En deux mots
En avril 1999 la découverte du cadavre d’Alaska Sanders met en émoi les habitants de Pleasant Mountain. Et si l’enquête es rapidement bouclée, Perry Gahalowood, le sergent de la brigade criminelle, et son ami Marcus Goldman ne se satisfont pas de cette version. Au fil de leur contre-enquête, ils vont aller de surprise en surprise.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Enquête sur une enquête bâclée
Le nouveau roman de Joël Dicker, L’Affaire Alaska Sanders, chaînon manquant entre La vérité sur l’affaire Harry Quebert et Le Livre des Baltimore, paraît au sein de la maison d’édition créée par l’auteur Genevois. Un double défi qu’il relève haut la main!
Disons-le d’emblée. C’est un vrai plaisir de retrouver Marcus Goldman et les protagonistes de La vérité sur l’affaire Harry Quebert dans ce nouveau roman qui vient s’insérer chronologiquement entre le roman qui a fait connaître Joël Dicker dans le monde entier et Le Livre des Baltimore et couvre les années 2010-2011. Il met en scène des personnages que les fidèles lecteurs de Joël Dicker connaissent bien et que les nouveaux lecteurs découvriront avec bonheur.
Dans un court chapitre initial, on apprend qu’ Alaska Sanders, employée de station-service dans une bourgade du New Hampshire, est assassinée en avril 1999.
Puis on bascule en 2010 à Montréal où se tourne l’adaptation de G comme Goldstein, le livre qui aura transformé Marcus Goldman en phénomène éditorial. Et même s’il a un peu de peine à trouver l’inspiration, tout va bien pour lui. Il a depuis trois mois une liaison avec Raegan, une superbe pilote d’Air Canada rencontrée à New York la nuit du nouvel an et Hollywood lui propose un pont d’or pour adapter La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Mais pour l’instant, il ne veut pas de cette version cinématographique, car il imagine que Harry Quebert – dont il n’a plus de nouvelles – n’apprécierait pas cette plongée dans un dossier qui l’a certes innocenté mais surtout totalement discrédité.
C’est d’ailleurs en tentant de retrouver son mentor à Aurora où il pense qu’il a pu se réfugier qu’il va retrouver Perry Gahalowood, le sergent de la brigade criminelle, et sa famille. Il avait fait sa connaissance au moment de l’affaire Quebert et s’était lié d’amitié avec le policier, son épouse Helen et ses deux filles Malia et Lisa.
Alternant les époques, l’auteur nous fait suivre en parallèle l’enquête menée par Perry en 1999 pour retrouver les assassins d’Alaska Sanders, retrouvée par une joggeuse au moment où un ours noir s’attaque à sa dépouille et l’enquête que mène Marcus onze ans plus tard.
Car si dès la page 161, l’affaire est officiellement bouclée avec la mort de Walter Carrey, le petit ami d’Alaska, confondu par son ADN, et celui de son complice Eric Donovan, condamné à perpétuité, l’affaire sera relancée à peine dix pages plus tard, lorsque Marcus retrouve Perry, venu assister aux obsèques d’Helen, qui vient de succomber d’une crise cardiaque. Mais n’en disons pas davantage de peur de gâcher le plaisir à découvrir les rebondissements de ce roman aussi dense que passionnant.
Soulignons plutôt combien les fidèles lecteurs de Joël Dicker trouveront ici de quoi se régaler. Car ils savent que dans ses romans, comme avec les poupées russes, une histoire peut en cacher une autre. Il faut alors recommencer à enquêter, rechercher à quel moment on a fait fausse route. Son duo d’enquêteurs revoit alors son scénario, un peu comme l’écrivain, qui écrit sans connaître la fin de son roman et se laisse guider par le plaisir qu’il rencontre en imaginant les situations auxquelles ses personnages sont confrontés.
Un nouveau page turner dans lequel on retrouvera les thèmes de prédilection de l’auteur, la rédemption «qui n’arrive jamais trop tard», la fidélité en amitié et la ténacité. «Je crois que ce roman raconte avant tout, dans un monde où tout doit être rapide et parfait, comment les relations entre les gens sont devenues superficielles. On ne prend pas vraiment le temps de connaître les autres et fort souvent, quand on fait l’effort de s’intéresser à eux, on découvre des choses cachées, que l’on se refusait peut-être à voir jusque-là. C’est ce que découvrent Perry et Marcus», explique du reste le Genevois qui m’a accueilli dans les bureaux de sa nouvelle maison d’édition.
Car c’est avec un «double trac» qu’il sillonne désormais les plateaux de télévision, les rédactions et les librairies. D’abord en Suisse, où le roman paraît avec une semaine d’avance, puis en France. Il y présente son roman, mais aussi sa maison d’édition, Rosie & Wolfe. Dans un premier temps, elle va proposer tous les romans de l’écrivain-entrepreneur dans une version grand format, poche, numérique et audio. L’an prochain de nouvelles plumes devrasient élargir le catalogue.
L’Affaire Alaska Sanders
Joël Dicker
Éditions Rosie & Wolfe
Roman
576 p., 23 €
EAN 9782889730018
Paru le 10/03/2022
Où?
Le roman est situé aux États-Unis et au Canada. Entre New York, Montréal, on y sillonne le New Hampshire, de Concord à Durham, Barrington et Wolfeboro. Côté Canada, on passe aussi par Magog et Stanstead et côté américain, on visite Burrows et Boston, Montclair dans le New Jersey, Salem dans le Massachusetts ou encore Baltimore.
Un voyage au Bahamas, à Nassau et Harbour Island, puis du côté de Miami en Floride.
Quand?
L’action se déroule en 2010-2011, avec de nombreux retours en arrière, principalement en 1999.
Ce qu’en dit l’éditeur
Le retour de Harry Quebert
Avril 1999. Mount Pleasant, une paisible petite bourgade du New Hampshire, est bouleversée par un meurtre. Le corps d’Alaska Sanders, arrivée depuis peu dans la ville, est retrouvé au bord d’un lac.
L’enquête est rapidement bouclée, puis classée, même si sa conclusion est marquée par un nouvel épisode tragique.
Mais onze ans plus tard, l’affaire rebondit. Début 2010, le sergent Perry Gahalowood, de la police d’État du New Hampshire, persuadé d’avoir élucidé le crime à l’époque, reçoit une lettre anonyme qui le trouble. Et s’il avait suivi une fausse piste ?
Son ami l’écrivain Marcus Goldman, qui vient de remporter un immense succès avec La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, va lui prêter main forte pour découvrir la vérité.
Les fantômes du passé vont resurgir, et parmi eux celui de Harry Quebert.
Les premières pages du livre La veille du meurtre Vendredi 2 avril 1999
La dernière personne à l’avoir vue en vie fut Lewis Jacob, le propriétaire d’une station-service située sur la route 21. Il était 19 heures 30 lorsque ce dernier s’apprêta à quitter le magasin attenant aux pompes à essence. Il emmenait sa femme dîner pour fêter son anniversaire.
– Tu es certaine que ça ne t’embête pas de fermer ? demanda-t-il à son employée derrière la caisse.
– Aucun problème, monsieur Jacob.
– Merci, Alaska.
Lewis Jacob considéra un instant la jeune femme : une beauté.
Un rayon de soleil. Et quelle gentillesse ! Depuis six mois qu’elle travaillait ici, elle avait changé sa vie.
– Et toi ? demanda-t-il. Des plans pour ce soir ?
– J’ai un rendez-vous…
Elle sourit.
– À te voir, ça a l’air d’être plus qu’un rendez-vous.
– Un dîner romantique, confia-t-elle.
– Walter a de la chance, lui dit Lewis. Donc ça va mieux entre vous ?
Pour toute réponse, Alaska haussa les épaules. Lewis ajusta sa cravate dans le reflet d’une vitre.
– De quoi j’ai l’air ? demanda-t-il.
– Vous êtes parfait. Allez, filez, ne soyez pas en retard.
– Bon week-end, Alaska. À lundi.
– Bon week-end, monsieur Jacob.
Elle lui sourit encore. Ce sourire, il ne l’oublierait jamais.
Le lendemain matin, à 7 heures, Lewis Jacob était de retour à la station-service pour en assurer l’ouverture. À peine arrivé, il verrouilla derrière lui la porte du magasin, le temps de se préparer à recevoir les premiers clients. Soudain, des coups frénétiques contre la porte vitrée : il se retourna et vit une joggeuse, le visage terrifié, qui poussait des cris. Il se précipita pour ouvrir, la jeune femme se jeta sur lui en hurlant : « Appelez la police ! Appelez la police ! »
Ce matin-là, le destin d’une petite ville du New Hampshire allait être bouleversé.
PROLOGUE À propos de ce qui se passa en 2010
Les années 2006 à 2010, malgré les triomphes et la gloire, sont inscrites dans ma mémoire comme des années difficiles. Elles furent certainement les montagnes russes de mon existence.
Ainsi, au moment de vous raconter l’histoire d’Alaska Sanders, retrouvée morte le 3 avril 1999 à Mount Pleasant, New Hampshire, et avant de vous expliquer comment je fus, au cours de l’été 2010, impliqué dans cette enquête criminelle vieille de onze ans, je dois d’abord revenir brièvement sur ma situation personnelle à ce moment-là, et notamment sur le cours de ma jeune carrière d’écrivain.
Celle-ci avait connu un démarrage foudroyant en 2006, avec un premier roman vendu à des millions d’exemplaires.
À vingt-six ans à peine, j’entrais dans le club très fermé des auteurs riches et célèbres, et j’étais propulsé au zénith des lettres américaines.
Mais j’allais vite découvrir que la gloire n’était pas sans conséquence : ceux qui me suivent depuis mes débuts savent combien l’immense succès de mon premier roman allait me déstabiliser. Écrasé par la célébrité, je me retrouvais dans l’incapacité d’écrire. Panne de l’écrivain, panne d’inspiration, crise de la page blanche. La chute.
Puis était survenue l’affaire Harry Quebert, dont vous avez certainement entendu parler. Le 12 juin 2008, le corps de Nola Kellergan, disparue en 1975 à l’âge de quinze ans, fut exhumé du jardin de Harry Quebert, légende de la littérature américaine. Cette affaire m’affecta profondément : Harry Quebert était mon ancien professeur à l’université, mais surtout mon plus proche ami à l’époque. Je ne pouvais croire à sa culpabilité.
Seul contre tous, je sillonnai le New Hampshire pour mener ma propre enquête. Et si je parvins, finalement, à innocenter Harry, les secrets que j’allais découvrir à son sujet briseraient notre amitié.
De cette enquête, je tirai un livre : La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, paru au milieu de l’automne 2009, dont l’immense succès m’installa comme écrivain d’importance nationale. Ce livre était la confirmation que mes lecteurs et la critique attendaient depuis mon premier roman pour m’adouber enfin. Je n’étais plus un prodige éphémère, une étoile filante avalée par la nuit, une traînée de poudre déjà consumée : j’étais désormais un écrivain reconnu par le public et légitime parmi ses pairs.
J’en ressentis un immense soulagement. Comme si je m’étais retrouvé moi-même après trois ans d’égarements dans le désert du succès.
C’est ainsi qu’au cours des dernières semaines de l’année 2009, je fus envahi par un sentiment de sérénité. Le soir du 31 décembre, je célébrai l’arrivée du Nouvel an à Times Square, au milieu d’une foule joyeuse. Je n’avais plus sacrifié à cette tradition depuis 2006. Depuis la parution de mon premier livre. Cette nuit-là, anonyme parmi les anonymes, je me sentis bien.
Mon regard croisa celui d’une femme qui me plut aussitôt. Elle buvait du champagne. Elle me tendit la bouteille en souriant.
Quand je repense à ce qui se passa au cours des mois qui suivirent, je me remémore cette scène qui m’avait donné l’illusion d’avoir enfin trouvé l’apaisement.
Les évènements de l’année 2010 allaient me donner tort.
Le jour du meurtre 3 avril 1999
Il était 7 heures du matin. Elle courait, seule, le long de la route 21, dans un paysage verdoyant. Sa musique dans les oreilles, elle avançait à un très bon rythme. Ses foulées étaient rapides, sa respiration maîtrisée : dans deux semaines, elle prendrait le départ du marathon de Boston. Elle était prête.
Elle eut le sentiment que c’était un jour parfait : le soleil levant irradiait les champs de fleurs sauvages, derrière lesquels se dressait l’immense forêt de White Mountain.
Elle arriva bientôt à la station-service de Lewis Jacob, à sept kilomètres exactement de chez elle. Elle n’avait initialement pas prévu d’aller plus loin, pourtant elle décida de pousser encore un peu l’effort. Elle dépassa la station-service et continua jusqu’à l’intersection de Grey Beach. Elle bifurqua alors sur la route en terre que les estivants prenaient d’assaut lors des journées trop chaudes. Elle menait à un parking d’où partait un sentier pédestre qui s’enfonçait dans la forêt de White Mountain jusqu’à une grande plage de galets au bord du lac Skotam. En traversant le parking de Grey Beach, elle vit, sans y prêter attention, une décapotable bleue aux plaques du Massachusetts. Elle s’engagea sur le chemin et se dirigea vers la plage.
Elle arrivait à la lisière des arbres, lorsqu’elle aperçut, sur la grève, une silhouette qui la fit s’arrêter net. Il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte de ce qui était en train de se passer. Elle fut tétanisée par l’effroi. Il ne l’avait pas vue.
Surtout, ne pas faire de bruit, ne pas révéler sa présence : s’il la voyait, il s’en prendrait forcément à elle aussi. Elle se cacha derrière un tronc.
L’adrénaline lui redonna la force de ramper discrètement sur le sentier, puis, lorsqu’elle s’estima hors de danger, elle prit ses jambes à son cou. Elle courut comme elle n’avait jamais couru.
Elle était volontairement partie sans son téléphone portable. Comme elle s’en voulait à présent !
Elle rejoignit la route 21. Elle espérait qu’une voiture passerait : mais rien. Elle se sentait seule au monde. Elle piqua alors un sprint jusqu’à la station-service de Lewis Jacob. Elle y trouverait de l’aide. Quand elle y arriva enfin, hors d’haleine, elle trouva porte close. Mais voyant le pompiste à l’intérieur elle tambourina jusqu’à ce qu’il lui ouvre. Elle se jeta sur lui en s’écriant: «Appelez la police ! Appelez la police!»
Extrait du rapport de police Audition de Peter Philipps
[Peter Philipps est agent de la police de Mount Pleasant depuis une quinzaine d’années. Il a été le premier policier à arriver sur les lieux. Son témoignage a été recueilli à Mount Pleasant le 3 avril 1999.]
Lorsque j’ai entendu l’appel de la centrale au sujet de ce qui se passait à Grey Beach, j’ai d’abord cru avoir mal compris. J’ai demandé à l’opérateur de répéter. Je me trouvais dans le secteur de Stove Farm, qui n’est pas très loin de Grey Beach.
Vous y êtes allé directement ? Non, je me suis d’abord arrêté à la station-service de la route 21, d’où le témoin avait appelé les urgences. Au vu de la situation, je trouvais important de lui parler avant d’intervenir. Savoir à quoi m’attendre sur la plage. Le témoin en question était une jeune femme terrorisée. Elle m’a raconté ce qui venait de se passer. Depuis quinze ans que j’étais policier, je n’avais jamais fait face à une situation pareille.
Et ensuite ? Je me suis immédiatement rendu sur place.
Vous y êtes allé seul ? Je n’avais pas le choix. Il n’y avait pas une minute à perdre. Je devais le retrouver avant qu’il ne prenne la fuite.
Que s’est-il passé ensuite ? J’ai conduit comme un dingue de la station-service jusqu’au parking de Grey Beach. En arrivant, j’ai remarqué une décapotable bleue, avec une plaque du Massachusetts. Ensuite, j’ai attrapé le fusil à pompe et j’ai pris le sentier du lac.
Et… ? Quand j’ai déboulé sur la plage, il était toujours là, en train de s’acharner sur cette pauvre fille. J’ai hurlé pour qu’il arrête, il a levé la tête et il m’a regardé fixement. Il a commencé à approcher lentement dans ma direction. J’ai compris aussitôt que c’était lui ou moi. Quinze ans de service, et je n’avais encore jamais tiré un coup de feu. Jusqu’à ce matin. »
Joël Dicker est né en 1985 à Genève où il vit toujours. Ses romans sont traduits dans le monde entier et sont lus par des millions de lecteurs. Son œuvre a été primée dans de nombreux pays. En France, il a reçu le Prix Erwan Bergot pour Les derniers jours de nos pères, puis le Prix de la vocation Bleustein-Blanchet, Le Grand prix du roman de l’Académie française et le Prix Goncourt des lycéens pour La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Ce roman a aussi été élu parmi «les 101 romans préférés des lecteurs du monde» et a été adapté en série télévisée par Jean-Jacques Annaud. Il a publié en 2015 Le livre des Baltimore, en 2018 La Disparition de Stéphanie Mailer, en 2020 L’Énigme de la chambre 622 et en 2022 L’Affaire Alaska Sanders.
En deux mots
Julien part à Argelès-sur-Mer 33 ans après avoir quitté la station balnéaire, à la recherche de sa mère Louise qui a disparu. À l’été 1986, ils avaient quitté le sud sans son père, parti sans laisser d’adresse. En la retrouvant, il va découvrir qu’elle a écrit le roman de sa vie, un écrit qu’elle entend confier à son fils.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Un homme en route vers son passé
Dans son nouveau roman, Éric Genetet confronte un fils à sa mère. 33 ans après avoir quitté Argelès-sur-Mer, traumatisé, il fait le chemin inverse pour tenter d’appréhender la vérité. Une quête riche en émotions.
Ce joli roman sur la marque indélébile que laisse un traumatisme d’enfance commence véritablement à l’été 1986, même si c’est 33 ans plus tard que Julien prend la route pour rejoindre au plus vite Argelès-sur-Mer où sa mère a choisi de s’installer. Une mère qui a disparu. Au volant de sa Mercedes rouge les souvenirs affluent. «Cette auto était le symbole des années heureuses. Lorsque le soleil tapait fort sur les sièges, Julien retrouvait les odeurs de son père, mélanges de sueur et de cigarettes, et l’essence de jasmin de sa mère.» C’était l’époque où ils formaient une famille, jusqu’à sa douzième année. Quand il s’amusait à creuser des trous dans le sable et à nager dans la Méditerranée. C’était le temps des vacances et de l’insouciance. Jusqu’à ce que son père prenne la poudre d’escampette pour disparaître à jamais. Il lui faudra dorénavant construire sa vie autour d’un grand vide. Très vite sa mère ne fait plus semblant d’espérer un retour qu’elle sait improbable et poursuit sa carrière d’actrice, délaissant son fils. «Louise Denner a fait le métier, toujours juste, impeccable dans n’importe quel registre, du moins dans ceux qu’on lui proposait, des seconds rôles le plus souvent.» Et quand elle est privée «de ce frisson indescriptible, celui de monter sur une scène de théâtre», elle tient le coup en tournant de publicités, en commentant des documentaires. Elle sera aussi standardiste dans une compagnie d’assurance et serveuse dans un bar de nuit, «en banlieue pour ne pas être repérée par la profession.»
Pendant plus de trente ans, elle n’a rien dit à son fils qui est devenu «un homme de quarante-cinq ans qui aime les pardessus gris, un homme qui écrase le sable froid, un homme qui marche vers la mer.» Qui marche vers sa mère. Car Louise, qui était revenue à Argelès «pour retrouver la boîte noire des vols de sa vie» veut lui confier le manuscrit qui raconte sa vie, leur vie. Mais Julien veut-il entendre ce qu’elle a à lui dire? Il ne semble pas encore prêt et reprend le volant vers Paris.
Éric Genetet dépeint avec beaucoup de pudeur et de sensibilité ce chemin qu’emprunte le fils vers sa mère, vers cette vérité qu’il redoute après avoir trop longtemps voulu entendre. Car il a compris que «quand on a passé son temps à essayer de supporter le poids de ses souffrances, c’est très dur de trouver la force d’aimer.» Mais il a aussi compris qu’il va lui falloir se confronter à son passé pour pouvoir espérer se construire un avenir. «Maintenant, ils avancent ensemble contre le vent. Sous l’effet des tourbillons de sable, leurs yeux coulent. On pourrait croire que ce sont des larmes.»
Playlist
Con mil desengaños de Luz Casal rythme le roman
On pourrait croire que ce sont des larmes
Éric Genetet
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
160 p., 16 €
EAN 9782350877877
Paru le 27/01/2022
Où?
à Argelès-sur-Mer dans les Pyrénées Orientales ainsi qu’à Paris et Lyon ainsi qu’à Grignan. On y évoque aussi de nombreux voyages à Madrid, Lisbonne, Berlin, Genève, Venise, Vérone, Florence, Rome, Naples, Prague, Liverpool, Dubrovnik, Florence ou encore au Maroc, du côté d’Essaouira et à Buenos-Aires.
Quand?
L’action se déroule de 1986 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Cela fait près de trente ans que Julien n’est pas retourné à Argelès-sur-Mer. C’est là-bas, sur la plage, que son innocence a volé en éclats. Là-bas que s’est installée sa mère, Louise, depuis plusieurs mois. Elle qui s’était promis de ne plus y remettre les pieds. Ce trajet qui le ramène vers de douloureux souvenirs, Julien n’a d’autre choix que de l’emprunter : sa mère a disparu. Du moins l’a-t-il cru. À quoi joue-t-elle ? Après tant de silence, qu’espère-t-elle encore de lui ?
À travers le portrait de cet homme en route vers son passé, Éric Genetet raconte les blessures vives de l’enfance et des non-dits. Mais au bout du voyage, la lumière inonde la plage et ouvre une nouvelle voie, celle de la réconciliation. L’avenir est toujours à construire.
Les premières pages du livre Août
Elle descendait l’escalier de l’immeuble. Il la reconnut tout de suite. Il avait eu envie de lui dire Vous êtes Louise, c’est bien vous ? Je suis Genio, oui, Genio Tardelli, l’été 86, celui de notre baiser ? C’est très loin, en effet. Moi, je m’en souviens. Mais un dixième de seconde lui avait suffi pour comprendre que sa nouvelle voisine ne le reconnaissait pas. Alors, pour ne pas la gêner avec son histoire – dans la vie la plus grande peur de Genio est d’être indélicat –, il lui avait juste souhaité la bienvenue en bafouillant deux-trois mots, puis il avait évoqué son métier pour lui dire quand même, vous êtes certaine de ne pas vous rappeler de cette aventure avec un jeune et beau chasseur d’images ?
– J’étais photographe, ici à Argelès, il y a longtemps !
– Ah oui ? Mon fils est photographe, il travaille à Paris, elle avait dit pimbêche en prenant la direction de la mer.
Genio Tardelli ne se trompait pas, ce parfum de jasmin et peut-être de bergamote dans son sillage était bien celui qui l’avait obsédé l’été où elle venait chercher ses tirages. À la plage, il ne remarquait en elle aucun changement d’attitude, mais dès que Louise Denner poussait la porte de son petit magasin de la rue piétonne, ses yeux se chargeaient d’électricité. Et puis était arrivé ce jour où, dans un soupir, elle avait dit « Genio, vous me faites de l’effet. » Ils étaient seuls, l’attirance était réciproque et irrépressible. Les corps s’étaient emballés, les étoffes déboutonnées, il l’avait entraînée à l’écart. Ils auraient fait l’amour, c’est certain, si un client n’était pas entré à ce moment-là, puis un deuxième client alors qu’elle attendait dévêtue, assise sur le stock de pellicules. Dans la fraîcheur de l’arrière-boutique, son désir s’évapora, c’était trop tard. Elle se rhabilla sans bruit et quitta les lieux en détournant la tête pour que personne ne remarque son égarement, cette folie passagère qui devait se voir sur sa figure rougie par la confusion et la barbe de trois jours du photographe.
Alors que la veille son horizon n’était que son horizon, trente-deux ans plus tard, il se retrouvait face à la femme qui lui avait donné le baiser le plus renversant de toute sa vie. Le seul baiser qu’il n’avait jamais oublié, le seul baiser qui n’avait jamais voulu mourir.
Mais Louise ne l’avait pas reconnu. Pire, elle affichait une glaciale distance. Celle dont les âmes solitaires sont faites.
Genio resta planté dans le hall d’entrée de leur immeuble, se mordant les lèvres, d’abord convaincu que le regard de Louise fuyait comme celui de ces gens qui, le passé trop lourd, ne prennent pas le risque de se souvenir, puis tremblant d’émotion en repensant à cette femme à tomber par terre qu’elle était autrefois. Sous le maquillage de Louise, il devinait son teint pâle, sous les reflets rouges ses cheveux gris. Les années, les siècles ont-ils une prise sur les amours interrompues, sur les amours de bord de mer ? Peut-être que la patine du temps n’a aucune importance. Peut-être qu’elles sont protégées du lichen ou de la rouille, qu’elles restent en suspension dans les embruns salés et ne font jamais naufrage. Peut-être qu’un jour, il faut les vivre enfin.
Avril, l’année suivante
Bonsoir Julien, je suis le voisin de votre maman. Son préféré. Enfin, je crois. Je ne veux pas vous inquiéter, mais… je me demande si Louise est avec vous. Elle ne m’a pas averti de son départ. C’est curieux, d’habitude, elle me prévient. Je vous téléphone depuis chez elle, j’ai un double des clés au cas où. Je me suis permis d’entrer dans son appartement et j’ai trouvé votre numéro écrit en gros sur des Post-it, voilà… N’hésitez pas à me rappeler. Je suis monsieur Tardelli, Genio Tardelli, le voisin du dessus à Argelès-sur-Mer, deuxième étage gauche.
Le fils de Louise a réécouté le message et, parce qu’il n’avait plus le choix, il est monté dans la Mercedes 280 SE rouge en direction du sud de la France. La scène s’est déroulée hier soir à Paris, presque trente-trois ans après le dernier été.
La lumière des phares déchire le demi-jour. Julien ouvre la vitre. Après des heures sans sommeil, l’air frais lui fait du bien, comme le bruit des vagues en contrebas. La station balnéaire est encore endormie. Elle ressemble à un parc d’attractions abandonné, les néons du casino sont éteints, les autos tamponneuses bâchées, mal rangées au milieu de la piste. Le soleil d’Argelès-sur-Mer bientôt se lève, pour Julien c’est la première fois depuis 1986.
Il n’a jamais parlé à quiconque de ce coin des Pyrénées-Orientales. Et ce qui le rend fou de rage, Julien, c’est que sa mère n’ait rien trouvé de mieux que de s’installer ici l’été dernier. À soixante-dix-sept ans Louise a changé de vie, elle a quitté Paris. Il n’a pas compris cette décision. Il peut s’énerver pour rien, Julien ; au sujet de sa mère, il a toujours de bonnes raisons de le faire.
Il ralentit à hauteur de l’hôtel Plage des Pins, prend à gauche côté mer. Lorsque la voiture entre dans le virage, il entrevoit sa gueule défoncée dans le rétroviseur. Il se gare à quelques mètres de l’immeuble de Louise, qu’il a repéré sur l’appli de son téléphone, et serre doucement le frein à main. Le moteur de la Mercedes dégage une vieille odeur d’huile brûlante. Il coupe le contact, pose son doigt sur la croix tracée au feutre rouge en bas de l’ancienne carte Michelin étalée depuis Paris sur le siège passager. Julien est bien arrivé à Argelès-sur-Mer. Il plie la carte et la remet dans la boîte à gants, exactement au même endroit, avec le carnet d’entretien. Il boit le fond de sa bouteille d’eau, qu’il jette sur la banquette arrière. Sa bouche est chargée des litres de café et des huit cent soixante-dix kilomètres d’asphalte avalés toute la nuit. Il enfile son bonnet, sort de la voiture, serre ses poings et étire ses bras vers le ciel en prenant une grande bouffée d’air. Il ferme la portière sans la claquer, pour ne réveiller personne ; les fantômes pourraient avoir envie de faire un tour de manège.
Sa première idée est de se précipiter chez sa mère. Mais il ne peut pas y aller directement. Tout le retient, son corps glacé de fatigue, la peur de ne pas la trouver et de la trouver aussi.
Il avance vers le rivage. Il remonte la capuche de son sweatshirt qui dépasse de son pardessus gris clair. Il l’aime, ce manteau, il se sent bien dedans. C’est un homme de quarante-cinq ans qui aime les pardessus gris. C’est un homme qui écrase le sable froid, un homme qui marche vers la mer.
Il s’arrête devant le portique en poutres carrées d’une balançoire. Elle n’a pas bougé depuis un siècle. Il s’assied sur le siège en bois, enroule les cordes au-dessus de sa tête comme le faisait sa mère avant de tout lâcher. Le môme est de retour chez lui, mais l’adulte s’en veut d’être là. Il se sent coupable de ressentir cette chaleur de l’enfance, de céder à la grandeur des souvenirs. Hier, il ne savait pas qu’il n’avait rien oublié.
Les juillettistes bronzaient, nageaient, s’entassaient, mangeaient des glaces à l’italienne, jouaient aux raquettes et reprenaient des tickets de train fantôme. Les manèges tournaient jusqu’au milieu de la nuit. Julien pense au goût des pralines aux cacahouètes, aux verres de grenadine et au bruit des glaçons qui se fissuraient à la surface de l’eau, à l’odeur sucrée des beignets à la crème, aux étalages de melons et de brugnons sur le chemin de la mer. Il pense aux jours de tiercé dans les cafés enfumés, aux bateaux de pêche et aux navires de croisière qui entraient dans les ports alentour, aux gens sur les pédalos et aux avions publicitaires suspendus dans l’air à lutter contre la tramontane. Le petit train blanc coupait l’ombre des maisons du bord de mer, les allées étaient pleines de vacanciers venus dépenser leur argent après la journée à la plage. Les haut-parleurs des voitures de cirque annonçaient le spectacle du soir sur la place principale. Certains étés, le Tour de France passait par là avec ses maillots jaune, vert et rouge, les mêmes couleurs que celles des drapeaux de baignade ; ils flottaient dans l’air selon le ciel, le vent et les courants. Julien était soulagé quand il était vert ; la mer serait calme, il naviguerait sur le canot pneumatique bleu clair que son père gonflait à la bouche et qui sentait la cigarette, il courrait sur le sable, aveuglé par la lumière en criant « Regarde papa, regarde ! »
Il se jetait dans les lames de la Méditerranée. Son corps percutait la vague, il disparaissait dans l’écume, puis réapparaissait, retrouvait son souffle, chassait le sel de son visage et se tournait vers ses parents. Louise se tenait dans l’ombre du parasol rouge, cachée derrière son chapeau de paille et ses lunettes noires, elle lisait un magazine ou un roman. Serge dormait, allongé sur le dos. Julien revenait sur sa serviette. Le soleil lui séchait la peau et il recommençait. Entre deux bains, il écoutait le murmure de la mer et rêvait d’aller jusqu’au large, loin derrière les houles légères. Au début du dernier été, son père lui avait promis qu’ils nageraient ensemble, entre hommes, pour atteindre le graal, les bouées jaunes. Plusieurs fois, Julien avait demandé « on y va aujourd’hui papa », Serge avait répondu « peut-être demain ».
Tout est encore là, les balançoires, les espoirs, le vent, le sable, la mer, les mots de son père. Il n’en parle jamais. C’est comme ça, comme un accord tacite qu’il n’a passé avec personne. Depuis le dernier été, Argelès est l’autre nom du chagrin.
Julien ouvre son manteau gris et se met à courir. Il court, il accélère et, après quelques mètres, sur le terrain de jeu de sa vie, il shoote dans le ballon en cuir rouge et blanc de son enfance, il marque un penalty, lève les bras, change de direction, engage un nouveau sprint, fait quelques passements de jambes et une passe en profondeur, la balle lui revient et, sans contrôle, il tente une reprise de volée. C’est le deuxième but, en pleine lucarne, c’est magnifique ! Ce mouvement du pied qui déclenche la frappe, au ralenti, c’est du grand art ! Il stoppe son match et se laisse tomber en croix à l’endroit exact où il s’installait avec Serge et Louise. La même place tous les ans sur le sable brûlant de juillet, comme si elle était marquée d’une croix rouge sur une carte routière. Un matin du dernier été, Julien s’est réveillé vers neuf heures. Il a bu un verre de lait et il a trouvé que la tête de sa mère n’était pas celle des autres jours. La Mercedes rouge n’était pas devant la porte. Louise avait fini par dire : « Ton père nous a quittés cette nuit. »
L’absence d’un père est un volcan. On oublie sa menace, mais ses coulées de lave brûlent le cerveau quand le temps s’immobilise au milieu d’un tube du groupe Téléphone, sur un circuit de voitures électriques, sur l’encadrement d’une porte crayonnée de traits à intervalles irréguliers pour indiquer la taille de l’enfant, sur un œuf dur juste avant de casser la coquille, juste avant la mayonnaise, sur le miaulement d’un chat de gouttière, sur la trajectoire d’un ballon vers la lucarne d’un but au Parc des Princes, sur un dimanche au Jardin d’acclimatation où Louise, Serge et Julien se promenaient en mangeant des gaufres avant un tour sur le boulevard Périphérique avec la Mercedes, sur un jour au marché couvert des Enfants-Rouges où Serge emmenait Julien, ils achetaient une belle volaille et des pommes au four pour le déjeuner et ils entraient au bistro, le fils lisait les résultats sportifs et buvait un verre de grenadine rempli de glaçons qui craquaient dans l’eau, le père commandait un pastis, la cigarette collée à la bouche il cochait des cases sur les tickets de tiercé. Il parlait peu. Les grands ne font pas attention aux petits quand ils jouent de l’argent, mais Julien aimait ces silences-là dans le vacarme du samedi matin, ces silences qui n’ont rien à voir avec l’absence.
Depuis son balcon, un bol de café noir entre les mains pour supporter la fraîcheur de ce matin d’avril, Genio Tardelli devine au premier coup d’œil que celui qui court, frappe dans un ballon imaginaire, marque deux buts, lève les bras au ciel et se laisse tomber sur le sable est Julien, le fils de Louise Denner. Ça lui fait bizarre de le revoir. Il y a trente-trois ans, il n’était qu’un môme qui tirait la langue sur toutes les photos.
Dans les années quatre-vingt, les artistes gagnaient bien leur vie dans les rues et sur les plages d’Argelès. Des photographes en jean pattes d’éléphant slalomaient entre les parasols. Tardelli était l’un d’eux. Pour résister au soleil, il portait une large chemise blanche. Il avait les idées belles, la crinière abondante et rebelle, son Olympus à la main et son sac en bandoulière. En fin de journée, il attendait les clients dans sa boutique photo au cœur des allées marchandes. Plus tard, il l’avait cédée pour s’installer dans une station de montagne. Il s’était marié. Sa femme l’avait quitté pour un autre et il était revenu à Argelès.
Genio est plus adroit de ses mains qu’avec les moyens de communication modernes, mais il s’amuse à poster ses images sur Instagram. Lorsqu’il lit les commentaires dithyrambiques de ses abonnés, il oublie que son heure de gloire est passée il y a bien des années. Le temps où il vendait ses œuvres pour des centaines de francs n’avait pas duré, il s’était vite remis à faire des travaux à la petite semaine, courant les mariages, les journées portes ouvertes, les pots de départ avec les verres de champagne en rang d’oignons, enterrant son talent sans faire de sentiment.
Sa chevelure moins abondante a blanchi, comme sa barbe de cinq jours sur son visage marqué et arrondi par les années. Aux grandes théories, à l’entre-soi, à l’autosatisfaction, Genio Tardelli préfère la discrétion d’un regard. Fidèle d’aucune église, il supporte l’indifférence, pas le dégoût des choses. Ici les gens l’aiment bien, il a la réputation d’un type charmant, un homme droit.
Sur le sable, Louise allongeait trois serviettes bleues. Serge plantait profondément le pied d’un parasol rouge en fumant une Peter Stuyvesant. Julien plongeait aussitôt dans les vagues. Quand Genio arrivait à leur hauteur, il baratinait. C’était son métier et il avait l’art de faire plier les estivants regardants sur les dépenses. Ce n’était pas le cas de Serge et Louise, chaque jour ils se laissaient convaincre facilement : elle criait « Julien, viens là un instant, on va faire une photo avec le monsieur ». Genio disait « Petit, installe-toi avec tes parents », il invitait Serge à se déplacer légèrement, mais le père faisait mine de ne rien entendre. Pour se donner une contenance sur les photos, le môme, mouillé et recouvert de sable de la tête aux pieds, faisait des grimaces. Son extravagance énervait sa mère. Le père, le visage fermé, ne bronchait pas. Il retournait sa cigarette pour en allumer une autre avant que la première ne soit totalement consumée. « Voilà, parfait, ne bougez plus. » Julien était fasciné par cet artiste itinérant, par son allure, sa façon de s’habiller, de parler, la dextérité avec laquelle il maniait son appareil, pour lui c’était ça la liberté. Être photographe sur la plage d’Argelès. Son envie de faire ce métier est née là. Il avait demandé un reflex pour son anniversaire. Serge avait promis de lui acheter le meilleur.
Tardelli cadrait et appuyait sur l’obturateur de son argentique. Il donnait le ticket avec l’adresse où retirer les images et poursuivait sa progression. Julien le regardait s’éloigner. Ses talons glissaient de ses tongs et s’enfonçaient dans le sable brûlant.
