En deux mots Anna et Camille ont connu des épreuves qui les ont éloignées de leurs rêves et même poussé au bord du précipice. Mais fort heureusement leur entourage et leur volonté leur ont permis de reprendre pied. Alors quand elles se rencontrent, elles se disent qu’elles ont encore un avenir.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Un tatouage pour se reconstruire
Bertrand Touzet confirme avec ce second roman combien sa plume sensible excelle à dépeindre les émotions. En suivant deux femmes que la vie n’a pas épargnées, il nous donne aussi une belle leçon d’optimisme.
Il y a les auteurs qui mettent tout dans leur premier roman et voient leur plume se tarir avec le second. Bertrand Touzet fait partie de la seconde catégorie, celle de ceux qui comprennent avec leur premier roman que c’est possible, qu’ils ont trouvé leur voie. Et qui écrivent de mieux en mieux. C’est en tout cas l’impression qui prédomine en refermant Immortelle(s). D’une plume fluide, il nous retrace le parcours de deux femmes, Anna et Camille, que le hasard va conduire à se rencontrer. Le roman s’ouvre au moment où Anna s’engage à fond dans sa nouvelle voie. Après avoir été cadre dans de grandes entreprises du luxe, elle a choisi de laisser tomber une carrière prometteuse pour reprendre la boulangerie dans un petit village du Piémont pyrénéen. Un sacré défi pour la jeune femme qui peut toutefois compter sur le regard protecteur de Gilles, le meunier qui l’encourage et la soutient. On comprendra par la suite pourquoi il a envie de la voir réussir et s’épanouir à ses côtés. Car tout risque de s’effondrer, on vient en effet de lui pronostiquer un cancer du sein synonyme d’opération, de chimio, de fatigue. Une épreuve à l’issue incertaine qui va aussi modifier son corps. Mais alors que son moral est en berne, elle croise un enfant et un infirmier au service d’oncologie qui vont lui remonter le moral et l’aider à franchir ce cap, à accepter ce corps mutilé. Camille n’a pas été épargnée par la vie non plus. À la suite d’un terrible accident, elle a également choisi de donner une nouvelle orientation à sa vie, oublier les beaux-arts pour se consacrer au tatouage. Sa sensibilité va la pousser à se spécialiser dans la réparation, dans l’embellissement des corps marqués par de vilaines cicatrices. Ce sont principalement des femmes qui poussent la porte de sa boutique, heureuses pour la plupart de rencontrer une oreille attentive. Du coup Camille est presque autant psy qu’artiste. J’ouvr eici une paranthèse pour imaginer que le métier de masseur-kinésithérapeute a beaucoup servi l’auteur, à la fois pour raconter ce rapport au corps, mais aussi pour l’aspect thérapeutique de sa pratique.
C’est par l’intermédiaire du libraire, chez lequel elles se rendent toutes deux, qu’Anna va faire la connaissance de Camille et qu’elle va lui demander d’embellir, de fleurir sa cicatrice. Ce roman qui célèbre les rencontres est aussi le roman des chemins de la résilience. Avec cette évidence pourtant souvent oubliée qu’il faut laisser du temps au temps. Aussi bien pour Anna que pour Camille, le chemin vers le bonheur est loin d’être rectiligne. Mais toutes trouvent la force de s’y engager… Bertrand Touzet démontre avec élégance et beaucoup de justesse qu’il est un excellent sondeur de l’âme humaine. Après Aurore, on prend encore davantage de plaisir à le lire ici. Et on se sent beaucoup mieux en refermant son second roman. Vivement le troisième!
Immortelle(s) Bertrand Touzet Éditions Presses de la Cité Roman 256 p., 20 € EAN 9782258196605 Paru le 29/09/2022
Où? Le roman est situé en France, principalement dans le Piémont pyrénéen. On y évoque aussi Toulouse et Bordeaux ainsi que la Bretagne du côté de Pornic et de l’île de Noirmoutier ainsi qu’un voyage en Italie, à Sienne.
Quand? L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur Le croisement de deux vies à l’orée d’un nouveau départ. Depuis son cancer du sein, Anna a besoin de se réapproprier sa féminité ; elle rencontre Camille, une jeune femme devenue tatoueuse, qui a ouvert son local à celles qui ont été marquées par la vie. Anna revient vivre dans sa région natale, près de Toulouse, pour tourner définitivement une page de sa vie: oublier une relation amoureuse toxique, se reconvertir… Mais une nouvelle épreuve l’attend: une tumeur au sein. La voilà quelques mois plus tard face à son corps meurtri, persuadée d’avoir perdu une part de sa féminité et de ne plus avoir droit à l’amour. Camille, tatoueuse, se remet douloureusement d’un accident terrible. Une rencontre lui fait comprendre qu’elle peut embellir ce qui a été détruit chez les autres, chez elle. Elle met ainsi tout son art au service des femmes maltraitées par la vie avec des tatouages destinés à masquer leurs cicatrices. Un jour, Anna pousse la porte de son salon… L’histoire de deux renaissances. Un roman vrai et bouleversant qui redonne espoir et foi en l’humain.
Les premières pages du livre « Gilles est là. Il me salue depuis son tracteur, me fait signe d’avancer, me dit qu’il arrive. Il est l’un de ceux qui m’ont aidée à accomplir mon changement de vie. Tout semble possible dans l’existence, à condition de s’en donner la chance. Quelquefois, il faut des coups de pouce du destin, la rencontre des bonnes personnes. La boulangerie de Labastide avait fermé un an auparavant, une faillite de finances, d’envie, avait eu raison des propriétaires. Aucun volontaire pour reprendre, trop difficile, le bail trop cher. Un village de quatre cent soixante âmes, proche d’une grande ville, pas assez rentable. Mon coup de pouce, je le dois à l’association dont Gilles fait partie, Labastide ensemble. Une association locale ayant pour objectif le développement et le maintien du patrimoine du village. Ils avaient remis en état l’ancien four à bois qui jouxtait l’église pour réunir les habitants lors des fêtes locales, pour cuire la saucisse, les magrets, pour des activités fabrication du pain avec l’école, mais ils trouvaient dommage de ne pas s’en servir plus souvent. Je souhaitais m’investir dans la vie de la commune et quand on a posé la question «Est-ce que quelqu’un connaît une personne capable de faire fonctionner le four à pain?», j’ai levé la main. «Oui, moi, je peux apprendre.» Certains ont souri, Gilles a fait un pas vers moi. Eh bien, pendant que tu apprendras, nous ferons le reste. C’est-à-dire rénover le local pour que tout soit fonctionnel quand tu seras prête. » Gilles savait que je travaillais dans une boulangerie de la ville voisine, que j’étais habituée à me lever tôt, à faire les fournées, mais ce qu’il s’apprêtait à me confier était complètement différent. Le maniement du four à bois, la maîtrise des températures, de farines anciennes. De nouveaux savoirs à acquérir et à maîtriser. Gilles est agriculteur bio, il produit des céréales – petit épeautre, sarrasin, blé, sorgho. Il a investi, il y a peu, dans un moulin pour produire sa propre farine, pour « valoriser sa production », comme il dit. Ce matin je vais chercher mes sacs pour le fournil. Le plus souvent, il vient me livrer mais une fois par mois j’aime bien venir voir les champs, les céréales qui y poussent, le moulin. La première fois qu’il m’a fait visiter le moulin, j’ai été surprise. J’imaginais une bête énorme avec des mécanismes gros comme ma cuisse. Le moulin de Gilles tient dans une pièce de vingt-cinq mètres carrés. Tout est automatisé, de la vis sans fin qui alimente en céréales, jusqu’à la mise en sachet du produit fini. Le son est mis de côté dans d’autres sacs pour un copain à lui qui élève des porcs noirs dans le piémont pyrénéen. Pendant six mois, j’ai appris la montée en température du four, le travail du pain avec les farines de Gilles, à passer de la préparation de baguettes blanches de deux cent cinquante grammes à des boules d’un kilo avec des farines de différentes céréales. Gilles m’avait mise en rapport avec un des boulangers qu’il livre. « Il est habitué à mes farines, il t’apprendra à les travailler. Le pain est vivant, la pâte pousse une première fois dans le pétrin, une deuxième fois dans la panière et une troisième fois dans le four. » Les villageois avaient fait un travail extraordinaire pour réhabiliter l’endroit et «désenrhumer» le four. Un boulanger que connaissait Gilles lui avait fourni un pétrin, des ustensiles dont il ne se servait plus, d’autres m’avaient donné des bassines, trop profondes pour être pratiques mais qui me dépanneraient, des tables de bistrot, des planches, des tréteaux. Un agriculteur du village avait fourni le bois nécessaire pour tenir les six premiers mois et Gilles n’avait cessé de m’assurer que, pour la farine, nous nous arrangerions les premiers temps. Un matin de mai, je me suis lancée toute seule face au four. Je me souviens de la première bûche, de la première flamme. Ça fait un an et demi, j’ai l’impression que c’était hier. Gilles descend du tracteur vient m’embrasser. – Alors, c’est bon, cette année? – Ça devrait, mais tu sais, tant que ce n’est pas rentré dans les silos, je préfère ne rien dire. Un orage avant la moisson et c’est foutu. – Je viens chercher du petit épeautre. – Tu aurais dû m’appeler, je te l’aurais livré dans la semaine. – Ça me faisait plaisir de venir à la ferme. Voir les meules tourner, sentir la farine. – Des meules du Sidobre, madame ! – Je sais, les meilleures. – J’’obtiens une finesse incomparable, et puis ça fait plaisir de travailler avec des pierres qui viennent de la région. Gilles boite un peu, une sciatique le handicape depuis le début de l’année, mais impossible de s’arrêter. Dans une exploitation il y a toujours à faire, la main-d’œuvre est rare et Gilles difficile à vivre professionnellement. L’exigence de ceux qui sont habitués à travailler seuls. Il est tôt, la brume qui enveloppe les champs au bord du fleuve est encore présente. En attendant qu’il gare son tracteur sous le hangar, je marche à travers la prairie devant le corps de ferme. L’herbe est humide, les gouttes d’eau donnent un aspect presque blanc à certains endroits, comme si un givre inattendu les avait recouverts. Le soleil d’est affleure sur les coteaux et je plisse les veux pour observer le passage de deux sangliers sur les berges de la Garonne. – Les salauds ! Ils me retournent tout en ce moment. – C’est beau comme spectacle. – Si tu le dis… Je ne cautionne pas les chasseurs mais on est obligé de réguler un peu, autrement je ne récolte plus rien. – Si tu le dis. Gilles sourit. – Tu as le temps de prendre un café ? – Oui, comme toi, commencer tôt me permet de faire une pause. La porte d’entrée frotte sur le sol. Elle est comme une sonnette pour avertir d’une visite. Il dit à chaque fois qu’il devrait la raboter, mais c’est comme tout ce qu’on laisse en suspens dans les maisons trop grandes, à faire « plus tard », espérant un temps après lequel on court toujours. La table du salon est jonchée de papiers administratifs. Un verre, une assiette avec des croûtes de fromage, une tasse de café. – Tu fais des heures sup ? – Je dois calculer la TVA avant la visite des comptables du centre d’économie rurale. – C’est toujours aussi cosy chez toi… Ça manque d’une présence féminine. – Tu veux te dévouer ? – Je te l’ai déjà dit, tu es trop vieux pour moi et en plus tu n’es pas mon genre. – Et c’est quoi, votre genre, mademoiselle ? Car je n’en vois pas trop tourner par chez vous, de votre genre. – Je n’ai pas le temps et puis je n’en ai pas forcément envie. – Anna, tous les hommes ne sont pas des mufles comme moi, laisse-leur une petite chance de t’approcher. »
Extraits « Je n’envisageais pas la maternité, ni même la présence d’un homme près de moi, et là je me retrouve à prendre un rendez-vous pour congeler mes ovocytes. Mon horloge biologique vient de se casser la figure, mes seins et mon utérus qui étaient les cadets de mes soucis viennent de devenir ma principale source de préoccupation. J’ai l’impression d’être un tableau de Picasso, déstructurée. En quittant le cabinet d’oncologie, je salue le petit papi dans la salle d’attente et j’appelle mon frère pour vider mon sac de larmes, de frustrations, de doutes et de peurs. Il m’écoute, ne dit rien, absorbe. Je marche à travers l’hôpital, à travers la ville jusqu’à la place du Commerce, je raccroche, je ne sais même pas s’il a réussi à sortir une parole. » p. 40
« liste des choses qui font battre le cœur avoir les cheveux humides en sortant de la douche l’été le parfum des acacias le bruit de la pluie sur les carreaux le silence d’un sommet à la montagne | le café du matin la voix pure de Joan Baez les champs de lavande balayés par le vent la mer n’importe quand regarder un couple de personnes âgées se tenant la main… » p. 57
« – Tu as fait le grand écart en peu de temps. Passer d’un boulot de responsable de communication dans une boîte de luxe à la boulangerie, ça m’a surpris mais j’ai pensé pourquoi pas, elle en est capable. – J’ai eu une révélation. Un matin je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais là ? Mon travail est débile, ça n’a rien à voir avec moi. Et si je faisais autre chose? » J’ai planté une graine dans mon esprit et petit à petit l’idée du changement a grandi en moi. – Le changement, OK, mais la boulangerie? – Un midi, je faisais la queue devant une boulangerie pour acheter mon déjeuner. Tout le monde autour de moi était en pause mais téléphonait, répondait à ses mails et faisait la gueule. Et moi aussi. En arrivant à la caisse, j’ai levé les yeux de mon écran et j’ai vu cette femme, devant le four, en train de sortir des baguettes brûlantes. Elle était rouge, les cheveux en bataille, de la farine sur les pommettes mais elle avait l’air heureuse, elle savait ce qu’elle faisait et pourquoi elle le faisait. « Je lui ai demandé si c’était dur, elle m’a répondu : “Oui, mais c’est possible !” J’ai pris mon sandwich, ma part de flan et je suis sortie de la boulangerie. En remontant la file de costumes et de tailleurs gris, je repensais à cette boulangère, à l’odeur de pain cuit, de petit épeautre torréfié. J’ai repensé au bonheur que c’était de fabriquer du pain. – Eh oui, je me souviens de ta grand-mère qui le confectionnait avec nous pour le goûter. Elle faisait cuire des petits pains dans lesquels nous mettions des barres de chocolat qui fondaient dans la mie encore chaude. Trop bon. » p. 123
Né à Toulouse il y a une quarantaine d’années, Bertrand Touzet a grandi au pied des Pyrénées. Après des études à Nantes, il est revenu exercer sa profession de masseur-kinésithérapeute en région toulousaine. Il y a cinq ans, il a décidé d’écrire et puise dans son quotidien personnel et professionnel les expériences qui nourrissent ses romans. Après Aurore, premier roman finaliste du Prix Jean Anglade 2020 et lauréat du Grand Prix national du Lions Club de littérature 2022, il publie Immortelle(s) en 2022. (Source: Presses de la Cité)
En deux mots
Comédien désargenté, Sacha se voit proposer un rôle inhabituel, jouer le rôle d’un oncle pour une petite fille malade. En quelques années, il va prouver son talent, mais surtout s’attacher à sa «nièce». Lorsqu’ils sont en vacances en Toscane, il apprend que sa mère fait partie des disparues de la catastrophe de Gênes…
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
«Tu es le soleil de ma vie»
Julien Sandrel nous revient avec un quatrième roman en quatre ans. «Vers le soleil» est tout aussi réussi que les précédents et démontre avec beaucoup d’émotions à la clé qu’on choisit sa famille!
Depuis le succès de son premier roman La chambre des merveilles, paru en 2018, Julien Sandrel nous offre tous les ans un nouveau livre. Avec La vie qui m’attendait et Les étincelles, il a à chaque fois exploré un univers différent, mais il a aussi à chaque fois trouvé le scénario bluffant, la situation qui entraine le lecteur à partager de fortes émotions en suivant des personnages qu’il n’a plus envie de lâcher.
Disons-le d’emblée, Vers le soleil ne déroge pas à la règle. Toujours fort générateur d’émotions, il ajoute même cette fois une tension digne du meilleur des polars.
Cela commence par une rencontre à la terrasse d’un café parisien. Sacha, le narrateur, aimerait oublier ses petits boulots et percer enfin comme comédien. Mais pour l’instant, il fait surtout de la figuration, comme dans ce Malade imaginaire où il a un petit rôle. Très vite, il n’écoute plus ses partenaires, car il est subjugué par une femme attablée un peu plus loin. Et si sa tentative d’approche est plutôt maladroite, il parvient tout de même à laisser son numéro de téléphone à Tess, la belle inconnue.
Contre toute attente, elle va le rappeler pour… lui proposer un rôle. Les médecins lui ont conseillé d’entourer sa fille malade de figures paternelles, elle qui est née prématurément et sans père. D’abord incrédule, Sacha va accepter et s’inventer un rôle de tonton. Et cette fois, il a un premier rôle qu’il remplit à merveille.
Au fil des ans, il est de plus en plus présent et va finir par accepter de partir avec sa nièce en vacances en Toscane. Tess les rejoindra après une visite à Gênes chez son amie Francesca. Nous sommes le 14 août 2018 et Francesca vit avec son fils au pied du Pont Morandi.
Alors que Sacha passe un bon moment avec sa nièce au parc aquatique, une longue portion du pont s’effondre, écrasant la maison de Francesca, qui parviendra à fuir. Les autres occupants sont portés disparus et ne répondent plus au téléphone.
Sacha ne veut pas affoler Sienna et décide de ne rien lui dire. Mais ce dilemme n’est rien à côté de ce que lui apprend Francesca sur Tess. Victime de violences conjugales, elle a fui son pays et changé d’identité, Sophie Moore devenant Tess Moreau, après que Tom, son compagnon, ait été arrêté avant qu’il ne mette ses menaces de mort à exécution.
«Sacha, tu sais que je suis une incorrigible optimiste, alors ce que Je pense intimement, c’est que Tess ne mourra pas. Mais je suis aussi une pragmatique. J’ai appris à envisager le pire. Sacha, si Tess mourait, non seulement tu n’aurais aucun droit sur Sienna, mais la police remonterait la piste Sophie Moore, tôt ou tard. Les parents de Tess découvriraient l’existence de Sienna, et deviendraient ses tuteurs officiels. À moins que…
Mon Dieu. J’ai compris ce qu’elle s’apprête à dire. Je formule moi-même la suite, d’une voix blanche.
— À moins que Tom ne comprenne que Sienna est sa fille, et n’en demande la garde.»
En prenant la route pour Capalbio et le Jardin des Tarots de Niki de Saint-Phalle avec Sienna, on imagine tout à la fois le flot d’émotions et la difficulté à continuer à faire comme si de rien n’était. D’autant que l’étau se resserre. Comme le lui apprend sa logeuse, Sienna est désormais recherchée par la police. Alors qu’à Gênes, il n’y a aucun signe de vie des victimes, Sacha doit prendre la fuite. Parviendra-t-on à sauver Livio et Tess? Sacha réussira-t-il à échapper à la police? Quand faudra-t-il dire la vérité à Sienna? Comment la parenté de Sophie Moore va-t-elle réagir? Tels sont désormais les enjeux de ce roman que Julien Sandrel mène tambour battant, comme à son habitude.
Entre les mots d’enfant et les combats des adultes, entre l’envie d’un cocon protecteur pour la petite fille et les drames qui ont frappé sa mère, le romancier choisit d’aller, envers et contre tout, Vers le soleil.
Vers le soleil
Julien Sandrel
Éditions Calmann-Lévy
Roman
268 p., 18,50 €
EAN 9782702166376
Paru le 24/02/2021
Où?
