannien en bord de Seine. Elle ne se préoccupait d’ailleurs de pas grand-chose, à part du fait de savoir quel repas du jour sauter pour conserver son petit 36. Au moins, Ella assumait fièrement sa taille 40, loin des diktats imposés par une vision masculiniste et dégradante du corps de la femme. Ses rondeurs militaient contre les injonctions relayées par la société. De plus, elle avait de vrais projets de vie, dont elle avait déjà réalisé une bonne partie. Elle vendait ses photographies naturalistes auprès d’agences touristiques de la région, elle retapait une maison pleine de charme, elle aidait son conjoint au restaurant pendant le pic de la saison… Mais alors pourquoi cette aigreur ? Où cette désagréable impression d’être toujours inférieure à Juliette prenait-elle sa source ? Ella, comme un mantra, se répéta qu’elle était une femme moderne, épanouie, courageuse. À ce tableau idyllique ne manquait plus qu’un enfant à aimer pour accomplir le rêve en totalité. »

Extrait
« Déjà un mois que tu as disparu, mon Édouard. Un mois que les cœurs des habitants du monde continuent de battre avec indécence alors que le tien n’est sans doute plus qu’un amas de chair putréfié, enfermé dans un squelette qui s’effrite comme le crépi d’une vieille bâtisse abandonnée. Des images me reviennent sans cesse, comme pour me punir des événements du soir où tu es mort. Et de mon geste dégoûtant. Ces images, je les accepte, je les accueille, même si elles n’apaisent jamais la fureur de ma culpabilité.
La nuit, j’entends encore le vrombissement du moteur de la moto que tu amènes si fièrement au lycée un beau matin d’octobre, provoquant un attroupement de midinettes gloussant comme des oies. Je me tiens à l’écart, moi, comme toujours. Pourtant, tes yeux cherchent les miens et, sans prêter attention à toutes ces gamines en fleur, c’est sur moi que ton regard enjoué et insouciant se pose, semblant me demander mon avis sur ton acquisition rutilante.
Plus tard, à la récré, tu traverses la cour vers mon petit groupe. Et, là encore, c’est vers moi que tu te diriges. À cet instant, nous sommes seuls dans le cosmos. Tu me parles de ta bécane et bêtement, je réponds des futilités, n’y connaissant rien. Ton sourire ravageur transperce mon âme et déchire mon cœur dans une blessure délicieuse. La sonnerie retentit soudain, vibrante et sèche, rompant le charme de notre pas de deux et brisant en mille morceaux mon espoir de faire durer cet instant pour toujours.» p. 69

À propos de l’auteur

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Emma de Foucaud © Photo La Presse de la Manche

Emma de Foucaud débute sa carrière comme traductrice dans l’audiovisuel, puis comme interprète en langue des signes. En 2016, elle découvre l’univers fascinant du stand-up et décide d’arrêter de traduire les mots des autres. Elle devient humoriste et interprète enfin ses propres textes… jusqu’à ce que la crise sanitaire de 2020 la force à quitter temporairement la scène. Elle se réfugie alors dans son fief, le Cotentin. La nature sauvage, l’iode et l’isolement vont lui insuffler une nouvelle envie, une nouvelle folie. Elle signe Quatre murs de granit, son premier roman. (Source: Éditions Paul & Mike)

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Enfant de salaud

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En deux mots
Et si les beaux exploits contés par son père n’étaient que mensonges? Et si le résistant était passé du mauvais côté? À la veille du procès Barbie, qu’il est chargé de couvrir pour son journal, un journaliste découvre qu’il est peut-être un enfant de salaud. Et va dès lors tenter d’extirper le vrai du faux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qu’as-tu fait à la guerre papa?

C’est avec raison que Sorj Chalandon est l’un des auteurs les plus attendus de cette rentrée. Avec Enfant de salaud, il nous livre sans doute l’un de ses romans les plus personnels, mais aussi un message universel. Du drame intime au procès historique.

