Les alchimies

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En deux mots
Camille Cambon est médecin légiste. À 48 ans, elle part pour Bordeaux à la suite de la lecture d’un mail anonyme, dans l’espoir de résoudre l’énigme du crâne de Goya qui a disparu après sa mort en 1828 à Bordeaux. Et va découvrir un pan de son histoire familiale.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Explorer les ténèbres de l’âme humaine

Sarah Chiche signe un roman étincelant, dans la ligne des Enténébrés et de Saturne. En suivant une femme, médecin-légiste, partie à la recherche du crâne de Goya, elle poursuit son exploration de l’âme humaine. Et de son passé. Brillant comme un diamant noir.

Cela commence par un fait divers que découvre la narratrice en parcourant ses mails. Il y est question de débordements d’étudiants au cinquième étage de l’université de médecine à Paris, d’expériences monstrueuses et de trafic d’organes. Nous sommes en 2022, Camille Cambon a quarante-huit ans. Elle est divorcée et mère d’une adolescente qui ne la supporte pas. Elle ne sait pas trop pourquoi elle a cliqué sur ce mail perdu au milieu de tant d’autres. Tout comme elle ne pas «s’il faut être fou pour devenir médecin ou si c’est bien l’exercice de la médecine qui finit par détruire notre raison.»
Aujourd’hui à la tête de l’institut médico-légal, la légiste s’occupe de «salauds morts, de bébés noyés dans leur baignoire (…) de terroristes, d’enfants qu’on retrouve décapités à côté de leur mère dans un parking souterrain, de réfugiés tombés, gelés à mort, du train d’atterrissage d’un avion, (…) d’adolescents égorgés par leurs camarades, d’influenceuses mortes après une banale intervention de chirurgie esthétique, de connards à couperose que leurs femmes ont exécutés d’une balle après s’être fait tabasser pendant des années».
Autant dire qu’il faut avoir le cœur bien accroché pour encaisser ces drames quotidiens et pour faire parler ces cadavres. Mais le travail lui permet de conjurer sa solitude. Tout comme cette histoire du crâne de Goya évoqué dans ce fameux mail et qui lui rappelle son histoire familiale. D’autant que son correspondant anonyme semble bien renseigné. Quand il parle de ce sommeil de la raison qui engendre des monstres, il fait référence directe aux Caprichos, cette série de gravures que Goya a réalisé dans la seconde partie de sa vie et que Camille connaît bien pour avoir bien écouté son père lui raconter comment le génie espagnol «s’est mis à peindre ou graver des hommes au corps d’oiseau chassés par des filles armées de balais, des coquettes disloquées par la vieillesse faisant des grâces devant leur miroir, des femmes jugées par une masse d’inquisiteurs idiots, ou encore ces pendus à des cordes qui courent jusqu’à l’extrémité de l’image, comme si elles étaient tirées par tous les bourreaux de toutes les guerres qui viendront ensuite.»

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Elle ressent alors comme un besoin impérieux de partir à la recherche de ce crâne volé à Bordeaux en 1828 et jamais retrouvé depuis, elle suit la trace de ses parents et de son parrain qui vouaient une admiration sans bornes pour le génie espagnol. Son père a même publié un livre intitulé Goya, mystères d’un génie. Ouvrage qui a accompagné Camille et qui a contribué à sa fascination pour le peintre.
Aussi n’hésite-t-elle pas à partir pour Bordeaux où une surprise de taille l’attend. Une vieille dame qui a bien connu ses parents et pourra lui dévoiler les secrets de famille, enfouis avec leur mort prématurée.
Si Les alchimies creusent une autre veine, plus picaresque, plus aventureuse, que Les Enténébrés et Saturne, on peut voir dans ce triptyque au style toujours aussi étincelant, une vraie parenté. Quand la noirceur se teinte de couleurs. En usant de facilité, on pourrait ajouter comme dans les peintures de Goya. Car dans Saturne déjà, on évoquait Goya avec Saturne dévorant un de ses fils.

