Le gardien de l’inoubliable

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En deux mots
Tristan est un garçon a l’imagination fertile. Après le départ de ses amis au Japon et en Australie, il ramasse un galet, «le gardien de l’inoubliable» pour qu’ils continuent de l’accompagner. Après son bac, il quitte la Bretagne pour Paris et une galerie d’art où il se passionne pour un artiste disparu et va découvrir les secrets de son œuvre.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Si j’avais été un véritable artiste»

Dans son nouveau roman Marie-Laure de Cazotte imagine un jeune homme quittant la Bretagne de son enfance pour Paris où il se passionne pour l’œuvre d’un sculpteur. Jusqu’au jour où il relève quelques incohérences dans les documents. Un roman sur l’imagination, l’art et le mensonge.

Tristan Karadec est un garçon sage qui aime la mer et les bateaux et les vacances. La première rencontre qui va durablement le marquer est celle de Marc Kurosawa, un Japonais qui débarque dans classe et s’installe à côté de lui. Après avoir pris la défense de ce jaune, il devient vite son meilleur ami. Et puis un jour, il lui offre un livre de contes japonais dans lequel, il a écrit au revoir. Tristan va alors compenser l’absence avec un ami imaginaire sortant du livre: «J’ignorais où peut mener le manque d’un ami et, l’aurais-je su, que peut-être n’aurais-je pas cru en ce personnage en kimono qui surgit, s’installa sur mon lit et avec lequel je me mis à bavarder en l’appelant «monsieur Kurosawa». Sa présence qui devint une habitude m’éloignait de la villa Ulysse, de l’irascibilité de ma mère, de la dureté de mon père, des absences de mon frère, de l’odeur des lessives, de l’école.»
Jacob sera sa seconde bouée de sauvetage. Avec lui, il apprendra la voile et, quand il retournera en Australie, lui laissera Bel Ami, son bateau en gage de reconnaissance.
Après le passage de la tempête Lothar, le voilier ne sera que partiellement touché, mais il abrite un petit chien qui va devenir très vite un compagnon inséparable que le cancer finira par emporter. Mais grâce à son galet magique, «le gardien de l’inoubliable», il continue à converser avec ses amis.
C’est alors qu’au hasard d’une lecture Tristan découvre l’œuvre du sculpteur Charles-Félix Lorme et décide de suivre des études à la Sorbonne tout en participant aux recherches afin d’établir le catalogue raisonné de l’artiste. À la galerie d’art François Courtin, il va se plonger avec passion dans cette œuvre à travers les archives – papiers, lettres et dessins préparatoires – et finir par noter quelques incohérences.
À partir de là Marie-Laure de Cazotte va nous entraîner dans un tourbillon où le mensonge, le secret et l’art vont s’associer dans un épilogue étourdissant.

Le Gardien de l’inoubliable
Marie-Laure de Cazotte
Éditions Albin Michel
Roman
288 p., 20,90 €
EAN 9782226477033
Paru le 3/05/2023