«Il m’aura fallu des années pour l’apprendre et une vie entière pour en comprendre le sens: pendant la guerre, mon père avait été du mauvais côté. C’est par ce mot que mon grand-père m’a légué son secret. Et aussi ce fardeau.» En ouverture de ce beau et terrible roman, Sorj Chalandon raconte la rafle des enfants d’Izieu à travers les témoignages recueillis par un journaliste en reportage dans la région. Nous sommes en 1987, à quelques jours du procès de Klaus Barbie qu’il a été chargé de couvrir et pour lequel il entend se documenter. Après cette glaçante entrée en matière, le lecteur va comprendre pourquoi ce sujet touche autant le narrateur: son père a été l’un des acteurs de cette tragédie. Après avoir longtemps raconté ses glorieux faits d’armes à son fils, il a fini par confirmer les paroles mystérieuses du grand-père qui avait confié à son petit-fils qu’en fait, il était un salaud. Engagé dans la Légion tricolore, qui entendait défendre la France contre les bolchéviques, il rejoindra la division Charlemagne puis la 33e division de grenadiers de la Waffen SS, celle qui défendra le bunker d’Hitler à Berlin jusqu’aux premiers jours de mai 1945.
Accablé par ces révélations, le narrateur essaie alors de comprendre sa honte et entend faire toute la lumière sur ces zones d’ombre, retrouver des acteurs et des témoins, des textes et des photos. Car il a vite compris qu’il ne doit pas prendre pour argent comptant la seule version de son père. Il va mener sa propre enquête.
Quand s’ouvre le procès Barbie, un procès pour l’Histoire, il suivra avec attention les débats, mais observera aussi l’attitude de son père, qui a réussi à s’attitrer une des places réservées au public dans la salle durant les audiences.
Autant que le dossier qu’on lui a confié, c’est ce procès dans le procès qui va forger sa conviction: «Plus je lisais tes dépositions plus j’en étais convaincu: tu t’étais enivré d’aventures. Sans penser ni à bien ni à mal, sans te savoir traître ou te revendiquer patriote. Tu as enfilé des uniformes comme des costumes de théâtre, t’inventant chaque fois un nouveau personnage, écrivant chaque matin un autre scénario.»
On l’aura compris, trier le vrai du faux s’apparente dès lors à un travail de Sisyphe, même si certains faits vont être corroborés par des témoignages. Et à mesure que se déroule le procès Barbie se déroule aussi celui de son père, qui changeait d’uniforme et de camp, en brouillant les pistes. Mais jusqu’à quel point était-il conscient des enjeux, des risques et des conséquences de ses actes?
Sorj Chalandon a choisi de construire son roman en mettant en parallèle ces deux destins. Il propose ainsi au lecteur d’associer les plus intimes et les plus forts des sentiments aux faits historiques. Au-delà de la question de savoir ce que nous aurions fait dans de telles circonstances, c’est la relation père-fils qu’il creuse. C’est ce lien très fort qu’il analyse.
Et découvre alors qu’à l’heure du verdict, il ne peut y avoir que des perdants.

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Le procès de Klaus Barbie. Parmi le public assistant aux audiences, le père du narrateur, lui même installé à la tribune réservée aux jiournalistes. © Photo Archives Le Progrès

Enfant de salaud
Sorj Chalandon
Éditions Grasset
Roman
336 p., 20,90 €
EAN 9782246828150
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Lyon et dans la région, mais on y évoque aussi Paris, la région Rhône-Alpes ainsi que l’Allemagne.

Quand?
L’action se déroule de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Depuis l’enfance, une question torture le narrateur :
– Qu’as-tu fait sous l’occupation ?
Mais il n’a jamais osé la poser à son père.
Parce qu’il est imprévisible, ce père. Violent, fantasque. Certains même, le disent fou. Longtemps, il a bercé son fils de ses exploits de Résistant, jusqu’au jour où le grand-père de l’enfant s’est emporté : «Ton père portait l’uniforme allemand. Tu es un enfant de salaud ! »
En mai 1987, alors que s’ouvre à Lyon le procès du criminel nazi Klaus Barbie, le fils apprend que le dossier judiciaire de son père sommeille aux archives départementales du Nord. Trois ans de la vie d’un collabo», racontée par les procès-verbaux de police, les interrogatoires de justice, son procès et sa condamnation.
Le narrateur croyait tomber sur la piteuse histoire d’un «Lacombe Lucien» mais il se retrouve face à l’épopée d’un Zelig. L’aventure rocambolesque d’un gamin de 18 ans, sans instruction ni conviction, menteur, faussaire et manipulateur, qui a traversé la guerre comme on joue au petit soldat. Un sale gosse, inconscient du danger, qui a porté cinq uniformes en quatre ans. Quatre fois déserteur de quatre armées différentes. Traître un jour, portant le brassard à croix gammée, puis patriote le lendemain, arborant fièrement la croix de Lorraine.
En décembre 1944, recherché par tous les camps, il a continué de berner la terre entière.
Mais aussi son propre fils, devenu journaliste.
Lorsque Klaus Barbie entre dans le box, ce fils est assis dans les rangs de la presse et son père, attentif au milieu du public.
Ce n’est pas un procès qui vient de s’ouvrir, mais deux. Barbie va devoir répondre de ses crimes. Le père va devoir s’expliquer sur ses mensonges.
Ce roman raconte ces guerres en parallèle.
L’une rapportée par le journaliste, l’autre débusquée par l’enfant de salaud.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr


Sorj Chalandon présente Enfant de salaud © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Dimanche 5 avril 1987
— C’est là.
Je me suis surpris à le murmurer.
Là, au bout de cette route.
Une départementale en lacet qui traverse les vignes et les champs paisibles de l’Ain, puis grimpe à l’assaut d’une colline, entre les murets de rocaille et les premiers arbres de la forêt. Lyon est loin, à l’ouest, derrière les montagnes. Et Chambéry, de l’autre côté. Mais là, il n’y a rien. Quelques fermes de grosses pierres mal taillées, calfeutrées au pied des premiers contreforts rocheux du Jura.

Je me suis assis sur un talus. J’ai eu du mal à sortir mon stylo. Je n’avais rien à faire ici. J’ai ouvert mon carnet sans quitter la route des yeux.
« C’était là », il y a quarante-trois ans moins un jour.
Cette même route au loin, sous la lumière froide d’un même printemps.
Le jeudi 6 avril 1944, à l’aube, c’est de ce tournant qu’ils ont surgi. Une traction de la Gestapo, suivie par deux camions civils conduits par des gars du coin. L’un d’eux s’appelait Godani. De retour à Brens, chez son employeur, il dira :
— J’ai fait un sale boulot.

