Le roman de Jeanne et Nathan

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Prix Transfuge du Meilleur premier roman français 2023

En deux mots
Jeanne tourne des films porno à la chaîne. Nathan travaille à sa thèse sur le cinéma. Tous deux tiennent se droguent pour tenir le coup. Jusqu’à ce jour où ils franchissent la porte d’une clinique spécialisée. Leur rencontre va marquer une nouvelle étape dans leur vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le roman des addicts

Clément Camar-Mercier entre en littérature avec un roman que l’on déconseillera aux âmes sensibles. Il raconte la rencontre d’une actrice de films porno et d’un universitaire dans une clinique où ils vont tenter de se guérir de leur addiction aux drogues dures. Cru, vif, romantique.

Le film que Jeanne s’apprête à tourner a beau s’appuyer sur la mythologie, en l’occurrence adapter librement les amours de Phèdre avec Thésée et son fils Hippolyte, il n’en reste pas moins un film porno de triolisme, avec une douloureuse scène de double-pénétration.
Mais Jeanne a l’habitude. Cela fait cinq ans qu’elle offre son corps à des productions très hard.
Nathan, quant à lui, est un universitaire qui travaille sur sa thèse tout en donnant des cours sur le cinéma américain et des contributions dans divers colloques. Son point commun avec Jeanne? La drogue qu’ils consomment quotidiennement. Dans les chapitres initiaux, on va les suivre dans leurs activités respectives et leur découvrir un second point commun, leur malaise croissant face à leurs activités et le besoin de se faire aider.
C’est après un film de bukkake (un terme qui désigne l’éjaculation sur un visage de femme) qui rassemble 50 hommes autour d’elle que Jeanne va craquer. À la fin du film, pendant une fellation, elle va sectionner le sexe qu’elle a dans sa bouche avec ses dents, provoquant un jet de sang et une panique générale. Elle prend la fuite et va trouver refuge dans la clinique de Neuilly-sur-Seine où elle va pouvoir soigner son addiction.
À peu près au même moment, Nathan assiste à un colloque à Blois. Après avoir entendu des critiques assassines sur sa prestation dans les toilettes où il s’était isolé pour sniffer un rail de coke, il va se rendre à l’apéro de clôture. C’est à ce moment que tout va dégénérer et qu’il va se retrouver chancelant au bord de la route avant de sombrer. À son réveil, il prend lui aussi la direction de la clinique à Neuilly. C’est là que tous deux vont séjourner alors que le confinement est déclaré, qu’ils vont faire connaissance et se confier durant les séances avec le psy. C’est là que va venir la lumière avec l’amour comme médicament. On suit alors Jeanne et Nathan dans leur virée à travers la France… jusqu’au chapitre 1, puisque l’auteur a choisi de numéroter à l’envers en partant du chapitre 57.
Le magazine Transfuge, qui a décerné son prix du meilleur premier roman 2023 à Clément Camar-Mercier, souligne, sous la plume d’Arnaud Viviant qu’il s’agit là du «roman générationnel de ces jeunes adultes ayant payé dans leur chair l’addiction au porno comme à la drogue, qui ont été confinés au désespoir, qui ont rêvé d’indépendance et d’un monde d’après durant cette séquence de sevrage social». Je partage cette analyse, mais je la complète en soulignant qu’il y a du Bret Easton Ellis dans ce roman, la même force, le même rythme, l’horreur en moins. Même si les ravages de la drogue et autres addictions vont aussi vous secouer. Mais comme dit en introduction, on demandera aux âmes sensibles de s’abstenir.

Le Roman de Jeanne et Nathan
Clément Camar-Mercier
Éditions Actes Sud
Premier roman
352p., 22,50 €
EAN 9782330182106
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé à Paris et en région parisienne, à Meudon, Malakoff ou Neuilly-sur-Seine. On y cite aussi Blois et Vendôme avant de sillonner la France.

Quand?
L’action se déroule en 2020, autour de la période de confinement.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jeanne sait que des centaines de milliers d’amateurs de vidéos pornos jouissent de voir son corps livré à des étreintes brutales et à des plaisirs qu’elle feint résolument durant d’odieux tournages. Tout ce qu’exige son métier d’actrice, elle le subit en professionnelle et l’accomplit en toute liberté. Pour autant que la cocaïne la préserve d’en vomir l’abjection.
Loin d’elle – ils ne se connaissent pas encore –, Nathan donne quelques cours sur le cinéma américain, poursuit une improbable thèse, et se drogue jour après jour pour supporter l’inutilité de son existence. Or voici qu’advient leur rencontre, éblouissante, dans un jardin singulier, les plongeant dans la douceur de vivre. Pour toujours, assurément. Si toute la violence du monde d’avant ne vient pas les rattraper.
Tour à tour cru, onirique, romantique, tragique, « Le Roman de Jeanne et Nathan » déploie toute l’étendue des addictions par lesquelles notre époque travestit sa propre réalité, se sature de ses propres images, s’y projette, s’y observe, se nourrit d’illusions, perceptions, vibrations, sensations hors desquelles nul
enchantement ne viendrait plus nous satisfaire.
À moins que le ravissement de l’amour – le philtre éternellement magique de Tristan et Iseult – n’ensorcelle pour de bon, jusqu’à l’événement ultime, les héros de ce premier roman si audacieusement lucide.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Arnaud Viviant)
France Culture
Harper’s Bazaar (Clovis Goux)
Paris La Douce


