En deux mots
Serge Langlois, un acteur qui a connu son heure de gloire et fait figure de monument national, vit dans un château à la lisière de la forêt de Rambouillet avec toute sa tribu. Pour remplacer une nurse congédiée, il va faire appel à une mère célibataire accompagnée de son fils. Les problèmes vont alors s’accumuler.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Machinations à Rambouillet
Julia Deck nous régale avec une tragi-comédie qui réunit sous un même toit, un château à Rambouillet, la famille recomposée d’une vedette de cinéma et le personnel de maison, pas toujours recommandables. Cohabitation et confinement vont provoquer des étincelles.
Ce pourrait être l’histoire d’un domaine avec château et piscine situé en lisière de la forêt de Rambouillet. Ce pourrait encore être l’histoire de la tribu qui y vit, malgré l’état de délabrement assez avancé du lieu. Le maître des lieux s’appelle Serge Langlois, ancienne gloire du cinéma français, peu avare d’anecdotes. Sa troisième épouse Ambre, qui a trente ans de moins que lui et s’occupe d’entretenir la légende en postant régulièrement des photos sur son compte instagram suivi par un demi-million d’abonnés. Leurs trois enfants, des jumeaux adoptifs, Joséphine la narratrice et son frère Orlando, rebaptisé Ory et Virginia, la demi-sœur qui a à peu près l’âge d’Ambre. Fille de Carole, la première épouse de Serge, elle va prendre la direction de Los Angeles où elle rêve de devenir chanteuse. Avec eux vit un personnel encore assez fourni composé de Ralph, le chauffeur, Anna la nurse, Madame Éva l’intendante, Hélène la cuisinière et Julien le jardinier.
Ce pourrait enfin être l’histoire de ceux qui vivent à quelques dizaines de kilomètres de là, dans le 93, à commencer par Cendrine Barou, caissière au Super U. Elle vit là sous un nom d’emprunt avec son fils, après avoir fui le domicile conjugal. Elle partage ses journées avec Aminata, splendide femme qui officie à l’autre caisse. Les deux femmes vont être invitées par le bel Abdul, danseur athlétique dont l’heure de gloire aura été d’apparaître dans un clip de MC Solaar. Mais la liaison qu’il aura avec Aminata sera aussi courte que sa carrière artistique. Tandis qu’Aminata trouve en Mathias, son patron qui a pris fait et cause pour les gilets jaunes, un nouvel horizon, Abdul se convertit en coach sportif.
Mais, vous l’avez compris, ce sont toutes ces histoires qui vont converger pour donner l’un des romans les plus truculents de cette rentrée.
C’est en lisant un entrefilet dans Madame Figaro que Sophie de Mézieux a l’idée de recourir aux services d’Abdul, bientôt suivie par sa voisine Ambre. Le coach sportif ne va tarder à gagner sa confiance et, assez vite, va s’installer au château. Après quelques semaines, on décide d’organiser une fête et d’inviter les amis d’Abdul. C’est ainsi que la petite troupe du 93 arriva au château. Un événement loin d’être anodin puisque lorsque Anna sera congédiée, Ambre va proposer à Cendrine de prendre sa place. Le loup était dans la bergerie.
Du coup cette pièce de boulevard va virer au polar. Les événements s’emballent et personne n’en sortira indemne. La joyeuse comédie basée sur la rencontre de classes sociales différentes laisse place à une guerre sans merci. D’autant qu’un vieux fait divers refait surface, que convoitise et cupidité s’en mêlent et que, pour avoir sa part de gâteau chacun, ou presque, est prêt à remiser sa morale au placard.
Julia Deck s’amuse et nous amuse. On se régale de sa machiavélique construction où se croisent Brigitte et Emmanuel Macron, les émissions de Christophe Hondelatte et certains éléments biographiques de Johnny Halliday. Jusqu’à un épilogue à la Agatha Christie. Après Le triangle d’hiveret Sigma et Propriété privée, la romancière poursuit dans la satire sociale avec le même mordant, ajoutant cette fois au pathétique une note tragique. Pour notre plus grand plaisir!
Monument national
Julia Deck
Éditions de Minuit
Roman
205 p., 17 €
EAN 9782707347626
Paru le 6/01/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement dans un domaine avec château situé en lisière de forêt de Rambouillet ainsi qu’au Blanc-Mesnil. On y évoque aussi des vacances à Saint-Tropez, en Martinique où sur un yacht dans les Caraïbes et un séjour à Los Angeles.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Au château, il y a le père, vieux lion du cinéma français et gloire nationale. Il y a la jeune épouse, ex-Miss Provence-Alpes-Côte d’Azur, entièrement dévouée à sa famille et à la paix dans le monde. Il y a les jumeaux, la demi-sœur. Quant à l’argent, il a été prudemment mis à l’abri sur des comptes offshore.
Au château, il y a aussi l’intendante, la nurse, le coach, la cuisinière, le jardinier, le chauffeur. Méfions-nous d’eux. Surtout si l’arrêt mondial du trafic aérien nous tient dangereusement éloignés de nos comptes offshore.
Les premières pages du livre 1
Les curieux nous visitent encore de loin en loin. À travers les grilles hérissées de flèches à pointes d’or, ils glissent leurs appareils pour immortaliser la façade jaune et lisse. Du petit salon, nous les observons se recueillir, échanger sourires et larmes devant la dernière demeure d’une gloire nationale, figure du patrimoine français.
Leurs commentaires nous parviennent par le micro de la caméra de surveillance. Tous s’étonnent que notre château soit si mal entretenu. Ils savent pourtant que nous n’avons pas les moyens de tronçonner les ronces, de rafistoler les murs. Les curieux disent encore que nous étions bien chanceux, nous qui avons été élevés ici, c’est un grand malheur de voir ce que nous sommes devenus. Et les écoutant, nous nous cachons un peu plus derrière les rideaux, terrés dans la forteresse de notre enfance qui demeure, au fond du passé, le socle de nos vies.
Situé en lisière de la forêt de Rambouillet, notre château est bâti sur le modèle du Petit Trianon – quatre façades carrées affichant avec morgue une feinte simplicité. Notre mère adorait Marie-Antoinette. Elle adorait Sofia Coppola, elle adorait Marc Jacobs, qui avait donné une seconde jeunesse à la marque Louis Vuitton. Au temps de notre splendeur ronronnaient dans la cour les automobiles. Notre père aimait les moteurs. Il jouissait des vibrations mécaniques, des fumées qui s’élevaient en panaches bleus sur le sable de l’allée. La façade ouest ouvrait sur une terrasse en granit, à l’est s’ébouriffait le jardin anglo-chinois. Des saules s’inclinaient autour du lac tandis que, sur une petite île, un temple de Diane abritait une cascade si claire qu’on aurait dit du diamant liquide. Mais c’est à l’arrière du château que se dissimulait notre plus haute fantaisie. Dans la pelouse si longue qu’elle finissait avec la ligne d’horizon, notre mère avait fait creuser une gigantesque piscine, et dans ses eaux vertes flottaient les ombres de quatre immenses topiaires – as de carreau, cœur, pique et trèfle, plantés à chaque angle du bassin.
Serge avait longtemps été joueur. Mais notre mère l’avait repris en main. Elle se flattait souvent d’avoir su convertir cette passion vorace en végétaux inoffensifs. Plus tard, je me suis demandé s’il n’était pas cruel de lui mettre sans cesse sous les yeux le plaisir qu’elle lui avait interdit. Notre père s’aventurait rarement près de la piscine. Sans l’avouer, il trouvait un peu vulgaire ce suprême ornement de notre château. Il aurait préféré une extension contemporaine en matériaux glacés – vitres aux angles aigus, béton brut. Il goûtait cette suprême perversité de l’opulence qui se pare d’attributs industriels quand l’industrie a de longtemps été éradiquée. Notre mère, cependant, affichait ingénument sa prédilection pour l’Ancien Régime. Ambre voulait des lustres et des chandeliers, l’argenterie et le cristal qui reflètent à l’infini leurs flammes blanches sur des surfaces immaculées. Elle cultivait les choses brillantes avec une énergie mêlée d’angoisse, comme si elle craignait de s’éteindre à la tombée du soir.
On entrait au château par un vestibule de larges proportions. Fiché à mi-hauteur de l’escalier tournant, un buste de notre père accueillait le visiteur, trois mètres au-dessus du dallage de pierre crème. L’artiste avait travaillé le bronze à la manière d’un tableau cubiste. Ainsi, les yeux de Serge Langlois s’étaient démultipliés, affranchis de l’axe horizontal pour surplomber, tel un trophée de chasse, quiconque franchissait la porte de notre château.
Au grand salon, c’était une forêt de pieds cannelés, fauteuils cabriolets, poufs, sofa, méridienne, sur lesquels veillaient des pendules et des miroirs rehaussés d’or. Les sièges étaient tapissés de velours turquoise. Taillés dans la même étoffe, les rideaux étaient retenus par des passementeries jaunes et brillantes comme la monnaie.
Petits, nous croyions que, par une structure extraordinaire de notre parentèle, il existait entre les membres de notre famille une invisible hiérarchie. Celle-ci commandait que, si nous prenions l’apéritif tous ensemble au grand salon – nos parents, mon frère et moi, Anna, Ralph, Madame Éva, Hélène et Julien –, certains avaient le pouvoir de commander qu’on allume le feu et d’autres d’annoncer qu’Ambre était servie. L’inverse ne se concevait pas. Il n’était pas pensable que notre mère jette des bûches dans la cheminée ou qu’Hélène et Julien s’asseyent à table avec nous. Mais à l’heure de l’apéritif, le grand salon nous accueillait tous démocratiquement dans ses amples bras Louis XVI.
C’était le moment préféré de Serge. Il disait qu’alors nous formions la plus belle des tribus, celle de la fraternité. Notre père faisait lui-même le service. Bourbon pour Ralph, notre chauffeur, et pour Madame Éva, l’intendante du domaine. Notre nurse Anna prenait du jus de pomme, Hélène et Julien du pastis. Le couple était au service de nos parents depuis des années. Hélène veillait aux fourneaux tandis que Julien entretenait le parc. Nos splendeurs immatérielles et mobilières ne cessaient pourtant de les éblouir. C’est à peine s’ils osaient s’asseoir sur nos augustes fauteuils et, pour payer l’honneur qu’on leur faisait, ils riaient à gorge déployée aux premiers bons mots, versaient une larme aux histoires tendres.
Mon frère et moi jouions sur le tapis, tour à tour timides et exubérants. Ambre prenait des photos pour Instagram, puis elle faisait monter son bichon sur ses genoux. Caressant les poils toilettés de la bête, elle réclamait à Serge une anecdote. Il revivait alors pour nous ses plus grands succès, ses rôles qui avaient marqué l’histoire du cinéma, les hommages rendus par tous les puissants du septième art. Après quoi notre mère nous racontait des histoires de sa jeunesse – les chevauchées sur la plage en hiver, qu’elle passait à Saint-Tropez, les baignades l’été à la Martinique, où son père tenait un hôtel de luxe. Sa famille avait connu des difficultés, mais elle s’en était toujours relevée grâce à l’amour qui est plus fort que tout le reste. Et Ambre faisait une autre photo pour Instagram. Cinq cent mille abonnés en moyenne avaient du bonheur à partager nos moments d’intimité. Enfoncés dans le Louis XVI, nos parents reprenaient du champagne. Ils savouraient la bienheureuse ignorance des dernières secondes avant le couperet.
2
Cendrine Barou vivait avec son fils Marvin dans un pavillon au Blanc-Mesnil, au cœur du département numéroté 93. Une baraque semi-récente jamais crépie, où les semelles faisaient couic couic sur le carrelage marron. Les fenêtres fermaient mal, du plafond pendaient des fils, au sol prospéraient la poussière et les insectes morts.
La jeune femme avait choisi cette maison car la courette était ceinte d’un mur en parpaings. Cendrine prisait son intimité. Elle ne se souciait pas que la France entière soit à sa recherche. Elle ne pensait pas à sa mère, qui se rongeait les sangs, ni à son mari, qui se remettait plutôt bien. Elle travaillait au U. Le gérant disait « Super U », mais elle ne voyait vraiment pas ce que le magasin avait de super.
Pendant des semaines, la photo de Cendrine et de son fils était apparue sur les chaînes d’information en continu, incrustée derrière des présentateurs chevrotant d’angoisse. Ces derniers avaient relaté de long en large comment la police, ayant creusé maintes pistes prometteuses suite à leur disparition, avait fait chou blanc. Les clients du U regardaient ces programmes. Mais aucun d’entre eux n’avait fait le rapprochement entre la pâle caissière – le gérant disait « hôtesse de caisse » – et la jeune femme sexy qui s’était volatilisée quelques mois plus tôt avec son petit garçon sur l’autoroute qui les ramenait de vacances.
Cendrine avait pris ses précautions. Elle ne s’était pas toujours prénommée Cendrine, non plus que son fils n’avait été baptisé Marvin ou que leur patronyme n’était Barou. Elle autrefois si svelte s’était bourrée de Tuc et d’Oreo dès qu’elle avait fui le domicile conjugal. Son mari lui disait qu’elle était grosse quand elle pesait quarante-huit kilos, qu’est-ce qu’il dirait maintenant – une montgolfière, un dirigeable. Elle avait aussi repensé sa coiffure. En trois quarts d’heure, elle était devenue platine. Puis elle avait négligé d’entretenir sa coupe et n’avait plus jamais utilisé de séchoir. Son carré plongeant s’était écroulé en mèches filasses. Ça fourchait comme une diablesse, lui répétait sa collègue Aminata, qui faisait semblant de vouloir la reprendre en main alors qu’elle était ravie d’avoir une moche à son côté pour briller seule dans le soleil du U.
Quand le gérant lui avait réclamé des papiers d’identité, Cendrine avait trafiqué les siens sur Photoshop. Elle avait l’habitude. À l’agence immobilière où elle travaillait avec son mari, elle falsifiait souvent les bulletins de salaire. Cette opération permettait de favoriser les aspirants locataires qui, en plus du montant affiché sur l’annonce, avaient la délicatesse d’allonger un petit complément liquide. La principale difficulté avait résidé dans l’obtention d’un numéro de sécurité sociale. Or il existait sur internet un marché dédié à ce problème. Des personnes sans intention de travailler y louaient leur numéro d’affiliation à des personnes très désireuses de le faire mais dépourvues, quant à elles, des prérequis administratifs. Cendrine ne débarquait pas d’un navire échoué en Méditerranée, elle avait négocié ferme. C’étaient néanmoins vingt pour cent de son salaire qu’elle rétrocédait chaque mois à la véritable Cendrine Barou afin que celle-ci l’autorise, elle aussi, à s’appeler Cendrine Barou.
Sept heures par jour, Cendrine regardait défiler les articles sur son tapis roulant. Ils passaient sous ses yeux comme des poissons multicolores, bondissant du flot au moment de scanner le code-barres – Fanta orange, bip, pizza regina, bip, nuggets de poulet, bip, crêpes fourrées au chocolat, bip. Les clients du U plébiscitaient les produits affichant la pire note au Nutri-Score, songeait Cendrine pendant que le tapis charriait, avec les emballages, des images de sa vie d’avant. En ce temps, elle privilégiait les épiceries fines, les producteurs locaux, les légumes biologiques. Aujourd’hui, elle éprouvait une joie sauvage à se gaver d’aliments jadis honnis.
– Alors la belle, on est trop timide pour montrer ses beaux yeux ? la plaisantaient des clients masculins sur son regard toujours baissé.
Mais Cendrine avait parfait son costume d’invisibilité. Un sourire ingrat suffisait à éloigner l’importun pendant qu’à la caisse mitoyenne, la superbe Aminata enfonçait le clou en faisant mine de voler à son secours. »
Julia Deck est née à Paris en 1974. Après des études de lettres à la Sorbonne, elle est secrétaire de rédaction pour de nombreux journaux et magazines, avant d’enseigner les techniques rédactionnelles en école de journalisme. Elle a publié Viviane Élisabeth Fauville (2012), Le Triangle d’hiver (2014), Sigma (2017), Propriété privée (2019 et Monument national (2022). (Source: Éditions de Minuit)
En deux mots
Après la Seconde Guerre mondiale, la famille Groen va être confrontée à une nouvelle tragédie. Quand l’Allemagne se divise Johannes est fonctionnaire à Berlin-Est, son épouse infirmière. Leur fille aînée Charlotte est passionnée par le socialisme tandis que sa sœur Marlene est une artiste amoureuse du fils d’un pasteur qui décide de fuir à l’Ouest. Un choix aux conséquences dramatiques pour toute la famille.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Une famille allemande
Dans cette passionnante saga Anja Baumheier retrace le parcours de la famille Groen dans une fresque qui couvre toute l’histoire contemporaine allemande, de la Seconde Guerre mondiale à la scission, et de la chute du mur de Berlin jusqu’à aujourd’hui. Un premier roman bouleversant.
Si vous prenez une famille allemande et remontez les générations jusqu’au début du siècle passé, alors il y a fort à parier que vous disposerez d’un formidable matériel romanesque, tant l’histoire de ce pays – notamment à l’est – a été riche et bousculée, dramatique et violente, mais aussi exaltante et puissante.
Saluons donc d’emblée la performance d’Anja Baumheier qui, pour son premier roman, a réussi une fresque qui mêle habilement l’intime à l’universel au fil des époques.
Après la scène d’ouverture qui se déroule en 1936 et raconte comment le petit Johannes a découvert sa mère pendue dans le grenier on bascule dans le Berlin d’aujourd’hui au moment où Theresa reçoit une lettre d’un office notarial lui annonçant que Marlene Groen lui lègue sa maison de Rostock à parts égales avec Tom Halász. Une nouvelle qui la sidère, car on lui a toujours expliqué que Marlene, sa grande sœur, avait disparu en 1971 en faisant de la voile sur la Baltique et qu’elle n’a jamais entendu parler de Tom. Mais le notaire va lui confirmer la chose et lui remettre un pli contenant une clé et un mot de Marlene commençant par cette citation: «Chère Theresa, «Voiler une faute par un mensonge, c’est remplacer une tache par un trou.» (Aristote) Je voulais t’écrire depuis longtemps, mais j’étais trop lâche, je n’en ai pas trouvé le courage. Et je ne voulais pas non plus te compliquer la vie. Maintenant c’est la force qui me manque, le cancer a gagné la partie. On ne peut rien changer au passé, mais on peut essayer d’améliorer le présent. C’est pourquoi j’aimerais que Tom, Anton et toi contribuent à combattre le mensonge. Affectueusement»
Le chapitre suivant nous ramène en 1946 à Rostock où, au sortir de la Seconde Guerre mondiale Johannes va croiser la route d’Elisabeth. Le fonctionnaire va tomber amoureux de la belle infirmière. Ils se marieront l’année de naissance de la RDA avec des rêves pleins les yeux. Kolia, qui a tendu la main à Johannes perdu dans les ruines, va proposer à son ami de le rejoindre à Berlin et de grimper dans la hiérarchie en intégrant la sécurité intérieure. Sans demander son avis à son épouse il accepte et l’entraîne dans la capitale où elle va intégrer l’hôpital de la Charité et se consoler en retrouvant Eva, une amie d’enfance. Elle n’est pas insensible non plus au charme d’Anton Michalski, l’un des médecins les plus doués de l’établissement.
Les deux filles du couple vont, quant à elles, vouloir suivre des chemins très différents. Charlotte, l’aînée, est passionnée par le socialisme et entend construire ce nouveau pays en faisant confiance aux dirigeants. Sa sœur Marlene, qui a un tempérament d’artiste, aspire à la liberté et à de plus en plus de peine à se soumettre aux contraintes du nouveau régime. Quand elle tombe amoureuse de Wieland, du fils d’un pasteur, elle décide de le suivre dans son projet de fuite à l’Ouest. Une entreprise très risquée…
On l’aura compris, les personnages qui vont se croiser tout au long du roman vont se retrouver au centre d’un maelstrom, entraînés par l’Histoire en marche et par des secrets de famille qui vont finir par éclater. Ainsi l’arbre généalogique d’Elisabeth et Johannes dans version officielle, avec ses trois filles Charlotte, Marlene et Theresa, va se voir vigoureusement secoué. Entre les injonctions de la Stasi, la fuite à l’ouest, la construction du «mur de la honte», puis sa chute et la réunification du pays, les amours contrariées et les mensonges imposés par la raison d’État, la vérité va trouver son chemin et finir par éclater et nous offrir des pages bouleversantes. Un premier roman captivant !
La liberté des oiseaux
Anja Baumheier
Éditions Les Escales
Premier roman
Traduit de l’allemand par Jean Bertrand
432 p., 22 €
EAN 9782365694483
Paru le 4/11/2021
Où?
Le roman est situé en Allemagne, principalement à Berlin, mais aussi à Rostock. On y évoque aussi Munich et Prague ainsi que l’île de Rügen.
Quand?
L’action se déroule de la Seconde guerre mondiale à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Deux sœurs enquêtent sur leur enfance passée en RDA et sur les non-dits qui pèsent sur leur famille. Une fresque sublime et captivante.
De nos jours, Theresa reçoit une mystérieuse lettre annonçant le décès de sa sœur aînée Marlene. C’est à n’y rien comprendre. Car Marlene est morte il y a des années. C’est du moins ce que lui ont toujours dit ses parents. Intriguée, Theresa, accompagnée de son autre sœur Charlotte, part en quête de réponses. Se révèle alors l’histoire de leurs parents, l’arrivée à Berlin au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la carrière de leur père dans la Stasi, la suspicion et la paranoïa, l’influence terrible de son chef, Kolia. Mais surtout, la personnalité rebelle de Marlene, qui rêvait de fuir à l’Ouest…
Grande saga au formidable souffle romanesque, La Liberté des oiseaux retrace quatre-vingts ans d’histoire allemande et nous plonge au cœur de destinées ballottées par l’Histoire.
Jaksonów
Huit heures, enfin ! Johannes rejeta la couverture, sauta du lit et dévala l’escalier en pyjama, les cheveux en bataille. Une faible lueur pénétrait par la fenêtre dans le couloir de la vieille ferme. Johannes s’était tellement réjoui de fêter son anniversaire ! Sa mère avait promis de passer toute la journée avec lui. Il ne serait même pas obligé d’aller à l’école, avait-elle précisé. Depuis la dernière marche d’escalier, il bondit dans la cuisine. Une table en bois grossier occupait le centre de la pièce, une étagère à vaisselle garnissait un pan de mur, et un seau à cendres était posé à côté de la cuisinière. Mais sa mère n’était pas là, ni dans la pièce adjacente. Johannes se doutait de ce que cela augurait : elle ne se lèverait pas de la journée.
La porte de la chambre était restée entrebâillée. En entrant, il reconnut aussitôt une odeur familière de valériane, d’alcool et de bois humide. Les rideaux de lin brut n’étaient pas complètement tirés. À travers une fente, Johannes vit qu’il neigeait à l’extérieur, et la lumière blafarde du matin donnait aux flocons un aspect fantomatique. Doucement, il s’assit au bord du lit. Sa mère avait les yeux fermés, ses longs cheveux défaits étaient étalés sur l’oreiller tandis que sa poitrine se soulevait régulièrement. Sa bouche pâle aux lèvres gercées et sa peau blême lui donnaient un teint cireux, comme si elle n’était plus tout à fait là. Si près d’elle, Johannes pouvait sentir des relents de sueur et l’odeur désagréable de son haleine. Les noms latins imprimés sur les boîtes de médicaments qui encombraient la table de nuit ne lui disaient rien. Contre le mur était appuyée une photo à bord dentelé qui avait été prise avant la naissance de Johannes. Il avait du mal à croire que cette femme alitée était la même que celle de la photographie. Cette dernière souriait en direction de l’appareil, une main appuyée sur la hanche. Sa peau claire resplendissait, ses cheveux noirs étaient coupés court. Il prit la photo et la retourna. Un prénom et une date, Charlotte 1916, étaient inscrits au dos dans une belle écriture manuscrite.
Sa mère ouvrit des yeux vitreux et cernés de rouge.
— Je te souhaite un bon anniversaire.
Johannes se pencha pour la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa.
— Non, Hannes, ça m’empêche de respirer. Tu le sais bien.
Johannes recula en hochant la tête. Sa gorge se noua. Il se détourna et parcourut la chambre du regard, sans savoir où poser les yeux. Finalement, il fixa le tableau qui était accroché au-dessus de la commode. Il représentait un paysage de neige, et il eut soudain l’impression que des ombres allaient se détacher de cette surface claire pour lui sauter au visage. Il baissa la tête.
Je sais qu’elle ne va pas bien. Mais c’est mon anniversaire, elle aurait quand même pu se forcer, pensa-t-il sans oser le dire à voix haute. Il avait déjà commis cette erreur un jour, et sa mère avait fondu en larmes :
— Tu crois que ça me plaît d’être comme ça ? lui avait-elle reproché.
Dehors, quelqu’un frappa à la porte. Johannes se leva, traversa le couloir et alla ouvrir. Ida Pinotek, la propriétaire de la ferme voisine, apparut dans l’encadrement. Un foulard noué autour de la tête, elle portait un tablier à carreaux et tenait dans sa main une grande assiette avec une part de gâteau au chocolat.
— Hannes, bon anniversaire, mon garçon ! J’espère que tu aimes toujours le gâteau au chocolat ?
Johannes opina de la tête tandis qu’Ida Pinotek le serrait dans ses bras. Elle était de petite taille et attendait son troisième enfant. Son ventre était tellement proéminent que Johannes effleura à peine son buste.
Il ne put retenir ses larmes plus longtemps.
Ida Pinotek lui caressa la joue.
— Charlotte est encore au lit ?
Il fit signe que oui.
— Mon pauvre garçon.
Elle voulut ajouter quelque chose, mais se ravisa et se mordit la lèvre inférieure.
— Ne t’inquiète pas. Ça va passer. En attendant, c’est l’heure d’aller à l’école. Hubert et Hedwig t’attendent.
Johannes repensa une seconde à la promesse que sa mère lui avait faite de passer cette journée avec lui.
— J’arrive tout de suite, madame Pinotek.
Il fit un crochet par la chambre de sa mère et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Elle s’était rendormie. Johannes s’habilla en vitesse, enfila son manteau, mit son cartable sur son dos et suivit la voisine dehors.
L’après-midi, lorsqu’il rentra à la maison, sa mère n’était toujours pas levée. Il alla dans la cuisine où était resté le gâteau de la voisine. Johannes avait faim, mais la seule vue du chocolat lui donna un haut-le-cœur. Il prit la part et alla la jeter sur le tas d’ordures derrière la maison. Il attrapa une branche pour la recouvrir avec des déchets en décomposition. Il ne voulait pas faire de peine à Ida Pinotek.
*
Hubert et Hedwig Pinotek étaient installés à la grande table de la cuisine et décoraient des petits sablés de Noël. Johannes, couché sur le divan, regardait la cire d’une bougie du sapin goutter sur le plancher en bois.
— Tu ne veux pas participer, Hannes ?
Ida Pinotek posa sa main sur l’épaule de Johannes.
— Non, madame Pinotek. Je préfère rester ici.
— Tu peux, mon garçon. L’état de ta mère devrait bientôt s’arranger. Tu verras, l’an prochain, vous pourrez fêter Noël ensemble.
Elle passa sa main dans ses boucles brunes, puis retourna vers la cuisinière pour sortir du four une nouvelle fournée de biscuits.
Deux semaines s’étaient écoulées depuis l’anniversaire de Johannes. Et sa mère n’avait pas quitté sa chambre. Sur le chemin de l’école, Johannes en avait parlé à Hubert et Hedwig. Le soir même, Ida Pinotek était venue frapper à la porte. Sur un ton qui n’admettait aucune contestation, elle avait dit à Johannes de rassembler quelques affaires et de venir s’installer chez eux. Johannes était resté planté là sans bouger, alors la voisine lui avait promis qu’il ne resterait chez eux que le temps que sa mère aille mieux. Depuis, Johannes habitait chez les voisins.
La bougie s’éteignit dans un grésillement. Johannes se redressa et leva les yeux. Par la fenêtre, il vit de la lumière en face dans la chambre de sa mère. Il avait espéré toute la journée pouvoir passer la soirée de Noël avec elle. Il bondit du canapé et traversa la cour en chaussettes. Mais quand il arriva dans le couloir, la lumière avait été éteinte. Johannes s’immobilisa et écouta à travers le silence. Il entendit alors du bruit au grenier. Qu’est-ce que c’était ? Sa mère était-elle montée là-haut ? Johannes grimpa les marches quatre à quatre et atteignit la vieille porte en bois à bout de souffle. Il essaya de l’ouvrir, mais elle était verrouillée de l’intérieur.
— Maman ?
Hésitant, Johannes essayait de pousser la porte lorsque la voix d’Ida Pinotek résonna en bas.
— Hannes, qu’est-ce que tu fabriques ? Tu marches en chaussettes dans la neige ? Tu vas attraper froid, mon garçon.
— Elle est réveillée, madame Pinotek, j’ai vu de la lumière. Mais elle n’est pas dans son lit.
Il se pencha par-dessus la rambarde.
— Qu’est-ce que tu fais là-haut ?
— J’ai entendu du bruit, mais la porte est fermée. D’habitude, elle reste toujours ouverte.
Ida Pinotek gravit lentement l’escalier en soutenant son dos d’une main. Elle devait accoucher dans quatre semaines et avait du mal à se déplacer. Les marches craquaient sous ses pas. Lorsqu’elle arriva devant le grenier, Johannes s’écarta d’un pas. Ida Pinotek appuya de toutes ses forces contre la porte mais rien ne bougea. À la troisième tentative, elle réussit à l’ouvrir et Johannes se rua à l’intérieur.
Le grenier était plongé dans le noir, on ne pouvait rien distinguer.
— Il n’y a personne, Hannes. On va redescendre. Ce sera bientôt l’heure d’ouvrir les cadeaux, dit Ida Pinotek en s’approchant de l’escalier.
Johannes chercha le mur de la main. Il trouva enfin l’interrupteur. L’ampoule du plafond s’alluma, clignota un bref instant et s’éteignit. Mais il avait eu le temps d’apercevoir sa mère, la corde passée sur la poutre et le tabouret renversé.
Aujourd’hui
Berlin
L’odeur qui s’échappait de l’assiette recouverte de papier aluminium parvint aux narines de Theresa et celle-ci reconnut aussitôt le plat du jour : du rôti de porc avec une jardinière de légumes et de la purée. Pendant qu’elle le déballait, une musique militaire tonitruante lui parvenait du salon.
— Monsieur Bastian, vous pouvez baisser un peu le son ?
— Vous dites ?
Le vieillard avait dû autrefois être doté d’une voix sonore. Il avait raconté à Theresa qu’au temps de la RDA, il avait servi dans l’Armée populaire en tant que lieutenant ou capitaine, elle ne se souvenait pas exactement. Les yeux de monsieur Bastian brillaient dès qu’il évoquait cette époque. Aujourd’hui, sa voix avait faibli et avait du mal à couvrir le son du téléviseur.
Theresa glissa la tête à travers le passe-plat entre la cuisine et le salon.
— Est-ce que vous pouvez mettre un peu moins fort ?
Elle montra du doigt le poste posé à côté des étagères murales en stratifié typiques de la RDA.
Monsieur Bastian sourit et l’éteignit complètement, tandis que Theresa posait l’assiette tiède sur la table.
— Vous allez vous régaler. C’est du rôti de porc, votre plat préféré.
— Merci, madame Matusiak, vous êtes une perle. Qu’est-ce que je ferais sans vous ? Vous ne voulez pas vous asseoir près de moi ?
— Ce serait avec plaisir, mais mon temps est compté. Et je dois encore faire le ménage.
Elle sortit dans le couloir et revint avec un chiffon à poussière. Elle était toujours étonnée que des gens remplissent leur séjour de meubles aussi imposants, comme chez sa sœur Charlotte où tout un pan de mur était encombré par des placards. À chaque fois qu’elle passait la voir, Theresa ne pouvait s’empêcher de s’en faire la réflexion. Pendant que Theresa époussetait les vases, les photos de famille et la vaisselle exposés sur les étagères, monsieur Bastian, derrière elle, mâchait avec délectation en faisant grincer son dentier.
— Au fait, où en est votre exposition ? Tous les tableaux sont prêts ?
Theresa reposa une photo de mariage.
— Il m’en reste un à peindre si je ne veux pas me faire incendier par Petzold. Le vernissage aura lieu dans trois semaines.
— Vous y arriverez, madame Matusiak. Il faut laisser le temps au temps, comme on dit. Je peux vous assurer à mon âge que j’en ai souvent fait l’expérience.
Pendant que Theresa secouait son chiffon, le métro aérien passa devant la fenêtre dans un fracas de ferraille, et la voiture de tête s’engouffra dans le tunnel en direction de Pankow. Theresa aimait son travail d’auxiliaire de vie, elle s’était attachée aux personnes qu’elle côtoyait jour après jour. Mais sa vraie passion, c’était la peinture. Elle dessinait depuis sa plus tendre enfance, sans avoir jamais pensé pratiquer autrement que pour le plaisir. Jusqu’à sa rencontre avec Albert Petzold, qui tenait une galerie d’art dans la Oderberger Straße. Elle était ravie qu’il lui ait proposé d’exposer ses tableaux. Elle en avait toujours rêvé, mais n’avait jamais osé montrer ses œuvres à d’autres personnes que Charlotte et sa fille, Anna. La rencontre avec Petzold avait été le fruit du hasard. Six mois plus tôt, Theresa s’était rendue au musée d’Histoire naturelle pour dessiner le grand squelette de dinosaure dans la galerie vitrée. Elle avait presque terminé quand un homme s’était arrêté derrière elle pour regarder par-dessus son épaule. Ils avaient alors engagé la conversation, et Albert Petzold avait invité Theresa à passer le voir dans sa galerie de Prenzlauer Berg pour lui montrer son travail.
Theresa ferma la fenêtre et jeta un œil au coucou accroché au-dessus du canapé.
— J’ai fini, madame Matusiak.
Monsieur Bastian avait vidé son assiette et posé les couverts en travers, il ne restait pas même un peu de sauce. Il appartenait à cette génération qui mangeait tout ce qu’on lui servait.
Theresa s’allongea dans la baignoire et savoura la chaleur du bain. La journée avait été fatigante, et elle sentait son dos la tirailler. Elle ferma les yeux et se réjouit à l’idée de passer une soirée tranquille. Elle pensait commander une pizza et travailler un peu à ses tableaux. Elle s’apprêtait à rajouter de l’eau chaude lorsque la sonnette de la porte d’entrée la fit sursauter. Qui pouvait bien lui rendre visite à cette heure ? Sûrement que sa fille, Anna, qui avait la clé et téléphonait toujours pour prévenir avant de passer. La sonnette retentit de nouveau. Theresa se leva, enroula une serviette autour de sa tête, enfila son peignoir et se dirigea vers la porte.
— Madame Matusiak, Theresa Matusiak ?
Theresa acquiesça d’un signe de tête.
— Vous voulez bien signer ici ?
Le facteur lui tendait une lettre recommandée.
Theresa signa le formulaire, le remercia et referma la porte. Perplexe, elle retourna l’enveloppe dans tous les sens. Pourquoi recevait-elle un recommandé ? Il provenait de l’étude de notaires Herzberg & Salomon domiciliée dans la Schönhauser Allee. Theresa se ressaisit et déchira l’enveloppe.
Chère Madame,
Nous vous faisons savoir par la présente que madame Marlene Groen a déposé son testament à notre étude. Suite à son décès la semaine dernière, nous vous informons qu’elle vous lègue sa propriété de Rostock à parts égales avec monsieur Tom Halász. Nous vous prions de nous contacter au plus vite afin de régler les formalités.
Avec nos plus sincères condoléances,
p. o. Maître Kai Herzberg.
Theresa laissa retomber la lettre. Marlene venait de mourir ? Ce devait être une erreur. Ce courrier n’avait aucun sens. Sa grande sœur avait disparu en 1971 dans un accident de bateau. Marlene s’était noyée alors qu’elle faisait de la voile sur la Baltique avec son père, Johannes. Elle venait de fêter ses dix-sept ans. La perte de l’enfant avait causé une telle douleur à ses parents que, par la suite, ils avaient évité autant que possible d’en parler.
Theresa s’approcha de la fenêtre, laissant des empreintes humides sur le plancher. Songeuse, elle resta immobile devant ses tableaux appuyés contre le mur. Les toiles représentaient des visages mélancoliques, évoquant un peu les portraits de Modigliani. Theresa caressa du bout des doigts la joue d’une femme au teint pâle, coiffée d’un chapeau à large bord. Ses parents, Johannes et Elisabeth Groen, avaient eu trois filles. Theresa, Marlene et Charlotte, l’aînée. Theresa, la cadette, n’avait pas connu Marlene qui était morte avant sa naissance. Quelque temps après le décès, Elisabeth s’était retrouvée enceinte sans le vouloir et n’avait pas eu le cœur de renoncer à cet enfant.
Theresa s’arracha à la contemplation du tableau et parcourut une nouvelle fois la lettre. Elle tressaillit en lisant les termes de « propriété de Rostock ». Une propriété ? Elle n’y avait pas prêté attention à la première lecture. Theresa retira la serviette enroulée autour de sa tête et pensa à la maison de Rostock qui avait autrefois appartenu à ses parents. Ils l’avaient vendue après la chute du mur. Pendant tout ce temps-là, c’était donc Marlene qui en avait été la propriétaire ? Alors qu’elle était censée être morte depuis des années ?
Theresa avait la gorge sèche. Elle alla à la cuisine et but à même le robinet. Puis elle prit son téléphone sur la table et composa le numéro de sa sœur Charlotte, l’aînée, la fille raisonnable qui trouvait toujours une solution à tout. Peut-être pourrait-elle l’éclairer ?
— Charlotte ? C’est moi. Tu as un moment ?
Theresa retourna au salon et regarda par la fenêtre.
— Pas tellement. Je pars demain matin en formation à Magdebourg et je dois encore préparer mes affaires. Que se passe-t-il ?
— Eh bien, je viens de recevoir une lettre recommandée. C’est au sujet de Marlene. Elle… Visiblement elle a vécu jusqu’à la semaine dernière.
À l’autre bout de la ligne, elle ne percevait que la respiration de Charlotte.
— Tu es encore là ? demanda Theresa.
— Oui… Écoute, ce n’est pas possible. Marlene est morte depuis des années.
— Je sais, je n’y comprends rien. Et le plus étonnant, c’est que Marlene m’a apparemment légué sa maison.
Theresa s’assit sur la chaise qui trônait devant son chevalet près de la fenêtre.
— Quelle maison ?
— Celle de Rostock. Tu sais, la maison que papa a vendue à un investisseur en 1992. Charlotte, cette histoire est invraisemblable. Tu aurais une explication ?