Où?
Le roman est situé en Bretagne, dans la région de Brest puis à Paris. On y évoque aussi le bourg de Maraines et Toulouse.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Doté d’une imagination débordante, menteur invétéré, enfant révolté et fugueur, Tristan vit avec monsieur Kurosawa, son ami intérieur, et porte à son cou « le gardien de l’inoubliable », un galet prodigieux découvert sur une plage. Devenu étudiant, chargé de faire des recherches dans les archives d’un artiste disparu depuis un siècle, il se lance imprudemment sur les traces d’un étrange faussaire.
Après, notamment, Un temps égaré, prix du premier roman de Chambéry, et A l’ombre des vainqueurs, quatre fois primé, ce nouveau roman de Marie-Laure de Cazotte nous embarque dans une enquête palpitante empreinte de poésie et interroge les liens entre vérité et imaginaire.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Un dimanche de la mi-août, un homme grimpa les marches de l’autel de l’église Saint-Gildas. Il se signa, se retourna vers l’assemblée, et lança vers les voûtes :
– Were you there when they crucified my Lord ?
Les notes basses, vibrantes, tragiques emplirent la nef, et lorsqu’il répéta :
– Were you there when they crucified my Lord ?
d’une voix plus haute, plus impérative, plus douloureuse encore, mes jambes devinrent flasques et des larmes me montèrent aux yeux.
Une inconnue à mes côtés me chuchota :
– Étais-tu là quand ils ont crucifié notre Seigneur ?
J’ignorais qu’elle ne faisait que traduire les paroles. J’avais neuf ans, je connaissais le catéchisme et tout le saint-frusquin des étapes vers la crucifixion, mais pas l’anglais.
Sa question me tarabusta. Avais-je été là quand le Seigneur avait été cloué par les mains et les pieds à deux morceaux de bois ?
Stupéfié par ce chant et cette langue, troublé par l’intérêt que cette dame me portait, je regardai le Christ endormi sur sa croix et fis un immense effort pour tenter de me rappeler la nuit du Golgotha, l’odeur acide émanant des aisselles du pauvre Judas s’apprêtant à trahir, l’insomnie de Jésus, sa solitude, les ronflements des apôtres, l’aube et tout ce qui s’ensuivit, mais j’avais beau creuser mes souvenirs, non, je ne m’étais pas tenu sur le chemin de croix, non, je n’avais pas assisté à ce moment terrible où le Christ presque nu, sanguinolent, subit sa Passion, la sueur dévalant sur son visage, avec, autour de lui, sa mère se tordant les mains et les femmes geignant, s’évanouissant.
Je répondis à ma voisine :
– Non, madame, je n’étais pas là quand ils ont crucifié Jésus.
Mon père, pensant que je venais de proférer une insolence, m’envoya du revers de sa main un soufflet sur la joue et ma mère me fit les gros yeux.
En ravalant ma honte, j’en conclus immédiatement que je venais de mentir en pensée et en paroles, alors, pour faire acte de contrition, je dis à l’inconnue :
– Excusez-moi, je me suis trompé, j’étais là.
Les yeux indignés de cette femme sur papa, la façon si douce dont elle posa une main apaisante sur mon épaule m’ébranlèrent plus fort encore que la gifle.
Elle donnait tort à mon père.
Tort !
Je savais que le Christ aimait les petits enfants, qu’Il me connaissait, puisque madame-caté nous l’assénait. Il était au-dessus de nos têtes, voyait chacun de nos faits et gestes, lisait dans nos pensées, et, si ce n’était Lui, c’était son Père. Nous étions, enseignait-elle, un troupeau de brebis, plus ou moins égarées selon un principe dont les règles m’échappaient. Dans le même temps, on nous faisait apprendre par cœur la fable du « Loup et de l’Agneau » de La Fontaine :
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point.
– C’est donc quelqu’un des tiens
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens…
En regardant la télévision, ma mère s’énervait :
– On nous prend vraiment pour des moutons !
Tous ces ovins semaient un grand désordre dans mon cerveau.
Ce ne fut pas une décision que je pris, dans cette église, de reléguer mes parents dans une grotte de mon esprit. Cela m’advint. De ce moment, monsieur Kurosawa, mon ami intérieur, a pris le pouvoir. Il devint mon héros, mon Jésus en kimono, mon protecteur contre l’ennui et la tristesse, le biais par lequel toute conscience que j’avais du monde, toute confiance que je pouvais bâtir envers autrui, tout jugement, passèrent désormais.
Il savait mieux que moi ce que je faisais sur terre.
Monsieur Kurosawa n’aurait pas franchi le pont de l’Ailleurs si un garçon japonais n’était apparu un matin de septembre dans la petite école de mon village de Bretagne, dont la géographie n’a d’importance que pour la façon dont il s’attache à l’océan. Tout y est de mer, de conséquences de mer, de travaux ou loisirs maritimes ou s’y ramenant. Le cœur en est l’église romane juchée sur une hauteur et surveillant de son portail les villageois dont les noms s’égrènent dans le cimetière. Notre nom Karadec n’y est pas plus haut qu’un autre. De ce cœur, tout dévale vers le port ventru, modeste, aux quais bellement dallés bordés d’anciennes capitaineries, de deux jolies auberges-restaurants, d’une boulangerie rutilante, de tout un exotisme d’antan, en bref, qui attire les touristes en été.
Nous vivions, mon père médecin, ma mère infirmière et mon frère Gaétan, né douze ans avant moi et qui allait devenir vétérinaire, à l’extérieur du village, dans un lotissement bourgeois bâti l’année de ma naissance, en 1985, en bord de mer, près d’un bois de pin. Les demeures y étaient vastes, les jardins larges, des colonnes doriques en soulignaient les perrons et leurs noms, villa Jason, villa Circé, villa Pénélope, s’accompagnaient à côté de la boîte à lettres de moulages de bas-reliefs. La nôtre, la plus proche de l’océan, se nommait villa Ulysse et s’ornait d’une sirène à queue de poisson. (J’ignorais à l’époque que les sirènes de l’Odyssée étaient des oiseaux à tête de femme et l’aurais-je su que cela n’aurait rien changé au cours de cette histoire.)
N’importe quel enfant obéissant aurait été heureux dans la villa Ulysse à la baie coulissante donnant sur une pelouse, des hortensias, une table en bois et une cabane.
Je n’étais pas obéissant et je n’étais pas heureux.
Mes parents proclamaient partout que j’étais un paresseux et un menteur. Pourtant, je faisais beaucoup d’efforts pour échapper à la maussaderie des heures en plongeant dans l’infini des événements extraordinaires qui auraient pu se produire, et je ne croyais pas mentir lorsque je racontais qu’à la boulangerie j’avais assisté à un hold-up, que j’avais vu un sous-marin sortir des eaux, un léopard sur un toit, un diable cornu dans un bosquet, puisque c’était arrivé à la télévision, à la radio, dans l’un de mes livres de gosse, sur un chapiteau de l’église ou dans ma tête.
Pour moi, les aventures appartenaient à tout le monde.
Ma chambre s’ouvrait sur la lande de pins ; du salon, nous apercevions par bouchées la plage qu’enserraient des bras de rochers. Une mince route goudronnée et peu fréquentée nous en séparait. Au-delà de cette langue de sable qu’envahissaient du printemps à l’automne des bateaux à voile, le pays était de falaises et de criques désertes.
À la frontière de cette sauvagerie, de ce désordre de vents, d’herbes rases, de joncs et de genêts, dans une bâtisse dite le Manoir (pour sa tourelle et ce que nous lui supposions de fantômes), s’étaient installés, en juillet 1993, les Kurosawa, un couple de Japonais et leur fils. Nous les pensions venus pour la saison, comme les Américains de l’année précédente, et l’été était un tel branle-bas de combat, surtout au centre médical de mes parents, que personne n’y prêta attention.
À la rentrée scolaire qui fut celle de mes huit ans, je trouvai, assis dans la classe à côté de moi, « le Jaune » – tel fut le sobriquet dont les élèves l’affublèrent immédiatement – en chaussures de cuir souple, chemise blanche immaculée, les cheveux plaqués en arrière que divisait comme un trait de craie une raie.
Nous étions une trentaine sous la houlette de la maîtresse, mademoiselle Micheline, une vacharde, et quand j’écris vacharde je me tiens à l’échelon bas de sa pestilence. En observant ses lèvres s’agiter pour faire l’appel, j’ai tout de suite vu qu’elles étaient de la race bec de corbeau, et pas du tout faites pour embrasser.
– Karadec Tristan.
– Présent, mademoiselle.
– Kurosawa Marc.
Elle prononça Ku-ro-sa-wa avec un je-ne-sais quoi de dénigrant dans la voix qui fit ricaner toute la classe, sauf moi, trop mortifié que j’étais d’être le voisin de cette plante exotique dont le nom, par-dessus le marché, jouxtait le mien dans la liste alphabétique. Plaindre autrui n’était pas dans mon caractère, mais le ton moqueur de cette sorcière me révulsa et je reconnus dans le geste que fit le garçon de rabattre ses cheveux en frange sur son front, comme s’il cherchait à disparaître, un mouvement qui m’était familier. À la récréation, menacé par une meute qui s’apprêtait à lui faire payer la blancheur de sa chemise, sa petite taille et ses yeux fendus, il s’est caché derrière mon dos, me désignant ainsi comme son protecteur. Dans la cour cimentée, s’étalait une immense souche d’arbre. Celui qui s’y perchait le premier était le roi du moment. Je l’ai entraîné, nous nous sommes ensemble juchés et ma main sur son épaule signala à tous notre alliance. Je n’étais pas un caïd mais le fils du docteur Karadec qui-voit-ta-mère-toute-nue, ce qui me donnait un sérieux avantage sur la bande qui nous cernait.
La vacharde saisissait toute occasion de se moquer des accents métalliques de mon camarade. La dégueulasserie de ça. Chaque fois qu’elle le faisait, je criais : « Ça ne se fait pas ! », ce qui me valait d’être fichu à la porte, mais je n’en démordais pas. Je crevais ses pneus, jetais des boules puantes sous sa chaise. En pensée.
Des légions de rumeurs circulaient sur les Kurosawa : ils étaient des millionnaires qui allaient transformer notre côte en golf avec atterrissage d’hélicoptères ; faire une culture d’algues de leur pays sur nos plages ; l’avant-garde d’une horde qui nous esclavagiserait comme les fourmis esclavagisent les pucerons ; des bouddhistes qui mettraient à mal nos traditions chrétiennes.
Comme j’étais le seul enfant à être invité au Manoir, on m’interrogeait :
– Qu’est-ce qu’ils font, les bridés ?
Je répondais au hasard : ils mangent, ils dessinent, ils font des poteries, ils lisent des livres.
– Tu as bien dû voir autre chose ?
– Ils ont un chat et une Vierge Marie.
– En quelle langue parlent-ils ?
Cette question m’embarrassait. Les Kurosawa s’adressaient à la dame qui les servait et à leur fils, devant moi, en français, mais ce français n’était pas fluide, pas de notre pays, il était plein des silences qu’y creusait l’absence d’articles définis ou indéfinis, et modeste en intentions.
Dans ma famille, toute phrase naissait dans un constat et aboutissait à un ordre – « Les pluies seront là demain, tu prendras tes bottines à la cave ». Les parents de Marc annonçaient les choses de même, mais en plus court – « Pluies demain » – et, apparemment, chacun était libre d’en tirer les conclusions sur ce qui lui était nécessaire de faire. L’atmosphère chez eux n’était ni morne ni gaie, aucun éclat de voix ou rire strident en dehors des nôtres ne la troublait. Le temps n’y était pas de la même eau que chez nous où tout s’agitait, se heurtait, se confrontait dans de grands mouvements d’écume, mais il faut dire que le Manoir était beaucoup plus vaste que la villa Ulysse. Lorsque Marc et moi jouions dans sa chambre si grande et si meublée qu’on aurait dit une maison, nous n’entendions que nous et nos jeux.
Cette demeure était tarabiscotée, truffée de recoins, d’escaliers, emplie de tableaux. L’un, immense, représentait un homme en perruque et habit extravagant que nous appelions Duc. Nous lui prêtions un palais, d’innombrables possessions et épopées. La rampe de l’escalier central se terminait par un hibou que nous ne manquions jamais de saluer au passage. À certaines fenêtres, il y avait des vitraux qui opacifiaient la vue et jetaient des ombres de couleur sur les parquets et sur lesquelles nous évitions de marcher.
Mon ami possédait deux voitures téléguidées que nous faisions tourner comme des mabouls dans la pièce, et des bandes dessinées japonaises – je ne connaissais pas le mot manga. Il voulait devenir astronaute et moi, comme tous les garçons du village, sauveteur en mer. Nous prenions nos repas dans une grande cuisine avec madame Louise, une femme du pays qui me semblait plus vieille que ma mère. Elle cuisinait des frites sur lesquelles elle envoyait une brume de vinaigre avec un vaporisateur.
Marc avait une bicyclette sur le porte-bagage de laquelle je grimpais après avoir retroussé mon pantalon et, accroché à sa taille, je partais en voyage dans les sentiers du parc. Nous nous cassions la figure sur des pentes boueuses, nous affalions dans des bosquets de ronces, je le poussais dans les côtes. Dans les allées de gravier, il m’apprenait à me servir de son engin en le tenant par la selle. Le guidon tremblait sous mes mains et il me donnait des petits coups de poing dans le bas du dos pour m’encourager. À mon tour, je l’ai promené dans le parc. J’ai le souvenir vif de mes mollets cuisant sous l’effort, de ma terreur de louper un virage. « N’abîmez pas les hortensias ! » nous criait madame Louise.
Un après-midi, nous avons découvert sur le tronc d’un grand chêne des vieilles planchettes clouées en escalier. Cachés dans un bosquet, nous avons guetté l’être qui logeait dans les frondaisons en inventant mille terreurs à son sujet, puis, armés de fléchettes, nous avons grimpé. Au carrefour des premières branches, dans la houle du feuillage, il y avait, pendue à un rameau, une affreuse poupée en plastique, et un bateau – pas moyen de baptiser autrement cette palette de chantier d’où nous pouvions voir la mer. La poupée fut immédiatement baptisée « mademoiselle Micheline » et notre navire « Par Dieu et pour le Roi ». Je ne sais plus pourquoi.
Capitaine ! Mon capitaine ! Terre en vue ! Des archipels, des orages et des tempêtes se succédaient à un rythme infernal. Nous combattions contre l’armée des Sordides, les soldats baveux-écumants de mademoiselle Micheline que nous détenions prisonnière, mais dont les pouvoirs maléfiques nous menaçaient.
Parfois, pour un mot, l’histoire dérapait.
Capitaine ! Capitaine ! Pirates à bâbord ! criai-je un jour. Marc confondant « pirates » et « piranhas », plutôt que de sortir son tromblon ou de pointer nos canons vers nos ennemis, donna mademoiselle Micheline à bouffer aux poissons cannibales en riant sauvagement. Après, dans des huttes, des Peaux-Rouges enragés la rôtirent, l’empereur d’une île émeraude la condamna à manger des morceaux de verre, nous la vendîmes à un marchand négrier réputé pour sa grande cruauté.
À ce festin-là nous étions des ogres.
L’après-midi achevée, nous prenions un goûter, faisions nos devoirs (ce qui se résumait pour moi à recopier les cahiers de Marc), nous nous lavions dans une baignoire branlante dont le robinet crachotait une eau orangée et dangereusement bouillante – et je me rappelle que madame Louise nous interdisait de faire couler l’eau au-dessus de nos chevilles et qu’elle nous tançait : « Ça suffit ! Ça suffit ! Lavez-vous le kiki et les fesses et sortez ! » Ensuite, nous descendions dans l’antre de sa mère, une grande pièce qui me faisait penser à une grange à cause de ses poutres tordues et de son sol en terre battue, et aussi à une serre pour la hauteur de ses fenêtres. Il y régnait une discipline qui m’était étrangère, mystérieuse. Chez nous, dans le garage, seule pièce de la villa Ulysse que je lui comparais pour l’unique raison que la porte en était vitrée, tout était rangé sur des étagères. Les insecticides et matières dangereuses étaient dans un coin, un grand carton indiquait TOXIQUES, puis venaient les pots de peinture, les outils, les produits d’entretien. Au milieu, trônait la voiture de mon père et l’endroit sentait l’essence.
Dans cet atelier du Manoir, des écheveaux de crin suspendus aux poutres frôlaient des caissons de foin, d’étonnants pinceaux dont certains ressemblaient à des queues de lapin surplombaient des fioles et des boîtes sous lesquelles s’alignaient des gros sacs en plastique transparent contenant des terres de différentes teintes, compactes et humides. Dans une alvéole, une très belle Vierge en bois était juchée sur une sorte d’autel en briques entouré de bougies allumées.
Madame Kurosawa, petite, grassouillette, boudinée dans un large et long tablier noir qui lui prenait tout le devant du corps et se fermait sur son postérieur, nous jetait à peine un regard. Marc et moi nous posions côte à côte sur un petit banc bas à distance d’elle. Les mouvements nerveux des pieds de mon ami me faisaient comprendre que cette visite l’horripilait.
Pas moi.
La vision de cette femme façonnant des formes sur une table, les plaçant à l’intérieur d’un four cylindrique, les en extirpant avec des moufles, déclenchait en moi un rythme neuf. Cette manière qu’elle avait d’examiner son travail, les yeux à demi clos, de s’en écarter puis de saisir dans un panier un galet avec lequel elle frottait la surface de l’objet me captivait. Sur un signe d’elle, Marc et moi nous approchions, il hochait la tête poliment tandis que j’étais empoigné par le chaos des couleurs.
Juste avant de quitter la pièce, mon camarade se débrouillait pour voler une pierre dans le panier. C’était son butin ou sa vengeance.
Après le dîner, nous allions dans le grand salon du Manoir où nous retrouvions le père de Marc, une cigarette aux lèvres, perché sur un haut tabouret, dessinant sur de grandes feuilles, et sa mère en tunique longue et mules mauves. Elle se versait du whisky dans un grand verre carré en caressant un chat. Ses petits rires d’ivrogne étaient pénibles.
Avant de remonter dans la chambre, nous courions vers la falaise et Marc lançait furieusement le galet subtilisé vers l’océan en vociférant en japonais.
Les Kurosawa allaient à l’église le dimanche. Marc s’asseyait à côté de moi. Je posais mon missel sur une chaise pour lui réserver la place. Mon père le retirait et je le remettais. Cette lutte silencieuse. Mes parents et ceux de Marc se parlaient quelques minutes sur le parvis. Papa me disait devant eux : « Tu devrais inviter ton camarade à la maison un de ces quatre matins », ce à quoi ma mère ripostait, dès qu’ils avaient le dos tourné : « Il ne manquerait plus que ça. » Elle affirmait que ces Japonais ne pouvaient pas être des chrétiens et que Jésus-Christ et le prénom Marc n’existaient pas chez eux.
– N’existent pas ! Mets-toi bien ça dans le crâne, Tristan !