Le roman est situé en France, à Paris, en Grande-Bretagne, notamment à Durham, Cambridge et Douvres, puis en Espagne, à Madrid. Le circuit des vacances passe par l’Auvergne et Saint-Nectaire, puis par la Provence et Marseille, Aix-en-Provence, Sanary, Hyères et Saint-Raphaël avant de gagner l’Italie, à Gênes, à San Casciano, Capalbio, Grosetto, Sienne, Venise, puis sur la route allant vers la Slovénie.
Quand?
L’action se déroule principalement en août 2018.
Ce qu’en dit l’éditeur
IL N’EST RIEN POUR ELLE, MAIS ELLE N’A PLUS QUE LUI…UN BIJOU D’ÉMOTION
14 août 2018. Tess part vers la Toscane, où elle doit rejoindre pour les vacances sa fille Sienna et l’oncle de celle-ci, Sacha. Mais alors qu’elle fait étape chez sa meilleure amie à Gênes, un effroyable grondement ébranle la maison, et tout s’écroule au-dessus d’elle. Une longue portion du pont de Gênes vient de s’effondrer, enfouissant toute la zone. Tess est portée disparue.
Lorsque Sacha apprend la catastrophe, c’est tout leur univers commun qui vole en éclats. Tous leurs mensonges aussi. Car Sacha n’est pas vraiment l’oncle de cette petite fille de neuf ans : il est un acteur, engagé pour jouer ce rôle particulier quelques jours par mois, depuis trois ans. Un rôle qu’il n’a même plus l’impression
de jouer tant il s’est attaché à Sienna et à sa mère. Alors que de dangereux secrets refont surface, Sacha sait qu’il n’a que quelques heures pour décider ce qu’il veut faire si Tess ne sort pas vivante des décombres : perdre pour toujours cette enfant avec laquelle il n’a aucun lien légal… ou écouter son cœur et s’enfuir avec elle pour de bon ?
En attendant, il décide de cacher la vérité à la petite fille, et de la protéger coûte que coûte.
Les premières pages du livre
« Le pont de Gênes, également appelé pont Morandi, est un édifice à haubans mis en service en 1967, afin de permettre à l’autoroute A10 – dite « autoroute des fleurs » – de franchir le val Polcevera, entre les quartiers de Sampierdarena et Cornigliano.
Le 14 août 2018 à 11 h 36, une longue portion du pont de Gênes s’est effondrée.
Le bilan définitif de la catastrophe, établi cinq jours plus tard, fait état de quarante-trois morts et seize blessés.
SACHA
Trois ans auparavant
Je m’appelle Sacha.
J’ai trente ans, j’habite à Paris, je suis comédien, et c’est en référence à Guitry que ma mère m’a nommé ainsi. Voilà pour ma biographie légèrement enjolivée, la version curriculum vitae.
Dans la vraie vie, j’habite une chambre de bonne Porte de La Chapelle, mon prénom résulte de l’adoration de feu ma génitrice pour Sacha Distel, j’essaie d’être acteur mais finis le plus souvent figurant.
Alors puisqu’il faut bien manger et que je ne suis pas allé très loin dans les études, j’exerce tout un tas d’activités : dès lors qu’on ne me demande pas de tuer quelqu’un, je suis assez peu regardant. J’ai été, en vrac, et dans le désordre : baby-sitter, jardinier, guide touristique improvisé pour touristes chinois, serveur, livreur, distributeur de prospectus, promeneur de chiens, participant à des sondages rémunérés (jusqu’à ce que les instituts s’en aperçoivent), homme de ménage, téléconseiller. On m’a même déjà payé pour faire la queue à la place de quelqu’un – oui, ça existe vraiment. Je pourrais essayer de me stabiliser, prendre un job et le garder, mais cela signifierait la fin de mes rêves de théâtre, et je ne suis pas prêt à y renoncer.
Je n’ai jamais connu mon père, et ma mère est morte quand j’avais quatorze ans. D’une overdose, dans la chambre d’hôtel d’un comédien un peu connu qu’elle aimait trop, au point de laisser son fils unique dîner seul, se coucher seul, se débrouiller seul. Je crois qu’on peut dire que je suis un vieux routier de la solitude. J’ai appris dans la douleur à quel point se lier à quelqu’un pouvait rendre malheureux, alors je ne m’attache pas. Je ne me sens bien que dans l’éphémère.
C’est sans doute pour cela que je voue une passion aux représentations fugaces de présents fantasmés : le théâtre bien sûr, mais aussi les haïkus, ces courts poèmes japonais qui visent à dire et célébrer l’évanescence des choses. On est parfois surpris quand je récite un haïku, ça ne colle pas avec ce que je dégage, apparemment : avec mon mètre quatre-vingt-cinq et mon allure sportive, on s’attend plutôt à m’entendre parler de boxe ou de football – les gens sont pétris de préjugés.
*
Lorsque je l’aperçois pour la première fois, je suis dans un café, au cœur du Xe arrondissement de Paris. Elle est en grande conversation avec une amie, à quelques mètres de moi. Sa grâce, son port de tête de danseuse, sa peau diaphane, ses grands yeux clairs mélancoliques, tout en elle aimante mon regard.
Je sors d’une représentation du Malade imaginaire, dans lequel je tiens le rôle ô combien gratifiant d’un apothicaire muet, je suis avec un groupe de collègues comédiens, mais je ne les écoute que distraitement, car j’observe cette inconnue du coin de l’œil. Quand son amie l’embrasse et quitte le bar, elle reste seule, quelques instants. J’hésite. Je n’aborde jamais une femme de cette façon. Éphémère n’est pas synonyme d’inconséquent, et je n’aime pas l’idée que l’on puisse me prendre pour un dragueur. Mais je ne peux pas faire autrement. Quelque chose en elle m’attire irrésistiblement. Si je n’y vais pas, je le regretterai.
Je prends une grande inspiration, et mon courage à deux mains. Un frisson parcourt mon corps, lorsque je m’élance vers elle. Je l’aborde, lui propose un verre, qu’elle refuse poliment. Je propose une verveine, elle refuse en souriant. Je propose de l’épouser, elle refuse en éclatant de rire. Sa beauté est encore plus évidente, à cette distance réduite. Elle me fixe étrangement, je prends ses œillades pour des encouragements… jusqu’au moment où elle m’assène « vous avez du noir, là », en désignant une coulure le long de ma joue droite. Et merde, j’avais oublié que j’étais encore maquillé. Je saisis l’occasion pour entamer une vraie conversation, elle continue de sourire, mais soudain son visage se crispe. Elle me lance un « je dois y aller, désolée… », rassemble ses affaires, dépose de la monnaie sur la table, se dirige vers la sortie. Comme si un mécanisme d’autodéfense venait de se mettre en branle, lui intimant l’ordre de fuir, sur-le-champ.
Je ne peux pas la laisser partir comme ça. J’attrape une serviette en papier, y note mon numéro de téléphone et improvise un pseudo-haïku :
Sacha – avec ou sans mascara
J’anime vos soirées, vos bar-mitsva,
votre vie.
(Rayer les mentions inutiles.)
Je cours dans la rue, lui tends la missive. Elle me regarde comme si j’étais un extraterrestre. Elle rit de nouveau, se saisit du bout de papier, puis s’éloigne.
À cet instant, je pense sincèrement ne jamais la revoir.
Pourtant, quelques semaines plus tard, je reçois un coup de fil inattendu. Elle me propose un rendez-vous, et ajoute un mystérieux : « Ce que j’ai à vous demander n’est pas banal. »
Que peut donc avoir à me dire cette belle inconnue ? Ayant une imagination fertile, je me prends à envisager différents scénarios – la plupart sexuels, il faut bien l’avouer… Ma curiosité est en tout cas aiguisée.
Il est prévu que nous nous retrouvions dans le même café, au bord du canal Saint-Martin. La fébrilité avant un rendez-vous amoureux n’est pas l’apanage des femmes, contrairement à ce que nous ont inculqué des siècles d’histoires de princesses-qui-mettent-des-plombes-à-se-pomponner et de princes-séduisants-sans-effort-ni-artifice. J’essaie différentes tenues… mais je décide d’opter pour la sobriété : jean brut et T-shirt blanc fluide. Je conserve une barbe de trois jours – qui me donne un air plus adulte –, et je coiffe-décoiffe ma chevelure noire aux boucles difficilement domptables.
En sortant du métro République, je prépare mes répliques – chassez l’acteur, il revient au galop. J’hésite à tenter la carte de l’humour, et puis je me dis que ça a plutôt fonctionné lors de notre première rencontre, alors pourquoi pas ? Juste avant d’entrer dans le bar, j’extrais de mon sac à dos de survie professionnelle de quoi ajouter une petite touche personnelle à mon look. Je sais bien qu’en me déguisant, je gagne en assurance : je me sens plus sûr de moi dans un costume de comédien.
J’ouvre la porte, et l’aperçois tout de suite. Aussi lumineuse que dans mon souvenir. Et elle… il lui est impossible de me rater.
— J’ai pensé que sans la coulure noire sur le visage vous risquiez de ne pas me reconnaître. Bonjour, mademoiselle. Je ne sais même pas comment vous vous appelez.
Elle observe en souriant ma joue barbouillée, ma presque révérence. Elle est surprise, amusée, c’est visible. Mais elle bride ses réactions. Elle se lève pour m’accueillir, et me tend la main. Mode formel, donc. J’ai tout à coup un peu honte de ce maquillage noir qui me barre le visage. Je me rends compte que, loin de briser la glace, cette approche clownesque a peut-être créé une distance entre nous. Quel con.
— Je m’appelle Tess. Vous, c’est Sacha, c’est bien ça ?
J’acquiesce pour la forme, tout en sortant un mouchoir et un démaquillant.
— Tess, vous avez un léger accent…
— Je suis anglaise, mais je vis en France depuis longtemps.
Elle parle un français parfait. Le seul indice de son origine étrangère, c’est sa manière de prononcer, quasiment à l’identique, les sons « en » et « on ».
Elle continue, imperturbable.
— Sacha, je vais aller droit au but. Vous m’avez dit être comédien, et vous avez mentionné le nom du théâtre dans lequel vous jouiez le soir de notre rencontre. J’ai fait une recherche sur vous sur le web… et comment dire ? J’ai remarqué que votre carrière d’acteur comporte… quelques périodes creuses. Ne le prenez pas mal… mais je me suis dit que vous cherchiez peut-être un complément de revenu.
— Je ne le prends pas mal, mais comme entrée en matière vous avouerez qu’on a connu plus sympathique qu’une analyse critique de CV…
— Pardon, je ne voulais pas… Pardon, vraiment.
Elle baisse les yeux. Semble désolée. Sincèrement. Maladroite, désolée, désuète aussi dans sa façon de se tenir, dans ses gestes, dans ses mots. Un certain charme nineties, accentué par cette pince de collégienne qui orne sa chevelure dorée. Elle m’attire, sans que je puisse vraiment me l’expliquer.
Je lui souris, l’encourage à poursuivre, tout en finissant de me démaquiller.
— Sacha, j’ai un travail à vous proposer. Rémunéré, bien sûr.
Elle plante ses yeux dans les miens. J’y décèle une ombre, troublante, singulière, qui s’estompe vite. C’est étrange, cette sensation, alors même que son regard est très bleu. L’espace d’un instant, j’ai cette image de romance bas de gamme qui me traverse : ses yeux sont pareils à des lacs. Ça a l’air idiot dit comme ça, mais ils en ont la couleur et la profondeur, à la fois translucide et opaque, attirante et inquiétante. Elle prend une grande inspiration, puis se lance.
— Sacha, j’aimerais que vous soyez le père de ma fille.
Je la regarde avec des yeux ronds. Et un sourire mi-amusé, mi-lubrique. Elle se rend compte de l’absurdité des mots qu’elle vient de prononcer, et éclate de rire.
— Je suis maladroite, ça n’est pas ce que je voulais dire !
Elle continue de glousser quelques secondes. Lorsqu’elle rit, des petites rides apparaissent au coin de ses yeux, allongeant son regard. Quel âge a-t-elle ? Je dirais vingt-sept, vingt-huit ans, soit deux ou trois ans de moins que moi. Elle s’éclaircit la voix, boit une gorgée d’eau, se reprend.
— J’ai une fille de six ans. Elle s’appelle Sienna. C’est une enfant… particulière. Elle traverse une passe difficile. Je travaille beaucoup, elle est souvent seule, j’ai essayé de l’inscrire à des activités, au centre de loisirs, mais elle n’y est pas heureuse. La psychologue scolaire m’a conseillé de l’entourer d’autres adultes, d’autres figures d’autorité. Or, je suis assez solitaire…
Je ne comprends pas bien en quoi cela me concerne, mais elle n’a pas fini.
— J’ai vu un reportage, il y a quelques jours. À propos d’un comédien, au Japon, qui endosse des rôles… dans la vraie vie. Une sorte d’acteur pour clients privés, qui, selon la demande, peut jouer un meilleur ami, un mari, un proche éploré lors de funérailles. Le reportage suivait des clients de cet homme, qui expliquaient à quel point son intervention les aidait à combler des failles, dans leur vie. Son entreprise a beaucoup de succès, apparemment. Mais je n’ai pas trouvé d’équivalent en France.
Elle marque une pause. Dirige ses yeux azur vers les miens. Je crois avoir compris ce qu’elle me demande. Pure folie.
— Sacha, je voudrais donner à ma fille une image de son père, ainsi qu’une présence masculine à laquelle elle puisse se raccrocher. J’aimerais vous proposer de jouer ce rôle auprès d’elle. Vous pourriez prétendre être un proche du père de Sienna, quelqu’un qui l’aurait bien connu dans sa jeunesse, et qui ne l’aurait plus revu depuis. Vous seriez libre d’inventer la vie rêvée de ce père, et de la lui raconter. Il s’agirait de quelques après-midi par mois, pas plus.
Et merde, sous ses apparences de normalité, cette femme est une cinglée. OK, j’aime les filles originales, mais celle-ci est un cran au-dessus. On est bien loin du rendez-vous galant que j’espérais.
— Vous plaisantez, je suppose ? Et le père de votre fille, où est-il ?
La question est cruciale. Sensible aussi, étant donné la fébrilité que je décode soudain, à travers les mouvements de ses mains.
— C’était un homme d’un soir. J’étais jeune, j’avais trop bu. Je ne connais même pas son nom. Je ne sais rien de lui, je ne l’ai jamais revu, n’ai jamais cherché à le revoir. J’élève ma fille seule, depuis toujours.
Je réfléchis quelques instants. Elle reste calme, silencieuse. Crispée, aussi.
— Pardon Tess, mais vous n’avez pas de famille ? Pas d’amis ? Ou bien vous ne pourriez pas simplement lui dire la vérité, à votre fille ? Qu’elle ne connaîtra jamais son père, mais qu’il faut avancer quand même ? Moi je n’ai jamais connu le mien, et ma mère est morte quand j’avais quatorze ans. Eh bien j’avance, malgré tout. Pas très vite, pas très loin, mais je fais de mon mieux.
— Je n’ai personne sur qui compter, au quotidien. Vous trouvez peut-être cela pathétique, mais c’est comme ça. Et je suis désolée pour vos parents.
— Vous ne pouviez pas savoir.
J’observe son visage, son regard. Cherchant à y déceler ses motivations profondes. Elle ne me dit pas tout, c’est évident. Une image me traverse. Ma mère, ses hommes d’un soir, sa solitude, ses espoirs déçus. Je secoue la tête, ma mère n’a rien à faire là. Et puis cette fille n’a pas l’air d’une droguée.
Je devrais prendre mes jambes à mon cou, me tirer vite et loin. Mais, je ne sais pas pourquoi, je reste scotché à ma chaise. À poursuivre cette discussion surréaliste. Peut-être parce que la douleur que je pressens derrière la demande de cette inconnue m’émeut plus que je ne veux bien me l’avouer. Il y a en elle des cicatrices auxquelles je ne peux rester insensible. Comme un écho de ma propre histoire. Je suis bien placé pour savoir que l’on a parfois besoin d’un peu d’aide pour pouvoir regarder l’avenir en face. Cette jeune femme a un sacré culot, un sacré courage de venir me demander ça. De quoi protège-t-elle sa fille ? Que cherche-t-elle exactement, par cette demande désespérée ?
— Sacha, je vois bien ce que vous pensez. Vous me croyez folle, et vous avez sûrement un peu raison. Nous n’avons pas parlé argent, mais je peux vous proposer cinq cents euros par mois. Pour une après-midi par semaine.
Ah oui, quand même. Pour moi qui jongle entre mes allocations d’intermittent et mes petits boulots, c’est loin d’être négligeable.
— Si je fais deux après-midi par semaine, vous montez à mille balles ?
— N’exagérez pas.
Elle sourit. Moi aussi.
— Tess, vous ne me connaissez pas. Qu’est-ce qui vous fait penser que je serai à la hauteur de ce que vous espérez ? Que je ne suis pas un criminel sans foi ni loi, ou un pédophile ?
— Disons que c’est une intuition, un alignement de planètes. Le reportage japonais est arrivé peu après notre rencontre. Et j’avais gardé votre petit mot, puisqu’on n’est jamais à l’abri d’une organisation de bar-mitsva intempestive…
Elle accompagne cette dernière phrase d’un demi-sourire, et baisse les yeux.
— Bien évidemment, je serai présente à vos côtés lors des premiers rendez-vous. J’aime ma fille plus que tout. Je ne prendrais jamais aucun risque.
Nourrissant plus d’ambition de séduction de cette jeune femme que de rêves de parentalité, je dois avouer que l’argument « je serai présente à vos côtés » fait mouche. Et puis je ne peux pas me permettre de cracher sur une telle somme. Au fond, que me propose-t-elle ? Cinq cents euros mensuels pour me transformer en conteur, et passer une après-midi par semaine avec elle et sa fille. On a connu pire.
Je dois être un peu dingue moi aussi, car ce job incongru m’excite beaucoup. Je ne sais pas dans quoi je m’embarque, mais j’ai envie d’accepter.
— Sacha ? Qu’en pensez-vous ?
J’en pense que j’ai déjà plein d’idées concernant la vie rêvée de ce père…
— Si – et je dis bien si – j’étais d’accord, ce serait à une condition : rester entièrement libre. Pouvoir mettre fin à ces séances quand bon me semble. Ne vous inquiétez pas, si cela devait arriver, je ne partirais pas comme un voleur, sans explication ni au revoir auprès de votre fille.
— Votre demande me semble légitime, et plutôt saine à vrai dire. Vous verrez, Sienna est une petite fille merveilleuse. Et je ne dis pas ça parce que c’est ma fille. Vous vous en rendrez vite compte.
Elle se lève, me tend la main. Je prends sa paume dans la mienne, et la garde un peu plus longtemps que nécessaire. Je crois déceler une légère rougeur sur son visage. Sur le mien aussi – et je sais qu’elle n’est pas seulement due au démaquillant.
Un dernier silence. Une dernière hésitation, de part et d’autre.
— Alors à bientôt, Sacha ?
— À bientôt, Tess. »
Extrait
« Sacha, tu sais que je suis une incorrigible optimiste, alors ce que Je pense intimement, c’est que Tess ne mourra pas. Mais je suis aussi une pragmatique. J’ai appris à envisager le pire. Sacha, si Tess mourait, non seulement tu n’aurais aucun droit sur Sienna, mais la police remonterait la piste Sophie Moore, tôt ou tard. Les parents de Tess découvriraient l’existence de Sienna, et deviendraient ses tuteurs officiels. À moins que…
Mon Dieu. J’ai compris ce qu’elle s’apprête à dire. Je formule moi-même la suite, d’une voix blanche.