— Non, je trouve ça tout aussi étrange… Je crois que tu vas devoir interroger maman, même si ça risque d’être compliqué.
— C’est ce que je vais faire. Dès demain matin. Peut-être s’agit-il d’un malentendu ou d’une erreur, qui sait ?
Pensive, Theresa regarda la lettre sur le chevalet.
— Charlotte, j’ai encore une question. Tu connais un certain Tom Halász ?
— Non, ça ne me dit rien, pourquoi ?
— Pour rien, juste comme ça. Je te rappellerai dès que j’en saurai plus.
*
Le lendemain matin, après avoir fixé un rendez-vous avec la secrétaire de l’étude Herzberg & Salomon, Theresa prit le S-Bahn pour se rendre à Lichtenberg, où sa mère Elisabeth vivait depuis cinq ans dans un établissement pour personnes dépendantes. Celui-ci se trouvait tout près du parc zoologique où Elisabeth emmenait souvent Charlotte et Theresa pendant leur enfance, et ces dernières espéraient que cette proximité pourrait raviver la mémoire de leur mère.
Cette maison de retraite spécialisée s’était imposée comme la meilleure solution. Après la mort de Johannes en 1997, Elisabeth avait eu un regain d’énergie et avait beaucoup voyagé. Theresa et Charlotte la voyaient rarement. De son côté, Theresa traversait une période difficile. Elle venait de se séparer de Bernd, le père d’Anna, et devait s’organiser pour élever seule son enfant. Quant à Charlotte, dépitée, elle suivait une formation de fonctionnaire des finances à la suite du refus de l’Allemagne réunifiée de reconnaître son diplôme de professeur d’instruction civique obtenu au temps de la RDA.
Trois ans plus tard, l’état de santé d’Elisabeth s’était mis à décliner. Elle avait commencé par oublier ses clés quand elle sortait de chez elle, puis à ne plus retrouver sa maison et à confondre le nom de ses enfants. Un jour où Charlotte lui rendait visite, elle avait même appelé la police, pensant qu’elle était victime d’un cambriolage. À mesure qu’elle perdait la mémoire, Elisabeth se montrait agressive, et il était devenu de plus en plus difficile pour ses filles de s’occuper d’elle. Elisabeth avait même accusé Theresa de lui voler de l’argent. Et puis elle oubliait de s’alimenter. Les deux sœurs avaient dû se résoudre à la confier à des professionnels.
Dans la maison de retraite, le personnel entassait les plateaux du repas de midi sur des chariots en métal pour les ramener à la cuisine. Theresa passa à l’accueil et monta dans l’ascenseur qui sentait l’infusion de menthe et le produit désinfectant. Elle appuya sur le chiffre quatre. La porte se referma lentement et la cabine couverte de miroirs se mit en mouvement.
La porte de la chambre d’Elisabeth était ouverte, Theresa entra sans frapper. Sa mère était assise droite dans son lit et contemplait le tableau qui était accroché au mur. Une reproduction de La Belle Chocolatière, la célèbre peinture de Jean-Etienne Liotard qui ornait autrefois le salon de Johannes et Elisabeth. Il offrait un contraste criant avec la chambre moderne et aseptisée, tout comme la commode ancienne qu’Elisabeth avait également rapportée de chez elle.
La maladie avait rapidement altéré le visage d’Elisabeth. Elle avait désormais les cheveux clairsemés, les yeux éteints, et sa bouche était réduite à un simple trait. Le chemisier beige et le gros gilet qu’elle portait la faisaient paraître encore plus frêle qu’elle n’était déjà. Theresa ne put s’empêcher de penser à la photo de mariage de ses parents. Sa mère n’était plus que l’ombre de cette femme magnifique qu’elle avait été autrefois.
— Bonjour, maman. C’est moi dit Theresa en chuchotant.
Elisabeth ne détacha pas son regard de La Belle Chocolatière, seule sa main tressaillit brièvement.
Sur la route, Theresa s’était demandé comment elle amènerait la conversation sur Marlene et elle avait décidé d’aborder le sujet en douceur.
— Tu vas bien ?
Elisabeth ne réagit pas.
Theresa s’assit au bord du lit.
— Je suis venue parce que j’ai quelque chose à te demander. À propos de Marlene. J’ai reçu hier une lettre recommandée…
Elisabeth tourna la tête et fixa Theresa droit dans les yeux.
— Tais-toi !
Theresa sursauta, surprise par la violence de ces mots. Où sa mère avait-elle trouvé l’énergie de parler aussi fort ? Elle qui n’arrivait plus à manger toute seule. Il y avait une telle détermination dans sa voix. Theresa ne l’avait plus entendue parler sur ce ton depuis bien longtemps.
Elisabeth tourna à nouveau son regard vers le tableau.
— Marlene a toujours causé des ennuis. Il a fallu mettre bon ordre à la situation, sinon la famille aurait éclaté.
Sa voix chevrota.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Theresa se rapprocha de sa mère, mais celle-ci ne réagit pas.
Theresa prit la main d’Elisabeth. Elle était glacée.
— C’est Anton qui l’a sauvée.
Qui était Anton ? Theresa releva la tête sans comprendre. Sa mère avait fermé les yeux et elle lui caressa doucement le dos de la main.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda de nouveau Theresa.
Mais elle eut beau répéter la question, Elisabeth se mura dans le silence.
Autrefois (1943)
Rostock
— Quand est-ce qu’il reviendra, papa ?
Käthe prit la main d’Elisabeth.
— Peut-être au printemps, répondit-elle avant de se lever.
La cave ne mesurait que quelques mètres carrés et sentait le moisi. Le stock de bougies était presque épuisé, et les vivres, conserves et bocaux commençaient à manquer. Le seau d’aisance était plein et dégageait une odeur nauséabonde. Une fois de plus, Käthe avait éludé la question concernant Emil. Peut-être au printemps. Pourquoi avait-elle dit cela ? Elle savait qu’Elisabeth n’en croyait pas un mot. À seize ans, cette dernière comprenait bien des choses.
Cela faisait déjà cinq mois que la police était venue chercher Emil. Celui-ci savait parfaitement ce qu’il risquait en participant aux réunions clandestines organisées dans le port et en distribuant des tracts pacifistes. Käthe et Elisabeth vivaient maintenant depuis trois mois dans cette cave, autant pour se protéger des bombardements que par crainte de voir revenir les hommes en uniforme. L’entrée de leur cachette était dissimulée derrière une étagère encastrée dans un renfoncement du mur. Les deux planches du bas étaient simplement posées, et il suffisait de les retirer pour passer à travers le meuble. Elisabeth et Käthe montaient le moins possible dans la maison, seulement pour chercher de l’eau et vérifier que tout était en ordre.
— Il ne reviendra pas, c’est ça ?
Elisabeth prit la dernière bougie et la tourna dans sa main.
— Lisbeth, tu es trop grande pour que je te joue la comédie. Je ne sais pas quand ton père reviendra. Je ne sais même pas s’il rentrera un jour.
Tout à coup, une sirène se mit à retentir. Les deux femmes sursautèrent et jetèrent un regard apeuré à travers la grille du soupirail. Il pleuvait et on ne distinguait qu’une petite portion de trottoir. Il faisait sombre, et des éclairs illuminaient les pavés humides à intervalles de plus en plus rapprochés. Puis elles virent des gens passer, des chaussures d’enfants et de grossiers souliers de femmes marcher en hâte en direction de l’abri antiaérien. On entendait des cris et des pleurs. Elisabeth se colla à sa mère.
Käthe posa sa main sur la tête de sa fille.
— Dans cette cave, on est en sécurité. De toute façon, ça ne pourra pas être pire que ce qu’on a vécu l’an passé.
Malgré ces paroles confiantes, Käthe avait du mal à garder contenance. Elle ne se souvenait que trop de la nuit d’épouvante qu’elle avait vécue en avril dernier. Des milliers de bombes s’étaient abattues sur Rostock, et le vent de mer s’était chargé de propager les incendies. Après l’attaque, elles avaient erré avec Emil au milieu des rues dévastées, complètement hagarde. Un nombre considérable d’immeubles avaient été ravagés par les flammes, des sections de rues entières avaient été anéanties, et des centaines de personnes vagabondaient désormais sans abri. La vieille ville ressemblait à un champ de ruines, le toit de l’église Saint-Pierre était parti en fumée et il ne restait rien du théâtre municipal que Käthe et Emil avaient l’habitude de fréquenter.
Elisabeth poussa un cri en entendant les premiers tirs de la défense antiaérienne. Elle se serra un peu plus contre sa mère qui ne pouvait contenir le tremblement de sa main posée sur les cheveux de sa fille. Elle s’efforçait de ne pas laisser paraître sa peur. L’une de nous doit se montrer forte, pensait-elle.
Un étrange silence s’installa dehors, puis les bombes se mirent soudain à siffler et une énorme détonation retentit. La vitre du soupirail explosa et des éclats de verre volèrent sur le matelas posé sous la fenêtre. Elisabeth sursauta, et Käthe sentit qu’elle avait mouillé sa culotte.
Le bombardement ne s’acheva qu’après minuit. Le silence retomba, tout semblait paisible. Un chien se mit à aboyer. Des chaussures passèrent à nouveau devant le soupirail, cette fois dans l’autre sens. Une odeur de soufre pénétrait à travers la grille. Elisabeth se dégagea des bras de sa mère, poussa les débris de verre et s’étendit sur le matelas.
— Je reviens tout de suite.
Käthe se leva, retira les planches de l’étagère et se faufila à travers l’ouverture. Elle se pencha pour attraper le seau d’aisance et remonta lentement l’escalier pour sortir de la cave.
La maison était intacte, les vitres des fenêtres du haut avaient tenu bon. À côté de la porte se trouvait une malle. Käthe en sortit une culotte propre, alla dans la salle de bains, fit tremper dans la lessive celle qu’elle venait de retirer et sortit devant la maison. La rue était encore pleine de fumée. Du côté du port, des flammes s’élevaient dans le ciel. Käthe regarda prudemment autour d’elle : personne en vue. Elle descendit les marches et vida son seau dans une bouche d’égout. En se retournant, elle remarqua un paquet posé sur les marches du perron. Elle s’approcha et vit un broc d’eau fraîche, des bougies et une miche de pain emballées dans du papier journal. Käthe se dépêcha de les ramasser et de les ramener à l’intérieur. En ces temps de pénurie, qui pouvait bien encore se permettre de partager ? Käthe retourna dans la salle de bains, rinça sa culotte et la suspendit sur le fil à linge.
Quand elle revint dans la cave, Elisabeth s’était endormie. La couverture de laine grossière gisait à côté du matelas. Comme elle ressemblait à son père avec ses cheveux blonds et sa stature un peu frêle ! Käthe ramassa la couverture et l’étendit sur sa fille. Soudain, elle perçut un bruit inhabituel au-dessus de sa tête. Le vent avait plaqué un tract contre le soupirail et le faisait vibrer.
Käthe se leva, tira le papier à travers la grille et lut. Édition spéciale. Défaite allemande à Stalingrad, les soldats prisonniers des Russes.
*
À trois jours de marche de Rostock
Johannes s’enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux. Il avait de la fièvre et tremblait de tout son corps. La lanière de son sac en cuir lui lacérait le dos, son pantalon était trempé et son manteau bien trop fin par ce froid glacial. Son pied lui faisait tellement mal qu’il n’arrivait plus à marcher, et il fut obligé de s’asseoir. Lors de son départ précipité, il avait glissé sur une flaque gelée et était tombé dans un fossé. Une latte de clôture lui servait de béquille, il avait les mains calleuses. Il n’avait pas eu le temps de réfléchir, le danger était trop grand. Depuis que les troupes de Hitler avaient été battues à Stalingrad, l’Armée rouge avançait inéluctablement. La population allemande devait fuir la Silésie.
Un homme avec une charrette à bras, qui venait de rejoindre le convoi, l’aida à se relever.
— Quel âge as-tu, mon garçon ?
— Seize ans tout juste.
L’homme hocha la tête.
— Si jeune et déjà livré à toi-même, sur les routes. Monte, je peux te tracter un moment.
Johannes n’eut même pas la force de le remercier. Il se redressa et se hissa dans la charrette. Entre les valises, les malles et une luge, un bébé dormait, emmitouflé dans un manteau en fourrure. Johannes s’allongea à côté de cette masse douillette. Ses yeux se fermèrent, et il rêva de sa mère.
Un craquement sec tira Johannes du sommeil.
— Quoi ? Que se passe-t-il ? Où… ?
L’homme qui tirait la charrette s’était arrêté : l’essieu avant venait se de briser en deux.
— La charrette est foutue.
Il fixa longtemps Johannes du regard. Son visage était creusé, ses pupilles jaunâtres, et il toussait.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
L’homme toussa à nouveau. Il tira de la poche de son manteau déchiré un mouchoir qu’il plaça devant sa bouche. Quand la quinte de toux fut passée, il jeta un coup d’œil au tissu, puis le montra à Johannes. Il était taché de sang.
— Je ne vais plus tenir longtemps. Je voudrais te demander une faveur : pourras-tu t’occuper d’Hanna ?
— Qui est-ce ?
L’homme rangea son mouchoir dans son manteau et montra la charrette de la main.
— Ma petite-fille. J’ai promis à ma fille de la conduire en lieu sûr.
Johannes regarda le paquet posé à côté de lui. L’enfant avait les yeux fermés.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à votre fille ?
L’homme ne répondit pas.
D’autres réfugiés arrivaient. Eux aussi avaient une charrette, mais tirée par un cheval si maigre qu’il avançait au pas.
— Tu t’occuperas d’elle ? Tu veux bien ?
— D’accord.
Johannes retroussa le bas de son pantalon. Sa cheville était devenue violette.
— Je reviens tout de suite. Je vais me mettre à l’écart pour me soulager.
L’homme traversa le chemin et disparut derrière un bosquet.
Johannes écarta le manteau en fourrure et posa sa main sur le corps du nourrisson. Il était glacé. Il retira sa main et plaça son oreille près du nez de la petite Hanna. Rien. Elle ne respirait plus.
Un coup de feu retentit. Le son provenait du bosquet. Johannes fut pris d’un vertige, il ne sentait plus ses pieds, ses mains s’étaient raidies et une douleur atroce lui labourait le crâne. Il s’étendit auprès du bébé mort. Toutes ses forces l’avaient abandonné et ses yeux se fermèrent de nouveau.
La charrette suivante était arrivée à la hauteur de Johannes.
— Eh là ! cria une voix de femme.
Johannes ouvrit les yeux.
— Oui, chuchota-t-il.
— Tu es vivant, tant mieux.
Une femme était debout à côté de la charrette.
— Descends et prends l’enfant.
— Mort, dit simplement Johannes.
— Alors passe-moi au moins la fourrure.
Johannes ne bougea pas. La femme monta sur la charrette, retira l’enfant du manteau de fourrure et le reposa.
— Reprends la route, mon garçon. Encore trois jours de marche et on sera à Rostock.
Aujourd’hui
Berlin
L’étude de notaire se trouvait tout près de la station de métro Eberswalder Straße. Theresa arriva avec un quart d’heure d’avance et lut les plaques dorées accrochées à l’entrée : deux notaires, un cabinet de chirurgie esthétique, un coach de vie privée, deux allergologues. L’entrée était recouverte de moquette bordeaux. Theresa examina son reflet dans les plaques brillantes. Elle portait un chemiser blanc et un élégant pantalon gris. Ses cheveux, qu’elle gardait habituellement lâchés, étaient rassemblés en une tresse. Elle monta l’escalier jusqu’au premier étage et s’apprêtait à sonner quand la porte s’ouvrit.
— Madame Matusiak ?
Theresa confirma d’un signe de tête.
Maître Herzberg devait avoir à peu près le même âge qu’elle, ce qui la surprit.
— Je suis ravi de vous rencontrer. Encore toutes mes condoléances. Je peux vous offrir quelque chose ? Un café, un verre d’eau, une limonade ?
— Je prendrais bien un café.
Une femme corpulente en costume lilas apparut derrière lui dans le couloir.
Maître Herzberg se tourna vers elle :
— Madame Schmidt, deux cafés, s’il vous plaît.
— Bien sûr. Avec du lait et du sucre ?
Maître Herzberg et Theresa approuvèrent.
— Par ici, madame Matusiak, je vous en prie.
Theresa suivit maître Herzberg à travers un étroit couloir au bout duquel il ouvrit une porte.
— Installez-vous, je reviens tout de suite.
Theresa entra dans le bureau et regarda autour d’elle. La pièce, inondée d’une lumière chaude, était également garnie de moquette bordeaux. Devant la fenêtre se trouvaient deux canapés et un fauteuil, tous en cuir beige, et des étagères couvertes de classeurs occupaient tout un pan de mur. Sur une table en verre, on avait disposé une coupe en cristal remplie de fruits artificiels. Theresa s’assit dans le fauteuil et regarda les deux photos posées sur le bureau : l’une représentait une femme et l’autre deux enfants. Maître Herzberg entra et referma la porte.
— Madame Matusiak, je suis à vous.
Il déposa sur la table en verre un petit plateau avec deux tasses de café et une assiette de biscuits, alla chercher deux enveloppes brunes sur son bureau et s’assit près de Theresa. Il ouvrit la première et s’éclaircit la voix.
— Par la présente, je soussignée Marlene Groen lègue à Theresa Matusiak, née Groen, et Tom Halász ma maison sise 1 Sankt-Georg-Straße à Rostock.
Theresa s’enfonça un peu plus profondément dans le fauteuil et maître Herzberg lui tendit l’autre enveloppe.
— Celle-ci vous est destinée personnellement.
Elle était matelassée. Theresa la tâta du bout des doigts, elle contenait un objet dur, sans doute une clé.
Un nuage vint cacher le soleil et plongea le bureau dans l’ombre, donnant soudain à la pièce une atmosphère froide. Sans un mot, Theresa prit sa tasse et but son café.
— Eh bien ?
Maître Herzberg, qui regardait Theresa à travers ses lunettes, lui faisait penser à un comédien dont elle n’arrivait pas à retrouver le nom.
— Vous êtes sûr ?
— Que voulez-vous dire ?
Maître Herzberg prit un biscuit et croqua dedans.
— Ce document a-t-il bien une valeur juridique ? Il n’y aurait pas une erreur ?
Maître Herzberg releva ses lunettes sur son front.
— Tout est parfaitement en règle sur le plan juridique. Vous n’avez aucun souci à vous faire.
— Je ne sais quoi en penser.
— Eh bien, vous pourriez simplement vous réjouir d’hériter d’une maison, vous auriez pu tomber plus mal. Avec ma femme, dit-il en désignant la photo posée sur son bureau, on cherche actuellement à se loger. Dans le quartier, les loyers ont tellement augmenté, c’est invraisemblable.
Pendant toutes ces années, Theresa ne savait même pas que Marlene était encore en vie. Elle pensait que tout allait s’éclaircir lors de ce rendez-vous, que cette histoire se révélerait finalement être un malentendu. Mais le testament de Marlene était tout à fait explicite, aucune méprise n’était possible.
— Une dernière chose. Je n’arrive pas à joindre le cohéritier, monsieur Tom Halász. Vous savez peut-être où il réside ?
Theresa croisa les jambes en se demandant si elle devait avouer au notaire qu’elle n’avait jamais entendu parler de cet homme.
— Nous allons essayer de le contacter ensemble. Vous êtes d’accord ?
Theresa acquiesça d’un signe de tête. Maître Herzberg alla chercher un dossier sur son bureau, l’ouvrit, tapa un numéro sur son téléphone et alluma le haut-parleur.
Au bout de la troisième sonnerie, la boîte vocale se déclencha.
— Entreprise de débarras Halász. Je ne suis pas joignable pour le moment. Laissez-moi un message, je vous rappellerai dès que possible.
*
Son téléphone portable se mit à sonner dans l’appartement. Tom sursauta et gémit en ouvrant les yeux. Sa tête le lançait. La sonnerie s’arrêta enfin et il se tourna sur le côté. Une femme était couchée près de lui. Elle était nue, étendue sur le ventre, la tête tournée vers la porte, si bien que Tom ne voyait pas son visage. Il essaya de retrouver son nom, en vain. Il ne se souvenait que du bar où il avait passé la soirée avec son collègue Konstantin, assis au comptoir. Konstantin était parti peu après minuit, il avait dû ensuite rencontrer cette femme. Cindy ? Melanie ? Tom se leva et se dirigea vers la salle de bains.
Son portable était posé sur la machine à laver. Encore ce numéro qui avait déjà essayé de le joindre plusieurs fois ces derniers jours. Cette fois, le correspondant avait laissé un message.
— Bonjour monsieur Halász. Ici maître Herzberg de l’étude Herzberg & Salomon. C’est au sujet de Marlene Groen. Merci de me rappeler au plus vite.
Tom garda les yeux rivés sur le téléphone. Marlene. Comment avait-elle pu le retrouver après tout ce temps ? Est-ce qu’elle tentait à nouveau de s’immiscer dans sa vie ? Et pourquoi avait-elle demandé à un notaire de le contacter ? Il devait encore s’agir d’une histoire d’argent.
Une voix de synthèse proposa à Tom plusieurs options : « Pour rappeler votre correspondant, faites le 1 ; pour effacer le message, faites le 2 ; pour le sauvegarder, faites le 3 ; pour réécouter le message, faites… »
Tom appuya sur la touche 2.
Autrefois (1946)
Rostock
— Au suivant, s’il vous plaît.
Elisabeth éternua, prit un mouchoir dans le tiroir du bureau et se moucha bruyamment. Ce jour-là, elle aurait préféré rester chez elle au chaud pour se soigner, mais elle avait été réquisitionnée pour aller travailler car un nouveau camp de personnes déplacées venait d’ouvrir.
Un jeune homme s’avança devant elle, les yeux baissés.
— À vos souhaits, murmura-t-il.
— Merci. Votre nom, s’il vous plaît ?
— Johannes Groen.
Il leva enfin la tête vers elle.
Elisabeth éternua une nouvelle fois.
— Eh bien, vous avez attrapé un bon rhume.
Le jeune homme souriait, mais ses yeux étaient marqués de cernes profonds. Des boucles brunes désordonnées lui tombaient sur le front, et, malgré son allure, Elisabeth le trouva attirant. Il portait un pantalon usé jusqu’à la corde, une chemise à carreaux et un manteau beaucoup trop grand pour lui. Une écharpe rayée marron et vert en laine rêche était enroulée autour de son cou.
Elisabeth baissa les yeux et se concentra sur sa machine à écrire.
— D’où venez-vous ?
— De Jaksonów, en Silésie. On m’a envoyé ici déposer une demande de logement.
Elisabeth éternua à nouveau.
Le jeune homme dénoua son écharpe et la lui tendit en souriant.
— Tenez. Vous me faites de la peine.
— Mais je ne peux pas accepter. Vous en avez besoin…
Elisabeth s’interrompit. Elle ne voulait pas insinuer qu’il n’avait sans doute rien d’autre à se mettre. Elle trouva le geste généreux, si bien qu’elle prit l’écharpe et le remercia.
— On ne peut pas laisser une jolie femme tomber malade.
Ses yeux avaient retrouvé de l’éclat et ses joues s’étaient creusées de petites fossettes.
Elisabeth sentit soudain que ses mains tremblaient. Devant la porte de son bureau, une longue file de gens attendait. Il fallait qu’elle se dépêche, elle n’avait pas le temps de discuter plus longtemps avec lui. Elle aurait pourtant aimé savoir d’où il venait et pourquoi il avait dû quitter son pays, au lieu de se contenter des seules informations nécessaires pour remplir le formulaire. Mais l’administration des personnes déplacées n’était pas l’endroit idéal pour faire connaissance. Elle suspendit l’écharpe sur le dossier de sa chaise, prit deux formulaires sur son bureau, glissa un papier carbone entre les deux, et inséra le tout dans la machine à écrire.
— Votre âge ?
— Dix-huit ans.
Elisabeth sentit ses joues s’empourprer tandis qu’elle tapait à la machine. Pourquoi la présence de cet homme la troublait-elle à ce point ? Comment se pouvait-il qu’un inconnu fasse battre son cœur aussi vite ? Jamais un homme n’avait produit chez elle un tel effet. Ses doigts ne trouvaient plus les touches du clavier, elle dut recommencer. Dans quelques mois, elle suivrait une formation d’infirmière. Mais, en attendant, ce poste lui rapportait un peu d’argent dont sa mère et elle avaient grand besoin pour vivre.
Une fois le formulaire rempli, elle tendit le double à Johannes Groen. Elle espérait qu’il ne remarquerait pas l’empreinte humide que sa paume avait laissée sur le papier.
Au moment où il saisit le formulaire, leurs mains se touchèrent.
— À l’occasion, je repasserai chercher mon écharpe, si vous êtes d’accord. Je sais où vous trouver.
Il sourit une nouvelle fois, se retourna et sortit.
*
Le nouveau camp où Johannes logeait désormais était certes plus grand, mais composé de baraques tout aussi sommaires. Il y régnait une odeur atroce. Derrière la cabane, le puisard n’avait pas été vidé depuis des jours. Johannes retenait sa respiration et allait faire ses besoins le plus vite possible. Il était fatigué. Depuis quelques semaines, pour gagner un peu d’argent, il aidait à déblayer les ruines de la ville détruite et à trier les pierres. Ce travail l’épuisait, et il rentrait au camp chaque soir un peu plus éreinté. L’administration lui avait attribué un lit dans une baraque en planches rudimentaire qu’il partageait avec deux autres garçons de son âge. Edmund et Otto étaient tous deux originaires de Breslau, mais ils n’étaient pas très causants et, lorsqu’ils n’étaient pas de sortie, ils passaient le plus clair de leur temps à dormir.
Ils ne disposaient que du strict minimum. Une table, trois planches qui servaient de lit et une étagère contre le mur pour ranger leurs vêtements et les quelques effets personnels qu’ils avaient pu emporter.
Johannes s’étendit sur le lit, remonta sur lui la couverture en laine râpeuse et ses yeux se fermèrent aussitôt. Il dormait déjà profondément quand des voix le tirèrent de son sommeil. Il se redressa en baillant et aperçut un groupe d’hommes à travers la fenêtre. Ils portaient des uniformes gris-vert, certains une chemise bleue avec un écusson cousu sur la manche : un soleil jaune et les initiales FDJ1. Ces gars s’étaient déjà rassemblés la veille au soir. Johannes se leva, sortit de la cabane et se dirigea vers eux. Ils étaient assis autour d’un feu de camp et l’un d’eux jouait de la guitare. Johannes les écouta chanter un moment. Il s’apprêtait à partir quand l’un d’eux s’écarta du groupe et s’avança vers lui en fumant.
— Privet malish, mon gars, attends un peu.
Johannes s’immobilisa.
— Viens t’asseoir avec nous.
L’homme tira de la poche de son uniforme un paquet de cigarettes russes et le tendit à Johannes.
— Non, merci.
— Tu ne fumes pas ? De toute façon, ce n’est pas bon pour la santé, dit-il en riant. Comment tu t’appelles ?
— Johannes.
— Un joli nom. Chez nous, on dit Ivan ou Vania.
Il prit Johannes par le bras et l’entraîna vers le feu.
— Moi, c’est Kolia.
Les flammes répandaient une agréable chaleur, les chansons du groupe étaient enjouées et parlaient d’un avenir radieux. Johannes s’assit près de Kolia qui allumait une nouvelle cigarette.
— Finalement, j’en prendrais bien une.
Kolia acquiesça et sourit à Johannes.
— Vanioucha, si je peux faire autre chose pour toi que t’offrir une cigarette, n’hésite pas à venir me voir. On aura besoin de renfort pour construire le socialisme.
*
— Tu pars à Berlin ? Si vite ?
Elisabeth tendit à Eva un drap propre.
Depuis qu’elles avaient toutes les deux commencé la formation à l’hôpital, les jeunes femmes étaient devenues inséparables. Elles se racontaient tout et passaient tout leur temps libre ensemble. Dès que c’était possible, elles s’arrangeaient pour travailler en même temps. Quelques semaines plus tôt, quand Eva avait raconté qu’elle pensait déménager à Berlin avec son époux Otto, Elisabeth avait espéré que leur projet n’aboutirait pas trop vite. Mais voilà qu’Eva lui annonçait maintenant qu’elle serait partie d’ici deux mois.
— Tu sais, Lisbeth, c’est une chance unique. Ils cherchent de toute urgence des infirmières à l’hôpital de la Charité. Et Berlin compte tellement de chantiers qu’Otto gagnera plus d’argent là-bas.
Eva tendit le drap sur le matelas.
— Viens donc avec nous. Berlin, c’est formidable.
— Je ne sais pas.
Eva sortit un autre drap du placard.
— Qu’est-ce qui te retient ici ?
Elisabeth regarda par la fenêtre. Elle songeait à Johannes Groen. Cela faisait des mois qu’elle pensait à lui et elle n’avait pas quitté un seul jour son écharpe. À tel point qu’un jour, sa mère lui avait fait remarquer qu’elle risquait d’avoir trop chaud, maintenant que le printemps était arrivé, mais Elisabeth avait secoué la tête en souriant.
— C’est à cause de ce Johannes ?
— Tu peux donc lire dans mes pensées ?
Elisabeth réajusta sa coiffe d’infirmière.
— Tu n’arrêtes pas d’en parler depuis des semaines ! Pourquoi est-ce que tu ne vas pas le voir dans le camp où il habite ?
D’un geste, Eva lissa une dernière fois le drap sur le lit. Elle prit une paire de gants en caoutchouc, les poudra de talc et s’essuya les mains dans son tablier.
— Je n’ose pas. J’ai peur de m’être imaginé des choses avec cette histoire d’écharpe. D’ailleurs, il n’est jamais revenu la chercher. Ce n’était peut-être qu’un geste de politesse.
— Ça m’étonnerait ! Les hommes n’ont pas l’habitude de distribuer leur écharpe aussi facilement. D’ailleurs, il est peut-être passé te voir à ton ancien poste alors que tu travaillais déjà ici. Va le voir ! De toute façon, tu n’arrives pas à l’oublier.
— Je sais, je l’ai trouvé tellement séduisant ! s’exclama Elisabeth, si fort que la patiente qui était couchée près de la fenêtre tendit son index devant sa bouche.
— Excusez-moi.
La malade sourit.
— Ah, quand l’amour s’en mêle, mademoiselle ! Moi aussi, j’ai connu ça quand j’avais votre âge…
Elisabeth prit la boîte de talc des mains d’Eva et la rangea dans le placard.
— Johannes, rien que son nom, tu ne le trouves pas magnifique ?
— Oui MA-GNI-FIQUE, reprit Eva en éclatant de rire.
— Tu te moques de moi ! Mais je me fais peut-être des idées. En plus, qui sait s’il est encore à Rostock?
*
Une semaine plus tard, lorsque Elisabeth sortit de l’hôpital après son service, elle n’en crut pas ses yeux. C’était lui, en chair et en os ! Johannes Groen était assis sur un banc devant l’hôpital, en train de lire. Habillé d’un pantalon en velours côtelé, d’une chemise bleue sans col et d’un gilet en laine gris, il avait l’air complètement différent de l’homme qu’elle avait rencontré la première fois. Elisabeth ne savait pas comment se comporter. Lentement, elle s’approcha de lui et s’arrêta deux pas avant le banc. Johannes était tellement absorbé dans sa lecture qu’il ne fit pas attention à elle. Il avait repris du poids, des couleurs, et ses cheveux avaient retrouvé du volume.
Elisabeth prit son courage à deux mains, inspira profondément et s’éclaircit la voix :
— Excusez-moi ! On se connaît, vous vous souvenez de moi ?
Johannes releva la tête et passa la main dans ses cheveux, l’air songeur.
Elisabeth baissa les yeux. Visiblement, il ne l’avait pas reconnue. Il faut dire que leur rencontre remontait déjà à un certain temps.
— Au bureau des personnes déplacées. Un jour où j’étais enrhumée…
Elisabeth se trouva ridicule, elle avait du mal à formuler une phrase intelligible alors qu’elle avait imaginé tant de fois cette scène de retrouvailles.
— Je m’appelle Elisabeth Havelmann. Et vous, vous êtes Johannes Groen, n’est-ce pas ?
— C’est vrai.
Il se leva en la dévisageant, puis son visage s’illumina en un instant.
— Mais oui, je m’en souviens maintenant. Vous avez gardé mon écharpe ?
Elisabeth rougit.
— Qu’est-ce que vous faites dans cet hôpital ?
Johannes rangea le livre dans son sac en cuir.
— Une formation d’infirmière. Et vous ? Vous semblez pourtant en bonne santé.
Des gouttelettes de sueur perlaient sur le front de la jeune femme.
— Un garçon du camp ne se sentait pas bien. Je l’ai accompagné.
Johannes sourit.
— Rien de grave ?
— Non, je crois qu’il se remettra vite. Elisabeth, je suis désolé de ne pas vous avoir reconnue tout de suite.
— Ce n’est pas grave, dit Elisabeth en jouant avec une boucle d’oreille.
— Vous accepteriez de venir vous promener avec moi demain ?
*
Johannes se présenta le lendemain matin devant la maison d’Elisabeth. Les moineaux gazouillaient dans les arbres et le soleil brillait déjà si fort qu’Elisabeth ne portait qu’un gilet sur sa robe verte lorsqu’elle sortit dans la rue. Johannes avait appuyé une vieille bicyclette contre la clôture du jardin. Sur le guidon était suspendu un panier recouvert d’une nappe à carreaux.
— Venez, Elisabeth, nous partons en balade. On pourrait suivre la rivière Warnow.
Du bout de sa chaussure, Johannes traça le chemin dans les graviers.
— À bicyclette ? Comment allons-nous faire ?
Elisabeth observa le cadre rouillé d’un air inquiet.
— Elle va bien nous porter, faites-moi confiance. Vous ne risquez rien, j’en fais mon affaire.
Elisabeth releva le bas de sa robe, s’assit sur le porte-bagages, et Johannes se mit à pédaler. Elle se tenait à lui pour ne pas tomber. Elle avait passé ses bras autour de sa taille et sentait la chaleur de son corps à travers sa chemise. Les rues de Rostock avaient beau être encore dévastées par la guerre, Elisabeth avait l’impression de ne s’être jamais sentie aussi bien de toute sa vie. Les jours passés dans la cave, la faim, la peur, tout cela avait subitement disparu. Elle ne pensait plus qu’à Johannes désormais.
La rivière Warnow n’était pas loin, mais Johannes s’embrouilla, tourna plusieurs fois au mauvais endroit, crut prendre des raccourcis, mais rallongea le trajet.
— Vous ne connaissez pas le chemin ?
— Oh, je pourrais rouler toute la vie comme ça avec vous.
Elisabeth sentit ses joues s’empourprer.
Ils étendirent la nappe sur le sol au bord de la Warnow et Johannes souleva le rabat du panier.
— J’espère que vous aimerez tous ces plats russes.
Elisabeth observa avec curiosité la salade de pommes de terre aux harengs, les raviolis pelmeni, le gâteau au fromage blanc vatrouchka, les bonbons batontchiki et deux bouteilles de kvas, une boisson fermentée.
— Kolia m’a aidé à préparer le pique-nique. C’est lui aussi qui m’a procuré la bicyclette.
— Qui est Kolia ?
Elisabeth sortit du panier les deux bouteilles et le décapsuleur.
— Un ami et presque un père pour moi, même s’il n’en a pas l’âge. Il est venu de Moscou pour aider à reconstruire le pays. Il m’a même trouvé un emploi. Avant, je déblayais les décombres. Maintenant, je travaille dans l’administration.
Johannes prit une bouteille et l’ouvrit.
— Vous avez les yeux qui brillent quand vous parlez de lui, dit Elisabeth en souriant.
— Il y a de bonnes raisons à cela. Il s’occupe de moi. J’ai enfin trouvé quelqu’un qui…
— … qui veille sur vous, c’est ça ?
Johannes baissa les yeux.
— Et vos parents ?
— C’est un sujet douloureux. Et il vaut peut-être mieux ne pas l’aborder lors d’un premier rendez-vous.
Johannes but une grosse gorgée de kvas.
— Mais puisque vous m’avez posé la question : je n’ai pas connu mon père, et ma mère était très malade. Un jour, je l’ai retrouvée morte dans le grenier.
Johannes eut du mal à retenir ses larmes.
— J’ai vécu un temps avec la famille qui habitait dans la ferme voisine. Et puis la place a manqué et je me suis retrouvé dans un orphelinat.
— Je suis désolée.
Johannes rangea la bouteille dans le panier et se mit à contempler la rivière, perdu dans ses pensées. Une péniche passa dans un bruit de moteur. Sur le pont était assis un vieil homme qui fumait la pipe en fixant un point à l’horizon. Un teckel couché sur ses genoux leva mollement la tête et regarda dans la direction des jeunes gens quand le bateau arriva à leur niveau. Tous deux restèrent silencieux un moment, à observer la surface de l’eau agitée de vaguelettes, quand des cris d’oiseaux firent sursauter Elisabeth.
Ils levèrent les yeux vers le ciel.
— Regardez, Elisabeth, les grues cendrées sont de retour ! dit-il en tendant le doigt.
— Elles sont tellement nombreuses. C’est très bon signe.
Enfant, lors d’un séjour avec ses parents à la Baltique, sur l’île de Rügen, Elisabeth avait vu des centaines d’oiseaux se poser dans un champ. Son père lui avait expliqué que les grues faisaient une halte à Rügen, en automne, pour se rassembler avant de migrer vers des régions plus tempérées. Depuis, la vue de ces oiseaux gracieux lui procurait une sensation de confiance et de sécurité. Elle sourit.
— Que voulez-vous dire ?
— Les grues portent bonheur.
Elisabeth baissa les yeux et vint plonger son regard dans celui de Johannes. Puis elle appuya sa tête contre son épaule, tandis qu’il passait son bras autour d’elle.
Aujourd’hui
Berlin
Lorsqu’elle arriva dans la rue en quittant l’étude de maître Herzberg, Theresa aperçut sa fille en face à la terrasse d’un café, assise dans une balancelle de jardin. Elle prenait appui sur ses baskets pour se donner de l’élan et se bercer tranquillement, plongée dans son téléphone portable. Alors que Theresa s’engageait sur la chaussée, elle ne remarqua pas le tramway qui venait de tourner au coin de la rue. Le chauffeur fit sonner sa cloche, Theresa recula aussitôt mais buta contre le bord du trottoir, trébucha et tomba sur les genoux en poussant un cri qui alerta les passants, affolés. Tandis qu’elle commençait à reprendre ses esprits, elle vit une tache rouge s’imprimer sur l’étoffe claire de son pantalon.
Anna bondit de la balancelle et accourut vers sa mère.
— Tout va bien, maman ?