Un jour de juin, la sonnette de la récréation retentit, mon ami me retint et sortit de son pupitre un paquet prodigieusement emballé dans un tissu à motif de vagues et de vents. À l’intérieur, le livre était, après le tissu, la deuxième merveille du monde avec cet extraordinaire dragon en couverture et ce titre Contes japonais. Je ne m’attendais pas à un tel cadeau et, comme je n’avais rien pour lui, je me sentis misérable et honteux. Dans ma poche, j’avais un vieux porte-crayon plat en métal terni volé dans un tiroir de mon père et dont je ne me séparais jamais. J’en aimais la forme aplatie, le contact froid et la laque rouge du crayon. C’était mon porte-bonheur sans lequel, j’en étais certain, tout irait de mal en pis.
Je l’ai donné à Marc et tout alla de mal en pis.
Mon camarade ne cessa de tourner et retourner cet objet dans ses mains, puis il prit des ciseaux à bout rond et lentement, patiemment, tailla le crayon, recueillant précautionneusement sur une feuille les éclats de bois. Sa tâche achevée, il prit l’ouvrage qu’il venait de m’offrir et écrivit au revers de la couverture « Au revoir, mon ami Tristan ».
Il ne revint pas à l’école le lendemain. Ni jamais. La vacharde me fit écrire au tableau « Marc est parti » et, devant toute la classe, m’attrapa par le postérieur en ricanant : « K plus k, ça fait caca, tu seras plus propre sans ton jaune. »
Lorsque je rapportai cela à mon père, il prit un carton, écrivit dessus « Je suis un menteur », l’épingla au dos de ma chemise et m’accompagna à l’école pour être sûr que je ne le retire pas.
– Karadec est un menteur ! Karadec est un menteur !
– Répète et tu compteras les morceaux de ton nez.

Le soir, je tournais les pages du livre et caressais les merveilleuses images. L’une en particulier me fascinait. Un Japonais dans un habit somptueux, étrangement coiffé d’une sorte de bigouden noir, assis en tailleur sur une terrasse en bois, s’inclinait vers une minuscule table sur laquelle étaient posés des instruments d’écriture ou de peinture. Il ressemblait de très loin à Marc et la terrasse à notre bateau dans le chêne.
J’ignorais où peut mener le manque d’un ami et, l’aurais-je su, que peut-être n’aurais-je pas cru en ce personnage en kimono qui surgit, s’installa sur mon lit et avec lequel je me mis à bavarder en l’appelant « monsieur Kurosawa ». Sa présence qui devint une habitude m’éloignait de la villa Ulysse, de l’irascibilité de ma mère, de la dureté de mon père, des absences de mon frère, de l’odeur des lessives, de l’école.
Les vacances d’été venues, j’ai rôdé dans le parc du Manoir aux volets fermés avec mon nouvel ami dont les habits ne cessaient de changer de style et de couleur. Dans le chêne, nous nous sommes juchés à la proue de Par Dieu et par le Roi. De la poupée Micheline-la-Vacharde ne restait qu’un bras potelé en plastique rose que j’ai jeté au loin. Je ne voyais plus que la mer, la mer à perte de vue, et sur laquelle le capitaine Kurosawa dirigeait une jonque fabuleuse dans laquelle j’embarquais pour un périple entre des îles désertes et des atolls luxuriants.
Je n’étais jamais monté sur un vrai bateau.
Sur la plage en face de la villa Ulysse s’alignaient des voiliers. L’un me plaisait particulièrement pour sa voile rouge, son nom Bel-Ami peint sur sa coque et l’allure de son propriétaire, un homme pas du pays, vieux comme l’hiver, long et maigre, à la chevelure blanche et épaisse. J’admirais ses gestes précis, la façon dont il embarquait, un pied à bord, un pied dans l’eau, et le spectacle de cette voile rouge triomphant de l’océan m’électrisait.
Dès que le marin descendait ou remontait son bateau, je courais l’aider. Quand il gréait son embarcation, je furetais autour de lui comme un chien.
Un jour, il me dit :
– Tu veux faire un tour, mon pote ?
Cette question !
Il m’expliqua le safran, la dérive, les écoutes du foc. Au large, il m’ordonna :
– Prends la barre.
« La mer n’est pas un cheval que l’on dompte, détends-toi », fut son premier conseil. Le kornog dont je ne connaissais que le nom de vent soulevait les vagues, gonflait la grand-voile. Capitaine ! Capitaine ! Terre en vue ! Il n’était plus question de cela. J’étais minuscule, un fétu dans la force de l’océan dont le ventre retenait tous les perdus et disparus en mer des tombes de mon village. J’étais concentré, attentif aux directives, plus concentré et attentif que je ne l’avais jamais été en classe, or je claquais des dents, chaque mouvement de houle me retournait le cœur. Par trois fois, le vieux m’a dit : « Tu es gelé et tu as l’air malade, nous allons rentrer. » Par trois fois, je lui ai menti : « Je vais très bien, j’ai toujours l’air comme ça. » Il m’a forcé à enfiler un pull épais, autrefois bleu, effiloché aux poignets. La façon dont il a enroulé les manches, le poids du chandail sur mes épaules sont intacts dans ma mémoire.
Il s’appelait Jacob.
À heure fixe, j’allais sur la plage, suppliant tous les saints du paradis qu’il m’embarque, et ma prière était exaucée. Un jour de pluie, il me prêta la combinaison de mon-petit-fils-qui-est-en-Australie, un autre, il m’offrit des crêpes sur le port.
Il louait une petite maison au centre du village et y passait plusieurs mois par an. Je pris l’habitude de sonner si je voyais de la lumière. S’il était avec des amis, je lui demandais :
– Je te dérange ?
– Toi, tu ne me déranges jamais.
Il me présentait à ses invités, leur parlait de moi et de mes talents de marin avec de tels accents d’admiration et d’amitié que tous m’accueillaient, et quand je les croisais sur le port, ils me saluaient d’un :
– Salut, mon pote !
Sur un meuble de son salon étaient exposées les photos de sa famille.
– Eux, ce sont mes parents le jour de leur mariage, elle, c’est mon épouse Élise avec notre deuxième fille dans les bras, lui, c’est John, mon petit-fils, celui qui vit en Australie, cette grande bringue blonde, c’est ma première fille qui habite en Allemagne. Non, Élise ne vit pas avec moi.
Une bibliothèque était là, imprécise, mouvante, en désordre, pleine d’objets. Une sorte de gnome en céramique de forme pyramidale, un peu vert, un peu brun, boueux, avec deux trous pour les yeux et un vague relief pour la bouche, était surmonté d’un petit drapeau sur lequel était écrit : « Vive Jacob, mon papa ! »
Si j’avais donné une chose pareille à mon père, il l’aurait flanquée à la poubelle.
Douze cadres s’alignaient sur une paroi. Pas des peintures, ni des gravures, mais des broderies éclatantes de couleurs. Je les trouvais jolies mais enfantines, un peu ridicules même avec leurs maisons, leurs champs, leurs petits personnages naïfs.
L’histoire, qui était celle de la mère de Jacob et brodée par elle-même, se lisait de gauche à droite et de haut en bas. Dans le premier tableau, on voyait une maison au toit en chaume. Une vigne courait sur la façade, des petits points mauves indiquaient que les grappes étaient mûres. Il y avait, devant, un couple et quatre enfants. Les deux filles aux cheveux en laine jaune étaient aux côtés de leur mère, les deux garçons à la droite de leur père portaient des chapeaux noirs à large bord découpés dans du feutre. Un chien était couché devant eux, la langue pendante.
– Ils l’ont tué à cause de ses aboiements, commenta Jacob. Dans l’épisode suivant, l’une des sœurs est arrêtée par des soldats, l’autre, ma mère, se dissimule dans le creux d’un arbre. Un militaire la cherche mais il n’ose pas s’approcher de sa cachette à cause de l’essaim d’abeilles. Tu le vois cet essaim ?
Je voyais une grosse masse de nœuds en laine brune.
Dès la troisième broderie, il ne restait qu’un seul personnage, celui de la petite fille aux cheveux en laine blonde, avec des yeux comme des billes et un trait à la place des lèvres. Sur la dernière, elle était sur le ponton d’un paquebot au-dessus duquel volait un cheval ailé et de grosses larmes en fil noir coulaient sur ses joues.
Jacob et moi bavardions comme des pies et j’avais l’illusion que ma vie avait été aussi longue que la sienne tant il accordait de poids et de respect à ce que je lui racontais de mon ami Marc et de monsieur Kurosawa. Lui aussi avait un ami intérieur, un ange décati aux ailes mitées auquel il obéissait parce que, disait-il, « il sait mieux que moi ce que je fais sur terre ».
Nous étions frères de solitude et de songes.
J’ignorais que c’était si rare.