GOYA_Saturno_devorando_a_su_hijoTrois romans qui conjuguent la froideur de la mort aux fulgurances d’une puissance vitale, jusqu’à la violence. Trois livres qui mêlent aussi l’intensité dramatique à une superbe beauté formelle. Sarah Chiche semble bien avoir découvert le secret des alchimistes.

Signalons la rencontre organisée par la Librairie 47° Nord, le 18 octobre à Mulhouse avec Sarah Chiche

Les alchimies
Sarah Chiche
Éditions du Seuil
Roman
240 p., 19,50 €
EAN 9782021500325
Paru le 18/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et Bordeaux.

Quand?
L’action se déroule de 1828 à 2022, en passant notamment par les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
En 2022, en pleine crise de l’hôpital, Camille Cambon, médecin légiste vaillante et brillante, reçoit un mail énigmatique. Il y est question du peintre Goya et de son crâne volé après son inhumation à Bordeaux en 1828, et dont on a depuis perdu la trace. D’abord portraitiste officiel de la cour, aimé des puissants, le maître espagnol devint, à la suite d’une maladie, l’observateur implacable et visionnaire des ténèbres de l’âme humaine. Les parents de Camille et son parrain, neurologue, se sont passionnés pour l’œuvre de Goya, avant de devenir des scientifiques de renommée internationale.
Camille part rencontrer à Bordeaux sa mystérieuse correspondante, une ancienne directrice de théâtre qui a bien connu ces trois-là, alors étudiants en médecine, dans les années 1960, et semble tout savoir de leur obsession partagée pour Goya. Une quête effrénée, entre passion scientifique et déraison, où chacun a pris toutes les libertés et tous les risques, au point de s’y brûler les ailes.
Du siècle des Lumières à la création d’une société secrète de médecins, Les Alchimies est une fresque captivante sur l’origine du génie, les amitiés qui ressemblent à l’amour, les pouvoirs obscurs et merveilleux de l’art.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter (Grand canal – Eva Bester)
Page des libraires (Nicolas Mouton, Librairie Presse papier à Argenteuil)
Playlist Society (Benjamin Fogel)
L’éclaireur FNAC (Édouard Lebigre)
Blog Des livres et moi
Blog de Xavier Denecker


Sarah Chiche présente «Les Alchimies» © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« LIVRE I
LES DÉSASTRES DE LA GUERRE
1
Ils enjambent des têtes dont la vie n’est plus qu’un songe, contournent, sous une lumière vacillante, un tapis de bras et de jambes aussi noirs que du charbon, passent devant des brancards mouillés de sang sur lesquels repose une cohue de corps. Un homme plante son couteau dans un mollet qu’il utilise comme appât pour un rat brun qui se fâche dès qu’on lui retire sa pitance ; les autres s’enfièvrent d’admiration, poussent des vivats. Deux garçons accourent, brandissant des mains tranchées avec lesquelles ils jouent à se donner des claques sous le regard d’un camarade qui assiste à la scène, bâillant d’ennui. Et dans ce préau des fous où l’effroi s’est mué en indifférence, le sommeil de la raison engendre des monstres, celui qui porte un collier d’oreilles humaines est un roi et les morts qui ont donné leur corps à la science nourrissent la puissance d’anéantir des vivants. Ils boivent, ils fument, ils font mijoter des os dans de l’eau de Javel, boivent encore, puis s’en vont. Tout cela a eu lieu tous les jours pendant trente ans, rue des Saints-Pères, à Paris, au cinquième étage de l’université de médecine hébergeant le plus grand laboratoire européen d’anatomie.

Il était, je m’en souviens, environ 9 heures quand, le 7 juillet 2022, je vis jaillir cet article consacré au charnier de l’université sur le fil d’actualité de mon ordinateur. Ce matin-là, alors que je fixais la coulée noire de café qui coagulait au fond de mon gobelet, une chose m’avait traversé l’esprit. Un jour, paraît-il, la lumière fut. Mais depuis, qu’elle soit encore n’efface pas ceci: le cul du monde est plein de merde. Et, sous le soleil, le sage comme le fou avalent ses vents.

