Un chien à ma table

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Prix Femina 2022
Finaliste du Prix Renaudot 2022
Finaliste du Prix Médicis
En lice pour le Prix Jean Giono 2022

En deux mots
À la tombée du jour, un chien errant se présente aux Bois-Bannis, dans la montagne vosgienne, où vivent Sophie et Grieg, un couple d’artistes qui a choisi de se mettre en marge du monde et de profiter de la nature environnante. Ils vont adopter l’animal baptisé «Yes». Mais cette relation n’est pas sans danger.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique
«Yes I said yes I will Yes»

Couronnée par le Prix Femina 2022, Claudie Hunzinger a réussi avec ce roman, qui raconte la rencontre d’un chien errant avec un couple âgé vivant en marge du monde, un cri d’alarme écolo-féministe, mais aussi une belle déclaration d’amour.

La nuit n’était pas encore tombée aux Bois-Bannis, le refuge de Sophie et Grieg, lorsqu’une ombre a pris l’apparence d’un chien errant, ou plus exactement d’une chienne. Sans doute affamée, elle n’a pas tarder à s’approcher. «La fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien.» Après avoir rapidement mangé et bu, la voilà pourtant qui prend la fuite. Elle n’a même pas le temps de répondre au nom que Sophie lui a trouvée, «Yes». Yes comme dans l’envolée de James Joyce, «Yes I said yes I will Yes».
Mais ce n’est que partie remise. Il faut laisser à l’animal, dont on découvrira qu’il a été maltraité, le temps d’accepter l’hospitalité que lui offre Sophie.
Le récit va alors prendre la forme d’une enquête – qu’est-il arrivé à la chienne, d’où vient-elle, que fuit-elle? – et d’une quête, celle qui lie l’homme – ici plus exactement la femme – à l’animal. Yes est adoptée, partage le quotidien de Sophie et Grieg et les accompagne dans leurs excursions au cœur d’une nature menacée.
Ce dernier formant sans doute le cœur du livre. La menace plane en effet sur ces pages, celle d’un environnement qui n’est plus préservé, celle aussi qui accompagne la vieillesse avec laquelle le couple doit composer.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, la venue de Yes est d’abord l’occasion pour Sophie de retrouver une vitalité assoupie, d’interroger sa vie de couple, de repartir explorer son environnement. Conjuguant «l’énergie pure» de Yes et son corps «vieil arbre qui avait perdu le sens de l’équilibre, un peu vacillant, mais avec encore de l’imagination et un reste d’énergie», elle retrouve le goût de ,se tailler vite fait». Quand Grieg se réfugie dans les livres, Sophie préfère «lire le dehors» et comprendre ainsi «qu’on n’est pas emmurés dans notre espèce, une espèce séparée des autres espèces, différente mais pas séparée, et que faire partie des humains n’est qu’une façon très restreinte d’être au monde. Qu’on est plus vaste que ça.»
Claudie Hunzinger trouve alors une langue d’une grande poésie pour accompagner ses escapades. Elle convoque tous les sens pour dire les bruits et les odeurs, les couleurs et les saveurs dans un foisonnement charmant. En courts chapitres, elle tente de conjurer un double compte à rebours funeste, celui qui a été déclenché par le réchauffement climatique – et peut-être bien avant – et celui qui rapproche les humains de leur fin. «Le pire pouvait arriver d’un instant à l’autre. Il était déjà là. On s’était soudain retrouvés dans un temps de charniers humains, animaux, végétaux, comme toujours, mais en accéléré. Un temps d’effroi global. Qui pouvait y échapper? Personne ne pouvait y échapper.»
Alors il reste le bonheur d’être au monde.

