En deux mots
Une jeune femme est retenue prisonnière, un prof de grec est assassiné non loin de l’Université populaire où il enseigne et un attentat terroriste endeuille Strasbourg. Le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope se souviendront longtemps de ce 11 décembre 2018 et de leurs enquêtes.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Rapt, homicide(s) et terrorisme
Pour la nouvelle enquête du duo formé par le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope, Dominique Gouillart n’a pas lésiné sur les moyens, nous offrant une enquête qui va aussi s’appuyer sur l’Histoire alsacienne mouvementée pour nous offrir une «enquête rhénane» haletante.
Malika n’a plus vraiment la notion du temps en ce 11 décembre 2018, car cela fait de longues heures qu’elle est séquestrée dans ce qui ressemble à une cave. La drogue qu’elle est contrainte d’ingurgiter rend sa mémoire défaillante. Le commissaire Landrini en revanche n’oubliera pas de sitôt cette date. Il était paisiblement en train de manger une choucroute lorsqu’il a reconnu les rues de Strasbourg sur les chaînes d’information qui relataient l’attentat terroriste en cours et la recherche active du ou des fauteurs de trouble. Son téléphone a toutefois mis du temps à sonner et n’a pas manquer de le surprendre. Au lieu d’apporter du renfort à ses collègues, il a été chargé d’enquêter sur un meurtre mystérieux commis rue des Bains. Un enseignant de grec à l’Université populaire avait été retrouvé bardé de deux entailles profondes gisant sur le trottoir.
L’enquête ne s’annonce guère aisée avec si peu d’indices. Alors, il faut commencer par dérouler les leçons de base, essayer l’enquête de voisinage, demander aux voisins ce qu’ils ont pu voir ou entendre, approcher les collègues et les étudiants.
Tandis que le policier et la journaliste se démènent, Malika se morfond dans sa cellule, essayant avec peine de lutter contre les drogues qu’on lui administre pour tenter de structurer ses pensées. Mais son esprit vagabonde, l’entraîne en Grèce où elle a passé des vacances sur un voilier avec sept autres personnes. Elle avait profité du désistement de sa sœur blessée pour rejoindre ce groupe et répondre à l’invitation du professeur aujourd’hui décédé. Sans savoir pourquoi ces images lui reviennent, elle revoit parfaitement la victime, le couple Bartel et les autres occupants. Des informations qui seraient bien utiles à Landrini qui commence cependant à dérouler le fil ténu de son enquête.
En explorant l’appartement et l’ordinateur de l’enseignant, il a pu découvrir qu’il rédigeait des chroniques sous le pseudonyme de Pantaleon pour mettre en garde contre des complotistes qu’il annonçait vouloir dénoncer prochainement. Une piste à explorer, tout comme celle qui conduit chez Wagner. Mais c’est Ira qui va finir par comprendre que c’est sur les photos de vacances prises en Grèce que se trouve la clé de l’enquête.
En tant que membre éminente active de la Société d’Études holmésiennes, Dominique Gouillart joue parfaitement sur le registre des indices semés au fil du récit, sans oublier les fausses pistes et les rebondissements, ce qui rend ce suspense fort agréable à lire. Mais l’intérêt de son récit est double, car il explore aussi le passé tourmenté de la région, celui qui donne son titre au livre, et qui va bien au-delà de la musique de Wagner. On y arpente les rues de Strasbourg comme c’était le cas dans ses précédents romans, «Échec à la reine» (2018) et «Le Monstre vert de Strasbourg» (2021) et on remonte le temps, lorsque l’Alsace était tour à tour allemande puis française. Des bouleversements qui ont donné lieu à bien des histoires et légendes dont les esprits curieux comme celui de Dominique Gouillart fait son miel. Et nous régale !
L’Or du Rhin
Dominique Gouillart
Le Verger Éditeur
Polar
200 p., 12 €
EAN 9782845744202
Paru le 4/11/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Strasbourg. On y évoque aussi une croisière au large de la Grèce et les contreforts des Vosges.
Quand?
L’action se déroule en 2018.
Ce qu’en dit l’éditeur
En cette nuit fatale du mardi 11 décembre 2018, Strasbourg est secouée par un attentat qui endeuille brutalement le marché de Noël. Toutes les forces de police sont mobilisées pour courir après le terroriste qui s’est enfui en direction du quartier de Neudorf. Le commissaire Landrini, resté seul de garde, hérite d’un meurtre commis près des bains municipaux, bien trop à l’écart pour être du fait du terroriste.
Rageant de ne pas pouvoir se joindre à ses collègues dans leur traque, il entame ce qui va devenir une enquête d’une grande complexité. Enlèvement, assassinat, manipulation des réseaux informatiques, organisation criminelle internationale, science et pseudo-science, et même l’opéra de Wagner viendront s’entrechoquer dans cette affaire, où la journaliste Ira Hope ne sera pas de trop pour aider le commissaire, qui risquera sa vie.
Cette troisième enquête d’Ira Hope mêle intrigue et rebondissements sur un rythme haletant.
Les premières pages du livre
« L’ampoule rouge qui pendait au plafond dispensait une lumière parcimonieuse et sanglante dans la cave en béton où elle était enfermée. Depuis combien de temps? Malika ne savait plus exactement. Quatre jours? Cinq jours? Régulièrement, quand elle dormait – ce qui était presque toujours le cas -, on venait lui apporter une maigre nourriture et changer le seau hygiénique, mais l’eau qu’elle buvait avait un goût métallique prononcé et la mettait dans un état semi-comateux, qui lui faisait perdre la notion des heures et des jours.
Elle ne maîtrisait pas vraiment ses pensées: c’étaient ses pensées qui s’imposaient à elle, et s’enchaînaient de façon chaotique. Le somnifère, ou l’anxiolytique, en tout cas la drogue qu’on lui administrait, diluée dans l’eau qu’elle était bien obligée de boire sous peine de mourir de soif, lui ôtait toute énergie et effilochait sa lucidité. Le temps vide de tout, sauf d’ombres inquiétantes, s’écoulait seconde par seconde, minute par minute, le passé remontait par bribes incertaines, et le futur se perdait dans les sables de l’angoisse.
Il lui fallait faire un effort extraordinaire pour se rappeler le rond-point de Dorlisheim, encore en travaux, au pied des Vosges – un vendredi soir, lui semblait-il – où elle était sortie de sa voiture pour effectuer un reportage-photos. Elle avait senti un chiffon humide sur sa figure, avec une odeur aigre. C’est tout ce qu’elle se rappelait. Elle s’était ensuite retrouvée dans ce cube de béton, une cave sans doute, dont sa main droite pouvait effleurer le mur de parpaings, et sa main gauche râcler le sol irrégulier. Elle était couchée sur un matelas en mousse qui atténuait la rudesse du sol. Ses pieds pouvaient presque toucher le mur opposé à sa tête, ce qui supposait une distance d’un peu moins de deux mètres. Le mur qui lui faisait face était un peu plus long ; peut-être trois mètres. Ce qui voulait dire, pensait-elle avec effort dans son cerveau ralenti, qu’elle était enfermée dans un local dont la surface faisait cinq ou six mètres carrés.
Quand elle demeurait plus longtemps sans boire, et qu’elle était davantage éveillée, elle observait les variations de la lumière rouge sur les parois. Et puis elle se rendormait, La cave était remarquablement silencieuse. On n’entendait rien. Sauf, de temps à autre, un bruit caractéristique de chaudière qui se rallumait. Cela expliquait pourquoi elle n’avait pas froid.
Des souvenirs très lointains remontaient par bribes dans sa conscience, mais elle n’avait pas le temps de s’y arrêter parce qu’ils s’enfuyaient aussitôt. Elle savait encore qui elle était – Malika -, qui l’avait élevée – Hubert -, quel métier elle exerçait – photographe -, en quelle année on était – 2018 – mais ces flashes surgis d’une sorte de néant ne faisaient que rajouter à sa confusion mentale.
Elle résista à la tentation de boire, pour ne pas retomber dans cet état presque confortable, mais confus, de semi-inconscience narcotique. Qui avait bien pu l’enlever en ce soir de décembre? Pourquoi la séquestrait-on? Elle ne se voyait pas d’ennemis particuliers. Mais pouvait-on savoir? Sa conscience embrumée balayait les cercles de son milieu professionnel, de ses parents, de ses relations nombreuses en France et à l’étranger… Que pouvait-on lui reprocher? D’avoir trop bien réussi, peut-être. Mais de là à l’enlever et à la séquestrer…
On avait certainement signalé sa disparition. Sa sœur, en tout cas, devait forcément s’étonner de son silence: elle avait sûrement averti la police. Une enquête avait été lancée, on interrogeait sa sœur, son père, ses amis. On cherchait quand et où on l’avait vue en dernier, on étudiait ses habitudes et ses derniers rendez-vous, on lançait des hommes à sa recherche…
Et si personne n’avait signalé sa disparition?
On lui donnait bien à manger et à boire, l’air tiédasse circulait librement, elle était encore en vie. Mais pour combien de temps? Qu’est-ce qu’ils voulaient? Obtenir une rançon? La violer? Jusqu’ici, elle n’avait pas été agressée physiquement, mais ça pouvait venir. Un individu venait la ravitailler. Elle l’avait entraperçu: un geôlier vêtu de noir, sinistre. Pourquoi? Le supplice d’un emprisonnement à vie? Quelle horreur!
Elle avait toujours éprouvé de la pitié pour tous ces animaux qu’on voit enfermés dans des cages, condamnés à une détention sans fin. Ils n’avaient pas demandé à subir ce sort. Elle non plus. Un désespoir brutal s’abattit sur elle à l’idée d’être détenue elle aussi, des années durant, dans un cachot aveugle. Flageolante, elle se leva pour aller boire. Entre le confort artificiel de la drogue et l’angoisse de l’éveil, autant choisir la drogue! Elle se recoucha.
La porte métallique s’entrouvrait parfois sur son cerbère… Elle était trop comateuse pour réagir, mais elle le distinguait vaguement entre ses paupières mi-closes: une silhouette haute et maigre; un homme, certainement. Il posait sur le sol un carton de nourriture et changeait le seau. Il jetait un bref coup d’œil en sa direction. Elle distinguait le pantalon noir et le sweat à capuchon rabattu jusqu’à ses yeux. Un violeur ou un tortionnaire? Non! Un homme de main qui exécutait les ordres comme un fonctionnaire? Sans doute. Un salaud, en tout cas.
Ensuite, elle se traînait jusqu’aux provisions: deux très longs sandwichs, quelques bananes et une bouteille d’eau en plastique d’un litre et demi.
La cave sentait les bananes, dont les peaux rendaient une odeur douçâtre; elle exhalait aussi faiblement le vin qui y avait été probablement entreposé. L’image d’une bonne bouteille surgissait pendant quelques secondes, mirage au milieu du désert de la nuit. Une vague odeur de bois était également perceptible. Peu à peu, le narcotique faisait son effet, estompant la terreur de l’enfermement à vie, des sévices qu’on pourrait lui infliger. Le grand escogriffe entraperçu n’avait cherché ni à la tuer, ni à la malmener, ni même à l’approcher. Jusqu’à quand? Hésitait-il? Quel était son rôle, et pourquoi la retenait-il ainsi? De nouvelles images envahissaient sa conscience peu consciente, à la fois molles et heurtées, transférant l’angoisse dans l’au-delà du cauchemar. Elle s’endormait.
Elle ne pouvait pas savoir quelle frénésie avait gagné le monde réel, un monde dont elle était désormais exclue.
Au même moment, vers 21h 00, le commandant Landrini arrivait en voiture à l’angle de la rue des Bains et du boulevard de la Victoire, à Strasbourg. Le trajet en voiture lui avait permis de remettre de l’ordre dans ses idées, chahutées par l’ampleur des problèmes qui se posaient à lui. Conduit par le jeune lieutenant Wolter, récemment intégré dans la brigade, le véhicule avait foncé. Les artères, fantomatiques, étaient totalement désertes: pas un passant, pas une fille pour faire le trottoir, pas une ombre.
La couleur rouge du véhicule des pompiers, dont les zébrures jaunes ressortaient dans la nuit, avait attiré immédiatement leur attention. Ils s’étaient garés juste derrière. La minuscule rue des Bains tire son nom des impressionnants bains municipaux, au style colossal et germanique, que l’Allemagne de Guillaume II a légués à la ville de Strasbourg, et qui la bordent sur la totalité de son flanc est. On pouvait deviner l’imposant bâtiment, brunâtre à cette heure, dont les sommets se perdaient dans la nuit.
Le capitaine des pompiers attendait les deux policiers. Il ne dissimula pas sa satisfaction de les voir arriver. Les bandes jaunes réfléchissantes tranchaient sur sa tenue sombre. Ses joues et son nez étaient rougis par le froid, et de la buée s’exhalait de sa bouche quand il parlait. On était dans la soirée du mardi 11 décembre 2018; des attentats avaient éclaté au centre de Strasbourg. On ne savait plus où donner de la tête, et on appelait déjà le véhicule des pompiers sur un autre site.
L’immeuble moderne, en forme d’équerre, qui faisait le coin du boulevard de la Victoire et de la rue des Bains, avait son entrée sur le boulevard, et la sortie des garages sur la rue. C’est devant cette sortie de garage qu’un passant avait aperçu un corps allongé sur le sol. Incapable de déterminer si l’homme était vivant ou mort, blessé ou ivre mort, il avait immédiatement appelé le 15.
Quand les pompiers étaient arrivés, l’homme était bel et bien mort, et ce n’était plus de leur ressort. Comme le capitaine l’expliqua rapidement à Landrini, ils s’étaient efforcés de ne pas polluer la scène de ce qui était manifestement un crime, puisque deux entailles sanglantes apparaissaient nettement dans le dos de la victime, allongée sur son flanc gauche, la face dirigée vers la paroi métallique de la porte du garage, et les jambes repliées. »
Extrait
« Ira se penche sur une première photo: sept personnes y prennent la pose, debout sur le pont d’un bateau. Ils sont tous en short ou en maillot de bain, bronzés et souriants.
— C’est un ensemble de photos prises en Grèce, commente Sonya: les unes prises par Alex, les autres par Malika, en septembre dernier. Ils m’ont donné les meilleures. Pour moi, c’était une façon de voyager virtuellement, puisque je n’avais pas pu faire le déplacement. Sur l’image que vous, avez là, on voit à gauche les organisateurs du voyage el leurs enfants, les Bartel; au milieu, vous avez Alex. Quand je pense… C’est Malika qui a pris la photo, et on ne la voit pas dessus. Pourvu qu’elle ne soit pas en danger! À droite, vous avez les deux scientifiques du voyage, un chercheur en biologie et son assistant. Est-ce que vous ne remarquez rien ? Non. Au début, Ira ne remarque rien. Mais peu à peu, en bien, une petite idée germe dans sa tête. » p. 142
Dominique Gouillart est arrivée en Alsace pour des raisons professionnelles, séduite par le charme de la région, elle y est restée. Universitaire, elle est spécialiste des Littératures de l’Antiquité, une passion qu’elle a fait partager pendant des années à ses étudiants. L’Antiquité, explique-t-elle, n’est pas une fin en soi: c’est un pont entre passé et présent, une réponse à nos questions et nos angoisses contemporaines à travers les grands mythes antiques. Elle est membre actif de la Société d’Études holmésiennes Les évadés de Dartmoor et a rédigé plusieurs articles et nouvelles dans la revue Le Carnet d’écrou. Elle a publié trois volumes dans la collection «enquêtes rhénanes»: Échec à la reine (2018), Le Monstre vert de Strasbourg (2021) et L’Or du Rhin (2022). (Source: Le Verger Éditeur)
En deux mots
À la tombée du jour, un chien errant se présente aux Bois-Bannis, dans la montagne vosgienne, où vivent Sophie et Grieg, un couple d’artistes qui a choisi de se mettre en marge du monde et de profiter de la nature environnante. Ils vont adopter l’animal baptisé «Yes». Mais cette relation n’est pas sans danger.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
«Yes I said yes I will Yes»
Couronnée par le Prix Femina 2022, Claudie Hunzinger a réussi avec ce roman, qui raconte la rencontre d’un chien errant avec un couple âgé vivant en marge du monde, un cri d’alarme écolo-féministe, mais aussi une belle déclaration d’amour.
La nuit n’était pas encore tombée aux Bois-Bannis, le refuge de Sophie et Grieg, lorsqu’une ombre a pris l’apparence d’un chien errant, ou plus exactement d’une chienne. Sans doute affamée, elle n’a pas tarder à s’approcher. «La fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien.» Après avoir rapidement mangé et bu, la voilà pourtant qui prend la fuite. Elle n’a même pas le temps de répondre au nom que Sophie lui a trouvée, «Yes». Yes comme dans l’envolée de James Joyce, «Yes I said yes I will Yes».
Mais ce n’est que partie remise. Il faut laisser à l’animal, dont on découvrira qu’il a été maltraité, le temps d’accepter l’hospitalité que lui offre Sophie.
Le récit va alors prendre la forme d’une enquête – qu’est-il arrivé à la chienne, d’où vient-elle, que fuit-elle? – et d’une quête, celle qui lie l’homme – ici plus exactement la femme – à l’animal. Yes est adoptée, partage le quotidien de Sophie et Grieg et les accompagne dans leurs excursions au cœur d’une nature menacée.
Ce dernier formant sans doute le cœur du livre. La menace plane en effet sur ces pages, celle d’un environnement qui n’est plus préservé, celle aussi qui accompagne la vieillesse avec laquelle le couple doit composer.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, la venue de Yes est d’abord l’occasion pour Sophie de retrouver une vitalité assoupie, d’interroger sa vie de couple, de repartir explorer son environnement. Conjuguant «l’énergie pure» de Yes et son corps «vieil arbre qui avait perdu le sens de l’équilibre, un peu vacillant, mais avec encore de l’imagination et un reste d’énergie», elle retrouve le goût de ,se tailler vite fait». Quand Grieg se réfugie dans les livres, Sophie préfère «lire le dehors» et comprendre ainsi «qu’on n’est pas emmurés dans notre espèce, une espèce séparée des autres espèces, différente mais pas séparée, et que faire partie des humains n’est qu’une façon très restreinte d’être au monde. Qu’on est plus vaste que ça.»
Claudie Hunzinger trouve alors une langue d’une grande poésie pour accompagner ses escapades. Elle convoque tous les sens pour dire les bruits et les odeurs, les couleurs et les saveurs dans un foisonnement charmant. En courts chapitres, elle tente de conjurer un double compte à rebours funeste, celui qui a été déclenché par le réchauffement climatique – et peut-être bien avant – et celui qui rapproche les humains de leur fin. «Le pire pouvait arriver d’un instant à l’autre. Il était déjà là. On s’était soudain retrouvés dans un temps de charniers humains, animaux, végétaux, comme toujours, mais en accéléré. Un temps d’effroi global. Qui pouvait y échapper? Personne ne pouvait y échapper.»
Alors il reste le bonheur d’être au monde.
Un chien à ma table
Claudie Hunzinger
Éditions Grasset
Roman
288 p., 20,90 €
EAN 9782246831624
Paru le 24/08/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement au Bambois, lieu-dit situé à 750 m d’altitude, adossé au Brézouard, il domine la vallée de Lapoutroie dans les Vosges.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir, une jeune chienne, traînant une sale histoire avec sa chaîne brisée, surgit à la porte d’un vieux couple: Sophie, romancière, qui aime la nature et les marches en forêt et son compagnon Grieg, déjà sorti du monde, dormant le jour et lisant la nuit, survivant grâce à la littérature.
D’où vient cette bête blessée? Qu’a-t-elle vécu? Est-on à sa poursuite?
Son irruption va transformer la vieillesse du monde, celle d’un couple, celle d’une femme, en ode à la vie, nous montrant qu’un autre chemin est possible.
Un chien à ma table relie le féminin révolté et la nature saccagée: si notre époque inquiétante semble menacer notre avenir et celui des livres, les poètes des temps de détresse sauvent ce qu’il nous reste d’humanité.
Les premières pages du livre
« C’était la veille de mon départ, la nuit n’était pas encore là, je l’attendais, assise au seuil de la maison face à la montagne de plus en plus violette ; j’attendais qu’elle arrive, n’attendais personne d’autre qu’elle, la nuit, tout en me disant que les hampes des digitales passées en graines faisaient penser à des Indiens coiffés de leurs plumes sacrées, que les frondes des fougères-aigles avaient jauni, que les milliers de blocs abandonnés sur place, dos, crânes, dents, de la moraine glaciaire surplombant la maison parlaient de chaos, de déroute, presque de la fin d’un monde. Et que ça sentait la pluie. Donc, demain, mettre mes Buffalo, prendre ma parka. Était-ce l’approche de la nuit? La moraine changeait d’intensité. Ses échines bossues tressaillaient d’éclats de mica et pendant de petites fractions de seconde continuaient d’avancer vers moi en claudiquant – quand une ombre s’est détachée de leurs ombres.
J’ai vu cette ombre ramper entre les frondes des fougères. Traverser le campement des digitales. J’ai tout de suite distingué le tronçon de la chaîne brisée. Un fuyard. Il s’approchait. Il m’avait sans doute repérée bien avant que je ne l’aie vu. Un bref moment, les fougères, de taille humaine, me l’ont dérobé, il a réapparu plus loin, il filait. Je m’étais dressée pour mieux suivre sa course. Il a obliqué. Il descendait maintenant droit vers moi. À dix pas, il a ralenti, a hésité, s’est arrêté: un baluchon de poils gris, sale, exténué, famélique, où de larges yeux bruns, soutenant mon regard, m’observaient du fond de leurs prunelles. D’où venait-il? Nous habitions au milieu des forêts, loin de tout. La porte de la maison, dans mon dos, était restée ouverte. J’ai fait quelques pas en arrière, laissant le champ libre. Écoute, je ne m’intéresse pas du tout à toi, je veux juste te préparer une assiette, alors entre, entre, tu peux entrer. Mais l’inconnu refusait d’approcher davantage. D’où tu viens? Qu’est-ce que tu fais là? J’avais baissé la voix. Je chuchotais. Alors, il a fait un pas. Il a franchi le seuil. Je reculais. Il me suivait avec précaution, le besoin de secours plus fort que l’effroi, prêt néanmoins à fuir, posant au ralenti l’une après l’autre ses pattes sur le plancher de la cuisine comme sur la surface gelée d’un étang qui aurait pu se briser. Nous étions tous les deux haletants. Tremblants. On tremblait ensemble.
Dans la nuit qui avait précédé l’arrivée du fuyard, les phares d’une automobile avaient balayé la forêt, allant, revenant, quatre ou cinq fois, avant de disparaître avec lenteur. J’avais remarqué qu’à chaque virage de cette route au loin, quand montait une voiture, ses faisceaux de lumière traçaient aux murs de ma chambre des losanges prodigieux qui en faisaient le tour comme pour m’en débusquer.
Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ; chacun son écosystème. Le mien, fenêtres ouvertes sur la prairie. Le sien, rideaux tirés jour et nuit sur cette sorte de réserve, de resserre, de repaire, de boîte crânienne, mais on aurait pu dire aussi de silo à livres qu’était sa chambre.
Quand celui qui était mon compagnon depuis presque soixante ans, mon vieux grigou, mon gredin, au point que je le surnommais Grieg (lui, les bons jours, m’appelait Fifi, les très bons Biche ou Cibiche, les mauvais Sophie), alors quand Grieg est descendu de sa chambre – barbe de cinq jours, cheveux gris, bandana rouge autour du cou, sans âge et sans se presser, comme quelqu’un à qui on ne la fait pas, revenu de tout, revenu du monde qui ne le surprenait plus, ne l’indignait pas davantage, dont il avait accepté la défaite en même temps que celle de son corps, ce monde auquel il préférait à présent les livres, alors quand il s’est approché, sentant le tabac, la fiction et la nuit qu’il adorait, grognant à son habitude d’avoir été dérangé –, le chien est venu se réfugier à mes pieds où il a roulé sur le dos, m’offrant son ventre piqueté de tétons.
Ça m’est venu en un éclair, and yes I said yes I will yes, je l’ai appelée Yes.
J’ai dit: Je suis là, Yes, et je me suis accroupie, et j’ai passé mes doigts à travers le pelage feutré de son encolure, mêlé de longues tiges de ronces, de feuilles de bouleau, de débris de mousses, et trempé. La fuyarde avait pris la pluie avant nous, elle venait de la pluie, de l’ouest, et sentait le chien mouillé. J’ai cherché s’il y avait une plaque au collier. Au passage, j’ai scruté le pavillon de ses oreilles à la recherche d’une identité, d’un tatouage, de quelque chose, mais rien, sauf une tique que j’ai enlevée avec le crochet en plastique jaune toujours dans la poche de mon pantalon. La chienne se laissait faire. Je lui disais, je suis là, c’est fini, tout va bien. Elle répondait, j’entendais qu’elle me répondait de tout son corps qui s’était remis à trembler pour me signifier sa peur et sa confiance en moi. J’ai aussi compté les doigts de ses larges pattes fourrées, elle en avait quatre plus deux ergots aux pattes arrière. Une race de berger, a dit Grieg penché au-dessus de nous. Et encore une fois j’ai dit je suis là. J’aurais volontiers continué comme ça, et elle aussi, dans la pénombre qui s’avançait, qui nous enveloppait, quand j’ai écarté le panache de sa queue qu’elle avait rabattu sur son ventre: les babines de son petit sexe animal, déchirées au niveau des commissures, étaient poisseuses de fluides et de vieux sang séchés ; et la peau du ventre sous le pelage, noire d’hématomes. J’étais sans voix. Puis j’ai chuchoté, encore et encore je suis là, c’est fini. La petite chienne qui avait à nouveau roulé sur elle-même me présentant son dos, s’était mise à haleter violemment, le vent aussi dehors. Agenouillée près d’elle, doucement je passais mes doigts le long de son échine, et j’ai dit à je ne sais quelle instance invisible: Sévices sexuels sur un animal. Crime passible de condamnation. – Ça s’est toujours fait, a répondu Grieg comme d’une planète où les campagnes existaient encore. – J’ai répondu: Ça n’a rien à voir. Le monde a basculé.