Je m’appelle Camille Cambon. J’ai quarante-huit ans. Je ne sais pas pourquoi j’en suis venue un soir, affalée sur la couette jaune de mon lit, à cliquer sur un mail perdu au milieu de tant d’autres. Tout comme je ne sais plus s’il faut être fou pour devenir médecin ou si c’est bien l’exercice de la médecine qui finit par détruire notre raison. Toute cette histoire restera énigmatique à qui n’accepte pas de s’armer de sa propre part de ténèbres pour aller à la rencontre de ce qui peut arriver aux êtres humains. Il m’est difficile d’admettre qu’on puisse vivre pendant tant d’années auprès de gens que l’on pensait connaître, sans se rendre compte de rien. Il m’est encore plus difficile d’admettre que le démon de la connaissance peut nous dévorer jusqu’à la folie. Avant, je croyais que chacun d’entre nous vivait dans un monde où la science fournissait des solutions bien meilleures que les dieux et nous permettait d’accéder à la nature réelle des êtres et de toute chose. Maintenant, je sais que non. D’un corps qui perd la tête dans un baiser reçu pour la première fois, de la mitraille des canons bourrés de clous et de chaînes, comme du mouvement de la brosse d’un pinceau sur la toile, il en va de même. Amour, guerre ou peinture vivent leur vie propre, nul ne sait ce qu’ils vont accomplir. Ils font de nous ces joueurs qui pensent jouer, puis soudain s’aperçoivent, interdits, ahuris, médusés, que c’est d’eux que l’on s’est joué.
Ce n’était pas pire que n’importe quelle guerre ; c’était juste la nôtre. Et comme toutes les guerres, elle avait ses désastres, ses princes inflexibles, ses combattants aussi mal préparés qu’intrépides, ses sentinelles nonchalantes, ses idéalistes sacrifiés, ses déserteurs et ses traîtres, et elle était humaine, et donc misérable. Mais deux siècles avant que tout cela n’arrive, le peintre Francisco de Goya l’avait vu. Il avait tout vu. Il savait ce que nous deviendrions, gravant à l’eau-forte ou propageant à la gouache le grand éventail des grains et des nuances de notre vie actuelle, nos vices, nos abîmes, nos embûches vulgaires, nos rêves extravagants, le dédale de nos sentiments feints, nos postures grotesques sur des tréteaux de foire, nos faux devins, nos bardes de l’irrationalisme fervent, nos pitres ventriloqués par des ogres, nos moines, nos juges, nos censeurs à la petite semaine et notre goût pour la stupidité qui s’exhibe, boursouflée d’elle-même. Nous sommes les personnages d’un tableau où courent les demi-tons de nos actions, les traces de nos repentirs, les lumières et les ombres de nos pensées et dans lequel, suspendus entre nos médiocrités et nos grandeurs, nos presque oui et nos presque non, nous marchons, dormons, rions, rêvons, pleurons. Et qui sait à quelle étreinte, à quelle bataille, à quelle vision nous irons, demain, nous enchevêtrer afin de devenir matière à penser, matière à peindre ? Personne. Mais nous continuerons la quête pour retrouver les palais disparus de l’enfance, inventer d’autres beautés, tisser la nuit avec le jour, nos rêves avec nos actions les plus lucides, retourner avec une tendresse implacable sur ce qui dans nos vies n’a pas eu lieu, attacher nos pas à ceux des autres êtres humains, ceux qui sont venus, ceux qui viendront.