Les années précédentes, Louise n’allait jamais voir les photos, mais en 1986, prétextant des achats à effectuer, elle laissait Serge et Julien prendre un verre au bistro et elle se rendait dans la boutique de Tardelli.
Il y a neuf mois, début août, Genio était seul. « Morne et seul », écrivait Paul Verlaine qu’il ne lisait plus. Parfois, à la manière de son poète préféré, il rêvait de conversations amoureuses, d’échanges passionnés et tendres, pour oublier que sa vie se terminait dans la râpeuse latitude d’un bord de mer. Il y a neuf mois, début août, tout a changé. Un lundi matin, le jour de son emménagement, il a reconnu immédiatement Louise Denner, même si trente-deux ans s’étaient écoulés. Pour être plus précis, il a d’abord identifié un tatouage sur son bras droit. Six lettres, dans le sens de la hauteur, IHA BLE. Elle le porte depuis ce temps ancien où elle passait ici ses vacances en famille.
Le soir du baiser, dans les rues d’Argelès, Genio avait déambulé au hasard, ne sachant pas s’il était heureux ou désespéré. Un instant, il avait bien cru apercevoir Louise, Serge et Julien parmi la foule, entre le bois des pins et les manèges. Il aurait juré qu’elle dégustait une glace à la fraise.
Ce même soir, personne ne se doutait que la joie plus intense qui se lisait sur le visage de Louise n’était pas seulement le reflet du bonheur des vacances et de la lumière des lampions multicolores qui éclairait la ville. Elle pensait à Genio, à son audace, à son odeur, à sa douceur, à sa façon de la saisir. Son désir était monté plus haut qu’elle n’avait jamais pu l’imaginer. Personne ne se doutait que son rythme cardiaque accélérait quand elle revoyait la scène de l’arrière-boutique. Cet instant où elle avait succombé au charme d’un photographe vagabond.
Depuis l’été 86, elle laissait les hommes à distance, pas question d’envisager le moindre début d’intimité. Genio Tardelli ne faisait pas exception, mais ces derniers temps, la Parisienne était moins sauvage. Leur complicité s’était renforcée au fil des jours et de leurs conversations autour d’un petit vin de pays. Ils étaient amis, ils allaient au cinéma, ils prenaient des verres au Café Novo. Elle avait confiance en lui. La preuve, elle lui avait laissé un double de clés, au cas où.
Il y a deux jours, Genio Tardelli a craint que Louise ait eu un problème, un malaise, une attaque ou, pire, qu’elle soit décédée, parce que ces choses-là arrivent, c’est dans les journaux. Il n’entendait pas les chansons de Luz Casal qu’elle mettait en boucle d’habitude. Il avait d’abord pensé que cela lui faisait des vacances, puis très vite, que ce n’était pas normal. Il était descendu, avait frappé à la porte. Aucune réponse. Il avait hésité à pénétrer dans l’appartement, imaginant son corps sans vie allongé sur le sol, dévoré par les nombreux chats sauvages qu’elle nourrissait et qui entraient et sortaient à leur guise par la fenêtre entrouverte de la salle de bains. Finalement, n’écoutant que son courage, il avait déverrouillé la serrure.
Les rideaux étaient à moitié tirés. Le logement avait l’aspect d’une nature luxuriante. Des plantes vertes et des vases garnis de fleurs fraîchement coupées étaient posés un peu partout. Les derniers rayons du soleil circulaient entre les feuilles des frangipaniers, des figuiers de Barbarie et des orchidées et se reflétaient dans les chromes des appareils ménagers. Deux siamois et un chat de gouttière rôdaient en attendant un repas incertain. Leurs miaulements rompaient le silence.
« Louise ? Louise, vous êtes là ? »
Comme un détective expérimenté, Genio fit le tour de l’appartement accompagné des chats et d’un sentiment d’exaltation étrange. Dans le réfrigérateur, deux bouteilles de blanc entamées et une boîte de six œufs bio se battaient en duel. Plus bas, un sachet dégageait une forte odeur de poisson frais à côté d’un saladier fermé par une feuille d’aluminium, il n’osa pas vérifier son contenu. Il pensa qu’un cambrioleur avait pu assassiner sa voisine, la découper à la scie avant de stocker les morceaux, que le rapport de police indiquerait des taches de sang invisibles à l’œil nu sur le carrelage, qu’il allait découvrir le tueur en se retournant, mais surtout qu’il abusait trop des séries télé. Il ne trouva aucun corps, aucune trace de lutte ou de départ précipité.
Genio Tardelli repéra un numéro de portable écrit au marqueur rouge sur des Post-it collés les uns à côté des autres sur un mur de la cuisine, au milieu d’un mélange de cartes postales, de tickets de spectacle et de cinéma, de polaroïds. Il composa le numéro avec le téléphone fixe accroché au mur et laissa un message.
Julien n’avait aucune envie de quitter Paris, pas envie de gérer ça maintenant, pas envie d’aller dans ce lieu de l’enfance qu’il a tant aimé. Depuis l’installation de sa mère au bord de la mer, il a refusé toutes ses invitations, même pour Noël. Mais il n’avait plus le choix, le message de Tardelli lui trottait dans la tête comme une archive sonore de mauvaise qualité. Je me demande si Louise est avec vous… le voisin du dessus à Argelès-sur-Mer, deuxième étage gauche… Elle ne m’a pas averti de son départ… C’est curieux… monsieur Tardelli, Genio Tardelli… N’hésitez pas à me rappeler… Argelès-sur-Mer… Julien alla chercher la Mercedes rouge au garage et prit la route.
En décembre, c’est Louise qui était montée à Paris. Pour le réveillon, elle avait préparé son traditionnel ceviche accompagné de frites épaisses et, rapidement, ils avaient allumé la télévision. Il n’y avait rien. Ils l’avaient regardée quand même. Julien avait dit trois mots de ses projets de photos. Sa mère avait tendu une oreille distraite avant de changer de sujet, quelque chose sans aucun rapport : « Qu’est-ce que c’est devenu sale Paris ! C’est rare la neige à Noël, c’est navrant! »
Extraits
« Cette nuit vers Argelès lui rappelait ses jeunes années. Entre vingt et trente ans, il avait roulé des milliers de kilomètres sur les autoroutes reliant les métropoles européennes avec cette voiture. Madrid, Lisbonne, Berlin, Genève, Rome, Prague, Liverpool, Dubrovnik, Florence, des journées entières, et des nuits aussi, s’arrêtant dormir sur des parkings déserts, pour faire des photos qu’il essayait de vendre aux agences. Il logeait ici ou là, sillonnait les villes avec son reflex. La Mercedes tournait comme une horloge. Pas une seule fois elle n’était tombée en panne. Il se disait que Serge veillait sur elle. Cette auto était le symbole des années heureuses.
Lorsque le soleil tapait fort sur les sièges, Julien retrouvait les odeurs de son père, mélanges de sueur et de cigarettes, et l’essence de jasmin de sa mère. » p. 33
« Louise Denner a fait le métier, toujours juste, impeccable dans n’importe quel registre, du moins dans ceux qu’on lui proposait, des seconds rôles le plus souvent. «Une existence entière sur le plateau, ce n’est pas donné à n’importe qui et c’est bien là ma réussite», confesse la comédienne. Il y a quelque chose de formidablement arrogant sur le visage d’un acteur quand il formule ce mot, plateau. Quelque chose qui le place au-dessus des autres, privés de ce frisson indescriptible, celui de monter sur une scène de théâtre. C’est si fort que Louise oublie les années où elle a travaillé pour remplir le réfrigérateur, tenir le coup, compléter son nombre de cachets d’intermittente du spectacle et arrondir les fins d’années moroses. Elle avait tourné quelques publicités, enregistré des commentaires de documentaires, accepté un boulot de standardiste dans une compagnie d’assurance, ou même servi dans un bar de nuit, en banlieue pour ne pas être repérée par la profession.
Lorsque les rentrées d’argent étaient insuffisantes, qu’elle ne trouvait ni rôle, ni travail, elle allait au combat avec la volonté d’un général républicain, armée de deux sacs en bandoulière. Arrivée aux caisses des magasins d’alimentation, elle déballait uniquement celui qui était le plus rempli. Et repartait, ni vue ni connue. Elle disait que c’était bien elle cette expression, ni vue ni connue, les tranches de jambon, les Apéricubes, les paquets de gâteaux Lu et le champagne sont bien meilleurs quand on les a volés. Dans les périodes plus florissantes, elle chapardait quand même un ou deux trucs pour ne pas perdre la main. Ce jeu était une révolte. Elle ne connaissait aucune drogue plus forte que la comédie, mais piller un supermarché lui procurait une dose d’adrénaline indispensable à sa survie. » p. 54-55
« Les mots? Quels mots? De quoi tu parles? Des mots de mon enfance si joyeuse, des mots de l’endroit où ma vie a basculé l’été de mes douze ans? Je te rappelle les faits? Ils racontent quoi tes mots? Mes jeux insouciants sur cette plage? Mes plongeons dans la Méditerranée qui n’intéressaient personne? Tu vas m’expliquer pourquoi tu ne m’as plus parlé de mon père? Pourquoi tu t’es installée ici trente-deux ans après? Pourquoi, putain? Tu vas me révéler le contenu de votre dernière conversation? J’ai quarante-cinq ans putain ! Quarante-cinq ans! Tu te rends compte que tu ne m’as jamais rien raconté, même pas le début, ce qu’il y a eu de beau entre vous. Tu te rends compte que tout ça a manqué à ma vie, que tu m’as jeté comme une merde à chaque fois que je t’ai posé des questions, Je pourrais porter plainte pour tentative d’abandon d’un enfant de douze ans!
– Je crois qu’il est possible de faire autrement désormais. »
Elle mesure, si elle en avait besoin, le désert qu’est devenue sa vie.
« Ah oui? Ce n’est plus interdit maintenant? Tiens, j’ai une question: c’était quoi son métier? Qui il était vraiment? Tu as passé des siècles à éviter le sujet, et subitement, un soir d’avril à Argelès, tu as fait un ceviche, tu me balances que c’était son plat préféré, ce que j’ignorais évidemment, et on en parle?
– Julien, les miracles n’existent pas dans les relations humaines, faut du temps pour expliquer les choses, même les plus simples, cela prend parfois des années.
– Mais là, il s’agit de décennies, de ma vie bordel. » p. 63
« Louise sort elle aussi du café, arrive à la hauteur de Julien, et pour la première fois depuis l’enfance, elle attrape son bras. Maintenant, ils avancent ensemble contre le vent. Sous l’effet des tourbillons de sable, leurs yeux coulent. On pourrait croire que ce sont des larmes. » p. 81
« Il y a deux catégories de malheureux, ceux qui creusent leur tombe et ceux qui n’ont pas de pelle. » p. 109
« Quand on est élevé dans le secret des choses, on reproduit ce silence intimement, infiniment. Quand on a passé son temps à essayer de supporter le poids de ses souffrances, c’est très dur de trouver la force d’aimer. » p. 152
Né en 1967, Éric Genetet vit entre Strasbourg et Paris. Il est l’auteur de plusieurs romans dont Le Fiancé de la lune, sélection Talents Cultura 2008, Tomber, lauréat du prix Folire 2016, et Un bonheur sans pitié. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)
En deux mots
Quand on partage sa vie avec une femme membre des services spéciaux, il faut s’attendre à voir sa vie bousculée. Mais les missions d’Edith perturbent tellement Luc que la rupture est inévitable. Il va enfin pouvoir se remettre à son roman. Sauf qu’Edith, de retour d’une mission périlleuse, vient chercher refuge chez son ex.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Partir, revenir
Philippe Djian nous revient avec un roman doucement ironique qui se lit comme un thriller. Double Nelson, une prise de soumission au catch, raconte comment après leur rupture, Edith et Luc finissent par se retrouver pour une vie de couple très particulière.
Non, Philippe Djian n’en a pas fini avec l’exploration du couple et des mécanismes qui le font fonctionner ou disjoncter. Cette fois, l’histoire de Luc et d’Edith commence au moment de leur rupture. Quand ils se rendent compte que la passion amoureuse a cédé la place au conflit quasi permanent. Et quand vous saurez qu’Edith est membre des forces spéciales, vous comprendrez combien il peut être éprouvant de se frotter à elle. Si Luc a pu accepter leurs jeux sexuels et son irrépressible envie d’avoir toujours le dessus, il doit rendre les armes. Un post-it collé sur la porte du réfrigérateur est là pour le signifier la fin de leur aventure qui, il est vrai, avait commencé bien curieusement. En mission, Edith l’avait confondu avec un ennemi et l’avait neutralisé en deux temps, trois mouvements. Le temps de se rendre compte de sa méprise, il avait succombé à son charme. Un peu sado-maso, mais tout aussi surprenant pour quelqu’un qui cherche l’inspiration.
Revenu au célibat, il constate cependant que la solitude lui pèse, que la séparation lui laisse un goût amer. Par chance Marc Ozendal, le nouveau voisin qui s’est installé en face de chez lui, est aussi séparé de sa femme. Si bien qu’ils peuvent noyer dans l’alcool leurs beaux souvenirs et s’encourager mutuellement à de meilleurs lendemains. Et puis, il est peut-être temps de se remettre à ce roman qu’il a promis à Caroline, son éditrice qui attend avec impatience de le lire.
Mais cette nouvelle routine n’a pas le temps de s’installer qu’Edith réapparaît déjà. Blessée lors d’une mission périlleuse, elle trouve refuge chez Luc où elle espère être à l’abri et pouvoir se requinquer. Sauf que dans l’intervalle, il y a aussi eu du changement en face de chez lui avec l’arrivée de Michèle, dont on dira simplement qu’elle est érotomane à tendance suicidaire et qu’elle voit d’un très mauvais œil le retour d’Edith. Mais comment Luc pourrait-il refuser son aide à son ex.? Et comment peut-il espérer cohabiter avec elle sans que le feu de la passion qui continue à couver sous les braises ne se réveille? Ajoutons encore à ces questions l’apparition d’une menace qui se précise au fil des pages.
C’est dans son style joyeusement ironique que Philippe Djian choisit de faire se rencontrer deux êtres diamétralement opposés, la femme baroudeuse et l’écrivain casanier et d’appuyer le trait en donnant à la femme un rôle masculin et inversement. Une recette très «cinématographique» et qui, par parenthèse, se prêterait sans doute fort bien à une adaptation sur grand écran.
Une spécificité que le romancier a peaufiné au fil de ses romans depuis 37°2 le matin, Oh… (Prix Interallié, adapté par Paul Verhoven sous le titre Elle ou encore Chéri-Chéri ou plus récemment avec 2030. Dans ce dernier roman, on retrouve aussi le thème du voisinage qui semble revêtir de plus en plus d’importance dans son œuvre et qui sert à souligner l’évolution des principaux protagonistes. Entre violence et humour, ce combat de catch amoureux en plusieurs rounds est une belle réussite.
Double Nelson
Philippe Djian
Éditions Flammarion
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782081473324
Paru le 25/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas précisément situé, mais d’où il est possible d’entendre l’océan.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un «double Nelson», c’est une prise de soumission qui consiste, dans un match de catch, à faire abandonner l’adversaire. Mais on peut aussi s’en servir dans une relation amoureuse. Tout commence par une séparation. Luc et Edith ont vécu quelques mois d’un amour intense, jusqu’à ce que le métier de cette dernière – elle fait partie des forces spéciales d’intervention de l’armée – envahisse leur quotidien au point de le défaire. Sauf que quand, réchappée d’une mission qui a mal tourné, Edith le prie de la cacher chez lui le temps de tromper l’ennemi à ses trousses, c’est la vie de Luc qui bascule et son roman en cours d’écriture qui en prend un coup. Ces deux-là qui peinaient à vivre ensemble vont devoir réapprendre à s’apprivoiser, alors qu’autour d’eux la menace d’une riposte de mercenaires se fait de plus en plus pesante. Il faudra bien que certains se soumettent…
Les premières pages du livre
« Il savait bien
Il savait bien que ça allait se passer de cette manière. Qu’il était allé trop loin. Edith le rejoignit sur la promenade qui longeait l’embouchure du fleuve. Il y avait du vent, un ciel gris-violet de fin d’été. Il plissait les yeux car ses cheveux lui cinglaient le visage. De sorte que la gifle qu’elle lui administra ne changea pas grand-chose à ce qu’il ressentait. Elle pouvait bien lui en donner une deuxième pour le même prix. Il n’avait pas l’intention de bouger. Sa joue était chaude. Son oreille sifflait.
Elle décida qu’elle allait lui en coller une autre.
Ils en étaient arrivés là.
C’était déjà difficile d’écrire un roman. D’ailleurs, avant de rencontrer Edith, il n’avait rien écrit de bon depuis des mois. Sa vie était partie en vrille, une véritable patinoire, comme d’habitude, au terme d’une énième rupture dont le souvenir s’estompait à peine. Il ne parvenait plus à se concentrer sur son travail, parfois quelques phrases lui venaient, puis son esprit s’échappait et l’entraînait dans une forêt profonde où il ne manquait pas de se perdre. Il rentrait les poches vides. En haillons. Il ne restait plus rien.
Bref, le pays sortait d’une longue période froide et brumeuse. Aux premiers jours de janvier, le soleil s’était remis à briller, l’air sentait déjà bon – des monticules de neige glacée, noircie, encombraient encore les trottoirs et ce maudit roman semblait consentir à reprendre sa route.
Luc menait de nouveau une vie sans heurts, à ce moment-là. Il vivait seul et ne fréquentait pas les sites de rencontres. Il se dégourdissait les jambes dans le jardin lorsque Edith lui était tombée dessus à bras raccourcis, comme un diable surgissant de sa boîte. Leur histoire avait ainsi débuté.
Certes, ils avaient d’emblée partagé quelques mois passionnés, intensément sexuels et sans nuages, mais les fondations s’étaient bientôt fissurées. Avant que tout ne s’effondre. Bien entendu, le roman était une fois de plus en berne – on aurait dit une dépouille jetée au fond d’un puits, il en était malade. D’être à ce point obnubilé par Edith – il aurait dû se méfier depuis le début.
Elle avait fondu sur lui à pieds joints et sous le choc l’avait flanqué par terre alors qu’il était arrêté et prêtait l’oreille à un bruit d’hélicoptère qui stationnait au-dessus des bois. Et avant qu’il n’ait eu le temps de dire ouf, elle était à cheval sur lui et le bâillonnait dans la foulée au moyen de ruban adhésif. Il avait tâché de la faire basculer mais elle lui avait envoyé son coude en pleine figure et profité de l’avoir sonné pour lui lier les poignets avec un Serflex.
Il y repensait parfois avec un sourire attendri.
Elle s’était relevée et parlait dans un microphone fixé au revers de son treillis cependant qu’il grognait, se tortillait sur le sol et cherchait à la déséquilibrer, mais elle esquivait et lui écrasait la figure sous une semelle crottée de ses rangers. Comme il ruait malgré tout dans les brancards, elle avait grimacé et lui avait envoyé un méchant crochet au menton. Elle semblait très énervée. Dans son micro, elle les traitait de connards, d’une voix sifflante. Il ne comprenait rien à ce qui se passait. Elle l’avait presque mis KO. Mais déjà, il était ensorcelé.
Elle lui avait rendu visite le lendemain pour s’excuser. Il s’était plus ou moins entiché d’elle sur-le-champ, au premier regard qu’ils avaient échangé. Elle l’avait bien amoché. Il tenait une poche de glace contre sa joue, son œil droit était à demi fermé et il portait une minerve. Il la fit entrer et retourna à son fauteuil sans attendre. Il y avait une chance sur un million pour tomber sur une femme qui éliminait toutes les autres. Et il fallait que ça lui arrive.
Il s’agissait d’une erreur. Elle en frémissait encore de dépit. Ils s’étaient trompés de maison. De cible. À cause d’un bug. Elle ne pouvait en dire plus. Elle avait abandonné son treillis pour une tenue de mi-saison aux couleurs claires. Elle avait défait ses cheveux. Elle était désolée.
Ça paraît dingue, n’est-ce pas, avait-elle ajouté en souriant.
Il leur avait fallu
Il leur avait fallu quelques mois avant de s’apercevoir que leur affaire ne tournait pas très rond et l’été se transforma en fournaise, le torchon brûla et Luc ne parvint plus à penser à autre chose, il ne voulait pas la perdre mais la douleur que lui procurait cette seule pensée n’était pas sans intérêt. Ils multiplièrent les désaccords, les malentendus, les scandales dans les restaurants dès qu’ils avaient un peu bu. Les insultes.
Et un matin, alors qu’elle avait passé la soirée de la veille à flirter sous son nez avec le patron de la boîte – quoi qu’elle en disait –, il avait fourré ses affaires dans un sac et il était rentré chez lui après avoir collé un Post-it sur le miroir de la salle de bains pour informer Edith qu’il la quittait.
Elle n’avait pas apprécié le Post-it. Le vent soufflait et elle venait de lui asséner une sacrée gifle. Leur liaison avait viré à l’aigre mais il était resté face à elle, sans dire un mot, en souvenir des bons moments qu’ils avaient passés ensemble. Il commençait déjà à la regretter. Elle avait eu raison de le frapper. Il aurait d’ailleurs pu lui rendre la pareille, lui envoyer quelques bonnes gifles pour y avoir mis du sien à tout foutre en l’air. Ils méritaient d’être punis tous les deux pour ce qu’ils avaient proprement piétiné.
Il rangea le garage en rentrant. Edith l’avait encombré de son matériel et on ne pouvait plus rien y mettre. Il passa l’après-midi à monter des étagères métalliques pour y déposer son attirail, son tapis de course, son rameur, ses ballons, ses haltères et autres, et surtout le sac de frappe suspendu au beau milieu, autour duquel elle tournait avant de le cogner sans prévenir, le plus méchamment possible, lui décochant une série qui aurait mis un homme de cent kilos à genoux. Certains matins, quand il se levait à l’aube pour travailler, pour être tranquille, pour fixer toute son attention sur cette pourriture de roman en cours et afin de se laisser baigner par le silence, par l’éveil de la nature engourdie, etc., il entendait soudain l’impact des gants sur le sac et il savait qu’ensuite ce serait le grincement du rameur et pire encore que tout lorsqu’elle se mettrait à cavaler sur son tapis F75 haut de gamme comme s’il y avait le feu. De sorte que, bien entendu, son humeur s’en ressentait et il tâchait de surmonter sa contrariété, mais quelquefois il en avait marre.
Et pour dire la vérité, il n’aimait pas son côté militaire, son besoin de commander, même quand ils baisaient. Souvent c’était comme une lutte, lequel finirait par grimper sur l’autre, mais dans ce cas précis les choses lui convenaient. Ils avaient enlevé les pieds du lit pour ne pas tomber de trop haut. Il les remit.
Le soir s’annonçait quand un camion de déménagement s’arrêta devant la maison en face de la sienne, de l’autre côté de la route qui desservait le lotissement. Edith lui avait administré une telle gifle quelques heures plus tôt que son oreille sifflait encore un peu. Il observa un instant ce qui se passait à travers le hublot de la porte. Un break venait de se garer derrière le camion pendant que des types déverrouillaient les portes et actionnaient le plateau élévateur. Deux personnes sortirent de la Volvo. Un type et un gamin. Il n’était pas écrivain pour rien, il imaginait déjà différents scénarios tordus, improbables, sinistres. Il ne les avait pas bien vus à cause de la pénombre. Il trouvait un peu bizarre de déménager à la tombée du soir mais les gens étaient timbrés pour la plupart, de sorte qu’il ne s’en émut pas davantage, éteignit la lumière et regagna son salon en pensant que la journée avait été rude, il ne s’était pas menti.
Le lendemain matin, dès l’aube, il s’installa à son bureau pour écrire et il attendit en vain. Qu’elle commence. Qu’elle envoie dans le sac quelques directs d’échauffement, pof, pof-pof, pof. Il gardait les mains au-dessus du clavier et rien ne venait.
Agacé, il pivota sur son siège à roulettes. La vie de célibataire qui lui tendait les bras une fois de plus ne manquait pas d’attraits mais elle ne comblait pas tout. Il faisait à peine jour lorsqu’il descendit de sa chambre pour faire un peu de repassage ou quoi que ce soit d’autre du moment qu’il ne restait pas bloqué sur une contrariété – et l’absence d’Edith, déjà, était partout.
Il savait qu’il devrait serrer les dents durant quelque temps. Il resta dans l’ombre en pénétrant dans la cuisine. Il avait une vue imprenable sur la maison d’en face. L’aurore était encore timide, aucune lumière ne brillait alentour en dehors des fenêtres des nouveaux arrivants. Derrière lesquelles circulaient des silhouettes sombres au rez-de-chaussée. Le camion avait disparu.
Le jour se leva lentement. Il s’apprêtait à tirer le store pour s’isoler de ceux d’en face, mais il se ravisa, il trouva que c’était inamical, à tout le moins impoli. Autant se montrer sous un bon jour. Il n’allait pas leur adresser un signe de bienvenue, il n’irait pas jusque-là, d’autant qu’il était de nouveau accaparé par le complet silence qui régnait autour de lui, il avait perdu l’habitude d’être seul. Il fit la grimace. Il ne savait pas encore comment réagirait le roman, c’était mal parti, il allait devoir trouver le moyen de reposer ses doigts sur le clavier et accepter de souffrir. Les conditions étaient réunies pour que l’affaire tourne au fiasco. Il en était aux deux tiers mais la fin lui paraissait encore si lointaine qu’il faillit vomir. Pour certains, quitter une femme était comme arrêter l’héroïne, la descente était raide.
Il remonta dans sa chambre, rouvrit son ordinateur portable et resta assis, paralysé, jusqu’aux alentours de midi devant l’écran éteint, et aucun signe de vie de cette ordure de roman qui restait bloqué sur une phrase comme une voiture qui aurait embouti un arbre. Pas le moindre tressaillement.
On sonna à sa porte. Les chaînes tombèrent à ses pieds. Tout était bon parfois pour s’échapper sans donner l’impression qu’on fuyait. Il quitta son bureau sans attendre, la conscience presque tranquille, et il descendit aux nouvelles.
Je suis votre nouveau voisin, lui annonça le gars qui se tenait derrière la porte en survêtement. Je venais voir si vous n’auriez pas un marteau à me prêter.
Ça devint une habitude
Ça devint une habitude, ces emprunts d’outillage. Le gars s’appelait Marc Ozendal et il était plutôt sympathique. Il rendait les outils propres et nettoyés à la fin de la journée. L’occasion de se croiser, d’échanger trois mots, de parler du temps. Mais très vite, chacun s’aperçut que l’autre était logé à la même enseigne, que des histoires de femmes étaient là-dessous, et ils se détendirent, Marc sortait d’une rupture brutale et Luc avait rompu avec Edith. Ils savaient de quoi ils parlaient.
L’été commençait à prendre des couleurs d’automne. Il faisait encore bon vivre dehors et ils étaient là, tous les deux, assis dans le jardin avec le gosse, Paul, qui tournait sur son vélo autour du rond-point, et une bière légère à la main, l’air était doux, le soleil cliquetait dans les feuilles rouges, ils ne s’étaient pas dit un mot depuis deux minutes et profitaient de ce calme en observant le couchant.
Parfois je me demande si j’ai bien fait, déclara Luc sans prévenir ni même tourner la tête. Je commence à oublier ses mauvais côtés.
Moi pareil, répondit Marc derrière ses lunettes de soleil. Alors que je l’aurais étranglée, par moments. Bon, je sais que j’ai pas le droit de dire ça, mais.
Non, coupa Luc, tu en as tout à fait le droit. Ne te gêne pas. Elles ne prennent pas de gants avec nous, ne l’oublions pas.
Je ne risque pas d’oublier. Elle finira bien par nous remettre la main dessus. Son avocat est une ordure. J’hésite à inscrire Paul sous un faux nom à l’école, mais je me dis que c’est reculer pour mieux sauter. Elle lâchera pas le gamin.
Ça, souvent elles nous tiennent, d’une manière ou d’une autre. Au point que les pires moments s’estompent, c’est malheureux à dire. Bientôt on ne verra plus que leurs qualités.
Marc sortit une photo de son portefeuille et la tendit à Luc.
Je te présente Iris, soupira-t-il. On dirait un ange, n’est-ce pas. C’est ce que j’ai cru. Elle cachait bien son jeu. Par moments, je me demandais si elle n’avait pas mangé du chien enragé, je plaisante pas.
Tu as entendu parler des forces spéciales, demanda Luc en plissant les yeux dans la lumière ambrée qui frémissait au-dessus des arbres. Edith a été la première femme à les intégrer, du jamais- vu. Un mental d’acier, une résistance à toute épreuve. Les balèzes qui s’entraînaient avec elle n’en croyaient pas leurs yeux. Elle a commencé par me sauter dessus à pieds joints lorsque nous nous sommes rencontrés. Elle est tombée du ciel. Je me suis retrouvé à l’hôpital. J’aurais dû me méfier, je sais, mais bon, tu sais comment ça marche. Bien sûr que tu le sais. On a ça au fond des tripes, mon vieux. On est marqués.
En dehors de ça, reprit Marc, quand elle prenait ses calmants, tu te serais damné pour elle. Oui, elle rentrait ses griffes, oh oui. Mais ça ne durait pas longtemps. Si je voulais la prendre dans mes bras, je devais me dépêcher.
On peut ruser de temps en temps, mais ça devient lassant, acquiesça Luc. Je ne me souviens pas d’un seul jour, vers la fin, où Edith n’a pas été furieuse contre moi.
Il resta un instant dubitatif. Quand elles veulent, reprit-il, elles trouvent toujours quelque chose. C’est rarement la bonne raison.
Quelques lumières commencèrent à briller aux fenêtres autour d’eux – deux trois familles, des femmes seules avec des enfants, des vieux – lorsqu’ils se séparèrent. Marc embarqua Paul et son vélo sous le bras, traversa la route pour remonter chez lui cependant que Luc hésitait à se remettre à son roman. Ce n’était pas écrire dont il avait envie pour le moment. Bien entendu, le sexe à domicile lui manquait déjà mais ce n’était pas tout. Il semblait qu’elle avait gardé une part de lui, qu’il n’était plus entier, et écrire un roman quand on n’est plus entier, ça devient super coton. Il valait mieux en rire. Il n’avait que la quarantaine – bien tassée –, mais il se releva des marches du perron comme un vieillard et retourna à l’intérieur. Écrire était mauvais pour la circulation. Quand elle était bien lunée et qu’il était aimable, Edith lui prodiguait de longs massages, parfois virils mais très efficaces au bout du compte, ou d’autres manipulations beaucoup plus tendres, ingénieuses, mais très efficaces aussi. De quoi tenir durant des heures ensuite, rechargé à mort étonnamment, l’esprit vif, de quoi aligner quelques phrases sur lesquelles on ne reviendrait plus. C’était comme de lever une armée, la sentir grossir dans son dos.
Il sortit un paquet de pâtes surgelées et l’enfourna au micro-ondes. Il songeait à regarder un truc sans intérêt avant de se mettre au travail, quand la nuit serait franchement tombée et que le décor serait emporté. Plus c’était insipide, mieux c’était. Le cerveau se mettait en veille, les tensions se relâchaient, le roman palpitait au loin. Il suffisait de couper le son.
Il regrettait de ne pas avoir un travail de bureau qu’il pourrait quitter à heures fixes. Fermer la boutique après avoir fait ses huit heures. Mais le piège s’était refermé sur lui. Écrire avait foutu sa vie en l’air. C’était la seule raison pour laquelle il continuait de noircir des pages. Pour ne pas s’avouer vaincu.
Edith n’avait plus donné de ses nouvelles pendant trois semaines après cette méchante gifle qu’elle lui avait flanquée et qu’il ruminait jour après jour.
Il payait cher la décision qu’il avait prise. Mettre fin. Certes, Edith avait un côté rigide pas toujours très facile à vivre, mais il ne détestait pas ça, il s’en serait facilement accommodé. Sauf que ce n’était pas le but. Flanquer le feu aux poudres était le but. Rechercher la tension. Cela ne servait plus à rien d’en parler à présent. Il avait fait la seule chose qu’il y avait à faire. Il fallait savoir se couper un bras. La douleur était le gage d’être toujours en vie. C’était comme ça, il n’y pouvait rien. Il était conscient du mal qu’il avait fait à ces femmes en les poussant à bout. Provoquer l’orage. Faire tonner la foudre. Larguer Edith au moyen d’un Post-it était la meilleure façon de se la mettre à dos. Ça n’avait pas loupé.
Mais ce foutu roman était sauvé. Une fois de plus. Avant que les braises ne s’éteignent, il fallait réagir. Anticiper, ne pas reculer devant le sacrifice. Il en croisait quelquefois des comme lui, il repérait au premier coup d’œil ceux qui payaient le prix fort, qui se mutilaient, qui offraient leur gorge pour se remettre en selle. Ils se reconnaissaient. Ils préféraient s’éviter. Ils ne semblaient pas très fiers d’eux-mêmes. En tout cas lui ne l’était pas.
Caroline, son éditrice, qui l’observait depuis des années, avait fini par comprendre comment il fonctionnait, quel carburant il utilisait, et elle trouvait ça navrant, déplorable, mais il vendait encore quelques livres, une rareté par les temps qui couraient, et leur amitié était solide. Il n’empêche, elle éprouvait de la pitié pour ces femmes lorsqu’elle y pensait, elle en avait au moins connu trois avec lesquelles il avait rompu au simple motif qu’il n’en pinçait que pour l’épreuve de force. Edith était la quatrième, la dernière en date. Avec Luc, les ruptures s’enchaînaient, les orages éclataient, les incendies brûlaient durant des semaines et des mois, il n’y avait pas d’alternative, ça semblait ne jamais finir, de sorte que Caroline n’évoquait plus guère la question avec lui. Elle fréquentait des écrivains depuis si longtemps qu’elle ne s’étonnait plus de rien. Elle avait parfois l’impression de diriger une clinique psychiatrique. Des murs capitonnés n’auraient pas été superflus.
J’hésite à me faire poser un stérilet, lui déclara-t-elle en fermant la porte de son bureau. Il y a du pour et du contre. Tu ferais quoi, à ma place.
Il se laissa tomber dans un fauteuil. Je n’en sais rien, soupira-t-il. Je ne peux pas imaginer être à ta place, ajouta-t-il en réprimant une grimace, tu te rends compte de ce que tu dis, comment je pourrais te répondre. J’en sais rien. Je n’y connais rien. Je croyais que la plupart des femmes prenaient la pilule, c’est tout ce que je sais.
Moi aussi, bien sûr. Mais c’est ma gynéco. Et Gilbert a peur que ça le blesse.
Mais non, il ne va pas se blesser, fit Luc avec un haussement d’épaules. C’est étudié pour, putain.
Luc, tu m’as l’air bien nerveux de bon matin.
Non. Pas du tout. Mais on ne s’épargne rien, Edith et moi. C’est vraiment pénible. Encore maintenant depuis qu’elle est réapparue pour récupérer ses affaires. Toujours à couteaux tirés. Je ne sais pas comment on s’y prend.
C’est vrai que c’est une énigme, fit Caroline en prenant l’air étonné.
Elle pourrit la moitié de ma journée, reprit-il, je ne peux rien faire d’autre que de penser à elle. Heureusement qu’il reste l’autre moitié pour écrire. Dans l’ambiance que tu imagines.
Il jeta un coup d’œil pensif sur le bleu du ciel.
Mais bon, reprit-il, rien ne vaut la tension. Pour écrire, j’entends, rien ne vaut ce courant électrique. L’impérieuse nécessité, Caro. J’arrive à m’y mettre chaque jour. C’est un miracle. Alors que toutes les braises ne sont pas encore éteintes. Mais le bouquin avance, les choses vont bien de ce côté-là.
Luc. Je n’en doute pas une seconde. Mais pourquoi ne pas rompre une bonne fois pour toutes. Ce serait plus simple.
Non, rien n’est simple. Tu veux dire trancher tous les liens. Pourquoi pas. Mais non, ça ne marcherait pas. On est encore en pleine lutte. J’allais dire en pleine nuit. Mais le maudit bouquin avance, ne changeons rien. Ne déclenchons pas de nouvelles hostilités.
Elle haussa vaguement les épaules puis l’invita à déjeuner.
Rien n’a changé, sauf qu’on ne couche plus ensemble, déclara Luc en consultant la carte. Je crois que je suis perdant, non, dans l’histoire. En ce moment elle me harcèle à propos d’haltères qui auraient disparu. Mais qu’est-ce que j’en sais moi, je ne suis pas le gardien de son attirail. Elle a fouillé le garage de fond en comble. C’est quand même effrayant, m’a-t-elle balancé, c’est quand même effrayant ce peu de respect que tu as pour mes affaires. Bon, je ne te fais pas de dessin. Elle était au bord de la crise de nerfs.
Mais tu n’en as pas assez parfois, s’étonna Caroline avant d’ajouter qu’elle avait envie d’une pizza à l’ail et d’un verre de vin blanc sec.
