Le piège de papier

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  RL_2023

En deux mots
Quand la narratrice rencontre L, c’est le coup de foudre. Les deux étudiantes deviennent vite inséparables et vont réussir brillamment. La narratrice part en Bolivie au service d’une ONG, L publie un recueil de nouvelles. Les deux amies se retrouvent trois ans plus tard, mais c’est alors que leur complicité va laisser place à la rivalité.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Amitié, rivalité et littérature

Dans son sixième roman, Kyra Dupont Troubetzkoy imagine une amitié forgée durant les études et qui va virer à la rivalité lorsque les deux amies décident d’écrire. Un drame qui permet aussi d’explorer le milieu littéraire parisien.

«La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt. Il faudrait toujours se fier à sa première impression.» Dès les premières lignes, le lecteur comprend qu’entre L et la narratrice, la relation sera passionnée. Pourtant les deux jeunes filles s’ignorent et se séparent après le bac. Ce n’est qu’une année plus tard, sur les bancs de science-po, qu’elles se retrouvent et qu’une amitié forte va se construire entre la rousse et la blonde.
Bien que de caractère fort différent, elles vont réussir toutes deux un joli parcours, réussissant même à décrocher les mêmes notes. Un mimétisme qui va connaître son acmé lors d’un bal masqué, lorsque – sous couvert de travestissement – elles vont échanger un baiser passionné.
Mais c’est alors que leurs chemins vont diverger. La narratrice part trois ans pour le compte d’une ONG en Bolivie. Un séjour qu’elle mettra à profit pour réaliser des reportages et affûter sa plume. L, quant à elle, se choisit un mari et va mettre au monde un enfant. Et publier un recueil de nouvelles.
Si après son retour en France, les deux amies se retrouvent, ce n’est que le temps que la narratrice découvre dans l’une des nouvelles un portrait peu flatteur d’elle. Dès lors la guerre est déclarée. Une rivalité qui va s’exacerber sur le terrain de la littérature. Mais alors que L parvient à s’installer durablement dans le paysage littéraire, sa rivale peine à trouver un éditeur.
Jusqu’au jour où, presque en transes, elle trouve LE sujet de son roman et se venge.
La plume de Kyra Dupont Troubetzkoy fait merveille dans ce registre d’amour-haine, se plongeant tour à tour dans le miel et le vitriol. Elle réussit aussi fort bien à brouiller les cartes entre réalité et fiction, faisant de la littérature l’objet et le sujet de leur rivalité. Et dont leurs vies privées respectives ne sortiront pas indemnes. L’occasion aussi de dresser un portrait peu reluisant du milieu de l’édition parisien. Sous les traits de Charles, un éditeur plus soucieux de bons coups que de beaux textes, elle met en scène l’affairisme qui semble avoir gagné les prestigieuses maisons sises du côté du boulevard Saint-Germain. À moins que… On peut toujours compter sur les libraires pour redonner au livre la place qu’il mérite.
Mais le vrai sujet de ce roman à la tension de plus en plus forte jusqu’à un dénouement inattendu, reste cette relation aussi forte que toxique. Deux femmes qui vont se trouver puis se perdre dans une rivalité presque maladive, car les coups portés aujourd’hui sont à la hauteur de leur complicité d’hier.

Le piège de papier
Kyra Dupont Troubetzkoy
Éditions Favre
Roman
264 p., 19 €
EAN 9782828920586
Paru le 19/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi un séjour en Bolivie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elles ont presque vingt ans quand elles se retrouvent sur les bancs de l’Université et se découvrent de troublants points communs. La méfiance initiale fait vite place à une complicité sans faille. Les deux jeunes femmes noueront une amitié amoureuse, vivant un véritable Éden, inventant leur monde, le modelant au gré de leurs imaginations fécondes, se cachant derrière des identités fictives, aiguisant sans le savoir leurs ruses d’écrivaines. Ce qu’elles deviendront. Autrices, mais aussi rivales.
Suite à une série de trahisons dont on ne sait jamais si elles naissent de l’esprit troublé de la narratrice pour qui fiction et réalité ne semblent faire qu’un, celle-ci s’emploie à se venger de son double dont elle jalouse le succès. Elle imagine alors un stratagème dangereux. Un piège de papier qui se refermera sur elle comme un origami aux multiples plis…
Un roman ardent à la trame tendue qui explore le milieu courtisé du monde des lettres et des prix littéraires, et aborde avec talent l’imposture en écriture. L’histoire, surtout, d’une amitié exclusive et excessive, qui poussée par la société devient une véritable rivalité entre les deux protagonistes et qui dénonce les biais du monde littéraire toujours plus cruel, surtout lorsqu’on est une femme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radiocité Genève
RTS
Blog Rainfolk’s Diaries
Blog de Francis Richard
Femina.ch

Les premières pages du livre
« Prologue
Je marchais d’un pas décidé quand je passai devant L’Écume des jours. Moi aussi, comme Boris Vian, j’espérais « décrocher la lune ». Allez, je pouvais bien m’offrir le luxe d’une halte dans la plus prestigieuse des librairies parisiennes. Après tout, elle se trouvait sur mon chemin. J’y vis un signe, combien ce que ce conte écrit en grand secret et en un éclair m’inspirait, et poussai la porte du saint des saints.
C’est là que je le vis. Au milieu de l’îlot central qui faisait la part belle aux écrivains les plus en vue, aux romans ou essais susceptibles de cartonner et dont les ventes assureraient des lendemains qui chantent aux libraires et aux éditeurs, se trouvait une fois encore le dernier opus de « L », « la jeune écrivaine en vogue », mon « amie ». L’exemplaire présenté reposait sur des dizaines d’autres comme pour signifier aux amateurs qu’ils avaient bien raison de l’aimer, d’autres qu’eux se jetteraient sur ce petit chef-d’œuvre. On avait devancé l’engouement du public et veillé à en imprimer suffisamment pour éviter la rupture de stock. Il fallait s’assurer que les lecteurs (qui n’étaient rien moins que des consommateurs de livres) puissent voir leur désir immédiatement satisfait avant qu’ils ne zappent et ne portent leur intérêt sur autre chose. Un malencontreux accroc dans la chaîne d’approvisionnement pouvait, en effet, s’avérer fatal. La durée de vie d’un nouvel ouvrage était de trois semaines, maximum. Ensuite, pfft… il disparaissait, rangé dans les rayons, à l’abri des regards, oublié, périmé, rendu à son éditeur pour finir au pilon. Une mise à mort des livres trop longtemps abandonnés était ainsi orchestrée pour répondre aux impératifs économiques des distributeurs qui ne toléraient que les stocks « utiles ». J’avais toujours été sensible à ce guillotinage littéraire et œuvré du mieux que je le pouvais à leur sauvetage. Un engagement sans nul doute exalté par ma fréquentation et l’amitié qui en découla envers deux libraires en particulier qui, bien qu’ils s’y pliassent, réprouvaient ces pratiques sauvages.
Dès mon plus jeune âge, je flânais des heures dans la librairie de notre village tandis que mes camarades lui préféraient l’épicerie et son large choix de bonbons. Je lisais avec gourmandise toute la bibliothèque rose, puis toute la bibliothèque verte tandis qu’ils suçaient avec avidité caramels mous et sucres d’orge. Je tenais les écrivains, dont les livres trônaient en vitrine, en haute estime, priant secrètement qu’un jour les miens y soient, eux aussi, érigés en majesté. Enfant, je rêvais déjà de romans et de célébrité. La libraire, Madame Jaquet, avait fini par m’attribuer un de ces tabourets roulants dont elle se servait pour saisir les indociles opuscules qui narguaient sa petite taille. Sinon je continuerais à dévorer, affalée au pied de ses rayons, ses acquisitions que je n’achèterais pas, sauf quand je touchais enfin mon argent de poche ou des enveloppes un peu plus fournies pour Noël et mon anniversaire. Elle finit même par s’habituer à ma présence et à m’apprécier, me semble-t-il, malgré notre différence d’âge. Elle glissa entre mes mains les livres qu’elle jugeait « indispensables », m’introduisit aux classiques qui recelaient des trésors cachés seuls réservés aux initiés et m’offrit même une ou deux rares éditions reliées. Je faisais montre d’un goût naturel pour les livres et, en gardienne des belles-lettres, elle ne pouvait y demeurer éternellement insensible.
Je pense qu’on ne dit pas assez la place que tiennent les libraires dans la carrière d’un écrivain, combien ils nous aiment et nous protègent. Non seulement ils exercent en toute discrétion l’un des plus beaux métiers qui soit, mais un peu comme des sorciers, vivant à la marge du monde, en souterrain, ils fraient dans des sphères parallèles à portée de fantômes et de chimères dont ils aiment plus que tout autre la compagnie. Ils possèdent leurs rites, leurs formules, et de grandes échelles sur lesquelles ils se hissent pour vous tendre la perle rare. « Je l’ai ! », s’exclament-ils du haut de leurs cathédrales de papier comme s’ils avaient remporté une bataille, des conquêtes. On sous-estime leur pouvoir. En missionnaires, ils convertissent ignares et réfractaires et propagent le goût de la lecture et Dieu sait combien l’exercice est devenu confidentiel. Ils font aussi écrire les aspirants prosateurs comme moi et les plus expérimentés ; ils font jaillir des vocations et donnent enfin aux écrivains le courage d’exister aux côtés des plus prolifiques, les savants, ces plumes qui nous intimident, les monuments : les Hugo, les Dumas, les Dostoïevski, les Proust, tous ces salauds qui ont si bien écrit avant nous et même tout écrit avant nous, clament les plus méchants. Aussi les idolâtrons-nous en les haïssant tout autant, même si peu d’écrivains l’admettent. La plupart de mes confrères préfèrent se dire « intimidés ». Mais les libraires, eux, ne sont pas dupes. Certains d’entre eux scribouillent eux aussi, en secret. Ils mijotent des livres inachevés, rêvent la nuit d’enfanter « le » livre, l’élu, celui qu’ils auraient voulu voir tomber entre leurs mains, un trésor, le Graal des romans, une histoire parfaite, ciselée, menée à son terme d’une main de maître, sûre et habile. Le petit Jésus en culotte parcheminée.
Madame Jaquet sut mieux que tout autre – parents et professeurs de français réunis – entretenir cette flamme qui brûlait déjà et l’empêcher de vaciller à l’adolescence quand le désir charnel vient concurrencer les page turners. Elle savait aussi combien la littérature peut être un jeu dangereux et m’en avertir. Du fond de ma mémoire d’enfant, il me semble qu’elle la comparait aux grands crus. Il était bon de rappeler que l’abus de lecture en avait enivré plus d’un et qu’on pouvait mal finir. Elle m’alerta sur le pouvoir de la littérature et, quand elle comprit que j’ambitionnais d’en faire mon métier, les responsabilités qui incombaient aux écrivains. Ne disait-on pas de certains livres – et surtout d’un livre en particulier – qu’il vous avait « transformé », ou pire « changé votre vie » ? Je ne sais si elle me prévint ou si elle m’excita, mais peu de temps après cet avertissement, elle ferma boutique. Notre libraire prenait sa retraite et les habitants du village perdirent toute chance de fréquenter d’autres enseignes que l’épicerie ou le bar du coin. Et moi, toute trace de mon initiatrice. Voilà pourquoi Bertille prit tant d’importance. Des années plus tard, elle combla tout naturellement le vide laissé par Madame Jaquet. La propriétaire de la librairie du bourg de mes beaux-parents endossa peu à peu son rôle de mentor. Bertille était ma bonne conscience.
J’en étais là de mes considérations quand mes yeux butèrent sur un titre : Déclaration d’amour à mon libraire. Je ne pris même pas la peine de regarder le nom de l’auteur, cette perle rare lui était évidemment destinée. Je n’étais donc pas entrée ici uniquement pour y voir L à l’œuvre, ni faire le énième constat de sa notoriété. Et comme il n’est rien de plus difficile que dénicher le bon livre pour un libraire, je m’empressai de passer à la caisse. Je ne manquerais pas de lui offrir ce présent lors de ma visite prochaine. Mon petit paquet bien calé sur le cœur, Bertille me servait de bouclier. Elle s’était trouvée là, sur mon chemin et m’encourageait dans mon entreprise. Grâce à elle, j’étais invincible. Oui, cette halte me porterait chance, j’en étais sûre à présent. C’est cela que vendent les libraires : un horizon, des possibilités, une revanche. Plus que des marchands de rêve, ce sont des trafiquants de certitudes.
Ainsi, quittai-je la plus belle librairie de Saint-Germain, vaillante et conquérante, plus que jamais prête à me rendre, deux pâtés de maisons plus loin, chez l’un des éditeurs les plus en vue du cénacle parisien y déposer le manuscrit qui modifierait radicalement mon destin d’écrivain.

I. Au commencement
La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt.
Il faudrait toujours se fier à sa première impression.
Comment cette fille dont les membres semblaient flottants, aux muscles mous, se permettait-elle de tutoyer mon Victor si dynamique, l’esprit aussi virevoltant qu’un derviche tourneur en pleine danse de sema ? Leurs corps si proches l’un de l’autre, bien qu’ils ne se touchassent point, la façon qu’ils avaient de se faire face tout en donnant l’impression de s’emboîter parfaitement comme deux cuillères de même format, fondues au même moule, sans même être en contact… ils sortaient ensemble, j’en avais le cœur net.
Non seulement cette inconnue me volait mon premier amour, mais elle mettait fin à toutes mes illusions. Depuis la rentrée, j’espérais secrètement une résurgence de notre idylle. Je décortiquais chacun des gestes de Victor, le moindre signe, une œillade, un vague sourire, une de ses remarques à l’emporte-pièce dont il avait le secret et qui me faisait littéralement fondre. Victor avait le sens de la formule, j’admirais son esprit facétieux, ses jeux de mots impayables. Nous passions des heures au téléphone avec Nina à débusquer la plus petite preuve de son intérêt pour moi. Tout était prétexte à disserter des soirées entières, à élaborer des plans complexes pour attirer son attention, capter son regard. Les doigts enroulés à m’en couper le sang autour du fil de caoutchouc qui reliait les combinés d’alors à leur matrice, je dissertais sans fin : que porterais-je le lendemain, jouerais-je l’indifférence, dégainerais-je la vanne qui le ferait réagir, laisserais-je planer le doute quant à mes intentions, le regard doux, cajoleur, la bouche pour autant venimeuse ? Nina et moi épluchions tous les scénarios jusqu’à épuisement.
Et voilà que cette pimbêche arrivée en milieu d’année réduisait tout à néant et me couvrait de honte. J’étais remplacée. Cette fille inexistante quelques semaines plus tôt, s’incarnait. Elle était partout désormais, se nichait dans les coins, en embuscade, à l’orée des buissons qui entouraient le portail de l’entrée. Elle semblait chuchoter des choses tandis qu’elle fumait des cigarettes, noyée dans des pulls trop larges. Elle cherchait probablement à dissimuler une poitrine généreuse. Moi qui avais de tout petits seins, tout en l’enviant, je voyais bien qu’elle était encombrée et m’en réjouissais.
Tantôt planquée dans les toilettes des filles, tantôt tapie derrière les portes battantes qui menaient aux classes, on aurait dit une messagère chargée de recevoir et délivrer des secrets. Elle évoluait dans une atmosphère intime, énigmatique, jamais plus d’une ou deux personnes à ses côtés. L semblait s’être intégrée comme un gant, cooptée par une paire de filles en particulier, une blonde toute en boucles d’or qui faisait l’unanimité – tout le monde s’accordait à dire qu’elle était « la plus belle fille du secondaire » – et une brune minuscule au physique insignifiant qui fascinait pourtant tous genres confondus. On ne savait pas très bien à quoi tenait le magnétisme de cette dernière, mais elle était bel et bien escortée d’une garde rapprochée dont L faisait partie et qui semblait lui prêter une loyauté à toute épreuve. Ce binôme improbable rehaussait son aura. Ainsi L était-elle respectée par procuration. Car ces filles en imposaient. Ensemble, elles trônaient en reines sur la cafétéria, louvoyant entre le bar et le baby-foot, leur chasse gardée. Je n’osais même pas pénétrer ce lieu sacré. Lorsque vous vous y aventuriez à force d’auto-persuasion, en mal d’un sandwich ou d’une boisson gazeuse, tous les regards se tournaient vers vous comme un seul homme pour vous jauger de pied en cap. Non, vraiment, je n’avais pas le cran de me promener nue devant ces prédateurs, même mineurs. J’étais de celles qui s’agglutinaient en grappe sur les escaliers, notre purgatoire, le ventre vide, ou s’adossaient à la rampe pour se donner un air vaguement nonchalant lorsque les marches ne pouvaient accueillir plus de pleutres.
Je ne cessais de croiser L, mais jamais seule. Elle semblait même faire exprès de m’ignorer tandis que je m’évertuais à dissimuler ma curiosité. J’aurais tout donné pour savoir ce qu’ils se disaient, ce que Victor lui trouvait, quel lien secret les unissait. Était-ce le sexe ? Lui faisait-elle bien l’amour ? Avaient-ils déjà couché ensemble ? Nous avions failli le faire avant les vacances d’été, mais la nuit avait été trop courte. Allongés sur son lit, nous nous étions longuement embrassés, ses mains s’étaient aventurées sous mon t-shirt, mais une fois le bouton de mon jean défait… il avait hésité. Peut-être avait-il senti un léger tressaillement, ma crispation, et s’était contenté de caresser le haut de mon corps. L’heure des adieux approchait, l’aube ne tarderait pas à poser sa lumière ingrate sur nos visages insomniaques, gonflés d’alcool, la peau enflammée à force de se frotter l’un à l’autre. Victor m’avait déposée au bout du chemin, me promettant qu’il m’écrirait avant que je ne coure chez moi, mes chaussures à la main, les pieds nus sur l’asphalte pour ne pas réveiller mes parents qui ne savaient rien de mes escapades nocturnes. On le ferait à la rentrée. Ce serait ma première fois.
Mais à la rentrée, j’avais attendu son appel et le téléphone était resté muet. Même le jour de mes seize ans, tandis que les heures passaient, mes espoirs avaient fait place à une détresse immense. Victor était mon premier chagrin d’amour, banal et si cruel. Mes parents, désolés de me voir aussi malheureuse, essayaient tant bien que mal, et plutôt mal, de me consoler. Le gâteau n’avait aucun goût, j’ouvrais mes cadeaux à reculons. Seule dans mon lit, ce soir-là, les yeux brouillés de larmes, je louchais sur ses lettres reçues tout au long de l’été, espérant y trouver des réponses. Mais Victor n’était pas du genre à se justifier. On se retrouverait au lycée, dans des classes parallèles, et je passerais toute l’année scolaire à admirer sa nuque tant convoitée lors de nos cours en commun. Sans explication et toujours vierge.
L était devenue une rivale même si Victor ne cessait de me taquiner affectueusement comme il l’avait toujours fait, cultivant même un semblant de relation. Nous aimions tous deux les traits d’esprit, les jeux de mots, connaissions par cœur les phrases des films d’Audiard. Je finis par me persuader que L n’était qu’une fille au physique un peu mièvre, passée après moi, et avec laquelle il couchait sûrement tandis que mes soupirs s’élevaient au rang de fantasmes. À force de la scruter, sa peau si blanche qu’on en devinait les veines, son corps sans muscles, ses traits grossiers, ses petits yeux ternes, des taches de rousseur éparses, je finis par me convaincre qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Décidément, cette fille n’avait rien. Si Victor continua à la fréquenter, je finis par m’y habituer, un peu déçue qu’il s’investisse dans une affaire aussi quelconque. Mon bac en poche, il fut bientôt temps de quitter le lycée, le monde ouaté de l’école, pour me jeter dans l’univers féroce et impitoyable de la vie universitaire. L, un degré au-dessous, moisirait là une année de plus. Sans lui.
Ma consolation.

II. Le jardin d’Éden
J’avais rêvé de liberté. Ma relation avec mes parents avait toujours été assez compliquée et s’était envenimée à l’adolescence. Bonne élève, j’étais devenue impossible à contrôler. Ma nouvelle vie en studio promettait donc d’être riche à tous points de vue. Je plongeai avec délectation dans ce nouveau monde sans entraves ni couvre-feu et profitai de ce premier mois sans cours – l’année universitaire avait pour principal avantage de ne commencer qu’en octobre – pour transformer mon modeste logement en petit nid douillet. Situé dans un quartier populaire, un peu excentré, je trouvai assez facilement tout ce dont j’avais besoin à moindre coût. Finis la campagne, les transports en commun trop rares ou carrément inexistants le dimanche. Ici, la vie battait son plein, les rues grouillaient de monde, il fallait même faire attention à monter dans le bon bus tant les lignes convergeaient toutes vers ce point névralgique qu’était ma rue. J’étais bien au centre du monde.
Les cours pouvaient démarrer.
Seulement, rien ne se passa comme prévu. Je ne savais que faire de cette autonomie dont j’avais été si friande. Sans cadre, ni remontrances, je me dissolvais sans savoir par quel bout empoigner l’espace-temps. Mon ennemi parental avait complètement disparu sur mes injonctions à me « foutre la paix, ça vaaaa… ». Je flottais sans attaches dans un monde devenu trop vaste qui me terrifiait, même s’il était hors de question de l’admettre. Tout était possible, y compris de n’avoir de comptes à rendre qu’à moi-même. Seule dans mon nouveau chez-moi, je passais des heures à contempler cet intérieur et ses effets dans lequel j’avais canalisé toute mon énergie et qui restait désespérément muet, le silence encore exacerbé par les bruits sourds de l’ascenseur ou des voisins qui semblaient tous vivre en communauté. Personne ne m’attendait, ni le midi, ni le soir. À peine rentrée chez moi, j’allumais la télévision, espérant tromper ma solitude.
Pour ne rien arranger, je m’étais inscrite dans une faculté où je n’avais aucune prédisposition. Parce que j’y avais une ou deux connaissances et qu’on m’avait rebattu que les Lettres ne faisaient pas une carrière, de guerre lasse, j’avais opté pour des études de commerce. Je n’avais décidément rien à faire en cours de comptabilité ou en sciences économiques, matières auxquelles je ne comprenais pas un traître mot et qui ne faisaient que creuser l’écart entre mon être intérieur et le reste du monde. Je passais donc tout mon temps à la cafétéria à siroter du café, breuvage dédaigné jusqu’alors, que j’associais, je ne sais pour quelle raison, à cette nouvelle existence d’adulte et que je finis par apprécier. J’étais à cran et ma relation déjà tumultueuse avec François, auquel j’avais cédé après qu’il m’avait fait une cour assidue tout le long de l’année, devint carrément insupportable. Elle l’était plus encore pour notre entourage qui nous observait nous déchirer à tous propos. Ma vie d’étudiante était assurément plus complexe que prévu et les mois passèrent, confirmant que cette année serait un coup d’épée dans l’eau, perdue à ne rien faire sinon qu’à louper lamentablement mes examens et me vautrer plus encore lors de la session de rattrapage : mes notes s’étaient dangereusement rapprochées de zéro. Fin septembre, j’étais inscrite en sciences politiques, une ligne médiane, un horizon.
J’espérais un miracle.
Elle se planta devant moi, me gratifiant d’un «Salut ! Je peux m’asseoir ici?» L’amphithéâtre était gigantesque, mais elle avait choisi cette place entre toutes. Il est vrai que l’auditorium était en ébullition, les étudiants de première année, comme des abeilles dans un essaim entraient, sortaient, incertains d’être au bon endroit. En retard et manifestement complètement égarés, certains se ruaient dans les couloirs à la recherche de leur salle de cours, parcourant les listes de noms placardées sur les murs comme des survivants à la recherche de leurs proches disparus. L’université est une jungle et je m’en amusais : j’avais connu ça l’année précédente. Je pouvais me permettre de les toiser même si, cette fois, je n’avais plus le droit à l’erreur.
Je n’eus pas le temps de formuler une réponse qu’elle était déjà installée, plutôt contente d’avoir échappé au désordre ambiant et trouvé une place dans les premiers rangs. Oui, c’était bien elle. Légèrement transformée : était-ce la couleur de ses cheveux moins orangés (ils renvoyaient des éclats auburn) et leur coupe effilée qui affinaient ses traits et lui donnaient l’air ingénu ? L était bien plus jolie que dans mon souvenir, mais notre professeur de droit constitutionnel qui tapotait sur son micro pour se faire entendre dans ce brouhaha infernal mit un terme à mes réflexions. Le cours commençait.
Je remarquai très vite sa façon singulière de prendre des notes. Elle écrivait très petit, imprimant consciencieusement sur le papier des caractères qui ressemblaient à des pattes de mouche minuscules comme ses doigts délicats et ses articulations qu’elle avait particulièrement fines. Le stylo glissait avec aisance sur la page blanche y imprimant ses hiéroglyphes. J’avais déjà noirci une page entière, peinant à retranscrire chacune des phrases prononcées par le professeur afin de ne rien perdre de la substance de son enseignement. Je veillais à ce que tout ce qui sortait de cette bouche savante soit consigné au mot près pour être certaine d’en comprendre le sens au moment des révisions, quand ce début d’année ne serait plus qu’un vague souvenir, noyé dans les trop nombreuses fêtes estudiantines. Je secouais régulièrement mon poignet droit, soumis à rude épreuve. L, de son côté, s’était contentée de noter deux ou trois points sommaires de la main gauche. Elle était donc gauchère… on les disait plus créatifs. Soit son esprit était ailleurs, soit elle faisait montre d’une capacité de synthèse hors du commun, mais je savais combien l’on payait cher son arrogance sur les bancs de la fac.
La cloche électronique, qui sonnait la fin du cours, mit un terme à cette séance de torture. À ce rythme, des rendez-vous hebdomadaires chez le physio s’imposeraient au risque de perdre l’usage de mes membres supérieurs. L me jeta un regard désemparé qui, j’allais le découvrir, participait de son charme et avait le don d’envoûter les moins candides, avant de louvoyer vers la sortie.
Je ne sais ce qui pousse deux êtres à devenir si proches qu’ils ne peuvent désormais se passer l’un de l’autre, comme les faces d’une même pièce. Enfant déjà, j’étais « tombée amoureuse » d’une ou deux filles sur lesquelles j’avais jeté mon dévolu. Soudain, elles me devenaient vitales, de leur amitié dépendait ma survie. Une amitié à la vie, à la mort, de celles où l’on décide abruptement de se couper le doigt à l’aide d’un canif mal aiguisé pour s’échanger une larme de sang, « unies pour toujours ça s’appelle », une sorte de pacte que l’on trouvait complètement idiot la veille encore. J’en étais toujours l’instigatrice. J’avais de véritables coups de foudre qui me saisissaient sans crier gare, comme une pulsion, une certitude, et je courais aussitôt faire ma déclaration à la dernière élue de mon cœur. Ainsi, du haut de mes huit ans, m’étais-je postée devant Nina, les mains dans les poches de mon pantalon beige en velours côtelé élimé aux genoux, et lui avais-je crânement annoncé : « Toi, tu seras ma copine. » Ce fut le début d’une longue amitié qui dure encore.
Quelques années plus tard, je m’étais entichée d’une fille au prénom prémonitoire, Idyl, que je ne quittais plus et qui faisait ma joie. Elle pouvait tout faire, tout dire, tout me faire, tout me dire, je lui passais absolument tout. Cette fille était parfaite, de mon point de vue certes, mais tout de même elle l’était presque. Je me trompais rarement sur les gens, j’en avais l’intuition, savais les cerner, sans être capable de dire exactement pourquoi, ou mettre des mots sur les raisons qui me faisaient fuir tel ou tel ou, à l’inverse, miser sur un cas particulier. Tout semblait d’emblée assez clair pour moi. Je savais à qui l’on pouvait faire confiance, sur qui l’on pouvait compter.
Aussi, ce matin-là, lorsque L avait pris place à côté de moi, m’avait-elle prise de court. Contre toute attente, un déclic s’était produit. Mon être tout entier, mes instincts primaires s’étaient mis à palpiter. Elle avait réveillé en moi la petite part enfantine qui rend nos existences moins mornes. Qu’avais-je donc fait les mois précédents, me contentant de fréquenter des êtres que je trouvais banals et insipides, auxquels je donnais peu de crédit et qui se destinaient à un avenir vainement commercial ? Quand elle s’était levée à la fin du cours, j’avais senti comme un pincement, un infime déchirement. J’espérais déjà, de façon sourde, que L reprenne sa place près de moi, une fois la pause terminée.
Ils étaient tous là, Melys la blonde sublime, Rebecca la petite brune dont le sourire révélait des dents trop pointues, et deux trois types, les mêmes qui deux ans plus tôt régnaient en maître sur la cafétéria de l’école. Je les connaissais de vue, mais ils avaient totalement disparu de mon champ de vision depuis que j’avais quitté le lycée. Je me retrouvais maintenant coincée avec cette volée qui squattait mon habitat. Le premier jour de la rentrée, ils avaient colonisé la moitié des tables dressées dans le corridor à l’entrée du restau U, un endroit on ne peut plus glauque, en plein courant d’air, glacial l’hiver et sombre l’été, mais ils se comportaient comme s’ils s’en moquaient et se déplaçaient sur le mode des chaises musicales au gré des départs des uns et des autres sans jamais laisser la place totalement vacante. Ils semblaient vous prévenir : ici, c’est chez nous, c’est chasse gardée, ne vous avisez même pas de vous approcher ou ce sera à vos risques et périls. En se concentrant un peu, on aurait presque pu voir des cordons de sécurité encercler cette réserve d’animaux rares, particulièrement prisés, ou un drapeau signalant que le territoire était conquis. Ils semblaient seuls au monde, une caste à part, les brahmanes du campus. Ils faisaient ça, vous faire sentir que vous n’en étiez pas, un peu moins cool, un peu moins séduisants, un peu moins sûrs de vous. J’avais oublié combien ils étaient impressionnants à se la jouer collectif tandis que vous erriez invariablement seul, affichant votre singularité comme un aveu d’échec, quelque chose que vous subissiez forcément. J’en vins même à regretter mes ex-confrères économistes qui avaient cours dans un autre bâtiment dévolu aux « deuxième année ». J’étais tétanisée à l’idée qu’il me faudrait jour après jour faire fi de leur présence pour accéder à mon plateau-repas ou alors je serais condamnée à ne plus me nourrir le temps de l’année académique.
« C’est toi ? »
Elle avait presque crié, mais j’eus à peine le temps de me retourner que Judith se jeta sur moi en sautant de joie. Un court instant, tous les regards se tournèrent vers nous. Gigantesque blonde, elle avait fait montre d’un enthousiasme aussi visible que sonore. Le volume des conversations avait chuté d’un coup suite à son interruption fracassante qui semblait encore faire écho sur les murs des couloirs adjacents. Je songeai à m’enfoncer dix pieds sous terre, m’enterrer à jamais dans les catacombes universitaires, quand elle m’entraîna, « viens t’asseoir avec nous ! » Le brouhaha avait repris son cours, son fond sonore habituel qui agissait comme une canopée phonique au-dessus de nos têtes déjà saturées d’informations. Judith s’était inscrite en relations internationales, on aurait donc quelques classes en commun ! Rien ne semblait lui faire plus plaisir. Elle était si contente de me voir, je me souvenais de Melys et Rebecca ? Et L ? N’était-ce pas « tellement cool » de se retrouver toutes ensemble ? Redoubler sa terminale s’était avéré un malheur opportun, c’était grâce à ça qu’elle avait fait leur connaissance. Elles étaient devenues « inséparables ». Je sentais leurs regards glisser sur moi, les entendais presque me renifler, jauger si oui ou non j’avais le pedigree nécessaire à rejoindre leur clan. Pouvait-on se fier à Judith ?
L s’avéra la plus accueillante. Était-ce une forme de loyauté après que j’avais accepté de lui céder une place à mes côtés dans l’amphithéâtre ? Elle me regardait gentiment et écoutait avec attention notre amie commune raconter comment nous nous étions connues. Intarissable, elle racontait par le menu nos sorties clandestines et autres plans de combat mis sur pied pour ne pas nous faire attraper par nos parents. L ne semblait pas du tout m’associer à Victor. Soit l’époque était révolue, soit j’avais été la seule à en faire tout un plat. Si ça se trouve, il ne lui avait même jamais parlé de nous. Je compris qu’elle sortait avec l’un des types de la table voisine, un grand blond, plutôt beau gosse, qui passerait l’année dans le même jean et t-shirt blanc tout juste agrémenté d’un blouson de cuir à col fourrure en hiver. Il lui lançait régulièrement des regards interrogateurs, l’air de dire « tu la connais, c’est qui celle-là ? » dont elle prenait acte de ses grands yeux de biche effarouchée. Il s’avérerait être l’un des piliers de la bande, leur couple un point névralgique autour duquel gravitaient leurs amis. Manifestement, L était passée à autre chose. Sa relation avec Victor n’avait-elle pas supporté la distance ? Je l’avais perdu de vue moi aussi, mais on le disait parti outre-Manche. Je ne savais ni quelles études il suivait, ni dans quelle université exactement. En tout cas, il avait quitté le territoire.
Il n’y avait, a priori, plus d’obstacle entre L et moi.
J’ai toujours été un peu sauvage. Assez solitaire, j’aimais la compagnie des livres qui peuplaient mon destin d’enfant unique d’amis imaginaires dont j’aimais prolonger l’existence dans la vraie vie, leur parlant le plus souvent dans la salle de bains, seul endroit de la maison où ils pouvaient s’incarner sans qu’on puisse me surprendre. Quoi, je me parlais à moi-même ? À mon âge ? J’ai toujours eu l’impression d’être différente, un peu misanthrope sans vraiment le définir. Je me méfiais de mes congénères que cette superbe de façade fascinait sans que j’en aie conscience. La vie était une jungle peuplée de prédateurs où il fallait manger si l’on ne voulait être mangé et la cour de l’école le théâtre de pratiques particulièrement inhumaines. J’en savais quelque chose car c’était là que je réglais mes comptes avec ceux qui s’avisaient de me provoquer, me dénoncer ou remettre en question ma position dans la chaîne alimentaire. Les adultes n’étaient pas en reste, je fuyais leur compagnie, m’en méfiant comme de la peste. Sournois, ils passaient leur temps à vous barrer la route, la semant d’interdits le plus souvent incohérents ou en lien avec des principes dont on ne connaissait même plus l’origine ou alors ils remontaient si loin dans le temps qu’ils étaient, en tout cas, anachroniques. Mes parents m’étaient étrangers, leurs préoccupations professionnelles et sociales à des lieues de mes centres d’intérêt auxquels ils ne faisaient même pas semblant de s’intéresser. C’était l’époque où les enfants dînaient avant et je me retrouvais donc invariablement seule devant mon assiette à échanger une ou deux banalités polies avant de remonter dans ma chambre, rejoindre mes amis imaginaires et poursuivre mes lectures jusqu’au bout de la nuit lorsqu’un roman conseillé par Madame Jaquet me tenait en haleine. Et c’était souvent le cas. Cette habitude me valait de bons résultats scolaires puisque généralement j’étais en avance sur le programme, ayant avalé la plupart des classiques qu’elle mettait de force entre mes mains avant tout le monde. Mes parents pouvaient continuer de me ficher la paix et nous avancions ainsi dans une entente cordiale qui se mua en guerre froide à l’adolescence. Mais le résultat de cette enfance solitaire à la campagne fut que je me révélai peu douée pour les relations sociales. J’avais passé mon temps à mépriser les mondanités de province auxquelles mes parents consacraient tout leur temps libre. J’avais en horreur le simulacre social, les faux-semblants, ce grand show dans lequel se complaît la petite-bourgeoisie, les qualificatifs exagérément affectueux avec lesquels s’interpellaient leurs soi-disant « amis », les « ma chérie », les déterminants possessifs en général, mielleux et hypocrites. À mon avis, l’amitié valait mieux que cette pâte sucrée et écœurante dont ils tapissaient leur relationnel.
Je n’avais donc jamais gravité dans aucune bande, je n’appartenais à aucun groupe, j’évoluais seule ou en paire. Pourtant, passé la douzaine, je perdis de ma superbe et ma confiance en moi. Je n’aimais pas le reflet que me renvoyait la glace, mes cheveux filasse et mon teint terne, et ce que mes copains appelaient le charme n’avait rien pour me rassurer. À cet âge-là, il n’y a que deux groupes qui comptent vraiment : les beaux et les moches. Et l’immense nasse intermédiaire des gens quelconques en réalité n’intéresse personne. Je pensais faire partie de ceux-là. J’étais invisible. Ainsi, mon entrée dans la bande dont L faisait partie était une première, une sorte de victoire sur moi-même.
Contrairement à l’année précédente qui n’avait fait que traîner en longueur, celle-ci démarra sur les chapeaux de roues. Tout devint joyeux et léger. La plupart des matières enseignées m’intéressaient, je découvrais les joies de la bibliothèque où nous posions nos affaires à la première heure pour être sûrs d’être assis tous ensemble et où nous ne revenions presque jamais, trop occupés à fumer des cigarettes à l’extérieur tout en discutant de l’état du monde et d’autres questions moins futiles comme les coups de cœur des uns et des autres. En général, nous récupérions nos sacs à la fermeture pour la transhumance nocturne. Notre troupeau migrait alors dans un café, le Central, qui était bien notre centre des opérations, situé à quelques encablures de l’université et où l’on était certains de se retrouver si, par hasard, on avait eu un contretemps ou que nos emplois du temps différaient. Je passais de moins en moins de temps dans mon studio devenu un vrai foutoir. J’y revenais tard pour m’effondrer sur mon lit et repartir en coup de vent dès que possible. J’étais aussi de moins en moins enthousiaste à l’idée de revoir François qui faisait son apparition les week-ends quand ses études à l’autre bout du territoire lui en donnaient l’occasion. Il fonçait me rejoindre, roulant comme un bolide dans sa Lancia bridée en vue d’écourter au plus vite notre séparation de corps. Il avait compris que j’étais devenue réticente à sauter dans un TGV pour tromper mon cafard. Ma vie était devenue palpitante et j’étais lasse de nos rapports houleux. De plus, je trouvais qu’il freinait mon intégration dans le groupe, avec Max et Richard, ça ne prenait pas. Je sentais leurs regards fuyants ou entendus, les rires un peu jaunes, et carrément de l’indifférence, ce qui était peut-être le pire. Quand on ne disait rien, on n’en pensait pas moins. François n’était clairement pas de leur ligue.
Un soir que nous traînions devant le Central qui avait pour seul défaut de fermer trop tôt, passablement éméché, il me fit une scène de jalousie. Il parlait fort, la bouche pâteuse, marmonnant des accusations sans fondement, probablement fantasmées par des semaines de frustration. Il sentait bien que je lui échappais. Comme il s’avançait vers moi de manière un peu vive, je fis un mouvement de recul mais il réussit à empoigner ma veste dont je me dégageai pour courir à l’autre bout de la place. La scène était plutôt cocasse, mais François, grand et costaud, en imposait. Un ami de Richard qui ne le connaissait pas, pensant qu’il me voulait du mal, s’interposa pour le calmer. Furieux, François vociféra qu’il ferait mieux de s’occuper de ses affaires. Ils étaient à deux doigts d’en venir aux mains quand le reste des garçons s’en mêlèrent. Médusée, j’assistai de loin à la scène, entourée de mes nouvelles amies comme d’un bastion protecteur, me promettant que c’était « fini », « bien fini ». On entendait des éclats de voix, on les voyait se rapprocher dangereusement, s’empoigner, se relâcher, et l’on vit finalement François, vaincu, se résoudre à partir en maugréant. On s’assura qu’il s’engouffre tant bien que mal dans sa voiture et démarre tout en faisant crisser les pneus dans un sursaut de dignité, me laissant là, mortifiée et un peu inquiète. François était ma béquille et même si nos rapports étaient compliqués et passionnels, cela faisait plus d’un an qu’il l’était. Désormais, il faudrait que je me débrouille seule.
Le hasard voulut que L et moi partagions la même chambre durant le camp annuel de l’université, le séjour dont tous les anciens parlaient comme d’un événement « incontournable » de la vie académique, cinq jours durant lesquels une horde de jeunes se voyaient réserver un village entier au bord d’un lac – il n’était pas fermé au public, mais aucun citoyen sain d’esprit n’osait y séjourner. En effet, de mémoire d’étudiant, aucun n’avait encore échappé à la mutation effrayante qui s’opérait dès le départ en train. Les énormes sacs à dos empilés dans le couloir rendaient, d’emblée, l’accès aux wagons qui leur étaient réservés impraticable et inaccessible à toute forme d’autorité. »

À propos de l’auteur
DUPONT_TROUBETSKOY_Kyra_DRKyra Dupont Troubetzkoy © Photo DR

Née en 1971 à Genève, Kyra Dupont Troubetzkoy débute sa carrière comme grand reporter au Cambodge pour le correspondant de CNBS Asia. Après de nombreuses collaborations en presse écrite, radio et télévision en France, aux États-Unis et en Suisse, elle prend la tête de la rubrique internationale d’un grand quotidien. Journaliste freelance depuis 2007, elle se lance alors dans l’écriture de fiction. Le piège de papier est son sixième roman. (Source: Éditions Favre

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Les Confins

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En deux mots
En 1964, un architecte lyonnais entreprend la création d’une station de ski «à taille humaine» dans le village d’altitude des Confins. Vingt ans plus tard son fils revient sur les lieux avec l’intention d’écrire un livre sur cette aventure. Mais pour lui, comme pour la vingtaine d’habitants, ce sera un voyage sans retour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vengeance est un plat qui se mange froid

Si personne n’a vraiment pu reconstituer le drame qui a emporté les habitants des Confins en 1984, Eliott de Gastines en explore la genèse en racontant le projet d’un architecte lyonnais en 1964. Un premier roman qui se lit comme un polar.