Mais ce matin, seulement le bruit du vent. Un tracteur qui peine au milieu de son champ.

Je me suis mis en marche lentement, pour retarder l’instant où la Maison apparaîtrait.
Un chemin sur la gauche, une longue grille de fer forgé noir, le frôlement d’un bourdon, l’humeur mauvaise d’un chien derrière une grange. Et puis la bâtisse. Massive, trapue, coiffée d’un toit de tuiles rondes et d’une lucarne. Deux étages aux volets verts qui dominent la vallée, des grappes de lilas blancs au-dessus de la haie, du pissenlit dans le vallon et la grande fontaine asséchée, ses gargouilles assoupies au milieu d’une cour de pauvres herbes.

C’est là.

Madame Thibaudet m’attendait, au pied des trois marches qui mènent au perron.
— Vous êtes le journaliste ?
Oui, c’est ça. Le journaliste. Je n’ai eu pour lui répondre qu’un sourire et ma main tendue.
La femme est passée devant. Elle a ouvert la porte de la salle à manger, s’est figée dans un coin de la pièce, les bras le long du corps. Et puis elle a baissé les yeux. Elle semblait gênée. Son regard longeait les murs pour éviter ma présence.
Je dérangeais sa journée paisible.

Tout le village a eu pour moi ce même embarras poli, ces mêmes silences en fin de phrases. Les plus jeunes comme les anciens. Un étranger qui remonte à pied la route menant à la Maison ? Mais pour chercher qui ? Pour découvrir quoi, toutes ces années après ?
Izieu n’en pouvait plus de s’entendre dire que le bourg s’était couché devant les Allemands. Qu’un salopard avait probablement dénoncé la colonie des enfants juifs.
Qui avait fait ça ? Tiens, cela pouvait être Lucien Bourdon, le cultivateur lorrain qui accompagnait la Gestapo lors de la rafle et qui était retourné à Metz deux jours après. Oui, le crime pouvait être l’œuvre de ce félon, incorporé plus tard dans la Wehrmacht et arrêté à Sarrebruck par l’armée américaine, sous l’uniforme d’un gardien de camp de prisonniers. Et pourtant, faute de preuve, le martyre des enfants d’Izieu n’avait pas été retenu contre lui.
Mais alors, qui d’autre ? Le père Wucher ? Le confiseur de La Bruyère, qui avait placé René-Michel, son fils de 8 ans, à la colonie d’Izieu sous prétexte qu’il était turbulent ? Son gamin avait été raflé le 6 avril avec tous les autres mais descendu du camion pendant leur transfert à Lyon. Libéré par les Allemands devant le magasin de son père, parce que lui n’était pas juif. Wucher fut vite soupçonné par la Résistance. Il aurait mis son enfant là pour espionner les autres. Quelques jours plus tard, l’homme était emmené par les partisans et fusillé dans les bois de Murs. Sans avoir rien avoué.
Qui avait vendu la colonie ? Et avait-elle été seulement dénoncée ? Le bourg était épuisé par la question. En 1944, s’il y avait eu un mouchard, cela aurait pu être n’importe lequel de ses habitants. Un village de 146 suspects. Et la vermine y vivait peut-être encore, recluse derrière ses volets.
*
Ils venaient de partout, les enfants. Juifs polonais devenus gamins de Paris avant la guerre. Jeunes Allemands, expulsés du pays de Bade et du Palatinat. Mômes d’Autriche, qui avaient fui l’Anschluss. Gosses de Bruxelles et kinderen d’Anvers. Petits Français d’Algérie, réfugiés en métropole en 1939. Certains avaient été internés aux camps d’Agde, de Gurs et de Rivesaltes, puis libérés en contrebande par Sabine Zlatin, une infirmière chassée d’un hôpital lyonnais parce qu’elle était juive. Leurs parents avaient accepté la séparation, la fin de la guerre réunirait les familles à nouveau. C’était leur dernier espoir. Personne ne pourrait faire de mal à leurs enfants. Madame Zlatin avait trouvé pour eux une maison à la campagne, avec vue sur la Chartreuse et le nord du Vercors. Une colonie de vacances. Un havre de paix.

En mai 1943, dissimulé dans un hameau aux portes d’Izieu, ce refuge est devenu la Maison des enfants. Un lieu de passage, le maillon fort d’une filière de sauvetage vers d’autres familles d’accueil et la frontière suisse. C’est Pierre-Marcel Wiltzer, sous-préfet patriote de Belley, qui avait proposé cet abri à l’infirmière polonaise et à Miron, son mari.
— Ici, vous serez tranquilles, leur avait promis le haut fonctionnaire.
Et ils l’ont été pendant presque un an.
Pas de radiateurs mais des poêles à bois, pas non plus d’eau courante. L’hiver, pour leur toilette, les éducateurs réchauffaient l’eau dans un chaudron. L’été, les enfants se lavaient dans la grande fontaine. Se baignaient dans le Rhône. Jouaient sur la terrasse et y chantaient aux veillées. Ils mangeaient à leur faim. Des cartes de ravitaillement avaient été fournies par la sous-préfecture et les adolescents entretenaient un potager.
À la « Colonie d’enfants réfugiés de l’Hérault », son nom officiel de papier tamponné, pas d’Allemands, pas d’étoile jaune. Seule l’angoisse de nuit des petits arrachés à leurs parents. Sur les hauteurs, dominant le Bugey et le Dauphiné, rien ne pouvait leur arriver. Ils ne se cachaient même pas. L’herbe était haute, les arbres touffus, leurs voix cristallines. La guerre était loin.