Oui, tu as raison, c’est fatigant, répondit Luc. C’est exténuant. Mais c’est une saine fatigue. Comme après un déménagement, quand le soir tombe et qu’on reste assis au milieu des cartons sans bouger, légèrement hébété. Écoute, je vais faire comme toi. Pizza à l’ail.
Ils passèrent un bon moment ensemble, quoi qu’il en soit. Il faisait bon, ils parlèrent de tout et de rien. Ce n’est pas un écrivain qu’il faut à cette femme, finit-il par déclarer tandis qu’ils prenaient leur café. Ça ne pouvait pas coller. On s’est entêtés pour rien. On s’est aveuglés. Edith a besoin de se dépenser. Chaque fois qu’elle rentrait d’une mission elle était enchantée. Qu’est-ce que je pouvais lui apporter de plus. Elle revenait couverte de bleus et je ne pouvais pas la toucher pendant une semaine. Elle a ça dans le sang, Caro, qu’ajouter de plus. Elle a sauté cent fois en parachute et moi pas une seule fois et ça m’étonnerait que ça m’arrive. Ça dit bien ce que ça veut dire.
J’aimais bien Edith. On s’entendait bien, soupira Caroline.
Oui, mais là n’est pas la question. Moi aussi je l’aimais bien. Tout le monde l’aimait bien. Mais c’est fini, c’est terminé. Je ne sais pas sur quel ton je dois le dire, j’ai l’impression que personne ne m’entend. Edith la première. Elle ne se prive pas de m’appeler quand ça ne va pas. Est-ce que moi, est-ce que je l’appelle. Non, je me sers un verre et j’attends que ça passe. Je ne lui demande pas si je peux dormir sur son canapé pour un oui ou pour un non, elle m’a fait le coup une ou deux fois déjà. Elle a débarqué à l’improviste, elle a cogné à ma porte. J’aurais pu être avec quelqu’un, j’ai halluciné. Je lui ai dit eh bien entre, fais comme chez toi, et je suis retourné me coucher. Je te dérange, m’a-t-elle lancé, tu n’es pas seul peut-être. Je n’ai rien répondu, je suis reparti dans ma chambre, j’ai éteint la lumière et j’ai fermé les yeux. Parce que si c’est ça, si c’est ça qu’Edith appelle une séparation, alors on a un problème, je ne sais pas où on va. Mais c’est aussi ma faute, Caro, j’aurais dû partir en voyage, me mettre en mode avion, là elle aurait compris que les mots avaient un sens. J’ai été trop faible. J’aurais dû changer toutes mes serrures.
Mais tu ne l’as pas fait.
Non, mais j’y pense toujours. Quand elle aura compris que nous nous sommes séparés pour de bon, qu’elle ne peut plus m’avoir sous la main en permanence, que ses visites impromptues ne sont plus tolérables, eh bien tout ira mieux. »
Né en 1949 à Paris, Philippe Djian est l’auteur de plus d’une vingtaine de romans parmi lesquels 37,2 le matin, la série Doggy Bag (Julliard, 2005-2008), Impardonnables (prix Jean Freustié), Oh (prix Interallié), Chéri-Chéri, Marlène… (Gallimard, 2009, 2012, 2014, 2017.) et 2030 (Flammarion, 2020). Plusieurs d’entre eux ont été adaptés au cinéma, tel 37,2 le matin par Jean-Jacques Beneix (avec Béatrice Dalle et Jean-Hugues Anglade, 1986), mais aussi Impardonnables, par André Téchiné (avec Carole Bouquet et André Dussolier, 2011), Incidences (Gallimard, 2010) par les frères Larrieu, sous le titre L’Amour est un crime parfait (avec Karine Viard et Mathieu Amalric, 2013) et Oh, par Paul Verhoven sous le titre Elle, avec Isabelle Huppert (2016). Il est également le parolier de Stephan Eicher. (Source: Éditions Flammarion)
En deux mots Entendant différentes versions de la rencontre de ses parents, un petit garçon s’amuse à jouer avec ces moments qui marquent un destin. Si le voisin qui s’installe avait été une voisine, s’il avait choisi une école d’ingénieurs plutôt qu’une école de commerce… Les différents scénarios nous sont livrés dans ce roman interactif.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Le roman des «si»
Si le voisin qui s’installe à côté avait été une voisine, si j’avais choisi une école d’ingénieurs plutôt qu’une école de commerce… Dans ce roman interactif, Pierre Raufast nous propose les différentes versions possibles et remporte haut la main la palme de l’originalité!
Il y a d’abord ce souvenir d’enfance. Quand le narrateur avait sept ans, la maison de ses voisins était mise en vente. L’occasion pour le petit garçon de rêver que les nouveaux propriétaires auraient un garçon de son âge avec lequel il pourrait jouer. Mais c’est une avocate plongée dans ses dossiers et soucieuse de son calme qui achète la maison et ne va pas tarder à prendre en grippe ce voisin bruyant. Bien entendu, l’histoire aurait été très différente si le voisin avait été différent. Par exemple un homme sympathique et qui va se prendre d’affection pour son jeune voisin et lui ouvrir de nouveaux horizons. Alors, comme l’écrivain à la capacité de refaire son scénario et d’imaginer différentes histoires possibles, Pierre Raufast choisit de nous raconter ces deux histoires possibles. Fini le roman qui n’a qu’un seul fil conducteur; finie la «pelote narrative imaginée par l’écrivain et déroulée de façon linéaire par le lecteur». Place désormais au roman interactif, sorte de jeu de piste offert au lecteur, mais surtout réflexion ludique sur le roman, la fiction, les choix que nous faisons tout au long de notre vie et qui la façonne et la transforme, à l’image du scénario très changeant de la rencontre de ses parents. Ils s’amusent à modifier et embellir la chose à chaque que leur fils leur demande la «vraie version». Ce faisant, ils offrent à leur fils la liberté d’imaginer. Et il ne va pas se gêner! Mais voici venu le moment de vous livrer le mode d’emploi de ces Embrouillaminis: vous pouvez décider de poursuivre votre lecture de façon linéaire ou suivre les instructions en fin de chapitre si vous préférez privilégier un scénario plutôt que l’autre. Vous pouvez aussi, et c’est ce qui fait tout le sel de ce livre, choisir d’abord une version puis le suivante. Ces nombreuses variantes de lecture ne rendent toutefois pour le critique pas la tâche facile: comment résumé l’histoire? Disons simplement que l’enfant, puis l’adolescent va, suivant le cas, pouvoir suivre différentes filières scolaires, connaître ses premières expériences amoureuses et s’engager soit dans une école de commerce, soit dans une école d’ingénieurs. Côté cœur, l’option de s’installer avec sa copine puis fonder une famille a longtemps été prioritaire. Mais il va finalement choisir l’objection de conscience et travailler auprès d’une association ou encore de s’engager seize mois en entreprise à l’étranger (en lieu et place de son service militaire) et s’envoler pour le Mexique, où l’administration de la défense va finir par l’oublier. Découvrant la culture de l’Amérique centrale, il va également faire quelques belles rencontres qui vont à nouveau changer sa vie. Engagé comme effaroucheur à l’aéroport, il va passer ses soirées avec Salvador, Ruben, Flor, Ramirez ou encore Salina vont lui faire connaître des expériences inédites et le conduire, sous une forte drogue, à un jeu mortel. Arrêté, il va alors connaître la prison. «Quand je sortirai, je serai écrivain et je raconterai des histoires. Là, je pourrais imaginer les destins que je n’ai pas eus. Je pourrais vivre mille vies par procuration, je pourrais créer des alternatives et tester des mondes meilleurs. L’écriture, ce sont mes simulations numériques à la puissance cent, car seule l’imagination limite les univers possibles. Et puis un jour, peut-être, quand j’aurais suffisamment écrit, quand je ne distinguerai plus vraiment le réel de la fiction et que ma mémoire me jouera des tours, alors peut-être que ce jour-là je serai finalement en paix. Je confondrai mes livres et la réalité: je penserai que c’est dans un de mes romans que j’ai enterré une pute mexicaine, que j’ai volé des choses dans une galerie d’art, ou que j’ai piraté l’ordinateur d’une écrivaine. La réalité et la fiction se mélangeront dans un épais brouillard et je pourrai enfin m’endormir serein.» Un projet mené de main de maître, avec cet humour qui a fait le succès de La fractale des raviolis et de La Baleine thébaïde, dont on retrouve du reste un morceau d’histoire dans ce nouveau roman, sorte d’autopromotion bienvenue. «Si vous refusez ce placement de produit honteux, indigne de l’intégrité littéraire de son éditeur, alors, à titre tout à fait exceptionnel, vous pouvez revenir sur votre choix, ce fameux matin où les oiseaux piaillaient dans les platanes. Rendez-vous au chapitre 43, page 270.» Voilà sans aucun doute le roman le plus original et le plus ludique de cette année. À votre tour désormais de construire votre version!
Les embrouillaminis Pierre Raufast Éditions Aux Forges de Vulcain Roman 300 p., 20 € EAN 9782373051063 Paru le 21/05/2021
Où? Le roman est situé en France, principalement dans la vallée de Chantebrie, à Saint-Bourdasse-en-Brie. On y passe aussi par Coupiac, Chaudes-Aigues, Saint-Flour, Verdun ainsi qu’au Mexique, à El Sauz, Morelia et Mexico.
Quand? L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur «Aussi, en ce jour d’avril, quand cette voiture se gara en face du portail, j’étais collé contre la vitre, à observer le destin du monde. Deux personnes en descendirent, les visites commençaient. Cela remonte à loin et quand j’évoque ce passé, une brume enrobe mes souvenirs, l’essentiel est là, mais les détails m’échappent. Je ne me souviens plus du temps qu’il faisait ce matin-là. Je crois me souvenir qu’il faisait beau.» S’il faisait beau, c’est une première histoire qui commence. Mais, si ça se trouve, il pleuvait. C’est une autre histoire qui commence. Pourtant, il n’y a qu’une histoire, qu’une vie, celle de Lorenzo, un jeune homme. Comme chacun d’entre nous, sa vie est une suite de choix. Quelles études faire? Où vivre? Avec qui vivre? Dans ce roman existentiel, mélancolique, inventif et émouvant, Pierre Raufast vous invite à vous perdre, comme son héros, dans la fantastique impossibilité de maîtriser nos choix et nos vies, dont pourtant nous rêvons de faire des destins.
Les premiers chapitres du livre « Chapitre 1 Nous habitions au numéro 10 de la rue. Mon père, professeur d’histoire-géographie, était né à Toulon. Ma mère, d’origine madrilène, enseignait l’espagnol. Je n’ai jamais trop compris comment ils s’étaient rencontrés. Quand je leur posais la question, ils se regardaient d’un air complice et me sortaient toujours une version différente. Une fois, ils étaient les deux nouveaux professeurs du lycée de la vallée de Chantebrie, l’autre fois, c’était à des cours de danse, une fois même, ils affirmèrent avoir fait connaissance à Madrid, dans un café où ma mère était serveuse. Enfant, cette ribambelle d’histoires me plaisait et était devenue un jeu récurrent entre nous. Les dimanches soir de mélancolie, je réclamais à ma mère une nouvelle variante que j’épinglais quelque part dans le coin de mon cœur. Mais, en grandissant, j’arrivai à la conclusion qu’eux-mêmes ne se souvenaient plus de la vraie version, ou en avaient honte. Sinon, pourquoi tant de mystères ? Un jour, bien des années plus tard, agacée par mon insistance, ma mère me répondit d’un ton froid que je ne lui connaissais pas : « Mais, au fond, Lorenzo, quelle importance ? Ce qui compte, c’est qu’un jour nous nous sommes rencontrés, que nous nous sommes aimés, et que tu sois né, non ? » Ainsi réduisait-elle mon existence à la rencontre entre un ovule et un spermatozoïde. Les faits lui donnaient raison, mais j’eusse apprécié un conte plus étoffé, plus romanesque. Une vie ne se résume pas au tronc sec du dernier hiver, sans mémoire des feuilles du passé. J’acquiesçai malgré tout ; ils avaient le droit d’avoir leur petit secret, mais longtemps cette phrase me hanta. Elle sous-entendait que nos vies se résumaient en quelques points de passage obligés. J’entendais ma mère décrire ainsi nos destinées : « Je suis née, je me suis mariée avec ton père, tu es né. Tu te marieras, tu auras un enfant, un jour je mourrai, puis viendra ton tour. » Deux existences condensées en moins de trente mots. Certes, les trous restent à combler mais, au fond, quelle importance, mon chéri ? Le principal est dit. Voici l’extrait sec. Triste synopsis minimaliste d’une vie qui gomme les rencontres annexes, les petites réussites sans lendemain, les voies sans issue, les infimes détails, les aléas sans conséquence. L’inquiétude du printemps 1986, cette bouteille qui réconcilia deux amis, la tuile envolée par cette nuit de fort mistral : tout ce qui fait le sel de nos petites vies. Seules les âmes fortes peuvent être ainsi comptables de leur vie. Mais l’heure n’est plus à la philosophie ; il est temps de commencer ce récit par un de mes plus vieux souvenirs.
Nous habitions au numéro 10 de la rue, dans un lotissement de maisons mitoyennes à deux étages. Là-haut, les chambres. Au rez-de-chaussée, le salon, la cuisine et un bureau. Chaque maison avait son jardinet constitué d’une terre jaune de remblai où seuls quelques aromates habitués aux sols arides poussaient. Ma mère, cette magicienne, avait tout de même réussi à faire jaillir un mélange de fleurs champêtres le long du grillage délimitant notre jardin. Les premières années, la maison mitoyenne était habitée par un vieux monsieur que l’on ne voyait jamais. Je n’ai pas vraiment de souvenirs de lui. Bien des années plus tard, mes parents m’apprirent qu’il avait été un écrivain assez connu dans les années 1950, mais que ses livres étaient désormais introuvables. Son œuvre maîtresse avait été une saga familiale en sept volumes sur l’histoire de la vallée. Qui se souvient de tout cela aujourd’hui ? Existe-t-il un paradis pour les personnages de fiction oubliés ? Une sorte de Champs Élysées où flotteraient les âmes vertueuses faites de lettres et de sueur ? À moins que nos bibliothèques ne soient qu’un vaste cimetière où reposent éternellement ces chimères littéraires. Il mourut dans la plus grande discrétion et son fils mit sa demi-maison en vente. J’avais sept ans, et je me souviens que je fantasmais sur les futurs propriétaires. J’espérais une famille avec un garçon de mon âge avec qui je pourrais jouer aux cow-boys et aux Indiens. Et si c’était une fille ? Une chipie avec laquelle je serais obligé d’aller à l’école en lui tenant la main ? Je fronçais les sourcils : et si c’était un grand qui me volerait mes jouets ? Ou, au contraire, une mamie très gentille qui m’offrirait des bonbons ? Tout était possible, ce qui rendait l’attente encore plus délicieuse. Aussi, en ce jour d’avril, quand cette voiture se gara en face du portail, j’étais collé contre la vitre, à observer le destin du monde. Deux personnes en descendirent, les visites commençaient. Cela remonte à loin et, quand j’évoque ce passé, une brume enrobe mes souvenirs, l’essentiel est là, mais les détails m’échappent. Je ne me souviens plus du temps qu’il faisait ce matin-là.
Je crois me souvenir qu’il faisait beau. Dans ce cas, rendez-vous au chapitre 2. Mais je me trompe certainement. Comment pourrais-je m’en souvenir ? Si ça se trouve, il pleuvait. Rendez-vous au chapitre 3.
Chapitre 2 Il faisait grand beau temps. Je m’en souviens, car la pelouse était verte et déjà drue pour la saison. Il ne manquait plus qu’un voisin de mon âge pour la transformer en mini-terrain de foot. En bordure du jardin, les bourgeons commençaient à pointer leur nez. Le soleil tapait sur les larges portes vitrées, ce qui donnait au salon une clarté incroyable. La veille, j’avais attrapé un nouveau papillon. C’était ma grande passion du moment. Je les cueillais délicatement par les ailes et les plongeais dans un bocal où se trouvait un coton imprégné de chloroforme. Une fois « endormis » (le mot pudique que mes parents utilisaient à la place de « morts »), je les scotchais dans un grand cahier à spirales. Impatient, je sortis voir de plus près ce premier visiteur. J’avais pris ma collection sous le bras, comme le font les enfants, pressés de montrer leurs trésors aux nouveaux venus. C’était une dame sans âge, grande, sèche, tout de noir vêtue. Elle me vit et se figea. Elle se retourna vers le propriétaire et dit, comme si je n’existais pas : « J’aime bien le calme ; j’espère que les voisins n’ont pas d’enfants bruyants ? — Rassurez-vous, dit le monsieur sans me regarder. C’est un couple d’enseignants tout à fait charmant, et ils n’ont qu’un seul enfant, qui est déjà au primaire. Mon père n’a jamais eu à se plaindre. C’est une famille très discrète. » La dame fit la moue et pénétra dans la maison. J’entendis le claquement de ses talons sur le carrelage, puis la porte se referma. Elle fut agréablement surprise par la luminosité du séjour. Elle imagina instantanément l’emplacement de son canapé, de son immense bibliothèque et de ses plantes vertes. L’étage lui convint aussi parfaitement : de quoi arranger une chambre d’amis et aménager un bureau où elle pourrait étudier ses dossiers. Madame A. était avocate et passait une grande partie de ses nuits à travailler ses plaidoiries. Elle ferma les yeux et évalua le silence des lieux. Visiblement satisfaite, elle posa deux ou trois questions d’usage et annonça qu’elle achetait la maison au prix demandé. Je les vis remonter dans la voiture, sans un coup d’œil ni un au revoir pour ma petite personne. Je restai encore quelques minutes, mon grand cahier sous le bras, à regarder s’éloigner la voiture. Je n’avais jamais imaginé un tel scénario. Pour moi, il y avait toujours un enfant, gentil ou méchant, qui alimentait ma vision manichéenne du monde. C’était oublier que les adultes, aussi, peuvent être cruels.
Pendant toute mon enfance, madame A. fut une voisine détestable. À chaque fois que j’invitais des copains à la maison, elle se plaignait à mes parents : trop de bruits, trop d’agitation. Pour mes neuf ans, nous étions huit garçons et ma mère se disputa avec elle. C’était un mercredi après-midi ; nous avions improvisé un match de foot dans le jardin et la voisine était sortie furieuse. Elle préparait la défense d’une adolescente et nos cris compromettaient son sort. À l’entendre, nous serions tous responsables de sa condamnation à perpétuité. Ma mère avait argumenté ; des garçons de neuf ans ont besoin de bouger. L’avocate avait énuméré froidement les différents recours possibles face à cette situation qu’elle jugeait intolérable. Au dîner, ma mère avait fustigé cette « vieille fille aigrie qui ne comprend rien aux enfants et à la vie ». Mon père, révolutionnaire dans ses tracts et utopiste de comptoir, ne bougea pas le petit doigt. Que faire face à une représentante du droit ? Mes parents renoncèrent à organiser d’autres anniversaires à la maison. Par extension, ils n’acceptèrent plus d’inviter des amis les mercredis ou les week-ends. Armée de son Dalloz, le Code civil rouge qu’elle brandissait en guise d’épée de Damoclès, elle devint un épouvantail à copains. Roi sans amis dans son royaume : mes camarades se moquaient de moi. Lorenzo, pourquoi ne peut-on pas venir chez toi ? Tes parents sont-ils trop pauvres pour nous payer un goûter ? As-tu honte de ta chambre ? Je ne suis pas ton copain, tu n’as pas envie que je vienne ? Si tu ne m’invites pas, je ne t’invite pas. Je tenais cette sorcière pour responsable de mon sort. À cause d’elle, j’appris la cruauté des enfants. Petit à petit, mes camarades de classe s’éloignèrent de moi. Me restaient mes papillons, mes jouets et mes livres, dans lesquels je m’immergeais avec délectation. Solitaire, je me créais des univers improbables où ma voisine subissait les dix plaies d’Égypte et bien plus encore.
Quand madame A. croisait mes parents, elle me vilipendait abondamment. Elle m’accusait d’avoir saccagé ses lauriers, d’avoir mis de la boue sur son paillasson, de ne pas être suffisamment poli avec la boulangère, et prédisait à mes parents la plus noire destinée pour moi : « Ce garnement finira en prison ! » Sur les lauriers et bien d’autres bêtises, elle avait raison, mais elle ne pouvait empêcher un enfant, esseulé par sa faute, de jouer les Zorro vengeurs. Quelque part, elle était responsable de mon indiscipline et de ma croisade. Le pâté de maisons était mon terrain de combat, le champ d’expérimentation de mes histoires imaginées dans mon lit. Notre grillage, la frontière entre le territoire des gentils et celui des méchants.
Heureusement, mes parents contrebalançaient cette ambiance délétère. Ils me nourrissaient de lectures et de jeux de société. Mon père, insatiable anarchiste éclairé, en profitait pour me parler des problèmes sociaux qui gangrenaient notre époque. Les parties de Monopoly étaient ponctuées de réflexions sur les bulles spéculatives. Il m’expliquait avec des mots très simples des concepts aussi compliqués que la liberté et le capitalisme. Il illustrait l’attrait pervers des dictatures au moyen de jeux de société. De son côté, ma mère me parlait régulièrement espagnol, et grâce à elle je commençai ma sixième avec un niveau avancé. Elle me conseillait des livres et je fus un lecteur précoce, le chouchou de la bibliothécaire. C’était mon lot de consolation. J’arrivai au lycée avec une solide culture générale. Bilingue, je lisais Gabriel García Márquez ou Jorge Luis Borges dans le texte. Je connaissais par cœur des tirades de Don Quichotte, ce qui impressionnait favorablement les filles de ma classe. Mais mon livre préféré restait Dune, un roman de science-fiction écrit par Frank Herbert. Il y avait dans cette épopée de l’Épice une dimension militaire et économique qui me fascinait. C’était un univers entier en six romans, dans lequel je me noyais avec volupté des soirées entières. Curieux de tout, quand on me demandait ce que je voulais faire plus tard, j’envisageai à peu près toutes les filières possibles sauf le droit. La figure de l’avocat, personnifiée par ma sinistre voisine, me rebutait. Avec l’âge, j’appris à relativiser son comportement et m’en amusait. Avec plusieurs années de retard, je me vengeais de sa phonophobie en lui téléphonant en plein milieu de la nuit ou en déposant dans sa boîte aux lettres différentes fientes d’animaux ramassées spécialement pour elle. Je me souviens d’un jour où elle avait fait le tour du quartier avec une boîte en carton remplie de merde de chien. Elle montrait à tous les parents les abominations dont elle était victime, ne sachant pas s’il s’agissait d’une vengeance liée à un récent procès ou d’une blague potache d’un voisin. Finalement, ce n’était qu’une pauvre femme vivant dans un continuel climat d’insécurité et de stress. Ses nuits à potasser les dossiers la rendaient encore plus fatiguée, encore plus irascible. Quand je partais le matin, je la voyais tirer discrètement les rideaux pour contrôler les allées et venues dans la rue. Elle devenait paranoïaque.
Pendant les années lycée, mon père entra dans sa phase « uchronie ». La droite avait gagné les élections et, avec la cohabitation, les années socialistes n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes. À table, il aimait refaire l’histoire à partir d’hypothèses politiques fictives. Il lançait des débats stériles : « Et si Mitterrand avait été élu dès 1974 ? Vous vous rendez compte de là où on en serait aujourd’hui ? », ou bien : « Et si la crise de Cuba avait abouti à une troisième guerre mondiale ? » Ma mère levait les yeux au ciel. « Si ma tante en avait, ça serait mon oncle ! » Cette expression me faisait rire, mais mon père gardait son sérieux. Avec l’âge il devenait une sorte de militant virtuel, délaissant les événements politiques actuels pour s’intéresser à ceux qui auraient pu se produire. Ma mère lui reprochait de vivre au subjonctif, dans des mondes parallèles qu’il modelait. Il la reprenait en levant l’index bien haut : « Parallèles, mais justes et égalitaires. » Mon père aurait dû être écrivain pour façonner son monde d’encre et de feuilles.
L’année du baccalauréat, je n’avais toujours pas la moindre idée du métier que je voulais exercer. Je m’intéressais à tout, donc à rien en particulier. Ma mère me conseilla d’intégrer une école de commerce. Là-bas, je continuerais les mathématiques, la finance, l’histoire économique, les langues vivantes ; une bonne filière pour repousser de quelques années mon choix d’orientation. Je suivis sa recommandation et passai deux difficiles années en classe préparatoire, où mes seules pauses consistaient à lire et relire inlassablement les six tomes de Dune. En 1993, j’intégrai une école de commerce en région parisienne et me retrouvai avec une faune bien différente de celle que j’imaginais. Il y avait pas mal de requins, des jeunes gens, souvent issus de milieux favorisés, qui n’avaient qu’une seule ambition : dominer le monde. Être les rois de la finance, reprendre des entreprises, fermer les usines en France pour les rouvrir en Chine, inventer des besoins futiles, jouer sur nos peurs primaires, développer le consumérisme pour mieux vendre, encore et encore. L’objectif n’était pas de devenir riche, mais d’être le plus riche. Moi qui adorais le réalisme magique de la littérature sud-américaine, moi qui vénérais l’idéalisme dérisoire de don Quichotte, je me retrouvai d’un coup dans le grand bain du pragmatisme financier. Produire plus pour s’enrichir davantage. Quand je racontais tout cela à mon père, il jubilait. Enfin, je lui donnais raison et prouvais la décadence de notre civilisation : « L’argent pourrit tout, il faudrait revenir à des valeurs humanistes plus fondamentales. Si en 1945, Churchill n’avait pas… » Ma mère levait les yeux au ciel et changeait de pièce.
Mais, même dans une fourmilière, on trouve toujours des exceptions, des fourmis à cinq pattes. Claire, une petite brune pétillante, partageait peu ou prou ma vision du monde. Bretonne, elle avait grandi dans un village où les hommes étaient marins ou éleveurs de cochons. Elle aimait bien les crêpes au chocolat, le vin blanc, les recueils de poésie, l’écologie, les discussions autour d’une tisane, les caresses de mes doigts dans son dos. Plus tard, elle voulait travailler aux ressources humaines pour aider les gens à s’épanouir. Elle pensait que le monde de l’entreprise était déjà bien trop cruel et qu’il fallait rajouter une pincée d’humanité dans les rouages. Contrairement à mon père, elle ne refusait pas le système en bloc ; comme don Quichotte, elle espérait toujours trouver un gramme de compassion dans une place boursière. J’aimais sa sensibilité autant que son corps et nous savourions ce délicieux début de relation, plein d’élans amoureux et d’illusions. Je l’appelais « ma princesse ». En cours, je m’asseyais souvent un ou deux rangs derrière elle, pour le plaisir de la regarder. Ignorant tout du cours soporifique, je laissais mon esprit s’égarer et me demandais sans cesse comment notre relation évoluerait. Où et avec qui serai-je dans dix ans ? Avec elle ? Avec une autre ? Serons-nous mariés ? Aurons-nous un jour des enfants ? Un ? Deux ? Trois ? J’aimais entrevoir tous ces futurs possibles. Finalement, j’avais hérité de mon père cette passion pour les mondes hypothétiques. J’étais le cancre de Prévert qui alimente ses rêveries par l’oiseau de son cœur.
En 1995, je découvris le jeu vidéo Dune II. J’achetai à cette occasion mon premier ordinateur, pour retrouver les héros de ma saga préférée. Je passais des nuits à jouer, à faire fructifier mes stocks d’Épice et à me créer une double vie numérique. Cet univers virtuel m’éloignait de la froide réalité de mon école. Pourtant ce monde fantastique rempli de meurtriers, d’arrivistes et de coup bas n’était pas meilleur que le monde réel, mais j’avais l’impression d’avoir un réel pouvoir sur lui, une meilleure emprise sur les choses.
En dernière année, je me spécialisai en simulation financière, seule option possible pour échapper à la folie esclavagiste de l’économie moderne. Protégé derrière mon ordinateur, je modélisais le monde boursier et imaginais les évolutions à venir. J’étais curieusement moins intéressé par l’appât du gain que par cette promesse numérique de prédire les choses. Je ne vendrais pas l’Épice, mais prédirais les volumes. Je serais le nouveau Nostradamus en costume-cravate. En cours, nous apprenions à jouer avec les paramètres, à répondre aux questions des mercenaires. Quelque part, cela me plaçait au-dessus d’eux : « Le cours de l’action va-t-il chuter ? » ; « Si la société perd un gros contrat, quel en sera l’impact boursier ? » : « Et si la banque centrale remonte son taux directeur ? » Je jonglais avec les hypothèses et domptais à mon tour le subjonctif paternel. Je voulais modéliser le monde, canaliser les si pour mieux les comprendre, rendre prévisible le risque aléatoire. Dans un autre monde, j’aurais pu devenir météorologue pour prédire le temps du lendemain, les ouragans et les cyclones. J’expliquais à Claire ma passion : « Le mot si n’a que deux lettres : il serait dommage de se laisser mener par le bout du nez par un si petit mot. » Elle me répondait par des baisers et, une fois repu, je m’allongeais sur le dos et rêvais de maîtriser cette danse du chaos, ce tango imprévisible qui façonne le futur.
Ainsi s’illusionnent les jeunes diplômés.
Rendez-vous au chapitre 4.
Chapitre 3 Je crois me souvenir qu’il pleuvait depuis au moins une semaine. De ces giboulées de mars qui jouent les prolongations. La pelouse était dans un état catastrophique, l’herbe était soit trop haute, soit remplacée par une boue gorgée d’eau. Je me disais que si un voisin de mon âge arrivait, on ne pourrait pas jouer au foot avant l’été. Il n’était que 11 heures du matin, mais les nuages gris donnaient une ambiance crépusculaire – si bien que nous gardions les lampes allumées toute la journée pour augmenter la clarté. Je mis mes bottes, mon imperméable à capuche et sortis en vitesse pour voir de plus près cette première visiteuse. C’était une dame sans âge, grande, sèche, tout de noir vêtue. Elle pencha son parapluie et m’observa avec méfiance. Elle se retourna vers le propriétaire et dit, comme si je n’existais pas : « Je ne supporte pas le bruit. C’est bien dommage de voir que les voisins ont des gamins. — Rassurez-vous, dit le monsieur en me regardant, c’est un couple d’enseignants tout à fait charmant et ils n’ont qu’un seul enfant. Mon père n’a jamais eu à se plaindre. C’est une famille très discrète. » La dame fit la moue, me dévisagea et mit le pied dans une flaque formée au pied du perron. Son talon s’enfonça de quelques centimètres. Elle jura, j’éclatai de rire. Elle me lança un regard noir, ressortit sa chaussure toute maculée de boue et entra dans la maison sans même s’essuyer sur le paillasson. L’homme alluma le plafonnier et une lumière blafarde s’écrasa sur les murs vides. Elle secoua la tête. « J’ai besoin de clarté. Je ne pourrais jamais vivre dans une telle caverne. — Le temps n’est pas idéal. Normalement le séjour est très lumineux. Je vous propose de monter voir les chambres. — Ce n’est pas la peine. — Voulez-vous repasser quand il fera meilleur ? » Elle lui décocha un regard agacé : « Je cherche une maison plus claire et surtout sans voisinage. Vous comprenez, je travaille beaucoup chez moi et j’ai besoin d’un calme absolu. » Il voulut dire que son père, lui aussi, avait besoin de silence quand il écrivait. Mais la femme avait l’air déterminée alors il haussa les épaules et la raccompagna vers la porte.
Une semaine plus tard, le fils revint accompagné par un homme d’une cinquantaine d’années. Il ne pleuvait plus et le visiteur commença par inspecter le jardin. Je courus dans le jardin pour me poster à quelques mètres du grillage. Il tourna la tête et m’apostropha. « Alors jeune homme, comment tu t’appelles ? — Lorenzo, monsieur. — Et dis-moi, Lorenzo, comment est le jardin ? » Je le regardai sans trop comprendre la question. « Y a-t-il des insectes ? Des mantes religieuses ? Des papillons ? Est-ce qu’il y a beaucoup de vers de terre ? » Le propriétaire voulut répondre, mais l’homme lui fit un clin d’œil. Je m’avançai d’un pas et marmonnai tout en tripotant mes mains : « Des papillons, oui, et des fois il y a des sauterelles, monsieur. — Des vertes ou des marron ? » Je haussai les épaules. Il s’approcha de moi et s’accroupit. « Ce n’est pas pareil, tu sais. Je parie qu’ici ce sont des criquets. Les sauterelles préfèrent la campagne, car elles sont omnivores. Les criquets sont herbivores, c’est parfait pour les petits jardins comme le tien. » À cette époque, je collectionnais les papillons. Je les cueillais délicatement par les ailes et les plongeais dans un bocal où se trouvait un coton, imprégné de chloroforme par mon père. Une fois « endormis » (le mot pudique que mes parents utilisaient à la place de « morts »), je les scotchais dans un grand cahier à spirales. « J’ai une grande collection de papillons dans un cahier, vous voulez la voir ? » L’homme rit. « Pas tout de suite, bonhomme. Je dois d’abord visiter la maison pour savoir si elle me plaît. »
Ils entrèrent dans la maison et je me mis à chercher des criquets dans l’herbe. Il était encore trop tôt dans la saison, mais je trouvai quand même un énorme escargot caché sous une feuille. Tout fier, je me campai devant le grillage pour exhiber ma merveille. Les deux hommes sortirent quelques minutes plus tard et se serrèrent la main. Je restai à les regarder, à l’écart, n’osant pas montrer ma trouvaille à l’inconnu. Ils parlèrent quelques minutes, puis se dirigèrent vers le portail. Au moment de partir, l’homme se tourna vers moi. « Je vais bientôt revenir, j’espère que tu me montreras ta collection de papillons. » Sans un mot, je lui tendis mon escargot. Il le prit et l’observa. « Je vais le remettre dans l’herbe. Ce serait dommage que, ce soir, il ne puisse pas dormir chez son papa et sa maman. » Voilà ma première rencontre avec monsieur B., ingénieur des Arts et Métiers, qui allait devenir mon mentor durant plusieurs années.
Monsieur B. travaillait à la centrale hydroélectrique de la vallée. Le week-end, quand il jardinait, et que je n’invitais pas de copains à la maison, je m’empressais de le rejoindre. On passait alors de longues heures à faire des expériences. Il m’apprit à mesurer la valeur de pi avec les troncs d’arbres et une simple ficelle. On construisit des mini-éoliennes avec des bouchons de liège et des dynamos de vélos. Il m’expliqua les rudiments de l’électronique en démontant de vieux appareils. Il m’aida à enrichir ma collection de papillons en m’emmenant promener dans les collines. Je traversai l’école primaire d’un souffle exalté. Tout était prétexte aux mesures, aux expériences, au bricolage, à l’observation du monde. Je découvrais l’infini pour y déposer des mots d’enfant. Monsieur B., émerveillé, battait des mains et me racontait les étoiles. Mes parents voyaient d’un bon œil l’influence de ce voisin, devenu un ami de la famille. Le samedi soir, il dînait avec nous et quand je montais me coucher, je les entendais jouer aux cartes et rire jusqu’à fort tard. Il était barbu, monsieur B., et j’ai en mémoire ce collier poivre et sel déformé par un sempiternel sourire. Au collège, l’apprentissage devint plus théorique et il insista pour relire mes devoirs de mathématiques et m’enseigna des notions plus complexes. « La connaissance est liberté. Sors des quatre murs de la prison où le système veut t’enfermer. Ouvre toujours tes yeux et tes oreilles ! Sois un observateur attentif du monde. » Il me dévoila la beauté des équations différentielles bien avant l’heure. J’aimais mettre le monde en équation et m’étonner que cela colle parfaitement. Mes copains me regardaient, incrédules, préférer ces charabias à un après-midi de foot. Je délaissais un peu le français, un peu l’histoire-géo, ne gardais une moyenne excellente qu’en espagnol grâce à ma mère. C’est lui qui m’initia aux jeux vidéo, avec Zork, un jeu minimaliste où je me perdais mille fois dans de délicieuses ramifications narratives. À cette époque, mon père était englué dans d’éternelles rengaines politiques. Il rabâchait sans cesse de vieilles histoires, refaisait le monde à sa façon en imaginant des issues possibles à des situations inventées. Monsieur B. s’en amusait : « Finalement, la politique ressemble aux sciences physiques : vous imaginez des mondes idéaux, vous explorez des variantes infinies de modèles économiques, sans jamais rien faire de concret. Vous êtes de vrais théoriciens ! » Ma mère éclatait de rire et mon père revêtait son sourire gêné. Et puis un printemps, j’avais quatorze ans, monsieur B. nous annonça qu’il était muté dans une autre ville, à l’autre bout de la France, dans un autre univers. C’était une promotion, il y serait directeur d’une centrale hydraulique. « Mais pourquoi ne pas être directeur de celle de la vallée ? » Il m’expliqua que cela ne fonctionnait pas ainsi et que, pour pouvoir évoluer, il fallait bouger. « Augmenter l’entropie du système pour ne pas qu’il se relâche » : son clin d’œil humoristique ne suffit pas à me consoler. À l’âge où d’autres vivaient leur premier chagrin d’amour, j’expérimentai un grand vide, une tristesse de tout autre nature.