Dès le prologue, le lecteur est averti du mystère auquel il va être confronté: «Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer.» Il faut dire que durant l’hiver, Les Confins étaient isolés du monde, la seule route qui menait au village étant fermée à la circulation. Et quand les gendarmes ont enfin pu y accéder, ils ont découvert des maisons calcinées et des cadavres à la pelle.
Un mystère qui trouve son origine vingt ans plus tôt, lorsque le gouvernement lance le plan neige pour développer de nouvelles stations de ski et que Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, a l’idée de faire des Confins une «structures à taille humaine et tournée vers la nature», loin des cages à lapin et du bétonnage en œuvre un peu partout dans les Alpes. Mais pour mener à bien ce projet visionnaire, il lui faut l’aval des villageois et des autorités. Ce qui n’est pas gagné. Car si les habitants voient avec un bon œil ces perspectives de développement, le maire est lui hostile à cette nouvelle station qui viendrait concurrencer celle que son frère a lancé avec succès à quelques kilomètres de là. Et puis Pierre Roussin lui a volé le chalet qu’il convoitait, idéalement placé dans le village. Alors, sur les conseils de son frère, il conçoit un plan diabolique, laisser l’architecte mener à bien la première phase de travaux, lancer les investissements plus lourds de la seconde phase et alors lui rendre la vie impossible en multipliant les obstacles, notamment administratifs. Un plan qui va fonctionner, même si dans les premiers temps, il va bien devoir avouer qu’il ne s’attendait pas à ce que l’initiative de Pierre Roussin rencontre un tel succès. On se presse pour découvrir cette station différente.
On va dès lors suivre en parallèle l’évolution du projet en 1964 et les années suivantes et les quelques semaines funestes de 1984, au moment où les derniers voyages sont autorisés. On y voit Bruno Roussin, le fils du promoteur, et sa compagne prendre le dernier bus pour passer l’hiver dans le chalet familial. Son projet est alors de s’isoler pour écrire le roman commandé par son éditeur après la publication de nouvelles qui ont connu un joli succès. Il se propose de revenir sur l’histoire de son père. Mais a-t-il conscience de la crainte qu’il suscite auprès de la poignée d’habitants qui restent ici à demeure et qui ont tous ou presque quelque chose à se reprocher.
Entre révélations et cupidité, vengeance et homicide, le roman va alors prendre un tour très noir. Empruntant aux codes du polar, Eliott de Gastines réussit un formidable premier roman qui, dans son intensité dramatique, n’a rien à envier au Shining de Stanley Kubrick. L’ambiance y est tout aussi glaçante, la folie de moins en moins cachée. Prêts à tout, ces montagnards sont bien à mille lieues des images de carte postale que les promoteurs entendent promouvoir. Mais peut-être sont-ils tout aussi affolés que ces animaux contraints à fuir ou à disparaître avec l’arrivée des télésièges sur leur domaine?

Les Confins
Eliott de Gastines
Éditions Flammarion
Premier roman
250 p., 19 €
EAN 9782080234711
Paru le 09/02/2022

Version poche
J’ai lu
EAN 9782290376928
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans un village imaginaire des Alpes.

Quand?
L’action se déroule de 1964 à 1984.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans les années soixante, le village des Confins promettait d’être une station de ski florissante. Vingt ans plus tard, il n’en reste qu’une station fantôme. Les installations – remonte-pentes qui ne mènent nulle part, gares de téléphérique inachevées – sont peuplées de spectres et traversées par les vents glacials de haute montagne.
Cet hiver de l’année 1984 voit la venue de Bruno Roussin, le fils du promoteur qui jadis vit en ces lieux un Eldorado blanc. Au village, il n’y a plus qu’une trentaine d’habitants habitués à passer l’hiver reclus. La route, jugée trop dangereuse, est fermée à partir du mois de novembre. La tempête se lève. Dès les premiers jours, les lignes téléphoniques sont hors d’usage. À la sauvagerie des lieux s’ajoute vite celle des hommes ici réunis.
Situé dans une vallée imaginaire à l’époque des utopies touristiques, bien réelles, du plan Neige, Les Confins est le chant des anciens villages isolés, des familles déchirées et de l’âme humaine qui se heurte aux étoiles glacées.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Frédérique le Teurnier)
Actualitté (Virginie Labre)
Blog Carobookine
Blog Sang d’encre polars
Blog Nom d’un bouquin!

Les premières pages du livre
« Prologue
Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1 644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer. Aujourd’hui encore, Les Confins sont visités par quelques gendarmes obsessionnels. Des hommes solitaires, coupés de leurs proches et mus sans partage par cette fixette : comprendre ce qui s’est passé là-haut. La plupart des gens normaux qui s’approchent de ces lieux reculés, randonneurs, skieurs hors-piste ou alpinistes, eux, prennent soin d’éviter le village fantôme. Tous le fuient, craignant d’y disparaître comme son entière population lors de cet hiver de l’année 1984.
Les informations rendues publiques se résumaient à quelques faits bruts. Le nombre de morts. L’incendie de l’Hôtel des Voyageurs et de la quasi-totalité des chalets du village. La destruction de l’antenne-relais qui avait rendu impossible toute communication avec la vallée durant ce sinistre hiver. Dans les journaux locaux, de simples coupures ou de minces entrefilets énuméraient parfois ces faits, sans pour autant les relier entre eux pour en faire une histoire qui tienne debout.
Or les gendarmes qui les premiers se rendirent sur les lieux n’étaient pas plus avancés. Comment expliquer ces cadavres gelés qui jonchaient le sol des chalets en ruine comme celui des ruelles du village ? Comment expliquer ces habitations désertées à la hâte, quand d’autres semblaient avoir été sur-occupées tels des camps de prisonniers. D’où était parti le feu qui avait ravagé l’ensemble du village comme une vulgaire botte de paille ? Même les plus expérimentés ne furent jamais capables d’écrire un rapport convaincant au regard des éléments dont ils disposaient. Rien ne ressortait concrètement d’une enquête diligentée de manière pitoyable. Au moins les autorités avaient-elles pris soin de rendre invisible l’insoutenable avant l’arrivée de civils ou de journalistes sur les lieux. Et durant de très longues années, les gendarmes se gardèrent bien de déclarer ce qu’ils avaient vu en débarquant là-haut. Ils doutaient même d’être crus.
Ce que tout le monde savait, c’est qu’à l’hiver 1984, le village des Confins avait déjà l’habitude de passer les grands froids coupé du reste du monde. Le nombre d’habitants, de quelques centaines durant l’année, tombait alors à une petite vingtaine. L’unique route les reliant au bas de la vallée devenant impraticable en cette saison, la majorité de la population descendait vers des cieux plus cléments pour éviter cette réclusion. Les causes de cet isolement étaient en partie liées aux importantes chutes de neige qui parfois bloquaient la route du col. À cela s’ajoutait le tracé périlleux de la départementale 132. Cette combinaison de dangers avait forcé les autorités locales à en fermer l’accès.
Avant cela les accidents mortels se comptaient par dizaines chaque hiver. Ces malheureux conducteurs méritaient bien une sépulture, et les familles ne manquaient pas de réclamer les corps, aussi abîmés soient-ils. Si bien que les communes jalonnant la route dépensaient des fortunes pour récupérer les dépouilles, fracassées entre la tôle des carrosseries et les rochers tranchants qui habitaient le ravin sombre, boisé et très difficile d’accès. De sordides débats avaient lieu pour déterminer dans quelle commune les cascadeurs improvisés avaient terminé leur numéro, et à quelle caisse incomberaient les frais pour récupérer les maladroits. Les cadavres gelés trouvaient une seconde vie sous la forme de patates chaudes que l’on ne cessait de se renvoyer pour préserver les bourses.
Désincarcérer les corps n’était pas une mince affaire. En résultait un boulot monstre pour les pompiers et les gendarmes. On envoyait souvent les jeunes recrues remplir ces missions et, arrivés sur les lieux du drame, leurs vomissements allaient rejoindre le torrent en crue. Des heures entières, les plus endurcis analysaient d’inédites anatomies, produits de la réunion brutale des chromes et de la chair. Les radiateurs et les cylindres s’invitaient au tableau des organes vitaux. Le voile des pare-brise fracassés s’imprimait sur les crânes de mariées morts-vivantes. Les balais d’essuie-glaces formaient de nouveaux attributs en transperçant les omoplates, et s’ouvraient dans le dos des victimes comme des ailes. L’accès aux dépouilles était en soi un défi logistique. Les blessés n’étaient pas rares, et dans les villages alentour on s’indignait de telles expéditions. Bien des fois on avait frôlé la catastrophe. Et une fois que les corps – ou ce qu’il en restait – étaient enfin dégagés, une opération encore plus complexe et coûteuse suivait : extraire les épaves du paysage. On risquait la vie d’hommes bien vivants pour rapatrier des morts et des carcasses d’automobiles.
La raison de la nécessité de telles expéditions était simple : c’était le statut conféré à la vallée du Miroir. Classée parc naturel national depuis peu, elle imposait ce nettoyage aux localités environnantes, sous peine de voir leurs subventions remises en question au premier survol en hélicoptère d’élus zélés. Aussi le nombre d’accidents – qui pouvait atteindre la vingtaine certains hivers – menaçait de transformer la vallée en un décor postapocalyptique, un parcours terrifiant pour les nombreux randonneurs qui remontaient jusqu’aux Confins du printemps à l’automne. Les prospectus touristiques parlaient de promenades paradisiaques et non de cimetière à ciel ouvert. Il fallait bien ramasser tout ça, quoi qu’il en coûte.
Du fond de la vallée montaient alors des grues gigantesques. Les manœuvres se poursuivaient souvent tard dans la nuit et nécessitaient l’acheminement de projecteurs surpuissants. La montagne se métamorphosait en plateau de film catastrophe. Les yeux des ouvriers brillaient d’une terreur d’enfant devant la monstruosité des massifs. Les faisceaux de lumière tranchaient net dans la nuit noire pour supposer, par-delà le visible, le développement d’infinis reliefs menaçant de s’écrouler pour engloutir le monde. Le vent faisait plier le métal des grues et produisait des rugissements de bêtes sauvages. Les épaves étaient extirpées de leur sanctuaire au prix d’une logistique indécente. Certains chauffards avaient enfin le chic de mourir sans famille, sans personne pour assumer les frais de leurs enterrements. Ceux-là, c’était les pires.
Dans les années soixante-dix on se réunit entre conseils municipaux. On observa la courbe des accidents. On fit les comptes. Et il apparut bien sage de fermer périodiquement l’accès de la route des Confins. Malgré quelques faibles résistances de la part des maires des quelques communes bannies, les chiffres firent office de juge de paix. La région arbitra et ce fut fait. La D132 serait désormais fermée du 1er novembre au 1er avril.

Il faut maintenant rappeler que le village des Confins n’a pas toujours été ce coin reclus décrit plus haut. Car auparavant, dans les années soixante, on avait rêvé d’y ériger une station de sports d’hiver, sous l’impulsion d’un entrepreneur astucieux qui avait deviné en ces lieux un attrait touristique indiscutable. À l’aube du tourisme de masse, Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, avait plusieurs décennies d’avance sur les comportements du marché et rêvait déjà de structures à taille humaine et tournées vers la nature.
Pierre a une petite quarantaine d’années à l’époque où le gouvernement français lance le « plan neige », un grand programme d’aménagement du territoire alpin pour en tirer le maximum de profit. Un profit roi au mépris de bien des gens, des terres ou des bêtes. Et partout le béton coule sur les deux Savoie. On remodèle les massifs à la dynamite pour y loger de grands ensembles. Les investissements sont colossaux, l’empressement avide, les premiers résultats aussi terrifiants que prometteurs. Pierre Roussin pense à contre-courant. Et en cela il voit plus petit mais plus loin. Il voit plus beau aussi.
Notre homme était architecte de formation, et disons-le, doué d’une âme d’artiste plus ou moins inexprimée. En vérité, il ne s’était jamais imaginé devenir promoteur touristique. D’ailleurs, les raisons qui le poussèrent en ce sens, et plus précisément sur le site des Confins, furent tout à fait fortuites… Il sera temps d’en reparler plus tard.
Au fil de sa carrière, Pierre Roussin ne s’était pas particulièrement distingué par son audace, qu’elle soit artistique ou financière. Il avait surtout réalisé d’inoffensives commandes publiques, des petites écoles, des ensembles administratifs, quelques unités de logements sans caractère. Mais avec ce projet aux Confins, sa vie comme sa carrière prenaient un tour inattendu. Il imaginait pouvoir attirer une clientèle friande de prestations haut de gamme, à la recherche de la douceur d’un environnement préservé, sans oublier tout le confort moderne. Le grand boom du tourisme de masse l’avait inspiré et l’avait convaincu qu’il se trouvait au bon endroit et au bon moment. Aussi son intuition avait établi avec plusieurs années d’avance l’un des mantras de la demande touristique moderne : les grands espaces sauvages, mais sans risque. Après une brève étude de ce secteur florissant et des standards qu’il entreprenait d’imposer, Pierre ambitionnait de créer une alternative, si ce n’est un concurrent sérieux, à la Suisse et ses stations dotées d’hôtels de luxe et de sanatoriums. Autant de lieux remarquables où les infrastructures s’intégraient brillamment au sein d’une nature protégée.
Pierre ne croyait pas aux grands projets qui voyaient le jour en France, de La Plagne aux Arcs, en passant par le stupéfiant site de SuperDévoluy. Autant d’inepties qui reprenaient à leur compte la rationalisation des espaces et le fonctionnalisme en vogue. Pierre Roussin en était convaincu : l’élévation des structures, l’optimisation extrême des espaces de vie commune, la réalisation de dalles commerçantes en paliers successifs, les rampes interminables pour les relier entre elles, tout cela représentait un futur condamné d’avance. Les prophètes de ces cités nouvelles, autour du Corbusier, n’étaient aux yeux de l’architecte que des salauds. L’intelligentsia et le pouvoir central en faisaient de grands hommes capables de tracer le futur sur leurs tables à dessin. (Qu’on porte aux nues des salauds, Pierre en avait l’habitude. Les haut gradés lâches et incompétents qui en 1940 avaient conduit à sa capture, et à sa longue captivité, s’en étaient tous sortis avec autant de médailles que le protocole l’autorisait.)
En consultant les plans prospectifs des projets engagés un peu partout dans les Alpes, Pierre était horrifié par ces barres d’immeubles haut perchées semblables aux grands ensembles que l’URSS continuait de semer sur la moitié du continent européen. L’architecte était-il le seul à savoir lire ces plans entre les lignes ? Il en devinait déjà les ruines abandonnées, persuadé que personne ou presque ne souscrirait à cette transformation des montagnes en supermarchés à ciel ouvert…
Mais les temps modernes étaient tout sauf raisonnables, et les démarrages donnèrent tort à Pierre. Des milliers de studios construits face au vent et aux avalanches trouvaient preneurs avant même d’exister. De Clermont-Ferrand à Lyon. De Boulogne-Billancourt à Aix-les-Bains. De Viroflay à Vénissieux, les bureaux de vente sur plan rencontraient un succès fou. Bientôt, des kilomètres de moquette bariolée seraient foulés par des chaussures douloureuses et se rempliraient de l’humidité des pantalons fluo et des vestes rouges matelassées. Tout ça était inéluctable. L’utopie des sports d’hiver pour tous s’imposait.
Rien n’arrêterait les classes moyennes dans la course au standing. Pierre aurait dû comprendre que tout Français se voyait, par l’acquisition de ces appartements, accéder à de plus hautes sphères, peu importaient la laideur ou l’absurdité de l’offre. Par exemple, non loin des Confins en remontant la vallée du Miroir, le vieux village des Mignes situé à 1 860 mètres d’altitude était déjà sous les eaux. La silhouette de la station nouvelle couvrait de son ombre le lac artificiel. La commune s’appelait désormais Les Grands Mignes. En achetant ces appartements on réalisait un investissement prometteur, on offrait à ses enfants et à ses petits-enfants le luxe des sports d’hiver. Et on pouvait louer à plus pauvre que soi. Ainsi on devenait membre d’un club chic et futuriste. D’Argenteuil jusqu’à Avoriaz, l’avenir se dessinait à coups d’esplanades pleines de courants d’air et de parkings. Tout serait bientôt conçu pour la claudication sécurisée de familles trébuchantes en chaussures de ski, les bras chargés de provisions.
Certains soirs, en cherchant le sommeil, Pierre Roussin méditait sur ces villes aussi artificielles que démesurées qu’on érigeait sur les massifs. Il imaginait alors les archéologues des millénaires à venir, ou quelque puissance extraterrestre, venant à découvrir ces logements de masse qui tutoyaient des sommets de laideur et d’insanité. L’architecte s’amusait à anticiper le mystère que constitueraient ces dortoirs exposés aux pires températures, dressés face aux tempêtes et aux glaciers. Ces observateurs du futur ne pourraient conclure qu’à l’hypothèse de bagnes alpins. Les vestiges des remontées mécaniques évoqueraient un camp de travail, où chaque tracé de pylônes aurait été vraisemblablement un moyen d’acheminer des hommes, des outils, ou quelque minerai barbare extrait des crêtes abruptes. Non, vraiment, tout était allé trop vite depuis la guerre… Alors Pierre Roussin espérait qu’un jour ou l’autre, tous les responsables auraient à répondre de leurs actes. Il fallait bien des conséquences à tant d’inconséquence.
Architectes, urbanistes, ingénieurs, promoteurs immobiliers, élus du département ou des régions… Ils seraient tous poursuivis pour association de malfaiteurs, escroquerie en bande organisée. Et à bien y penser c’était plus grave encore. Oui, ils seraient tous jugés pour crimes contre l’humanité. C’était bien de cela qu’il s’agissait. Frappées par une prise de conscience brutale, les générations à venir se mettraient en quête des monstres responsables d’avoir noyé la France, ses côtes et ses montagnes, sous des hectolitres de ciment. Un jour on traquerait au bout du monde le moindre carreleur, les plombiers et les couvreurs, les poseurs de moquette et les chauffagistes pour les faire comparaître comme autant de complices. Cette sensation d’un immense gâchis tourmentait sérieusement l’architecte. Et quand il parvenait enfin à s’endormir, il rêvait de mieux pour la suite.
En 1964 donc, Pierre Roussin s’installa aux Confins avec d’ambitieux projets. Il allait devenir le fondateur de la SHVC – la Société de la Haute Vallée des Confins –, destinée à réaliser les aménagements nécessaires à l’érection d’une station de tourisme élégante, dans le respect de son environnement premier. La SHVC aurait également pour objet la promotion et la gestion hôtelière d’établissements dont elle serait copropriétaire, alliée à des entreprises de construction prêtes à investir contre une part significative des revenus à venir. Les défis étaient nombreux, le projet a priori surréaliste. Mais sa vision et son énergie en viendraient à bout, croyait-il. Ce serait l’œuvre de sa vie.
Il ne pouvait s’imaginer tout perdre en ces lieux.

Première partie
Hiver 1984
Aux Confins, on se préparait à l’arrivée de l’hiver 1984 selon le rituel établi depuis qu’on avait décidé de fermer la route du col. La grande majorité de la population – ou ce qu’il en restait – se livrait aux préparatifs pour quitter le village. On fermait les maisons, on coupait les compteurs et on purgeait les réseaux d’eau pour éviter de voir les canalisations exploser sous l’effet du gel. On se félicitait de ne pas être assez fou pour rester. Certains habitants des Confins avaient bien essayé, une année, ou deux consécutives, de rester à demeure et de passer l’hiver près des sommets. Or il était évident que l’appel de la civilisation était plus fort.
Inspirées par une mode alors grandissante, il y eut bien sûr quelques expériences de communautés New Age. Et l’hiver venu, l’isolement menait les apprentis ermites, pour certains à la dépression, pour d’autres à l’angoisse du vide, et pour la majorité d’entre eux à l’alcoolisme – quand ce ne furent pas des conflits internes qui menacèrent l’équilibre des groupes… L’idéal hippie faisait long feu aux Confins. Une des premières troupes à tenter le coup était unie par un modèle fondé sur l’autarcie. Ils s’installèrent au printemps et se mirent au travail. À la mi-décembre à peine, ils se retrouvèrent sans ressource, faute de savoir-faire et de préparations. Les malheureux durent dépenser le peu d’argent qu’il leur restait chez l’épicier du village. Le commerçant, un certain M. Creneguy, une fois la route fermée, pratiquait comme il se doit des tarifs excessifs. Cette nouvelle clientèle les fit littéralement exploser. Les dernières semaines avant le printemps, chez Creneguy les conserves se négocièrent à prix d’or. La communauté atteignit par miracle le mois d’avril, la peau sur les os, et criblée de dettes qu’ils mirent ensuite un temps fou à rembourser. (Vers la fin, l’épicier prévoyait même des documents de reconnaissances préremplis. Quelques pointillés accueillaient d’insolentes sommes et en bas de page, la signature des redevables.)
Plus récemment une bande d’originaux vaguement anarchistes avait loué une des plus grandes maisons du village. Le programme était simple : amour et renoncement à la propriété privée. Ils découvrirent assez vite qu’entre le partage imposé des biens et celui des personnes, il n’y avait qu’un pas que seuls les plus téméraires s’autorisaient à franchir. Au terme d’un premier hiver nourri de tensions – on entendit de nombreuses querelles, voire des bagarres, éclater dans le grand chalet –, chacun repartit avec la femme de l’autre, brouillés à vie entre eux et avec tous leurs idéaux. Aux Confins personne ne montait plus pour rigoler.
Quant aux villageois, quand enfin le soleil réapparaissait, ils s’étaient dit, dans les fermes comme les chalets de maître, bien des choses qu’ils regrettaient. Les cris et les coups avaient meublé l’ennui. Le printemps éclairait des blessures parfois intérieures, parfois bien réelles. Une fois libérés, on se prenait dans les bras pour se consoler d’avoir traversé une telle épreuve. On prenait sa voiture – si elle démarrait – et on fonçait dans la vallée dévorer les quotidiens et parler au premier venu. Au printemps, il n’était pas rare de voir descendre des Confins ces hommes et femmes au regard avide d’humanité, engageant la conversation avec quiconque croisait leur chemin.
En 1984 donc, il restait là-haut une grosse vingtaine d’irréductibles. Et il fallait bien qu’ils tiennent tout l’hiver. Aussi, le dernier jour avant la fermeture de la route du col, une petite fièvre logistique agitait le parking et les entrepôts de la sortie de Bourg-le-Beauregard. On voyait redescendre les camions de fuel, qui croisaient ceux remplis de conserves. Le transporteur des produits pharmaceutiques attendait les colis d’antibiotiques et les bandes Velpeau avant de prendre son départ. Les stères s’empilaient dangereusement sous le regard soucieux du négociant en bois, inquiet d’avoir à affréter deux véhicules au lieu d’un pour acheminer tout ce bois de chauffage. Les clients des Confins ne représentaient pas de volumes intéressants, mais on ne pouvait tout de même pas les laisser crever.
Dans ce tableau viril et bruyant fait de routiers impatients, de manœuvres des caristes et de contremaîtres hurlant leurs ordres, deux individus chétifs faisaient tache. Bien sûr, personne ne les remarquait. Ils n’étaient pas accoutrés pour l’occasion et, pour qui les aurait observés, le duo portait sa nature citadine comme un écriteau accroché au cou. Ils avaient l’air d’un couple. Ça, on pouvait le deviner à la manière dont elle le regardait. Et à la manière dont elle le suivait, on pouvait supposer qu’elle n’avait jamais mis les pieds ici. Quant à lui, il trouvait presque aisément son chemin dans cette zone hostile aux piétons. Le jeune homme se prénommait Bruno, et nous pourrions le présenter comme le héros de cette histoire. Simplement, ce serait assez malhonnête. Car des qualités qu’on prête habituellement à un héros, Bruno n’en possédait pour ainsi dire aucune. Des événements à venir lors de cet hiver 1984, il allait être plus prosaïquement le responsable. Ou après tout, la victime… Mais il est sûrement trop tôt pour en juger, et chacun pourra se faire une idée au terme de ce récit. Car pour la première fois, chacun saura ce qui s’est vraiment déroulé là-haut. Aux Confins.
C’est d’ailleurs les horaires du car assurant la liaison vers ces lieux reculés que Bruno consultait maintenant. Sa compagne, Corinne, une fine brune, menue, du même âge que lui, était déjà ratatinée par le voyage. Son regard écarquillé se heurtait au manque de charme, à la brutalité de tout ce qui l’entourait. On la sentait pleine de doute, voire d’un effroi dissimulé avec peine. Le doigt de Bruno glissa le long des lignes bicolores des horaires d’autocar, pour s’arrêter sur le dernier départ pour Les Confins, qui aurait lieu d’ici une heure. L’autocar, une épave, gisait là. Et son chauffeur ne devait pas être loin. Avec un peu de chance, peut-être serait-il en avance. Il fallait mieux l’attendre ici. Le couple posa ses valises et Bruno prit Corinne dans ses bras pour la protéger du vent cinglant. En vérité, c’est Corinne qui s’était réfugiée contre le corps de Bruno. Depuis le temps qu’elle le connaissait, elle avait appris que le jeune homme n’était pas du genre à opérer de tels rapprochements en public. Entre eux naquit un silence, ce genre de silence que Corinne s’était résolue à ne plus essayer de briser. Comme Bruno était écrivain, elle s’imaginait que ces plages blanches étaient celles où son esprit travaillait à former les images dont il avait le secret…

Invariablement, ce jour si particulier affectait Lucien. Quelques instants plus tôt, au volant de l’autocar municipal assurant la liaison Bourg -Les Confins, il avait fait son entrée sur le parking de la gare routière et s’était rangé sur son emplacement. C’était le dernier aller-retour de la saison. De son car étaient descendus les derniers rescapés du hameau avant la fermeture de la route. Il ne fallait pas le manquer, ce car. Ces jeunes gens filaient vers d’autres autocars ou s’engouffraient dans des voitures surchargées qui démarraient aussitôt. Dans cette précipitation, on ressentait le soulagement d’échapper à une catastrophe. Sans se retourner ils disparaissaient pour tout l’hiver. Ils quittaient la haute vallée pour d’autres sites plus prospères, pour faire la saison dans les grosses stations alentour. Tenir la caisse. Faire des crêpes. Louer des skis. Puis faire la tournée des bars en espérant coucher avec leurs collègues. Ce genre de choses.
Lucien avait quitté son poste de conduite et s’était faufilé dans les dédales d’autocars et de semi-remorques. Il était à présent installé au bar-restaurant Le Relais, qui offrait une vue panoramique sur l’aire de chargement et de déchargement des marchandises. Accoudé à l’une des tables hautes face à la vitrine, il observait le ballet des transporteurs. Une série de mouvements qu’il connaissait par cœur et qu’il orchestrait en silence. En maître d’œuvre invisible il suivait les opérations comme si tout se déroulait de son fait. Il n’en était rien. Lucien était un être simple qui se racontait pas mal d’histoires.
Dieu qu’elle était petite, cette bière. Plus Lucien vieillissait, plus les verres lui semblaient minuscules. Il culpabilisa mollement à l’idée d’en prendre un deuxième. Il avait de la route, mais il la connaissait par cœur. Chaque virage jusqu’aux Confins. Il aurait pu tous les enquiller les yeux fermés. En tout cas, il l’avait déjà fait de nombreuses fois en voyant double. Pour y remédier il avait sa technique. Il suffisait de fermer un œil et tout rentrait dans l’ordre. Lucien se trouvait plutôt génial d’avoir inventé ce genre d’astuce. Tous ces voyages scolaires réalisés absolument ivre, ces innombrables allers-retours assurés depuis quinze ans, ses pneus frôlant les ravins et les enfants qui chantaient derrière lui ces chansons de colonies. À ses yeux, rien de grave. Le plus important restait que personne ne s’en rende compte. Il pensait être passé maître dans l’art de la dissimulation. Il avait ses trucs à lui. Marcher droit. Fixer un repère et se taire autant que possible… Et déjà il relevait le doigt en direction de la serveuse. Ce deuxième demi lui rafraîchit la moustache. Et ce coup-ci c’était une pinte. Un malentendu auquel il ne pouvait rien.
Et si je ne remontais pas cette fois-ci ? Juste pour essayer ? Lucien caressait cette idée tous les 1er novembre depuis la fermeture de la route des Confins. Or cette idée le terrorisait plus que tout. Le courage lui manquait. Au-delà de cette gare routière il ne connaissait plus personne. Où aurait-il trouvé du travail par-delà Bourg ? Seul le maire des Confins avait l’indulgence de lui en donner. Ce maire qui ne pouvait pas ne pas savoir quel genre d’oiseau Lucien était, mais qui faisait comme si. Que serait-il devenu, ce pauvre Lucien, privé de ses hautes missions ? Là-haut il était une institution. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait.
Comme aujourd’hui, de hautes missions, il s’en assignait volontiers. Il se considérait comme le régisseur de l’ultime ravitaillement. Et si le bois venait à manquer ? Et si les produits d’épicerie n’arrivaient pas à bon port ? Quand il avait un coup dans le nez, Lucien devenait le gardien des Confins. Il avait les clefs du village. Et lors de lourdes siestes il rêvait de médailles pour services rendus. Il rêvait de trompettes, de drapeaux et de discours. Une statue. Un bal en son honneur… Pourquoi pas ! L’homme à tout faire se faisait tant d’idées.
Ainsi, chaque année, il remontait au plus vite au village pour assister à l’arrivée de tous les transporteurs, au déchargement des marchandises. Lucien faisait un inventaire complet dont personne ne lui demandait de rendre compte. Il devenait un bon père. Un berger. Le saint patron des Confins.
Après cette troisième pinte, promis, il allait reprendre la route et faire comme à son habitude. Après tout il faisait ce dernier voyage à vide. Il ne mettait en danger personne. Qui à part lui serait assez fou pour prendre ce dernier aller sans retour vers Les Confins ? Allez, quoi, il avait bien droit à une quatrième bière, ou était-ce la cinquième ? Juste une petite. Pour la route. Lucien l’avala d’un trait et se jeta sur le parking. C’était l’heure.