Il existe, pour chaque médecin, des dates qui l’ont fait et dont il se souviendra jusqu’au soir de sa vie. L’annonce tant espérée du passage de la première à la deuxième année ; la première confrontation à un cadavre ; le premier jour de stage à l’hôpital ; l’internat ; la première intervention, en équipe, puis seul ; la première publication.
Désormais, je sais qu’en tête des plus importants événements de ma vie il y a une autre date: le 16 octobre 1888. À un groupe de jeunes internes, j’ai demandé un jour s’ils connaissaient l’histoire de Goya. Ils m’ont surprise: oui. Certains savaient même toutes sortes de choses précises et contradictoires à son sujet: « Il est né au XVIIIe siècle, probablement plusieurs décennies avant la Révolution française »; « Il a vécu à l’époque de Voltaire et de Rousseau, de Goethe, de Robespierre, puis de Napoléon », « Il a eu une enfance misérable, puis il est devenu peintre du roi »; « Oui, c’était un peintre de cour. Il a représenté, à la Watteau, les grands et les puissants de son temps. Et puis, un jour, il est devenu complètement sourd et a sombré dans la folie » ; « Il a contracté la syphilis, ou bien une encéphalopathie saturnine, ou peut-être un œdème cérébral lié à une poussée hypertensive, voire un syndrome de Susac. Ça l’aurait rendu sourd » ; « Il était fou, ah ça oui, mais c’était un génie » ; « Et alors ? Aucun rapport. Il ne suffit pas d’être fou pour être génial, regarde, toi, par exemple » ; « Il a gravé une comédie humaine équivalente à ce qu’a fait Balzac en littérature » ; « Ses gravures sur la guerre sont si saisissantes que quand on voit ses soldats lynchés, pendus à un arbre, on sent presque un nœud se serrer autour de la gorge ». Tout est vrai, rien n’est vrai.

2
Réduire une vie à une seule action, c’est ce que fait tout le monde, ou presque. Pas les médecins légistes. Je m’occupe d’innocents morts comme de salauds morts, de bébés noyés dans leur baignoire et plongés dans la nuit prématurée de la mort, de héros magnanimes dont le corps a fourni la carrière de la vie, de terroristes, la poitrine explosée, avec le rictus figé encore intact de leur carnage dément, d’enfants qu’on retrouve décapités à côté de leur mère dans un parking souterrain, de réfugiés tombés, gelés à mort, du train d’atterrissage d’un avion, et dont les jambes vous arrivent dans un sac, le tronc et les bras dans l’autre, de tous ceux que le dur amour et ses poisons cruels ont consumés, d’adolescents égorgés par leurs camarades, de ceux qui par leur art ont embelli nos vies, d’influenceuses mortes après une banale intervention de chirurgie esthétique, de connards à couperose que leurs femmes ont exécutés d’une balle après s’être fait tabasser pendant des années, de mes chers collègues qui mangent des champignons cueillis puis cuisinés en toute connaissance de cause, de vieillards, oubliés des leurs, qui pourrissent puis se dessèchent dans leur appartement, des tristes ombres de ceux qui, sans être coupables, ont tourné contre eux-mêmes leurs mains violentes et qui, ayant pris la lumière en horreur, ont rejeté leur âme – des bons comme des méchants, des saints comme des ordures. De ceux aussi qui ne sont ni l’un ni l’autre. De ceux qui sont les deux. Car, voyez-vous, on ne peut pas cacher grand-chose au genre de médecin que je suis – du moins pendant longtemps l’ai-je cru. Un meurtre peut être maquillé en suicide ; un suicide grimé en meurtre. Mais un mort ne ment jamais. Peau et organes sont un livre dans lequel presque tout ce que nous avons soigneusement dissimulé aux autres peut se lire après notre mort. Vous fumez trop ? Un jour, je le saurai. Vous êtes diabétique et vous vous piquez en cachette à l’insuline ? Je le saurai. Vingt-quatre heures avant de mourir, vous avez eu une relation sexuelle avec quelqu’un d’autre que votre conjoint officiel ? Je finirai aussi par le savoir.