Ses anecdotes, ses expériences, ses sollicitations me manquèrent. Seul, il est beaucoup plus ardu de se motiver. Je perdis progressivement mon avance et m’intéressai mollement à d’autres choses. Mon père, plongé dans ses journaux politiques, ne levait le nez que pour me faire réciter mes leçons d’histoire-géographie, et encore, en rajoutant son grain de sel sur le dessous supposé des cartes. Ma mère profita de mes errances pour revenir à l’assaut avec ses romans espagnols. Je lus sans déplaisir Don Quichotte, mais n’insistais pas au-delà. La lecture comblait mon besoin d’imaginaire, mais n’arrivait pas à satisfaire ma soif de possibles, des hypothèses et des expériences qui les valident. Les romans n’ont qu’un seul fil conducteur ; ce n’est qu’une pelote narrative imaginée par l’écrivain et déroulée de façon linéaire par le lecteur. Une simple vision statique du monde, là où monsieur B. m’avait fait entrevoir la dynamique de systèmes bien plus complexes. Pour combler ce vide, je m’investis dans les jeux vidéo. C’était l’époque des premières consoles de jeux. J’adorais l’idée de refaire dix, vingt, cinquante fois la même partie et de constater que les monstres optaient chaque fois pour des comportements différents. Chaque partie était unique tout en obéissant aux mêmes schémas. Voilà ce qu’il manquait aux livres ! En vérité, la composante aléatoire des monstres renouvelait le plaisir, mais n’apportait pas grand-chose au dénouement. Je finissais toujours par affronter le boss à la fin des premiers niveaux, puis je perdais systématiquement par manque de temps. Cela ne m’empêchait pas d’essayer encore et encore, tel Sisyphe poussant son rocher inlassablement au sommet de sa montagne. J’initiais mon père à Populous, un jeu vidéo où nous incarnions un dieu chargé de l’évolution d’une civilisation. C’était l’occasion rêvée de mettre en pratique ses théories humanistes et anticapitalistes. Il n’en fut rien. Il se contenta de regarder, hébété, les petits personnages bouger au gré de mes mouvements de souris tout en répétant « C’est incroyable ce que l’on fait aujourd’hui ». Il m’incita à bâtir des républiques démocratiques qui n’avançaient pas. Nous étions encore à l’âge de pierre quand des dictatures armées nous envahissaient. Mon père s’agaça de cette vision voltairienne de l’homme et fustigea les producteurs américains du jeu.
À la place de monsieur B., un jeune couple et leur bébé s’installèrent dans la maison mitoyenne. Au début, j’entendais les pleurs de la petite fille la nuit. Puis la situation se normalisa et ce ne fut que des bonjours et bonsoirs polis quand on se croisait. Pendant les années lycée, mon père se noya dans sa phase « uchronie ». Il aimait à refaire l’histoire à partir d’hypothèses politiques fictives. Il aimait lancer des débats stériles, du style : « Et si Mitterrand avait été élu dès 1974 ? Vous vous rendez compte de là où on en serait aujourd’hui ? », ou bien : « Et si la crise de Cuba avait abouti à une troisième guerre mondiale ? » Ma mère levait les yeux au ciel. « Avec des si, on mettrait Paris en bouteille ! » Cette expression me faisait rire, mais mon père gardait son sérieux. Avec l’âge il devenait une sorte de militant virtuel, délaissant les événements politiques actuels pour s’intéresser à ceux qui auraient pu se produire. Ma mère lui reprochait de vivre au subjonctif, dans des mondes parallèles qu’il modelait. Il la reprenait en levant l’index bien haut : « Parallèles, mais justes et égalitaires. » Mon père aurait dû être écrivain pour façonner son monde d’encre et de feuilles. En terminale, j’étais un élève normal, pas forcément excellent, mais pas ridicule non plus. J’avais gardé de mon compagnonnage avec monsieur B. un certain goût pour le questionnement, la curiosité et les sciences. Longtemps je me suis demandé quelle aurait été ma scolarité au lycée si monsieur B. n’était pas parti. Aurais-je gardé autant d’avance en mathématiques ? Aurais-je été en tête de classe ? Aurais-je passé moins de temps sur les jeux vidéo ? Nous avions gardé contact. Au début, je lui écrivais presque toutes les semaines pour lui expliquer mes avancées. Mais, les années passant, je ne prenais plus le temps. Trop de choses futiles à faire, pas assez de choses à raconter. J’enfilais excuse sur excuse pour limiter ma correspondance à une ou deux lettres par an.
Mon orientation se fit naturellement ; je m’inscris en classe préparatoire scientifique, comme un bon tiers de mes camarades. Cette idée me plaisait bien : je voulais développer des jeux vidéo, et devenir ingénieur était la voie royale pour décrocher un emploi dans ce secteur. Deux ans plus tard, j’intégrai, par le hasard du classement d’un concours, une école d’ingénieur en mécanique. Domaine a priori loin des jeux vidéo, mais mes parents me pressèrent d’accepter, ce que je fis.
Un peu paumé dans une filière que je n’avais pas choisie, je passais ma première année à décompresser. Beaucoup de bières, des soirées entre potes et des séances de cinéma. Je profitais d’une nouvelle liberté, loin de la vallée de Chantebrie. À cette époque, je passais des nuits entières sur le jeu vidéo Dune II, inspiré de mon roman préféré. Un jeu mélangeant aventures et stratégie dans lequel il fallait équilibrer les conquêtes militaires et économiques. Nous étions tout un groupe de passionnés et nous comparions l’avancée de nos quêtes. Et puis un soir, lors d’une fête moins arrosée que les autres, je discutai avec Camille, une grande perche blonde qui avait atterri là par tacite validation parentale d’un brillant parcours scolaire. Comme moi, elle n’avait aucun attrait pour la mécanique, mais elle suivait les cours avec application, comme elle l’avait toujours fait. Elle s’acharnait à peaufiner ses devoirs, sachant très bien que jamais elle ne mettrait ces nouvelles compétences en application. Elle se destinait à la gestion de projet, terme vague qui couvrait un ensemble d’activités supposées moins techniques que les autres. Jouet du classement d’un concours national, elle s’adaptait tant bien que mal. Un demi-point en plus et elle aurait atterri dans une école de chimie. Un demi-point en moins, elle se serait retrouvée spécialisée en génie civil. Pourtant, au lycée, Camille voulait devenir aide-soignante ; son rêve était d’aider les personnes âgées. Mais ses parents avaient jugé qu’avec ses résultats scolaires elle pouvait gagner davantage. Alors elle avait suivi une filière scientifique et passé le concours. De toute façon, à dix-huit ans, est-on vraiment capable de savoir ce que l’on veut ? C’était la thèse de son père. Il était expert-comptable, mais rabâchait sans arrêt qu’il aurait voulu faire marin. C’était davantage une posture qu’une véritable réflexion sur sa vie, car, dans ce cas-là, pourquoi n’avait-il pas écouté les aspirations de sa fille ?
Un soir de fin de première année, elle devint « ma princesse », surnom qui lui resta. En deuxième année, je déménageai dans son studio à quelques rues de l’école. Nous faisions l’amour régulièrement, avec cette prescience de savoir que ce n’était que le début d’une grande aventure. Le diplôme en poche, nous irions travailler en région parisienne comme la majorité des couples d’ingénieurs. Trois ans plus tard, nous nous marierions et aurions un ou deux enfants en fonction du logement que nous aurons pu nous payer. Dix ans plus tard, une chance sur deux d’être divorcés. Dans n’importe quel jeu vidéo, j’aurais trouvé ce scénario trop linéaire, trop convenu. Mais c’était ma vie et je n’avais, comme la plupart des gens, aucun regard objectif dessus. Je découvrais pas à pas toutes les étapes d’un sentier mille fois foulé. Nos ancêtres ont beau avoir poli, vie après vie, les marches du destin, nous les gravissons en fiers conquérants, sourds à leurs conseils, aveugles à leur sort.
En troisième année, je choisis un stage à la centrale hydroélectrique de la vallée de Chantebrie afin de me rapprocher de mes parents. Le sujet était intéressant : modéliser la résistance mécanique des pales en rotation. Le premier jour, je demandai à mes nouveaux collègues s’ils avaient connu monsieur B. La plupart d’entre eux s’en souvenaient encore très bien. Dans la salle de repos, les dessins familiaux des employés étaient punaisés sur un grand tableau en liège. Au milieu, j’en reconnus deux que je lui avais offerts vers l’âge de dix ans. L’un représentait une fusée, une usine et un grand monsieur. L’autre, les trajectoires d’un papillon cherchant à éviter le filet d’un petit garçon. Ce fut comme deux petites aiguilles plantées dans mon cœur. C’était un peu grâce à lui que j’étais là, et pourtant cela faisait des années que je n’avais pas pris de ses nouvelles. Était-il toujours directeur ou était-il à la retraite ? Je passai ces cinq mois à travailler sur ma modélisation. Les soirées, je continuais l’extraction de l’Épice dans Dune. J’étais désormais à un niveau avancé du jeu vidéo et ne pouvais plus m’arrêter. La journée, je lançais mes modélisations numériques. Je les tordais dans tous les sens, jouais sur plusieurs scénarios : toute cette combinatoire des possibles me fascinait. À partir de quelle valeur les pales se brisent-elles ? À quelle vitesse minimale la turbine s’arrête ? J’exécutais un tas de combinaisons. J’aimais ces univers virtuels qui n’existaient que dans ma tête et prenaient vie dans cet ordinateur. J’étais devenu le dieu Populous de cette centrale. Je pouvais la faire exploser numériquement en un clic de souris. Les enchaînements de causes racines me fascinaient, tous ces arbres de décisions qui exploraient l’infinité potentielle d’un simple modèle. Alors que ma vie semblait linéaire, préformatée, mon imagination et mon intellect naviguaient dans des myriades multicolores de mondes parallèles. J’avais trouvé ma voie : la simulation numérique et l’accès à des royaumes virtuels infinis. Ainsi rêvent les jeunes ingénieurs.
J’eus soudainement envie de remercier monsieur B. de m’avoir orienté vers cette filière scientifique. Ce stage, à la centrale où il avait travaillé, était une superbe occasion de le faire. Rendez-vous au chapitre 53.
Puis je me dis qu’après son départ j’avais pas mal végété. Sans doute serait-il déçu de mon parcours scolaire, lui qui voyait de grandes choses en moi. Et puis, à quoi bon remuer le passé ? Je laissai tomber cette idée. Rendez-vous au chapitre 4.
Chapitre 4 Le 10 juin 1996, mes parents assistèrent à la cérémonie de remise de diplôme avec cette fierté non dissimulée de voir leur enfant correctement armé pour affronter la vie. Mon père, dans une retenue tout en pudeur, mélange d’une méfiance viscérale envers les élites et d’une satisfaction paternelle. Ma mère, tout en exubérance latine, me serrant dans ses bras et parlant à mon amie presque comme à une belle-fille. Pour nous, l’avenir s’annonçait sous les meilleurs auspices. J’étais désormais sur les rails de la vie et je n’avais qu’à poursuivre mon petit bonhomme de chemin comme mes parents l’avaient fait vingt-cinq ans auparavant en épousant leur carrière de fonctionnaire. Nous allions chercher du travail en région parisienne et, une fois installés, rien ne pourrait nous faire dérailler. Ne restait que la question du service militaire. En février de cette année, Jacques Chirac venait d’annoncer la professionnalisation des armées, mais les garçons nés avant 1979 devaient tout de même remplir leurs obligations militaires. Nous étions pratiquement la dernière génération à partir sous les drapeaux et la plupart de mes camarades de promotion cherchaient une excuse pour se dérober. Les dispenses s’obtenaient de plus en plus facilement. Il suffisait de négocier avec le médecin, d’arguer d’un emploi en CDI, de prolonger les études d’une ou deux années pour être réformé. La question m’effleura. J’avais déjà reçu une offre d’emploi qui ne m’intéressait guère, mais j’aurais pu m’en servir pour éviter ces dix mois sous les drapeaux. J’hésitais. Et puis un drame mit fin à cette indécision.
Comme chaque soir, j’allumai mon ordinateur pour jouer à Dune. Mais cette fois-ci il ne démarra pas, le disque dur était foutu, cramé. Toute ma progression au jeu était perdue, des centaines d’heures de ma vie virtuelle étaient coincées dans cet amas de ferraille inutilisable. Fou de rage, je réinstallai tout et repris ma quête de zéro. Je fus tenté de prendre les mêmes décisions qu’un an plus tôt, mais, pour une raison inexpliquée, je changeai. La trajectoire qui se dessina fut infiniment plus prometteuse. Je collectai plus d’Épice en moins de temps. J’avais dévié un peu de ma route, par hasard, et les effets furent radicalement différents. Je passai les trois heures de mon voyage en train à méditer cette expérience. Et si profitais de cette année de transition pour faire un pas de côté ? Et si j’ouvrais une parenthèse pour tenter autre chose ? Je ne risquais rien : au pire, je pourrais reprendre ma vie comme on reprend une ancienne partie sauvegardée. Le nez contre la vitre, je sentis les vibrations secouer mes convictions. Les champs, les prés et les villages défilaient. Hypnotique spectacle, semblable à une vie déroulée en accéléré. Les trajets en train ont toujours facilité chez moi l’introspection. Jusqu’à présent, ma vie n’avait été qu’un long chemin rectiligne, tracé par le cocon familial. J’étais allé d’une gare à l’autre sans même y penser. Je pressentis que cette année d’interlude pouvait m’ouvrir des perspectives inédites ; le train déraillerait pour m’emmener de l’autre côté du miroir.
J’en parlai à ma princesse, qui fut réfractaire à cette idée. Pourquoi changer de plan ? Pourquoi risquer quelque chose ? Elle préférait répondre à son destin et commencer le prochain chapitre de sa vie, pressée d’atteindre celui où notre premier enfant naîtrait. Elle évita la discussion comme d’autres éteignent la radio pour s’épargner les mauvaises nouvelles. Pendant mon footing, je repensai à Paul, personnage obsédant de Dune. Jessica, sa mère, était génétiquement programmée pour n’engendrer que des filles. En le mettant au monde, elle avait désobéi, mais elle avait permis à son enfant d’avoir un destin extraordinaire. Je n’étais pas si pressé que ça de travailler dans un bureau à la Défense. Et si, moi aussi, j’allais chercher l’Épice de ma vie ? Et si je modifiais un peu les conditions initiales de mon logiciel ? Comme ça, pour voir, pour jouer ? Après tout, n’était-ce pas ce que je savais faire ? Ma mère fut surprise, mais ravie de ma décision. Elle m’incita à voyager. À l’époque, on pouvait remplacer le service militaire par un service civil à l’étranger. L’idée était de trouver une entreprise qui veuille bien vous envoyer dans un pays où elle avait une filiale pour y travailler seize mois. C’était gagnant-gagnant, la société bénéficiait d’aides fiscales et le jeune diplômé trouvait une première expérience internationale tous frais payés. Elle s’activa et dénicha par son réseau hispanophone une copine dont le frère travaillait au Mexique. Il pouvait me pistonner pour entrer à l’aéroport d’El Sauz, dans l’État de Chihuahua. En tant qu’informaticien, il m’avait assuré que j’aurais une mission intéressante. Ma mère était enthousiaste : « Va découvrir le vaste monde, mon fils ! Tu vas rester les quarante prochaines années le cul vissé à une chaise. Profite de cette opportunité ! En plus, le Mexique, c’est un pays génial, celui d’Octavio Paz… » Mon père, toujours branché dans ses trips philosophico-gauchistes, ne comprenait pas mon envie de faire le service militaire. Si je ne voulais pas travailler immédiatement, ce qu’il comprenait, pourquoi ne pas être objecteur de conscience et m’engager dans une cause humanitaire ? « Tu auras tout le temps de travailler pour un patron. Profite de ta jeunesse pour donner un peu de sens à ta vie, tu n’en auras pas toujours l’occasion. » Il proposa de me mettre en relation avec ses amis d’associations culturelles, qui regorgeaient de bons plans humanitaires. Ma copine réfutait en bloc cette histoire de service national. Pourquoi repousser l’entrée dans la vie active ? Ensemble, ce serait plus simple de trouver deux boulots dans la même ville et d’emménager dans un appartement à nous. Je lui parlai de Paul et de la quête de l’Épice. Elle n’adhéra pas à ma théorie, mais concéda, en désespoir de cause, que le service militaire classique était son option préférée. Elle cherchait déjà du boulot en région parisienne et m’encouragea à postuler pour n’importe quel régiment de n’importe quelle armée, marine, terre, air, gendarmerie, pourvu que je sois à moins de trente kilomètres d’elle. Quand je lui disais que jouer au simple soldat pendant dix mois n’était pas une perspective enthousiasmante, elle balayait mes réticences d’un revers de la main : « Faut savoir ce que tu veux ! Et puis tu dormiras chez nous, … »
Extraits « Quand je sortirai, je serai écrivain et je raconterai des histoires. Là, je pourrais imaginer les destins que je n’ai pas eus. Je pourrais vivre mille vies par procuration, je pourrais créer des alternatives et tester des mondes meilleurs. L’écriture, ce sont mes simulations numériques à la puissance cent, car seule l’imagination limite les univers possibles. Et puis un jour, peut-être, quand j’aurais suffisamment écrit, quand je ne distinguerai plus vraiment le réel de la fiction et que ma mémoire me jouera des tours, alors peut-être que ce jour-là je serai finalement en paix. Je confondrai mes livres et la réalité: je penserai que c’est dans un de mes romans que j’ai enterré une pute mexicaine, que j’ai volé des choses dans une galerie d’art, ou que j’ai piraté l’ordinateur d’une écrivaine. La réalité et la fiction se mélangeront dans un épais brouillard et je pourrai enfin m’endormir serein. Ma mémoire défaillante sera la pierre fondatrice de mon ataraxie. Pour l’instant, j’aligne les mots, j’aligne les phrases dans l’attente de ce jour où je m’illusionnerai. Je me crée une forêt de mille histoires pour masquer la seule que je veux oublier. J’invente des personnages, des personnages féminins, je leur donne des prénoms pour enfouir celui que je n’ai jamais su. Je noie dans des fictions ma sombre réalité. » p. 147-148
« Si vous voulez connaître mes aventures sur l’Hirundo, lisez La Baleine thébaïde, du même auteur. Ainsi, nous éviterons de couper des arbres et de gaspiller du papier à recopier ce qui est déjà écrit ailleurs. Après tout, nous sommes dans le chapitre « Mission écologique » et chacun doit contribuer un petit peu. FIN Si vous avez déjà lu ce roman, et que vous vous souvenez de la fin, ou si vous refusez ce placement de produit honteux, indigne de l’intégrité littéraire de son éditeur, alors, à titre tout à fait exceptionnel, vous pouvez revenir sur votre choix, ce fameux matin où les oiseaux piaillaient dans les platanes. Rendez-vous au chapitre 43, page 270. » p. 263
Pierre Raufast est né à Marseille en 1973. Il est ingénieur diplômé de l’École des Mines de Nancy. Il vit et travaille à Clermont-Ferrand. Son premier roman, La Fractale des raviolis, publié aux éditions Alma, obtient le prix Jeune mousquetaire, le prix de la Bastide et le prix Talents Cultura 2014. En 2015, La variante chilienne est dans la sélection du prix du roman Fnac. Les embrouillaminis est son sixième roman. (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)
L’Ami est finaliste du Grand Prix RTL-LiRE qui sera remis le 15 mars, ainsi que du Prix de la Closerie des Lilas 2021.
En deux mots Comment réagiriez-vous si une escouade de gendarmes bouclait votre quartier et vous apprenait que votre voisin, que vous aimiez inviter à l’apéro, était un tueur en série ? Qu’avec son épouse il avait violé et assassiné des jeunes filles ? C’est le drame auquel sont confrontés Thierry et Élisabeth.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Mon voisin est un violeur et un assassin
Tiffany Tavernier a imaginé la déflagration au sein d’un couple quand il apprend que son voisin est un tueur en série. De la sidération à la colère, le choc va avoir de lourdes conséquences.
C’est un quartier résidentiel comme tant d’autres, des villas avec jardin dans un coin tranquille. Tellement tranquille qu’on imagine sans peine la stupéfaction de Thierry lorsqu’il voit débarquer une ambulance, une escouade de gendarmes et le GIGN. Les troupes vont encercler la maison de son voisin et le prier de s’allonger chez lui sur le tapis avec Élisabeth, son épouse, «le temps qu’il faudra». Et alors qu’ils se perdent en conjectures sur le péril qui menace Guy et Chantal, ces derniers sont emmenés manu militari. Mais pour l’heure, on ne leur donnera aucune explication, le temps de fouiller le périmètre autour de la maison et le cabanon où Guy entrepose ses outils. Outils qu’il lui arrive de prêter à son voisin et que la police scientifique va étudier. C’est n’est que le lendemain, avec l’arrivée d’une journaliste, qu’ils vont apprendre la terrible nouvelle. Guy et Chantal Delric sont des criminels, recherchés pour des viols et des assassinats. La télévision va en donner la liste: REINE, 20 ANS, DISPARUE IL Y A SEPT ANS. VIRGINIE, 14 ANS, DISPARUE IL Y A SIX ANS. ZOÉ, 22 ANS, DISPARUE IL Y A QUATRE ANS. MARGARITA, 19 ANS, DISPARUE IL Y A TROIS ANS. SELIMA, 13 ANS, DISPARUE IL Y A DEUX ANS. MARIE-ANNE, 13 ANS, DISPARUE IL Y A DIX-NEUF MOIS. VIOLINE, 15 ANS, DISPARUE IL Y A DEUX MOIS. ANNE-CÉCILE, 14 ANS, DISPARUE DEPUIS QUATRE JOURS, SAUVÉE IN EXTREMIS, AUJOURD’HUI DANS LE COMA. C’est par hasard qu’un couple de randonneurs perdus en pleine forêt est tombé sur Guy au moment où il s’apprêtait à poignarder Anne-Cécile et a pu donner l’alerte. Après identification, la police a pu procéder à son arrestation ainsi qu’à celle de Chantal. Commence alors pour Thierry et Lisa une terrible épreuve, dont il ne mesurent pas encore les conséquences. Ils étaient les amis de ce couple infernal, partageaient régulièrement avec eux un apéro, s’invitaient pour un barbecue ou un dîner et se prêtaient des outils. Jamais, ils ne se sont doutés de ce qui se déroulait à quelques mètres de là. Ils n’ont rien vu, mais doivent détailler leur emploi pour tenter d’éclairer les enquêteurs. Ils doivent aussi résister à la meute des journalistes qui, faute de collaboration, vont se faire de plus en plus insistants. Lisa va craquer la première et part chez sa sœur pour prendre du recul. Thierry s’accroche à son quotidien, même s’il remarque qu’au travail on le regarde différemment. Les séances chez le psy ne vont pas vraiment l’aider, sinon à constater que dorénavant tout le monde le fuit. Il est seul avec sa colère, avec sa peine. Tiffany Tavernier réussit avec beaucoup de finesse à analyser la psychologie de ces victimes collatérales pour lesquelles plus rien ne sera comme avant. Elle pousse aussi fort habilement le lecteur à se mettre à la place de ce couple sans histoires, à le laisser imaginer comment il aurait réagi, en lui livrant des clés troublantes. Car, on a beau se dire que «cela ne nous regarde pas», les autres vous entraînent dans une spirale infernale qu’il est difficile d’arrêter. Comme le disait Voltaire «Mon Dieu, gardez-moi de mes amis!»
L’Ami Tiffany Tavernier Éditions Sabine Wespieser Roman 264 p., 21 € EAN 9782848053851 Paru le 7/01/2021
Où? Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas précisément défini.
Quand? L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur Un samedi matin comme un autre, Thierry entend des bruits de moteur inhabituels tandis qu’il s’apprête à partir à la rivière. La scène qu’il découvre en sortant de chez lui est proprement impensable : des individus casqués, arme au poing, des voitures de police, une ambulance. Tout va très vite, et c’est en état de choc qu’il apprend l’arrestation de ses voisins, les seuls à la ronde. Quand il saisit la monstruosité des faits qui leur sont reprochés, il réalise, abasourdi, à quel point il s’est trompé sur Guy, dont il avait fini par se sentir si proche. Entre déni, culpabilité, colère et chagrin, commence alors une effarante plongée dans les ténèbres pour cet être taciturne, dont la vie se déroulait jusqu’ici de sa maison à l’usine. Son environnement brutalement dévasté, il prend la mesure de sa solitude. C’est le début d’une longue et bouleversante quête, véritable objet de ce roman hypnotique. Au terme de ce parcours quasi initiatique, Thierry sera amené à répondre à la question qui le taraude : comment n’a-t-il pas vu que son unique ami était l’incarnation du mal ? Avec ce magnifique portrait d’homme, Tiffany Tavernier, subtile interprète des âmes tourmentées, interroge de manière puissante l’infinie faculté de l’être humain à renaître à soi et au monde.
Les premières pages du livre « C’EST UN SAMEDI COMME TOUS LES AUTRES. Je m’habille dans la pénombre, en faisant attention de ne pas réveiller Élisabeth. En bas de l’escalier, pas de Jules. D’habitude, elle m’accueillait avec des glapissements joyeux. Dans la cuisine, j’allume la cafetière électrique, je sors une tasse du placard. À travers la fenêtre, l’aube point, les feuilles des chênes frémissent. En face, personne n’est levé. Le silence emplit tout. Quand Jules est morte, c’est Élisabeth qui a voulu qu’on l’enterre dans un cimetière pour chiens, elle encore pour le choix de la tombe. Blanche. La cérémonie était belle. Même ses sœurs sont venues. Ce soir-là, on a tellement bu que tout le monde est resté dormir à la maison, sauf Guy et Chantal, bien sûr. Cela m’a fait quelque chose qu’ils viennent. Surtout Guy. Avec la dépression de Chantal, il en chie. Chie, oui, c’est le mot. On les entend parfois s’engueuler jusque tard, puis rien, ça passe. Nelly, leur chienne, c’était il y a un an. Un vrai coup de malchance, il y a si peu d’allées et venues par ici. L’enfoiré qui l’a percutée s’est bien gardé de laisser son nom, on ne l’a jamais retrouvé. Leur chienne, si. Du moins, ce qu’il en restait : un tas de chairs sanguinolentes qu’on a enterré le soir même avec Guy. À la pelle, dans son jardin. Une sale nuit comme on n’aime pas en vivre. Guy pleurait en silence, je creusais. C’est peut-être la raison pour laquelle Élisabeth a eu besoin de faire les choses en grand pour Jules. Pour rattraper ce malheur. Sur la table, une Musca domestica se frotte les pattes, facile à reconnaître avec ses deux gros yeux rouges et son thorax gris. Je me demande si elles existent au Vietnam. La prochaine fois que Marc nous fera signe, je le lui demanderai. Il a l’air de trouver la vie formidable là-bas. Sur les photos de son compte Instagram, il n’arrête pas de sourire, ce qui rassure Élisabeth. Moi, pas. Qu’a-t-il eu besoin de choisir ce pays ? À coup sûr, mon père n’aurait pas apprécié. Ce boulot, en plus, dans ce grand hôtel. Est-ce qu’on le traite bien au moins ? Dehors, le ciel vire au rose pâle. Je ne suis jamais allé bien loin, moi. Une fois, à vingt-deux ans, quelques jours en Espagne, une autre fois en Suède avec Élisabeth. Puis Marc est né. Partir ne nous disait plus rien ou alors à la mer, en été, avec le petit. Parfois, cela me fait tout drôle de le savoir si loin. Le manque remonte, brutal. Et puis ça passe, comme les disputes entre Guy et Chantal. Cela fait des années pourtant qu’il n’habite plus chez nous, mais bon, sa fac, un coup de voiture et j’y étais. Entre nous, désormais, même l’heure est différente et on a beau communiquer par Skype, plus le temps passe, moins on a de choses à se raconter. Sur la table, la mouche s’envole et vient se poser sur la vitre. Plus que tout, j’aime ces heures où rien encore ne s’agite. Aucun bruit de voiture, aucune sonnerie de téléphone. Seule la lente poussée du jour, le craquement des branches dans le vent. J’avale d’un trait mon café. Après, j’irai faire mon tour le long de l’Aune. À cette heure, je n’y ai jamais rencontré personne à l’exception de Chantal, une fois. Le soleil venait de se lever. Je suis tombé sur elle, assise au bord de l’eau, les yeux dans le vague. La frousse qu’elle a eue en me voyant. Elle n’avait pas dormi de la nuit et s’était dit qu’un peu d’air frais lui ferait du bien. Je lui ai proposé de venir boire un café. Elle m’a fixé d’un air étrange, puis, subitement, elle s’est levée et elle est partie. Élisabeth dit que c’est à cause de ses médicaments. Des trucs tellement forts qu’il faut parfois des mois avant de trouver le bon dosage. Les premiers rayons du soleil illuminent la cuisine. Bientôt, on pourra prendre le petit déjeuner sur la nouvelle terrasse. Le boulot que cela m’a coûté de déblayer le terrain. Mais ça y est, les piliers sont en place, il ne me reste plus qu’à poser les planches. On pourra y installer une balancelle comme dans les films américains. Dessous, je ferai une réserve à bois et, en cas de pluie, j’ai même prévu de construire un auvent. La vue est tellement belle d’ici. Des arbres, rien que des arbres. C’est ce qui m’a le plus emballé quand nous sommes tombés sur cette maison. Ce côté sauvage partout alentour. Élisabeth, non. L’idée de vivre dans un endroit aussi isolé lui faisait peur. L’affaire était si bonne, je l’ai suppliée de réfléchir. En plus d’être vendue pour une bouchée de pain et de laisser entrevoir toutes sortes d’aménagements possibles, cette maison était située à seulement dix kilomètres de l’usine où je travaille et à moins de huit kilomètres de P., le bourg où, en tant qu’infirmière, Élisabeth était attendue à bras ouverts. Si on optait pour un appartement en ville, c’étaient des dizaines de kilomètres en plus par jour et un espace beaucoup plus réduit. Malgré tout, Élisabeth hésitait et je m’apprêtais à renoncer quand sa mère évoqua l’idée d’acheter un chien. Là, ce fut magique. Avec un chien – mais un vrai chien de garde, hein ? –, alors oui, Élisabeth pouvait s’imaginer vivre là-bas. Les jours suivant l’emménagement, j’étais tellement excité que je me suis lancé dans les travaux de notre chambre, de celle du petit, de la salle de douche, puis du salon en bas, de la cuisine et du garage. Aujourd’hui, on a tout ça et même une troisième chambre qu’Élisabeth, faute d’enfants, a décidé de reconvertir en atelier il y a deux ans. Elle y passe de plus en plus de temps pour peindre ses « révélations » : amas de formes et de couleurs qui ne me parlent guère. Mais bon, cela lui fait du bien et vu ce qu’elle endure au boulot… Dans un coin, elle a gardé le lit ; une de ses sœurs y dort parfois. Mon frère, lui, jamais. Mais lui, c’est une autre histoire. Je jette un œil à la deuxième horloge. À Hanoï, il est près de midi, les rues regorgent de monde. Ici, l’herbe est encore mouillée et les libellules dorment. Dans la lumière naissante du jour, tout scintille jusqu’aux roches. Avec un peu de chance, j’attraperai quelques écrevisses et, si l’eau n’est pas trop froide, je me baignerai là où, sous la voûte des arbres, l’Aune est un peu plus profonde. Il va faire beau aujourd’hui. Le ciel est dégagé. Cet après-midi, je sortirais bien la grande échelle pour aller regarder sur le toit d’où vient cette fuite. Guy acceptera-t-il seulement de m’aider à la porter ? Cette nuit, je l’ai entendu rentrer très tard avec sa fourgonnette. Quand cela chauffe trop avec Chantal, il part rouler des heures pour se calmer. Les lendemains sont difficiles. Pour une fois que je ne suis pas d’astreinte. J’irai tout de même tenter ma chance, mais pas avant midi. Guy est d’une humeur de chien le matin. Depuis tout ce temps, j’ai appris à le connaître. J’enfile mes bottes en me promettant, à mon retour, d’apporter à Lisa son petit déjeuner au lit. J’en profiterai pour me glisser à côté d’elle. Elle râlera parce que je puerai la vase, puis me pardonnera parce que je n’ai pas oublié la confiture. Après toutes ces années, je me dis qu’on a de la chance de s’aimer encore si fort. D’avoir cette vie tranquille aussi, même si, chaque soir, elle arrive de plus en plus crevée à cause de la surcharge de boulot et que, de mon côté, je trouve de plus en plus difficile de me lever en pleine nuit pour réparer en urgence une machine tombée en panne à l’usine. Il n’empêche, rien à voir avec la vie de combat de mon frère, celle, du moins, que je lui ai toujours imaginée dans ces pays lointains. Les rares fois où on se parle, je n’ose jamais le questionner et, de lui-même, il ne m’en parle pas. Même pas une femme ou un gosse avec ça. J’attrape ma veste, m’apprête à ouvrir la porte. Tiens, un bruit de moteur et pas qu’une seule voiture. Il n’y a pourtant que nos deux maisons ici. Qu’est-ce que cela peut bien être ? J’ouvre la porte, découvre, abasourdi, une, deux, trois, quatre, cinq, six voitures de flics suivies d’une ambulance, qui déboulent en trombe. Au même moment, je vois surgir de la forêt une vingtaine d’hommes casqués, type GIGN, visières baissées, gilets pare-balles, armes au poing. La scène est tellement irréelle que je me demande si je ne suis pas en proie à une hallucination. Dans un nuage de poussière, les voitures viennent se garer devant la maison de Guy et de Chantal. « Monsieur, vous ne pouvez pas rester ici. » Je fais un bond en arrière, fixe l’homme planté devant moi. « Capitaine Bretan, gendarmerie nationale. » Derrière son dos, des GIGN s’agenouillent en position de tir autour de la maison de Guy et de Chantal. Qu’est-ce que… « Monsieur ? » Dans ma tête, c’est un remous indescriptible. Son front si dégagé, si net. « Combien de personnes sont en ce moment chez vous ? » Je le considère, ahuri. « Monsieur, s’il vous plaît. » Retrouver les mots. L’espace des mots. Leur déroulé logique. « Je… juste moi et ma femme à l’étage, mais enfin… qu’est-ce qui se passe ? » Il jette un œil à la fenêtre du premier, jauge, en une fraction de seconde, la distance entre nos deux maisons. « Ne vous inquiétez pas, nous avons juste besoin d’être sûrs qu’il ne vous arrive rien le temps de notre intervention. – Quelle intervention ? C’est quoi ce… – Monsieur, nous n’avons pas de temps. » Derrière son dos, quatre GIGN armés se rapprochent en courant de la maison de Guy et de Chantal… « C’est nos voisins ? Parce que c’est nos amis, on se connaît depuis un bout de temps… » J’ai presque envie de rajouter l’histoire de la fuite sur le toit, la grande échelle que je ne peux pas porter seul. Sa stupeur m’arrête net. « Vos amis ? » Ben oui, nos amis, tondeuse, parties de cartes, parasol, barbecue, quoi de plus normal, aucune autre baraque à des kilomètres, alors pourquoi cet air interloqué, je voudrais le secouer tout à coup, qu’est-ce qui leur est arrivé ? Seulement, les mots ne sortent pas. Et maintenant, cette façon qu’il a de me fixer. Comme s’il m’en voulait… Comme si c’était trop tard… « Ben oui, Guy et Chantal, quoi. » Sa voix se radoucit. « Écoutez, faites descendre votre femme et, jusqu’à nouvel ordre, ne sortez pas de chez vous et ne vous approchez d’aucune fenêtre, compris ? » ÉLISABETH ME REGARDE SANS COMPRENDRE. Je lui murmure qu’il y a des flics, partout des flics, que cela a l’air grave, très grave même, qu’il faut qu’elle sorte du lit, fissa. Elle se lève d’un bond, passe sa robe de chambre, me suit, les cheveux ébouriffés. En haut de l’escalier, elle se raidit en découvrant le type du GIGN. Le même effroi m’a saisi tout à l’heure. Nos deux maisons dans ce coin si tranquille… Il fallait vraiment qu’un truc de dingue soit arrivé à Guy et Chantal pour rameuter une telle armée. J’ai eu envie de fuir. Au lieu de cela, je suis resté comme pétrifié sur le seuil en essayant du mieux que je pouvais de me calmer. Mon cœur surtout. Les battements de mon cœur. Une véritable explosion. Comme s’il savait déjà la nature de ce qui s’était produit. Quelque chose de terrible que je ne pouvais pas, que je ne voulais pas imaginer. Et maintenant Élisabeth, dégringolant les marches à mes côtés. Elle, d’habitude si gaie. Tant d’hommes pour une petite maison. Quelqu’un les aurait-il tués ? En bas, le GIGN, gilet pare-balles, visière ouverte, désigne du doigt le salon. « Allongez-vous sur le tapis. » Seulement, Élisabeth vient à peine de se réveiller. L’information va trop vite. « Sur le tapis, mais pourquoi ? – Ne vous inquiétez pas, madame, c’est par simple mesure de sécurité, au cas où ça chaufferait en face. – Comment ça, en face ? » Elle a presque crié. Il lui répond qu’il ne peut pas lui en dire plus. Elle se tourne vers moi. « C’est chez Guy et Chantal ? » Je lui fais signe que oui et je vois ses deux pupilles s’agrandir. Le GIGN reçoit un ordre dans son casque. « Allongez-vous maintenant. » J’aimerais lui demander si c’est à cause des balles qu’il s’apprête à tirer ou à cause de celles, perdues, susceptibles de venir d’en face, s’il a déjà connu des situations semblables, s’il sait si Guy et Chantal sont encore vivants, si… »
Extrait « REINE, 20 ANS, DISPARUE IL Y A SEPT ANS. VIRGINIE, 14 ANS, DISPARUE IL Y A SIX ANS. ZOÉ, 22 ANS, DISPARUE IL Y A QUATRE ANS. MARGARITA, 19 ANS, DISPARUE IL Y A TROIS ANS. SELIMA, 13 ANS, DISPARUE IL Y A DEUX ANS. MARIE-ANNE, 13 ANS, DISPARUE IL Y A DIX-NEUF MOIS. VIOLINE, 15 ANS, DISPARUE IL Y A DEUX MOIS. ANNE-CÉCILE, 14 ANS, DISPARUE DEPUIS QUATRE JOURS, SAUVÉE IN EXTREMIS, AUJOURD’HUI DANS LE COMA. Dans la maison, pas le moindre objet n’a bougé. La vague a déferlé pourtant. Rasant, laminant tout. Je cherche des yeux Élisabeth, qui fixe le poste, aussi hébétée que moi. À l’écran, ils répètent en boucle le prénom des petites victimes, soulignant, presque avec jubilation «qu’il pourrait y en avoir d’autres, beaucoup d’autre même ». Puis ils en viennent à cette histoire incroyable — un vrai miracle, scandent-ils —, ce couple de randonneurs perdus en pleine forêt qui, totalement par hasard, dans la nuit de vendredi à samedi, sont tombés sur le « monstre » sur le point d’achever la petite Anne-Cécile à coups de couteau. C’est grâce à leur témoignage et aux empreintes laissées par Guy Delric que la police a pu enfin identifier le tueur, l’arrêter aux aurores dès le lendemain, avec sa femme. » p. 52-53
Tiffany Tavernier est romancière et scénariste. Elle a rejoint en 2018 le catalogue de Sabine Wespieser éditeur avec Roissy, portrait d’une «indécelable», une femme sans mémoire réfugiée dans l’aéroport. En 2021, elle publie L’Ami. (Source: Éditions Sabine Wespieser)
En deux mots:
L’amitié entre Teddy, Lincoln et Mickey s’est nouée en 1969 sur le campus, alors qu’ils étaient étudiants. En 2015, ils se retrouvent pour un week-end à Martha’s Vineyard où Lincoln possède une maison qu’il s’apprête à vendre. Des retrouvailles qui vont permettre de suivre leurs itinéraires et de faire la lumière sur un lourd secret.