Plantée au pied du car assurant la liaison de Bourg – Les Confins, Corinne tirait une drôle de tête. Et Bruno, qui revenait des petits coins, reconnut son expression. Il savait qu’elle n’était pas simplement le fait de l’impatience de Corinne. En s’approchant d’elle il ne put s’empêcher de sourire, ce qui était rare, croyez-moi. Le tableau était en effet assez réussi. Sur ce grand parking, sous cette lumière blafarde, seule au pied de cet autocar vide, entourée de toutes ces valises qu’elle ne pourrait jamais porter seule, Corinne ressemblait bien à une femme abandonnée par tous et perdue au bout du monde.
En réalité Corinne s’en voulait personnellement, et ce depuis qu’il avait pris la décision de passer l’hiver aux Confins. On n’avait pas idée de trouver un nom aussi glauque pour un bled isolé, se disait-elle. Mais elle n’avait pu s’empêcher de le suivre. Elle en avait perdu, des hommes, et avant de rencontrer Bruno, elle en était venue à convenir qu’elle n’était bonne qu’à ça. Si Bruno était parti seul pour l’hiver, le peu qu’elle avait réussi à construire se serait effondré. Leur semblant de couple aurait été littéralement recouvert par les neiges, et les beaux jours revenus, ils n’en auraient pas retrouvé la trace. Et maintenant qu’elle était ici elle avait peur, tout simplement.
Bruno devait bien admettre que cette étape du voyage n’avait rien de très excitant. La sortie de Bourg, c’était moche et ça puait le gasoil. Mais une fois là-haut elle comprendrait. Les photos c’était une chose mais cela n’avait rien à voir avec la réalité. Les Confins c’était le plus bel endroit du monde, lui avait-il expliqué. Les plages de sable fin l’emmerdaient, les déserts encore plus, il trouvait les grandes villes bruyantes. La montagne hostile et immaculée le plongeait dans un état second. Depuis trop longtemps la nécessité l’avait éloigné de ses terres. Car aux Confins, là où se trouvait son vieux chalet de famille, il n’y avait plus rien à se mettre sous la dent. Et il lui avait bien fallu gagner sa vie en ville. Mais ça, c’était terminé…
Au départ Bruno était peintre, mais pas de ceux qui fuient leurs toiles. C’était un bosseur, un individu déterminé. Cependant il n’était jamais parvenu à vivre de ce travail. Et ce n’était pas faute de produire. L’exposition qui avait failli le faire remarquer présentait une série de toiles s’inspirant justement des montagnes dans lesquelles il avait grandi. Sur de vastes formats carrés, il avait brossé des paysages de haute montagne en hiver. Son talent avait su capter les variations infinies des cieux sur la surface du manteau neigeux. En réalité la neige n’était jamais blanche, il n’y avait que les abrutis pour le croire, aimait-il à rappeler. La neige se nourrit de tout ce qui l’entoure, et dans les toiles de Bruno les orages menaçaient sans jamais exploser. Naturellement il adorait Friedrich. Cependant, au contraire de l’Allemand qui parfois situait un personnage, le plus souvent de dos, aux prises avec une contemplation sans fin, les toiles de Bruno étaient sans vie aucune. Seule la montagne régnait, masquant les traces d’une civilisation disparue.
Sur ces images – il en avait réalisé trente-quatre exactement –, les hauts sommets envahissaient tout l’espace de la toile. Les vallées habitées n’existaient plus. Et dans ces contrées lunaires où plus aucun sapin ne pousse, le spectateur devinait les ruines désolées d’immenses complexes touristiques. L’achat des toiles et de la peinture (sans compter le temps passé, seul) lui avait coûté bien davantage qu’elles ne lui avaient rapporté. Et aujourd’hui les toiles croupissaient quelque part dans la réserve d’un galeriste installé sur Aix-les-Bains… C’est-à-dire à côté. Loin du centre. Un temps Bruno avait tourné le dos à tout ça. Il avait survécu en tant que barman et s’était mis à écrire car ça coûtait moins cher et prenait moins de place.
C’est presque par hasard qu’il trouva aussitôt un éditeur pour cet étrange recueil de nouvelles dont Bruno lui-même ne pensait pas grand-chose. Et une fois l’à-valoir signé, il fallut le réécrire, le découper, le torturer, ce texte auquel le peintre se sentait déjà parfaitement étranger. Et une fois publié – mystères insondables du succès populaire –, le livre s’était vendu au-delà de tout ce qu’aurait pu espérer l’éditeur. C’était tout bonnement improbable. Alors Bruno dut parler de ce livre. Il se rendit dans les studios de radio et rencontra des critiques dans des cafés. Il fut envoyé dans une émission de télé dont il sortit à peu près indemne. Bruno n’avait pas lu grand-chose et les questions sur ses influences le mettaient dans l’embarras. Sa tournée des médias s’acheva aussi vite qu’elle avait commencé, une fois sa réputation faite dans ces milieux, celle d’un autiste indécrottable.
Bruno apprit ensuite qu’il avait remporté le Goncourt de la nouvelle. Il avait maintenant constamment mal au ventre. Les ventes reprirent de plus belle et la Gaumont lui acheta les droits d’adaptation non pas d’un, mais de trois segments du recueil. Il avait finalement gagné pas mal d’argent… Mais c’était sans compter sur la marche incompréhensible du succès. De la même manière que les banques ne prêtent qu’aux riches, on se battait dans tout Paris pour obtenir l’exclusivité de son prochain livre. Les nouvelles, c’était bien. Mais le public voulait un roman. Il ne put refuser la somme que lui proposa son éditeur.

À propos de l’auteur
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Eliott de Gastines © Photo Emma Birski

Eliott de Gastines est né en 1984. Il est réalisateur de publicités. Les Confins est son premier roman. (Source: Éditions Flammarion)

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La nuit de la tarentelle

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  RL_2023

En deux mots
Après une nouvelle chute, Raffaella est conduite en maison de retraite. Elle confie alors à sa petite fille Elisa son trésor enfoui sous un olivier et son histoire. Elle l’encourage aussi à quitter les Pouilles pour vivre sa passion, le chant lyrique.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Avec Verdi comme ange gardien

C’est dans une oliveraie des Pouilles que Christiana Moreau situe son nouveau roman. On y suit en parallèle l’histoire de deux femmes passionnées de musique, Raffaella et sa petite-fille Elisa.

Connue depuis des siècles pour son huile d’olive, la région des Pouilles lutte depuis des années contre un fléau qui détruit les oliviers. C’est dans ce contexte difficile que Raffaella, la doyenne de la famille, est victime d’une nouvelle chute qui la fragilise et pousse son fils à la placer en maison de retraite. Où elle dépérit. Seule les visites de sa petite-fille Elisa lui apportent un peu de baume au cœur.
Elles partagent toutes deux une même passion pour le chant lyrique et notamment pour Verdi. Si Raffaella encourage Elisa à vivre sa passion, c’est aussi parce qu’elle-même a dû se résoudre à rester dans les Pouilles pour seconder le mari que sa famille avait choisi pour elle dans le but d’agrandir le domaine et à renoncer à Angelo, qui rêve d’être ténor, et auquel elle sera contrainte de renoncer. Elle va confier à sa petite-fille l’emplacement de son trésor, enfoui au pied d’un olivier, pour qu’elle puisse partir se former à Milan.
On va dès lors suivre en parallèle l’histoire de Raffaella en 1955, puis en 1968, et celle d’Elisa en 2017. Une construction astucieuse, qui permet chapitre après chapitre, de comparer les deux destinées. Après-guerre, au pied de la botte, le patriarcat reste la norme et n’offre guère aux femmes qu’un tout petit espace de liberté, la tarentelle. C’est aussi cette danse traditionnelle qui va rapprocher les deux femmes. C’est là que Raffaella va rencontrer l’amour de sa vie et c’est là qu’Elisa va trouver la force de s’émanciper.
Dans ce beau roman de transmission symbolisé par un pendentif de Giuseppe Verdi offert à Raffaella puis à Elisa et accompagné d’un lourd secret de famille, Christiana Moreau fait montre des mêmes qualités narratives que dans ses premiers romans, La sonate oubliée et Cachemire rouge (disponibles au Livre de poche). Sa sensibilité d’artiste et le lien très fort qui l’unit à l’Italie forment un terreau fertile à cette histoire de patriarches qui se heurtent aux velléités d’émancipation des femmes.
On suit avec beaucoup d’intérêt leur combat, qui est aussi parsemé de doutes, jusqu’au dénouement. Une ultime occasion de retrouver les deux héroïnes de cette émouvante saga qui allie féminisme et musique, émotion et secrets de famille.

La nuit de la tarentelle
Christiana Moreau
Éditions Presses de la Cité
Roman
272 p., 21 €
EAN 9782258204140
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé en Italie, principalement dans les Pouilles. On y évoque aussi Milan.

Quand?
L’action se déroule de 1955 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans le Salento, à la pointe des Pouilles, une terrible maladie ravage les oliviers, obligeant le père d’Elisa à abattre plus d’un millier d’arbres centenaires du domaine familial. Autant dire qu’il a d’autres préoccupations que d’autoriser la jeune fille à réaliser son rêve : partir étudier le chant à l’institut de musique classique de Milan. Seule sa grand-mère Raffaella, consciente de son don, la soutient. En cachette, elle lui offre son médaillon porte-bonheur à l’effigie de Verdi et lui confie le secret qu’elle tait à tous depuis plus de soixante ans, lorsque la vie était encore plus rude pour les filles d’après-guerre. Ce temps où danser la pizzica, une folle tarentelle issue du fond des âges, était le seul exutoire à l’oppression que leur imposait le joug de leurs pères, maris et frères…
Forte du secret de Raffaella, Elisa parviendra-t-elle à s’émanciper des traditions millénaires de ce pays brûlant de soleil menacé par l’avidité des hommes ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le mag du ciné (Jonathan Fanara)

Les premières pages du livre
« Attente.
Ici, dans le noir, je ne fais qu’attendre.
La lumière m’aveugle, mais je dois l’affronter, parfois.
Comme Pénélope, en attendant, je tisse une toile nouvelle. L’ancienne est trop déchirée.

Celle-ci, je la ferai plus solide, il faut qu’elle me porte bien, qu’elle soit invisible et mortelle. Je ne sais pas ce qu’est la patience, mais on dit que je suis silencieuse et patiente. La patience fait partie de mon caractère, j’observe avec détachement ce qui m’entoure, mais je fais attention à chaque geste : la plus petite vibration de l’air peut m’apporter quelque chose de nouveau.
Aujourd’hui, j’ai frappé. Ils étaient nombreux à danser et chanter, mais elle, elle reposait tranquille, dans l’herbe fraîche, sous un olivier, à l’ombre, dans le chaud commencement d’un après-midi d’été.
Lentement j’ai caressé sa joue, j’ai humé le parfum de ses cheveux, effleurant ses oreilles, touchant son épaule. Là, je me suis arrêtée, en reniflant l’air chaud et, plus par jeu que par désir, j’ai embrassé sa peau.
Elle a bougé tout de suite et les autres, en courant, l’ont encerclée chantant et jouant, d’abord tout bas, puis de plus en plus fort.
Elle dansait, dansait et dansait encore.
Je sais bien que pour chercher un antidote à mon baiser ils doivent « jouer », ils doivent « danser », ils doivent « chanter ». Ce sont toutes des invocations à mon pouvoir. Je sais que je leur fais peur et qu’ils vont continuer, si nécessaire, des jours et des nuits entières.
Mais ces sons me dérangeaient, je me suis éloignée, je ne voulais pas qu’ils me voient.
Je me suis éclipsée, silencieuse et agacée, vers d’autres proies.
Marco BEASLEY
Traduction Maria Laura Broso-Bardinet
Extrait de La Tarantella: Antidotum Tarantulae
L’Arpeggiata, Christina Pluhar, Lucilla Galeazzi, Marco Beasley

Prologue
Je me suis allongée sur le lit et me suis assoupie. Je suis si fatiguée. Je voulais juste fermer les paupières quelques minutes.
Une aide-soignante entre dans ma chambre. Je n’ai pas entendu frapper, l’a-t-elle fait ?
Étendue sur la couverture en coton gris, l’esprit embué, les yeux hagards, je la vois poser un plateau-repas sur la table en formica.
L’espace d’un instant, je ne comprends pas.
Où suis-je ?
Je perçois le claquement pressé des galoches sur le carrelage.
Je parcours la pièce du regard à la recherche d’objets familiers. Les murs sont nus.
— Vous dormiez déjà, madame De Marzo ? Il faut d’abord manger. Je reviendrai plus tard vous apporter votre somnifère.
Je tourne mon visage ridé vers la cloison. Je n’ai pas faim. Je songe à ma vie.
L’araignée m’a quittée depuis une éternité. Il y bien longtemps qu’elle a relâché son emprise.
Je me sens vide.
Ce que je veux, c’est retourner dans ma maison qui domine la mer au milieu des oliviers et respirer le parfum salé au soleil couchant.

1
2017
Un soleil voilé se dilue dans le ciel plombé et la moiteur de l’air colle les vêtements à la peau. C’est sûr, la journée ne se terminera pas sans déluge. À la campagne, on sait que l’orage approche à la façon dont les oiseaux interrompent brusquement leurs chants. Ils se taisent, apeurés, et guettent ce qui va se passer. Tout devient silencieux, les animaux le sentent.
De la terrasse chauffée à blanc, Elisa observe son père réfugié à l’ombre de l’olivier millénaire. Appuyé contre l’écorce crevassée, il est soucieux. Son regard se porte au loin sur le sol de poussière ocre planté d’arbres qui supplient le ciel de leurs branches étendues comme de vieux crucifix. À gauche et sur plusieurs rangées, il ne reste que des squelettes ; la bactérie Xylella fastidiosa a sucé leur sève jusqu’à les dessécher. Est-ce que ce microbe véhiculé par les insectes piqueurs va se propager aux allées de droite encore saines ? Quel funeste destin sera celui des oliviers qui représentent l’emblème du Salento, sa richesse, sa pérennité depuis qu’Athéna en fit le symbole de la sagesse et de la paix ?
Elisa a d’autres préoccupations. On est déjà au cœur de l’été et il faudra prendre des dispositions avant l’automne ; il n’y a plus de temps à perdre. Elle doit parler à son père coûte que coûte, elle ne peut plus différer. Toute la semaine elle a oscillé entre la nécessité d’exposer son projet et la tentation de baisser les bras. Elle a mal dormi, essayant de maîtriser ses angoisses dans la nuit. Elle ne peut pas compter sur le soutien de sa mère, une femme docile et effacée qui n’a jamais osé s’opposer à son mari.
Elisa inspire une grande bouffée d’air et descend les marches du perron.
— Papa…
Vito se retourne, étonné de découvrir sa fille à ses côtés. L’esprit préoccupé, il ne l’a pas entendue arriver.
— Papa, mon professeur du conservatoire de Lecce me conseille d’aller étudier le chant à l’institut de musique classique de Milan. Les élèves qui réussissent l’examen final du cours pré-académique avec une note minimale de 8,5 sur 10 y sont acceptés… et moi j’ai obtenu un 9 ! Il dit que j’ai du talent et que je dois tenter ma chance… Je voudrais m’inscrire…
Elle se surprend à trembler. Vito n’a pas cillé, il fixe les rangées d’arbres malades. Le temps s’étire dans le silence et Elisa souhaite plus que tout que son père le rompe. Au bout d’un long moment, il prononce des mots chargés de reproches:
— L’enseignement à Lecce n’est plus assez bon pour toi ? Tu voulais pourtant y aller à tout prix. Ton professeur est venu jusqu’ici, faire le siège de notre masseria1. Il a sorti ses plus beaux arguments pour me convaincre. J’ai accepté, et aujourd’hui ce n’est pas encore assez ? Tu désires vivre dans le Nord ? Mademoiselle a peut-être honte de ses origines de culs-terreux ? Nous ne sommes plus assez bien pour elle ?

Le flot de paroles tant redouté tourbillonne autour d’Elisa. Elle savait que ça se déroulerait ainsi.
— Mais, papa… je veux être cantatrice, se défend-elle, c’est à Milan que ça se passe. La Scala, tu en as entendu parler ?
Vito darde sur elle un regard noir de colère contenue. Elisa le soutient. En cet instant elle hait son père.
— Et où crois-tu que je trouverai l’argent pour te payer des études de princesse ? Tu es tellement égoïste que ce qui nous arrive te passe par-dessus la tête ! Tu vis dans tes rêves alors que nous allons être anéantis par cette maudite maladie des oliviers !
— Je sais, papa… souffle-t-elle dans un sanglot qu’étouffe tout à coup un assourdissant coup de tonnerre.
Terrifiée, elle voit le ciel se déchirer dans un éclair aveuglant et l’orage se met aussitôt à les bombarder de projectiles gros comme des œufs de pigeon.
— La grêle, fulmine le père, il ne manquait plus que ça !
— Viens, papa ! hurle-t-elle. Tu vas finir foudroyé !
L’avalanche recouvre déjà le sol d’une épaisse couche de grêlons blancs. Si ce n’était la chaleur intense, on se croirait en hiver sous la neige. Martelée de toutes parts, Elisa fuit vers la maison.
Désespéré, Vito ne bouge pas, paralysé sous le déluge tandis que sa fille court se réfugier à l’abri. Elle gravit quatre à quatre l’escalier qui grince sous ses pieds. Les larmes affluent à chacun de ses pas sur les marches cirées. Elle se précipite dans la pénombre de sa chambre, se jette sur son lit, secouée de sanglots. Tout le ciel cingle les vitres, la demeure craque et le vent s’infiltre en gémissements déchirants par les fentes des châssis usés. Quand l’un des battants claque contre le mur, la jeune fille sursaute et bondit pour le caler. Penchée au-dehors dans la force de l’averse drue qui lui fouette le visage, elle s’acharne sur le loquet pour le bloquer avant de retourner s’allonger sur le dos. Elle écoute crépiter la pluie qui a succédé aux grêlons et qui tambourine sur les tuiles roses du toit. Épuisée par les pleurs, bercée par le son des gouttes qui flagellent les fenêtres, elle s’endort sur son rêve avorté.
Son sommeil est mauvais, agité et elle se réveille en sueur dans la chambre suffocante. Elle se sent vidée. La tête lourde, elle a les yeux rouges et les paupières gonflées. Endolorie, elle se lève en grimaçant et ouvre la fenêtre sur le ciel lessivé. Tout est redevenu calme. L’aube point à peine sur la ligne d’horizon. Dans le firmament rosé, ses premières lueurs s’étendent au loin sur la mer qui envoie vers les terres un léger vent frais. Les oliviers sèchent leurs feuilles luisantes dans les premiers rayons du soleil. Des voiles de buée montant du sol sinuent autour des troncs tortueux. Les champs recrachent un halo blanc qui flotte jusque dans les allées encombrées de branches cassées, de rameaux flétris et de petits fruits verts fauchés par le grain violent.
À l’orée de la plantation, l’olivier millénaire a résisté. C’est le préféré de sa nonna Raffaella.
Elle songe à celle que son père a emmenée si vite, sans que personne s’interpose. Mais qui l’aurait pu ? Pas sa mère en tout cas, pas mécontente d’être allégée de ce fardeau. Personne n’a bronché quand Vito a annoncé d’une voix calme qu’il la conduisait dans une maison de repos à Lecce. Raffaella n’a pas compris tout de suite ce que cela signifiait. Elle avait trébuché sur le carrelage, elle avait mal au poignet, il fallait radiographier et peut-être plâtrer. Elle tombait souvent ces derniers temps ; cette chute était celle de trop. Ça ne pouvait plus durer. « Tu verras, la rassurait Vito, tu seras bien soignée, on te donnera quelque chose pour atténuer la douleur, c’est pour ton bien. » Raffaella l’a suivi, silencieuse, les yeux hagards, le corps meurtri. Elle ignorait ce qui se cachait derrière les mots de son fils. Vito l’a poussée dans la voiture comme une enfant. Il s’est persuadé que la maison de retraite était la meilleure des solutions. Ici, tous travaillent dur à l’oliveraie, personne n’a le temps de s’occuper d’une dame de quatre-vingts ans. Là-bas, elle aura la compagnie d’autres personnes de son âge. Les vieux avec les vieux à la séniorerie, les jeunes avec les jeunes au boulot et les enfants avec les enfants à l’école. Il n’y a pas à discuter, c’est mieux ainsi.
Elisa contemple le paysage face à elle. L’ocre rouge de la terre mouillée, qui donne l’impression d’avoir saigné toute la nuit, le vert sombre de la bordure de figuiers, le gris argenté des feuilles d’oliviers et, au loin, le bleu de la mer qui frise sur l’horizon. L’image de sa grand-mère dans sa chambre aux murs aseptisés se superpose à ce tableau éclatant de couleurs, si vivant. Quel sens a tout cela ? Ces existences construites pas à pas avec courage, résignation, puis anéanties par un souffle du destin cruel. Ces espoirs et toutes ces joies qu’on a rêvées, broyés par la fatalité implacable. Sa nonna lui manque. Elle est partout, dans chaque pièce de la maison, dans chaque recoin du jardin. Elle est là qui noue une étole rouge autour de ses épaules et pique dans le nœud soyeux une broche en camée représentant Euterpe, muse de la musique, gravée dans un coquillage rose et blanc, qu’elle a achetée un jour à un marchand ambulant venu de Naples. La tête d’Elisa bourdonne de doux souvenirs, une multitude d’instants fugaces, de rires, de tendresse dans ce monde rude de la campagne. Sa nonna l’adorait, lui racontait des histoires puisées dans ses précieux livres, bien avant qu’elle n’apprenne à lire. Elle était la seule à l’écouter chanter, à apprécier sa voix, à l’encourager. Elisa était sa joie et sa fierté. Elle pouvait l’entendre exécuter ses exercices de vocalises pendant des heures sans se lasser, sans s’irriter. Il suffisait qu’Elisa laisse courir sur ses lèvres un air d’opéra pour que la petite flamme s’allume au fond des yeux fatigués par l’âge et le début des renoncements.
*
Après avoir pianoté le code de la porte, dès le seuil franchi, l’odeur la prend à la gorge : un effluve de corps négligés, de renfermé, d’air vicié avec des relents d’urine. Mais le pire, c’est ce parfum bon marché généreusement pulvérisé pour masquer le remugle. Il se mélange aux émanations douteuses, créant une exhalaison douceâtre qui pique les yeux. Elisa manque de suffoquer.
Au bout du couloir, des vieilles et des vieux déambulent sans but entre l’ascenseur et la salle à manger, attendant qu’il soit midi et qu’il se passe enfin quelque chose dans leur journée. D’autres, vissés à leur fauteuil roulant, sommeillent bouche ouverte. De temps à autre, la routine est perturbée par les cris d’une dispute qui attire un petit groupe de spectateurs. L’infirmière de service, indifférente au motif de l’altercation, accourt aussitôt pour la désamorcer et disperser le cercle des curieux déçus.
Dix fois par jour, mademoiselle Ferri jaillit de l’ascenseur, très droite, haute et maigre. Une jeunette de soixante-dix ans avec la tête d’un oiseau de proie au regard fixe. Elle marche d’un pas déterminé et pousse la porte vitrée donnant sur la petite cour où le personnel fume à la pause. Sans hésiter, elle plonge la main dans le grand cendrier rempli de sable où les infirmières ont écrasé leurs cigarettes, et en retire une dizaine de mégots qu’elle allume l’un après l’autre, aspirant goulûment quelques bouffées en creusant les joues, puis elle repart comme elle est venue.
Face à l’ascenseur, le bureau de la directrice, madame Vitale, dont la porte reste toujours ouverte sur le va-et-vient des déambulateurs qui se déplacent le long du couloir jusqu’à la sortie verrouillée puis en sens inverse selon un itinéraire invariable.
Cet après-midi, Elisa est déjà repérée par des dizaines de regards qui la suivent, mais aussi par celui, très perspicace, de madame Vitale, attentive à toute anomalie dans son entourage. Derrière son ordinateur, elle lui fait signe d’approcher et lui désigne une chaise.
— Je suppose que vous êtes la petite-fille de madame De Marzo ? demande-t-elle d’une voix énergique, indispensable à son autorité d’administratrice.
Sans laisser à Elisa l’opportunité de répondre, elle poursuit :
— C’est votre père que j’attendais, pourquoi n’est-il pas venu ?
— Il est occupé aux champs avec les ingénieurs agronomes… vous savez… les oliviers infectés par la Xylella…
Madame Vitale ne réagit pas. Ces préoccupations agricoles ne la concernent pas.
— Il m’a déléguée auprès de ma grand-mère, ajoute Elisa.
La directrice soupire.
— Vous semblez bien jeune, il va falloir faire preuve de maîtrise et d’aplomb mêlés à la souplesse et la bienveillance. Ce ne sera pas facile, croyez-moi, je les connais ! affirme-t-elle en désignant du menton un petit groupe de vieux. Ils veulent tous partir, boucler leur valise. Madame De Marzo va essayer de vous manipuler, jouer la victime. Il faut pouvoir faire face aux situations les plus invraisemblables, compatir tout en gardant vos distances. Si vous vous attendrissez outre mesure, vous risquez de vous laisser envahir par des émotions néfastes. Une main de fer dans un gant de velours ! Vous en sentez-vous capable ?
Elisa ne répond pas, son impuissance l’accable et la rend muette. Une voix gronde en elle qui lui souffle : « Comment cela est-il possible ? À quel moment est-ce que tout a basculé ? Les doigts qui tremblent, les mots qui hésitent, les pas traînants sur le point de chavirer à chaque instant ? » Elle se remémore les derniers mois, les dernières semaines. Quand, exactement ? Au début, c’étaient de petits renoncements, des choses insignifiantes, ne plus aller aux champs, au village, puis ne plus monter les escaliers, rester assise dans le fauteuil, on n’y faisait pas attention, puis ça s’est accéléré jusqu’à cette chute. Cela lui brise le cœur, car en appelant ses souvenirs elle ne revoit que la femme dynamique que sa grand-mère a été. Celle qui a élevé un enfant dans des conditions difficiles, celle qui soignait les oliviers avec dévotion, en récoltait les fruits mûrs qu’elle portait au pressoir pour recueillir l’huile précieuse, onctueuse et dorée. Elisa conserve dans sa mémoire l’image d’une septuagénaire au chignon blanc serré sur la nuque, svelte et sèche, qui dansait encore la tarentelle pieds nus sur la terre aride du Salento, prise par la frénésie des tambourins, portée par les chants éraillés de la pizzica.
Madame Vitale la tire de ses pensées en lui tendant le règlement intérieur. Tandis qu’elle photocopie des documents, Elisa l’observe à la dérobée. Elle affiche la cinquantaine qui ne désarme pas. Blonde peroxydée, cheveux lissés sur les épaules, bronzée, silhouette moulée dans un chemisier en lycra et un jean qui souligne son postérieur un peu gras. Juchée sur des talons improbables, elle va et vient cambrée entre son bureau et l’imprimante. Elle aussi, un jour elle sera vieille, pense Elisa. Finira-t-elle dans cette maison de retraite ? Ici même où elle était la directrice et où elle ne sera plus rien qu’une petite chose fragile au regard éteint, courbée sur sa canne ? Est-ce ce qui nous guette tous ? Personne ne déroge à la règle ? N’y a-t-il pas d’alternative pour échapper au naufrage ?
Madame Vitale range les papiers puis invite Elisa à la suivre.
Tous les yeux se rivent sur la directrice, qui distribue sur son passage des « Bonjour, ça va ? » d’une voix haut perchée et artificiellement enjouée n’attendant aucune réaction.
— Vous n’avez pas vu ma fille ? Elle a déménagé, elle n’habite plus ici… Je ne connais pas son adresse et je ne sais plus où la trouver ! psalmodie une petite dame à l’air perdu.
— Allons, soyez raisonnable, madame Massarelli, rentrez dans votre chambre !
— Je suis très malheureuse de ne pas la voir. Dites-lui de venir. Donnez-lui un rendez-vous, je suis au désespoir.
— Votre fille est venue hier et elle viendra dimanche, comme chaque semaine !
Apitoyée, Elisa se retourne sur la vieille dame, qui reste plantée là sans comprendre.
— Allons ! la rappelle à l’ordre la directrice avant d’appuyer sur le bouton du deuxième étage. Nous allons prendre l’ascenseur.
Elisa lui emboîte le pas dans un couloir étroit affublé d’une main courante. Une série de chambres étiquetées au nom des résidents se succèdent. La directrice s’arrête devant l’écriteau « Raffaella De Marzo », frappe à la porte et ouvre sans attendre de réponse.
— Madame De Marzo, bonjour ! Comment allez-vous ?
— Je me sens mal… gémit une voix fluette.
— Madame De Marzo, regardez qui je vous amène, votre petite-fille !
Du fond de son fauteuil, Raffaella De Marzo se redresse aussitôt. Elle ne faisait rien, ne lisait pas, ne tricotait pas, le téléviseur est éteint. Son air renfrogné s’est subitement dissipé. Elle se force à sourire à la vue d’Elisa qui s’avance pour l’embrasser.
— Comment ça va, nonna ?
— Mieux…
Elle paraît lasse. Sa peau est devenue si fine qu’on devine les os en transparence. Malgré la température proche des trente degrés, elle ramène frileusement sur elle les pans de son gilet en tricot en hochant la tête. Elle fixe ses pieds chaussés de gros bas de laine noire dans les pantoufles.
— Tu n’as pas trop chaud, nonna ?
— Non, ici j’ai toujours froid, se lamente-t-elle en abandonnant sa main glacée à Elisa, tandis que madame Vitale se retire avec la satisfaction du devoir accompli. De nos jours, il n’y a plus que la rentabilité qui compte, chuchote-t-elle pour ne pas être entendue de la directrice. On regroupe les vieux comme des volailles en batterie. C’est contre nature ! Si un méchant virus s’introduit dans le poulailler, ce sera l’hécatombe parmi les poules.
Elisa promène son regard autour de la chambre, sur le lit, la commode, la garde-robe en plaqué chêne et le frigo-table qui ronronne. Sa grand-mère vient d’emménager et les murs lavande sont encore nus.
— Je t’apporterai le tableau que tu aimes tant, celui qui représente le champ d’oliviers, et puis des photos de famille et quelques bibelots. Tu pourras décorer.
— À quoi bon ? répond Raffaella en haussant les épaules. Il n’y a plus rien à faire pour guérir… On ne guérit pas de la vieillesse. Je sais très bien que je ne m’assiérai plus jamais sur ma terrasse pour regarder le ciel changer de couleur sur la mer, par-delà les oliviers. Là, je respirais, ici, j’étouffe.
— Nonna, tu es tombée sur cette terrasse, tu te souviens ? Papa t’a trouvée sur le carreau, incapable de te relever. Tu es restée des heures ainsi. C’est pour cela que tu es dans cette résidence où on va bien s’occuper de toi.
— Ça va être de pire en pire. Tout se dérobe, tout s’en va et ça ne s’arrangera pas. L’araignée m’a quittée depuis tant d’années. Elle est morte sur le sol qui l’avait vue naître et son cocon a été emporté par les flots de l’orage… comme ma jeunesse. Ma vie, c’est désormais quelques pas entre un lit et une armoire, du pain industriel sans goût et de la confiture chimique. Tout est devenu fade. J’aurais mieux fait de me fracasser la tête et de rendre l’âme sur ce carrelage !
Pourtant, du fond de ses quatre-vingts ans, Raffaella a une peur panique de la mort, qui semble cependant l’oublier. Peut-être est-ce pour cette raison qu’elle se ratatine au creux de son fauteuil, qu’elle parle tout bas, espérant passer inaperçue lorsque la faux accomplira sa moisson.
« Comment peut-on redouter de quitter cette existence faite de rien ? songe Elisa, et est-ce encore une vie que cet alanguissement silencieux ? »

Raffaella se fond dans le décor de la chambre en retenant son souffle étiolé. Elle s’estompe dans le skaï de son siège dont elle a déjà par mimétisme pris la couleur jaunâtre. Un voile de brume semble flotter sur ses prunelles délavées, éteintes sur des ombres tristes qui donnent des frémissements d’angoisse, de ceux qu’on enfouit de crainte que l’amertume ne s’échappe. Plus rien ne devrait la rattacher ici-bas et pourtant, elle s’affole à la moindre douleur, imagine une maladie incurable qui va l’emporter sur-le-champ.
— Tu veux que je te fredonne du Verdi ? demande Elisa pour faire diversion.
À ce nom, une lueur s’allume au fond des yeux de Raffaella et le sang afflue à la surface de la peau pâlie.
— Oui, ma belle, chante. Tu as tant de talent, une telle richesse dans la voix…
Elisa entonne le début d’un air de Nabucco en bridant ses cordes vocales pour ne pas affoler madame Vitale et tout le bâtiment.
Va, pensiero, sull’ali dorate ;
Va, ti posa sui clivi, sui colli,
Ove olezzano tepide e molli
L’aure dolci del suolo natal !

Va, pose-toi sur les pentes, sur les collines,
Va, pensée, sur tes ailes dorées ;
Où embaument, tièdes et suaves,
Les douces brises du sol natal !

Raffaella embarque sur les roulades veloutées de sa petite-fille. Son regard s’embue, s’échappe par la fenêtre ouverte sans se cogner aux immeubles d’en face. Il les traverse et s’envole loin de là, parmi le lacis de ruelles de son village qui observe la mer. La façade austère de l’église fortifiée est tournée vers le large. Le tuf de ses pierres est blanchi par le vent et le soleil. Les sentiers craquelés de sécheresse sinuent à travers les figuiers de Barbarie, vers les flots qui scintillent d’éclats aveuglants. Elle peut presque sentir au creux de ses os la chaleur insensée qui vous cloue sur place les après-midi d’été.
Tout en chantant, Elisa assiste à une métamorphose étonnante. Les joues ridées de Raffaella se colorent de rose. Les commissures de ses lèvres se relèvent en un sourire paisible.
Après la note finale en point d’orgue, le silence, instant suspendu dans l’espace, flotte encore telle une impalpable poussière d’aile de papillon menaçant de s’effriter au moindre frôlement.
Raffaella se tait. Cette pause ne la gêne pas. Elle accroche le regard d’Elisa d’un air grave.
— Ma chérie, tu dois quitter le Salento. Tu dois aller étudier à Milan avec les meilleurs professeurs. Rester ici à travailler cette terre ingrate, ce serait comme donner du caviar aux cochons. D’autres bras peuvent s’occuper des champs, mais personne ne peut chanter comme toi. Pars avant qu’il ne soit trop tard et que cette vie rude n’ait raison du don que Dieu t’a offert.
Un rayon de soleil passe par la fenêtre et vient caresser les cheveux d’Elisa. Elle hésite quelques secondes avant de répondre.
— Mais, nonna, comment veux-tu que je survive à Milan ? Avec quel argent ? Notre famille n’est plus riche, les oliviers sont malades de la Xylella et papa a été obligé d’en faire abattre beaucoup. Les cinquante hectares de l’oliveraie ancestrale ont été détruits à soixante-dix pour cent et il a licencié la moitié des employés. Les conseils des ingénieurs agronomes et les produits phytosanitaires coûtent une fortune. Nous sommes presque ruinés.
— Et mon arbre millénaire ? Il est touché lui aussi ? s’inquiète la vieille dame.
— Non, rassure-toi, pas lui, il en a vu d’autres !
— Les hommes croient dominer la nature avec leur science, mais elle se chargera de leur rappeler qu’elle est toujours la plus forte en se vengeant de leur manque d’humilité. Les oliviers nous parlent, mais personne ne les écoute. Pourtant ils nous mettent en garde ! Des maladies menaceront aussi les humains, des virus encore inconnus, qui attendent leur heure tapis dans l’ombre de notre imprévoyance… Un jour, ce sera à notre tour d’être décimés par un fléau et les hommes se demanderont pourquoi ils n’ont rien vu venir. Moi, je ne serai plus là, mais toi, ma pauvre chérie…
Raffaella chasse ce mauvais présage d’un revers de main.
— Peu importe, tu dois t’en aller ! Il le faut !
Elisa hoche la tête en un geste impuissant.
— Écoute bien ce que je vais te révéler, chuchote Raffaella en se penchant vers elle pour partager une confidence. Quand tu rentreras, fais bien attention que personne ne te voie et dirige-toi vers le pied de cet olivier que j’aime tant… Place-toi dos à la maison, bien perpendiculaire à l’axe du tronc, juste là où les deux grosses racines se séparent en Y et creuse un trou d’une quarantaine de centimètres de profondeur. Attention ! Surtout ne blesse pas l’arbre ! Tu buteras contre une boîte métallique, prends-la, emporte-la et referme, tasse bien la terre afin qu’on ne soupçonne rien.
Elle tremble, perturbée d’avoir laissé échapper les mots qu’elle étouffait depuis si longtemps et se sent dépossédée de son secret comme si elle avait aliéné son âme.
— Mais, nonna, qu’est-ce qu’il y a dans cette boîte ? demande Elisa, qui commence à craindre pour la santé mentale de sa grand-mère.
— Des lingots d’or.
Cette fois, plus de doute, elle est devenue folle. Elisa se met à rire comme si sa grand-mère lui faisait une blague.
Raffaella la regarde et ses épaules s’affaissent.
— Ce sont de tout petits lingots de cent grammes, de la taille d’une mignonnette en chocolat, mais quand même, il y en a quatre !
La vieille dame sourit de l’air espiègle d’un enfant qui cache une bêtise.
— J’économisais de l’argent sur l’intendance, de-ci, de-là, et quand j’avais accumulé assez de billets, j’allais les échanger à la banque de Lecce contre un lingot. Lorsque j’en ai eu quatre, je les ai enterrés pour que ton grand-père ne puisse pas les trouver.
— Pourquoi ?
— En attendant…
— En attendant quoi ? questionne Elisa, qui va de surprise en surprise.
— L’occasion. Je voulais partir. Je pensais que ma vie était ailleurs, mais j’ai trop hésité. Les années ont passé et mon désir s’est émoussé. J’ai eu peur de mon rêve, de tout casser, de recommencer de zéro. Il ne faut pas réfléchir. Ne regarde jamais en arrière. Si tu tergiverses, si tu pèses le pour et le contre, il sera trop tard. Va-t’en ! Ne fais pas comme moi, j’ai gâché ma chance.
— Toi ? Tu voulais quitter la masseria ? Quand ? Pourquoi ?
Elisa est stupéfaite. Sa grand-mère a une expression concentrée, grave. Non, elle ne perd pas du tout la raison.
Raffaella ne répond pas. Le chagrin a envahi son visage. Elle ne trouve pas les mots alors elle entreprend de dégrafer l’encolure de sa robe. Elle s’affaire autour des boutonnières et tire du décolleté une chaîne en or avec une médaille qui s’y balance.
— Viens ici, murmure-t-elle en la faisant passer par-dessus sa tête. C’est pour toi.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Elisa, de plus en plus intriguée.
Elle observe le bijou. Il est gravé à l’effigie de Giuseppe Verdi. C’est une représentation de son portrait officiel. Elle reconnaît le regard soucieux du compositeur sous son chapeau haut de forme, son nez aquilin, ses moustaches et sa barbe soignées.
— Porte-le, il te protégera. Tu seras une grande artiste, une diva.
Durant quelques secondes Elisa contemple sa grand-mère. Elle devine à l’imperceptible tremblement de ses lèvres l’émotion qui la submerge.
— Les De Marzo sont cultivateurs depuis des générations, il n’y a pas d’artistes chez nous, excepté toi qui dansais si bien la pizzica… réfléchit-elle à haute voix.
— Je t’expliquerai une autre fois…
— Non, maintenant ! Tu en as trop dit ou pas assez…
— J’ai été jeune moi aussi, tu sais…
— Bien sûr, nonna. J’ai vu les photos, tu étais même très jolie.
— Et je suis tombée amoureuse.
— De nonno…
Elisa est déconcertée par le silence embarrassé de Raffaella. Quel secret inavouable trouble ainsi les yeux de sa grand-mère ?
— Raconte-moi, nonna, que s’est-il passé pour que tu songes à quitter la masseria ? murmure-t-elle en pressant doucement le bras flétri de son aïeule.