Une poignée d’adultes est venue en renfort de Sabine et Miron Zlatin.
Quand Léon Reifman est arrivé devant la Maison, il a souri :
— Quel paradis !
Étudiant en médecine, il a participé à la création de la Maison pour s’occuper des enfants malades. En septembre 1943, Sarah, sa sœur médecin, l’a remplacé. Le jeune homme était recherché pour le STO. Il n’a pas voulu mettre la colonie en danger.
Les Zlatin ont aussi embauché Gabrielle Perrier, 21 ans, nommée institutrice stagiaire à la Maison d’Izieu par l’inspection académique. Cadeau du sous-préfet Wiltzer, une fois encore. On lui a dit que ces écoliers étaient des « réfugiés ». Officiellement, il n’y a pas de juif à la colonie. Ce mot n’a jamais été prononcé. Avant même qu’ils soient séparés, les parents ont appris à leurs enfants le danger qu’il y avait à avouer leur origine. Certains survivants, absents le 6 avril, raconteront plus tard que chacun d’eux se croyait le seul juif de la Maison. Mais tout le monde savait aussi que la maîtresse d’école n’était pas dupe.

Pendant l’année scolaire, quatre adolescents étaient pensionnaires au collège de Belley. Ils ne rentraient à la colonie que pour les vacances. Pour les plus jeunes, une salle de cours avait été aménagée au premier étage. Il y avait des pupitres, des livres, des ardoises prêtés par des communes voisines, et une carte du monde accrochée au mur. L’institutrice, qui ne se séparait jamais d’un sifflet à roulette, prenait soin de tous. Il fallait à la fois rassurer Albert Bulka, que toute la colonie appelait Coco et qui n’avait que 4 ans, et instruire Max Tetelbaum, qui en avait 12.
*
— C’est ici qu’ils faisaient la classe, a lâché Madame Thibaudet.
En haut de l’escalier de bois et de tommettes rouges, une pièce qui ressemblait à un grenier. Sur les murs blancs, de vieilles photos passées et lacérées. Images de vache tranquille, de chevaux, de montagne. Un dessin cocardier montrant un coq et un enfant.
Il faisait froid.
La propriétaire a longé le mur, une fois encore. D’un geste du menton, elle a désigné trois pupitres d’écolier, tapis dans un coin d’ombre.
Silence.
— C’est tout ce qu’il reste ?
— C’est tout, oui. On n’a gardé que ces tables-là.
Je l’ai regardée, elle a baissé les yeux. Comme prise en faute.
— Quand on est arrivés, tout était humide à cause des fuites du toit. On a fait un tas dans la cour. Il y avait des vêtements, des matelas. On y a mis le feu.
Je n’arrivais pas à saisir son regard.
— Vous y avez mis le feu ?
Elle a haussé les épaules. Voix plaintive.
— Qu’est-ce que vous vouliez qu’on fasse de tout ça ?
Alors je me suis approché de la première table, avec son banc scellé. Sur le bois, il y avait des traces usées d’encre noire.
— Je peux ?
La villageoise n’a rien répondu. Ses épaules lasses, une fois encore.
Je pouvais.
J’ai retenu mon souffle et ouvert le pupitre. Ma main tremblait. À l’intérieur, contre le battant, un papier collé, un début de calendrier jauni, calligraphié à l’encre violette. « Dimanche 5 mars 1944, lundi 6 mars, mardi 7 mars. » Tout un mois aligné.
— Et ça ?
La propriétaire s’est penchée sur le rectangle noir encadré de bois.
— Une ardoise ?
Oui. L’ardoise de l’un des enfants, oubliée au fond du pupitre. Jamais trouvée, jamais regardée. Jamais intéressé personne. Une main malhabile y avait tracé le mot « pomme ».
J’ai levé les yeux vers la femme. Elle était indifférente. Comme repartie ailleurs. Elle lissait son tablier des deux mains.
Je me suis tourné, visage contre le mur.
Un instant. Presque rien. Un sanglot privé de larmes. Le temps de graver pour toujours ces cinq lettres en moi. J’ai entendu le crissement de la craie sur l’ardoise. Lequel d’entre vous avait écrit ce fruit ?
Lorsque je suis revenu vers la femme, elle m’observait, gênée.
Mon émotion l’embarrassait.
*
Le 6 avril, lorsque le convoi allemand arrive devant la Maison, la cloche vient de sonner le petit déjeuner. C’est le premier jour des vacances de Pâques. Tous les enfants sont là. Même les pensionnaires. Du cacao fume dans les bols, une denrée rare, offerte par le père Wucher, le propriétaire de la confiserie Bilbor.