Ma note: ★★★★★ (coup de cœur, livre indispensable)
Ma chronique:
La disparition de Jacy Calloway
Avec Retour à Martha’s Vineyard Richard Russo a réussi un chef d’œuvre. En orchestrant les retrouvailles de trois étudiants près d’un demi-siècle après leur rencontre, il nous offre une superbe plongée dans l’Amérique des années Vietnam à nos jours. C’est splendide!
Comme Les Trois mousquetaires, ils sont quatre à se retrouver en 1969 sur le campus de Minerva College: Mickey, Lincoln et Teddy ainsi que la belle Jacy, dont ils sont tous trois secrètement amoureux. C’est le moment de leur vie où ils se construisent un avenir et où ils doivent prouver à leur famille qu’ils ont bien mérité leur bourse, que le rêve américain est toujours possible quand on vient d’une famille modeste. Pour compléter leur revenu, ils travaillent comme serveurs dans une sororité du campus de cette université du Connecticut. En fait, ce ne sont pas leurs résultats universitaires qui les inquiètent, mais le tirage au sort décidé par l’administration Nixon et qui fixe l’ordre de conscription pour rejoindre les troupes combattantes au Vietnam.
Alors, en attendant de savoir à quelle sauce ils vont être mangés, ils font la fête et passent quelques jours à Martha’s Vineyard, à l’invitation de Lincoln. Sur cette île, surtout connue comme résidence d’été de la jet set américaine et des présidents des États-Unis, il profitent de la maison que les parents de Lincoln louent aux touristes. Un cadre enchanteur qui va servir de toile de fond à un drame: c’est là qu’en 1971 Jacy va disparaître sans laisser de traces…
Richard Russo a choisi de commencer son roman en 2015, au moment où les trois amis, âgés de soixante-six ans, se retrouvent à Martha’s Vineyard, sans doute pour la dernière fois. Car Lincoln, devenu agent immobilier du côté de Las Vegas, a l’intention de vendre la demeure où il ne vient plus guère et qui a besoin d’être entièrement rénovée. Teddy est devenu éditeur et s’est installé à Syracuse, tandis que Mickey, musicien et ingénieur du son, est venu de Cape Cod, tout à côté. Le roman va dès lors osciller entre ces deux époques, offrant au lecteur de découvrir au fur et à mesure comment le temps s’est écoulé pour les uns et pour les autres, comment un demi-siècle plus tôt, sans qu’ils s’en rendent vraiment compte, leur vie a basculé. Avec maestria l’auteur déroule les existences, sonde les âmes et tente de lever les secrets soigneusement enfouis. Derrière les anciennes rivalités, la jalousie et les convoitises, il va conduire le lecteur vers la résolution de ce drame qui, comme un bon polar, va accrocher le lecteur. Mais ce qui fait la force du livre et le rend incontournable à mon sens, c’est la façon dont l’auteur raconte les années qui passent, les illusions qui s’évanouissent, les rêves avec lesquels il faut composer au fur et à mesure qu’apparaissent les premières rides. Et, derrière la mélancolie, les belles traces laissées par des sentiments que les années n’ont pas érodés. Où quand le vague à l’âme laisse place à l’amitié la plus solide. C’est étincelant de beauté et de vérité.
Retour à Martha’s Vineyard
Richard Russo
Éditions Quai voltaire
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch
384 p., 24 €
EAN 9791037105196
Paru le 27/08/2020
Où?
Le roman se déroule aux États-Unis, principalement à Chilmark sur l’île de Martha’s Vineyard dans le Massachussetts. On y évoque aussi Minerva, l’université du Connecticut, Las Vegas, Syracuse, Cape Cod ainsi qu’une fuite au Canada.
Pour avoir une petite idée de l’endroit où se déroule l’action, voici le film proposé par une agence immobilière de Martha’s Vineyard (villa située 71 South Water à Edgartown)
Quand?
L’action se situe alternativement de 1969 à 1971 et en 2015.
Ce qu’en dit l’éditeur
Le 1er décembre 1969, Teddy, Lincoln et Mickey, étudiants boursiers dans une fac huppée de la côte Est, voient leur destin se jouer en direct à la télévision alors qu’ils assistent, comme des millions d’Américains, au tirage au sort qui déterminera l’ordre d’appel au service militaire de la guerre du Vietnam. Un an et demi plus tard, diplôme en poche, ils passent un dernier week-end ensemble à Martha’s Vineyard, dans la maison de vacances de Lincoln, en compagnie de Jacy, le quatrième mousquetaire, l’amie dont ils sont tous les trois fous amoureux.
Septembre 2015. Lincoln s’apprête à vendre la maison, et les trois amis se retrouvent à nouveau sur l’île. À bord du ferry déjà, les souvenirs affluent dans la mémoire de Lincoln, le «beau gosse» devenu agent immobilier et père de famille, dans celle de Teddy, éditeur universitaire toujours en proie à ses crises d’angoisse, et dans celle de Mickey, la forte tête, rockeur invétéré qui débarque sur sa Harley. Parmi ces souvenirs, celui de Jacy, mystérieusement disparue après leur week-end de 1971. Qu’est-il advenu d’elle? Qui était-elle réellement? Lequel d’entre eux avait sa préférence? Les trois sexagénaires, sirotant des bloody-mary sur la terrasse où, à l’époque, ils buvaient de la bière en écoutant Creedence, rouvrent l’enquête qui n’avait pas abouti alors, faute d’éléments. Et ne peuvent s’empêcher de se demander si tout n’était pas joué d’avance.
Les premières pages du livre
PROLOGUE
Les trois vieux amis débarquent sur l’île en ordre inversé, du plus éloigné au plus proche. Lincoln, agent immobilier, a pratiquement traversé tout le pays depuis Las Vegas. Teddy, éditeur indépendant, a fait le voyage depuis Syracuse. Mickey, musicien et ingénieur du son, est venu de Cape Cod, tout à côté. Tous les trois sont âgés de soixante-six ans et ont fait leurs études dans la même petite université de lettres et sciences humaines du Connecticut, où ils ont travaillé comme serveurs dans une sororité du campus. Les autres serveurs, membres d’une fraternité pour la plupart, affirmaient être là par choix, parce que les Theta étaient canon, mais Lincoln, Teddy et Mickey étaient boursiers et y travaillaient pour des raisons financières plus ou moins impérieuses. Lincoln, aussi séduisant que les serveurs des fraternités, avait été immédiatement estampillé « beau gosse », ce qui lui avait valu de revêtir une veste blanche qui grattait et de servir les filles dans la grande salle à manger de la sororité. Teddy, qui avait travaillé dans un restaurant durant ses deux dernières années de lycée, avait été nommé aide-cuisinier, chargé de préparer les salades, de remuer les sauces et de dresser les hors-d’œuvre et les desserts. Et Mickey ? Les filles l’avaient regardé et aussitôt escorté jusqu’à l’évier où s’empilait une montagne de vaisselle sale, à côté d’un grand carton rempli de tampons à récurer. Voilà pour leur première année de fac. En dernière année, Lincoln, passé serveur en chef, avait pu offrir à ses deux amis des postes dans la salle à manger. Teddy, qui en avait marre de la cuisine, s’était empressé d’accepter, mais Mickey doutait qu’il y ait une veste assez grande pour lui. Et puis, plutôt que de faire des simagrées aux pimbêches, il préférait rester esclave en cuisine, où il était maître à bord.
Quarante-quatre ans plus tard, alors qu’ils convergeaient vers cette île, tous les trois se félicitaient de l’enseignement qu’ils avaient reçu à Minerva, où les étudiants étaient peu nombreux par classe et les professeurs disponibles et attentifs. Rien en apparence ne la distinguait des autres universités de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix. Les garçons portaient les cheveux longs, des jeans délavés et des T-shirts psychédéliques. Dans les chambres des résidences, les étudiants fumaient de l’herbe, dont ils masquaient l’odeur avec de l’encens ; ils écoutaient les Doors et Buffalo Springfield. Parce que c’était la mode. La guerre, pour la majorité d’entre eux, paraissait une chose lointaine, qui se déroulait en Asie du Sud-Est, à Berkeley et à la télé, mais pas sur la côte du Connecticut. Les éditoriaux du Minerva Echo déploraient l’absence de véritable activisme. « Nothing’s happening here », affirmait l’un d’eux, détournant les fameuses paroles de la chanson. «Why that is ain’t exactly clear.»
Sur le campus, aucun endroit n’était moins rebelle que la résidence des Theta. Mis à part quelques filles qui fumaient des joints et ne portaient pas de soutien-gorge, la sororité était une bulle protectrice. Malgré tout, c’est là, bien plus que dans les cours, que le monde réel commença à se dévoiler, de manière assez visible pour que même des garçons de dix-neuf ans, comme Lincoln, Teddy et Mickey, ne puissent l’ignorer. Si les voitures garées à l’arrière de la résidence des Theta faisaient de l’ombre à celles des étudiants garées ailleurs sur le campus, elles en faisaient aussi à celles des enseignants. Le plus étonnant, pour les jeunes gens issus de familles plus modestes, c’est que les propriétaires de ces voitures ne s’estimaient pas particulièrement chanceux de faire leurs études à Minerva, ni même d’avoir des parents capables de payer les frais d’inscription faramineux. Minerva était le prolongement naturel des dix-huit premières années de leur vie. En vérité, pour beaucoup, ce n’était qu’un pis-aller, et ils passaient leur première année à surmonter leur déception de ne pas avoir été admis à Wesleyan, à Williams ou dans l’une des universités de l’Ivy League. S’ils étaient conscients du niveau requis pour être admis dans ces institutions d’élite, ils étaient habitués à ce que d’autres facteurs entrent en ligne de compte, des choses que l’on ne pouvait ni évoquer ni quantifier, mais qui ouvraient les portes par magie. Minerva faisait l’affaire malgré tout. L’important, à leurs yeux, était d’avoir réussi à s’introduire dans la résidence des Theta. Sans ça, autant aller à l’Université du Connecticut.
Le 1er décembre 1969, le soir de la première conscription par tirage au sort dans tout le pays, Lincoln convainquit la responsable de la sororité d’avancer le dîner d’une demi-heure afin que les serveurs puissent se rassembler autour d’un minuscule téléviseur en noir et blanc, à l’office, là où ils prenaient leurs repas. L’ambiance, au début du moins, était étonnamment gaie, sachant que leur destin était en jeu. Sur les huit serveurs, c’est la date de naissance de Mickey qui sortit en premier, 9e sur 366 possibilités, ce qui incita ses camarades à se lancer dans une interprétation de « O, Canada », qui aurait produit plus d’effet s’ils avaient connu autre chose que les deux premiers mots de la chanson. Le suivant des trois amis à voir sa date de naissance tirée au sort fut Lincoln : 189e ; mieux, mais pas hors de danger, et impossible de bâtir des projets.
À mesure que le tirage au sort se poursuivait – implacable succession de dates, semblable à un roulement de tambour : 1er avril, 23 septembre, 21 septembre –, l’ambiance s’assombrissait dans la salle. Quelques instants plus tôt, alors qu’ils servaient le dîner des filles, ils étaient tous dans le même bateau ; désormais, leurs dates de naissance leur conféraient des destins différents, et l’un après l’autre, ils s’en allèrent retrouver leur chambre ou leur studio, d’où ils appelleraient leurs parents et leur petite amie, avec qui ils évoqueraient le tournant que venait de prendre leur vie, pour le meilleur ou pour le pire. Leur réussite aux examens et leur popularité étaient brusquement devenues insignifiantes. Quand la date de naissance de Teddy sortit enfin, il ne restait que Lincoln, Mickey et lui à l’office. Farouchement opposé à la guerre, Teddy avait annoncé à ses amis, plus tôt dans la journée, qu’il n’attachait aucune importance à cette loterie, puisque de toute façon il s’enfuirait au Canada ou irait en prison plutôt que d’être incorporé. Naturellement, ce n’était pas tout à fait vrai. Il n’avait aucune envie de s’exiler au Canada et le moment venu, il n’était pas certain d’avoir le courage d’aller en prison en signe de protestation. Distrait par ces réflexions, alors qu’il ne restait qu’une vingtaine de dates de naissance à annoncer, il était convaincu que la sienne était déjà sortie sans qu’il s’en rende compte, peut-être pendant qu’il tripotait les antennes en forme d’oreilles de lapin du téléviseur. Mais non, le résultat tomba : 322e sur 366. Risque nul. En éteignant le téléviseur, il s’aperçut que sa main tremblait.
Ils estimaient avoir une douzaine d’amies parmi les Theta, mais seule Jacy Calloway, dont ils étaient tous les trois amoureux, attendait devant l’entrée de service de la sororité lorsqu’ils émergèrent enfin dans l’obscurité glaciale. Quand Mickey lui annonça, avec son grand sourire idiot, qu’il était bon pour un séjour en Asie du Sud-Est, elle descendit du capot de la voiture sur lequel elle était assise, enfouit son visage contre son torse, l’étreignit et dit, dans sa chemise : « Les enfoirés. » Lincoln et Teddy, plus chanceux ce soir-là – un soir où rien d’autre que la chance, pas même l’argent ou l’intelligence, ne comptait –, éprouvèrent malgré tout un vif sentiment de jalousie en voyant la fille de leurs rêves communs dans les bras de Mickey. Qu’importe si, dérangeante vérité, elle était déjà fiancée à un autre garçon. Comme si la chance de Mickey, durant cet instant fugace, comptait davantage que la courte paille qu’il avait tirée à peine une heure avant. Quand sa date de naissance avait été annoncée, Lincoln et Teddy avaient eu le sentiment d’être témoins d’une injustice : deux ans plus tôt, il avait suffi d’un seul regard aux responsables de la sororité pour lui assigner la tâche la plus merdique, et lorsque Mickey se présenterait à ses supérieurs, il serait jaugé au premier coup d’œil et envoyé illico au front : une cible de choix pour un sniper.
Pourtant, à cet instant, en le voyant enlacer Jacy, ils n’en revenaient pas qu’il puisse être aussi verni. C’est ce qui s’appelle la jeunesse.
LINCOLN était originaire de l’Arizona où son père était actionnaire minoritaire d’un petit gisement de cuivre presque épuisé. Sa mère venait de Wellesley ; elle était l’unique enfant d’une famille autrefois aisée même s’il lui faudrait attendre la mort de ses parents dans un accident de voiture, alors qu’elle était en dernière année à Minerva College, pour apprendre qu’il ne restait plus grand-chose de cette fortune. Toute autre fille qu’elle aurait sans doute éprouvé du ressentiment en voyant la fortune familiale aussi réduite une fois les dettes remboursées, mais Trudy ne pensait qu’à son chagrin. Fille solitaire et discrète qui se liait difficilement, elle se retrouva seule au monde, sans amour ni espoir à quoi se rattacher, terrifiée à l’idée qu’un drame puisse la frapper aussi soudainement qu’il avait frappé ses parents. Comment expliquer, sinon, sa décision d’épouser Wolfgang Amadeus (W. A.) Moser, un petit homme dominateur, dont le trait de caractère principal était la certitude absolue d’avoir toujours raison au sujet de tout et n’importe quoi.
Mais Trudy n’était pas la seule qu’il avait réussi à embobiner. Jusqu’à l’âge de seize ans, Lincoln croyait réellement que son père, dont la personnalité XXL offrait un contraste saisissant avec sa taille, avait fait une fleur à sa mère en l’épousant. Ni séduisante ni repoussante, elle semblait s’effacer en société, à telle enseigne que les gens étaient incapables ensuite de dire si elle était présente ou pas. Elle désapprouvait très rarement, même en douceur, ce que disait ou faisait son mari, y compris au retour de leur lune de miel lorsqu’il l’informa que, bien entendu, elle devait renoncer à la foi catholique pour rejoindre la secte de chrétiens fondamentalistes à laquelle il appartenait. Quand elle avait accepté sa demande en mariage, elle avait supposé qu’ils vivraient dans la petite ville de Dunbar, dans le désert, là où se trouvait la mine Moser ; mais elle avait également supposé qu’ils partiraient en vacances de temps à autre, sinon en Nouvelle-Angleterre – que son mari ne se cachait pas de détester –, au moins en Californie, seulement il s’avéra qu’il n’aimait pas la côte Ouest non plus. Son credo, lui expliqua-t-il, était qu’il fallait « apprendre à aimer ce qu’on avait », ce qui, dans sa bouche, semblait vouloir dire Dunbar et lui-même.
Pour Trudy, rien à Dunbar ni chez l’homme qu’elle avait épousé ne ressemblait à ce qu’elle avait connu. Dans cette ville chaude, plate et poussiéreuse, on pratiquait la ségrégation sans aucun scrupule : les Blancs d’un côté de la voie ferrée, au sens propre, et de l’autre les « Mexicains » comme on les appelait, y compris ceux qui résidaient légalement dans ce pays depuis plus d’un siècle. Dunbar, une ville sans intérêt aux yeux de Trudy, semblait pourtant offrir tout ce dont W.A. (Dub-Yay pour ses amis) avait besoin : la maison dans laquelle ils vivaient, l’église qu’ils fréquentaient et le country club miteux où il jouait au golf. Sous son toit, il régnait en maître, sa parole avait force de loi. Trudy, dont les parents avaient eu pour habitude de débattre, s’étonna de découvrir que son mariage allait obéir à d’autres règles. Mariés depuis plusieurs années quand Lincoln vint au monde, ils avaient peut-être discuté, à l’occasion, de la manière dont les choses devaient se dérouler – W.A. soumettant peu à peu Trudy à sa volonté –, mais Lincoln avait l’impression que même si sa mère avait été surprise par sa nouvelle vie, elle l’avait acceptée dès qu’elle avait posé un pied à Dunbar. La première fois qu’il l’avait vue camper sur ses positions, se souvenait-il, c’était au moment où il avait dû choisir une université. Dub-Yay voulait envoyer son fils à l’Université d’Arizona, comme lui, mais Trudy, qui était partie vivre chez une tante célibataire à Tucson après la mort de ses parents, et qui avait passé son diplôme là-bas, était bien décidée à ce que son fils fasse ses études dans l’Est. Non pas dans une grande université, mais dans une petite fac de lettres et sciences humaines comme Minerva, qu’elle avait quittée un semestre avant l’obtention de son diplôme.
La dispute débuta à table, pendant le dîner, lorsque son père déclara de sa voix haut perchée : « Tu sais bien, n’est-ce pas, que pour qu’une telle chose se produise, il faudrait me passer sur le corps ? » Paroles destinées à mettre fin à la conversation ; Lincoln fut surpris de voir sur le visage de sa mère une expression qu’il ne connaissait pas et qui semblait suggérer qu’elle envisageait la mort de son mari avec sang-froid, sans se laisser démonter. « Il n’empêche », dit-elle, et c’est sur ces mots que la conversation prit temporairement fin. Celle-ci reprit un peu plus tard dans la chambre de ses parents. Même s’ils parlaient tout bas, Lincoln les entendit remettre ça à travers la fine cloison qui séparait sa chambre de la leur, et la discussion se poursuivit longtemps après l’heure à laquelle son père, qui partait tôt à la mine, s’endormait généralement. Elle n’était pas encore finie quand Lincoln sombra dans les bras de Morphée.
Le lendemain matin, une fois son père parti au travail, les yeux à moitié fermés à cause du manque de sommeil et d’une dispute conjugale inhabituelle, Lincoln resta au lit à gamberger. Quelle mouche avait piqué sa mère ? Pourquoi avait-elle choisi de livrer cette bataille ? Il était très heureux d’aller à l’Université d’Arizona. Son père y avait étudié et plusieurs de ses camarades de classe y étudieraient aussi, si bien qu’il ne serait pas seul. Après la minuscule Dunbar, il avait hâte de découvrir la vie à Tucson, une grande ville. Et s’il avait le mal du pays, il pourrait facilement revenir à Dunbar pour le week-end. Deux ou trois garçons de sa classe avaient choisi des universités californiennes, mais aucun ne partait dans l’Est. Comment sa mère pouvait-elle croire qu’il aurait envie de se retrouver à l’autre bout du pays, où il ne connaissait personne ? Et aller en cours avec des élèves qui arrivaient tous de lycées privés huppés ? Peu importe. Sa mère était sûrement revenue à la raison après qu’il s’était endormi et avait compris qu’il était vain de s’opposer à son père sur ce sujet comme sur tout autre sujet d’importance. Nul doute que l’ordre avait été restauré.
Aussi fut-il à nouveau surpris de trouver sa mère en train de fredonner un air joyeux dans la cuisine, et nullement penaude de ce qui s’était passé la veille au soir. Elle était encore en peignoir et pantoufles, comme souvent le matin, mais chose étonnante, elle paraissait de bonne humeur comme si elle s’apprêtait à entreprendre un voyage tant attendu, vers une destination exotique. Tout cela était extrêmement déconcertant.
« Je pense que papa a raison », lui dit Lincoln en versant des céréales dans un bol.
Sa mère cessa de fredonner et le regarda droit dans les yeux.
« C’est pas nouveau. »
Cette réponse lui coupa la chique. À croire que sa mère et son père se disputaient en permanence et que Lincoln prenait toujours le parti de son père. En vérité, la dispute de la veille était la seule dont il se souvenait. Et voilà que sa mère se préparait à un autre combat, contre lui cette fois. « À quoi bon dépenser autant d’argent ? » reprit-il en essayant d’adopter un ton raisonnable et impartial, pendant qu’il versait du lait sur ses céréales et attrapait une cuillère dans le tiroir. Il avait l’intention de manger debout, appuyé contre le plan de travail, comme il en avait l’habitude.
« Assieds-toi, ordonna-t-elle. Il y a des choses que tu ne comprends pas et il est grand temps d’y remédier. »
Sa mère prit l’escabeau glissé entre le réfrigérateur et le plan de travail et grimpa sur la marche la plus haute. Ce qu’elle cherchait se trouvait sur la dernière étagère du placard, tout au fond. Lincoln la regardait d’un air étonné et, avouons-le, un peu effrayé. Avait-elle caché quelque chose là-haut, pour que son père ne le trouve pas ? Quoi donc ? Une sorte de classeur, ou peut-être un album de photos, un objet secret qui mettrait en lumière ce qu’il ne comprenait pas ? Mais non. Elle cherchait une bouteille de whisky. Comme il était toujours appuyé contre le plan de travail, elle la lui tendit.
« Maman ? » dit-il car il était sept heures du matin et, soyons sérieux, qui était cette femme bizarre ? Qu’avait-elle fait de sa mère ?
« Assieds-toi », répéta-t-elle, et cette fois, il obéit volontiers car il avait les jambes en coton. Il la regarda verser une dose de liquide ambré dans son café. Après avoir pris place en face de lui, elle posa la bouteille sur la table, comme pour indiquer qu’elle n’en avait pas encore fini avec elle. Lincoln s’attendait presque à ce qu’elle lui en propose. Au lieu de cela, elle le regarda fixement jusqu’à ce que, pour une raison quelconque, il éprouve un sentiment de culpabilité et plonge le nez dans son bol de céréales détrempées.
L’idée générale était la suivante : il y avait plusieurs choses que Lincoln ignorait à propos de leurs vies, à commencer par la mine. Certes, il savait qu’elle périclitait, et que le prix du cuivre avait chuté. Chaque année il y avait de plus en plus de licenciements et les mineurs avaient menacé, une fois de plus, de se syndiquer, comme si cela avait une chance de se produire dans l’Arizona. Tôt ou tard, la mine fermerait et les existences de tous ses hommes s’en trouveraient chamboulées. Rien de nouveau. Non, la nouveauté, c’était que leurs existences pouvaient être chamboulées elles aussi. D’ailleurs, elles l’étaient déjà. Tous ces « petits plus », ces choses qu’ils possédaient, contrairement à leurs voisins – la piscine enterrée, le jardinier, l’appartenance au country club, une nouvelle voiture chaque année – c’était grâce à elle, expliqua-t-elle, à l’argent qu’elle avait apporté en se mariant.
« Mais je pensais…
— Je sais, le coupa-t-elle. Tu vas devoir apprendre à penser différemment. À partir de maintenant. »
La veille au soir, son père avait tenté, comme toujours, d’imposer sa loi. Il refusait de financer les études de son fils dans une partie du pays dont il méprisait le snobisme et l’élitisme. Il en reviendrait transformé, ce serait une saleté de démocrate, ou pire : un de ces manifestants aux cheveux longs qui protestaient contre la guerre au Vietnam et qu’on voyait à la télé tous les soirs. Une formation dans une université, privée, de lettres et sciences humaines, là-bas dans l’Est, leur coûterait cinq fois plus cher qu’une formation « tout à fait correcte » ici dans l’Arizona. À quoi sa mère avait répondu qu’il avait tort – il n’en revenait pas ! –, ça ne coûterait pas cinq mais dix fois plus cher. Elle avait téléphoné au bureau des admissions de Minerva College et parlait en connaissance de cause. Mais la question du coût ne le concernait pas, étant donné qu’elle avait l’intention de financer ces études. Sans compter, avait-elle renchéri – elle avait renchéri ! –, qu’elle espérait bien que son fils irait manifester contre cette guerre stupide et immorale et, pour finir, si Lincoln votait démocrate, il ne serait pas le seul dans leur famille réduite. Et voilà.
Lincoln, malgré toute l’affection qu’il vouait à sa mère, répugnait à accepter la réalité de cette révélation d’ordre économique, surtout parce qu’elle faisait apparaître son père sous un jour défavorable. Si elle était, elle et non pas lui, à l’origine de ces « petits plus » dont ils avaient profité pendant si longtemps, pourquoi son père lui avait-il laissé croire qu’ils ne devaient ce confort relatif qu’à lui seul, W. A. Moser ? D’autre part, ce nouveau récit maternel ne collait pas avec ce qu’on lui racontait depuis l’enfance : autrement dit que la famille de sa mère avait été riche à une époque mais que le décès de ses parents avait fait apparaître un château de cartes financier – de mauvais investissements, masqués par des emprunts imprévoyants et des actifs en baisse sans cesse hypothéqués. Et qu’une fois leur fortune dilapidée, ils avaient continué à mener grand train : vacances d’été à Cape Cod, coûteux séjours aux Caraïbes en hiver et virées en Europe chaque fois que l’envie leur en prenait. Fêtards et gros buveurs, sans doute étaient-ils ivres le soir de l’accident. En fait, ils ressemblaient… pourquoi le nier… aux Kennedy. Aux yeux de son père, il s’agissait d’un conte moral sur des individus décadents et stupides, venus d’un coin du pays peuplé de snobs arrogants, des individus qui ne connaissaient pas la signification du labeur et qui avaient eu ce qu’ils méritaient depuis des lustres. Son père n’avait pas été jusqu’à affirmer qu’il avait sauvé la mère de Lincoln d’une vie dissolue, mais l’allusion était là, à portée de main. Sa mère était-elle en train de lui dire que ce récit familial, incontesté pendant si longtemps, était un mensonge ?
Pas entièrement, concéda-t-elle, mais ce n’était pas toute la vérité. Oui, ses parents avaient été imprévoyants, et quand la poussière financière était retombée, il n’était plus rien resté de la fortune familiale, à l’exception d’une petite maison située à Chilmark, sur l’île de Martha’s Vineyard, sauvée des créanciers et dont elle hérita le jour de ses vingt et un ans. Pourquoi Lincoln n’avait-il jamais entendu parler de cette maison ? Parce que son père, lorsqu’il avait appris son existence, peu de temps après le mariage, avait voulu la vendre, par pure méchanceté, affirmait sa mère, afin de la couper un peu plus de son passé et, ainsi, la rendre encore plus dépendante de lui. Pour la première fois, elle avait refusé de lui obéir et son intransigeance sur ce point avait si profondément surpris et perturbé W. A. Moser qu’il avait toujours refusé, par méchanceté là encore, de se rendre dans cette maison. Cette obstination était la raison pour laquelle la maison avait été louée, chaque année à un prix de plus en plus élevé à mesure que l’île gagnait en popularité, et cet argent avait été placé sur un compte rémunéré dans lequel ils piochaient de temps à autre pour financer tous ces « petits plus ». Aujourd’hui, sa mère avait l’intention d’utiliser ce qui restait pour assurer l’éducation de Lincoln.
Ah, la maison de Chilmark. Quand elle était petite, lui raconta-t-elle, les yeux embués à l’évocation de ce souvenir, c’était l’endroit qu’elle aimait le plus au monde. Ils débarquaient sur l’île pour le Memorial Day1, et ne rentraient à Wellesley qu’au Labor Day2. Sa mère et elle n’en bougeaient plus et son père les rejoignait le week-end. Des fêtes étaient alors organisées – oui, Lincoln, c’étaient des gens qui buvaient, riaient et s’amusaient – au cours desquelles les invités s’entassaient sur la minuscule terrasse qui, du haut d’une colline, dominait l’Atlantique. Les amis de ses parents étaient aux petits soins pour elle et même si ça manquait d’enfants, elle s’en moquait puisque pendant trois longs mois elle avait sa mère pour elle seule. Tout l’été, elles marchaient pieds nus ; leurs vies étaient remplies d’air salé, de draps qui sentaient le propre et de mouettes qui tournoyaient dans le ciel. Le parquet était couvert de sable et tout le monde s’en fichait. Pas une seule fois durant tout le séjour ils n’allaient à l’église, et personne ne laissait entendre que c’était un péché car ce n’en était pas un. C’était… l’été.
C’est dans l’espoir que Lincoln éprouve un jour les mêmes sentiments à l’égard de la maison de Chilmark, qu’elle avait déjà pris toutes les dispositions afin que ce soit lui, et non son père, qui en hérite. Il devait seulement lui promettre qu’il ne la vendrait jamais, sauf en cas d’absolue nécessité, et que s’il était obligé de s’en séparer, il ne partagerait pas le fruit de la vente avec son père qui remettrait cet argent à son église. Renoncer à sa foi était une chose, mais il n’était pas question de permettre à Dub-Yay de financer une bande de foutus manipulateurs de serpents, pas avec son argent.
Il fallut à sa mère presque la matinée entière et plusieurs cafés arrosés de whisky pour transmettre ces nouvelles informations à son fils qui l’écoutait bouche bée, le cœur brisé, tout son univers ayant été violemment chamboulé. Quand elle se tut enfin, elle se leva, tituba, s’exclama « Oh là ! » et dut se retenir à la table avant de déposer le bol de céréales de Lincoln et sa tasse de café dans l’évier, en annonçant qu’elle allait faire une petite sieste. Elle dormait encore quand Dub-Yay rentra de la mine ce soir-là, et quand il la réveilla pour savoir si le dîner était prêt, elle lui répondit de le préparer lui-même. Lincoln avait rangé la bouteille de whisky dans le placard, mais son père sembla deviner ce qui s’était passé. De retour dans la cuisine, il considéra son fils, poussa un long soupir et demanda : « Mexicain ? » Il n’y avait que quatre restaurants à Dunbar, dont trois mexicains. Ayant opté pour leur restaurant préféré, ils mangèrent des chiles rellenos dans un silence religieux, interrompu à une seule reprise, par son père qui déclara : « Ta mère est une femme bien », comme s’il voulait que cela soit consigné officiellement.
Peu à peu, la situation revint à la normale, ou du moins « normale » pour les Moser. La mère de Lincoln, après avoir momentanément retrouvé la parole, redevint muette et soumise, ce dont Lincoln se félicitait. Il avait des amis qui vivaient dans des foyers où régnait la discorde. En définitive, il pensait avoir toutes les raisons de s’estimer chanceux. D’abord, il venait d’hériter d’une propriété. Ensuite, malgré la charge financière que cela représentait pour ses parents, il était fort probable qu’il parte l’année prochaine étudier dans une université huppée de la côte Est, ce qui n’était jamais arrivé à un habitant de Dunbar. Il s’agissait d’envisager cela comme une aventure. N’empêche qu’il avait été profondément secoué en entendant sa mère lui révéler la réalité de leur existence. La terre s’était muée en sable sous ses pieds, et ses parents, les deux personnes les plus importantes dans sa vie, étaient devenus des inconnus. Avec le temps, il reprendrait confiance, mais il resterait méfiant.
TEDDY NOVAK, fils unique lui aussi, avait grandi dans le Midwest, auprès de ses parents, deux professeurs d’anglais débordés. Il savait qu’ils l’aimaient car ils le lui disaient chaque fois qu’il leur posait la question, mais il avait parfois l’impression que leurs vies étaient déjà pleines d’enfants avant sa venue au monde, et qu’ils l’avaient vu comme le trouble-fête qui allait tout chambouler. Ils passaient leur temps à corriger des devoirs et à préparer des cours, et quand Teddy les interrompait dans ces activités, il lisait sur leurs visages l’expression de questions muettes, du genre : Pourquoi c’est toujours moi que tu interroges et jamais ton père ? ou Ce n’est pas au tour de ta mère ? La dernière fois, c’était moi.
Enfant, Teddy avait été petit, frêle et peu sportif. Il aimait l’idée de faire du sport, mais chaque fois qu’il s’essayait au baseball, au football et même à la balle au prisonnier, il rentrait immanquablement chez lui en boitant, couvert de bleus et épuisé, les doigts formant des angles bizarres. Il n’y pouvait rien. Son père était grand, mais squelettique, un être humain fait de coudes, de genoux et de peau fine. Sa pomme d’Adam semblait avoir été empruntée à un homme beaucoup plus costaud, et ses vêtements ne lui allaient jamais. Quand ses manches de chemise avaient la bonne longueur, le col aurait pu accueillir un deuxième cou ; et quand le col était bien ajusté, les manches s’arrêtaient entre le coude et le poignet. En pantalon, il faisait un 28 de tour de taille et un 34 d’entrejambes, si bien qu’il fallait lui en fabriquer sur mesure. Au milieu de son front poussait une luxuriante touffe de cheveux rêches, entourée de larges douves de peau pâle et marbrée. Pas étonnant que ses élèves l’appellent Ichabod, sans que personne ne sache si ce surnom provenait de son physique ou de son penchant particulier pour « La légende de Sleepy Hollow », le premier texte que rencontraient les étudiants du cours de littérature qui avait fait sa renommée : La Mentalité américaine. Ce que préférait le père de Teddy dans cette histoire, c’était qu’on pouvait toujours compter sur les étudiants pour passer à côté du sujet. Il pouvait alors tout leur expliquer. Ils aimaient l’élément fantastique du Cavalier sans tête, et lorsqu’ils comprenaient qu’il n’avait rien de surnaturel, ils étaient déçus. Néanmoins, ils trouvaient la fin – Brom Bones, personnage typiquement américain, triomphait et Ichabod Crane, cet instituteur prétentieux, devait quitter la ville, ridiculisé – extrêmement réjouissante. Il fallait déployer de gros efforts pour les convaincre que ce récit était en vérité une charge contre l’anti-intellectualisme, que Washington Irving jugeait indissociable de la mentalité américaine. En se méprenant sur le sens et le but de cette histoire, ses étudiants devenaient malgré eux les dindons de la farce, c’était du moins ce qu’affirmait le père de Teddy. Les plus difficiles à convaincre étaient les athlètes du lycée qui, naturellement, s’identifiaient à Brom Bones, costaud et beau garçon, sûr de lui, cossard et idiot, qui séduisait la plus jolie fille de la ville, comme eux séduisaient les cheerleaders. Où était la satire là-dedans ? Pour eux, cette histoire parlait de sélection naturelle. Et s’il s’agissait d’une satire, le père de Teddy – cet homme ridicule – n’était pas le bon messager. Les athlètes estimaient qu’il méritait un sort semblable à celui d’Ichabod Crane.