Un chien à ma table
Claudie Hunzinger
Éditions Grasset
Roman
288 p., 20,90 €
EAN 9782246831624
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement au Bambois, lieu-dit situé à 750 m d’altitude, adossé au Brézouard, il domine la vallée de Lapoutroie dans les Vosges.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir, une jeune chienne, traînant une sale histoire avec sa chaîne brisée, surgit à la porte d’un vieux couple: Sophie, romancière, qui aime la nature et les marches en forêt et son compagnon Grieg, déjà sorti du monde, dormant le jour et lisant la nuit, survivant grâce à la littérature.
D’où vient cette bête blessée? Qu’a-t-elle vécu? Est-on à sa poursuite?
Son irruption va transformer la vieillesse du monde, celle d’un couple, celle d’une femme, en ode à la vie, nous montrant qu’un autre chemin est possible.
Un chien à ma table relie le féminin révolté et la nature saccagée: si notre époque inquiétante semble menacer notre avenir et celui des livres, les poètes des temps de détresse sauvent ce qu’il nous reste d’humanité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Laurence Houot)
France Culture (Podcast – Par les temps qui courent)
Le Grand continent (Jordi Brahamcha-Marin)
Les Échos (Philippe Chevilley)
Blog Sur mes brizées
Blog Cathalu

Les premières pages du livre
« C’était la veille de mon départ, la nuit n’était pas encore là, je l’attendais, assise au seuil de la maison face à la montagne de plus en plus violette ; j’attendais qu’elle arrive, n’attendais personne d’autre qu’elle, la nuit, tout en me disant que les hampes des digitales passées en graines faisaient penser à des Indiens coiffés de leurs plumes sacrées, que les frondes des fougères-aigles avaient jauni, que les milliers de blocs abandonnés sur place, dos, crânes, dents, de la moraine glaciaire surplombant la maison parlaient de chaos, de déroute, presque de la fin d’un monde. Et que ça sentait la pluie. Donc, demain, mettre mes Buffalo, prendre ma parka. Était-ce l’approche de la nuit? La moraine changeait d’intensité. Ses échines bossues tressaillaient d’éclats de mica et pendant de petites fractions de seconde continuaient d’avancer vers moi en claudiquant – quand une ombre s’est détachée de leurs ombres.

J’ai vu cette ombre ramper entre les frondes des fougères. Traverser le campement des digitales. J’ai tout de suite distingué le tronçon de la chaîne brisée. Un fuyard. Il s’approchait. Il m’avait sans doute repérée bien avant que je ne l’aie vu. Un bref moment, les fougères, de taille humaine, me l’ont dérobé, il a réapparu plus loin, il filait. Je m’étais dressée pour mieux suivre sa course. Il a obliqué. Il descendait maintenant droit vers moi. À dix pas, il a ralenti, a hésité, s’est arrêté: un baluchon de poils gris, sale, exténué, famélique, où de larges yeux bruns, soutenant mon regard, m’observaient du fond de leurs prunelles. D’où venait-il? Nous habitions au milieu des forêts, loin de tout. La porte de la maison, dans mon dos, était restée ouverte. J’ai fait quelques pas en arrière, laissant le champ libre. Écoute, je ne m’intéresse pas du tout à toi, je veux juste te préparer une assiette, alors entre, entre, tu peux entrer. Mais l’inconnu refusait d’approcher davantage. D’où tu viens? Qu’est-ce que tu fais là? J’avais baissé la voix. Je chuchotais. Alors, il a fait un pas. Il a franchi le seuil. Je reculais. Il me suivait avec précaution, le besoin de secours plus fort que l’effroi, prêt néanmoins à fuir, posant au ralenti l’une après l’autre ses pattes sur le plancher de la cuisine comme sur la surface gelée d’un étang qui aurait pu se briser. Nous étions tous les deux haletants. Tremblants. On tremblait ensemble.

Dans la nuit qui avait précédé l’arrivée du fuyard, les phares d’une automobile avaient balayé la forêt, allant, revenant, quatre ou cinq fois, avant de disparaître avec lenteur. J’avais remarqué qu’à chaque virage de cette route au loin, quand montait une voiture, ses faisceaux de lumière traçaient aux murs de ma chambre des losanges prodigieux qui en faisaient le tour comme pour m’en débusquer.

Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ; chacun son écosystème. Le mien, fenêtres ouvertes sur la prairie. Le sien, rideaux tirés jour et nuit sur cette sorte de réserve, de resserre, de repaire, de boîte crânienne, mais on aurait pu dire aussi de silo à livres qu’était sa chambre.