Theresa acquiesça d’un signe de tête et attendit qu’elle l’aide à se relever.
Anna prit sa mère par le bras.
— Tu fais de ces choses. Il faut traverser au passage clouté, tu me l’as suffisamment répété quand j’étais petite. Tu avais oublié ?
Theresa ne put s’empêcher de sourire. Elles se dirigèrent lentement vers le bar où elles prirent place.
— J’ai eu tellement peur, j’ai besoin d’un remontant.
— Il n’est que quatre heures et demie… dit Anna en consultant sa montre.
Theresa fit signe à la serveuse et commanda un café-vodka. Elle prit une serviette sur la table et tamponna la tache sur son pantalon.
— Je crois qu’il est fichu.
— Pour enlever une tache de sang, il suffit de frotter avec du shampooing et de l’eau froide. J’ai vu ça sur un tuto YouTube.
Les yeux verts d’Anna brillèrent dans la lumière du soleil.
Theresa posa la serviette et regarda sa fille. Le temps filait tellement vite. Cela faisait déjà deux ans qu’Anna avait pris un appartement et entamé des études d’histoire et de sciences de la culture à l’université Humboldt. Pour gagner un peu d’argent, Anna travaillait comme guide le week-end au musée de l’Histoire allemande sur l’avenue Unter den Linden. Elle était indépendante financièrement, et Theresa était heureuse de constater qu’elle avait plutôt bien réussi l’éducation de sa fille.
— Alors, comment ça s’est passé chez le notaire ? Cette histoire d’héritage, c’était vraiment une erreur?
Anna reprit son léger mouvement sur la balancelle.
— Manifestement, non. Marlene m’a bel et bien légué la maison de Rostock. À moi et à ce Tom.
— Bizarre. Raconte-moi ce que tu sais sur Marlene.
La serveuse apporta le café. Theresa en but aussitôt une grande gorgée et commença à se détendre, la vodka ne tarda pas à faire son effet.
— Marlene est morte à dix-sept ans dans un accident de voilier. Alors qu’ils étaient partis naviguer avec notre père sur la mer Baltique, une tempête a dû éclater sans prévenir, et le bateau s’est retourné. On n’a jamais retrouvé son corps, et il n’y a jamais eu d’enterrement. C’est à peu près tout ce que je sais. Je suis née plus tard, je n’ai pas connu Marlene. Mes parents n’en parlaient jamais, et j’ai fini par ne plus poser de questions. J’imagine que c’était trop douloureux pour eux de parler de cet enfant qu’ils avaient perdu.
Theresa étendit ses jambes sous la table.
— Aujourd’hui, tout porte à croire que tes parents t’ont menti et que Marlene n’est pas décédée à cette époque-là.
Theresa opina de la tête.
— Et qui est ce Tom ? demanda Anna en sortant son portable.
— Range-moi ça, s’écria Theresa sur un ton de reproche.
Anna reposa son téléphone sur ses genoux.
— Excuse-moi, dirent-elles dans un même élan.
Theresa esquissa un sourire. Toute cette histoire d’héritage la minait alors qu’elle était censée se concentrer sur la préparation de son exposition. Depuis qu’elle avait reçu la lettre de maître Herzberg, elle n’avait pas retouché à ses pinceaux. La situation semblait tellement absurde. Comment pouvait-elle concevoir que sa sœur qu’elle croyait décédée depuis longtemps venait de lui léguer l’ancienne maison de ses parents ? Et qui était ce Tom, dont elle n’avait jamais entendu parler et qui se retrouvait maintenant lui aussi copropriétaire de la maison ? Theresa fit signe à la serveuse et commanda un deuxième café-vodka.
— Il s’appelle Tom Halász. Je n’en sais pas plus.
— On va regarder, une seconde, dit Anna en reprenant son portable. Débarras d’appartement Tom Halász, ça te dit quelque chose ?
Theresa fit un effort pour se souvenir de ce que Tom avait annoncé sur sa messagerie.
— Oui, je crois que c’est ça.
Anna passa le téléphone à Theresa.
— Mais, dis-moi, c’est qu’il est joli garçon !
Sur l’écran s’était affichée la photo d’un jeune homme à qui Theresa donnait une trentaine d’années. Il avait les yeux bruns, le teint mat et son sourire laissait apparaître une rangée de dents impeccablement alignées. Theresa dut reconnaître que Tom, si c’était bien lui, ne manquait pas de charme. Mais ce visage n’expliquait pas du tout pourquoi Marlene avait légué sa maison à eux deux.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
— Aucune idée. Je vais commencer par fumer une cigarette.
Theresa farfouilla dans son sac à la recherche de son paquet de tabac. Son regard s’arrêta sur l’enveloppe que maître Herzberg lui avait remise. Elle la posa sur la table.
— C’est le notaire qui me l’a donnée.
— Et tu la sors seulement maintenant ?
Anna se saisit de l’enveloppe.
— Je peux ?
— Je t’en prie.
Theresa se roula une cigarette et l’alluma.
Anna ouvrit l’enveloppe. Elle contenait une clé et une lettre qu’elle parcourut brièvement.
— Aristote ? Qu’est-ce qu’il vient faire là ?
— Comment ça ?
— Tiens, lis toi-même.
Chère Theresa, « Voiler une faute par un mensonge, c’est remplacer une tache par un trou. » (Aristote.) Je voulais t’écrire depuis longtemps, mais j’étais trop lâche, je n’en ai pas trouvé le courage. Et je ne voulais pas non plus te compliquer la vie. Maintenant, c’est la force qui me manque, le cancer a gagné la partie. On ne peut rien changer au passé, mais on peut essayer d’améliorer le présent. C’est pourquoi j’aimerais que Tom, Anton et toi contribuent à combattre le mensonge. Affectueusement, Marlene
Theresa laissa retomber la lettre.
— De quel mensonge parle-t-elle ? Remplacer une tache par un trou ? Qu’est-ce qu’elle veut dire par là? demanda Anna.
Theresa haussa les épaules et contempla la lettre d’un air pensif.
— Et qui est ce Anton ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais ta grand-mère Lisbeth a aussi mentionné son nom quand je suis allée la voir hier. Bizarre… Je suis certaine de ne jamais avoir entendu parler de lui auparavant.
— Anton, Tom… Tout ça est bien mystérieux.
Anna ramassa la clé sur la table et l’examina.
— Je crois qu’on va devoir aller faire un tour à Rostock. Et aussi essayer de contacter ce Tom.
— Oui, tu as raison.
Anna plaqua brusquement sa main devant sa bouche et disparut à l’intérieur du café. »
Extraits
« Les murs étaient tapissés d’un papier peint beige à losanges discrets. Sous la fenêtre était disposé un grand lit protégé avec un couvre-lit datant des années 1960 et orné de grosses fleurs turquoise, brunes et jaunes. À côté du lit était posée une lampe sphérique orange. Une armoire paysanne sculptée se trouvait en face d’un canapé en velours cannelle au dossier garni de tapis au crochet blanc et d’une table réglable à manivelle sur laquelle se trouvait un coffret décoré de motifs peints, comme ceux qu’on ramenait autrefois des vacances en Hongrie ou en Bulgarie.
— C’est dément, non ?
Anna se laissa tomber sur le canapé, soulevant un nuage de poussière.
— Si je raconte ça dans mon séminaire d’histoire, ils vont vouloir organiser un voyage pour venir voir ça. On a vraiment l’impression de remonter le temps. p. 101
« Pendant qu’ils attendaient leur plat, Theresa explora la salle du regard. Sur le mur près de l’entrée était suspendu un drapeau de la RDA, ainsi que des fanions et des insignes. Au-dessus des tables, des étagères étaient décorées de postes Sternradio, de tourne-disque, de vaisselle, de produits ménagers, de bocaux de légumes, de paquets de lentilles Tempo et de café Rondo, de chewing-gums et de tablettes de chocolat, de cosmétiques Florena, de livres, de magazines et de disques. À côté du bar étaient punaisées des photos d’enfants portant le foulard bleu ou rouge des pionniers, d’adolescents en chemise du mouvement de la Jeunesse et de jeunes gens en uniforme de l’Armée populaire nationale.
Monsieur Bastian but une gorgée de bière.
— Vous vous souvenez? Vous aussi, vous avez grandi en RDA.
— J’avais dix-sept ans quand le mur est tombé, j’ai fêté ma majorité à la porte de Brandebourg le soir du Nouvel An 1989. Un peu que je m’en souviens !
Le visage de monsieur Bastian se rembrunit.
— C’est dommage qu’on veuille faire une croix sur cette époque. Avec la réunification, les gens ont tout jeté pour réaménager leur appartement. Un scandale, si vous voulez mon avis. » NB. Le restaurant «L’Osseria» qui est décrit ci-dessous est désormais fermé.
Anja Baumheier est née en 1979 à Dresde et a passé son enfance en RDA. Professeure de français et d’espagnol, elle habite aujourd’hui à Berlin avec sa famille. La Liberté des oiseaux est son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)
En deux mots
Le narrateur est convoqué par le juge pour détailler l’affaire qui concerne ses meilleurs amis. En lui racontant la relation entre Tina, Edgar et Vasco, il va cependant faire bien davantage que détailler un fait divers. Car ce rendez-vous entre eros et thanatos est un bijou d’humour grinçant.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
L’ami, la femme, l’amant, le (futur) mari et le juge
Dans son nouveau roman, François-Henri Désérable rassemble les ingrédients du roman à suspens, du roman d’amour et de la quête existentielle. Le tout servi par un style aussi brillant qu’enlevé. On comprend l’Académie Française qui vient de lui décerner son Grand Prix!
Un revolver, un cahier Clairefontaine de 96 pages dans lequel ont été écrits une vingtaine de poèmes rassemblés sous le titre Mon maître et mon vainqueur et des traces de poudre sur les mains. Voilà les indices retrouvés sur Vasco et voilà comment débute cet excellent roman. Le narrateur, convoqué par le juge parce qu’il connaissait particulièrement bien les protagonistes de cette affaire, va répondre aux questions du magistrat et dérouler l’histoire de Vasco, de Tina et d’Edgar.
C’est d’abord l’histoire de Tina qu’il veut entendre. Leur première rencontre s’est faite via une émission de radio durant laquelle la comédienne venait présenter sa pièce. Il avait d’emblée été séduit par sa voix et ses silences. Il avait alors eu envie de la voir sur scène. Et là, malgré une place derrière un pilier, il était tombé sous le charme de ses yeux émeraude. Va alors naître une belle amitié qui va se renforcer au gré de leurs rencontres hebdomadaires.
Les choses vont se gâcher lorsqu’il entraîne Tina dans une soirée et lui présente son ami Vasco qui tombe éperdument amoureux de la belle. Une attirance qui est réciproque et qui va faire fi des conventions et de la promesse faite à Edgar de l’épouser. Car Tina est en couple depuis des années, mère de deux jumeaux et engagée dans les préparatifs d’un mariage qui s’annonce somptueux.
Comme dans les meilleurs vaudevilles, la femme, l’amant et le (futur) mari vont se croiser sous le regard incrédule du narrateur mis dans la confidence.
Dans le bureau du juge, il va confier ce qu’il sait de cette affaire, donnant par la même occasion aux lecteurs des détails plus intimes et livrant des sentiments que la justice n’a pas à connaître.
L’occasion est belle pour que la plume allègre de François-Henri Désérable, qui nous avait déjà séduite dans Un certain M. Piekielny fasse à nouveau merveille. Enlevée et poétique – quelques protagonistes y taquinent la muse et Verlaine va jouer un rôle important dans cette tragi-comédie – ce récit vous fera aussi découvrir quelques trésors de la BnF, reviendra sur la relation Rimbaud et Verlaine et vous proposera quelques sonnets et haïkus, ma foi assez réussis.
Avec cet instant poésie, voici venu le moment de vous dévoiler l’origine du titre de ce nouveau superbe roman. Il est issu du recueil Les chansons pour elle (1891) et intitulé «Es-tu brune ou blonde?» Es-tu brune ou blonde ? Sont-ils noirs ou bleus, Tes yeux ? Je n’en sais rien mais j’aime leur clarté profonde, Mais j’adore le désordre de tes cheveux.
Es-tu douce ou dure ? Est-il sensible ou moqueur, Ton cœur ? Je n’en sais rien mais je rends grâce à la nature D’avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur.
Comme l’écrit avec beaucoup d’à-propos Jean-Paul Enthoven dans sa chronique du Point, «on est ici dans le cœur du réacteur passionnel. Avec prose en fusion et phrases à haute valeur émotive ajoutée. Un régal. Tristes sires, stylistes moroses, amateurs de yoga et de sentiments bios s’abstenir.» En d’autres termes, régalez-vous!
Mon maître et mon vainqueur
François-Henri Désérable
Éditions Gallimard
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782072900945
Paru le 19/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR.
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains.
Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour. »
Les premières pages du livre « 1
J’ai su que cette histoire allait trop loin quand je suis entré dans une armurerie. Voilà ce que plus tard, beaucoup plus tard me confierait Vasco, un jour où nous serions assis, lui et moi, en terrasse d’un café. Ce jour-là donc, je veux dire celui où il est entré dans une armurerie, Vasco avait reçu des menaces, sérieuses au point qu’il avait éprouvé le besoin de se procurer une arme à feu.
C’était un vendredi d’octobre un peu avant midi, à côté de la gare du Nord. En vitrine, en plus des carabines et des armes de poing, Colt, Browning, Beretta, Luger – des noms qui lui étaient familiers, mais dont il n’aurait su dire s’ils renvoyaient à des marques ou des modèles, si beretta par exemple était un nom commun, ou si c’était celui d’une marque, un nom propre passé dans le langage courant –, en vitrine il y avait des armes blanches, dagues, épées, couteaux, poignards et même, me dirait Vasco, un sabre à champagne.
L’armurier était au fond de sa boutique, assis sur un tabouret devant un écran d’ordinateur, un sandwich à la main.
Il a levé la tête : je peux vous aider ?
Voilà, a dit Vasco, je pense m’inscrire dans un club de tir, vous auriez quelque chose à me conseiller ?
Mouais, a marmonné l’armurier, si vous revenez dans un an.
Et il lui a expliqué que ça n’était pas si facile, ça n’était pas comme aux États-Unis où on sortait d’un magasin avec un 9 mm dans un sac en papier comme si on venait de commander une demi-douzaine de donuts, non, en France, il fallait une autorisation, soumise à diverses conditions cumulatives – être majeur et licencié d’un club de tir, ne pas avoir de casier judiciaire, ne pas avoir été admis sans consentement en soins psychiatriques, et cætera. Et puis il fallait adresser sa demande en préfecture, fournir tout un tas de pièces, formulaires, justificatifs, déclarations, certificats, actes, licences, avis, carnets, tout cela pouvait durer des mois, au moins un an et encore, l’a prévenu l’armurier, pas sûr qu’on vous la donne, cette autorisation : vous savez, avec les attentats…
Et si je suis menacé, a objecté Vasco, si je dois me défendre, je fais comment ?
Le mieux, a suggéré l’armurier, c’est une matraque télescopique, celle-ci par exemple. Et il a sorti de la vitrine une matraque noire, en acier nickelé, avec manche en caoutchouc cranté antidérapant – la crème de la crème pour seulement 59 euros 90. Faites voir, a demandé Vasco. Pliée, la matraque mesurait vingt et un centimètres, déployée, elle en faisait cinquante-trois, tout juste de quoi tenir un assaillant à distance.
Entre ça et rien, s’est dit Vasco, et il est sorti avec sa matraque télescopique dans un étui en nylon. Et pendant près d’un mois il ne sortait plus qu’avec sa matraque, avec aussi la boule au ventre, s’attendant à voir débarquer à tout moment en bas de chez lui Edgar avec une batte de base-ball, puisque c’est cela qu’entre autres choses Edgar avait écrit dans son mail : je vais te défoncer à coups de batte.
Ma matraque, ma petite matraque, se rassurait Vasco en la caressant : il suffisait de la tenir par le manche, puis d’exécuter, d’un mouvement vif du poignet, un geste de balancier d’arrière en avant et hop, elle se déployait aussitôt. Ça devenait alors une arme redoutable, un coup dans la mâchoire, avait précisé l’armurier, et l’assaillant n’avait plus qu’à boire de la soupe pendant six mois. Voilà à quoi songeait Vasco quand il songeait à Edgar, de la soupe, viens donc me trouver, et tu vas boire de la soupe pendant six mois.
2
Ah, s’est écrié le juge, ceci explique cela :
Ni Colt ni Luger
Ni Beretta ni Browning
Bois ta soupe Edgar
Encore un haïku, j’ai dit. Vous n’avez qu’à compter les syllabes : cinq, sept, cinq. Dix-sept au total.
Dix-sept syllabes, vous dites ? a demandé le juge qui récitait le haïku à voix basse, en comptant sur ses doigts :
Ni/Colt/ni/Lu/ger (5)
Ni/Be/ret/ta/ni/Bro/wning (7)
Bois/ta/sou/pe/Ed/gar (6)
Le dernier vers, a dit le juge : il compte six syllabes, pas cinq.
Cinq. À cause de l’élision : la voyelle en fin de mot s’efface devant celle qui commence le mot suivant. Le juge est un bon juge, par exemple, en plus d’être une flagornerie est un hexasyllabe : le e de juge s’efface au profit du e de est : Le/ju/ge est/un/bon/juge = six syllabes. Idem avec Bois/ta/sou/pe Ed/gar : le e de soupe s’efface devant le e d’Edgar, le vers compte cinq syllabes et le tercet dix-sept. Mais enfin, je ne suis pas là pour un cours de versification…
En effet, a dit le juge. Puis : Vuibert, apportez-moi le scellé no 1.
Et en attendant que le greffier lui apporte le scellé no 1, le juge s’est allumé une clope. Il m’a demandé si j’en voulais une, mais je ne fumais pas, je n’avais jamais vraiment fumé de ma vie, alors il a fumé seul, le juge, en silence, à la fenêtre entrouverte, le regard perdu au loin vers la fontaine Saint-Michel, les cheveux dans le vent que le vent échevelait ; sa cravate penchait, on aurait dit un poète, et peut-être qu’au fond sa vocation c’était ça : vivre en poète. Peut-être qu’il s’était retrouvé par hasard sur les bancs d’une faculté de droit, par hasard à l’École nationale de la magistrature, plus tout à fait par hasard au palais de justice de Paris, à mener des enquêtes, à éplucher des dossiers, à auditionner des témoins, alors qu’au fond de lui il n’aspirait qu’à être poète, ou plus simplement à jouer au poète, à en prendre la pose, c’est-à-dire à regarder le soleil se coucher sur la Seine en déclamant des sonnets, la cravate de travers.
Voilà à quoi je pensais, pendant que lui pensait aux fleuves impassibles, au prince d’Aquitaine à la tour abolie, à la chair qui est triste, hélas, aux sanglots longs des violons de l’automne, plus prosaïquement à ses gamins qu’il faudrait aller chercher tout à l’heure à l’école, à sa femme qui lui avait demandé de passer au pressing, récupérer sa jupe en cuir noir, aux bas résille, aux jarretières en dentelle qu’il lui arrivait de porter là-dessous ; à rien, peut-être. Il a écrasé sa clope sur l’appui de fenêtre ; la porte s’est ouverte ; le greffier était là.
Vous le reconnaissez ? a demandé le juge.
Sauf erreur de ma part, j’ai dit, il s’agit du greffier.
Le greffier a souri, mais pas le juge.
Pas le juge qui a dit, en montrant le scellé no 1 que lui avait remis le greffier : ça, vous le reconnaissez ?
Comment ne pas le reconnaître ? Je l’avais regardé pendant des heures, j’en avais caressé le canon et la crosse, je l’avais tenu entre les mains avec une infinie précaution. J’avais même mis Vasco en joue, pour plaisanter j’avais appuyé sur la détente, et j’avais entendu le cliquetis que ça fait quand on tire à sec, sans munition, et que le chien vient percuter le barillet. J’aurais pu le reconnaître entre mille.
Alors, a insisté le juge, vous le reconnaissez ?
Et j’aurais pu prétendre que non, que je ne l’avais jamais vu, ce Lefaucheux à six coups de calibre 7 mm, désolé, ça ne me dit rien, j’aurais pu dire, mais je me suis rappelé qu’un peu plus tôt j’avais prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, j’avais même levé la main droite, je me suis rappelé que j’étais face au juge, dans le bureau du juge, et le juge n’avait pas l’air d’être là pour rigoler.
Attendez, j’ai dit, faites voir.
Et de nouveau j’ai pu l’examiner de très près, ce revolver, de nouveau j’ai vu, même à travers le sachet en plastique transparent, les poinçons « ELG et étoile », les initiales « JS » frappées sur la face avant du barillet, et bien sûr le numéro de série, le fameux no 14096 qui avait tant affolé l’histoire de la littérature.
J’ai concédé que oui, je le reconnaissais.
Bien, s’est félicité le juge. Continuons à faire le lien entre ce revolver et ce cahier.
Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Un Clairefontaine à grands carreaux, format 21 × 29,7. Quatre-vingt-seize pages dont il ne restait qu’un peu plus de la moitié – le reste avait fini dans ma corbeille. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains. Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour.
Quelle affaire, j’ai dit. Et si le juge m’avait convoqué, c’est qu’il avait de bonnes raisons de croire que je pouvais l’aider à y voir plus clair. Un véritable casse-tête, m’avait-il avoué : pas de témoins, ou plutôt, s’était-il corrigé, deux cent cinquante témoins dont aucun n’était fiable, car tous, connaissant de près ou de loin la victime, avaient pris son parti, tous accablaient le mis en examen qui n’avait qu’un nom à la bouche : Tina. Vasco répétait en boucle Tina, Tina, Tina, comme si psalmodier son prénom allait la faire revenir. Voyez ça avec Tina, disait Vasco, mais la Tina en question, se désolait le juge, refusait de collaborer à l’enquête, au sujet de laquelle Vasco se contentait d’un laconique : le cahier, tout est dans le cahier, vous n’avez qu’à lire les poèmes.
Alors, avait demandé le juge, vous m’expliquez ?
Je passais pour être le meilleur ami de Vasco. J’étais l’un des amis les plus proches de Tina. Autant dire qu’il attendait beaucoup de moi, le juge. Et moi j’étais d’accord pour lui expliquer ce qu’il voulait, si ça lui chantait je pouvais bien me faire l’exégète d’un recueil de poèmes, mais enfin je l’avais quand même mis en garde, il allait devoir s’armer de patience, tout cela allait prendre du temps. C’était toute une histoire, cette histoire.
Je suis payé pour qu’on m’en raconte, avait dit le juge.
Par quoi je commence ?
Parlez-moi d’elle. Parlez-moi de Tina.
3
Un silence. De Tina j’ai d’abord entendu un silence. On l’avait invitée à la radio un matin pour la promo de sa pièce, l’animateur venait de lui demander si le théâtre ne faisait que reproduire le réel, ou s’il le transcendait pour atteindre une forme d’universel, question à laquelle en retour on n’obtient le plus souvent qu’une réponse éculée – pas le genre de Tina qui avait décidé d’y réfléchir vraiment, comme si elle pesait intérieurement chacun de ses mots.
Résultat, un blanc, un long blanc que l’animateur a comblé comme il pouvait, en rappelant l’heure qu’il était (9 h 17), le nom de la station et celui de son invitée, son âge (vingt-huit ans), sa profession (comédienne), le titre de la pièce (Deux jours et demi à Stuttgart) dont elle partageait l’affiche et qui lui valait une nomination aux Molières (de la révélation féminine) et enfin son sujet (l’ultime rencontre entre Verlaine et Rimbaud, les deux jours et demi qu’ils avaient passés ensemble à Stuttgart en février 1875), avant de reformuler la question (alors, le théâtre, mimétisme ou mimèsis ?)
J’étais chez moi, dans la salle de bains, la radio posée sur la machine à laver, je me brossais les dents et je pouvais entendre distinctement le frou-frou des brins de la brosse sur l’émail de mes dents, je pouvais entendre s’écouler le mince filet d’eau et surtout, surtout les silences de Tina, oui, j’entendais les silences de Tina, et je songeais qu’il faudrait établir une typologie du silence, les décrire puis les classer, du silence suggestif au silence oppressant, du silence solennel au silence désolé, du silence monotone d’un coin de campagne en hiver au silence pieux des fidèles à l’église, du silence éploré des chambres funéraires au silence contemplatif des amants au clair de lune, tous, il faudrait les décrire, jusqu’aux silences radiophoniques de Tina.
Ça a duré comme ça pendant dix minutes d’un silence quasi parfait, seulement interrompu par les questions de l’animateur qui les posait maintenant en s’excusant presque, comme s’il était intimidé par les silences réflexifs de Tina, de longs silences inhabituels à la radio, et dont les relances de l’animateur ne faisaient que redoubler l’intensité. Elle m’avait d’abord intrigué, puis elle m’avait agacé. Elle semblait s’écouter ne rien dire comme d’autres s’écoutent parler. L’animateur a fini par lancer une chanson : Ton héritage, de Benjamin Biolay – je m’en souviens comme si c’était ce matin même, je l’entendais pour la première fois, magnifique, cette chanson, si tu aimes l’automne vermeil merveille rouge sang, ai-je fredonné, ça vous dit quelque chose ? Non ? Bon.
Toujours est-il qu’après la chanson de Biolay Tina s’est mise à parler.
Non pas d’elle, non pas de sa pièce, non pas pour répondre aux questions de l’animateur : elle s’est mise à réciter des poèmes. Combien de temps nous reste-t-il, a demandé Tina, dix minutes, c’est ça ? Alors laissez-moi vous offrir un peu de Verlaine, un peu de Rimbaud, laissez-moi vous réciter des poèmes. Et pendant dix minutes en direct à la radio, à une heure de très grande écoute elle a dit des vers, elle a commencé par un sonnet des Poèmes saturniens, et quand elle a eu fini de réciter celui-là, sans même laisser l’animateur la relancer elle a enchaîné avec un autre poème, de Rimbaud cette fois-ci : Au Cabaret-Vert sur le dernier vers duquel elle a dit écoutez, écoutez la double allitération, en s, en r, la chope immense, avec sa mousse que dorait un rayon de soleil arriéré, écoutez bien, et elle l’a répété, ce vers, en détachant chaque syllabe, en accentuant chaque phonème, et sans transition on a eu droit au Bateau ivre, aux vingt-cinq quatrains scandés de bout en bout comme ils devraient toujours l’être, d’une voix juste et posée, venue non pas des cordes vocales, non pas du frottement de l’air des poumons sur les replis du larynx, mais de plus loin, de plus bas, du cœur, des tripes, du bas-ventre, que sais-je, une voix qui vous fait entendre les clapotements furieux des marées, qui vous fait voir les lichens de soleil et les morves d’azur, les hippocampes noirs, les archipels sidéraux, et pendant qu’on pouvait écouter, sur une station concurrente, un élu local dénoncer un projet de réformes décidé en catimini par une bande d’incapables, véritable coup de rabot qui allait grever les finances des communes, et sur une autre un ministre défendre cette mesure nécessaire dans la conjoncture actuelle pour parvenir à l’équilibre budgétaire, relancer la croissance et retrouver la confiance des ménages, et sur une autre encore un leader syndical mettre en garde le chef du gouvernement qui se disait déterminé à garder le cap et néanmoins désireux de renouer le dialogue social, et sur une autre enfin un imitateur imiter tout ce monde entre deux rires affectés du patron de la matinale, Tina, elle, récitait de la poésie, et moi j’étais là, dans ma salle de bains, adossé au tambour de la machine à laver, et comme un million d’auditeurs ce matin-là je ne respirais plus qu’à la césure, entre deux hémistiches.
Je l’avais trouvée tour à tour artificielle et sincère, poseuse puis touchante, je ne savais pas à quoi m’en tenir, je ne savais pas si j’étais fasciné ou agacé ou les deux à la fois, mais elle m’avait donné envie d’aller la voir, sa pièce. Il ne restait que quelques places de catégorie 4, à trente-huit euros et à « visibilité réduite », et j’ai pensé naïvement qu’elle serait partiellement réduite, la visibilité, dérisoirement réduite, j’ai pensé qu’à ce prix je pourrais voir au moins les deux tiers de la scène et même, pourquoi pas, en prenant la peine de me pencher un peu, la scène tout entière – or ce que j’avais pris pour une mise en garde anodine était un euphémisme, doublé d’une véritable escroquerie : je me suis retrouvé sur un strapontin, derrière un poteau, que dis-je, un pilier, un pilier porteur, énorme, massif, et sans doute que si vous le retiriez, ce pilier, c’était tout l’édifice qui s’écroulait sur lui-même, et à ce moment-là je n’étais pas contre le voir s’écrouler sur les salauds qui me l’avaient vendue, cette place, car j’avais beau me contorsionner, j’avais beau passer mon cou derrière celui de mon voisin, rien. Je n’ai rien vu de Deux jours et demi à Stuttgart. Trente-huit balles, j’ai dit. Et soixante-dix balles d’ostéo. Pour le torticolis.
Autant vous dire qu’en sortant de là je l’avais mauvaise. D’accord, me direz-vous, ça ne m’avait pas empêché de tout entendre, de la première à la dernière réplique – celle, authentique, qu’a eue Verlaine en apprenant la mort de Rimbaud –, mais enfin j’aurais quand même voulu la voir, cette pièce « sensible et haletante » selon Le Point, « d’un réalisme sidérant » (Le Monde), « portée par deux comédiennes au sommet de leur art » (Télérama), avec « la jeune Lou Lampros, magistrale dans le rôle de Rimbaud » (L’Officiel des spectacles) et « la révélation de l’année dans celui de Verlaine » (Elle, qui parlait donc de Tina). Il n’y avait eu d’avis mitigé que celui du Figaro : « Un monument de verbiage à la scénographie sans grâce, à peine sauvé par sa distribution faussement audacieuse (les deux poètes incarnés par deux femmes, quelle idée !) » – phrase hélas un peu trop longue, avaient fait valoir les producteurs de la pièce, pour figurer in extenso sur l’affiche, mais qu’on avait quand même tenu à reproduire partiellement : « Un monument […] ! » (Le Figaro).
C’était marqué comme ça, en lettres capitales, sur l’affiche à l’entrée du théâtre : « UN MONUMENT […] ! » (Le Figaro), et juste au-dessus il y avait le nom de la pièce, et encore au-dessus les visages des deux comédiennes, Lou et Tina, dos à dos, et j’ignore pourquoi, mais j’ai été comme happé par le regard, par les yeux de Tina – des yeux…
Que votre ami, a dit le juge, évoque dans un poème. mon insomnie continuelle la zizanie perpétuelle la symphonie habituelle de mes nuits : le vert inouï de tes yeux (et en plus ils sont deux)
Pas de doute, j’ai dit, ce sont bien les yeux de Tina, ils sont verts, ils sont deux, pas de doute. Des yeux d’un vert, mon Dieu. Un vert propre à ses yeux : des yeux vert-de-tina. L’Amazonie vue du ciel, disait Vasco, avec un zeste de bleu : l’iris a la vigueur de la houle ; tout est grondement, roulement, tohu-bohu perpétuel où se noie la pupille, comme un navire démâté par l’orage. Et sur l’affiche aussi ils étaient verts, ses yeux, mais d’un vert pâle, un vert délavé d’après la pluie ; elle avait un demi-sourire, un menton carré, légèrement proéminent ; une moustache postiche lui mangeait la moitié du visage.
Et j’aurais pu lui dire, au juge, comment j’étais parvenu, via le producteur de sa pièce que je connaissais plus ou moins, à faire sa rencontre, comment elle et moi étions devenus amis, oui, j’aurais pu lui dire la tendre complicité qui depuis m’unissait à Tina (je ne prétends pas qu’au début je n’avais pas eu envie de coucher avec elle, elle aussi y avait songé quelque temps, disons que l’idée l’avait effleurée, et bien qu’elle n’ait jamais rien laissé entendre en ce sens, j’aime à croire que ce fut le cas, mais elle n’avait aucune intention d’être infidèle à Edgar – et cela va de soi, c’était avant Vasco. Et puis l’envie nous était passée, nous étions parvenus à sublimer ce désir, à fragmenter l’éros pour n’en garder que sa dimension spirituelle – tant mieux : notre amitié valait mieux qu’un corps-à-corps éphémère, et d’une certaine façon elle était déjà de l’amour, et c’est peut-être ça, l’amitié : une forme inachevée de l’amour).
J’aurais pu lui dire tout ça mais ça n’était pas le sujet. Le sujet, c’est que nous avions pris l’habitude de nous voir une fois par semaine, le jeudi après-midi – c’était jour de relâche au théâtre. Nous nous retrouvions à l’Hôtel Particulier, qui présentait le double avantage d’être à deux pas de chez moi et pas trop loin de chez elle : ainsi je n’avais jamais à l’attendre longtemps. Elle disait souffrir depuis plusieurs années d’une pathologie qu’elle craignait irréversible : elle omettait de prendre en compte le temps de trajet. Elle ne partait de chez elle qu’à l’heure où elle était attendue, comme si, d’un claquement de doigts, elle pouvait se retrouver sur le lieu de rendez-vous où elle arrivait en général en retard d’un quart d’heure, parfois plus, jamais moins – elle ratait des trains, elle offusquait des gens, c’est comme ça, mon vieux, il faut t’y faire, disait Tina. Alors quand un jeudi après-midi je lui ai fait savoir que je recevais des amis à dîner samedi soir, qu’il y aurait ce Vasco que je voulais lui présenter, et qu’elle m’a dit j’essaierai de passer (elle avait déjà quelque chose de prévu), il m’a semblé tout naturel qu’il ne fallait pas trop compter sur sa présence parmi nous ce soir-là.
4
Vasco n’aimait que les brunes ou les blondes or les cheveux de Tina tiraient vers le roux – auburn, avec des reflets acajou. Tina n’aimait les garçons qu’aux yeux verts, or ceux de Vasco étaient bleus, avec une touche de marron. Elle n’était pas du tout son genre ; il n’avait jamais été le sien. Ils n’avaient rien pour se plaire ; ils se plurent pourtant, s’aimèrent, souffrirent de s’être aimés, se désaimèrent, souffrirent de s’être désaimés, se retrouvèrent et se quittèrent pour de bon – mais n’allons pas trop vite en besogne.
Il n’avait pas fallu bien longtemps après ça, après sa rencontre avec elle, pour que Vasco m’assaille de questions. Il voulait tout savoir de Tina, un peu comme vous, j’ai dit, qui voulez tout savoir de Vasco. Car elle était venue, finalement. En retard, comme d’habitude, mais elle était venue. Nous en étions au dessert, Vasco s’entretenait de bowling avec Malone, son avocat – qui en ce temps-là n’était pas son avocat, mais un avocat que nous avions pour ami. Et je les écoutais d’une oreille, j’écoutais Vasco lui raconter la seule fois de sa vie où il avait joué au bowling, c’était un mercredi soir à Joinville-le-Pont, un cauchemar, disait Vasco, il se souvenait encore de sa boule qui finissait une fois sur deux dans les rigoles en bordure de la piste, des quilles toujours droites, comme une armée de soldats nains prêts à fondre sur lui, et du zéro humiliant qui s’affichait sur le panneau d’affichage. J’ai vécu des heures outrageantes au bowling de Joinville-le-Pont, disait Vasco quand on a toqué à la porte. C’était Tina.
Un bouquet de jonquilles qu’elle avait dans les mains dissimulait son visage, mais je pouvais voir, de part et d’autre du bouquet, ses cheveux et ses boucles d’oreilles, des boucles immenses ornées de pétales d’hortensia, et qui la faisaient ressembler à une princesse andalouse – à l’idée que Vasco se faisait d’une princesse andalouse, et d’ailleurs c’est comme ça que plus tard il l’appellerait, ma princesse andalouse, il dirait. Tiens, c’est pour toi, m’a dit Tina ; alors j’ai mis les fleurs dans un vase pendant qu’elle s’excusait du retard, elle arrivait d’une autre soirée, elle avait un peu picolé, est-ce que j’avais du champagne ? Je lui ai servi une coupe, elle a trinqué avec nous, je ne sais plus de quoi nous avons parlé, je me souviens que nous l’écoutions sans rien dire, Vasco surtout qui semblait fasciné : il la regardait avec un sourire un peu niais, droit dans les yeux, comme s’il voulait vivre là où portait son regard. Je te promets s’échappait d’un tourne-disque, mais le vinyle était rayé, et la voix de Johnny butait sur le mot couche de « Je te promets le ciel au-dessus de ta couche » – couche, couche, couche, bégayait Johnny, alors Tina s’est levée, elle a soulevé la pointe du tourne-disque, et comme il n’y avait plus de musique… »
Extraits
« Le ravissement à deux acceptions: celle d’enchantement, de plaisir vif, mais aussi celle d’enlèvement, de rapt. Et c’est précisément cela que depuis quelques temps Tina éprouvait, le sentiment d’être enlevée à sa propre vie: celle d’une femme qui aimait un homme qui lui était fidèle, et qu’elle allait épouser. Elle avait vu Vasco trop souvent, à des intervalles trop rapprochés, elle était maintenant sur le point d’être foutue, c’est elle qui disait ça, je suis à ça, disait-elle en rapprochant son pouce de son index, d’être foutue – sa façon de lui dire sans le dire qu’elle commençait à l’aimer. Elle s’en voulait, mais moi je crois qu’elle n’aurait pas dû s’en vouloir: on ne choisit pas de tomber amoureux, on le fait toujours malgré soi. Elle était, disait-elle, une grenade, une putain de grenade dégoupillée entre ses jambes, il était encore temps pour lui de les prendre à son coup, parce qu’entre elle et lui il n’y avait pas de lendemains, et sans lendemains, elle explosait.