Sans savoir pourquoi, j’ai alors pensé à La Marchande d’enfants de Gabrielle Wittkop, et j’ai vu une petite chienne à poils gris, hurlante, s’échapper d’un pavillon pour courir vers la forêt – alors que dans le roman, c’est une petite fille nue, hurlante, qui court vers la Seine pour s’y jeter. J’ai dit ça à Grieg. Je voyais ce qu’avait été la fuite de la petite chienne vers les limites où se dressent les arbres et les ombres des arbres pour venir jusqu’à moi. – J’ai dit: elle est sûrement mineure. – Tu mélanges tout, a répondu Grieg. Mais, tandis que je m’exhortais moi-même, laisse tomber, c’est un sale truc, un très sale truc, ça sort du Net, ne t’avance pas plus loin même si ça contient la matière d’un grand sujet contemporain, et tandis que je pensais à ces choses ignobles qui aujourd’hui existent, étrangement, dans la vitre de la porte-fenêtre qui donnait à l’avant de la maison sur la prairie, une vitre large et vraiment haute, brillante comme du cristal, le reflet de la petite chienne qui s’était remise sur ses pattes semblait flotter au-dessus de la prairie qu’on devinait de l’autre côté, y flotter comme un nuage, seul, léger, un petit nuage orphelin, et sa déréliction était si gracieuse que cela transformait le récit ultracontemporain d’exactions zoophiles, en un autre récit où il était question de fantaisie, d’amitié profonde et de légèreté.
J’ai dit à Grieg: On va la garder.
Je n’avais pas allumé pour ne pas l’effrayer. La cuisine baignait à présent dans la pénombre d’un crépuscule vert virant au noir. Le vent s’engouffrait par la porte restée ouverte sur la moraine, un courant thermique descendant aussi mordant que l’ancienne gueule glaciaire qui avait occupé le versant de la montagne avant de se rétracter, laissant traîner l’entassement de ses blocs fracassés. J’ai dit à Yes: Tu attends, tout en tâtonnant autour de son cou, et finalement j’ai trouvé le moyen de défaire la fermeture du collier métallique, et j’ai balancé le tout, la chaîne, la servitude, l’infamie, à l’autre bout de la pièce. J’ai répété en chuchotant: Tu attends. Je me suis relevée, j’ai préparé une assiette plus une gamelle d’eau que Yes a vidées en pas même une minute. Puis elle s’est secouée, cent ans de moins, enfantine, pour aussitôt refiler vers la porte, à l’autre bout. Elle se cassait. Nom de Dieu. C’est à peine si je la distinguais encore, il faisait sombre, mais j’entendais le crissement de ses griffes sur le plancher parcourir la cuisine en sens inverse, tandis que s’éloignait aussi la profonde odeur de neige, de vase et de loup qui remonte d’un chien mouillé. J’ai voulu la suivre, et quand parvenue au seuil, j’ai regardé dehors, je n’ai aperçu aucune chienne, ni personne, et dans la nuit, pas même une ombre ne flottait, seulement un goût d’irrémédiable, et alors je suis rentrée et j’ai vu que je tenais encore en main une ronce.
— On n’aurait jamais dû la laisser partir. On aurait dû l’emmener chez un véto.
– Il n’y avait pas d’infection, a répondu Grieg.
– Apparemment, mais qu’est-ce qu’on en sait, ai-je répondu, et j’ai allumé la lumière. »
Écrivaine et plasticienne, Claudie Hunzinger est l’auteure de nombreux livres, dont, chez Grasset, de Elles vivaient d’espoir (2010), La Survivance (2012), La langue des oiseaux (2014), L’incandescente (2016), Les Grands cerfs (2019) qui a obtenu le Prix Décembre 2019 et Un chien à ma table, Prix Femina 2022.
En deux mots
Philippe et Hélène se sont croisés au collège avant de se perdre de vue. Vingt ans plus tard, elle est mariée, cadre supérieur dans une entreprise de consulting, lui est représentant pour une société de nourriture pour animaux. Leur route va se croiser à nouveau du côté des Vosges.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
La chanson qui parle d’eux
Le prix Goncourt 2018 poursuit sa fine analyse de la société en racontant avec Connemara le parcours de deux quadragénaires qui se retrouvent dans leurs Vosges natales 20 ans après s’être quittés. Hélène et Christophe vont-ils réussir à se trouver?
C’est un matin comme tous les autres dans la famille d’Hélène et Philippe. Un matin au chronomètre qui commence dès 6h. Après la douche, il faut préparer les céréales des filles, ne rien oublier surtout, et prendre la route. Déjà fatiguée avant d’attaquer la journée. En colère aussi. «Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.» Après son burn-out à Paris, elle avait réussi à convaincre son mari de partir en province, mais si le rythme nancéen était un peu moins trépidant, les symptômes étaient semblables. Au sein d’Elexia, elle occupe un poste de consultante en ressources humaines, en particulier pour les collectivités territoriales. À près de 40 ans, et avec l’aide de Lison, sa stagiaire, elle se distrait en surfant sur les sites de rencontre, histoire de se prouver qu’elle reste désirable.
Changement de décor et de personnage. Nous sommes cette fois dans les Vosges, à Cornécourt. «C’était une petite ville peinarde, avec son église, un cimetière, une mairie des seventies, une zone d’activités qui faisait tampon avec l’agglomération voisine, des zones pavillonnaires qui champignonnaient sur le pourtour et, au milieu, une place flanquée des habituels commerces: PMU, boulangerie, boucherie-charcuterie, agence immobilière où s’activaient deux hommes en chemisette. À Cornécourt, le taux de natalité était bas, la population vieillissante, mais les finances municipales au beau fixe, grâce notamment aux abondantes taxes que payait une vaste fabrique de pâte à papier au nom norvégien que personne ici n’arrivait à prononcer. Cette prospérité n’empêchait pas le FN d’arriver en tête des premiers tours ni ses habitants de déplorer des incivilités toujours imputables aux mêmes.» C’est là que vit, ou plutôt que survit Christophe, commercial de 40 ans. Seul. S’il avait fini par conquérir Charlie, la fille qu’il avait voulue à tout prix. Charlie qui l’a quitté. Restait ce gosse qui était tout pour lui «et pour lequel il trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l’impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis.» En les attendant, Nicolas Mathieu remonte dans les jeunes années d’Hélène et Christophe, alors qu’ils étaient élèves dans le même établissement au moment où les exploits de hockeyeur du garçon lui avaient conféré une certaine notoriété.
Comme dans Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu, en retraçant la relation entre Hélène et Christophe, peint d’abord la France d’aujourd’hui. Un tableau de la société et des relations sociales d’une puissante acuité, surtout en cette année 2017, avant des élections présidentielles qui vont bouleverser l’échiquier politique. La politique qui va aussi s’inviter concrètement dans le roman quand le patron d’Elexia se réjouit de la création des nouvelles entités régionales: «Inventer une région, il fallait quand même être gonflé, et ne rien comprendre de ce qui se tramait dans la vie des gens, leurs colères alanguies, les rognes sourdes qui couvaient dans les villes et les villages, tous ces gens qui par millions, le nez dans leur assiette, grommelaient sans fin, mécontents d’être mal entendus, jamais compris, guère respectés, et se présumaient menacés par les fins de mois, les migrations et le patronat, grignotés depuis cinquante ans facile dans leurs fiertés hexagonales et leurs rêves de progrès. Aller leur foutre le Grand-Est pour règlement des problèmes, les mecs osaient tout.»
Connemara
Nicolas Mathieu
Éditions Actes Sud
Roman
400 p., 22 €
EAN 9782330159702
Paru le 2/02/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Grand-Est, à Nancy, Épinal et dans la cité imaginaire de Cornécourt, derrière laquelle on reconnait Golbey dans les Vosges. Paris y est aussi évoqué ainsi que les lieux de vacances, La Grande-Motte et Ars-en-Ré, la Dordogne et le Vietnam ainsi que Val-Thorens ou encore les Cyclades. Les études et les missions professionnelles passent par Écully et Pau.
Quand?
L’action se déroule en 2017, avec de nombreux retours en arrière, notamment vingt ans plus tôt.
Ce qu’en dit l’éditeur
Hélène a bientôt quarante ans. Elle est née dans une petite ville de l’Est de la France. Elle a fait de belles études, une carrière, deux filles et vit dans une maison d’architecte sur les hauteurs de Nancy. Elle a réalisé le programme des magazines et le rêve de son adolescence : se tirer, changer de milieu, réussir.
Et pourtant le sentiment de gâchis est là, les années ont passé, tout a déçu.
Christophe, lui, vient de dépasser la quarantaine. Il n’a jamais quitté ce bled où ils ont grandi avec Hélène. Il n’est plus si beau. Il a fait sa vie à petits pas, privilégiant les copains, la teuf, remettant au lendemain les grands efforts, les grandes décisions, l’âge des choix. Aujourd’hui, il vend de la bouffe pour chien, rêve de rejouer au hockey comme à seize ans, vit avec son père et son fils, une petite vie peinarde et indécise. On pourrait croire qu’il a tout raté.
Et pourtant il croit dur comme fer que tout est encore possible.
Connemara c’est cette histoire des comptes qu’on règle avec le passé et du travail aujourd’hui, entre PowerPoint et open space. C’est surtout le récit de ce tremblement au mitan de la vie, quand le décor est bien planté et que l’envie de tout refaire gronde en nous. Le récit d’un amour qui se cherche par-delà les distances dans un pays qui chante Sardou et va voter contre soi.
Les premières pages du livre
« La colère venait dès le réveil. Il lui suffisait pour se mettre en rogne de penser à ce qui l’attendait, toutes ces tâches à accomplir, tout ce temps qui lui ferait défaut.
Hélène était pourtant une femme organisée. Elle dressait des listes, programmait ses semaines, portait dans sa tête, et dans son corps même, la durée d’une lessive, du bain de la petite, le temps qu’il fallait pour cuire des nouilles ou préparer la table du petit-déjeuner, amener les filles à l’école ou se laver les cheveux. Ses cheveux justement, qu’elle avait failli couper vingt fois pour gagner les deux heures de soins hebdomadaires qu’ils lui coûtaient, qu’elle avait sauvés pourtant, à vingt reprises, fallait-il qu’on lui prenne si loin, même ça, ses longs cheveux, un trésor depuis l’enfance ?
Hélène en était pleine de ce temps compté, de ces bouts de quotidien qui composaient le casse-tête de sa vie. Par moments, elle repensait à son adolescence, les flemmes autorisées d’à quinze ans, les indolences du dimanche, et plus tard les lendemains de cuite à glander. Cette période engloutie qui avait tellement duré et semblait rétrospectivement si brève. Sa mère l’enguirlandait alors parce qu’elle passait des heures à s’étirer dans son lit au lieu de profiter du soleil dehors. À présent, le réveil sonnait à six heures tous les jours de la semaine et le week-end, tel un automate, elle se réveillait à six heures quand même.
Elle avait parfois le sentiment que quelque chose lui avait été volé, qu’elle ne s’appartenait plus tout à fait. Désormais, son sommeil obéissait à des exigences supérieures, son rythme était devenu familial, professionnel, sa cadence, en somme, poursuivait des fins collectives. Sa mère pouvait être contente. Hélène voyait toute la course du soleil à présent, finalement utile, mère à son tour, embringuée pareil.
— Tu dors ? dit-elle, à voix basse.
Philippe reposait sur le ventre, massif près d’elle, un bras replié sous son oreiller. On l’aurait cru mort. Hélène vérifia l’heure. 6 h 02. Ça commençait.
— Hé, souffla-t-elle plus fort, va réveiller les filles. Dépêche-toi. On va encore être à la bourre.
Philippe se retourna dans un soupir, et la couette en se soulevant libéra la lourde odeur tiède, si familière, l’épaisseur accumulée d’une nuit à deux. Hélène se trouvait déjà sur ses deux pieds, dans le frimas piquant de la chambre, cherchant ses lunettes sur la table de nuit.
— Philippe, merde…
Son mec maugréa avant de lui tourner le dos. Hélène faisait déjà défiler les passages obligés de son agenda.
Elle fila sous la douche sans desserrer les mâchoires, puis gagna la cuisine en jetant un premier coup d’œil à ses mails. Pour le maquillage, elle verrait plus tard, dans la voiture. Chaque matin, les petites lui donnaient des coups de chaud, elle préférait ne pas mettre de fond de teint avant de les avoir déposées à l’école.
Ses lunettes sur le bout du nez, elle fit chauffer leur lait et versa les céréales dans leurs bols. À la radio, c’étaient encore ces deux journalistes dont elle ne retenait jamais les noms. Elle avait encore le temps. La matinale de France Inter lui fournissait chaque matin les mêmes faciles repères. Pour l’instant, la maison reposait encore dans ce calme nocturne où la cuisine faisait comme une île où Hélène pouvait goûter un moment de solitude rare, dont elle jouissait en permissionnaire, le temps de boire son café. Il était six heures vingt, elle avait déjà besoin d’une cigarette.
Elle passa son gros gilet sur ses épaules et se rendit sur le balcon. Là, accoudée à la rambarde, elle fuma en contemplant la ville en contrebas, les premiers balbutiements rouges et jaunes de la circulation, l’éclat espacé des lampadaires. Dans une rue voisine, un camion poubelle menait à bien sa besogne pleine de soupirs et de clignotements. Un peu plus loin sur sa gauche se dressait une haute tour semée de rectangles de lumière où passait par instants une silhouette hypothétique. Là-bas, une église. Sur la droite la masse géométrique des hôpitaux. Le centre était loin avec ses ruelles pavées, ses boutiques prometteuses. Nancy, en s’étirant, revenait à la vie. Il ne faisait pas très froid pour un matin du mois d’octobre. Le tabac émit son crépitement de couleur et Hélène jeta un coup d’œil par-dessus son épaule avant de consulter son téléphone. Sur son visage, un sourire parut, rehaussé par la lueur de l’écran.
Elle avait reçu un nouveau message.
Des mots simples qui disaient j’ai hâte, vivement tout à l’heure. Son cœur fut pris d’une brève secousse et elle tira encore une fois sur sa cigarette puis frissonna. Il était six heures vingt-cinq, il fallait encore s’habiller, déposer les filles à l’école, et mentir.
— T’as préparé ton sac ?
— Oui.
— Mouche, t’as pensé à tes affaires de piscine ?
— Non.
— Ben, faut y penser.
— Je sais.
— Je te l’avais dit hier, t’as pas écouté ?
— Si.
— Alors, pourquoi t’as pas pensé à tes affaires ?
— J’ai pas fait exprès.
— Justement, faut faire exprès d’y penser.
— On peut pas être bon partout, répliqua Mouche, l’air docte derrière ses moustaches de Nesquik.
La petite venait d’avoir six ans et elle changeait à vue d’œil. Clara aussi était passée par cette phase de pousse accélérée, mais Hélène avait oublié l’effet que ça faisait de les voir ainsi brutalement devenir des gens. Elle redécouvrait donc, comme pour la première fois, ce moment où un enfant sort de l’engourdissement du bas âge, quitte ses manières de bestiole avide et se met à raisonner, faire des blagues, sortir des trucs qui peu¬vent ¬changer l’humeur d’un repas ou laisser les adultes bouche bée.
— Bon, je dois y aller moi. Salut la compagnie.
Philippe venait de faire son apparition dans la cuisine et, d’un geste qui lui était familier, il ajusta sa chemise dans son pantalon, passant une main dans sa ceinture, de son ventre jusque dans son dos.
— T’as pas pris ton petit-déj’ ?
— Je mangerai un truc au bureau.
Le père embrassa ses filles, puis Hélène du bout des lèvres.
— Tu te souviens que tu récupères les filles ce soir ? fit cette dernière.
— Ce soir ?
Philippe n’avait plus autant de cheveux que par le passé, mais restait plutôt beau gosse, dans un genre costaud parfumé, grande carcasse bien mise, avec toujours cette lumière dans l’œil, le petit malin de classe prépa qui ne se foule pas, le truqueur qui connaît la musique. C’était agaçant.
— Ça fait une semaine qu’on en parle.
— Ouais, mais je risque de ramener du taf.
— Ben t’appelles Claire.
— T’as son numéro ?
Hélène lui donna le téléphone de la baby-sitter et lui conseilla de la contacter rapido pour s’assurer qu’elle était disponible.
— OK, OK, répondit Philippe en enregistrant l’information dans son téléphone. Tu sais si tu rentres tard ?
— Pas trop normalement, répondit Hélène.
Une bouffée de chaleur lui monta alors aux joues et elle sentit son chemisier perdre deux tailles.
— C’est quand même chiant, observa son mec qui, du pouce, faisait défiler ses mails sur son écran.
— C’est pas comme si je passais ma vie dehors. Je te rappelle que t’es rentré à 9 heures hier et avant-hier.
— Boulot boulot, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Ouais, moi je fais du bénévolat.
Philippe leva les yeux de l’écran bleu, et elle retrouva son drôle de sourire horizontal, les lèvres minces, cet air de toujours se foutre de la gueule du monde.
Depuis qu’ils étaient revenus vivre en province, Philippe semblait considérer qu’on n’avait plus rien à lui demander. Après tout, il avait laissé tomber pour elle un poste en or chez Axa, ses potes du badminton et, globalement, des perspectives sans commune mesure avec ce qui existait dans le coin. Tout ça, parce que sa femme n’avait pas tenu le coup. D’ailleurs, est-ce qu’elle s’était seulement remise d’aplomb ? Ce départ forcé restait entre eux comme une dette. C’est en tout cas l’impression qu’Hélène avait.
— Bon, à ce soir, fit son mec.
— À ce soir.
Puis, Hélène s’adressa aux filles :
— Hop, les dents, vous vous habillez, on y va. Je dois encore mettre mes lentilles. Et je le dirai pas deux fois.
— Maman…, tenta Mouche.
Mais Hélène avait déjà quitté la pièce, pressée, les cheveux attachés, les fesses hautes, vérifiant ses messages sur WhatsApp en montant l’escalier qui menait au premier. Manuel lui avait écrit un nouveau message, à ce soir, disait-il, et elle éprouva encore une fois cette délicieuse piqûre, cette trouille dans la poitrine qui était un peu de ses quinze ans.
Trente minutes plus tard, les filles étaient à l’école et Hélène plus très loin du bureau. Mécaniquement, elle passa en revue les rendez-vous du jour. À dix heures, elle avait une réu avec les gens de Vinci. À quatorze heures, elle devait rappeler la meuf de chez Porette, la cimenterie de Dieuze. Un plan social se profilait et elle avait une idée de réorganisation des services transverses qui pouvait éviter cinq licenciements. D’après ses calculs, elle pouvait leur faire économiser près de cinq cent mille euros par an en modifiant l’organigramme et en optimisant les services des achats et le parc automobile. Erwann, son boss, lui avait dit on peut pas se louper sur ce coup-là, c’est hyper emblématique, c’est juste pas possible qu’on se loupe. Et puis à seize heures, sa fameuse présentation à la mairie. Il faudrait qu’elle revérifie les slides une dernière fois avant d’y aller. Demander à Lison d’imprimer des dossiers pour chaque participant, recto verso pour éviter qu’un écolo vétilleux ne lui mette la misère. Ne pas oublier la page de garde personnalisée. Elle connaissait le personnel des administrations, les chefs de service, toutes ces cliques d’importants et d’inquiets qui composaient l’encadrement des forces municipales. Les mecs étaient fous de joie dès qu’on apposait leur nom sur une chemise ou en première page d’un document officiel. Passé un certain stade, dans leurs carrières embarrassées, se distinguer des sous-fifres, se démarquer des collègues, tenait lieu de tout.
Et ce soir, son rencard…
De Nancy à Épinal, il fallait compter un peu moins d’une heure de route. Elle n’aurait même pas le temps de repasser chez elle pour prendre une douche. De toute façon, il n’était pas question de coucher au premier rendez-vous. Une fois encore, elle se dit qu’elle allait annuler, qu’elle faisait décidément n’importe quoi. Seulement, Lison l’attendait déjà sur le parking, adossée au mur et tirant avidement sur sa clope électronique, son drôle de visage perdu dans un nuage de fumée pomme-cannelle.
— Alors ? Prête ?
— Tu parles… Il faut que tu m’imprimes les dossiers pour la mairie. La réu est à seize heures.
— C’est fait depuis hier.
— Recto verso ?
— Bien sûr, vous me prenez pour une climatosceptique ou quoi ?
Les deux femmes se pressèrent vers les ascenseurs. Dans la ca¬¬bine qui menait aux bureaux d’Elexia, Hélène évita le regard de sa stagiaire. Pour une fois, Lison avait remisé son air perpétuellement assoupi et pétillait, à croire que c’était elle qui avait un date ce soir-là. La porte s’ouvrit sur le troisième étage et Hélène passa devant.
— Suis-moi, dit-elle en traversant le vaste plateau où s’organisait le considérable open space du cabinet de consulting, avec son archipel de bureaux, l’étroit tapis rouge qui ordonnait les circulations et les nombreuses plantes vertes épanouies sous le déluge de lumière tombée des fenêtres hautes. Des fauteuils rouges et des canapés gris autorisaient çà et là une pause conviviale. Dans le fond, une petite cuisine aménagée permettait de réchauffer sa gamelle et occasionnait des disputes au sujet des denrées abandonnées dans le frigo. Les seuls espaces clos se trouvaient sur la mezzanine, une salle de réunion qu’on appelait le cube et le bureau du boss. C’est dans le cube justement, à l’abri des oreilles indiscrètes, qu’Hélène et Lison s’enfermèrent.
— J’ai fait une connerie, commença Hélène.
— Mais non, carrément pas. Ça va bien se passer.
— Je suis comme une idiote là, à mater mon téléphone toute la journée. J’ai du travail. J’ai des mômes. C’est n’importe quoi. Je peux pas me laisser entraîner dans des trucs pareils. Je vais laisser tomber.
— Attends !
Il arrivait que Lison s’oublie et se laisse aller à tutoyer sa cheffe. Hélène ne relevait pas. Elle avait tendance à tout passer à cette drôle de gamine. Il faut dire qu’elle était marrante avec ses Converse, ses manteaux couture de seconde main et son faciès chevalin, dents trop longues et yeux écartés qui ne suffisaient pas à l’enlaidir. Pour tout dire, elle lui avait changé la vie. Parce qu’avant de la voir débarquer, Hélène s’était longtemps sentie au bord du gouffre.
Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.
Le mal s’était déclaré quatre années plus tôt, quand elle et Philippe vivaient encore à Paris. Un beau jour, au bureau, Hélène s’était enfermée dans les toilettes parce qu’elle ne supportait tout simplement plus de voir les messages affluer dans sa boîte mail. Par la suite, ce repli était devenu une habitude. Elle s’était planquée pour éviter une réunion, un collègue, pour ne plus avoir à répondre au téléphone. Et elle était restée assise comme ça sur son chiotte pendant des heures, améliorant son score à Candy Crush, incapable de réagir et caressant amoureusement des idées suicidaires. Peu à peu, les choses les plus banales étaient devenues intolérables. Elle s’était par exemple surprise à pleurer en consultant le menu du RIE, parce qu’il y avait encore des carottes râpées et des pommes dauphine au déjeuner. Même les pauses clopes avaient pris un tour tragique. Quant au travail proprement dit, elle n’en avait tout simplement plus vu l’intérêt. À quoi bon ces tableaux Excel, ces réunions reproductibles à l’infini, et le vocabulaire, putain ? Quand quelqu’un prononçait devant elle les mots “impacter”, “kickoff” ou “prioriser”, elle était prise d’un haut-le-cœur. Et vers la fin, elle ne pouvait même plus entendre la note émise à l’allumage par son MacBook Pro sans éclater en sanglots.
C’est ainsi qu’elle avait perdu le sommeil, des cheveux, du poids et chopé de l’eczéma sous les genoux. Une fois, dans les transports, en contemplant la pâleur du crâne d’un voyageur à travers une mèche de cheveux rabattue sur le côté, elle avait été prise d’un malaise. Elle se sentait étrangère à tout. Elle n’avait plus envie d’être nulle part. Le vide l’avait prise.
Le médecin avait conclu à un burn-out, sans grande certitude, et Philippe avait dû consentir à quitter Paris, la mort dans l’âme. Au moins la province promettait quelques avantages, une meilleure qualité de vie et la possibilité de s’acheter une maison spacieuse avec un grand jardin, sans compter qu’il semblait raisonnable dans ces contrées hospitalières d’obtenir une place en crèche sans avoir à coucher avec un cadre de la mairie. Et puis les parents d’Hélène vivaient dans le coin, ils pourraient les dépanner de temps en temps.
À Nancy, Hélène avait immédiatement retrouvé du travail grâce à un pote de son mec, Erwann, qui dirigeait Elexia, une boîte qui vendait du conseil, de l’audit, des préconisations dans le domaine des RH, toujours la même chose. Et pendant quelques semaines, le changement de cadre et le nouveau rythme avaient suffi à tenir ses états d’âme à distance. Pas pour longtemps. Bientôt, et même si elle n’avait pas replongé dans le bad total, elle s’était de nouveau sentie frustrée, mal à sa place, souvent claquée, tristoune pour des riens et en colère tellement.
Philippe ne savait pas quoi faire de ces humeurs noires. Une fois ou deux, ils avaient bien essayé d’en discuter, mais Hélène avait eu l’impression que son mec surjouait, l’air pénétré, abondant à intervalles réguliers, exactement le même cinéma que lorsqu’il était en visio avec des collègues. Au fond, Philippe faisait avec elle comme avec le reste : il gérait.
Heureusement, un beau jour, dans ce brouillard de fatigue, elle avait reçu un drôle de CV, une demande de stage. D’ordinaire, ce genre de requêtes n’arrivait pas jusqu’à elle ou alors elle balançait le mail direct dans la corbeille. Mais celui-ci avait retenu son attention parce qu’il était d’une simplicité presque ridicule, dénué de photo, faisant l’économie des inepties habituelles, savoir-faire, savoir-être, loisirs vertueux et autre permis B. C’était un bête document Word avec un nom, Lison Lagasse, une adresse, un numéro de portable, la mention d’un master 1 en éco et une liste d’expériences hétéroclites. Léon de Bruxelles, Deloitte, Darty, Barclays et même une pêcherie en Écosse. Au lieu de refiler sa candidature au service RH comme l’exigeait le process de recrutement, Hélène avait passé un coup de fil à la candidate, par curiosité. Parce que cette fille lui rappelait quelque chose aussi. Son interlocutrice avait répondu aussitôt, d’une voix flûtée, nette, hachée de brefs éclats de rire qui étaient sa ponctuation. Lison répondait à ses questions par ouais, carrément pas, c’est clair, peu soucieuse de plaire, amusée et connivente. Hélène lui avait tout de même fixé un rendez-vous, un soir après dix-neuf heures, quand l’open space était à peu près vide, comme en secret. La jeune fille s’était présentée à l’heure dite, une grande bringue à l’air matinal, ultra-mince, jean moulant et mocassins à pampilles, une frange évidemment et ce long faciès où des dents de pouliche, éclatantes et presque toujours à découvert, aveuglaient par intermittence.