— À moins que Tom ne comprenne que Sienna est sa fille, et n’en demande la garde. » p. 94
Julien Sandrel a 39 ans. La Chambre des Merveilles (Prix Méditerranée des lycéens 2019, Prix 2019 des lecteurs U), son premier roman, a connu un succès phénoménal en librairie. Vendu dans vingt-six pays, il est en cours d’adaptation au cinéma. Suivront La vie qui m’attendait(2019), Les étincelles (2020) et Vers le soleil (2021), (Source: Éditions Calmann-Lévy)
En deux mots
Quand une nouvelle voisine s’installe près de chez lui, Paul a envie de lui plaire. Avec Mylène, il se dit que la vie pourrait être belle. Mais elle va fuir à peine conquise. Alors, il se rabat sur sa collègue Angélique, mère-célibataire en mal d’amour.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Toutes les femmes de Paul n’ont pas de Chance
Le premier roman de Bénédicte Soymier s’attaque aux violences conjugales en racontant le parcours de Paul qui espère chasser ses démons en trouvant l’amour. Sa nouvelle voisine et sa collègue veulent aussi y croire.
Paul est sans doute ce qu’on appelle un célibataire endurci. Il est moche, ne sait pas s’habiller et s’irrite des remarques désobligeantes des clients et des collègues de la poste où il remplit consciencieusement son travail. S’il n’aime guère être dérangé dans ses habitudes, il va finalement trouver que le départ de ses voisins a du bon. La nouvelle propriétaire est belle comme un cœur et va vite devenir pour lui une obsession. Il s’achète un nouveau carnet, un stylo Mont-Blanc et note toutes les informations qu’il peut recueillir sur Mylène. Professeur des écoles, elle enseigne à une classe de CE2, monte à cheval et part tous les week-ends. Et son humeur un peu maussade au début semble plus joyeuse au fil des jours. Il échafaude un scénario pour l’aborder. L’occasion va se présenter lorsqu’elle laisse tomber son courrier dans le hall. Il se précipite et l’aide avant de l’inviter à prendre un verre. «Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.»
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise. Elle est déjà sous son emprise, mais s’imagine pouvoir résister. Elle ne dira non qu’à moitié le jour où il l’embrasse, elle ne se donnera aussi qu’à moitié. Mais au réveil, elle se rend compte que leur amitié n’aura été qu’une illusion. Désormais, elle évite Paul et, après une altercation dans le hall de l’immeuble cherchera à se consoler dans les bras d’un autre.
Paul va du reste lui aussi essayer d’oublier Mylène en se tournant vers sa collègue Angélique avec laquelle il entame le même jeu de séduction, avec laquelle il va assouvir son besoin de sexe. C’est rapide et brutal. C’est un nouvel échec. «Angélique est belle les cheveux emmêlés, pâle et froissée, assise sur son canapé. Elle serre les genoux et lisse son chemisier. Paul ramasse sa détresse, un regard en pleine face; la tristesse qu’il remarque, elle est pour lui. Lui, l’arrogant et le vulgaire. La bête. Il sent la bile à son palais. Tout ça, c’est de la faute de Mylène. Non. Même pas. C’est de la sienne. Il se dégoûte.»
Alors il essaie de s’amender, de ne plus s’énerver chaque fois qu’un homme jette un regard sur elle, évalue ses seins et ses fesses. Alors, il lui propose de l’emmener un week-end en bord de mer, il va même lui offrir de s’installer chez lui avec son fils. Mais sa jalousie, aussi maladive qu’infondée, le pousse à commettre à nouveau l’irréparable. Il cogne, il frappe, il meurtrit.
«Elle pourrait partir, elle qui vient de s’installer, la tête emplie d’espoir, partir comme le conseille l’article parcouru dans Elle ou Marie Claire. Elle pourrait remplir ses cartons et ses sacs. Elle pourrait, mais elle ne peut pas, parce qu’elle croit à l’amour, à la rédemption et aux choses qui changent. Elle se tait. Ferme les yeux.»
Bénédicte Soymier est infirmière. Elle pose ici un diagnostic qui a dû se nourrir des histoires entendues, de témoignages, de récits de femmes désespérées. Un homme violent peut-il changer? Loin de tout manichéisme, elle creuse ce lien entre deux personnes, aussi solide que fragile. Jusqu’où faut-il aller avant qu’il se rompe? Et une fois rompu se sent-on mieux pour autant? En creusant jusqu’au racines de la violence conjugale, elle réussit un roman fort, qui touche au cœur.
Le mal-épris
Bénédicte Soymier
Éditions Calmann-Lévy
Premier roman
330 p., 18,50 €
EAN 9782702180778
Paru le 6/01/2021
Où?
Le roman est situé en France, sans être géographiquement précisé.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
«Ça lui ronge les tripes et le cerveau, plus fort que sa volonté – une hargne qui l’habite, une violence qui déferle tel un vent d’orage, puissante et incontrôlable. Il voudrait lâcher mais ne pense qu’à frapper.»
Paul est amer. Son travail est ennuyeux, il vit seul et envie la beauté des autres. Nourrie de ses blessures, sa rancune gonfle, se mue en rage. Contre le sort, contre l’amour, contre les femmes.
Par dépit, il jette son dévolu sur l’une de ses collègues. Angélique est vulnérable. Elle élève seule son petit garçon, tire le diable par la queue et traîne le souvenir d’une adolescence douloureuse.
Paul s’engouffre bientôt dans ses failles. Jusqu’au jour où tout bascule. Il explose.
Une radiographie percutante de la violence, à travers l’histoire d’un homme pris dans sa spirale et d’une femme qui tente d’y échapper.
Les premières pages du livre
« Paul n’est pas beau.
Petit, maigre, le cheveu terne et rare, le nez long, il présente un physique ingrat que n’arrangent pas des tenues démodées, portées étriquées, du pantalon de velours côtelé, toujours beige ou gris, aux chemises de fin coton d’Égypte plaquées sur son torse. Le dos droit et les épaules tendues, il affiche une raideur malingre malgré des foulées allongées, l’allure cocasse, et des gestes si maniérés qu’il en est agaçant. Il est sec, c’est son aspect, sec et austère comme il aime le paraître ; ça le protège. Paul est souvent mal à l’aise. Ni hautain ni pédant, juste mal à l’aise.
Il sourit peu, gêné par des dents mal plantées, une incisive penchée vers l’autre et cette canine mal soignée lorsqu’il avait dix ans, dont l’émail maintenant jauni tire sur l’ocre, entre le brun et le cognac. Sourire illumine pourtant son regard, le plus beau du monde, d’un bleu limpide presque gris, parsemé de paillettes d’or, vif et brillant, dont il module l’effet selon l’inspiration. Il en joue, plisse ou déplisse l’œil en mesure, rodé et appliqué, il compose et parvient à séduire lorsque la chance s’invite. Alors il ramasse. Il cueille, récolte et se goinfre des miettes laissées par eux, les beaux, ceux qu’il déteste ; ces beaux qui obtiennent avant lui, sans effort ou mérite, parce que leurs corps sont longs et leurs traits harmonieux, parce qu’ils ont des fossettes et des mèches travaillées, du vent, du rien, de l’apparence sans véritable fond. C’est injuste et douloureux, chaque jour, chaque heure, cette laideur portée en fardeau, la peau, une silhouette, des pieds à la figure, incongrue, elle pique et modèle l’humeur et les certitudes. Évidemment, Paul, la souffrance n’appartient qu’aux moches ! Comment imaginer qu’il puisse en être autrement lorsque le quotidien résonne des rires et des insultes ? T’as vu l’autre avec sa face de raie, cette sale gueule, va te cacher, va crever, avec ta tronche, y a qu’ça à faire, hé, le minable… L’épreuve des cours d’école, de la rue, des transports – des coups ramassés dans l’ego jusqu’à croire en ces mots.
La blessure est profonde.
Paul encaisse.
Et se brise.
***
Paul travaille à la Poste. Il gère l’agence d’une commune de sept mille habitants, connaît sa tâche et l’exécute avec zèle. La répétition le rassure ; le bureau vers la grande vitrine, ses crayons à droite, les imprimés à gauche. Le bon employé s’applique, soucieux du client, apprécié de ses collègues et décrit comme serviable. Il s’efforce d’être aimable, du mieux qu’il peut, salue, discute, évoque la pluie et le beau temps puis ravale sa colère face aux regards qui le heurtent, ces airs condescendants et les chuchotements, il est laid, mal habillé. Il entend. Se tait. Les déteste. L’exaspération monte et des plaques apparaissent sur ses bras et ses cuisses, il frotte, se gratte, s’agite, la tension le submerge, les gens l’ennuient. Ils se plaignent. De la météo, des impôts, des salaires, du coût de la vie, du travail et des patrons. Des plaintes, encore et toujours. Ils râlent. La vie les écorche, disent-ils, mais lui, que la vie lui fait-elle ? Pour peu, il irait s’installer sur une île déserte, loin de ces cons et des vacheries de l’existence. Parfois même, il voudrait que tout s’arrête. Ne plus rien entendre. Ne plus rien voir. S’il avait du courage… mais ce n’est pas si facile. Alors il tient, s’adapte et reste. Il rentre chez lui, rue des Glycines, et se console dans le luxe d’un confort auquel il consacre son temps, un cocon, meublé avec soin, où il a préféré la qualité du bois massif aux kits bon marché, sans lésiner sur la dépense, et opté pour des matières nobles. Il est en vogue : du beau, du riche, du moderne.
Son appartement, un trois pièces au quatrième et dernier étage, se situe dans une petite résidence de standing entourée d’un parc et de nombreuses allées en gravier blanc. Les lieux sont calmes et, depuis dix ans, Paul s’y sent bien. Il connaît ses voisins, ne les côtoie pas, mais les apprécie. Tant que chacun reste chez soi, tout va bien.
En face vivent un jeune couple et leurs jumeaux âgés de quelques mois. Ils sont bruyants, le soir, quand se mêlent aux pleurs les jappements du teckel ; ça marche, ça court, ça crie, les portes claquent. Ils sont à cran, mais Paul sourit dans son refuge, heureux de percevoir la vie parce que, même s’il est un vieux garçon de quarante-cinq ans qui affectionne l’ordre et le silence, Paul aime le concept de la famille ; ce remue-ménage, les éclats et les sanglots, les rires aussi qui tintent à ses oreilles comme ceux d’Émilie ou de Rachel, ses sœurs, lorsqu’elles étaient petites, quand les parents les laissaient seuls, le père au bistrot, la mère « on ne sait où ». Quand il gérait leur quotidien, leur subsistance et l’essentiel, mouchait la morve et nettoyait les culs, lui, l’aîné de la fratrie – deux sœurs, un frère –, responsabilisé trop tôt. Il s’en souvient sans s’attarder, à quoi bon ? Le pathos, les plaintes et les reproches ne riment à rien, ne réparent pas et ne rendent pas. N’a plus de sens que son présent, les visites de ses « petits », comme il les appelle encore, même si les corps sont grands, chacun marqué de traces, par la crasse et la misère, et cette loyauté à la con, ce silence imposé, perfide et délétère, qu’ils n’ont jamais rompu. Ils se souviennent mais tous se taisent. Paul les reçoit, le soir ou le week-end, avec ou sans enfants, pour un repas ou un café, quelques heures partagées auxquelles il tient plus que tout.
***
Depuis quelques jours, le jeune couple s’agite.
Paul s’en inquiète. Ça n’augure rien de bon. Des cartons sortent de l’appartement, ficelés ou scotchés solidement, suivis d’un bric-à-brac entassé dans des caisses en plastique. Il n’ose demander mais sent qu’ils déménagent, probablement pour un logement plus spacieux, une maisonnette peut-être, à la campagne, la ville, ce n’est pas bon pour les enfants, avec toute cette pollution, il comprend. Il aurait fait de même. Très certainement.
***
Sur le balcon trône une large pancarte blanche sur laquelle les mots À vendre se détachent en rouge vif ; le couple est parti, leurs sacs et leurs cartons chargés dans un camion, les enfants sous le bras, laissant l’espace à l’incertitude – une angoisse pour Paul. Il guette par le judas les visiteurs, de potentiels acheteurs, leurs regards hésitants, leurs pas indécis, et imagine leur histoire : un divorce, une mutation, la vieillesse ou un deuil, des scénarios qu’il compose, attribuant à chacun une note, comme si son avis avait une quelconque importance. Un couple d’une cinquantaine d’années a d’ailleurs retenu son attention et l’emporte haut la main. La femme semble discrète et le mari… discret. Parfait !
Il espère.
Peut-être liera-t-il connaissance, ces gens ont l’air charmant, et sa sœur Émilie répète à l’envi qu’une vie se nourrit de rencontres – Facile, tu sors de ta caverne ; comme si c’était suffisant, comme s’il pouvait soudainement devenir jovial et engageant.
Ne plus se méfier.
Peut-être essayera-t-il.
Mais ce n’est pas le couple qui emménage, c’est une femme seule, jeune, blonde au visage délicat et au sourire faible. Ses yeux sont rouges et gonflés. Paul s’imagine qu’elle est malheureuse, son amant l’aura quittée ou peut-être est-ce elle, lassée de le savoir marié. Il raconte et regarde. Ses traits tirés, sa fatigue, ses gestes lents presque résignés, elle s’installe et lui se délecte.
Les beaux ont aussi leurs déboires.
Il entend.
Chaque soir, elle pleure derrière leur mur mitoyen, au milieu des cartons qu’elle ne se décide pas à ouvrir, encore en transit, comme si elle pouvait remballer et partir ; une erreur à réparer, on rembobine, on rentre. Elle s’effondre dans le silence de cet appartement qu’elle n’a pas vraiment choisi, juste une bonne affaire dans un quartier calme proche de ses activités, loin de celui qu’elle évite, le moral en berne. Elle pleure sur sa vie, sur son chagrin, sur le fiasco ; elle tente de rebondir et mollit en quelques secondes. Elle aimait ce type.
Paul écoute, l’oreille collée à la cloison.
Des larmes de crocodile.
Elle est trop belle.
Il écoute et s’agace. Ces beaux n’affrontent rien ; insouciants et gâtés, ils pleurent sur leur injuste facilité à appréhender l’existence, pauvres nantis, suffisants et orgueilleux, des fourbes et des menteurs. Ça lui fait mal au bide, ces jérémiades, quand lui revient en tête ce à quoi il fait face. Lui doit se battre. Prouver qu’il a de la valeur, qu’il est sensible et humain derrière les apparences.
Lui.
Qu’il les déteste !
Cette nouvelle voisine pourtant l’interpelle. Bien que jolie, elle semble différente, ni arrogante ni insensible, presque touchante. Il en viendrait à la plaindre quand, le soir, les portes se tirent et les volets se ferment sur leurs solitudes. Il s’attendrit, même s’il peste ou qu’il se moque, bousculant ses certitudes, il s’énerve, cette fille l’intrigue. Mylène, elle se nomme, il a regardé sur la petite étiquette collée sous sa sonnette. Il fallait qu’il sache. Elle lui plaît, Mylène. Beaucoup. Elle est si raffinée et délicate, le geste posé, la grâce innée, belle, si belle. Ses mains sont fines – il les regarde lorsqu’elle insère la clé dans la serrure, l’exquis réseau de ses veines, sa peau qui rosit, la tension de ses doigts crispés sur le verrou ; ils sont magnifiques. Et ses cheveux, si blonds, si longs, si lisses et soyeux. Et ses jambes élancées, légèrement irisées par le lait hydratant dont elle doit s’enduire. Parfumées sans doute. À la vanille ou à la rose. Il imagine, inspire, expire. Devine. Peut-être du jasmin. Il rêve, l’œil au judas, la main enroulée sur son sexe.
Chaque soir, chaque jour.
Il l’attend. Et se sermonne, ce n’est pas son genre d’être là, derrière une porte, à observer une femme, si belle soit-elle, en imaginant son odeur et sa peau, pas son genre de rêver à rencontrer l’amour dans un monde qui n’est pas le sien, il se sent con et honteux d’être con. Ça le retourne, cette envie d’un regard, qu’elle le voie, lui, le beau caché sous un mauvais costume, un clown pathétique qui voudrait bien sourire. Avec un peu de chance. Ou de patience. Il rêve. Espère. Et puis se ratatine, il sait bien que l’on rentre dans des cases, la communauté nous y colle : la catégorie sociale, la catégorie professionnelle, la catégorie physique, les maigres, les gros, les moches, les Kevin et les Brenda ; lui est coincé. Il en pleurerait.
Mylène est trop belle. Sensible et attachante. Il perd pied et ne peut résister. Il faut qu’il la voie et qu’il sache ce qu’elle fait, il note chaque événement de son emploi du temps. Elle quitte son appartement à huit heures, à l’exception du mercredi et du week-end, et se rend sur le petit parking de la propriété où elle gare sa Twingo rouge. Elle part pour l’école primaire d’un village proche, à sept kilomètres, où elle enseigne à des élèves de CE2 depuis trois ans. Elle rentre à dix-sept heures précises, ouvre sa boîte aux lettres, d’où elle extirpe le courrier, monte les deux étages à pied, elle ne prend jamais l’ascenseur, puis s’enferme dans son appartement jusqu’au lendemain. Le mercredi, elle va faire ses courses à la supérette du coin, le matin. L’après-midi, elle se rend aux écuries Saint-Louis, où elle monte à cheval. Tous les week-ends, elle part. Elle ferme ses volets et quitte la résidence, pour une destination qu’il ignore, jusqu’au dimanche soir. Elle revient toujours vers vingt heures.
Paul s’est acheté un petit carnet bleu sur lequel il consigne ses départs, ses retours, ses rencontres, les mots qu’elle échange avec la voisine du dessus ou le locataire du dessous, ses tenues, ses coiffures. Il écrit ce qu’il aime et ce qu’il déteste, comme ses chaussures noires fermées par une boucle aux talons bien trop hauts pour une femme respectable. Il note, découpe, dessine et décore, et prend quelques photos avec son portable quand la lumière le lui permet et que l’angle le cache. Il les colle avec une colle de grande qualité pour ne pas qu’elle tache et transperce le papier. Il hait les marques jaunes que peuvent laisser les bavures d’un travail bâclé. Lui, il faut que ce soit léché, sans fautes ou ratures, tracé à la règle et séché à son souffle. Une œuvre d’art. D’ailleurs il n’a pas lésiné pour l’achat du carnet. Il l’a choisi dans une grande papeterie, un truc ultra-doux, à la reliure dorée et au grain épais, du 100 g, le minimum pour un rendu soigné, presque professionnel, blanc de blanc. Son stylo est un Mont-Blanc, l’encre est noire. Une folie qu’il s’est offerte exprès.
Paul aimerait lui parler.
Il réfléchit.
Il la connaît par cœur, colle et consigne, l’observe et la piste, s’arrange pour croiser son chemin, au supermarché, aux réunions de copropriétaires, sur le parking, en ville. Il lui sourit, l’approche, la regarde, mais ne dit rien, conscient de l’insistance de sa présence. Il ne se reconnaît plus, mesure l’incongruité de ses actes, se chapitre in petto et recommence inlassablement.
Il est obsédé.
Obsédé par Mylène.
Il a oublié le parfum de l’amour, les frissons et l’envie, il ne sait plus, ni dans son corps, ni dans sa tête, ça lui échappe, mais il devine – la boule serrée sous son sternum, gonflée ou dégonflée au rythme des rencontres, la moiteur de ses paumes, les doigts gourds, frottés sur ses cuisses, et son cœur qui palpite, pressions, rétractions, le pouls heurté, au cou et aux poignets, qui file sous les tissus et pulse jusqu’aux oreilles.
Paul a la trouille.
Mais c’est plus fort que tout, n’est-ce pas, Paul ?