Or d’ici quelques mois elle allait se marier, elle aimait son mari, elle ne voulait ni ne pouvait aimer un autre homme, il pouvait comprendre, non? Mais Vasco ne comprenait pas, il ne comprenait rien, Vasco, il ne voyait pas qu’il y avait, dans l’exubérance, dans l’allégresse endiablée de Tina, dans cette façon qu’elle avait de se dévoiler sans pudeur, de se livrer sans réserve à qui croisait son chemin, amis intimes ou parfait inconnus, dans l’illusion qu’elle leur donnait de tout leur donner, il ne voyait pas qu’il y avait là un moyen de mieux leur dérober l’essentiel: son tumulte intérieur, ses fêlures, l’insondable gouffre dans quoi s’engouffrait son immense solitude. p. 62-63
Elle et lui se connaissaient depuis bientôt deux mois maintenant et j’étais devenu le confident de l’un et le confesseur de l’autre, l’historiographe de leur amour: car c’était bien d’amour, qu’il s’agissait — des vertiges enivrants de l’amour en ses débuts: les veilles des jours où ils devaient se voir leur étaient délectables par les lendemains qu’elles promettaient, et les lendemains des jours où ils s’étaient vus par les souvenirs de la veille. Et si Vasco s’employait à rester léger, vaguement indifférent, feignant de n’éprouver pour Tina qu’un désir incertain, tout, dans l’inflexion, dans le modelé de sa voix s’altérait quand il me parlait d’elle — or elle était son unique sujet de conversation, sa seule obsession, il n’avait à la bouche que le prénom de Tina dont ce jour-là c’était l’anniversaire. p. 66
François-Henri Désérable est l’auteur de trois livres aux Éditions Gallimard, dont Évariste et Un certain M. Piekielny. Dans Mon maître et mon vainqueur, roman virevoltant, il laisse percevoir une connaissance sensible des tourments amoureux. (Source: Éditions Gallimard)
En deux mots
Par une coupure de presse Mathieu Palain découvre l’histoire de Toumany Coulibaly, champion d’athlétisme incarcéré après un cambriolage effectué le soir même de son sacre. Le journaliste décide alors de lui écrire. Le champion va accepter de lui raconter son histoire.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Le champion est en prison
S’il n’avait donné le titre de Sale gosse à son premier roman, Mathieu Palain aurait pu le donner à ce second qui retrace le parcours de Toumany Coulibaly, champion de France du 400 m et cambrioleur. Une rencontre bouleversante, une histoire édifiante.
«Quand j’ai commencé à m’intéresser à Toumany Coulibaly, j’étais en immersion à Auxerre, dans un service de la protection judiciaire de la jeunesse, pour un boulot d’enquête qui, je ne le savais pas encore, allait devenir un roman. Mon quotidien consistait à suivre des éducateurs en prise avec des gamins qui ne vont pas bien. Des écorchés vifs, qui saignent et lèchent leurs plaies. Des gosses en dépression qui se débattent dans leur adolescence en essayant de rester vivants. J’ai passé six mois à leur contact.» Si Mathieu Palain revient sur Sale gosse, son premier – et excellent ¬– roman, dès les premières pages de son second opus, c’est à la fois pour nous en confier la genèse et pour nous signifier la continuité de son travail. Il s’intéresse, aux marges de la société, à ces jeunes qui ont sombré, à ces histoires qui remplissent les rubriques des faits divers.
Cette fois, il s’agit de Toumany Coulibaly, un nom dont les férus d’athlétisme ont entendu parler, car ce jeune homme a réussi des performances de valeur internationale sur 400 m. En apprenant qu’il a été incarcéré à Fleury-Mérogis, Mathieu Palain décide de lui écrire et propose de le rencontrer. Le rendez-vous mettra de longs mois à se concrétiser, mais dès lors les deux hommes vont échanger régulièrement. Toumany va autoriser son interlocuteur à prendre des notes et à raconter son histoire.
Elle commence dans les années 80, quand son père Mamadou «entend parler de Montreuil, une ville bénie aux portes de Paris qui aurait déjà accueilli plus de dix mille Maliens. Une fois qu’il s’est niché dans vos tripes, l’appel d’une vie meilleure est irrésistible. Il part. Ses deux femmes le rejoignent après qu’il a trouvé un poste d’éboueur à la mairie de Paris.»
Quand Toumany naît, le 6 janvier 1988, il prend place au sein d’une fratrie qui se compose de 17 frères et sœurs qui bien vite quitte la Seine-Saint-Denis pour emménager à Vigneux-sur-Seine. C’est là qu’il grandit, c’est là qu’il commet ses premiers larcins. Une manière de s’affirmer, de faire plaisir, mais aussi de combattre ce qu’il considère comme une injustice. Bien entendu son père ne voit pas les choses de la même façon et n’hésite pas à l’envoyer au Mali où il doit ronger son frein. À son retour pourtant, les choses ne s’arrangent pas, loin de là. Pris dans la spirale de la délinquance, il prend part à des cambriolages et est régulièrement condamné par la justice lorsqu’il se fait attraper. Car Toumany court vite, très vite même. Repéré pour ses qualités athlétiques, il ne va pas tarder à s’imposer sur le tour de piste où il améliore régulièrement son record jusqu’à descendre sous les 46 secondes.
Il intègre alors l’équipe de Patricia Girard, médaillée olympique sur 100 m haies et désormais coach intraitable. Aux portes de l’équipe de France, il est toutefois rattrapé par son casier judiciaire. Imbroglios, galères et problèmes ne vont pourtant pas l’empêcher de devenir champion de France. Sauf que quelques heures après le podium, il est pris par la police en flagrant délit de cambriolage. Et cette fois, c’est la case prison qui va l’empêcher de réaliser son rêve, de participer aux J.O. de Rio.
Quand Mathieu Palain le retrouve, il garde son rêve et aimerait tant que ses quatre enfants, Ethan, Kylian et Tina, enfants de sa femme Rita, et de son fils, Tiago, fils né d’une autre femme le voient courir en 2024 à Paris. Une ambition qui va tarauder l’enquêteur qui n’aura de cesse de vouloir apporter une réponse à cette question en allant voir les psys, les entraineurs, les journalistes. En se mettant lui aussi à courir jusqu’à vouloir défier son champion.
S’il faut lire ce livre, c’est certes pour ce récit, mais c’est aussi pour la force dégagée par cette rencontre, par ce qu’elle apporte aux deux hommes. Mais ce témoignage est aussi un réquisitoire contre la justice qui oublie d’être juste et contre cet univers carcéral malheureusement fort justement décrié. Quand un détenu fait tous les efforts que l’on attend de lui et n’obtient rien en échange, quand toute l’administration est complice d’un système mafieux, alors on ne peut que se révolter. Et souhaiter que ce petit ruisseau finira par une grande rivière.
Ne t’arrête pas de courir
Mathieu Palain
Éditions de l’iconoclaste
Roman
422 p., 31 €
EAN 9782378802394
Paru le 19/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, à Paris, Montreuil, Évry, Ris-Orangis, Corbeil, Grigny, Vigneux-sur-Seine, Fleury-Mérogis, Réau, Montgeron, Fresnes. Une partie se déroule au Mali, à Bamako et Bandiougoula.
Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
L’énigme d’un homme, champion le jour, voyou la nuit. Un face-à-face exceptionnel entre l’auteur et son sujet.
De chaque côté du parloir de la prison, deux hommes se font face pendant deux ans, tous les mercredis. L’un, Mathieu Palain, est devenu journaliste et écrivain, alors qu’il rêvait d’une carrière de footballeur. L’autre, Toumany Coulibaly, cinquième d’une famille malienne de dix-huit enfants, est à la fois un athlète hors norme et un cambrioleur en série. Quelques heures après avoir décroché un titre de champion de France du 400 mètres, il a passé une cagoule pour s’attaquer à une boutique de téléphonie.
Au fil des mois, les deux jeunes trentenaires deviennent amis. Ils ont grandi dans la même banlieue sud de Paris. Ils auraient pu devenir camarades de classe ou complices de jeux. Mathieu tente d’éclaircir « l’énigme Coulibaly », sa double vie et son talent fracassé, en rencontrant des proches. Il rêve qu’il s’en sorte, qu’au bout de sa course, il se retrouve un destin.
Tout sonne vrai, juste et authentique dans ce livre. Mathieu Palain a posé ses tripes sur la table pour nous raconter ce face-à-face bouleversant. Quand la vraie vie devient de la grande littérature.
La révélation d’un auteur qui dépeint avec talent une France urbaine, ultra-réaliste et contemporaine.
Les premières pages du livre
« Maintenant je connais ça par cœur, mais la première fois j’ai failli rater le parloir. J’avais pris mes dispositions, pourtant. Je m’étais couché tôt, j’avais mis un réveil. Seulement j’avais oublié la voiture. J’ai une bagnole en fin de vie, un Nissan qui pollue trop et à la jauge d’essence capricieuse. Même en panne sèche sur la bande d’arrêt d’urgence, elle persiste à indiquer les trois quarts du plein, alors comme cela m’est arrivé un paquet de fois et que je n’éprouve aucun plaisir à poireauter le long d’une nationale en attendant la dépanneuse, j’essaye de lui donner à boire régulièrement. Il était sept heures quand j’ai quitté la station-service de la porte de Montreuil, je m’en souviens parce que le mec à la radio annonçait les titres du journal. Je me suis dit, t’as de la marge. Puis j’ai vu toutes ces voitures à l’arrêt sur le périphérique, leurs feux traçant un fleuve rouge vif dans la nuit. Un accident. J’avais pas le droit d’être en retard. Même d’une minute. Vous ne répondez pas à l’appel, pas de parloir, tant pis pour vous. Il m’a fallu une heure et quart pour faire quarante kilomètres. Je me suis garé n’importe comment devant la prison et j’ai couru à l’accueil en espérant y trouver du monde. C’était le cas. Ça sentait le café là-dedans. La télé était branchée sur M6 Boutique, des filles en brassière faisaient de leur mieux pour nous vendre une ceinture qui donne le ventre plat. Je transpirais. J’ai à peine eu le temps de laisser mon portable au casier que le surveillant a lancé à travers la salle : « Parloir de 8 h 45 ! »
On était seize. Des mères, des sœurs, des compagnes et des sacs de linge au bout des doigts. J’étais le seul mec. En rang d’oignons, on a suivi le surveillant jusqu’à une porte blindée, il nous a fait attendre une minute dans le vent et la porte s’est ouverte. Il faisait chaud à l’intérieur, on s’y est engouffrés comme dans un bus en hiver. Il n’y avait rien dans cette salle, à part un portique de sécurité et un tapis roulant à rayons X. Le surveillant nous appelait un par un. Vous sonnez, vous enlevez un truc – ceinture, collier, paire de bottes. Trois échecs sous le portique et vous rentrez chez vous, parloir annulé. Ça a été mon tour, le surveillant a dit : « Famille Coulibaly », et je me suis avancé, sentant sur moi le regard de ces femmes qui pensaient, ce petit Blanc, là, il s’appelle Coulibaly ? J’ai ôté ma veste. À gauche, il y avait une vitre sans tain, que le surveillant a fixé un instant avant de me laisser franchir le tourniquet. Ensuite, il a fallu traverser la cour d’honneur. Les cellules étaient là. J’ai cherché une silhouette à la fenêtre mais il était trop tôt, ou bien il faisait trop froid, je n’ai rien vu derrière les barreaux. Tout me semblait très blanc. Sans les murs d’enceinte, les miradors et les rangées de barbelés, on aurait pu croire à un hôpital. Au-dessus de nos têtes, il y avait une immense toile d’araignée. Des câbles antiaériens, installés après l’évasion de Rédoine Faïd, le braqueur. Ses complices avaient découpé la porte à la disqueuse avant de l’extraire du parloir en menaçant tout le monde à la kalachnikov. Un hélicoptère les attendait. C’était il y a huit mois. Depuis, Faïd a été repris.
Les femmes déposent leurs colis à une surveillante derrière un comptoir et on refait l’appel pour recevoir un numéro de cabine. « Coulibaly, la 24. » Un surveillant m’ouvre une porte repeinte en mauve, au bout d’un couloir, et je me retrouve seul devant trois chaises en plastique et une table bancale. Voilà à quoi ressemble un parloir. Je me place au milieu, en écartant les bras je touche les murs des deux côtés. Je suis de taille moyenne, 1 mètre 74, et comme je n’ai pas des bras d’orang-outan, je dirais que la pièce fait à peu près ça de large, 1 mètre 74. Au mur, il y a un bouton rouge et un hygiaphone. Le bouton rouge, je suppose qu’on appuie dessus quand les choses dégénèrent, quand des petites amies qui n’en peuvent plus d’attendre viennent un jour dire qu’elles n’en peuvent plus, justement, et qu’elles refusent de perdre leur temps. Voilà, c’est la dernière fois. Une claque part, ça gueule, la femme en danger presse le bouton rouge et les surveillants déboulent. Le type est ceinturé, il hurle à la mort dans le couloir, sa voix chargée d’insultes s’éloigne dans les étages tandis que sa femme hoquette, le souffle court, se disant au fond d’elle, c’est bon, c’est fini.
Je l’ignorais mais l’établissement venait de vivre une histoire similaire. Alertés par des bruits suspects, les surveillants avaient déclenché l’alarme et trouvé le détenu qui sautait à pieds joints sur la tête de sa compagne. Quand en garde à vue on lui demanda pourquoi il avait fait ça, il répondit : « Elle m’a trompé. » La jeune femme, vingt-sept ans, avait été transportée à l’hôpital dans un état grave.
Il y a plus de sept cents détenus à Réau, sans compter le personnel et les surveillants, pourtant c’était comme si j’étais seul dans le bâtiment. Le silence était parfait. J’avais installé une chaise en face de la mienne, à une distance que j’estimais raisonnable pour une discussion, et continué d’attendre, seul dans cet espace si vide que le regard n’accroche nulle part. J’étais là pour visiter quelqu’un que je ne connaissais pas, et je me demandais ce qu’on allait bien pouvoir se dire. Je suppose que ça arrive avant un rendez-vous galant, ce genre de stress, on espère que l’alchimie va prendre, mais on prépare quand même deux ou trois sujets de conversation, au cas où. Ça me paraît loin, maintenant, mais à un moment, dans le silence de cette pièce froide, la question m’a violemment percuté : « Qu’est-ce que tu fais là ? »
J’étais tombé sur un article qui commençait ainsi : « C’est l’histoire d’un athlète sacré champion de France du 400 mètres qui a choisi de gâcher son talent et sa vie. Toumany Coulibaly, 30 ans, comparaissait à nouveau devant le tribunal correctionnel d’Évry pour une tentative de cambriolage. Le coureur est actuellement en détention pour des faits similaires. »
J’ignore si c’est parce que ça parlait de sport ou de ce coin de l’Essonne où j’avais grandi, mais ça m’a intéressé. Plus loin dans l’article, le jeune homme était cité à l’audience, demandant à la presse de ne plus écrire sur ses affaires, car le plus âgé de ses quatre enfants avait appris à lire et ça lui ferait mal d’apprendre que son père n’est pas seulement un champion, mais aussi un voleur multirécidiviste. Bien sûr, les journalistes s’étaient moqués de lui, et dans Le Parisien on avait eu droit au détail de son « palmarès judiciaire » : treize condamnations, que des vols et des cambriolages. J’ai cherché d’autres articles et je suis tombé sur cette info que j’ai eu beaucoup de mal à croire : le 22 février 2015, quelques heures après avoir remporté le titre de champion de France du 400 mètres, Toumany Coulibaly ne sabre pas le champagne. Il ne fête pas l’événement avec sa femme et ses enfants au restaurant. Non, il pose sa médaille sur la table de la cuisine, attrape une cagoule et rejoint quatre complices pour cambrioler une boutique de téléphones portables.
Sa première incarcération remonte à 2007. On avait dix-neuf ans en 2007. Je veux dire lui et moi, puisqu’on a six mois d’écart. Je marchais chaque matin de mon immeuble jusqu’à la gare de Ris-Orangis et me tapais une heure de RER pour rejoindre la fac, à Paris. Je voulais devenir journaliste, j’avais échoué dans le sport et j’avais pas de plan B. Lui dormait à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, bâtiment D3, à cinq minutes de chez moi. J’ai regardé à nouveau sa photo dans le journal. Il est en tenue de compétition, cuissard et débardeur. Il se mord la lèvre supérieure, fronce les sourcils et regarde loin devant. Il a l’air d’un type inquiet, sur le point d’envisager la fuite.
Quand j’ai commencé à m’intéresser à Toumany Coulibaly, j’étais en immersion à Auxerre, dans un service de la protection judiciaire de la jeunesse, pour un boulot d’enquête qui, je ne le savais pas encore, allait devenir un roman. Mon quotidien consistait à suivre des éducateurs en prise avec des gamins qui ne vont pas bien. Des écorchés vifs, qui saignent et lèchent leurs plaies. Des gosses en dépression qui se débattent dans leur adolescence en essayant de rester vivants. J’ai passé six mois à leur contact. Je n’en suis pas sorti en expert de la délinquance, loin de là. Disons qu’on m’a fait prendre conscience de principes importants, comme de ne pas laisser tomber un jeune qui a passé sa vie à être abandonné. Peut-être ai-je été influencé par cette expérience. Peut-être pas. Toujours est-il qu’après avoir lu tout ce que je pouvais lire sur Toumany Coulibaly, et alors qu’il exprimait très clairement son désir de ne plus avoir affaire à des journalistes, j’ai décidé de lui écrire.
Toumany Coulibaly
Allée des Thuyas
94260 Fresnes
Cher monsieur Coulibaly,
On a le même âge, on a quasiment grandi au même endroit (Ris-Orangis pour moi) et, si on se croisait, dehors on se tutoierait sûrement, mais on ne se connaît pas, alors je vais dire « vous ».
Mon père était sprinteur à Montgeron, petit, trapu, explosif, il jaillissait des blocks, mais ses jambes courtes l’handicapaient ensuite, il perdait en vitesse. Il était spécialiste du 60 mètres. Le 100, pour lui, c’était déjà trop long. Il n’est jamais devenu champion de France mais il a un record en 7,2 secondes qui n’est pas dégueulasse.
Moi, je ne suis même pas vraiment rapide – je joue 6 au foot, le type qui court longtemps –, mais je sais que le tour de piste est la pire des distances. Il faut être à fond tout en gérant l’effort. Rester en fréquence mais ne pas s’asphyxier. Accepter le lactique sans tétaniser. C’est un sport de chien qui vous fait vomir à l’entraînement et n’offre rien à part des souvenirs et des coupes qui prennent la poussière. On n’y gagne pas sa vie.
Je m’appelle Mathieu Palain. Je suis journaliste. Je ne veux pas vous faire chier. Je sais simplement, parce que j’ai passé ma vie à Ris, Évry, Grigny, Corbeil, qu’il y a des choses que les journalistes ne peuvent pas comprendre. Disiz La Peste a fait une chanson là-dessus, le « Banlieusard Syndrome ». Une histoire de spirale du mec de tess, le truc qui fait qu’on a beau chercher à s’enfuir, le quartier nous rattrape.
Je sais que ce n’est pas facile, et que s’entraîner dans une promenade à Fresnes est un non-sens. Mais j’aimerais vous rencontrer. Je ne suis pas psychologue, mais je pense que je comprends.
Je signais de mon nom, ajoutant mon adresse et mon numéro de portable.
Et puis rien. Le silence.
Je me suis d’abord dit que j’avais fait erreur, il n’était peut-être pas à Fresnes. Puis j’ai compris qu’il faisait ce qu’il avait promis de faire : ne plus parler aux journalistes.
Un an a passé.
Et puis, alors que je sortais de quinze jours de vacances sans connexion, j’ai rallumé mon portable et découvert un texto, reçu d’un numéro inconnu :
« Salut Mathieu c’est Toumany. »
Il m’a fallu un moment.
« Toumany Coulibaly ? »
Il répondit immédiatement.
« Oui c’est bien moi. Le sprinteur. »
« Vous avez reçu ma lettre ? Je suis à l’étranger avec très peu de réseau, seriez-vous d’accord pour se voir ? »
Je ne sais pas pourquoi, je l’imaginais dehors.
« Oui très bien reçue. Je l’ai conservée. Je ne suis plus à Fresnes mais toujours incarcéré à Réau. On peut reprendre contact à votre retour, pas de soucis. »
«Ah, Réau?»
«Oui… comme j’ai pris un certain nombre d’années de prison, j’ai été transféré en centre de détention.»
«Vous arrivez à vous entraîner?»
«Oh oui je m’entraîne très très dur. Je n’ai jamais lâché le sport. Depuis le premier jour de mon incarcération, je m’entraîne sans relâche. Je cours autour d’un grand terrain de foot en synthétique qui fait deux cent cinquante mètres. J’y ai accès tous les jours, pareil pour la musculation, je cours en promenade aussi. Le week-end, je fais du renforcement. Et d’autres sports aussi : de la boxe pour le cardio, volley pour la détente, yoga pour la gestion de mon souffle, j’ai repris mes études et obtenu mon BTS de comptabilité en juin dernier. Et je me soigne à travers les psys.»
«Tout ça ! C’est dingue. Vous pensez que je pourrais obtenir un parloir?»
«Oui, je ne dépends plus du juge, vous y aurez droit, je vous envoie les démarches à faire.»
Voilà comment je me suis retrouvé ce mercredi aux alentours de 8 h 45, à patienter dans une cabine de parloir du centre pénitentiaire du Sud Francilien.
Le silence vous apprend à entendre l’imperceptible. Une voix d’homme, le cliquetis d’un trousseau de clés, le « poc, poc » des chaussures de sécurité. Je tire sur mon jean, je me lève et reste là, les bras ballants, à attendre que la porte s’ouvre. Toumany Coulibaly entre en baissant la tête. Il est plus costaud que je le pensais. Un surveillant referme derrière lui. On se serre la main. Il sourit.
— Merci pour votre lettre. Je la relis souvent.
— Pourquoi m’avoir répondu un an après ? je demande.
— Je vous avais écrit bien avant mais vous m’aviez pas répondu. C’était un texto qui disait « Merci pour la lettre », un truc comme ça. J’avais pas mis mon nom, vous avez pas dû comprendre que ça venait de moi.
Je n’ai aucun souvenir d’un tel message.
— Comment ça va ?
— Très bien. Les jours passent vite, je subis pas du tout ma peine.
— Vous pouvez sortir de cellule ? Vous faites quoi de vos journées ?
— Je suis tout le temps dehors. C’est un autre monde, par rapport à Fresnes. Là-bas, on est les uns sur les autres, cellules fermées, tu sors que pour la douche ou la promenade, ça n’a rien à voir. Ici, on m’a confié le poste de monteur vidéo, je fais des petits films, des reportages…
— C’est-à-dire ?
— J’ai un pied, une caméra, et je filme ce qui se passe dans la prison. Par exemple, cet après-midi, je dois monter un reportage sur Paris-Roubaix, la course de vélo. Des détenus l’ont faite un jour avant les pros.
— Vous les avez filmés ? Comme à la télé ?
Je l’imaginais sur une moto à l’arrière du peloton, une caméra à l’épaule, à avaler de la boue et de la poussière, à avoir mal au cul à la fin de la journée, à cause des pavés.
Il rit.
— J’aurais bien aimé. Non, j’ai récupéré les images et je vais faire le montage. Tous mes reportages, je les diffuse sur la chaîne interne.
— Qui les regarde ?
— Les détenus. Ils ont la télé, il suffit qu’ils se branchent sur la 80 et ils voient ce que je fais.
— Du coup, vous vous baladez avec votre caméra et vous filmez ce que vous voulez ?
— C’est ça. Enfin, ça doit quand même être validé par la direction, donc y a des endroits que je peux pas filmer. Les murs, les grillages, tout ce qui pourrait servir à une évasion. À part ça, ils me laissent tranquille. En ce moment, on tourne un long-métrage.
— Un film de cinéma ?
— Un quatre-vingt-dix minutes. L’histoire d’un boxeur incarcéré. Je joue le rôle principal, c’est pour ça, j’ai poussé de la fonte comme un débile ces derniers temps, mais il fallait que je me fasse un corps de boxeur : les bras, les abdos, tout ça.
Par réflexe, il gonfle le buste, dévoilant les muscles épais qui s’échappent des manches de son t-shirt.
— Je suis lourd, là. 88 kilos, c’est n’importe quoi.
Il a l’air en pleine santé.
— Vous mesurez combien ? je demande.
— 1 mètre 92. Mon poids de forme, c’est 82 kilos. Après le tournage, je reprendrai la course sérieusement parce que sur 400 mètres, quand t’en peux plus et que la respiration se met à siffler, tu les sens les kilos en trop.
L’espace d’un instant, je n’ai pas su quoi répondre. J’ai repensé aux sujets de conversation qu’on prépare en cas de blanc.
— Vous gagnez un peu d’argent ? Comment faites-vous pour cantiner ?
Ah, au fait, oubliez les séries américaines. La cantine n’a rien à voir avec un réfectoire où les détenus en pyjama orange se battent à la fourchette. Chez nous, la gamelle est servie en cellule. On mange sur son lit en regardant la télé. Non, la cantine c’est le magasin général, l’épicerie au coin de la rue, l’endroit où vous achetez tout et n’importe quoi : un ventilateur, des baskets, une paire de chaussettes, de la confiture, du Nutella, une console de jeux, des plaques pour cuisiner… Ça n’a l’air de rien dehors, mais en taule, c’est vital.
— Je bosse à l’atelier. En ce moment, on trie des prospectus. Le tarif, c’est 3 euros les mille fascicules. Si tu carbures bien, tu peux te faire 39 euros. Avant, quand j’étais à Fresnes, je travaillais pas. Y a trop de candidats là-bas, ils donnent la priorité à ceux qu’ont pas de soutien, les indigents qui touchent jamais de mandat, qu’ont personne dehors, pas de femme, pas d’amis.
— Votre femme, elle vient vous voir ?
— Chaque semaine, ouais. Y a qu’elle qu’a un permis. Et toi.
Ça m’a détendu de l’entendre passer au tutoiement.
— T’as des frères et sœurs ?
Il sourit à nouveau.
— On est dix-huit chez nous. Famille malienne. J’ai deux mères. Dix-sept frères et sœurs.
J’ai pensé à Will Hunting, ce film où Matt Damon joue un surdoué avec un casier long comme le bras. Il passe son temps à se battre, fait la navette entre le tribunal et la prison, et un jour il rencontre cette fille – Minnie Driver –, une grosse tête de Harvard qui doit bûcher pour réussir parce que, contrairement à lui, elle n’a pas de génie. Ils sortent ensemble, ça se passe comme dans un rêve, sauf qu’au bout d’un moment la fille se rend compte qu’il ne lui a rien confié de vraiment personnel, alors elle lance, parce qu’il est de Boston-Sud et que c’est bourré de catholiques irlandais par là-bas :
« Alors, t’as plein de frères et sœurs ? »
Il est un peu surpris par la question, mais il acquiesce.
« Combien ? elle demande.
— Tu me croirais pas si je te le disais. »
Elle hausse les sourcils.
« Quoi, attends, cinq ? sept ? huit ?
— J’ai douze grands frères. »
Elle crie presque :
« Tu te fous de ma gueule !
— Je le jure devant Dieu. Je suis le treizième, le chanceux.
— Tu te souviens de leurs prénoms ?
— Hein ? C’est mes frères, bien sûr que je me souviens de leurs prénoms.
— Prouve-le. »
Sans la quitter des yeux, il débite à toute vitesse :
« Marky, Ricky, Jimmy, Terry, Mikey, Davy, Timmy, Tony, Joey, Robby, Johnny et Brian.
— Encore.
— Marky, Ricky, Jimmy, Terry, Mikey, Davy, Timmy, Tony, Joey, Robby, Johnny et Brian. »
Elle s’en veut d’avoir douté. Elle dit :
« J’aimerais les rencontrer », et il souffle en retour :
« Bien sûr, ouais, faudra faire ça… »
Plus tard dans le film, on apprend que Matt Damon n’a pas de frères, qu’il a été abandonné, ballotté de famille d’accueil en famille d’accueil et que les cicatrices qui marquent ses jambes ne sont pas les stigmates d’une chute à vélo mais les traces laissées par les coups de couteau et les mégots qu’on éteignait sur sa peau. On se dit alors qu’il part en vrille pour de bonnes raisons.
Je revivais cette scène quand Toumany a dégainé ses dix-sept frères et sœurs.
— Ils n’ont pas de permis pour venir ici ? je demande.
— Non. J’ai coupé les ponts avec tout le monde, les potes aussi. Je veux pas qu’ils viennent. Faut que je me recentre sur moi-même. On fait pas du neuf avec du vieux.
Pour la première fois, il y avait quelque chose de grave dans sa voix.
— Et tes enfants ? T’as des enfants, non ?
Je savais qu’il en avait quatre.
— J’ai trois enfants, Ethan, Kylian et Tina, avec ma femme, Rita, et un fils, Tiago, avec une autre femme. Les trois premiers viennent une fois par mois. Tiago, ça fait trois ans que je l’ai pas vu.
— Comment ils le vivent ? Je veux dire, ça là, ton incarcération ?
Il se passe une main sur le visage.
— Pendant longtemps, je leur ai pas dit que j’étais en prison. Avec leur mère, on disait que j’étais en stage, que je pouvais pas rentrer à la maison, et ils y croyaient. Ils venaient ici, ils pensaient que c’était un genre de centre d’entraînement et que leur père cravachait pour devenir un champion. Mon plus grand, Ethan, il a dix ans maintenant, j’ai dit à Rita, l’année prochaine, c’est le collège, faut lui dire. Moi, à son âge, je prenais le RER seul, tu m’aurais pas fait avaler ces conneries, mais elle m’a dit c’est pas la même éducation, pas la même génération, alors on a attendu. Puis elle est tombée sur l’historique de l’ordinateur et elle a vu qu’il avait tapé « Toumany Coulibaly » dans Google. Là, y a pas de secret, tu fais ça, toutes mes affaires ressortent.
— Alors ?
— Alors je lui ai dit la vérité. Il a pas pleuré. Il a réagi comme moi dans ce genre de situation, il a souri. Je sais que je l’ai énormément déçu.
— Elle date de quand, cette annonce ?
— La semaine dernière. C’est dur, mais il faut le faire. Tina, elle a trois ans, elle dit : « Samedi on va chez papa ! », ça me fend le cœur. C’est pas chez papa, c’est la prison.
Il prend une profonde inspiration.
— J’ai peur que mes actes se répercutent sur mes enfants. Je veux pas comprendre qu’il est trop tard le jour où j’irai voir mon fils au parloir. Ou quand ma fille me dira « Papa, il m’a trompé, je suis enceinte, je lâche l’école… » parce que je pourrai m’en prendre qu’à moi-même.
J’avais pas de montre. Je me disais que ça devait bientôt faire une heure, quand le surveillant s’est pointé à la porte. Il l’a entrouverte et a lancé « Fin de parloir », avant de poursuivre vers la cabine d’à côté. Toumany s’est levé, il a souri à nouveau, un vrai sourire, et m’a tendu la main.
— À bientôt.
Une fois dehors, j’avais peur d’oublier ce qu’on venait de se dire, alors j’ai roulé juste assez pour quitter le parking sous vidéosurveillance, je me suis garé le long de la voie rapide et j’ai pris des notes. C’était pas hyper confortable, alors j’ai appelé un contact à la direction de l’administration pénitentiaire pour savoir si, en tant que journaliste, je pouvais demander un permis spécial pour mener mes interviews proprement, avec un dictaphone ou un bloc-notes, au moins.
— Je serais toi, il m’a dit, je ferais pas ça. Non seulement ils te fileront pas l’autorisation, mais en plus ils vont te sucrer le parloir. Si tu demandes à faire un vague reportage sur « le sport en détention », ils seront partants, ils te trouveront une prison, un moniteur de sport motivé pour te parler, ça, y a aucun souci. Mais aller voir un mec bien précis pour l’interroger sur sa vie, ça leur plaira pas.
— Pourquoi ?
— Parce que ça starifie un détenu. Ça crée des jalousies. Donc pour éviter de foutre la merde en détention, ils te diront non.
En raccrochant, j’ai remarqué que la prison était encore à un jet de pierre. Par la vitre passager, je voyais le toit du mirador dépasser de la cime des peupliers. Il devait y avoir des gardes armés à l’intérieur, mais j’ai eu beau plisser les yeux, de là où j’étais, il m’était impossible de distinguer qui que ce soit. J’ai remis le contact.
Sur le retour, j’ai reçu un message.
« Yo, merci à toi de t’être déplacé. Ça me fait énormément plaisir. Franchement, j’aurais pas cru, mais le courant passe bien. T’as dû remarquer que je parle énormément. »
J’ai eu envie de revenir. J’avais d’un coup plein de questions.
La semaine suivante, j’avais un petit crayon dans la poche arrière de mon jean, avec des feuilles vierges pliées en quatre. Je savais que ça sonnerait pas au portique. Au parloir, j’ai demandé à Toumany si ça le dérangeait que je prenne des notes, il m’a dit non, vas-y, sans problème, et je me suis mis à gratter. Je risquais probablement pas grand-chose, mais le simple fait de cacher ces trucs me rendait nerveux. Il y a un hublot dans la porte qui permet aux surveillants de voir ce qu’il se passe depuis le couloir. Ils restent pas là à scruter vos faits et gestes – tous les couples font l’amour –, mais ils jettent quand même un œil de temps en temps. Ça me stressait de voir leurs silhouettes passer à travers le couloir. J’ai rangé mon crayon et je m’en suis tenu à la mémoire et au carnet dans la voiture.
Depuis le début, il y avait un truc que je pigeais pas : où avait-il trouvé un iPhone ?
— Je l’ai acheté ici. 500 euros. Tout le monde a un téléphone. Sans ça, tu subis vraiment.
— Qui les fait entrer ?
— Des détenus. Des surveillants. Un vieil iPhone comme le mien, ils le touchent autour de 80 euros dehors, mais à l’intérieur, ça se vend facile 500. À Fresnes, c’était 1 000 euros.
— Et tu t’es jamais fait repérer ?
— Non. Mais c’est réglo, si tu les fais pas chier, les surveillants te laissent tranquille. Ça fait bientôt trois ans que je suis incarcéré, j’ai eu deux fouilles. La dernière, j’étais au téléphone quand le gardien s’est annoncé à la porte, j’ai juste eu le temps de cacher le portable, il a fait un tour rapide, RAS, il est ressorti.
— Mais ils savent que vous avez des portables ?
— Bien sûr qu’ils savent. Je te dis, si tu te tiens à carreau, il t’arrivera rien. Tu te souviens de la chaleur, la semaine dernière ? On faisait des pompes avec des potes dans le couloir. J’étais en train de filmer quand le surveillant est arrivé. Il a rigolé. On le voit se marrer sur la vidéo.
— Ça fait trois ans que t’es là… Ta fin de peine, elle est pour quand ?
— Octobre 2023.
On était en 2019. Ça me semblait si loin. Je me suis retenu de lâcher « désolé ».
Pour des vols sans violence, normalement vous prenez trois ans, vous faites dix-huit mois et vous sortez. Le truc, c’est que Toumany avait tellement d’affaires… J’étais incapable d’expliquer l’enchevêtrement de ses condamnations, mais il en avait assez pour se retrouver avec une peine de braqueur à main armée.
— T’as encore été jugé le mois dernier, non ?
— Ils m’ont rajouté deux ans ferme. Pour le Carrefour de Vigneux.
— C’est quoi l’histoire ?
Il sourit. Il a l’air gêné mais je crois pas qu’il le soit.
— J’avais arrangé le coup avec le vigile pour un cambriolage. Il devait me sortir les plans du magasin, me donner les emplacements des caméras, débrancher l’alarme. On avait rendez-vous. Je le sentais pas, mais j’y suis allé quand même. Quand je suis arrivé, la police m’attendait. Je venais de me faire opérer des genoux, les points étaient frais, je pouvais pas courir, je me suis fait serrer.
— Pourquoi t’y es allé si tu le sentais pas ?
Il hausse les épaules.
— Je sais pas. J’avais besoin de fric. J’étais en rééducation à Clairefontaine, je voyais les footballeurs débarquer en Ferrari, en Lamborghini, et moi j’étais là, avec mon survêt de l’équipe de France, pas un euro en poche, j’avais même pas de quoi payer le kiné.
— C’était combien ?
— 60 euros la séance… Ma femme a essayé de me retenir, je la revois dans l’appartement, me barrer la porte d’entrée, je lui disais « Laisse-moi y aller », elle gueulait et tout, mais j’ai rien voulu savoir. J’en pouvais plus, je devais de l’argent à trop de monde, je volais à l’étalage pour que mes gosses aient des couches sur les fesses, je piquais des boîtes de thon, je payais plus mes amendes, c’était trop.
— Elle a réagi comment, ta femme, quand elle a su que t’étais en garde à vue ?
Il ajuste sa posture. La chaise fait un bruit de plastique.
— Ma femme ? il répète. Ma femme, je lui fais perdre son temps. Elle comprend pas pourquoi je suis comme ça. Elle m’avait envoyé chez Kiabi acheter des fringues pour la petite, je suis revenu avec une robe à 35 euros pour un bébé de trois semaines. Elle m’a hurlé dessus : « J’habille pas mes enfants avec des vêtements volés ! Va les rapporter ! »
Il rit.
— J’avais même pas volé la bonne couleur.
Je ris aussi.
— Et tes parents, ils en pensent quoi ?
— Ma mère, elle prie. Elle dit : « Toumany, tu dois voir l’imam. Tu as la main qui vole. » Voilà, c’est pas moi, c’est ma main. Encore hier, je l’ai eue au téléphone, elle me l’a ressorti.
Il souffle.
— Tu sais, on me voit comme un mec solide, mental d’acier et tout, mais je suis pas si fort. Parfois, je dirais même que je suis faible.
Je ne dis rien. Je l’observe. Il respire.
— J’ai fait des trucs dont j’ai vachement honte. Des vols à l’arraché.
— Des sacs à main ?
Je l’imaginais avec ses 88 kilos de muscle, traîner une vieille dame sur le trottoir pour un sac Chanel. Ça collait pas. J’arrivais pas à mettre son visage sur le corps du type qui ferait un truc pareil.
— J’ai posé une question à une fille, une blonde, sur le quai du RER, elle m’a envoyé chier. Son téléphone a sonné devant moi, elle a décroché, je lui ai arraché. Je l’ai entendue crier « Au voleur ! », j’ai couru tout ce que j’ai pu mais en sautant les tourniquets, j’ai pris une trop grande impulsion, ma tête a heurté un truc dans le plafond et je suis tombé K.-O. Quand je suis revenu à moi, un grand rebeu me maintenait au sol. Il devait bosser dans le bâtiment, il avait des mains épaisses, le genre qui attrape des tuiles gelées sur les chantiers. Il me tenait d’un bras, de l’autre il m’a mis une gifle de cow-boy. Je me suis mis à pleurer. J’ai dit que j’étais malien, que j’avais pas de papiers, il m’a fait la leçon, comme quoi c’était à cause de mecs comme moi que nous, les immigrés, on avait une sale image. Là-dessus, il m’a remis une gifle aussi forte que la première, il a pris le portable et l’a rendu à la fille. Avant de partir, il m’a lancé : « T’as de la chance d’être tombé sur moi. Les keufs, ils te renvoient au bled à la nage ! »
— T’as peur de rechuter ? Je veux dire, ce genre d’histoire, ça pourrait encore arriver ?
— J’ai trente et un ans. Je peux pas répéter les mêmes conneries à l’infini, faut que j’avance. Des pulsions, des tentations, j’en aurai jusqu’à la fin de ma vie. Mais je veux plus céder à la facilité. Je veux plus de ça, là, la prison, mes enfants au parloir… Ça va être dur. Il me faudra un suivi à vie. Je suis pas encore guéri.