— Vous avez un drôle de CV. Comment on passe de Deloitte à Darty ?
— Les deux sont sur la ligne 1.
Hélène avait souri. Une Parisienne… Ce genre de meufs l’avait intimidée des années durant, par leur élégance spéciale, avancée, leur certitude d’être partout chez elles, leur incapacité à prendre du poids et cette manière d’être, impérieuse, sans réplique, chacun de leurs gestes disant le mieux que tu puisses faire meuf, c’est de chercher à me ressembler. C’était drôle d’en voir une là, dans son bureau de Nancy, à la nuit tombée. Hélène avait l’impression en la regardant de recevoir une carte postale d’un endroit où elle aurait jadis passé des vacances compliquées.
— Et qu’est-ce que vous faites ici ?
— Oh ! avait répliqué Lison avec un geste évasif. Je me suis fait jeter des Arts déco, et ma mère s’est retrouvée un mec ici.
— Et vous vous acclimatez ?
— Moyennement.
Hélène avait embauché Lison aussitôt, lui confiant tous les outils de reporting qu’on leur imposait depuis qu’Erwann faisait la chasse au gaspi et voulait raffiner les process, ce qui revenait à justifier le moindre déplacement, renseigner les tâches les plus infimes dans des tableaux cyclopéens, trouver dans des menus déroulants illimités l’intitulé cryptique qui correspondait à des activités jadis impondérables, et perdre ainsi chaque jour une heure à justifier les huit autres.
Contre toute attente, Lison s’en était sortie à merveille. Après une semaine, elle connaissait chacun dans l’immeuble et tous les petits secrets du bureau. C’est bien simple, tout l’amusait et, telle une bulle, elle flottait dans l’open space, efficace et indifférente, irritante et principalement appréciée, incapable de stress, donnant l’impression de s’en foutre, ne décevant jamais, sorte de Mary Poppins du tertiaire. Pour Hélène, qui passait son temps à se battre et visait une position d’associée aux côtés d’Erwann, cette légèreté relevait de la science-fiction.
Un soir, alors qu’elles prenaient une pinte dans le pub d’à côté, Hélène était devenue curieuse :
— Y a pas quelqu’un qui te plaît au bureau ?
— Jamais au taf, c’est péché.
— Le boulot, c’est le principal lieu de rencontre.
— Je préfère pas mélanger. C’est trop tendu, surtout en open space. Après, les mecs te tournent autour toute la journée comme des vautours. Et pis ces blaireaux ne peuvent pas s’empêcher de raconter des trucs, c’est plus fort qu’eux.
Hélène avait gloussé.
— Tu te débrouilles comment alors ? Tu sors, tu vas danser ?
— Ah non ! Les boîtes, ici, c’est l’enfer. Je fais comme tout le monde : je chasse sur l’internet mondial.
Hélène avait dû faire un effort pour sourire. Une génération à peine la séparait de Lison et, déjà, elle ne comprenait plus rien aux usages amoureux qui avaient cours. En l’écoutant, elle avait ainsi découvert que les possibilités de rencontres, la durée des relations, l’intérêt qu’on se portait ensuite, l’enchaînement des histoires, la tolérance pour les affaires simultanées, le tuilage ou la synchronicité des amours, les règles, en somme, de la baise et du sentiment, avaient subi des mutations d’envergure.
Ce qui changeait en premier lieu, c’était l’emploi des messageries et des réseaux sociaux. Quand Hélène expliquait à sa stagiaire qu’elle n’avait pas entendu parler d’internet avant le lycée, Lison la regardait avec un douloureux étonnement. Elle savait bien qu’une civilisation avait vécu avant le web, mais elle avait tendance à renvoyer cette période à des décennies sépia, quelque part entre le Pacte germano-soviétique et les premiers pas sur la Lune.
— Et si, pourtant, soupirait Hélène. J’ai eu mes résultats du bac sur 3615 EducNat, ou un truc du genre.
— Nan ?…
La génération de Lison, elle, avait grandi les deux pieds dedans. Au collège, cette dernière passait déjà des soirées entières à flirter on line avec de parfaits inconnus sur l’ordi que ses parents lui avaient offert à des fins de réussite scolaire, parlant interminablement de cul avec des mômes de son âge aussi bien qu’avec des pervers de cinquante balais qui pianotaient d’une main, des internautes singapouriens ou son voisin auquel elle n’aurait pas pu dire un mot s’il s’était assis à côté d’elle dans le bus. Plus tard, elle s’était amusée sur son portable à nourrir des relations épistolaires au long cours avec des tas de garçons qu’elle connaissait vaguement. Il suffisait de contacter un mec de votre bahut qui vous plaisait sur Facebook ou Insta, salut, salut, et le reste suivait. À travers la nuit numérique, les conversations fusaient à des vitesses ahurissantes, annulant les distances, rendant l’attente insupportable, le sommeil superflu, l’exclusivité inadmissible. Ses copines et elle nourrissaient ainsi toujours trois ou quatre fils de discussions en simultané. La conversation, d’abord anodine, entamée sur un ton badin, prenait bientôt un tour plus personnel. On disait son mal-être, les parents qui faisaient chier, Léa qui était une pute et le prof de physique-chimie un pervers narcissique. Après vingt-trois heures, une fois la famille endormie, ce commerce entre pairs prenait un tour plus clandestin. On commençait à se chauffer pour de bon. Les fantasmes se formulaient en peu de mots, tous abrégés, codés, indéchiffrables. On finissait par s’adresser des photos en sous-vêtements, en érection, des contre-plongées suggestives et archi-secrètes.
— Le délire, c’était de prendre une pic où on voit ton boule mais où tu restes incognito. Au cas où.
— T’avais pas la trouille que le mec balance ça à ses copains ?
— Bien sûr. C’est le prix à payer.
Ces images-là, prises dans son lit, selfies en clair-obscur, érotisme plus ou moins maîtrisé, s’échangeaient ainsi qu’une monnaie de contrebande, inconnue des parents, devise illicite qui faisait exister tout un marché libidinal sur lequel planait toujours la menace du grand jour. Car il advenait parfois qu’une image licencieuse tombe dans le domaine public, qu’une mineure presque à poil devienne virale.
— J’ai une pote en seconde qui a dû changer de bahut.
— C’est horrible.
— Ouais. Et c’est pas le pire.
Hélène se régalait de ces anecdotes qui, comme les chips, laissaient une impression vaguement dégoûtante mais dont on n’avait jamais assez. Elle s’inquiétait aussi pour ses filles, se demandant comment elles feraient face à ces menaces d’un nouveau genre. Mais au fond, ces histoires lui faisaient chaud au ventre. Elle enviait ce désir qui ne lui était pas destiné. Elle se sentait diminuée de ne pas y avoir accès. Elle se souvenait de l’avidité permanente qui autrefois avait été son rythme de croisière. À son psy, elle avait confié :
— J’ai l’impression d’être déjà vieille. Tout ça, c’est fini pour moi.
— Qu’est-ce que vous ressentez ? avait demandé le psy, pour changer.
— De la colère. De la tristesse.
Ce connard n’avait même pas daigné noter ça dans son Moleskine.
Le temps était passé si vite. Du bac à la quarantaine, la vie d’Hélène avait pris le TGV pour l’abandonner un beau jour sur un quai dont il n’avait jamais été question, avec un corps changé, des valises sous les yeux, moins de tifs et plus de cul, des enfants à ses basques, un mec qui disait l’aimer et se défilait à chaque fois qu’il était question de faire une machine ou de garder les gosses pendant une grève scolaire. Sur ce quai-là, les hommes ne se retournaient plus très souvent sur son passage. Et ces regards qu’elle leur reprochait jadis, qui n’étaient bien sûr pas la mesure de sa valeur, ils lui manquaient malgré tout. Tout avait changé en un claquement de doigts.
Un vendredi soir, alors qu’elles étaient au Galway avec Lison, Hélène avait fini par cracher le morceau.
— Tu me déprimes avec tous tes mecs.
— J’ai rien contre les filles non plus, avait répliqué Lison, avec une moue à la fois joviale et satisfaite. Non mais c’est surtout des flirts. En vrai j’en baise pas la moitié.
— Je veux dire ça me plombe de me dire que mon tour est passé.
— Mais vous êtes folle. Vous avez trop de potentiel. Sur Tinder, vous feriez un carnage.
— Oh arrête. Si c’est pour dire ce genre de conneries…
Mais Lison était formelle : le monde était plein de crève-la-dalle qui se seraient damnés pour mettre une meuf comme Hélène dans leur plumard.
— C’est flatteur, avait observé Hélène, la paupière lourde.
Elle avait bien sûr entendu parler de ce genre d’applis. Les sites de veille technologique qu’elle consultait s’extasiaient unanimement sur ces nouveaux modèles qui asservissaient des millions de célibataires, accaparaient les rencontres, redéfinissaient par leurs algorithmes affinités électives et intermittences du cœur, s’appropriant au passage, via leurs canaux immédiats et leurs interfaces ludiques, les misères sexuelles comme l’éventualité d’un coup de foudre.
En deux temps trois mouvements, Lison lui avait créé un profil pour se marrer avec des photos volées sur le Net, deux de dos, et une troisième floue. S’agissant du petit laïus de présentation, elle se l’était jouée minimaliste et un rien provoc : Hélène, 39 ans. Viens me chercher si t’es un homme. Pour le reste, le fonctionnement n’avait rien de sorcier.
— Tu vois le mec apparaître, sa tête, deux trois photos. Tu swipes à droite s’il passe la douane. Sinon, à gauche et t’en en¬¬tends plus jamais parler.
— Et il fait pareil avec mes photos ?
— Exactement. Si vous vous plaisez, ça matche et on peut com¬¬mencer à discuter.
Accoudées au comptoir, Hélène et sa stagiaire avaient passé en revue tout ce que la région comptait d’hommes disponibles et d’infidèles compulsifs. Le défilé s’était révélé plutôt marrant et les beaux mecs une denrée rare. Dans le coin, on trouvait surtout des caïds en peau de lapin posant torse nu devant leur Audi, des célibataires affublés de lunettes sans monture, des divorcés en maillots de foot, des agents immobiliers gominés ou des sapeurs-pompiers à l’air gauche. Sans pitié, le pouce de Lison renvoyait tout ce beau monde dans l’enfer de gauche, repêchant exceptionnellement un gars qui ressemblait vaguement à Jason Statham, ou un cassos intégral pour rigoler. Quoi qu’il en soit, elle matchait systématiquement, car si les filles se montraient difficiles, les types, eux, ne faisaient pas dans la dentelle et optaient pour le filet dérivant, faisant le tri plus tard parmi le maigre produit de leur pêche sans exigence. Chaque fois, Lison se fendait d’un petit commentaire piquant et Hélène, de plus en plus ivre, riait.
— Attends, il est même pas majeur celui-là.
— On s’en fout, t’es pas un isoloir.
— Et lui, regarde cette coupe !
— C’est peut-être la mode à New York.
Justement, Lison avait utilisé Tinder dans ces villes modèles, New York et Londres, d’où elle avait ramené le récit de récoltes miraculeuses. Car dans ces endroits en butte à la pression immobilière et à une concurrence de chaque instant, il fallait bosser sans cesse pour se maintenir à flot et le temps manquait pour tout, faire ses courses ou bien draguer. On utilisait donc des services en ligne pour remplir son pieu comme son caddie. Une connexion, quelques mots échangés à l’heure du déjeuner, un cocktail hors de prix vers dix-neuf heures et, très vite, on allait se déshabiller dans un minuscule appartement pour baiser vite fait en songeant aux messages urgents qui continuaient de tomber dans sa boîte mail. Ces vies affilées comme des poignards se poursuivaient ainsi, rapides et blessantes, continuellement mises en scène sur les réseaux, sans larmes ni rides, dans la sinistre illusion d’un perpétuel présent.
Alors que là évidemment, entre Laxou et Vandœuvre, c’était pas la même.
— Et tu montres ton visage sur ce truc ? avait demandé Hélène. Ça t’ennuie pas qu’on puisse te reconnaître ?
— Tout le monde fait pareil. Quand la honte est partout, y a plus de honte.
Un texto de Philippe les avait alors interrompues, cassant quelque peu l’ambiance. Les filles sont couchées. Je t’attends ? Hélène avait réglé les consos, déposé Lison chez elle et pris soin de virer l’appli avant de rentrer à la maison.
Le lendemain, elle la réinstallait.
En un rien de temps, elle avait compris le système à fond, élargissant son aire de chasse à un rayon de quatre-vingts kilomètres et agrémentant son profil de photos authentiques mais qui ne permettaient pas de l’identifier. On y voyait tout de même ses jambes très longues, sa bouche tellement appétissante et qui parfois, au réveil, très tôt le matin, ou quand elle était contrariée, la faisait ressembler à un canard. Un autre cliché d’elle assise sur la margelle d’une piscine permettait de prendre connaissance de ses hanches, de ses fesses assez considérables mais tenues, de sa peau bronzée. Elle avait hésité à laisser voir ses yeux qui avaient la couleur du miel et pouvaient tirer vers le vert amande quand venait l’été, mais y avait finalement renoncé. On n’était pas là pour être romantique.
Très vite, elle s’était mise à chiner à longueur de journée, chaque match restaurant son assurance, chaque compliment reçu haussant son nouveau piédestal. Pourtant, tout ce désir anonyme n’éteignait pas sa colère. Le sentiment d’à quoi bon, l’impression d’un préjudice demeuraient vifs. Mais elle avait désormais ces compensations minuscules, quasi automatiques, et la satisfaction de l’embarras du choix. Ailleurs, des inconnus la voulaient et leur gentillesse intéressée lui redonnait des couleurs. Elle se sentait vivre à nouveau, elle oubliait le reste. Même s’il arrivait aussi qu’un pauvre type trop poli et vraiment moche lui inspire des scrupules.
Après quelque temps, un garçon avait tout de même fini par retenir son attention pour de bon. Lui aussi se planquait, mais derrière un masque de panda. Et son annonce changeait des réclames habituelles. Manuel, 32 ans. Cherche femme belle et intelligente pour m’accompagner au mariage de mon ex. Si tu es de droite et que tu portes le même parfum que ma mère, c’est un plus.
Amusée, Hélène lui avait demandé ce que portait sa mère.
Nina Ricci, avait-il répondu.
On peut peut-être s’arranger, alors.
À partir de là, ils s’étaient mis à papoter régulièrement. Au départ Hélène s’en était tenue à une attitude distante et vaguement sarcastique. Puis Philippe s’était absenté pour une formation à Paris et elle s’était retrouvée seule pour trois nuits. Des vannes, on en était venu aux confidences, puis aux allusions. Dans le noir de sa chambre, Hélène n’avait plus été que ce visage éclairé de bleu, les heures glissant sans bruit. Elle avait senti des bouffées de chaleur, eu des insomnies et les yeux piquants, s’était tortillée beaucoup dans le drap de leurs interminables discussions. Au réveil, elle avait une gueule à faire peur et son premier mouvement consistait à vérifier ses messages. Deux mots nouveaux suffisaient à la mettre en joie. Une heure de silence, et elle se mettait à échafauder des scénarios tragiques. Globalement elle ne touchait plus terre. Elle avait finalement accepté un rencard.
Mais maintenant qu’elle y était presque, Hélène n’était plus si sûre. Dans le cube, sur la mezzanine, elle sentait venir la trouille, et la perspective d’un regret. Lison, pour sa part, r¬estait confiante.
— Ça va bien se passer. Vous avez plus l’habitude, c’est tout.
— Non, je vais laisser tomber. C’est pas pour moi ce genre de trucs.
— C’est à cause de votre mec ?
Hélène avait détourné les yeux vers la fenêtre. Dehors, le ciel déjà lourd pesait sur la ville et son fourmillement de bâtisses disparates. Sur des voies ferrées contradictoires, des TGV croisaient des TER à demi vides entre les murs bariolés de tags. Erwann avait voulu des bureaux qui dominent la ville. Il fallait prendre de la hauteur, voir global.
— C’est pas ça, mentit Hélène. C’est pas le bon jour, c’est tout. J’ai ce rendez-vous à la mairie. On bosse là-dessus depuis trois mois.
— Au pire, vous annulez votre date au dernier moment. Le mec sait même pas où vous êtes, ni quoi que ce soit.
Hélène considéra Lison. Cette fille si jeune, pour qui tout était possible… Elle voulut la blesser, se venger de tout ce temps qui lui restait.
— Tu m’emmerdes avec cette histoire, je suis plus une ga¬¬mine…
Lison comprit le message et s’éclipsa sans demander son reste. Restée seule, Hélène considéra son reflet dans la vitre. Elle portait sa nouvelle jupe Isabel Marant, un joli chemisier, son cuir et des talons. Elle s’était faite belle pour Manuel, pour ces crétins de la mairie. Au sommet de sa tête, elle constata la maigreur de son chignon. Elle s’en voulait tout à coup. Est-ce qu’elle s’était battue toute la vie pour ça ?
C’est le moment que choisit Erwann pour débouler dans le cube, sa tablette à la main, mal rasé, les cheveux roux, son ventre sénatorial pris dans le tissu superbe d’une chemise de twill bleu.
— T’as vu le mail de Carole ? Ils se foutent vraiment de notre gueule. Honnêtement, j’ai forwardé direct à l’avocat, je m’en bats les couilles. Sinon, t’es OK pour demain, la grosse réu fusion ?
— Ouais, j’ai confirmé hier.
— Cool, j’avais pas fait gaffe. Et pour la mairie ? C’est bon ?
— Oui, j’y serai à seize heures.
— T’es sûre, c’est cool, tout va bien ?
— Tout va bien.
— On peut pas se louper, sur ce coup-là. Si on a le pied dans la porte, on peut engranger comme des malades derrière. J’ai déjeuné avec la directrice des services. Ils veulent tout refondre de haut en bas. Si on se met bien d’entrée, ça nous placera pour les appels d’offres derrière.
— On va se mettre bien, t’inquiète pas.
L’espace d’un instant, Erwann quitta cet état de surchauffe nombriliste qui était son régime de croisière et fixa sur elle ses petits yeux dorés. À l’Essec, lui et Philippe avaient conjointement dirigé le bureau des étudiants. Deux décennies plus tard, ils se vantaient encore d’avoir détourné un peu de la trésorerie pour s’offrir un week-end à Val-Thorens. Erwann savait donc d’où Hélène venait, par quelle école elle était passée, son coup de pompe parisien, ses filles qui l’empêchaient de bosser tard le soir, ses gloires passées, ses défaillances, des trucs plus intimes encore peut-être bien.
— Je te fais confiance, dit-il.
— Il faudrait qu’on se voie aussi.
— Pour ?
Il savait bien à quoi elle faisait allusion. Hélène prit sur elle et passa outre son petit numéro de touriste.
— Tu te souviens. Mon évolution au sein de la boîte…
— Ah ouais ouais ouais. Il faut qu’on fasse un point là-¬dessus. Ça fait clairement partie des priorités.
Hélène sentit des idées homicides lui passer par la tête. Elle le tannait depuis des mois maintenant pour passer du poste de senior manager (ce qui ne signifiait pas grand-chose dans une si petite boîte) à celui d’associée à part entière et si Erwann était d’accord sur le principe, dans les faits, il ne se passait rien du tout.
— OK, dit-elle. Ce mois-ci, j’ai facturé plus de jours qu’il n’y a de jours ouvrables. Je bosse comme une cinglée et je sais bien que tu veux revendre à un gros cabinet. Je te préviens, il est pas question que je me retrouve la dixième roue du carrosse dans une succursale de McKinsey.
— Mais totalement ! fit Erwann, avec un enthousiasme ballottant. Tu connais mon opinion là-dessus. Fidéliser les talents. Y a zéro souci.
Hélène se dit que s’il se foutait d’elle, elle lui ferait cracher du sang. C’était le genre de phrases qui soulageaient et n’engageaient à rien, surtout quand on les gardait pour soi. Sur ces considérations belliqueuses, elle regagna l’open space où d’autres consultants se trouvaient disséminés, chacun dans son coin, un casque sur les oreilles et les yeux fixés sur son écran. Ces gens qui gagnaient entre quarante et quatre-vingt-dix mille balles par an et n’avaient même pas un bureau dédié. Il fallait qu’elle se sorte à tout prix de ce marécage d’indifférenciés. Depuis toujours, c’était la même histoire. Réussir.
La réunion devait se tenir dans les sous-sols de la mairie, une pièce aveugle éclairée au néon avec des tables en composite rangées en U et un tableau Veleda. Arrivée la première, Hélène vérifia que le Barco fonctionnait, le connecta à son ordinateur, fit défiler quelques slides pour s’assurer que tout roulait, puis patienta, les jambes croisées, pianotant machinalement sur son téléphone. Manuel lui avait adressé trois nouveaux messages qui en substance disaient tous la même chose. J’ai hâte. Je pense à toi sans arrêt. Vivement ce soir. C’était mignon, mais redondant. Il ne fallait pas non plus qu’il commence à trop se monter la tête. Elle voulut rédiger une réponse pour calmer ses ardeurs, hésita ; elle ne savait pas très bien quoi lui dire en réalité. Là-dessus, deux hommes entrèrent dans la pièce en laissant la porte ouverte derrière eux. Hélène se leva aussitôt, tout sourire. Elle connaissait vaguement le premier, un jeune type déjà chauve qui portait des Church’s et une veste cintrée. Aurélien Leclerc. Il prétendait occuper le poste de dircom adjoint. Les mauvaises langues assuraient qu’il n’était en réalité qu’adjoint du dircom. »
Extraits
« Il arrivait que Lison s’oublie et se laisse aller à tutoyer sa cheffe. Hélène ne relevait pas. Elle avait tendance à tout passer à cette drôle de gamine. Il faut dire qu’elle était marrante avec ses Converse, ses manteaux couture de seconde main et son faciès chevalin, dents trop longues et yeux écartés qui ne suffisaient pas à l’enlaidir. Pour tout dire, elle lui avait changé la vie. Parce qu’avant de la voir débarquer, Hélène s’était longtemps sentie au bord du gouffre.
Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.
Le mal s’était déclaré quatre années plus tôt, quand elle et Philippe vivaient encore à Paris. Un beau jour, au bureau, Hélène s’était enfermée dans les toilettes parce qu’elle ne supportait tout simplement plus de voir les messages affluer dans sa boîte mail. Par la suite, ce repli était devenu une habitude. Elle s’était planquée pour éviter une réunion, un collègue, pour ne plus avoir à répondre au téléphone. Et elle était restée assise comme ça sur son chiotte pendant des heures, améliorant son score à Candy Crush, incapable de réagir et caressant amoureusement des idées suicidaires. » p. 15
« Cornécourt ne payait pas de mine. C’était une petite ville peinarde, avec son église, un cimetière, une mairie des seventies, une zone d’activités qui faisait tampon avec l’agglomération voisine, des zones pavillonnaires qui champignonnaient sur le pourtour et, au milieu, une place flanquée des habituels commerces: PMU, boulangerie, boucherie-charcuterie, agence immobilière où s’activaient deux hommes en chemisette.
À Cornécourt, le taux de natalité était bas, la population vieillissante, mais les finances municipales au beau fixe, grâce notamment aux abondantes taxes que payait une vaste fabrique de pâte à papier au nom norvégien que personne ici n’arrivait à prononcer. Cette prospérité n’empêchait pas le FN d’arriver en tête des premiers tours ni ses habitants de déplorer des incivilités toujours imputables aux mêmes. Un rétroviseur endommagé pouvait ainsi susciter des propos tombant sous le coup de la loi, des tags tracés nuitamment sur les murs du centre culturel nourrir des idées d’expédition punitive. Ainsi au comptoir du Narval, le bistrot qui faisait l’angle et tabac-presse, les violences n’étaient pas rares, mais restaient purement rhétoriques. On y buvait des Orangina, des demis de Stella, des rosés piscine en terrasse quand revenaient les beaux jours. On y grattait aussi des Millionnaire et des Morpion en causant politique, tiercé et flux migratoires. À dix-sept heures, des peintres aux vêtements blanchis, des entrepreneurs toujours inquiets, des maçons turcs qui de leur vie n’avaient jamais vu une fiche de paie, des gamins formés à l’AFPA toute proche venaient boire un verre et se laver des fatigues du jour. » p. 33
« Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c’est pour les vivants, et lui tout seul au volant, ne sachant même pas où diner ni chez qui, en être là au bout du compte, le cheveu plus rare et sa chemise serrée à la taille, surpris de cette sagesse de vieillard qui, à l’improviste, sur cette chanson roulant son héroïsme de prospectus, le cueillait dans une bagnole qui n’était même pas la sienne. Christophe pensa à cette fille qu’il avait voulue à tout prix, et qu’il avait quittée. À ce gosse qui était tout et pour lequel il trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l’impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis. » p. 52
« Inventer une région, il fallait quand même être gonflé, et ne rien comprendre de ce qui se tramait dans la vie des gens, leurs colères alanguies, les rognes sourdes qui couvaient dans les villes et les villages, tous ces gens qui par millions, le nez dans leur assiette, grommelaient sans fin, mécontents d’être mal entendus, jamais compris, guère respectés, et se présumaient menacés par les fins de mois, les migrations et le patronat, grignotés depuis cinquante ans facile dans leurs fiertés hexagonales et leurs rêves de progrès. Aller leur foutre le Grand Est pour règlement des problèmes, les mecs osaient tout. » p. 135
« Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s’en tenir. Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n’était que des images, du folklore. Cette chanson n’avait rien à voir avec l’Irlande. Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur, et qui ne s’était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries, mais là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables, à l’usine puis au bureau, désormais dans les entrepôts et les chaînes logistiques, les hôpitaux et à torcher le cul des vieux, cette vie avec ses équilibres désespérants, des lundis à n’en plus finir et quelquefois la plage, baisser la tête et une augmentation quand ça voulait, quarante ans de boulot et plus, pour finir à biner son minuscule bout de jardin, regarder un cerisier en fleur au printemps, se savoir chez soi, et puis la grande qui passait le dimanche en Megane, le siège bébé à l’arrière, un enfant qui rassure tout le monde: finalement, ça valait le coup. Tout ça, on le savait d’instinct, aux premières notes, parce qu’on l’avait entendue mille fois cette chanson, au transistor, dans sa voiture, à la télé, grandiloquente et manifeste, qui vous prenait aux tripes et rendait fier. » p. 381-382
Nicolas Mathieu est né à Épinal en 1978. Après des études d’histoire et de cinéma, il s’installe à Paris où il exerce toutes sortes d’activités instructives et presque toujours mal payées. En 2014, il publie chez Actes Sud Aux animaux la guerre, un roman noir qui évoque la fermeture d’une usine. Couronné par quatre prix (Erckmann-Chatrian, Goéland masqué, Mystère de la critique, Transfuge du polar), il est adapté pour la télévision par Alain Tasma. Son second livre, Leurs enfants après eux, reçoit le Prix Goncourt en 2018. En 2019, il publie un court roman, Rose Royal. (Source: Éditions Actes Sud / IN8)
En deux mots
Capucine a oublié sa valise en gare de Strasbourg et va être humiliée par le responsable des opérations de sécurisation du site. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’Adrien, le maître-chien qui assiste à la scène, partage ses tourments et n’a qu’une envie : la retrouver.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Capucine va faire son miel
Agnès Ledig nous revient avec un nouveau roman, sombre et lumineux. Autour de la rencontre de deux âmes en peine, une orpheline et un ex-militaire essayant de soigner son traumatisme, elle va insuffler un chant d’amour et d’espoir.