Toutes ces années après, la grande salle à manger était restée dans la pénombre, Madame Thibaudet figée sur son seuil. Volets fermés, rais de lumière, étincelles de poussières. Le parquet avait été refait, le plafond ravalé. Odeur rance d’humidité. Dans un angle de mur, un lambeau de plâtre arraché. Le jour de la rafle, elle travaillait à l’usine de joints de Belley, à vingt-cinq kilomètres de là. En 1950, elle est devenue propriétaire des murs.
D’un même geste las, elle a désigné le centre de la grande pièce.
— La table était au milieu, et ils étaient autour.
*
Les militaires sautent brusquement des camions. Dix, quinze, la mémoire des témoins a souffert. Ils appartiennent au 958e bataillon de la défense antiaérienne et à la 272e division de la Wehrmacht. Ce ne sont pas des SS mais de simples soldats. Les quelques témoins se souviennent des trois hommes en civil de la Gestapo, qui commandaient la troupe. L’un d’eux semblait être le chef. Chapeau mou, gabardine, il est resté adossé à la margelle de la fontaine, alors que ses hommes entraient dans la Maison en hurlant.
— Les Allemands sont là, sauve-toi !
La dernière phrase de Sarah la doctoresse à son frère Léon.
Le jeune homme descendait les escaliers. Il les remonte en courant. Il saute d’une fenêtre du premier étage, à l’arrière de la bâtisse. Il court vers la campagne. Il se jette dans un buisson de ronces. Un soldat part à la recherche du fuyard. Il fouille partout, frappe les taillis avec la crosse de son fusil. « Il était si proche de moi. Je pense impossible qu’il ne m’ait pas vu », témoignera le Dr Léon Reifman, bien des années après.

Plus tard, prenant possession de la Maison d’Izieu, des officiers de la Wehrmacht traiteront les gestapistes de « porcs ». D’autres se diront ouvertement « désolés » que des soldats aient été mêlés à cette opération.

Tout va très vite. C’est l’épouvante. Les militaires enfoncent les portes, arrachent les enfants à la table du petit déjeuner, fouillent la salle de classe, les combles, sous les lits, les tables, chaque recoin, font dévaler les escaliers aux retardataires et rassemblent la cohorte tremblante sur le perron. Pas de vêtements de rechange, ni valises, ni sacs, rien. Arrachés à la Maison dans leurs habits du matin et cernés sur l’immense terrasse. Tous sont terrorisés. Les grands prennent les petits dans leurs bras pour qu’ils cessent de hurler.

Julien Favet voit les enfants pleurer.
Le garçon de ferme était aux champs. Aucun gamin de la colonie n’était venu lui apporter son casse-croûte, comme chaque matin. Cela l’avait inquiété. Alors, en retournant à la ferme de ses « maîtres », comme il dit, il décide de passer par la Maison. Il est couvert de terre, en short et torse nu. Il aperçoit Lucien Bourdon, qui se prétendait « Lorrain expulsé », marchant librement près de la voiture allemande.
Un soldat arrête Favet.
— Vous sauté fenêtre ? lui demande-t-il dans un mauvais français.
Les Allemands recherchent toujours Léon l’évadé.
Julien Favet ne comprend pas. Favet est un homme simple. Un domestique agricole, comme il le dit lui-même. L’homme en gabardine adossé à la fontaine s’avance, son chapeau sur les yeux. Il s’arrête face à lui. Le dévisage longtemps et en silence.

Bien des années plus tard, Favet reconnaîtra ce visage et ce regard sur des photos de presse. Il jurera que oui, c’est bien ce même homme qui lui avait ordonné de rentrer chez lui, le 6 avril 1944, à Izieu. Il n’en doute pas. Lorsqu’il le raconte, il prononce même son nom.

— Et alors Klaus Barbie m’a dit quelque chose comme : allez !

En repartant, Favet voit les enfants effrayés entassés à coups de pied dans les camions. Deux adolescents essayent de s’échapper. Ils sautent du plateau. Théo Reis est rattrapé. Son camarade aussi. Frappés, traînés sur le sol, jetés par-dessus leurs camarades qui hurlent.
— Comme des sacs de pommes de terre, a témoigné plus tard Lucien Favet.
Le fermier Eusèbe Perticoz veut rejoindre son commis. Les soldats le bloquent.
— Monsieur Perticoz, ne sortez pas, restez bien calé chez vous ! lui hurle Miron Zlatin de l’intérieur du camion.
Un Allemand frappe le mari de la directrice pour qu’il se taise. Coup de crosse dans le ventre, coups de botte dans le tibia. Une fois encore, Julien Favet raconte.
— Le coup de mitraillette l’a plié en deux. Il a été obligé de se coucher dans le camion, et puis je ne l’ai plus vu.

Avec les 44 enfants, 7 adultes sont arrêtés. Dans les camions, aux côtés de Miron Zlatin, il y a Lucie Feiger, Mina Friedler. Et aussi les survivants de la famille Reifman. Sarah la doctoresse, qui a permis à son frère de se sauver, Eva leur mère et Moshé, leur père. Une septième adulte travaille à la colonie comme femme de ménage, Marie-Louise Decoste. Elle est embarquée avec les autres.