2
1955
Quand je vins au monde, mes parents avaient déjà deux fils ; ils ne furent donc pas désappointés et s’accommodèrent d’une fille puisque mes frères, Paolo et Piero, reprendraient la masseria à leur suite.
Les hommes du Salento sont taciturnes et rudes.
À cette époque, chaque famille vivait repliée entre les murs de sa propriété et n’appréciait guère que l’on cherche à deviner ses secrets. Les travailleurs employés aux champs s’activaient sur les terres de leurs patrons avant de s’en retourner chez eux au village sans jamais poser de questions.
Durant la guerre, notre province ne fut guère impactée. Hormis les tickets de rationnement qui mettaient un frein à la contrebande de cigarettes, nous avons poursuivi nos activités agricoles qui nous nourrissaient au fil des saisons. C’est à peine si nous avions entendu parler de la bataille dont le port de Tarente avait été le théâtre. De même qu’après la destitution de Mussolini et l’armistice, la désignation par le roi Victor-Emmanuel III de Brindisi comme capitale éphémère du royaume d’Italie nous indifférait. Les cent kilomètres qui nous en séparaient nous paraissaient infranchissables. Loin de notre réalité, la fureur des combats et les luttes politiciennes ne nous atteignaient pas.
Les Apuliens sont plutôt petits, robustes, trapus et bruns avec des yeux noirs perçants. Ils tiennent sans doute cet aspect de leurs lointains ancêtres. Dans la province de Lecce, il existe une enclave linguistique de neuf communes, la Grecìa Salentina, où est parlée une langue néo-grecque : le griko. C’est cette caractéristique qui les façonne en êtres taciturnes, qui se ressemblent tant qu’on croirait qu’ils sont parents.
Les femmes demeurent discrètes. On les rencontre peu sur les chemins. Enfermées à l’abri des volets clos, elles s’affairent à la cuisine pour nourrir les ouvriers. L’été, elles s’occupent des champs de tomates et des potagers pendant que les hommes entretiennent l’oliveraie et pressent l’huile. Toutes portent un chignon serré sur la nuque sous un foulard noir et une robe qui leur descend aux chevilles, noire également. Toujours en deuil d’un père, d’un frère ou d’un mari, elles marchent avec des sabots en évitant les regards. Bien que la mer jouxte le village, elles ne vont pas à la plage et ne savent d’ailleurs pas nager.
La masseria de mon enfance dressait ses murs de pierres blanches face à l’Adriatique qui scintillait par-delà les oliviers. Mon père ne possédait pas la richesse de certains propriétaires terriens. Il devait mettre la main à la pâte avec ses saisonniers et dès leur plus jeune âge mes frères furent enrôlés et apprirent à soigner les arbres. Mon père comptait beaucoup sur mon mariage avec le fils aîné De Marzo pour améliorer notre condition. Les deux familles projetaient de réunir les deux masserie pour s’étendre et augmenter la production. Je connaissais Fabio De Marzo depuis toujours ; en grandissant il devenait de plus en plus rustique, semblable en tous points aux hommes de la région.
Il avait beau me reluquer par en dessous avec l’air de dire « tu es à moi », il ne m’intéressait pas. Je n’avais que seize ans et ça pouvait attendre, j’aurais bien l’occasion d’y penser plus tard.
À cet âge, on croit qu’on ne vieillira jamais et j’imaginais que je pourrais continuer longtemps à courir sur les sentiers solitaires tracés entre les murets de pierres sèches, les chemins couverts de fleurs aux parfums sauvages qui sinuent vers les falaises où se cache parfois une petite plage de sable fin. J’aimais flâner sur ces rivages secrets parsemés de coquillages ou sur les rochers érodés en millefeuilles par le vent du large. Je regardais l’étendue marine et je savais que par-delà les flots, en face, sur l’horizon, se trouvaient les côtes de la Grèce et de l’Albanie, même si je n’y étais jamais allée.
Ma mère avait bien trop de travail pour me tenir à l’œil à longueur de journée. Pour déléguer cette tâche qu’elle ne pouvait pas assumer et libérer son esprit des dangers qui planaient dans sa tête, elle m’envoya à l’école. À cette époque, l’instruction des filles était encore souvent considérée comme inutile, mais au moins, lorsque j’étais sous la surveillance des religieuses, elle était tranquillisée. J’étudiais donc les disciplines enseignées par les nonnes aux côtés des gosses de riches et dès que je le pouvais j’enfourchais ma bicyclette et je m’échappais vers l’Adriatique en traversant les herbes grillées qui annoncent le littoral, pour gonfler mes poumons d’air salin et me baigner dans une crique déserte en fin de journée. À cette heure, on aurait dit que la mer avait dévoré le soleil et que c’était d’elle que rayonnait la lumière, m’obligeant à mettre ma main en visière afin de la contempler. Ma brasse semblait un peu désordonnée, guère rationnelle, cependant j’avais développé une technique très personnelle et j’avançais vite, les yeux ouverts dans l’eau, brûlés par le sel. J’adorais m’immerger sous la surface pour observer les poissons argentés et dénicher des éponges sous les rochers avant de rouler sur le dos et d’offrir mon visage au soleil. Mes cheveux dénoués flottaient en halo autour de moi et je me laissais porter par les vagues qui m’entraînaient vers le large. Lorsque les récifs devenaient tout petits sur l’horizon, je me remettais à nager vers le rivage en luttant contre le courant. J’arrivais essoufflée sur le sable clair avec l’impression d’avoir remporté une victoire.
Les quelques étrangers qui s’aventuraient jusque dans le talon des Pouilles installaient leurs draps de bain pour la journée sur les pierres plates chauffées à blanc durant les mois d’été afin de profiter des joies du soleil et de l’eau. »

À propos de l’auteur
MOREAU_Christiana_DRChristiana Moreau © Photo DR

Artiste peintre, sculptrice, écrivaine, Christiana Moreau vit à Seraing, dans la province de Liège, en Belgique. Elle a déjà publié avec succès trois romans aux éditions Préludes, La sonate oubliée, prix des lecteurs Club, auteur belge 2017, prix du premier roman du Rotary Club Cosne-sur-Loire 2018, prix 2018 « Une terre, un ailleurs » des médiathèques Durance, Lubéron, Verdon, premier roman. Cachemire rouge, paru en 2019 et La dame d’argile, paru en 2021, prix Michel Tournier 2022. Elle est traduite en Italie, en Pologne et en Espagne. (Source: Presses de la Cité)

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À l’encre rouge

En lice pour le Prix des romancières 2023

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En deux mots
Lysiane qui se morfond dans l’auberge familiale rêve de devenir la Dolly Parton du nord. Elle se jette dans les bras d’un chanteur qui s’enfuit sans savoir que sa groupie est enceinte. Sur le conseil de sa mère Lysiane décide de garder l’enfant. Désormais tous les espoirs de gloire reposent sur sa fille Jolene.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une fausse mère, une vraie mère et une fille sans père

Dans son nouveau roman, Marjorie Tixier raconte le rêve de gloire d’une jeune fille qui préfère confier sa fille à sa mère pour faire carrière et décide, après son échec, de reporter ses espoirs sur sa fille. Fort en émotions, entre abandon et ressentiment, entre douleur et incompréhension.

Lysiane est une adolescente plutôt sage. Si ses résultats scolaires ne sont guère brillants, elle seconde sans rechigner ses parents qui tiennent une auberge près de Cassel, dans les Hauts de France. Mais Lysiane rêve de devenir chanteuse, alors le jour où un chanteur fait halte à l’auberge, elle n’hésite pas à le suivre, à engager une relation amoureuse. Quelques mois plus tard, l’artiste, qui n’a jamais voulu céder un pouce de son indépendance, prend la poudre d’escampette. Il laisse Lysiane désemparée et enceinte.
Sur les conseils de sa mère, qui lui assure qu’elle s’occupera de l’enfant, elle renonce à avorter et, dès la naissance de sa fille Jolene, part pour Lille où elle trouve rapidement un emploi de serveuse puis quelques cachets pour chanter dans les bars, laissant à ses parents le soin d’assurer l’éducation de sa fille. Elle ne se rend qu’épisodiquement à l’auberge pour regarder Jolene grandir, à la fois irritée de voir ses parents être appelés papa et maman par la petite fille et désireuse de gagner l’affection de ce petit bout de chou qui se passionne aussi pour la musique. Elle va prendre l’habitude de lui couper les cheveux et de dire son mal-être, au grand dam de ses parents. Puis ne viendra plus durant quelques temps, ayant rencontré Bob, un autre musicien. «Un soir, il lui avait proposé de l’accompagner en tournée et elle avait sauté sur l’occasion, persuadée qu’ensuite ils s’installeraient quelque part ensemble et peu lui importait où, pourvu qu’elle rompe sa solitude et mène la vie dont elle avait toujours rêvé. La scène, les concerts, les cocktails, le succès… Et tant pis si elle goûtait à tout cela par procuration. C’était mieux que la routine et le sentiment d’avoir trahi ses idéaux. Elle aurait tout accepté, quitte à être choriste, éclipsée derrière un micro sur pied entre la batterie et le clavier. Elle aurait tout accepté, même de se taire, pourvu qu’il l’’emmène.»
La tournée qui suit va apporter la preuve que le talent est très inégalement partagé et ruiner tous ses espoirs. De retour au pays, Lysiane va alors décider de se venger par procuration, en arrachant sa fille de ses grands-parents et en lui offrant une formation au Conservatoire de Lille.
Dorénavant Joline – un nouveau nom pour un nouveau départ – se doit de réussir.
Avec beaucoup de sensibilité, Marjorie Tixier va alors nous raconter les années qui vont suivre et qui tiennent davantage du duel entre une mère frustrée et une fille qui se sent flouée et manipulée que d’une volonté de recoller le spots cassés. Avec beaucoup de sensibilité, la romancière met le doigt sur les faiblesses de l’une et de l’autre, sur l’incompréhension qui croît au fil des mois jusqu’à prendre des proportions trop importantes pour que l’histoire se finisse bien. Un roman âpre, dur, sans concessions qui démontre la large palette de Marjorie Tixier, toujours à fleur d’émotion.

A l’encre rouge
Marjorie Tixier
Fleuve Éditions
Roman
320 p., 19,90 €
EAN 9782265156210
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans le Nord de la France, à Cassel, Hazebrouck, Lille et Audresselles. On y évoque aussi des tournées en France et à l’étranger, notamment en Allemagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Est-il possible de prendre une revanche sur la vie ? Il y a des revanches plus cruelles que la blessure qu’elles vengent…
Lysiane n’a jamais voulu être mère, et Jolene n’a jamais considéré comme telle cette tornade blonde aux ongles rouges qui débarquait un lundi sur trois à l’auberge de ses parents pour lui couper les cheveux et faire des remarques acides.
L’enfant grandit loin dans sa paisible province pendant que la mère, partie à la ville, s’épuise à combattre des moulins. Jusqu’à ce qu’elle pose les yeux sur cette fille dont elle ne s’est jamais souciée. Et décide qu’elle sera sa revanche sur la vie.
Un conte cruel où les liens du sang déchirent au lieu d’unir, blessent au lieu d’apaiser. Avec en fil rouge la musique, quête de gloire illusoire ou exutoire salvateur.

Les critiques
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Blog Pose-toi Eva lire

Marjorie Tixier présente «A l’encre rouge» © Production Fleuve éditions

Les premières pages du livre
« Elle éventre la plaine, juchée sur sa bicyclette, ses boucles au vent. Blondes, auréolées d’espoir. Elle est belle. Trop belle pour se laisser approcher. Ses lèvres sont rouges, ses paupières bleues. Ses yeux, on ne sait pas. Personne ne les a encore compris. Ils ont la couleur changeante des destins qui se cherchent. Elle roule. Le talon calé contre la pédale, la jupe courte. Jeune. Sillonnant sa terre natale, elle serpente entre les tournesols. Son cœur tangue encore, bat le rythme que sa tête imprime, envoûté par la musique qu’elle a écoutée toute la nuit.

Comme un trait d’arbalète, le héron cendré transperce le ciel dans le plus pur des silences, survolant les champs de blé mûr dont la moisson devient imminente. Elle roule, tournesol mouvant sur l’artère sinueuse de la plaine des Flandres. Les inflorescences dorées, gorgées d’insectes et de soleil, ondulent sur les coteaux, pareilles à de longs cheveux d’ange, tandis que la mosaïque des prairies forme une tapisserie de plaines agricoles entaillées de routes et de voies de chemin de fer qui relient la métropole à la mer.

Elle a l’âge de tous les possibles, la légèreté de toutes les illusions, l’assurance des promesses.

Les mains sur le guidon, elle relâche les freins, oublie ses ongles vernis, se laisse aller. Le dos droit, elle croit qu’elle le reverra bientôt. Vite, tout ira vite. Aussi vite que sa traversée de la plaine. N’est-ce pas ainsi qu’il l’a emmenée en ville, tailladant le soir au volant de sa moto ? Là-bas, plus loin qu’elle n’aurait cru, elle s’est sentie de passage, dans un sas de nouveauté si étranger qu’il paraissait sans conséquence. Un espace-temps défragmenté que la musique et l’alcool cristallisaient pour la sortir d’elle-même. Un autre univers, si différent du sien…

À l’aube, il lui susurre quelques mots à l’oreille, puis se met au piano et plaque une série d’accords en fumant une cigarette. Il ravive la musique du bar et de la nuit, rien que pour eux. Alanguie, elle se laisse bercer, hypnotisée, le regard fixé sur sa poitrine nue.

Depuis plusieurs semaines, chaque dimanche soir, il l’emmène, la promène dans la ville, la plonge dans son lit. Ses yeux, il en ignore la couleur. Elle l’amuse, c’est tout. Elle est mignonne, la fille de la plaine dont les boucles dépassent du casque sur l’autoroute. Elle se cramponne, le moteur vibre sous ses fesses, la vitesse la grise. Il lui donne plus de vingt ans, elle en est loin, mais joue les initiées avec l’aplomb aveugle des nécessités. Après la musique, l’amour et le piano du petit matin, il la ramène à moto. Elle s’agrippe, minaude, réclame d’autres baisers. Il file et reviendra.
— Quand ?
— Bientôt.
Et il revient.

Elle y pense toute la semaine, attend son retour et se répète son nom. Sa musique coule dans ses veines, son odeur est devenue la sienne, ses paroles sont des conquêtes à venir. Il joue à défaut de parler et, comme elle le fait pour deux, ce charme silencieux attise sa curiosité.

La nuit de leur septième rencontre, leurs corps ont pris l’habitude et se trouvent sans se chercher. Elle lâche prise, paupières closes, souffle haletant, elle ose tout :
— Je veux être chanteuse. J’ai une belle voix, enfin je crois. Tu me laisserais chanter avec toi ?
Il se redresse, les yeux écarquillés, surpris autant que déçu.
Encore une fille intéressée, pense-t-il, c’est à croire que je les attire !
Blasé, il ricane une réponse évasive avant de l’embrasser sur le front comme une petite fille.
Elle insiste. Il lui promet qu’il y pensera tout en lui jouant un dernier morceau de piano, une cigarette au bord des lèvres. Une manière détournée de lui dire adieu avant de la sortir du lit. Il est pressé, un rendez-vous important l’attend pour l’enregistrement de son premier disque. Elle est fière, l’encourage, se réjouit, mais il ne l’écoute plus et l’incite à s’habiller pour la pousser dehors sans même lui offrir un café.
Il est en retard, tellement en retard qu’il n’a pas le temps de la ramener à moto. Elle cache sa déception sous un sourire forcé.
Ensuite vient le silence jusqu’à la gare routière, à pied dans les rues de Lille. Le dernier baiser, à la va-vite au bord du trottoir, elle le sentira longtemps grésiller sur ses lèvres, pareil à un courant électrique.

Avant de la quitter, il pianote sur la vitre et lui adresse un clin d’œil. Elle rit, émue d’entrer dans l’intimité des garçons, ces matelots dont elle ignore à peu près tout. Fascinée, elle se colle à la vitre de l’autocar pour le contempler jusqu’à l’ultime soupçon de son blouson qui se perd dans le flot des silhouettes.

Plus tard, dès le lendemain, elle roule juchée sur sa bicyclette, les cheveux lissés par la brise de midi, sous le soleil d’août, encore toute pleine de lui.
Elle roule pour l’attendre plus vite, le sourire angélique, gorgée de souvenirs qu’elle ravive à chaque coup de pédale, mais que la lumière trop crue s’obstine à rendre flous.

Souvent, elle implore sa mère : Apprends-moi, apprends-moi, les chansons de l’oncle. Mais Jeanne ne sait pas chanter et ne se rappelle jamais les paroles. C’est une pitié de l’entendre articuler un son, une offense à l’oreille. La fillette a beau insister, la mère chiffonne un bout de refrain avant de se remettre à l’ouvrage. Constamment débordée, elle laisse Lysiane pousser toute seule telle une herbe folle.

Il arrive que la petite se faufile entre la jupe et le tablier de sa mère, histoire de se rappeler à son bon souvenir. Elle s’y enroule et réclame inlassablement la part d’affection qui lui est donnée sans lui convenir, traînant autour de Jeanne à la manière des petits chiens qui reviennent à peine ont-ils été chassés. Et c’est une danse sans fin où les partenaires se frôlent sans jamais se toucher. La mère surveille, laisse sa fille grandir tout en imitant chacun de ses gestes, fière de l’avoir à ses côtés comme un clone en miniature.

La semaine, Lysiane passe plus de temps à mettre le couvert et à couper des légumes en rondelles qu’à faire ses devoirs. L’école, pour elle, c’est secondaire. Plus tard, elle tiendra l’auberge des Flandres comme ses parents le font en ce moment, elle en est persuadée. Pourtant, parfois, les jours de fête en particulier, lorsque l’oncle vient interpréter les danses traditionnelles, il lui arrive de s’inventer une autre vie. Elle se glisse sous la chaise du musicien, sent le souffle de l’instrument l’envahir et la faire vibrer. Transportée, elle s’imagine improviser sur les notes de l’accordéon. Elle rêve de chanter avec la voix des anges, limpide et haut perchée, cristalline et sans échardes.
Les danses de l’oncle font éclore les histoires d’amour, elle le sait. Le Mieke Stout met les jeunes couples face à face. Premières œillades, premiers sourires. Ce sont les préliminaires avant de s’offrir une bière ou une limonade en échange d’un baiser furtif. Le vrai baiser est donné ailleurs, loin de ses regards d’enfant curieuse, dans une voiture le plus souvent. Le scénario est tellement prévisible qu’elle ne peut s’empêcher de rêver plus grand.
Alors, elle réclame d’apprendre la musique. Elle veut imiter l’oncle et jouer d’un instrument. N’importe lequel. Un vieux tuba traîne sur le haut d’un buffet, elle se perche sur une chaise pour l’attraper. Les lèvres en cul de poule, elle souffle dans l’embouchure. Le cuivre tapisse sa bouche d’un goût de métal. Les sons sont graves et poussifs, disgracieux et aussi lourds que la relique aux pistons vert-de-gris. Dès que l’oncle arrive, Lysiane le tanne pour jouer de son accordéon trop grand, trop lourd et trop encombrant. En grandissant, elle s’amuse à chantonner.

L’écho de sa voix retentit dans le couloir de l’étage, dévale l’escalier et se répand jusqu’au rez-de-chaussée. Personne n’y prête la moindre attention, c’est pourquoi Lysiane insiste et consacre des heures à ses vocalises. Elle attend une remarque, un petit quelque chose, une ébauche de réaction, mais nul n’écoute ses prouesses vocales (ses délires, pense-t-on, sans le lui dire) ; alors elle serine, se plaint, invente des stratagèmes pour parvenir à ses fins. Tout le monde s’accorde à penser que c’est une lubie vouée à amuser la galerie, un caprice de petite fille qui lui passera avec le temps.

Les danses de l’oncle, elle finit par les savoir par cœur, jusqu’à la nausée ; et ce qui faisait sa joie autrefois, tourne au supplice. Quinze ans d’un rituel immuable, éternel et bien rodé auquel elle assiste en jupe longue et en tablier, digne réplique de sa mère. Après la carbonade flamande, le potjevleesch ou la flamiche au maroilles, l’oncle s’installe sur un tabouret pour jouer les airs traditionnels. Rompus à l’art d’alterner pas sautillés et pas courus à grand renfort de tours en moulinet, les convives se mettent à danser.
Chacun participe de bon cœur à cette chorégraphie que Lysiane rejette désormais avec mépris. Depuis qu’elle a entendu « Jolene » à la radio en montant dans le bus, elle ne jure plus que par la country. La chanson a beau dater, elle sonne à son oreille comme une nouveauté. La cassette, elle l’achète chez le disquaire de Cassel où elle se rend dès le samedi suivant à vélo. Elle en profite pour rafler tous les albums de cette interprète américaine qu’elle trouve magnifique sur les jaquettes.

En rentrant à l’auberge, elle pose sa bicyclette contre le mur et se précipite dans sa chambre. Elle attrape son baladeur et se jette sur son lit avant de chausser son casque. Aussitôt que la voix de la chanteuse à la coiffure de lionne frôle ses tympans, elle commence à fredonner. L’artiste lui est parfaitement inconnue, bien que son visage lui paraisse familier. Entre elles, il y a comme une ressemblance, étrange sensation de mimétisme que rien, à l’exception de la couleur des cheveux, ne vient confirmer dans la réalité.
Le boîtier vide entre les mains, Lysiane se souvient. Apprends-moi, apprends-moi, les chansons de l’oncle. Elle se souvient d’avoir tant réclamé que sa requête s’était transformée en une ritournelle anodine, pareille au tic-tac de l’horloge de la cuisine qui revient sans cesse, mais que l’on n’entend plus.
Elle se souvient et regrette, toute jeune qu’elle soit, d’avoir le sentiment d’être déjà passée à côté. Comment devenir chanteuse sans avoir jamais chanté ? Pour se rassurer, elle se dit qu’il existe d’autres moyens de réussir que de passer par les voies toutes tracées. Elle pourrait s’inspirer de Dolly Parton qui lui offre un modèle de féminité aux antipodes de celui de sa mère. Si elle l’écoute et l’observe attentivement, elle apprendra et se transformera, se donnant ainsi une chance d’échapper à sa vie morose. Dès lors, elle n’hésite pas à épuiser son argent de poche, allant jusqu’à chaparder quelques billets dans la caisse, pour s’offrir du maquillage, du vernis à ongles et des bigoudis. Déterminée, elle s’échappe à bicyclette tous les samedis, entonnant « Jolene » à tue-tête sur la route bordée de champs couverts de jeunes pousses. Hors du temps.

La chambre de Jeanne est grande et spacieuse, dotée d’une coiffeuse blanche à tiroirs sur laquelle elle a disposé des flacons de parfum qu’elle n’utilise jamais. Lysiane s’en charge depuis qu’elle a l’âge de se tenir assise sur une chaise face à un miroir. C’est donc naturellement là qu’elle s’installe pour ôter les bigoudis qu’elle a enroulés dans ses cheveux la veille au soir avant de se coucher. Des boucles serrées s’étirent comme des ressorts qu’elle peine encore à assouplir sans les réduire à néant. Elle s’est levée tôt pour se farder les paupières de bleu, recourber ses cils avec la brosse de mascara et couvrir ses ongles d’un vernis rouge, trop vif pour une fille d’à peine seize ans. Ravie, elle contemple le résultat de ses premières tentatives, collée au miroir, fascinée par sa beauté naissante. En sourdine, elle répète, sans bien le comprendre, le refrain de « Jolene » et se surprend à rêver d’un beau brun venu d’ailleurs qui aura des yeux noirs et une barbe fraîchement taillée, juste pour elle.
Transformée, elle descend les escaliers, rejoint la cuisine et s’installe à table.
Jeanne la dévisage, Pierre se tait.
— Quoi ? lâche-t-elle, agressive pour la première fois, surtout gênée.
Rien. Ils baissent les yeux et ne disent rien.
Pierre croque dans sa tartine de pain beurré, Jeanne avale une gorgée de Ricoré. Lysiane, en attente d’une conversation qui ne vient pas, a l’appétit coupé. Dépitée, elle finit par se lever.
— Merci pour le compliment ! lance-t-elle avec amertume, juste avant de claquer la porte de la cuisine.

L’horloge sonne sept coups lorsqu’elle quitte l’auberge le ventre vide et le cœur froid. Elle enfourche sa bicyclette et laisse ses nouveaux cheveux flotter au vent. Ses ongles de feu sont sa revanche sur le silence, la preuve évidente qu’une flamme brûle en elle malgré l’ennui, l’isolement et tout ce que la vie nous empêche d’accomplir, sans se justifier.

La voix cristalline de Dolly Parton la sépare d’elle-même autant qu’elle l’en rapproche. Quand elle l’écoute, Lysiane a l’impression de s’ouvrir en deux comme une grenade dont les arilles explosent dans la bouche en un mélange doux-amer. Elle veut tellement lui ressembler que la tâche lui paraît insurmontable même si elle l’emplit de joie. En descendant du car, elle se mêle au flot des élèves avant de bifurquer à l’approche du centre-ville. Elle ne le fait pas exprès. C’est ainsi. Elle déserte le lycée pour errer dans les rues d’Hazebrouck, minuscules à son goût. Elle lèche les vitrines, ouvre grand les yeux, regarde tout, capte comme une antenne. Sa jupe longue se raccourcit. Les corsages à col rond deviennent des hauts cintrés. Le duffle-coat à capuche tombe pour un trench noir. Les ballerines se métamorphosent en escarpins. Ses formes, elle les apprivoise au lieu de les cacher. Elle en fait une arme pour la suite.
C’est ainsi qu’elle divague, un casque sur les oreilles, ses cassettes dans les poches. De retour à l’auberge, elle se change en cachette avant d’aller saluer ses parents. Dans l’ombre, elle se prépare, la tête agitée de rêves, ne sachant comment les réaliser.

Ce petit manège dure jusqu’à ce que les aubergistes reçoivent un appel du lycée. Jeanne décroche le téléphone, Pierre attrape l’écouteur. Ils se regardent en chiens de faïence et tombent des nues. Rien dans le comportement de leur fille ne les a préparés à une telle annonce. Trop choqués pour intervenir, ils se contentent d’écouter le bilan détaillé du C.P.E. « Le nombre de jours d’absence est faramineux », juge-t-il, avant d’en venir à la moyenne en chute libre. « Quant à ses tenues, n’en parlons pas… » Jeanne et Pierre remercient dix fois qu’on les ait prévenus. Ils vont remédier à tout cela dans les plus brefs délais. Ils s’y engagent et remercient encore avant de raccrocher.
Pareils à des statues, ils demeurent pétrifiés face au téléphone, puis, dans un même élan, vont s’installer sur le canapé, les mains posées sur les genoux. Qu’arrive-t-il à leur fille qu’ils n’ont pas vu venir ?

Lorsque Lysiane rentre du lycée, ils n’ont pas bougé. D’un hochement de tête, ils l’invitent à s’asseoir près d’eux afin de mettre la situation au clair. Sans gêne ni culpabilité, elle admet qu’elle sèche les cours depuis plusieurs semaines parce qu’elle s’ennuie ferme. C’est sa nouvelle façon de parler.
Contre toute attente, elle semble soulagée plutôt que prise en faute. Elle aura seize ans deux mois plus tard, l’âge de travailler à l’auberge et de gagner un salaire, ce qui lui évitera de se servir dans la caisse pour s’acheter d’autres vêtements que ceux que sa mère s’obstine à lui commander sur catalogue.
— Parce que tu piques dans la caisse maintenant ? s’étonne Jeanne. Il te suffisait de demander. Tu as de l’argent de poche et on n’a jamais refusé de t’en donner davantage si tu en avais besoin !
— Je sais.
— Alors ?
— Je ne sais pas. Pour me sentir libre.
— Et puis quoi encore ! s’énerve Pierre.
— Je veux devenir chanteuse, le reste ne m’intéresse pas.
— Sois raisonnable, cette vie-là, ce n’est pas pour des gens comme nous.
— Et pourquoi pas ? fulmine Lysiane qui peine à contenir sa colère. Si vous m’aviez écoutée quand je vous réclamais d’apprendre la musique, tout serait différent aujourd’hui, mais vous ne m’avez jamais prise au sérieux !
— Là n’est pas la question, tranche Pierre. À ton âge, je refuse que tu traînes en ville à ne rien faire au lieu d’étudier. Regarde les mains de ta mère, regarde ce qui t’attend si tu t’obstines et réfléchis bien.
Dans un éclat de rire, Lysiane bondit du fauteuil pour mieux défier son père.
— Pas la peine, j’ai eu tout le temps de la voir à l’œuvre !
— Ne sois pas insolente, riposte Jeanne, blessée par le mépris de sa fille.
— Qui vous donne des coups de main gratis depuis des années ? Qui ? Vous pouvez me le dire ? Depuis que je suis gamine, vous me répétez que ma place est ici et, quand je peux enfin la prendre, vous m’exilez au lycée où je m’embête à longueur de journée.
D’un geste théâtral, elle repousse les boucles blondes qui sont venues lui entraver la vue. Surtout, ne pas esquiver le rapport de force. Ni cette fois ni plus jamais. Ce qui lui a manqué dans son enfance, elle compte bien le récupérer par un autre biais, mais elle est loin de se formuler les choses en ces termes.
— Je veux prendre des cours de chant et bosser ici en attendant de trouver un travail dans la musique. C’est ça ou rien, lance-t-elle comme une bombe.
— Chanter n’est pas un métier !
C’est lui qui parle le premier, la réplique fuse et serre la gorge de Lysiane.
Elle se défend.
— Et Édith Piaf ? A-t-elle eu tort de consacrer sa vie à la chanson puisque vous l’écoutez encore, plus de vingt ans après sa mort ?
Pierre ironise sur le parcours chaotique de cette femme devenue alcoolique à force de chanter. Jeanne tempère. Ce n’est pas la vie d’artiste qui l’a démolie, c’est la vie tout court… Pauvre fille, qu’aucun malheur n’a épargnée… Lysiane enchaîne sur l’objet de ses fantasmes, la chanteuse de country américaine née dans un village paumé avant de devenir star à Hollywood.
— Encore une pin-up ! s’exclame Pierre d’un air détaché.
Sous le regard consterné de Lysiane, Jeanne se lève en signe d’agacement. Pierre l’exaspère lorsqu’il se permet de réduire les jolies femmes à des séductrices idiotes. Elle sait que Lysiane l’attend au tournant, mais préfère calmer le jeu plutôt que d’assumer ses convictions. Elle finit donc par ravaler ses paroles dans un toussotement de gêne.
Déçue, Lysiane prend la relève et invective son père.
— Dolly est une femme d’affaires en plus d’être chanteuse. Elle en a dans la cervelle. Contrairement à ce que tu crois, ce n’est pas parce qu’elle est blonde et sexy que c’est une potiche. La preuve, elle joue de la guitare et compose elle-même sa musique !
— Tu ne sais pas aligner trois notes, alors…
— La faute à qui ?
Les parents se taisent.
Un silence de plomb étouffe la réponse attendue qu’une rage féroce vient remplacer. Une grenade qui lui mord les entrailles.
Pierre finit par se lever à son tour tandis que Jeanne s’approche de la fenêtre et plonge son regard dans le paysage. Cette manière bien connue de fuir horripile Lysiane qui se met à tapoter des doigts sur la table du salon tout en fixant le papier peint. La tension monte, elle attend un signe, un mot, n’importe quoi, mais rien ne vient. Acculée, elle s’extrait du fauteuil et finit par lâcher ce qu’elle a sur le cœur. C’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour ne pas exploser.
— Tes vieilles rengaines du samedi soir, j’en ai assez, lance-t-elle à son père sans ciller. Il est grand temps de moderniser tout ça, si tu veux rester dans le coup. Et toi, maman, toi qui ne dis jamais rien, tu es d’accord avec lui ? demande-t-elle, menton en avant, cherchant la provocation.
— Passe ton bac, après on verra, c’est la vie qui décide de toute façon. Moi aussi, j’ai eu des rêves, comme tout le monde.
Le visage de Pierre se décompose, l’obligeant à baisser les yeux.
— Et lesquels par exemple ? s’enquiert Lysiane, intriguée.
Chacun se redresse, impatient d’écouter les explications de Jeanne, mais le temps se dilate et la réplique se fait attendre.
— Je ne sais plus, finit-elle par abréger, en sortant de sa poche une cigarette à moitié consumée.
— Comment ça, tu ne sais plus ? s’indigne Lysiane dont la déception n’a d’égale que son agressivité.
L’aubergiste ouvre la fenêtre et sort son briquet.
— Ne fume pas dans la maison, Jeannette, tu sais que j’ai horreur de ça !
Lysiane s’approche de sa mère, submergée par l’émotion.
— Alors, vraiment, tu as oublié ce que tu aurais aimé faire de ta vie ?
Jeanne allume sa cigarette et Pierre lui répète d’aller s’intoxiquer dehors. Plus personne ne bouge, mais chacun se défie, testant les limites. Alors, comme sa mère garde le silence et tire une longue bouffée de cigarette en esquivant le regard de son père, Lysiane quitte la pièce et claque à nouveau la porte pour ne pas dégoupiller.

Dès le lendemain au petit déjeuner, Lysiane avait franchi le seuil de la cuisine en robe courte et talons hauts, résolue à ne pas prendre le bus. De toute sa hauteur, elle avait toisé ses parents avant de s’installer à table. Elle n’irait plus au lycée, inutile d’avoir un diplôme pour être serveuse.
Elle avait relancé les hostilités, néanmoins la tension était vite retombée. Ses parents avaient plié.
Toute la nuit, ils s’étaient interrogés. D’abord allongés chacun de leur côté puis adossés à la tête de lit. Ils avaient discuté dans le noir, en murmurant.
Comment avaient-ils pu être aussi aveugles, aussi indifférents ? À bien y réfléchir, Lysiane n’avait pas tort… Combien de fois leur avait-elle demandé de l’inscrire à un cours de musique ? Petite, elle ne réclamait que cela, mais ils avaient d’autres préoccupations, remettant à plus tard. Obnubilés par l’auberge, ils n’imaginaient pas que leur fille puisse penser autrement qu’eux. N’était-elle pas toujours volontaire pour les aider ? Sans doute, pourtant si elle les suivait à la trace, c’était surtout dans le but de trouver l’occasion de glisser la supplique qu’ils n’entendaient même plus.
La culpabilité les rendit muets, les mains jointes posées sur le drap. Ils décidèrent de donner raison à leur fille et, partant, d’essayer de se faire pardonner.
Dès que Lysiane comprit qu’elle avait eu gain de cause, sa colère retomba ; et une nouvelle vie commença.

Les premiers mois, elle avait montré patte blanche, exécutant tout ce que ses parents lui demandaient de faire, de la cuisine au service en passant par le ménage. D’ailleurs, elle ne rechignait pas à la tâche et affichait même un enthousiasme débordant. Dynamique et entreprenante, elle rongeait son frein pour ne pas mettre l’auberge en branle-bas de combat. Si elle s’était écoutée, elle aurait tout changé, de la décoration au menu, de la musique au choix de sa tenue de service ; mais elle avait compris qu’il valait mieux progresser par étapes, c’est pourquoi elle rognait petit à petit l’espace d’une liberté qui lui manquait chaque jour davantage.
En dehors du travail, elle s’enfermait dans sa chambre où elle écoutait Dolly, feuilletant les magazines people. Chaque semaine, le jeudi, parce que c’était jour de fermeture, elle sautait dans le car pour aller s’acheter de nouveaux vêtements, des chaussures et toutes sortes d’accessoires à Hazebrouck. Elle revenait de la ville les bras chargés de sacs trop légers à son goût, mais le cœur rempli de nouvelles envies. Parfois, lorsqu’elle étouffait à l’auberge, elle s’évadait sur sa bicyclette. C’était une escapade pour laquelle elle se maquillait et se parfumait autant que pour le reste. Hormis ces petites virées, elle ne sortait jamais de l’estaminet. Elle n’avait pas d’amis à voir, pas de rendez-vous à honorer. Sa vie était réglée comme du papier musique, bercée par les rêves qu’elle s’inventait. En état de gestation, elle se maintenait dans sa bulle tel un papillon dans sa chrysalide, se transformant au fil des mois. Elle apprenait à sourire, à charmer, à nouer le contact. Au bout d’un an, elle s’octroya le droit de porter un tablier court sur une jupe à peine plus longue.
Sa féminité lui donnait de l’assurance.
Le rouge sur les ongles, sur les lèvres… Des lèvres de feu.
Les regards portés sur elle se transformaient aussi ; et souvent, on lui faisait de l’œil. Elle est bien jolie, la fille de l’auberge ! Une belle fille à marier !
Lorsque ce genre de remarques courait jusqu’aux oreilles de Pierre, il renvoyait sa fille à la cuisine et prenait le relais.
Reléguée en coulisses, Lysiane pestait en essuyant les verres au torchon. Elle regrettait de ne pouvoir se prêter au jeu de la séduction. Se sentir désirée la grisait, mais elle savait définir des limites, attiser le feu sans se brûler, se garder pour celui qu’elle attendait vraiment.