Un psychiatre reçoit une jeune fille en consultation. Capucine a dû accepter ce rendez-vous pour être autorisée à quitter les urgences où elle avait été admise suite à un incident qui a mis ses nerfs à très rude épreuve. Elle avait oublié sa valise sur le quai de la gare de Strasbourg et a été accueillie par l’équipe d’intervention et de déminage lorsqu’elle s’est rendue compte de sa bévue.
Quand elle s’est effondrée en larmes, c’est Bloom, le chien d’Adrien, qui est venu la consoler. Le maître-chien a lui aussi été sensible à la détresse de la jeune fille, mais n’a pas osé venir intervenir personnellement pour la consoler.
Le psy reconnaît rapidement la fille de son ami et confrère Jean-Baptiste Claudel, un grand chirurgien décédé onze ans plus tôt dans un terrible accident de la route avec Rachel, sa compagne. Capucine et sa jeune sœur Adélie se sont retrouvées orphelines.
Leur oncle aurait alors pu être présent pour ses nièces, mais à l’époque il devait tenter de ne pas sombrer lui-même dans l’alcool qu’il consommait sans modération.
Adélie a choisi l’appartement de Strasbourg pour essayer de changer d’air, tandis que Capucine est restée dans la grande maison familiale d’Obernai. C’est autour de cette ville de la plaine d’Alsace qu’elle essaie de chasser ses idées noires en accumulant les kilomètres de course à pied.
En se rendant à son tour chez Diane, la psychiatre qui le suit depuis trois ans et son retour du Mali pour un syndrome post-traumatique, Adrien va recroiser Capucine. Car Diane partage son cabinet avec son mari Denis qui suit la jeune fille. Après la confession d’Adrien, Diane ira même jusqu’à proposer à son mari de bousculer l’agenda des séances afin d’organiser une rencontre fortuite entre leurs deux patients respectifs.
Il faudra encore quelques séances pour déboucher sur un premier vrai rendez-vous entre ces deux êtres en voie de reconstruction qui ont eu l’intuition qu’ils pourraient s’entraider, eux qui partagent déjà un deuil douloureux. Et puis, pour Capucine, c’est l’occasion de meubler le vide laissé par Adélie, partie avec son ami défendre la planète du côté de la Savoie. Une décision que sa sœur a de la peine à accepter, d’autant que sa cadette venait de réussir sa première année de médecine et avait un avenir tout tracé sur les pas de son père.
Tandis qu’Adrien essaie en savoir davantage sur le curieux comportement de son chef lors de l’intervention en gare de Strasbourg – il n’a pas jugé nécessaire de faire un rapport malgré le dispositif mis en place – et son rapport avec la famille Claudel, Capucine sent le besoin de s’éloigner des fantômes du passé.
Comme dans son précédent roman, Se le dire enfin, Agnès Ledig choisit de nouer son intrigue autour d’une rencontre inattendue, tout en suggérant que, bien plus que le hasard, les âmes meurtries développent une sensibilité particulière qui les poussent l’une vers l’autre. Sans se connaître, elles se reconnaissent. De sa plume toujours aussi limpide, elle nous livre au fil des pages, les biographies des personnages, leurs drames intimes et leurs espoirs, leur parcours sur la voie de la résilience aidés en cela par les valeurs transmises par les disparus. En passant, elle délivre aussi un plaidoyer pour les psys, qu’il ne faut pas hésiter à consulter et qui peuvent vraiment éclairer la voie vers une compréhension des traumatismes et partant, vers leur apaisement.
Mais ce qui donne tout son sel et son intérêt au roman, c’est la formidable énergie qu’il transmet au lecteur en soulignant combien le malheur et la peine, les épreuves aussi douloureuses soient-elles ne sont pas une fatalité. De livre en livre, Agnès Ledig creuse son sillon et touche ses lecteurs au cœur.
La toute petite reine
Agnès Ledig
Éditions Flammarion
Roman
380 p., 21,90 €
EAN 9782081488359
Paru le 20/10/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement en Alsace, à Strasbourg, Ottrott, Obernai et le Mont Saint-Odile. On y évoque aussi la Savoie et un endroit isolé des Vosges ainsi que le Mali.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, Adrien, maître-chien, est appelé pour un colis suspect en gare de Strasbourg. Bloom, son chien hypersensible, va sentir le premier que les larmes de Capucine, venue récupérer sa valise oubliée, cachent en réalité une bombe prête à exploser dans son cœur. Hasard ou coup de pouce du destin, ils se retrouvent quelques jours plus tard dans la salle d’attente d’un couple de psychiatres. Dès lors, Adrien n’a de cesse de découvrir l’histoire que porte cette jeune femme. Dénouant les fils de leur existence, cette rencontre pourrait bien prendre une tournure inattendue et leur permettre de faire la paix avec leur passé afin d’imaginer à nouveau l’avenir.
Les premières pages du livre
« Chapitre 1 Deux prénoms sur une boîte aux lettres
Je suis trop vieux pour servir encore à quelque chose.
On a même voulu me mettre en maison de retraite.
Jamais, vous m’entendez? Jamais !
Je veux mourir ici. Si possible sur ce banc, à l’entrée de la forêt.
De là, quand je regarde la maison en contrebas, je pense à Madeleine.
Ma seule utilité de vieux, c’est de me souvenir.
Qu’ils aillent au diable, ceux qui veulent me faire perdre la boule dans leur institution. Moi, j’ai encore toute ma tête, et tant que j’ai toute ma tête avec Madeleine dedans, elle vit encore un peu.
Ce qui me rend fou, c’est de voir cette bâtisse tomber en ruine, alors qu’on aurait pu en faire un nid d’amour. Madeleine et Jean Petitgenêt. Ça aurait bien rendu sur la boîte aux lettres.
Si seulement je pouvais garder que les belles choses du passé.
Si seulement on pouvait le refaire, ce passé. Je serais pas assis seul sur ces deux planches de bois, comme un idiot, à espérer que cette vieille ferme reprenne vie pour honorer celle de Madeleine.
C’est peut-être la seule chose qui me tient debout.
Savoir qui le fera.
Chapitre 2 Papillon de nuit
— C’est la mienne ! Attendez, C’EST LA MIENNE !
Le dispositif est déjà déployé, les barrières installées, mon chien dans les starting-blocks pour aller renifler le colis suspect. Sous l’immense préau qui couvre les neuf quais de la gare de Strasbourg, sa voix résonne comme dans une cathédrale.
En me retournant, je découvre une jeune femme à bout de souffle. Elle porte des baskets sur des collants noirs, une robe et un trench-coat qui vole derrière elle, le sac à main collé à sa taille pour ne pas être gênée dans sa course. Elle n’a laissé aucune chance au militaire qui a tenté de s’interposer en haut des escalators à l’entrée du quai et qui trottine derrière elle sans aucune conviction. Un autre, plus proche de la zone ultrasécurisée, l’empêche d’avancer.
— S’il vous plaît, c’est ma valise ! supplie-t elle.
Les agents de la police ferroviaire s’approchent, alertés par les cris, en faisant signe de la laisser passer.
Elle n’a le temps ni de reprendre son souffle ni de s’excuser. Simonet, le chef de la sûreté ferroviaire, fond sur elle comme un rapace sur sa proie, prêt à lacérer la chair, de sa méchanceté crochue. Je ne l’ai jamais connu bienveillant ni compréhensif en intervention. Au point de me demander s’il était semblable dans le privé, s’il avait une femme, des enfants, s’il pouvait faire preuve de tendresse. J’en doute.
— Vous vous rendez compte du temps que vous nous faites perdre ? Comme si on n’avait que ça à faire ! Putain ! Vous auriez mérité qu’on la fasse exploser.
— Je suis désol…
— Taisez-vous ! Pièce d’identité !
Il aboie.
Je me mets à la place de cette jeune femme. J’imagine son ventre noué. Elle ne s’attendait pas à être ainsi reçue. Se faire gronder comme une petite fille alors qu’elle se sent déjà bien assez coupable. Je vois la honte au bord de ses yeux. Soudain, la colère jaillit.
— Vous n’avez pas à me parler ainsi, même si j’ai fait une erreur !
— Une erreur ? Je vous parle comme je veux, vous n’allez pas la ramener en plus ! Vos papiers !
Elle fouille dans son sac à main en essayant de contenir sa rage, souffle entre ses lèvres qu’elle connaît ses droits. Elle lui demande quel est son nom. Il ne répond pas, n’a pas baissé son regard noir. Simonet ne supporte pas ces gens qui ne s’inclinent pas devant lui. Qui osent s’opposer. Surtout quand ils ont tort. Même quand ils ont raison. Il déteste qu’on lui tienne tête. Je le connais. La situation va dégénérer.
Je m’approche, pour tenter de faire retomber la pression.
— Calme-toi, Yvon. Je crois qu’elle est désolée, non ?
— Rien à foutre des excuses. Tu as vu le dispositif déployé, pour une connasse étourdie ?
— Yvon !
— On devrait leur faire payer cher leur négligence !
Elle lui tend sa carte d’identité sans un mot, concentrée sur ses jambes qui ne voudront plus la porter bien longtemps. Je les connais ces moments où la rage laisse place au vide, où plus rien ne tient, où le pan de montagne s’effondre.
Elle se laisse tomber sur un banc du quai numéro 3, à quelques mètres de nous, prend sa tête entre ses mains et fond en larmes, emportée par les sanglots, comme on s’abandonne à l’avalanche quand il est vain de résister.
Je peine à contenir Bloom, plus agité qu’à l’accoutumée ; très bon dans son travail de recherche en explosifs, il a toujours été perturbé par les conflits humains. Et plus encore par les larmes.
— Merde ! Putain ! marmonne mon collègue de la SUGE, en semblant hésiter, les yeux rivés sur le document d’identité. C’est bon, rends-lui sa valise, lance-t il à un collègue, et laisse-la partir, on lève le dispositif.
Puis il s’éloigne d’un pas rapide, sans un mot, vers l’escalier qui mène aux couloirs souterrains. Il ne part pas, il s’éclipse, il se sauve. Sa colère le suit comme les effluves d’un mauvais parfum, mécontente d’avoir été remballée à la hâte.
La valise est rendue à la jeune femme par un gradé qui vient tout juste de sortir de l’adolescence et ne sait pas quoi dire en lui tendant sa carte d’identité. Elle ne relève pas la tête, pleure toujours. Il pose avec précaution le petit rectangle plastifié sur le bagage comme si celui-ci allait quand même exploser et repart, penaud.
Je n’arrive pas à faire de même.
Une intuition étrange. Pourquoi une telle escalade, pourquoi Yvon s’est-il enfui ? En temps normal, il aurait pris un malin plaisir à jouer avec la souris, à lui asséner des coups de bec, à la voir souffrir. Il est de ceux qui se délectent des blessures des autres, qui s’en abreuvent pour affirmer leur puissance. Et pourquoi cette jeune femme pleure-t-elle ainsi pour une situation finalement anodine ? Je ne peux pas tourner les talons comme si de rien n’était. Quelle froideur faut il dans le cœur pour rester indifférent à des larmes ?
Bloom s’est assis et regarde en direction du banc en couinant.
Je le détache. Fais comme tu sens !
Il se dirige sans attendre vers elle, hésite, va et vient, dessine des infinis sur le sol, puis se décide enfin et enfouit son museau sous ses mains de femme, pour atteindre son visage. Elle résiste. Il s’assoit alors et pose la tête sur sa cuisse en geignant toujours, de ce petit cri aigu qui semble venir du fond de ses entrailles.
Au bout de quelques minutes, elle fouille dans son sac et en ressort un grand mouchoir blanc, sèche ses larmes et caresse l’animal en essayant de lui sourire.
— J’espère que vous n’avez pas peur des chiens.
— Heureusement…
— Bloom est vif mais gentil.
— Il a l’air.
— Ça va aller ?
— Oui. Je crois. Merci.
Elle évite mon regard, encore honteuse de la situation. J’aimerais lui demander son nom, au moins son prénom, garder une trace d’elle, quelque chose de concret. Ne pas la laisser replonger dans l’anonymat de ce grand océan d’humains dont elle s’est extraite le temps de me croiser.
Ou alors lui donner le mien. Je m’appelle Adrien et j’ai envie de vous protéger.
Je l’observe se lever, se redonner une contenance en ajustant sa robe, m’adresser un sourire auquel je ne crois pas un instant, et partir en titubant, saoule de vide et de peine, sa valise derrière elle.
Je m’assois à sa place et je caresse mon binôme en le félicitant, tant pour son flair que pour son humanité. La mienne n’a pas osé.
Cette fille m’a fendu le cœur. Ce cœur qui me fatigue de se briser à tout bout de champ, à tout bout de sanglots de gens que je ne connais même pas.
Pour une fois, Bloom me donne quand même raison. À se demander si une bombe ne se cachait pas au fond d’elle, prête à exploser.
Je regarde les passagers sur le quai numéro 1, statiques, mouvants, petits, grands, en baskets ou en escarpins, le téléphone en main ou le regard dans le vide. Où vont ils ? Une réunion décisive ? Un rendez-vous amoureux ? Visiter un membre de leur famille gravement malade ? Combien de bombes au fond d’eux ?
La mienne a explosé il y a quelques années. Je n’en finis pas de déblayer les débris.
J’aurais dû prendre un chien spécialisé dans la fouille des décombres. J’aurais gagné du temps.
J’ai envie de revoir cette fille sans en comprendre la raison. En l’observant essuyer ses larmes sur mon chien, j’ai vu en une fraction de seconde défiler un avenir possible. Comme cet instant juste avant la mort, où tout le passé se déroule en accéléré. Avec elle, c’était vers le futur. C’est idiot. Je ne la connais pas. Et je ne la recroiserai probablement jamais.
J’ai pourtant réussi à devenir presque insensible aux horreurs de ce monde, le Mali m’y a bien aidé. Pas là, pas avec elle. Je me sentais au bord de sa détresse comme en haut d’une falaise, l’appel du vide, le besoin de m’y jeter pour l’en sortir. Diane me dirait que ma nature reprend le dessus. Protéger, protéger, protéger.
Je garde surtout en mémoire la puissance qui se dégageait de cette petite silhouette prostrée sur un banc. Une force inaltérable qui m’attirait comme un papillon de nuit.
Un appel d’urgence me sauve de mes pensées inutiles. Un colis suspect à l’aéroport.
La vie continue, se fichant bien des sanglots et des papillons de nuit.
Chapitre 3 Son rôle
Adélie ne m’appelle pas souvent. Quand elle s’y résout, la raison est généralement importante, – m’appeler au secours ou me proposer un nouveau geste écocitoyen. Elle est capable de faire sonner mon téléphone juste pour me demander si j’ai mis un autocollant STOP-Pub sur ma boîte aux lettres et ne pas raccrocher avant que je promette d’y consentir.
Je m’isole dans un coin de l’atelier en faisant signe à mon collègue que je dois décrocher. Quand j’étais sur les chaînes de fabrication, je ne pouvais pas m’interrompre ainsi. Maintenant que je suis chef d’équipe, j’ai un peu plus de liberté, même si je n’en abuse pas. Malgré le bruit des machines, dès les premiers mots de ma nièce, je sais qu’il est arrivé quelque chose.
— Où est elle ?
— Encore aux urgences, ils refont le point demain. Elle devrait pouvoir sortir. Le médecin de garde m’a parlé d’un de ses collègues compétents pour le suivi.
— Le suivi de quoi ?
— De ses états d’âme.
— Que s’est -il passé ?
— Je sais pas, Tonton. J’en sais rien.
Partagée entre la colère contre sa sœur et l’inquiétude malgré tout, Adélie me raconte les faits.
— Je l’avais invitée à notre soirée étudiante de rentrée, elle s’est mise à boire. Beaucoup trop. Tu sais bien qu’elle n’a pas l’habitude. Je suis arrivée juste à temps pour l’empêcher de se faire monter dessus par des mecs aussi bourrés qu’elle. Et là, elle s’est écroulée en pleurant toutes les larmes de son corps. Et puis elle a fait un malaise, alors on a appelé les secours.
Je n’arrive pas à imaginer que Capucine ait pu se comporter ainsi. Elle qui s’est toujours montrée raisonnable, sérieuse, sage. Trop sage.
— Il s’était passé quelque chose qui a pu expliquer sa conduite ?
— …
— Adélie ?
— Un peu plus tôt dans la journée, je lui avais annoncé que j’arrêtais médecine. Elle descendait du train et en a oublié sa valise. Quand elle est retournée à la gare, un dispositif de colis suspect avait déjà été déployé et elle s’est fait remettre en place par les flics. Beaucoup d’émotions en une journée.
— Tu arrêtes médecine alors que tu as validé ta première année avec brio ?
— …
— Adélie ? Tu es sûre de ce que tu fais ?
— Oui !
— Je comprends qu’elle ait pu être chamboulée.
— C’est ma vie !
— Tu sais bien que cela concerne aussi la sienne ! Je peux aller la voir ?
— Il vaut mieux attendre qu’elle soit rentrée à la maison. Je te dirai.
L’une s’écroule quand l’autre renonce à sa réussite. Je raccroche le cœur serré. Capucine et Adélie comptent plus que tout à mes yeux. Je me suis souvent demandé si leur existence serait un jour sereine. Ce n’est pas gagné.
Tant de hauts, tant de bas, et moi, témoin muet de leurs combats. Il y en a eu, des crises, durant toutes ces années. Des petites, des grandes, qui durent une heure ou des années. L’adolescence d’Adélie n’a pas été de tout repos. Capucine a tout pris sur elle, pour tenir. Aujourd’hui, elle ploie comme un jeune arbre de printemps qui a dû affronter l’hiver. D’énormes flocons qui tombent trop tôt sur des branches encore fragiles.
Je me sens impuissant. La petite n’a pas sollicité mon avis pour prendre sa décision, la grande défaille sans que j’aie rien vu venir. Et elle voudra s’en sortir seule, comme elle l’a toujours fait. Boule de courage et de détermination, virant à l’acharnement sourd et aveugle face aux mises en garde des autres pour ne pas perdre la face, se montrer à la hauteur. Peut-être devrais-tu…, tu ne crois pas que…, as-tu essayé de…, fais attention à… Rien n’y a fait. Elle s’est entêtée au détriment d’elle-même.
J’irai quand même la voir, parler un peu, faire rouler la voiture de Jean-Baptiste à laquelle elle ne veut toujours pas toucher, préparer certains arbustes pour la période hivernale, entretenir son jardin. Si elle en connaît toutes les fleurs, les bichonne, les soigne, elle me laisse m’occuper du petit potager que je leur ai installé il y a dix ans. Elle affirme que je suis le seul à être capable d’obtenir des légumes qui ressemblent à des légumes. J’avoue, j’ai un certain talent en ce domaine, hérité de mon grand-père qui passait ses journées dans son coin de terre. Il m’a tout appris. J’y trouve une occasion de passer du temps avec elle, même en silence. Quand nous jardinons ensemble, nous communiquons par fleurs interposées. Observer les tournesols le long de la clôture, et se dire qu’ils ont raison de choisir la lumière. Laisser se ressemer les plants de bourrache d’année en année et accepter qu’ils s’installent plutôt au gré du vent que de notre volonté. Ne pas arracher les jeunes pousses d’achillée millefeuille et avoir la patience d’attendre les fleurs pour en saisir les vertus.
Voilà mon rôle. Être là quand mes nièces en ont besoin, m’effacer le reste du temps. C’est ce que mon frère aurait souhaité.
Je ne pouvais pas faire plus.
J’aurais tant voulu pourtant.
Chapitre 4 Se réveiller du chaos
Elle ouvre les yeux, réveillée par une douleur vive sur le dos de la main. Sortant de sa torpeur, elle distingue progressivement les détails de ce qui l’entoure. Un lit métallique, une porte et des murs blancs, une télévision accrochée au mur, une table, une chaise. Des bruits sourds émanent du couloir où l’activité bat son plein, et accentue le contraste avec le silence de sa chambre. L’hôpital. Où chaque chambre raconte une histoire différente et où les infirmières sont un fil conducteur entre chacune. L’histoire de Capucine n’est pas glorieuse. Pas très heureuse non plus. Comme tous les patients ici. On n’atterrit pas aux urgences de gaîté de cœur. Cependant, elle n’a jamais cédé à la facilité de se prélasser dans un statut de victime. Ç’aurait été tentant, parfois, pour se reposer, souffler un peu, faire la planche dans le courant. Mais Capucine est une battante, une solide, un bon petit soldat qui ne se plaint pas. Et puis, auprès de qui ? Elle aimerait arracher le tuyau en plastique qui entre sous sa peau et la martyrise, se lever et partir. Elle n’en fait rien, anesthésiée par le produit qui y coule.
Le contour de ses souvenirs s’affine également. Elle aurait préféré tout oublier.
Oublier l’annonce de sa petite sœur qui lui a déchiré le cœur comme on arrache un pan entier d’une vieille tapisserie et qu’on découvre le mur gris.
Oublier ce sale type sur le quai de la gare qui l’a incendiée en public, la réduisant au rôle de pauvre fille étourdie qui saoule tout le monde. Ce qu’elle n’est pas. Ce qu’elle n’a jamais été. Elle, fiable et intègre. Elle, chez qui rien ne dépasse. Capucine n’a pas pu se défendre. Personne n’a voulu lui offrir la possibilité d’une excuse. Alors qu’elle en avait une.
Oublier cette volonté ridicule de noyer ses pensées dans l’alcool pour échapper à la réalité, et prendre ainsi le risque de se ridiculiser une deuxième fois dans la même journée.
Oublier les gestes déplacés de ces jeunes hommes aussi ivres qu’elle. Cette main dans sa culotte, ce doigt qui cherche une faille et son humidité. Les autres mains sur ses seins, dans sa nuque. Ces bouches qui la goûtent. Ces rires idiots qu’elle a partagés avec eux, comme si une autre fille avait pris place dans son corps, la reléguant dans un petit coin sombre en la sommant de se taire et de laisser la joyeuse, la délurée, la désinhibée faire la fête.
Oublier la colère de sa sœur en la découvrant ainsi dans un coin de la salle, et dont les cris ont transpercé la musique pourtant trop forte.
Oublier le réveil en sanglots dans le fourgon des pompiers et ce regard apitoyé de l’un d’eux.
Oublier cette étrange existence dont elle se réveille violemment et qui ne débouche sur rien. Rien de constructif, rien de concret.
Du vide. Juste du vide. Qu’elle a essayé de remplir d’alcool l’espace d’un soir désespéré.
Du vide, en ce moment comblé par une perfusion d’un tranquillisant dans son flacon qui se recroqueville sur lui-même. Au moment où le médecin entre dans sa chambre, elle aimerait se recroqueviller et disparaître comme cette petite poche en plastique translucide.
Il est patient et bienveillant. Il en faut de la patience et de la bienveillance pour être le psychiatre de garde.
Il lui demande comment elle va, fait semblant de lui prendre le pouls en posant sa main sur son poignet. Une main chaude qui apporte à Capucine un réconfort simple, elle qui a terriblement froid dans ce lit aseptisé, vêtue d’une chemise impersonnelle et d’une lourde armure de peine.
— Vous allez pouvoir sortir. Je vous ai obtenu un rendez-vous rapide, dans deux semaines, chez le Dr Diderot. Je le connais personnellement, c’est un bon médecin. Votre sœur va venir vous chercher, elle m’a dit au téléphone qu’elle vous rapporterait des habits. Les vôtres ne sont pas très frais. Je vais demander à l’infirmière de venir vous dépiquer. Je vous conseille de prendre le traitement que je vous ai prescrit au moins jusqu’à la consultation et vous aviserez de la suite avec mon collègue. Vous avez des questions ?
— C’est grave ce qui m’est arrivé ?
— Pour la forme, la situation aurait pu l’être beaucoup plus si votre sœur n’avait pas été là. Vous vous en sortez bien. Pour le fond, je ne sais pas. Vous ferez le point avec le Dr Diderot. Mon collègue vous donnera des outils. Bon courage pour la suite, mademoiselle. Je crois en vous.
Il se dirige vers la porte, pose sa main sur la clenche, hésite, puis revient vers Capucine.
— Je crois que quelques vannes ont lâché du barrage abîmé. Il vous reste à réaménager les berges pour couler des jours un peu plus paisibles à l’avenir. C’est à votre portée.
Chapitre 5 Rachel ne répond pas Onze ans plus tôt.
Je somnole, sur le siège arrière, bercé par les mouvements de la voiture. J’ai un peu bu ce soir. Rachel conduit. Elle discute avec Catherine qui est venue passer quelques jours à la maison. La soirée était agréable, nous avons passé un joli moment. Je viens de mettre un message à Capucine pour lui dire que nous serons bientôt là. Adélie doit dormir depuis longtemps.
J’entends le cri de Rachel juste avant d’être ébloui par deux énormes phares qui surgissent de nulle part. Le choc est d’une rare violence.