La veille, après avoir donné aux enfants des leçons à réviser pour la rentrée, l’institutrice était retournée dans sa famille, à quelques kilomètres de là. Avant de partir, elle avait croisé les adolescents pensionnaires, qui rentraient à la colo pour les vacances. Et Léon Reifman, revenu dans ce « paradis » pour y retrouver sa sœur médecin, leurs parents et aussi Claude, 10 ans, son petit-neveu. Tous cachés ici.
Sabine Zlatin aussi était absente. La directrice était partie à Montpellier. La Gestapo fouillait la Savoie, l’Isère, la région tout entière. Les Allemands et la milice avaient arrêté des « réfugiés » à Chambéry. Les enfants juifs de Voiron venaient d’être enlevés. Le sous-préfet Wiltzer s’était retrouvé muté à Châtellerault. La Maison d’Izieu n’était plus sûre. Alors Sabine Zlatin cherchait un autre abri pour ses gosses. Et c’est par un télégramme, que lui a envoyé une secrétaire de la sous-préfecture de Belley, qu’elle a appris le malheur : « Famille malade – maladie contagieuse. »

Le 6 avril, les malheureux sont conduits à la prison Montluc, à Lyon. Les petits sont jetés en cellule, assis à même le sol. Les adultes interrogés, puis enchaînés haut contre les murs.
Le lendemain, un tramway des transports lyonnais les emmène tous à la gare de Perrache. Puis un train de la SNCF les conduit vers Paris. Ils sont ensuite parqués dans des bus de la RATP et traversent la ville jusqu’au camp d’internement de Drancy, où ils arrivent le 8 avril 1944.
Ils sont enregistrés par la police française sous les numéros 19185 à 19235.
Le 13 avril, alors que le convoi no 71 pour Auschwitz-Birkenau se met en place en gare de Bobigny, Marie-Louise Decoste est autorisée à quitter le camp. Alors elle craque. Sa carte d’identité française est fausse. Elle s’avoue juive polonaise. Elle donne son véritable nom : Léa Feldblum. Elle ne veut pas abandonner les gamins.

34 enfants sont déportés par ce premier convoi. Coco, 4 ans, est parmi eux. Les autres sont envoyés en Pologne par groupes de deux ou trois jusqu’au 30 juin 1944. En arrivant au camp, entassés après deux nuits d’effroi, les enfants, les malades, les vieux et les faibles sont séparés des adultes valides.
Léa Feldblum, la Française aux faux papiers, le racontera plus tard : elle et Sarah la doctoresse sont désignées pour les kommandos de travail. Elles se retrouvent dans le cortège des déportés promis aux chantiers. Mais lorsque Sarah voit Claude, 10 ans, poussé par un soldat dans la colonne des plus faibles, lorsqu’elle l’entend pleurer son nom, la mère change brusquement de file. Et elle court prendre son fils dans ses bras.

Aux monitrices d’Izieu qui assistent les petits, un SS demande en allemand : « Êtes-vous leurs mères ? » Edith Klebinder, une déportée juive autrichienne, a été désignée d’autorité comme traductrice. Elle a survécu. C’est elle qui raconte.
— J’ai reformulé la question en français. Et les adultes ont répondu : « Non. Mais nous sommes comme leurs mères adoptives. »
Le même soldat demande alors aux femmes si elles veulent les accompagner.
— Elles ont dit oui, évidemment.
Alors, les monitrices et les enfants ont rejoint Sarah et Claude dans le camion.

Un mois plus tard, Miron Zlatin, le directeur de la Maison d’Izieu, Théo Reis et Arnold Hirsch, deux des adolescents qui étaient pensionnaires au collège de Belley, sont déportés de Drancy vers l’Estonie, dans un convoi composé d’hommes en âge de travailler.
Les trois seront usés dans une carrière de pierres, puis fusillés par les SS à la forteresse de Tallin, en juillet 1944.

De tous les déportés d’Izieu, seule Léa Feldblum est revenue, libérée par l’Armée Rouge en janvier 1945. Pendant sa détention, elle a servi de cobaye à des médecins nazis. Son avant-bras porte le matricule 78620. Son corps est en lambeaux. Elle pèse 30 kilos.

Léon Reifman, qui s’était sauvé par la fenêtre ouverte, a trouvé du secours pas très loin. Caché par Perticoz le paysan et Favet son garçon de ferme. Il sera accueilli plus tard par une famille française à Belley. Et il vivra.