La mère de Teddy elle aussi était grande, dégingandée et osseuse, et quand son mari et elle se tenaient côte à côte, on les prenait souvent pour le frère et la sœur, parfois même pour des jumeaux. Sa particularité physique la plus prononcée était un sternum proéminent qu’elle tapotait en permanence, comme si les brûlures d’estomac étaient ses compagnes constantes et chroniques. Quand les gens la voyaient faire ce geste, ils s’écartaient souvent, de crainte que la chose qu’elle tentait de dompter jaillisse soudainement. Mais pire que tout pour Teddy, ses parents avaient fini par se voir exactement comme on les voyait, alors que l’existence même de Teddy suggérait que cela n’avait pas toujours été le cas. Conscients de ne pas être gâtés physiquement, ils semblaient puiser du réconfort dans leur sensibilité supérieure, leur capacité à formuler avec un formidable dédain leurs opinions tranchées, soit exactement, hélas, le don qui avait causé la perte de ce pauvre Ichabod Crane.
Dès son plus jeune âge, Teddy sentit qu’il était différent des autres enfants, et il accepta son lot de solitude sans se plaindre. « Ils ne t’aiment pas parce que tu es intelligent », lui expliquèrent ses parents, bien qu’il ne leur ait jamais dit qu’il ne se sentait pas aimé, mais plutôt à part, comme si un mode d’emploi de la vie des jeunes garçons avait été distribué à tous, sauf à lui. Parce que, trop souvent, il finissait par se blesser quand il essayait de se comporter comme eux, il préférait rester chez lui, à lire des livres, ce qui réjouissait ses parents, peu enclins à lui courir après ou à se demander où il pouvait être. « Il adore lire », expliquaient-ils aux autres parents, impressionnés par les résultats de Teddy. Aimait-il réellement lire ? Teddy n’en était pas certain. Ses parents étaient fiers de ne pas posséder de téléviseur, et en l’absence de camarades, c’était le seul moyen de se distraire. Certes, il préférait lire plutôt que de se fouler la cheville ou de se casser un doigt, mais cela ne faisait pas de la lecture une passion. Sa mère et son père attendaient avec impatience le jour où ils pourraient prendre leur retraite, cesser de corriger des devoirs et se consacrer à la lecture, alors que Teddy espérait qu’une nouvelle activité se présenterait tôt ou tard, dont il pourrait profiter sans risquer de se blesser. En attendant, il lisait.
Au cours de son année de troisième, une chose étrange se produisit : une poussée de croissance inattendue le fit grandir d’une vingtaine de centimètres et grossir d’une dizaine de kilos. Voilà que du jour au lendemain, il mesurait une tête de plus que son père et était plus large d’épaules. Plus étonnant encore, il découvrit qu’il était un basketteur fluide et élégant. En première, il était capable de réaliser des dunks – contrairement à ses coéquipiers – et ses tirs en suspension étaient presque impossibles à contrer du fait de sa taille. Recruté dans l’équipe du lycée, il devint le meilleur marqueur, jusqu’à ce que la nouvelle se répande qu’il n’aimait pas la castagne. Si on le bousculait, il reculait, et un coup de coude bien placé le décourageait de pénétrer dans la raquette, où on lui demandait pourtant de se tenir. Tout cela faisait tellement enrager son coach qu’il qualifiait de lâcheté le tir en suspension de Teddy, dont l’équipe avait pourtant besoin pour marquer de douze à quinze points par match. « Rentre-leur dedans ! » hurlait-il à Teddy planté en tête de raquette, attendant patiemment l’occasion de tirer. « Sois un homme, espèce de mauviette ! » Voyant que Teddy était toujours peu enclin à « leur rentrer dedans », le coach chargea un de ses coéquipiers de le rudoyer à l’entraînement, avec l’espoir de l’endurcir. Nelson faisait une tête de moins que lui, mais il était bâti comme un char d’assaut et prenait un immense plaisir à envoyer valdinguer Teddy quand ils répétaient des combinaisons. Lorsque Teddy se plaignait que Nelson avait commis une faute sur lui, le coach aboyait : « Fais-en autant ! » Évidemment, Teddy refusait.
De fait, Nelson aimait tellement jouer les durs qu’il prit l’habitude d’enfoncer les côtes de Teddy à coups d’épaule, dans les couloirs du lycée, entre les cours. Projeté contre les casiers, il éparpillait ses livres par terre. « Brom Bones ! » s’exclama son père, qui confondait la vie et la littérature, quand Teddy lui raconta ce qui se passait. Pour son père, la solution était évidente : quitter l’équipe et rejeter ainsi le stéréotype du mâle américain présenté sous les traits d’un sportif sans cervelle. Teddy ne voyait pas les choses de la même façon. Il aimait le basket et il voulait le pratiquer comme le sport sans contact qu’il devait être, selon lui. Il voulait recevoir le ballon en tête de raquette, tromper le défenseur grâce à une feinte d’épaule, pivoter et réaliser son tir en suspension. Dans sa jeune existence, il ne connaissait rien d’aussi parfait que le bruit que produisait le ballon en traversant le filet sans toucher le cercle.
Sa carrière de joueur prit fin de manière prévisible, mais si Teddy avait pu la prévoir, sans doute aurait-il suivi le conseil de son père et arrêté de jouer, du jour au lendemain. Un après-midi, à l’entraînement, alors qu’il sautait pour récupérer un ballon au rebond, Nelson le déséquilibra en l’air et Teddy tomba lourdement sur le coccyx. La conséquence, une légère fracture d’une vertèbre, aurait pu être beaucoup plus grave d’après les médecins. Quoi qu’il en soit, il resta sur le banc jusqu’à la fin de la saison. Parmi les dizaines de livres qu’il lut, péniblement, durant sa convalescence, ce printemps et cet été-là, figurait La Nuit privée d’étoiles de Thomas Merton, un ouvrage qui, pour une raison inconnue, lui procura la même sensation qu’un tir en suspension réussi. Quand il l’eut terminé, il demanda à ses parents, qui n’étaient pas croyants ni l’un ni l’autre, s’il pouvait se rendre à l’église. Leur réponse, caractéristique, fut qu’ils n’y voyaient pas d’objection, du moment qu’il ne comptait pas sur eux pour l’accompagner. Le dimanche matin était consacré à la lecture du New York Times.
Merton étant un moine trappiste, Teddy se tourna d’abord vers l’Église catholique, mais il tomba sur un prêtre que son père aurait immédiatement identifié comme un anti-intellectuel, un abruti à vrai dire, aussi éloigné de l’idéal monastique qu’on pouvait l’imaginer, alors Teddy testa ensuite l’Église unitarienne, une rue plus loin. Là, le pasteur était une femme qui avait étudié à Princeton. Elle lui rappelait ses parents par de nombreux côtés, si ce n’est qu’elle semblait s’intéresser réellement à lui. Elle était mignonne, pas du tout anguleuse, et bien entendu, Teddy succomba. Toujours sous l’influence de Merton, il s’efforça de conserver la pureté de cet amour, mais presque chaque soir il s’endormait en imaginant ce que cachaient cette robe et cette étole, ce que n’aurait certainement pas fait Merton. Aussi fut-il à la fois abattu et soulagé quand cette femme fut mutée dans une autre paroisse.
En terminale, Teddy reçut l’autorisation de reprendre le basket, mais il ne se présenta pas à l’entraînement, ce qui incita le coach à murmurer tapette chaque fois qu’ils se croisaient dans un couloir. À moins que ce soit gonzesse, Teddy n’en était pas sûr. À son grand étonnement, il s’aperçut qu’il se fichait de ce que le coach pensait de lui. Quoique, pas tant que ça, en vérité, car cet été-là, avant que Teddy parte pour Minerva, le coach était parvenu à se sectionner l’extrémité de ce qu’il appelait son « doigt à chatte » en tentant de déloger une branche coincée entre les lames et le cadre de sa tondeuse sans avoir au préalable coupé le moteur, et Teddy, en l’apprenant, ne put s’empêcher de sourire, non sans éprouver un sentiment de culpabilité. Il avait rédigé sa dissertation d’admission à la fac sur Merton et il pressentait que le moine ne se serait pas réjoui de la souffrance d’un autre être humain, pas plus qu’il n’aurait passé de longues nuits à imaginer ce qu’une jolie femme pasteur unitarienne cachait sous ses vêtements sacerdotaux. D’un autre côté, Merton n’avait jamais rencontré le pasteur en question, et il était réputé pour avoir mené une vie dissolue avant sa conversion. Rien par ailleurs ne permettait de supposer que Dieu n’avait pas le sens de l’humour. Il ne se mêlait a priori pas des affaires des hommes, et ne les obligeait pas à se comporter de telle ou telle manière, mais Teddy était certain qu’Il avait dû bien rigoler quand le coach avait perdu le bout de son « doigt à chatte ».
MICKEY GIRARDI venait d’un quartier ouvrier, brutal, de West Haven, dans le Connecticut, célèbre pour ses bodybuilders, ses Harley et ses rassemblements ethniques festifs. Ses parents étaient irlandais et italien, son père ouvrier du bâtiment, sa mère secrétaire dans une compagnie d’assurances ; l’un et l’autre étaient de fervents partisans de l’assimilation. Ils aimaient sortir le drapeau et pas seulement le 4 juillet. Ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, son père aurait pu profiter des avantages du G.I. Bill, mais il connaissait un type susceptible de le faire entrer dans le syndicat des tuyauteurs, et cela lui avait semblé préférable. Mickey était le plus jeune de huit enfants, l’unique garçon, et à bien des égards, il était pourri gâté : on achetait des vêtements rien que pour lui et dès le début, il eut droit à sa propre chambre. Certes, elle avait les dimensions d’un placard, et alors ? La maison familiale était vaste, par la force des choses, mais modeste et à trois rues seulement de la plage, un atout formidable en été quand la brise fraîche soufflait du large. En revanche, lorsque le vent changeait de direction, le vacarme de l’autoroute toute proche était tel qu’on avait l’impression de vivre juste en dessous. Le dimanche soir, obligation pour tous de rester à la maison. Spaghettis à la saucisse, aux boulettes et à l’échine de porc braisée dans la sauce tomate. Recette de la mère de Michael Sr., transmise à contrecœur à sa belle-fille irlandaise, en omettant toutefois un ou deux ingrédients pour le principe. La famille d’abord, l’Amérique ensuite (ou peut-être l’inverse ces temps-ci, avec tous ces beatniks crasseux qui agitaient leurs pancartes idiotes en faveur de la paix), tout le reste arrivait en troisième position, loin derrière.
Pour Mickey, la musique occupait la place numéro un. Son premier boulot avait été de balayer le magasin de musique du centre commercial où il était tombé amoureux d’une Fender Stratocaster en vitrine. Un ampli avait suivi. À treize ans, il jouait dans un groupe. À seize ans, il se faufilait en douce dans les bars louches de New Haven où il côtoyait des types plus âgés dont les petites amies ne portaient pas de soutien-gorge et semblaient prendre plaisir à le faire savoir en se penchant devant Mickey, lequel raconterait plus tard à Lincoln et Teddy, en plaisantant, qu’il n’avait pas débandé durant toute l’année 1965. « Si je te surprends en train de te droguer, l’avertit son père, tu seras le premier gamin d’Amérique tabassé à mort avec une Fenson.
— Fender, rectifia Mickey.
— Apporte-la-moi, petit malin. On va faire ça maintenant. On gagnera du temps. »
Aller à l’université était à peu près la dernière chose que Mickey désirait sur terre. Au lycée, il avait toujours oscillé entre médiocre et nul, mais toutes ses sœurs étaient allées, ou allaient, à l’université, et sa mère n’en attendait pas moins de lui. Étudier dans un community college3 et vivre à la maison, tel était le plan de M. Décontract, comme le surnommait sa mère. Partisan du moindre effort, Mickey pensait qu’elle avait raison. Il n’était pas excessivement ambitieux, et il ne voyait pas quel mal il y avait à rester à West Haven. Ses sœurs ayant quitté la maison, il y avait de la place à revendre, sauf les dimanches et pendant les vacances.
Hélas, même pour entrer dans un community college, il fallait passer un test, ce que fit Mickey un samedi matin. Ne voulant pas décevoir sa mère en étant le seul élève recalé à l’examen d’entrée d’un community college, il avait décliné une proposition de concert la veille au soir pour s’offrir une bonne nuit de sommeil. Il ne perdait rien à essayer, pour une fois. Les droits d’inscription n’étaient pas très élevés, et il se ferait bien voir de son père s’il parvenait à empocher quelques dollars pour participer à l’achat des livres et aux frais.
Le jour où les résultats de l’examen arrivèrent, sa mère sortit accueillir son père sur le seuil de la maison. « Regarde ça, dit-elle en montrant les notes de leur fils, parmi les meilleurs. Cet enfant est un génie. »
Mickey étant le seul enfant présent dans la pièce, son père regarda autour de lui pour vérifier qu’il n’y en avait pas un autre caché quelque part.
« Quel enfant ?
— Lui. Ton fils. »
Son père se gratta la tête.
« Celui-là ?
— Oui. Notre Michael. »
Son père examina les résultats. Il regarda sa femme, il regarda Mickey, puis sa femme de nouveau.
« OK, dit-il finalement. Qui est le père ? Je me suis toujours posé la question. »
Le lendemain, Michael Sr. essayait encore de comprendre.
« Viens faire un tour avec moi », dit-il en refermant sa paluche sur l’épaule de Mickey. Quand ils arrivèrent au bout de la rue, à l’abri des oreilles indiscrètes, il dit : « Bon, allez, crache le morceau. Je te promets de ne pas me mettre en colère. Qui tu as trouvé pour passer cet examen à ta place ? »
Mickey sentit son œil gauche tressauter.
« Tu sais quoi, papa ?
— Attention à ce que tu vas dire, l’avertit son père.
— Va te faire foutre », dit Mickey pour aller au bout de sa pensée.
Michael Sr. s’arrêta et leva les mains au ciel. « Je t’avais prévenu. » Et il asséna une taloche à son fils, sur l’arrière du crâne, suffisamment forte pour lui faire venir les larmes aux yeux. « Aide-moi, j’ai besoin de comprendre. Tu es en train de me dire que tu n’as pas triché à cet examen ? »
Mickey acquiesça.
« Tu es en train de me dire que tu es intelligent.
— Je ne te dis rien du tout.
— Tu es en train de me dire que pendant tout ce temps tu aurais pu réussir à l’école et rendre ta mère fière de toi ? »
Mickey sentit que cette façon de voir les choses ôtait un peu d’éclat à son examen presque parfait. Il haussa les épaules.
« Quelle idée on a eue ? demanda son père, semblant s’adresser à lui-même plus qu’à son fils. On réussissait si bien avec les filles.
— Désolé, dit Mickey.
— Maintenant, écoute-moi. Je vais t’expliquer ce qui va se passer. Tu vas aller à l’université. Et tu vas réussir. Inutile de discuter. Ou bien tu rends ta mère fière de toi, ou bien tu ne rentres plus à la maison. »
Mickey commença à protester, pour s’apercevoir qu’il n’en avait pas forcément envie. Lui-même essayait encore d’assimiler ce résultat remarquable et il commençait à voir plus loin que le community college. Lorsque la nouvelle se répandit au lycée de West Haven, plusieurs de ses anciens professeurs l’apostrophèrent dans les couloirs : « Alors, qu’est-ce qu’on te disait ? » Et au lieu de s’opposer aux ordres de son père, il lui dit : « Je peux faire des études de musique ? »
Son père regarda le ciel, puis son fils.
« Pourquoi faut-il toujours que tu tires sur la corde ?
— Autrement dit, je peux m’inscrire en musique ?
— Vas-y, soupira Michael Sr. Fais des études de Fenson si tu veux, je m’en fiche. »
Mickey faillit le reprendre, mais son père n’avait pas tort : il fallait toujours qu’il tire sur la corde.
QUELLES ÉTAIENT LES CHANCES pour que ces trois-là se retrouvent dans la même résidence pour étudiants de première année à Minerva College, sur la côte du Connecticut ? Alors qu’il suffit d’arracher un seul fil de la trame de la destinée humaine pour que tout s’effiloche. D’un autre côté, les choses ont tendance à s’effilocher quoi qu’il arrive.
1. Célébré le dernier lundi du mois de mai, le Memorial Day rend hommage aux soldats morts au combat, toutes guerres confondues.
2. Le Labor Day, la fête du Travail, est célébré le premier lundi de septembre.
3. Établissement public offrant une formation universitaire en deux ans.
Extrait
« Mais ce n’était pas tout. Il sentait qu’il avait autre chose à régler ici, une chose dont la nature exacte lui échappait, maïs qui avait l’air de concerner ses amis. Car à peine avait-il envisagé de venir sur l’île qu’il avait invité Teddy et Mickey à le rejoindre. Et s’ils étaient réunis ici tous les trois, comment Jacy ne serait-elle pas là, elle aussi, au moins par la pensée? C’était sa présence fantomatique qui rendait inévitable le parallèle entre ce week-end et celui du Memorial Day en 1971.
Qui avait eu l’idée du premier week-end? Lincoln s’étonne de ne pas s’en rappeler: Était-ce une suggestion de sa mère ? Trudy se réjouissait toujours d’accueillir son fils avec ses amis, alors oui, peut-être. Ou bien s’’agissait-il d’une décision collective ? A l’approche de la fin de leurs études, ils avaient compris que tout était sur le point de changer. » p. 103
Richard Russo est né en 1949 aux États-Unis. Après avoir longtemps enseigné la littérature à l’université, il se consacre à l’écriture de romans et de scénarios. Un homme presque parfait avait été adapté au cinéma avec Paul Newman en 1994, et Le Déclin de l’empire Whiting a été, lui aussi, porté à l’écran en 2005. (Source: Éditions de la Table Ronde)
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En deux mots:
Après un orage, la découverte de tessons de poteries sous un mur écroulé va entraîner le narrateur et son voisin à faire des fouilles et mettre à jour une fontaine romaine et pousser les hommes à poursuivre leurs recherche sur l’Histoire et les légendes du Lubéron.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Le mistral gagnant
Olivier Mak-Bouchard a réussi un formidable premier roman qui met le Lubéron en vedette, mêle des fouilles archéologiques aux mythes qui ont façonné cette terre et débouche sur une amitié forte. Bonheur de lecture garanti!
Paraphrasant Georges Brassens, on peut écrire que la plus belle découverte que le narrateur de ce somptueux roman a pu faire, il la doit au mauvais temps, à Jupiter. Elle lui tomba d’un ciel d’orage.
Car c’est à la suite d’une pluie violente que le mur de pierres sèches, entre sa propriété et celle de son voisin, a été emporté, mettant à jour de curieux tessons de poteries. Ne doutant pas qu’il s’agit de vestiges archéologiques, Monsieur Sécaillat – en vieux sage – propose de reconstruire le mur et d’oublier leur découverte, de peur de voir sa tranquillité perturbée par l’arrivée de hordes d’archéologues. Son voisin, fonctionnaire dans un lycée de L’Isle-sur-la-Sorgue, arrive toutefois à le persuader de poursuivre les fouilles de façon clandestine. La curiosité étant la plus forte, les archéologues amateurs se mettent au travail et finissent par déterrer des trompettes en terre cuite.
Creuser la terre et trier les tessons a aussi la vertu de rapprocher les deux voisins qui jusque-là s’étaient plutôt évités. Car ils vont tenter d’en savoir davantage sur leurs découvertes, essayer de dater précisément les objets, comprendre à quoi peuvent bien servir ces trompettes. Des recherches sur internet, une visite au musée et déjà les hypothèses, qu’ils discutent autour d’un verre ou d’un repas, vont les exciter. Et quand soudain ils voient apparaître le visage d’une femme sculptée dans une large plaque de calcaire, ils ont l’impression d’avoir une nouvelle amie dans leur vie. Qu’il leur faudra bien partager avec leurs épouses. Si Madame Sécaillat, atteinte de la maladie d’Alzheimer, ne saisit pas forcément l’importance de cette découverte, l’épouse du narrateur – de retour d’un voyage au Japon – va juger leur comportement irresponsable. Sans pour autant trouver comment régler la question. D’autant qu’une source a jailli et que son eau semble avoir des effets très bénéfiques…
Olivier Mak-Bouchard, en mêlant habilement l’Histoire et les légendes, en ajoutant quelques touches de fantastique à son récit, réussit un livre captivant qui chante ce pays comme les grands auteurs de la région dont il s’est nourri: Alphonse Daudet, Jean Giono, Frédéric Mistral, Henri Bosco ou Marcel Pagnol. Ce faisant, il nous fait partager son amour immodéré pour cette terre si riche en mythes et légendes, mais aussi forte d’un passé dont on devient le témoin privilégié. Un peu comme Le Hussard, un chat qui est l’observateur privilégié de la relation privilégiée qui se noue ici.
Des quatre éléments qui ont façonné la géographie du Lubéron aux éléphants d’Hannibal qui l’ont traversée, de la chèvre d’or qui s’est battue vaillamment jusqu’à ce mistral qui dure trois, six ou neuf jours et peut rendre fou, on se laisse porter avec bonheur par les parfums et les couleurs, la poésie du lieu et l’enthousiasme d’un auteur qui, comme sa femme-calcaire, est doté de pouvoirs magiques!
Le Dit du mistral
Olivier Mak-Bouchard
Éditions Le Tripode
Roman
360 p., 19 €
EAN 9782370552396
Paru le 20/08/2020
Quand?
L’action se situe de nos jours, mais on remonte jusqu’aux origines de la création.
Ce qu’en dit l’éditeur
Après une nuit de violent orage, un homme voit toquer à la porte de sa maison de campagne Monsieur Sécaillat, le vieux paysan d’à-côté. Qu’est-ce qui a pu pousser ce voisin secret, bourru, généralement si avare de paroles, à venir jusqu’à lui ? L’homme lui apporte la réponse en le conduisant dans leur champ mitoyen: emporté par la pluie violente et la terre gorgée d’eau, un pan entier d’un ancien mur de pierres sèches s’est éboulé. Or, au milieu des décombres et de la glaise, surgissent par endroits de mystérieux éclats de poterie. Intrigués par leur découverte, les deux hommes vont décider de mener une fouille clandestine, sans se douter que cette décision va chambouler leur vie.
S’il se nourrit des œuvres de Giono et de Bosco, Le Dit du Mistral n’est pas un livre comme les autres. C’est le début d’un voyage, un roman sur l’amitié, la transmission, sur ce que nous ont légué les générations anciennes et ce que nous voulons léguer à celles à venir. C’est un récit sur le refus d’oublier, une invitation à la vie où s’entremêlent histoires, légendes et rêves. C’est une fenêtre ouverte sans bruit sur les terres de Provence, la photographie d’un univers, un télescope aimanté par les dieux.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« PROLOGUE Quan lou vent coumenco, vento très jour, siès ou noun.
(Le vent dure trois, six ou neuf jours.)
Si le lecteur veut comprendre comment toute cette histoire a pu arriver, il ne doit pas avoir peur de remonter dans le temps. S’il se limitait au réel qui baigne chacune de ses journées, il risquerait de ne pas saisir le fin mot de tout ce qui va suivre, ou pire encore, de ne pas y croire du tout. Il comprendrait à la rigueur le comment, mais le pourquoi lui échapperait. Il serait comme un de ces touristes qui, les jours de crue du Calavon, n’en croient pas leurs yeux et se demandent comment un si petit rataillon peut se transformer en quelques heures en fleuve Amazone, aussi large que violent. Les Anciens lui diront que forcément, c’est lié au relief du pays : une cuvette, une vallis clausa1 en entonnoir dont le Calavon est l’unique réceptacle en temps de pluie, vous comprenez.
Oui, si le lecteur veut vraiment comprendre, il doit remonter jusqu’à la création du monde. Pas celle que tout le monde connaît, mais bien celle des légendes du coin, celle que l’on raconte aux enfants d’ici pour qu’ils s’endorment.
*
Les légendes prétendent qu’au matin du septième jour, le bon Dieu était fatigué de son labeur et décida de se reposer. Il s’assit au soleil et, caressant sa barbe blanche, contempla son œuvre : la croûte terrestre, la voûte du ciel et des étoiles, la nature embryonnante, l’homme et la femme. Il n’était pas mécontent de lui, mais il n’était pas complètement satisfait non plus : il avait l’impression qu’il manquait quelque chose. Il avait besoin d’une cerise sur le gâteau, d’une touche finale avec un peu plus de gueule que les simples Adam et Ève. Il fit venir les Quatre Éléments, et leur dit qu’il voulait mettre un petit bout de paradis en ce bas-monde. Pour cela il comptait sur eux.
« Après tout le travail de cette semaine, je suis vanné, je n’ai plus d’idées. Chacun d’entre vous doit me faire un cadeau, un cadeau à la fois utile et sublime, que je mettrai dans cette région où nous voilà réunis. »
L’Eau, l’Air, la Terre et le Feu se regardèrent en chiens de faïence, se demandant bien ce qu’ils allaient pouvoir répondre.
« Pourquoi ne demandez-vous pas à Adam et Ève ? Après tout, ce sont eux, les joyaux de la Création », questionna l’Air, un tantinet narquois.
« Oui, oui, justement, je me demande si je ne me suis pas un peu loupé, là-dessus. Mais allez ouste, la Terre, c’est toi qui as été créée la première, c’est toi qui t’y colles. Tu as quoi dans ta besace ? »
La Terre se leva, bien ennuyée, regardant ses pieds et fouillant dans ses poches. Elle chercha une bonne minute, puis regarda le bon Dieu, le sourire aux lèvres, heureuse de la trouvaille qui venait de germer en elle.
« Moi, j’offre le calcaire. Ça n’a l’air de rien, ça n’est pas du marbre ou du diamant, mais c’est du solide. C’est blanc comme la neige, ça se met en strate tout seul si bien que pas besoin de tailler, ça fait de belles pierres plates naturellement. Avec le calcaire, les paysans pourront faire des murs à flanc de collines, et cultiver en terrasse. Les bergers pourront en faire des bories, pour s’abriter lorsque la nuit arrive ou quand l’orage surgit. »
Le silence se fit, comme dans une salle de classe à la fin d’une récitation, quand les élèves attendent l’appréciation du professeur. Le bon Dieu passa ses doigts dans sa barbe, la lissant sur le fil de ses pensées.
« Oui, le calcaire, c’est pas mal, c’est utile. Mais en termes de magnificence, c’est tout de même un peu blancasse. Voyons ce que les trois autres ont trouvé. Le Feu, à ton tour, qu’est-ce que tu peux faire à partir de ça, vas-y, on t’écoute. »
Le Feu se leva d’un coup, impatient de montrer ce qu’il avait préparé pendant que la Terre passait à la casserole. Il toussota pour s’éclaircir la voix, et prit la parole.
« Moi, je vais prendre ces strates de calcaire, et je vais faire courir de belles flammes tout du long. Le blanc, je le prends et je le fracasse, je l’expose à toutes les couleurs que mes flammes peuvent avoir. De la flammichette du briquet jusqu’à la torchère du pin qui crame, je donnerai au calcaire le pourpre et l’écarlate, le jaune topaze et le rubis, le vert luciole et le bleu pétrole, et tout ça en falaises, en à-pics, et en cheminées de fée. Moi, j’offre le plus beau des cadeaux : l’ocre. »
« Eh bien en voilà, de la magnificence ! Bon, je garde l’idée, ça m’a l’air très bien. Allez, l’Eau, maintenant, c’est à toi, montre-moi ce que tu as en réserve. »
L’Eau se leva, jetant des regards fuyants de tous les côtés, faisant son possible pour éviter de croiser les yeux du bon Dieu. Elle ne disait rien et restait silencieuse.
« Allez ouste, on n’a pas toute la journée », dit le bon Dieu.
« Je n’ai rien », répondit l’Eau.
« Allez, arrête ton cinéma. Montre-nous ce que tu as », dit un ton plus haut le bon Dieu.
« Mais puisque je vous dis que je n’ai rien trouvé, se mit à pleurnicher l’Eau. J’ai beau chercher, tout ce que j’ai ne convient pas. C’est le problème avec ce pays : il n’y a pas d’eau. La mer ? Elle est à deux heures de là, et si je la fais monter, vous pouvez dire adieu aux calanques. De la pluie ? Il suffit que je fasse tomber quelques gouttes pour délayer votre calcaire, pour délaver vos ocres. Et de toute manière, comment voulez-vous que je fasse venir la pluie ? Avec ce soleil, vous croyez que la raïsse2, elle vient par l’opération du Saint-Esprit ? Chaque année, ça va être la même chose, sécheresse sur sécheresse, rien en été, et pas beaucoup en hiver. Puisque je vous dis que je n’ai rien. Il y a bien la rosée du matin, mais en termes de magnificence, la rosée, ça pourra repasser. Quand je dis que je n’ai rien, ça veut dire que je n’ai rien de rien. »
Le bon Dieu est sévère, mais il est aussi miséricordieux. Il comprit que l’Eau avait vraiment cherché, qu’elle n’avait vraiment rien trouvé, et qu’il valait mieux ne pas continuer à la faire bisquer.
« Bon, bon, ce n’est pas la peine non plus de se mettre dans ces états-là. On va réfléchir et trouver une solution ensemble. Je suis sûr qu’on va trouver quelque chose de très bien. »
Les autres Éléments, assis à l’ombre d’un figuier, se regardèrent, de l’envie plein les yeux : le bon Dieu répondait à la place de l’Eau, elle avait bien de la chance. Ils se disaient que c’était injuste, mais pas un n’ouvrit la bouche, et chacun regarda ses pieds.
« Bon, alors, montre-moi ce que tu as déjà dans la région. On a le lac de Sainte-Croix, mais ce n’est pas franchement la porte à côté. On a le Rhône et la Durance, aussi, mais ce n’est pas non plus tout près. Non, il nous faut quelque chose du coin, que les gens trouveront ici et pas ailleurs. Le Rhône, ils peuvent le voir à Lyon, et la Durance, ils peuvent la voir à Sisteron. Qu’est-ce que tu as comme rivière autour de la montagne à proprement parler ? »
« J’ai beaucoup de petites choses, mais rien de bien gros : l’Aiguebelle, l’Aiguebrun, la Dôa, le Rimayon, la Sénancole… Beaucoup de cailloux et des trous d’eau par-ci par-là. Quand je vous dis qu’il n’y a rien, je n’invente pas, j’ai déjà cherché. »
« Ma foi, c’est justement parce qu’il n’y a rien qu’il doit bien y avoir une solution. La nature est comme moi : elle a horreur du vide. Elle cache sa beauté dans sa simplicité. Ces cailloux et ces trous d’eau, ils doivent bien se jeter quelque part ?
« Non, soit ils retournent direct dans la nappe, soit ils se perdent dans la plaine », dit d’un ton résigné l’Eau.
« Eh bien à partir d’aujourd’hui je veux que chaque goutte qui tombe du ciel entre cette montagne et la montagne de Lure aille dans tous ces rimaillons, et que tous ces rimaillons aillent dans une seule et même rivière. Cette rivière, ce sera le Calavon. Insignifiant chaque jour de l’année, il se réveillera les jours de gros orage, grossira autant qu’un fleuve, et arrachera tout sur son passage. Ses flots seront alors belliqueux, et emporteront tout jusqu’à la mer, les agneaux comme les serpents. Le Calavon rappellera aux habitants du coin, au moins une fois par an, que la nature reprend toujours ses droits ; et que s’ils peuvent se croire au paradis ici, un rien pourra les en priver », dit le bon Dieu.
Il fit une pause. Il réfléchissait à la tournure que prenaient les événements et ne semblait pas mécontent. Dans un sursaut, il se rappela qu’il y en avait un qui n’était pas passé, celui-là même qui regardait ses pieds avec beaucoup d’attention.
« L’Air, c’est à toi. Attention, tu as eu le temps de préparer, je serai exigeant. »
L’Air prit la parole à reculons, comme si on venait de le surprendre en train de préparer un mauvais coup. Il parlait d’une voix sourde, qu’on avait du mal à entendre.
« Moi j’ai regardé dans ma besace ce que j’avais en stock. Je prends ma rose des vents, et je vois qu’on a déjà de beaux zefs dans cette région. Venant du nord, on a la Tramontane, qui nettoie tout de la montagne jusqu’à la mer. De l’est, on a le Levant, aussi doux qu’il est humide. De l’ouest, on a le Narboune, qui amène l’hiver après l’automne et le ramène d’où il vient au printemps. Au sud, on a le Sirocco, qui se coltine quand même toute la mer Méditerranée pour faire le trait d’union entre les sables du Sahara et ici. »
Le bon Dieu le coupa tout net.
« Eh oh, tu te stoppes, là. Je ne t’ai pas appelé pour que tu me fasses l’inventaire des stocks et me décrives par le menu tout ce qui existe déjà, je le connais mieux que toi. Passe directement au prochain chapitre. »
« J’allais y venir. Je vous présente mon petit dernier, qui vient de naître dans une grotte près de Burzet. C’est mon caganis3 : je l’ai appelé Mistral. Vous vouliez de la magnificence, vous ne serez pas déçu : c’est un enfant terrible, un petit malpoli qui peut dépasser les cent kilomètres par heure en rafale. Il a une personnalité à décorner les bœufs, toujours à faire les quatre cents coups. Les gens vont l’adorer ou le détester, mais je peux vous dire qu’ils s’en souviendront et qu’il marquera les esprits. Il va déshabiller la région, la pénétrer jusqu’au corps, lui enlever son capèu4 de nuages les jours de mauvais temps. Si des nuages s’accumulent au-dessus du Mourre Nègre, le Mistral se mettra à souffler pour les faire déguerpir : moi, avec lui, j’offre un ciel toujours bleu, une lumière radieuse, et des couleurs chatoyantes. »
« C’est pas une mauvaise idée, en effet, ce ciel toujours bleu. Ça rendra le calcaire plus blanc et les ocres plus rouges. Ça me plaît », jugea le bon Dieu.
Le silence se fit. Lissant sa barbe, le bon Dieu regardait dans le vide comme si une toile invisible y attendait la touche finale. L’Eau, la Terre, l’Air et le Feu ne mouftaient pas, bien contents que le bon Dieu ne leur demande plus rien, et attendaient la suite.
« Oui, mais bon, il y a un détail qui me tracasse, reprit le bon Dieu. Dis-moi, l’Air, avec ton Mistral qui va souffler tous les jours, n’y a-t-il pas un risque que les gens d’en dessous deviennent complètement fadas ? S’il est aussi terrible que tu le dis, il ne saura pas s’arrêter et tout cela finira mal. »
L’Air ne répondit rien, accusant le coup. Le bon Dieu avait marqué un point, et l’Élément se triturait les méninges. Au bout d’une petite minute, il reprit la parole :
« Vous avez raison, je n’avais pas pensé à cela. Tout est question d’éducation : il faut savoir fixer des règles aux enfants, surtout aux plus terribles. Je vous propose ceci. Le Mistral pourra souffler aussi fort qu’il le souhaite, mais seulement par tranches successives de trois jours. Un, trois, six ou neuf, pas plus.
Je m’explique : si des nuages font mine de s’installer en haut du Mourre Nègre, s’ils commencent à y déployer leurs volutes, alors le Mistral aura le droit de souffler. Il pourra souffler, mais attention, gentiment. Les gens l’appelleront alors le mistralet. Si les nuages n’ont pas disparu au bout d’un jour, alors le Mistral aura le droit de souffler plus fort jusqu’à la fin du troisième jour. Quand je dis plus fort, je veux dire par bourrasques et rafales. Les gens l’appelleront alors le rauba-capèu5, car il enlèvera les capes sur les épaules, et les chapeaux vissés sur les têtes. Si, à la fin de ces trois jours, les nuages sont toujours là, alors il aura le droit d’y aller franco pour trois jours supplémentaires. Les gens l’appelleront le mistralas : il sera fort et méchant, obligeant les gens à rester chez eux, les volets clos, le temps qu’il fasse la sale besogne. Si, à la fin de ces six jours au total, le beau temps complet n’est toujours pas revenu, alors le Mistral pourra souffler de toutes ses forces, il aura carte blanche sur les cumulus pour trois jours de plus. Le ciel bleu devra impérativement être revenu au bout de ces neuf jours. Et les gens appelleront alors le Mistral par son titre de noblesse, son nom à rallonge, celui qu’on annonce dans les antichambres et qui retourne les portières : le broufouniè-de-mistrau6.