Durant une année et demie, elle apprit le métier, gagna en maturité et se montra presque docile avec ses parents. L’auberge n’en était que plus rayonnante, car chacun assumait son rôle avec dévouement.
C’est alors que Fred Solange fit irruption dans sa vie.
Un soir, quatre jeunes garçons s’étaient assis au bar pour commander des bières. Elle les avait préparées, laissant la mousse retomber sur les rebords des verres tulipes. Un nectar doré tout juste sorti de la tireuse.
Elle avait plaqué quatre dessous de verre en carton, en ligne parfaite, au milieu du comptoir, avant d’y déposer les bières d’un geste expert, les fixant chacun leur tour droit dans les yeux.
Cet aplomb avait plu à Fred. Ce savoir-faire, ce n’était pas donné à tout le monde. Alors, il l’avait observée, laissant à la conversation le soin de s’animer sans lui, et son regard s’était perdu dans ces boucles blondes, ces lèvres bien dessinées, d’un rouge aussi vif que sur les toiles de Picabia. Pour l’attirer à lui, il avait levé la main, commandé un petit quelque chose à grignoter, comme ça, sur le pouce, à même le bar, avant de s’en aller. Ils étaient pressés, ils venaient de donner un concert à Dunkerque et avaient fait escale ici par hasard avant de rejoindre Lille. « Une bonne idée ! » avait-il ponctué, un doux clin d’œil à son adresse. Elle avait compris qu’il la draguait, immédiatement. De cela, elle avait l’habitude à l’auberge, mais des gars beaux comme lui, il n’y en avait pas beaucoup ; et musiciens, encore moins, alors elle était sortie de sa froideur habituelle.
— Vous jouez de quoi ?
— Piano, synthé, je chante aussi. Bref, je fais tout. Les trois autres m’accompagnent pour la logistique.
— C’est bien, avait-elle répondu, en regrettant de manquer de repartie.
Elle lui avait proposé une part de flamiche au maroilles – la spécialité locale –, mais s’il était lillois, il connaissait forcément…
C’était parfait, ils avaient aussi repris une bière et Fred avait continué à s’agripper à la jolie blonde qui passait de table en table avec une fluidité déconcertante.
Au moment de partir, il lui avait donné son nom.
— Je reviendrai vous voir, avait-il ajouté, enfin, si vous voulez bien.
Et elle n’avait pas refusé, alors il était revenu, à moto cette fois, et, malgré les mises en garde de sa mère et de son père, Lysiane avait enfourché l’engin rouge vif avec assurance. Elle avait soif de partir, de découvrir, de croquer la vie et de sortir de sa campagne trop connue ; avide de tout, elle l’avait suivi les yeux fermés, guidée par une euphorie qui ne souffrait aucune nuance.
Le casque, il le lui avait accroché juste après l’avoir embrassée.
Premier baiser volé qu’elle n’avait pas vu venir.
Elle avait eu un mouvement de recul, il avait ri, enfoncé le casque sur sa tête, regretté d’écraser ses jolies boucles ondulées, puis il s’était installé au guidon sans casque avant de démarrer. Le moteur avait émis un grognement musclé et le bolide avait traversé la route nationale à toute vitesse.
Il avait tout, celui-là, se répétait-elle, grisée par cette liberté qu’elle croquait comme le fruit défendu. Beau, brun, musicien, citadin, avec quelques années de plus qu’elle pour l’emmener plus vite et plus loin, au-delà même de ses espérances.

Fred Solange. Elle répétait son nom en boucle, sur les intermèdes de Dolly, ces espaces sans paroles qu’elle pouvait combler à sa guise.
Pour penser à lui, elle enfourchait son vélo et filait à toute allure dans la plaine, cheveux aux vents, ravivant les sensations qu’elle éprouvait sur la moto, un total abandon à un plaisir indécent qu’elle n’avait pas les mots pour nommer. De ces escapades extatiques, elle revenait pimpante et essoufflée, courant se changer, se coiffer, se maquiller avant d’enfiler son tablier pour assurer le service du soir.
Depuis sa rencontre avec Fred, son sourire était plus large, ses mots plus nombreux. Elle exultait, ressassant ses attentes à l’infini.
Bientôt, il l’emmènerait à ses concerts, cela ne faisait aucun doute. Ne le lui avait-il pas promis ? Avec un peu de patience et d’adresse, il la surprendrait en train de chanter sous la douche et resterait bouche bée, envoûté, stupéfait de n’avoir pas détecté immédiatement ce talent. Aussitôt, il lui proposerait de chanter avec lui, en tant que choriste, puis en duo, et puis comme soliste, chacun son tour, et pourquoi pas ?
Elle imaginait sa vie comme on écrit des histoires, avec l’illusion de tout maîtriser.
Dans cette perspective, ses virées à vélo se voulaient des galops d’essai, des espaces de liberté où elle composait un scénario idéal dans lequel elle jouait le rôle de la chanteuse tout droit sortie de sa campagne, mais dont la beauté transformait tout. Aussi se voyait-elle un peu comme Dolly Parton ou comme Lily Stevens dans La Femme aux cigarettes, la transfuge irrésistible que rien n’arrête.
Au début, Fred avait succombé à ce charme maladroit dont la spontanéité n’a d’égale que l’innocence des premières fois. Et peu importe que ses coéquipiers se soient moqués de lui, et d’elle – surtout –, elle lui avait tapé dans l’œil et il s’amusait bien. Elle riait comme une gamine, contente de tout, naïve et admirative.
Quand il lui avait demandé son âge, elle lui avait retourné la question et, comme il avait refusé de répondre, elle s’était dérobée dans un éclat de rire.
Bientôt pourtant, il commença à se dire que la plaisanterie avait assez duré. La fille s’attachait, se pendait à son cou, le présentait comme son petit ami alors que lui n’avait pas la moindre intention de s’engager. Elle s’offrait à lui corps et âme, demandait un peu plus après chaque étreinte jusqu’à prétendre chanter avec lui. La limite était franchie. Au petit matin, il lui joua une mélodie composée juste pour elle en fumant une cigarette avant de lui annoncer qu’il était l’heure de partir.
Un rendez-vous l’attendait, sa carrière commençait à décoller, il allait bientôt enregistrer un disque, il ne pouvait pas la ramener à moto jusque chez elle cette fois-ci…
— Bien sûr, lui avait-elle répondu, fière et inquiète à la fois.
Le pas pressé sur les pavés lillois, il l’avait donc déposée à la gare routière, jouant la comédie de l’amoureux qui reviendra, le cœur déjà allégé d’une conquête amusante, mais dont les attentes ravagent la pérennité.
Car il n’était pas du genre à s’attacher ni à se laisser mener par le bout du nez ; contrairement à ce que Lysiane s’était imaginé.

Par la grâce du jeudi de fermeture, Jeanne demeura longtemps assise, une tasse vide entre les mains pour réfléchir.
Sa fille était partie au lever du jour, en catimini. Pas de moto pour l’emmener l’espace d’une nuit et la redéposer le lendemain.
Juste une absence.
Le ciel était bleu nuit. L’ampoule se reflétait sur la vitre et les tulipes roses s’inclinaient comme des danseuses sur la table.
Lorsque la porte du garage avait claqué, elle s’était précipitée à la fenêtre où elle l’avait vue courir le long de la nationale privée de lampadaires. Au mieux, elle attraperait le bus, au pire, elle ferait du stop. C’était sûr. Si seulement elle avait su conduire, elle l’aurait cueillie au bord de la route pour l’emmener où elle voulait, sans lui poser la moindre question.
Mais c’était déjà trop tard pour chercher à comprendre de toute façon.
Le garçon avait disparu avec la moto ; et depuis, Lysiane arborait le visage fermé, blanc et lisse des poupées de cire.
Une poignée de nuits… juste quelques nuits passées ailleurs… une rencontre, un fol espoir et puis plus rien.
Il n’en fallait pas davantage pour abîmer sa fille.

Quand Pierre remonta de la cave où il sculptait ses avions en bois, il ne s’étonna pas de la trouver figée, cramponnée à sa tasse. Lui aussi avait entendu la porte du garage claquer et lui aussi avait regardé Lysiane se précipiter le long de la grande route en regrettant de n’avoir jamais passé son permis de conduire.
Unis par les mêmes craintes, ils accumulaient les questions dans le vide et leur esprit devenait flou, envahi d’incertitudes.
Comment ne pas s’accorder sur le fait que leur fille avait perdu sa joie de vivre, ses coups d’éclat et ses lubies ? Évaporés depuis que la moto ne se pointait plus. Sujet intouchable et tabou qui les mettait unanimement mal à l’aise.

Jeanne attendit toute la journée, collée à la vitre, une cigarette au bec. Pierre fit de même à la cave, coupant du bois au lieu de fumer.
Que lui avait-il dit ? Que lui avait-il fait ? se demandait Jeanne.
Un chagrin d’amour n’est jamais sans conséquence.
Rongée d’inquiétude, elle aurait voulu savoir la retenir et la consoler, mais Lysiane était fuyante, tellement fuyante…
À mesure que la journée s’écoulait, elle se sentait de plus en plus ouverte et sans attente, dévouée à sa fille et prête à tout accepter pourvu qu’elle desserre enfin les lèvres.

Bien des années plus tard, Jeanne fit le récit de cette attente insupportable, les larmes aux yeux. Elle la raconta pour briser la chaîne des malentendus.

Lysiane rentra en fin de journée. Ses cheveux étaient lisses et son maquillage avait coulé. D’emblée, elle avait plongé dans les bras de sa mère au lieu de foncer dans sa chambre pour s’y enfermer. Contre toute attente, elle ne l’avait ni fuie ni repoussée, mais elle était revenue, dépouillée de son masque d’orgueil, comme une enfant prise au piège. Alors, Jeanne l’avait serrée contre sa poitrine, soulagée autant qu’abasourdie, car elle n’avait pas l’habitude de ce genre d’effusion. Par ma faute, pensa-t-elle. Elle n’était ni tactile ni sentimentale et préférait s’abrutir à la tâche plutôt que de s’épancher. S’il n’y avait donc pas eu beaucoup de tendresse entre elles, c’était de son fait.
Lysiane s’adossa au mur, Jeanne fit de même juste à côté d’elle et elles fixèrent l’horloge dont la trotteuse n’en finissait pas de tourner.
— J’ai été jeune avant toi, ne crains rien, tu peux tout me dire.
Les mots étaient venus tout seuls, sans un regard, comme si Jeanne se parlait à elle-même.
La trotteuse eut le temps de faire encore un tour de cadran avant que Lysiane ne s’effondre à ses pieds, en larmes. D’un geste maladroit et hésitant, Jeanne glissa sa main dans ses cheveux. Ils étaient doux et chauds, très épais. Rien à voir avec les siens.
Lorsque Pierre apparut à la porte, il se crut face à une Pietà et la pudeur lui dicta de s’éclipser aussitôt. Quelques instants plus tard, Jeanne entendait le vrombissement de sa ponceuse électrique. Comme s’il voulait leur laisser toute la place pour se parler sans risquer d’être interrompues.
— Je suis enceinte, lâcha Lysiane, en se frappant le ventre d’un poing serré.
Sa voix éraillée, écaillée, raturée, contrastait avec la violence compulsive de son geste. Ce bébé, elle refusait de le garder et voulait que Jeanne l’accompagne à l’hôpital, puisqu’elle était trop jeune de quatre mois pour faire ça toute seule.
— Quatre mois, rien que quatre mois, et j’aurais pu faire mes choix sans rendre de comptes à personne, répétait-elle en grand désespoir.
Mais plus Lysiane se lamentait, plus Jeanne se sentait rassurée. Pour elle, ces quatre mois étaient un miracle. Quatre mois bénis sans lesquels sa fille se serait fait avorter toute seule, comme d’autres font un bébé toutes seules, comme dans la chanson.
— Garde ton enfant. Je m’en occuperai pour toi et tu seras libre de faire ta vie.
— Ma vie ? Elle est foutue ! Complètement foutue !
Impossible de la contredire, et pourtant, tout en elle pensait le contraire, c’est pourquoi Jeanne la laissa expulser, entre pleurs et exclamations, sa révolte débordant de détresse et de dépit, issue d’un immense sentiment d’humiliation.
Elle l’apaisa comme elle pouvait. Mot après mot. Pas trop vite pour qu’elle absorbe sans rejet. Lysiane était jeune, belle, en pleine santé. Rien ne se jouait en une seule partie. Il y avait toujours une revanche à prendre, de nouvelles expériences à vivre et d’autres rencontres possibles…
Lysiane renifla, Jeanne lui tendit le mouchoir qui traînait sur le plan de travail, et elles se replacèrent dos au mur, côte à côte, sans autre caresse ni regard.
— Je suis trop jeune, viens avec moi, s’il te plaît. Toute seule, je ne peux pas, je n’ai pas le droit. Aide-moi pour ça. Je t’en supplie.
Le balancier de l’horloge scandait les secondes comme si de rien n’était et la trotteuse achevait de faire le tour du cadran lorsque l’aiguille atteignit le sept pour enclencher le carillon.
Sept coups à la césure desquels leurs yeux se retrouvèrent.
Ensuite, le mouvement lancinant du balancier vint consoler le silence, un va-et-vient régulier auquel Jeanne s’accrocha pour lutter contre elle-même et rester à sa place. Dans son esprit, des questions plus chaotiques les unes que les autres se chevauchaient, mais quel droit aurait-elle eu de les poser ?
— Bien sûr, je vais t’accompagner. On fera comme tu voudras, c’est à toi seule de décider.
Elle énonça sa réplique sans y mettre le ton, comme un texte appris par cœur, et ce flegme raviva la colère de Lysiane qui s’infligea de nouveaux coups dans le ventre.
— Ne te fais pas mal, implora Jeanne, en lui attrapant le bras. Tu souffres, je le sais, je le sens. Fais-moi confiance, je suis ta mère et je respecte ta décision. Toute femme doit avoir le choix pour ces choses-là. Un choix incontestable que nul n’est en droit de juger.
Cette fois, parce que la compassion de Jeanne transparaissait dans sa voix, Lysiane entendit ses paroles et cessa de se violenter, remplaçant les coups par des larmes silencieuses.
En la voyant ainsi, si jeune et démunie, Jeanne se demanda pourquoi il lui avait fallu attendre que sa fille se retrouve genoux à terre pour se sentir investie de son rôle de mère.

Jeanne l’accompagne, branlante comme une quille. La plaine est d’une noirceur pesante, son père à la fenêtre jusqu’au dernier moment. Une vieille habitude. Cette fois-ci, elle pensait qu’il aurait réagi, émis un commentaire, susurré un reproche ; mais rien. Aucune instance supérieure pour la sortir du tunnel ombrageux dans lequel elle s’était perdue. Un mot aurait suffi, un regard peut-être. Une étreinte aurait été de trop. Il est des gestes qui ne s’apprennent pas sur le tard.
Elle part donc seule avec sa mère, bien obligée. Trois mois et deux semaines de plus auraient tout changé. Des nausées, nul signe. Si son sang n’avait pas cessé de couler, elle n’aurait rien perçu de différent en elle, rien soupçonné.
Sa mère répète les mêmes mots tout au long du trajet : Ça va ? Ça va aller ? En boucle, comme une prière vouée à calmer ses jambes et ses mains tremblantes alors que c’est elle qui devrait avoir peur.
Excédée, Lysiane pose son casque sur ses oreilles pour se protéger de son insupportable anxiété.
Avec Jeanne, elle se sent incomprise et irascible, toujours prête à exploser. Que sa mère soit à ses côtés dans ce moment crucial ne compte pas. Entre elles, tout a déjà volé en éclats depuis longtemps.
La preuve, la voilà enceinte. Mal préparée à la vie, sacrifiée avant d’avoir eu son mot à dire. Victime des illusions dont elle s’est bercée à défaut d’avoir eu le droit de réaliser son rêve.
Sacrifiée. Elle se sent sacrifiée, car une vie pousse dans son ventre. Une vie capable de ruiner ses espoirs et de prendre sa place.

Le soleil pointe, la plaine défile plus vite maintenant que l’ombre se dissipe. Il se fait jour dans son esprit. L’hôpital est en périphérie de la ville. Elles iront en taxi, pour être sûres d’arriver à l’heure. Les places sont rares, le temps compté. La honte sera vite oubliée. Une honte banale de fille.
Elle hausse le volume, sa mère serre les jambes et se tord les mains. Lysiane s’arrime à la vitre de l’autocar. Elle avance dans le sens inverse du trajet effectué quelques semaines plus tôt, la même autre vie cachée en elle, mais dont elle a connaissance cette fois-ci. Son clin d’œil, elle le revoit. Cet affront-là ne s’efface pas. Elle a tellement cru qu’il reviendrait…

Elles descendent du car, Jeanne la première. Elle traîne au point que Lysiane la bouscule et finit par la pousser, encore plus énervée contre elle.
C’est la mi-octobre, les arbres sont multicolores à la gare routière. Ils le sont aussi à l’entrée de l’hôpital. Il fait doux, mais Jeanne grelotte. Les tenues de mi-saison concèdent quelques touches de couleur au décor spectral du centre hospitalier. À l’accueil, les formulaires se remplissent, Jeanne signe pour donner son accord. Sa main tremble, ses jambes aussi.
Lysiane, au contraire, reste de marbre ou de glace.
Dur comme du bois ou du fer. Inflexible.
Parce qu’elle joue sa vie en cet instant.
Jeanne lui fait passer le stylo. C’est à son tour de signer, de donner son accord pour qu’un médecin vide son ventre et la libère.
Que seront leurs vies après ?

Jeanne et Lysiane se regardent pour la première fois de la journée. Un regard de mères.
La secrétaire récupère les feuilles signées, répète ses consignes protocolaires et dirige les deux femmes vers l’ascenseur qui les conduira au troisième étage où une infirmière les guidera.
À l’unisson, elles acquiescent d’un même signe de tête avant de prendre congé.

Comme elles ont un peu d’avance, Jeanne demande à Lysiane de prendre l’air pour fumer et se détendre un peu. Ses mains s’agitent d’angoisse.
— Regarde, lui dit-elle en se forçant à sourire. Je ne les contrôle plus.
Sur le banc, Jeanne sort une cigarette du paquet. Ce sont des Lucky.
— Tu en veux ?
Lysiane en prend une aussi. Pour se donner du courage et que ça aille vite. D’une main toujours tremblante, Jeanne lui tend sa boîte d’allumettes. Elle lui échappe et s’éventre sur l’herbe parsemée de feuilles rouges et jaunes. Lysiane la ramasse, claque une allumette, embrase le bout de sa Lucky qu’elle aspire pour la faire prendre plus vite.
Jeanne souffle et émet une volute de fumée, Lysiane toussote. C’est la première fois qu’elle s’essaie à fumer.
Elles fixent un érable.
Lysiane continue à tousser. C’est la fumée, dans sa gorge, dans son nez. Âcre. Elle le revoit soudain, assis au piano, plaquant ses accords une cigarette aux lèvres, après leur première nuit.

Beaucoup de premières fois, pense-t-elle. Beaucoup de premières avortées…
Après, juste quelques ricochets, quelques nuits exemptes de promesses. Alors, entre lui et le fœtus qui pousse dans son ventre, elle ne voit aucun rapport.
Rien qu’un grand vide qui la renvoie à sa bêtise d’y avoir cru.

Le couloir blanc paraît plus court à leur retour. Jeanne appelle l’ascenseur en reniflant. Elle tourne la tête et Lysiane sait pourquoi. Elle manifeste tout ce qu’elle n’exprime pas.
En sortant de l’ascenseur, les pleurs que Jeanne réprime lui deviennent intolérables.
— Ne renifle pas si fort, tu me stresses ! Et sèche tes larmes, tu auras tout le temps de pleurer plus tard.
Jeanne s’exécute. Encore plus pathétique. Lysiane serre ses cheveux dans un élastique. Pour l’intervention, ce sera mieux. On les a installées sur deux chaises à l’entrée du couloir. On les fait patienter. Jeanne est livide. Ses pieds bondissent en saccades sur le sol. Parce qu’elle multiplie les efforts pour la soutenir, Lysiane essaie de se taire et de se contenir, mais la colère l’emporte bientôt.
— Ça suffit. »

Extrait
« Un soir, pour lui faire plaisir, il lui avait offert une place au Nouveau Siècle et ils étaient allés écouter Véronique Sanson, Il l’adorait, elle avait fait semblant. Ensuite, ils avaient bu un verre au Yéti. En la ramenant chez elle, il lui avait proposé de l’accompagner en tournée et elle avait sauté sur l’occasion, persuadée qu’ensuite ils s’installeraient quelque part ensemble et peu lui importait où, pourvu qu’elle rompe sa solitude et mène la vie dont elle avait toujours rêvé. La scène, les concerts, les cocktails, le succès… Et tant pis si elle goûtait à tout cela par procuration. C’était mieux que la routine et le sentiment d’avoir trahi ses idéaux. Elle aurait tout accepté, quitte à être choriste, éclipsée derrière un micro sur pied entre la batterie et le clavier. Elle aurait tout accepté, même de se taire, pourvu qu’il l’’emmène. » p. 112

À propos de l’auteur
TIXIER_Marjorie_DRMarjorie Tixier © Photo DR

Née en 1977, Marjorie Tixier vit en Savoie. Professeure agrégée de lettres modernes, elle écrit également de la poésie et puise son inspiration dans la musique, la peinture et les voyages. Après Un matin ordinaire et Un autre bleu que le tien, À l’encre rouge est son troisième roman. (Source: Fleuve Éditions)

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Une légère victoire

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En deux mots
Nour renverse et tue accidentellement une jeune femme. La victime était la fille de Yarol, un repris de justice qui finit de purger sa longue peine. Tous deux ont du mal à se remettre de ce drame. C’est alors que Yarol propose à Nour de venir le voir en prison.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une rencontre et deux vies qui basculent

Le troisième roman d’Odile d’Oultremont raconte la rencontre d’une jeune femme et d’un homme qui purge une longue peine de prison. Il lui a proposé de la rencontrer après avoir appris que c’était elle qui venait de tuer accidentellement sa fille. Un rendez-vous fort en émotions.

Nour Delsaux est assistante de rédaction dans un quotidien. Yarol Ponthus est en prison depuis près d’un quart de siècle. Constance Rodriguez est orpheline et dépressive. Un jour ordinaire, plombé par une météo tristounette, Nour renverse Constance, la fille de Yarol. Elle meurt sur le coup.
Quand le prisonnier apprend la mort de sa fille, c’est sa seule raison de vivre qui s’effondre. Lui qui redoutait le jour où, après avoir purgé sa peine, il retrouverait la société des hommes, n’a désormais plus aucune envie de sortir. En prison, il a désormais ses habitudes, son coin de potager et Zoltan, avec qui il partage sa cellule. Et les obsèques de Constance, auxquelles il a été autorisé d’assister, n’ont fait que le traumatiser davantage.
Le moral de Nour n’est guère meilleur. Elle se sent coupable, comme Yarol, elle a tué. «Elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle».
Quand elle reçoit le courrier de Yarol l’invitant à lui rendre visite en prison, elle ne comprend pas sa démarche. Mais quand Jeff, son compagnon, lui intime l’ordre de ne pas y aller, elle décide tout à la fois de se séparer de cet homme si intransigeant et si peu à l’écoute et d’accepter la rencontre. Même si elle ne comprend pas vraiment ce qui motive cette demande.
Comme dans ses deux précédents romans, Les Déraisons et Baïkonour, Odile d’Oultremont s’attache aux rencontres improbables, aux échanges inattendus. Entre l’assistante de rédaction et le taulard, le choc est extrême. S’il ne s’agit pas ici d’un vertige amoureux, le sentiment qui unit ces deux parfaits inconnus est tout aussi fort. Ils sont rongés par la culpabilité. La romancière montre avec beaucoup de sensibilité combien leur confrontation va les pousser à envisager différemment les choses, en tentant de se mettre à la place de l’autre. Une remise en cause qui va entraîner le lecteur à se positionner. Et ce n’est pas là la moindre des vertus de ce roman qui une fois encore confirme tout le talent d’Odile d’Oultremont.

Une légère victoire
Odile d’Oultremont
Éditions Julliard
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782260055716
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ains qu’à Saint-Remy, dans la banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«C’est ahurissant à quel point une phrase, une seule, constituée des mêmes mots, en tous points pareils, a suffi à rendre à Nour son monde entier et à faire éclore en Ponthus les prémices d’une vérité dont aucun parent ne voudrait.»
Chacun à sa manière, Nour Delsaux et Yarol Ponthus sous-vivent. L’une est enfermée dans une existence où elle se satisfait de petits arrangements avec elle-même, l’autre est écroué depuis un quart de siècle dans une cellule de huit mètres carrés. En février 2020, dans d’étranges circonstances, la trajectoire de l’un percute celle de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Douce est la nuit sur Paris. Nour marche en léger retrait de cet homme qu’elle appelle Jeff, diminutif de Jean-François. Il la tient par la main. Entre eux, une distance égale à deux bras tendus. Les cheveux blonds de la jeune femme, brossés de part et d’autre d’une raie centrale, forment comme les ailes d’un goéland. L’application que Nour déploie à trotter sur ses talons trop fins, à la même cadence rapide que son amoureux, le sien depuis vingt et un mois, est séduisante. Sous ses pieds, le trottoir est humide, elle est attentive aux fêlures dans la pierre, aux trous par endroits. Jeff avance vite, elle sautille derrière, la démarche imposée par ses foutues échasses est chancelante mais il fallait être bien habillée ce soir, élégante sans en faire trop, dans sa tête, elle répète ses gammes : Bonsoir Monsieur, bonsoir Madame, votre fils est une merveille, j’ai une chance folle, c’est absolument délicieux, la truite saumonée est divine, quel honneur pour moi de dîner à votre table, allez-y, s’il vous plaît, je vous en prie, contez-moi votre vie passionnante…
Un instant, Nour s’est égarée.
— Ça va ma chérie ?
Jeff se retourne vers elle, l’instant d’un sourire, il est tendu, un dîner chez ses parents, c’est quelque chose, un moment important, une fièvre toujours, au contraire de ceux passés chez la mère de Nour, qui ne suscitent ni affres ni embrasement.
Le grand boulevard bordé de noyers anciens est à deux voies. Il charrie le bruit des voitures qui s’y croisent dans un léger fracas, ça claque en douceur et, tout autour, la ville se prépare à dormir. Le large trottoir n’en finit pas de couler sous ses pas, on dirait une rivière juste avant la débâcle. Au numéro 258, la porte en bois vernis s’ouvre, tractée par le poignet gracieux de Maurice, soixante-sept ans dans la vie et vingt-cinq en fonction dans cette imposante demeure en pierres de France. La façade grise, fraîchement ravalée, s’étire sur 12 mètres au moins. « Le Château », comme elle ironise parfois. Jeff embrasse Maurice, Nour le remercie, les manteaux sont ôtés et posés au vestiaire. Devant eux, le hall est vaste, au sol des carreaux de marbre blanc et noir dessinent un gigantesque échiquier, on dirait l’entrée d’un palace londonien. Dans un coin, deux fauteuils laqués dorés, tapissés d’un tissu à fleurs rose, trônent sur un carré de laine bouclée couleur poudre. À chacune de ses visites, Nour se demande qui peut bien s’asseoir là. Pour faire quoi ? Une pause avant de monter l’escalier central, magistral, placé comme une invitation à grimper à l’échelle sociale ?
— Tu es magnifique, souffle Jeff.
— Toi aussi, répond Nour.
Sur le moment, elle n’a pas d’autre idée.
Il doit y avoir une quarantaine de marches. Personne, c’est certain, n’a jamais compté. La robe noire de Nour est courte mais pas trop, son décolleté affirmé mais pas vulgaire, elle a enfilé des bas légers, la mi-saison regorge d’interrogations essentielles de ce genre, trench ou manteau, collants ou jambes nues, cachemire ou fil de coton. Nour, en réalité, s’en contrefout, la problématique affleure trois fois l’an, uniquement lorsqu’il s’agit de venir ici et de dîner avec ces gens.
Depuis trois ans, le père de Jeff est ministre de l’Industrie et son épouse, la mère de Jeff, femme-de-ministre-de-l’Industrie.
— Dans la famille, ça a globalement rendu tout le monde assez con.
C’est ainsi que Jeff avait décrit la situation à Nour une semaine après leur rencontre.

Et ça lui avait plu, la façon décontractée dont cet homme engageant, un grand brun sacrément baisable, avait qualifié ce fait exceptionnel, avec humour et sans esbroufe. La réalité, par la suite, avait été plus ambiguë.
Rapidement, Nour avait compris que la nature de son poste d’assistante de rédaction au journal Le Monde suscitait une sorte de malaise, à la fois parce qu’elle travaillait dans un média réputé de centre gauche alors que le ministre Tanguy Éluard appartenait à une majorité de droite ; mais aussi parce que sa position au sein du journal, insignifiante en réalité, sans aucun pouvoir ni ambition d’en avoir, faisait d’elle une espionne dans la place, certes, mais de bien modeste facture. Ce qui, compte tenu de l’éminent statut du ministre, semblait désobligeant.
Durant les premiers mois de leur histoire, Jeff avait semblé rejeter l’idée qu’il puisse y avoir, même inconsciemment, deux camps au sein de son entourage proche. Et puis un jour, au retour d’un voyage d’affaires en Angola, Nour l’avait surpris qui murmurait au téléphone avec son père, dans une discrétion relative. Alors, sans détour, elle avait éclaté de rire, le ridicule de la situation s’était emparé d’elle, l’avait enlacée comme une étole gigantesque, elle n’avait rien pu faire d’autre que se gausser. Comme si elle avait l’intention de les trahir, le ministre et son fils, quoi qu’ils aient pu conspirer tous les deux ! C’était si mal la connaître, si mal l’apprécier surtout ! Plutôt que de reprocher à Jeff sa soudaine et ridicule paranoïa, elle avait choisi d’en rire, elle était tellement gênée pour lui qu’il puisse penser qu’il fallait se protéger d’elle, au point de chuchoter grossièrement derrière un rideau comme au temps des vaudevilles et de la guillotine. Ça n’avait fait marrer qu’elle. À compter de ce jour, peu à peu, Jeff s’était mis à revêtir une étrange armure de fils de ministre, de plus en plus épaisse, une sorte de cape censée le préserver d’agressions extérieures dont il ne fut jamais capable de déterminer la nature précise.
Alors, imperceptiblement, leur vie avait continué, leur amour aussi, mais d’une façon un peu différente, comme s’ils partageaient désormais la même pitance mais qu’ils s’abreuvaient à deux sources discordantes.
— Bonsoir, ma jolie.
Tanguy Éluard procède ainsi lorsqu’il ne se souvient plus du prénom de Nour, en lui attribuant un inoffensif sobriquet coquin qu’il attribuerait à n’importe quelle minette de passage.
— Bonjour, Tanguy.

À dessein, elle se retient de l’appeler Monsieur le ministre en retour, bien qu’il ne lui ait jamais donné l’autorisation de procéder d’une autre manière, dès lors il affiche un air brièvement contrit, la désapprobation se lit clairement dans ses yeux, mais que peut-il maintenant qu’elle a osé ? Il se tourne vers son fils, lui expédie une étreinte couplée d’un sourire forcé afin d’évacuer son courroux. Jeff a entendu, il est secrètement navré pour son père, pourtant, à Nour, il ne reprochera rien. À quoi bon tenter d’éduquer quelqu’un qui se refuse à l’être ? Au bout de quelques longues minutes à gober des olives dénoyautées en faisant un bref point sur l’état mental et physique de chacun, Madame la ministre qui, dans l’intimité, se prénomme Agathe, invite les convives à passer à table. Elle le fait d’un geste délicat, ses mains aux longs ongles bardés d’un vernis rubis brassent un air pleutre de salon mondain, constitué d’invisibles compromis en tout genre. Agathe est la reine des angles arrondis qu’elle polit avec énergie dans le sillon de son mari hâbleur. Nour la considère avec compassion, pour rien au monde elle n’aimerait être à sa place, quelle sorte de femme fait encore ce choix-là, celui de l’ombre perpétuelle avec, pour seul salut, les rires forcés d’une blague au formol et de la tarte fine au dessert. Parfois, Nour ose des questions plus personnelles à la mère de Jeff, un audacieux « comment allez-vous, chère Agathe ? » Mais la maîtresse de maison, bien que reconnaissante, botte en touche car parler d’elle n’est pas une option, et ses réponses – « bien, bien, Tanguy travaille beaucoup » ou « il a une vie à cent à l’heure, mais on ne va pas se plaindre » – sont l’aveu sans cesse répété d’une seconde place acquise pour l’éternité.

Ensuite, le dîner se déroule entre soufflé de homard et tournedos à la crème, tout ce qu’elle déteste, ces menus de l’an quarante que plus personne ne propose ailleurs que dans ces endroits où les traditions sont maintenues sous des cloches en porcelaine, assorties de privilèges dont quelques rares personnes se sustentent encore.
— Un tournedos à la crème, putain… D’écrevisses en plus. Un terre-mer.
Deux jours plus tard, avachie dans un canapé trop mou à siroter un café serré, Nour décrit le reste de la soirée, un supplice, à Rosalie, son amie journaliste rencontrée à la fac, engagée ensuite à Libé au service Culture, il y a cinq ans, pendant que Nour remplit encore des formulaires de déduction fiscale pour les déjeuners de son patron.
— J’ai été promue.
— Non ?
Nour ne s’étonne que pour la forme. Rosa est une travailleuse acharnée, elle l’a toujours été, l’exact opposé d’elle-même, et sa promotion n’a rien d’une surprise.
— Je m’occupe des portraits de quatrième de couv. Avec Sébastien. On est deux.
De joie, Nour pousse un cri d’Indien.
— Tu devrais écrire un papier sur mon beau-père. Une belle photo au gros grain en noir et blanc avec un titre un peu choc…
— « La crème de la crème » !
Rosa se marre et Nour se redresse pour ne pas avaler de travers.
— Tu réalises que le mec n’a pas arrêté de parler de prise de risque politique et de louer l’importance d’avoir confiance en les gens, de faire confiance ? Et, à côté de ça, il a passé son temps à se sentir agressé par tout, les opinions des autres, sa putain de sauce aux crustacés, la fumée de ma clope, le bruit des voitures.
Lasse, Nour relate sa conversation de l’avant-veille avec le ministre. Elle lui a raconté avoir acheté une automatique, silencieuse et propre, Éluard soupirant aussitôt, c’est le genre de considération qui l’assomme, du politiquement correct à l’emporte-pièce, ces gens qui se croient écolos parce qu’ils conduisent une hybride… Ses mots fatigués ont rebondi sur sa lèvre inférieure ourlée comme un tuyau avant de tomber dans un mépris saisissant. Dans un premier temps, Nour s’est rebiffée, vous pouvez pas dire ça, même Jeff a osé une plainte contre son père, que ce dernier a ignorée en changeant de sujet, ajoutant au mépris l’indifférence. Et voilà qu’il était déjà l’heure de s’en aller. Nour ignore si elle se sent plus frustrée à l’idée de ne pas avoir assez tenu tête au ministre ou de constater une fois de plus qu’il n’est rien d’autre qu’un autosatisfait usé aux idées politiques réchauffées au silex.
— C’était joyeux comme un parking souterrain, deux heures assise sur une chaise en velours à écouter le roi tenir un crachoir tellement éculé…
Rosa se marre, elle aime le reportage des soirées de son amie au Château. Officiellement, Nour a l’interdiction de raconter ce qu’il s’y passe, à ses amis, à ses collègues, c’est une proscription de principe, instaurée par Jeff quelque temps auparavant, pour éviter les malentendus, à laquelle elle a accepté de souscrire pour la paix de son ménage. La vérité, c’est qu’elle n’en fait rien, le récit bien trop excitant à mettre en mots agit aussi comme une catharsis, pour rien au monde elle ne se priverait de répandre les aberrations narcissiques d’un serviteur de l’État.
— Parfois je me demande : pourquoi tu restes avec Jeff ?
— Jeff n’a rien à voir avec son père. Nour dit ça en haussant les épaules. Il ne fait pas de politique et il n’en fera jamais. Et puis, accessoirement, je l’aime.
Rosalie sourit.
— C’est vrai qu’il est sympa.