3
Jour. Réveille-matin. Douche. Ma chérie, c’est l’heure d’aller à la crèche, à l’école, au collège. Les années donnent l’illusion que le temps passe mais, décidément, c’est toujours déjà l’heure. Piaillements, protestations, gloussements étouffés. Au visage auréolé de boucles noires émergeant difficilement de la couette, opposer le ciel sans étoiles de la loi morale. Les parents travaillent et les enfants vont à la crèche, à l’école, au collège, c’est comme ça. À ce soir, mon cœur.
Blouson. Gants. Casque. Avaler à moto le périphérique depuis la porte de la Chapelle jusqu’au viaduc de Saint-Cloud. Couper à travers bois, traverser Versailles, passer Vaucresson, joues brûlantes, yeux irrités. Putain, mec, mais bouge ta bagnole de là. Piler devant l’hôpital. Badge entre les dents, se pencher vers la borne jusqu’au niveau de la petite fenêtre noire sans lâcher le guidon. Ouverture. Clac. Allée centrale. Hurlement des ambulances. Bruit cadencé des chariots qui roulent sur le bitume. Relève des sentinelles qui fument, s’invectivent, courent à travers l’armada des voitures vers leur pavillon. Premières familles de patients errant, traits tirés, sur le terre-plein, en attendant l’heure des visites. Clochard qui va et vient dans l’herbe en lâchant aux oiseaux des propos incohérents et qu’on a renoncé à chasser. Porte. Couloirs gris. Cage d’escalier. Internes, de plus en plus jeunes au fil des années, à moins qu’on ne soit soi-même en train de devenir de plus en plus vieille, et dont les yeux lancent un « Oh non la poisse elle est déjà là et j’ai pas encore trouvé le putain de machin qu’elle m’avait demandé » ou un « Pourvu qu’elle me dise de venir bosser avec elle ce matin ». Tiens, justement, vous, oui, vous, venez avec moi. Descendre les escaliers quatre à quatre. Grille. Code. Marches en béton ciré. Plus bas encore, encore plus bas. Porte en acier. Re-badge.
Allez, c’est maintenant, Énée, ma cocotte, qu’il te faut du courage et un cœur vaillant. Lumière blanche. Labyrinthe des sous-sols macérant dans une odeur qu’à force on ne sent même plus. Lavage de mains. Insister entre les doigts, sous les ongles. Gel hydroalcoolique. Bottes, surbottes, casaque, visière, gants en latex, surgants en cotte de mailles. Chambres froides.
« Salut, qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ?
– Il n’est que 8 heures du matin et je suis déjà au bout de ma vie.
– Pas autant que lui sur le chariot.
– Il a les os en bouillie.
– Pesez-moi cette rate, s’il vous plaît.
– Combien ? Hors norme, il doit avoir une thalassémie.
– Non, avec une scie oscillante il faut y aller franchement, n’ayez pas peur, vous ne pourrez pas lui faire bien mal. Là, c’est mieux.
– Et elle, c’est quoi ?
– Vingt-deux ans. Trouvée dans le bois de Meudon.
– Encore ? On peut plus se balader la nuit, hein ? Hémorragie crânienne ? Mouais. Vu les fragments osseux qui adhèrent à la plaie, je dirais au marteau. Je remonte, vous me confirmerez, s’il vous plaît. »