Le klaxon de la voiture me réveille. J’avais perdu connaissance. Je n’ai pas vraiment mal, ou alors, je subis une telle douleur que mon cerveau m’a anesthésié. Je ne peux pas bouger. Catherine gémit à l’avant. J’essaie d’appeler Rachel. Un son fluet sort de ma bouche. Je tente un effort surhumain pour me faire entendre.
Rachel ne répond pas.
Les airbags sont maculés de rouge. La voiture est déformée. Le klaxon est assourdissant. J’ai un goût de métal dans la bouche. Toutes les vitres sont encore en place, brisées en mille morceaux. Je distingue l’éclairage dans la rue, et soudain une ombre. Un visage collé à la vitre. J’aimerais lui demander de me sortir de là, de secourir Rachel, je n’en ai pas la force. À travers un morceau de verre, j’aperçois son regard qui me fixe quelques instants. Il est froid, impassible. Puis l’ombre disparaît. Il n’a pas essayé d’ouvrir la porte. Il est sûrement parti chercher de l’aide.
Rachel ne répond pas.
Chapitre 6 Le désert de chair
C’est une maison individuelle dans un quartier calme de Strasbourg. Le petit parc qui l’entoure est assez arboré pour l’avoir préservée de la chaleur cet été. Quelques feuilles éparses commencent à jaunir et les premiers colchiques vont apparaître dans la pelouse. Comme l’an dernier. Je commence à connaître le rythme des saisons du cabinet médical, à force de le fréquenter. Il occupe le rez-de-chaussée, l’étage étant habité par la propriétaire des lieux. Un jour, en sortant de consultation, je l’avais aidée à démarrer sa tondeuse qui lui faisait des misères. Elle m’avait remercié la semaine suivante en m’offrant une balle rebondissante pour mon chien.
Bloom m’accompagne souvent. Je sais que Diane apprécie que je l’emmène. Couché sous un siège de la salle d’attente, la tête entre les pattes, toujours sur le qui-vive, il ne bouge que les yeux pour suivre le déplacement d’un autre patient qui vient de se lever.
C’est un chien angoissé mais efficace. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nous nous sommes instantanément entendus. Les formateurs de Gramat n’avaient jamais vu une telle osmose. Il avait ses casseroles, moi les miennes, on les a mises en commun. On a fait de la bonne cuisine. Diane me demande toujours des nouvelles du chien avant de s’inquiéter de mon sort. Elle sait qu’en l’évoquant lui, je parle forcément un peu de moi.
— Vous m’avez annoncé lors de notre précédent rendez-vous que Bloom serait mis en retraite l’année prochaine. Vous aurez une nouvelle recrue ?
— Je n’imagine pas continuer avec un autre chien. Continuer tout court, je ne sais pas.
— Votre vocation a du plomb dans l’aile ?
— Vous pensez que c’en était une ?
— À vous de me le dire…
Ce que j’aime chez elle, c’est qu’elle creuse au bon endroit au bon moment. La question juste. La question que vous ne voulez pas entendre parce que vous cherchez à fuir la réponse. Surtout si elle fait mal. Elle appuie là. Comme Obélix sur le foie d’Abraracourcix dans Le Bouclier arverne. Appuyer sur la douleur pour la dissiper. Diane remplit pleinement ses fonctions. Trois ans de thérapie, on a fait du chemin. Elle m’a déjà proposé d’arrêter, et je ne suis pas prêt. Je fais encore des cauchemars. Elle m’a appris à les accepter. Pourtant, je n’imagine pas l’idée de lâcher sa bouée. Pas tant que je feins d’être cet homme solide dans un uniforme que je n’aurais peut-être jamais dû enfiler.
Je sais qu’elle n’enchaînera avec aucun autre sujet tant que je ne lui aurai pas répondu, alors je cherche. Je me souviens avoir annoncé mon désir d’engagement à ma mère le jour de mes seize ans. Par sécurité, j’ai passé mon bac, même si ma voie était déjà déterminée. Évidemment, Diane ne s’intéresse pas à la date de cette décision mais à la raison.
— Parce que je voulais faire comme mon père pour qu’il soit fier de moi ? Ou que je ne supportais pas l’injustice et que l’image qu’il me donnait, petit, était celle d’un homme dur mais juste ? Ou alors l’uniforme et les cheveux ras me rassuraient ? Pour attirer les filles ?
— Selon vous ?
— Un savant mélange de motivations inconscientes ?
— Quand vous avez signé en bas, vous vous êtes dit quoi ?
— Qu’on m’admirerait comme j’admirais mon père. Que je devais me sacrifier pour autrui comme il s’était sacrifié.
— Vous regrettez ?
— Non.
— Pourquoi n’imaginez-vous pas poursuivre ?
— Mes angoisses me fatiguent. La malveillance de certains m’épuise. Parfois, j’aimerais être un chien.
— Dans votre prochaine vie peut-être, en y pensant très fort dans le grand tunnel de la réincarnation, qui sait ! En attendant, vous êtes un homme jeune.
— Au pied du mur.
Elle me précise qu’aucun mur n’est infranchissable à qui sait poser ses mains et ses pieds au bon endroit pour l’escalader. Puis elle ajoute qu’on prend plus facilement appui sur les aspérités.
Ses mots résonnent en moi. Me vient soudain l’envie de lui parler de la valise oubliée.
— J’ai fait une étrange rencontre hier…
— Ah ?
— Probablement sans lendemain…
— Ah !
— Elle était belle tout en étant tragique…
— La rencontre ou la personne ?
— Les deux. J’essaie de l’oublier et je n’y arrive pas.
— Alors ne l’oubliez pas.
Nous parlons de la fille du quai numéro 3 pendant une bonne demi-heure. Cette impression de la connaître, mon intense envie de la secourir, mon désarroi de la laisser partir, la sensation de puissance qu’elle dégageait, la colère face à cette situation injuste, comme un écho à ma propre colère. La réaction troublante de Bloom.
— Les chiens détiennent beaucoup de réponses que nous, humains, ne voulons pas admettre. Faites-lui confiance.
Elle me connaît bien maintenant. Certains pourraient dire que nous avons fait le tour de la thérapie, et pourtant je m’accroche encore à ses petites phrases qui m’obligent à m’interroger, à ses conseils simples et pertinents.
Bloom a ses habitudes ici. Il est assis à côté de son fauteuil, les yeux fermés, la tête à hauteur de sa main, et se laisse caresser par cette femme élégante, dynamique et drôle. Je le regarde en me disant que j’aurais bien besoin de ce genre de caresse. Pas là, pas avec elle, évidemment. Seulement des moments de tendresse simple, des cadeaux de douceur, de la considération. Mon existence est un désert charnel. Par ma faute ; quand on ne supporte plus de perdre, il est plus simple de ne pas s’attacher. J’ai pourtant soif.
— Peut-être la reverrez-vous ? Strasbourg est une petite ville.
— Je ne sais même pas si elle habite ici. Elle n’était peut-être qu’en transit à la gare, entre deux trains, deux destinations. Elle peut habiter partout en France, ou même à l’étranger.
— Voire sur la Lune, avec un peu de malchance… Ne vous inquiétez pas, la vie œuvre avec justesse. Je crois qu’elle vous a déjà sauvé une fois, non ?
Chapitre 7 Rocher de larmes
La sonnette retentit dans le vide et la porte est fermée.
Je me suis toujours refusé à entrer dans la maison de mes nièces, même si je détiens un double des clés. Ce n’est pas chez moi. Et puis, je me sens toujours en décalage, moi, modeste ouvrier, face à tant de luxe. Cette villa immense m’effraie comme une ogresse qui voudrait dévorer mon âme et me voler ma simplicité, alors je garde mes distances. Quand les filles sont là, elle perd de sa puissance, de sa superbe, de son autorité. Elle redevient quatre murs et un toit. Avec un autocollant STOP-pub sur la boîte aux lettres.
Pourtant, la voiture est là. Capucine est rentrée de l’hôpital il y a quelques jours déjà, je l’ai laissée reprendre ses esprits et un peu de contenance avant de lui rendre visite, elle qui n’aime pas montrer ses faiblesses. Même à moi. Elle doit courir. Son oxygène depuis onze ans. Sa thérapie à elle. Courir à perdre haleine pour ne pas perdre pied. La rage qu’elle a trouvée dans cet effort intense lui a rendu ses ailes. Celles qui ont brûlé dans l’accident.
Son corps, bien en chair durant toute son enfance, est devenu sec en quelques mois seulement. Presque trop. Je me suis inquiété pour elle. Pour elles. Je m’en suis voulu aussi. À en crier certains soirs. À l’époque de l’accident, j’étais le seul à pouvoir prétendre les recueillir et les élever, je n’ai pas été à la hauteur. Un homme célibataire, un boulot précaire, l’alcool. Tous les feux auraient clignoté en rouge aux yeux de la société et de la justice. Je n’ai même pas essayé. Alors j’ai veillé. À distance mais j’ai veillé. Elles ne savent pas le nombre de soirs où j’ai pris mon vélo pour faire la route depuis le village voisin, où j’ai craché mes poumons en grimpant cette saleté de côte pour arriver jusque chez elles, scruter les alentours et être sûr que personne ne rôdait. Le nombre de fois où je suis passé discrètement sur le trottoir longeant l’école à l’heure de la récréation pour vérifier que personne n’embêtait Adélie dans la cour.
Je me suis assis sur le banc de la terrasse. À l’ombre de la glycine qui commence à perdre ses feuilles. Le raisin qui grimpe le long du mur de la remise termine de mûrir. Une variété ancienne. Je leur avais offert ce pied à la naissance d’Adélie. Ils ont grandi ensemble.
Le bruit de la ville remonte, étouffé par la distance qui nous sépare du centre qui fourmille.
Le Mont National surplombe Obernai et offre une vue magnifique sur la plaine d’Alsace et les premiers contreforts vosgiens. Les filles sont nées à la maternité en contrebas, ont passé toute leur enfance ici, école primaire, collège, lycée. Je me souviens de ces moments où Capucine avait honte de venir du « quartier des riches », celui qui domine le reste de la ville. Stigmatisée par certains élèves, enviée par d’autres. Attendue au tournant par quelques profs – les enfants de parents aisés sont forcément bons élèves. Je ressentais avec beaucoup de peine ce fossé qui se creusait en elle. D’un côté l’injustice qu’elle ne supportait pas concernant ma situation précaire, de l’autre l’admiration pour son père, sa réussite. Et le besoin qu’il soit fier d’elle en retour. Un besoin au-delà du raisonnable.
D’ici, on aperçoit le toit de ma maison. Dire que j’aurais pu avoir une belle villa comme mon frère. Broyée par le système scolaire, mon intelligence n’est jamais entrée dans aucune de ses cases. Je m’en suis rendu compte trop tard.
Mais qu’aurais-je fait d’une grande maison comme celle-là ? Je ne suis pas fait pour vivre avec quelqu’un.
Cette grande maison, Capucine y vit seule aujourd’hui. Adélie a préféré occuper le petit appartement de Strasbourg que leur père utilisait parfois quand le programme opératoire se prolongeait tard dans la soirée. Elle voulait aussi prendre son indépendance à l’égard de sa sœur, parfois trop exigeante, trop perfectionniste.
J’aperçois Capucine sur le sentier tout en bas. Elle court vite. Elle a pourtant encore tous les escaliers du coteau à monter. Sa silhouette fluette vole au-dessus du sol et la pente ne l’effraie pas.
Dans quelques minutes, elle sera là, peut-être surprise de me voir, peut-être pas. Je ne saurai pas quoi dire. Elle me demandera comment je vais, alors que c’est elle qui est en petit tas compact. Toujours à penser aux autres avant elle-même, comme son père. Il était doué dans son domaine, efficace, empathique avec les parents, la vie de leur enfant entre ses mains. Il a dû penser à ses filles juste avant de mourir, se dire qu’il ne les reverrait pas, le cœur broyé par la peur quant à leur avenir. Et moi, j’aurais tellement voulu le rassurer.
— Ah, tu es là ? Je suis touchée que tu sois venu. Comment tu vas ?
Les autres avant elle.
— Tu as beaucoup couru ? je demande, alors que je connais la réponse.
— Un peu plus de deux heures, répond-elle, à peine essoufflée.
— L’effort t’a fait du bien ?
— Je crois. Je vais me changer. Sers-toi un jus de fruits, il y en a au frais.
Capucine a toujours été prévenante avec moi, y compris quand je suis sorti de l’enfer de la dépendance. Elle a joué le jeu, compris les enjeux, les risques, le danger dans la moindre goutte. Elle m’a accompagné, m’a pris dans ses bras quand je tremblais du manque, a répondu au téléphone à toute heure quand j’avais besoin d’une bouée pour ne pas replonger. Elle m’a porté pour ce combat alors qu’elle était en équilibre sur un fil tendu au-dessus du vide.
Nous sommes assis côte à côte sous la tonnelle, nos verres posés sur la petite table ronde en métal anthracite.
— C’est la décision d’Adélie qui t’a mise dans cet état ?
— Elle t’en a parlé ?
— Quand elle m’a annoncé que tu étais aux urgences, oui.
— Tu en penses quoi ?
— Rien.
— Rien ?
— C’est sa vie, elle est majeure. À peine, mais majeure quand même. Tu veux faire quoi ? La forcer à poursuivre ?
— La raisonner, lui faire comprendre que c’est une folie…
Ma nièce a prononcé cette phrase sur un ton étonnamment calme, occupée dans le même temps à observer une abeille qui évolue sur le dos de sa main. Elles sont encore nombreuses dans son jardin. Il faut dire que les fleurs y poussent en abondance, échelonnées du printemps à l’automne. Elle n’a pas la main verte, elle a la main fleurie. Peut-être grâce à son prénom. Les chrysanthèmes sont déjà présents en bordure de la terrasse, ainsi que la bruyère dans la rocaille en contrebas. Elle a planté des rosiers de différentes variétés un peu partout autour de la villa et en prend soin avec beaucoup d’attention. Les premiers crocus sont apparus au bout de la pelouse, côtoyant les primevères violettes et jaunes. Elle doit avoir la maison la plus fleurie du quartier de sorte que les dernières abeilles encore présentes se réfugient chez elle. Celle qui se promenait sur sa main vient de s’envoler.
— J’essayerai de lui parler. Il faut que tu prennes soin de toi, Capucine.
— Tu ne crois pas qu’elle a encore besoin que je m’occupe d’elle ?
— Non, je ne crois pas. Elle est autonome. Maintenant c’est ton tour.
— Et celui d’Oscar aussi. Je l’ai trop négligé ces derniers temps.
— Et d’Oscar si tu veux. Je sais que quand tu t’occupes de lui, tu t’occupes de toi.
Nous avons bu un jus d’orange tandis que le soleil disparaissait derrière la montagne. Elle regardait au loin, et je savais qu’en scrutant l’horizon, elle regardait l’effondrement au fond d’elle. Puis elle s’est levée en chassant d’un geste rapide la larme qui s’aventurait sur sa joue. « Excuse-moi, je vais me doucher, tu claques la porte en sortant ? »
Le rocher qui ne veut pas montrer que l’eau suinte de partout à travers les fissures.
Je suis parti.
Chapitre 8 Une douche salée
Elle aime l’odeur de l’effort sur sa peau collante et salée. Cette odeur un peu âcre qui témoigne de la puissance de son corps. De l’étendue de sa détermination. Tout comme elle aime ensuite le parfum sucré du savon et cette sensation d’être propre et nouvelle. Minuscule renaissance après la bataille.
Elle s’est mise sur la pointe des pieds pour atteindre le carreau et voir son oncle partir sans se retourner. Il a compris avec le temps qu’elle n’était pas du genre à faire des coucous par la fenêtre, contrairement à sa sœur. Autant couper net, ne pas s’éterniser dans la séparation, déjà bien assez pénible pour en rajouter. Elle le regarde quand même s’éloigner jusqu’au bout de la rue. Elle a été dure de lui demander ainsi de s’en aller. Il ne s’en formalisera pas. Il sait qu’elle préfère la solitude quand l’humeur vacille.
Elle glisse son corps nu sous la douche brûlante, et regarde apparaître la buée sur la paroi vitrée. Les projections de mousse y dégoulinent comme si elles faisaient la course. Même ces bulles de savon ont une vie sociale. Alors que toi, toi, tu passes la tienne à courir seule.
Elle s’éternise. Tant pis pour la planète. Adélie n’a pas besoin de le savoir. Capucine culpabilise quand même, malgré le plaisir. Alors elle tourne la mollette dans le sens opposé pour activer la pluie fine. Une autre façon d’offrir son corps à la caresse de l’eau. Plus douce.
Elle se demande quelle place elle a laissé à la douceur jusque-là.
La douceur de vivre ? Certainement pas. Il fallait être présente, sérieuse, appliquée.
La douceur de l’amour ? Pas de place non plus.
La douceur de sa sœur ? Voilà bien longtemps – depuis l’adolescence – qu’Adélie n’a plus envie d’être prise dans les bras.
La douceur de courir ? Le dépassement de soi est dur, rugueux, agressif.
La douceur d’Oscar, la seule avec laquelle elle s’octroie une rencontre régulière.
Elle pense à ce rendez-vous chez le psychiatre prévu la semaine suivante, condition à sa sortie des urgences. Cette réticence à s’y rendre. Pour raconter quoi ? Elle s’est débrouillée jusque-là. Ce n’est pas un psy qui va changer le cours des événements. Encore moins faire revenir ses parents.
Elle préférerait courir encore.
Encore, encore, encore.
Courir plutôt que se confier.
Chapitre 9 Si seulement
Parfois, je suis trop gentil. Édouard, mon meilleur ami1, me l’a souvent dit depuis le lycée. Il sait de quoi il parle. Lorsque mon collègue m’a téléphoné il y a quinze jours à propos d’un rendez-vous en urgence pour une jeune femme qui avait décompensé, qu’il m’a donné son nom, j’ai eu besoin de vérifier ce que je craignais. Je n’ai pas pu dire non et je l’ai rajoutée avant ma première consultation du jour. J’ai dû me réveiller aux aurores. Je ne prends plus de rendez-vous en fin de journée, Diane n’aime pas manger tard le soir. Depuis qu’elle a instauré son jeûne intermittent, nous mangeons à l’heure où certains sont à peine en retard pour le goûter. Je me suis adapté, il paraît que cette pratique est bonne pour sa santé, mais parfois, le planning coince un peu. Je lui ai déjà proposé de commencer sans moi. Ce qu’elle déteste. Nos dîners sont sacrés pour elle. Je crois qu’elle attend ce moment d’échange entre nous après sa journée de consultations.
Diane s’est levée en même temps que moi quand mon réveil a sonné et est partie déambuler dans le parc de l’orangerie, voir les dernières cigognes avant qu’elles ne migrent vers les pays chauds pour y passer l’hiver. »
Agnès Ledig a d’abord exercé le métier de sage-femme, avant de se consacrer à l’écriture. Elle publie Marie d’en haut (Les Nouveaux Auteurs, 2011), Coup de cœur des lectrices Femme actuelle, avant de rejoindre les éditions Albin Michel avec Juste avant le bonheur (2013), qui remporte le prix Maison de la Presse, puis Pars avec lui (2014), On regrettera plus tard (2016), De tes nouvelles (2017) Dans le murmure des feuilles qui dansent (2018), Se le dire enfin (2020) et La toute petite reine (2021).
Elle écrit également des albums jeunesse illustrés par Frédéric Pillot. On leur doit Le petit arbre qui voulait devenir un nuage (Albin Michel Jeunesse, 2017) et Le Cimetière des mots doux (Albin Michel Jeunesse, 2019). En 2020, ce duo lance une nouvelle série chez Flammarion Jeunesse, collection « Père Castor », Mazette est très sensible et Mazette aime jouer. Depuis 2018, Agnès est « ambassadonneuse » de l’Établissement français du sang (EFS) afin de promouvoir le don de sang auprès du grand public. (Source: lisez.com)
En deux mots
Dominique a coupé les ponts avec sa famille et s’est installé dans les Vosges avec son épouse et leur premier enfant. Éducateur dans un foyer d’adolescents «difficiles», il tente de remettre un peu d’ordre dans une vie bousculée de tous côtés, C’est à ce moment qu’il va recroiser son père…
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
L’éducateur mal éduqué
Voilà l’une des pépites de cette rentrée! Un premier roman mené sur les chapeaux de roue… de Mobylette, entre Lorraine et Vosges. En suivant un jeune éducateur de galère en galère, Frédéric Ploussard dresse un joli panorama du bordel ambiant.
Le seul élément positif qui aura présidé à la naissance de Dominique est la météo de ce mois d’août. Pour le reste ses 62 cm auront failli lui coûter la vie, auront fait suer sa mère près de neuf heures et auront mis les nerfs de son père à rude épreuve. Dès lors, l’enfant devra se frayer un chemin entre violence et ressentiment ou, au mieux, une indifférence coupable. Une enfance sans amour qui va culminer par un épisode très traumatisant du côté de Clinquey, cette cité imaginaire du Grand-est qui ressemble à Briey où est né l’auteur. Après une virée en vélo dans la cité voisine, il se fera attraper par une bande de jeunes, sera battu et humilié et échappera de justesse à un viol. À son retour, sa mère lui reprochera son pantalon déchiré et son père de ne pas savoir rouler en vélo. D’autres violences vont suivre, mais elles auront le mérite d’aguerrir l’enfant, puis l’adolescent. Il aura ainsi appris que la meilleure défense c’est l’attaque. Et même s’il est grand et maigre, il va développer ses capacités à ne plus encaisser mais à donner d’abord les coups. Les fêtes de Noël venant, année après année, marquer un point d’orgue à cette vie de famille. Au premier rang de cet immuable rituel viendront les cadeaux préparés par ses parents pour lui et ses deux sœurs, jolis symboles du manque d’amour. Ce qui n’empêche pas Dominique de croire qu’un jour, il pourrait trouver une Mobylette sous le sapin. Une Mobylette symbole d’indépendance…
Dominique a maintenant trente ans, il est marié et père de famille. Il a quitté la Lorraine pour s’installer dans les Vosges. Mais le couple qu’il forme avec Patricia part à vau-l’eau. Noyé sous les reproches, il ne sait plus vraiment pourquoi il rentre chez lui après des journées harassantes. Il pourrait tout aussi bien rester dans le foyer d’adolescents difficiles où il travaille à canaliser les débordements de pensionnaires toujours prêts à la rébellion. Avec Franck, Adama, Sullivan, Cindy et Mélanie, les conflits sont permanents, la violence intrinsèque, les bagarres quotidiennes. Le noir semble la seule couleur susceptible de peindre le décor d’un Grand-Est désindustrialisé où la sidérurgie aura offert une perspective à la population avant de causer sa perte. Misère et paupérisation. Les ingrédients qui ont aussi servi Nicolas Mathieu, lauréat du Prix Goncourt avec Leurs enfants après eux, Laurent Petitmangin et Ce qu’il faut de nuit ou encore plus récemment Jérémy Bracone avec Danse avec la foudre. Sauf que cette fois l’humour et le côté joyeusement foutraque – je vous particulièrement la séance de cinéma – viennent donner un côté pieds nickelés à ce récit qui pourrait sinon sombrer dans un drame social très glauque.
Paradoxalement, c’est l’annonce simultanée de deux nouvelles catastrophes, la fuite de deux jeunes pensionnaires et le cancer de Patricia, qui vont pousser Dominique à réagir et faire basculer ce roman très habilement mené.
Vous l’avez compris, Frédéric Ploussard a réussi son entrée en littérature. Son premier roman est époustouflant, à la fois grave et drôle. Si rien de la misère sociale ne nous est épargné, la grâce d’une plume virevoltante emporte tous les suffrages. Car il réussit la performance pourtant très improbable dans ce sac de nœuds de faire entrer poésie et même tendresse dans ce décor sinistré. Vous allez vous régaler!
Mobylette
Frédéric Ploussard
Éditions Héloïse d’Ormesson
Premier roman
416 p., 20 €
EAN 9782350877549
Paru le 26/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement dans la cité imaginaire de Clinquey, petite ville lorraine à quelques encablures du Luxembourg (Briey, la ville natale de l’auteur, lui ressemble furieusement) . On y évoque aussi les Vosges, Nancy ou encore Strasbourg.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Du haut de ses quatorze ans et presque deux mètres, Dominique se voyait déjà parcourir la campagne vosgienne sur sa 103 orange. C’était oublier que dans sa famille, faire plaisir n’est pas le cœur des préoccupations. De là à en déduire que la suite des événements en découle, il n’y a qu’un pas. Quelques pas. Un lotissement paumé dans les champs de colza. Le sésame d’un permis de conduire. Un foyer pour ados sorti d’un méchant conte de fée. Un diagnostic trompeur. Des retrouvailles du troisième type dans les bois. Et deux sœurs aussi féroces qu’attachantes.
Mobylette est un roman cruellement drôle qui dresse le portrait décapant d’un trentenaire en roue libre dans un univers qui ne l’est pas moins, celui de l’aide sociale à l’enfance. Impossible de résister à cette aventure entre les Vosges et la Meurthe-et-Moselle, tour à tour désopilante et survoltée. Il y a la démesure d’un Kennedy Toole et le piquant d’un Desproges chez Frédéric Ploussard.
Les premières pages du livre
« 1
LES ARBRES aux angles improbables. Leurs racines souffreteuses. Les troncs ravinés par l’acide ne m’avaient pas manqué. Les fougères, les ronces, les noisetiers aux couleurs de l’automne éternel. Pas davantage. Des corneilles se battent au-dessus de moi. Mes pieds subissent la succion à chaque pas. C’est vert et brun et noir. Gris également, si on y intègre le nuage triste qui nous surplombe par-delà les frondaisons.
La nature est rancunière dans les parages. Cette forêt s’étend sur plusieurs milliers d’hectares, et ce que j’en vois correspond bien à l’image déprimante que j’en ai gardée.
En contrebas du plateau que nous traversons, à une vingtaine de kilomètres vers l’ouest, se trouve une bourgade du nom de Clinquey. Ancienne place forte construite à la sortie d’une vallée encaissée et autoproclamée capitale du Texas lorrain à l’époque du Texas lorrain. Pendant des décennies, le village avait connu la prospérité grâce à la sidérurgie qui s’était développée alentour, avant que cette dernière ne décline et ne renvoie toute son humanité à la maison ou au bistrot. La suie retombe sur les hauts-fourneaux abandonnés. La pluie s’infiltre dans les anciennes galeries de mines. J’y suis né.