Un matin que, dans sa maison, je lui reprochais de ne pas vouloir aller en mer sous prétexte d’une petite pluie, il me répondit avec douceur :
– Hier, il y a quarante ans exactement, ma mère est morte. Si tu veux bien rester, j’en serais heureux.
– De toute façon, il n’y a pas de vent, bougonnai-je en me calant dans un fauteuil.
Il parla aux broderies dans une langue bizarre qui me fit sombrer dans le sommeil.
– Tu dors, Tristan ?
– J’ai fait un drôle de rêve, Jacob. Mon ami intérieur et ton ange dansaient autour de la petite fille aux cheveux en laine jaune.
Ma déclaration le troubla tant qu’il éternua cinq fois de suite.
– Tu as reçu un message de la grande mémoire, me dit-il en se mouchant et en me désignant le cheval sur la dernière broderie. Ma mère prétendait que la grande mémoire est un cheval ailé qui vous suit mais ne porte pas que soi sur son dos.
La grande mémoire est un cheval ailé qui vous suit mais ne porte pas que soi sur son dos.
Le mystère de ces mots me parut si immense que je les écrivis sous une étagère de mon placard, et plus tard, dans mon Cahier de pensées.

Mes parents ne rencontrèrent jamais Jacob. Pendant les mois d’école, ils ne se préoccupaient pas de mes pérégrinations ou considéraient, souvent à raison, que tout ce que je leur en disais n’étaient que carabistouilles. Pendant les vacances scolaires, ils filaient au centre médical en me confiant à mon frère Gaétan qui, à peine avaient-ils le dos tourné, me fabriquait un sandwich et partait étudier chez un ami.
Pendant les repas, mon père dévidait avec des accents énervés ses consultations médicales comme on assène des mises en garde ou des leçons de morale. À l’entendre, ses patients étaient tous frappés par des maladies méritées. Ma mère renchérissait sur son ton d’infirmière ulcérée par la bêtise des gens, mon frère révisait à table, et moi, s’il me venait la folie de parler, je prenais en plein front, par le biais d’un geste ou d’une remarque aigre, la mesure de ma médiocrité, de mon existence nuisible, et puisqu’à leurs yeux elle l’était, je ne trouvais d’autre solution que de les provoquer.
– Qu’as-tu fait cet après-midi, Tristan ?
– J’ai nettoyé la cage d’un tigre.
– Sors de table.
Dans ma chambre, je retrouvais monsieur Kurosawa et ensemble nous rêvions à la voile rouge. La nuit, quand ça n’allait pas en moi, nous sortions par la fenêtre pour aller revoir le bateau de Jacob.
Enfant, régulièrement, ça n’allait pas en moi. Un cauchemar me réveillait et la crise surgissait. Je ne l’appelais pas crise, bien qu’ayant conscience d’avoir été propulsé dans un chaudron de panique. L’angoisse me tétanisait, me tambourinait le cœur, me martelait le ventre. Alors, je haïssais la villa Ulysse jusqu’à la moindre de ses odeurs et il me fallait de toute urgence m’enfuir.
À dix ans, à force d’entendre mes parents me le répéter, j’avais compris qu’ils me trouvaient bizarre. Mais moi aussi, je les trouvais bizarres, mes parents-jamais-là, réglant leurs comptes sur le mode des portes claquées et des paires de gifles, et, par extension, je trouvais tous les adultes bizarres, sauf Jacob, monsieur Kurosawa et mon frère Gaétan.
Le passé d’un garçon agité n’est pas poétique. Les enfants insomniaques et malheureux ne tirent pas de grandes leçons sur la vie. Pourtant, lorsque avec monsieur Kurosawa lors de nos maraudes nocturnes, j’ai vu les yeux jaunes d’un hibou dans un pin, une femme nue assise sur son seuil caressant un chat, un navire militaire éclairé comme en plein jour ; vu tant et tant de silhouettes immobiles derrière des vitres ; des goélands dormant, des bernard-l’hermite courant à toute vitesse entre des roches, des nuages de plancton réverbérant les étoiles, un couple marchant au bord des vagues en chantant Mais je ne pourrai jamais vivre sans toi, une petite fille en chemise de nuit perchée sur le rebord de sa fenêtre ; vu aussi une nuit de grande marée la plage au plus immense d’elle-même et, sous la lumière d’une lune rousse, mon ami intérieur danser entre les deltas des eaux, j’ai été, avant que d’en chercher l’introuvable signification, atteint par les phéromones de la poésie.
Je n’étais pas comme le Petit Prince un être moral, bon, pardonnant sa cruauté à sa rose, réfléchissant au ridicule d’un roi, capable de dialoguer avec un renard. Je n’avais pas rencontré un aviateur en détresse, et même si je souhaitais souvent qu’un astre m’aspire, je ne venais pas d’un astéroïde, mais d’un ventre qui n’avait pas bien supporté mon passage.
Accouchement difficile, hémorragie interne, trois semaines en soins intensifs, diarrhées post-natales, varices, nuits atroces. Ma mère me déversait cette litanie dans les oreilles.
– Tristan pesait à peine deux kilos et demi. J’étais si fatiguée et malade, et lui, il se réveillait toutes les heures. Et pour le vôtre, ça s’est bien passé, madame Troadec ?
– En rapport, c’est sûr, le mien faisait quatre kilos et deux cents grammes. Allez, tout passe au cœur des femmes.
– Sauf l’ingratitude, madame Troadec.
– Ah, ça ! Mais, avec mes excuses, madame Karadec, votre petit Tristan n’a pas choisi d’être né et on n’est pas ingrat à son âge. Comme disaient nos aïeux, c’est de lui crier dessus et de la battre qui rend la bête mauvaise.
Tout petit, j’ai entendu ce dialogue entre ma mère et madame Troadec, l’épicière du village.
Tout petit, ma mémoire enregistrait des choses.

À la rentrée scolaire de mes neuf ans, monsieur Kurosawa dansait derrière les vitres de la classe.
Mademoiselle Julie, la nouvelle maîtresse, une femme plutôt gentille, convoqua mes parents.
– Elle nous dit que pendant les leçons tu regardes par la fenêtre et que tu ne t’intéresses à rien. Moi à ton âge, j’étais deux classes au-dessus de toi, je faisais quatre kilomètres à pied pour aller à l’école, huit en tout, le soir je rentrais le bétail. Chez nous, il n’y avait pas de chauffage et ça ne m’empêchait pas d’être premier de la classe ! me sermonna mon père.
Tête baissée, je dessinais sur le carrelage des vagues avec mes pieds.
– Tu m’écoutes, Tristan, ou est-ce que tu t’en fous ?
– …
– Je vais t’apprendre à t’en foutre !
Il dénoua sa ceinture et m’en cingla les jambes. Cette douleur, ce galop dans la maison pour lui échapper. Je courais vite. Il pantelait, mon père, en me plaquant au sol.
Les punitions succédaient aux punitions, la villa Ulysse se transformait chaque soir en un champ de bataille où deux camps s’affrontaient, puis il y eut l’épisode de l’église – Étiez-vous là quand ils ont crucifié le Seigneur ? – qui fit de moi un absolu croyant en un être unique : monsieur Kurosawa.
Je ne l’inventais pas : il était là.
Qui était-il ?
Curieux exercice que d’essayer de définir un compagnon intérieur. Il faut trouver le terme juste et ce n’est pas lui qui me le soufflera. Monsieur Kurosawa ne s’intéresse pas à l’en-soi, aux confidences, il se nourrit de grandes failles et de surgissements. Il n’est pas un protecteur qui chercherait à éloigner ou neutraliser les orages qui menacent ou un consolateur.
J’en parle au présent car si la proximité qui fut la nôtre dans mon enfance n’a pas la même intensité, il est comparable à un ami précieux vivant dans un pays lointain et qui parfois me rend visite.
Lorsque j’étais gamin, il ne m’obéissait pas plus que maintenant, n’était pas à ma disposition comme un jouet, ses humeurs ne correspondaient pas aux miennes. Il dansait sur la plage de la manière la plus étrange qui soit, en déployant ses bras à la parallèle de l’océan, en soulevant haut ses jambes maigres et pâles parmi les eaux ruisselantes, les squelettes des poissons, les algues, les déchets. Ses pieds dessinaient d’éphémères paysages dans lesquels je me baladais. Il lui arrivait, dans ses moments tragiques, de taillader ses cheveux et de les jeter dans les vagues.
Il m’est arrivé de faire cela aussi, mais je ne peux me résoudre à le croire mon double, même si, comme moi, il n’aimait pas l’odeur d’eau de Javel, la couleur lavande de mon dessus-de-lit, et que parfois, ça n’allait pas en lui.
Nous n’avons pas du tout le même caractère.
Mon ami intérieur est indissociable de mon chien Sultan. Des mois séparent pourtant leurs arrivées dans ma vie, mais je ne les vois pas l’un sans l’autre, de même que je leur associe Jacob et son voilier, les mules mauves de madame Kurosawa, les marches en planches autour du chêne, le livre de contes, mon porte-crayon, mes séances chez le psychiatre Donnadieu et ma découverte de la pierre-esprit de l’inoubliable.
Tout cela ne fait pas une chronologie, mais un tout d’enfance. »

À propos de l’auteur

Marie Laure de Cazotte

Marie-Laure de Cazotte © Photo Roberto Frankenberg

Historienne de l’art, Marie-Laure de Cazotte signe avec Le gardien de l’inoubliable son cinquième roman après Un temps égaré (Prix du premier roman), À l’ombre des vainqueurs (Prix des Romancières, Grand Prix de l’Académie d’Alsace, Prix Horizon, prix du Roman historique de Blois), Mon nom est Otto Gross et Ceux du fleuve. (Source: Éditions Albin Michel)

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Tant qu’il Reste des îles

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots
Branle-bas de combat sur l’île où vit Léni. Sa femme l’a quittée, emmenant leur fille avec elle, son patron peine à joindre les deux bouts et le chantier du pont qui doit les réunir au continent a commencé. Autant de tensions qui vont pousser ce taiseux à se dévoiler.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le cœur de Léni est aussi une île

Superbe confirmation du talent de Martin Dumont avec ce roman qui sent bon les embruns et la mer. En suivant Léni sur son île, en passe d’être reliée au continent par un pont, il nous offre une belle réflexion sur l’identité et la fraternité.