Quand celui qui était mon compagnon depuis presque soixante ans, mon vieux grigou, mon gredin, au point que je le surnommais Grieg (lui, les bons jours, m’appelait Fifi, les très bons Biche ou Cibiche, les mauvais Sophie), alors quand Grieg est descendu de sa chambre – barbe de cinq jours, cheveux gris, bandana rouge autour du cou, sans âge et sans se presser, comme quelqu’un à qui on ne la fait pas, revenu de tout, revenu du monde qui ne le surprenait plus, ne l’indignait pas davantage, dont il avait accepté la défaite en même temps que celle de son corps, ce monde auquel il préférait à présent les livres, alors quand il s’est approché, sentant le tabac, la fiction et la nuit qu’il adorait, grognant à son habitude d’avoir été dérangé –, le chien est venu se réfugier à mes pieds où il a roulé sur le dos, m’offrant son ventre piqueté de tétons.

Ça m’est venu en un éclair, and yes I said yes I will yes, je l’ai appelée Yes.

J’ai dit: Je suis là, Yes, et je me suis accroupie, et j’ai passé mes doigts à travers le pelage feutré de son encolure, mêlé de longues tiges de ronces, de feuilles de bouleau, de débris de mousses, et trempé. La fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien. Elle répondait, j’entendais qu’elle me répondait de tout son corps qui s’était remis à trembler pour me signifier sa peur et sa confiance en moi. J’ai aussi compté les doigts de ses larges pattes fourrées, elle en avait quatre plus deux ergots aux pattes arrière. Une race de berger, a dit Grieg penché au-dessus de nous. Et encore une fois j’ai dit je suis là. J’aurais volontiers continué comme ça, et elle aussi, dans la pénombre qui s’avançait, qui nous enveloppait, quand j’ai écarté le panache de sa queue qu’elle avait rabattu sur son ventre: les babines de son petit sexe animal, déchirées au niveau des commissures, étaient poisseuses de fluides et de vieux sang séchés ; et la peau du ventre sous le pelage, noire d’hématomes. J’étais sans voix. Puis j’ai chuchoté, encore et encore je suis là, c’est fini. La petite chienne qui avait à nouveau roulé sur elle-même me présentant son dos, s’était mise à haleter violemment, le vent aussi dehors. Agenouillée près d’elle, doucement je passais mes doigts le long de son échine, et j’ai dit à je ne sais quelle instance invisible: Sévices sexuels sur un animal. Crime passible de condamnation. – Ça s’est toujours fait, a répondu Grieg comme d’une planète où les campagnes existaient encore. – J’ai répondu: Ça n’a rien à voir. Le monde a basculé.

Sans savoir pourquoi, j’ai alors pensé à La Marchande d’enfants de Gabrielle Wittkop, et j’ai vu une petite chienne à poils gris, hurlante, s’échapper d’un pavillon pour courir vers la forêt – alors que dans le roman, c’est une petite fille nue, hurlante, qui court vers la Seine pour s’y jeter. J’ai dit ça à Grieg. Je voyais ce qu’avait été la fuite de la petite chienne vers les limites où se dressent les arbres et les ombres des arbres pour venir jusqu’à moi. – J’ai dit: elle est sûrement mineure. – Tu mélanges tout, a répondu Grieg. Mais, tandis que je m’exhortais moi-même, laisse tomber, c’est un sale truc, un très sale truc, ça sort du Net, ne t’avance pas plus loin même si ça contient la matière d’un grand sujet contemporain, et tandis que je pensais à ces choses ignobles qui aujourd’hui existent, étrangement, dans la vitre de la porte-fenêtre qui donnait à l’avant de la maison sur la prairie, une vitre large et vraiment haute, brillante comme du cristal, le reflet de la petite chienne qui s’était remise sur ses pattes semblait flotter au-dessus de la prairie qu’on devinait de l’autre côté, y flotter comme un nuage, seul, léger, un petit nuage orphelin, et sa déréliction était si gracieuse que cela transformait le récit ultracontemporain d’exactions zoophiles, en un autre récit où il était question de fantaisie, d’amitié profonde et de légèreté.
J’ai dit à Grieg: On va la garder.