Il a l’air sincère.
— Et le sport, t’y crois encore ?
À ce moment de l’histoire, j’avais besoin d’entendre qu’il n’avait pas lâché.
— Je m’entraîne pour ça, pour revenir. Mon objectif, c’est les Jeux olympiques à Paris en 2024.
J’essaye de prendre un ton raisonnable :
— T’es de 1988, comme moi. On aura trente-six ans en 2024. Tu penses pas que tu seras cramé ?
— J’en sais rien, faudra juger sur place. Mais je m’entraîne dur, je cours, je mange bien, je dors à 22 heures, j’ai jamais bu, jamais fumé, je suis pas abîmé.
J’avais envie de croire à cette histoire : le type aux oubliettes qui revient quand on le croit mort. Ça arrive dans les livres, au cinéma. Mais l’athlétisme est un sport cruel, qui exige le meilleur de vous-même. À 90 % de vos capacités, oubliez, vous allez vous ridiculiser.
Quand il a reçu ma lettre, Toumany était à la maison d’arrêt de Fresnes, un édifice en meulière qui sentait probablement la peinture à son inauguration en 1898, mais qui a du mal avec le progrès : 200 % d’occupation, des punaises de lit, des champignons, des rats qui couinent en dévalant les coursives. Les cours de promenade consistent en un couloir vétuste aux murs si hauts qu’on ne peut espérer le soleil qu’au zénith. Plusieurs tribunaux les ont jugées « attentatoires à la dignité humaine » mais Toumany n’a rien d’autre pour courir alors il slalome entre les détenus, trouve une foulée correcte et avale les 21 kilomètres d’un semi-marathon dans une cour de quinze mètres de long. Pour ne pas avoir à compter les tours, il est autorisé à porter une montre GPS qui lui indique l’allure et les kilomètres. Au bout d’une heure trente, la montre sonne l’arrivée. Toumany ralentit, marche, lève les bras une minute et remonte s’étirer en cellule. C’était il y a longtemps. Il entamait sa peine. Il aurait pu se dire, j’en ai pour cinq ans, minimum, je peux lever le pied, j’affronterai la souffrance quand l’horizon sera dégagé. Mais non.
— À quoi tu penses quand tu cours comme ça, au milieu des détenus ? je demande.
— À la foule. Au speaker dans le stade, aux concurrents que j’aperçois dans les coins. Je pense à ça quand je cours, plus du tout à la prison.
Le surveillant met un tour de clé, dit « C’est l’heure » d’une voix monocorde et reste dans l’embrasure, à attendre qu’on se dise au revoir. Toumany me serre la main. Je sens un papier dans ma paume. Je ferme le poing. Ils sortent, me laissant seul dans le silence. J’ouvre la main. C’est une feuille d’écolier, avec une marge et des grands carreaux, pleine de phrases au stylo bille. Je fais un tour sur moi-même pour vérifier qu’il n’y a pas de caméra, fourre la feuille dans ma poche et attends d’être à l’abri dans mon vieux Nissan, au bord de la voie rapide.
C’est une longue lettre. Je l’ai lue deux fois. Je n’ai pas pu prendre de notes à chaud, je l’ai rangée et j’ai roulé d’une traite jusqu’à la maison. Le lendemain, au petit déjeuner, Adèle a demandé ce qu’il y avait dedans. Elle a éteint la radio et je lui ai lue à voix haute. Quand j’ai relevé la tête, elle pleurait en silence au-dessus de son thé.
Qui suis-je ?
Je suis insaisissable.
Derrière mon sourire et mes attitudes gentilles, il ne faut surtout pas qu’on gratte trop le vernis parce que je crois que je suis un monstre sans CŒUR.
Je veux toujours faire bonne impression. Le regard des autres est important, je veux tellement plaire que je ne dis jamais NON. Même si je sais que ça va me mettre dans des histoires. Mais jamais je ne me battrais. Je n’aime pas la violence et je suis LÂCHE.
Les autres le savent vite et profitent de mes faiblesses.
Je suis drôle, souriant, gentil et très IMMATURE mais dans le fond, je pense surtout à moi.
Je suis MANIPULATEUR, hyper MENTEUR et pas si gentil que ça. Il est difficile de me faire CONFIANCE, je ne suis pas si FIABLE.
En fait, j’ai un aspect positif en apparence mais assez négatif derrière. J’aime avoir un ascendant sur les autres même si je suis quelqu’un de solitaire qui n’a besoin de personne et déteste demander de l’aide.
Je ne m’intéresse aux autres que si c’est bon pour moi. J’abuse souvent de la culpabilisation avec mon entourage. Ce qui fait de moi quelqu’un de NARCISSIQUE.
QUI SUIS-JE ?
Je ne sais pas trop à part que je suis un VOLEUR avec des pulsions incontrôlables.
Je suis MENTEUR et MANIPULATEUR mais derrière tout ça je suis très TIMIDE.
Je DÉTRUIS tout ce que je CONSTRUIS. Au fond de moi je rêve et j’ai ENVIE DE RÉUSSIR mais je me rends compte trop TARD que je n’y arriverai pas.
J’aime mes ENFANTS et je VEUX devenir MEILLEUR pour MOI, pour EUX et le MONDE ENTIER.
À la fin, il signe d’un dessin étrange, très enfantin. Un bonhomme souriant, les cheveux dressés en pics.
Je ne savais pas quoi penser. Par texto, je lui écris :
« J’ai lu en sortant, j’ai été surpris. Je pense que tu es trop sévère avec toi-même. »
« C’est exactement, mais exactement au mot près ce que me dit la psy : trop dur avec moi-même. Elle pense que je me trompe. Mais je me juge au regard de mes actes. »
Ce titre en rouge. Ces majuscules. Il y avait quelque chose qui me dérangeait et pendant quelques jours je n’ai pas su l’identifier. Puis j’ai aligné les mots sur une feuille : CULPABILISATION, MENTEUR, MANIPULATEUR, NARCISSIQUE, IMMATURE, LÂCHE. C’était du jargon d’expert psychiatre. Il a connu tellement d’instructions, tellement de procès, de juges, de psys, il a lu tellement de rapports qu’il a fini par s’emparer des termes que les experts ont collé sur son cas. Il y croit sans doute quand il affirme « je suis un manipulateur narcissique », mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Dans ma lettre, j’affirmais pompeusement : « Je ne suis pas psychologue, mais je pense que je comprends. » C’était un mensonge. J’avais beau avoir le même âge, avoir grandi au même endroit, savoir qu’il existe des forces invisibles qui vous ramènent sans cesse aux problèmes du quartier, il y avait plein de choses que je ne saisissais pas chez lui. Je n’étais plus sûr de rien.
Je voulais qu’il change. Qu’il s’en sorte. Qu’il arrête de voler et qu’il devienne champion olympique du 400 mètres. Je rêvais. Je refusais de voir une réalité que pourtant il ne me cachait pas. Je savais qu’à son arrivée à Réau, le gradé l’avait convoqué dans son bureau. Pour blaguer, il avait lancé : « Oh là là, planquez tout, voilà Coulibaly ! » Les surveillants avaient ri, Toumany s’était assis et le gradé avait déroulé son speech : « Vous avez du talent, vous êtes intelligent, vous n’avez rien à faire en prison, vous devriez être dehors à défendre la France dans les grandes compétitions… » et pendant qu’il parlait, Toumany passait son bureau en revue en se disant, il faut que je lui pique un truc. Vingt minutes plus tard, il avait une télécommande universelle dans la poche. Il n’avait aucune idée de ce qu’il allait en faire, elle ne lui servait à rien. Il a fini par la donner à un détenu qui en avait assez de se lever pour changer de chaîne sur sa télé.
J’aurais pu en conclure qu’il était irrécupérable. Mais un camé doit toucher le fond pour rebondir. Connaître l’overdose, la cure, la rechute, la cure, la rechute… C’est en moyenne après le septième séjour en désintox qu’on décroche vraiment de la dope. Le tout, c’est d’y croire.
J’avais envie d’y croire. »
Extrait
« Mamadou entend parler de Montreuil, une ville bénie aux portes de Paris qui aurait déjà accueilli plus de dix mille Maliens. Une fois qu’il s’est niché dans vos tripes, l’appel d’une vie meilleure est irrésistible. Il part. Ses deux femmes le rejoignent après qu’il a trouvé un poste d’éboueur à la mairie de Paris. Toumany naît le 6 janvier 1988, à Montreuil, donc, mais il a peu de souvenirs de ses années en Seine-Saint-Denis. Il est encore petit quand les Coulibaly emménagent trente kilomètres plus au sud, à Vigneux-sur-Seine. Au rez-de-chaussée d’un immeuble bas. Cité de la Croix-Blanche. Taux de chômage: 52%.
Disons que l’histoire commence là.
Toumany est le cinquième de la fratrie. Il a une mère, Mina, qu’il appelle Maman, et une autre, Bintou, qu’il appelle Matoutou. Elles pourraient se jalouser, mais il n’y en a pas une pour lancer: «Comment tu parles à mon fils?» puisque les dix-huit gosses sont les leurs à toutes les deux. Dix-huit naissances, cela implique d’être toujours enceinte, d’avoir sans cesse un bébé dans les bras, une couche à changer, un sein à donner. Les rôles sont bien définis, Mamadou étant le seul à gagner sa vie, il occupe le sommet de la pyramide. Les enfants lui parlent peu car on ne s’adresse pas au chef pour ne rien dire. Mamadou ne participe pas aux corvées, à part la tasse qu’il lave après avoir bu son thé, seul dans la cuisine, à quatre heures du matin, avant de marcher jusqu’à la gare… » p. 42-43-44
Remarqué pour ses talents de portraitiste dans la revue XXI, Mathieu Palain a publié son premier roman, Sale Gosse en 2019, qui a été un succès critique et public. Avec Ne t’arrête pas de courir, il affirme son goût pour une littérature du réel, dans la lignée des journalistes écrivains. Il a 32 ans. (Source: Éditions de L’Iconoclaste)
En deux mots
Un groupe de filles, toutes victimes de harcèlement et de viol, décident de se venger et organisent des expéditions punitives auprès des coupables en constatant combien il est difficile de faire aboutir les actions en justice. Elles ont envie que la peur change de camp.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
La bande de filles qui s’attaque aux violeurs
Marcia Burnier fait une entrée fracassante en littérature. Avec Les orageuses, elle imagine une bande de filles décidées à se venger de violeurs et qui organisent des expéditions punitives. Mais peuvent-elles guérir le mal par le mal?
Mia souffre. Elle souffre physiquement, un douleur qui s’étend le long de son dos. Elle souffre surtout psychiquement, ayant accumulé des expériences traumatisantes fae aux harceleurs. Au fil des ans, en croisant des hommes menaçants, elle a appris à se protéger, comme dans ce train qui l’amène à Grenoble. Alors, elle rabat sa capuche et se recroqueville dans son siège.
Mais c’est une autre Mia qui débarque du train. Elle retrouve sa bande. Avec Nina, Lila, Inès, Leo et Louise, elle a organisé une expédition punitive. Les meufs vont faire payer cet homme qui a forcé l’une d’elle, tout détruire dans son appartement, taguer les murs, détruire son mobilier, le dépouiller de son ordinateur. Car il faut que la peur change de camp!
Cette peur qui a paralysé Lucie le soir de ses 28 ans, quand elle avait ramené un mec chez elle. «La tête qu’il avait fait quand elle lui avait demandé de ralentir, les insultes qui avaient commencé à pleuvoir tout d’un coup. Et surtout, la peur qui avait débarqué dans son ventre, quand elle avait compris ce qui allait se passer (…) Elle n’avait rien fait, pas même donné une gifle, et avait attendu que ça passe, quand elle avait compris que les non qu’elle opposait n’avaient plus de valeur, qu’ils étaient comme du silence.»
La vie de Lucie a basculé cette nuit-là. Elle avait ressenti dans sa propre chair tous les témoignages des jeunes filles qui passent dans son bureau d’assistante sociale et à qui elle dit de porter plainte sans y croire. «Elle a envie de leur dire de se trouver vite une famille, un cercle, parce qu’elles vont être seules face à ça, comme elle l’a été jusqu’à très récemment».
Ce cercle né un peu au hasard des rencontres, mais auquel elle peut désormais s’accrocher. Et dont elle partage les idées, ayant compris que la justice ne se rend pas au tribunal ou si peu. D’ailleurs Mia, qui assiste régulièrement aux audiences du tribunal correctionnel, tient le registre des affaires bâclées et même des décisions prises contre les victimes. C’est ce qui est arrivé à Leo. Alors, les filles ont décidé de prendre les choses en main et d’agir. Un agent immobilier, un tatoueur, un prof de sciences-po vont recevoir leur visite…
Marcia Burnier raconte ces expéditions punitives, dit aussi les souffrances des victimes, la forte sororité qui s’installe. Elle dit aussi le fossé entre la justice et les crimes commis. Son roman est un constat douloureux et un cri qu’il faut entendre. Toutes les dénonciations et les prises de conscience, toutes les paroles qui se libèrent ne feront pas bouger des dizaines d’années d’immobilisme. Le constat est aussi cruel que lucide, #meeto a aussi ses limites.
Les orageuses
Marcia Burnier
Éditions Cambourakis
Premier roman
EAN 9782366245189
Paru le 2/09/2020
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, à Aubervilliers, à Grenoble et à Saint-Lunaire.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Depuis qu’elle avait revu Mia, l’histoire de vengeance, non, de “rendre justice”, lui trottait dans la tête. On dit pas vengeance, lui avait dit Mia, c’est pas la même chose, là on se répare, on se rend justice parce que personne d’autre n’est disposé à le faire. Lucie n’avait pas été très convaincue par le choix de mot, mais ça ne changeait pas grand-chose. En écoutant ces récits dans son bureau, son cœur s’emballe, elle aurait envie de crier, de diffuser à toute heure dans le pays un message qui dirait On vous retrouvera. Chacun d’entre vous. On sonnera à vos portes, on viendra à votre travail, chez vos parents, même des années après, même lorsque vous nous aurez oubliées, on sera là et on vous détruira. »
Un premier roman qui dépeint un gang de filles décidant un jour de reprendre comme elles peuvent le contrôle de leur vie.
Les premières pages du livre
« PROLOGUE Meuf, meuf, MEUF respire. Respire comme on t’a appris, ouvre ta cage thoracique, si allez, ouvre-la bien fort. Merde. Prends ton téléphone, allez, prends-le, arrête, mais ARRÊTE de trembler. Voilà, comme ça. Respire on a dit. T’arrête surtout pas de respirer. Regarde pas la traînée sur ton pull, regarde-la pas, on s’en fout si ça partira au lavage, au pire tu le jetteras, tu l’aimais même pas ce pull. Ton téléphone. Arrête de pleurer. Appelle. Rappelle. Rappelle encore une fois, elle t’en voudra pas. Tu vois elle décroche, elle est inquiète. Raconte-lui putain, t’appelles pas à cette heure-là pour savoir comment elle va. Crache. Parle-lui du couloir. Parle-lui de ses mains sales et de ton corps glacé. Explique-lui cette nuit de garde, les pas qui s’approchent, ton soupir, tant pis si c’est brouillon, écoute sa voix à l’autre bout du fil elle t’écoute, elle est totalement réveillée. Respire encore un peu. Ralentis. L’histoire est pas compliquée, rappelle-toi : il est venu à ton étage, cet étage à moitié vide, à l’heure où les gamines dorment toutes profondément. Il a discuté, c’est pas grave si tu te rappelles pas de quoi, probablement du dernier skinhead qu’il a tabassé, elle s’en fout tu vois bien. T’as soupiré, il t’agace depuis longtemps, tu le trouves inintéressant, presque stupide, tu l’évites toujours soigneusement. Tu ne te rappelles pas de quoi vous avez parlé, mais tu te rappelles qu’il a soudain essayé de t’embrasser, tu te rappelles ses mains qui serraient ton cou, elles étaient moites et tu t’es dit quoi, ah oui tu t’es dit qu’il transpirait de stress, que c’était bon signe, qu’il était peut-être pas habitué à faire ça. Mais t’as eu de moins en moins d’air, arrête de t’excuser, tu pouvais pas respirer, et t’as eu peur, évidemment que t’as eu peur. Il a gardé une seule main sur ton cou, et t’as senti son odeur, tu puais la peur, la sueur froide avait coulé le long de ton dos, de tes aisselles, tu pensais que tu voulais pas mourir dans ce foyer, tu voulais pas mourir à Épinay, c’est con putain comme si ça aurait rendu les choses plus agréables s’il t’avait étranglée au bord de la mer. Dis-lui ce dont tu te rappelles, raconte-lui le silence, pas un bruit, il n’a rien dit, putain le gars n’a pas parlé, toi non plus remarque, t’as pas crié, en même temps t’es con ou quoi, il t’étranglait, c’est possible de crier quand on peut pas respirer ? C’est pas le moment de googler ça, raconte-lui la suite.
C’est là que t’as compris, en vrai t’avais compris avant probablement, mais quand t’as senti sa main sur ton ventre qui descendait, t’as compris et tu l’as fixé, si rappelle-toi, tu l’as fixé avec toute la haine que tu pouvais trouver et t’as attendu. T’as attendu le bon moment. Respire. C’était pas de la tétanie, c’était de la stratégie. Écoute-la bordel, calme-toi. Sa main était déjà en train de te fouiller et t’as senti qu’il se relâchait, qu’il pensait que c’était acquis, et tu t’es débattue, t’as rien fait de ce qu’on avait appris mais tu l’as fait lâcher. Reprends le fil de l’histoire, t’arrête pas en chemin, t’es bientôt chez elle, faut juste que tu restes au téléphone. Regarde cette traînée sur ton pull, regarde comme elle est rouge, t’as pas rêvé, t’as rien inventé, regarde ton sang qui macule ta manche, décris-lui la beigne que tu t’es prise, comment ça c’est signe de défaite, c’est signe de gloire, t’es dehors, tu respires, tu tousses mais tu respires, t’es pas morte à Épinay et ça c’est une putain de victoire.
Mia ouvre sa porte, les yeux un peu endormis mais ses gestes sont réveillés, rassurants. Inès s’engouffre dans l’appartement, transie de froid, dans la panique elle a oublié son manteau au foyer. Elle s’engouffre dans les bras de Mia, elle blottit sa tête, elle fout du sang partout. Son cerveau enregistre, il comprend enfin que c’est fini, que le type est loin, qu’il est resté là-bas, dans son couloir silencieux et humide, et qu’elle, elle est dans le cou de son amie, au chaud. Elle voudrait un thé, elle voudrait une douche, elle voudrait autre chose que ces fringues, elle voudrait manger, elle voudrait ses bras. Inès voudrait arrêter de trembler. Mia la porte jusqu’à la salle de bains, et la tient pendant qu’elle enlève ses vêtements. Quand la fille glisse sous l’eau chaude, elle sent son corps abandonner. Elle sent ses larmes dégouliner, sa vessie lâcher, elle hoquette en vérifiant qu’elle arrive bien à respirer. Quand l’eau s’arrête de couler, Mia est là, elle la frotte avec une serviette. En la regardant éponger le sang, Inès sent soudain quelle est prête. Plus rien ne coule mis à part sa rage. Cette rage pulse, elle se déverse dans tout son corps. Elle fait crisser ses articulations, elle lui bloque le dos mais surtout elle lui fait relever les yeux. Mia la fixe:
— Tu veux faire quoi?
Comme bon nombre de ceux qui lui ressemblent, il est arrivé, s’est assis et, à peine son veston déboutonné, il a écarté les jambes jusqu’à ce qu’elles se serrent contre celles de Mia. Classique. Comme si leurs couilles allaient exploser si leurs cuisses ne faisaient pas un angle de 90°. Mia hésite à se lancer dans la bataille et pense à ce soir, à ce qu’elle va faire et ça lui redonne un peu d’énergie. Elle écarte les jambes à son tour, tranquillement, centimètre par centimètre, pour regagner un vague espace vital. Elle résiste comme elle peut, en tendant tous les muscles de ses jambes, en essayant de se concentrer sur le film qui démarre sur son ordinateur. C’est pour ça que Mia déteste les sièges à quatre dans le train, encore plus quand elle est contre la fenêtre, ça l’oppresse ces jambes partout qui la font se recroqueviller contre la vitre. Enfin, après cinq minutes de bataille silencieuse, elle sent les jambes inconnues battre en retraite, desserre les poings et retrouve un peu de place.
Elle pense avoir du répit, mais elle entend des éclats de voix plus loin dans le wagon. En levant les yeux, elle voit avec dépit qu’un groupe d’hommes revient très alcoolisé du wagon-bar. Ils sont joyeux, ils ont envie de rire, de faire la fête, et ça pourrait être un non-événement, ça ne déclenche probablement aucune réaction chez les autres passagers qui l’entourent, mais Mia a appris durement. Elle a appris ce que voulait dire un groupe d’hommes bourré dans un espace public, elle sait qu’ils sont les mêmes qui la chahutent quand elle passe tard le soir devant une terrasse trop bondée, les mêmes qui lui tendent le ventre et qui la font couper sa musique, sortir son téléphone, prétexter un appel urgent et changer de wagon quand ils débarquent en criant et en prenant de la place dans le métro après leur soirée d’intégration.
Dans ce train qui l’emmène à Grenoble, Mia n’arrive pas à se concentrer sur son écran, un début de douleur dans le dos l’empêche de se relâcher complètement, Elle tente de fermer son visage le plus possible, le temps que le groupe passe, elle voudrait devenir invisible, elle se tasse davantage dans son siège, ça ne sera pas la première fois qu’elle sera vue comme une meuf peu avenante. La douleur commence à se faire plus forte, elle sent le muscle qui entoure sa colonne vertébrale se tendre plus que la normale. Peut-être que tout simplement, son corps est fatigué d’avoir peur. À trente ans, bientôt trente-et-un, elle sait se défendre, lancer ses poings et donner de la voix, prendre un air vénère et se balader avec plein de choses dans les poches. À trente ans, elle a surtout peur la nuit quand elle est seule. Elle peste contre cette angoisse qui débarque quand la nuit tombe, quand elle recouvre tout, quelle rend les coins plus sombres et ses pas plus bruyants, les hommes menaçants et ses cris inaudibles.
Pendant un moment, elle avait pensé qu’elle allait bien, que c’était fini tout ça, derrière elle. Les crises d’angoisse dans le RER qui l’obligeaient à descendre parce qu’un mec parlait trop fort près d’elle, celles qui se déclenchaient dans le métro à dix heures du mat parce qu’un autre buvait une bière et que ça lui semblait menaçant, la panique dans la foule, en boîte, dans un concert, les stratagèmes pour rentrer le soir, les moments d’impuissance où elle avait dû demander à quelqu’un de rentrer avec elle ou encore les dizaines d’heures passées à planifier le retour de soirée pour que personne ne s’aperçoive de la panique. Mia avait arrêté de se réveiller la nuit, persuadée que quelqu’un était entré dans l’appartement, elle ne se levait plus à quatre heures du matin pour fermer portes et fenêtres à clé, en sueur et les pupilles dilatées. Elle avait même commencé à rentrer les soirs de semaine à minuit en métro, elle n’avait pas eu peur et s’était sentie libre, guérie, elle avait retrouvé sa liberté d’avant agrippée au couteau dans sa poche, le regard haut, comme si la rue lui appartenait, comme si l’espace était pour elle, rien qu’à elle.
Mais Mia n’est pas naïve, elle sait. Elle sait que les démons reviennent, même après des années, que la peur n’est pas très loin, et ça ne l’a pas tellement étonnée qu’hier soir, elle ait fait cette crise de panique en plein milieu d’Aubervilliers, dans une rue tranquille. Son vélo avait lâché, elle ne savait pas comment réparer un dérailleur, bien sûr on ne lui avait jamais appris, on n’apprend jamais aux filles des trucs qui servent à minuit. Elle n’arrivait plus à bouger, malgré les deux clés à molette dans son sac et la lacrymo qui auraient dû la rassurer, c’était comme ça, le cœur qui s’emballe, les paumes de mains moites et les membres paralysés. Elle avait un peu chialé dans le taxi qu’elle avait fini par prendre, tant pis pour la fin du mois, et puis avait pensé à Grenoble, à ce qu’elle allait y faire, et elle avait respiré d’un coup. »
Extraits
« Elle raconte le message reçu ce matin, le flash-back de la nuit d’anniversaire, les copains qui l’encourageaient à ne pas rentrer seule pour fêter ça, le mec ramené chez elle parce qu’il lui inspirait confiance, son visage de bébé qui n’aurait pas fait de mal à une mouche. La tête qu’il avait fait quand elle lui avait demandé de ralentir, les insultes qui avaient commencé à pleuvoir tout d’un coup. Et surtout, la peur qui avait débarqué dans son ventre, quand elle avait compris ce qui allait se passer. Elle raconte à Mia la maigre résistance, les négociations pour une capote comme un prétexte pour que tout s’arrête, l’impossibilité de bouger surtout. Elle lui dit tout ce dont elle a honte et quelle traîne avec elle depuis la soirée de ses vingt-huit ans. Elle n’avait rien fait, pas même donné une gifle, et avait attendu que ça passe, quand elle avait compris que les non qu’elle opposait n’avaient plus de valeur, qu’ils étaient comme du silence. Le mec avait même passé la nuit dans son lit pendant qu’elle tentait de bouger les bras, de sortir un son, elle s’était répétée allez lève-toi une demi-douzaine de fois sans que son corps lui réponde. » p. 40-41
« Tous les jours dans son bureau, elle voit défiler les violées mais les violeurs sont introuvables, ils sont même absents de l’imaginaire, les filles enceintes disent qu’il n’y a pas de père, sur le formulaire de l’organisme qui décide qui sera réfugié ou non, l’OFPRA, il n’y a pas de rubrique enfant d’un viol alors Lucie bricole, elle barre «union antérieure » et écrit en majuscules VIOL. Elle répète inlassablement que les filles peuvent porter plainte, mais elle n’y croit pas elle-même. Elle a envie de leur dire de se trouver vite une famille, un cercle, parce qu’elles vont être seules face à ça, comme elle l’a été jusqu’à très récemment, mais elle reste souriante, elle apporte des verres d’eau, elle dit qu’elle comprend en hochant la tête, elle apaise. Mais depuis qu’elle avait revu Mia, l’histoire de vengeance, non de rendre justice lui trottait dans la tête. » p. 50
Marcia Burnier est une autrice franco-suisse de 33 ans. Elle a co-créé le zine littéraire féministe It’s Been Lovely but I have to Scream Now et a publié différents textes dans les revues Retard Magazine, Terrain vague et Art/iculation.
Née à Genève, elle a grandi dans les montagnes de Haute-Savoie. Elle a notamment suivi des études de photographie et cinéma à Lyon 2 et vit désormais à Paris, tout en restant profondément passionnée par les loups. Les Orageuses est son premier roman. (Source: Éditions Cambourakis)
En deux mots
Janey vit une liaison incestueuse avec son père au Mexique, avant de le quitter pour New York, où, après une scolarité ravageuse s’installe dans le Lower East Side où elle se drogue, baise, avorte avant d’être enlevée et entraînée vers la prostitution. Mais elle pourra fuir vers Tanger puis l’Égypte et retracer son parcours.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
L’équipée sauvage de Janey Smith
La réédition de Sang et stupre au lycée permet à Laurence Viallet de nous offrir une version corrigée et augmentée d’un livre sans tabous, à la fois roman d’apprentissage, journal intime, recueil de poésie, collage et manifeste.
Comme le dit Virginie Despentes, «ça te saute à la gueule, ça te transforme». La réédition de ce texte au temps de #metooinceste pourrait presque être vu comme une provocation, s’il n’était un témoignage fort, cru et brutal des mœurs des années 1970 où la «libération» passait par le sexe et la drogue, par la fin des tabous et les expériences hors limites.
Cela commence par un dialogue entre un père et sa fille. Ils séjournent à Mérida, au Mexique, et couchent ensemble. Mais Janey Smith, qui vient s’entrer dans l’adolescence, craint que la rencontre de son père avec Sally, une jeune starlette, ne signifie la fin de leur relation particulière. Elle part alors pour New-York, tandis que son géniteur reste au Mexique. Fin du premier acte.
Le second, tout aussi glauque, se passe au lycée où Janey va intégrer une bande baptisée les scorpions. «On faisait exactement ce qu’on voulait et c’était agréable. On se soûlait. On se droguait. On baisait. On se faisait sexuellement le plus de mal possible. Le speed, le surmenage affectif et parfois la douleur émoussaient nos cerveaux. Déglinguaient notre appareil percepteur. Nous savions que ne nous ne pouvions rien changer au merdier dans lequel nous vivions, aussi nous efforcions-nous de nous changer nous-mêmes.» Et comme elle ne connaissait rien à la contraception, elle se retrouve enceinte et avorte pour 190 dollars. Dans son école «réservée aux gentilles filles de bonne famille» la chose devient courante. Alors les scorpions veulent se venger, «combattre la morosité de cette société de merde». Vols, dégradations, insultes, course-poursuite avec la police, accidents et autres dérapages vont alors se multiplier.
Avant l’acte trois, un petit intermède nous est proposé sous forme de conte. L’histoire du monstre et de sa chatte qu’un ours vient déranger. On y croisera aussi un cheval blanc et un éléphant. Des intermèdes qui vont se multiplier, notamment sous forme graphique, car les éditions Laurence Viallet ont choisi de rééditer ce livre en y incluant des fac-similés inédits reproduits en quadrichromie: deux cartes des rêves, dessinées et annotées à la main par Kathy Acker, et de nombreux dessins.
Janey vit désormais dans L’East Village où «les quelques centimètres épargnés par les ordures puent la pisse de chien et de rat. Tous les immeubles sont cramés, à moitié incendiés, ou en ruine.» La population est à l’aune de cet environnement, misérables ou voyous, comme ceux qui débarquent chez Janey et cassent tout avant de la frapper et de la kidnapper pour la conduire chez un mystérieux M. Linker, sorte de proxénète érudit. Ce dernier la séquestre et lui inculque sa philosophie de la vie. Mais elle n’a pas envie de passer toute sa vie en enfer. «Si je savais comment cette société a fini par être aussi pourrie, peut-être aurions-nous un moyen de détruire l’enfer.» écrit-elle. Et c’est précisément l’écriture qui la sauve. L’écriture et la soif d’apprendre. Un jour elle trouve une grammaire persane et se met à apprendre le persan. Des poèmes joliment calligraphiés suivront, suivis de poèmes de révolte, de notes de lecture, de correspondance avec des écrivains comme Erica Jong et Jean Genet, de fragments de son journal intime, de dessins comme cette carte de ses rêves.
Kathy Acker invente le collage littéraire qui va lui ouvrir le monde. Un monde qu’elle va parcourir après avoir trouvé un billet pour Tanger. Un monde qu’elle va embrasser, faisant du beau avec du mal, poussant toujours plus loin les limites.
Concluons cette chronique comme elle a commencé, avec Virginie Despentes: «je ne connais aucun autre auteur qui ait un tel souffle — une telle capacité à bouleverser nos certitudes sur ce qu’on peut attendre d’un roman.»
Sang et stupre au lycée
Kathy Acker
Éditions Laurence Viallet
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro
224 p., 22,50 €
EAN 9782918034049
Paru le 21/01/2021
Annexes
Cahier hors-texte de fac-similés inédits reproduits en quadrichromie. Il se compose de deux Cartes de mes rêves, dessinées et annotées à la main par Kathy Acker, et de deux dessins.
Reproduction de la décision de justice allemande qui, en 1986, a frappé le livre pour outrage aux bonnes mœurs. Dans ce réquisitoire candide, les censeurs, réfractaires à l’humour corrosif du roman, se montrent autant déroutés par le
fond que la forme, témoignant d’un obscurantisme universel et atemporel.
Où?
Le roman se situe d’abord au Mexique, à Mérida et au Yucatan puis aux États-Unis, à New York, dans le Connecticut, dans le New Jersey, à Newark. Puis à Tanger et en Égypte, du Caire à Louqsor.
Quand?
L’action se déroule dans les années 1970.
Ce qu’en dit l’éditeur «Pendant deux mille ans vous avez eu le culot de nous dire à nous les femmes ce que nous étions. Nous utilisons vos mots ; nous mangeons votre nourriture. Qu’importe la façon dont nous gagnons notre argent, c’est un crime. Nous sommes des plagiaires, des menteuses, et des criminelles.» Kathy Acker
Sang et stupre au lycée est un conte philosophique voltairien, un roman d’apprentissage intertextuel qui retrace avec facétie les mésaventures de Janey Smith à la façon d’un journal intime.
Janey vit à Mérida, au Mexique, auprès de Johnny, son père, avec lequel elle vit une liaison incestueuse décrite sur le mode du vaudeville blasé, jusqu’à ce qu’il la quitte. Elle rejoint New York, où elle découvre le punk rock et le Lower East Side, donnant à voir ce Manhattan aujourd’hui mythique. Elle s’adonne à l’écriture de poèmes, subit plusieurs avortements, vend des muffins, attrape une MST, rejoint un gang… Enlevée, puis victime de la traite des Blanches, elle réécrit La Lettre écarlate, traduit Properce de manière très personnelle, apprend la langue et la calligraphie persanes. Libérée, elle rencontre Jean Genet à Tanger, avec qui elle entretient une liaison torride, avant de partir pour Alexandrie.
Sang et stupre au lycée – roman de jeunesse et chef-d’œuvre incontestable de Kathy Acker – opère comme un manifeste qui contient en germe toute son œuvre. C’est le laboratoire où elle met au point les expérimentations stylistiques et les jeux avec le canon littéraire qui lui resteront chers. La narration, oscillant entre la troisième et la première personne lorsqu’il s’agit des extraits du journal de Janey, favorise un impressionnant foisonnement formel (collage, plagiat, contes, saynètes drolatiques, poèmes, cartes des rêves, éructations de petite fille indigne dans des dessins parfois obscènes…), offrant une ode au langage et au pouvoir de la littérature. La difficulté à vivre dans une société brutale, néolibérale, patriarcale donne lieu à des diatribes anticapitalistes et féministes dont l’écho résonne encore aujourd’hui. Les thématiques abordées deviendront fétiches (le désir, le sentiment amoureux vécu comme souffrance, le refus de toute assignation identitaire et genrée, l’émancipation par la puissance de l’imaginaire…). «Le fil conducteur de ce roman pulvérisé, traversé par un humour noir ravageur, réside dans la fraîcheur survoltée et si attachante de la voix de Janey/Kathy, irrévérencieuse et érudite, onirique et autobiographique, visionnaire et surdouée. Kathy Acker ne déconstruit pas, elle pulvérise. Je ne connais aucun autre auteur qui ait un tel souffle, une telle capacité à bouleverser nos certitudes sur ce qu’on peut attendre d’un roman.» Virginie Despentes
Ce qu’en disent les écrivains «Sang et Stupre au lycée est un texte exigeant qu’on ne peut pas lire en somnolant – ça te saute à la gueule, ça te transforme. Kathy Acker écrit sur la baise et le corps et la ville et la défonce et l’invisible – et personne n’avait fait ça avec autant de radicalité et de style. Kathy Acker ne déconstruit pas, elle pulvérise. Je ne connais aucun autre auteur qui ait un tel souffle – une telle capacité à bouleverser nos certitudes sur ce qu’on peut attendre d’un roman.» Virginie Despentes
«Sang et stupre au lycée, de Kathy Acker, est un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine. Comme Le Festin nu et Sur la route, il figure parmi les très rares romans américains qui sont parvenus à élargir la définition et les paramètres de la littérature. Sang et stupre au lycée représente la quintessence de l’audace et de la radicalité pour toute une génération.» Dennis Cooper
«Acker est une Colette postmoderne dont l’œuvre a le pouvoir de refléter l’âme du lecteur.» William Burroughs
Les premières pages du livre
« Marre des parents
N’ayant jamais su ce qu’était une mère, la sienne étant morte lorsqu’elle avait un an, Janey dépendait de son père en toutes choses et le considérait comme un petit ami, un frère, une sœur, des revenus, une distraction et un père.
Janey Smith avait dix ans et vivait avec son père à Mérida, la principale ville du Yucatan. Janey et M. Smith avaient prévu que Janey fasse un long séjour à New York, en Amérique du Nord. En fait, M. Smith essayait de se débarrasser de Janey pour pouvoir passer tout son temps avec Sally, une starlette de vingt et un ans qui refusait obstinément de baiser avec lui.
Un soir, M. Smith et Sally sortirent, et Janey sut que son père et cette femme allaient baiser. Janey elle aussi était très jolie, mais elle avait une drôle d’expression car un de ses yeux était de travers.
Janey mit le lit de son père en pièces et coinça des planches contre la porte principale. Quand M. Smith rentra chez lui, il lui demanda pourquoi elle se comportait ainsi.
Janey: Tu vas me quitter. (Elle ne sait pas pourquoi elle dit ça.) Le père (abasourdi, mais ne niant pas): Sally et moi on vient à peine de coucher ensemble pour la première fois. Comment veux-tu que je sache ?
Janey (perplexe. Elle ne pensait pas que ce qu’elle vient de dire était vrai. C’était sous le coup de la colère): Alors tu vas me quitter. Oh non. Non. Ce n’est pas possible.
Le père (étonné lui aussi) : Je n’ai jamais pensé que j’allais te quitter. Je baisais, c’est tout.
Janey (ne se calme pas du tout en entendant ces paroles. Son père sait que Janey réagit au quart de tour et devient folle quand elle a peur, aussi provoque-t-il sans doute cette scène): Tu ne peux pas me laisser. Tu ne peux pas. (Complètement hystérique maintenant:) Je vais. (S’aperçoit qu’elle risque de perdre pied et de forcer les événements. Veut quand même entendre sa version. Frissonne de peur en lui demandant ceci.) Es-tu fou amoureux d’elle ?
Le père (réfléchit. Début de la confusion) : Je ne sais pas.
Janey : Je ne suis pas folle. (S’apercevant qu’il est fou amoureux de cette femme.) Je ne voulais pas agir comme ça. (Comprenant petit à petit qu’il est vraiment fou amoureux. Lâche le morceau.) Ça fait un mois que tu passes tout ton temps avec elle. C’est pour ça que tu as arrêté de prendre tes repas avec moi. C’est pour ça que tu ne m’as pas aidée comme tu le faisais avant, quand j’étais malade. Tu es fou amoureux d’elle, n’est-ce pas ? |
Le père (sans tenir compte de ce gâchis) : Nous avons couché ensemble pour la première fois cette nuit.
Janey: Tu m’avais dit que vous étiez juste amis, comme Peter et moi (l’agneau en peluche de Janey) et que vous ne coucheriez pas ensemble. Ce n’est pas comme moi quand je couche avec tous ces queutards des beaux-arts: lorsqu’on couche avec sa meilleure amie, c’est franchement grave.