Léni n’est pas vraiment dans une situation enviable. La trentaine passée il travaille toujours sur le chantier naval de Marcel situé sur une île, à quelques dix minutes du continent. Mais les affaires ne vont pas très fort. Marcel n’arrive plus à payer les salaires, croule sous les dettes et songe à vendre avant de prendre sa retraite. De plus Léni s’est séparée de Maëlys qui vit désormais avec sa fille Agathe sur le continent. Il ne lui reste guère que les parties de cartes avec les amis, le repas hebdomadaire au restaurant et les sorties en mer sur le Fireball, le beau voilier en bois du patron dont il prend grand soin.
Le début des travaux du pont, qui cristallise l’attention entre les pour et les contre, contribue à faire monter la tension. Même si un vote a plébiscité la construction de l’ouvrage, les marins pêcheurs y voient notamment un danger pour l’environnement, sans compter les hordes de touristes qui vont déferler après l’achèvement de la liaison terrestre. Dans cette atmosphère qui se tend, Chloé, une photographe chargée d’un reportage sur ce pont, apporte une distraction bienvenue.
Après le départ des experts qui annoncent à Marcel que son entreprise ne vaut plus rien, la tristesse et la colère s’ajoutent à la déprime. Mais après une quinzaine à broyer du noir, il entend se battre. Il va accepter de construire un voilier et mobilise tous ses employés pour relever le défi, y compris Karim, qui était prêt à démissionner.
Dès lors, on va suivre en parallèle les deux chantiers, celui du voilier et celui du pont, que Léni ne peut s’empêcher de comparer. «Ces gars aussi étaient tendus vers l’objectif, poussés par la pression d’un supérieur qui devait leur promettre une prime s’ils finissaient dans les temps. Beaucoup devaient se sentir fier à l’idée de participer à une telle construction.»
Nous avions découvert Martin Dumont avec Le chien de Schrödinger, l’histoire prenante et émouvante d’un père confronté au cancer de son fils. Nous le retrouvons avec plaisir avec ce second roman, toujours aussi riche d’humanité. Car Léni est à l’image de cette île, refermé sur lui-même, taiseux et peu enclin à aller vers l’autre et à s’ouvrir. L’auteur montre ce combat entre les partisans de la tradition et ceux de la modernité, souligne que le progrès s’accompagne souvent de remises en cause, réfléchit aux vraies valeurs. Mais ce qui, comme dans le précédent, nous emporte, c’est cette écriture à hauteur d’hommes. Des qui essaient de s’en sortir, de rester debout. Face à la difficulté et à l’adversité, on voit les liens se resserrer, on ne peut plus tricher… tant qu’il reste des îles!

Tant qu’il reste des îles
Martin Dumont
Éditions Les Avrils
Second Roman
224 p., 18 €
EAN 9782491521028
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement sur une île que l’on peut imaginer au large de la Bretagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ici, on ne parle que de ça. Du pont. Bientôt, il reliera l’île au continent. Quand certains veulent bloquer le chantier, Léni, lui, observe sans rien dire. S’impliquer, il ne sait pas bien faire. Sauf auprès de sa fille. Et de Marcel qui lui a tant appris : réparer les bateaux dans l’odeur de résine, tenir la houle, rêver de grands voiliers. Alors que le béton gagne sur la baie, Léni rencontre Chloé. Elle ouvre d’autres possibles. Mais des îles comme des hommes, l’inaccessibilité fait le charme autant que la faiblesse.

68 premières fois
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Les autres critiques
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Martin Dumont présente Tant qu’il reste des îles © Production Les Avrils

Les premières pages du livre
« Je suis encore passé devant le monstre. C’est comme ça qu’on l’appelle chez nous. Il est chaque jour plus gros, il avance en bouffant la mer. Marcel répète qu’il ne faut pas baisser les yeux, qu’il faut le regarder en face. Que rien ne peut plus l’arrêter mais qu’on doit rester digne. Sa voix tremble quand il parle du monstre.
La mer se creusait. J’ai poussé le safran en laissant le foc se gonfler à contre, histoire d’aider l’avant à pivoter. Quand le bateau a viré, j’ai relâché l’écoute et j’ai bordé côté tribord. Je me suis redressé pour faire passer la barre derrière mon dos. Le vent bombait les voiles, sifflait à mes oreilles. J’ai bordé encore et j’ai senti le dériveur accélérer dans une risée. L’étrave fendait la crête des vagues, les embruns me fouettaient le visage. Je traçais à plus de dix nœuds dans la zone interdite.
J’ai foncé droit dessus. D’un œil, je surveillais les deux navires qui s’affairaient autour. Pas question d’approcher trop près ; avec tout ce qu’ils déployaient à la surface, je risquais d’abîmer le bateau. Mais j’ai quand même tiré un peu plus loin. Juste pour les taquiner, leur rappeler qu’ils n’étaient pas chez eux, qu’ils comprennent que moi, j’étais né sur ce plan d’eau. J’allais où je voulais. C’était pas leurs trois bouées qui m’empêcheraient de passer.
Arrivé à une centaine de mètres, j’ai entendu un haut-parleur me crier quelque chose. Trois types sur le dos du monstre me faisaient de grands signes. J’ai levé le majeur bien haut avant de virer encore. J’ai longé la structure à pleine vitesse jusqu’à la balise qui signalait l’interdiction de passage. Rafale, nouveau virement. À peine le temps de ralentir que je bordais et ça repartait sec. C’était une bombe, ce bateau. Un Fireball, un dériveur de cinq mètres de long. Un bijou en bois contreplaqué. J’aurais payé cher pour voir leurs têtes là-haut.
J’ai joué dix minutes avant de m’éloigner. La pluie avait commencé à tomber. J’ai relevé ma capuche en mettant le cap sur l’île. Il était déjà sept heures et demie.
Le bateau a freiné en passant devant les falaises. Il y avait moins d’air, j’étais protégé par le relief. J’ai tiré en travers pour rejoindre la plage puis, à trois mètres du rivage, je me suis orienté face au vent. Le Fireball s’est arrêté et les voiles se sont mises à battre. J’ai remonté le safran et la dérive puis j’ai sauté à l’eau. Une mer glaciale de janvier.
Avant d’aller chercher la remorque, j’ai traîné la coque sur le sable. La manœuvre est difficile, mais on finit par s’y habituer. Une fois le bateau amarré dessus, j’ai tiré de toutes mes forces pour remonter l’attelage. J’ai fixé la remorque à l’arrière de la voiture puis j’ai démonté le mât.
J’avais les mains gelées, j’ai mis le chauffage dans la bagnole. Il fallait que je me grouille. De retour au chantier, j’ai rangé le bateau dans le garage. Il ne pleuvait plus, le ciel se dégageait. D’un rapide coup de jet, j’ai rincé les voiles avant d’entrer dans le hangar.