Chaque soir, il se hâte pour un instant précis, dans le grand hall de la résidence, il s’arrange et ne le manque jamais, cet instant commun où elle et lui ouvrent leurs boîtes aux lettres en même temps, proches de quelques centimètres, les peaux côte à côte. Il contemple ses mains et hume ses cheveux, envahi d’elle jusqu’aux synapses, assiégé et vaincu, il inspire pour se remplir et se gave jusqu’à l’excès. Il l’aime, sans aucun doute, même si vite, abreuvé à son odeur, et dépassé, il se sait fou et imagine les mots qu’il pourrait prononcer, l’échange qu’il envisage, mais la voilà qui part ; elle rentre chez elle et lui reste penaud.
Il FAUT qu’il lui parle.
***
Mylène a changé. Ses yeux ne sont plus rouges et son teint, si pâle aux premiers jours, a joliment rosi. Elle ne pleure plus, à quoi bon, elle et lui, c’est fini, elle a tourné la page. Elle sort et rencontre ses amies, hésitante puis enhardie, elle rit et elle oublie, les disputes, les rancœurs et cette faute qui n’était à personne. L’amour s’est tiré. Point. Envolé. Disloqué. Elle accepte.
Paul remarque qu’elle sourit davantage, aux voisins, aux enfants, elle bavarde et musarde au soleil, ses robes sont courtes et colorées, ses cheveux détachés. Dans son appartement, il l’entend chanter à tue-tête et rire aux éclats, croit la savoir danser et la devine, libre et sensuelle. Guérie.
Il ne pense qu’à elle et voudrait l’aborder. L’écouter ne parler qu’à lui seul. Il veut accrocher son regard et gagner un sourire, peut-être la retenir, juste une minute. Il espère un hasard, mais les jours s’accumulent, puis les semaines ; le carnet se remplit. Le destin le boude, il désespère mais soigne sa mise au cas où. Il a même fait quelques courses, un nouveau pantalon qu’une vendeuse lui a recommandé et un tee-shirt floqué d’une marque. Il lui semble être un autre, plus moderne, plus actuel. Il devrait plaire.
***
Les soirs se ressemblent ; pourtant ce soir-là, plus humide que la veille, plus sombre et plus maussade, le hasard s’accorde aux envies. C’est vif et immédiat – un espace à saisir. Vite, Paul, ne pas rater l’aubaine. Mylène laisse, devant sa porte, échapper son courrier. Il y voit un signe et se précipite, exalté, les mains tendues et le geste un peu brusque, son corps déjà plié vers le sol. Il la frôle. Les évènements s’enchaînent en un millième de seconde, sans un mot ; il était prêt. Il respire son parfum, proche, presque à la toucher, et la contemple les yeux ronds, encore surpris par sa chance.
L’extase. Le Graal.
Il plane.
Ridicule. Grotesque. Risible.
Ahuri et surtout maniéré, Paul lui restitue les lettres une à une et plaisante sur son métier de postier. S’il savait comme elle éprouve de la pitié, comme elle retient son rire. S’il savait comme elle le trouve pathétique avec son jean trop large et son blouson étriqué, qu’il tire pour couvrir le bas de ses reins. Il sue et doit coller, mais elle sourit, un peu par gentillesse, un peu par compassion. Elle a bien vu qu’il l’observait depuis son balcon ou sur le parking, pauvre mec, rigide et désespérément laid – un beauf qui cache sa calvitie par une raie basse et un rabat de cheveux. Elle sait qu’il la suit et prend des photos. Les premiers jours, elle s’en est inquiétée, mais les échanges avec la voisine du troisième l’ont convaincue : il n’est qu’un type seul et inoffensif.
Alors, elle grimace bêtement pour ne pas le blesser. Elle retient son soupir parce qu’il a l’air gentil et attend qu’il s’éclipse.
Lui reste.
La voix de Mylène le pénètre, chaleureuse et douce – un remerciement léger suivi d’un silence. Impossible de partir. Pas maintenant. Pas tout de suite. Son esprit bafouille. Que lui dire ? Comment la retenir ? Il se sent bête à se balancer d’un pied sur l’autre en chiffonnant son propre courrier. Les mots coincent. Il est trop con. S’énerve. Elle le regarde, un peu contrite, l’air bienveillant – cet air qu’ils ont tous, cet air qu’il déteste. Il n’est pas si benêt, il doit se ressaisir. Se redresse et, par quelques mots vagues, évoque la pluie de la journée. C’est affligeant, mais elle acquiesce et sourit à nouveau. Paul se sent encouragé.
— Nous sommes voisins depuis trois mois, permettez-moi de vous offrir un verre de vin… ou autre chose… J’habite en face… enfin, vous le savez… si vous le voulez bien…
L’audace de l’homme la stupéfie. Mylène est prise de court, elle hésite puis accepte – un petit oui timide dont elle ne revient pas. Elle ne sait pas dire non, quelle tarte ! Trop discrète, toujours accommodante, elle se laisse faire, pour ne pas fâcher ou ne pas vexer, elle consent et s’adapte, même avec ce gars dont elle ne connaît pas le nom, un voisin moche et collant qu’elle préférerait éviter. Elle a accepté et peste de se voir si sotte quand elle voudrait prétendre à plus de détermination. L’épisode la contrarie. Elle partagera le verre, discutera par politesse puis se carapatera rapidement.
Résignée, elle le suit, sourire plaqué sur les lèvres, aussi raide et potiche qu’une miss France en gala. Il lui trouve belle allure et se sent gauche. Ses mains sont moites, il est fébrile et ses pas sont chancelants – toujours ce corps traître, sans charme ni élégance, toujours cette carcasse qu’il traîne comme un boulet – regarde-moi, Mylène, regarde-moi au-delà de mon apparence. Si elle pouvait l’entendre. Mais il se tait. Comme chaque fois. Il glisse la clé dans la serrure et l’invite à entrer.
Elle est surprise par l’harmonie des lieux, les nuances chaudes de la décoration qui allient le brun du bois aux camaïeux beiges des toiles de riz fixées aux murs, les bibelots fins, l’agencement des meubles, les épais tapis de laine sèche. Elle avait imaginé du plastique et du mélaminé, des napperons au crochet et des puzzles mille pièces encadrés, des horreurs et du mauvais goût, un décor à son image, rêche et vilain. Elle rougit de son a priori, elle qui se pensait tolérante et ouverte. Elle cherche à s’amender, le complimente sur ce sublime intérieur, caresse les surfaces et s’extasie avec emphase, puis prend place dans le magnifique canapé en veau chocolat.
Paul n’en revient pas qu’elle soit chez lui, ses reins, ses fesses posées sur le cuir fin. Il s’affaire. S’affole. Une bonne bouteille. Trouver une bonne bouteille. Il cherche, déplace, déniche enfin un corton-charlemagne de 2011 – un grand cru qu’il réservait pour une belle occasion.
N’est-ce pas une belle occasion ?
Il sert le vin, dispose quelques amuse-gueule dans un ramequin de terre cuite et s’assoit face à elle. Elle a croisé les jambes. Il se grise de son genou posé sur sa cuisse, ses mains abandonnées, ses lèvres qui s’entrouvrent et se ferment, ses cheveux, son cou, sa poitrine. Il descend puis remonte. Sa cuisse, son genou et sa taille, sa bouche à nouveau. Elle bouge. Soupire. Sans qu’il comprenne que ce regard la heurte – un regard, comme tant d’autres, qui convoite et insulte. Regarde-moi dans les yeux, au-delà de mes courbes et de ma chair, regarde-moi derrière ce que tu vois. Les hommes l’éreintent, sauf peut-être Antoine, mais elle et lui, c’est fini. Elle se sent triste et pense à partir, mais se retient puisque Paul se détourne. Elle va boire.
Paul lui demande si elle se plaît dans la résidence, si elle aime son métier, lui offre un second verre, l’interroge sur Orléans dont elle dit être originaire, sur sa famille qui habite le centre de la France, lui sert un troisième verre, réapprovisionne le bol de cacahuètes, la questionne sur ses goûts culinaires et lui propose un plat de spaghettis « carbonara » sur le pouce.
Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu ; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise.
Elle est morose. Et parle.
Elle s’est séparée de son compagnon six mois auparavant. Les routes divergent, les intérêts s’éloignent sans que l’on en prenne immédiatement la mesure, insidieusement, jusqu’à la rupture, évidente dans l’incertitude. On se raccroche à l’espoir, cet effort qui fracasse, mais on se heurte, les mots vifs et le silence amer. On casse plus qu’on ne préserve, le reproche virulent, chaque jour davantage, à ne plus tolérer un regard ni entendre une excuse. C’est moche et aigre, ça balaie les souvenirs, même ceux qu’on chérissait. Elle a beaucoup pleuré mais a compris, c’est inutile de chercher à ranimer ce qui n’existe plus. Alors, ils ont vendu l’appartement et compté les cuillères. Lui a gardé le chat qu’elle avait adopté. Mais pourquoi raconte-t-elle cela, c’est sans intérêt. Elle essuie une larme. Elle aimait bien ce chat. Il faudra qu’elle songe à en prendre un. Un gros félin tigré plein de poils longs et soyeux à caler contre soi et caresser des heures. À moins qu’elle ne choisisse un chien, un de ces toutous à mamie qu’elle pourra cajoler. Elle hésite, pourtant à trente ans elle estime qu’il ne sert à rien de douter. D’ailleurs, elle ne veut plus.
Paul l’écoute et se tait. Peut-être dit-il juste qu’il aime les chats, lui aussi, et qu’il est heureux qu’elle se soit installée ici, dans sa résidence. Il n’évoque rien de son histoire et des chagrins d’amour dont il sait qu’on ne guérit jamais vraiment. Lui est resté sur le carreau.
L’amour s’appelait Léa.
D’une année plus âgée, elle était l’amie de sa sœur, le verbe haut, impertinente et railleuse, le corps sec vêtu de froufrous que ses pas agitaient, souvent, puisqu’elle ne cessait de bouger, plus nerveuse qu’impatiente. Elle l’avait séduit vite, d’un simple regard, aidée à cet âge des bourgeons de son torse, et même si elle se moquait de lui, de sa taille ou de son air benêt, il était pris, envoûté jusqu’à l’os, à la merci de jeux dont il ne maîtrisait pas les règles. Elle l’avait déniaisé, éduqué, transformé. Elle l’avait entraîné dans le tourbillon d’une vie dont il n’avait pas soupçonné l’existence, se laissant avaler tout entier, sans méfiance, nourri par l’intensité des premières fois, les hormones bouillonnantes, le cœur plein, rassuré d’exister au moins quelques instants, là, dans sa bouche, dans ses cuisses, au creux de ses bras, caressé et aimé. Il croyait aux promesses d’un avenir à deux, imaginant un foyer où il serait sauf. Quel idiot ! Il n’a pas écouté les rires perchés, ni vu les mains qui le chassaient, les réponses évasives, les regards fuyants. Il rêvait et elle s’est envolée. Hop ! Partie, Léa, du jour au lendemain, dans les gros bras musclés du garagiste en bas de la rue, petite frappe notoire, collectionneur de grosses cylindrées et de jolies midinettes.
Paul a pleuré.
Des mois.
Des mois et des mois. Le cœur fracassé et l’envie d’en finir. Il n’a pas compris la rupture, les mensonges, le sexe sans amour et le besoin d’un autre. Il a pleuré sa misère et oublié ses rêves, a redressé l’échine, même pour de faux – de l’apparence, de l’apparat –, et a gonflé sa rage. Il a fermé son cœur et aimé sans amour, des rondes et des maigres, des femmes pas très jolies auxquelles il a menti. Il leur a pris leur corps, néanmoins appliqué, cherchant dans l’étreinte celle qu’il ne trouverait plus, trahi et amer de n’être plus qu’un homme dénué d’affect.
De ça, il n’est pas fier, et si depuis il entretient l’hygiène d’un coup de temps en temps rencontré sur un site, plus jamais il ne ment ni ne promet ce qu’il ne tiendrait pas. Il pense se préserver.
Les femmes sont cruelles, n’est-ce pas, Paul ?
***
Mylène enraye la mécanique.
Elle occupe son esprit, ses jours, ses nuits, à chaque coin de rue, à son travail, il la voit dans la tasse de son café, dans les reflets de son miroir. Elle l’épuise et le mine par l’attente qu’elle suscite, son regard, un sourire, ces instants qu’il espère auprès des boîtes aux lettres. Il se sait ridicule, s’en agace, mais se présente chaque soir, à l’heure des fins d’après-midi, et l’invite pour ce verre devenu habitude. Aucun ne sait pourquoi, le rituel s’est imposé. Elle monte avec lui l’escalier, ôte ses chaussures, son manteau et s’affale sur le canapé creusé de son empreinte laissée la veille. Ils boivent, mangent et discutent. Rient aussi. Elle dit se sentir seule, même avec ses amies, c’est pas comme avec lui ; avec lui, elle se sent bien, écoutée, elle se sent bichonnée, se pose enfin, c’est sympathique, sain et sans ambiguïté.
Ce n’est pas que ça l’emballe, Paul, l’idée de « soirées sympathiques », ça le blesse et l’emmerde même. Il a évidemment conscience de ne pas ressembler à Brad Pitt, mais franchement comment peut-elle imaginer qu’il reste de marbre ? Il fait bonne figure et se raisonne, être son ami est sans doute une étape.
Il ne se décourage pas. Est heureux. Il a rangé son carnet.
En quelques semaines, elle impose le tutoiement, déplace la fleur en pot d’une étagère, la remplace par une autre, plus à son goût, acquise au marché. Elle ajoute des coussins en patchwork sur le canapé et pose quelques galets dans les récipients d’étain du meuble de l’entrée. Il se laisse envahir, envisageant l’idée qu’elle est un peu chez elle. Sa présence se marque d’un chandail oublié, de son parfum sur la laine, des rires qui résonnent. Ils partagent leur journée, les anecdotes, les blessures, s’amusent de bons mots. Elle le bouscule un peu.
Elle se sent bien.
Le week-end, elle ne quitte plus la résidence pour se rendre chez sa sœur. Ils se promènent le long du canal, bavardent sur le monde ou regardent un film. Parfois, c’est elle qui l’invite dans le désordre de ses cartons toujours fermés.
Paul ne sait que penser.
Elle semble en transit, toujours pressée de vivre, rire et partir, elle virevolte et s’éreinte, l’entraîne dans sa course, ne se posant qu’un instant avant de fuir sans jamais se livrer. Il redoute qu’elle s’envole, ses paquets sous le bras, ses rideaux et bibelots toujours emballés. Elle reste une énigme dont il voudrait percer les mystères, ces pleurs qu’il perçoit parfois derrière les cloisons, les cernes qu’elle camoufle, les rires trop vifs. Il crève de ne pas la saisir.
Mylène ressent un changement et s’inquiète. Il est l’ami qui la dévore des yeux, dont la main s’attarde sur son épaule ou sa taille, qui s’approche et se colle à elle.
L’envie taraude Paul. Frôler ses cheveux. Effleurer sa peau. Butiner son cou. Baiser ses lèvres. S’y fondre. Il fixe cette marque délicate au coin de sa bouche – une petite ride d’expression qui se creuse dans ses rires et se meurt dans ses mots, rêve d’en suivre le contour. L’embrasser. Mais il se retient, lui si près, presque à la toucher, au bord de l’élan. Elle a dû en voir, des blaireaux, de beaux mâles qui se croient tout permis, les mains baladeuses, la plaisanterie douteuse. Il n’est pas de ceux-là, lui, il se veut plus subtil. Il l’entoure, la rassure et pense la retenir.
S’use. Se frustre. Meurt.
***
Les soirées se suivent, semblables, chacun dans son fauteuil ou côte à côte sur le grand canapé : un verre, des gâteaux et un repas pris sans chichis. Il cuisine, elle apporte des plats achetés, chinois ou végétariens ; ils partagent.
De bons amis. Des potes. Des échanges informels pour deux âmes seules, en attendant. En attendant : mieux. Autre chose. L’amour. Mylène aimerait espacer leurs rencontres. Elle l’envisage, va le lui dire, il ne faudrait pas qu’il se fasse des idées. Quand même. On ne sait jamais. Elle va botter en touche, prétexter une migraine ou un rendez-vous, mais elle renonce lorsqu’elle le voit l’attendre, souriant et plein d’espoir, pétri de cette gentillesse dont elle se repaît. Elle est ambiguë, le sait, se sermonne puis recommence, chaque soir, comblée par cette attention. L’ego se regonfle. Alors, elle compose avec des gestes calculés, un peu mais pas trop, juste assez pour nourrir le désir sans le satisfaire. Elle minaude et panse ses propres blessures.
***
Lorsque Mylène rentre ce soir-là, à dix-sept heures, Paul ne l’attend pas auprès des boîtes aux lettres. Il est chez lui et reçoit Émilie, sa sœur, venue à l’improviste, le cœur malmené par une nouvelle rupture. Elle cumule, Émilie. Les foireux, les alcooleux, les violenteux, les peureux, les péteux. Elle les ramasse à la pelle, s’imagine les amender puis s’émiette dans l’échec. Paul écoute, colmate et rafistole jusqu’à la fois prochaine, inquiet de ces échecs, trop nombreux, trop semblables – des répétitions d’histoires avec des abrutis comme il les déteste, des moitiés de mecs, des cons qui négligent ou maltraitent les femmes comme sa sœur, gentilles au grand cœur. Ça lui hérisse le poil, tous ces chagrins, lui dont les amours ne sont pas plus reluisantes. À croire que tous les coups merdiques sont pour leur pomme. Ils les collectionnent, elle et lui, les histoires à deux balles, l’absence de sentiments, les excuses et les départs, ils les empilent et s’en font une carapace, lui surtout, parce que, elle, ce n’est pas encore gagné.
Il sort les mouchoirs de leur boîte et les tend par poignées, il aimerait qu’elle s’arrête, de parler, de pleurer, qu’elle se décide enfin à virer tous ces pauvres types. Il se sent si peu légitime, c’est presque cocasse de l’entendre donner des conseils avec emphase et conviction, fort d’une expérience qu’il ne possède pas. Il donne le change autour d’un verre de chardonnay, la main dans la sienne, l’air contrit, essuyant des torrents de larmes et la morve du nez.
On pourrait rire de les voir ainsi mais c’est toute leur histoire qui s’écrit.
En bas de l’escalier, Mylène s’étonne de ne pas voir Paul.
Elle attend. S’irrite de son retard. S’inquiète.
Il aurait pu la prévenir, laisser un mot, envoyer un message.
Elle se passe la main dans les cheveux et souffle, agacée, seule dans ce grand hall, soudain abandonnée. C’est comme chaque fois, comme avec Antoine, quand il partait quelques jours, sans portable, sans réseau, avec ses potes ou peut-être une maîtresse, et qu’elle restait là, comme une conne, à ne plus savoir quoi faire, ni soumise ni dépendante, mais conne quand même, juste à attendre. Elle souffle et songerait presque à pleurer, mais ne veut plus, ces mecs sont des connards, des moins que rien, des menteurs, des bouffons. Elle, elle va s’émanciper. Profiter et broyer. Mais la colère, elle le sait, c’est n’importe quoi.
À l’étage, sous la porte, la lumière filtre accompagnée de voix lointaines, à peine étouffées, des sanglots semble-t-il, ou des raclements de gorge, une voix de femme et celle de Paul. Le salaud ! Il est chez lui. Porte close avec une autre. Mylène frappe. Paul s’excuse. Il n’est pas disponible. Pas ce soir. Pas maintenant. Demain. « S’il te plaît. »
Mylène se tortille et regarde à l’intérieur, tentant de voir cette autre, dans le canapé ou la cuisine, assise à SA place, cette voix sans visage, peut-être plus belle, plus sympa, cette autre qui accapare Paul.
Il a une visite ? Une femme ? C’était prévu ?