Le père : Je sais, Janey.
Janey (elle n’a pas gagné ce round; elle lui a jeté la trahison au visage et il ne l’a pas complètement esquivée) : Tu as l’intention d’habiter avec Sally ? (Elle évoque la pire éventualité.)
Le père (toujours sur le même ton, triste, hésitant, mais secrètement heureux parce qu’il veut se tirer) : Je ne sais pas.
Janey (elle est sur le cul. Chaque fois qu’elle dit le pire, ça se produit) : Quand est-ce que tu sauras ? Je dois prendre mes dispositions.
Le père : Nous n’avons couché ensemble qu’une seule fois. Pourquoi ne pas laisser les choses suivre leur cours, Janey, au lieu de me mettre la pression ?
Janey : Tu m’annonces que tu aimes quelqu’un d’autre, tu vas me foutre à la porte, et je ne dois pas te mettre la pression. Tu me prends pour qui, Johnny ? Je t’aime.
Le père : Laisse les choses suivre leur cours. Tu en fais tout un plat
Janey (tout jaillit brutalement) : Je t’aime. Je t’adore. La première fois que je t’ai rencontré, c’est comme si une lumière s’était allumé en moi. Tu es la première joie que j’ai connue. Tu ne comprends pas ça ?
Le père (silencieux).
Janey: Je ne supporte pas l’idée que tu me quittes: c’est comme si une lance me transperçait le cerveau : c’est la pire douleur que j’ai jamais éprouvée. Tu peux sauter qui tu veux, je m’en fous. Tu le sais. Je n’ai jamais été comme ça.
Le père: Je sais.
Janey : J’ai peur que tu me laisses, c’est tout. Je sais que j’ai été chiante avec toi: j’ai vraiment trop déconné; je ne t’ai pas présenté à mes potes.
Le père: J’ai une liaison, Janey, rien de plus. Et j’ai envie que ça dure
Janey (elle la joue rationnelle) : Mais peut-être que tu vas me quitter
Le père (ne dit rien).
Janey : OK. (Se ressaisit en pleine débâcle et serre les dents.) Je vais attendre de voir comment les choses se passent entre Sally et toi et ensuite je saurai si on continue à vivre ensemble. C’est bien comme ça que ça se présente ?
Le père: Je ne sais pas.
Janey: Tu ne sais pas! Et moi, comment je fais pour savoir ?
Cette nuit-là, pour la première fois depuis des mois, Janey et son père couchent ensemble parce sinon Janey n’arriverait pas à dormir. Les mains de son père sont froides, il n’arrive pas à la toucher car de toute évidence il est troublé. Janey baise avec lui, même si ça lui fait super mal à cause de son inflammation pelvienne.
Le poème suivant est du poète péruvien César Vallejo, lequel, né le 18 mars 1892 (Janey est née le 18 avril 1964), a vécu quinze ans à Paris et y est mort à l’âge de quarante-six ans: Cette nuit-là de septembre, tu fuis si bon pour moi… à m’en faire souffrir! Je ne sais rien de plus moi-même Mais toi, TU n’aurais pas dû être aussi bon.
Cette nuit-là seule emprisonnée sans prison Hermétique et tyrannique, malade et paniquée Je ne sais rien de plus moi-même Je ne sais rien moi-même car le chagrin me ronge.
Seule cette nuit de septembre est douce, TOI Qui fis de moi une putain, sans Émotion possible dans toute la distance de Dieu: À ta détestable douceur je me cramponne.
Ce soir-là de septembre, quand semé Sur des charbons ardents, depuis une voiture, En flaques: inconnu.
Janey (alors que son père quitte le domicile) : Tu rentres ce soir ? Je ne veux pas t’embêter. (Ne cherchant plus à s’affirmer) Je pose la question, c’est tout.
Le père: Bien sûr que je rentre.
Au moment où son père quitte la maison, Janey se rue sur le téléphone et appelle son meilleur ami, Bill Russle. Bill a couché une fois avec Janey, mais sa bite était trop grosse. Janey savait qu’il lui dirait ce qui arrivait à Johnny, s’il était fou ou pas, et s’il voulait vraiment rompre avec elle. Janey n’avait pas besoin de faire semblant avec
Bill.
Janey: Nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une nouvelle ère au cours de laquelle, pour toutes sortes de raisons, les gens devront se coltiner toutes sortes de problèmes compliqués, qui ne nous laisseront plus jamais le luxe de nous exprimer à travers l’art. Est-ce que Johnny est fou amoureux de Sally ?
Bill: Non.
Janey: Non? (Étonnement et espoir absolus.)
Bill: Il y a quelque chose de très profond entre eux, mais il ne te quittera pas pour Sally. »
Extraits
« Je traînais avec une bande de jeunes déjantés et j’avais peur. Nous formions un groupe, LES SCORPIONS.
Papa ne m’aimait plus. Voilà.
J’étais désespérée, je voulais à tout prix retrouver l’amour qu’il m’avait pris.
Mes amis étaient exactement comme moi. Ils étaient désespérés — issus de familles brisées, de la pauvreté — et ils essayaient par tous les moyens possibles d’échapper à leur sort.
Malgré les restrictions scolaires, on faisait exactement ce qu’on voulait et c’était agréable. On se soûlait. On se droguait. On baisait. On se faisait sexuellement le plus de mal possible. Le speed, le surmenage affectif et parfois la douleur émoussaient nos cerveaux. Déglinguaient notre appareil percepteur.
Nous savions que ne nous ne pouvions rien changer au merdier dans lequel nous vivions, aussi nous efforcions-nous de nous changer nous-mêmes.
Je me détestais. Je faisais tout ce que je pouvais pour me faire du mal.
Je ne me rappelle plus avec qui j’ai baisé la première fois que j’ai baisé, mais je ne devais rien connaître à la contraception parce que je suis tombée enceinte. Je me rappelle en revanche très bien l’avortement. Cent quatre-vingt-dix dollars.
Je suis entrée dans une vaste pièce blanche. Il devait y avoir cinquante filles. Quelques adolescentes et deux ou trois femmes d’une quarantaine d’années. Des femmes qui faisaient la queue. Des femmes assises qui piquaient du nez. Quelques-unes étaient accompagnées par leur petit ami. Je me suis dit qu’elles avaient de la chance. La plupart d’entre nous étions venues seules. Les femmes qui faisaient la queue avec moi se sont vu remettre de longs questionnaires: à la fin de chaque formulaire, il y avait un paragraphe stipulant qu’on donnait au médecin le droit de faire ce qu’il voulait et que si on mourait ce n’était pas sa faute. Nous avions déjà remis notre sort entre des mains d’hommes avant ce jour. C’est pour ça que nous étions ici. Nous avons toutes signé ce qu’on nous donnait. Puis ils ont pris notre argent. » p. 37-38
« Le taudis où elle décide de vivre. L’East Village pue. Les ordures recouvrent chaque centimètre de rue. Les quelques centimètres épargnés par les ordures puent la pisse de chien et de rat. Tous les immeubles sont cramés, à moitié incendiés, ou en ruine. Pas un propriétaire de ces taudis ne vit dans ces répugnants immeubles. L’hiver, quand la température avoisine les moins quinze degrés ces bâtiments n’offrent ni eau chaude ni chauffage et l’été, quand il fait dans les quarante degrés, les cafards et les rats tapissent les murs intérieurs et les plafonds.
Il n’y a qu’un seul hôpital à la disposition de tous, un hôpital qui a le courage de se situer à quelques blocs de la limite nord des bas quartiers. L’hôpital abrite des lampes, des seringues, des médicaments qui entraînent des troubles cérébraux, des ustensiles et presque pas de lits. Chaque fois qu’il y a des vacances, par exemple, quand il y a une panne d’électricité ou quand un propriétaire met le feu à l’un de ses immeubles pour toucher l’argent de l’assurance, les pauvres pillent l’hôpital pour se distraire. » p. 68-69
« De nos jours, la plupart des femmes baisent à droite et à gauche parce que baiser, ça ne veut rien dire. Tout ce qui intéresse les gens aujourd’hui c’est le fric. La femme qui vit sa vie en fonction d’idéaux non matérialistes est un monstre antisocial et fou; plus elle agit ouvertement, plus elle se fait détester de tous. Aujourd’hui, le femmes ne se font pas jeter en prison comme des morceaux de Tampax sanglants — seuls les putes et les camés finissent en prison, la prison-justice étant désormais un business comme un autre —, elles crèvent juste de faim et tout le monde les déteste. Le meurtre physique et psychique arrange tout le monde.
La société dans laquelle je vis est complètement pourrie. Je ne sais pas quoi faire. Je ne suis qu’une simple personne et je ne suis pas bonne à grand-chose. Je n’ai pas envie de passer toute ma vie en enfer. Si je savais comment cette société a fini par être aussi pourrie, peut-être aurions-nous un moyen de détruire l’enfer. » p. 80
Kathy Acker est une figure majeure de la littérature américaine de la fin du XXe siècle. Le succès de Sang et stupre au lycée, son best-seller, fait d’elle une icône, l’héritière de William Burroughs. Dans les années 1990, elle domine l’avant-garde littéraire. Sa pratique de réappropriation de textes canoniques lui vaut le qualificatif de pirate. Féministe, elle est une pionnière queer. À la croisée de plusieurs champs artistiques, proche de musiciens, de poètes ou d’artistes comme Cindy Sherman ou Sherry Levine, Kathy Acker exerce aujourd’hui encore une influence considérable sur le monde des lettres et des arts. Traduite dans le monde entier, elle est enseignée dans un très grand nombre d’universités, dans les pays anglo-saxons comme ailleurs, notamment en France, et son aura ne cesse de croître.
Née en 1947 à New York, Kathy Acker grandit au sein d’une famille aisée. Elle étudie la littérature, devient l’assistante de Herbert Marcuse, fait du strip-tease à Times Square. Elle meurt d’un cancer du sein en 1997, à Tijuana. (Source: Éditions Laurence Viallet)
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En deux mots:
Une fille de ferme va, après avoir été engagée par un couple de bourgeois, se retrouver à Paris. Elle ignore alors que quelques années plus tard, elle ouvrira sa boutique de mode et réalisera une robe qui va voyager durant tout un siècle et faire basculer, dans son sillage, le destin de nombreuses femmes
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma Chronique
La robe qui a traversé le siècle
Catherine le Goff a construit son roman sur une idée originale, suivre une robe durant un siècle et nous raconter la vie de toutes celles qui l’ont portée. De Paris à New York, en passant par l’Allemagne nazie, laissez-vous entrainer par son frou-frou.
Jeanne vit à la ferme et s’occupe de ses chèvres. En 1900 – elle a alors quatorze ans – sa vie va basculer une première fois. Son père décide de la confier à un couple de bourgeois en villégiature qui recherche une cuisinière et dont les papilles vont se régaler des plats de la jeune fermière. De retour à Paris, il ne faudra pas longtemps aux Darmentière pour réclamer la bougnate. Si le maître de maison est ravi de son choix, son épouse y voit une rivale et décide de s’en débarrasser. Elle met le feu à ses livres de cuisine et finira par avoir gain de cause. Mais à la veille de son départ, Jeanne s’introduit dans la chambre de sa patronne et lui vole une robe. Un butin qui la fascine et qui va la pousser, deux ans plus tard, à suivre des cours de couture. Aidée par son ancien patron qui ne l’a pas oubliée et qui est conscient de son talent, elle va ouvrir sa propre boutique. Mais l’euphorie sera de courte durée. Elle se marie avec un homme qui va s’avérer violent et alcoolique, lui fera un fils avant de partir pour le front. Il mourra à Verdun en 1916. Dès lors, Jeanne va s’investir totalement dans son travail, secondée par un fils qui ne va pas tarder à connaître tous les secrets du métier.
Catherine Le Goff va alors nous proposer une sorte de panorama du XXe siècle en suivant LA robe, personnage à part entière du roman. Elle aidera Paul, le fils de Jeanne, à se faire connaître dans le milieu de la mode. Quand il ne décide de s’en séparer, il choisit parmi ses clientes une chanteuse d’opéra, Ruth Bestein.
Durant la Seconde Guerre mondiale, la cantatrice juive va disparaître, laissant sa robe sur les épaules de sa fille Sarah, raflée elle aussi. Ce qui va lui permettre d’avoir la vie sauve, car au camp de concentration, on la charge de travaux de couture pour un haut dignitaire nazi. Son épouse finira par récupérer la robe.
Quelques années plus tard, alors que Berlin se déchire en deux, Gerta confiera la robe à sa nièce Jana, une actrice. Sans le savoir, cette dernière transporte dans la ceinture confectionnée pour l’occasion, les secrets que son mari, espion pour le compte des Américains, fait passer d’Est en Ouest. Lorsque l’on vient lui annoncer la disparition de son mari – et ses véritables activités – Jana parviendra à fuir et trouver refuge aux États-Unis avec sa fille, sous une fausse identité.
Commence alors la carrière américaine de la robe, qui va à nouveau changer plusieurs fois de propriétaire, recroiser la route de Paul et Sarah, et subir quelques outrages. Mais durant près d’un siècle son odyssée sera fascinante.
Entre roman historique et roman d’espionnage, entre roman de mœurs et thriller, cette histoire qui dévoile le destin de quelques femmes exceptionnelles, se lit comme une valse à mille temps, de celle qui met en valeur les robes et nous font lever les yeux sur celles qui les portent. On se laisse volontiers entrainer et griser par la plume allègre de Catherine Le Goff.
La robe : Une odyssée
Catherine Le Goff
Éditions Favre
Roman
300 p., 19 €
EAN 9782828918989
Paru le 7/01/2021
Où?
Le roman est d’abord situé au cœur des volcans d’Auvergne, au lieu-dit Viallard, puis à Volvic. Par la suite, on ira à Paris, Verdun, Saint-Maur-des-Fossés, Alfortville, Toulouse, la Varenne-Sainte-Hilaire, après être passé par un camp de concentration, Berlin, New York et les environs ou encore Tokyo.
Quand?
Le roman se déroule de 1900 à 2010.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Elle avança timidement face au miroir en pied. Ce qu’elle vit la bouleversa. Cette frontière entre la fermière et la bourgeoise qui lui paraissait jusqu’ici infranchissable venait de disparaître grâce à un morceau de tissu. Dans le reflet de la glace, la petite domestique auvergnate avait fait place à une femme du monde. »
De fil en aiguille, une robe de soirée de grande qualité traverse les époques et devient le témoin d’événements qui ont marqué l’Histoire. Offert, volé, perdu, acheté, retrouvé, ce vêtement de haute couture passe de main en main au rythme des aventures de femmes et d’hommes sur lesquels il exerce une étonnante fascination, changeant parfois le cours de leur vie. Jeanne, la petite chevrière aux talents insoupçonnés, Paul le couturier parisien accompli, Sarah l’intellectuelle juive, Jana et Dienster, le couple de Berlinois aux prises avec les réseaux d’espionnage, Oprah, la chanteuse de jazz dans le New York contemporain… Autant de personnages hauts en couleurs dont les destins s’entrelacent et distillent mystère et émotions.
Jalousie, ambition, vengeance, espoir et passion, les sentiments inspirés par cet habit extraordinaire sont contrastés et nombreux. La robe revêt une dimension différente selon qui la porte ou la regarde.
Elle peut piéger ou libérer, dissimuler ou révéler.
Les premières pages du livre
« L’univers de Jeanne était une ferme au cœur des volcans d’Auvergne, au lieu-dit Viallard. Sa vie allait lentement, la journée au milieu du troupeau de chèvres, la nuit endormie dans la paille des vaches. On était en 1900, elle avait quatorze ans quand son destin prit un nouveau tournant. Le père, comme tous les mardis, descendait sa cargaison de fromages au marché; ce jour-là, il se retourna et lui fît signe de monter. «Et mes chèvres?» Jeanne s’était hasardée à cette question, sachant qu’il ne répondrait pas. Les voilà partis à Volvic, le père bourru, pipe collée à la bouche et elle, partagée entre la peine de laisser son troupeau et l’excitation de la nouveauté. Elle aida le vieux à dresser les étals, observant çà et là les clientes qui venaient. De temps à autre, son regard filait en hauteur, sous les bras dressés de Notre-Dame de la Garde. Elle se demandait: Connaît-elle aussi bien que moi la montagne? Peut-elle, d’un coup de bâton, effrayer la vipère? Devine-t-elle l’orage avant qu’il gronde? Prise dans ses interrogations, elle ne vit pas s’approcher une fille coiffée d’une cotonnade blanche, les joues saisies par le froid. «Alors, la Rose, combien d’œufs?» fit le père. La fille tendit son panier, faisant signe avec les mains d’en mettre dix. Le père lui demanda si elle travaillait toujours chez le bourgeois. Celle-ci confirma et lui relata que sa patronne venait de renvoyer la Maxende, cuisinière à leur service depuis des années. Le Fernand flaira l’occasion de proposer les services de Jeanne qui savait cuisiner; il demanda à la Rose d’en parler dès son retour au bourgeois. Les deux se regardèrent comme si le marché était déjà conclu. «Et mes chèvres? Ma montagne?» Les cris sortirent de la gorge de Jeanne sans qu’elle pût les étouffer. Une volée fondit sur elle, faisant valdinguer au passage une dizaine de fromages. Le retour vers Viallard se passa comme à l’aller, en silence. Mais ce n’était plus un silence vide. Celui de Jeanne était le même que celui du chien Toby quand il avait mal fait son travail de chien et omis de prévenir de la perte d’un chevreau. Un silence fait de résignation. Jeanne avait vu son père et la Rose s’entendre. En quelques secondes, son horizon s’était vidé. Finis les montagnes dans ses quatre habits de saisons, le doux papillon qui se pose sur sa main, finis les siestes près du chien quand les bêtes sont au calme, le doux chant du rouge-gorge, et au loin, des clarines. Par la suite, il faudrait s’habituer à ne voir que des murs et son propre reflet dans les miroirs; c’est ce que sa sœur qui sert chez des notables de Riom lui avait raconté: «Ma petiote, ils voient que des murs toute la journée.» Jeanne avait alors demandé: «Mais quand ils ouvrent la fenêtre, ils la voient bien, la montagne?», ce à quoi sa sœur lui avait répondu: «Leur montagne, c’est pas la même montagne que la nôtre, c’est une qui est loin, une qui est si loin qu’elle ne sent plus rien, elle ne respire pas, on dirait qu’elle n’existe pas.» En se souvenant des mots de sa sœur, Jeanne sentit son cœur se déchirer. Elle scruta avec dégoût le dos voûté du père qui fredonnait en songeant à ce que la solde de sa fille allait lui rapporter. Quand il se tourna, elle lui vit les yeux luisants comme deux lampions; elle crut entendre sortir de sa cervelle embrumée de vin un tintement de pièces. Les conditions de vie à la ferme étaient difficiles et les revenus variaient fortement d’une année à l’autre. Le Fernand, comme les autres petits exploitants, peinait à survivre. L’arrivée d’un apport financier comme le salaire d’un enfant était bienvenue. Si l’école était devenue obligatoire, le père en avait retiré ses enfants dès douze ans pour tous les mettre au travail, une de ses filles était déjà domestique, deux fils secondaient un exploitant, quant à l’aîné, il avait été embauché à l’usine Michelin de Clermont-Ferrand.
Dès le lendemain, la Rose attendait devant la ferme aux aurores. Le père intima à Jeanne de faire son baluchon et la carriole prit le chemin du village. À l’arrière, Jeanne ne pouvait retenir ses larmes. Elle n’avait pu dire au revoir à son jeune frère Janot qu’elle aimait tant, caresser ses chèvres affublées de noms de fleurs, enfouir sa tête dans le cou du fidèle Toby. Elle n’avait pu faire un dernier tour dans les champs, histoire de sentir sur ses chevilles la rosée du matin et voir de ses yeux la couleur du jour qui se lève. Elle maudit la raison pour laquelle elle se tenait sur cette carriole à bestiaux qui l’arrachait à sa vie, un savoir-faire culinaire développé depuis ses cinq ans quand elle avait été mise à contribution pour préparer les repas familiaux.
Toute l’année, c’était soupes, pain, potées de pommes de terre, avec, lors des fêtes les tourtes, les civets; la liste de ses réussites était longue. Elle imagina tout oublier pendant les kilomètres qui la séparaient des Darmentière, si elle ne convenait pas, elle serait renvoyée; dans son esprit, s’érigea un plan de bataille, pour le premier repas, elle allait volontairement mal doser les ingrédients, proposant, ainsi, un plat indigeste. Le bourgeois filerait comme une flèche vers les commodités et renverrait l’auteure de ce dérangement. Une voix intérieure lui chuchotait qu’elle courrait à la catastrophe, le Fernand avait déjà fait ses comptes; peut-être même avait-il prévu, après l’avoir déposée, de pousser jusqu’à Riom pour acheter sa nouvelle carriole. Si elle était «remerciée», il lui tomberait dessus, peut-être même la tuerait-il? Ça s’était déjà vu dans la région, un père qui rossait tellement qu’il ne savait plus ce qu’il faisait.
Faisant vite taire ces supputations, Jeanne entra chez les Darmentière, sûre d’en sortir le lendemain. L’espace la frappa. Vaste, vide. La seule salle de réception devait faire la taille de la pièce unique de vie pour la famille à Viallard. Son nez aiguisé ayant appris dès le sein de la mère à emmagasiner des milliers d’odeurs chercha en vain un arôme familier. Il n’y avait aucun bruit non plus si ce n’était à l’étage des chuchotements, et le pas feutré d’une très jeune fille, un plateau à la main. Rose l’amena aux cuisines, où s’affairait une servante. Ça sentait le caramel, le lait chaud. Le cœur de Jeanne se réchauffa, il y avait des odeurs familières qui la replongeaient dans les petits déjeuners du matin lors de grandes tablées à la ferme, elle repensait aux bols de lait au miel. Rose lui prit des mains le baluchon et lui indiqua qu’elle dormirait en haut, sous les combles, elle retrouverait le soir ses affaires sur son lit. Dans l’immédiat, elle devait enfiler robe noire et tablier pour préparer le déjeuner. Jeanne montra de la tête la jeune fille. «Ah, c’est Gastienne, la fille du garde-chasse», fit Rose. La gamine observait la scène sans rien dire en touillant une espèce de mélasse; Jeanne alla se passer les mains sous le jet d’eau froide puis s’approcha d’elle, lui prit doucement la spatule des mains, la posa, et revint triturer à pleines mains le mélange pour évaluer le désastre. «On va mettre plus de farine, passes-y, petiote.» L’autre s’exécuta. Jeanne plongea sa main dans la farine, évalua intuitivement la quantité et la saupoudra sur le mélange. Elle pressa le tout avec ses doigts, étirant la pâte qui s’était épaissie. «Les pommes!» Gastienne avança le panier, prit un fruit et le pela, Jeanne l’imita; en quelques minutes, la pâte recouverte fut mise au four et dora. C’est lorsque Jeanne lui demanda comment elle avait atterri ici qu’elle comprit à son silence que Gastienne était muette. Elle songea, au vu du peu de débrouillardise de sa voisine, à la médiocre pitance que les bourgeois avaient dû engloutir avant son arrivée. Pendant que Gastienne nettoyait les ustensiles, Jeanne fit le tour des buffets. Elle ouvrit les placards, allant de surprise en surprise. C’était un royaume pour une cuisinière qui avait là un attirail complet n’ayant pratiquement pas servi. Elle en déduisit que Maxende avait dû se cantonner à quelques plats réclamant peu d’efforts culinaires; les palais des Darmentière avaient dû beaucoup s’ennuyer. Jeanne se sentit un élan, elle se mit en tête de mettre sur la table de ses maîtres un repas qui les épaterait. Envolé, le plan imaginé pour saper sa cuisine! Galvanisée, elle sortit ingrédients, plats, torchons, et disposa le tout sur la table. Au bout de deux heures, la cuisine sentait le civet de lapin, les patates bouillaient dans la marmite, et du four émanait un léger grésillement, la tourte aux pommes y frémissait. Le moment de faire monter les plats arriva. Marcelle, la domestique aperçue à son arrivée, chargea les plateaux et les monta un à un. Jeanne s’assit sur la chaise, et piqua sa fourchette dans un morceau de Saint-Nectaire. Son ventre se noua. Elle se prit à désirer très fort que les assiettes revinssent vides. Marcelle redescendit en toute hâte: «Monsieur en redemande.» Jeanne tendit le reste de civet qui fut transvasé dans une assiette, elle y ajouta deux pommes de terre. La Marcelle repartit aussitôt. L’appétit de Jeanne revint, elle remplit une assiette de saucisson, pain, fromage, et mangea goulûment. Marcelle passait de temps à autre pour remonter des fruits, de la tourte aux pommes. Jeanne ne craignait plus le fiasco, elle avait la preuve que son déjeuner plaisait. La tête de Marcelle passa dans l’embrasure: «Ils veulent te voir maintenant.» Jeanne se lava les mains, défit son tablier, vérifia la mise de sa coiffure et monta. De loin, elle les vit, si différents l’un de l’autre. Monsieur était gros, la chaise le contenait à peine, il parlait avec enthousiasme d’une affaire d’argent. Au bout de la table, Madame tenait sur une moitié de chaise, elle était grande et ne mangeait pas, son assiette contenait un petit bout de viande à peine attaqué.
«Quel âge avez-vous, Mademoiselle?
– Quatorze ans, Monsieur.
– Et comment savez-vous faire d’aussi bonnes choses?
– Je sais, c’est tout, Monsieur.»
Le visage de Jeanne avait viré au rouge. Personne ne lui avait fait de compliments avant. Quand elle servait la tablée de huit à la ferme, les écuelles se vidaient dans un silence souillé de lapements gutturaux. Mais rien de ce compliment qu’elle venait d’entendre. Elle savait qu’elle avait du talent, toutes les assiettes étaient vides quand elle les reprenait. Mais le Darmentière avait sur elle des yeux bons, justes. Elle ne savait pourquoi elle eut d’un coup envie de se surpasser, de continuer à avoir sur elle ce regard. Face à lui, la dame était restée sèche, bouche pincée. Jeanne vit de plus près qu’elle n’avait pas touché à la cuisse de lapin. Elle ne dit mot mais ne quittait pas Jeanne des yeux. Qu’est-ce qui la dérangeait le plus, le fait que son mari ose s’adresser à une petite domestique ou qu’il lui fasse un compliment? Jeanne sentit tout de suite que cette femme ne lui apporterait rien de bon, qu’il allait falloir s’en méfier. Allait-elle la tester pour tenter de lui faire prendre le chemin de la Maxende?
Quand les Darmentière rentrèrent à la Varenne, leur résidence principale, Jeanne rejoignit la ferme et ses chèvres. Le père lui faisait des yeux de miel, sa cuisine avait plu et il fut convenu qu’à chaque venue des bourgeois dans la région, Jeanne serait leur cuisinière. Pendant quatre ans, il en fut ainsi. Il arrivait désormais qu’en montagne, au milieu de ses chèvres, Jeanne rêvât à la cuisine des Darmentière, qu’elle imaginât tester des recettes, cueillant à cette fin herbes et plantes qu’elle faisait sécher pour de nouvelles sauces. Un soir, au repas, le père lâcha: «Une place comme ça, on n’dit pas non.» Le vieux était dressé au bout de la tablée, son visage doublé de volume, ses pognes serrées autour de l’assiette. Jeanne se hasarda à lui répondre: «Si je pars, c’en sera fini pour moi de l’Auvergne, je verrai plus ma montagne.» Frères et sœurs ne mouftaient pas, ils gardaient leurs nez collés à leurs potées. Elle sentit dans sa main glisser la menotte de Janot. En se penchant vers lui, elle lui vit les yeux rougis. «Pauvre dinde, crois-ti qu’j’ peux m’passer d’ces sous? la toiture est à refaire pour c’t’hiver. C’est au trot qu’tu vas y aller à Paris.» Le père ne se calmait plus, il beuglait, postillonnant à tout-va. Darmentière lui avait dit que leur cuisinière attitrée les avait quittés, Jeanne apprendrait plus tard que cette dernière avait, comme Maxende, fait les frais de la jalousie de la bourgeoise. Les Darmentière cherchaient quelqu’un pour la Varenne de toute urgence et avaient adressé la veille au Fernand un pli avec l’argent pour un aller en train Clermont-Paris. La valise de Jeanne fut vite faite, elle avait peu d’affaires et ne pouvait emporter ce qui devrait servir aux sœurs. Elle alla sur la tombe de la mère faire une prière, lui dit qu’elle lui manquait tant mais qu’elle comptait lui faire honneur chaque jour que l’Éternel offrirait en mettant dans l’assiette du Darmentière de quoi étonner son palais. Elle serra fort contre elle son Janot, songeant que lorsqu’elle le reverrait, il la dépasserait en taille probablement. Elle sécha leurs larmes respectives en lui promettant qu’elle ne l’oublierait pas. Pour le faire rêver, elle lui promit de lui envoyer rapidement une carte postale avec, dessus, la photo de la tour Eiffel. Enfin, elle fit le tour de ses chèvres, mémorisant les caractéristiques de chacune. Elle posa sa main sur la tête de Toby: «Je ne peux pas t’emmener, mon bon chien; à la ville, tu deviendrais fou.» Elle ne savait plus de quelle nature était sa tristesse: quitter sa terre pour plusieurs années ou perdre le fil de tous ces liens. Cela faisait longtemps depuis la mort de la mère qu’elle avait compris qu’il n’y avait pas d’amour à espérer du vieux. Elle était, pour lui, une garantie financière, rien de plus. Mais il y avait le rythme de la vie à la ferme auquel elle était accoutumée, après les rudes besognes de la terre, les veillées d’hiver les soirs étaient un moment de partage avec les autres, elle aimait aussi les fêtes au village, l’ambiance des foires.
Deux jours plus tard, elle se tenait dans sa robe noire et son tablier blanc, dans la cuisine des Darmentière à la Varenne-Saint-Hilaire. Ses tâches n’étaient pas différentes de celles effectuées en Auvergne, à ceci près que lorsqu’elle faisait le marché, les produits ne lui semblaient pas d’aussi bonne qualité. Elle s’adapta, cherchant de nouvelles recettes, les poulets aux petits pois prirent la place des potées de chou et des tourtes. Jeanne découvrit chez les Darmentière un autre monde. Même l’égrainement des heures y était différent.
Ses patrons faisaient partie de la «bonne bourgeoisie», une catégorie de bourgeois aisés avec un revenu annuel moyen de cinquante mille francs, propriétaires d’une demeure spacieuse et d’une résidence d’été en Auvergne, chacune avec trois à quatre domestiques. Madame était de la haute bourgeoisie, condition supérieure à celle de son époux qu’elle ne manquait pas de laisser transparaître à certaines occasions. Son père, industriel puissant de la sidérurgie, avait garni sa dot de quelques avantages conséquents dont l’accès à un château sur la Loire entouré de nombreux hectares. De nature rêveuse, Madame faisait peu dans ses journées, elle passait la plupart de son temps à lire dans son fauteuil. Parfois, elle tenait salon, ces dames jouaient au bridge, brodaient ou causaient de ce qu’elles avaient lu dans des revues pour dames autour d’un thé. Les discussions étaient ponctuées de ricanements discrets; Jeanne comprit qu’elles n’hésitaient pas à critiquer l’une des leurs qui n’avait pu se joindre à elles. La mesquinerie des femmes était pour Jeanne un terrain inconnu, elle n’avait côtoyé que le fonctionnement basique des chèvres. Perdant sa mère à cinq ans, elle n’avait eu de contact féminin que celui de ses deux sœurs aînées, l’une réservée et l’autre, handicapée. Elle découvrait, en épiant les conversations de Madame et ses congénères, un monde d’hypocrisie. Il était fréquent que sitôt le troupeau de robes et chapeaux plumés parti, Madame téléphonât à une autre amie pour relater déformés les propos entendus, rire d’une tenue outrancière, voire salir un mari innocent. Jeanne comprit que Madame avait deux visages, celui terne des repas avec Monsieur, elle n’y mangeait rien, ouvrait à peine la bouche pour acquiescer et celui des réceptions, elle y était une femme animée prenant un rire de gamine, les paupières battant sur ses yeux comme deux papillons excités. Son appétit décuplait, elle se goinfrait de biscuits et de crème jusqu’à se faire vomir après le départ des invités. Darmentière était un homme occupé entre son étude notariale et ses repas d’affaires. Il rentrait d’humeur toujours égale, se vautrant dans son crapaud et attrapant son journal et entre deux bouffées de cigare, émaillait sa lecture d’onomatopées. Ses pieds dans les chaussons de laine opéraient un va-et-vient frénétique quand il découvrait une nouvelle affriolante. Une affaire lui était passée sous le nez, le journal était plié en deux secondes pour atterrir sur la pile des rebuts. Madame ne saluait pas son époux à son retour; les retrouvailles avaient lieu au dîner. Jeanne supposait que ces deux-là n’étaient pas liés d’amour, car si c’en était, ils cachaient leur jeu. Les cloisons transpiraient, leurs voix s’entremêlaient parfois de cris faits de reproches et d’acidité. Il était question d’un enfant qui n’était jamais venu, d’une fortune dilapidée, et d’une certaine Ophélia, que Monsieur avait connue lors d’une cure. Jeanne entendait la voix de Madame devenir plus aiguë, elle traitait le notaire de menteur, menaçant de plier bagage, la porte claquait et le silence revenait quelques minutes plus tard, comme si de rien n’était. L’atmosphère de la vie des Darmentière s’infiltrait peu à peu dans les veines de Jeanne, conditionnant les choix des repas qu’elle préparait. Si c’était tendu, elle choisissait des mets plus sucrés pour adoucir leur palais. Quand l’ambiance était terne, elle pimentait, osait des chemins exotiques, le sucre avoisinait le sel. Quand les deux époux étaient rabibochés, le chocolat amer avait bonne place auprès de la tasse de café, et le rhum imbibait généreusement les biscuits.
Lorsque Monsieur, le matin, avait pris sa valise, indiquant par là un déplacement en province pour ses affaires, sonnait à la porte quelques minutes plus tard un dandin que Madame se pressait d’accueillir elle-même. Les deux disparaissaient dans le petit salon. Jeanne percevait murmures, gloussements et soupirs. Les domestiques comprenaient aussitôt qu’ils devaient se faire plus discrets que d’habitude, ils servaient le regard fuyant ou sortaient faire une course. Rien vu, rien entendu. Le contraire eût été un renvoi sur-le-champ. La Marcelle était dévolue à l’effacement de tout ce qui eût pu trahir le secret, elle changeait les draps, jetait les cigares, nettoyait des odeurs de parfums poivrés dont le jeune amant s’aspergeait. Jeanne détestait intérieurement le jeu de Madame, d’autant que celle-ci y associait son personnel, menant les honnêtes vers la duperie. Ne connaissant rien aux choses de l’amour, Jeanne plongée dès ses quinze ans dans ce vaudeville, songea que le couple serait peut-être aussi pour elle un chemin bordé d’épines. Elle se disait que quand Monsieur rentrait de son étude, même s’il était harassé, il ne pouvait ignorer les joues rosées de plaisir de Madame ni sa robe très colorée. Se pouvait-il qu’il imaginât qu’un autre était passé par là? Ou bien, le tolérait-il, faisait-il de même de son côté lorsqu’il était absent? Un soir, Jeanne eut la réponse à toutes ces questions. En montant vers sa soupente, elle passa devant le bureau ouvert de Monsieur. Elle, qui n’avait de curiosité que pour la nature et sa cuisine, se posta un peu plus loin dans le couloir pour épier. Cet homme dont la carrure l’impressionnait pleurait. Jeanne crut distinguer entre deux sanglots «Elle ne m’a jamais aimé.» Le lendemain, Jeanne redoubla d’effort pour varier le menu afin de surprendre le notaire et sa gourmandise insatiable. Les repas furent des moments de plus en plus attendus. Monsieur était comme un enfant, il nouait sa serviette derrière son cou, prunelles brillantes de curiosité. C’est à ce moment où le bonheur revenait dans l’existence du bourgeois que le sort de Jeanne se joua dans cette maison. «Jeanne, vous êtes une reine de cuisinière, vous avez des doigts de fée.» Les compliments sortaient de la bouche de Darmentière généralement après le dessert, quand Jeanne apportait la liqueur. Elle baissait la tête, rougissante: «Monsieur exagère, ce n’est rien qu’un petit sou’é». Au lieu de se calmer, l’autre renchérissait à coups de mots sucrés, visiblement les seuls de l’heure de repas. Le reste des agapes s’était en effet déroulé dans un silence émaillé de brefs dialogues insipides. Le visage de l’épouse commença à se crisper dès qu’un compliment sortait. Elle remarquait que cette «rien du tout» sortie de sa ferme prenait de plus en plus d’importance dans le quotidien de son mari. Elle assistait à la métamorphose du notaire passant du sérieux habituel à la gourmandise. Devant la table qui se dressait, il se mettait à chantonner, bâclant la lecture de son journal, pour arriver plus vite aux agapes, il allait même jusqu’à délaisser le cigare pour éviter de se gâcher le palais avant les délices.
Au fil des mois écoulés, les capacités de Jeanne s’étaient confirmées, le notaire ne manquait plus un seul repas. Il installa un rituel deux fois par semaine, rentrant le midi afin de profiter davantage de ce qu’il appelait «sa dégustation». Le fossé entre les deux époux s’était creusé. À mesure que la bouche joviale du notaire se remplissait, la mine de la Darmentière se crispait de dégoût. Elle accueillait les compliments pour Jeanne comme autant de sources de jalousie, car si elle n’aimait pas son mari, elle ne tolérait que ce dernier puisse s’intéresser à une autre. C’est ce que s’imagina cette grande bécasse, être victime d’une machination, son notaire derrière les louanges à propos des tartes envoyait une invite à la jeune Auvergnate. Il n’en était évidemment rien. Le notaire n’avait pour Jeanne qu’une affection, de celle qu’un père aurait eue pour la fille d’un second lit, guère plus, il vouait en revanche une dévotion à ses doigts de magicienne. Son nez réclamait maintenant chaque jour sa dose de fumet de ragoût, de madeleine et d’épices. Intelligent, le notaire avait compris que la tête de Jeanne avait un horizon bien plus vaste que celui de la chaîne des volcans, il en fallait des neurones pour mélanger savamment les arômes, mesurer au centigramme près les ingrédients pour obtenir des génoises légères comme des plumes d’oiseau. Plus le temps passait, plus la montagnarde maigrichonne s’entourait de mystère. Avait-elle eu dix vies pour aller puiser des idées en Inde ou au Maghreb pour telle ou telle recette? Le talent de Jeanne reposait sur sa grande imagination, mais aussi sur le fait que là-haut, par le passé, sous le cagnard de l’été, lorsque les chèvres alanguies dressaient autour d’elle leur tapis de laine, elle apprenait à lire sur des livres de recettes. À Volvic, une institutrice avait ramené de Paris des valises de bouquins de son cuisinier de père disparu. Elle venait chercher au marché des fromages et du beurre et avait repéré chez Jeanne des signes d’intelligence que seul un instituteur pouvait déceler. Elle parla au vieux du fait que sa fille trouverait beaucoup de joie à étudier en plus de la classe, qu’elle tenait à sa disposition des livres. Mais c’était sans compter la tête butée du père qui se voyait menacé de perdre une cuisinière doublée de deux mains utiles pour le troupeau et la traite. Il n’était pas encore question à l’époque de faire travailler Jeanne pour lui soutirer la moitié de sa paye, elle avait sept ans et quand elle n’était pas à l’école, elle travaillait à la ferme comme une adulte. Ce ne fut pas faute d’insister; chaque venue pour ses courses était l’occasion pour l’institutrice de remettre ça, ne se laissant pas démonter par ses refus de plus en plus brutaux. Jusqu’au jour où, las de voir la Parisienne le tanner, le père menaça Jeanne: «Si tu écoutes les dingueries de cette tourbe, c’est la volée.»