Je n’avais pas allumé pour ne pas l’effrayer. La cuisine baignait à présent dans la pénombre d’un crépuscule vert virant au noir. Le vent s’engouffrait par la porte restée ouverte sur la moraine, un courant thermique descendant aussi mordant que l’ancienne gueule glaciaire qui avait occupé le versant de la montagne avant de se rétracter, laissant traîner l’entassement de ses blocs fracassés. J’ai dit à Yes: Tu attends, tout en tâtonnant autour de son cou, et finalement j’ai trouvé le moyen de défaire la fermeture du collier métallique, et j’ai balancé le tout, la chaîne, la servitude, l’infamie, à l’autre bout de la pièce. J’ai répété en chuchotant: Tu attends. Je me suis relevée, j’ai préparé une assiette plus une gamelle d’eau que Yes a vidées en pas même une minute. Puis elle s’est secouée, cent ans de moins, enfantine, pour aussitôt refiler vers la porte, à l’autre bout. Elle se cassait. Nom de Dieu. C’est à peine si je la distinguais encore, il faisait sombre, mais j’entendais le crissement de ses griffes sur le plancher parcourir la cuisine en sens inverse, tandis que s’éloignait aussi la profonde odeur de neige, de vase et de loup qui remonte d’un chien mouillé. J’ai voulu la suivre, et quand parvenue au seuil, j’ai regardé dehors, je n’ai aperçu aucune chienne, ni personne, et dans la nuit, pas même une ombre ne flottait, seulement un goût d’irrémédiable, et alors je suis rentrée et j’ai vu que je tenais encore en main une ronce.

— On n’aurait jamais dû la laisser partir. On aurait dû l’emmener chez un véto.
– Il n’y avait pas d’infection, a répondu Grieg.
– Apparemment, mais qu’est-ce qu’on en sait, ai-je répondu, et j’ai allumé la lumière. »

À propos de l’auteur
HUNZINGER_Claudie_DRClaudie Hunzinger © Photo DR

Écrivaine et plasticienne, Claudie Hunzinger est l’auteure de nombreux livres, dont, chez Grasset, de Elles vivaient d’espoir (2010), La Survivance (2012), La langue des oiseaux (2014), L’incandescente (2016), Les Grands cerfs (2019) qui a obtenu le Prix Décembre 2019 et Un chien à ma table, Prix Femina 2022.

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Ubasute

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En deux mots
Pierre a décidé d’exaucer le vœu de sa mère et de la transporter vers le sommet de la montagne pour son dernier voyage. Tout au long de l’ascension, il va évoquer avec elle leurs souvenirs, leur histoire familiale.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

En route pour le dernier voyage

Dans un court et émouvant premier roman, Isabel Gutierrez raconte comment un fils exauce le vœu de sa mère de mourir sur une montagne. Une ultime ascension d’une grande richesse.

Comme nous l’apprend Wikipédia, l’Ubasute est «au Japon une pratique consistant à porter un infirme ou un parent âgé sur une montagne, ou un autre endroit éloigné et désolé, pour le laisser mourir.» Se sachant condamnée, c’est le choix que fait Marie, avec la complicité de son fils Pierre, chargée de confectionner une chaise à dos pour transporter sa mère là-haut sur la montagne, dans la petite grotte sous un grand rocher.
Cet ultime voyage a beau se faire avec une économie de mots, le cœur parle et retrace tous les liens qui ont uni la famille au fil des ans, les moments heureux et les périodes plus difficiles qu’il aura fallu apprendre à surmonter. Pierre peut remonter jusqu’à l’enfance, jusqu’à ces belles années où ils partaient en famille en vacances à la mer, où avec ses sœurs ils avaient pris l’appareil photo de son père pour immortaliser leur amour en réalisant ce cliché de leurs deux corps enlacés sous la tente. Un cliché qui prendra quelques années plus tard le statut d’une relique. Car, après une course en montagne, c’est le corps déchiré par une chute mortelle qui leur sera ramené. «Une absence infinie remplissait nos journées d’enfants et finissait, apprivoisée, par devenir une présence douce et voluptueuse. Nous savions croiser nos regards, les filles et moi, lorsque le tien s’égarait ou se diluait dans le temps. Tu restais alors séparée de nous par une virgule, toi, la voix des mille et une nuits devenue aphone tout à coup, et nous faisions parler les choses à ta place.»
Comment faire le deuil, comment combler le vide abyssal qui s’est alors ouvert? Il aura fallu jouer avec le temps, avec les souvenirs…
«Au bout de longs mois, j’aurais appris à deviner ta présence autour de moi. Dans l’air mêlé tout à coup, dans le lait de la lumière, une voix qui court dans les épicéas du vallon derrière la maison, dans la fraîcheur des vents catabatiques d’été, une trace de rires laissée dans la poudreuse fraîche de l’hiver.»
C’est avec infiniment de pudeur et tout autant de poésie qu’Isabel Gutierrez construit ce magnifique chant d’amour. En remontant à la douleur des grands-parents ayant dû s’exiler de l’Espagne franquiste, elle tisse la trame du tissu familial. Un tissu que l’on sent épais, un peu rêche, mais solide. De plus en plus solide.
«Dans ce temps des mémoires, je découvris d’autres temps. Le temps du regard, celui de l’absence et des retrouvailles. Le temps de la solitude qui deviendrait un jour émerveillement de l’âme. Le temps du silence et des ombres qui s’allongent sur les hautes plaines.»