Un, trois, six ou neuf : le Mistral devra compter ses jours, il fera comme ça et pas autrement. »
Le bon Dieu ne répondit rien, approuvant en silence. Les Quatre Éléments le regardaient, et le voyaient en train de faire tourne et retourne dans sa tête.
« Parfait, parfait. Là, je crois qu’on commence à tenir quelque chose. Oui, avec cette règle du trois, six, ou neuf, je pense qu’on tient le bon bout. Avec ce calcaire, cette ocre, ce Calavon et maintenant ce Mistral, oui, ça commence à prendre forme », réfléchit-il à voix haute.
« Que le Luberon soit », ordonna le Créateur.
Et le Luberon fut.
1. LOU GRAN CARRI Y LOU PITCHO CARRI
J’éteignis les phares et sortis de la voiture. C’est toujours un moment particulier : les lumières des phares ne vous montrent que l’obscurité, et vous n’entendez pas les bruits de la nuit. La portière ouverte, c’est un nouveau monde qui se révèle, comme lorsque l’on met un masque et que l’on plonge la tête sous l’eau. Il fait plus frais. Vous ne voyez pas la montagne tout de suite, vos yeux ne font pas encore la différence entre le noir étoilé et le noir océan du massif. Une à une, les étoiles timides se dévoilent. La lune fait apparaître les sommets puis les crêtes, et la masse du Luberon se laisse enfin deviner. On ne le voit pas vraiment, mais on sent qu’il est tout autour, avec ses bruits qui ressemblent à des murmures, ses taillis profonds qui résistent au regard, ses bêtes que l’on devine de sortie pour profiter de la fraîcheur. C’est angoissant : l’obscurité et le silence cachent mal tout ce qui est là, qui épie, aux aguets, mais qui demeure invisible.
Je reste deux ou trois minutes accoudé à la voiture, pour apprécier la présence du mont. En journée c’est différent : il y a les rendez-vous qui n’attendent pas, le cagnard1 qui assomme, la lumière qui fait plisser les yeux. Là, c’est mon heure de solitude, une rivière noire que l’on traverse en abandonnant sur l’autre rive les problèmes de la journée.
Enfin, solitude, c’est beaucoup dire : c’est toujours à cet instant que le Hussard vient tournicoter dans mes jambes.
Le Hussard est arrivé dans ma vie dans des conditions assez surprenantes. Il y avait au fond du jardin un vieux J7, bourré de ronces et de mauvaises herbes. Un samedi matin, le téléphone sonne, c’est monsieur Sécaillat, notre voisin du bout du chemin.
« Je vais porter à la déchetterie toute une remorque de cochonneries, et si ça vous dit, j’en profite pour embarquer aussi votre J7. »
J’ai hésité : ce camion datait de mon grand-père, qui s’en servait pour charger les cagettes le jour du marché, avec moi par-dessus. Malgré les ronces et les mauvaises herbes, il était une part de mon héritage. Je répondis non, ma femme Blanche dit oui au nom de la lutte contre le tétanos, et le vieux J7 partit.
Nous regardions l’épave disparaître avec monsieur Sécaillat dans le virage lorsque le Hussard apparut, remontant notre chemin bordé de chênes-kermès. J’ai demandé plus tard à monsieur Sécaillat s’il avait aperçu ce chat quand il remorquait le J7, il me répondit que non, et que d’ailleurs il ne l’avait jamais vu dans le coin. Il s’en serait souvenu : le Hussard est un gros chat tout blanc, à l’exception de ses pattes qui sont noires, des coussinets jusqu’aux genoux. C’est pourquoi nous l’avons appelé le Hussard : on aurait dit un chasseur alpin pourvu de grandes bottes de cuir noir, et longeant le mur de la Peste. Toujours est-il que, ce jour-là, de son pas cadencé et martial, le Hussard remonta notre chemin, nous doubla sans coup férir, et s’avança jusqu’à notre porte d’entrée. Il nous attendit sur le paillasson, fier de son nouveau titre qu’il nous restait à apprendre : maître des lieux.
Donc, comme à son habitude, le Hussard vint tournicoter autour de moi à ma sortie de la voiture. Si les chats ne sont pas aussi réputés pour leur fidélité que leurs cousins canins, le Hussard est une exception qui confirme la règle. Je me suis toujours demandé comment il fait pour être là quand je rentre, fidèle au poste. Je n’ai pas d’horaires fixes, il m’arrive de rentrer tard. J’imagine qu’au coucher du soleil, l’animal doit surveiller notre chemin depuis un trou de garrigue, à l’affût du ronron du moteur.
Après quelques tournicotis, le Hussard mit officiellement fin aux retrouvailles et se dirigea vers la maison, en ouvrant la route. Je ne m’en plains pas. Mes yeux ne sont toujours pas habitués à l’obscurité, et mon sherpa félin m’aide à éviter quelques racines traîtresses. Nous remontons ensemble un bout de chemin dans le noir, passant à côté du petit bassin. Les crapauds s’y appellent toute la nuit pour ne jamais se voir : ils se taisent quelques instants, à notre passage, pour reprendre de plus belle sitôt que nous les avons dépassés.
Blanche rentre du travail après moi, ce qui me laisse le temps de mettre la table et de préparer le souper. Ce soir, ce sera croque-monsieur avec une salade de concombres, histoire que ce soit pas trop estoufadou2. L’ouverture du frigidaire devient un moment de grande hypocrisie. Je regarde ce qu’il y a et me demande quoi faire, tandis que le Hussard fait des pieds et des mains devant. Il sait pourtant très bien qu’il n’aura rien : je mets un point d’honneur à ne lui donner à manger qu’une fois le repas terminé. C’est mon père qui m’a appris cela, les hommes d’abord, les bêtes ensuite. S’il voyait la place que prend le Hussard sur le canapé du salon, il se retournerait dans sa tombe.
Ma femme rentra et on passa à table. Elle adore les croque-monsieur et ne raffole pas des concombres, ce qui fait une bonne moyenne. Le Hussard trônait comme à son habitude en face de la table, pattes en avant et yeux fermés. Il ne faut pas se fier à son faux air de sphinx désintéressé. L’animal est toujours prêt à bondir au moindre bout de jambon tombé par terre. Ma femme prit le dernier croque-monsieur et me laissa finir la salade. Je l’écoutais me raconter sa journée tout en sauçant le fond du saladier avec un quignon de pain. C’est un usage hérité de mon enfance que je n’ai pas abandonné au fil des années : si tu as tout mangé, tu as le droit de saucer le plat. Ce privilège était l’objet d’âpres négociations avec mes deux frères, Franck et Andréas. Moi, je suis celui du milieu, la pire des positions. L’aîné a une autorité naturelle, donnant son avis sur tout, tandis que le plus jeune ne manque jamais de revendiquer son statut auprès des autorités parentales. Autrement dit, je n’ai pas eu souvent dans mon enfance l’occasion de saucer les plats et il me faut rattraper depuis le temps perdu.
Ensuite, un pacte de non-agression divise les tâches ménagères : à moi la cuisine, à Blanche la vaisselle. Un avenant m’attribue le ravitaillement du Hussard. Je pris le reste du jambon, sortis une boîte de thon, mixai le tout dans sa gamelle, et ouvris la porte-fenêtre de la terrasse. En hiver, le Hussard mange dans la cuisine et dort dans le garage, dans un panier juché sur la tondeuse à gazon, dont on ne se sert jamais. En été, il mange et dort à l’extérieur.
Après lui avoir donné sa pâtée, je restai dehors, à écouter les murmures nocturnes. La nuit étincelait : des serpents d’étoiles ondulaient dans le noir de l’océan, leurs écailles ricochaient en constellations ésotériques. Je n’ai jamais été très fort pour lire les astres. Je suis myope comme une taupe, et plus simplement je n’y connais rien. Franck et Andréas se battaient au sujet de Cassiopée, et c’est tout juste si j’arrivais à voir l’étoile du berger. Ce soir je réussis à aller jusqu’au bout de mes possibilités : je reconnus la Grande Ourse et la Petite Ourse. Je fermai les volets, laissant le Hussard à son dîner.
2. LE HUSSARD SOUS L’ORAGE
Ce n’est pas le tonnerre qui me fit ouvrir les yeux, mais le bruit de la pluie. Blanche dormait toujours, l’orage ne l’avait pas réveillée. La pluie faisait un bruit cadencé, intense et régulier. Je me levai en essayant de ne pas déranger ma femme et descendis dans la cuisine. La pluie s’en donnait à cœur joie : malgré la nuit noire, on pouvait voir de grosses gouttes lessiver notre baie vitrée. On entendait le tonnerre gronder au loin, sans voir d’éclairs toutefois. L’orage avait l’air d’être sur Caseneuve et se rapprochait. À travers le bruit de la pluie, les pins couinaient sous l’effet du vent, et les vieilles tuiles s’agitaient. Je n’avais pas peur, mais regarder la pluie tomber est différent de sentir un orage passer sur le coin de votre tête. C’est comme faire le guet en temps de paix ou en temps de guerre.
Soudain un éclair illumina la nuit. Il fit une formidable photographie en noir et blanc de quelques secondes, sitôt apparue sitôt disparue. L’éclair avait révélé le jardin et la piscine, et le mur de pierres sèches qui nous séparait de chez monsieur Sécaillat. Pendant une fraction de seconde apparut distinctement la silhouette du Hussard, marchant de profil sur une des terrasses du champ de cerisiers. L’obscurité revint et avec elle un grand étonnement. Je ne m’attendais pas à voir le Hussard gambader sous la pluie par une telle nuit. Je l’imaginai plutôt en train de dormir dans le garage, où il peut rentrer par un vieux soupirail éventré.
J’ouvris la porte-fenêtre et tentai de l’appeler sans réveiller Blanche, mais la pluie doucha ma tentative. Je commençai à douter de ma vision au fur et à mesure que l’impression de l’image diminuait sur mes rétines et que l’obscurité revenait. Je n’en étais plus sûr du tout. Ce ne devait pas être le Hussard, mais simplement l’ombre de pierres. Je restai encore un instant accoudé à la baie vitrée, guettant un nouvel éclair pour en avoir le cœur net. Mais l’orage filait maintenant sur Saint-Saturnin et les grondements se firent de plus en plus lointains.
Je n’étais pas prêt pour autant à aller me recoucher. La vision me trottait dans la tête, et se faufilait à chaque fois sous le rideau de mes paupières quand je fermai les yeux. Il me fallait quelque chose de chaud de toute façon : le contrecoup de la chaleur de l’après-midi comme l’orage avaient rendu le fond de l’air plutôt frais. Un bout de fièvre n’était pas loin et risquait de pointer le bout de son nez demain matin. Un aïgo boulido1 m’aiderait à faire faux bond à la maladie. Mon grand-père s’en faisait un tous les dimanches soir : ça le requinquait pour la semaine qui arrivait, et « qu’a de sauvi din soun jardin a pas besoun de médecin2», disait-il.
Je pris six gousses d’ail dans le garde-manger, les coupai en petits bouts puis les écrasai à la cuillère. Je les fis bouillir pendant une vingtaine de minutes, avec du sel, de l’huile d’olive, de la sauge et deux feuilles de laurier. La vapeur d’eau passait sur mon visage et se chargeait petit à petit des vertus de l’ail et de la sauge. L’eau perdait sa couleur transparente. Je coupai le feu, laissai reposer un instant puis m’en versai une grosse tasse.
J’ouvris la porte-fenêtre de la cuisine, et allai sur la terrasse avec mon aïgo boulido. L’orage avait laissé son odeur avant de partir. L’ozone nocturne vous fouettait comme l’iode au bord de l’océan : on avait envie de respirer à pleins poumons pour s’imprégner de ce bien-être alchimique. Je pensais déjà à la satisfaction que j’aurais le lendemain matin, en tapant sur la citerne en fer, de bas en haut, et au son si caractéristique qui signale le niveau d’eau. Je sortis une chaise longue de dessous l’auvent, et commençai à siroter à petites gorgées.
J’appelai à voix basse le Hussard, lançant des « pitchi pitchi » dans le noir. Peine perdue, il était aux abonnés absents. Il n’y avait pas un bruit. Les criquets, les grillons, les grenouilles et même le vent ne disaient rien, comme s’ils avaient peur de faire revenir l’orage, tels des écoliers attendant leur instituteur malade.
*
Au matin, la pluie tombait toujours. C’était un samedi, l’alarme de mon réveil était débranchée. Comme pour chaque grasse matinée, je me réveillai plusieurs fois, me rendormant un peu plus tard. La première fois vous vous dites qu’il est encore tôt, qu’il doit faire encore nuit, et que c’est pour ça que la pluie ne s’est pas arrêtée. La deuxième fois vous n’êtes pas sûr de bien entendre : c’est un bruit léger, un crachin, rien de plus. La fois suivante, la lumière se fait de plus en plus insistante à travers les volets, et vous devez vous rendre à l’évidence, ce sera une journée foutue, il pleut.
Deux sentiments se battaient en duel sur mon oreiller. La triste idée que la météo allait gâcher le samedi, et la surprise : en cette fin d’été, si les orages de chaleur ne sont pas rares, ils sont en revanche très courts. Mais il fallait bien se lever. Il ne me restait plus qu’à regarder la pluie avec une tasse de café.
Nous sommes des inconditionnels du café à l’italienne. En semaine, je ne fais pas le difficile, je bois chaque matin le jus de chaussette préparé au travail. Je suis lent à démarrer, et il m’aide à connecter mes neurones. Le week-end, c’est différent : finie la perfusion de caféine, bonjour l’expresso. Nous avons une cafetière Moka, celle à huit faces et en aluminium. Il nous a fallu du temps pour l’apprivoiser. Même après toutes ces années, le tire-boyaux n’est jamais bien loin. Cette fois-ci, le résultat était à la hauteur des espérances. Je m’en versai une petite tasse, y ajoutai du sucre avec une petite cuillère en fer-blanc.
Blanche était déjà debout, travaillant sur son ordinateur. Je commençai à boire, accoudé à une fenêtre de la salle à manger. De gros nuages allant du gris au noir tutoyaient les cimes du Luberon, donnant à la montagne de sinistres versants. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes que me revint la photographie en noir et blanc de la veille, celle du Hussard gambadant sur le mur de pierres au milieu des éclairs. Je n’y avais pas pensé jusque-là.
« Tu as vu le Hussard ce matin ? »
« Oui, il tambourinait à la porte du garage quand je me suis levée. »
« Il est toujours là ou bien il est sorti ? »
« Par ce temps, tu rigoles ? Il roupille sur le fauteuil du salon. D’ailleurs, tu as raison, il faut le surveiller, il va pisser en catimini comme la dernière fois. Tu n’as qu’à le faire sortir. »
Il était là, roulé en boule sur son fauteuil habituel. Je le caressai du bout de l’ongle entre les deux sourcils, passai entre les deux oreilles puis remontai tout le long de l’échine. Il s’étira, poussant du bout de ses pattes des soucis invisibles. Je lui demandai où il avait passé la nuit, et si c’était bien lui qui s’amusait à faire la farandole entre les éclairs dans le champ de monsieur Sécaillat. Il ouvrit les yeux, et me jeta un regard courroucé, celui des gens que l’on dérange pendant la sieste. Je le mis sur mes genoux pour faire la paix et il se mit à ronronner.
J’allumai notre vieux transistor et écoutai Radio France Vaucluse égrener les nouvelles du matin. L’orage avait fait de gros dégâts, les services publics avaient fort à faire. Vers Cadenet, un glissement de terrain avait balayé un bout de route. À Apt, le Calavon faisait des siennes : il enflait d’heure en heure et promettait de déborder en milieu d’après-midi. La fourrière avait embarqué les véhicules des imprudents qui étaient encore garés sur les rives. La mairie avait donné un numéro vert pour obtenir des renseignements. Le présentateur passa aux résultats sportifs.
Je ne l’écoutai plus, bercé par les ronrons du Hussard et me demandant ce que le Calavon allait déterrer cette fois-ci. Aux dernières crues, le torrent avait mis au jour, un peu plus loin dans la vallée, vers Lumières, les ruines d’un tombeau du néolithique. C’était surprenant : si les vestiges gallo-romains étaient nombreux à Apta Julia, Apt la Romaine, les traces d’un passé encore plus ancien le long de la via Domitia étaient plus rares. Je n’ai jamais pris le temps d’aller voir ce tombeau, qui avait fait pourtant la une de la presse locale. C’était à l’endroit exact où, trente ans plus tôt, mon père nous avait emmenés avec mes frères un matin observer les castors du Calavon. À ce niveau, le plat de la plaine oblige le torrent à faire de vastes méandres, idéaux pour leurs barrages. Nous en avions vu trois en train de s’affairer dans le froid matinal. On avait été marqués par leurs incisives et leurs queues plates : sitôt le travail terminé, ils se retournaient et consolidaient à grands coups de queue leurs constructions hydrauliques. Je les regardai, agrippé aux jambes de mon père, et l’imaginant dans son atelier, éternel bricoleur rangeant ses outils et disant d’un ton satisfait : « Ce qui est fait n’est plus à faire. »
Sa voix résonnait toujours dans ma tête lorsque l’on frappa à la porte. Comme nous n’attendions personne, je me demandai qui cela pouvait bien être. Je poussai doucement le Hussard vers le rebord du fauteuil, et allai ouvrir. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant sur mon paillasson, trempé comme une soupe, monsieur Sécaillat.
« Venez, y a quelque chose qu’y faut que je vous montre », m’annonça-t-il calmement.
1 Ail bouilli.
2 Qui a de la sauge dans son jardin, n’a pas besoin de médecin.
3. PAR LES COLLINES ÉTRUSQUES
Mon voisin marchait vite : il essayait de passer entre les gouttes, ou bien était pressé de montrer sa trouvaille. J’avais du mal à le suivre, glissant sur les cailloux mouillés et perdant l’équilibre tous les deux pas. Je n’étais pas habillé pour aller sous la pluie. J’avais pris mon ciré, héritage d’une semaine de vacances au mont Saint-Michel, l’avais passé sur mon polo et mon bermuda. J’avais cherché sans succès mes bottes jaunes. Elles aussi dataient des grandes marées du mont Saint-Michel. Ne pouvant mettre la main dessus, j’avais pris en désespoir de cause mes claquettes et avais emboîté le pas à monsieur Sécaillat.
On ne se disait rien : je marchai, cinq ou six mètres derrière lui, faisant mon possible pour garder bonne figure. Il descendit le long du chemin, tourna à droite à l’intersection, comme pour remonter chez lui. À mi-parcours, il bifurqua et coupa à travers le champ qui séparait son mas du nôtre. Il y faisait pousser des cerisiers, et quelques amandiers en bordure. On y voyait passer des sangliers qui descendaient du Luberon pour aller boire dans l’eau du Calavon à la tombée du jour. Monsieur Sécaillat remonta la pente jusqu’au mur de la première terrasse, le longea sur une vingtaine de mètres et s’arrêta brusquement. Pas la peine de lui demander pourquoi : le mur était éboulé sur quatre ou cinq mètres. Les pierres avaient roulé entre les troncs des cerisiers, en arrachant un au passage.
J’étais un peu remonté contre mon voisin. Certes, c’était impressionnant, et j’étais désolé pour son cerisier, mais ce n’était pas non plus la fin du monde, loin de là. Il n’y avait pas de quoi venir me déranger et me faire rincer jusqu’aux os. Peut-être espérait-il un coup de main pour remonter son mur. Cela faisait bien dix ans que j’avais développé une passion pour les murs en pierres sèches, et que j’occupais mes étés à aménager notre terrain en construisant des murets. Monsieur Sécaillat aurait pu attendre le lendemain pour me passer un coup de fil, cela aurait été du pareil au même. Je tournai mon regard vers lui et m’apprêtai à lui dire le fond de ma pensée lorsqu’il leva le bras sans mot dire et pointa du doigt quelque chose dans les éboulis.
Ce n’étaient pas juste des éboulis. Il n’y avait pas que de la terre, des racines et des cailloux. À travers tout ce micmac, on pouvait apercevoir autre chose, et cette autre chose n’avait pas échappé à son vieux regard de paysan. Il y avait des cailloux qui n’en étaient pas, des tessons de terre cuite, des bouts de poterie. Poussé par la curiosité et sachant déjà que je violai une scène de crime, j’escaladai à quatre pattes les gravats.
C’est à ce moment précis que tout a commencé. Un tartempion n’aurait pas fait ce pas fatidique. Interloqué, il se serait retourné vers monsieur Sécaillat, les bras ballants. Pas moi. Et peut-être que monsieur Sécaillat l’avait deviné, pour venir toquer à ma porte par ce jour pluvieux.
J’ai bondi sur ces éboulis, cherchant parmi les mottes de terre comme un chien autour des racines de chêne à la saison des truffes. Je passai d’une motte à l’autre, découvrant des trésors là où il n’y avait que des racines, repoussant des pierres là où il y avait Dieu sait quoi. J’entendais César, ou bien encore Pline, à chaque goutte de pluie qui s’écrasait sur mon ciré.
Un long bout de terre cuite vert olive sortait d’une motte. Raclant la terre mouillée avec mes ongles, je me demandai ce que cela pouvait bien être : un bout d’amphore, de lampe à huile ou que sais-je encore. Je repoussai ce qui restait de terre autour, et imaginai la dernière fois qu’un homme l’avait manipulé. Qu’avait-il pensé, qu’avait-il dit ?
Monsieur Sécaillat me rejoignit et, observant ma trouvaille, sourit d’un air interrogateur. Il me tira par la manche et me proposa de remonter chez lui, sous-entendant qu’on allait en discuter. Comme un enfant qui veut rester encore au Corso, je le suivis en regardant l’amas d’éboulis, rêvant déjà d’en découvrir un peu plus.
On suivit le mur de terrasse jusqu’à retomber sur le chemin qui menait à son mas. Il me fit entrer par la porte de son garage, qui était restée grande ouverte. Il pendit nos deux imperméables à un clou dans son atelier puis me fit monter à l’étage, là où lui et sa femme habitaient. Il y avait dans la cuisine une énorme table en bois massif. Une douzaine de personnes pouvaient y tenir, elle avait dû voir bien des soupers. Du café restait dans la cafetière, mais il était froid. Monsieur Sécaillat remplit deux petites tasses à ras bord, et les mit une minute au four à micro-ondes. Ni lui ni moi ne parlions, attendant que la sonnerie de l’appareil lance le début de la conversation.
« Il faut appeler lundi à la mairie et leur dire que vous avez trouvé des trucs au fond du champ. Ils sauront vers qui nous diriger. Ils vont nous envoyer des gens de la sous-préfecture, à moins que ce ne soit le conservateur du musée qui vienne directement… » commençai-je.
« C’est hors de question », me coupa monsieur Sécaillat.
Silence.
« Qu’est-ce qui est hors de question ? Vous ne voulez pas que le gars du musée vienne ? Je le connais bien, c’est monsieur Gardiol. Il est très sympa. J’ai fait un stage avec lui quand j’étais au collège. »
« Lui ou un autre, c’est pareil. Il est hors de question qu’ils viennent faire des fouilles ici. On sait quand ça commence, on ne sait pas quand ça finit. On ne sait jamais quand ça va finir. Suffit qu’ils trouvent le bout de la moustache de Vercingétorix et l’État vous fout dehors. J’ai pas envie qu’ils se mettent à creuser des trous partout et de ne plus pouvoir aller dans mes cerisiers pendant dix ans ou plus. »
« Et qu’est-ce que vous allez faire alors ? »
« Dès que c’est sec, un coup de tractopelle là-dessus, et après je reconstruis le mur. Si vous pouvez m’aider à le faire avec les pierres, tant mieux, c’est plus joli, sinon, trois coups de parpaings et on n’en parle plus. »
*
Deux heures de débat supplémentaires n’avaient pas changé grand-chose. Son opinion était faite, et insister n’aurait servi qu’à envenimer les choses. L’heure du déjeuner était largement dépassée et il était temps pour moi de partir. Sa femme était atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle ne sortait plus beaucoup. Monsieur Sécaillat devait la faire manger. Il me raccompagna au garage, me tendit mon ciré puis me serra la main. La pluie s’était arrêtée, et il faisait grand beau. À contrecœur je retournai à la maison : fou saupre mettre l’aiguo per lou valat1
Peu importe que monsieur Sécaillat ne s’intéresse pas à l’Histoire, peu importe le caractère illégal de ce qu’il comptait faire. Sa réaction provenait de quelque chose de profond et d’ancré en lui. Cela touchait à sa terre, à ce champ qu’il avait parcouru dans un sens puis dans l’autre, en plein cagnard comme en plein hiver. Le simple fait que l’État ou qui que ce soit d’autre puisse s’arroger la propriété de son sol était hors de question. Le priver de son lopin de terre était comme lui couper un bras.
Pour une raison que j’ignore, je n’ai rien dit à Blanche en rentrant. Elle m’avait demandé à mon retour ce que monsieur Sécaillat voulait, et j’avais maugréé une excuse bidon avant d’aller m’enfermer dans mon bureau après le repas. Je n’avais pas très faim, un reste de poulet fut vite expédié.
L’après-midi se révéla maussade, partagée entre la chute d’adrénaline et un sentiment de frustration. Se trouvait peut-être sous les cerisiers de monsieur Sécaillat une villa, une tombe, ou même un temple, qui sait. Au dix-septième siècle, la charrue d’un paysan avait heurté un gros caillou dans un champ sur la colline des Tourettes. Le gros caillou n’en était pas un : de forme rectangulaire, il était parcouru d’une longue inscription. Le curé de la paroisse la déchiffra : c’était du latin. Il la consigna dans les registres de la paroisse :
Borysthène l’alain, impérial cheval de chasse, qui par la plaine, par les marais et par les collines étrusques savait si bien voler, qu’aucun sanglier, quand il chassait les sangliers de Pannonie, de sa dent étincelante de blanc n’osa le blesser, de sa bouche éclabousser de salive l’extrémité de sa queue. Mais dans la force de sa jeunesse, comme il arrive souvent, en pleine possession de ses moyens, il a atteint son dernier jour. Il repose ici dans la terre.
L’évêque fit faire des recherches supplémentaires et l’on découvrit plus d’éléments dans un volume de Dion Cassius. Au cours d’une partie de chasse dans le sud de la Gaule, l’empereur Hadrien avait perdu son cheval préféré, Borysthène. Il lui avait fait ériger un mausolée et avait composé lui-même l’épitaphe, cette même épitaphe que le paysan avait retrouvée des siècles plus tard. Malheureusement, ni la stèle ni le lieu précis de la découverte n’avaient réussi à surnager jusqu’à nos jours, si bien que personne ne savait où était enterré ce brave Borysthène. Peut-être le paysan, apeuré par le tintamarre du curé, avait-il refusé de divulguer l’endroit exact de sa découverte, préférant que les
Extrait
« Coucou chéri, Kono-Hana était la fille du dieu des montagnes, Oho-Yama. Symbole de la délicate vie terrestre, elle est souvent associée au bourgeon de cerisier, le sakura, qui représente la renaissance de la vie immaculée après un long hiver. Elle avait rencontré au bord de l’eau son futur mari Ninigi, le fils du dieu soleil. Il avait demandé sa main à son père, qui avait refusé. Il lui aurait proposé au contraire sa première fille, Iwa-Naga, la princesse roche, qui était moins belle, mais qui était beaucoup plus stable, beaucoup plus posée. Le dieu des montagnes souligna que les humains seraient fragiles et éphémères, comme le sont les pétales de cerisier. Ninigi refusa tout de même, et devant son insistance, Oho-Yama finit par céder et donna la main de sa seconde fille. Kono-Hana tomba enceinte très rapidement: le lendemain de son mariage, elle annonça à Ninigi qu’elle attendait en effet un heureux événement. Ninigi fut pris de doutes: était-il vraiment le père, n’avait-il pas été joué dans l’histoire? Kono-Hana fut offusquée par les doutes de son épouse et eut recours à une solution extrême pour défendre son honneur. Elle s’enferma dans la maison de maternité et, toutes portes closes, y mit le feu, proclamant que si ses enfants étaient bien de Ninigi, alors ils vivraient. S ’ils étaient d ’une liaison adultère, alors ils périraient dans les flammes. »
Olivier Mak-Bouchard a grandi dans le Luberon. Il vit désormais à San Francisco. Le Dit du Mistral est son premier roman. (Source: Éditions Le Tripode)
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En deux mots: Trente ans après avoir reçue une première lettre bleue, Axel en découvre une seconde dans sa boîte aux lettres, l’invitant à un dépistage du cancer colorectal. L’occasion de faire un bilan sur sa vie et de se poser quelques questions existentielles.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
D’une lettre bleue à l’autre
Pour égayer cette rentrée, rien ne vaut un petit tour à Broadway, car le nouveau roman de Fabrice Caro scintille comme le fronton des théâtres newyorkais. Pétillant et drôle!
Un nouveau livre de Fabrice Caro, c’est la promesse de passer un bon moment. Et cette fois encore la promesse est tenue. C’est bien simple chers amis lecteurs, vous allez vous régaler! Pour vous situer les personnages, rien ne vaut un télescopage dont l’auteur a le secret. Il fait ici se rencontrer une lettre d’amour bleue arrivant de Juan-les-Pins chez Axel, alors adolescent en proie à ses premiers émois amoureux et une autre lettre bleue arrivant quelque 30 ans plus tard chez le même destinataire (qui a désormais 46 ans) et l’invitant à un dépistage du cancer colorectal. Une lettre bleue qui servira de fil rouge à ce roman désopilant. Car toutes ces histoires de la vie ordinaire d’une famille sont teintées d’humour, mettant le doigt sur leur côté absurde ou caricatural. Prenez la convocation chez le proviseur du collège de Tristan (14 ans) durant laquelle il est sommé de donner son avis sur le dessin de son fils montrant l’un de ses profs prendre en levrette une autre prof. Que penser de cette œuvre d’art provocatrice? Ou alors imaginez devoir vous répondre à l’invitation d’un voisin enquiquinant, essayant de vous convaincre de l’accompagner pour vos prochaines vacances à Biarritz, où vous pourrez découvrir les joies du paddle. Sans oublier de répondre aux souhaits d’Anna, une épouse bien sous tous rapports. Des soucis qui s’accumulent et un horizon qui s’assombrit. Alors cette fichue lettre bleue n’est vraiment pas la bienvenue. Voilà donc Axel se perdant en conjectures: «Pourquoi nous évertuons-nous à n’effectuer que des actes pourvus de sens? Pourquoi une existence qui n’en a aucun devrait-elle être constituée d’une suite ordonnée de faits rationnels, et pourquoi ne nous mettrions-nous pas subitement à courir dans la rue sur Modern Love comme chez Leos Carax ou Noah Baumbach? Pourquoi tout doit-il être cohérent quand la vie elle-même ne l’est pas pour deux sous et qu’on peut très bien se réveiller un matin avec un courrier destiné à un type de cinquante ans alors qu‘on n’en a que quarante-six? Pourquoi l’utile, pourquoi l’approprié?» Après quelques digressions sur le whisky, les graines de courge, la dose de Nutella sur les tartines des orphelins ou la puissance évocatrice de la scène d’ouverture du film Under the Silver Lake, je pourrais encore vous parler d’un rêve récurrent à la terrasse d’un café de Buenos Aires, mais ce serait sans doute une façon de vous gâcher le régal promis. Disons simplement que ce bilan d’une vie se lit avec le sourire aux lèvres, même si le constat est peu reluisant. Au lieu des lumières de Broadway, on se retrouve sous les néons d’une halle accueillant un spectacle de fin d’année pas vraiment réussi. Le dessinateur Fabcaro qui nous avait régalé avec Zaï Zaï Zaï Zaï, Moins qu’hier (plus que demain) ou encore Open Bar et son double romancier Fabrice Caro, auteur de l’inénarrable Le discours sait ajouter la touche de mélancolie à son texte pour lui donner davantage de profondeur. Cette politesse du désespoir qui entraîne les grandes remises en cause.
Broadway Fabrice Caro Éditions Gallimard, coll. Sygne Roman 208 p., 18 € EAN 9782072907210 Paru le 20/08/2020
Où? Le roman se déroule quelque part en France.
Quand? L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur La vie n’est pas une comédie musicale. Une femme et deux enfants, un emploi, une maison dans un lotissement où s’organisent des barbecues sympas comme tout et des amis qui vous emmènent faire du paddle à Biarritz… Axel pourrait être heureux, mais fait le constat, à 46 ans, que rien ne ressemble jamais à ce qu’on avait espéré. Quand il reçoit un courrier suspect de l’Assurance maladie, le désenchantement tourne à l’angoisse. Et s’il était temps pour lui de tout quitter? De vivre enfin dans une comédie musicale de Broadway? Après Le Discours, Fabrice Caro confirme son talent unique de prince de l’humour absurde et mélancolique.
INCIPIT (Les premières pages du livre) « Le 20 juillet 1988, quand était arrivée la lettre de Sandrine Cazes alors en vacances à Juan-les-Pins et que j’avais rencontrée une semaine auparavant dans un bal de village, je l’avais saisie d’une main tremblante (en réalité, elle était d’abord passée par les mains de ma mère, c’est elle qui allait au courrier, C’est pour toi, avait-elle déclaré d’un ton solennel, suscitant chez moi un sentiment mêlé de honte et d’excitation), je m’étais réfugié dans ma chambre pour l’ouvrir en toute tranquillité et j’avais découvert une carte postale d’une vue de Juan-les-Pins accompagnée d’une longue lettre d’une écriture tout en rondeur, à l’encre bleue sur du papier parfumé. Sandrine Cazes évoquait notre rencontre, parlait de ses vacances, de son petit frère insupportable, puis soudainement, au milieu d’une phrase sur la température de l’eau, entre parenthèses, surgissait un (pile là à la radio, « … fermer les volets et ne plus changer l’eau des fleurs… », qui me fait douloureusement penser à toi). Au bas de la lettre, une trace de baiser au rouge à lèvres barrait en diagonale les trois dernières lignes, et cette bouche m’avait littéralement fait fondre. Ce devait être la toute première lettre m’étant adressée personnellement et j’avais cru alors que le courrier serait toujours synonyme de cœur qui bat, de ventre qui vibre, de fragments d’extases et de ciels sans fin. Trente ans plus tard, ellipse, je tiens dans ma main une enveloppe plastifiée bleue au bas de laquelle est inscrit : Programme national de dépistage du cancer colorectal. Que s’est-il passé entre ces deux instants ? À quel moment le bleu du ciel de la carte postale de Juan-les-Pins s’est-il délavé pour atteindre ce bleu grisâtre ? Les Inuits possèdent un nombre incroyable de mots pour désigner la neige, dont chacun exprime une nuance bien précise (ils ont aussi le même mot pour désigner berceau et tombeau, dans le genre ellipse temporelle), dans notre culture ce sont les nuances de bleus qui sont incroyablement riches, avec un spectre qui s’étend du bleu Juan-les-Pins au bleu colorectal (Je cherche une écharpe dans les tons bleu colorectal, vous auriez ça ?). Je regarde cette enveloppe, sans même une trace de baiser rouge à lèvres pour en atténuer la violence, et je me dis que tout courrier administratif devrait avoir la douceur d’une lettre de Sandrine Cazes. Nous vous invitons à régulariser dans les meilleurs délais votre situation, à défaut (pile là à la radio, « … j’aimerais quand même te dire, tout ce que j’ai pu écrire, je l’ai puisé à l’encre de tes yeux… », qui nous fait douloureusement penser à vous) nous poursuivrons la procédure visant à obtenir le paiement – barré d’un baiser rouge à lèvres. Elle est arrivée ce matin, comme elle arrive un matin dans des milliers de foyers, au milieu de factures, de magazines et de promotions de grandes surfaces, parmi d’autres enveloppes, humble et effacée, une formalité administrative, rien que de bien normal, toute personne ayant cinquante ans révolus la reçoit automatiquement. À ceci près que j’ai quarante-six ans.