Comme Yvette Benguigui, fillette de 2 ans recueillie avant la rafle et cachée au cœur d’Izieu, par la famille Héritier.
*
Madame Thibaudet s’impatientait un peu. Elle ne le disait pas, mais je sentais à ses gestes que la visite était terminée. Elle me regardait écrire des phrases qu’elle ne soupçonnait pas. Pages de droite, ce qui serait utile à mon reportage. Pages de gauche, ce que je ressentais. L’ardoise et le mot pomme à droite, mon ventre noué à gauche.
« Change tes larmes en encre », m’avait conseillé l’ami François Luizet, reporter au Figaro, qui m’avait surpris, quelques années plus tôt dans le sud de Beyrouth, assis sur un trottoir, désorienté, sans plus ni crayon ni papier, à pleurer les massacres que nous venions de découvrir à Sabra et Chatila.
Alors j’écrivais. Je dérobais chaque fragment de lumière, chaque battement du silence, chacune des traces laissées par les enfants. Sur une poutre du grenier, il y avait écrit « Paulette aime Théo, 27 août 1943 ». Paulette Pallarès était une gamine du coin, qui venait parfois prêter main-forte. Et Théo Reis, l’adolescent de 16 ans qui sera fusillé à Tallin. Cette déclaration d’amour a été offerte à une page de droite. Mon chagrin, confié à une page de gauche. J’écrivais tout. J’écrivais la salle de classe, le réfectoire, les escaliers qui menaient au-dehors. Je me suis adossé à la margelle de la fontaine et j’ai écrit le chant d’une alouette, la beauté de la campagne, le silence de la montagne, tout ce calme qui protégeait la Maison. Je me suis assis sur la terrasse. J’ai posé les mains partout où ils avaient posé les leurs. Sur cette rampe d’escalier, le bois rugueux de ce bureau, le froid de ce mur à l’odeur de salpêtre, le rebord d’une fenêtre, la tête d’une gargouille, l’écorce d’un arbre qui avait caché leurs jeux. J’ai arraché un peu de la mauvaise herbe qui poussait dans la cour.
J’espérais qu’un jour ce lieu serait sanctifié. Le procès de Klaus Barbie aiderait à ramener la Maison en pleine lumière. Mais j’avais peur qu’il ne reste rien de ce froid, de ce silence, de cette odeur ancienne. Rien des bureaux, rien de la pomme tracée sur une ardoise, rien de l’amour de Paulette et Théo, rien des enfants vivants, à part un mémorial célébrant leur martyre. Une nécropole élevée à leurs rires absents.

J’ai surpris Madame Thibaudet qui regardait sa montre. Le geste furtif d’une employée de bureau à l’heure de décrocher son manteau de la patère et de rentrer chez elle.
Lorsque je suis arrivé, j’étais en trop. Maintenant, c’est elle qui m’encombrait. J’aurais voulu qu’elle me laisse avec Max, avec Renate, avec tout petit Albert. Qu’elle aille faire quelques pas du côté de la grange. Ses hésitations, ses regards fuyants, sa toux gênée. Agacée.
J’étais injuste. Je le savais. Madame Thibaudet m’avait ouvert la porte des enfants et accompagné partout avec gentillesse. Maintenant, elle souhaitait que j’en termine. Que je range ce carnet, ce stylo. Que je retourne d’où je venais.
Alors j’ai refermé mon carnet. J’ai glissé mon stylo entre les spirales.

Elle n’a pu s’empêcher de soupirer. J’avais fini. Nous étions quittes.
Lorsque je lui ai tendu la main, sur le perron, elle m’a demandé :
— Ça passe quand, à la télé ?
J’ai souri. Ni équipe, ni caméra, ni micro. Quelle télé ?
Elle était saisie.
— Mais j’ai cru que vous étiez journaliste ?
— Je le suis, mais pour un journal.
Regard vaguement déçu.
— Ah oui. Un journal…
Et puis elle m’a tourné le dos. Elle a monté les trois marches. Elle est retournée chez les enfants comme si elle rentrait dans sa propre maison.
*
J’ai longé la grille de fer forgé noir, repris le chemin qui menait à la route. La bâtisse massive, trapue, coiffée de son toit de tuiles rondes et de sa lucarne. Un chien jappait toujours derrière la grange. J’ai cueilli deux grappes de lilas et une fleur de pissenlit. Je suis retourné sur la route. La départementale en lacet qui traverse les vignes et les champs paisibles. Je me suis assis sur le talus. J’ai regardé la colline, les murets de rocaille, les premiers arbres de la forêt. J’ai regardé la montagne.
J’ai posé mes fleurs là, au bord de la route, sur cette tombe qui ne se doutait pas.
Je me suis retourné une dernière fois. La lumière était trop belle.
C’était là.
Et j’avais rêvé que tu y sois avec moi, papa.
Pas pour te coincer dans un coin du grand réfectoire, te faire dire la vérité ou t’obliger à regretter ce que tu avais fait. Pour remonter la route à tes côtés. Pour conduire ta main près de la mienne, sur la margelle de la fontaine. Pour te voir frissonner comme moi dans le froid. Pour entendre le parquet pleurer sous tes pas. Pour ton souffle dans l’escalier menant à la salle de classe. Pour te tendre l’ardoise à la pomme et découvrir tes yeux de père sur ce mot d’enfant. Que tu t’asseyes au bord d’un lit. Que tu écoutes les monitrices les endormir dans la pénombre. Une seule histoire pour les filles, des histoires différentes pour chaque garçon. Ils étaient plus exigeants, les garçons. Surtout Émile Zuckerberg, le petit Belge d’Anvers, âgé de 5 ans. Il avait peur le jour, il avait peur la nuit. Il lui fallait une adulte toujours à ses côtés. Une autre maman rien qu’à lui. J’aurais voulu te raconter que c’est le Dr Mengele qui l’avait arraché de la main de Léa Feldblum.