Karim était assis dans la salle de pause, une petite pièce qui servait aussi de vestiaires. On y avait chacun notre casier fixé sur le mur de droite, pour les fringues et les objets personnels. En plus d’une table et des chaises, il y avait un frigo, une cafetière, un placard à vaisselle et un vieux micro-ondes.
Il m’a salué d’un signe du menton. J’ai pris mes affaires – un jean pourri, un tee-shirt à manches longues et des chaussures de sécurité – et je me suis changé. Karim a levé un sourcil en me voyant enfiler un bonnet sur mes cheveux mouillés.
– T’as été naviguer ?
– Ouais.
– T’es un grand malade…
J’ai fini de lacer mes pompes et je me suis assis en face de lui, mes mains engourdies plaquées contre ma bouche.
– T’étais pas à la soirée samedi.
Il tirait sur une clope, la fumée flottait au-dessus de la table. J’ai attrapé ma tasse sans répondre et je l’ai rincée dans l’évier. Le fond était couvert de café séché que j’ai gratté avec le bout de ma cuillère sans parvenir à l’enlever.
– File-moi une clope, j’en ai plus.
Karim a fait glisser le paquet jusqu’à moi.
– Pourquoi t’es pas venu ?
J’ai rempli ma tasse et je lui ai piqué une cigarette. Le papier était gondolé, la trace d’humidité courait quasiment jusqu’au filtre.
– Elles sont mouillées, tes clopes.
La première taffe est descendue, douce et brûlante. J’ai fait durer le souffle. C’était toujours pareil, après la mer il me fallait du temps pour revenir.
J’ai bu une gorgée de café en ouvrant le journal qui traînait sur la table. Celui de vendredi, avec le monstre en première page.
– J’étais avec ma fille samedi, j’ai dit en survolant les brèves sportives, c’est pour ça que j’ai pas pu venir. C’était bien?
Karim avait l’air ailleurs. Une esquisse de sourire se glissait pourtant sur ses lèvres.
– C’était cool, il y avait Justine.
– Justine?
– Tu sais, la cousine de Sophie.
Justine. Je voyais vaguement.
Il jouait avec son briquet en espérant sans doute que je lui demanderais des détails. J’allais me replonger dans le journal quand il a chuchoté que le patron arrivait. J’ai tendu l’oreille : la porte métallique du hangar grinçait.
– Tu lui parles aujourd’hui, hein?
Karim s’était penché au-dessus de la table.
– Ouais, ouais, j’ai murmuré.
En entrant, Marcel nous a salués d’une poignée de main.
– T’étais sur l’eau ce matin, Léni?
J’ai acquiescé. Il a attrapé un gobelet dont il a inspecté l’état.
– Je t’ai vu aux jumelles. T’as pas pu t’empêcher d’aller faire le con du côté du monstre…
– Je faisais juste un tour.
– Je préférerais que tu arrêtes ces conneries. Tu vas finir par esquinter le bateau.
J’ai baissé les yeux. Il s’est servi la fin de la cafetière avant de ressortir.
– Si besoin, je suis dans mon bureau.
Il s’est éloigné vers le fond du hangar, le pas lent et les épaules basses.
– Il va faire quoi ? a ricané Karim. Te priver de salaire ?
– C’est bon, je vais le voir dans la matinée.
Il s’est étiré en grimaçant.
– Le monstre… Putain, vous êtes ridicules avec ça aussi.
– Va te faire foutre.
Je me suis levé pour rincer ma tasse, ça m’emmerdait cette couche marron. Je l’ai remplie d’eau chaude et je l’ai laissée sur le bord de l’évier.
– Yann n’est pas là ?
– Il est au stage pour le permis.
J’ai souri en imaginant Yann dans une petite salle sombre, assis devant une vidéo sur le code de la route. Il perdait tout le temps ses points. Excès de vitesse, ivresse, tout un tas de conneries. Trois semaines plus tôt, il s’était rendu compte qu’il lui en restait deux et il avait couru se payer un stage sur la sécurité routière.
J’ai pris mon masque dans mon casier et je suis sorti.
Au milieu du hangar, un petit chalutier était posé sur un ber en acier. Des béquilles métalliques l’aidaient à se maintenir droit. C’était celui d’un pêcheur de la côte, un type d’une quarantaine d’années qui s’était échoué en rentrant une nuit d’orage. Les gars du coin avaient beau connaître les fonds, ce genre d’incidents continuait d’arriver. Fatigue, gros temps ou juste un bref moment d’inattention. Les bateaux cognaient les récifs et arrivaient chez nous salement amochés.
Je me suis approché pour inspecter la coque. La déchirure s’étendait sur cinquante centimètres.
– Il s’est pas loupé celui-là, s’est marré Karim.
J’ai allumé la radio, j’ai passé une combinaison et je suis monté à bord du chalutier. Karim préparait la résine, je sentais l’odeur d’époxy m’envahir les narines. J’ai enfilé mon masque et je me suis glissé dans la cale. Karim m’a rejoint pour me faire passer le pot et les rouleaux.
– Monte le son ! j’ai crié. J’entends rien d’ici.
Il a levé le pouce avant de disparaître. Le jingle d’une pub de voiture s’est élevé dans le hangar quelques secondes plus tard.
J’étais allongé sur le côté, en appui sur le bras gauche, c’était le seul moyen d’atteindre la zone à réparer. Elle était située sous un ameublement qu’on n’avait pas pu démonter, un coffre fixé à la paroi dans lequel le pêcheur rangeait son matériel. J’ai rampé jusqu’à la brèche en m’efforçant de ne rien renverser. La veille, j’avais passé un coup de meuleuse et de disque abrasif pour que la coque soit prête à recevoir la fibre. J’ai vérifié que les surfaces étaient propres, puis j’ai glissé un pan de mousse pour reboucher le gros de la déchirure avant de colmater. Résine, fibre, résine. J’avais du mal à appliquer la colle, elle dégoulinait le long de mes gants et finissait sur mes avant-bras. En durcissant, elle me brûlait la peau.
Je suis resté une demi-heure avant de ressortir pour respirer. L’enfer à l’intérieur. Il m’a fallu la matinée et trois allers-retours pour en venir à bout. J’avais les jambes ankylosées, les bras au bord des crampes. Il me restait les finitions mais il fallait attendre que le patch se solidifie.
Je suis descendu du bateau en nage et j’ai retiré ma combinaison. Karim était penché sur une dérive fissurée.
– À table, j’ai lancé en passant.
Il a déposé ses outils et m’a suivi dehors.
– Tu lui as parlé ? il a demandé en m’offrant une cigarette.
– Putain Karim, j’ai pas quitté le bateau. T’as bien vu, non ?
– Donc, tu lui as pas parlé.
– Je le fais cet aprèm.
Il a soupiré.
– J’te préviens, Léni. Si t’y vas pas avant ce soir, je m’en occupe moi-même.
Je sentais sa colère et je la comprenais. Trois mois que nos salaires arrivaient en retard et souvent partiellement. On avait à peine touché un tiers de la paye du mois de décembre.
En salle de pause, j’ai réchauffé du riz et du poulet en écoutant Karim me raconter comment il avait ramené Justine chez lui.
– Du coup, vous êtes ensemble?
– Je sais pas… je crois.
Je l’ai interrogé du regard.
– Je sais pas, je te dis. On verra bien. »

Extrait
« À côté, notre chantier paraissait dérisoire. Pourtant il y avait quelque chose. Une proximité, un début de point commun. Ces gars aussi étaient tendus vers l’objectif, poussés par la pression d’un supérieur qui devait leur promettre une prime s’ils finissaient dans les temps. Beaucoup devaient se sentir fier à l’idée de participer à une telle construction. Un gigantesque ouvrage qui resterait pour les siècles à venir. Lorsque je les croisais, je ne pouvais pas m’empêcher de ressentir une forme de respect dont je me gardais de parler à Stéphane. » p. 124

À propos de l’auteur
DUMONT_Martin_©Chloe_Vollmer-LoMartin Dumont © Photo Chloé Vollmer-Lo

Martin Dumont est né en 1988. Durant ses études d’ingénieur en Bretagne, il découvre la voile. Aujourd’hui architecte naval à Paris, il rejoint dès qu’il le peut le Morbihan pour naviguer. Après Le Chien de Schrödinger, son deuxième roman nous embarque dans le quotidien secret des insulaires, restitue l’âme des paradis perdus et la sensibilité des hommes. (Source: Éditions Les Avrils)

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Noyé vif

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En deux mots:
Partis pour un stage de voile en Méditerrannée, deux femmes et cinq hommes vont se retrouver pris dans une tempête. Leur appel de détresse va arriver conjointement à celui d’un vieux chalutier rempli de migrants.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Sept hommes dans un bateau

Pour son premier roman, dont on ressort secoué, Johann Guillaud-Bachet a choisi de parler des migrants sous un angle très original.

Ils devaient être huit à larguer les amarres, mais une défection conduira un groupe de six jeunes marins formés aux Glénans et ayant tous une petite expérience pour un stage de voile en Méditerranée supervisé par Vince, leur moniteur plus chevronné. Après les dernères courses, l’installation à bord et la répartition des cabines, le narrateur – et le lecteur – commence à se faire une idée plus précise de l’équipage : «Bertrand était notaire à Besançon, Franck dirigeait une boîte d’installation de cuisines à Lyon, Fred était dameur l’hiver dans une station de Savoie et bossait sur des chantiers le reste de l’année, Prune, responsable d’un magasin de vêtements de sport dans le centre de Montpellier et Alice, prof de fac en sociologie. À Paris. J’étais le seul à avoir un nom exotique et un parcours un peu plus compliqué. Du coup, j’ai eu le droit à pas mal de questions, ce qui me faisait chier parce que je n’aimais pas parler de mon passé, de la Syrie, de la Turquie, et de mon arrivée en France. Seul Bertrand a eu l’air de capter qu’il fallait y aller mollo et que je n’allais pas faire office de téléfilm du dimanche soir pendant tout le repas. »
Si chacun a des motivations très différentes, on comprend que le narrateur, consultant dans une boîte d’informatique, entendant se prouver qu’il peut reprendre la mer, qu’il a envie de mettre d’autres images sur cette mer que celles qui continuent à le hanter. Celle des migrants noyés, celle de son père, celle des gilets rouges, celle du drame qu’il a vécu pour rejoindre l’Europe et la France.
Prune, qui partage son carré, a l’air de l’apprécier. Franck, dont une partie de la famille vient de Mayotte, raconte les histoires de passeurs qui arrondissent leurs fins de mois en faisant embarquer les clandestins sur leur kwassa kwassa avant de les lâcher à quelques mètres du rivage (un épisode prémonitoire alors que le 101e département français fait la une de l’actualité).
Après la friction de quelques egos chacun à l’air de trouver sa place, son rôle : prise de quart, repas, navigation, manœuvres, repos. Jusqu’à ce moment où une grosse tempête est annoncée.
« Dans le carré, la carte de navigation était posée au centre de la table et Alice notait, quart d’heure après quart d’heure, notre progression. La tempête rôdait dans notre sillage et Vince était sceptique sur nos chances.
— C’est dur à dire, on avance vite mais je n’ai pas l’impression qu’on s’en éloigne. Après, rien ne nous dit qu’elle n’est pas en train de dévier vers le sud. De toute façon il faut s’attendre à passer un sale moment : même si on évite le cœur de la tempête, on va s’en prendre plein la gueule.
— On va s’en sortir ! Tu es là pour nous guider et on a un bon bateau, c’est toi qui l’as dit.»
Au fur et à mesure que les vents forcissent, même ceux qui étaient excités à l’idée de prendre un grain commencent à avoir peur. Le premier drame arrive alors que le narrateur est à la barre et que Vince est sur le pont. Une énorme vague l’emporte :
« j’ai vu son corps passer par-dessus la banquette du cockpit et s’écraser sur le bastingage, il y est resté quelques secondes puis il a basculé par-dessus bord. J’ai vu ces bras et cette tête plantés sur la vague, dans ce gilet jaune, et cette vague immense s’est éloignée à une vitesse ahurissante, laissant le petit gilet jaune dans son sillage. »
Toutes les tentatives de retrouver leur moniteur s’avérant vaines, le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) leur intime l’ordre d’arrêter les recherches pour essayer de se rapprocher au plus près d’un croiseur en route pour les secourir. Car le signal de détresse lancé par le voilier est également dû à la vilaine blessure que s’est faite Bertrand en tombant, se fendant littéralement le crâne.
Alors que le moral est au plus bas, ils reçoivent un appel de détresse d’un chalutier rempli de migrants et qui est en perdition. Le temps presse et le débat s’exacerbe. Qui la marine française viendra-t-elle secourir en premier ? Faut-il d’abord penser aux Français ou aux migrants ? Les chapitres suivants seront l’occasion de scènes fortes, touchantes, qui vous feront toucher du doigt les drames qui se vivent en Méditérranée, mais vous feront aussi réfléchir au prix d’une vie humaine…
Pour son premier roman Johann Guillaud-Bachet a réussi une œuvre singulière, sans jamais tomber dans la mièvrerie, bien au contraire. Jusqu’au dénouement, et c’est ce qui rend ce livre aussi juste, la mer va rester noire.