— Demain… On se verra demain…
La porte se referme.
On hallucine ! Cet homme n’est pas un apollon, et pourtant, petit, pratiquement chauve, fagoté étriqué, le geste raide et l’air revêche, il attire. Mylène s’irrite de se voir congédiée, piquée par la rivalité de cette femme dont elle ignore le nom, comme si elle pouvait envisager l’idée d’une relation avec Paul, lui tellement quelconque.
Et si gentil, aimable, souriant, prévenant…
Elle claque sa porte.
***
Il faut afficher un air de rien, un petit air qui va nourrir le doute et titiller l’ego – une indifférence feinte, ajustée à l’instant. Paul mesure l’aubaine lorsque Mylène l’aborde le lendemain.
« C’était qui, hier soir ?… Oh, tu restes encore secret ! »
« Tu as déjà été amoureux ? »
« Tu préfères les blondes ou les brunes ?… Ah, peu importe ! »
« Tu aimes les femmes aux cheveux longs ?… Aux cheveux courts aussi ! »
« Et mes cheveux à moi, comment les trouves-tu ? »
« Tu craques pour les taches de rousseur ?… Oui, comme les miennes ! »
« Comment trouves-tu mon nouveau parfum ?… Tu aimes ? »
« Au jasmin ou à la rose, le lait pour le corps ? »
« Comment s’appelle-t-elle ?… Oui, ton amoureuse ! »
« C’est ton amoureuse qui est venue l’autre soir ?… Tu ne veux toujours pas me le dire ! Mais pourquoi ? »
Paul module l’effet de ses yeux bleus, légèrement de trois quarts, tel un héros de série Z, la pose étudiée, emplie de mystère – grotesque, mais efficace. Il rirait de lui-même à se voir ainsi, se retient d’ailleurs, prêt à tout pour amoindrir les tensions de sa frustration. Il a mal au cœur, aux bourses et au crâne, ce n’est pas romantique, mais là, en l’état, le romantisme devient une lointaine abstraction. C’est une histoire d’envie, de chaleur et de fluides, une idée qui court-circuite les sentiments.
***
Ce jeudi soir est fatigué, l’instant intime, le calme apparent. Assis sur le canapé, proches, les coudes s’effleurant furtivement avant de s’éloigner puis de revenir, Paul et Mylène échangent quelques banalités, tel un soir ordinaire. Il a tamisé la lumière et posé un vinyle sur la platine. Mollement, elle boude, un peu, de n’avoir obtenu ses réponses, et sourit faiblement, soulignant le pli délicat du coin de sa bouche. Aimanté, Paul ne voit que lui. Ce sillon le retourne, plus que l’avant-veille ou même qu’hier, il cogne son cœur et serre son ventre, il heurte à l’intérieur. La douleur est vive et le submerge. Il est un homme à l’élan palpitant, un vrai et pas un mec de pacotille, ni invisible ni à jeter ou délaisser ; son corps se tend, son sang bouillonne. Il n’en peut plus. Sa main s’échappe. Cible verrouillée. Geste intrépide. Il la touche. Enfin. Ses doigts tracent le sillon ; Paul inspire et se contient. Il bride son impatience se voulant délicat, dessine, à peine un effleurement, puis une caresse, sur sa joue et ses lèvres, son cou, ses lèvres de nouveau, chaudes et douces, légèrement entrouvertes. Il la regarde et s’approche. Il pense avoir cessé de vivre.
— Paul… Je ne sais pas si…
Le silence.
Des secondes figées sur l’idée d’un gâchis.
Il sait. Il sait qu’il meurt de ne pas l’embrasser, qu’il crève depuis des mois à jouer cette comédie, le bon ami, pauvre type, brave et fidèle, un toutou qui écoute et console, broyé par cette retenue avalée puis dégueulée dans sa solitude.
Il sait. Tant pis. Tant mieux. Peu importe. Il ne sait même plus. Sa bouche n’est plus la sienne, pas plus que ses bras qui l’étreignent, elle si belle qui plie et s’ajuste. Leurs genoux s’effleurent, leurs flancs s’arriment. Il ose. Elle accepte.
Jamais il n’oubliera cette nuit.
Sa peau d’albâtre douce et satinée, la sublime courbe de ses hanches, ses seins ronds, son sexe épilé, son goût, son odeur. La perfection. Tout était parfait. Il l’a dévorée, léchée, avalée, s’est nourri de son souffle, qu’il a cru sincère, heureux et impatient. Il l’a prise, l’a volée, consentante à demi. Demi-mot, demi-soupir, demi-jouissance. Il a contenu son plaisir pour le sien, si timide, un petit bien-être à peine perceptible, un soupir ou un gémissement, ses yeux clos, sa bouche entrouverte. Il l’a possédée un instant, profondément et intensément, a joui fort. Comme jamais.
Jamais il n’oubliera cette nuit.
Elle a remonté le drap sur son corps.
Le silence.
La gêne.
Il voulait l’étreindre, la tenir contre lui comme un amoureux, la tête sur son épaule, les mains dans ses cheveux. Il voulait parler mais ne savait quoi dire. Se taire, c’était mieux. Inconfortable, mais mieux. Ça évitait l’impair.
Jamais il n’oubliera cette nuit.
Il s’est fourvoyé.
***
Il l’entend se lever et feint de dormir. Elle s’échappe en silence, vêtements et chaussures à la main, regagne son appartement. Elle se douche et s’habille. Il écoute, la devine, entend ses sanglots.
Ses gestes sont lents, empêtrés dans la lourdeur de l’instant – l’amertume aux lèvres, le poids sur les viscères. Il n’est pas sot, notre Paul, il perçoit la bavure.
Lui aussi se douche et s’habille.
Devient un automate.
Il endure la journée. Bonjour du matin, bonjour du jour, les collègues, les clients, il supporte. Sur ses rétines, la nuit défile. Les heures ne comptent pas, le corps est autonome – manger, pisser, sourire, on recommence, les mains brassent, les pieds entraînent, droite, gauche, on bifurque, on évite et on repart. Rien n’a de sens. De goût. D’odeur. Tout est dedans, en lui, même s’il secoue la tête – fermer les yeux, c’est pire –, ça l’envahit.
Il survit, comment, il l’ignore, peu importe, voici le soir, bonsoir, bonsoir, les portes de l’agence se referment, le volet coulisse et lui s’enfuit. Il se hâte – rue, parking, voiture, et il est déjà là, au point stratégique de l’immeuble, au pied de l’escalier, à droite de l’ascenseur, là où il avait l’habitude de l’attendre. Où il l’attend encore.
Dans son ventre, les spasmes pincent les viscères diffusant une douleur jusqu’à sa gorge qui se serre, inondée d’une bile amère et visqueuse qu’il faudra ravaler. Il se sait pathétique et se hait, mais reste planté là, comme un con, auprès des boîtes aux lettres. Il prend son courrier et déchire les enveloppes dont il ne lit pas le contenu, il s’en fout, chiffonne et regarde sa montre. Dix-sept heures trente. Déchiffonne. Rechiffonne. Merde.
Juste la voir. Lui parler. S’expliquer. Reprendre la vie où elle s’est arrêtée.
Il s’impatiente, prend peur, se réprimande. Elle va venir. Elle va forcément venir. Elle ne peut que venir. Elle DOIT venir.
Dix-huit heures.
Dix-huit heures trente.
Pâle et comme maintenue par un tuteur des fesses au cou, la tête fixe, Mylène s’avance enfin dans le hall. Elle est si belle ; son cœur, son âme. Sa déraison. Il lui sourit et se heurte à la pierre de son visage, lisse et solide, ose une bise qu’elle ne rend pas, tente un salut à peine audible. Ça s’étouffe alors dans sa gorge, les mots, le sourire et l’envie. Ne restent que la honte, les joues rouges et la sueur de son corps traître devenu soudain celui d’un animal en rut, une chair chaude et dégueulasse qui n’a pas su restreindre ses appétits quand elle aurait pu se satisfaire d’une belle amitié. Paul se ratatine comme un fruit sec, plissé, replié sur sa carcasse malingre, les mains agitées de tremblements, les jambes vacillantes. Regarde, regarde Mylène, rien n’a changé.
— J’ai mis du vin au frais et…
Elle se détourne. Pas ce soir. Elle est fatiguée. Elle a du travail et préfère rester seule. Il s’efface. Se rend. Il reviendra plus tard.
Paul n’est plus beau.
Il attend.
Demain, après-demain.
Elle l’évite.
Il attend.
Dépérit.
C’est profondément injuste, et incompréhensible, et révoltant, cette vie qui se poursuit dans le tourbillon des évitements. Bien sûr, Paul saisit la gêne, mais quand même, ce n’était qu’une partie de jambes en l’air entre adultes consentants, pas de quoi rompre une amitié. L’esquive le mine, là, chaque soir, près des boîtes aux lettres, à l’heure habituelle, lorsqu’elle le salue d’un geste désinvolte, les mots contenus. Pressée, toujours pressée. Il reste silencieux puis monte à son appartement dont il redoute les ombres : sa présence, son parfum, le chandail sur la chaise. Il entend ses rires, ferme les yeux et inspire, elle n’est plus là. Il range les galets, jette la fleur et les coussins en patchwork, garde le gilet imprégné de son odeur.
Lui, le laid, le chauve, le sec, a succombé au brasillement de la beauté. Pauvre imbécile. Il savait.
Dans son verre, il verse le vin préféré de Mylène et boit à son chagrin. Il n’attendra plus.
***
Mylène rythme son existence seule.
Paul n’est qu’un voisin qu’elle salue brièvement, lourd et balourd, un homme sans intérêt, tout juste un interlude qu’elle préfère oublier. Elle arrange son quotidien et relève son courrier le matin, s’absente de nouveau le week-end, ne le regarde plus, ne sourit pas, devient une ombre qui glisse d’un couloir à un autre ; vite sur le parking, vite dans l’escalier, elle s’échappe.
Dans son carnet bleu, il consigne le vide décoré des photos floues volées depuis son balcon. L’aigreur consume ses boyaux, jour et nuit, l’eczéma picore son visage, son cou, ses bras, sort en plaques et démange. Ça l’agace. Toujours ce corps ! Ce foutu corps, qui n’a pas grandi, qui s’est dégarni, fendu, marqué, qui desquame et rougit, s’empâte. Ce nez trop long, ce menton arrondi, ce crâne bosselé et ces yeux d’un bleu de mer sale. Il gratte. S’énerve.
Chez lui.
Au travail.
Qu’ont-ils tous à l’asticoter ?
Les clients sont des malotrus geignards qui l’exaspèrent, ses collègues, des insatisfaits. Lui ne vit plus, mais survit, le palpitant en charpie. Piétiné, l’amour-propre. Piétinée, sa gentillesse. Comme il enrage ! Mais qu’ils se taisent, tous ! Qu’ils la ferment !
Il vend des timbres, affranchit des enveloppes, remet des colis et tamponne. Il frappe le papier avec l’encre, plein de colère, comme il frapperait la table de son poing pour que tout cesse. Ces pensées dans sa tête, cette nuit qui revient en boucle, son parfum, sa peau, ses cheveux. Son sexe dans lequel il se glisse. Il frappe pour libérer le fiel qui le ronge peu à peu. Mylène. Sa chère Mylène.
***
Le chagrin s’étiole avec le temps, dit-on.
Ha, ha, ha ! Paul rit. Jaune, vert, aux couleurs de l’arc-en-ciel. C’est con, ces phrases toutes faites qu’on sert à toutes les sauces. Lui voudrait qu’on l’oublie, même s’il ne mange plus ou trop peu et inquiète Émilie, qui tente de le distraire. Il s’emporte. Qu’on lui foute la paix ! Ce ne sont pas deux mois qui vont effacer l’affaire. Sa tête s’accroche, son cœur aussi, comme à une idée fixe, de l’aube à la nuit ; une idée dont il entretient sciemment le mal pour ne pas oublier. Ne jamais recommencer. Éviter le beau. Le fuir. Le vomir. Il souffre. Mais souffrir, c’est être encore vivant et lui ne veut pas mourir.
***
Depuis sa fenêtre, le balcon ou par le judas, Paul regarde l’homme qui s’invite chez Mylène. Grand, brun, athlétique – beau, évidemment, il reste la nuit et parfois le week-end. Paul les entend glousser sur le palier – des sons dégueulasses étouffés dans leurs gorges qui piquent le creux des reins et dressent le dard, malgré la rage. Paul s’apaise contre la porte, enroulant des feuilles de papier absorbant dans ses mains crispées. Que c’est laid ! Il se hait, bouffé d’une jalousie que la jouissance n’étanche pas. Elle ne file pas, cette saloperie, collée à sa chair, insérée dans ses pores, jusqu’aux ramifications profondes. Des veines aux synapses, elle se propage, s’accroît et consume. Il crève à chaque nouvel assaut, voudrait ne plus voir, ne plus entendre, mais regarde à nouveau, leurs corps collés, leurs chuchotements infâmes et leurs rires coupables, recommence, encore et encore, l’ego rabougri comme une plante desséchée. Mylène sourit et ce n’est plus à lui.
Elle a jeté ses cartons. Paul les découvre un soir en rentrant de la poste, pliés sur le pas de la porte. Elle a accroché des rideaux aux fenêtres et fixé des jardinières au balcon. Le brun rôde. Paul l’entend qui perce et qui cloue au travers des cloisons. Les pieds des meubles raclent les parquets. On déplace, on agence, on s’installe.
La bile remonte à ses lèvres. La garce l’a remplacé si vite, sensible à une beauté qu’il n’a pas, malgré leur complicité, le vin et les soirées. Elle le repousse, elle, la coquille vide dénuée d’affects, la vile femelle qui l’a utilisé pour occuper son temps et séduit pour asseoir son charme. Il la déteste.
Essaie.
Elle ne lui parle plus, sinon quelques mots échangés sur le pas de leurs portes lorsqu’ils se croisent, bonjour, bonsoir, le temps est si triste, la pluie va tomber. Parfois elle l’ignore, parfois non. Parfois, il espère reprendre leurs habitudes, mais Mylène n’ose peut-être pas, retenue par l’autre, le brun. Ils pourraient être amis.
***
Cet après-midi, en rentrant de l’agence, Paul croit qu’elle l’attend.
Est-ce dû au soleil qui ravive les belles humeurs ou à la douceur de l’air ?
Mylène est dans le hall, attentive au contenu de son sac, elle semble fouiller ou fait semblant. Il est surpris et, lorsque chargé d’un épais sac rempli de ses courses il heurte sa silhouette, il bafouille des excuses, l’air idiot.
Il s’approche et ébauche un sourire timide qui s’étire peu à peu dans la joie profonde de cette entrevue, illuminant ses traits jusqu’à le rendre beau. Il tend la main – un geste bête, alors qu’elle amorce un recul. Elle recule, Paul ! Il ne voit pas, cet imbécile, qu’elle le fuit. Elle voudrait rester polie, ne pas le blesser, mais sa main lui répugne, comme si le souvenir de sa peau, de son odeur, de son souffle dans l’effort des corps qui se possèdent la frappait d’un écœurement irrépressible. Paul réalise. Encaisse. S’agace. Explose. L’affront pourrait l’abattre, mais son sang bouillonne d’une rage soudaine. Son corps se propulse seul, d’un bond, sur ce bras qu’il saisit et contraint à plier. Il serre, Paul, fort, très fort. Il écrase leur histoire, ses mensonges, son indifférence, il broie sa peine et pénètre la chair tendre, marque et abîme. Il voudrait détendre ses doigts mais n’y parvient pas, trop crispé, poussé par ces mots qu’il espère et qu’elle ne prononce pas. Ça lui ronge les tripes et le cerveau, plus fort que sa volonté – une hargne qui l’habite, une violence qui déferle tel un vent d’orage, puissante et incontrôlable. Il voudrait lâcher mais ne pense qu’à frapper. Alors il lutte, serre le bras pour que son poing ne lui échappe pas et contient sa violence, ce mal qu’il n’a jamais ressenti, lui si doux, terrassé par lui-même, cette horreur qui l’envahit, celle de ces hommes faibles imbibés jusqu’à l’os qui cognent et brutalisent dans l’inégalité des forces et la lâcheté des menaces.
C’était son père. Pas lui.
Pas lui. Pas lui. Pas lui.
Mylène le supplie, tentant de desserrer l’emprise. Se tortille. Elle s’effraie de la bascule. De ce regard devenu fou.
— Paul… s’il te plaît… Paul…
Sa voix le heurte. Il déraille.
Pas lui. Ce n’est pas lui.
Les souvenirs se fracassent sur ses mains, la contraction de ses muscles, le mal, ce mal qui le traverse. Comment peut-il ? Pas lui. Ses doigts s’ouvrent dans l’instant, brûlés, brûlants, vite se dérober, ses bras retombent. Il s’affaisse, vrillé en lui-même, il glisse au sol contre le mur. Forme molle, sombre et pliée. Sa tête s’incline, ses yeux se ferment. Il est colère, il est chagrin. Il est épuisé.
— Je te déteste tant…
Mylène. Sa Mylène. Silencieuse.
Du bout des doigts, elle effleure son épaule.
C’est fini. Ses pas dans le couloir, la porte qui se referme.
Elle est partie.
Paul oublie l’heure ; nuit, jour, il s’en fout, il voudrait disparaître. Fuir. Ne plus la voir. Respirer. Il faut qu’il respire. C’est ça, de l’air. Beaucoup d’air. Il doit marcher, frapper le sol de ses pieds, éjecter sa rage dans le bitume qui blessera ses talons.
Il avance. Des heures, des siècles. Il erre dans la ville, d’un trottoir à une rue, d’une rue à un trottoir, trace pour ne plus penser et ne pense qu’à elle. Sa peau, ses lèvres, le sillon au coin de sa bouche, sa Twingo rouge, ses chaussures abandonnées le soir venu, les coussins en patchwork qu’il a balancés. Elle est partout, cette salope, elle l’a contaminé. Il marche jusqu’à la nuit tombée, enivré d’alcools consommés à la hâte dans les bistrots de son parcours. Il en a payé, des tournées. La consolation des lâches. Son père serait fier, un mec, ça boit, ça rote et ça se gratte les couilles devant la télé. Une claque ou deux à sa femme pour dégourdir les deltoïdes les soirs de match. Ou les soirs tout court. C’est facile.
Paul, pauvre Paul, employé des Postes.
Paul n’est pas beau.
Paul est un loser.
Paul est un con entiché d’un fruit pourri.
Qu’espérait-il ?
Il se couche nauséeux, le lit tangue dans les relents de bière arrosée de vodka. Il aimerait trouver le sommeil, s’y couler, fermer les écoutilles et s’effacer. Sa vie est un naufrage. Il en pleurerait. Alors il verrouille ses paupières, les traits crispés, presque douloureux. Il va survivre comme il l’a toujours fait. Verrouiller.
Les larmes sourdent de ses yeux clos et s’échappent en vagues irrépressibles, des sillons d’eau qui dévalent ses joues et inondent son cou et son torse. Elles s’écoulent en averse dans les hoquets et les râles. Le chagrin. Le vrai. Paul pleure sa misère, son histoire et sa vie. Il vide le trop-plein de malheur, lave à grande eau, s’épuise. S’endort.
***
Paul jette le carnet bleu. Il déchire les pages et gribouille les photos, décolle les rubans, plie les stickers, efface les poèmes. Il détruit des semaines et des mois, son premier regard, son premier sourire, ne veut rien garder. La colle résiste, mais il insiste, déterminé et précis. Mylène is dead.