La nouvelle n’est pas encore arrivée jusqu’à lui. Alors Yarol Ponthus procède comme d’habitude. Il orchestre sa toilette matinale comme une fourmi à l’ouvrage, l’espace est exigu, il connaît parfaitement sa partition. Sa routine, artisanale, fabriquée comme il peut, avec les moyens du bord ; un pain de savon jaunâtre pour le corps et du shampoing, la marque discount de chez Carrefour, toujours le même, depuis vingt-quatre ans. Il examine la surface de ses dents ambrées dans le miroir fendu puis se place sous le jet de la douche délimitée par deux murets en angle droit dans le coin de sa cellule. Huit mètres carrés rien qu’à lui. Un lit, un bureau, une armoire et un petit frigo sont disposés le long d’un mur, un écran de télévision est fixé en hauteur, à droite de la fenêtre. Au sol, deux paires de chaussures sont alignées à côté d’un réchaud en fonte. Un quart de siècle qu’il habite dans cette espèce de misère, une tanière, à peine plus d’un profond creux dans le mur, alors, pour éviter frustrations et déconvenues, il a appris autant que possible à tenir à l’écart les éléments du réel.
Lui, ce qu’il aime, c’est la philosophie. Avec elle, il n’y a rien de palpable ni d’artificiel, que des idées. Des citations de Nietzsche – « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur » – et de Schopenhauer – « Ni aimer, ni haïr : voilà la moitié de toute sagesse. Ne rien dire et ne rien croire : voilà l’autre » – sont méthodiquement punaisées sur les murs de son cachot, vibrant de promesses impossibles ; il connaît ces deux phrases par cœur et tant d’autres dans le même genre, purgations de pacotille qu’un quotidien de quasi-inaction invite à considérer doublement. Il enfile un survêtement sous l’épaisse lumière d’un néon malade, qui clignote souvent, faute d’un entretien régulier. Ses chairs à moitié nues sont aussi blanches que l’écume, le soleil pénètre à peine dans ces mitards aux fenêtres étroites qu’assombrissent de solides barreaux et, aux carreaux des vitres, une poussière impérissable.
Dans le bâtiment C, entièrement dédié aux détenus en fin de peine, à qui l’on accorde un régime pénitentiaire allégé accompagné d’un programme progressif de réinsertion, la journée débute comme la précédente et toutes celles d’avant. En captivité, se brosser les dents est une activité dont l’intérêt premier est d’éprouver. Yarol se sent à la manœuvre et il aime ça. Il polit sa plaque dentaire et ce simple geste est l’irréfutable preuve qu’il existe encore, son corps et son esprit s’échinant à prendre soin l’un de l’autre.
Dans le couloir, les autres s’adonnent à leurs singeries habituelles, il entend les voix qui jaillissent fort et des rires familiers. Sa porte est ouverte de 7 heures du matin à 7 heures du soir sur l’univers du couloir, une trentaine de mètres de part et d’autre, jalonnés de cellules comme la sienne, chacune occupée par un individu seul. À 7 heures 30, les auxiliaires, ces prisonniers qui prétendent au service général, s’occupent de l’entretien du bâtiment, des cantines, ou récurent les coursives à la flotte javellisée, mi-fiers, mi-foutraques, voyant en leur affectation l’occasion de faire s’écouler le temps. Au même moment, un groupe d’internés se rend aux ateliers de services techniques où les hommes réparent le matériel carcéral en échange d’un salaire quasi nul.
Quoi qu’il fasse, ici, Yarol est respecté, c’est l’apanage d’un vieux comme lui, que la plupart d’ailleurs surnomment « Boss ». Il a passé plus d’années à l’ombre que dehors, ça en dit long sur ce qu’il a fait. Son ancienneté dans l’établissement lui assure, depuis lors, la déférence de la hiérarchie et des taulards, et son bon comportement le respect de l’administration. Même Quentin Bompieux, le directeur, lui voue une certaine admiration. Lorsqu’on lui parle de Yarol, il le décrit comme l’ADN de la prison. Arrivé il y a seize ans, après deux fois quatre années dans un quartier de haute sécurité situé dans le nord de la France, un bahut pour DPS, « détenus particulièrement surveillés », Yarol a été muté en 2006 à Saint-Rémy, près de Paris, quelques semaines avant l’arrivée du directeur. Il incarne en quelque sorte les archives de la genèse de Bompieux, la mémoire de ses aurores professionnelles. De cette époque, à part eux deux, il ne reste plus personne. Les autres ont été transférés, libérés ou sont morts. Bompieux est bien incapable de décrire ce qui, par ailleurs, le touche chez Yarol. Est-ce sa faculté à considérer les crimes qu’il a commis comme une part indéfectible de lui-même, en assumant sa responsabilité pleine et entière ? En contrepartie de ces vies ôtées, Yarol a décidé de posséder ses homicides, comme un bien meuble, de les faire siens, afin d’en contrôler les causes mais aussi les conséquences. À sa façon, Yarol est un sage qui s’est aventuré jusqu’au point le plus avancé de l’ignominie pour le devenir.
À l’extérieur, il n’a gardé aucun lien. Ni famille, ni ami. Les êtres humains qu’il côtoie sont reclus ou gardiens. Parfois, il demande à rencontrer un psy et, depuis peu, la date de sa libération approchant – dans six mois –, il a des rendez-vous réguliers avec une conseillère d’insertion et de probation, Mme Lacey, une grosse dame invariablement vêtue d’un pantalon beige et d’un polo bleu marine. Elle est affable et sympathique mais Yarol la trouve assez vilaine avec ses cheveux courts aubergine et ses lunettes rouges. Le drame, pense-t-il souvent, c’est qu’il ne sait plus à quoi ressemblent les femmes. Bien sûr, il en voit à la télé, allumée toute la journée, mais l’image ne dispense en rien le parfum d’un corps, la musique d’une voix ou l’enchantement d’un geste.
Lacey plaisante souvent. Elle aime à répéter : « je suis celle qui dit oui », alors qu’au même moment elle révoque un nombre impressionnant d’espoirs auxquels Yarol s’était accroché naïvement, espérant entrevoir dans le scénario de sa libération des fragments de consolation. En réalité, elle est celle qui dit non à presque tout, en concluant d’un air faussement désolé : « J’aide à la réinsertion, pas au carnaval de Rio. » Et ça lui fait une belle jambe à Yarol, cet humour à la con.
Ça fait un an, sur les bons conseils de la dame, que Yarol prépare un CAP agricole qu’il terminera dehors – il a choisi cette filière parce que, depuis quelques années, il s’occupe du potager de la prison, un terrain maigrelet de 10 mètres carrés planté au beau milieu de la cour. En promenade, les captifs marchent autour et forment une procession étrange, un genre d’incantation aux tomates et aux carottes de Yarol, des légumes qu’il bichonne comme s’ils étaient ses mômes. Avec le temps, il a appris à tailler les plants, prélever les boutures et arroser à leur juste mesure. Il aime regarder pousser les fraises et les piments, il lui arrive de choisir les semences et de procéder à quelques aménagements. Il ne s’agit pas vraiment d’une passion, mais occuper ses mains à travailler la terre, c’est autant d’heures à ne penser à rien. De là à étudier l’agriculture…
Optimiser sa réinsertion, c’est aussi choisir une voie pour augmenter ses chances de trouver un travail à la sortie et de s’autonomiser financièrement. Il a entendu cette phrase des centaines de fois mais elle n’imprime rien en lui. Le retour à la liberté, la grande magie supposée d’un nouveau contact à la vie, très peu pour lui. Yarol a le sentiment d’un exil, d’un glissement. De la perspective de quitter ces murs devrait jaillir l’exaltation d’une renaissance mais c’est au contraire une grande anxiété qu’il ressent. Une frayeur, en tous points pareille à celle qu’il a si puissamment éprouvée à la mort de son père, ce père qu’il n’a pourtant jamais connu, une trouille infinie, dont il parlera longuement aux jurés d’assises vingt-six ans plus tard, lorsqu’il sera condamné à une peine de vingt-cinq années incompressibles, J’ai pris sa mort dans la gueule et à partir de ce moment-là, j’ai eu peur tout le temps.

Il ose l’avouer à Lacey parfois. Sa future libération conditionnelle le terrifie. Enfermés depuis ce qui lui semble être mille ans, son corps et son esprit plus encore ont tous deux oublié que la part la plus intéressante de chacun réside dans ce qu’on ne peut pas prévoir. De sa sortie auraient pu advenir de nombreuses opportunités ; au lieu de ça, il est convaincu que le monde hostile ne lui réservera qu’une place de figurant ou de banni, une arrière-position dont personne ne voudrait.
— Dehors, il y a Constance.
Toujours, Lacey insiste sur cet aspect-là, délicat, indomptable, presque sauvage mais fondamental, de sa nouvelle vie. Yarol ignore quoi faire de cette information. Elle lui apparaît comme une furie tourbillonnante qui s’enroule autour de lui et à mesure qu’il y songe, il se sent contraint de tout lâcher d’un coup, ses doutes autant que ses certitudes, au profit d’un espace vierge, peuplé de vides et de silences, grand comme un désert et au milieu duquel se trouve Constance, qui l’observe, impavide. Il espère un sourire ou une main tendue mais, sur le visage de sa fille, il n’y a rien qu’un regard fixe et dans ses mains libres de la poussière de sable.
Comment espérer qu’elle soit heureuse de le revoir après tant d’années de crimes et de délits ? Et pourtant, elle est là. Dehors. Réelle.
Elle a quitté sa douche, ses longs cheveux essorés sont rassemblés à la droite de son doux visage, presque enfantin. Nour a trente et un ans, elle en paraît dix de moins.
Jeff travaille sur le coin de la table de la cuisine, il consulte des rapports d’activité d’entreprises que ses clients envisagent de racheter. Les fusions-acquisitions, c’est sa spécialité. Au début, il avait hésité à devenir pénaliste ou à faire du droit social, mais des événements dont il n’a jamais spécifié la teneur se sont chargés de modifier ses plans initiaux ; Nour le regrette souvent, elle aurait aimé partager la vie d’un idéaliste qui se consacre à de justes causes. Elle aurait aimé, dans un autre registre, ne pas se retrouver dans cette situation où juger le choix de carrière des autres ne se fonde sur aucune crédibilité quand on a, comme elle, terminé l’école de journalisme de Lille avec mention mais que, par une sorte de lâcheté paralysante déguisée en paresse, on se contente depuis des années d’un poste largement sous-qualifié. Elle s’approche de Jeff et l’embrasse dans le cou, lui confie un baiser appuyé, elle veut sentir l’odeur de sa peau mêlée à celle de ses cheveux bruns, là où il fait tiède encore alors que la chaleur de la nuit tarde à s’échapper.
— Je vais au cimetière, tu viens avec moi ?
— Je dois ? renâcle-t-il.
D’un geste, elle se détache de lui, quitte la cuisine et ravale en silence une offense contre laquelle elle se pensait prémunie.
— Pardon, chérie, j’ai du boulot.
Il a dit ça sans même lever les yeux. Il faudrait du courage à Nour pour lui répondre que, oui, elle aura du mal à pardonner ce genre de déconsidération, mais en ce matin du dixième anniversaire de la mort de son père, elle veut éviter d’inciser plus encore dans sa peine et, plutôt que de diriger vers Jeff sa colère froide, elle choisit de discipliner sa respiration et avale la couleuvre sans un mot en retour.

Le soleil sec de ce neuvième jour du mois de février cogne sur le coude de Nour, plié en deux et posé sur le rebord de la vitre. On est dimanche, Waze indique le cimetière à seize minutes. À sa droite, sur le siège passager, se trouve un bouquet composé de roses et de quelques renoncules. Les fleurs sont pour son père, enfin pour ce qu’il reste de son père, une dépouille rangée dans un caveau, enfermée ad vitam, qui attend on ne sait quoi, peut-être que d’autres qu’il a aimés au temps de sa vie d’ardeur lui fassent, parfois, l’honneur d’une visite. Le feu est rouge, Nour patiente au volant de sa nouvelle Dacia hybride, bijou de modernité, aussi agile que silencieuse dont ses jeunes collègues, journalistes pour la plupart, tous épris de justice sociale et d’écologie, lui ont fait l’éloge des mois durant. Toute bonne action mérite sa juste punition. Elle aurait pu penser à cette connerie d’expression, elle aurait surtout dû garder sa Polo diesel. On commence citoyen écolo et on termine assassin.
Le feu passe au vert. De sa main gauche, elle tient le volant, de l’autre, elle fait glisser l’élastique de ses cheveux jusqu’à le tenir dans sa paume, Liquid Sunshine de Biga Ranx à fond dans l’habitacle. »

Extrait
« Il faut bien s’acquitter du quotidien. En réalité, elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle, malgré les mises en garde de ceux et celles qui n’ont cessé de lui répéter qu’il fallait qu’elle se repose. Mais de quoi? D’avoir été le vecteur accidentel de l’expression de la malchance? Ou d’être un monstre? » p. 66

À propos de l’auteur
OULTREMONT_odile_©Charlotte_Krebs

Odile d’Oultremont © Photo Charlotte Krebs

Odile d’Oultremont est scénariste, réalisatrice et romancière. Après deux romans très remarqués, Les Déraisons, prix de la Closerie des Lilas, et Baïkonour, prix du Roman qui fait du bien, elle publie Une légère victoire en 2023. Odile d’Oultremont vit à Bruxelles. (Source: Éditions Julliard)

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Périphéries

LAFITTE_peripheries RL_2023

En deux mots
Virgile entretient sa forme. Pour mener à bien son projet, ramener la quarantaine de personnes qui logent dans un bidonville en Roumanie, il lui faut être affuté. Et rassembler vite une somme importante. Mais son trafic de drogue va gêner Nuri qui entend mener seul les affaires. Un affrontement à l’issue incertaine s’engage.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des combats à l’issue incertaine

Philippe Lafitte nous propose dans son nouveau roman d’explorer les marges de notre société. Dans cette banlieue où règne la violence, Virgile le Roumain va affronter Nuri, le caïd de la cité, sous les yeux de sa sœur Yasmine. Et tous les coups sont permis.

Virgile prend soin de son corps. S’il se balance au-dessus d’un pont autoroutier, c’est pour rester musclé et avoir les armes pour se défendre ou pour fuir la police. Virgile est arrivé depuis près de deux ans dans ce coin de banlieue avec une quarantaine de compagnons d’infortune. À Buzescu, dans sa Roumanie natale, on lui avait fait miroiter le rêve français. Depuis, il a déchanté. Mais il a appris à se battre et à dealer, le trafic qui lui semble le moins risqué et le plus lucratif. Alors jour après jour, il se bat pour son grand projet, pouvoir se payer un bus et ramener toute la troupe en Roumanie, loin du bidonville et de la précarité qui les ronge tous.
Mais pour réussir dans son entreprise, il lui faut écarter la menace que représente Nuri qui a fait de ce coin de banlieue son territoire. Avec son armée de petites frappes, il gère les trafics, dirige une salle de sport et le Kebab House et entend ne pas se laisser doubler par ce rom qui s’arroge une partie de ses revenus. Il entend d’autant plus le mettre au pas que ses sbires lui ont rapporté avoir vu Virgile en compagnie de sa sœur Yasmine. Une fréquentation qu’il ne peut admettre, lui qui entend faire de la jeune fille une musulmane soumise. Yasmine – qui a dû renoncer à ses études pour s’occuper de ses frères et sœurs – ne rêve quant à elle que de fuir sa prison.
C’est dans ce climat explosif que Philippe Lafitte a situé ce roman à l’ambiance de polar, où il faut échapper à la police, savoir répondre à la violence par la violence et se tenir en permanence sur ses gardes. Entre Virgile qui termine de rassembler la somme nécessaire à son retour au pays où l’attend Lena, son amour de jeunesse qu’il n’a pas su convaincre de l’accompagner et qui per espoir de le revoir, Nuri qui entend se venger de ce rom qui, non content d’empiéter sur ses plates-bandes, drague aussi sa sœur et cette dernière qui prépare sa fuite, l’épilogue de ce roman plein de bruit et de fureur va être haletant. L’auteur sait à merveille entretenir le suspense, jouer avec la psychologie des personnages et proposer au lecteur une palette d’émotions fortes. Son exploration des marges de notre société, sans manichéisme et sans œillères, est très réussie.

Périphéries
Philippe Lafitte
Éditions du Mercure de France
Roman
176 p., 18 €
EAN 9782715260610
Paru le 02/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en banlieue parisienne, entre Asnières et Gennevilliers ainsi qu’au Vexin et à Paris. On y évoque aussi la Roumanie, à Buzescu et Bucarest.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À vingt ans, Virgile est à la tête d’un groupe de Roms qui survit dans un bidonville aux marges du périphérique parisien. Depuis qu’il est en France, Virgile a un rêve tenace : ramener son clan en Roumanie. Pour cela il a besoin d’argent. Sans scrupule, Virgile s’improvise dealer. Mais il est sur les terres de Nuri, un concurrent redoutable qui fait régner sa loi sans pitié. Surtout, Virgile a rencontré Yasmine, la sœur de Nuri : il n’est pas insensible à son charme, et déjà la rumeur va son chemin…
Virgile sera-t-il à la hauteur de ses projets : rentrer dans son pays d’origine ou rester pour Yasmine ? Et Yasmine, assignée à domicile par son frère, ira-t-elle jusqu’au bout de son désir d’émancipation ? Trois destins mêlés qui poursuivent à leur façon le même rêve de liberté : échapper à leur condition. Quel qu’en soit le prix.
Avec un style vif et enlevé, Philippe Lafitte nous propose un récit sans concession, d’un réalisme noir et poignant. Urbain et nocturne, poétique et électrique, son roman pointe les drames invisibles qui se trament aux portes de nos grandes villes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
BX1 (Dans Le courrier recommandé, David Courier reçoit Philippe Lafitte)
Grégoire Delacourt
(+ son bureau d’écrivain)
Blog de Jean-Claude Lebrun

Les premières pages du livre
« Qu’il pleuve ou qu’il vente, il revient tous les soirs sur cette portion de route express coincée entre des entrepôts, des barres d’immeubles et les voies sur berge. Dans le halo des réverbères il est une présence singulière, inhabituelle, obstinée. Une silhouette agitée par le temps de novembre. Dans la nuit jaune de banlieue son corps monte et descend en cadence, accroché à la barrière d’un pont autoroutier.
Malgré la température son torse est nu, tout en nerfs et en muscles, comme à vif, sculpté par les phares des voitures ; dans la nuit froide son corps monte et descend, luisant et lisse, ébloui d’éclairs automobiles. Cinquante impulsions, agrippé par les mains. Pause. Cinquante relevés, accroché par les pieds. Pause. Bras fléchis, mains aux tempes, alternance d’ombre et de lumière. Une montée pour une descente, une descente et une montée – avec ce souffle régulier comme une haleine de forge. Ceinture d’abdominaux roulant sous la peau. Ascension et chute. Mouvement et pause.
Autour de lui l’atmosphère est saturée de pluies acides, de vapeurs métalliques et d’odeurs d’essence. Dans tous les hivers industriels du monde, il fait froid.

Il reprend ses tractions, suspendu dans le vide, et sous ses pieds les voitures s’engouffrent dans la bouche du tunnel, zébrant son torse d’appels de phares stroboscopiques ; en sens inverse d’autres carcasses d’acier avancent tout en embouteillages, maculant cette fois son corps de lueurs rouges ; au loin un grondement de tonnerre menace et des motards remontent la bande d’arrêt d’urgence en frôlant les carrosseries dans un rugissement d’apocalypse. À hauteur de l’homme suspendu quelques curieux lâchent un coup d’avertisseur, certains ralentissent et, en écho, d’autres klaxons s’interpellent par à-coups ; enfermés dans leur cage de tôle, des hommes serrent mâchoires et volant comme si leur vie en dépendait.
Chaque soir, dans le même mouvement immuable des milliers d’automobilistes fuient le centre de Paris pour rejoindre les banlieues-dortoirs, à l’heure de sortie des bureaux. Indifférente à la rumeur lointaine, aux sirènes et au bruit, la silhouette reprend son entraînement.

C’est un tout jeune homme, à peine vingt ans, fumant de vapeur, d’énergie et de rage. Torse nu en plein hiver, tête brûlée penchée deux mètres au-dessus des voitures, c’est Virgile. Qui signifie « petite branche souple » en latin. D’une tout autre nature est le rêve qu’il poursuit : un rêve herculéen forgeant un corps à la force de ses muscles.
*
Il a cessé de pleuvoir. Sur le talus qui prolonge le pont, des ombres rôdent dans les broussailles. Au bord de la voie rapide des silhouettes surgissent comme si elles voulaient prendre les voitures d’assaut, et dans la pénombre on distingue les baraquements de planches où des femmes font claquer des couvertures ; courbés sous les bâches, des hommes alimentent les braseros à grand renfort de cartons et aussitôt des brassées de braises s’envolent dans la nuit comme des lucioles affolées.
Abrité du vent contre un escalier en béton, l’unique robinet d’eau potable fuit. Dans la nuit éclairée par les phares apparaît un gamin, traînant un seau plein d’eau qui racle le sol. Partout des sacs en plastique émergent des herbes folles, aux branches des arbres frissonnent les papiers gras et plus bas s’accumulent les ordures ménagères, bien au-delà des cabanes.

Voici le clan des Monescu. Femmes, enfants, hommes, vieillards. Le cheveu noir et lisse, plus rarement gris ou blanc, la peau mate, éclatante ou ridée. Les Monescu sont arrivés de Roumanie il y a deux ans. Interceptés au bout d’un mois sous une pile de pont autoroutier, regroupés aussitôt dans un centre de rétention d’Île-de-France. Recensés tant bien que mal par d’ex-immigrés devenus interprètes, de nationalité identique mais pas roms – et ça fait toute la différence. Qui leur signifient une fin de non-recevoir déguisée en mauvaise humeur chronique. « Qu’est-ce que vous faites là ? D’où venez-vous ? Qui est le chef du clan ? Vous cherchez quoi ? » Les derniers arrivés paient pour les autres.
Huit semaines se sont écoulées derrière des grillages couplés de miradors. Au pays lointain, personne ne les a prévenus de leur sort ici : on n’abîme pas les rêves que d’autres ont patiemment élaboré pour vous faire traverser l’Europe sans rechigner – comme le veut la tradition. Soixante jours enfermés dans une caserne réaffectée, avec cour en béton et préfabriqués en guise de paysage, c’est long pour des nomades. Aléas de l’administration, on les invite brusquement à quitter les lieux, pas de préparatifs ni de destination : démerdez-vous – si possible repartez d’où vous êtes venus.

Ils s’éloignent donc vers d’autres horizons, taiseux et amnésiques, avec pour ligne de fuite des rencontres hostiles et une méfiance constante jusqu’au bout du voyage. Plus tard ils occuperont un tunnel désaffecté de la Petite Ceinture dont les parois couvertes de moisissures diffusent une forte odeur de cave. Ils se dissiperont ailleurs, du côté des Maréchaux, aux portes de la capitale, là où des patrouilles de gardiennage privé les repousseront plus loin encore. On les chasse aussi d’une gare de triage en ruine, ou d’un immeuble de bureaux en construction. Un soir, le propriétaire d’un parking fait lâcher les chiens, les incitant à fuir de nouveau au petit matin, perdus dans des brumes périphériques sans savoir où ils vont.
Après le dernier incident, le clan s’est éparpillé dans les friches nord de la banlieue parisienne. Au premier printemps, comme réunis par un mystérieux lien télépathique, ils se regroupent sous une arche de béton, à la lisière de la ville. Paris n’est pas loin, on en aperçoit les lumières d’ici. Abrités sous le pilier de la voie rapide, ils attendent la nuit pour franchir la passerelle qui enjambe la Seine. Pont de Clichy. Marche silencieuse. Gennevilliers. File indienne. Trois cents mètres plus loin se profile le talus.
*
À une heure du matin la banlieue dort enfin, la voie est libre. À la pince, les hommes découpent une large entaille dans le grillage qui encercle le terrain vague. Font entrer le clan dans un silence religieux. Les plus valides portent des planches de chantier sur le dos, les femmes des tapis, les adolescents des plaques de contreplaqué en équilibre sur leur tête ; les enfants, eux, sortent de leurs poches de la ficelle, déroulent autour de leurs hanches du fil de fer, s’efforcent de lier entre eux des tasseaux de bois comme leur ont appris les anciens ; lesquels taillent au couteau des branches qui serviront à consolider les auvents.
Ils sont quarante comme ça, silencieux et unis, à construire le bidonville. Une enfilade de baraquements, bois de palettes et bâches de plastique qui s’édifie en quelques heures au bord de la voie rapide.
Alors que le trafic automobile s’éveille dans l’aube glacée d’un nouveau matin d’hiver, le clan s’affaire à dégager des chemins à travers la broussaille, à attiser du bois dans des fûts métalliques. Demain auront lieu les premiers brûlis pour dégager le terrain, cultiver les pommes de terre, les choux et les aubergines.
Dominant la scène, le projecteur d’un stade proche allonge les bicoques d’ombres expressionnistes ; d’autres rais de lumière éclairent les piles du pont où une banderole graffitée proclame : « Ici l’État laisse se développer un bidonville ! MUNICIPALITÉ EN LUTTE ! ». À force d’intempéries la banderole militante s’est délitée et pendouille dans le vide, frôlant les voitures qui continuent de traverser la banlieue comme si elles commettaient un délit de fuite. Le lieu du ban, on le traverse ou on rêve d’en partir, surtout pas d’y rester.
Ça fait plus d’un an qu’ils sont là, maintenant, fantômes invisibles survivant à un deuxième hiver. »

Extraits
« Depuis qu’elle a arrêté la fac, sa vie se borne à cette triangulaire : la salle, l’école, le foyer — une HLM de quatre pièces avec sept bouches à nourrir. Arrêter la fac, refermer son regard sur le monde. Se claustrer. Décision imposée par Nuri, juste avant la rentrée précédente. Insidieusement, progressivement, puis brutalement. « Tu ne retournes pas à la fac. » Frère aîné devenu chef de famille depuis qu’une chute de chantier a laissé le père grabataire, il y a dix-huit mois. « Il faut s’occuper des petits. » Frère de sang devenu tyran. La sidération a laissé Yasmine sans voix, tiraillée entre révolte et culpabilité. S’occuper des petits, avant tout. La mère est morte il y a trois ans — paix à son âme — et Yasmine pense que l’événement n’est pas étranger à la désorientation — et à l’accident — du père. En attendant, finie la fac.
La cascade de drames domestiques oblige à revoir les priorités, à serrer les coudes. Compter chaque euro. Pour parachever le tout, c’est comme si la fatalité avait répondu aux désirs de Nuri, dans sa volonté obsédante d’ordre familial: « Yasmine, si Dieu le veut, ta place est à la maison. »» p. 33

« Yasmine se penche sur son travail mais sa tête est ailleurs. L’histoire semble donc vouée à l’échec avant même d’avoir commencé. La fatalité. Comme un joug intangible reproduisant une tradition qui perpétue l’injustice et revient en boucle. Circuit fermé et héritage immémorial qui ne la concernent en rien. Recroquevillée sur son lit, elle rumine sa peine. Ainsi lui parle-t-on tous les jours d’un dieu auquel elle devrait se soumettre mais chaque jour, que fait ce dieu pour elle ? La réponse occupe ses pensées, flotte devant ses yeux. Chaque jour ici est un nouveau fardeau. Yasmine endure un monde où elle n’a pas son mot à dire alors que d’autres se réjouissent d’en profiter à chaque instant. Pourquoi ? Il n’y a pas de réponse satisfaisante à l’injustice. Son existence est le fond d’un puits obscur dont elle ne peut s’échapper qu’à certaines heures, pour des moments surveillés, comptabilisés, restreints. Le carcan, le joug et la chaîne. Seule subsiste une infime lueur d’espoir : elle a le numéro de portable du garçon. Et plus encore.
Elle se lève, ferme la porte de sa chambre à clé avec d’infinies précautions. Elle se fige dans l’écoute encore quelques secondes, l’oreille collée au panneau de contreplaqué. L’appartement est miraculeusement silencieux. » p. 93

À propos de l’auteur
LAFITTE_philippe_©Francesca_MantvaniPhilippe Lafitte © Photo Francesca Mantovani

Né en 1960 à Boulogne-Billancourt, Philippe Lafitte travaille d’abord dans la publicité en tant que directeur artistique, puis il poursuit dans la freelance comme concepteur-rédacteur. C’est dans les années 2000 que son travail en écriture devient plus important. Parallèlement à la rédaction de romans, il développe également des projets de scénarios pour le cinéma et la télévision. En outre, il publie des nouvelles dans la revue littéraire Décapage et des chroniques culturelles pour le Huffington Post.

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De vengeance

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En deux mots
Après avoir tué par accident un jeune homme que de toute manière elle n’aimait pas, la narratrice se dit que le crime parfait n’est trop compliqué à réaliser. Alors elle décide de se venger des pollueurs, de ceux qui négligent leur chien, des violeurs. Son tableau de chasse grandit jour après jour…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Par plaisir de l’homicide

J.D. Kurtness, une nouvelle voix venue du Québec, retrace dans ce court et percutant roman le parcours d’une meurtrière «pour la bonne cause». Et réussit le tour de force de nous la rendre de plus en plus sympathique alors que les cadavres s’accumulent.

Tout a commencé par un homicide involontaire. En voyant Dave Fiset accroupi au bord de la rivière, la narratrice, encore adolescente, a l’idée de lui balancer un caillou dans les fesses. Mais son geste est imprécis. Quand elle se relève, il lui faut constater que l’aîné des Fiset est allongé sans vie, la tête dans l’eau. La meurtrière ne sera pas inquiétée. «Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode.»
Quelques années plus tard, elle est en ville pour ses études dans un appartement quasi insalubre qu’elle partage avec Gustave et sa cousine Simone. Ce ne sont pas ses maigres revenus de traductrice qui lui permettront d’améliorer son ordinaire, de se nourrir avec autre chose que des pâtes, de souffrir du froid en hiver, de la canicule en été. «Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant.» Après avoir essayé en vain d’améliorer l’isolation en injectant de la mousse expansive entre les cloisons, elle hérite du reste du tube. C’est alors qu’elle conçoit un nouveau plan pour se venger de tous ces profiteurs et pollueurs qui détruisent la planète. À la nuit tombée, elle va injecter de la mousse dans les gros pots d’échappement, puis s’en va. Par prudence, il est hors de question de traîner dans le quartier ou même de chercher à savoir quels sont les effets de son petit jeu. Gare aux propriétaires de chiens qui oublient de ramasser les crottes de leur animal de compagnie, aux administrateurs de sociétés énergétiques – gros pollueurs – ou encore aux violeurs. «On trouve toujours de bonnes raisons. Le crime parfait se présente tout simplement». Alors, elle s’amuse tout en se disant qu’elle ne fait que rendre justice.
Jusqu’au jour où elle déroge à cette règle et intervient dans son propre écosystème. Muni d’une carabine à plombs, elle tire sur des voisins bruyants depuis le toit de son immeuble. «C’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs.»
J. D. Kurtness ose mettre en scène, avec beaucoup d’humour noir, une narratrice méchante, calculatrice et froide, tout en réussissant le tour de force de nous la rendre sympathique. Il faut dire, comme elle le théorise elle-même, que son visage son est son meilleur alibi. On lui donnerait le bon dieu sans confession. Et qu’elle parvient avec finesse à nous faire croire qu’elle n’est qu’une victime du système. Un système qui, elle le sent bien, va finir par la broyer. Car la technologie avance à pas de géants dans son domaine – elle est traductrice, rappelons-le – et elle sent bien que les machines vont bientôt la supplanter. Alors, il est raisonnable d’agir.
Ce premier roman très culotté est paru en 2017 au Québec où a été multi primé : Prix coup de cœur des amis du polar, Indigenous Voices Awards (saluant un écrivain autochtone émergent) et Prix Découverte du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Les éditions dépaysage ont eu la bonne idée de nous faire découvrir cette nouvelle voix percutante, corrosive et fort prometteuse.

De vengeance
J.D. Kurtness
Éditions dépaysage
Roman
172 p., 20 €
EAN 9782902039340
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman est situé au Canada, principalement à Montréal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Comme la vengeance demande de l’énergie et du risque, il faut faire des choix. On ne peut pas punir tout le monde. On ne peut pas éliminer tout le monde, même si, à un moment ou un autre, ils finissent tous par vous taper sur les nerfs. Mais on peut se faire plaisir. »
Peut-on avoir de bonnes raisons de tuer son prochain et, pire encore, de s’en réjouir ? Selon la narratrice de ce roman, une jeune femme discrète au visage angélique, cela ne fait aucun doute. Le plus dur, pour nous, c’est de ne pas être d’accord avec elle…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Devoir (Michel Belair)
La Recrue (Julien Alarie)
Blog Hop! Sous la couette
Blog Julie lit au lit

Les premières pages du livre
« I.
Présentations d’usage
Qui n’a pas déjà rêvé de tirer quelqu’un dans la face avec un fusil de chasse ? Peu importe les raisons. Elles sont toutes bonnes, sur le coup. C’est quand elles demeurent bonnes longtemps que j’agis.
Chaque jour, je regarde une meurtrière dans les yeux. Elle est là, de l’autre côté du miroir (qui est aussi mon côté, mais vu à l’envers). Je suis une meurtrière. Ce visage est le mien. Mon visage est celui d’une meurtrière. Voilà.
Je sais ce à quoi une meurtrière ressemble. Salut.
J’énonce ma phrase en me regardant dans les yeux, les mains appuyées sur le bord du lavabo : « Je suis une meurtrière. » Ma version de « t’es belle, t’es fine, t’es capable ». Mes lèvres bougent et, selon ce que je prononce, quelques dents apparaissent. On les voit aussi quand je souris.
Je parle lentement, dans ma tête ou tout bas. Je prends parfois un risque et je le dis sur un ton normal, plus fort. J’aime entendre ma voix. Son murmure dans mon appartement silencieux, qui s’échappe de la salle de bain et meurt dans le bourdonnement électrique des murs. J’écoute les clics irréguliers des calorifères qui chauffent, indifférents à ma situation.
Je le dis aussi parce que j’ai un peu peur de l’oublier. La vie peut être douce, et je prends des pauses.

C’est l’après-midi, j’ai douze ans. Mon primaire est fini. Depuis trois semaines, je suis en vacances. Je suis sur le bord de la rivière. J’aime être dehors. Je sors à sept heures du matin et je reviens juste pour manger. Il y a même des fois où je saute un repas, mais ça agace mes parents. Je reviens le soir, quand on voit moins bien. Je dors et je recommence. Dix-huit heures de lumière par jour, le bonheur.
Ici, c’est mon coin. L’arbre se grimpe bien, et il y a trois branches à la bonne place. Une sous mes fesses, une où appuyer mes pieds, et une dans mon dos. Elles forment une sorte de chaise. J’ai une belle vue sur la rivière qui coule dans le fossé plus bas. Je vois aussi le talus en arrière. Si je m’étire, je vois jusqu’au cimetière, par où passe le sentier. Une vue à deux cent soixante-dix degrés autour de moi, assez bien dégagée. Ce n’est pas grave si je ne vois pas derrière moi. Il n’y a que la forêt, trop dense pour y jouer à ce temps-ci de l’année. Après la forêt, il y a le parc municipal, où personne ne va… Pourquoi aller dans une semi-nature quand tout est vivant autour ?
Là-haut, personne ne me voit. Parfois, j’apporte un lunch. Je le prépare moi-même. Mes parents me trouvent responsable, leur angoisse que je meure de faim s’estompe. J’entre dans l’adolescence, il est normal que je ne leur parle presque plus. C’est leur théorie.
Je choisis des emballages qui ne reflètent pas la lumière. Pas d’aluminium, pas de sac de plastique. J’ai vu un film où le témoin d’un meurtre se faisait voir par les criminels parce qu’un rayon de lune était reflété sur la lentille de ses jumelles. Ça ne m’arrivera pas. J’évite aussi les lunettes de soleil. C’est une chose de moins à traîner, que je risquerais d’échapper.
Le bruit, c’est un peu moins grave. On peut déballer quelque chose, ouvrir un contenant, dézipper son sac, bouger, soupirer. Le bruit de la rivière enterre pas mal tous les autres, sauf les cris.
J’ai découvert le spot la semaine dernière. Je suis arrivée tôt parce que je voulais faire du repérage avant que les autres arrivent. Des fois, j’arrive trop tard et il y a déjà du monde sur le bord de la rivière, ou sur le chemin qui y mène. Dans ce temps-là, je vire de bord.
Il y a huit jours exactement, je suis arrivée assez tôt pour trouver un coin tranquille. Une place où personne ne pense regarder. Je l’ai enfin trouvé, l’arbre parfait. À côté du tronc, il y a une roche assez haute pour atteindre les bonnes branches. C’est un sapin baumier, un gros qui, par miracle, a échappé aux massacres des Noëls du dernier siècle. Il est vieux et presque mort. Il ne sent pratiquement plus rien. Il n’a pas trop de gomme qui colle sur les vêtements. Même si ça sent bon, la gomme de sapin, c’est difficile à faire partir alors j’évite. Je ne veux pas de trouble avec ma mère.
Je compte les jours depuis ma découverte : huit. Je compte beaucoup de choses : le nombre d’enfants en bas, les tuiles au plafond de ma chambre, les trous dans mes espadrilles, le nombre exact de secondes que met un œuf à cuire, le rond à quatre, pour que le jaune demeure coulant, mais qu’il ne reste plus de morve. Plus on planifie, plus on s’évite les mauvaises surprises.