Au-dessus de sa tête, au mur, se trouvent une reproduction d’un tableau de Paul Klee et une photo de chalet de Haute-Savoie et je trouve la juxtaposition de ces deux tableaux pour le moins hasardeuse, un peu comme une table de restaurant où se côtoieraient un pavé de veau sauce cardamome et du céleri-rave dans une assiette en carton. Le proviseur me tend une feuille, une feuille de cahier un peu froissée, accompagnant son geste d’un sec et lapidaire Voilà le chef-d’œuvre de votre fils. Je prends la feuille, fébrile, et découvre l’œuvre en question : un dessin assez laid, fait au Bic noir, de deux silhouettes informes qui semblent s’accoupler, celle de devant à quatre pattes, l’autre à genoux derrière, du moins de ce que je peux en discerner, et des bulles sortent de leurs têtes, le personnage à genoux dit Aaaah Guiraud tu es bonne ! Et l’autre, celle à quatre pattes, lui répond Oh oui Charlier mets-la-moi ! Le proviseur croit bon de préciser Pour le cas où vous l’ignoreriez, mademoiselle Guiraud et monsieur Charlier sont respectivement ses professeurs d’anglais et de SVT – évidemment je l’ignorais. Je suis tétanisé. Je tiens la feuille dans ma main, figé, le regard fixé sur le dessin, je sens le proviseur face à moi, de toute évidence il attend que je fasse un commentaire, que j’émette un avis, que j’aie une réaction que je suppose indignée, mais je ne peux rien faire d’autre que de rester les yeux rivés sur la feuille, mutique, comme si c’était moi qui venais de dessiner cette horreur. À cet instant précis, je suis soulagé qu’Anna n’ait pas pu venir avec moi au rendez-vous, prise par son travail, je crois que sa présence aurait décuplé mon malaise. Je donnerais n’importe quoi pour éviter de croiser le regard du proviseur, et ce temps me semble incroyablement long, et plus le temps passe moins il me semble envisageable de lever la tête, peut-être espéré-je jouer la montre, peut-être ai-je espoir que la sonnerie de fin de journée retentisse, qu’il se lève sans bruit, prenne son cartable en cuir et rentre tranquillement chez lui. Point positif dans ce dessin : il n’y a aucune faute d’orthographe, je pourrais en faire la remarque au proviseur, mais je doute que ce soit ce qu’il attend de moi. Il m’apparaît même, de manière un peu paradoxale, que l’orthographe impeccable renforce la vulgarité du propos. Des textes truffés de fautes auraient constitué une sorte de redondance dans la médiocrité, la vulgarité du texte et celle du dessin se seraient annulées, alors que l’absence de faute imprime au dessin un aspect pertinent, il lui donne une sorte de crédibilité, sans faute d’orthographe l’artiste nous apparaît soudain légitime et l’on se prend à croire que Guiraud est réellement bonne et que Charlier la lui met vraiment, et ça fait froid dans le dos. Mets-la-moi. Comment en est-on arrivé là ? Je ne peux pas croire que c’est mon Tristan à moi qui ait commis une horreur pareille. Le même Tristan qui, tous les ans à Noël, criait de joie en découvrant sa boîte Playmobil, moi assis par terre en tailleur dans sa chambre tentant laborieusement d’assembler les pièces et lui, sautant tout autour des morceaux éparpillés sur le sol, entamant ses scénarios alors même que je n’en étais qu’aux fondations, des scénarios faits de pirates, de trésors enfouis et d’îles mystérieuses, quand tout à coup : mets-la-moi. Comment est-on passé des pirates à mets-la-moi ? Par quel mystérieux processus hormonal, subitement, passe-t-on de l’envie de carte aux trésors à celle de dessiner deux masses informes en train de copuler ? Playmobil, en avant les histoires. Le proviseur guette toujours ma réaction, et au terme d’un temps qui me semble infini je finis par lever les yeux vers lui et déclare : Je suis profondément choqué. Je suis profondément choqué. C’est tout ce que je trouve à dire. Je m’entends prononcer ces mots et jamais je n’ai entendu une phrase sonner si faux, c’est non seulement surjoué mais j’ai complètement loupé mon intonation, avec une intonation pareille j’aurais pu dire tout autre chose, Mmmh un délice ce poulet élevé en liberté ou bien Vous connaissez les quais du Douro à Porto ? On dirait un acteur de sitcom AB Productions, intérieur jour, cafète du lycée, Eh Cricri tu as su que Tristan avait dessiné deux professeurs en train de hum hum ? – Je suis profondément choqué. Rires enregistrés. Il m’annonce dans la foulée que mademoiselle Guiraud aimerait prendre rendez-vous avec nous, les parents. Il ne mentionne pas l’autre professeur, Charlier, visiblement lui n’en voit pas la nécessité, peut-être s’est-il contenté de sermonner vertement Tristan, ou peut-être le dessin lui a-t-il plu, peut-être Tristan a-t-il concrétisé à travers son œuvre un de ses fantasmes et peut-être lui en est-il secrètement reconnaissant. Nous nous levons, je lui rends le dessin, il me dit Oh vous pouvez le garder, et je lâche un Oh merci complètement déplacé comme s’il m’offrait un cadeau inestimable.
Comme par une prémonition très troublante, je suis tombé par hasard il y a quelques jours sur un documentaire retraçant les grandes étapes de la guerre du Vietnam. Et il y a ce passage où un vétéran raconte : Je m’en souviens très bien, c’était une matinée douce, ma mère était allée chercher le courrier, il s’y trouvait cette enveloppe verte, nous avons tout de suite su ce que c’était sans même l’ouvrir, la fameuse lettre d’incorporation. Nous l’avons posée sur la table, nous étions assis tout autour, mon père, ma mère, ma sœur et moi, silencieux, sans pouvoir la quitter du regard, nous savions ce que cette enveloppe signifiait, cette enveloppe c’était la fin d’une époque, c’était la fin de l’innocence, la fin de l’âge d’or, avec cette lettre c’est un monde qui disparaissait, une parenthèse enchantée qui se refermait et nous savions pertinemment qu’à partir du moment où nous allions l’ouvrir, plus rien ne serait jamais comme avant, elle créerait un appel d’air d’une force inouïe, elle nous aspirerait tous les quatre, happés en une fraction de seconde comme le sont Betty et Rita dans la boîte bleue de Mulholland Drive qui les fait passer brutalement du rêve à la réalité. Nous étions assis en silence autour d’un immense trou noir prêt à engloutir tout ce que nous avions construit. Bon, il est possible que j’extrapole quelque peu sur le monologue du vétéran, mais dans les grandes lignes c’était ça. Voilà exactement ce que j’ai ressenti en découvrant l’enveloppe. Par une pulsion que j’ai du mal à interpréter, mon premier réflexe a été de la cacher sous une pile de papiers dans mon bureau (aussitôt rejointe par le dessin de Tristan, constituant peu à peu une sorte de musée de l’inavouable), plus exactement : la cacher à Anna. Alors que nous avons toujours tout partagé, que nous avons traversé la vie dans ses moindres recoins obscurs, ses moments les moins glorieux, pourquoi lui cacher une enveloppe de dépistage du cancer colorectal ? Pourquoi ne pas lui dire de la manière la plus naturelle du monde Tiens regarde ce que j’ai reçu ? Je n’arrive pas à savoir si c’est pour l’épargner (lui épargner quoi au juste ?) ou m’épargner moi, m’épargner son regard mi-inquiet, mi-attendri. Même si je n’ai pas cinquante ans et que cette enveloppe a de fortes chances d’être une erreur, elle nous dit : le temps passe, elle nous dit : une étape de plus, et on a du mal, comme on a du mal à porter pour la première fois ses lunettes de vue, comme on a du mal à prendre rendez-vous chez l’ostéopathe pour une sciatique persistante, comme j’aurais caché à ma mère la lettre de Sandrine Cazes si elle ne l’avait pas découverte avant moi, comme on cache tout ce qui marque une évolution, un basculement, un changement de la perception que les proches peuvent avoir de nous. Un jour ma mère, en faisant le ménage dans ma chambre, avait trouvé un livre que j’avais caché sous mon lit, Le Tao de l’art d’aimer, livre que m’avait prêté mon amoureuse de l’époque, Lucille, qu’elle avait subtilisé dans la bibliothèque de ses parents et qui traitait des rapports amoureux sous l’angle bouddhiste. À l’époque j’avais interprété ce geste comme une envie de partage s’inscrivant dans un jeu vaguement érotique, en y repensant aujourd’hui je le trouve d’une indélicatesse folle, une façon détournée de me dire Écoute, comme tu t’y prends assez mal, je me suis dit que ça pourrait t’aider, je ne sais plus quoi faire d’autre, de la même manière qu’on offre un chewing-gum à quelqu’un dont l’haleine nous insupporte. Si L’orgasme de sa partenaire pour les nuls avait existé, nul doute qu’elle me l’aurait prêté avec cette même fausse innocence, ce pragmatisme grimé en générosité. Et je n’ai aucun souvenir de ce livre si ce n’est que tout y était feutré et traduit en termes très poétiques, il y était question de bambous, de forêts, même quand il s’agissait des sujets les plus crus, car vois-tu Tristan, tout est affaire de mots, si tu avais utilisé un autre champ sémantique (Aaaah Guiraud quel tantra lumineux ! — Oh oui Charlier je sens que j’atteins le prajñaparamita !) peut-être m’aurais-tu épargné une convocation gênante chez le proviseur. Je cache l’enveloppe à Anna comme je cachais Le Tao de l’art d’aimer à ma mère, et je préfère ne tirer aucune conclusion de ce parallèle. À ma mère qui brandissait le livre qu’elle venait de découvrir, je n’avais trouvé à objecter qu’un regard surpris et outré, comme si j’en découvrais l’existence, ainsi des malfrats malintentionnés venaient la nuit chez les gens pour glisser pendant leur sommeil des livres érotiques chinois sous leur lit ? Quelle époque vit-on. »
Extraits « Si je devais établir une liste de mes vacances idéales, le paddle à Biarritz avec un couple d’amis n’apparaîtrait pas sur la feuille, ni au dos, ni dans le cahier tout entier. Le soir où il avait lancé cette idée, tout le monde était emballé, c’était l’idée du siècle, du paddle à Biarritz, youhou, champagne. Moi-même j’arborais un sourire franc pour ne pas détonner dans l’effervescence ambiante, un sourire de photo de mariage, sans même savoir ce que signifiait le mot paddle, quoique pressentant qu’il avait de bonnes raisons de ne pas faire partie de mon vocabulaire. En rentrant, j’avais tapé paddle sur Google images, et mes appréhensions s’étaient vus confirmées: on me proposait d’aller ramer debout sur une planche en caleçon de bain avec des gens, et je me suis aussitôt vu, le dos courbé sur un paddle qui n’avançait pas, voire reculait, transpirant et rougeaud, le visage grimaçant de douleur et d’effort, tentant de rattraper à vingt mètres devant moi Denis et ses pectoraux fermes et tendus sous le vent océanique. »
« Mon regard se perd sur le décolleté de Béatrice, je me demande chaque fois si ses seins sont refaits ou pas (Anna est persuadée que non, moi que oui). Que se passerait-il si, subitement, au milieu du repas, au beau milieu de la discussion, je tendais le bras et touchais le haut décolleté de son sein du bout de mon index pour en vérifier la fermeté? Comme ça, de manière totalement anecdotique? Quelle serait leur réaction? Denis se lèverait-il pour me mettre son poing dans la figure ou bien le repas se poursuivrait-il comme si de rien n’était? Pourquoi nous évertuons-nous à n’effectuer que des actes pourvus de sens? Pourquoi une existence qui n’en a aucun devrait-elle être constituée d’une suite ordonnée de faits rationnels, et pourquoi ne nous mettrions-nous pas subitement à courir dans la rue sur Modern Love comme chez Leos Carax ou Noah Baumbach? Pourquoi tout doit-il être cohérent quand la vie elle-même ne l’est pas pour deux sous et qu’on peut très bien se réveiller un matin avec un courrier destiné à un type de cinquante ans alors qu‘on n’en a que quarante-six? Pourquoi l’utile, pourquoi l’approprié? »
À propos de l’auteur Fabrice Caro ou Fabcaro quand il dessine, est né à Montpellier en 1973. Après des études scientifiques, il commence à travailler pour diverses revues de bandes dessinées (Psikopat, L’Écho des Savanes, Zoo…). À partir de 2005, il participe à différents collectifs, dont ceux édités par 6 Pieds sous Terre, et s’affirme, notamment chez La Cafetière, en tant qu’auteur complet. Son humour imparable et sa science du gag l’amènent à produire de nombreux albums dont Zaï Zaï Zaï Zaï, énorme succès auréolé de nombreux prix. Il est également musicien, auteur-compositeur et chanteur. Il est à l’origine, dès 1994, du groupe rock Hari Om et a ensuite réalisé un album-concept autoproduit Les Amants de la rue Sinistrose (1999). Côté romans, Il est l’auteur de Figurec en 2006 qui a fait l’objet d’une adaptation en bandes dessinées (Casterman 2007), dessins de Christian De Metter. Après Le discours (2018), il publie Broadway (2020). (Source: Babelio)
En deux mots:
Il s’en passe de belles rue Léon, dans le quartier de la Goutte-d’Or à Paris. C’est au milieu d’une population immigrée que grandit Abad, 13 ans, observateur des mœurs de ces oubliés qui se désintègrent et parmi lesquels il veut tout de même croire à un avenir meilleur.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Abad, le poulbot de la Goutte-d’Or
Sofia Aouine fait des débuts fracassants avec sa Rhapsodie des oubliés. Elle met en scène Abad, un adolescent plein de gouaille et de rêves, qui entend sortir du destin misérable qui lui est promis.
«Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans.» Dès l’incipit, le ton est donné, le style est là, quelque part entre un naturalisme baroque et un air de rap, entre Zazie dans le métro et La vie devant soi. C’est du reste sous l’exergue de Romain Gary / Émile Ajar que ce premier roman – logiquement sélectionné pour le Prix du style 2019 – s’inscrit. Cette gouaille, ce sens aigu de l’observation est celui d’Abad, 13 ans, qui va nous faire découvrir sa rue, ce quartier du Nord-Ouest de Paris qui est aussi présent dans Après la fête de Lola Nicolle. Outre les descriptions des faits – et surtout des méfaits – qui font le quotidien de ce microcosme cosmopolite, nous aurons aussi droit à des portraits croqués avec la même force d’évocation, la même fausse naïveté du regard de l’enfant qui perd son innocence face à la dureté du monde qu’il côtoie jour après jour. Il y a d’abord ses parents, qui ont surtout appris à se taire pour se fondre dans la masse, à jamais orphelin de ce Liban qu’ils ont dû fuir. Puis viennent une jeune fille aperçue derrière la fenêtre d’une tour voisine et qui est retenue par son salafiste de père, Ethel Futterman la psy chez qui on l’envoie pour tenter de la remettre dans ce droit chemin dont chacun a pourtant bien compris qu’il n’existe qu’en rêve et qui est une rescapée des rafles de juifs durant l’Occupation ou encore Gervaise, la pute qui espère pouvoir revoir sa fille restée au Cameroun selon le schéma détaillée par Karine Miermont dans Grace l’intrépide, sans oublier Odette, sa voisine, qui va finir en EPHAD, rongée par la maladie d’Alzheimer.
Oscillant entre comédie loufoque comme le camp d’entrainement des Femen qu’il découvre de sa fenêtre et qui va donner lieu à une belle empoignade entre féministes, intégristes – les barbapapas – et forces de l’ordre ou encore ce trafic mis en place avec un camarade de jeu dans le vestiaire et qui permettait de reluquer les filles tout en se masturbant. Une activité beaucoup pratiquée tout au long du roman et que l’on pourra interpréter comme une preuve de vitalité soit comme qui va mal finir, comme à peu près toutes les initiatives prises par Abad et qui vont finir par le séparer de sa famille pour se retrouver au milieu d’autres «cassos» dans une famille d’accueil en baie de Somme.
Mais avant cela, il aura beaucoup appris et beaucoup mûri. Compris comment on tenait les prostituées, comment on parvenait à radicaliser les musulmans, comment on éloignait tous les gêneurs qui entendaient ne pas se soumettre aux règles des intégristes. Et décidé de résister, de ne pas se laisser avoir à son tour et continuer à faire les 400 coups.
Avec les livres et avec les mots. Avec Marguerite Duras et avec le petit carnet noir que lui a donné sa psy. C’est ainsi que Sofia Aouine est devenue grande et qu’elle réussit à nous enchanter. À suivre de près !
Rhapsodie des oubliés
Sofia Aouine
Éditions de la Martinière
Premier roman
256 pages, 19 €
EAN 9782732487960
Paru le 29/08/2019
Où?
Le roman se déroule en France, à Paris, principalement rue Léon dans le quartier de la Goutte d’Or (XVIIIe arrondissement).
Quand?
L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
«Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans.»
Abad, treize ans, vit dans le quartier de Barbès, la Goutte d’Or, Paris XVIIIe. C’est l’âge des possibles: la sève coule, le cœur est plein de ronces, l’amour et le sexe torturent la tête. Pour arracher ses désirs au destin, Abad devra briser les règles. À la manière d’un Antoine Doinel, qui veut réaliser ses 400 coups à lui.
Rhapsodie des oubliés raconte sans concession le quotidien d’un quartier et l’odyssée de ses habitants. Derrière les clichés, le crack, les putes, la violence, le désir de vie, l’amour et l’enfance ne sont jamais loin.
Dans une langue explosive, influencée par le roman noir, la littérature naturaliste, le hip-hop et la soul music, Sofia Aouine nous livre un premier roman éblouissant.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Rue Léon
«Quand je serai grand j’écrirai moi aussi les misérables parce que c’est ce qu’on écrit toujours quand on a quelque chose à dire.»
Momo, La Vie devant soi,
Romain Gary (Émile Ajar)
Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans. C’est mon père qui a choisi qu’on débarque ici. Je me dis souvent que ce vieux doit aimer la misère, comme si c’était la femme de sa vie. Une espèce de seconde peau
que tu aurais beau laver. Inscrite dans tes gènes, à jamais. Ici, c’est Barbès, Goutte-d’Or, Paris XVIIIe, une planète de martiens, un refuge d’éclopés, de cassos, d’âmes fragiles, de «ceux qui ont réussi à dépasser Lampedusa», de vieux Arabes d’avant avec des turbans sur la tête et des têtes d’avant, de grosses mamans avec leurs gros culs et leurs gros chariots qui te bloquent le passage quand tu veux traverser le boulevard. Des gens honnêtes qui ont toujours l’air de voleurs et qui rasent les murs pour pas qu’on les voie. Une rue où il n’y a pas de femmes qui marchent toutes seules. Une ville dans la ville, monstrueuse et géante, une verrue pourrie sur la carte. La première fois que j’y ai foutu les pieds, ça ne me changeait pas beaucoup de ma rue, petit, au Liban. Ici ou là-bas, quand tu arrives, les immeubles t’écrasent comme si tu étais un insecte. Quand tu entres dedans, ils t’avalent et te recrachent comme les pépins des premières grenades d’été, juteuses, que tu manges avec le plaisir d’un gosse. Ma rue a la gueule d’une ville bombardée, une gueule de décharge à ciel ouvert, une rue qui ne dort jamais, où les murs ressemblent à des visages qui pleurent. Des murs qui n’ont jamais été blancs et qui semblent hurler sur toi quand tu passes devant. Je suis arrivé dans ce bordel il y a à peine trois ans et j’ai déjà l’impression d’avoir vieilli de dix piges, rien qu’en me posant sur le banc du square Léon. Juste à regarder les gens. Les enfants ont l’air de centenaires. Des yeux de vieux, sur des gueules d’anges. Surtout les petits Noirs. On dirait qu’à force de vivre les uns sur les autres, ils ont une âme pour cinq. Ce n’est pas de leur faute, je sais, c’est vrai. Mais avant de vivre ici, j’en avais jamais vu. Mon nouveau pote de l’école, le fils du marabout de la mosquée Poulet, dit toujours au prof de français: «Ta France, garde-la, c’est pas à
nous!» Tu vas te demander pourquoi un blédard comme moi, pardon, un primo-arrivant, comme dit la grosse du service social, sait tout ça. Je te dirai juste que je suis un esquiveur: je fais croire que je sais rien, comme ça ceux qui savent savent que je sais. T’as pas compris, c’est pas grave, tu pigeras plus tard. La mère dit toujours qu’on est des Arabes pas comme les autres, et même si on vit au milieu des Arabes, on n’est pas comme eux, on leur ressemble pas. Va savoir ce qu’elle veut dire par là, faudra m’expliquer. De toute façon, dans cette ville, un Arabe ça reste un Arabe, surtout si tu viens de Barbès. T’auras beau te laver et te mettre tous les parfums du monde pour choper toutes les filles du monde et faire le beau gosse,
tu sentiras toujours l’Arabe de Barbès. C’est la vie, faut s’y faire. Ici, t’es à Paris et pas à Paris. Ici, c’est une rue de sauvages. Les valeurs c’est fini.
Même les barbus de la mosquée se baisent entre eux. Chacun pour soi et un seul bon Dieu pour tous. Moi, je fais semblant d’y croire pour faire plaisir à maman. Mais j’ai déjà vu trop de morts chez moi, je veux plus en parler, plus jamais. Dans
ma rue, t’as pas le droit d’être un faible, les faibles ça finit sur un trottoir comme les putes de Porte de Clichy et les crackers de Porte de la Chapelle.
Au fond, Barbès, c’est pas différent de Baabda. Les mêmes têtes de mercenaires qui en ont déjà trop vu, la même odeur de fleur d’oranger mêlée à la crasse, la même musique entre les cris des mômes et les hurlements des alcoolos du café d’en bas, les mêmes visages de vieilles mères fatiguées, la même merde dont tout le monde se fout royalement.
Surtout Léon, qui à mon avis s’en bat les couilles de là où il est. Voilà comment je voyais ma rue – avant elle. »
Extraits
« Tu étais sortie sur le balcon. Je suis resté immobile en priant pour pas que tu partes. Mes yeux ont attrapé les tiens et tu m’as regardé avec gentillesse. On flottait ensemble. Ton regard me disait que tout allait bien et de ne pas m’inquiéter.
Par miracle, depuis deux ans que je n’y arrivais plus, je me suis mis à pleurer. J’ai chialé, juste parce que j’étais heureux d’être là. J’ai fermé les yeux super fort pour t’imaginer contre moi, pas de cul, juste de l’amour. C’est comme ça qu’on
fait avec ton genre de fille. Le temps que j’ouvre les yeux, les trois trouillards étaient sortis de leur cachette et te regardaient avec moi. Derrière toi, un mec avec une barbe et une gueule de mollah Omar est sorti de nulle part, t’a attrapée par le
voile avec le doigt pointé vers nous en gueulant un truc en arabe. J’avais peur.
– C’est qui ?
– La sœur d’Omar le Salaf, m’a répondu Sékou.
– T’approche jamais de cet appart, Abad.
– Ouais, t’inquiète, de toute manière c’est une voilée, elle suce pas. »
«Cette ville nous entasse les uns sur les autres comme dans un grand bain d’amour mais personne ne se parle. On additionne les vies, sous du béton et dans des boîtes à 15 K le mètre carré pour avoir l’air d’exister.»
« Adossé à la cheminée, je regarde les grosses lettres qui clignotent…Tati…Tati…Le magasin préféré des daronnes et des blédards, notre tour Eiffel à nous. Un truc que le monde entier nous envie et qui est connu au fin fond de l’Afrique et de la Papouasie. Tati or, Tati maison, Tati chaussures, Tati slips, Tati mariage : la Mecque des jeunes pucelles prêtes à se marier et des mères hystériques qui aimeraient redevenir pucelles le temps d’une nuit de noces. La plus grande salle de jeu du monde, caverne d’Ali Baba des pauvres où tu trouves de tout Tu peux te marier, manger, vivre et peut-être même mourir un jour. Je suis sûr qu’ils finiront par y vendre des cercueils en vichy rose et bleu.»
À propos de l’auteur
Née en 1978, Sofia Aouine est autodidacte. Aujourd’hui journaliste radio et documentariste, elle publie son premier roman, Rhapsodie des oubliés. (Source: Éditions de la Martinière)
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En deux mots:
À son retour de vacances, la narrateur découvre sa tortue décalcifiée et agonisante. Un faits divers qui va l’entrainer dans des réflexions sur la vie et la mort, la nature et la littérature, à la fois désopilantes et documentées, ironiques et profondes.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
Tout le reste est littérature
Éric chevillard nous revient au meilleur de sa forme. Avec «L’explosion de la tortue», il nous livre une fable caustique sur la nature et sur la mort, qui est avant tout une réhabilitation de la littérature.
Dans ma grande sagesse, j’ai pu résister à toute les demandes – souvent insistantes – de me fils à acquérir des animaux domestiques. J’ai eu moi-même un chien qui a fini sous un 4×4 et m’a laissé traumatisé pour longtemps. Comme le narrateur de ce roman caustique, j’ai toutefois cédé pour quelques poissons exotiques qui ont finalement pris la même direction que Némo, via les toilettes après une mort aussi soudaine que silencieuse, et pour une tortue qui partage notre quotidien depuis près d’une dizaine d’années et qui, de son pas de sénateur, semble devoir affronter la vie avec confiance. Il faut dire qu’avant chaque départ en vacances, c’est le branle-bas de combat pour la confier à un proche. Nous nous autorisons de temps en temps à la laisser seule durant un week-end prolongé. Les miettes de culpabilité étant vite ramassées lorsque nous constatons, à notre retour, qu’elle a parfaitement supporté sa solitude.
Mais j’imagine bien qu’après un mois d’absence, comme c’est le cas dans ce roman, la tortue n’ait pas pu résister, surtout quand il s’agit du modèle «tortue de Floride» qui a besoin d’eau. La voici donc décalcifiée, crevant dans les mains de son maître. L’explosion de la tortue va permettre à Éric Chevillard, après Juste ciel (2015) et Ronce-Rose (2017), de nous offrir quelques réflexions sur cet incident chargé de bien plus de symbolique qu’une analyse sommaire ne peut le laisser croire.
Car, pour le narrateur, ce décès prématuré est à mettre en parallèle avec son travail de biographe et de critique. Mais quel rapport avec Phoebe – tel était le nom de la tortue – me direz-vous? Prenez Henry David Thoreau. Que fit-il le 17 novembre 1850? L’homme des bois nous le raconte: «Cet après-midi, j’ai trouvé dans un champ de seigle hivernal un œuf de tortue, blanc et elliptique comme un caillou, ce pour quoi je l’avais pris, puis je l’ai brisé. La petite tortue était parfaitement formée, jusqu’à la colonne vertébrale que l’on voyait distinctement. (…) Si la littérature ne s’empare pas de ces histoires de tortues précocement anéanties, tuées par un brave homme qui n’avait pourtant pas l’intention de leur donner la mort, alors on voit mal de quoi elle pourrait se soucier et quelle est sa légitimité.»
Prenez aussi Louis-Constantin Novat, l’écrivain contemporain de Thoreau, dont notre narrateur a découvert l’œuvre et entend la faire mieux connaître. Au fil de son exploration, il va trouver de nombreux faits troublants. Mais «mieux vaut fermer les yeux sur ces coïncidences si l’on refuse d’admettre qu’un Dieu moqueur est à la manœuvre et que nous sommes des marionnettes accrochées au ciel par des fils tendus qui frisottent juste un peu au niveau du pubis.»
On l’aura compris, Éric Chevillard s’amuse une fois de plus – et nous avec lui – à dérouler le fil de ses obsessions. L’explosion de la tortue, c’est aussi l’explosion de la littérature dans ce qu’elle a de plus inventif. Derrière Phoebe se cache la création, le pouvoir des mots laissés sur la papier, l’idée de postérité, de «poids» des œuvres. Jusqu’à cette superbe invention, «l’Agence», dont je vous laisse découvrir la mission ô combien importante pour les écrivains en quête de reconnaissance.
L’explosion de la tortue
Éric Chevillard
Éditions de Minuit
Roman
256 p., 18,50 €
EAN: 9782707345073
Paru le 3 janvier 2019
Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris.
Quand?
L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Les tortues de Floride élevées en aquarium ne sont pas tout à fait des cailloux. Elles ont donc besoin d’eau et de nourriture pour vivre. C’est ce que découvre le narrateur de cette histoire, de retour chez lui après un mois d’absence. Il croyait la sienne plus endurante, mais la carapace décalcifiée de la petite Phoebe se fend sous son pouce. Par ailleurs, alors qu’il s’employait à réhabiliter en la signant de son nom l’œuvre de Louis-Constantin Novat, écrivain ignoré du XIXe siècle, cette généreuse initiative se trouve soudain menacée. Or la forêt des mystères n’abrite pas que des crimes: les deux mésaventures pourraient bien être liées.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Crac
Car mon pouce avait crevé la carapace fine et sèche comme une feuille morte. Et il y avait eu en effet un petit bruit de promenade en forêt. J’avais touché dessous, oh j’avais touché dessous le corps mou, l’inconcevable corps de tortue, et j’avais eu un frisson, quelque chose vibrait dans cette chair, le cœur pulsait, ou une veine.
Le pouls de la tortue palpitait encore, une de ses paupières s’était soulevée, la droite, je crois, et il y avait eu le trait de son regard sur moi, cette mourante m’accusait d’avoir failli, d’avoir traité avec négligence la bête stupide, le reptile préhistorique, comme si peu importait finalement comment il allait traverser la canicule estivale.
N’avait-il pas connu deux ou trois glaciations ? Il apprécierait un petit coup de chaud, n’est-ce pas?
Phoebe mourut dans ma main amie aussi sûrement que si celle-ci l’avait plutôt lancée avec force contre le mur. Voici comment le mammifère supérieur survivait au dinosaure et ce que cela augurait pour le monde.
Nous n’avions pas su lui trouver une pension au moment de partir en vacances. Nous n’avions pas beaucoup cherché. Il aurait bien sûr fallu la confier à un ami, à une voisine. Mais c’était l’été. Personne pour demeurer bêtement chez soi.
(Hormis les tortues.)
C’est à cela qu’on reconnaît que l’on n’a pas de vrais amis.
Quant à la famille, je n’en goûte la compagnie qu’à la cinquième génération, lorsque exodes et migrations ont dispersé la smala aux quatre coins du monde. Je ne me voyais pas sonner chez une tante avec mon aquarium sur la hanche.
Puis les vieilles chouettes ont le bec crochu. Rien ne répugne à leur appétit de rapace. Crac
Il y avait eu un petit bruit de promenade en forêt. Un bruit léger de fuite. Un bruit bref. Une courte promenade.
Portée aux extrémités, la main de l’homme lui est d’un grand secours pour arracher la betterave de son terrier et pour gifler son fils. Quand je saisis Phoebe, le plus délicatement possible donc, mon pouce creva sa carapace décalcifiée. La tortue vivait toujours. Un battement léger, irrégulier, soulevait la peau d’écailles de son cou.
Elle avait vaillamment attendu notre retour pour nous prendre à témoin de notre criminelle négligence et me claquer entre les doigts.
Me craquer entre les doigts plutôt, oui, plutôt crac que clac.
Il m’était arrivé d’arroser le ficus du concierge en son absence. Il n’aurait pu refuser en retour d’arroser notre tortue. Le piège de la reconnaissance était armé. Œil pour œil, dent pour dent. Un prêté pour un rendu. Telle est la loi des hommes et le principe de la vie en société.
Je n’avais pas osé lui demander ce service. Aloïse non plus. Forcinal nous faisait un peu peur – jamais je n’aurais accepté d’arroser son ficus s’il ne m’avait fait un peu peur. Son maillot de corps était constamment maculé de sauce tomate. Nous disions par plaisanterie que ce pouvait être du sang.
Quand une disparition inquiétante se produisait aux alentours, notre rire se figeait.
Tandis que les taches sur le maillot de corps du concierge s’étaient élargies, nous semblait-il. Quoi qu’il en fût, Forcinal pouvait être brutal avec les lycéennes, abuser d’elles puis les découper en morceaux, ces morceaux les manger, ça ne faisait pas de lui un tueur de tortues. Nos échappatoires suintaient la mauvaise foi.
Quand bien même Forcinal eût-il été cet assassin d’enfants activement recherché, il n’était pas question en l’occurrence de lui confier un fils ou une fille mais une tortue de Floride que sa perversion très ciblée, pour ne pas dire clivante et discriminatoire, ne menaçait nullement.
Nous partions en vacances, et que faire de Phoebe? Nous partions sur les routes, nous voulions voyager léger. Phoebe nous aurait ralentis. Nous ne sommes déjà pas des lièvres. Phoebe et ses courtes pattes torves. Phoebe et son rocher. Phoebe et ses deux litres d’eau.
Je suis bien conscient qu’il est tout à fait indigne de jeter le doute sur Forcinal, de nuire à sa réputation que rien n’entache hormis un peu de sauce tomate ou de ketchup – motifs plutôt bienvenus en vérité pour égayer le coton jaunâtre de son maillot de corps –, d’impliquer ainsi l’inoffensif et placide concierge dans ces meurtres atroces sans l’ombre d’une preuve ni le moindre indice pour étayer de tels soupçons.
(Ce blond cheveu entre ses dents? Peut tout à fait provenir de la crinière d’un lion qu’il aura câliné.)
Pathétiques tentatives de détourner sur lui le jugement des hommes moralement outrés, de les distraire de notre propre crime, avéré celui-ci, au prix d’un mensonge calomnieux qui nous rend plus vils encore, définitivement impardonnables.
Que faire de Phoebe? Curieusement, ne nous était pas venue l’idée pourtant très humaine – nous y songeons bien pour nos vieilles mamans – de l’abandonner. Ce n’était pas la dernière fois que nous manquerions d’humanité dans cette affaire. »
Extraits
« Phoebe ne se souciait aucunement de nous, voilà la vérité. Jamais ingratitude ne fut si bien sertie dans de l’écaille. Elle ne venait à notre rencontre que lorsque nous saupoudrions de daphnies la surface de son plan d’eau. D’un bord à l’autre et son rocher même, je tiens à le préciser. Elle jouissait pourtant d’une vue remarquable sur notre intérieur (aussi) depuis le buffet du salon où trônait son aquarium, exactement à l’endroit où nous aurions pu mettre un Bouddha rutilant. Mais elle se fichait bien de nos allées et venues. Jamais je n’ai vu sa petite tête collée à la vitre quand nous nous unissions sur le tapis. Le spectacle pourtant ne manquait pas d’intérêt. Forcinal, en tout cas, le trouvait à son goût, … »
Alors certes, qui se donnera la peine de tenir un journal s’il ne lui arrive jamais rien qui vaille d’être relaté?
« Divers recoupements me permettent de situer approximativement le cours fluet de cette existence entre les années 1839 (sa source tapie sous une pierre plate et moussue pour ne pas dire tombale) et 1882 (son embouchure sur la mer de l’oubli) –avec une marge d’erreur de cinq années de part et d’autre.
Que fit-il par exemple le 17 novembre 1850 ?
Je l’ignore.
Tandis que Henry David Thoreau ne nous cache rien de l’emploi de son temps ce jour-là: Cet après-midi, j’ai trouvé dans un champ de seigle hivernal un œuf de tortue, blanc et elliptique comme un caillou, ce pour quoi je l’avais pris, puis je l’ai brisé. La petite tortue était parfaitement formée, jusqu’à la colonne vertébrale que l’on voyait distinctement.
L’existence de Louis-Constantin Novat fut certainement dépourvue d’événements aussi importants que celui que rapporte là H. D. Thoreau. Les écrits de ce grand ami de la nature ne sont pas avares d’aventures, mais aucune n’est aussi croustillante – même s’il n’y mit pas la dent – que cette anecdote.
Si certaines choses méritent d’être écrites, alors cet épisode incontestablement est du nombre. J’avoue n’avoir rien lu d’aussi passionnant depuis longtemps, en
ce qui me concerne.
Si la littérature ne s’empare pas de ces histoires de tortues précocement anéanties, tuées par un brave homme qui n’avait pourtant pas l’intention de leur donner la mort, alors on voit mal de quoi elle pourrait se soucier et quelle est sa légitimité.
Thoreau empoigne le sujet avec une certaine rudesse.
On reconnaît là l’homme des bois. Une approche plus précautionneuse et tout en circonvolutions aurait sans doute été préférable. Mais enfin, il ne l’élude pas lâchement comme tant d’autres. Il s’en saisit avec la détermination qui convient. Crac
« La tortue comme le chat fait le gros dos. Ce n’est pourtant pas un poil soyeux qui soudain se hérisse, chargé d’électricité, mais une écaille dure et revêche qui se bombe et forme même un dôme définitif.
Elle ne va pas ramollir et se dégonfler sous la caresse, la tortue.
Ronronner dans notre giron, non.
Vous allez plutôt vous casser les ongles en gratouillant sa dossière.
Cette carapace est un bouclier solidement sanglé sur son corps ingénu, vulnérable, qui demeurera voluptueusement ignorant de tout.
Celle de Phoebe cependant céda sous mon pouce.
Tout à coup, elle rompit sa garde.
Était-ce une preuve de confiance, d’abandon? Était-ce une preuve d’amour ?
Voici ma tortue molle enfin comme un chaton peloté.
Pelotonné.
Cette tendresse inattendue qu’elle me manifestait !
J’en aurais pleuré.
Je me retins.
Car Phoebe, je le savais, ne s’était pas attendrie ainsi à cause de la douce caresse de mon pouce ni de mon odeur familière, rassurante, ni de mes soins aimants.
La cause en était le défaut de calcium. Nul affect. Pas de sentiment. Juste cette carence en calcium qui blanchit pourtant les ongles de l’homme sans lui ôter ses rêves d’amour.
Et ce serait moi la brute?
Alors que la longévité de la tortue de Floride peut atteindre cinquante années, Phoebe explosa entre mes doigts après quelques mois d’existence au simple motif qu’elle manquait de calcium !
À se demander quelle est la part du caprice là-dedans.
Toujours est-il que je retournai aux Mélèzes rendre visite à mon grand-père, je ne suis pas un ingrat, afin d’approcher Marguerite Montségur – j’avais lu son nom sur la liste des pensionnaires – et d’essayer d’en savoir plus sur ce Louis-Constantin Novat dont elle possédait un livre si remarquable. »
À propos de l’auteur
Éric Chevillard est né à la Roche-sur-Yon (Vendée) en 1964. Il est l’auteur de plus de vingt romans. (Source: Éditions de Minuit)