Ubasute
Isabel Gutierrez
Éditions La fosse aux ours
Premier roman
126 p., 15 €
EAN 9782357071667
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé dans les Alpes suisses, du côté de Zermatt pour le dernier voyage. Il y est aussi question d’un voyage dans les Andes, de montagnes et bords de mer et, en remontant dans l’histoire de l’Espagne du côté de Leon et de l’exil, des Asturies en Bretagne, jusqu’à Argelès-sur-Mer.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Marie va mourir. Elle demande son fils de la porter dans la montagne pour la déposer sous le Grand Rocher. Ce court périple est la dernière chance pour Marie de parler à son fils.
Ce roman autour de l’Ubasute, cette tradition ancestrale du Japon qui voulait que l’on abandonne en montagne une personne âgée et malade, brosse le portrait d’une femme lumineuse. C’est un véritable hymne à la vie, à sa beauté et à sa cruauté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook
La Croix (Laurence Péan)
France Bleu (À vous de lire – Isabelle Caron)
Actualitté (Émilie Guyonnet)
Audioblog (Extrait du livre lu par Céline Hamel)
Blog Mes écrits d’un jour
Blog Les jardins d’Hélène
Blog Les livres de Joëlle
Blog Sur la route de Jostein
Blog Le petit poucet des mots

Les premières pages du livre
« C’est un jour de très grand vent, un vent de fin d’automne sur la surface de ce monde.
Marie n’en finit pas de rincer son riz blanc.
Depuis ce matin, les branches du cerisier ont commencé à s’entrechoquer dans un bruit de cannes sèches.
C’est son temps.
Depuis trois saisons, chaque jour qui la fait s’approcher de cette partition de bois brisé est comme une sorte de ravissement. Elle les a comptés: deux cent quatre-vingts jours depuis les premières fleurs blanches du printemps jusqu’à la valse dans le vent qui l’a fait sursauter au réveil.
Chaque matin plus attentive à la clarté naissante — du noir dense qui s’efface au bleu transparent qui advient —, elle a profité avec soin du parfum des herbes, fraîches ou séchées, dans son thé.