Ce fut d’abord de la chance : un hasard, une bonne réaction, un plaisir. Maintenant, c’est de la préparation : mentale, physique et matérielle.
Je sursaute encore quand je croise mon image : son reflet dans les vitrines, sur les petits et grands miroirs, en miniature sur les photos. Je n’ai pas le bon visage. Certains diraient : « Tu as le parfait visage. » Je suis née avec le visage d’une autre et mon vrai visage est ailleurs, occupé à recouvrir la mauvaise âme.
Je n’ai pas ce qu’ils appellent le physique de l’emploi. Ma face devrait être anguleuse et magnifique, maigre, avec l’air légèrement malade qui attire certains hommes. Cette allure de femme dangereuse et mystérieuse qu’on nous présente sans cesse, je ne l’ai pas. À la place : un visage sain et clair, le mien. Mes traits sont si inoffensifs. J’irradie l’innocence et les plaisirs simples, comme la fermière sur les pintes de lait, la jeune fille sur les crèmes anti-acné. Comme elle, mes pores respirent bien. Traits ronds, sourire facile, bonnes dents, yeux rieurs. J’ai même des pattes d’oie qui se dessinent, quand on regarde de près. Ma peau pâle rosit sous l’effet du vent, du froid ou de l’effort. Mes joues sont à croquer en automne. On n’a jamais cessé de me le dire. Toutes ces heures passées au grand air, les taches de rousseur : on n’y suspecte rien, sauf la santé.
Où est cet autre visage qui devrait être le mien ? Où sont passés la mâchoire pointue, les grands yeux fiévreux, les pommettes saillantes ? Ces cheveux sévères, sur qui ont-ils poussé ? Mon âme a-t-elle été confondue avec une autre dans les limbes, échangée par mégarde, comme ces bébés naissants dans les hôpitaux d’Amérique latine ?
Est-ce que les gens laids sursautent, eux aussi, quand ils voient leur reflet, estomaqués par leur physique ingrat, qu’aucune accumulation de souffrance n’atténue ? Ressentent-ils la même confusion que moi, après certains actes, parce que je n’en reviens pas que ma face conserve sa symétrie ?
Si je correspondais à mon intérieur, j’aurais un air dangereux, comme les méchants dans les films, ceux qui meurent rapidement : la chair à canon basanée, les chauves, les défigurés, les autres. J’émettrais aussi l’odeur du danger, mais je dois me rendre à l’évidence : il n’en est rien. Mon bouquet de phéromones percute les gens sans qu’ils s’en rendent compte, comme les virus ou les radiations. Pourtant, le danger, c’est cette femme que je regarde du coin de l’œil dans la vitrine, son reflet qui me suit à chaque nouvelle fenêtre. C’est elle dans la salle de bain, au-dessus du lavabo. C’est elle qui sourit avec son air innocent.
J’ai l’air d’une infirmière, d’une libraire, d’une joueuse de soccer. Mon visage est mon meilleur alibi.

Je devrais commencer par le début. J’ignore à qui je m’adresse. Tu es une créature du futur, puisque le moment présent est déjà terminé. Je t’appelle créature, car les hommes et les femmes sont des catégories qui pourraient disparaître, comme la théorie des humeurs. Es-tu un amas de graisse ? Es-tu un encéphale dans une jarre ? Peut-être que mon texte a été converti en impulsions électriques, prédigérées pour un cerveau seul, sans organes, qui flotte dans un liquide nutritif et conducteur. Es-tu une machine ? Es-tu un enfant ? Es-tu citoyen de la République populaire de Chine, maintenant que vous êtes devenus les maîtres du monde ? Es-tu un réfugié intergalactique ?
Peut-être que rien n’a changé, yet. Dans ce cas, tu es une créature du futur immédiat. Tu es ma voisine, mon employeur ou mon ami. Je préfère quand même me dire que je m’adresse à quelqu’un qui ne sera pas ici en même temps que moi. Je ne veux pas blesser une personne de mon entourage. On n’empoisonne pas son propre puits.
Je choisis le danger et un jour j’aurai trop poussé. Ma vie sera brève, comparée aux statistiques. Tout est relatif : à l’époque de la peste bubonique, j’en serais au crépuscule de mon existence. Ou déjà morte, en couches. Ou de la pneumonie dont j’ai souffert à cinq ans. Sans la médecine moderne, on serait bien tous morts, avec nos corps flasques, nos grosses têtes, nos yeux de taupes. Ça, ou notre anxiété rampante.
De toute façon, j’anticipe qu’il reste dix, quinze ans, avant qu’on soit tous suivis à la trace, de la fécondation à la crémation. Même avant, même après. On l’est déjà, si on ne fait pas attention. Je fais attention. Je m’amuse et je saupoudre un peu de ma justice avant la fin, avant qu’un Système immense et impossible nous avale tous.
Donc, cela se passe l’après-midi. C’est aussi, je le vois maintenant, la fin de mon enfance. Le soleil est encore très haut dans le ciel, mais il ne fait pas trop chaud, peut-être vingt-quatre degrés. Le vent est frais. Il vient du nord, lentement. Je sens le soleil à travers mon linge et sur ma nuque, là où il passe entre les feuilles des arbres autour. Tout est beau. Ça sent bon : le vent, le vieux sapin, moi.
Déjà, dans ce temps-là, juchée dans mon arbre, je pense à vous, gens du futur. Je m’imagine à votre place, et tout savoir. Je regarde cependant la télévision et, comme la majorité des enfants, j’entretiens le sentiment d’assister à la mort de quelque chose de précieux : la terre, l’air frais, l’eau qui coule, le chant des oiseaux qui entre par la fenêtre, le matin. Tout ceci va mourir, parce qu’on ne recycle pas assez, qu’on rase la forêt amazonienne, et qu’un malade a mis le feu à une pile de pneus à Saint-Amable.
Décrire l’époque dans laquelle on vit est toujours difficile : on focalise sur ce qui semble important sur le coup. Le quotidien est souvent laissé de côté. Pourtant, il révèle beaucoup plus que nos idéaux profonds. L’exemple que je donne, quand j’ai des conversations imaginaires avec des entités venues d’ailleurs (temps, espace, espace-temps), c’est que tout ce que nous mangeons, ou presque, aura été à un moment où un autre dans un emballage en plastique. Le sachet qui contient les semences. Les racines, protégées par une bâche qui conserve l’humidité et retient la chaleur. Les fruits et légumes qui vont dans un petit sac transparent, puis un sac plus grand avec les autres aliments, puis sous une pellicule de cellophane quand il en reste, ou pour les réchauffer, et enfin dans la poubelle, et ensuite dans un plus gros sac-poubelle. La viande aussi. Elle arrive le plus souvent dans un contenant de styromousse recouvert de plusieurs épaisseurs de cellophane, et parfois le morceau est entre deux épaisses feuilles de plastique fusionnées ensemble, mis sous vide.
Et rajoutons les bouteilles de jus, d’eau, de boissons sucrées. Certains ont même osé mettre le lait dans des bouteilles de plastique, ce qui le rend infect. Le lait pour les enfants est généralement distribué dans une poche de plastique, qu’on achète par lot de trois ou quatre, emballés à leur tour dans un sac de plastique plus grand. Celui-ci a de la couleur et contient les informations que les poches individuelles ne dévoilent pas.
Viennent ensuite tous les biscuits, les craque¬lins, la crème glacée, les pâtes alimentaires, et tout ce qui a été plus ou moins transformé avant de nous parvenir, placés de manière astucieuse sur des centaines d’étagères dans lesquelles nous déambulons en poussant un chariot de métal, car transporter notre nourriture sur de longues distances nous est maintenant une tâche impossible. Plus assez de volonté, plus assez de muscles.
Dans le temps, j’étais certaine que malgré les propos rassurants du dépliant, Tchernobyl se répéterait à Gentilly. La compagnie Candu, qui fabriquait les réacteurs, était venue à notre école nous expliquer les merveilles du nucléaire. Leur savoir-faire était si avancé qu’un accident était impossible. Les déchets radioactifs étaient enfouis dans notre solide Bouclier canadien, à l’abri des pires catastrophes. Je ne les croyais pas. J’étais aussi convaincue que les pluies acides grignoteraient tout et tueraient les lacs. Aujourd’hui, on parle beaucoup moins de ça. Une nouvelle est un bris dans la continuité. Quand le monde crève en permanence depuis des décennies, les médias se fatiguent, comme nous.
Prenons l’axe positif : je vis une époque délicieuse, où l’abondance des technologies et des temps libres, pour ceux qui en font le choix, permet de réaliser de grandes choses. Nous sommes encore libres, le secret est toujours permis. Ceux qui ont quelque chose à cacher peuvent le faire. Je peux ainsi leurrer et mentir impunément. Je teste fréquemment mes quelques pouvoirs. Mon invisibilité est ce dont je suis la plus fière.
Pour vivre, je pratique un métier qui sera, un jour, obsolète, comme celui de draveur ou de facteur télégraphiste. Je suis traductrice. Le jour où les machines comprendront l’ironie, le contexte, le quotidien et la banalité, l’humour et toutes ces perles de la nature humaine, les traducteurs seront superflus. En ce moment, même les mauvais traducteurs comme moi peuvent manger et payer leur loyer. Mais, comme le reste, notre temps est compté.

Extraits
« Au démarrage de ma vie d’adulte, j’habite avec deux amis dans un appartement d’étudiants, c’est-à-dire un appartement de pauvres. Notre alimentation contient beaucoup de pâtes alimentaires parce qu’on est trop orgueilleux pour se plaindre à nos parents des contraintes monétaires associées à notre nouvelle liberté. Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant. » p. 36

« Les secrets épuisent. Je n’avais jamais vraiment compris le sens de l’expression «lourd à porter», avant. Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode. » p. 48

« En tirant sur mes voisins, j’ai failli à une de mes règles: ne pas intervenir dans son propre écosystème. Je suis consciente que mes actions sont très bizarres, même si elles sont anodines et faciles à réaliser. Je comprends que leur effet psychologique peut être dévastateur. Une personne normale ne prend pas la peine d’aller aussi loin, de planifier ses actes au quart de tour, de jouer ainsi avec ceux qui l’entourent.
J’évite donc de punir mes voisins, mes collègues immédiats et encore moins ma famille et mes amis. Le temps aussi est important, essentiel pour que les gens dans ma mire m’oublient. Tirer sur ses voisins d’en face, c’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs. » p. 85

À propos de l’auteur
KURTNESS_JD_©Sebastien_LozeJ.D. Kurtness © Photo Sébastien Lozé

Née à Chicoutimi d’une mère québécoise et d’un père ilnu de Mashteuiatsh, Julie Kurtness a quitté son Nord natal pour étudier les microbes à Montréal, mais elle a finalement bifurqué vers l’écriture et, plus récemment, l’informatique. Sous son nom de plume J. D. Kurtness, elle a publié un premier roman à l’humour acide qui raconte l’histoire d’une sympathique tueuse en série, De vengeance, en 2017. À la fois noir et drôle, le livre est immédiatement salué par la critique. En 2019 paraît son second livre, Aquariums, un roman généalogique dont le récit s’inscrit dans la longue durée pour se conclure dans un avenir rapproché où l’humanité est victime d’une épidémie sans précédent. Kurtness contribue également à différents projets littéraires, comme l’exposition Le legs (Kwahiatonhk! 2021) et le collectif Wapke (Stanké, 2021). Elle s’est promis d’écrire un jour sur la paix dans le monde. (Source: canadafbm2021.com / kwahiatonhk.com)

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Crédit illimité

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En deux mots
De galère en galère, Diego est contraint d’aller demander de l’aide à un père honni. Le grand patron lui accordera les 50000 euros demandés à condition qu’il endosse le rôle de DRH et licencie quinze personnes. Une fois le contrat accepté, les choses ne vont pas se passer comme prévu.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’exécuteur des basses œuvres se rebiffe

Nicolas Rey se frotte à la grande entreprise et cela fait des étincelles! Son narrateur, chargé par son père de licencier un groupe d’employés, ne va pas endosser le costume du liquidateur. Un revirement qui nous vaut un petit bijou, humour compris.

Quel bonheur de lecture! Et quelle virtuosité. Arriver à faire d’un malheureux sans le sou amoureux de son analyste et chargé par son père de licencier une quinzaine de personnes un roman drôle, l’histoire d’un amour éperdu et une fable optimiste sur fond de misère économique, ce n’était pas gagné d’avance! Pourtant Nicolas Rey a relevé le défi haut la main.
Quand s’ouvre le roman, c’est le ciel qui tombe sur la tête de Diego Lambert. Le bilan qu’il dresse de sa situation est loin de faire envie. À la manière de François Hollande face à Sarkozy, il use de l’anaphore pour appuyer là où ça fait mal: « Moi, Diego Lambert, quarante-neuf ans, vieil adolescent attardé avec deux prothèses de hanche en céramique, sponsorisé autant que massacré par son père. Moi, Diego Lambert, alcoolique et ancien cocaïnomane sans chéquier et sans permis de conduire. Moi, Diego Lambert, interdit bancaire et incapable d’offrir un week-end au bord de la mer à l’éventuelle femme de sa vie les soirs où elle aurait trop peur de mourir. » L’ultime solution, qu’il se refusait à envisager jusque-là parce qu’il avait été trop maltraité par son géniteur, consiste à quémander 50000 € à son père, PDG d’une grosse entreprise qui fait commerce de céréales.
Ce dernier lui propose alors un marché. Il remplacera provisoirement sa DRH et devra procéder rapidement à une série de licenciements. Un dégraissage qui satisfera les actionnaires et fera grimper le cours en bourse.
Diego est bien contraint d’accepter et va faire défiler les victimes désignées dans son bureau. Mais Diego est libre dans sa tête et se range du côté des victimes d’une société qui se porte fort bien. Il va imaginer une solution qui plaira aux actionnaires sans pour autant procéder à des licenciements.
Pour son père, cette solution est acceptable, mais ne correspond pas au contrat passé. Aussi refuse-t-il à son fils de lui remettre la somme convenue. De quoi attiser la colère de Diego.
Car il entendait couvrir de cadeaux Anne Bellay, sa psy dont il est éperdument amoureux et à laquelle il a remis les 64 lettres écrites après chacune de leurs séances en guise d’adieu. Car il s’est bien rendu compte qu’il n’avait aucune chance qu’elle partage sa passion.
Sauf qu’après la lecture de ces missives, elle accepte finalement de le revoir. Tout espoir n’est donc pas perdu.
Avec maestria, Nicolas Rey va nous offrir un feu d’artifice final qu’il serait dommage de dévoiler ici. Soulignons plutôt combien cette excursion amorale dans l’univers de la grande entreprise est tout sauf politiquement correcte. En courts chapitres qu’une écriture nerveuse fait passer presque trop vite, on navigue entre le roman noir, la bluette romantique et, comme dit l’éditeur, la «farce œdipienne». Sans oublier la critique acerbe de ce patronat qui garde les yeux rivés sur le cours de bourse au détriment de ses employés. Sans avoir l’air d’y toucher – avec désinvolture et un humour froid – Nicolas Rey nous appelle à la vigilance et nous rappelle qu’à cœur vaillant rien n’est impossible, quitte à tricher un peu!

Crédit illimité
Nicolas Rey
Éditions Au Diable Vauvert
Roman
224 p., 18 €
EAN 9791030705157
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement dans les Hauts de France, du côté de Saint-Omer.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Diego Lambert n’a plus le choix. Il doit licencier quinze salariés de l’usine de son père s’il ne veut pas finir sur la paille. Mais rien ne va se dérouler comme prévu, jusqu’à l’irréparable. Dans cette fiction d’une ironie féroce et d’une beauté nouvelle, Nicolas Rey invente le crime parfait !
« Un roman plein d’humour et de folie à dévorer d’urgence. » Librairie Les Accents
« Nicolas Rey nous régale avec un texte où l’on retrouve l’humour, le désespoir, les situations géniales qui font la saveur de ce dandy romantique inégalable. » Librairie Les Mots et les Choses
« Une Conjuration des imbéciles à la française. Nicolas Rey retire avec brio les masques et faux-semblants du monde de l’entreprise. » Librairie La Colline aux livres

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Les premières pages du livre
« 1
À l’heure où je vous parle, je me trouve sur une terrasse en face de la gare de Lyon. Ma profession ? Interdit bancaire jusqu’à la gueule avec des kilos de dettes et d’impôts impayés. Je suis mort. Je peux juste régler mon café. Je peux juste regarder les pauvres gens qui s’enfoncent en forniquant histoire de pondre une poussette supplémentaire. Je peux juste penser à tous ceux qui tiennent le coup grâce au jardinage, à leur fox-terrier, au golf, au self du midi, à l’acuponcture, à leur résidence secondaire, à leur rêve d’aller vivre à Dubaï, à la prière, à la diététique, à leur copine Jennifer, à Ibiza, à Roland-Garros et au Bistro Romain de ce soir.

Il faut tenir, les doigts crispés sur son surf, sur ses actions, sur la danse brésilienne, sur l’hypnose ou sur la petite dynamique de groupe. Moi, je ne tiens plus. Je vais me lever et je vais prendre un taxi que je ne peux pas payer. Arrivé devant chez moi, je tends ma carte Black au chauffeur. Je fais le code. Je connais déjà la suite :

« Paiement refusé, il me dit.
— Je suis au courant, je rétorque.
— Vous avez un distributeur en face, si vous voulez.
— Ça ne changera rien. Je suis fauché, monsieur.
— Pourquoi vous ne me l’avez pas dit avant ?
— Parce que vous ne m’auriez jamais pris, avant.
— Et le métro, vous connaissez ?
— Je ne suis pas encore assez au point pour prendre le métro.
— Alors, on fait quoi, maintenant, connard ?
— Je veux bien laver votre berline si vous voulez.
— …
— Je monte chez moi. Je prends un seau, du liquide vaisselle, une éponge et j’y vais. Je suis dur à la tâche vous savez.
— Y a pas un proche qui pourrait vous dépanner ?
— Je n’ai plus de proches.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire que je n’ai plus que des lointains.
— Tirez-vous. »

De retour dans mon loft, je n’ai pas ouvert mon courrier. J’ai juste compté les enveloppes des impôts d’un côté et celles de la banque de l’autre côté. Je ne savais pas trop ce que cela signifiait mais la Société Générale l’emportait largement.

2
Reprenons. Je m’appelle Diego Lambert et je suis totalement ruiné. La banque va mettre en vente mon appartement, je suis poursuivi par les impôts, fiché à la Banque de France, je suis incapable de vous dire par quel miracle mon téléphone portable continue encore de fonctionner et, pire que tout, mon abonnement à la chaîne OCS a été résilié.

On ne devient pas pauvre en une seule prise. On savoure avant. On commence par compter ses sous. Et c’est déjà trop tard. On descend les marches les unes après les autres. Ensuite, on dégringole.

D’abord, il y a l’ultime crédit que l’on vous refuse. Arrivent les temps difficiles de l’aveu à ses proches. Et puis, on se retourne vers sa garde rapprochée, à savoir ses grands-parents.

C’est peu dire que je les ai sucés jusqu’à l’os, ces deux-là. Mon grand-père a vendu sa Golf neuve et m’a filé la recette en billets de cinq cents. Ma grand-mère a cédé tous ses bijoux Cartier : « De toute façon, je n’ai jamais aimé tes cousins, ils ont réussi trop facilement », m’a-t-elle confié un soir avec un triste sourire. J’ai tenu six mois avec ce petit pactole fortement convenable.

Ensuite, j’ai taxé ma petite sœur chérie, laquelle, n’ayant pas un sou, a emprunté la carte bleue de son mari en tâchant de ne pas dépasser le plafond autorisé. Elle s’est fait pincer au bout de quinze jours.

Son mari lui a dit que l’existence était une chose assez simple, en fait, qu’elle devait juste choisir entre lui ou moi. Enchaînant les inséminations artificielles dans l’espoir d’un enfant, elle a opté pour son mari. Difficile de lui en vouloir de manière acharnée sur ce coup-là. Ma mère, avec sa retraite d’enseignante à deux mille euros brut par mois, ne m’intéressait pas.

Non, à présent, c’était une fois de plus l’heure du grand combat, de l’affrontement terrible, du carnage évident : mon père et moi. Dans quel état allais-je finir cette fois-ci ? À genoux, allongé dans la poussière, bavant des caillots de sang à ses pieds ? Mon père : un maître en manipulation, en chantage affectif, en violence, en hurlement, en racisme, en népotisme, en perversité. Mon père règne sans partage sur notre territoire familial en règle générale et sur le Mal en particulier. Il a même réussi à faire en sorte que ses proches le plaignent alors qu’il a semé le malheur et la profonde tristesse dans le cœur des siens et qu’il possède toujours deux tours d’avance sur la vie de chacun d’entre nous.

3
Un matin, je me suis enfilé un Xanax et vingt minutes plus tard, je me suis rasé sans me couper. Puis, pour la première fois de mon existence, j’ai réussi à prendre le métro. Je suis arrivé au siège de l’entreprise multinationale. Je me suis annoncé à François, le secrétaire particulier de mon géniteur. Cet homme m’avait vu grandir. Il avait dépassé depuis longtemps l’âge de la retraite mais restait fidèle à mon père. Il avait tout sacrifié pour ce dernier. C’était le seul à connaître les moindres secrets de son patron. J’ai frappé à la porte d’entrée du royaume. Je me suis installé face à lui. Son bureau était comme dans mes souvenirs : totalement vide, pas la moindre trace d’un ordinateur, pas un dossier. Juste deux fauteuils en cuir où il recevait les visiteurs. La décoration aussi était réduite au minimum : des rideaux pourpres pour protéger du soleil et au mur une grande photo en noir et blanc de la vallée de la Durance. Vêtu de l’une de ses éternelles vestes à petits carreaux, mon père buvait son thé en lisant le Wall Street Journal.

Il a commencé sans quitter son journal des yeux :

« Que puis-je pour toi, mon cher fils ?
— J’ai des problèmes de liquidité, Papa.
— De quel ordre ?
— J’ai besoin de cinquante mille euros. »

Il a posé lentement sa tasse de thé et son journal. Il a levé ses yeux bleu délavé vers moi en faisant tourner sa chevalière en or :

« Et le métier d’écrivain, ça ne rapporte pas ?
— Non.
— Et celui de scénariste ?
— Non plus.
— Et celui de réalisateur ?
— Encore moins.
— Acteur ?
— Rien du tout.
— Journaliste ?
— C’est sans espoir, Papa.
— Et pourquoi c’est sans espoir ?
— Parce que je suis un mâle blanc hétérosexuel de presque cinquante ans. L’époque est sans merci. »

Mon père s’est levé. Il a ouvert la porte de son bureau et a articulé : « Passe me voir, demain, à sept heures, en costume cravate, s’il te plaît. »
Il a tendu la joue pour que je l’embrasse.
Lui n’embrassait jamais personne.

4
Le lendemain matin, mon père jubilait dans son fauteuil en cuir comme un gosse qui vient de réaliser une belle bêtise. Il tapotait de sa main droite un sac posé sur son bureau. Avant de prendre la parole, il a conservé le silence un long moment. Il a remonté une jambe de son pantalon jusqu’en dessous de son genou et s’est gratté le mollet. Je le connaissais par cœur. C’était le signe chez lui qu’il allait faire feu. Il m’a annoncé fièrement :

« Diego, il y a cinquante mille euros là dedans !

— Merci Papa.
— À une condition !
— Laquelle ?
— Que tu travailles pour la première fois de ta vie.
— Sans problème. Dis-moi ce que je dois faire.
— Remplacer Béatrice Forlaine.
— Qui est Béatrice Forlaine ?
— La DRH d’une de mes entreprises. Une entreprise de désherbant. Ça a même été ma première boîte en fait. Béatrice est en arrêt maladie pour un mois.
— C’est grave ?
— Dépression à mon avis.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle a choisi de se mettre en dépression pendant le mois que va durer la restructuration de l’entreprise.
— Et alors ?

Et alors, le métier de DRH, dans ces cas-là, c’est le pire de tous. Le plus ingrat. Tout le monde va te détester. Si tu arrives à résister à ça, tu auras mérité cet argent.
— Merci Papa.
— File, le chauffeur t’attend. Ton premier rendez-vous est à huit heures trente. Tu vas commencer par rencontrer un magasinier père de quatre enfants. Sur la fiche, Béatrice a inscrit que sa femme est atteinte d’une maladie génétique dont je n’arrive pas à déchiffrer le nom.
— Formidable.
— Bon Dieu comme je t’envie !
— Je ne vois pas trop ce que Dieu a à voir là-dedans, Papa.
— Oh, tu sais, Dieu, le Diable, c’est combines et compagnie tout ça. Il n’y a qu’une cloison qui les sépare. Tu ne vas pas me faire croire qu’ils ne se croisent pas de temps en temps, ces deux-là ! »

5
Antonio Lambert, mon père, possédait de nombreuses entreprises dans toute l’Europe et le monde entier. Il était un PDG reconnu, affichant les meilleurs bilans, estimé par les actionnaires et les salariés. Ses décisions, ses analyses, son charme, son éternel optimisme dans toutes les situations faisaient de lui un leader incontesté. Il venait du Sud. Alors, quoi qu’il arrive, trois cent soixante-cinq jours par an, il prenait tous les matins son petit déjeuner sur sa terrasse, quitte à porter deux manteaux sur ses épaules. Dès qu’il arrivait à son bureau, tous ses collaborateurs vous diront, de la standardiste au chef marketing, qu’ils avaient l’étrange sentiment que plus rien de grave ne pouvait se produire et que si jamais une situation se dégradait, mon père aurait avec certitude une solution. Antonio Lambert était pour ses salariés comme une drogue apaisante, une assurance vie. Il avait une façon très particulière de vous saluer le matin. Il vous serrait la main fortement et vous demandait comment vous alliez. Mais il ne vous quittait pas des yeux et ne disait plus un mot avant d’entendre votre réponse. Surtout, il se taisait tant qu’il n’était pas certain d’avoir bien entendu tout ce que vous aviez envie et besoin de lui dire. Ainsi, comme le silence continuait, vous vous laissiez aller à lui en avouer plus que d’ordinaire. Oui, dans le monde professionnel, cet homme inspirait à ses proches une confiance hors du commun.

Il y avait donc, entre autres, une entreprise de désherbant dans le Nord de la France nommée Ovadis, à Saint-Omer, qui commercialisait des fournitures pour l’agriculture, et faisait le commerce de céréales. Idéalement placée dans la plaine d’Arras, proche du port de Dunkerque, Ovadis avait fort à faire avec une concurrence faite de coopératives agricoles dynamiques. En un mot, l’entreprise vendait tout ce dont les agriculteurs avaient besoin pour produire : engrais, semences, plans, produits phytosanitaires. En échange, la boîte leur achetait plus tard tout ce que les agriculteurs avaient produit : du blé, de l’orge, des pommes de terre. L’entreprise possédait plusieurs entrepôts et magasins, des bureaux et des silos pour stocker les céréales.

Cinquante personnes travaillaient sur le site et vivaient au rythme des saisons et des cultures. La période de pointe se situait à l’époque de la moisson où les agriculteurs venaient livrer leurs récoltes. Alors, on faisait appel à des stagiaires et des CDD qui venaient grossir les rangs de ces travailleurs.

Après des années de succès, l’affaire traversait une période difficile à cause des normes sur les céréales, l’arrivée des lois contre les OGM pour l’agriculture et l’immense pression des écologistes.

La situation était limpide pour ma belle personne. Mon père m’avait nommé dans le rôle de la pire des putes : celui du liquidateur. Me nommer au poste de pseudo DRH, en fait chef du personnel, faisait de moi l’affreux capitaliste qui allait devoir se séparer de quinze salariés. On remplaçait Béatrice Forlaine, actuellement en dépression nerveuse, par le fils du boss.

Béatrice Forlaine, DRH très humaine, appréciée de tous, à laquelle tout le monde venait se confier, qui les avait tous embauchés, qui assurait leur formation, parfois leur promotion, qui gérait les congés comme les petites avances pour les fins de mois difficiles, Béatrice, remplacée par un Parisien affublé d’une barbe de trois jours et des cheveux hirsutes.

Arrivé dans mon nouveau bureau de la Défense, je réalise vite qu’il n’y a aucune latitude pour effectuer ma triste tâche, uniquement ce que la loi impose et aucun budget de négociation. Aline Forbac, ma toute nouvelle assistante, vient de quitter Saint-Omer pour me rejoindre à Paris. Aline semble être une femme d’une rare gentillesse. En revanche, je ne serai jamais tenté de la harceler sexuellement. Elle me raconte l’annonce de la restructuration par mail, le tsunami suscité, l’immense détresse de tous les salariés, largués dans une région sinistrée depuis longtemps par l’emploi, et encore plus par la crise. C’était elle qui avait aussi réceptionné le deuxième mail, celui dans lequel était jointe la liste des quinze victimes à sacrifier.

J’ai annulé mon premier rendez-vous. Je ne me sentais pas d’attaque pour commencer ma journée en disant à un père de quatre enfants et à sa femme handicapée que le type était viré sur-le-champ.

J’ai demandé à Aline les grandes lignes de ce plan social. Il n’y avait rien de très original : raisons économiques, préavis, mois de salaire par année passée dans l’entreprise, congés payés, coordonnées de Pôle emploi. « Putain, j’ai pensé, ils se sont défoncés vingt ans pour cette boîte et moi, je vais leur filer l’adresse postale de Pôle emploi… »

Mon prochain rendez-vous était à neuf heures trente. D’un seul coup, je me suis senti bien seul dans mon grand bureau. À neuf heures vingt-neuf, la porte s’est ouverte et un couple est apparu. J’ai regardé Aline d’un air désespéré mais elle a pris l’air désolé de la meuf qui veut dire : « J’ai trop la honte, je vais m’en vouloir toute ma vie mais j’ai oublié de te prévenir sur ce coup-là. »

J’ai proposé au couple de prendre place. Ils se tenaient la main comme si on venait de leur annoncer la mort de leur putain de gosse ou un truc dans le genre.

« C’est quoi le problème mes amours ? j’ai fait.
— C’est que nous sommes mariés depuis seize ans, monsieur.
— Félicitations.
— Et que nous travaillons tous les deux pour votre entreprise.
— …
— Et que nous sommes licenciés tous les deux.
— Chiotte.
— Comme vous dites.
— Et bien sûr, vous avez des enfants ?
— Trois enfants que nous devons élever, un loyer et plusieurs crédits.
— Bah oui, ce serait pas drôle, sinon.
— …
— Écoutez, je viens d’arriver ce matin. Laissez-moi étudier votre cas et je vous rappelle en fin de semaine.
— Merci monsieur.
— …
— Merci. Vraiment merci. »

À dix heures, j’ai appelé Aline pour la prévenir que j’aurais du retard lors de ma prochaine exécution. Je suis passé par la sortie de service, je suis allé m’acheter un macaron à la pistache et je l’ai savouré assis sur un banc. Il y avait un adolescent trop grand qui tenait sa mère par le bras et j’ai trouvé ça très gracieux.

Quelque chose clochait malgré tout. Je ne comprenais pas l’objectif de mon père dans cette mission. Il m’avait confié une tâche dont la raison m’échappait complètement. Virer des gens pour cinquante mille euros, c’était largement dans mes cordes. Il le savait. Je le savais. La terre entière le savait. Alors pour quoi faire ? Quel était le coup d’après ? »

Extrait
« Je me suis retrouvé seul sur ma chaise, Et là tout s’est effondré. Qui j’étais? Moi, Diego Lambert, quarante-neuf ans, vieil adolescent attardé avec deux prothèses de hanche en céramique, sponsorisé autant que massacré par son père. Moi, Diego Lambert, alcoolique et ancien cocaïnomane sans chéquier et sans permis de conduire. Moi, Diego Lambert, interdit bancaire et incapable d’offrir un week-end au bord de la mer à l’éventuelle femme de sa vie les soirs où elle aurait trop peur de mourir. Qui suis-je? Moi, Diego Lambert, face à une femme sublime, mariée, sûrement heureuse en ménage, mère de famille au métier épanouissant ?
On a beau dire que l’amour est un enfant de bohème qui ne connaît jamais de loi, mes chances de réussir une vie de bohème avec Anne Bellay étaient tout de même assez faibles, pour être franc juste quelques secondes. » p. 68

À propos de l’auteur
REY_Nicolas_©JP_BaltelNicolas Rey © Photo JP Baltel

Lauréat du Prix de Flore avec Mémoire courte, Nicolas Rey a publié romans, nouvelles et chroniques. Dos au mur, son dixième livre au Diable vauvert, a reçu le Prix Gatsby. (Source: Au Diable Vauvert)

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Fantaisies guérillères

LEBRUN_fantaisies_guerilleres  RL_ete_2022  Logo_premier_roman

En lice pour le prix du Premier Roman 2022

En deux mots
Alors que le Royaume de France part à vau-l’eau, Yolande d’Aragon a l’idée de rassembler une troupe de jeunes filles, les Jehanne, et de les former afin de confier à la meilleure d’entre elles le soin de sauver la France. Les postulantes commencent leur formation dans cette nouvelle «Star Academy».

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le mystère de Jeanne d’Arc enfin dévoilé

Dans ce roman iconoclaste au style déjanté, Guillaume Lebrun imagine que Yolande d’Aragon crée une école de jeunes filles et entend confier à la meilleure de ses élèves le soin de sauver la France. Jehanne la douzième va sortir du lot.

Yo est la première à prendre la parole dans ce roman iconoclaste. Il s’agit en l’occurrence de Yolande d’Aragon (1381-1442) qui ne supporte plus la bande de dégénérés qui se bat maintenant depuis des décennies dans des combats aussi vains que ruineux. Aussi décide-t-elle de réagir. Le plan qu’elle fourbit doit permettre de ramener enfin le calme dans le royaume: former plusieurs guérillères afin de confier à la plus brave et aguerrie de cette troupe le soin de mener l’ultime bataille et bouter les englishes hors de France.
Aussitôt dit, aussitôt fait : voilà ses émissaires parcourant le royaume à la recherche des perles rares qu’elles arrachent à leur famille moyennant une petite fortune. Ils en rassembleront finalement une quinzaine dans le château de cette «Star Academy» d’un nouveau style. Dirigée par Yo, cette académie n’a rien d’une sinécure. Les candidates au poste de sauveuse de la France doivent acquérir le savoir-faire des militaires les plus aguerris, de l’art de manier les armes à la tactique. À cette base vient s’ajouter une solide pratique sportive composée notamment d’arts martiaux mais aussi des cours d’histoire de la religion ainsi que de belles-lettres sans oublier les ripailles qui clôturent la semaine. Bien vite, une hiérarchie va se dégager, notamment en fonction de circonstances extérieures. La maladie va emporter une jeune fille, le froid hivernal aura raison de trois autres postulantes avant que les envoyés de l’Inquisition réussissent à en occire une poignée d’autres. C’est le moment pour Jehanne la douzième de monter son savoir-faire. Elle part venger ses camarades. Après avoir enfilé son armure, elle extermine à tour de bras jusque et y compris le prêtre inquisiteur prestement découpé en morceaux.
Ça y est, Yo a trouvé la perle rare, celle qui va jusqu’à dépasser ses attentes et pourra concrétiser son projet un peu fou.
Guillaume Lebrun, à l’image de son héroïne, n’a peur de rien. Son style mélange allègrement l’anglais et la langue médiévale – dont on peut légitimement croire qu’elle est plus inventée que véridique – ainsi que des expressions bien d’aujourd’hui. Un doux mélange très audacieux, mais qui donne au récit un allant allègre et un côté joyeusement déjanté. Au pays des iconoclastes, Guillaume Lebrun est roi ! Avec Michel Douard et son histoire ébouriffante de Jeanne d’Arc voici deux manières de réécrire l’Histoire de la Pucelle qui nous sont proposées en cette rentrée littéraire. On attend déjà la prochaine victime avec impatience !

Fantaisies guérillères
Guillaume Lebrun
Christian Bourgois Éditeur
Roman
300 p., 20,50 €
EAN 9782267046649
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement en val de Loire.

Quand?
L’action se déroule au Moyen Âge.