Badge. Escalier. Bureau. Paperasse. Vous avez cinquante-quatre messages non lus. Notamment, un « Tu étais bien jolie samedi quand je suis venu chercher la petite. Ton ex ». Le plus simple, c’est de ne répondre à rien, on verra plus tard. Redescendre. Re-re-re-badge. Un autre mort. Une autre histoire à lire. Une autre énigme à déchiffrer.
Chaque fois que je descendais en salle d’autopsie, j’avais le sentiment d’être à ma juste place: il faut avoir vu les humains dans cet état pour les connaître. Pendant des années, j’ai lavé les visages ensanglantés, écarté les plis de peau, inspecté les tatouages, examiné les morsures, photographié les plaies, recueilli les cheveux, mis à nu les muscles, incisé les cartilages, débridé les artères, disséqué les intestins, prélevé les chambres cardiaques, pesé le foie d’individus dont vous n’aviez jamais entendu parler avant de lire leur histoire dans les journaux. Et pendant toutes ces années, chaque matin, je n’ai eu qu’une obsession : opposer les forces de l’esprit à la violence, rendre à la lumière le fond le plus noir de ce que nous sommes – des humains.
Bien sûr, plus jeune, débutante encore, il y avait des matins où toute la violence du monde semblait s’échouer sur nos chariots en acier inoxydable. Il y avait des heures où il nous arrivait, sans raison aucune, de partir en éclats de rire tant l’effroi nous serrait de près. Où je me réfugiais dans la pièce dédiée aux affaires irrésolues – jambe isolée trouvée dans le bois de Meudon, bébé non encore identifié – pour sangloter, poing enfoncé dans la bouche, jusqu’à ce que le froid engourdisse l’impuissance et la rage. Toutefois, ce sacerdoce me paraissait mon avenir. Chaque corps était un royaume qui s’était donné pour centre à l’univers. Chaque cas composait un pan de la fresque qui, une fois résolues toutes les énigmes, m’offrirait une peinture synoptique, définitive, de la nature humaine. Il fallait continuer, je devais continuer. Je continuais. C’est alors que Goya a fait de nouveau irruption dans ma vie. En réalité, il ne m’avait jamais quittée.

4
L’affaire du charnier de l’université n’était pas tout à fait nouvelle. Elle avait éclaté trois ans plus tôt: un article dans un hebdomadaire à grand tirage avait révélé que depuis trente ans, tandis que des générations d’étudiants (étudiants dont j’avais été, des années plus tôt) assistaient à leurs cours de médecine, de biologie, de sociologie, des monceaux de morts anonymes pourrissaient au-dessus de leurs têtes. On avait raconté que les préparateurs en anatomie, responsables des prélèvements sanguins, des embaumements et de la découpe des corps pour la recherche médicale, évoluaient dans une puanteur qui se répandait au moins jusqu’au troisième étage, là où étudiants et professeurs circulaient toute la journée. On ne pouvait pas ne pas la sentir. On savait que les cadavres qui auraient dû servir exclusivement aux chirurgiens et aux étudiants en médecine pour s’exercer à la dissection avaient, pour certains d’entre eux, été envoyés pour des tests dans des laboratoires de grands constructeurs automobiles ou pour des expérimentations militaires dans des casernes.
Mais le nouveau volet de cette enquête, paru le 7 juillet 2022, faisait état d’un trafic à des fins d’enrichissement personnel. On avait croisé dans l’ascenseur des individus qui sortaient des corps de l’université pour les emporter Dieu sait où. On avait retrouvé des bijoux et des ossements chez l’un d’eux, qu’on appelait « le chef des têtes ». On savait très bien que, tel le harponneur de Moby Dick (qui aimait à parader dans les rues avec quatre têtes momifiées, achetées en Nouvelle-Zélande, suspendues à une ficelle), ce préparateur revendait à une boutique rue de l’École-de-Médecine, ou aux puces de Saint-Ouen, des crânes blanchis à l’eau de Javel. Pour obtenir des corps en bon état, médecins et enseignants offraient de l’alcool aux préparateurs – et de l’argent. Neuf cents euros pour un corps entier, six cents pour une tête, quand on gagne ce qu’ils gagnent, ça ne se refuse pas. Des collectionneurs de curiosités macabres en avaient tiré profit. Fémur, main, crâne, on pouvait tout acheter. Et comme ça se passait ainsi depuis très longtemps, l’horreur était devenue si banale et si acceptable que personne n’osait rien dire. Les étudiants dans la confidence se taisaient. Celles et ceux qui avaient fini par lancer l’alerte s’étaient heurtés à un mur de silence gêné.