Une relation de complicité, si tant est qu’on puisse parler de «complicité» entre une adulte et une enfant, se noua entre la fillette et l’enseignante. Cette dernière avait vu juste, le cerveau de Jeanne ne demandait qu’à se remplir. Dès que le vieux avait les yeux tournés, l’institutrice glissait un livre sous une cagette de saucissons, que Jeanne cachait ensuite sous son tablier. Le mode de transmission s’ajusta au fil des mois, Jeanne avait demandé pour ses huit ans une besace de toile de lin «pour y glisser un paletot pour les marchés». Les gros ouvrages étaient indécelables dans la besace, le tour était joué. »
Extraits
« En quelques secondes, son esprit éclipsa le motif de sa présence dans cette pièce, se venger de la Darmentière, de ses brimades et du fait que le lendemain à la même heure, une autre serait dans sa cuisine sans aucune raison, si ce n’est qu’elle avait trop bien fait son travail. Elle déplia le papier. Bruit magique d’un froissement d’ailes qui lui procura un léger frissonnement de tout son épiderme. Un carton blanc tomba sur lequel était écrit «Bonheur du Soir». Son cœur s’accéléra. Elle ne savait toujours pas ce qu’il y avait dans la boîte mais ce sentiment nouveau de recevoir un magnifique cadeau la galvanisait. Ces quelques secondes de plaisir assorti à l’interdit se gravèrent dans sa mémoire. Dès que le tissu d’une robe de couturier se détacha de la boîte, la Jeanne d’hier encore fillette se mua en femme. Elle percevait l’étoffe sous les nervures de ses doigts avec la conviction intime qu’elle ne s’en passerait plus. Le noir de l’habit entra dans ses prunelles, effaçant tout sur son passage, noir engouffrant tous les noirs de son monde, celui des corneilles sur la neige de l’Auvergne, les noirs grisés de la pierre des volcans, le noir de la nuit dans le lac Chambon, des yeux du père en colère. Elle déposa la robe sur le lit et fit un pas en arrière, ignorant si elle était en train de rêver ou vivait réellement l’instant. Hallucination. La robe se levait, se mettait à danser. En vérité, elle n’avait jamais vu pareil raffinement, c’était un vêtement à la fois simple et précieux. son plastron était ouvragé mais pas trop, juste pour qu’on remarquât qu’il s’agissait de l’œuvre d’un artiste. » p. 27-28
«Dès que le tissu d’une robe de couturier se détacha de la boîte, la Jeanne d’hier encore fillette se mua en femme.»
« Paul redescendit et travailla seul à la boutique jusqu’au soir. Il ignorait que depuis le matin, tout l’esprit de sa mère s’était fixé sur la robe de la Darmentière. Elle l’avait décrochée, l’avait cent fois tournée, retournée, obsédée par une idée devenue évidente, la robe de la vitrine de sa boutique était encore à mille lieues de la perfection de son larcin. Elle s’était menti toutes ces années, approchant de ce qu’elle avait sous les yeux sans jamais égaler celui qui l’avait créée, un maître. »
« Si elle avait pu parler, la robe lui aurait dit qu’elle en avait connu des séparations au cours de son odyssée depuis 1900. «Monsieur», son créateur, Madame Darmentière, Jeanne, Paul puis Ruth et Sarah Bestein, enfin Gerta…Mais le vêtement muet pendait dans le meuble, spectateur des larmes de sa propriétaire qui enfin se mettaient à couler à flots. »
« Un vêtement a joué un rôle très important à deux moments de ma vie, ça m’a amenée à me poser des questions sur le sens de l’objet. Parfois, nous traversons notre existence et un objet nous accompagne avec sa propre histoire, il entre, il repart…Quand il revient vers nous, il est chargé d’un passé avec sa part de mystère. Pour un vêtement, c’est encore plus étrange, je trouve, il touche le corps. »
Catherine Le Goff est psychologue. Elle a travaillé vingt ans en entreprise avant d’ouvrir son cabinet. Elle est l’auteure de deux romans, La fille à ma place (2020) et La robe : une odyssée (2021). (Source: Éditions Favre)
En deux mots:
Après la mort de son père, Louise veut sauver un bien curieux héritage, les carpes exceptionnelles que les éleveurs japonais lui ont offert et qu’il a réparties dans des bassins parisiens. Avec son frère et des connaissances, elle organise une opération commando.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Opération commando pour sauver les carpes
Pour ses débuts en littérature Anthony van den Bossche a trouvé une manière très originale de rendre hommage à un père disparu, en partant sur les traces des carpes des bassins parisiens.
Louise est une trentenaire qui gère sa vie comme son agence de communication, sans temps morts. Traversant Paris pour aller d’un rendez-vous à un autre, elle tente de convaincre Stan, son principal client, de ne pas renoncer une nouvelle fois à un projet. Il faut dire que ce designer, après avoir été adulé, a désormais l’humeur exécrable. Il ne parvient plus à imposer ses créations, à tenir une ligne, à tenir les délais. Alors Louise tente de rattraper le coup.
Son père venant de décéder, elle s’arroge une autre mission, tenter de trouver un abri à sa collection secrète, les carpes japonaises disséminées dans plusieurs plans d’eau parisiens. Avec l’aide d’Ernesto, son jardinier bien décidé à retourner à Montauban, elle imagine pouvoir repêcher ces Koï qui valent des fortunes. La mare du Grand-Palais devant leur servir de refuge. Les choses vont encore se compliquer lorsqu’elle découvre que Saïto, un spécimen rare avec des «émaux éclatants déposés en miroir sur son dos», a été vendu à un habitant de l’île Saint-Louis. Se faisant passer pour une rédactrice du Figaro Madame, elle parviendra à le localiser au sommet d’un immeuble, dans un bassin qui offre une vue imprenable sur Notre-Dame.
Mais il lui faut aussi mettre la main sur son frère qui ne répond pas à ses appels. Essayant de se faire une place dans le milieu du cinéma, ce dernier a dû constater combien cet univers pouvait être impitoyable et s’il conserve l’espoir de percer, tente de cacher sa déprime.
Avec la disparition de leur père, ils ne se retrouvent plus pour leur rituel hebdomadaire, la séance au hammam de la Grande Mosquée, purificatrice et relaxante, précédant le repas chez Fabrice l’écailler. En revanche, elle se souvient que son frère va toutes les semaines nager à la piscine d’Auteuil. C’est là qu’elle parviendra, après quelques longueurs complices, à lui demander de l’aider à rassembler les carpes. En quelques heures, l’expédition commando est planifiée. En une nuit, il faudra récupérer les carpes et les rapatrier dans le grand bassin avant de faire de même pour Saïto.
Bien entendu, le plan ne va pas se dérouler exactement comme prévu. Mais je vous laisse découvrir les aléas de cette pêche peu commune.
La légende imaginée par Anthony van den Bossche va nous faire découvrir comment les Japonais sont parvenus à élever des carpes extraordinaires et comment, malgré l’interdiction de les exporter, le père de Louise a pu, année après année, collectionner quelques superbes spécimens. Mais ce premier roman est aussi et avant tout, l’occasion de rendre hommage à un père disparu. Car elle se retrouve dans cet héritage si particulier, derrière le mensonge tacite de son géniteur. «Cet enchaînement de non-dits, dont elle avait fait sa vie, elle aussi, avec ses clients qui voulaient croire au pouvoir magique de l’attachée de presse et raconter avec elle des «histoires» aux journalistes compréhensifs, impatients de les colporter à des lecteurs volontairement crédules. La vérité était l’affaire des romans.»
Grand Platinum
Anthony van den Bossche
Éditions du Seuil
Premier roman
160 p., 16 €
EAN 9782021469165
Paru le 7/01/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. Mais on y évoque aussi le Morvan, Montauban et des voyages à Milan et au Japon.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Louise a fondé une petite agence de communication. Elle est jeune et démarre une brillante carrière, malgré les aléas du métier, liés en particulier à son fantasque et principal client, un célèbre designer , Stan. Elle doit aussi jongler avec les fantasmes déconcertants de son amant, Vincent. Mais elle a autre chose en tête : des carpes. De splendides carpes japonaises, des Koï. Celles que son père, récemment décédé, avait réunies au cours de sa vie, en une improbable collection dispersée dans plusieurs plans d’eau de Paris. Avec son frère, elle doit ainsi assumer un étrange et précieux héritage.
Les premières pages du livre
« Louise traversa le Palais-Royal, énumérant ce qu’elle pouvait repousser au lendemain : ne pas écrire le communiqué Morel, ne pas aller chercher le chèque chez Emmanuel, ne pas aller au bureau en fin d’après-midi. Elle quitta la symétrie sans surprise du jardin à la française, puis ralentit devant la terrasse du Nemours, distraite par un couple de voyageurs entamant une carafe de vin au petit déjeuner, sans égard pour le fuseau horaire local. Elle attrapa la rue Saint-Honoré et força le pas vers le seul rendez-vous qu’elle ne pouvait annuler, face au Ritz, au dernier étage d’un hôtel particulier où s’empilaient joailliers et banquiers d’affaires. Qui avait envie d’habiter un endroit pareil ? À part Stan ? Quelques cartons encombraient le palier. Louise ouvrit la porte sur un étrange silence un jour d’emménagement. Afin d’alléger les charges du studio, Stan s’était résolu à accueillir « temporairement » ses cinq derniers salariés chez lui. Un assistant, une comptable et trois designers s’installaient dans le vaste salon, reléguant la star dans sa chambre. Elle croisa le regard de Paul, Il est là, confirma l’assistant d’un coup de tête, puis elle vit les visages congestionnés de l’équipe, dont la bonne humeur venait d’être soufflée par une colère du patron. Louise inspira. Parler la première, ne pas se laisser entraîner dans une séance de conception sans queue ni tête, finir le dossier Caville, caler la conférence de presse et encaisser les honoraires en retard.
Elle poussa la porte, Stan la cueillit avant qu’elle n’ouvre la bouche :
– Salut, professeure Xavier. Tu es en avance, on avait dit neuf heures et demie.
– Bonjour, Stan. J’avais noté neuf heures. Peu importe… Donc aujourd’hui on se fait un petit jeu de questions-réponses, je dois finir le dossier de presse Caville. Je pars à Milan après-demain rencontrer la nouvelle rédactrice en chef du T Mag pour son cocktail d’ouverture. (Puis, sans respirer 🙂 Tu as passé un bon week-end ? J’imagine que c’est un peu contraignant, cette histoire de déménagement. On se met où ?
Il écoutait en battant l’air du front comme un monteur de cinéma équipé de ciseaux imaginaires, obsédé par les blancs, prêt à tailler dans les dialogues.
– On avait dit neuf heures et demie, reprit-il. On ne cale rien pour l’instant, j’ai dit à Caville d’aller se faire foutre, les protos étaient pourris ; ce débile de Raynard n’a encore rien compris, et maintenant il me parle d’un bouchon recyclable ! Du design pensé pour être mis à la poubelle… quelle ambition ! Je ne veux plus parler à ces crétins du marketing. (Il dégagea sèchement la mèche noire qui lui barrait l’œil.) Assieds-toi, j’ai une idée de dingue. Écoute : on va installer une collection d’art contemporain dans un jet. Un musée dans les airs. Un avion pour cinq six personnes. Un musée privé qui fera des allers-retours Paris-New York, tu vois la puissance du truc ?! (Ses pupilles voilées par le mauvais sommeil brisaient la douceur asiatique de son regard.) On va démarcher les Saoudiens : j’ai rencontré un type ce week-end sur la place, il a accès à la famille royale, je te le présenterai. Vas-y, prends des notes, je te raconte.
Il alluma une cigarette, souriant de sa diversion, certain d’embarquer une fois de plus son interlocutrice loin des problèmes qu’il venait lui-même de créer. Depuis des mois, chaque idée de Stan était un caprice tracé dans la fumée, dont l’archivage était confié à Louise. Elle ravala son exaspération et s’assit au pied du lit avec un sourire blanc.
– Stan, tu as dit au seul client qui te doit encore de l’argent d’aller se faire foutre ? C’est le huitième prototype ; ils ne peuvent pas se tromper à chaque fois !
Il allait et venait de la terrasse à la chambre, attendant de s’approprier à nouveau la conversation.
– Stan, tu ne veux pas finir ce flacon ?
– Si, on va le finir, mais ils sont nuls ! Et je me fous de Caville. Ils ont besoin de moi, pas l’inverse. On va faire un coup énorme avec les Saoudiens. Je te parle de plusieurs millions ! Je te raconte…
– Stan, je ne veux pas plusieurs millions dans deux ans, coupa Louise, je veux mes honoraires le mois prochain.
Elle contint sa colère pour reprendre plus doucement :
– Il faut que je file. Tu vas prendre ton téléphone, rattraper le coup avec Raynard ; on se voit à mon retour.
Il tournait autour d’elle comme un vison en cage, démangé par la frustration, les bras plaqués au corps pour éviter les meubles, tandis que son visage dodelinait pour dire non à l’évidence. Elle quitta la chambre, fit une moue dépitée en direction de Paul, dessina d’un doigt « On s’appelle plus tard » et prit l’escalier pour défouler son agacement. Dehors, elle prévint le bureau : « On ne cale pas la conférence Caville, oui, je sais, les honoraires vont avoir du retard, on va se débrouiller, je passe demain. »
Elle traversa la place de la Madeleine, longea l’ambassade américaine, avala une bouffée d’air minéral et se calma. Stan la rappellerait dans deux heures ou dans deux jours pour continuer la discussion comme si de rien n’était. L’ego de ses clients avait beau être la matière première dont elle vivait depuis dix ans, chaque caprice, chaque revirement, chaque facture impayée était désormais un coup de pique qui l’obligeait à baisser la tête et sapait un peu plus son amour-propre. Elle laissa la Concorde derrière elle, se mit dans le sens du courant et suivit la Seine jusqu’au Grand Palais.
Un camion entrait en piste sous la nef de verre, guidé de la voix et du geste par un régisseur, tandis qu’une dizaine d’autres véhicules patientaient pour décharger leur cargaison. Elle dépassa le pavillon théâtral et tendit le cou jusqu’à apercevoir un petit bassin en contrebas : une oasis avec sa cascade artificielle, creusée dans la berge comme un bénitier, plantée d’une végétation assez touffue pour avoir l’air sauvage. Elle descendit quelques marches sous un portique en trompe-l’œil patiné de mousse et s’approcha d’un pas de chasseur dans l’espoir de surprendre le sursaut d’une grenouille ou le départ d’un canard. Mais pas un claquement, pas une onde ne vint troubler le volume d’eau inhabité.
– Bonjour, Louise.
Elle reconnut le jeune homme aux bottes de caoutchouc rencontré quelques semaines plus tôt à l’enterrement de son père ; une voix douce avec un léger accent du Sud-Ouest.
– Bonjour, Mehdi. Vous vouliez me voir ?
– Oui, je voulais vous dire, et aussi à votre frère… (Son corps se tortillait de timidité sous le regard pourtant amical de Louise.) Je vais bientôt retourner chez moi. À Montauban. On m’a proposé un poste, la même chose qu’ici, les jardins. Je ne vais plus pouvoir m’occuper des poissons de votre père.
Elle l’invita à marcher le long du bassin en baissant la voix, intriguée :
– Je ne savais pas que vous l’aidiez. Mais il est vrai que le caractère illégal de cette activité l’obligeait certainement à garder le secret sur l’identité de ses complices, ajouta-t-elle en forçant le sérieux.
Le jardinier municipal s’autorisa un sourire.
– J’étais une sorte de complice alors, si vous voulez. Je jetais un coup d’œil quand je passais, je les nourrissais quand votre père s’absentait – elles n’ont pas tout ce qu’il faut dans ces mares parisiennes. Et à l’automne nous les mettions à l’abri des hérons.
Louise regarda Mehdi, puis le bassin vide, sans comprendre. »
Extraits
« Les koishi avaient poussé le vice jusqu’à produire des couleurs plus naturelles que les étangs ne pouvaient en accoucher. Ce vert thé, ce brun châtaigne et ce noir tarentule se fondaient dans le décor, sans jurer parmi les poissons de rivière. Pourtant, chaque reflet était une exagération, une fiction graphique, une super normalité aidée par l’homme, aussi outrancière qu’un projet de Stan. Seule une fugace poignée de filaments nacrés monta à la surface et rompit l’’harmonie trompeuse. L’ébauche d’une carpe au platine oxydé. «Une Ghost Koï» Les paroles de son père lui revenaient. «Une carpe fantôme.» Les Koï étaient des poissons fragiles, trop fragiles pour certains amateurs, qui souhaitaient simplement des couleurs vives pour animer leurs étangs. Les éleveurs avaient trouvé la parade en accouplant une carpe Platinum, dont les Européens étaient friands, avec une carpe cuir, commune et résistante au froid. La carpe Ghost était le chaînon manquant entre artifice et nature. Un poisson métallique aux entournures de théière encrassée: spectaculaire et robuste. Les koishi retournaient sur leurs pas après trois siècles de sélection; rebroussant chemin vers la nature, injectant une dose de sauvagerie dans la pureté fabriquée du Platinum. Entre deux eaux, la carpe fantôme flottait comme un reproche parmi ses congénères indifférentes à ce que les hommes avaient fait d’elles. Hirotzu était-il dupe? Imaginait-il vraiment ses carpes dans les improbables douves d’un château bourguignon? »p. 140
« Louise ressentit une tendresse immense pour le mensonge tacite dont elle avait hérité. Cet enchaînement de non-dits, dont elle avait fait sa vie, elle aussi, avec ses clients qui voulaient croire au pouvoir magique de l’attachée de presse et raconter avec elle des «histoires» aux journalistes compréhensifs, impatients de les colporter à des lecteurs volontairement crédules. La vérité était l’affaire des romans. Celle de son père était à lire deux fois. Dans la mare, chaque coup de queue pour éviter le filet de Mehdi était désormais porteur d’une nouvelle légende. Une légende héroïque à partager avec son frère. » p. 141
« On pouvait commencer un monde avec une flaque d’eau et du soleil. Oui, elle pouvait tout recommencer. » p. 150
Anthony van den Bossche est né en 1971. Ancien journaliste (Arte, Canal +, Nova Mag, Paris Première, M6, Le Figaro) et commissaire indépendant (design contemporain), il accompagne aujourd’hui des designers, artistes et architectes.
Il a publié un récit documentaire, Performance (Arléa, 2017). Grand Platinum est son premier roman. (Source: Éditions du Seuil)
En deux mots:
Un homme qui s’effondre en pleine rue, un bateau mis en quarantaine, une épidémie dont on ne connaît pas l’origine va frapper des milliers de personnes, provoquant un vaste mouvement de panique. Cela se passait en 1878 sur les bords du Mississipi.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Les ravages de l’épidémie
C’est avant la pandémie que Sébastien Spitzer s’est mis à l’écriture de La fièvre, qui raconte l’épidémie qui a frappé le Sud des États-Unis en 1878. Le parallèle avec la pandémie de 2020 est saisissant et prouve une fois de plus la capacité des romanciers à saisir l’air du temps.
Si Sébastien Spitzer n’aime rien tant que varier les plaisirs et les époques, il sait aussi plonger dans l’Histoire pour se rapprocher des thématiques très actuelles. Ces rêves qu’on piétine, son premier roman couronné de plusieurs prix, dressait un portrait saisissant de Magda Goebbels et posait tout à la fois la question du mal, de la maternité et du devoir de mémoire. Le cœur battant du monde, en retraçant la rencontre entre Karl Marx et Friedrich Engels dans un Londres qui s’industrialisait à grande vitesse, était aussi une réflexion sur l’éthique et le capitalisme. Avec ce troisième roman, il nous entraine aux États-Unis au sortir de la Guerre de Sécession. Les chapitres initiaux vont nous présenter un esclave affranchi rattrapé par des membres du Ku Klux Klan et pendu en raison de sa couleur de peau, Emmy une jeune fille qui fête ses treize un jour de fête nationale et qui espère le plus beau des cadeaux, que son père qui vient de sortir de prison regagne le domicile familial. Mais à bord du Natchez qui vient d’accoster au ponton, elle ne peut l’apercevoir. Enfin, l’auteur nous invite à Mansion House, l’un des bordels les mieux soignés de Memphis où les douze pensionnaires jouissent d’un peu de liberté mais restent sous la surveillance attentive d’Anne Scott, la tenancière française de cette maison des bords du Mississipi. Ce matin, au réveil, alors qu’elle entend fêter le 4 juillet par un bal costumé, ses plans sont contrariés par la découverte d’un client mal en point. Et les premiers soins qu’elle prodigue ne semblent guère le soulager.
Puis nous faisons la connaissance de Keathing, le patron du Memphis Daily, qui entend profiter de la fête nationale pour imprimer son plus gros tirage. Il espère que dans l’attente du feu d’artifice on passera le temps à lire son édition du 4 juillet 1878.
C’est alors que deux drames se produisent quasi simultanément. Emmy constate une agitation inhabituelle autour du Natchez censé transporter son père. Les passagers sont sommés de regagner le navire tandis qu’un homme est évacué sur une civière. C’est alors que le malade de Mansion House est pris de folie. Il se précipite tout nu vers la rivière avant de s’écrouler en pleine rue. Deux cadavres et un même diagnostic: la fièvre.
Pour les autorités, la nouvelle ne pouvait tomber à pire moment, car la récolte de coton s’annonce exceptionnelle. Et alors que l’on tergiverse, des nouvelles alarmantes de la Nouvelle Orléans font état d’une épidémie et de morts par dizaines. Keathing ne peut plus reculer la parution de son article. Il doit informer la population. En fait, il va provoquer un vaste mouvement de panique aux conséquences économiques et humaines aussi imprévisibles que terribles.
Si le parallèle avec la pandémie qui a frappé le monde en 2020 est facile à faire, c’est bien davantage la manière de réagir face à ce drame qui est au cœur du roman. Qui va rester en ville et qui va fuir? Qui des sœurs dans leur couvent ou des prostituées dans leur bordel vont se montrer les plus courageuses et les plus solidaires? Comment va réagir le sympathisant du Ku Klux Klan face à la détresse de la communauté noire, plus durement frappée par ce mal insidieux? Qui va se dresser face aux pillards qui entendent profiter du chaos? Les situations de crise ont le pouvoir de révéler certaines personnes, de faire basculer leur destin. C’est ce que montre avec force la plume inspirée de Sébastien Spitzer.
Pour ceux qui habitent Mulhouse et la région, signalons que Sébastien Spitzer participera à une conférence-rencontre le mercredi 14 Octobre 2020 à 20h à la Librairie 47° Nord. Inscriptions par mail ou par téléphone: librairie@47degresnord.com 03 89 36 80 00
La fièvre
Sébastien Spitzer
Éditions Albin Michel
Roman
320 p., 19,90 €
EAN 9782226441638
Paru le 19/08/2020
Où?
Le roman se déroule aux États-Unis, principalement à Memphis mais aussi tout au long du Mississipi jusqu’à la Nouvelle Orléans. On y évoque aussi New York.
Quand?
L’action se situe en 1878.
Ce qu’en dit l’éditeur
Memphis, juillet 1878. En pleine rue, pris d’un mal fulgurant, un homme s’écroule et meurt. Il est la première victime d’une étrange maladie, qui va faire des milliers de morts en quelques jours.
Anne Cook tient la maison close la plus luxueuse de la ville et l’homme qui vient de mourir sortait de son établissement. Keathing dirige le journal local. Raciste, proche du Ku Klux Klan, il découvre la fièvre qui sème la terreur et le chaos dans Memphis. Raphael T. Brown est un ancien esclave, qui se bat depuis des années pour que ses habitants reconnaissent son statut d’homme libre. Quand les premiers pillards débarquent, c’est lui qui, le premier, va prendre les armes et défendre cette ville qui ne voulait pas de lui.
Trois personnages exceptionnels. Trois destins révélés par une même tragédie.
Dans ce roman inspiré d’une histoire vraie, Sébastien Spitzer, prix Stanislas pour Ces rêves qu’on piétine, sonde l’âme humaine aux prises avec des circonstances extraordinaires. Par-delà le bien et le mal, il interroge les fondements de la morale et du racisme, dévoilant de surprenants héros autant que d’insoupçonnables lâches.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
– Par pitié, laissez-moi !
Il est face contre terre, comprimé par un homme à genoux sur sa nuque. Sa pommette et son front tassent le sable du sentier. Un filet de sang dégoutte sous lui comme la poisse. Combien sont-ils ? Quatre ? Cinq ? Tous portent des toges blanches.
L’un d’eux pèse sur son dos et lui déboîte les bras, coudes aux reins, pognes au dos.
– Ahhh ! Pour l’amour de Dieu, je vous en prie. J’ai rien fait.
Un autre lui lie les chevilles si fort qu’il entrave ses artères. Son pouls bute contre le chanvre. Il a la bouche dans le sable et son cri s’y enterre parmi la bave et ce branle-bas d’effroi qui coagule. Un homme rôde en retrait, chasseur tapi dans l’ombre. C’est lui le chef de ces mauvais génies en toge qui hantent les campagnes depuis des mois maintenant, semant les cadavres, éparpillant le drame et ravivant l’idée que naître noir est une malédiction.
Quand on est né esclave, mourir est un fait comme un autre, une douleur de plus, un mauvais jour de trop. Son père l’a vécu dans sa chair. Il est mort aux champs, épuisé de fatigue. Son grand-père succomba d’une balle dans la nuque. Il avait soixante ans et souffrait de partout. Mais pas lui. Plus maintenant. Il a été affranchi. Il est devenu libre. Un homme parmi les hommes. Il a le droit de vivre et de rêver sa vie sans penser à la mort. Il s’y est habitué depuis la fin de la guerre, la victoire de Lincoln et les lois votées pour libérer les Noirs, faire taire les fouets des maîtres, les coups des contremaîtres. Libres enfin ! Quel miracle ! Il s’est mis à rêver de lundis, de l’école pour ses enfants, d’un emploi dans le commerce, de dimanches en prières et de semaines qui se ressemblent.
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
Le pire des refrains s’est accroché à ses lèvres.
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
Les toges blanches le relèvent. Leurs visages sont cachés. La lune cruelle éclaire la scène d’un crime en cours.
Il voit son ombre au sol, pas plus noire que leurs ombres. Ils sont cinq contre lui. Cinq juges de mauvaise foi. Cinq silhouettes masquées et un nom murmuré :
– Keathing, viens m’aider !
Son instinct prend le pouvoir. Serrer les dents. Faire le dos rond. Attendre. Se taire. Pleurer un peu, puisque ça dure. Pleurer, ça fait du bien, c’est souffrir en silence. Tenir. Tenir bon.
Très jeune, avant la guerre, son père lui avait appris à cousiner la douleur, à débecter ses rages. Il lui avait dit que s’il s’abandonnait à cette douleur comme à ces rages, il ne ferait qu’attiser le drame noir.
Rien n’y fait.
Le mauvais sort s’acharne. Seul un chien se dévoile. Tel quel. Plein de crocs enfoncés dans le muscle de sa cuisse. Il souffre. Aveuglément face à cet animal, avec des yeux de nuit noire et une haleine sauvage. Le chien cesse de grogner et lève mollement la patte sur le poteau devant. Il marque son territoire de quelques gouttes d’urine pendant que l’ancien esclave implore ses bourreaux blancs :
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
En vain.
L’un d’eux serre sa trachée pour qu’il ouvre la bouche. Il fourre deux doigts dedans. Il enfonce un chiffon plein de flotte dans sa gueule. Lui tente de résister, secoue un peu le tronc et attire le chien. Il n’entend même plus ses grognements furieux. Il a pris le même muscle et mord.
– Faut pas traîner, murmure une voix.
Soudain, tout s’atrophie. La bête a lâché prise. Une chouette froisse l’air. Un coassement annonce l’accouplement de crapauds. Son cœur bat si fort qu’il pourrait exploser. Combien de temps encore ? Combien de temps avant de mourir ?
Une corde fend l’air et cogne contre un poteau. Les nœuds de chanvre crissent sur un rondin de bois. Il compte plusieurs brassées.
– Tu vas trop loin ! dit celui qu’il a pris pour leur chef. On devait simplement lui faire peur. Pas ça !
« Ça », c’est le mot qui l’achève. « Ça », c’est l’idée qui gomme tous les « pourquoi », les « par pitié ».
– T’es pas obligé de rester là.
Une main le pousse devant. Une autre le maintient droit, debout, calé contre ce poteau transformé en potence, comme un mât d’injustice dressé devant une lune bien blanche, bien complice.
Les hommes et le chien-loup s’activent dans son dos. Comme sa jambe se dérobe, il s’adosse au poteau, jette un dernier regard vers la grande ville au loin, la vallée qui serpente et les champs qui se déclinent, noir sur noir, jusqu’au bout de l’horizon. Il les connaît par cœur, chaque pousse, chaque travée. Cette vie est un boyau d’enfer, une fosse de Babel. Il y avait cru pourtant à ces lois, à ces mots. Il ne peut plus se défendre quand ils lui passent la corde au cou, et prie.
– Notre Père qui êtes aux cieux, que Votre nom soit sanctifié. Que Votre règne arrive.
Comme il n’a plus de prise, mais juste la honte de grommeler des mots qui finissent en charpie, il se résigne. Il ferme lentement les yeux. Il prend la mesure de l’instant qui le sépare de l’éternité.
– Amen.
Une pulsation cardiaque. Encore une. Un autre battement. Le dernier ? Sa vie à rebours sature sa mémoire. Toutes ces images passées surgissent en tornade. Il voudrait effacer la douleur qui l’empêche de se remémorer le visage de cette fille, dans la cabane d’en face. Elle préférait sourire au lieu de lui répondre. Elle avait de fines hanches et des épaules si droites que tout son corps semblait en équilibre en dessous, comme le fléau d’une balance. Elle avait le front suave. Un sourire à mille dents. Des yeux bruns, grands et vifs, qui guettaient la gaieté. Il aurait pu l’aimer. Lui faire plein d’enfants. Il tremble de regret. Elle serait devenue sa nouvelle femme et ils auraient élevé une tripotée de gosses. Si seulement il avait traversé la rue entre elle et lui.
Il sent le nœud qui serre. Il va finir sa vie au bout de cette fourche fruste, dans ce cercle formé par un bout de chanvre torsadé, les pieds ballottant vaguement, scruté par les corbeaux et ses cinq bourreaux. Le rituel est en cours. Il n’y a plus rien à faire.
La corde crisse et serre. Un papier sort d’une poche. Pendant que sa langue cogne contre le bout de tissu, des mots chargés d’absurde encrassent la nuit. Ils récitent :
– Au nom des Chevaliers Immortels protecteurs de la race,
Au nom du Grand Cyclope garant de notre avenir,
Au nom de la Cause perdue et de ses humiliés,
L’Empire de l’Invisible et le Soleil Invincible t’ont condamné à mort.
La suite s’est perdue au fond de son âme.
Demain, quand Memphis s’éveillera, la ville découvrira son corps bien vertical, bien aligné. Des gens passeront devant lui et feront des commentaires, gênés ou amusés. De longues heures s’écouleront avant que l’un d’eux estime que c’en était assez, qu’on en avait assez vu des Noirs suppliciés.
On fera une prière et on citera son nom. On chantera, un peu, à voix ténue et triste, comme on chante à chaque fois pour ceux qu’on a punis parce qu’ils avaient le tort de croire que même noir on pouvait être libre. On le mettra en terre et on parlera de lui au passé, comme des autres. C’est comme ça ! C’est le Sud.
Emmy dort encore. Rabougrie dans son lit. Ses bras adolescents agrippent le balluchon qui lui sert d’oreiller. Des soubresauts remontent le long de son échine, parfois jusqu’aux épaules, bifurquent vers son visage et impriment à sa bouche d’étranges balbutiements. Elle fait des bruits de succion, bave et grogne puis replonge dans son rêve.
Le jour s’est pointé charriant les bruits de la ville. Des rires. Des pas. Le couinement d’un essieu. Les sabots d’une mule butant sur un caillou qui éclate sous ses fers.
Une brise trimbale l’odeur d’une poudre lointaine, de celles dont on faisait les balles, autrefois, pendant la guerre, quand des Bleus tuaient des Gris par centaines de milliers. Emmy était presque là, dans le ventre de sa mère. Elle attendait que la paix soit signée pour montrer le bout de son nez.
Une explosion retentit.
– Papa ? demande-t-elle en sursaut, fouillant les coins de la pièce et tombant sur sa mère qui s’approche, lentement, de sa démarche peu sûre.
– T’as encore fait une crise, ma fille chérie ?
Emmy tarde à répondre, le temps de faire le tri entre ses attentes et ses rêves, le vrai et ce qu’elle voudrait.
– Non. Pas cette fois. Je ne crois pas, en tout cas. J’ai pas mal aux épaules, dit-elle en s’étirant. Ni à la nuque. Non, maman. C’était pas une crise nerveuse. Je crois que c’était plutôt une sorte de cauchemar. Je suis en retard ?
Sa mère lève le nez et estime l’heure du jour.
– Non. Pas encore. Je n’ai pas entendu la cloche du débarcadère.
Le visage de sa mère est teinté de brun sale. Ses yeux opalescents fixent toujours leur néant, mais elle sent et entend bien mieux que les voyants. Elle le saurait déjà si son père était là. Ses sens ne la trompent pas.
Emmy frotte ses paupières comme pour chasser ses mauvais songes. Mais des images s’accrochent. Le visage d’un homme.
Un paquet de bonbons dans un sachet de papier, bombé, comme rempli d’air. Emmy tendait les mains vers le cadeau de son père. Elle allait s’en saisir, mais il a éclaté comme une de ces baudruches que les gosses du quartier gonflent et font exploser lors de chaque carnaval. Et puis tout s’évanouit. Les bonbons et son père, ses attentes bernées. Depuis le temps qu’elle attend. Elle a tout un stock d’espoirs déçus à cause de lui. Sa tête en est farcie, et parfois elle se dit que ces crises étranges, ces spasmes épileptiques sont dus à ce trop-plein de dépits, à ces désillusions qui pourrissent au fond d’elle. Comme si elle les refoulait. C’est son père. C’est comme ça. Il a toujours été celui qui trompe son monde.
Dans les rues de Memphis, la grande fête s’annonce. Une partie de la ville va bientôt célébrer le jour de l’Indépendance. La pétarade commence. Des tas de déflagrations accompagnent les rires des gamins extasiés.
Emmy se penche par la lucarne. Les commerces sont fermés. Deux hommes endimanchés longent le trottoir d’en face. Un autre les salue. Emmy cherche les enfants et, en tendant le cou, voit une femme qui rabat un pan de sa longue jupe avant de traverser. Elle est jeune. Ses cheveux brun-roux tombent en guirlandes d’anglaises. Ses bottines sont couvertes de poussière et ses talons de bois battent les trottoirs de guingois, parfois mités, souvent branlants.
Au carrefour de Madison, en plissant les yeux pour contrer le soleil, elle distingue des fumerolles, des panaches d’explosifs et une bande de gamins accroupis dans un coin autour d’une allumette qui s’approche d’une mèche. Le feu prend. La mèche crépite et fume et les enfants éclatent plus vite que l’explosion, laissant dans leur sillage des crépitements de rire.
– Cessez ! lancent des vieilles barbes aux fenêtres.
Emmy se retourne.
– T’es sûre qu’il n’est pas arrivé ?
Sa mère lui tend la robe qu’elle avait mise de côté. Toujours au même endroit, sur la chaise près de leur lit. Elle l’aide à s’habiller.
– Tu es tout énervée, ma fille. Calme-toi ! Tu sais bien qu’avec lui…
– Cette fois j’y crois, maman. Je suis sûre qu’il va venir.
Emmy palpe la lettre dans sa poche. C’est sa seule lettre de lui. La première en treize ans. Elle ne l’a jamais vu ni même entendu. Mais ces mots sont de lui. Billy Evans. Il écrit qu’il viendra par le vapeur le jour de son anniversaire.
Elle n’a qu’une vague idée de lui, forgée année après année, comme les pièces d’un puzzle. Elle se l’est représenté par la grâce des mots, des souvenirs semés chez les uns et les autres. D’abord ceux de sa mère qui répète souvent qu’il était grand et beau. Parfois, elle ajoute qu’il était pareil au fleuve, obstiné, impétueux, comme s’il avait quelque chose à prouver au monde, une revanche à prendre sur les obstacles dressés en travers de sa route…
« Qui pourrait redresser ce que Dieu a fait courbe, ma fille ? Hein ? Dis-moi ? Qui a ce pouvoir-là ? On n’oblige pas les étoiles à suivre un chemin de balises. Ton père est né comme ça, avec ses courbures. Toutes les jetées cherchant à l’orienter, toutes les digues visant à le contraindre, les pieux, le rabotage sont restés sans effet. »
Ensuite, elle se taisait, gardant le reste pour elle. Emmy a dû puiser à d’autres sources pour savoir. Chez des voisins. Chez des gens de passage. Dans la rue. Dans les champs. N’importe où. L’image de son père a gagné en nuances. Tous disaient qu’il était beau, certes, mais qu’il avait surtout la beauté des escrocs, de quoi désarmer les doutes, et une faconde à rouler les sceptiques. Emmy serrait les poings, souvent. Elle voulait les faire taire, tous ceux qui s’acharnaient sur les mauvais côtés de son père. D’autres présentaient les choses autrement. Pour eux, son père avait un don. Il était plus habile que le caméléon et plus malin qu’un comédien de la côte.