Ce qu’en dit l’éditeur
En ce début de XVe siècle, tout est chaos au Royaume de France: les Englishes imposent leur présence depuis près de cent ans, Armagnacs et Bourguignons n’en  finissent pas de s’écharper. La guerre civile menace de ravager le pays. C’en est trop pour Yolande d’Aragon. Puisqu’une prophétesse est attendue pour couronner le dernier Dauphin vivant, il n’est plus temps de rester avachi dans les palais. La fulminante duchesse prend donc la décision de hâter le destin. Et la voilà reconvertie dans l’élevage de quinze petites Jehanne. En secret, elle crée une école dans le but de les former aux exigences militaires et intellectuelles de Guérillères accomplies. Mais la Douzième, de loin la plus forte et la plus féroce, n’a rien à voir avec celle que Yolande aurait voulu initier à la vraie nature de sa mission.
Porté par une langue inouïe d’inventivité, d’insolence et de drôlerie, ce roman iconoclaste en diable réinvente l’un des plus illustres épisodes de l’histoire de France avec panache.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Dominique Goy-Blanquet)
Page des libraires (Marie Michaud, Librairie Gibert Joseph à Poitiers)
RTS (entretien mené par Ellen Ichters)
Soundcloud (Nikola Delescluse)
Blog Shangols
Blog Les livres de Joëlle
Blog Aire(s) libre(s)


Guillaume Lebrun présente son roman Fantaisies guérillères © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Note à l’attention des moines copistes
Vous tenez entre les mains la véritable geste Jehannesque, telle que recueillie auprès de Yolande d’Aragon et de Jehanne la douzième, apostillée ci et là lorsque cela s’avérait nécessaire. Aucune protestation de votre part concernant la véracité de ce récit ne sera prise en compte,
Deus autem ille aut defendat et custodiat te,
Abdul al-Haz
Eugène IV, pape

SYMPATHY FOR THE DEVIL

1
Laisse-moi me présenter comme il se doit :
my name is Yolande,
and I am from Aragon,
née sur les terres du royaume de France quatorze siècles après Jésus-en-Christ, répandue au sortir du ventre par des hurlements de joie, déjà bien esbardaillée des choses du monde, instruite en diableries, quatre fois reine, deux fois comtesse, dame de Guise, duchesse et maîtresse incontestée de mes sujets hérités de mienne épopée angevine, mariée à Louis, dit Loulou, belle-mère et liée par le sang au Grand Bastard de France, je me montre si douce avec lui qu’il me nomme tantine. Alors que j’étais enfin en âge de pouvoir sécher les vêpres, une grande guerre civile s’est déclenchée. Sache que c’est pur hasard si je me tiens du côté des Armagnacs plutôt que de celui des Bourguignons. J’eusse pu être en inverse et le vivre aussi bien. Nonobstant, il faut reconnaître que tout avait mal commencé pour les gens de la classe mil trois cent quatre-vingts. Car, bien avant la scission fatale dont je te parle, le royaume était plongé et jusqu’à l’aine en grande bastaille contre les traîtres d’ascendance englishoise. Eux aussi héritiers du trône de France, par directe lignée d’Isabelle la Louve, en survivance des roys maudits, et voulant comme tout le monde leur place au banquet : ce qui donna lieu à quatre-vingt-dix ans de négociations outre-Manchettes à coups de flèches et d’espées.
J’appartenais ainsi à une Cour de France déjà dévastée où nous attendions que nostre tout nouveau Dauphin, j’y reviendrai, trouvât un moyen de se sacrer lui-même. Et cette bombance de tristesse et de frustrations diverses eût pu continuer jusqu’au tombeau si un retournement de l’Histoire ne m’avait enfin offert la place que je méritais depuis longtemps. Je m’en vais te raconter comment :
J’étais dans un champ, c’est là que tout a commencé.
À l’époque, la situation s’était passablement aggravée par rapport aux années précédentes, qui, à dire le vrai, n’étaient déjà pas bien fiérotes. Mais là :
La guerre ? Totale.
Les Englishes ? Everywhere.
Mon husband ? Idiot.
J’étais de plus en plus affligée d’être coincée dans ce camp de big loosers, ratiboisés jusqu’à l’os et trahis de partout. Car, je l’ai dit, au fond de moi je n’étais en faveur de personne, j’avais simplement mieux joué à l’Armagnac jusqu’à présent. Le marasme aidant, je laissais parfois échapper quelques bijoux et autres écus à l’intention des petits Bourguignons finalement si près de gagner la longue et grande guerre. En faisant par ailleurs bien savoir alentour que je n’étais pas du tout réticente à l’idée de subitement me retourner pour regarder la perfide Albion dans les yeux et lui déclarer à elle aussi mon amour. Sait-on jamais. Nenni veux mes œufs en panier seul, et à l’insu de tous nouais virevoltantes relations contre-nature avec nos Ennemis.
So.
On en était là de l’Histoire, et j’étais donc dans un champ, tranquille mais sévèrement déprimée. J’avais mon exemplaire des Très Riches Heures du duc de Berry et je me plaisais à alterner prières extatiques et blasphèmes radicaux, du genre à faire mourir d’apoplexie un troupeau de carmélites.
Mon attention impie s’est vue soudainement détournée par le boucan que faisait un petit nid d’oiseau tombé d’un arbre à quelques pieds de mes ardoulettes. Dans la mesure où je n’avais rien d’autre à faire et que je commençais à en avoir ras le heaume des enluminures du Languedocien, je me suis mise à décapiter précautionneusement les oisillons qui piaillaient en aigu, puis à remettre leurs cadavres en malplace façon puzzle. Ça m’a divertie un moment, mais lorsqu’on s’est enjoyé à changer trois fois la teste de l’un sur le corps de l’autre, on se lasse. Note que, malgré ce, rien n’était pire que d’être coincée en Cour avec l’assemblée générale des abolis du cervelet.
Alors, n’aie crainte, nous allons très vite revenir mordre le sujet à vif, mais il est deux ou trois choses que tu dois savoir avant, afin de bien saisir miennes haine et isolement volontaire. Pour tout ce que je ne dis point, reporte-toi à ta version locale de l’Encyclopédie de Yongle, je ne suis pas ici pour t’éduquer1.
À cause de tous ces renversements de l’Histoire depuis cent années ou presque, tu imagines sans peine qu’il était malaisé aux clampins d’entraver qui-que-quoi dans l’arbre monarchique afin d’être assurés de la bonne généalogie d’untel ou d’unetelle : mais ça n’a pas suffi aux nutjobés qui nous dirigent. Et grande bastaille d’ego Paris-province finit par provoquer cette guerre d’entre soi généralisée, sise au cœur cuit à point de nostre Royal Family : Charles VI, nostre roy, toujours bien vivant en chair et en os mais rendu fol, une régence bancale fut établie pour nous maintenir à flot. Ajoute à ça Louis d’Orléans, frère dudit roy, salement assassiné en sombre ruelle par le duc de Bourgogne, nostre cousin, et voilà qu’on qualifie tous Dijonnais de félons usurpateurs au lieu de les embrasser sur les deux joues. Mon husband Loulou était aficionado armagnac et j’étais retenue à lui par bague et chaînette. En outre, le petit dernier de la fratrie des Valois s’était entiché de Marie, la plus débilitante de nos children. Le susdit, nommé Charles par sien père, entitré comte de Ponthieu, était laid comme un séant de baron cacochyme. Dieux ! que cet enfant ne faisait pas prince. Il avait toutefois réussi à séduire ma Marie en lui hululant sérénades nuitée après nuitée, ayant même escrit pour icelle petit poème, gravé par ses gens sur un anneau d’or :
Icelui vient des cieux
Et tous les dieux entre eux
N’argutent que par toi

Fesserie de niaiseux, mais point pour ma pauvrette. Imagine-la éperdue, réclamant à Père et Mère une fiançaille immédiate ; et Charles d’aller quérir ses propres parents pour leur parler de cette tombade d’amour. Et voilà comment je me suis retrouvée avec l’abruti sur les bras. Afin de ne pas avoir les deux persillés de cervelle sous les yeux en permanence, je les avais congédiés en Anjou sous prétexte d’assurer leur sécurité : il faut dire que les rues de Paris étaient si peu sûres que même les cabochiens n’osaient plus sortir tout seuls le soir. J’en étais provisoirement débarrassée et c’était par ailleurs bien suffisant pour prouver nostre « loyauté », guillemette-moi le mot s’il te plaît.
J’ajoute ici que les nouvelles qui me parvenaient par pigeons de mes soldates angevines ne se recoupaient que trop : nostre petit Charles ne portait pas très haut les armoiries du royaume, ça non. Il n’avait que deux neurones en guise d’instruments de tactique militaire et si nous l’avions esgourdé, nous aurions perdu bastaille sur bastaille. L’occasion se serait présentée, je me serais introduite en secret dans l’atelier de sire Pastoureau et j’aurais choisi un bien bel âne pour toute héraldique le concernant.
Sa Mother, Isabeau de Bavière, reine de France et haute fourbesse de l’escarte-cuisses, ce n’était pas officiel mais c’était son titre complet quand on en parlait entre nous, n’avait guère supporté ma nouvelle emprise sur les amours des tourterelles et, depuis que j’avais éloigné les children de ses hideux jupons, me considérait avec nettement moins de respect qu’elle n’en aurait eu pour une fièvre typhoïde. Je dois avouer que je n’avais point eu la patience de faire preuve de diplomatie avec la Germaine. À ses exigences concernant le retour de son fils en capitale, j’avais répondu aussi sec : « Nous n’avons point nourri et chéri celui-là pour que vous le fassiez clamser comme ses frères, le rendiez fol comme son père ou aussi englishois que vous. Je le garde près de moi. Venez le prendre si vous l’osez. » Suprêmes et parfaites accusations puisque gratuites et fausses en tout ; elle en avait conçu force évanouissements de rage, mais, coincée comme elle l’était par le mariement à venir, icelle devait composer malgré-ce avec mienne féroce présence.
Pour ma part, j’en disais pis que pendre à chaque occasion qui m’était donnée, mais toujours de façon dissimulée, esbourdouillée de précautions diverses telles qu’il paraît, j’ai entendu dire, oh ! vous savez pas. Je prenais la température du peuple et tout le monde était d’accord avec moi :
1. Isabeau avait fréquenté hors chrétienté la moitié de la Cour et autant de serviteurs aux compétences douteuses ;
2. elle était à peu près aussi esparpillée que son royal husband sur le plan cervellique ; mais chez elle, point d’hallucinations ni délires, plutôt grandes hurlances, obsessions sans pourquoi et colères increvables ;
3. elle était intégriste hardcore-mon-coco genre anti-Englishe puissance mille, d’où sa hargne redoublée à mes dires de tantôt.
Par ailleurs, elle non plus ne pouvait pas s’empifrouiller Jean sans Peur, le duc de Bourgogne. Mais pas seulement depuis son alliance englishoise, non, depuis toujours il lui faisait bourdonner le saint-sépulcre, le cousin, et toute la région avec lui. La Bourgogne, Isabeau, elle n’y avait jamais foutu les pieds, elle trouvait ça pas hygiénique. Alors, quand l’estrandet a commencé à tenter de s’autodésigner seul vainqueur du jeu des trônes, elle est devenue rose bonbon de colère, la Mother, cinq pieds deux pouces de haine écumante.
Toutefois, ces derniers temps, on la voyait tournicoter bien souvent autour dudit duc, comme si elle avait subitement décidé d’ajouter un tiers d’eau croupie à son hypocras. D’aucuns disaient que ces minauderies étaient là tentatives de soutirer diables informations ou bien d’apaiser les guerroiements subjacents. Ou même simple fantaisie de sa part. Mais moi, je voyais clair en sien jeu de dupes : elle pressentait une retournade de dernier cadran, savamment orchestrée par quelque fabuleuse traîtresse.
Oui, car dame Yolande a toujours fait avec ce qu’elle avait dans sa manchotte, et je prenais mes aises, assurément. Charles de Ponthieu, bien que maigrichard et sans charisme, ferait un roy comme un autre, après tout. Je l’avais donc dûment fait revenir à Paris. Dès lors, il avait suffi d’éliminer la concurrence. Les deux aînés, Louis de Guyenne et Jean de Touraine, n’étaient pas aussi coriaces que je l’avais imaginé ; alors que je me préparais à tâche autrement plus ardue, quelques herbes aux loups savamment mixées à de l’hydromel en étaient venues à bout. Bien heureusement, le clampin de Cour est aussi ignorant en herberie que le reste du royaume : il fut prestement déclaré qu’ils avaient succombé à un mal mystérieux. En l’occurrence, moi, et moi seule. Je rêvais de dire à Isabeau que j’étais responsable de l’occisation précoce de ses deux cancrelats et mordais donc rudement sur ma chique, me rassurant à l’idée que le moment viendrait bien assez tôt.
Ainsi, le 5 avril de l’an de grâce 1417, je devins future belle-mère du Dauphin ; je crus avoir tout prévu et que bielle route se traçait vers mienne victoire. Mais ces ébouriffés du bulbe se révélèrent réticents à l’idée de céder son dû au Ponthieu. On ne soupçonnait que trop sa bastardise et une preuve de sa divine provenance semblait estre devenue nécessaire, puisque la politique et les poisons n’y suffisaient plus.
Mais revenons à présent au cœur de l’Histoire, c’est-à-dire, once again, Moi. J’étais donc dans un champ, j’avais les mains toutes malpoissées de sang et, comme à chaque fois que je me lançais dans des activités qui frôlaient l’hérétique, je m’attendais à voir les autres rappliquer en foule anxieuse pour se mesler de ce qui ne regardait que moi.
Loulou, surtout, avait la fâcheuse manie d’arriver l’air de rien et de poser moultes questions de malcervelé, telles que suit : « Parviens-tu à te tenir loin du Diable ? », « As-tu vu un Buisson ardent quelque part ? », « Aurais-tu eu, au cours d’une de tes promenades, une prédiction quant au futur du royaume ? »
Ah oui, précision importante : afin de dissimuler mes activités herbageuses et d’éviter ainsi que les gens d’armes et autres prêtres dépressifs ne viennent vermiller dans mes malles, j’avais fait croire à tout le monde que j’étais devineresse. Mais attention, pas comme ces sorcières qui se mettent nues dans la forêt pour dallasser autour d’un feu de bois les soirs de solstice, non, une bonnaventureuse bien chrétienne qui, de temps à autre, a une révélation importante issue de Jésus-en-Christ ou de sa Mère ou de son Père ou des saints : y a trois mille saints, c’est simple, il suffit de donner un prénom au hasard pour décrocher la queue du miqué au tourniquet de la nutjoberie.
Bon, c’était bullshiterie, mais dans la mesure où tout était misère et nulle splendeur, je m’étais dit que je pouvais peut-être gagner quelques deniers en conseillant les cocues et, par ricochet, acquérir un statut spécial au sein de la basse-cour, encore un peu plus au-dessus du lot des simplets.
Il arrivait donc qu’on vienne me voir certains soirs avec troubles incertitudes sur son devenir, ou sur la fidélité de son husband, ou sur la cuisson de la dinde de Noël, et je répondais toujours par des phrases vagues et adaptables à n’importe quelle situation. Les ménagères étaient ravies et je gagnais de quoi me payer des robes sans avoir à ouvrir une ligne de crédit auprès de Loulou. Mais depuis que nous étions devenus pré-beaux-parents du Dauphin, tout en continuant bien évidemment de nous faire laminer par les Englishes et évincer par les Bourguignons, çuici avait décidé de me mettre au service du royaume et considérait que tous mes supposés talents divinatoires permettraient d’en savoir plus sur le couronnement du prince.
Je gérais tant bien que mal cette pournillade qu’il s’était ardemment implantée en cervelle, mais le harcèlement devenait chaque fois plus précis et j’allais bientôt me retrouver à court de phrases toutes faites. Et mon Loulou, il est crétinant mais pas à ce point-là : si je continuais comme ça et que rien n’arrivait, il me conduirait au bûcher sans ciller. Il est comme ça, mon husband, il aime brûler les gens. Et les sorcières en particulier. Comme il a une certaine autorité sur les égrotants de l’axone, il suffirait qu’il jure m’avoir vu me diaboliser pour que la Cour tout entière parte couper de la boisellerie et ravive les braises sans poser plus de questions.
Je cherchais donc en permanence des choses intéressantes et mystérieuses à lui dire, en belles tournures qui pourraient le satisfaire, mais je ramais comme sous Caton. Il devenait méfiant ; j’étais même certaine que, d’une manière ou d’une autre, il me faisait surveiller. J’allais devoir trouver une solution pour me débarrasser du problème : j’avais déjà bien bonne idée pour cela.
Mais là j’étais seule, les mains pleines de sang d’oiselets, et pas de Loulou, pas de Cour, personne. En regardant autour de moi, je compris qu’il se produisait une lucifette inédite.
On ne pouvait distinguer jour de nuit, tant tout était grisâtre. L’herbe jaunissait, laissant apparaître au-dessous une terre noire et sableuse. Si j’avais à adjectiver le paysage apparu sous mes yeux, je proposerais blême. C’est un mot bien blatte puisqu’il ne veut rien dire. Blême. Blême, blême, blême, blême, blême. Tu vois ? Aucun sens. Tout était donc blême et moi-même je blêmissais. J’ai commencé à marcher sans savoir s’il y avait une véritable direction à prendre dans ces strates éthériques de brumes fantômes. J’étais si loin de tout que je ne voyais plus contours, pourtant bien sûre de ne point m’être déplacée de trop de lieues. Ce qui aurait dû se trouver à l’horizon ne s’y trouvait pas, ni le château ni la forêt autour du château.
J’étais au milieu d’un autre royaume que le mien, spectral et désertique ; je me suis même demandé à un moment donné si je n’étais point morte, tant tout cela ressemblait à la fin promise.
J’exagère peut-être un peu, mais ce qu’il te faut d’ores entraver, c’est que nous autres, princesses, reines et saintes catins, le sens de l’aventure et le goût des contrées inconnues ne sont pas exactement ce qui nous définit le mieux. Tu as vu que j’étais tout de même plus avisée que la plupart. Ce n’est pas bien difficile : depuis toutes petites, on nous a expliqué qu’il fallait prier, se marier, pondre nombre children, sourire à s’en sécher les dents, éventuellement crever dans d’atroces douleurs gynécobstétriques afin que nostre husband puisse se remarier avec sa nièce de douze ans. De tous temps, avons dû livrer bastailles, surmonter rumeurs absurdes et grandes humiliations pour acquérir une certaine indépendance et liberté de cervelle. Mais c’étaient là combats d’alcôve, de chambre au soir, de femmes entre elles et d’hommes discrètement poussés dans l’escalier ; non point d’esgorgements en ruelles ni d’explorations de pays outremarins.
Au bout d’un certain temps, alors que j’avançais toujours dans les nuances de gris sans cesse mouvantes autour de moi, j’aperçus un lac. C’est à cet instant précis que quelque chose s’est mis en place dans ma teste qui fonctionne encore au jour d’hui, une machinerie de l’esprit qui était déjà présente à l’intérieur de mon crâne et qui a cliqueté rudement pour ne plus jamais s’interrompre. J’ai su, et c’était là certitude absolue, comme je sais miens noms et prénoms, que c’était vers ce lac qu’il me fallait aller, … »

À propos de l’auteur
LEBRUN_Guillaume_©DRGuillaume Lebrun © Photo DR – Librairie Mollat

Guillaume Lebrun élève des insectes dans le sud de la France. Fantaisies guérillères est son premier roman. (Source: Christian Bourgois Éditeur)

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Maisons vides

NAVARRO_maisons_vides RL_Hiver_2022

En deux mots
Un moment d’inattention et Daniel, trois ans, est enlevé dans le parc où sa mère l’avait emmené jouer. Un drame qui n’est pour la narratrice qu’une violence de plus dans une vie difficile. Elle va toutefois essayer de s’en sortir sans sa famille et sans les hommes qui la négligent, mais avec un « nouveau » garçon, croisé dans un parc.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’enfant perdu et l’enfant trouvé

Ce roman puissant, signé de la mexicaine Brenda Navarro, qui retrace le parcours d’une femme dont l’enfant de trois ans a disparu. Une chronique de la violence ordinaire, mais aussi un cri de rage.

Premier ouvrage à paraître dans une collection qui entend nous faire découvrir les voix d’Amérique latine, ce roman qui commence très fort: «Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait entre la balançoire et le toboggan du parc où je l’emmenais les après-midis. Je ne me souviens de rien d’autre.» On imagine le traumatisme, le sentiment de culpabilité et la dépression qui peuvent accompagner cette mère indigne qui n’a pas su surveiller ce fils qui désormais la hante. «C’est quoi un disparu? C’est un fantôme qui nous poursuit comme s’il faisait partie de notre corps.»
Les jours passent et aucun signe de vie ne vient la rassurer. Pas davantage que son entourage, à commencer par Fran, le père de Daniel et l’oncle de Nagore, qui désormais partage leur vie. «La sœur est morte, assassinée par son mari, voilà pourquoi Fran nous a imposé la garde de Nagore. Je suis devenue la mère d’une fille de six ans, alors que Daniel était déjà dans mon ventre.» Vladimir, son amant, n’est pas non plus apte à la libérer de son obsession. Après tout, il n’est guère différent des autres hommes qui ont traversé sa vie. Rafael, le premier, buvait et était violent.
Cette violence que l’on peut considérer comme le fil rouge de ce roman. Violence conjugale d’abord avec les coups qui pleuvent jusqu’à donner la mort. Comme dans cette scène où Nagore assiste ainsi à l’assassinat de sa mère par son mari. Violence sociale ensuite quand sur un chantier une bétonnière se casse et enterre vivant deux ouvriers, dont le frère de la narratrice. Les patrons, pour se dédouaner, affirmeront qu’il ne s’est pas présenté au travail. Violence et vengeance enfin, quand elle croise un joli garçon blond qui joue dans un bac à sable: «Je me suis encore rapprochée. Comme si je voulais le sentir. J’ai ouvert le parapluie rouge et, je ne sais pas comment, ni avec quelle force ou dans quel élan de folie, j’ai attrapé Leonel. Je me suis dirigée en courant vers l’avenue, où je suis montée dans le premier taxi que j’ai croisé et je suis partie avec l’enfant qui s’est mis à pleurer. Je me retournais constamment, mais le taxi a continué sa route. C’est comme ça que tout a commencé.»
Engrenage infernal, basculement vers la folie…
Brenda Navarro utilise des phrases courtes, un style percutant qui épouse parfaitement son propos. C’est dur, parfois cru, et c’est un miroir de cette société laissée pour compte qui ne peut répondre à la violence que par la violence.

Maisons vides
Brenda Navarro
Éditions Mémoire d’encrier
Premier roman
Traduit de l’espagnol par Sarah Laberge-Mustad
184 p., 17 €
EAN 9782897127978
Paru le 3/03/2022

Où?
Le roman est situé en Espagne, à Utrera et Barcelone puis au Mexique, principalement dans un quartier ouvrier de Mexico.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Portraits et destins de femmes que tout sépare, dans le Mexique contemporain.
Violences faites aux femmes et féminicides.
Voc/zes : une nouvelle collection dédiée aux voix de l’Amérique Latine.
Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils.
Un enfant disparu. Deux femmes. Celle qui l’a perdu et celle qui l’a volé.
Au lendemain de l’enlèvement de l’enfant, sa mère est désemparée. Elle est hantée par sa propre ambivalence: voulait-elle être mère? Dans un quartier ouvrier de Mexico, la femme qui a enlevé Daniel voit sa vie bouleversée par cet enfant dont elle a tant rêvé.

Les critiques

Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Les premières pages du livre
« Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait entre la balançoire et le toboggan du parc où je l’emmenais les après-midis. Je ne me souviens de rien d’autre. Ou plutôt si, je me souviens d’avoir été triste parce que Vladimir m’a annoncé qu’il partait, parce qu’il ne voulait pas tout brader. Tout brader, comme quand on vend quelque chose de précieux pour deux pesos. Ça, c’était moi quand j’ai perdu mon fils, celle qui de temps en temps, après quelques semaines, se débarrassait d’un amant furtif lui ayant offert en cadeau, parce qu’il avait besoin d’alléger son pas, des plaisirs sexuels à rabais. L’acheteuse arnaquée. L’arnaqueuse de mère. Celle qui n’a rien vu.

Je n’ai pas vu grand-chose. Qu’ai-je vu ? Je cherche parmi la chaîne de souvenirs visuels le plus petit fil conducteur qui me mènerait, ne serait-ce qu’une seconde, à comprendre à quel moment. À quel moment ? Lequel ? Je n’ai plus revu Daniel. À quel moment, à quel instant, entre quels petits cris étouffés d’un corps de trois ans est-il parti ? Qu’est-il arrivé ? Je n’ai pas vu grand-chose. Et bien que j’aie marché entre les gens en répétant son nom, je n’entendais plus rien. Des voitures sont-elles passées ? Y avait-il plus de monde ? Qui ? Je n’ai plus revu mon fils de trois ans.
Nagore sortait de l’école à deux heures de l’après-midi, mais je ne suis pas allée la chercher. Je ne lui ai jamais demandé comment elle était rentrée à la maison ce jour-là. En fait, nous ne nous sommes jamais demandé si l’un de nous était rentré ce jour-là, ou si nous étions tous partis dans les quatorze kilos de mon fils sans jamais revenir. Et jusqu’à aujourd’hui, aucune image mentale ne me donne la réponse.
Après, l’attente : moi, affalée sur une chaise crasseuse du bureau du ministère public, là où Fran m’a récupérée plus tard. Nous avons attendu les deux, et même si nous avons fini pour nous lever et que notre vie à continué, notre esprit est toujours là, à attendre des nouvelles de notre fils.

J’ai souvent souhaité qu’ils soient morts. Je me voyais dans le miroir de la salle de bain et je m’imaginais me regardant pleurer leur mort. Mais je ne pleurais pas, je retenais mes larmes et mon visage redevenait neutre, au cas où je n’aurais pas été assez convaincante la première fois. Alors je me replaçais devant le miroir et je demandais : qu’est-ce qui est mort ? Comment, qu’est-ce qui est mort ? Qui est mort ? Les deux en même temps ? Ils étaient ensemble ? Ils sont morts, morts, ou c’est une histoire inventée pour me faire pleurer ? Qui es-tu toi, toi qui m’annonces qu’ils sont morts ? Qui, lequel des deux ? Et moi, j’étais ma seule réponse face au miroir, à répéter : qui est mort ? Que quelqu’un soit mort, s’il vous plaît, pour ne plus sentir ce vide. Et face à cet écho silencieux, je me disais les deux : Daniel et Vladimir. Je les ai perdus les deux en même temps, et les deux, sans moi, sont toujours en vie quelque part dans ce monde.
On peut tout imaginer, sauf se réveiller un matin avec le poids d’un disparu sur les épaules. C’est quoi un disparu ?
C’est un fantôme qui nous poursuit comme s’il faisait partie de notre corps.
Même si je ne voulais pas être une de ces femmes que les gens regardent dans la rue avec pitié, je suis souvent retournée au parc, presque tous les jours, pour être exacte. Je m’asseyais sur le même banc et repassais tous mes mouvements en mémoire : le téléphone dans la main, les cheveux dans le visage, deux ou trois moustiques qui me pourchassaient pour me piquer. Daniel, avec un, deux, trois pas et son rire bête. Deux, trois, quatre pas. J’ai baissé les yeux. Deux, trois, quatre, cinq pas. Là. J’ai levé les yeux vers lui. Je le vois et je retourne à mon téléphone. Deux, trois, cinq, sept. Aucun. Il tombe. Il se relève. Moi, avec Vladimir dans l’estomac. Deux, trois, cinq, sept, huit, neuf pas. Et moi, tous les jours, derrière chaque pas : deux, trois, quatre… Et ce n’est que lorsque Nagore me dévisageait avec honte parce que je me trouvais encore là, entre la balançoire et le toboggan, à empêcher les enfants de jouer, que je comprenais tout : j’étais devenue une de ces femmes que les gens regardent dans la rue avec peur et pitié.
D’autres fois, je le cherchais en silence, assise sur le banc, et Nagore, à côté de moi, croisait ses jambes et restait muette, comme si sa voix était coupable de quelque chose, comme si elle savait d’avance que je la détestais. Nagore était le miroir de ma laideur.
Pourquoi ce n’est pas toi qui as disparu ? lui ai-je demandé cette fois où elle m’a appelée de la douche pour me demander de lui donner la serviette qu’elle avait laissée sur l’étagère de la salle de bain. Elle m’a regardée de ses yeux bleus, stupéfaite que j’aie osé le lui dire en plein visage. Je l’ai presque aussitôt prise dans mes bras et je l’ai embrassée plusieurs fois. J’ai touché ses cheveux mouillés qui dégoulinaient sur mon visage et sur mes bras, je l’ai enveloppée dans sa serviette, je l’ai serrée contre mon corps et nous nous sommes mises à pleurer. Pourquoi ce n’est pas elle qui a disparu ? Pourquoi a-t-elle été sacrifiée et n’a offert aucune récompense en échange ?

Ça aurait dû être moi, m’a-t-elle dit plus tard, un jour où j’étais allée la déposer à l’école. Je l’ai regardée s’éloigner entourée de ses camarades de classe et j’ai souhaité ne plus jamais la revoir. Oui, ça aurait dû être elle, mais ça ne l’a pas été. Pendant toute son enfance, tous les jours, elle est revenue à la maison.
On ne ressent pas toujours cette même tristesse. Je ne me réveillais pas chaque fois avec la gastrite comme état d’âme, mais il suffisait qu’il arrive quoi que ce soit pour qu’instinctivement j’avale ma salive et prenne conscience que je devais respirer pour faire face à la vie. Respirer n’est pas un geste mécanique, c’est un acte de stabilité ; quand il n’y a plus de joie, respirer maintient l’équilibre. Vivre se fait tout seul, mais respirer s’apprend. Je me forçais alors à faire les choses pas à pas : lave-toi. Brosse-toi les cheveux. Mange. Lave-toi, brosse-toi les cheveux, mange. Souris. Non, ne pas sourire. Ne souris pas. Respire, respire, respire. Ne pleure pas, ne crie pas, tu fais quoi ? Tu fais quoi ? Respire. Respire, respire. Peut-être que demain tu seras capable de te lever du fauteuil. Mais demain est toujours un autre jour, et pourtant, moi, je revivais constamment le même jour, je n’ai jamais trouvé le fauteuil duquel j’aurais finalement été capable de me lever.

Parfois, Fran me téléphonait pour me rappeler que nous avions aussi une fille. Non, Nagore n’était pas ma fille. Non. Mais nous prenons soin d’elle, nous lui offrons un toit, me disait-il. Nagore n’est pas ma fille. Nagore n’est pas ma fille. (Respire. Prépare le repas, ils doivent manger.) Daniel est mon seul enfant. Quand je préparais à manger, il jouait par terre avec ses petits soldats, et je lui donnais des carottes avec du citron et du sel. (Il avait cent quarante-cinq soldats, tous verts, tous en plastique.) Je lui demandais à quoi il jouait et il me répondait de ses syllabes incompréhensibles qu’il jouait aux soldats, et ensemble nous écoutions la marche qui les menait au combat. (L’huile est trop chaude, les pâtes brûlent. Il n’y a plus d’eau dans le mixeur.) Nagore n’est pas ma fille. Daniel ne joue plus avec ses soldats. Vive la guerre ! Alors souvent, l’école de Nagore m’appelait pour me dire qu’elle m’attendait et qu’ils devaient fermer. Je m’excuse, je répondais, mais j’avais le c’est parce que Nagore n’est pas ma fille sur le bout de la langue et je raccrochais, offensée qu’on puisse me réclamer cette maternité que je n’avais pas demandée. Et dans un sanglot réprimé, mais dont les sursauts m’étouffaient, j’implorais d’être Daniel et de disparaître avec lui, mais en réalité je perdais la notion du temps et Fran me retéléphonait pour me rappeler de m’occuper de Nagore, parce qu’elle était aussi ma fille.
Vladimir est revenu une fois, une seule fois. Peut-être par pitié, par obligation, par curiosité morbide. Il m’a demandé ce que je voulais faire. Je l’ai embrassé. Il s’est occupé de moi pendant un après-midi, comme si j’avais une quelconque importance à ses yeux. Il me touchait avec hésitation, comme s’il avait peur, ou avec la délicatesse de celui qui se demande s’il peut toucher la vitre fraîchement lavée. Je l’ai emmené dans la chambre de Daniel et nous avons fait l’amour. Je voulais lui dire, frappe-moi, frappe-moi et fais-moi crier. Mais Vladimir me demandait seulement si j’allais bien et si j’avais besoin de quelque chose. Si je me sentais bien. Si je voulais arrêter.
J’ai besoin que tu me frappes, j’ai besoin que tu me donnes ce que je mérite pour avoir perdu Daniel, frappe-moi, frappe-moi, frappe-moi. Je ne lui ai rien dit. Alors plus tard, par culpabilité, il m’a sorti la demande non faite que nous aurions dû nous marier. Qu’il… Non, rien. Qu’il ne m’aurait pas fait un enfant, lui ai-je répondu face à sa gêne, à sa peur de dire quelque chose qui le compromettrait. Qu’il ne m’aurait amenée à aucun parc avec notre fils. Non. Aucun fils. Qu’il m’aurait donné une vie sans souffrance maternelle. Oui, c’est peut-être ça, a-t-il répondu à mon insinuation, et puis, léger comme il l’était, il est reparti et m’a de nouveau laissée seule.
Ce jour-là, Fran est arrivé et a couché Nagore, et moi je voulais qu’il s’approche de moi et découvre que mon vagin sentait le sexe. Et qu’il me frappe. Mais Fran n’a rien remarqué. Cela faisait longtemps que nous ne nous touchions plus, même pas un frôlement.
Les soirs avant de dormir, Fran jouait de la guitare pour Nagore. Je le détestais, je ne lui pardonnais pas qu’il ose avoir une vie. Il allait travailler, il payait les factures, il jouait au bon gars. Mais, quel genre de bonté peut-il y avoir chez un homme qui ne souffre pas tous les jours d’avoir perdu son fils ?
Nagore venait me donner un bisou pour me dire bonne nuit tous les soirs quand l’horloge marquait dix heures dix, et moi je me cachais sous l’oreiller et je lui donnais une petite tape dans le dos. Quel genre de bonté peut-il y avoir chez une personne qui exige de l’amour en en donnant ? Aucune.
Nagore a perdu son accent espagnol à peine arrivée à Mexico. Elle m’imitait. Elle était une espèce d’insecte qui hibernait puis sortait et déployait ses ailes pendant que nous la regardions voler. Ses couleurs ont jailli, comme si seul le cocon tissé des mains de ses parents l’avait préparée à la vie. Elle sortait de l’enfance, surmontait sa tristesse. Je lui ai coupé les ailes après la disparition de Daniel. Je n’allais pas laisser quoi que ce soit briller plus que lui et son souvenir. Nous serions la photo de famille qui, bien que jetée par terre, poussée par le triste battement des ailes d’un insecte, reste intacte et ne se brise pas.
Fran était l’oncle de Nagore. Sa sœur lui avait donné le jour à Barcelone. Fran et sa sœur venaient d’Utrera. Les deux se sont éparpillés de par le monde avant de s’arrêter pour fonder une famille.
La sœur est morte, assassinée par son mari, voilà pourquoi Fran nous a imposé la garde de Nagore. Je suis devenue la mère d’une fille de six ans, alors que Daniel était déjà dans mon ventre. Mais je ne suis pas devenue mère, là était le problème. Le problème est que je suis restée en vie très longtemps. »

Extraits
« Leonel est allé dans le bac à sable. Je me suis rapprochée. Quelques gouttes de pluie ont commencé à tomber.
Leonel est alors retourné près de la bascule et sa mère lui a dit de faire attention, ou un truc du genre. Je me suis encore rapprochée. Comme si je voulais le sentir. J’ai ouvert le parapluie rouge et, je ne sais pas comment, ni avec quelle force ou dans quel élan de folie, j’ai attrapé Leonel. Je me suis dirigée en courant vers l’avenue, où je suis montée dans le premier taxi que j’ai croisé et je suis partie avec l’enfant qui s’est mis à pleurer. Je me retournais constamment, mais le taxi a continué sa route. C’est comme ça que tout a commencé. » p. 120

« Pourquoi pleurons-nous à la naissance? Parce que nous n’aurions jamais dû arriver dans ce monde. » p. 125

À propos de l’auteur
NAVARRO_Brenda_©Idalia_RíosBrenda Navarro © Photo Idalia Ríos

Diplômée de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), Brenda Navarro est sociologue et économiste féministe. Elle détient également une maîtrise en études de genre, des femmes et de la citoyenneté de l’Université de Barcelone. Elle a tour à tour été rédactrice, scénariste, journaliste et éditrice. Elle a travaillé pour plusieurs ONG des droits humains et a fondé #EnjambreLiterario, un projet éditorial voué à la publication d’ouvrages écrits par des femmes. Maisons vides, son premier roman, a été traduit dans une dizaine de langues, et a remporté le prix Tigre Juan en Espagne ainsi que le prix Pen Translation pour sa version anglaise. (Source: Éditions Mémoire d’encrier)

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