Je suis clinquin. Ma mère est clinquine. Mon père, c’est autre chose.
Pour l’instant, je fais corps avec cette terre grasse. La bruine me détrempe le visage. Mes vêtements me collent à la peau. Dix mètres derrière moi, Matthias patauge. Dans le silence de cette mélasse où même les corneilles se taisent, je l’entends parfaitement. Il râle. Ayant grandi dans les parages, je sais qu’il n’est pas conseillé de se garer trop près. Contre son avis, j’ai laissé la voiture en bordure de la route nationale. Loin derrière nous à présent.
Hier soir, il s’est cru mourir dans la combinaison de plongée de son père. Troublé, il a passé la nuit à regarder en boucle la vidéo des cent vingt-sept secondes en buvant du vin. Un contrecoup de notre grande frousse lacustre. Ce matin, il s’est réveillé en vrac une heure avant notre départ. Quel courage. Ses douleurs ont varié pendant le trajet. Devenues abdominales alors que nous marchions. Quelle abnégation. J’ai moi-même la bouche sèche depuis notre descente de voiture.
Nous progressons dans une végétation dense hors de tout chemin forestier. Des bosses et des creux recouverts d’un sous-bois épais et mou. Le dernier affaissement minier dans la zone date d’une quinzaine d’années, mais notre rythme s’en ressent.
Le relais de chasse se situe devant nous à quelques centaines de mètres. C’est le lieu du rendez-vous. En pleine forêt. Un fouillis de choses gluantes et de bois mort plus loin, je me colle au tronc d’un robinier étonnamment vertical. Matthias me chuchote à l’oreille qu’il n’a jamais eu aussi mal au ventre de sa vie. Je soupire. Pire que sa péritonite en CM1. Je cherche une vue sur le relais. Une envie de chier impossible à réaliser. N’en ayant rien à foutre de ses problèmes intestinaux, je lui demande de fermer sa gueule.
Les découvrir avant qu’ils nous aperçoivent. C’est l’idée.
Un gros bonhomme est assis sur la table fixée au sol de la clairière. Les autres discutent devant le relais en piteux état. J’en reconnais immédiatement deux malgré ma vue approximative. Ce qui aurait pu être rassurant, et pourtant c’est déjà deux de trop : Molosse et mon père.
J’appuie mon front contre le tronc rugueux du robinier. Ma première pensée est que j’avais été à deux doigts de l’appeler la nuit précédente tandis que Matthias regardait encore et encore les dernières minutes du sien. Dix ans que je ne l’avais pas fait. Pour lui annoncer que j’avais failli mourir avant lui.
La vie est étrange. Un poisson me fait flipper, je pense à mon père et, quelques heures plus tard, je le découvre dans un bois. J’ai l’impression que l’arbre vibre. La dernière fois que je l’ai vu, j’étais sur le parking de l’immeuble avec mes affaires éparpillées autour de moi, et lui à la fenêtre de ma chambre, dans l’appartement au premier étage, à hurler que j’allais mourir avant lui.
L’homme à table est surnommé Molosse pour sa ressemblance avec un gros jambon à l’os. C’est le fils spirituel de mon père, même si spirituel ne convient pas vraiment à leur relation. La table forestière semble sous-calibrée pour le quintal et demi de matières carnées qui repose dessus. Molosse se cure le nez avec une flûte à bec en regardant dans le vide. Le troisième homme porte une veste de cuir noir, des bottes à renforts et des gants de motard. Entre trente-cinq et quarante-cinq ans. Une tête de gagnant. Rougeaud, les cheveux clairsemés, les yeux exorbités. Il agite des mains volatiles. Il a un fusil en bandoulière. Papa a Molosse. Lequel commence à souffler dans sa flûte. J’aurais pu entendre sa petite musique s’il n’y avait pas eu les récriminations incessantes de mon pote. Il me demande ce qu’on attend pour y aller. Je le rassure, mon père est là.
Nous émergeons des fourrés une dizaine de secondes plus tard. L’inconnu nous aperçoit en premier et nous met en joue. La montagne mélomane semble surprise. Papa se retourne vers nous. L’inconnu éructe : « Ah merde, c’est pas des clefs d’antivol, ça ! »
Retour au pays des phrases baroques. Si mon père a déniché une sorte d’alter ego de la déconne pour se promener en forêt, il n’en montre rien. Nous sommes possiblement dans une situation où ça peut faire mal.
Ah non, mon père est présent.
Ah si, en fait, cette donnée n’est pas fiable.
« Matthias ! C’est toi, Matthias ? » poursuit l’homme en désignant mon ami du bout de son fusil.
Trois lettres tatouées sont visibles sur le dos de sa main : HIL. Matthias ne répond pas.
« Pourquoi t’es pas venu tout seul, trou du cul ? Bordel ! Je t’ai pas demandé d’emmener ta sœur ! » Tournant son fusil vers moi : « Salopard, mais t’es grand, toi ! La vache ! T’es qui ?
– Le conducteur. »
Il rote.
Mon père tient un cactus en main. Il a toujours eu des trucs bizarres en main, mais c’est la première fois que je le vois avec une plante verte. Un cactus dans la main paternelle, un fusil dans celle de son collègue, Molosse qui joue de la flûte : ça peut faire très mal.
« Elle est où, ta bagnole, conducteur ? » L’homme jette un œil aux alentours, puis à mon père. « Il va me le dire, Ser… Dès que je sais où elles sont, je saurai où elle est ! T’inquiète pas, tu peux me croire, je te paierai quand j’aurai remis la main dessus ! »
Mon père ne semble pas inquiet, plutôt mortifié. L’autre continue : « T’es pas trop grand pour conduire, toi ? »
C’est l’histoire de ma vie. La bourde initiale. Trop grand pour le conduit. Trop grand pour la conduite. Trop grand tout court. J’opte pour une entrée en matière sans rapport avec sa question : « Salut, papa. »
Molosse bouge. Il se rengorge de m’avoir remis. La table et le sol sous la table craquent lorsqu’il décolle ses fesses du plateau. Mon père a un sursaut, lui aussi paraît m’avoir reconnu. Une contraction sur son visage. C’est déjà une réponse. Il ajoute : « Eh merde. »
Il s’était sûrement fait à l’idée d’en avoir fini avec moi d’une manière ou d’une autre.
2
C’ÉTAIT la veille, en sortant du lac, que j’avais accepté d’accompagner Matthias dans la forêt de Clinquey, mais cet épisode touchant de retrouvailles père/fils trouvait son origine un mois plus tôt dans mon quotidien de jeune père à la ramasse. À quelques centaines de kilomètres de Clinquey. Aux alentours d’un foyer de l’enfance à la dénomination étrange érigé à proximité d’un lac magnifique. Pas très loin des prés vosgiens dans lesquels mon pote avait cueilli sa fameuse récolte de champignons hallucinogènes qu’il allait perdre emportée par la forêt qui avalerait mon père.
Nous habitions depuis deux ans, Patricia et moi, dans une maison située entre les étangs et la route départementale 420 qui menait à Saint-Dié-des-Vosges. Matthias avait un appartement à Raon-l’Étape. Je bossais comme éducateur spécialisé dans un foyer situé sur les hauteurs, Patricia était technicienne dans un laboratoire d’analyses médicales de Saint-Dié. Elle était tombée enceinte le printemps suivant notre emménagement.
Analyser le sang et l’urine des Vosgiens étant une activité qui faisait voyager – il y avait peu de substances que l’on ne trouvait pas dans le sang d’un Vosgien –, elle s’était mise en congé au troisième mois de sa grossesse pour protéger notre fœtus des émanations diverses. Noble attention. Elle s’était alors allongée dans notre chambre pour le sentir pousser, se développer, pour lui parler, se caresser le ventre en écoutant de la musique molle. La maison impeccable, le bruit interdit, chaque chose à sa place. Allongée, elle était devenue moins drôle. Allongée avec son ventre qui s’amplifiait, ses lèvres de gourmande, son air pincé. Allongée, elle m’avait fait douter d’elle.
Et six mois plus tard, nous étions parents.
Parents d’un garçon. Pas trop grand selon le personnel médical. Je ne sais pas si cela m’avait rassuré. Concernant Patricia, j’avais gardé pour moi que je la trouvais changée. Certes, nous avions un fils, elle était mère, alors elle avait changé. D’ailleurs, elle me reprochait clairement de ne pas avoir changé. En avait découlé moins de rires entre nous. Avec les pleurs du bébé, nous ne nous serions pas entendu rire de toute façon.
À ce moment-là, quelque temps avant de retrouver mon père en forêt, avant bien entendu de perdre mon boulot parce que mon directeur avait fini dans une haie, avant que ma femme ne croise la maladie et que mon pote ne décime tous les pigeons de Raon, mon fils avait achevé sa première année d’existence. À pleurer et à régurgiter, et toujours la couche pleine. Patricia me paraissait en être au même stade : pleurer et régurgiter en donnant l’impression d’avoir toujours la couche pleine. Je ne me sentais guère père. À son crédit, elle se sentait mère. Je la trouvais déprimée, tendue, revêche, à cran. Elle me jugeait défaillant, idiot, geignard, égoïste. Amant flottant, maîtresse allaitante. Je dormais de plus en plus souvent dans le canapé du salon.
Le mois dernier, elle était rentrée mutique d’un rendez-vous avec son généraliste. Elle aurait pu avoir une aventure avec son généraliste tellement elle le voyait souvent. J’avais supposé qu’il s’agissait d’inquiétudes liées à la fin de l’allaitement. Elle se plaignait tout le temps. Merde, elle donnait du lait, elle n’allait pas donner de la joie en plus. Non seulement je n’avais pas changé, mais je ne comprenais rien à sa vie de mère. Je la gonflais et Dieu savait qu’elle n’en avait pas besoin – comme si Dieu avait une alerte « allaitement difficile compliqué par le conjoint ». Notre dernier échange avant que je prenne mon poste au foyer de La Dent du diable ce jour-là. Je n’avais pourtant pas posé de questions. Juste fait une remarque. J’avais dansé avant de partir.
Assis dans le bureau de l’internat, je savais que des roses m’attendraient le soir en rentrant. Assis sur Anthony dans le bureau. Des Post-it roses. Depuis son accouchement, c’était sa façon de communiquer quand elle était colère. Avant, il n’y avait jamais eu de Post-it entre nous. Jaune la veille sur le micro-ondes : « Tu fais chier, égoïste ». Vert l’avant-veille sur la lunette des chiottes : « Tu fais chier, égoïste ». Là, forte chance qu’ils soient roses et sur le frigo. Elle avait ses codes couleur, ma femme, elle était très organisée. Encore une paire d’heures donc, avant d’étoffer ma palette et de retrouver les hurlements de la chair de ma chair avec pas mal de la sienne.
L’activité de l’après-midi m’avait rincé. Derrière la fenêtre du bureau, la pluie tombait fort. Elle s’était intensifiée alors que je quittais le skate-park avec le groupe. Pas de mort, un disparu, peu de sang. J’avais récupéré les vélos et le ballon. Simplement un rétroviseur cassé.
Assis sur Anthony, je pouvais me féliciter d’être au moins à l’abri de la pluie. Anthony était un des ados du groupe des 12-18 ans dont j’avais la charge. En tant qu’éducateur spécialisé en gestion des crises, du mal-être et autres boulettes. Il avait perdu deux dents dans l’après-midi. Il s’était battu, s’était fait piétiner par la horde, puis un coup de boule de Mélanie l’avait mis à terre et, à cet instant, je l’écrasais. Ou plutôt je lui maintenais la tête contre le sol pour nous calmer. Installé sur son dos, je lui parlais. Je lui disais que cela m’apaisait. Il ne se débattait plus. Lui aussi s’apaisait. À défaut d’être convaincant, j’étais relativement lourd.
À l’extérieur, le gymnase masquait le terrain de basket et la section des ateliers. De mon siège vivant, je voyais le parc s’étendre flou jusqu’à la route montant vers le col où aucune voiture ne circulait jamais. Au-delà, les bois de mélèzes engloutis par la nuit. L’éclairage public était allumé dans la vallée. Pas encore à notre altitude. Cela semblait paisible dehors. Humide, sombre et paisible.
Le foyer de La Dent du diable tirait sa dénomination pittoresque d’une pierre en forme de couille plus haut dans la montagne. Avec leur donjon pointu et leurs tourelles arrondies, les bâtiments ressemblaient davantage à un château de conte de fées qu’à une dépendance diabolique de l’aide sociale à l’enfance. Magie des vieilles pierres, sûrement.
Nulle innocence n’habitait hélas ce château. Ni prince, ni princesse, pas d’éduc’ magicien, de psychologue devin ou de prof d’atelier empathique. Sans parler du nouveau directeur… Il n’y avait jamais eu de fée dans les environs. Ou alors elle s’était fait tatouer des étoiles sur les fesses pour partir sucer des bites à la frontière avant que j’y bosse.
L’internat accueillait quarante-deux adolescents et adolescentes fracassés. Sa capacité maximum. De douze à dix-huit ans. Victimes d’horreurs. Coupables d’horreurs. Sur des temps différents. Ces gosses avaient tout connu dans la trahison et la peur. J’en avais un bon exemple sous mon derrière. Anthony Sagrel. Je lui tenais la gorge pour l’obliger à se taire. Qu’il s’apaise en se taisant. Il haletait quand je relâchais la pression et je voyais alors dans sa bouche l’espace laissé par ses dents manquantes.
Il venait de me frapper. De m’insulter et de tenter de m’en mettre une deuxième. J’avais mal à la pommette. La pluie crépitait. Nous discutions alors de ses amours adolescentes depuis quelques minutes. Il se pensait amoureux d’une jeune fille du groupe, la tendre Mélanie. Rien n’était simple. C’était donc compliqué. Pas sûr qu’elle en pince pour lui. Mélanie était relativement dangereuse pour une jeune fille de quinze ans. Pas sûr qu’il voit clair en lui, les hormones, son statut dans le groupe, son surnom de « honte au nid ». Pas sûr qu’il voit clair en elle, surtout. Mélanie, merde ! Il m’assurait que si. Embrasse une flamme, plutôt. Il n’en démordait pas, mais comme elle venait de lui coller le coup de boule qui lui avait fait tomber deux dents, il doutait. Sa frustration était importante. Je m’étais employé à relativiser ses espoirs fous. Il n’avait pas supporté. Il m’avait surpris par une patate en pleine gueule. Bien que fatigué par ma vie de couple, je ne lui avais pas laissé l’occasion de m’en mettre une deuxième.
3
JE M’ÉTONNAIS que cet adolescent soit encore en un seul morceau. Certes, il courait vite. C’était son principal atout. Anthony avait eu quinze ans en avril. Je relâchai ma prise. Il avait trop souffert trop tôt. Sa mère l’avait secoué comme un maraca pendant les quatre premières années de sa vie. Il avait été hospitalisé une année pleine après avoir été balancé dans une rivière. Ensuite étaient venus les placements en famille d’accueil puis les déplacements en institution. Sa mère était en psychiatrie quelque part. Une longue succession d’échecs entrecoupés de petits bonheurs qu’il avait saccagés. La violence ne l’avait jamais quitté. Hyperactif permanent, bouc émissaire du groupe, il était capable de donner des pulsions de meurtre au gosse le plus comateux du foyer. Fatigant même au repos, il n’avait pas une vie sans « histoires ». En m’asseyant sur lui, je le protégeais donc autant de lui-même que des autres. Ces jeunes pratiquaient la maltraitance déconstructive et c’était une facette de notre boulot de maintenir le cap en pratiquant la maltraitance constructive. Expérimenter la violence entre les mots : discussion, violence, discussion. J’en étais à une transition.
L’internat occupait les deux premiers étages du bâtiment principal. Les adolescents qui y séjournaient étaient mal en point, débordants de rage, durs ou mous, suicidaires ou tortionnaires. Ils étaient encadrés par des éducateurs qui, pour la plupart, avaient des profils similaires. Durs, mous ou cinglés. J’avais la chance de pouvoir passer de l’un à l’autre selon mes humeurs : dur, mou et passablement cinglé.
La plupart de ces jeunes étaient issus de familles disjonctées elles-mêmes issues de familles disjonctées. Le genre d’ascendance plus encline à prodiguer des câlins à coups de bite ou des caresses du plat de la main qu’à faire des crêpes en chantonnant. Ces gosses avaient été violés, frappés, affamés, jetés ou enfermés. Puis les placements, les errances et l’internat dans le meilleur des cas. L’inimaginable avait été leur quotidien. Nous nous occupions de la frange qui avait survécu.
Les violences étaient courantes à mon étage. Celui de la pénitence et des grands écarts. Celui de la horde. Rares étaient ceux que leur passé avait éteints : ils étaient tous allumés. De la petite veilleuse flageolante à la rampe de projecteurs de stade. L’épisode du cinéma datait d’octobre. Mais pour l’heure, Mélanie était rentrée de fugue la veille. Deux semaines d’absence et une petite mine à l’arrivée. Son retour les avait rendus dingues. D’autant plus que j’en avais une autre comme elle dans le groupe : sa petite sœur. Étrangement calmes toutes les deux cette nuit-là, mais la matinée avait été sur le fil, le petit déjeuner émaillé d’insultes et de promesses. Parmi les jeunes du groupe, dont sept filles avec Mélanie, aucun n’était scolarisé à l’extérieur. Aucun n’était scolarisé tout court, et le prof d’atelier, le dernier en fonction, travaillait à son abri antiatomique cette semaine.
Après le déjeuner, la charge électrique était conséquente. Adama, Sullivan et Jason avaient tenté de passer une table par la fenêtre. Peu avant quatorze heures, je les ai tous fait monter dans le transport de troupe, un fourgon de vingt-quatre places, et nous avons pris la direction du monde libre : un skate-park perdu à la sortie de Raon, en l’occurrence. Propice à la méditation en théorie.
En théorie.
Deux minutes après notre arrivée, Cindy avait disparu. Je récupérais une sœur, j’en perdais une autre. Cindy mesurait un mètre cinquante pour quarante-quatre kilos. C’était une petite blonde aux cheveux raides. Sa sœur était à peine plus grande, à peine moins vivante. Les garçons s’étaient éparpillés dans le skate-park désert. Mélanie, accompagnée des autres filles, s’était installée sur un muret un peu plus loin. Le temps de sortir un ballon et la trousse de soin, Cindy n’était plus visible. Partie pisser selon sa sœur. C’était possible au même titre que tout le reste.
Ces gamines avaient traversé l’enfer et l’enfer s’était écarté devant elles. Leur mère était morte dans un accident de la route de nombreuses années auparavant. Elle se prostituait, le père avait été son maquereau. Elles n’avaient jamais témoigné contre lui. Il était issu de l’aide sociale lui aussi, entrant et ressortant régulièrement de prison. Comme d’autres le sont par des écoles de musique, cette famille avait été modelée par l’intervention sociale. Je n’avais jamais rencontré leur père, mais cela ne tarderait pas puisqu’il venait de prendre contact avec la juge des enfants afin de récupérer la garde de ses filles. Le salopard, malgré les suspicions de viols et les trafics, n’avait pas été déchu de son autorité parentale. Il était donc en droit de le faire. J’avais du mal avec les pères. Ils m’affligeaient rapidement.
Les deux sœurs avaient été placées au foyer l’année dernière en provenance d’un autre foyer. Mélanie était la reine des fugues, menaces et coups de boule pour un oui, pour un non. Cindy était une incendiaire, impressionnante en crise pour une fillette si fragile, capable de réactions excessivement promptes. Notre nouveau directeur, en poste depuis l’été, ne comptait pas supporter leurs dérapages bien longtemps. L’épisode du cinéma avait cristallisé ses angoisses.
Avisant Anthony qui se tenait la tête dans un coin du bureau, je repris mon argumentation là où je l’avais laissée avant de le coller au sol. Qu’il arrête de se monter la tête. Il n’était pas amoureux de Mélanie. Il croyait l’être mais il ne l’était pas. Personne ne pouvait être amoureux de son bourreau. Il était plus attentif qu’avant ma contention, mais avec lui c’était comme pisser dans un violon. Chaque changement de pièce réinitialisait ses circuits en le focalisant sur ses idées fixes. Après quelques minutes, je l’envoyai prendre sa douche en lui conseillant d’éviter Mélanie et tous les autres.
Je m’assis et tapai le rapport qui contenait l’essentiel des événements de l’après-midi : « […] Nous jouions au foot depuis une vingtaine de minutes quand une bande de jeunes est arrivée. Anthony s’est battu avec l’un d’eux au premier regard. Probablement pour impressionner Mélanie. Je les ai séparés, j’ai maintenu l’autre jeune pendant qu’Anthony insultait le reste de la bande à la cantonade. Les filles se tenaient à l’écart, sauf Cindy qui avait déjà disparu à ce moment-là. La tension est montée rapidement et des coups ont été échangés entre Anthony et les autres. Les miens ont arrêté le match pour venir en soutien à Anthony ou aider la bande adverse à le défoncer, pas facile à déterminer. Les assaillants étaient une dizaine, la bagarre s’est généralisée. Anthony s’est fait piétiner, les assaillants ont été bigrement malmenés. J’ai récupéré le ballon. Les mecs extérieurs n’étaient pas préparés. Quand les filles sont entrées dans la danse, ils ont salement dérouillé, les nôtres, moins… »
Depuis le cinéma, j’avais décidé de ne plus m’interposer dans les bagarres générales.
« … Après le départ de la bande, un homme a tenté d’approcher Mélanie. Il s’est enfui quand il m’a vu… »
Une certaine méfiance s’imposait lors du retour de fugue d’une jeune fille. Méfiance envers ce qui pouvait traîner dans son sillage. Les affreux, les vicieux, les prédateurs. Tous les tarés que les fugueuses excitaient, ce qui pouvait faire du monde. Le type était reparti sur sa moto.
« … J’ai commencé à prodiguer des soins. Anthony, déjà mal en point de s’être fait piétiner et frapper, s’est approché de Mélanie, blanche comme un linge. Il lui a murmuré quelques mots à l’oreille et elle lui a mis un coup de boule qui l’a envoyé valdinguer en lui faisant sauter deux dents. J’ai procédé aux soins les plus urgents avant de remettre tout le monde dans le véhicule. Anthony a tapé dans le rétroviseur en montant dans le fourgon… »
Penser à ne plus aller à ce skate-park pendant quelques semaines. Cindy était déjà rentrée au foyer lorsque nous sommes arrivés. Elle ne m’en avait pas dit davantage pour le moment.
« … Les deux dents sont dans le tiroir de la pharmacie du groupe. Trois ados légèrement amochés. La glace du rétro avant droit a sauté. »
Je transmettais par mail le compte-rendu au patron. Ce dernier souhaitait être informé de tout ce qui pouvait entraîner des frais. Je ne le sentais pas, ce mec. C’était tout moi avec mes préjugés. Par exemple, il avait viré le cuisinier en arrivant. Je n’appréciais pas davantage le cuisinier, mais le remplacer par des repas en liaison froide m’avait foutu en rogne. Nous étions passés de plats trop copieux à des merdouilles prémâchées. Les ados ne se nourrissaient plus que de pain, les dégradations n’étaient plus réparées au plus vite, l’abonnement satellite avait été résilié. Et s’il n’y avait eu que ça…
Quelques jours plus tôt, Adama avait lancé deux javelots. Cet ado de seize ans, bien balèze, avait la sale manie de lancer tout ce qui lui passait par les mains. Du genre à s’emporter facilement, il était rapide et d’une précision remarquable.
Deux javelots. Il les avait récupérés dans le gymnase après s’être engrainé la tête avec Sullivan. Les javelots auraient dû être sous clef, mais la serrure n’avait pas été remplacée. Sullivan, sentant le vent tourner, était sorti du gymnase telle une fusée. Le premier javelot avait survolé le terrain de basket pour se ficher en terre à quelques mètres de lui. Le second avait atteint le fourgon du boulanger qui passait sur la route. Soixante-dix mètres plus loin.
Le recadrage de l’adolescent relevait du directeur puisqu’il y avait des dégâts à l’extérieur. Le fourgon du boulanger avait été traversé, le javelot achevant sa course dans son frigo. Et Sullivan avait failli finir en brochette andalouse sur le terrain de basket. J’ai accompagné le jeune lanceur pour qu’il entende notre saine réprobation.
À l’arrivée dans le bureau en haut du donjon, je m’étais installé confortablement dans un fauteuil tendance face à l’écran trente-deux pouces que le dirigeant s’était fait livrer. J’avais allongé mes longues jambes, Adama était resté debout.
J’avais dû faire un malaise ou m’assoupir car je repris conscience au moment où le directeur proposait à Adama une balade en Mégane – la seule voiture du parc automobile du foyer, le reste n’étant composé que de fourgons et de camionnettes. Quel rapport entre la Mégane et le fait que ce jeune ait failli empaler Sullivan et trépaner un artisan qui roulait paisiblement ?
J’étais abasourdi. Je soupçonnais le directeur de ne pas vouloir remonter les bretelles du jeune capable de lui réorganiser son bureau bien propret en bidonville. Je m’étais permis d’émettre un doute. Loin de moi l’idée de vouloir priver Adama d’une balade dans une voiture non volée, une sensation nouvelle pour lui à n’en pas douter, mais je ne voyais pas ce qu’il y avait de recadrant dans cette proposition. Adama non plus, d’ailleurs. Le directeur m’avait rétorqué qu’il se passait bien de mon avis et que, puisque je me permettais de critiquer sa sanction, je n’avais qu’à me démerder tout seul pour signifier à Adama ma désapprobation.
C’était un con.
J’avais contraint Adama à nettoyer les abords du foyer. Sullivan, lui, se satisferait de ne pas avoir été traversé par un javelot.
Je déposai le double du rapport du skate-park dans l’armoire blindée. Anthony était assis de l’autre côté de la vitre dans la salle de vie. Il me dévisageait fixement, les mains à plat sur la table. Fatigant même au repos. La plupart des ados avaient rejoint la salle télé. Quelques traînards étaient encore sous la douche. L’intensité lumineuse du bureau baissa d’un coup. Jason franchit la porte : « Hé, Dom, t’as pensé à mon dessin ? »
Je dessinais avec certains jeunes. J’avais beaucoup dessiné au lycée. J’animais régulièrement des sessions arts plastiques avec les ados capables de tenir un crayon sans blesser quelqu’un toutes les deux minutes. Ainsi, Jason avait travaillé à un portrait de Bob Marley pendant une semaine pour arriver à un croquis qui ressemblait à une aubergine avec des dreads. J’avais proposé de le lui améliorer. J’aurais préféré Sabrina, mais Sabrina n’intéressait pas Jason.