Clément Camar-Mercier présente «Le roman de Jeanne et Nathan» © Production Librairie Mollat


Clément Camar-Mercier présente «Le roman de Jeanne et Nathan» © Production Actes Sud

Les premières pages du livre
« 57.
Puisqu’émerger quelques minutes avant la sonnerie de son réveil est souvent synonyme d’une nuit reposante, cela aurait pu être un matin idéal. En s’étirant, elle se souvint que son nouveau rôle méritait une attention particulière et que les dernières ambitions de la boîte de production qui l’embauchait lui tenaient à cœur. Passionnée de mythologie, elle y voyait une manière tout à fait joyeuse de joindre l’utile à l’agréable. Si l’épisode était réussi, elle serait l’effigie d’une série inédite qui voulait proposer aux spectateurs une relecture des mythes grecs pas si éloignée de leur réalité ontologique. Oui, où trouve-t-on aujourd’hui des scénarios où l’on couche avec sa mère, où l’on viole une fille devant les yeux du père, où l’on humilie avec plaisir, où l’on se couvre de sperme, où le désir est si fort qu’il nous fait perdre tout moyen et où les fantasmes n’ont pas de limites ? Maintenant que les livres et les films ne devaient parler que de ces choses chastes et réalistes qui l’avaient toujours ennuyée, il ne lui restait effectivement que les scénarios de l’industrie pornographique pour espérer se hisser à la hauteur de l’imagination débridée des fondateurs de la démocratie. Si ces films devenaient des succès, elle rêvait même de continuer ce travail autour de la Bible, un autre souvenir d’enfance. Peut-être qu’elle pourrait devenir réalisatrice. Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Elle sourit de la désuétude de l’expression qu’elle venait, en pensant, de chuchoter.
La perspective d’une Phèdre jeune et séduisante, et non pas de cette horrible marâtre dont l’imaginaire théâtral nous a farci la tête, la comblait de joie puisque, dans cette version, Hippolyte lui succombait. Mais pas que ! La scène du triolisme avec le père et le fils, qu’elle allait tourner aujourd’hui, renversait enfin les codes du stéréotype “un homme, deux femmes”. Scénario trop souvent visible dans le genre de production conventionnelle : mère-enseigne-le-sexe-à-sa-fille-et-son-gendre. Sans aucun doute, elle serait parfaite en fille de Minos et de Pasiphaé.
L’exigence physique que requiert le métier d’actrice porno¬graphique n’est pas à prendre à la légère : elle dut entièrement s’épiler, se nettoyer et, surtout, procéder à un lavement anal. Elle avait son propre matériel, une petite poire qui faisait très bien le travail. Malgré la faim, elle devait évidemment être à jeun en vue de garder propre le précieux orifice. Elle but tout de même un jus frais, qu’elle pressa avec avidité. Vint le moment de l’ego-¬portrait rituel ; avec son téléphone intelligent, elle se prit en photo, tout sourire, avant de diffuser le cliché sur l’armada de réseaux sociaux qu’elle possédait, avec la phrase suivante en exergue : “Double péné pour moi aujourd’hui – quelle excitation !” Les commentaires ne se firent pas attendre, tous ses admirateurs l’encouragèrent : “trop hâte de voir, bon courage, émoticone cœur, toujours dans la cour des grandes, kiffe bien ta race”, et patin-couffin.