Bruits de pas dans le couloir. Vacarme de paroles. Claquements des portes à double battant. Il était à présent 9 h 15. Cet article avait d’ores et déjà ruiné ma journée. Pas le temps d’avoir du chagrin. On avait encore découvert une femme démembrée dans le bois de Meudon qui ne s’était pas mise dans cet état toute seule. Je descendis les escaliers quatre à quatre.

À l’époque, je travaillais depuis dix ans dans un institut médico-légal soigneusement dissimulé à l’extrémité sud d’un centre hospitalier par ailleurs reconnu pour sa prise en charge exemplaire des accidentés de la route. Les lieux avaient fait les frais de deux ans de pandémie durant lesquels les hérauts d’un modèle d’excellence en médecine avaient dû, pour soigner un virus nouveau, se confectionner des protections respiratoires avec des soutiens-gorge ou des masques de plongée. De vague en vague de démissions, ses pavillons fermant les uns après les autres, ledit centre ressemblait de plus en plus à un village fantôme au pied d’un volcan. Pendant ce temps, notre service de médecine légale s’en sortait bien. Nous n’avions pas de jour sans, comme les cinémas, les restaurants ou les salons de coiffure. On tue ou on se tue quotidiennement. Pas de chômage en vue. Pas de démissions non plus. Au début de l’été 2022, nous étions cinq. Nous étions drôles, ridiculement solennels. Acharnés. Aiguillonnés par notre goût pour la médecine, sans plus aucun espoir de la réinventer. Aida, « médecin à diplôme étranger » qui nous avait rejoints lors de la pandémie, était la dernière arrivée. De prime abord, extraordinairement prétentieuse. Suscitant la terreur tout autant que la fascination. Regard à décourager toute personne tentant d’infirmer ses hypothèses. Gestes sûrs, bureau à l’ordre inversement proportionnel au mien. Pas de vie hors de l’enceinte du service. Le diable s’habille en Prada mais se parfume au formol. Incapable de parler d’autre chose que de la boutique, qui a autopsié qui, qui va publier quoi ou aller à tel congrès, même à 2 heures du matin après trois gin-tonics. On apprendrait au bout de plusieurs années que l’origine de cette vocation se cachait sous la terre collante d’un village bosniaque à la graphie bizarre, hérissée de consonnes, où avait, hélas, résidé une partie considérable de sa famille.
Pauline était son reflet négatif. Consciencieuse, humble. Passion d’enseigner et de transmettre qui faisait flamber le bleu de ses pupilles dans la porcelaine de son visage. Redoutable capacité d’analyse. Pudique, sauf le jour où, après avoir témoigné aux assises dans un procès particulièrement éprouvant, elle s’était jetée sur moi pour m’embrasser. Nous nous étions caressées dans l’obscurité de la cage d’escalier, dans une convoitise enragée – ce dont nous n’avions ensuite jamais reparlé.
Mathieu était le tout premier collègue que j’avais croisé le jour de mon arrivée à l’hôpital. Chaleureux comme un pull en mohair (ce genre de pull qui finit par irriter), toujours à saluer chacun et tout le monde, des secrétaires au chef de service, comme s’il devait en permanence s’excuser de demander pardon d’exister. Première vie dans l’architecture. Reprise d’études à trente-cinq ans, au mépris de tous ceux qui lui avaient dit qu’à un âge si avancé il était bien courageux. Concevait l’hôpital public comme la plus grande chance de sa vie. »

Extraits
« Mais un jour de 1792, la maladie lui fait rencontrer son destin. Et c’est là que son œil commence à voir.
— Quelle maladie?
— Une crise neurologique foudroyante qui l’a terrassé en pleine rue. Regarde, m’avait dit mon père avec gravité en tournant à toute vitesse les pages de son livre pendant que maman ondoyait toujours au loin dans un camaïeu de bleu, c’est bien le même homme qui a passé la première moitié de sa vie à vouloir à tout prix plaire aux rois, aux reines et aux puissants en mettant en scène, selon le goût du jour, des aristocrates jouant dans l’insouciance bucolique illusoire de bergeries ou à des jeux populaires, puis qui brusquement s’est mis à peindre ou graver des hommes au corps d’oiseau chassés par des filles armées de balais, des coquettes disloquées par la vieillesse faisant des grâces devant leur miroir, des femmes jugées par une masse d’inquisiteurs idiots, ou encore ces pendus à des cordes qui courent jusqu’à l’extrémité de l’image, comme si elles étaient tirées par tous les bourreaux de toutes les guerres qui viendront ensuite.
— Ils font peur, ces tableaux ! avais-je répondu en faisant mine de me cacher les yeux. » p. 84