« Oui, Jason. Et je t’ai dessiné une véritable aubergine de l’autre côté, comme ça tu sauras à quoi ça ressemble. »
J’ouvris la pochette et en sortis le dessin : « Waouh ! Il est beau ! » s’extasia Jason.
L’aubergine n’était pas mal non plus. Il était content.
« Ah ! pousse-toi, gros con ! »
Une voix hargneuse dans son dos. Jason emplissait l’encadrement de la porte.
« Mais casse-toi ou je te découpe, gros sac ! »
Jason pesait plus de cent vingt kilos. Il était goal lors des matchs de foot aléatoires de l’équipe du foyer. Le goal titulaire, le seul et l’unique capable de survivre d’un match à l’autre. Mélanie pesait moins de la moitié de son poids mais rien ne lui faisait peur, à cette gamine : « Il faut que te parle, Dom !
– Mélanie… J’aimerais que tu puisses arriver quelque part sans insulter tout le monde à la ronde !
– Oh, ça va, c’est Jason ! Il faut que je te parle, Dom ! »
Je pris les clefs : « OK. Je suis là pour ça. »
C’était une blague. J’étais là pour d’autres raisons que je n’arrivais pas clairement à établir à cette seconde.
4
CELLE D’APRÈS, je déverrouillais la porte de la salle de présence neutre installée dans la première chambre à droite en partant du bureau. Mélanie s’assit en tailleur sur une chaise. Elle portait un sweat-shirt siglé 93 et un legging Adidas usé. Ses cheveux étaient tenus par un élastique. Elle tendit la main vers les fleurs en plastique qui constituaient la seule touche décorative de la pièce, sauf à considérer la table et les quatre chaises fixées au sol comme une touche décorative, et leur mit une claque. Une caméra s’activait à l’allumage des appliques. C’était le même principe qu’au distributeur de billets, votre prestation était enregistrée et vous pouviez revoir le film de l’agression.
Il était parfois raisonnable d’utiliser cette pièce dans certaines situations. Lors d’entrevues avec des adolescentes, notamment, pour se prémunir des accusations mensongères ou éviter de succomber à leurs charmes entre autres. Le nouveau directeur avait remis cette pièce au goût du jour. Les adolescentes l’emmerdaient et il ne voulait prendre aucun risque avec ces « petites salopes ». C’est ainsi qu’il les nommait. Le directeur désirait supprimer la mixité au plus vite, réorienter les petites salopes ailleurs, en finir avec les serviettes hygiéniques et les coups de boule pour nous concentrer sur les problèmes de sodomie et les classements Fifa. C’était un con, je me répète.
« J’ai mal au crâne ! maugréa Mélanie alors que je prenais place en face d’elle.
– Arrête de donner des coups de boule ! »
Elle pouffa. Elle avait un joli visage. Un peu marqué. De grands yeux verts sous une frange de cheveux blonds.
« Très drôle, mais avec l’autre enc…
– Ah, je t’arrête, Mélanie ! Des “enc” et des “filsdetepu”, j’en ai entendu suffisamment pour aujourd’hui. Alors si tu as demandé à me parler pour évoquer Anthony, prends plutôt rendez-vous avec Clément-Sournois. »
C’était la psychologue de l’établissement. Tout était révélé par son nom.
« Elle ne veut plus me recevoir, cette vieille peau. »
Je la regardai comme si je découvrais cette réalité.
« Le directeur va nous virer, non ?
– C’est possible. C’est toutes les filles qu’il compte réorienter. Mais tu n’es pas souvent là, ça ne te changera pas trop ! Tu sais, il y a vingt ans, ce foyer n’était pas mixte.
– Ouais, y a vingt ans, y avait les sœurs aussi… »
Les bonnes sœurs. Une ambiance différente faite de privations et de punitions avec les plus chiants enterrés à la cave. Une autre époque.
« Il m’a proposé un tour en Mégane. »
Le directeur l’avait reçue pour son retour de fugue. Il n’avait pas souhaité ma présence. Probablement pour lui proposer un tour en Mégane sans me voir ricaner.
« Sinon, Dom. Je suis désolée pour le cinéma. Je m’excuse. »
C’était ce que j’espérais sans trop y croire. La plus longue course de ma vie, poursuivi par une centaine de personnes dont une bonne partie avait paru croire que j’étais le père de cette bande d’ados énervants. J’avais dû faire un tour complet des installations avant de pouvoir revenir au fourgon pour les récupérer. J’avais garé le camion assez loin de l’entrée du multiplexe.
Lors de cette séance, Mélanie, Cindy et les cinq autres filles du groupe avaient insulté tous les spectateurs. Dès le début du film. Fast and furious. Elles s’étaient installées au premier rang. Elles parlaient fort, elles parlaient mal. Derrière elles, les gens avaient rapidement fait des remarques, leur demandant de la mettre en sourdine. S’ils pensaient s’entretenir avec de simples filles un peu trop excitées, ils se trompaient. Leurs requêtes avaient eu l’effet inverse : « Pourquoi tu fais chier, connard ?! », « T’as qu’à aller te branler dans les WC PBG ! », « Va te faire sucer par ta pouffe ! » Quelques exemples.
Elles s’étaient levées pour faire face à la salle qui commençait à frémir, poursuivant avec des insultes personnalisées pour les spectateurs les plus proches. Des ondes négatives parcouraient le public. Essentiellement des gars motivés qui voulaient regarder tranquillement Vin Diesel au volant d’une voiture de kéké qui dérapait. Le genre de types qui n’étaient pas spécialement habitués à se laisser emmerder par des adolescentes, ou par les femmes en général. Assez éloignés d’un public d’Alain Souchon, par exemple, possiblement plus réactifs et vindicatifs. Vin Diesel leur héros.
Je m’étais garé loin. Mon corps – je parle de mon corps – était garé loin. J’étais assis dans les derniers rangs de la salle. Je me plaçais souvent en position de sûreté quand j’introduisais le groupe dans le monde normal. Je n’étais qu’un salarié de l’éducation spécialisée, je pouvais me permettre ce recul.
Les jeunes filles. Des adolescentes. Notre avenir. Nos amours, notre larme à l’œil. Derrière elles, Vin Diesel conduisait en maillot de corps une puissante voiture vert émeraude volée. Seules face à la salle qui s’échauffait de plus en plus, elles faisaient le spectacle. J’étais tassé, dubitatif, presque sur la voie de l’inquiétude. Des mecs enjambaient les rangées de sièges, se rapprochaient, s’arrêtaient, hésitaient. Rendus fous par les insultes, ils connaissaient un épisode de frustration grandissant. Des adolescentes. Déchaînées et sans limite, certes, mais contre lesquelles ils ne pouvaient rien faire. Physiquement, du moins. Frapper une fille devant témoins, même le pire balourd ne s’y risquerait pas. Vin Diesel réussissait à rejoindre un garage en semant tout le monde quand un spectateur me fit mentir. Tatoué comme son idole, mettant de côté honneur et élégance, soutenu par les hurlements de sa grosse copine, il bondit vers mes furies pour s’en prendre à Cindy. Celle-ci l’accueillit par un coup de pied dans les couilles qui le plia instantanément en deux, avant qu’une patate de Priscilla ne l’envoie s’étaler contre le bas de l’écran. Les autres téméraires se mirent à relativiser. Dans la salle, les seuls qui paraissaient calmes étaient les garçons du foyer, installés à dix mètres des filles dans le coin gauche du périmètre. Ils avaient vaguement participé au début de l’altercation, quelques insultes molles, mais ils étaient figés à présent. Eux savaient de quoi elles étaient capables. Certains me lançaient même des regards interrogatifs, Adama, notamment.
C’était le moment. La suite serait pire. Je me levai, leur fis signe. Je ne me sentais pas d’attirer l’attention des filles. Un signe de Los Cassos, et que les filles se démerdent. Ils connaissaient le langage non verbal que je maniais avec pragmatisme : rassemblement des troupes et retour à la maison dans les meilleurs délais. Adama secoua Sullivan, Anthony s’accrocha à Franck qui poussait tout le monde pour sortir de la rangée. C’est alors qu’un cri traversa l’espace pourtant finement sonorisé par la voix de Vin Diesel qui marmonnait que la voiture n’était pas dotée d’un moteur V12 suralimenté mais d’un simple V8 qui lui faisait honte : « Ouèche, Dom, VIENS NOUS AIDER ! »
Ma part de responsabilité n’était pas assez importante pour m’engager à aider qui que ce soit dans cette situation. C’était une voix aigüe comme on en entendait rarement. Priscilla. L’anorexique du groupe. Dix-sept ans, dix-sept neurones, dix-sept kilos. Devant l’écran, à mouliner des bras dans ma direction. Une fille que j’avais encore tenté de resservir au déjeuner avec compassion. Derrière elle, Cindy donnait des baffes à une jeune femme. Mélanie invectivait à tout va une paire de mecs. Des spectateurs se battaient entre eux ; les autres filles, je ne les voyais même plus.
Un certain nombre de visages se tournèrent à l’appel de cette voix haut perchée. Des visages à la Jack Nicholson dans Shining, vers la fin du film dans la salle de bal, ou à la Sissi Spacek dans Carrie, juste après qu’elle s’est pris le seau de sang sur la tête. Des visages qui découvraient une possible solution pour satisfaire leur rage : un adulte responsable de ces gamines infâmes. Merci Priscilla. Compte sur moi pour ne plus jamais te laisser t’enfoncer les doigts dans la gorge.
La porte n’était qu’à trois mètres. Je me mis en action immédiatement, la franchis tout en percevant le mouvement qui s’amorçait derrière moi. Je traversai le sas en courant comme je n’avais couru qu’une fois dans ma vie. Et pour finir par me prendre un arbre cette fois-là. J’avais l’intention de faire mieux ce jour-ci. Franchement, à cette seconde, je ne pouvais que souhaiter aux ados d’avoir pleinement capté mon top départ. Derrière moi, la porte se referma sur le grondement qui enflait.
Je ne percutai rien. Je ne chutai pas. J’étais même étonné de courir aussi bien. Un tour complet à l’extérieur. La forêt n’était pas le seul endroit dangereux. J’achevai le tour des équipements sous un soleil radieux en espérant ne pas avoir à en faire un deuxième. À l’arrière de la salle, je croisai des gens qui sortaient d’Amélie Poulain ou de Harry Potter, des innocents qui ne pouvaient rien pour moi.
À l’issue de ce tour de fuite, miracle ! mes adolescents étaient au point de rendez-vous. Essoufflé, mais tellement heureux de n’être pas mort sur un parking UGC pour ma part. Même cette conne de Priscilla était là, « Benoùquetétais ? », Je faisais un tennis, pauvre débile. Et les deux sœurs, « Quel film de merde quand même. Je peux m’asseoir devant ? », avec leurs beaux sourires innocents. Je veux vous voir derrière, derrière, tous derrière ! J’ouvris le camion, Anthony me reprocha : « Merde, t’as pas assuré, Dom, t’aurais dû te battre ! » Putain, toi, je vais te laisser là ! Adama lui envoya une claque derrière la tête. Alors que je les poussais dans l’urgence à l’intérieur, Jordan me demanda : « Tu l’as compris, toi, l’histoire du film ? » Mais putain, on n’a même pas vu le début, Jordan !
Je démarrai le transport de troupe en leur hurlant de boucler leur ceinture, en me foutant de la checklist, la foule nous avait repérés. Un mec nous balança un caillou qui rebondit contre la carrosserie. J’accélérai comme Vin ou sa doublure dans cette première scène de vol de voiture, et nous quittâmes le parking en faisant crisser les pneus dans un nuage de gomme. Nous prîmes l’autoroute jusqu’à Saint-Dié pour rire. C’était nerveux. Pour pisser. Pour rire. Pour décompresser. Je les engueulai également, c’était mon boulot de les engueuler lorsqu’ils provoquaient une catastrophe. Mais rire, je n’avais pas pu m’en empêcher. J’étais content que nous soyons tous en un seul morceau.
La salle de cinéma avait été détruite après notre départ. La bagarre s’était poursuivie sans nous. Il y avait eu un article dans le journal local intitulé « Est-ce que les films violents rendent les spectateurs violents ? » Encore eût-il fallu que le film soit vu, à mon avis.
Nous n’avions pas été inquiétés. Personne n’avait fait le lien avec le foyer. J’avais puni toutes les filles, parce que, franchement, au moment où Priscilla m’avait appelé, j’avais senti le vent de la honte, climatisé, le vent, me caresser le visage. Les ados en avaient parlé pendant une semaine, puis d’autres événements étaient venus recouvrir celui-ci. Mélanie était partie en fugue, Priscilla avait fait une surdose d’eau écarlate… Puis Mélanie était revenue. Elle ne s’excusait pas souvent. Je ne l’avais jamais entendue s’excuser pour tout dire. J’acceptai ses excuses sans pinailler : « OK. Tu avais autre chose à me dire ?
– Oui. Je voudrais te parler de mon père. »
Plusieurs coups retentirent à la porte.
« Dom ! »
Cinq minutes tranquille, ça m’étonnait aussi.
« Dom, OUVRE ! »
Je me levai pour ouvrir.
Anthony sautillait dans l’encadrement. Son regard trouble me donna à penser qu’il s’était réinitialisé. Il me prit par le bras : « Dom, Dom, y a une bagnole devant la grille ! »
5
JE DÉVISAGEAI Anthony avec une lassitude que seuls lui et ma femme savaient provoquer à cette époque. Mélanie le bouscula en quittant la pièce, me disant simplement : « Je t’en parlerai plus tard, Dom.
– Je passe après », lui répondis-je.
L’édenté se massait l’épaule en souriant, le regard rivé sur elle.
« Après le sang ! » me rétorqua-t-elle en disparaissant dans sa piaule. C’était une de mes répliques, dite sur le même ton. Sous-entendu : « Après avoir nettoyé le sang ».
Dans le couloir, Anthony semblait proche de l’orgasme à se frotter l’épaule d’un air salace en lorgnant la porte de la chambre de Mélanie. L’attrapant par le bras, je traversai la salle de vie. La fenêtre à droite du trombinoscope donnait sur le parc et ses dépendances, la route, les mélèzes, tout le bordel. Une bagnole était effectivement devant le portail renforcé du foyer. Une grosse bagnole avec une rampe de projecteurs et deux ombres contre les grilles. Il commençait à se faire tard pour une visite de courtoisie. Non pas que le foyer soit réputé pour ce genre de visites. Depuis sa spécialisation dans le domaine de l’adolescence exaltée au milieu des années 1970, les visites de courtoisie s’étaient faites plutôt rares à La Dent du diable.
Anthony respirait comme une gerboise à côté de moi. Au moins, il était douché. Les sons de la salle télé nous parvenaient étouffés. Je remarquai qu’il était d’une pâleur extrême, mais tout le monde l’était depuis que Sodexo nourrissait l’établissement. Il ne suivait pas le foot. Match de Ligue 1 ce soir. Il m’avait dit un jour que, dans le foot, l’unique truc auquel il pouvait s’identifier, c’était le ballon. Coup de pied, coup de tête, écrasement, rebonds sauvages.
Les silhouettes à la grille gesticulaient. Elles semblaient crier, et l’amabilité était absente de leur attitude. Pour ne pas l’avoir dans les pattes, je demandai à Anthony de descendre à l’arrière du bâtiment pour attendre Matthias et d’informer ce dernier de la présence d’une voiture à la grille. Il en fut soulagé et se passa une main dans le cou avant de partir. Je me grignotai l’ongle de l’auriculaire.
J’entrai dans le bureau. Patti n’appréciait pas que je me ronge les ongles. Elle n’aimait pas nombre de mes loisirs. Je déverrouillai l’armoire blindée qui se trouvait contre le mur du fond. Toute visite impromptue, surtout avec une voiture surmontée d’une rampe de phares de péquenots, était à considérer comme une source d’emmerdements probables. Je regrettai de ne pas avoir demandé à Mélanie si elle avait ramené un ou deux monstres dans son sillage.
L’armoire blindée datait du sanatorium. Un modèle du siècle précédent. Les bonnes sœurs avaient toujours apprécié les grosses serrures et les petits coins secrets. Il y avait d’autres caches de l’époque dans l’établissement. Je tirai la lourde porte. Les bouquins de cul s’empilaient sur l’étagère du haut avec quelques sachets de poudre marronnasse et d’herbe compressée. En-dessous, les armes diverses confisquées à notre belle jeunesse : du sabre au cutter en passant par les tournevis et les gourdins. Plus bas, les plus grosses : des battes, deux haches, des barres à mine et trois boîtes d’objets contondants, pointus, coupants ou chauffants. Tout sauf des gommes. Presque au niveau du sol reposaient deux Taser et le fusil hypodermique dont on se servait parfois pour des adolescents qui pratiquaient le rugby en plus de leurs autres pathologies. Parmi les battes, il y en avait une que j’aimais bien, je l’avais confisquée dans une fête foraine. « American Church » était gravé dans son bois abîmé. Elle avait servi à lancer des cailloux. La mémoire de forme d’un capot n’y résisterait pas, pas plus que celle d’un crâne : c’était l’équipement idéal pour descendre à la grille. Pour davantage de sécurité, je glissai aussi un marteau dans ma poche arrière.
Un éducateur était mort l’hiver dernier dans un foyer de Bourgogne. Il avait ouvert la porte sans prévoir le pire. Tué d’un coup de couteau dans le ventre par une mère de famille qui s’était introduite par une fenêtre pour récupérer ses enfants. Notre métier n’était pas facile, mais il y avait des erreurs à ne pas commettre.
6
« BANDE D’ENCULÉS ! »
Le hurlement me parvint à l’ouverture de la porte du hall. J’allumai la lumière extérieure du bâtiment. Le projecteur accroché sous le donjon éclaira le parc jusqu’aux arbres de l’autre côté de la route. Ils n’avaient pas ce modèle-là sur leur véhicule.
Deux hommes s’agitaient devant la voiture. Celui qui venait de crier secouait les grilles. J’avais une cinquantaine de mètres à parcourir. Ma respiration faisait un nuage de condensation. Alors que je remontais le chemin vers les grossiers, d’un air bien plus décidé que je ne l’étais en réalité, le manche en métal du marteau me rentrait dans la fesse à chaque pas. En avançant, je distinguai clairement ce que le plus massif psalmodiait : « Mes poules ! Putain, mes poules ! »
Et l’autre de surenchérir : « BANDE D’ENCULÉS ! »
Une onde de soulagement me traversa. Ce n’était pas des monstres de sillage. C’était des propriétaires de poules. Et je les connaissais. Celui de la grille, je l’avais rencontré l’année dernière pour pleurer sa vache – j’ignorais qu’il avait également des poules. Mais quelle idée de nous offrir des Taser aussi ! Cadeau du Conseil général pour nous protéger en électrocutant les gosses trop méchants en dernier recours. Je n’étais pas prêt à me résoudre à ce genre de pratique, mais, vers Noël dernier, nous avions décidé de les essayer. C’était tentant. J’avais proposé Clément-Sournois comme gibier – la psychologie gagnait parfois à des expériences nouvelles –, mais Mathurin, le prof d’atelier survivaliste, avait pensé qu’avec une vache ce serait plus sportif.
J’adressai un sourire de compassion à l’éleveur. Sa vache avait connu une mort digne de celle qui peut frapper des randonneurs abrités sous un arbre pendant un orage. Nous en avions chié pour traîner le cadavre jusqu’à la rivière. Contre l’avis du directeur d’alors, j’avais dédommagé le malheureux qui me faisait face avec une partie du budget culture.
« Ses poules ! ‘Culé ses poules ! »
Celui qui m’insultait avait la dégaine type du patient zéro du laboratoire d’analyses médicales dans lequel bossait Patti. Tous ses fluides devaient contenir soit de l’urée, soit de l’alcool. Dans la quarantaine, habillé par sa mère avec les habits de son défunt père, des doigts comme des saucisses de Morteau, un nez proche des dernières images envoyées par la sonde Mars Explorer. J’étais grand et certain que mes fluides contenaient des globules rouges : « Bonsoir, messieurs ! » articulai-je en claquant la batte contre la grille. Ils reculèrent vivement. « Je vais faire comme si je n’avais pas entendu. Il est un peu tard pour nous rendre visite, non ? »
La question se posait. L’éleveur, lui, était en veste de laine. Possible qu’ils aient des moutons également. Dans la lumière du projecteur, ils avaient les faces bien rougeaudes de ceux qui s’en servaient essentiellement pour porter des bonnets au crochet ou siffler des verres de gris. Il recommençait à pleuvoir. Il faisait si beau quelques semaines auparavant quand j’avais couru autour du multiplexe. Dévisageant celui qui était en laine, je lançai : « On se connaît tous les deux.
– Ah ? Mais oui ! C’est vous que j’ai vu pour ma vache. »
Les jeunes avaient été injustement accusés pour la vache. Je n’avais même pas eu à intervenir. Il n’y avait pas que des désavantages à travailler auprès des suspects idéaux.
« Quoi, c’est lui pour la vache aussi ? » s’insurgea l’homme de l’urée.
Je déplaçai le marteau le long de ma hanche. Il fallait que je pense à mettre du caoutchouc sur le manche. À chaque fois, ce truc m’arrachait une fesse.
« Joseph, arrête ! C’est celui qui m’a payé. L’autre y voulait pas. Va plutôt éteindre les phares ! »
La glace était brisée. Il était éleveur de bétail, j’étais gardien de troupeau. Je lui parlai en ami de tous les élevages. Le mien d’adolescents turbulents était certes un peu plus nocif que les siens, constitués d’animaux placides à la tête mal attachée ou inflammable, mais nous étions sur le même bateau. Ses difficultés étaient mes difficultés.
L’autre, le beau-frère, crus-je comprendre, ouvrit la portière de la voiture et revint une poche plastique en main. Elle était pleine de têtes de poules. Leur problème était bien là : de leurs poules, ils ne retrouvaient que les têtes ces derniers temps. Ce qui ne m’étonnait pas outre mesure puisque nous récupérions le reste des corps à l’internat ces derniers temps. Après une période fouines et ragondins, Franck s’était ouvert aux gallinacées. Il était rentré d’un temps libre avec une poule pas plus tard que la nuit précédente. Sa tête devait être dans le sac.
C’était notre spécimen de la catégorie chasseur-cueilleur, ce garçon. Blond trapu avec un brouillard dans l’œil. Il avait été livré à lui-même pendant sa prime enfance, dans un repli de terrain des Hautes-Vosges. Signalé aux services sociaux en primaire pour actes de barbarie envers les animaux de l’école. Il avait joué au foot pendant une semaine avec un chat mort avant d’être exclu du club de foot. Bizarrement, il avait ensuite été placé dans une famille de circassiens. Il était arrivé au foyer un an et demi plus tôt. C’était un garçon agréable, rustique, qui avait ses périodes sans et ses périodes avec. Les renards, les hérissons et même un sanglier une fois. Il était le seul gosse que j’avais vu mordre un chien. Et donc, ces derniers temps, son truc c’était les poules.
Décapitées et en partie plumées. Pas facile à insérer, Franck. J’avais proposé sous-marinier à la dernière réunion de projet. Selon Clément-Sournois, notre psychologue à demeure, Patience de son prénom, son état s’améliorait. Elle considérait que décapiter des poules, davantage ancré dans un rituel paysan, était moins pathologique que décapiter des chiens. D’autant plus qu’il les offrait. À Matthias principalement. Franck paraissait donc en meilleure relation avec les autres. Elle m’avait néanmoins demandé s’il était possible de déterminer s’il les violait également. Enculer la bête avant de l’offrir. Difficile de savoir si ça entrait dans un rituel paysan. Je mangeais moins de poulets depuis sa remarque.
L’homme ralluma sa roulée. L’autre ajouta : « Ça porte la poisse, en plus, les têtes décapitées ! » en agitant la poche pour me les montrer.
Mon interlocuteur tira une taffe : « Et c’est moins nourrissant ! »
Le bon sens paysan. Il me tendit une clope que j’acceptai. Je ne refusais jamais un cadeau qui ne provenait pas de mes parents. Il avait une bonne quinzaine de têtes en main, le beau-frère.
« Je vous donne cinquante euros, et on n’en parle plus ! »
J’avais l’impression d’entendre causer ma mère. J’imaginais que Franck en avait tué bien plus. « On a dit qu’on n’en parlait plus. » Une phrase chérie de ma mère. La lavandière du foyer m’avait avoué la semaine dernière que le gamin fournissait son mari qui tenait un food truck de poulets frits à la Chaume Francis. J’essayai de me souvenir si j’avais déjà mangé là-haut en avisant la tête des deux gusses interloqués, rouge betterave pour le beau-frère, rouge brique pour l’éleveur. C’était des sanguins, ils accusaient le coup. Bien moins qu’espéré, leur murmurait leur lobe frontal gauche, celui qui comptait les verres en temps ordinaire.
« Mais c’est des poules de race !
– Ouh, messieurs, on va se calmer ! Vous avez quelques têtes, j’ai une vingtaine d’ados. Si vous voulez plus, vous voyez avec le directeur, demain matin.
– C’est mes poules ! »
Et alors ? Ce n’était pas mes enfants, mais si cela avait été le cas, je ne me baladerais pas avec leur tête au bout du bras de mon beau-frère.
« Je comprends votre colère, et il est possible qu’un des jeunes du foyer soit responsable de quelques-unes de ces morts mais… » Je soupirai. « Je peux monter à cent euros. »
Le temps pressait. Je désirais retourner voir Mélanie pour entendre ce qu’elle avait à me dire au sujet de son père. L’autre tira deux longues taffes de sa roulée. J’en tirai une légère. J’ajoutai : « Parce que c’est vous. »
Parce que c’est toi. Parce que c’est moi. Ma petite voix me soufflait d’en finir au plus vite. Je sortis la fiche de dédommagement de mon carnet de travail. Il acquiesça : « D’accord, mais c’est pas cher payé ! Vous vous souvenez de ma vache ? C’était ma meilleure laitière ! »
Jamais facile, la confrontation avec les familles de victimes. J’avais moi-même un problème avec une laitière qui me faisait chier en ce moment. Je compatis. J’eus alors la sensation que ça s’animait dans mon dos.
« J’en aurais plus jamais une comme ça ! » marmonna l’homme.