« Ton père ! Ah ça, ton père ! C’était quelqu’un, celui-là ! Billy avait le don de soumettre les esprits le temps d’y glisser une idée un peu folle, son idée, et de l’y faire germer. Si bien que les autres, y croyaient qu’ils avaient une idée bien à eux, un beau projet, comme celui de l’hôtel, et y se mettaient à l’œuvre. Il avait ce don-là. On peut dire qu’il savait provoquer l’ambition. Il semait la confiance. Après, pour la récolte… c’était une autre affaire. »
C’est ainsi que sur Main Street, dans le quartier commerçant, surgirent des fondations. Un hôtel allait naître. Le charpentier œuvrait. Le maçon s’activait. Un étage fut dressé puis le chantier cessa. Il fallait de l’argent et le compte n’y était pas. Le promoteur s’efforçait de convaincre les banquiers que l’argent arriverait, qu’il avait une idée et que, la guerre finie, il ferait des bénéfices. Quand il se retourna, Billy n’était plus là. Il avait disparu, avec quelques dollars, une avance pour l’idée de ce projet farfelu. Le promoteur paya, fut ruiné et finit par grossir les rangs de ceux qui maudissaient le nom de son père.
« Billy ! Quel numéro ! Billy ! Billy Evans ! Mais Dieu qu’il était beau. Et cette beauté-là, elle n’était pas volée. Normal qu’il ait pris la plus belle de Memphis. Ta mère, Emmy. Ton père était si beau. »
Les yeux vert printemps. Des dents plein la bouche. Et le reste, Emmy le jette dans l’eau du fleuve avec les grandes gueules de ces alligators qui se repaissent du mal et ruminent tout le bon. Pourvu qu’ils s’en étouffent, qu’ils finissent ventre en l’air.
Billy.
Son père.
Imaginé par elle et condamné par eux. Plus malin que tous les autres. Puni de penser plus vite. Condamné à se taire. Purgeant une peine au loin, parce qu’il s’était fait prendre, une fois de plus, une fois de trop. Emmy mit des années à comprendre le vrai sens des mots « peine de prison ».
Elle se disait qu’elle aussi était condamnée, à la même peine que lui. La peine de ne pas le voir. Elle s’était persuadée qu’ils étaient tristes ensemble, tous les deux, loin l’un de l’autre. Pas besoin de se voir pour s’aimer. Sa mère le lui prouve chaque jour. Elle l’aime aveuglément.
Dans quelques heures, les rues de Memphis seront toutes noires de monde. Il y aura des couleurs accrochées aux fenêtres. Des fanions rouges, blancs, bleus. Des essaims d’inconnus échappés des hameaux situés en amont du grand fleuve ou de plus loin encore. Il y aura une fanfare, comme chaque année. Les anciens soldats noirs porteront l’uniforme des Zouaves avec leur gilet rouge et joueront de longues heures, en remontant Main Street jusqu’à l’embarcadère, comme tous les 4 Juillet depuis la fin de la guerre.
Emmy est impatiente. Le jour de l’Indépendance est aussi celui de son anniversaire. Elle a treize ans.
Elle voit la moue de sa bouche, qui ravale sa phrase pour ne pas briser le sort. Tout est dans le silence de sa mère et ses sourcils relevés en accent circonflexe comme une paire de mains jointes qui pointeraient vers le ciel. Elle espère. Sa mère prie pour qu’il vienne. Billy. Il n’était pas si mauvais. Il l’a vraiment aimée. Et elle, elle l’adorait. Son beau génie de père, chevalier d’industrie comme disent les pédants, ceux qui se payent de mots et crèvent la gueule ouverte de n’avoir rien osé. Son père a écrit qu’il allait revenir pour les sortir de là, de cette misère de peau, de cette cabane d’esclaves.
– Tu sais maman, j’ai réfléchi.
– Oui ma fille.
– En attendant qu’il achète une ferme, il pourrait dormir là. Je lui laisserais ma place.
– Ah oui ! Et tu dormiras où ?
– J’ai réfléchi. Je dormirai dehors. Et si la ferme est trop chère, il pourra toujours assembler quelques planches pour agrandir notre cabane.
– La nôtre ?
– Oui. La terre est assez dure du côté de la clôture. Je l’ai tâtée du pied hier. Elle est sèche et tassée. Y a pas de trace d’humidité. J’ai bien regardé sur le côté. Il y a assez de terrain pour soutenir des cloisons et un plancher épais.
– Et qui va payer ça ?
Le tintement de la cloche tombe opportunément.
– Vite ! Vite ! Je suis sûre que c’est papa !
Emmy agite ses longs bras. Elle est tout élancée comme le tronc de l’orme devant. Sa chevelure est un houppier. Pas le temps de se coiffer. Elle se met à quatre pattes pour dénicher ses souliers.
Une autre sonnerie retentit. Plus longue. Ça vient de l’embarcadère.
– Tant pis. J’ai pas le temps, dit-elle en sortant pieds nus.
Elle enjambe la clôture, traverse Madison et remonte vers le fleuve. Sa jupe enveloppe ses jambes et virevolte sous elle telle une méduse folle. Elle court comme les enfants, sans se soucier des regards en coin des femmes et des hommes sur ses longues cuisses fuselées. Elle court à perdre haleine, fixant les cheminées du bateau qui approche avec ses deux gaillards, l’un à la proue, l’autre à la poupe, et sa grande gueule béante comme celle d’un poisson-chat. Emmy ne cille même pas, de peur que si elle lâche sa cible des yeux elle fasse demi-tour, ou pire, disparaisse.
Ses pieds nus frappent le sable. Son cœur choque sa poitrine. Ses mains vont chercher loin devant comme si elle pouvait raccourcir la distance qui la sépare du quai. Elle a la bouche ouverte et le ventre vide depuis la veille. Légère ! Si légère ! C’est son anniversaire et son père va venir pour elle.
Des mouettes rasent le fleuve. Elles sont remontées de l’embouchure, en aval, à des centaines de miles. Il y a foule près du quai. Des dizaines de dos d’hommes et de femmes s’agglutinent.
Sur le pont du Natchez, le capitaine sonne trois coups secs. C’est le signal donné au machiniste en salle. Les deux cheminées crachent ce qui leur reste de fumée. La roue à aubes ralentit puis se cale en trouvant le point mort. L’équipage remonte les coursives. Il y a beaucoup de courant. Depuis la crue de juin, il a encore gagné et contrarie l’accostage.
Le visage barbouillé du mécanicien surgit d’un hublot de bâbord. Le navire vire lentement. Il a dépassé le pont. Sa proue pointe vers l’aval. Un sifflement retentit. Soudain, sa roue repart, mais à rebours cette fois, plus puissante, plus vaillante. Ses larges tambours brassent des mètres cubes d’eau, frappant de toutes leurs forces comme pour régler leurs comptes avec ce maudit fleuve. Les tambours cognent si fort que des éclats de racines valdinguent alentour.
Emmy en a déjà vu, des approches mal finir. L’an dernier, un triple pont bien plus gros que le Natchez a fini par le fond.
En haut de la passerelle, un matelot pivote et jette devant lui la glène de cordage. Un badaud sur le quai s’en empare et la noue. La passerelle se déploie. C’est bon ! Tout va bien. La foule s’avance. Emmy cherche sur le pont, parmi les passagers, le visage inconnu de son père, comme l’aimant cherche la paille. Elle guette l’évidence, armée de tous les indices qu’elle amasse depuis des années. Grand. Blond. Yeux clairs. Aujourd’hui la trentaine. Pourvu qu’il tienne parole. »
Sébastien Spitzer est traducteur et journaliste. Son premier roman Ces rêves qu’on piétine a reçu un formidable accueil critique et public. Il a été le lauréat de nombreux prix (prix Stanislas, Talents Cultura, Roblès). Avec Le Cœur battant du monde, il fut finaliste du Goncourt des Lycéens 2020. (Source: Éditions Albin Michel)
En deux mots:
Après avoir été hôtesse de l’air, Talitha s’offre un voyage Paris-Singapour pour… écrire, repliée dans son cocon. Mais ce voyage ne va se dérouler selon ses plans, le copilote et les passagers vont en décider autrement. Un étonnant huis-clos au-dessus des nuages.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
Huis-clos à 10700 mètres
Dans une version moderne du drame avec unité de lieu, Caroline Tiné a imaginé avec Tomber du ciel un huis-clos à bord d’un A-380. Introspection, rebondissements et étonnant épilogue à la clé.
C’est une histoire de ciel. De ce ciel où est partie bien trop tôt la mère de la narratrice, la laissant avec la nostalgie de son parfum, ses robes indiennes et sa liberté. De ce ciel dont elle imaginait tomber quand elle était enfant, après la séparation de ses parents. Elle devait alors prendre l’avion seule pour rejoindre la côte ouest où vivait désormais son père, augmentant sa peine et son désarroi. De ce ciel aussi qu’elle a choisi de dompter en devenant hôtesse de l’air, préférant une vie dans les nuages à cette terre ingrate: «Désormais, quand je vole, je deviens avion. Et je déguste ce moment privilégié où le relief cède la place au rien. Être si près du ciel m’a permis de comprendre qu’on ne peut pas tout comprendre. Que l’infini existe ».
C’est enfin de ce ciel qu’elle veut faire entendre sa voix. Elle a pris l’habitude d’écrire sur son ordinateur portable quand elle est au-delà des nuages et elle va profiter des quelque treize heures de vol entre Paris et Singapour pour conclure le récit de sa vie, de ses voyages et de ses rencontres. Tout comme cet Airbus A-380 qui effectue l’un de ses derniers voyages, elle entend boucler la boucle.
L’ambiance semble du reste parfaitement s’adapter à son objectif. Elle connaît très bien l’avion, mais aussi une partie de l’équipage, en particulier l’hôtesse et le co-pilote. Et son entourage semble parfaitement paisible. Mais même à plus de 10000m d’altitude, il faut se méfier des apparences…
Caroline Tiné nous réserve quelque surprises, mêlant habilement l’histoire de Talitha à celles de quelques passagers qui la côtoient. Saul, le copilote, est en pleine dépression. Après avoir appris que l’avion qu’il avait appris à maîtriser à la perfection cessait son exploitation commerciale, «il s’est senti tomber du ciel, descendre aux enfers, comme une bête malade sur le point d’être achevée». Un état d’esprit loin d’être rassurant pour les passagers dont il a la charge.
On imagine que Marie-Ange Leroux, spécialiste des objets d’art et des transactions dans les port-francs, est de meilleure humeur. Ne vient-elle pas de signer un contrat de travail à Singapour qui lui assure un bel avenir? Elle n’est cependant sûre de rien et, à l’image des feuilles de son contrat qui s’envolent lorsque des turbulences secouent l’appareil, son équilibre est instable. D’autant qu’elle essaie d’oublier une déception sentimentale. Sans oublier le petit chien qui voyage dans son sac à main.
Leïla, assise un plus loin, observe avec avidité ses voisines. Son sport favori consistant à deviner qui se cache derrière les visages de ses voisins. Atteinte du syndrome d’Asperger, elle calcule et déduit, ira jusqu’à télécharger le contenu de l’ordinateur de Talitha pour en savoir davantage sur ce qui se trame dans cet avion et rêve de visiter le cockpit. Reste Anil Shankar, l’homme qui a pris place au bar, et qui va être victime d’un malaise alors que les turbulences s’aggravent.
Autant de destins individuels désormais liés dans ce roman choral que la romancière va prendre un malin plaisir à faire ricocher de l’un à l’autre comme une boule de billard à la trajectoire de plus en plus aléatoire. Car il semble bien que toutes les tentatives faites pour reprendre le contrôle de leur existence soient vouées à l’échec. Il est vrai que tous ont quelque chose à oublier…
Sans dévoiler l’épilogue de ce roman, on dira que même la destination finale du voyage sera remise en question, confirmant ce que disait Christophe Colomb il y a déjà quelques siècles: «On ne va jamais aussi loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va». Caroline Tiné nous en apporte ici une belle démonstration.
Playlist
«La version de I Put a Spell on You chantée par le groupe Creedence Clearwater Revival au festival de Woodstock était la mélodie préférée de ma mère. Je l’ai entendue toute mon enfance, avec parfois une variante très peu connue fredonnée par Bob Dylan en hommage à son créateur Jay Hawkins, quand les deux artistes déambulaient dans les rues de Greenwich Village à New York. Ma mère adorait parler des années 60. De l’atmosphère qui régnait dans les lieux modestes et magiques où se retrouvaient les artistes… »
Tomber du ciel
Caroline Tiné
Éditions Presses de la Cité
Roman
192 p., 17 €
EAN 9782258194045
Paru le 17/09/2020
Où?
Le roman se déroule en avion, sur la ligne Paris-Singapour, mais on y évoque aussi New York, la Côte ouest, Paris, et Chennai en Chine.
Quand?
L’action se situe de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Avec un regard plein de finesse et d’humanité, Caroline Tiné nous plonge dans un étrange huis clos.
«J’ai cessé d’être hôtesse il y a un an pour me mettre à écrire et me sortir des poisons de la tête. Seulement en avion. La nuit dans le ciel me chuchote les mots effacés dans l’enfance. Et l’odeur du feutre des fauteuils imprégnés de strates d’intimité et de vies inconnues me rapproche d’une humanité dont j’essaie de pénétrer les secrets.»
Vol de nuit Paris-Singapour à bord d’un Airbus A380. Talitha se met dans sa bulle. A son côté, une adolescente très particulière. Plus loin, une femme fait le deuil d’amours malheureuses et cajole son chien minuscule. Dans le cockpit, le copilote est en proie à ses démons. Et l’homme sans âge, Anil Shankar, qui revient de son ashram, est prêt pour le dernier voyage.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Prologue
Petite fille, je prenais l’avion toute seule pour aller chez mon père en vacances. Je priais pour que l’avion s’écrase. Pour ne pas avoir à choisir entre mes deux parents. Je savais qu’il n’y aurait pas de survivants. Que le choc est fatal. Qu’on n’a pas le temps de souffrir. J’avais une excuse pour disparaître. Je n’y étais pour rien. Ce n’était pas de ma faute.
Les préparatifs de mon voyage étaient toujours compliqués. Coups de fil interminables, soupirs, cris, chuchotements. J’aurais voulu être invisible. Ne pas exister. Ne pas être abritée derrière la pancarte autour du cou des enfants seuls, les UM1. J’étais prête à ce que la vie s’arrête. Je me sentais déjà vieille.
Le rêve de l’avion qui s’écrase est resté présent pendant toute mon enfance. La nuit et aussi le jour quand les pensées s’échappaient. Au début, je ne regardais jamais par le hublot. J’insistais pour avoir le siège côté couloir. Mais les enfants ont rarement le choix. Je restais assise droite sur mon siège. Pas question de tourner la tête. J’entendais d’autres enfants vomir dans les sacs en papier. Je vivais un enfer intérieur. Puis la vie continuait.
Avec l’adolescence, le rêve a fait des progrès. Il est devenu plus doux, plus raisonnable. Je me suis entraînée pour survivre. A modifier ma conscience. A concentrer mon attention sur un point de plus en plus précis. Jusqu’à ce qu’il se transforme en une étoile qui danse. J’ai eu raison d’être patiente. La peur a changé d’intensité comme une voix qui aurait mué. En rêvant de terreur, je me suis vaccinée contre la terreur. Le risque de crash est resté là, en filigrane. Un repère. Un rêve d’enfant.
C’est ainsi que les voyages en avion ont pris une place très particulière dans ma tête, et que le rêve s’est imposé comme mon complice, mon double. Je suis émerveillée par la terre vue d’en haut. La mer qui bouge, sinueuse comme une hallucination. Les rivières qui se délavent dans l’océan. Les nuages qui s’empourprent ou menacent. Les forêts qui griffonnent un magma confus sur les plaines ou les montagnes. Désormais, quand je vole, je deviens avion. Et je déguste ce moment privilégié où le relief cède la place au rien. Être si près du ciel m’a permis de comprendre qu’on ne peut pas tout comprendre. Que l’infini existe.
Talitha
Mes parents s’étaient rencontrés au concert de Woodstock aux États-Unis en 1969. C’étaient des hippies fantasques qui avaient vécu les années 60, la drogue, la vie en communauté. Ma mère était française, mon père américain. J’ai été conçue à New York, l’idylle fut brève, ma mère est rentrée à Paris avec moi. Mon père, qui était guitariste de rock, est resté aux États-Unis. Je prenais l’avion plusieurs fois par an pour le retrouver. Il était affectueux, semblait toujours content de me voir. Nous passions beaucoup de temps enfermés dans les grands bus des tournées. Pendant les concerts je restais backstage1, près des baffles. J’étais la mascotte des musiciens. Tout le monde m’aimait, s’occupait de moi. On me confectionnait des lits de fortune dans les loges quand je tombais de sommeil. Je souriais comme un automate, une jolie petite fille qui s’adaptait à toutes les situations. Au fond de moi c’était une autre histoire. D’ici peu, je retournerais chez ma mère. Je prierais à nouveau pour que l’avion s’écrase. C’était mon cauchemar intime, mon secret.
Je n’avais d’autre choix que d’attendre que le temps passe. L’ennui apprend à penser. Pendant les concerts où les décibels me vrillaient les oreilles. Ou quand tout le monde fumait des joints. Grâce aux effluves de cannabis, ma pensée devenait lente et enfin je m’endormais. Je n’ai jamais oublié l’odeur âcre et intense de l’herbe ; quand je la respire aujourd’hui dans les rues de New York, d’où elle émane comme un fantôme – je ne comprends jamais d’où elle sort –, je repense à la douceur de l’enfance. Et mon cœur se serre.
Plus tard, des années plus tard, j’ai vraiment apprécié la musique de mon père. Mais pendant toutes les années qu’on appelle l’enfance j’ai fabriqué ma maison bancale. Celle de ni mon père ni ma mère. Ma mère me manquait quand j’étais chez mon père. J’avais l’habitude de passer beaucoup de temps dans les bras de ma mère. J’aimais cette sensation que nous étions perdues l’une dans l’autre. Si elle téléphonait alors que j’étais chez mon père, je refusais de lui parler. Je me mettais à hurler et même à me rouler par terre. Personne n’a jamais compris pourquoi, moi non plus d’ailleurs. J’étais comme un chat voyageur abandonné, qui tentait de se débrouiller en terre étrangère.
La certitude d’être différente a envahi tout l’espace dans ma tête. Il ne restait aucune case libre pour autre chose que mon rêve de crash. Je suis devenue solitaire. Je ne pouvais pas partager ces pensées avec des gens de mon âge, ni avec les autres. J’étais seule dans ma bulle. Ce rêve baroque m’a permis de trouver ma voie, plus tard, ou du moins une voie. Je suis devenue hôtesse de l’air, après avoir fait des études de lettres. Ce choix avait semblé étrange à mon entourage. Je savais ce que je faisais, j’avais mes raisons.
J’ai été hôtesse puis chef de cabine pendant dix ans. Grâce à quoi je bénéficie aujourd’hui encore, quand je voyage, de tarifs spéciaux. Je peux prendre quatre vols internationaux par an sans réserver à condition qu’il y ait des sièges disponibles. L’avion est devenu ma famille volante, un huis clos miniature, qui retourne le monde extérieur vers mon monde intérieur. J’y puise un moment de divagation. Je deviens une exploratrice de la vie que j’observe en face, en arrière, en avant. Les équations que je ne sais pas résoudre quand je suis à terre s’évanouissent au rythme de l’avion qui décolle, remisées dans un grenier tels des objets oubliés.
Qui n’a pas rêvé de s’élever dans les airs, regarder la terre comme un cliché panoramique, résumé à des formes essentielles et lointaines, se sentir ailleurs, étranger à soi-même ?
Dès que je m’envole, je me sens libre, grisée par l’aventure, la rencontre avec le bleu dur du ciel qui surgit après une épaisse couche de nuages, pas un bleu de conte de fées, un éclat soudain, un électrochoc. Les sensations extrêmes me bercent, allègent mon corps et ma tête. Avec le ciel je cesse de ruminer et je me consacre aux passagers. Ceux qui sont montés à bord fatigués, anxieux, de mauvaise humeur finissent par ronronner comme des chats. Ils recherchent la meilleure position sur leur fauteuil, s’étirent et bâillent, enlacent leur coussin, ou restent tendus parce que le ciel leur fait peur, dans tous les cas ils confient leur destin à une grosse machine qui prend leurs soucis en charge. Après le décollage, presque tous ont le front détendu, une amorce de sourire aux lèvres, l’envie de vivre une parenthèse. Il y aura peut-être des rencontres inattendues, des disputes ou des coups de foudre, des cadeaux du ciel.
Il m’est souvent arrivé d’embarquer au dernier moment pour une destination que je ne connaissais pas la veille. Et de faire le retour dans la foulée. Je suis indifférente au jetlag, parce que je vis au rythme des avions. J’ai fait du saut en parachute pour tester ma résistance. C’était une erreur, sauter dans le vide ne me convient pas. Je n’ai pas de désir pour ce genre de sensation forte. J’aime être à l’abri dans une carlingue. Là-haut, j’existe. Et je pense.
De tous les avions sur lesquels j’ai voyagé, l’Airbus A380 est mon préféré. Gros, lourd, pataud, presque démodé, un peu gauche dans ses manœuvres à cause de son poids et de l’envergure de ses grandes ailes. Mais il est rassurant comme un fauve domestiqué, qui dissimulerait sa force sous une élégante modestie acquise avec l’expérience. S’il pouvait parler, il s’exprimerait comme un vieux pilote tendre et bougon à qui on ne la fait pas, ou plus. Il est moins séduisant que le Boeing 777. Mais sa sobriété est son atout. Le design est minimaliste comme dans un loft de six cents mètres carrés teinté de gris. Je suis experte dans les qualités que j’attends d’un avion. Le confort de l’A380 est subtil. Rien ne se voit, tout se ressent. La discrétion des turbulences. Le grand espace pour les jambes. Les repose-tête qui prodiguent un agréable massage de la nuque. Et surtout le silence. Feutré, palpable. Murmure incongru chez un monstre de cette taille. Pour atténuer le bruit, on a agrandi les moteurs Rolls Royce et calé un piège à décibels entre chaque réacteur et son enveloppe extérieure : un cylindre, obtenu à partir de plusieurs couches de composite qui capturent une partie des sons avant de les étouffer. J’aime tous ces détails techniques chargés de vibrations poétiques.
Aujourd’hui, pendant les 10 578 kilomètres de ce vol Paris-Singapour qui durera entre douze et treize heures selon la vitesse des vents, je serai dans ma bulle. C’est un vol de nuit. Je vais écrire alors que les passagers dormiront. Puis j’irai dormir à l’hôtel après l’atterrissage. Et je reprendrai un vol de Singapour à Paris.
Je vis à l’envers et j’aime ça.
J’ai cessé d’être hôtesse il y a juste un an pour me mettre à écrire. Je travaille comme pigiste pour un magazine spécialisé dans les voyages, ce qui me permet de continuer à parcourir le globe. Mais j’écris aussi pour me sortir des poisons de la tête. Seulement en avion. La nuit dans le ciel me chuchote les mots effacés dans l’enfance. L’écriture me répare. Et l’odeur du feutre des fauteuils imprégnés de strates d’intimité et de vies inconnues me rapproche d’une humanité dont j’essaie de pénétrer les secrets.
Je suis assise sur le pont supérieur au premier rang de la partie qui s’appelle premium parce qu’elle est mieux qu’éco et moins bien que business. A la place 80K, côté couloir. C’est parfait pour poser mon ordinateur sur la tablette ou sur mes genoux, sans personne devant moi.
Nous sommes sur le point de décoller pour Singapour. Le soleil s’est couché sur l’aéroport Charles-de-Gaulle. Il ne fait pas encore nuit. Certains nuages sont teintés de rose. Des lumières scintillent par endroits. Je quitte le réel pour entrer dans un clair-obscur tamisé. Dans le monde des avions, les bruits de la vie sont atténués et les sensations ralenties. Une ado qui voyage seule est assise à ma droite près du hublot. Elle m’a été confiée par Cheryl, la chef de cabine qui fait aujourd’hui le travail dont j’étais chargée ces dernières années. Elle serre les dents. Elle regarde droit devant elle. Elle a les mains agrippées à son siège. Très belle, métisse au teint mat, aux cheveux noirs et bouclés, elle a un regard intense. Elle dit : je m’appelle Leïla, j’ai peur du ciel. Elle a une voix étonnamment grave. Elle a quinze ans, c’est écrit sur sa fiche UM.
J’hésite à lui laisser ma place côté couloir, je me souviens de ma terreur du hublot quand j’étais enfant. Mais pendant le vol j’aurai besoin d’être libre de mes mouvements. De marcher dans les allées. D’aller parfois au bar. Si elle est inquiète, je saurai la rassurer. J’ai l’habitude.
J’ai la tête bien calée dans mon fauteuil. Les yeux mi-clos, je me laisse aller à la torpeur qui précède les envols. Je savoure la préparation du décollage. Ce moment où l’avion va engager une lutte contre son poids, se préparer à fendre le vent pour faire voler le plus lourd que l’air. Il est massif comme un éléphant. Il occuperait un terrain de foot de quatre-vingts mètres de côté. Il bouge d’abord à reculons. Il est guidé par les petits hommes en jaune au sol. Il s’arrête, repart de l’avant, tourne à droite, puis à gauche pour rejoindre la piste. Je ferme les yeux. J’écoute vibrer en moi la puissance de cette incroyable horlogerie mécanique. Qui déplace plus de deux cent cinquante tonnes, sans compter le poids des passagers, avec élégance. Au son de la musique du moteur qui monte en gamme.
Je me penche vers ma voisine. Elle a les yeux écarquillés. Les phalanges de ses mains sont blanches tant elle est cramponnée à son fauteuil. Alors je lui raconte. Que les immenses ailes de l’avion sont en train d’ouvrir et fermer les ailerons parfois appelés flaperons qui vont assurer leur équilibre en vol. Que la carlingue, le corps de l’avion, porte aussi le joli nom de fuselage. Que les quatre moteurs s’appellent réacteurs parce qu’ils sont entraînés à réagir à tous les dangers. J’entends le commandant de bord se présenter. Parler au nom de l’équipage qui comprend deux pilotes, et vingt membres d’équipage. Il précise que l’un des stewards parle le farsi. L’anecdote fait sourire Leïla. Je raconte que l’avion est guidé jusqu’à la piste par un convoi de voitures qui clignotent. Que l’on voit au loin des avions en approche qui vont atterrir. Que l’on passe devant des hangars luxueux qui abritent des avions au repos. Que deux hôtesses se sont assises sur les sièges qui nous font face contre le panneau nous séparant de la classe business. Qu’elles ont attaché leurs ceintures à l’aide de bretelles qui soulignent leurs silhouettes. L’avion se met en piste. Marque un stop avant de prendre son élan. Je montre à Leïla l’écran face à elle. L’avion y apparaît comme un très gros oiseau blanc, un aigle royal. Sur fond de fin de soleil couchant commence l’envol. Lourd et léger. Effrayant et rassurant. Nous sommes déjà à mille mètres d’altitude. Dans une demi-heure nous aurons atteint les dix mille mètres. Notre altitude de croisière.
Leïla s’est assoupie. Comme une enfant à la fin d’une histoire. Je fais le vide en moi pour renouer avec l’état que je ne trouve pas au sol. Je n’aime pas la terre. Le vacarme du monde m’effraie. J’aime être bercée dans mon fauteuil en forme de coque qui ressemble à un lit d’enfant.
La plongée en moi-même est d’abord visuelle. Je tourne autour de cercles concentriques fermés. Je guette la trouée qui se prépare. Des images de douceur disparue vont émerger. Je deviens alors une éponge. Qui peu à peu efface le lieu, les gens. Je ne vois plus rien. Je suis seule. Au fond de moi. Je creuse. Je plante des balises sur des repères. J’aime les monologues intérieurs que requiert l’écriture. Sa monotonie paisible.
J’ai choisi d’effectuer ce trajet sur cet ogre géant assemblé à partir de quatre millions de pièces et cinq cents kilomètres de câbles, parce que, d’ici un an, il ne sera plus fabriqué. Après douze ans de bons et loyaux services, le fleuron d’Airbus a cessé de plaire. Pas rentable, trop gros, trop cher, trop tout. J’ai tant aimé la générosité de ses fauteuils, le son profond de ses moteurs, obsédant comme la voix de Leonard Cohen… Je suis sensible aux fins de quelque chose, aux derniers hommages. Si cet avion s’écrase, je ne peux jamais m’empêcher d’y penser, cinq cent seize passagers et vingt membres d’équipage seront réduits à l’état de confettis.
Saul
Il étouffe dans le cockpit. Il manque d’air. Il voudrait créer un trou de souris, l’élargir jusqu’à ce que la pression l’aspire à l’extérieur, le débarrasse de la vie. Mais il change d’avis lorsqu’il se retrouve seul dans la nuit au-dessus d’un océan troublé seulement par un bateau qui vogue, qu’il y a plus d’étoiles dans le ciel qu’il n’en verra jamais, que peut-être la lune se lève, alors que l’avion gronde doucement. Il voit un monde que les autres ne voient pas. Il ne pourrait pas ne pas être pilote.
C’était vrai jusqu’à ces derniers temps. Il s’est arrêté quelques semaines sur ordre du psychiatre. Il ne veut pas en parler, c’est un secret entre le médecin et lui. Il a invoqué une grosse fatigue et des soucis familiaux. Il souffre de baisses de moral mais pas de dépression sévère comme le prétend l’homme de l’art. Il est atterré par sa fragilité. Pendant les deux mois où il n’a pas volé, il s’est réveillé chaque nuit à trois heures du matin, avec des idées noires et cette insoutenable impression d’être au bord de l’explosion, qu’il n’y avait aucune solution à son mal-être. Sa vie de famille est un cauchemar, ses enfants le fuient, il ne les voit jamais. Sa femme ne supporte pas sa présence quotidienne, elle s’était habituée à son absence seize à dix-huit jours par mois.
Son métier, pilote de ligne, lui a toujours permis d’être un nomade de luxe, étranger à la vraie vie, coupé de la réalité sociale. Il aime déambuler dans des hôtels anonymes, comme un zombie en perpétuel décalage. Un autiste d’un certain genre. Il a tout raté, il dérange tout le monde, il ne sert à rien. Il ne manque à personne. L’angoisse le tue à petit feu, la nuit, toutes les nuits, quand il se réveille en nage et en sursaut. Et le matin quand le noir devient gris et glauque et qu’il est allongé comme un mort. S’il se lève, s’il passe à la position debout, l’oppression s’atténue légèrement, la boule du plexus se dissout en des minutes qui paraissent un siècle. Et il se dit qu’il n’en peut plus de ne pas être là-haut toute la nuit à regarder les étoiles. Chaque jour le manège recommence. Il s’affaiblit. Il lui faut une énergie folle pour supporter cet état, n’être jamais détendu, bien qu’au fil des journées le carcan parfois se soit desserré, grâce aux antidépresseurs du Dr M. Mais chut il ne faut pas en parler, il a jeté ces boîtes violettes de cachets dont on aurait sans doute pu détecter la substance dans les analyses. Est-ce déjà l’angoisse de la mort, se sentir inutile, totalement seul, au bord de l’abîme, à seulement quarante et un ans ? L’âge de son père quand il s’est balancé par la fenêtre, un matin de Noël. Il en veut encore à ce père qui n’a pensé qu’à lui, qui a laissé tomber son fils en tombant lui-même.
Depuis ce jour, il a décidé de tracer sa frontière entre le bien et le mal. Mais il manque de courage, il n’ose pas afficher ses opinions haut et fort, il se tient toujours en retrait, comme s’il se trouvait à un niveau inférieur aux autres ; il cache au fond de lui le monstre qui est en train de le ronger, de détériorer ses viscères, de pénétrer les parois de son cerveau. Le Dr M. lui a conseillé d’arrêter de voler pour une durée indéterminée, mais lui l’a convaincu que tout allait mieux au bout de deux mois, il ne veut pas risquer de repasser au simulateur, ce qui est obligatoire après trois mois sans atterrissage ou décollage. Il a un besoin vital de voler, d’être isolé dans un avion, de renouer avec son addiction. C’est le seul lieu où il se supporte, où il éprouve un semblant de quelque chose, un zeste d’enthousiasme, non, c’est un mot trop fort, disons un début d’envie d’ouvrir les yeux, d’agir, de ressentir, sans le ciel il est un mort-vivant.
Il est capable de diriger un avion de deux cent cinquante tonnes pour traverser une zone de turbulences, mais il assiste, impuissant, à sa lente destruction souterraine. Il voit le commandant de bord le regarder en coin, alors il relève la tête et sourit comme si de rien n’était. Quand, avant le vol, le commandant a réparti la rotation des temps de repos entre le copilote, le pilote mécanicien et lui-même, sachant que sur un long-courrier de treize heures il doit en principe toujours y avoir deux pilotes aux commandes, il a marqué un temps d’arrêt en le regardant, comme s’il hésitait à le laisser prendre sa place en son absence. Comme s’il était si transparent que sa déliquescence était visible. Il s’est senti humilié, mais il a l’habitude d’encaisser sans rien dire. L’humiliation est devenue son pain quotidien, elle le plonge chaque jour un peu plus au fond du trou, et c’est ce qu’il mérite.
Il pense à sa mère qui était pilote elle aussi, pilote de voltige, elle aimait se poser sur la plume, sur une roue, faire des montées en chandelle. Elle était capable de prendre des risques avec légèreté, de ne pas se laisser engloutir par le chagrin et les états d’âme. Elle a élevé seule ses trois fils sans jamais se plaindre.
Il a grandi dans une de ces villes paisibles de l’est de la France où les gens mènent une existence de troupeau. Avec le nom de son père, d’origine israélienne, Melmoth ; son prénom, Saul, ne lui a pas amené que des amis, mais il est fier de le porter, parce qu’il lui rappelle que ses racines sont obscures et que son histoire est liée à l’errance. C’est pour cette raison peut-être qu’il rôde dans le ciel, sans se soucier d’aucun centre de gravité, souriant aux étoiles qui lui font signe à travers le pare-brise du cockpit offrant une vue à cent quatre-vingts degrés. Il aimerait continuer à parler dans sa tête comme un enfant seul. Et ne jamais redescendre.
Il a hésité entre l’aviation et le kibboutz, mais sa mère, qui n’est pas juive – il s’est toujours demandé si elle n’était pas antisémite tant elle semblait mépriser son père –, a décidé pour lui. Ce serait d’abord l’aviation, pour le reste on verrait plus tard, quand il serait enfin commandant de bord. Sur ce vol il est assis à droite, mais il a les mêmes qualifications techniques que le commandant assis à gauche, c’est juste l’ancienneté qui diffère, il lui faudra encore attendre pour avoir son grade. Mais au fond, a-t-il vraiment envie d’être responsable d’un vol?
Saul Melmoth vole sur Airbus depuis plus de quinze ans. Il a suivi une formation intense, longue et minutieuse, pour piloter un A380. Il était reconnu comme l’un des meilleurs dans cette école symbole d’excellence dans l’aviation, avec la promesse d’une carrière de premier plan. Il a tout appris de ce géant des airs, qui l’a façonné, étonné, éduqué, a ouvert son cœur à des sentiments aussi profonds qu’une histoire d’amour. Il le tient d’une seule main tant il le connaît, mais il continue d’être émerveillé par ses performances, l’intensité des sensations qu’il procure, la dimension sacrée dont il enveloppe le ciel. L’A380 restera son mentor, le guide spirituel qui lui a fait effleurer une perfection dont il ne soupçonnait pas l’existence.
Quand il a appris que sa production allait s’arrêter après douze ans seulement d’existence, juste au moment où son maniement n’avait plus aucun secret pour lui, où ils étaient si proches que l’avion comptait plus qu’une personne humaine, son cœur s’est arrêté de battre. Il s’est senti tomber du ciel, descendre aux enfers, comme une bête malade sur le point d’être achevée.
Il était quelqu’un, son uniforme en fait foi, il est en train de devenir un raté des airs, sa vie s’écroule. Il se demande comment il va supporter cette traversée vers Singapour, treize heures à regarder droit devant lui, à soutenir le regard goguenard du commandant qui a su, lui, assurer ses arrières, qui a postulé pour devenir instructeur, qui continue à porter la fierté Airbus comme un éclair invisible gravé sur le front.
Tandis qu’est planté dans le cœur meurtri de l’inexistant copilote le mot échec, qui lui donne envie de se désagréger là, sur place, en plein milieu d’un monde sans avenir.
Seras-tu capable de vaincre tes peurs? D’ordonner à cette voix qui te parle, qui est toi sans être toi, de se taire? Tu as peur d’entendre d’autres voix, tu te sens coupé en deux. Mais que fais-tu pour te reprendre en main? Tu n’es centré que sur tes soucis. Et puis tu bois en cachette, des mignonnettes de gin ou de vodka, que tu fais disparaître en douce dans les sacs-poubelle de la cabine des stewards, pour te donner du courage, au risque de perdre ton avenir.
Tu as fait de ta vie une misérable cachotterie.
Extrait
« Talitha regarde autour d’elle, ils sont seuls, il sent l’alcool. Il essaie de trouver des mots, mais aucun son ne sort, si, toujours ce grognement bestial. Le titre du film Y a-t-il un pilote dans l’avion? traverse l’esprit de Talitha, et puis elle se dit qu’il faut agir, le mettre de côté, le neutraliser sans le dénoncer, tout le monde peut craquer dans la vie. Par certains aspects il lui rappelle Ferdinand dans ses moments perdus, elle ne sait pas pourquoi elle pense qu’ils sont tous deux des hommes refusant d’être responsables de leur destin, qu’ils préfèrent déplorer le gâchis de leur existence plutôt que de réparer ce qui cloche, que c’est peut-être le lot des hommes d’être des anti-héros qui s’en remettent aux femmes, qui, elles, sont plus douées pour la vie simple, ou normale, et cætera. Sur ce couplet, la nuit, en avion, aux abords d’un cockpit délaissé par un pilote ivre mort, on peut refaire le monde, se raconter toute une histoire avant de trouver l’énergie de passer à l’action.
En l’occurrence il faut que Talitha couche ce géant intranquille qui s’accroche à elle, prêt à les entraîner tous les deux dans un sombre cauchemar. Il est inutile qu’elle lui parle, il n’est pas en état d’entendre; elle se borne à murmurer quelques mots idiots tout en essayant de l’attirer par la manche vers l’espace de repos très exigu réservé à l’équipage, dont les passagers ne connaissent pas l’existence. »
À propos de l’auteur
Longtemps directrice de la rédaction de Marie Claire Maison, Caroline Tiné a publié trois romans : L’Immeuble (Albin Michel), prix du Premier Roman, en 1990, Le Roman de Balthazar (Albin Michel) en 1993, Le Fil de Yo (JC Lattès) en 2015. (Source: Presses de la Cité)
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