Noyé vif
Johann Guillaud-Bachet
Éditions Calmann-Lévy
Roman
200 p., 16,50 €
EAN: 9782702162941
Paru le 31 janvier 2018

Où?
Le roman se déroule principalement en Méditerranée sur un voilier parti des environs de Sète et voguant le long des côtes de Sardaigne avant d’être pris dans une tempête, et à Toulon. On y évoque Paris, Montpellier, Lyon, Besançon ainsi que la Syrie, la Turquie et Mayotte.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
SI ON NE PEUT PAS SAUVER TOUT LE MONDE, QUI DOIT-ON CHOISIR ?
Le soleil brille haut, la mer est calme. Six apprentis marins, quatre hommes et deux femmes, quittent le port de Sète dans une joyeuse anarchie encadrée par un moniteur de voile. Parmi eux, le narrateur, un homme sombre et secret, porte sur cette bande hétéroclite un regard doux-amer. Sous ses yeux qui en ont sans doute déjà trop vu se joue un concentré de comédie humaine.
C’est alors que se lève la plus effroyable des tempêtes. Une déferlante emporte le moniteur. Ils sont maintenant six néophytes sur ce bateau, dont un blessé. Les secours contactés les rassurent : un patrouilleur va se dérouter vers eux. Mais le canal d’urgence de la radio grésille à nouveau. Une voix très jeune supplie, en anglais : « S’il vous plaît, nous sommes nombreux, le bateau est cassé, il prend l’eau. »
Le dilemme surgit aussitôt : qui doit être secouru en premier ? Six Français sur un voilier qui ne tiendra peut-être pas jusqu’au bout, ou un bateau de migrants ? Tandis que les éléments continuent à s’acharner sur eux, les six s’affrontent sur la marche à suivre et la valeur des vies à sauver.

Les critiques
Babelio
Livreshebdo.fr (Léopoldine Leblanc)
France Bleu 
Blog Les chroniques de Goliath 
Blog A propos de livres 

Les premières pages du livre:
« Je n’avais pas beaucoup dormi depuis plusieurs nuits et, lorsque j’arrivai sur le parking, à 10 h 15, je me demandai vraiment ce que je faisais là. Je n’avais qu’un quart d’heure de retard, ce qui, pour quelqu’un qui vient de faire près de quatre heures de route en écoutant Radio Trafic, est finalement très tolérable. C’est du moins mon point de vue. D’ailleurs, je n’étais pas le seul, car à peine avais-je garé ma caisse qu’un type venait ranger un gros 4 × 4 juste à côté de moi. Je le vis qui me surplombait dans son cockpit, il tapotait sur son iPhone et se recoiffait dans le rétroviseur. Un type classe, presque quarante ans, il avait la tête de sa voiture, et j’ai pensé qu’il devait se raser les poils pubiens. Je suis sorti et j’ai pris mes affaires à l’arrière. D’autres personnes arrivaient à pied. Au bout du parking, des marches conduisaient à un minuscule embarcadère. Une barque pourrie nous attendait pour nous faire traverser le canal et gagner la base nautique, de l’autre côté. Il faisait beau, c’était toujours ça, et ça sentait bon, meilleur que sur les derniers kilomètres. C’est ce qui me poussa à ne pas repartir, je n’avais aucune envie de renifler encore l’odeur de marée morte en repassant par le port.
Je me suis pointé à l’embarcadère en même temps que le type au 4 × 4. Il m’a salué gentiment, et j’ai fait de mon mieux. Il y avait aussi une fille, jeune, avec des gros seins et un air gentil. On est restés un moment sur le quai à regarder nos pieds et la barque qui traversait. Elle a fini par atteindre l’autre côté et la première marche du petit escalier de pierre qui menait sur la berge. Les passagers, sûrement d’autres stagiaires, sont descendus de la barque bringuebalante et ont hissé tant bien que mal leurs gros sacs de sport sur le muret du canal. Ils se faisaient charrier. Pour traverser, il fallait utiliser une longue pagaie et lutter contre le courant. Ça avait l’air amusant, mais j’ai tout de suite senti que c’était un espace de pouvoir, une sorte de bizutage. J’avais bien observé : le mec qui menait la barque proposait avec insistance à tous d’essayer. Et tous se plantaient invariablement. Il fallait alors redoubler d’ardeur pour remonter le courant. Le type faisait ça remarquablement bien, en débardeur, ce qui mettait en valeur ses muscles. J’avais aussi noté qu’il laissait les hommes se planter pour de bon, jusqu’à ce qu’ils lui demandent de reprendre la rame – ils s’asseyaient alors piteusement contre leur sac –, alors que pour les filles, il avait tendance à vite prendre le manche avec elles, histoire de leur montrer le mouvement. Tout cela avait été ritualisé et faisait visiblement beaucoup rire du côté de la base, à gauche de l’escalier de pierre, où un groupe de gaillards et de minettes bronzés et cool rangeaient des cordages sur la jetée en fumant des roulées. »

Extrait
« j’ai vu son corps passer par-dessus la banquette du cockpit et s’écraser sur le bastingage, il y est resté quelques secondes puis il a basculé par-dessus bord. J’ai vu ces bras et cette tête plantés sur la vague, dans ce gilet jaune, et cette vague immense s’est éloignée à une vitesse ahurissante, laissant le petit gilet jaune dans son sillage. Il levait un bras, je ne sais pas s’il hurlait, de toute façon on ne pouvait pas l’entendre. Franck, lui, a hurlé, il m’a gueulé de lancer la bouée arrière, j’ai failli lâcher la barre, je me suis ravisé, j’ai pris la bouée fer à cheval d’une seule main. Je ne voyais plus Vince. Franck me l’a montré, Franck qui beuglait sans discontinuer et sans lâcher le corps de Vince au bout de son doigt. J’ai fini par le distinguer, il était déjà vraiment très loin… »

À propos de l’auteur
Comédien intermittent, Johann Guillaud-Bachet vit et travaille dans une commune de l’Isère. Il a par ailleurs écrit quelques nouvelles. (Source : livreshebdo.fr)

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L’été en poche (25)

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Soudain, seuls

En 2 mots
Leur voilier disparaît dans la tempête: comment un couple survivra-t-il sur une île perdue dans l’Atlantique Sud? Car le paroxysme des situations et la violence du conflit intérieur ne pourra laisser personne indifférent. Violent, cruel, somptueux!

Ma note
etoileetoileetoileetoile (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes

L’avis de… Macha Séry (Le Monde)
« L’écrivaine possède ce style épuré qui sert une intrigue en apparence d’une grande simplicité et le sens de la nuance nécessaire pour formuler l’ambivalence des sentiments. Ainsi parvient-elle, dans ce récit survivaliste, à la fois sobre et précis, à renouveler le mythe rebattu du naufrage et de la robinsonnade. Ce qui n’était pas une mince gageure. »

Vidéo


Présentation du livre par l’auteur. © Production Tébéo.

Le vent se lève

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Le vent se lève
Sophie Avon
Éditions du Mercure de France
Roman
176 p., 16,80 €
EAN : 9782715244184
Paru en août 2016

En deux mots
Lili est dans un bateau. Avec son frère Paul, elle va quitter Bordeaux pour le Sénégal puis pour le Brésil. Un périple fait de rencontres et d’introspection, un voyage qui va lui permettre de se découvrir elle-même.

Ma note
etoile etoile etoile (beaucoup aimé)

Où?
Le roman se déroule d’abord en France, notamment dans le Verdon, puis à La Rochelle et à Bordeaux, avant de prendre le large jusqu’à la Corogne en passant par San Vicente de la Barquera, Las Palmas, Puerto Rico, le Sénégal (Dakar, Saint-Louis, Kayar) d’où on met le cap vers le Brésil : Recife, Salvador de Bahia, Rio, Vitória, Ilha Dos Pacotes. La dernière étape ira vers la Guyane et Cayenne, tandis que la narratrice rejoint la France par avion, via Madrid. Des vacances en Italie, à Florence, Sienne, San Gimignano sont aussi évoquées, ainsi que l’Algérie.

Quand?
L’action se situe au début des années quatre-vingt.

Ce qu’en dit l’éditeur
Être entouré d’absence produit des sensations d’un autre ordre. Pas une coque à l’horizon, rien que notre embarcation, en plein cœur de l’océan, à des milles et des milles de la côte, nous trois flottant obstinément au milieu de nulle part – mais ce n’est pas nulle part, c’est à nos yeux l’endroit le plus vivant du monde. C’est le noyau pur de nos jeunes vies.
Lili a 20 ans, au début des années quatre-vingt, quand elle embarque avec son frère Paul sur le voilier «Horus». Paul est un marin passionné, mais traverser un océan n’est pas une mince affaire ! De port en port, au gré des escales, dans des conditions parfois rudes, frère et sœur progressent vers les tropiques. Après le golfe de Gascogne, Madère, Les Canaries, le Sénégal, enfin, c’est la traversée de l’Atlantique, puis l’arrivée au Brésil. Là, ils se laissent envahir par un sentiment de plénitude où se mêlent la satisfaction d’être allés au bout d’eux-mêmes et l’excitation de la découverte : Recife, Salvador de Bahia, Rio… Plus au sud, ils jettent l’ancre dans un véritable paradis. Mais le temps est venu pour Lili de rentrer. Elle ignore qu’un autre voyage commence.