Et peut-être, quand nous serions repartis toi et moi, laissant la Thibaudet happée par ses fantômes, nous serions-nous arrêtés sur le bord du chemin. C’est toi qui l’aurais souhaité. Une pause, avant de retrouver le monde des vivants. Et peut-être m’aurais-tu parlé. Sans me regarder, les yeux perdus au-delà des montagnes. Tu n’aurais pas avoué, non. Tu n’avais rien à confesser à ton fils. Mais tu aurais pu m’aider à savoir et à comprendre. M’expliquer pourquoi, tellement d’années après la guerre et alors que je venais de rencontrer une femme, tu m’avais demandé si elle avait « quand même des yeux aryens, comme nous », alors qu’elle était brune. J’aurais espéré que tout s’éclaire, sans que jamais personne te juge. Sans un mot plus déchirant que l’autre. Me dire où tu étais à 22 ans, lorsque Barbie et ses chiens sont venus arracher les enfants à leur Maison.
Et avant cela ? Que faisais-tu en novembre 1942, quand les Allemands sont revenus à Lyon, après l’invasion de la zone libre ? Qu’est-ce que tu as vu d’eux ? Leurs bottes cirées ? Leurs uniformes de vainqueurs ? Leurs pas frappés rue de la République ? Leurs chars sur les pavés du cours Gambetta ? Qu’est-ce que tu as compris d’eux ? Qu’est-ce que tu as aimé d’eux ? Qu’est-ce qui t’a poussé à les rejoindre plutôt que de les combattre ? Ou même à te terrer, comme tant d’autres, pendant que quelques braves forgeaient notre Histoire à ta place ?

Pourquoi es-tu devenu un traître, papa ? »

Extraits
« Il m’aura fallu des années pour l’apprendre et une vie entière pour en comprendre le sens : pendant la guerre, mon père avait été du «mauvais côté».
C’est par ce mot que mon grand-père m’a légué son secret. Et aussi ce fardeau. J’étais assis à sa table. Comme chaque jeudi après le déjeuner, j’avais droit à une pastille de menthe.
— Tu peux aller chercher ta Vichy, disait ma marraine en faisant la vaisselle.
Je n’avais pas connu la mère de mon père. Elle s’était suicidée avant la guerre. Mon grand-père s’était remis en ménage peu après, avec celle que j’appelais marraine. » p. 31

« Mon père avait été SS. À 31 ans, je repartais dans la vie avec cette honte et ce fardeau.
Les jours suivants, j’ai voulu tout savoir. Je n’en pouvais plus d’imaginer son uniforme camouflé, les runes de la SS sur son col, l’écusson FRANCE sur sa manche gauche. Je suis allé à la bibliothèque, chercher des textes et des photos. Dans le catalogue, j’ai retrouvé les deux seuls livres que mon père possédait, rangés dans la vitrine du meuble de télévision.
Le premier était un chant d’amour que l’écrivain Jean Mabire adressait à la division Charlemagne et au «fils des vieux guerriers germaniques surgis des glaces et des forêts». Une réhabilitation du nazisme, J’ai reconnu le dessin sur la couverture. » p. 68

« Plus je lisais tes dépositions plus j’en étais convaincu: tu t’étais enivré d’aventures. Sans penser ni à bien ni à mal, sans te savoir traître ou te revendiquer patriote. Tu as enfilé des uniformes comme des costumes de théâtre, t’inventant chaque fois un nouveau personnage, écrivant chaque matin un autre scénario.
La seule chose dont tu as été conscient, c’est que tout le monde te recherchait. Tu étais encore un enfant, papa. Malin comme un gosse de village qui échappe au gendarme après un mauvais tour, mais un enfant. Ces quatre années ont été pour toi une cour de récréation. Un jeu de préau. Tu ne désertais pas, tu faisais la guerre buissonnière, tu faussais compagnie à l’armée française, à la Légion tricolore, au NSKK comme un écolier sèche un cours. Tu as dû dérouter les enquêteurs. Ni la morgue du collabo, ni l’arrogance du vaincu. Tu n’étais pas de ces traîtres qui ont refusé le bandeau face au peloton. Ni de ces désorientés pleurant leur innocence. Pas même une petite crapule qui aurait profité de l’ennemi pour s’ennivrer de pouvoir ou s’enrichir. C’est un funambule que les policiers ont essayé de faire chuter. Un bateleur, un prestidigitateur, un camelot. Chaque interrogatoire a ressemblé à une partie de bonneteau. Elle est où la carte, ici? ou Là? Et la bille, sous quel godet? Ton histoire était délirante, mais plausible dans son entier. C’est en t’écoutant la rejouer séquence par séquence, que plus rien de son scénario ne me paraissait crédible.
Mais comme l’heure n’était plus aux exécutions sommaires, les policiers n’ont pas négligé le dossier d’instruction numéro 202. » p. 176-178

À propos de l’auteur
CHALANDON_Sorj_©Joel_Saget.jpgSorj Chalandon © Photo Joël Saget

Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est l’auteur de neuf romans et Enfant de salaud sera le dixième, tous parus chez Grasset. Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006, prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011, Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013, prix Goncourt des lycéens), Profession du père (2015), Le Jour d’avant (2017) et Une joie féroce (2019). (Source: Éditions Grasset)

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