Il s’arrange pour ne pas la croiser et s’oblige à ne plus l’épier. Il souffre. C’est comme un fer chaud posé sur sa chair, la douleur irradie, se propage et tranche le souffle. Il est en apnée ; depuis deux semaines, il ne respire plus. Il balance le gilet dont l’odeur le torture, ne veut plus le sentir enroulé dans ses draps, sur son corps tiraillé par une jouissance qu’il n’atteint pas. Il boit du vin rouge et ne prend plus de blanc, bannit le pouilly et le saint-véran. Il déplace les meubles et change les fauteuils, le canapé aussi. Le week-end, il s’évade chez Émilie ou Rachel, son autre sœur, et même chez Maxime, son frère avec lequel l’entente est tout juste courtoise. Il veille à ne pas rester seul, pas trop longtemps, pas trop souvent. Il se résigne. Il guérit.
Mais, Paul, ce n’est qu’en surface !
Il serre les dents, il souffre, il voudrait mourir.
Quand le mal se décidera-t-il à refluer ?
Émilie le reçoit. Tracassée par son apathie et sa mine chiffonnée, elle l’invite chaque week-end, lui concocte ses plats préférés, le conduit chez Rachel où les rires des enfants lui recolorent les joues et lui dessinent un sourire. Paul. Son Paulo. Celui qui a pris les coups à leur place dans la maison du malheur, quand leurs exubérances enfantines déclenchaient les foudres paternelles. Il ramassait les raclées comme on fait un baiser, s’imposant devant eux, les bras tendus, le corps en avant, lui, l’aîné, le responsable. Il assurait leur subsistance en travaillant le week-end au black chez l’épicier d’à côté ; il portait les sacs et les cartons, pliait sous le poids mais ne lâchait pas. Il palliait les manquements de ceux pour qui le rôle de parents consistait à couler dans l’alcool les allocs et les primes. Il en a pris, des torgnoles, Paul. Émilie n’oublie pas. Elle voudrait tant faire. Le consoler, lui offrir du bonheur. Pulvériser cette Mylène qui englue ses neurones et éteint ses yeux bleus. Elle est brave, Émilie, une bonne fille un peu simple, pas très futée mais gentille. Elle ne supporte pas la situation et s’évertue à le secouer. Des Mylène, y en a d’autres, et des bien plus belles du dedans, et des bien plus authentiques, des filles vraies qui l’aimeront pour lui, pas pour de l’artifice gonflé dans les salles de gym. « Tourne la page, Paul. » Elle s’énerve, crie et tape ses casseroles. Elle l’insulte, le traite de couille molle ; faut qu’il bouge, qu’il comprenne, qu’il oublie. Elle recommence encore et encore, il écoute et promet, pour la rassurer. Oui, oui, les lambeaux de son cœur se recollent peu à peu, se déchirent encore parfois, surtout le soir après le travail, à cette heure fatidique des anciens rendez-vous, puis se colmatent à nouveau. Émilie s’apaise.
Quand la douleur ne sera-t-elle qu’un souvenir ?
Paul devient un artiste, sans leçon, sans coach, un véritable comédien qui se fond dans un rôle. Œil qui pétille, sourire. Clap. Profil, sourire. Clap. Le film tourne, il joue, il est un autre, heureux et agréable, du matin jusqu’au soir, au fond, le cœur en berne, bien caché sous la surface. Qu’on le laisse ! Surtout qu’on le laisse ! Il ne veut rien raconter, rien exprimer. Il vend, tamponne, sourit, vend, tamponne, sourit. Personne ne le voit. Il ne voit personne. C’est facile.
Chaque soir, ses pas gravissent l’escalier jusqu’au palier silencieux ; les portes sont closes, chacun chez soi, Mylène avec son type, lui seul. Il regarde malgré lui, espère malgré tout. Il regarde et ralentit le pas, au cas où, mais la porte est fermée et il rentre chez lui, allume, retire sa veste, traîne les pieds et investit son vide.
Il dîne, la télé en sourdine, puis sort le carnet rouge dont il a fait l’acquisition la semaine dernière. Un beau carnet, comme le précédent, soigné et coûteux. Il a commencé à le remplir et poursuit son travail, appliqué, comme toujours, de l’encre bleue, un Waterman, quelques paillettes, des couleurs aux craies d’art. Il croque et consigne les anecdotes de la journée.
Et raconte Angélique.
La belle Angélique.
Extraits
« Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise. » p. 31
« Angélique est belle les cheveux emmêlés, pâle et froissée, assise sur son canapé. Elle serre les genoux et lisse son chemisier. Paul ramasse sa détresse, un regard en pleine face ; la tristesse qu’il remarque, elle est pour lui. Lui, l’arrogant et le vulgaire. La bête. Il sent la bile à son palais. Tout ça, c’est de la faute de Mylène. Non. Même pas. C’est de la sienne.
Il se dégoûte. » p. 83
« Elle pourrait partir, elle qui vient de s’installer, la tête emplie d’espoir, partir comme le conseille l’article parcouru dans Elle ou Marie Claire. Elle pourrait remplir ses cartons et ses sacs. Elle pourrait, mais elle ne peut pas, parce qu’elle croit à l’amour, à la rédemption et aux choses qui changent.
Elle se tait.
Ferme les yeux. » p. 131
Infirmière, Bénédicte Soymier exerce dans le Doubs (25). Lectrice éclectique, passionnée de littérature, elle partage ses avis de lecture sur son blog «Au fil des livres». Le mal-épris est son premier roman. (Source: Babelio)
En deux mots:
Pierre est condamné à quatre mois de prison avec sursis pour violences conjugales. Il va nous raconter comment il en est arrivé là, remontant le fil de son existence depuis son enfance au sein d’une famille nombreuse et bourgeoise jusqu’à ses 33 ans.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Maud, maux, maudit
Dans un premier roman choc Nicolas Rodier raconte la spirale infernale qui l’a conduit à être condamné pour violences conjugales. Aussi glaçant qu’éclairant, ce récit est aussi une plongée dans les névroses d’une famille bourgeoise.
Avouons-le, les raisons sont nombreuses pour passer à côté d’un roman formidable. Une couverture et un titre qui n’accrochent pas, une pile d’autres livres qui semblent à priori plus intéressants, un thème qui risque d’inviter à la déprime. Il suffit pourtant de lire les premières pages de Sale bourge pour se laisser prendre par ce premier roman et ne plus le lâcher: «À la sortie du tribunal, les gestes d’amants et de réconfort ont disparu. Je suis condamné à quatre mois de prison avec sursis pour violence conjugale, assortis d’une mise à l’épreuve de dix-huit mois et d’une injonction de soins. J’ai trente-trois ans.»
Le ton, le rythme et la construction du livre, associés à une écriture simple et sans fioritures, des mots justes et des chapitres courts – qui se limitent souvent à une anecdote marquante, à un souvenir fort – nous permettent de découvrir cet enfant
d’une famille de la grande bourgeoisie et de comprendre très vite combien le fait d’être bien-né ne va en rien lui offrir une vie de rêve. Car chez les Desmercier chacun se bat avec ses névroses, sans vraiment parvenir à les maîtriser.
Si bien que la violence, verbale mais aussi physique, va très vite accompagner le quotidien de Pierre, l’aîné des six enfants. Un peu comme dans un film de Chabrol, qui a si bien su explorer les failles de la bourgeoisie, on voit la caméra s’arrêter dans un décor superbe, nous sommes sur la Côte d’Émeraude durant les vacances d’été, et se rapprocher d’un petit garçon resté seul à table devant des carottes râpées qu’il ne veut pas manger, trouvant la vinaigrette trop acide. Alors que les cousins et le reste de la famille sont à la plage, il n’aura pas le droit de se lever avant d’avoir fini. Il résistera plusieurs heures avant de renoncer pour ne pas que ses cousins le retrouvent comme ils l’avaient quitté. Il faut savoir se tenir.
Dès lors tout le roman va jouer sur ce contraste saisissant entre les apparences et la violence, entre les tensions qui vont s’exacerber et le parcours si joliment balisé, depuis le lycée privé jusqu’aux grandes écoles, de Versailles à Saint-Cloud, de Ville d’Avray aux meilleurs arrondissements parisiens. Un poids dont il est difficile de s’affranchir. Pierre va essayer de se rebeller, essaiera la drogue et l’alcool, avant de retrouver le droit chemin.
Mais son mal-être persiste. Il cherche sa voie et décide d’arrêter ses études de droit pour s’inscrire en philosophie à la Sorbonne. Une expérience qui là encore fera long feu.
Reste la rencontre avec Maud. C’est avec elle que l’horizon s’élargit et que le roman bascule. L’amour sera-t-il plus fort que l’emprise familiale? En s’engageant dans une nouvelle histoire, peut-on effacer les traces de l’ancienne? Bien sûr, on a envie d’y croire, même si on sait depuis la première page que ce Sale bourge va mal finir.
Nicolas Rodier, retenez bien ce nom. Il pourrait bien refaire parler de lui !
Sale bourge
Nicolas Rodier
Éditions Flammarion
Premier roman
224 p., 17 €
EAN 9782081511514
Paru le 19/08/2020
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et en région parisienne, à Versailles, Ville-d’Avray, Rueil-Malmaison, Saint-Cloud, Fontainebleau, Saint-Germain-en-Laye. On y évoque aussi des vacances et voyages à Saint-Cast-le-Guildo, à Marnay près de Cluny en passant par Serrières et Dompierre-les-Ormes, à Beauchère en Sologne, en Normandie ou encore à Anglet ainsi qu’à Rome.
Quand?
L’action se déroule de 1883 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Pierre passe la journée en garde à vue après que sa toute jeune femme a porté plainte contre lui pour violences conjugales. Pierre a frappé, lui aussi, comme il a été frappé, enfant. Pierre n’a donc pas échappé à sa « bonne éducation » : élevé à Versailles, il est le fils aîné d’une famille nombreuse où la certitude d’être au-dessus des autres et toujours dans son bon droit autorise toutes les violences, physiques comme symboliques. Pierre avait pourtant essayé, lui qu’on jugeait trop sensible, trop velléitaire, si peu « famille », de résister aux mots d’ordre et aux coups.
Comment en est-il arrivé là ? C’est en replongeant dans son enfance et son adolescence qu’il va tenter de comprendre ce qui s’est joué, intimement et socialement, dans cette famille de « privilégiés ».
Dans ce premier roman à vif, Nicolas Rodier met en scène la famille comme un jeu de construction dont il faut détourner les règles pour sortir gagnant.
Les premières pages du livre
« À la sortie du tribunal, les gestes d’amants et de réconfort ont disparu.
Je suis condamné à quatre mois de prison avec sursis pour violence conjugale, assortis d’une mise à l’épreuve de dix-huit mois et d’une injonction de soins.
J’ai trente-trois ans.
ENFANCE (1983-1994)
Je suis assis dehors, dans le jardin, devant mon assiette. Ma mère est à côté de moi, bronzée, en maillot de bain. Nous sommes en vacances à Saint-Cast-le-Guildo, j’ai sept ans, nous avons quitté Versailles il y a quinze jours, il fait très chaud – des guêpes rôdent autour de nous.
Je ne veux pas manger mes carottes râpées – la vinaigrette est trop acide pour moi.
Les autres – mes cousins, les enfants de Françoise, la grande sœur de ma mère – sont déjà partis à la plage pour se baigner, faire du bateau, je reste là. Je dois terminer mon assiette mais je n’y parviens pas. Chaque fois que j’approche la fourchette de ma bouche, je sens un regard, une pression, et j’ai envie de tout recracher, de vomir. J’ai les larmes aux yeux mais ma mère ne veut pas céder. Chaque fois que je refuse d’avaler une bouchée ou que je recrache mes carottes râpées, elle me gifle. Une fois sur deux, elle me hurle dessus. Une gifle avec les cris, une gifle sans les cris. Au bout d’une demi-heure, elle me tire par les cheveux et m’écrase la tête dans mon assiette – j’ai déjà vu mon oncle faire ça avec l’un de mes cousins ; lorsque Geoffroy s’était relevé, il avait du sang sur le front, le coup avait brisé l’assiette.
Je sens la vinaigrette et les carottes râpées dans mes cheveux, sur mes paupières. J’ai envie de pleurer mais je me retiens. C’est la même chose que la semaine dernière lorsqu’elle m’a forcé à prendre mon comprimé de Clamoxyl avec quelques gorgées d’eau seulement. Je ne suis pas arrivé à le mettre dans ma bouche, comme un grand, je n’ai pas réussi à l’avaler, il est resté plusieurs fois coincé dans ma gorge et j’ai eu peur de mourir étranglé alors que ma mère me criait : « Tu vas l’avaler ! »
Mais ce jour-là, à Saint-Cast, je décide de résister. Je ne céderai pas. Et je tiens. Je résiste. Elle a beau me gifler, je serre les poings. Une heure passe, deux heures, trois heures, quatre heures. Je vais gagner. Mais vers dix-huit heures, en entendant les premières voitures revenir de la plage, je craque: l’idée que les autres puissent me voir encore à table m’est insoutenable. Je me soumets. Je finis mon assiette. Je mange mes carottes râpées et même si mon dégoût est immense, je ressens un soulagement car les autres ne verront pas la méchanceté ni la folie de ma mère.
Juste à côté de moi, je l’entends dire : « Eh bien, tu vois, quand tu veux. »
Quelques secondes après, elle ajoute : « Ça ne servait à rien de faire autant d’histoires. Il y a d’autres moyens d’attirer l’attention sur toi, tu sais, Pierre. »
Le soir, elle vient me dire bonsoir dans mon lit. Elle me prend contre elle et me dit qu’elle m’aime. Je l’écoute, je la serre dans mes bras et lui réponds: «Moi aussi, je t’aime, maman.»
À Saint-Cast, toutes les familles ont une Peugeot 505 sept places. La même que celle des « Arabes » que nous croisons sur les aires d’autoroute. L’été, il y a autant d’enfants dans leurs voitures que dans les nôtres. Nous sommes des familles nombreuses.
À la plage de Pen Guen, les gens parlent de bateaux, de rugby, de propriétés, de messes et de camps scouts. Toute la journée, tout le temps. Personne ne parle de jeux vidéo ni de dessins animés. Tous les hommes portent un maillot de bain bleu foncé ou rouge. La plupart des femmes, un maillot de bain une pièce. Beaucoup d’entre elles ont des veines étranges sur les jambes ; ma sœur dit que ce sont des varices. Ma mère, elle, a les jambes fines et porte un maillot deux pièces. Elle a les cheveux courts et bouclés ; ils deviennent presque blonds pendant l’été.
L’après-midi, le soleil tape. Nous allons pêcher des crabes avec des épuisettes dans les rochers. Nous devons faire attention aux vipères. Le fils d’une amie d’enfance de Françoise est mort l’été dernier, mordu par une vipère dans les rochers près de Saint-Malo. Il avait neuf ans. Nous avons du mal à croire à cette histoire. Nous rêvons tous d’avoir des sandales en plastique qui vont dans l’eau pour aller dans les rochers, mais c’est interdit, ce n’est pas distingué.
Je soulève une pierre, les crevettes fusent. Les algues me dégoûtent. Mon cousin les prend à pleines mains et me les envoie dans le dos. Une bagarre commence. Je ne sais pas me battre. Puis Bénédicte, ma sœur cadette, vient nous chercher avec la fille aînée de Françoise ; ce sont toujours les filles qui nous disent l’heure à laquelle nous devons rentrer.
À la maison, nous mettons nos crabes dans la bassine bleue, celle qui sert à rincer nos maillots.
Mais Françoise arrive et nous ordonne de jeter tout ça à la poubelle. Ce n’est pas l’heure de jouer de toute façon – nous devons mettre le couvert. « Dépêchez-vous ! » crie-t-elle.
Le dernier soir des vacances, nous allons acheter des glaces. Ma tante refuse que nous prenions un parfum qu’elle n’aime pas ou qu’elle juge trop plouc. Je trouve ça injuste. Elle me regarde droit dans les yeux : « Tu préfères peut-être passer tes vacances au centre aéré avec les Noirs et les Arabes de la cité Périchaux ? »
Ma mère m’attrape la main, elle me tire par le bras – elle me fait presque mal.
« Tu veux quel parfum ? »
Je ne sais pas si c’est un piège. Elle est très énervée. « Tu peux prendre ce que tu veux. » J’hésite entre Malabar et Schtroumpf. Je prends les deux et demande un cornet maison. Ma mère accepte. Lorsque je me tourne vers mes cousins, ma tante est furieuse ; elle remet son serre-tête.
Une heure plus tard, nous retrouvons des amis de ma tante et de mon oncle dans une autre maison. Une dizaine de personnes sont dans le jardin, assises autour de la table. Paul-François, debout, fait un sketch de Michel Leeb. « Dis donc, dis donc, ce ne sont pas mes luu-nettes, ce sont mes naaa-riiines ! » Il fait des grands gestes et mime le singe. Tout le monde éclate de rire et s’enthousiasme : Paul-François imite très bien l’accent noir.
Paul-Étienne, le fils de Paul-François (son grand-père s’appelle Paul-André – c’est ainsi, de génération en génération), qui a deux ans de plus que moi, raconte lui aussi beaucoup de blagues. « Quelle est la deuxième langue parlée à Marseille ? » Nous hésitons : « L’arabe ? » « Non ! s’écrie-t-il. Le français ! » Et il continue : « Un Américain, un Arabe et un Français sont dans un avion… Au milieu du vol, il y a une explosion. L’un des réacteurs ne fonctionne plus. Le pilote dit aux passagers de réduire le poids au maximum. L’Américain, aussitôt, jette des dollars et dit: « J’en ai plein dans mon pays. » L’Arabe jette des barils de pétrole; il en a plein dans son pays. Le Français, lui, tout d’un coup, jette l’Arabe par-dessus bord. L’Américain le regarde, très étonné. “Bah quoi, j’en ai plein dans mon pays !” lui répond le Français. » Paul-Étienne ne tient plus en place. Son visage rougit. Je l’observe. Il transpire tellement il rit.
Nous passons la fin de nos vacances en Bourgogne à Marnay, près de Cluny, dans la propriété appartenant à la famille de ma mère. Nous sommes invités à passer un après-midi dans le château des Saint-Antoine, à Dompierre-les-Ormes.
Sur le trajet se trouve Serrières, un village que ma mère déteste. Petite, elle y a vécu chez Georges, son oncle, les pires Noëls de sa vie. Elle nous parle de Claude, son cousin, le fils de Georges, qui s’est suicidé à dix-huit ans avec un fusil de chasse alors qu’il était en première année de médecine. Elle était très attachée à lui. Elle évoque ensuite son père, la seule figure gentille de son enfance. Il s’est marié avec bonne-maman, notre grand-mère, en mai 1939, quelques mois avant la guerre. Elle nous parle de la captivité de bon-papa, de l’attente de bonne-maman à Fontainebleau pendant près de cinq ans, puis de leur vie, à Lyon, rue Vauban. Elle se remémore son enfance, la couleur des murs, des tapis, ses premières années d’école à Sainte-Marie. Puis, soudain, elle parle de sa naissance. Elle n’aurait jamais dû survivre, nous explique-t-elle. Il n’y a qu’une infirmière qui a cru en elle, Annie, et qui l’a soignée pendant six mois à l’hôpital. Les médecins ont dit à notre grand-mère de ne pas venir trop souvent pour ne pas trop s’attacher. Notre grand-père était alors au Maroc pour un projet de chantier – il travaillait dans une entreprise de matériaux de construction, chez Lafarge. C’était quelqu’un d’extraordinaire, insiste-t-elle, il a toujours été de son côté, il lui manque beaucoup. Ils ont déménagé à Paris lorsqu’elle avait dix ans. Bonne-maman a écrasé bon-papa toute sa vie – elle a même refusé qu’il fasse de la photo pendant son temps libre, elle lui a interdit d’aménager une chambre noire dans le cagibi de l’appartement de la rue de Passy.