Ce que j’en pense
Le proverbe qui nous dit que «les voyages forment la jeunesse» trouve ici une belle illustration. Lili vient d’avoir vingt ans et décide d’accompagner son frère Paul sur son voilier pour une traversée de l’Atlantique. Depuis sa jeunesse, le garçon rêve de ce jour où il pourra concrétiser son rêve. Après avoir dessiné des bateaux et appris à naviguer aux Glénans, il a pu s’acheter un premier voilier, puis un autre, jusqu’au Dufour 34 d’occasion avec lequel il entend rallier l’autre continent.
« C’est un quillard de 1974. Une dizaine de mètres, soixante mètres carrés de voilure, une cabine avant, six couchages, une hauteur sous barrots permettant de se tenir debout et tout ce qui à nos yeux suffit à vivre sous les tropiques.»
Après un faux départ en août et un retour à Bordeaux pour y réparer une avarie, le 5 septembre marque le vrai départ, direction La Corogne, le cap Finisterre puis l’île de Madère.
Pour Lili, ce voyage tient à la fois de la concrétisation d’un grand rêve et d’un déchirement, car elle laisse à terre Vincent: « Il venait d’être nommé professeur dans une grande école et il avait un rendez-vous de première importance concernant sa rentrée. C’est pourquoi il ne faisait pas partie de l’aventure – mais nous étions résolus à nous attendre, lui et moi, nous venions de tomber amoureux. »
La première partie du voyage se fera en compagnie de son amie Faustine, qui choisira de continuer avec un autre équipage au Sénégal. Car, ce sont surtout les rencontres avec les autres navigateurs qui vont rythmer les différentes étapes.
Le couple Lars et Marisa tout d’abord. Alors que le scandinave optimiste est toujours prêt à donner un coup de main, l ne se rend pas compte que le mal de mer de sa compagne risque de l’emporter. Après quelques jours, la panique finit par gagner l’équipage, qui parviendra toutefois à arriver à bon port, non sans avoir testé une recette originale de réhydratation.
«Et puis le Le 27 octobre, à 18 heures, c’est le grand départ.» Benjamin, l’ami de Paul depuis le lycée, a pu négocier cinq semaines de congé pour être de l’aventure.
Le voyage se passe sans encombres, entre la navigation, les repas, la lecture.
« La durée n’est plus la même, elle s’étale de façon inédite. Être entouré d’absence produit des sensations d’un autre ordre. Pas une coque à l’horizon, rien que notre embarcation, en plein cœur de l’océan, à des milles et des milles de la côte, nous trois flottant obstinément au milieu de nulle part – mais ce n’est pas nulle part, c’est à nos yeux l’endroit le plus vivant du monde. C’est le noyau pur de nos jeunes vies.»
Arrivés au Brésil, de Récife à Rio, ce sont de nouvelles rencontres, Christiane et
Gilles puis Pierre, Antoine, Pt’Louis et Katia, qui veulent aller jusqu’au Cap Horn, puis Hector et Geovanna, un couple de Brésiliens qui enseignent le français dans un lycée de Vitória et rêvent d’ailleurs, qui rêvent d’Horus. (Horus est le nom du bateau, «du dieu faucon qui règne sur les airs, dont les yeux sont le soleil et la lune et dont le patronyme signifie  » le Lointain  » ».
Lili croit pour sa part en avoir fini avec l’ailleurs et rentre en France rejoindre Vincent. Même si elle ne sait pas trop dans quel état d’esprit il sera, elle imagine que leur histoire d’amour pourra alors vraiment commencer. Elle retrouve Bordeaux, sa famille, décide de s’installer dans un nouvel appartement avec Vincent, va chercher du travail. Mais un sentiment bizarre, celui de ne pas vraiment être ici à sa place, ne la quitte pas.
Sophie Avon va réussir dans ce court roman, qui se lit facilement, à nous faire ressentir combien ce voyage tient du rite initiatique. À l’image de sa narratrice qui commence plusieurs romans, elle cherche sa voie et finit par la trouver.

Autres critiques
Babelio 
La Croix (Arnaud Schwartz)
Benzinemag.net (Delphine Blanchard)
Sud-Ouest (Olivier Mony)
France 2 (Dans quelle éta-gère)
Blog Booquin 
Blog Les mots de la fin
Blog Un bouquin sinon rien 

Les premières pages du livre 

Extrait
« Jamais pourtant, je n’ai imaginé de ne pas suivre mon frère. Je songe que si nous nous aimons vraiment, Vincent et moi, aucune distance, pas plus que les mois écoulés, ne viendront à bout de nos sentiments. Au fond, j’envisage notre séparation comme une parenthèse. Je n’ai aucune idée de ce qui se joue ni de la façon dont ce périple éclairera ma vie et mes origines. À cette époque, tout me paraissait léger. » (p. 19)

À propos de l’auteur
Sophie Avon est critique de cinéma au journal Sud-Ouest ainsi qu’à l’émission « Le masque et la plume ». Elle est l’auteur de plusieurs romans, notamment Les Amoureux et Dire adieu. (Source : Éditions du Mercure de France)

Site Wikipédia de l’auteur 
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Soudain, seuls

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Soudain, seuls
Isabelle Autissier
Stock
Roman
252 p., 18,50 €
ISBN: 9782234077430
Paru en mai 2015

Où?
L’action se déroule principalement au milieu de l’océan Atlantique, par plus de 50° Sud sur l’île australe de Stromness, après avoir navigué sur un voilier venu de Cherbourg, en passant par les Canaries, les Antilles, le Brésil, l’Argentine, la Patagonie. Les souvenirs et la seconde partie se situent également à Stanley, aux Falkland, à Antony, à Paris, dans les Alpes, à Glasgow et sur l’île de Jura.

Quand?
Le roman se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un couple de trentenaires partis faire le tour du monde. Une île déserte, entre la Patagonie et le cap Horn. Une nature rêvée, sauvage, qui vire au cauchemar.
Un homme et une femme amoureux, qui se retrouvent, soudain, seuls.
Leurs nouveaux compagnons : des manchots, des otaries, des éléphants de mer et des rats. Comment lutter contre la faim et l’épuisement ? Et si on survit, comment revenir chez les hommes ?
Un roman où l’on voyage dans des conditions extrêmes, où l’on frissonne pour ces deux Robinson modernes. Une histoire bouleversante..

Ce que j’en pense
****

Un vrai coup de cœur ! Voilà sans doute l’un des livres les plus forts qu’il m’a été donné de lire cette année. Le combat pour la survie de Louise et Ludovic offre à Isabelle Autissier à la fois l’occasion de parler de sa passion, la voile, et de s’interroger avec le lecteur sur son comportement en situation extrême.
Le résumé du livre est dramatiquement simple : Un jeune couple décide d’abandonner pour quelques temps leur routine, leur appartement du XVe et leur projet d’enfant, pour se lancer dans une expédition sur les mers du globe. Après avoir traversé l’Atlantique et longé l’Amérique du Sud et la Patagonie, ils prennent la direction du Cap Horn.
En route, ils s’offrent une excursion sur Stromness, aujourd’hui bout de terre abandonné et paradis de la faune locale.
Mais au retour de leur escapade sur l’île interdite, les conditions de mer sont devenues trop mauvaises. Ils décident de se réfugier dans les vieux entrepôts baleiniers pour y passer la nuit. Quand au petit matin la tempête s’est calmée, ils découvrent avec effroi que leur bateau a disparu. Le piège s’est refermé. La lutte pour la survie peut commencer.
Le coup de génie d’Isabelle Autissier consiste à nous montrer l’évolution psychologique de chacun des protagonistes. Car il devient vite évident que Louise et Ludovic ne «fonctionnent» pas de la même manière et que dans une telle situation, les chamailleries se transforment vite en opposition. Le vernis des conventions – on va s’en sortir ensemble – va bien vite s’éroder pour laisser les chairs et les cœurs à vif. Tant que le plan de survie fonctionne, qu’ils allient leurs forces pour trouver des conditions de survie plus ou moins acceptables, on admire leur courage et leur volonté. Mais au fil des jours, alors que les conditions climatiques s’aggravent, que l’arrivée d’éventuels sauveteurs devient de plus en plus improbable et que le régime alimentaire restreint commence à laisser des traces sur les organismes, les options se restreignent jusqu’à cette cruelle question : vaut-t-il mieux mourir à deux ou survivre tout(e) seul(e) ?
Question que chaque lecteur sera appelé à trancher et qui le hantera longtemps après avoir refermé le livre. Car le paroxysme des situations et la violence du conflit intérieur ne pourra laisser personne indifférent.

Autres critiques
Babelio
Paris-Match
RTL (Les livres ont la parole, Bernard Lehut)
BibliObs
Blog Que lire ?
Blog Les lectures du Hibou

Extrait

« L’odeur ne ment pas. Celle de cette nuit lui dicte de fuir, de repousser Ludovic, tout de suite.
Dans les grands moments, pense Louise, l’humain est seul. Devant la vie, la mort, les décisions suprêmes, l’autre ne compte plus. Elle doit l’oublier et juste vivre. C’est son droit le plus absolu, c’est son devoir envers elle-même.
La nuit est toujours aussi noire et calme. Seul couve l’œil rouge du poêle qu’ils n’éteignent jamais. C’est son tour d’y veiller. Ludovic ne va donc pas s’alarmer, dans son sommeil, qu’elle se lève et fourgonne dans la pièce. Elle récupère sa veste et ses chaussures, l’un des couteaux les mieux affûtés, balance une seconde avant de saisir le briquet, puis l’empoche. A tâtons elle attrape le carnet, le stylet, l’encre et une bougie qu’elle allume avant de recharger le feu.
Dans l’atelier, elle griffonne :
« Je pars chercher du secours. Je reviens au plus dans une semaine. »
Elle ne sait plus si cette dernière phrase est vraie, elle voudrait le croire, ou au moins faire semblant.
Elle hésite et ajoute :
« Prends soin de toi, je t’aime. »
A ce moment précis, elle ne l’aime pas. Il lui est même indifférent, mais elle a pitié de lui. Son départ va le dévaster. Elle lâche ce dernier mot comme une aumône. » (p. 129-130)

A propos de l’auteur

Isabelle Autissier est la première femme à avoir accompli un tour du monde à la voile en solitaire. Elle est l’auteur de romans, de contes et d’essais, dont Kerguelen (Grasset, 2006), Seule la mer s’en souviendra (Grasset, 2009),
L’amant de Patagonie (Grasset, 2012), et, avec Erik Orsenna, Salut au Grand Sud (Stock, 2006) ainsi que Passer par le Nord (Paulsen, 2014). Elle préside la fondation WWF France. (Source : Editions Stock)

Site Wikipédia de l’auteur

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