« L’esprit humain, Camille, est un labyrinthe de couloirs troué d’apparitions claires, de couleurs éclatantes ou sourdes, de crépuscules d’enfance apaisants et de monstres immenses tirés du fond des siècles. Ces couloirs de la connaissance, Goya les a tous fréquentés. Pour vos parents et votre parrain, cela a été la quête de toute une vie, leur grand œuvre. Longtemps, je me suis dit que l’un d’eux vous parlerait, finirait par tout vous avouer, et que vous viendriez à Bordeaux de vous-même pour me rencontrer. Mais rien ne s’est produit comme je l’avais imaginé. Rien ne se produit plus comme je l’imagine, d’ailleurs. Je ne comprends plus ce monde ; Il me passionne toujours, mais je ne le comprends plus. » p. 119

« Il y avait, au moment même où Goya vivait à Bordeaux, un Autrichien du nom de Gall. Il était médecin et absurdement persuadé qu’on pouvait déterminer l’intelligence, le caractère ou les faiblesses morales d’un individu en étudiant la forme de sa tête. Il avait divisé la surface du crâne en aires, chacune prenant en charge une vertu ou un vice particuliers, une bosse étant la preuve irréfutable du développement d’une faculté; un creux, son défaut: ici, le sens esthétique des couleurs ; ailleurs, la sagacité; plus haut, le goût pour la volupté ou le penchant au meurtre. À sa suite, persuadés d’avoir mis au jour le secret des caractères humains, croyant qu’on pouvait avoir la bosse de la ruse, de la volupté ou du crime, à Londres, à Delhi, à Berlin, à Paris, tout un tas de savants se mirent à tâter des crânes de génies, de fous, de putains ou de criminels. Plus qu’une vague, c’était une véritable épidémie, comme l’avait été l’exorcisme et comme le furent les tables tournantes. On retrouve même la doctrine des bosses chez Balzac ou Poe. C’est aussi à ce moment-là qu’on commença à entreposer dans les recoins de certains hôpitaux des coupes de têtes dans des bocaux, dont vous avez peut-être déjà vu des reproductions dessinées : d’un côté, le visage intact, les yeux clos ; de l’autre, les os et la cervelle mis à nu. » p. 142

À propos de l’autrice
CHICHE_Sarah_©Benedicte_RoscotSarah Chiche © Photo Bénédicte Roscot

Sarah Chiche est une écrivaine, une scénariste, mais également une psychologue clinicienne et une psychanalyste. Sa carrière littéraire commence en 2008 avec le livre L’Inachevée. Le Monde des livres parle alors d’«écriture sous électrochoc».
En 2010 ce sera L’Emprise. Puis, en 2013, elle rédige son premier essai Personnes. À partir de ce moment-là, Sarah Chiche décide de placer la mélancolie au cœur de son travail d’écriture, et ce, pendant plusieurs années. En 2019, elle publie au Seuil, Les Enténébrés. Finaliste du prix Anaïs-Nin, elle obtient le prix de la Closerie des Lilas 2019. En 2020, son roman Saturne remporte le Prix du Roman News, et le Prix Rive Gauche. Sarah Chiche publie également de nombreux essais, dont Une Histoire érotique de la psychanalyse, et De la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui. Elle préface également de nombreux ouvrages. Les alchimies est son cinquième roman. (Source: Éditions du Seuil)

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