Elle avait quinze ans quand bon-papa est mort, nous rappelle-t-elle, comme chaque fois qu’elle nous parle de lui. Il avait quarante-sept ans. Une crise cardiaque. Je songe à la photo de lui tenant ma mère enfant sur ses genoux, posée sur la commode du salon dans notre appartement à Versailles. Ma mère a les larmes aux yeux. Je me dis que notre grand-père aurait pu nous protéger. J’ai de la peine pour elle. Nous arrivons au château des Saint-Antoine, à Dompierre-les-Ormes.
Lorsque nous passons la grille, elle pleure.
Au retour, dans la voiture, elle nous dit que plus tard, même si elle adore cette maison, c’est Françoise qui reprendra Marnay, que c’est comme ça.
À Marnay, lorsque mes cousins se disputent ou désobéissent, ma tante les frappe avec une cravache de dressage – elle fait entre un mètre vingt et un mètre cinquante. Ma mère, elle, pour nous frapper, utilise une cravache normale, une de celles que nous prenons lorsque nous montons à cheval au club hippique de La Chaume.
Tous les étés, à Marnay, nous invitons au moins trois fois le prêtre de la paroisse à déjeuner. C’est un privilège, peu de familles ont cette chance.
Dans le parc, mes cousins adorent faire des cabanes et des constructions. Ils ont en permanence un Opinel dans leur poche. Ils reviennent chaque fois les cheveux sales et les mains pleines de terre.
En moyenne, nous prenons un bain par semaine à Marnay. Nous avons les ongles noirs.
En comptant tous les enfants, et les amis de mon oncle et ma tante, nous sommes toujours entre vingt et vingt-cinq personnes dans la maison. Des activités mondaines sont organisées – tout le monde adore ça : tournois de tennis, soirées à l’Union de Bourgogne, randonnées, chasses au trésor, rallyes automobile à thème, etc.
Nous sommes tellement nombreux qu’il y a rarement assez de pain pour tout le monde au petit déjeuner. Tout ce qui est bon, cher ou en quantité limitée est réservé exclusivement aux adultes.
Mon père, lui, vient rarement à Marnay. Il préfère prendre ses jours de congé lorsque nous sommes à Beauchère, en Sologne, dans la propriété appartenant à la famille de sa mère. D’après lui, pour ma tante Françoise, Marnay est une obsession. Pour moi, tout est triste et ancien dans cette maison. Je n’aime pas les vacances dans ce lieu.
Le dimanche, à Versailles, après la messe, ma grand-mère maternelle, bonne-maman, vient déjeuner chez nous. Mon père l’attend sur le seuil et l’accueille toujours avec la même blague : « Bonjour, ma mère, vous me reconnaissez ? Hubert Desmercier, capitaine des sapeurs-pompiers de Versailles. »
Ma grand-mère rit. Mon père fait une courbette et lui baise la main. Elle retire son manteau.
Ma grand-mère est fière d’avoir autant de petits-enfants – dix –, avec seulement deux filles.
Quand elle entre dans le salon, elle fait souvent la même réflexion : « Franchement, votre parquet, je ne m’y fais pas. On a beau dire, le moderne, ça n’a pas le même cachet que l’ancien. Quand vous comparez avec celui de mon appartement, rue de Passy… »
Ma grand-mère porte toujours des chaussures à talons, des vêtements élégants et des boucles d’oreilles.
Après le repas, elle regarde mon père s’endormir sur le canapé. Elle l’admire. « Il travaille beaucoup votre père, vous savez, beaucoup », nous dit-elle. Puis elle nous répète inlassablement, comme tous les dimanches : « Les polytechniciens embauchent des polytechniciens ; les centraliens, des centraliens. Demandez à votre père (mais il dort, bonne-maman, il dort…), pour les écoles de commerce, c’est pareil: les HEC embauchent des HEC, et les ESSEC, des ESSEC. Que voulez-vous? Alors oui, pendant deux ans, la prépa, c’est dur, mais après, on est tranquille toute sa vie! »
Bonne-maman n’est jamais allée à l’école. Sa sœur aînée est morte de la tuberculose à deux ans. « À cause de ça, nous explique-t-elle, je n’ai jamais eu le droit d’aller à l’école ni de m’amuser, je n’ai jamais eu le droit de faire quoi que ce soit. Pas de patin à glace en hiver! Pas de baignade en été! Je n’avais le droit qu’à une seule chose: faire du piano! Mon père ne disait rien. La seule fois où j’ai eu le malheur de jouer à tape-tape la balle, dans le dos de maman, la balle a glissé sur sa chaussure et je me suis reçu une de ces paires de claques ! La balle a effleuré sa chaussure, et vlan ! Je m’en souviens comme si c’était hier. J’ai eu la joue rouge pendant tout l’après-midi. Maman était furieuse. »
Elle remet ensuite ses boucles d’oreilles et se lève. Mon père l’attend dans l’entrée, les cheveux ébouriffés – il vient de finir sa sieste, il bâille, ses lunettes sont de travers.
Ma grand-mère continue – elle parle maintenant de bon-papa, notre grand-père : « Henri aurait dû faire une troisième année. S’il l’avait faite, il aurait eu Polytechnique. Ne pas avoir fait une troisième année, c’est l’erreur de sa vie, l’erreur de sa vie. Son frère, Georges, disait la même chose. Tout le monde disait la même chose. Il aurait dû faire une troisième année, Hubert. Il était fait pour Polytechnique. »
Mon père acquiesce. Ma mère s’agace: «Combien de fois, maman, je vous ai dit que je ne voulais plus vous entendre parler de Georges ! Vous ne pouvez pas vous en empêcher?»
Ma grand-mère répond, cinglante: «Je crois qu’à mon âge, je n’ai plus d’ordre à recevoir.»
Quelques minutes après qu’elle est partie, mon père reproche à ma mère d’être excessive. Ma mère l’invective aussitôt, avec virulence : « Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ! » Mon père lève les yeux au ciel. Elle le foudroie du regard. Mon père fulmine, il serre les dents. Elle prend son manteau et claque la porte de l’appartement.
Bénédicte, ma sœur cadette, qui a essayé de retenir ma mère, s’énerve contre mon père. « On ne doit pas parler de Georges devant maman ! Elle l’a déjà dit plein de fois ! » Mon père se met à tourner en rond, il respire bruyamment, son visage se contracte, il a des tics nerveux, ferme ses poings, puis, d’un coup, retenant son souffle, se rue vers le placard au fond du couloir où il range ses chaussures et commence à les trier frénétiquement. « Mais pourquoi j’ai épousé cette connasse… Elle est incapable de se contrôler ! » Il la traite ensuite de dégénérée et d’hystérique.
Bénédicte attrape Augustin, notre petit frère âgé de trois ans, et l’emmène dans sa chambre. Élise, qui vient de naître, dort dans son berceau. Olivier, mon frère cadet, s’assoit dans le couloir et se met à pleurer. Mon père ne le voit pas. Je vais le consoler.
Lorsque ma mère revient, avec les yeux rouges et des gâteaux achetés à la boulangerie Durand – la seule ouverte le dimanche –, Bénédicte, Olivier et Augustin lui sautent au cou. Je reste dans ma chambre.
Le matin, la plupart du temps, c’est notre père qui nous emmène à l’école. Il salue toujours les mêmes personnes, habillées et coiffées comme lui, en costume-cravate. Il porte souvent un imperméable beige et des mocassins en cuir. »
Extrait
« Elle continue à me regarder droit dans les yeux et entame la liste de toutes les choses qu’elle regrette d’avoir faites et me demande pardon pour les coups, les claques, la violence chronique, l’instabilité émotionnelle, l’insécurité, le poids qu’elle a fait peser sur moi, sur nous, le regret infini qu’elle a de ne pas avoir pris les choses en main plus tôt, et la souffrance que c’est encore, pour elle, tous les jours, d’avoir été la mère qu’elle a été.
Je ressens une émotion impossible à accueillir. J’ai envie de lui dire que ce n’est pas de sa faute, que ce n’est pas grave, mais en même temps ma vie est tellement douloureuse parfois.
«Tu sais, j’ai accumulé beaucoup d’’injustices en moi, poursuit-elle. Beaucoup de colère. Et je n’avais pas assez de repères. Avec bonne-maman, Georges, le suicide de Claude. La mort de papa. On ne pouvait pas parler de ces choses-là à l’époque, il n’y avait pas vraiment d’aide. »
Je suis dans un état de confusion totale.
«Alors, quand on souffre, soit on est dans le rejet, soit on s’attache à ce qui nous est le plus accessible, à ce qu’on nous a inculqué. Et parfois, on reste entre les deux.»
Je me sens entièrement démuni. Ma mère, dans un instinct de protection peut-être, cherche à prendre ma main.
J’ai les larmes aux yeux. Je la repousse. C’est trop difficile pour moi.
«Pierre…»
Elle se rapproche de moi, pose sa main sur la mienne. » p. 203-204
En deux mots:
Édouard laisse sa femme en plan en gare de Rennes pour suivre une romancière britannique. Il ne sait pas encore que cette escapade va le conduire à faire la connaissance d’un groupe de «cabossés de la vie» qui, comme lui, cherchent à se reconstruire. La forêt de Brocéliande et ses mystères va servir de cadre à leur quête.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
«Forêts, dans vos abris gardez mes vœux offerts!»
Le septième roman d’Agnès Ledig est une quête de vérité, de ce réel que l’on cache trop longtemps et qui a besoin d’un concours de circonstances exceptionnel pour qu’on ose se le dire enfin.
Dès les premières pages vous êtes pris par l’intrigue. Il faut dire qu’il y a de quoi. Imaginez un couple rentrant de vacances en Bretagne. Devant la gare de Vannes, ils prennent le temps de prendre un dernier verre lorsque Édouard, le mari, décide de venir en aide à une vieille dame lourdement chargée. Quelques minutes plus tard, Armelle, son épouse voit le car pour Rennes passer devant elle. «Un indéfinissable mélange de colère et de panique s’empara d’elle quand elle aperçut son mari assis sur un siège à côté de la vieille dame au chapeau.» On va découvrir par la suite que ce coup de tête était un mouvement salutaire, le déclencheur d’une remise en cause d’une vie qui ne lui convenait plus, entre routine, désamour et démotivation.
Mais n’anticipons pas. Aux côtés d’Édouard, une romancière britannique part retrouver la maison d’hôtes où tous les ans elle vient chercher calme et inspiration. C’est là, à l’orée de la forêt de Brocéliande qu’elle lui propose de séjourner. En fait, elle a une idée derrière la tête. Car Édouard pourrait bien être le personnage de son prochain livre. Car cet invité inattendu, elle le pressent, cache quelques secrets.
C’est du reste aussi le cas de la petite communauté qui vit là, à commencer par Gaëlle, la propriétaire des lieux qui tente de cicatriser ses blessures en offrant à ses hôtes toute son attention et sa bienveillance. Comme son fils Gauvain et comme la belle et rebelle Adèle qu’elle héberge aussi, elle trouve dans la forêt de Brocéliande de quoi se ressourcer, de quoi puiser une énergie nouvelle.
A cette photo de groupe, il ne faut pas oublier d’ajouter Raymond, le vieux sage qui a aussi traversé bien des épreuves et dont la philosophie de vie est source d’encouragement pour tous ces cabossés de la vie qu’observe Platon. Le chat ne perd rien des allées et venues de chacun, intrigué et quelquefois amusé par les atermoiements des uns, les lubies des autres.
D’abord centré sur ses problèmes, «pris au piège d’un fonctionnement tacite accepté il y a bien longtemps», Édouard va peu à peu s’ouvrir aux autres, découvrir qu’il peut aussi aider ces personnes qu’il côtoie et dont les traumatismes ne sont pas moindres que les siens. La confiance s’installe et chacun accepte de partager ses secrets. La fuite face à un père violent pour Adèle, l’hypersensibilité pour Gauvain, la douloureuse solitude pour Gaëlle qui le pousse à lui faire cet aveu. Il a retrouvé la trace d’Élise, son amour de jeunesse: «Nous nous sommes quittés à dix-sept ans, nous en avons cinquante, l’histoire est incroyable.»
Agnès Ledig a cette faculté, roman après roman, de donner au fil des pages davantage d’épaisseur à ses personnages. Quand on imagine les avoir enfin cernés, on se rend compte d’une nouvelle faille ou au contraire d’une force jusque-là insoupçonnée. Comme le ferait un tailleur de diamant, elle briller les facettes les unes après les autres pour livrer un bijou aussi complexe que beau. Mais cette fois, elle y rajoute un ingrédient, la magie du lieu.
Brocéliande, cette forêt qu’elle a longuement étudiée avant de l’arpenter longuement avec l’aide d’un guide, tient en effet un rôle central dans cette thérapie de groupe. C’est du reste à Val-André que la romancière a écrit son roman, au plus près de cette forêt. Et quand la géographie se met au service de l’introspection, on en viendrait presque à ressentir les vibrations de ce territoire. Comme l’a si bien dit Chateaubriand, chez qui m’a offert le titre de cette chronique : « Forêts, dans vos abris gardez mes vœux offerts! A quel amant jamais serez-vous aussi chères? D’autres vous rediront des amours étrangères; Moi de vos charmes seuls j’entretiens les déserts. »
Se le dire enfin
Agnès Ledig
Éditions Flammarion
Roman
432 p., 21,90 €
EAN 9782081457966
Paru le 26/02/2020
Où?
Le roman se déroule en France, principalement en Bretagne, entre Vannes, Rennes, Val-André et les sentiers de la forêt de Brocéliande, mais aussi à Paris et dans le Jura.
Quand?
L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
De retour de vacances, sur le parvis d’une gare, Édouard laisse derrière lui sa femme et sa valise. Un départ sans préméditation. Une vieille romancière anglaise en est le déclic, la forêt de Brocéliande le refuge. Là, dans une chambre d’hôtes environnée d’arbres centenaires, encore hagard de son geste insensé, il va rencontrer Gaëlle la douce, son fils Gauvain, enfermé dans le silence d’un terrible secret, Raymond et ses mots anciens, Adèle, jeune femme aussi mystérieuse qu’une légende. Et Platon, un chat philosophe. Qui sont ces êtres curieux et attachants ? Et lui, qui est-il vraiment ? S’il cherche dans cette nature puissante les raisons de son départ, il va surtout y retrouver sa raison d’être.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Prologue
Platon s’approcha de l’arbre à pas de loup, grimpa le long du tronc couvert d’une mousse épaisse, ses griffes largement déployées pour atteindre l’écorce et s’y agripper. Deux énormes branches jumelles – qui, à deux mètres du sol, partaient à l’opposé l’une de l’autre – offraient à son corps gracile une zone plane et confortable. Il s’allongea et ferma les yeux. Le chat pouvait rester ainsi des heures sans bouger. À l’affût du moindre bruit, en sécurité, perché là-haut au bord d’une clairière calme.
Le temps s’écoulait, rythmé par l’agitation alentour et les nombreux chants d’oiseaux.
Le bruissement des feuilles répondait au murmure imperceptible des graminées qui dansaient dans le vent.
L’animal, enveloppé de verdure, se laissait bercer par le concert que la nature lui jouait, riche de milliers de solistes.
Platon ne céderait jamais sa place car il sentait qu’elle était sienne. Rien ne pouvait s’opposer à cette douce vérité.
Après sa sieste, il pandicula avec soin puis s’éloigna comme il était venu, vers sa maison de Doux Chemin, intrigué par cette sensation éprouvée durant son sommeil. Il se retourna juste avant de bifurquer vers le sentier qui menait au hameau, pour regarder le tilleul une dernière fois.
Rien ne serait plus comme avant.
Quai numéro 1
Édouard raccrocha, un sourire satisfait sur les lèvres.
Il observait sa femme apporter quelques corrections à son maquillage à l’aide de son miroir de poche. Longs cils, grands yeux noisette, pommettes hautes, lèvres pulpeuses, chevelure soyeuse. Son épouse était une très belle femme. Longtemps il avait ressenti cette fierté de voir les hommes se retourner sur son passage, lorsqu’il l’avait à son bras. Assis en terrasse sur le parvis de la gare de Vannes, ils terminaient leur verre. Leur TGV entrerait bientôt en gare pour les déposer à Paris. Ils reprenaient le travail deux jours plus tard. Armelle était heureuse de rentrer. Ce séjour dans le golfe du Morbihan avait eu beau être charmant, elle n’avait pas pu décrocher de ses mails professionnels dont elle était inondée au quotidien. Une négligence de deux semaines l’aurait condamnée à la noyade dès son retour. De quoi la rendre nerveuse durant toutes les vacances. Et puis, Armelle avait engagé un processus important avant leur départ. Elle était impatiente d’en constater les effets.
— Le notaire, annonça Édouard en rangeant le téléphone dans sa poche. La maison de ma mère est vendue.
— En voilà une bonne nouvelle ! Nous allons enfin pouvoir refaire la cuisine.
— Elle est encore fonctionnelle, non ?
— On voit bien que tu n’y passes pas beaucoup de temps !
Alors qu’il avalait en silence cette dernière remarque, Édouard aperçut une vieille dame, petite et menue, qui sortait de la gare. D’une main, elle tirait avec difficulté une lourde valise sur laquelle était calé un gros vanity-case. De l’autre, elle tenait un sac à main en cuir rouge. La femme portait un élégant chemisier à fleurs sur une jupe plissée, et sa chevelure blanche relevée en un chignon parfait était surmontée d’un chapeau en feutre de couleur crème orné d’une fine dentelle. De minuscules lunettes rondes menaçaient de s’échapper du bout de son nez. Un personnage d’Agatha Christie, se dit Édouard, jusque dans les moindres détails, hormis des baskets aux pieds qui la reliaient à la modernité au même titre qu’un éclairage LED dans une grotte du paléolithique. Elle s’immobilisa, leva la main pour se protéger du soleil et poussa un bruyant soupir en scrutant au loin les autobus en correspondance.
— Vous voulez de l’aide ? proposa Édouard en se levant.
— Well ! Voilà qui est fort aimable, cher monsieur, répondit-elle avec un fort accent anglais. Cette valise doit peser autant livres que moi.
— Fais vite, s’agaça Armelle, le train ne va pas tarder.
— Au pire je te rejoins sur le quai, dit Édouard en enfilant son sac à dos. C’est juste à côté.
— Tu ne veux pas me laisser ton sac ?
Il ne répondit pas.
Armelle les regarda s’éloigner sur le parvis en direction de la gare routière, de l’autre côté de la route. Son mari avait pris un peu d’embonpoint ces dernières années. Il était grand, pour le moment cela se voyait peu. L’âge et l’effet d’un certain relâchement alimentaire œuvraient. Si l’ensemble restait tonique, le ventre commençait à prendre ses aises. Armelle lui faisait régulièrement la remarque, elle qui entretenait son corps à l’équerre comme une haie de thuyas. Il lui renvoyait toujours un « à quoi bon ? » blessant.
Après tout, c’est son problème, pensa-t-elle sans état d’âme.
Édouard portait le gros vanity-case d’une main et tirait la valise dont les roulettes martelaient le pavé tel un roulement de tambour sur le chemin du condamné vers l’échafaud. L’idée lui glaça le sang. Pourquoi cette image alors qu’il n’avait aucune raison de ressentir la situation comme telle? La vieille dame suivait en trottinant derrière lui, sans se laisser distancer. Ils disparurent derrière le premier bus de la rangée.
Armelle ferma son miroir d’un geste lent. Saisir un verre, ouvrir son agenda, écrire un message sur son téléphone, chaque mouvement de ses doigts fins toujours parés d’un vernis rouge était gracieux. Elle rassembla ses affaires, sortit son porte-monnaie pour régler les consommations. Le train serait bientôt en gare et Édouard ne revenait pas. Elle hésitait à l’appeler pour lui préciser l’horaire de départ. Il le connaissait. Elle se fit violence pour ranger son téléphone dans son sac et pesta contre l’irresponsabilité de son mari.