Chaque matin, elle a noué et dénoué ses cheveux avec toute la conscience de leur poids dans sa main.
Trois saisons à prendre le pouls du départ, trois saisons à se souvenir que chacune serait la dernière.
Lorsque le dernier plein hiver s’était installé elle avait mouillé de manière parcimonieuse la terre mélangée qu’elle était allée chercher dans les carrières à l’automne précédent. Sous ses mains douces et assurées, la chair terreuse avait pris forme. Marie s’était remise à tournasser sur son vieux tour à pédale. Sous ses mains fermes, l’objet était apparu, un petit bol, d’abord un peu lourd et qui s’était allégé, comme aminci, au fil des heures à pédaler. Il avait aujourd’hui la forme de son âme et la douceur des caresses.
Elle jette un coup d’œil à l’objet posé, en attente. Aujourd’hui, grand vent en liesse par le monde.
Le corps un peu lâche de Marie s’avance près de la fenêtre, un corps lourd d’usure et de sagesse. Elle regarde dehors et se dit qu’il faut qu’elle appelle son fils.
Elle partirait demain en fin d’après-midi, il allait devoir, lui aussi, commencer ses préparatifs.
Quelques vers lui reviennent en mémoire:
Couronne-toi, jeunesse, d’une feuille plus aiguë!
Le Vent frappe à ta porte comme un Maître de camp
À ta porte timbrée du gantelet de fer.
Et toi, douceur qui vas mourir, couvre-toi la face de ta toge
Et du parfum terrestre de nos mains…
Elle aime les poètes comme on aime une soupe — sans avoir jamais osé l’avouer à personne, la comparaison étant fort peu poétique —, elle aime goûter chacun des mots comme elle s’amuse encore à laisser fondre chaque légume qui compose le potage. La douceur de la courge et l’amertume du fenouil.
Marie n’est pas si âgée mais elle a découvert tardivement ce que vivre signifiait et elle s’en est saisi. Les mains en corbeille, elle a accueilli les odeurs piquantes de la tristesse et de l’amour, les cris de plaisir et de désespoir des hommes, toutes sortes de vies, des couleurs éclatantes, des lumières presque éteintes. Demain, elle partirait gonflée de ce saisissement.
Gonflée comme une outre, cette idée la fait sourire, s’imaginant incarner l’outre des vents odysséens que les marins n’avaient pu se retenir d’ouvrir. Elle vérifierait son poids sur la balance avant de monter sur le dos de son fils, elle serait attentive à ne pas lui peser trop, s’il fallait qu’elle laisse là quelques sacs de mémoire, elle le ferait.

Extraits
« Dans ce temps des mémoires, je découvris d’autres temps. Le temps du regard, celui de l’absence et des retrouvailles. Le temps de la solitude qui deviendrait un jour émerveillement de l’âme. Le temps du silence et des ombres qui s’allongent sur les hautes plaines. » p. 43

« Au bout de longs mois, j’aurais appris à deviner ta présence autour de moi. Dans l’air mêlé tout à coup, dans le lait de la lumière, une voix qui court dans les épicéas du vallon derrière la maison, dans la fraîcheur des vents catabatiques d’été, une trace de rires laissée dans la poudreuse fraîche de l’hiver. Tu seras là, penché au-dessus de ma douleur à l’hôpital, et dans la joie mélangée du retour. » p. 57

« Une absence infinie remplissait nos journées d’enfants et finissait, apprivoisée, par devenir une présence douce et voluptueuse.
Nous savions croiser nos regards, les filles et moi, lorsque le tien s’égarait ou se diluait dans le temps.
Tu restais alors séparée de nous par une virgule, toi, la voix des mille et une nuits devenue aphone tout à coup, et nous faisions parler les choses à ta place. Les arbres, les pierres et la morsure glacée du vent. Et puis, tout à coup, l’écran de tes pensées semblait disparaître, tu découvrais un trou au coude de mon pull, l’élastique rompu au bout de la natte de ma sœur et tu nous revenais du fond de l’Océan. » p. 108

« Ils ne forment plus qu’un seul et même corps, informe, dont on ne saurait reconnaître les bras des jambes. Une seule et même douleur en mouvements presque imperceptibles. Ni l’un ni l’autre ne savent encore s’ils auront la force de s’arracher, de se dénouer. Le fils avance très lentement, il lui semble que sa mère s’est endormie dans son dos. »

« Mon fils, entends-tu les mémoires traverser ma voix silencieuse ? Les souvenirs s’épluchent sur le chemin, en couches, dans ton dos robuste. J’aimerais qu’ils te fassent un chaud manteau quand nous serons dans la montagne. Je ne suis pas bonne couturière, ce sera un manteau en morceaux. Des lambeaux qui, ajustés les uns aux autres, forment une histoire. Demain soir, il faudra nous dire adieu. »

À propos de l’auteur
GUTIERREZ_Isabel_©Philippe-MaloneIsabel Gutierrez © Photo Philippe Malone

Isabel Gutierrez enseigne la littérature et le cinéma à Grenoble. Ubasute est son premier roman. (Source: Éditions la fosse aux ours)

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