Moi non plus, mais, la vie à la campagne recelant de tant de surprises, il ne fallait jamais dire jamais. N’ayant rien à ajouter de plus pertinent, le foyer s’en chargea par un long hululement porté par le vent qui se finissait en « … uuuuuttte ! »
« On dirait qu’il y a de l’animation chez vous ! »
Perspicace, le pécore. Je les abandonnai en l’état.
7
IL Y AVAIT indéniablement un côté château de conte de fée, dans cette fichue baraque. Un conte méchant, comme ils l’étaient tous.
« Va sucer ta pute de mèèèère ! » en provenance des étages alors que je franchissais le seuil du hall. Éructé par une gamine qui avait perdu la sienne dans un accident de voiture. La voix foutrement reconnaissable. J’avais relu le dossier des sœurs à fond pour l’audience qui s’annonçait. J’étais leur éducateur référent. Je passai devant les casiers des ados au rez-de-chaussée. Chacun en avait un à son nom, celui de Franck était en bas à droite. Je l’ouvris avec mon passe et y fourrai les têtes de poules que m’avait données le pécore en échange du remboursement. Il comprendrait.
« Lâche-moi, connard, putain, mon père il va te tuer ! »
Cindy. Elle était montée se coucher après le dîner. Patraque, qu’elle m’avait dit. Elle avait repris du poil de la bête, manifestement.
« Des gosses ! avait ricané Matthias en postulant au foyer à la fin de l’été. Pffff, Dom, ce ne sont que des enfants ! Faibles et incomplets. Un peu d’attention, de l’écoute, des conseils, et l’affaire sera dans le sac ! »
Que des enfants, j’avais adoré.
Licencié de sa boîte informatique six mois plus tôt, il avait eu l’idée saugrenue de postuler au foyer. Aucun diplôme n’était requis pour occuper un poste de veilleur à La Dent du diable. Ne pas être inscrit dans le fichier des délinquants sexuels et être capable d’affronter les pires situations sans pleurer était un bon début. Supporter la vue du sang, notamment le sien, un atout supplémentaire pour le poste. Je n’avais même pas eu à le pistonner, le nouveau directeur l’avait embauché dans la minute qui avait suivi son entretien. Depuis, mon pote « un peu d’écoute et d’attention » avait eu l’occasion de découvrir les soucis induits par l’enfance maltraitée qui ne voulait pas dormir alors que, pour ma part, je découvrais ceux induits par la petite enfance de mon propre sang qui ne voulait pas dormir non plus. Patricia, toujours lestée de ses kilos de grossesse, était devenue râpeuse de l’intérieur et j’angoissais de me constater aussi peu père que mon père sur ces premières longueurs.
J’avais déconné pour le prénom. Tout sauf Laurent ou Dominique junior avait été mon seul souhait clairement formulé. Et elle m’avait mis N-o-ë-l à l’envers. Ce qui avait été le cas de tous les Noël de mon enfance. Le pire étant que ça m’avait pris un certain temps avant de m’en apercevoir.
« Je te lâcherai quand tu m’auras rendu ce papier, Cindy ! »
La voix de Matthias montait dans les aigus. J’étais dans l’escalier, l’action se déroulait plus haut. Magie des petits silences dans un monde d’insultes, un raclement de gorge grossit, presque musical, avant le chuintement du crachat. Une seconde suspendue, un ange devait passer quelque part, puis le clac net d’une claque. Une nouvelle suspension du temps et un hurlement de rage qui fit vibrer mes verres de lunettes : « Oh l’enculé, il m’a mis une claque ! »
J’en étais arrivé à la même conclusion. J’avais espéré que Matthias réussirait à s’en sortir seul, après tout ce n’était qu’une fillette de douze ans et demi, un petit être faible et incomplet qui ne demandait qu’à être rassuré et calmé. Quoique, objectivement, je doutais qu’une claque puisse calmer qui que ce soit par ici. Ces adolescentes, notre avenir au sens large, notre responsabilité au sens court, ces gosses pouvaient être tristes et drôles. Très tristes et très drôles parfois…
« Tu m’as craché à la figure, Cindy ! Cindy, ne touche pas à cet extincteur, bordel ! Cindy, Cindy, Cindiiiiiiie ! »
… mais pas tout le temps. Sa voix vrillait dans les aigus. À l’ouïe, c’était douloureux. En pratique, c’était une erreur. Jimmy Somerville qui intimait à Cindy de se calmer après lui avoir mis une claque. Je vous laisse juge.
Le psychiatre de secteur n’avait rencontré Cindy qu’une fois depuis son arrivée au foyer. Quatre minutes d’entretien, et il avait dû refaire son bureau suite au début d’incendie. De mémoire : « Cindy porte en elle les fulgurances annonciatrices des sombres lendemains qui lui semblent promis. » Ce n’était pas faux tant elle était prompte à passer de la plus complète apathie à la plus complète démence, mais de là à parler de « fulgurances »…
En atteignant le palier, je découvris Matthias plié en deux. Visiblement, il venait de se faire percuter par l’extincteur. Petite sœur tournoyait avec la cuve à bout de bras. Son visage congestionné de jouvencelle virait au violet.
Je lui arrachai la cuve des mains alors qu’elle repartait à l’assaut. Elle tomba, je la suivis. L’extincteur roula – un extincteur pour Cindy, la bonne blague quand on y pense – et je m’assis sur elle sans ménagement. Je lui bloquai les jambes avec les miennes et ses bras avec mon bras droit. Me restait le gauche pour lui maintenir la tête au sol. Les insanités, je supportais, sa morve, je préférais éviter. Ma grande main sur sa tempe, je l’interrogeai : « Eh, Cindy, qu’est-ce tu fous, bon sang ? »
Pas de réponse construite. De la rage, des convulsions. Ma prise était bonne.
« Je peux rester là longtemps ! »
Je lui parlais d’une voix grave et douce. Elle se cabra une fois. Je pouvais rester longtemps effectivement, elle finirait par m’entendre. Une boîte d’allumettes tomba de sa poche. Je la fis glisser vers Matthias qui était appuyé au mur, grimaçant. Elle cracha sur le carrelage entre deux éructations à l’adresse de mon pote. Penser à lui demander de se laver les cheveux à l’occasion.
Une petite fille. J’écrasais une petite fille à qui j’avais resservi du gratin au dîner. La seule qui m’en avait redemandé. Étrange boulot. J’en avais singulièrement conscience lorsque j’étais assis sur une frêle ossature en professionnel pragmatique. Conscience aiguisée par le fait que je n’avais pas pu m’asseoir tranquille pendant un an et que j’en avais gardé une sensibilité particulière. J’attendais. Matthias demeurait muet, se frottant la cage thoracique. Muet pour se retenir de hurler : « Espèce de sale petite conne, tu m’as pété deux côtes ! », par exemple. Mon regard glissa vers l’extincteur qui aurait pu me rappeler mon père ce pompier. Je me concentrai sur ce que je faisais.
L’endurance, l’autre versant de mes interventions. Une fois installé sur le gosse, il fallait tenir la prise. Sans s’en prendre une, sans s’essouffler, sans lui faire mal et dans le calme si possible. Nul besoin d’en rajouter avec les sanctions à venir assénées sous le coup de l’énervement ou de la douleur. Patienter sur lui ou sur elle et, invariablement, se rendre compte, au bout de quelques minutes, qu’un gosse ce n’était jamais confortable. Même les gros.
D’une petite voix étouffée par ma grande main : « Va te faire foutre.
– Je n’irai pas. Je te lâche la tête si tu promets de ne pas me cracher à la figure ni de me mordre. »
Né à Briey en 1968, Frédéric Ploussard a longtemps exercé le métier d’éducateur spécialisé. Sculpteur amateur de talent, il remporte le Grand prix des Artistes lorrains en 2003. Il vit aujourd’hui en Ardèche où il se consacre à l’écriture. Mobylette est son premier roman (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson).
En deux mots:
Treize nouvelles qui mettent en scène des «âmes en chaos». On y croise des hommes peu courageux et des fort en gueule, des femmes pas si faibles que cela dans une ambiance de western. Car dans ces Vosges, on se bat aussi à coups de fusil.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique:
«Ces histoires sont des liens de sang noir»
Pierre Pelot nous revient avec un recueil de nouvelles. «Ailleurs sous zéro» est une sorte de concentré de son univers. Sur les routes des Vosges, on y croise des «âmes en chaos».
On le sait, les recueils de nouvelles ne font pas recette. Aussi Pierre Pelot nous gratifie-t-il d’un prologue dans lequel il nous explique que «ces petites histoires taillées à chocs répétés se méritent, payent toujours de mine sous des dehors volontiers colorés aux pastels». Puis il nous explique que si la celle qui ouvre le recueil fut écrite au profond d’une sorte de gouffre, les autres «racontent chacune à leur manière des moments et des tranches d’existence, suffisamment hors du commun pour être particulières et remarquables». Et comme l’auteur nous a simplifié la tâche sur ses intentions, attardons-nous un peu sur les personnages de ces histoires, sur ces «âmes en chaos». Car ils le méritent, ces acteurs récurrents dans l’univers de Pierre Pelot. La vie ne les a pas gâtés, à l’image de ce chroniqueur remercié pour un texte qui n’a pas plu au responsable et qui se retrouve confronté à une nouvelle épreuve, les résultats de ses examens médicaux confirmant la présence d’une «saloperie rare». Alors que la neige tombe sur les Vosges, il va devoir partir pour Strasbourg afin de procéder à des analyses complémentaires. C’est bel et bien le crabe, mais à coups de protons, on devrait en venir à bout…
Dans ces histoires de sang noir, celle que je préfère s’intitule «Bienvenue les canpeurs». Oui, avec un «n» à canpeur comme il est noté sur le panneau que Ti Nono et son frangin, solides bûcherons, ont confectionné pour attirer les touristes. Celle qui se pointe à l’air tout à fait à leur goût. «Cette salope a un fameux cul et pas seulement qu’un cul». Je vous laisse deviner la suite…
Suivront une drôle de partie de chasse dans «Doulce France», une séance de fitness avec un raciste dans «Le lundi c’est gym», la recherche de voleurs qui donnent du fil à retordre à la police dans «le tonneau» ou encore l’arrivée d’un visiteur inattendu pour le grand lecteur – il s’était notamment délecté d’un livre intitulé «Méchamment dimanche» – qu’était devenu Pidolle dans «Le retour de Zan».
Treize histoires qui sentent la sueur et le sang, l’alcool et la neige. Treize histoires qui sondent ces âmes en chaos et ne leur accorderont guère une place au paradis. Du Pelot pur jus en somme.
Ailleurs sous zéro
Pierre Pelot
Éditions Héloïse d’Ormesson
Nouvelles
160 p., 16 €
EAN 9782350877143
Paru le 23/01/2020
Ce qu’en dit l’éditeur
Treize nouvelles et autant d’univers, de suites, de fins ou de commencements imaginés par Pierre Pelot. C’est l’hiver dans les Vosges comme ailleurs et le noir s’installe, s’instille dans chacun des personnages. Victimes comme bourreaux ils s’animent avec une grande intensité et entraînent le lecteur dans leurs vérités, leurs angoisses, leurs souffrances ou leur folie. Entre nouvelles intimistes et fresques rurales, de nouveaux personnages prennent vie et côtoient ceux que nous retrouvons avec délice. Dans ce recueil qui mêle inédits et des textes parus dans divers journaux, la plume de Pelot est reconnaissable, toujours musicale mais plus acérée. Il s’agit bien d’une plongée dans l’obscurité, une variation «d’outrenoir» qui ravira ses lecteurs des premières heures.
INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Ailleurs sous zéro
Salut, ça va ?
Si ça va ? Oui, oui, ça va. On fait aller. Évidemment que ça va. Que veux-tu répondre d’autre ? Que ça ne va pas ? Et puis quoi ? Te dire ce qu’il en est vraiment ? Oui bien entendu, mais comment le dire, et avec quels mots ? Alors rester là à ressasser et décliner des hésitations, des approximations, des tentatives malhabiles d’explications ? Des errances de langage à la recherche du mot juste, précis. Pour, au final, que ça change quoi ? Que ça aille mieux ? Parce que, non, ça ne va pas trop. Ça ne va pas tellement. Mais ça va.
On retrouve le monde qu’on avait déserté il y a quelque temps. Absent pour cause de fracas. Pour cause de vrac en tête. D’effondrement des piliers de la terre.
Nous revoilà. Nous revoici. En vérité on n’était pas partis, on n’était juste pas là. Ça n’en avait pas l’air mais c’était ça. Oui, absent, c’est le mot. L’absence.
Alors on réintègre. On revient, sur la pointe des pieds, on traîne la patte, c’est toujours mieux que l’immobilisme, paraît-il. On dit qu’il faut revenir. Retremper le doigt dans la sauce pour la goûter encore. Ne pas crever de faim. Faire un effort. Éplucher des patates, cuire le riz. Toutes ces sortes de choses.
Se retrouver debout aux margelles de l’hiver en attendant le printemps. En attendant le printemps, ce n’est pas certain. Se retrouver ailleurs sous zéro. Il a froid aux pieds dans ses godasses. La lumière tombée des nuages éblouit. Froid au bout des doigts par les trous de ses gants en manipulant le bois coupé. Il avait oublié que c’était l’hiver. Les chevreuils et chevrettes viennent manger le lierre qui grimpe aux murs des maisons, des sangliers défoncent les jardins, la soupe de légumes qui mijote au coin du feu ne va pas tarder à sentir bon. L’hiver et la glace qui craque au cœur de la nuit.
Et toi, ça va ?
Ça bricole. On fait aller.
Et plus loin, au-delà des frontières ? Quelle importance ? Aucune importance. Et au-delà des limitrophes bornages qui nous cernent et nous étranglent ? Aucune importance, excusez-moi.
Debout dans l’hiver qui finira, et, qui sait, pourquoi pas, dans le printemps ensuite, et…
Ça va ? Et on n’attend pas de réponse, et c’est peut-être une manière de faire, aussi.
Il ne sait pas s’il est de retour, il aimerait bien. Il passait par là. A vu de la lumière, il est entré.
À une époque qui semble tout à coup bien éloignée, de plus en plus lointaine, il faisait cela régulièrement, chaque semaine, il passait par là, il ouvrait la porte, s’installait pour quelques minutes. Il venait te faire un petit coucou. Il aimait bien. C’était les dimanches, dans un journal qui n’en a probablement plus pour longtemps – il aimait bien, oui. Il venait pondre son œuf dominical. De l’autre côté de la barrière, des gens le lisaient, beaucoup de gens, dont toi, je sais, ils avaient l’air d’aimer ça, eux aussi, on bavardait, ils m’en parlaient en semaine, ils m’écrivaient, ils me poussaient du coude dans la rue, dans les magasins, je n’en croyais pas mes côtes, au début. Mais si.
Et puis un jour quelqu’un dans le journal, une sorte de chef élagueur sans doute, un journaliste, probablement, une sorte de rédacteur, même pas en chef, droit de censure en bandoulière, a dit « Niet ! »
NIET !
A dit : « Pas question de publier ça, qui parle du quotidien d’un de vos amis en prise avec des dealers dans sa rue de Béziers, pas question de se moquer de la police, nous avons ici nos problèmes et nos difficultés de relations avec la nôtre, de police, pas question de faire le mariole, et toute vérité n’est pas bonne à dire. » Le pseudo-journaliste censeur a dit : « TOUTE VÉRITÉ N’EST PAS BONNE À DIRE. » Textu. « Vous allez s’il vous plaît me réécrire une autre chronique, mon brave. » Et lui, de lui répondre : « Vous pouvez toujours aller vous faire mettre, mon brave aussi. Vous ne voulez pas de cette chronique, vous ne l’aurez pas, mais vous n’en aurez pas d’autre non plus, je ne mange pas de ce ranci-là », qu’il a dit. Déclenchant du coup le silence. Il n’est plus passé le dimanche, il n’est plus venu bavarder. Dans la rue et les magasins, les mails, les gens m’ont dit : « Ben alors ? Comment ça va ? » Les gens ont cru que le silence et le vide venaient d’une douleur paralysante qui lui serait tombée dessus avec la mort de son fils dégommé en un quart de seconde dans une allée de jardin public. Mais non. Alors il répondait : « Mais non. » Toi tu sais mais les autres, non.
C’est comme ça.
Et il y a peu, le voilà dans un cabinet médical, pour passer radiographie et échographie, suite à un souci. Après s’être tapé une IRM deux jours auparavant. Ainsi va donc la vie. On ne se retrouve pas dans ces endroits de gaieté de cœur, mais avec une sorte de pincement. Au cœur, justement. »
Extraits
« Et maintenant il neige. C’est la nuit, c’est l’hiver et il neige, comme il neige certaines nuits d’hiver : en grand silence. Un silence qui tombe de sa haute lenteur, accompagnant chaque flocon, chacun plus lourd au fil de sa glissade de plume. Si on tendait les mains ouvertes, le silence s’entasserait dedans, avec les flocons, mais lui ne fondrait pas. En d’autres nuits, l’été, on pourrait entendre au loin d’une vallée à l’autre s’interpeller des chiens, et des grillons griller. Mais ici non, pas même, au grand dommage, le moindre hurlement de loup. Le silence. Juste le silence. Le hoquet sourd, parfois, d’un petit bouchon de neige détaché d’une branche trop chargée. Le silence comme il sait peser cent fois son poids dans son cocon de février.
Le monde, ce qu’on en sait, bruisse probablement ailleurs, de l’autre côté. Mais on ne l’entend pas. Le monde d’au-delà les frontières que posent la vue et la parole s’en est allé. Il ne sait où et s’en moque. Le monde extérieur, rempli de guignols qui s’agitent et nous font croire que l’importance est dans leurs soubresauts, leurs clameurs excitées, n’existe plus. Dans les pages des journaux non ouverts, derrière les écrans vides des télévisions aveugles, sous les ondes cendreuses des radios éteintes, le monde s’ébroue sans doute à sa guise encore et toujours, dans ses crachats et ses mensonges en rafales, et il s’en fout. » p. 19-20
« Le monde nous laisse croire qu’il existerait un certain ordre des choses. Alors que tout, dans ses soutes et coursives, sur tous ses ponts, n’est que désordre. Alors qu’il ne faut que survivre, vaille que vaille, dans les méandres du désordre, s’efforçant du mieux possible de se garder en équilibre, dans le précaire et l’incertain, momentanément. Juste tenter de garder l’équilibre. Dans les chaos et les grandes bousculades dont les échos nous heurtent au petit bonheur, au petit malheur. Ne dites pas que l’existence est autre chose que ce numéro dérisoire ébouriffé.
L’ordre des choses, probablement, mais en filigrane, dans les tréfonds insoupçonnables, les entrailles insondables des salles des machines où s’activent des mécanos décervelés qu’il ne faudrait pas chatouiller beaucoup pour les entendre péter plus haut que leur cul, se prétendre Dieu le Père ou quelque autre vigie, quelque autre timonier déjanté.
L’ordre des choses sans doute, hors de portée. Incompréhensible à nous autres commun des mortels.
Nous autres sur le pont supérieur au niveau de la mer, à qui ne reste que le désordre des vagues et des raz de marée, le roulis, le tangage. » p. 20-21
À propos de l’auteur
Né en 1945 à Saint-Maurice-sur-Moselle où il vit toujours, Pierre Pelot a signé plus d’une centaine de livres, du polar à la SF. Il est l’auteur notamment de L’Été en pente douce, Natural Killer, C’est ainsi que les hommes vivent (prix Erckmann-Chatrian), Méchamment dimanche (prix Marcel Pagnol), L’Ombre des voyageuses (prix Amerigo Vespucci), Maria et La Montagne des bœufs sauvages. Son dernier roman, Braves gens du Purgatoire, a paru aux Éditions Héloïse d’Ormesson en 2019. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)
En 2 mots
Dans la meilleure veine du polar social, l’auteur nous décrit le quotidien sinistré d’une vallée vosgienne à l’heure de la désindustrialisation. Pour son premier roman, il a choisi une construction audacieuse et très réussie, en donnant tour à tour la parole à différents protagonistes.
Ma note (j’ai adoré)
Si vous voulez en savoir plus… Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format
L’avis de… François Lestavel (Paris-Match)
« Au-delà de ce chant crépusculaire de la classe ouvrière, Nicolas Mathieu nous raconte magistralement la solitude d’une humanité prise au piège, réduite à l’animalité alors même qu’un gros mastif, chien débonnaire, reste sans réactions quand les hommes déchaînent leur furie. Pire, la violence est devenue désormais une marchandise comme une autre. »
Aux animaux la guerre
Nicolas Mathieu
Actes Sud
Thriller
368 p. 22,50 €
ISBN: 9782330030377
Paru en mars 2014
Où?
L’action se déroule en France, principalement dans les Vosges, «dans un tout petit patelin situé quelque part entre Bruyères, Corcieux et Saint-Dié», à mi-chemin entre Arches et Dinozé, vers Guménil, Géroménil, avec des escapades à Nancy et Strasbourg.
Quand?
Le roman est situé de nos jours
Ce qu’en dit l’éditeur
Une usine qui ferme dans les Vosges, tout le monde s’en fout. Une centaine de types qui se retrouvent sur le carreau, chômage, RSA, le petit dernier qui n’ira pas en colo cet été, un ou deux reportages au 19/20 régional et puis basta.
Sauf que les usines sont pleines de types dangereux qui n’ont plus rien à perdre. Comme Martel, le syndicaliste qui planque ses tatouages, ou Bruce, le bodybuilder sous stéroïdes. Des types qui ont du temps et la mauvaise idée de kidnapper une fille sur les trottoirs de Strasbourg pour la revendre à deux caïds qui font la pluie et le beau temps entre Épinal et Nancy. Une fille, un Colt .45, la neige, à partir de là, tout s’enchaîne.
Aux animaux la guerre, c’est le roman noir du déclassement, des petits Blancs qui savent désormais que leurs mômes ne feront pas mieux et qui vomissent d’un même mouvement les patrons, les Arabes, les riches, les assistés, la terre entière. C’est l’histoire d’un monde qui finit. Avec une fille, un Colt .45, la neige.
Ce que j’en pense
****
Nicolas Mathieu est un digne héritier des Manchette, Fajardie, Jonquet, Daeninckx, Pouy ou encore Marc Villard. Dans la meilleure veine du polar social, il nous décrit le quotidien sinistré d’une vallée vosgienne à l’heure de la désindustrialisation.
Pour son premier roman, il a choisi une construction audacieuse, en donnant tour à tour la parole à différents protagonistes.
La scène d’ouverture, qui se déroule à des centaines de kilomètres de là, donne le ton. Nous sommes en Algérie, pendant la sale guerre. C’est-à-dire à une époque où presque chacun pouvait tuer son voisin, quand la fin justifiait les moyens. Pierre Duruy est venu tenter d’exorciser les fantômes de cette époque sous le rude climat lorrain. Mais le traumatisme reste malheureusement bien vivant. Face à «l’horreur économique» qu’ils subissent, la plupart de ses voisins et collègues doivent aussi vivre avec leurs névroses.
Car tout le monde sait que l’usine – la seule industrie du coin – est en sursis. Martel, le syndicaliste et secrétaire du comité d’entreprise, est peut être le mieux placé pour comprendre ce qui se trame. C’est aussi la raison pour laquelle il essaie d’améliorer l’ordinaire avec des combines peu reluisantes. Un moyen comme un autre d’asseoir son autorité, par exemple sur Bruce, que l’on pourrait qualifier de sombre brute. Et dont la recette contre le désespoir est un cocktail composé d’alcool, d’anabolisants et de différentes drogues.
Rita fait en quelque sorte le lien entre le monde ouvrier et les dirigeants. Cette inspectrice du travail qui essaie de tirer un trait sur une vie de couple ratée est le témoin de l’exploitation des plus pauvres par tous ceux qui ont un peu ou beaucoup de pouvoir. Réaliste, elle sait toutefois qu’il ne sert à rien de pousser le bouchon trop loin, de peur de voir les emplois – si fragiles soient-ils – disparaître pour de bon.
Autour d’eux, la génération suivante, leurs enfants, n’est guère mieux lotie.
C’est dans ce contexte que l’idée de se rapprocher de la pègre pour faire bouillir la marmite entraîne les malheureux prolétaires dans une expédition à Strasbourg. Leur but ? Enlever une prostituée. L’opération va tourner au fiasco. Rita va recueillir la pute qui s’est échappée presque nue dans la neige…
Grâce à la construction choisie, qui donne la parole successivement aux principaux personnages, on vit littéralement au cœur de l’action et on comprend, si on ne les partage pas forcément, les raisons qui poussent les uns et les autres agir dans un univers aussi glauque qu’impitoyable. Une belle réussite pour un premier roman
Extraits
« C’était ça l’usine, un monde de peine et de réconfort, un monde qui n’avait cessé de rapetisser d’ailleurs, passant de plus de deux cent cinquante bonshommes à trois fois rien. Quarante qu’ils étaient désormais. Patrick aimait mieux ne pas penser à ce qu’il adviendrait si l’usine devait fermer. Les gars se connaissaient tous depuis l’enfance ou quasiment. Certains ouvriers avaient vu leur père travailler là avant eux, d’autres passaient la main à leurs fils. Par le passé, les patrons venaient vous cueillir à la sortie du collège, après le certif’, et il arrivait qu’on s’engouffre là-dedans jusqu’à la retraite. L’usine avait dévoré des générations complètes, survivant aux grèves, nourrissant les familles, défaisant les couples, esquintant les corps et les volontés, engloutissant les rêves des jeunes , les colères des anciens, l’énergie de tout un peuple qui ne voulait plus d’autre sort finalement. »
« Finalement Bruce eut un coup de pot. À moins que ce coin du monde soit si petit, ratatiné, consanguin qu’on ne puisse rien y perdre sans finir par retomber dessus. C’était déjà son sentiment quand il allait à Leclerc. On arrivait toujours par tomber sur une connaissance, un ancien copain d’école, une bonne femme qui connaissait votre mère, n’importe quoi. Ce bled n’avait pas de porte de sortie. » (p. 171)
A propos de l’auteur
Nicolas Mathieu est né à Épinal en 1978. Après des études d’histoire et de cinéma, il s’installe à Paris où il exerce toutes sortes d’activités instructives et mal payées. Aujourd’hui, il écrit pour un site d’infos en ligne. Aux animaux la guerre est son premier roman. Site Facebook de l’auteur