Debout, chargée de bagages, elle vit le troisième bus s’engager sur la route à destination de Rennes et passer à sa hauteur. Son regard s’attarda sur les occupants. Un indéfinissable mélange de colère et de panique s’empara d’elle quand elle aperçut son mari assis sur un siège à côté de la vieille dame au chapeau.
Édouard la regarda à peine avant de tourner la tête. Cette lâcheté légendaire qu’elle lui avait toujours prêtée, sans pour autant l’imaginer capable d’un tel acte.
L’autocar venait de disparaître au bout de la rue quand un haut-parleur annonça l’arrivée imminente du TGV pour Paris.
Quai numéro 1. »
Extraits
« Il était pris au piège d’un fonctionnement tacite accepté il y a bien longtemps. À y réfléchir, dès le début de leur relation. Tout s’était construit sur cette dépendance et si cela l’avait flatté un temps, lui donnant de l‘importance voire un côté indispensable, il comprit alors à quel point il s’y sentait désormais prisonnier. Assis sur un tronc mort, il se noyait dans ses pensées, sombrait, refaisait surface, sombrait à nouveau. Il comprenait, dans un cruel constat, quel élément, de l’air ou de l’eau, constituait sa vie de couple. Il ignorait cependant le temps qu‘il lui faudrait pour trouver une zone où il avait pied. Pour l‘instant, l‘urgence était de trouver l’air. » p. 56
« Élise Lenoir 3, rue des Mouettes 22370 Pléneuf-Val-André
Val-André, le 10 août 2018
Mon cher Édouard, Je remercie le destin de m’avoir permis de te retrouver juste au moment où j’avais besoin de t’écrire. Je peux ainsi t’envoyer cette petite lettre, comme nous nous l’étions promis il y a maintenant si longtemps, pour t’annoncer que j’ai enfin réalisé mon rêve d’adolescente. À cinquante ans, il était temps! J’ai fait confiance à la vie… J’espère que tu as réalisé le tien, l’idée était si belle et si importante à tes yeux… Je pense souvent à toi. je ne t’ai pas oublié. Je ne t’oublierai jamais. Comment pourrais-je… Je t’embrasse, Clic-clac, Élise » p. 103
« Personne ne pouvait soupçonner la force du lien entre eux. De ces liens étranges qui existent déjà avant que les êtres se connaissent et frappent la rencontre du sceau de l’attachement inné et indéfectible. Cela avait permis à Raymond de comprendre l’enfant malgré le mur de silence et à Gauvain d’abandonner ses tourments à la confiance du vieux. Pas de passé à partager, dont il fallait tenir compte. Juste vivre le quotidien banal mais nourrissant, au propre et au figuré. Ce qu’on ne dévoile à personne, ils se le partageaient. Nul n’allait dans les endroits reclus qu’ils connaissaient, loin des sentiers battus et même des plus sauvages. Si Raymond avait parfois du mal à suivre, quand il était question de cèpes, de pieds-de-mouton et de bolets, il crapahutait comme un gamin à la chasse au trésor. Au diable ses articulations vengeresses. » p. 185
« Lui revint la description que Gaëlle avait fait de son fils, et qui le replongea au creux de sa propre enfance. L’hypersensibilité dont il avait souffert, sur laquelle il n’avait jamais posé de mots. Il avait dû appartenir à cette catégorie d’enfants différents qu‘on appelait aujourd’hui précoces, ou dys-quelque chose. Quarante ans plus tôt, ce genre de dépistage n‘était pas monnaie courante. Le comportement de cet adolescent le renvoyait à sa propre réalité – il en fut consolé. Sa différence, ressentie depuis toujours, ne lui apparaissait plus comme une faiblesse mais comme un fait dont il s’était accommodé. » p. 272
À propos de l’auteur
Agnès Ledig a d’abord exercé le métier de sage-femme, avant de se consacrer à l’écriture. Elle publie Marie d’en haut (Les Nouveaux Auteurs, 2011), Coup de cœur des lectrices Femme actuelle, avant de rejoindre les éditions Albin Michel avec Juste avant le bonheur (2013), qui remporte le prix Maison de la Presse, puis Pars avec lui (2014), On regrettera plus tard (2016), De tes nouvelles (2017) et Dans le murmure des feuilles qui dansent (2018). Son septième roman, Se le dire enfin, est édité chez Flammarion en 2020.
Elle écrit également des albums jeunesse illustrés par Frédéric Pillot. On leur doit Le petit arbre qui voulait devenir un nuage (Albin Michel Jeunesse, 2017) et Le Cimetière des mots doux (Albin Michel Jeunesse, 2019). En 2020, ce duo lance une nouvelle série chez Flammarion Jeunesse, collection «Père Castor», Mazette est très sensible et Mazette aime jouer. Depuis 2018, Agnès est «ambassadonneuse» de l’Établissement français du sang (EFS) afin de promouvoir le don de sang auprès du grand public. (Source: lisez.com)
En deux mots:
La narratrice grandit au sein d’une famille dirigée par un père violent. Avec son petit frère Gilles, ils essaient de l’éviter autant que faire se peut. Mais un accident violent traumatise Gilles et va pousser sa sœur à tenter de trouver une solution pour lui redonner le goût de vivre.
Ma note: ★★★★★ (coup de cœur, livre indispensable)
Ma chronique:
La nuit du chasseur
Adeline Dieudonné marquera cette rentrée littéraire 2018. Car outre le succès public et les nombreux prix venus couronner La vraie vie, elle prend d’emblée place parmi les plumes qui comptent dans la littérature francophone contemporaine.
L’inventaire est impressionnant. Il n’y a quasiment pas un média – télévision, radio et presse écrite – qui ne se soit penché sur le premier roman d’Adeline Dieudonné pour en souligner les qualités. J’en viens du reste à me demander s’il est bien utile pour le modeste blogueur que je suis de poursuivre la série d’éloges, car j’ai moi aussi succombé aux charmes de «La vraie vie» et à cette histoire digne du Stephen King de «Misery».
Du coup, ma chronique sera un collage qui rendra par la même occasion hommage aux plumes qui ont analysé ce formidable suspense. Comme l’écrit Jérôme Garcin dans L’Obs, le livre s’ouvre «par le spectacle mortifère d’une faune empaillée dont le totem est une défense d’éléphant: félins, cerfs, daguets, sangliers, gnous, oryx, impalas, hyènes, tous tués par le père, un viandard éthylique en tenue militaire, qui les expose comme autant de trophées dans une pièce muséale de son pavillon d’une sinistre banlieue belge.» Un père violent et prédateur, «un homme immense, avec des épaules larges, une carrure d’équarrisseur. Des mains de géant. Des mains qui auraient pu décapiter un poussin comme on décapsule une bouteille de Coca.»
En face de lui, une ombre comme le dit Laurence Houot sur Culturebox: «Une femme maigre, avec des long cheveux mous (…) La famille redoute ses accès de colère froide, qui finissent toujours par s’abattre sur la mère.»
Reste la narratrice, 11 ans, et son petit frère Gilles. Ils tentent de s’en sortir, se livrant à leurs jeux dans la casse auto, en rendant visite à une voisine conteuse, en attendant le marchand de glace. Jusqu’au jour où ce dernier est victime d’un grave accident, la bombe de crème chantilly lui explosant au visage.
C’est Frédérique Roussel qui nous livre la suite dans Libération: «Des images cauchemardesques ont envahi les jeunes têtes. Le frère de 8 ans a une réaction de repli autistique et se délecte désormais de torture animale. Elle, elle est déterminée à le sauver du monstre qui l’a investi, jusqu’à imaginer construire une machine à voyager dans le temps pour revenir juste avant la scène du glacier.»
La narratrice se souvient de «Retour vers le futur», mais pour reproduire ce bond dans le passé, elle a besoin d’en savoir plus. Les cours du professeur Pavlović vont l’aider à progresser et à devenir une championne de la physique quantique.
Mais Gilles s’est rapproché de son père pendant ce temps, s’est inscrit au club de tir et a pris ses distances avec sa sœur qui, comme sa mère va devenir une proie lors d’une partie de chasse mémorable.
Pascal Blondiau dans «Le carnet et les instants», résume parfaitement combien «cette histoire de révolte, de résilience, de rage à vivre la vraie vie» nous est servie «dans un registre narratif pur, extrêmement visuel et sensible, d’une clarté et d’une efficacité absolue, soutenue par des métaphores cinglantes». Et laissons la conclusion à Alexandre Fillon dans Sud-Ouest Dimanche : Une chose est certaine, Adeline Dieudonné arrive parfaitement à prendre son lecteur en otage et à le surprendre du début à la fin. Il y a quelque chose de Joyce Carol Oates chez elle. L’avenir lui appartient.»
La vraie vie
Adeline Dieudonné
Éditions L’Iconoclaste
Roman
270 p., 17 €
EAN : 9782378800239
Paru le 29 août 2018
Où?
Le roman se déroule dans un endroit qui n’est pas précisé.
Quand?
L’action se situe à notre époque.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un roman initiatique drôle et acide. Le manuel de survie d’une guerrière en milieu hostile. La fureur de vivre.
Chez eux, il y a quatre chambres. Celle du frère, la sienne, celle des parents. Et celle des cadavres. Le père est chasseur de gros gibier. Un prédateur en puissance. La mère est transparente, amibe craintive, soumise à ses humeurs.
Avec son frère, Gilles, elle tente de déjouer ce quotidien saumâtre. Ils jouent dans les carcasses des voitures de la casse en attendant la petite musique qui annoncera l’arrivée du marchand de glaces. Mais un jour, un violent accident vient faire bégayer le présent. Et rien ne sera plus jamais comme avant.
LA POÉTIQUE DU CAUCHEMAR
La Vraie Vie est un roman initiatique détonant où le réel vacille. De la plume drôle, acide et sans concession d’Adeline Dieudonné jaillissent des fulgurances. Elle campe des personnages sauvages, entiers. Un univers à la fois sombre et sensuel dont on ne sort pas indemne.
Les premières pages du livre
« À la maison, il y avait quatre chambres. La mienne, celle de mon petit frère Gilles, celle de mes parents et celle des cadavres.
Des daguets, des sangliers, des cerfs. Et puis des têtes d’antilopes, de toutes les sortes et de toutes les tailles, springboks, impalas, gnous, oryx, kobus… Quelques zèbres amputés du corps. Sur une estrade, un lion entier, les crocs serrés autour du cou d’une petite gazelle.
Et dans un coin, il y avait la hyène.
Tout empaillée qu’elle était, elle vivait, j’en étais certaine, et elle se délectait de l’effroi qu’elle provoquait dans chaque regard qui rencontrait le sien. Aux murs, dans des cadres, mon père posait, fier, son fusil à la main, sur des animaux morts. Il avait toujours la même pose, un pied sur la bête, un poing sur la hanche et l’autre main qui brandissait l’arme en signe de victoire, ce qui le faisait davantage ressembler à un milicien rebelle shooté à l’adrénaline du génocide qu’à un père de famille.
La pièce maîtresse de sa collection, sa plus grande fierté, c’était une défense d’éléphant. Un soir, je l’avais entendu raconter à ma mère que ce qui avait été le plus difficile, ça n’avait pas été de tuer l’éléphant. Non. Tuer la bête était aussi simple que d’abattre une vache dans un couloir de métro. La vraie difficulté avait consisté à entrer en contact avec les braconniers et à échapper à la surveillance des gardes-chasse. Et puis prélever les défenses sur la carcasse encore chaude. C’était une sacrée boucherie. Tout ça lui avait coûté une petite fortune. Je crois que c’est pour ça qu’il était si fier de son trophée. C’était tellement cher de tuer un éléphant qu’il avait dû partager les frais avec un autre type. Ils étaient repartis chacun avec une défense.
Moi, j’aimais bien caresser l’ivoire. C’était doux et grand. Mais je devais le faire en cachette de mon père. Il nous interdisait d’entrer dans la chambre des cadavres.
C’était un homme immense, avec des épaules larges, une carrure d’équarrisseur. Des mains de géant. Des mains qui auraient pu décapiter un poussin comme on décapsule une bouteille de Coca. En dehors de la chasse, mon père avait deux passions dans la vie : la télé et le whisky. Et quand il n’était pas en train de chercher des animaux à tuer aux quatre coins de la planète, il branchait la télé sur des enceintes qui avaient coûté le prix d’une petite voiture, une bouteille de Glenfiddich à la main. Il faisait celui qui parlait à ma mère, mais, en réalité, on aurait pu la remplacer par un ficus, il n’aurait pas vu la différence.
Ma mère, elle avait peur de mon père.
Et je crois que, si on exclut son obsession pour le jardinage et pour les chèvres miniatures, c’est à peu près tout ce que je peux dire à son sujet. C’était une femme maigre, avec de longs cheveux mous. Je ne sais pas si elle existait avant de le rencontrer. J’imagine que oui. Elle devait ressembler à une forme de vie primitive, unicellulaire, vaguement translucide. Une amibe. Un ectoplasme, un endoplasme, un noyau et une vacuole digestive. Et avec les années au contact de mon père, ce pas-grand-chose s’était peu à peu rempli de crainte. »
Extraits
« Il y a vachement, vachement longtemps, pas très loin d’ici, sur une montagne disparue, vivait un couple de dragons gigantesques. Ces deux-là s’aimaient si fort que la nuit ils chantaient des chants étranges et très jolis, comme seuls les dragons peuvent le faire. Mais ça faisait peur aux hommes de la plaine. Et ils n’arrivaient plus à dormir. Une nuit, alors que les deux amoureux s’étaient assoupis, rassasiés de leurs chants, ils étaient venus, ces crétins d’hommes, avec des torches et des fourches, sur la pointe des pieds, et ils avaient tué la femelle. Le mâle, fou de chagrin, avait carbonisé la plaine peuplée d’hommes, de femmes et d’enfants. Tout le monde était mort. Puis, il avait donné de grands coups de griffe dans la terre. Et ça avait creusé des vallées. Depuis, la végétation a repoussé, des hommes sont revenus, mais les traces de griffes sont restées. »
Les bois et les champs alentour étaient parsemés de cicatrices, plus ou moins profondes.
Cette histoire faisait peur à Gilles.
Le soir, il venait parfois se blottir dans mon lit parce qu’il croyait entendre le chant du dragon. Je lui expliquais que c’était juste une histoire, que les dragons n’existaient pas. Que Monica racontait ça parce qu’elle aimait bien les légendes, mais que tout n’était pas vrai. Au fond de moi-même, il y avait quand même un léger doute qui se baladait. Et j’appréhendais toujours de voir mon père rentrer d’une de ses chasses avec un trophée de dragon femelle. Mais, pour rassurer Gilles, je faisais la grande et je chuchotais : « Les histoires, elles servent à mettre dedans tout ce qui nous fait peur, comme ça on est sûr que ça n’arrive pas dans la vraie vie. » p. 16-17
« Le vieux s’est penché pour faire un joli tourbillon de crème sur ma glace. Ses yeux bleus grand ouverts, bien concentrés sur la spirale nuageuse, le siphon contre sa joue, le geste gracieux, précis. Sa main si proche de son visage. Au moment où il est arrivé au sommet de la petite montagne de crème, au moment où le doigt s’apprêtait à relâcher sa pression, au moment où le vieux se préparait à se redresser, le siphon a explosé. Boum.
Je me souviens du bruit. C’est le bruit qui m’a terrifiée en tout premier. Il a percuté chaque mur du Démo. Mon cœur a manqué deux battements. Ça a dû s’entendre jusqu’au fond du bois des Petits Pendus, jusqu’à la maison de Monica.
Puis j’ai vu le visage du vieux monsieur gentil. Le siphon était rentré dedans, comme une voiture dans la façade d’une maison. Il en manquait la moitié. Son crâne chauve est resté intact. Son visage, c’était un mélange de viande et d’os. Avec juste un œil dans son orbite. Je l’ai bien vu. J’ai eu le temps. Il a eu l’air surpris, l’œil. Le vieux est resté debout deux secondes, comme si son corps avait eu besoin de ce temps pour réaliser qu’il était maintenant surmonté d’un visage en viande. Puis il s’est effondré.
Ça ressemblait à une blague. J’ai même pu entendre un rire. Ça n’était pas un rire réel, ça ne venait pas de moi non plus. Je crois que c’était la mort. Ou le destin. Ou quelque chose comme ça, un truc bien plus grand que moi. Une force surnaturelle, qui décide de tout et qui se sentait d’humeur taquine ce jour-là. Elle avait décidé de rire un peu avec le visage du vieux.
Après, je ne me souviens plus très bien. J’ai crié. Des gens sont arrivés. Ils ont crié. Mon père est arrivé. Gilles ne bougeait plus. Ses grands yeux écarquillés, sa petite bouche ouverte, sa main crispée sur son cornet de glace vanille-fraise. Un homme a vomi du melon avec du jambon de Parme. L’ambulance est arrivée, puis le corbillard. » p. 34-35-36
« Je me suis souvenue d’un film que j’avais vu un jour, dans lequel un scientifique un peu fou inventait une machine à remonter le temps. Il utilisait une voiture toute bricolée avec plein de fils partout, il fallait rouler très vite, mais il y parvenait. Alors j’ai décidé que moi aussi j’allais inventer une machine et que je voyagerais dans le temps et que je remettrais de l’ordre dans tout ça.
À partir de ce moment-là, ma vie ne m’est plus apparue que comme une branche ratée de la réalité, un brouillon destiné à être réécrit, et tout m’a semblé plus supportable. » p. 50
« Quand toute sa rage a eu fini de se déverser sur le type, il a regardé son poing plein de sang, l’air perplexe, se demandant si c’était le sien. Le type était incrusté dans son divan, comme un lapin dans l’asphalte d’une route de campagne. Du sang coulait de sa bouche pour aller se mélanger aux autres taches sur son tee-shirt. Dans les yeux de Gilles, j’ai vu la vermine exulter devant ce spectacle. Elle s’est remise à copuler, coloniser, dévaster le peu de terres encore fertiles et vivantes dans la tête de mon petit frère. » p. 84
« Il a dit « bon les enfants vous avez votre matériel? »
On a tous répondu « Oui ! »
« Ce soir, vous allez participer à votre première traque. La traque c’est… »
On aurait dit qu’il évoquait le souvenir d’une histoire d’amour.
C’est le moment où le lien se tisse entre vous et la bête. Un lien unique. Vous verrez que c’est la bête qui décide. À un moment, elle s’offre à vous parce que vous avez été le plus fort. Elle capitule. Et c’est là que vous tirez. Ça demande de la patience. Il faut harceler votre proie jusqu’à ce qu’elle décide qu’elle préfère la mort. Vous allez comprendre que ce qui vous guide vers cotre proie, ce ne sont pas vos yeux ni vos oreilles. C’est votre instinct de chasseur. Votre âme entre en communion avec celle de la bête et vous n’avez plus qu’à laisser vos pas vous mener à elle, calmement, sans vous presser. Si vous êtes de vrais tueurs, ça devrait être facile.
Cette nuit, il n’y aura pas de mise à mort. Juste la traque. Et la proie sera … » p.179
À propos de l’auteur
Adeline Dieudonné est née en 1982. Elle habite Bruxelles. Dramaturge et nouvelliste, elle a remporté grâce à sa première nouvelle, Amarula, le Grand Prix du concours de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle a publié une nouvelle, Seule dans le noir aux éditions Lamiroy, et une pièce de théâtre, Bonobo Moussaka, en 2017. La Vraie Vie est son premier roman. (Source : Éditions de l’Iconoclaste)
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