Quelque chose avait changé. Il ne pouvait pas dire exactement quoi. Quand il ouvrit les yeux, il pensa que s’il s’arrêtait maintenant, il était encore possible de dire qu’il avait passé un bon moment. Rien n’est si facile. La tête lourde, les paupières sèches, la gorge en feu. Physiquement : dur. Il avait l’habitude. Mentalement : insupportable. Il savait que plus le temps avançait, plus il avait à perdre. Il en avait peur, visiblement pas assez pour changer. Son aspiration au changement lui permettait de rester inlassablement le même et de répéter les mêmes erreurs. Au fond, il avait l’intuition qu’il ne vivait sa vie sans autre but que de la vivre et les événements qui semblaient la ponctuer n’étaient là que pour lui faire croire en l’idée même de vie. Comment passer le temps, alors ? La cigarette était souvent la réponse la plus matinale, avant que la journée ne dégénère. Une clope et le tracas de ce rien n’était presque plus rien du tout. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir inventer aujourd’hui pour vivre un truc exceptionnel ? Bordel. Il aimait bien ce mot, bordel. Il le pensait si fort qu’il lui arrivait parfois de s’entendre.
Il se souvint alors du cahier posé sur sa table de nuit. Il en avait fait l’acquisition la veille. C’était un de ces beaux cahiers neufs qu’on s’offre dans des boutiques artistico-conceptuelles avec la conviction que l’on va se mettre à écrire, à ordonner ses idées. Un stylo et un cahier achetés sont des gages positifs pour le moral. Ils ouvrent des perspectives. C’est Hitchcock qui lui avait soufflé cette idée : celle du scénariste en manque d’inspiration la journée, mais qui a l’impression de rêver la nuit de scénarios plus novateurs les uns que les autres. Sur les conseils d’un ami, ce scénariste décide de mettre un calepin à son chevet pour pouvoir écrire ses idées dès qu’il se réveille. Au petit matin, il se précipite sur ses papiers et relit les notes nocturnes. Il n’y a qu’une phrase : “Un homme rencontre une femme.”
“J’ai envie de mourir. Je suis un drogué incapable. La vie est une douleur terrible.” Voilà les seuls mots qu’il trouva ce matin-là. Finalement, ce cahier n’était peut-être pas un achat malin. Il se rendormit.
Un bruit étrange le réveilla. Il tenta de marcher jusqu’à sa cuisine – tout bien réfléchi il rampa –, puis découvrit que son frigidaire était devenu un rabbin transsexuel roumain dont le yiddish laissait pourtant à désirer. Avec évidence, il gardait tout de même sa capacité à tenir les aliments frais. Ses pieds s’enfoncèrent dans le sol, une matière visqueuse non identifiée et non identifiable l’entraînait. Quand vint le tour de sa tête d’être submergée, la viscosité gélatineuse et le goût aigre de la substance mouvante qui l’aspirait le réveillèrent encore. Il souffrait de ce que la toile appelait prétentieusement la paralysie du sommeil. Il s’était instruit à ce sujet sur les moteurs dits de recherche. Ce symptôme vous fait vous réveiller à l’endroit où vous vous êtes endormi, toutefois vous n’avez plus la capacité ni de bouger, ni de parler, ni de crier. Parfois, vous êtes en mesure de vous mouvoir, avec grande difficulté. Tout semble à la fois irréel et très réel. Votre respiration, votre cœur, tout s’accélère. Et vous vous réveillez à de nombreuses reprises, sans fin. Jusqu’au sursaut final qui vous sort de votre terreur nocturne, ponctué souvent d’un cri.
Il fallait aller en cours. Dans une heure, il tiendrait une conférence sur l’esthétique du cinéma classique hollywoodien. Malgré les apparences, cela pouvait bien se passer.

Outre l’approche religieuse de leur aurore respective, ce matin-là, Jeanne et Nathan eurent autre chose en commun. Avant de quitter leurs appartements, ils consommèrent de la drogue. Dans ce cas précis, ils aspirèrent chacun une dose de cocaïne par le nez.
C’était une ligne.

56.
Il était clair qu’elle devait dominer la séquence. Dans la version qu’ils tournaient, elle avait déjà couché avec Hippolyte qui n’avait pas su résister à ses charmes. Sous l’influence d’Œnone, la nourrice cochonne – qui se contentait de regarder les scènes pornographiques en se masturbant –, Phèdre devait provoquer la colère de Thésée avec la perspective d’avoir un rapport charnel original mêlant son fils puceau et l’ogre héroïque qui lui servait de mari. Le réalisateur, Damien, l’écoutait avec une attention toute particulière. Les deux acteurs, James et Loren, ne participaient pas aux discussions, ils préparaient avidement la prochaine séquence en massant consciencieusement leurs sexes pour qu’ils restent durs et fermes pendant des heures.
Damien lui posa la question. Elle tenta d’y répondre. “Difficile de décrire l’orgasme féminin.” Il n’imagine même pas. Sinon, il ferait le contraire de tout ce qu’il se passe dans cette vidéo. D’ailleurs, il ferait, de manière plus générale, le contraire. Il serait bon que les hommes fassent le contraire. Tout ce que vous faites, les mâles, pour le faire bien, il y a juste à faire le contraire. Plus largement, si la société idéale existait, elle serait le contraire de celle-ci. Elle le pensait. La description la plus précise qu’elle pouvait donner au réalisateur d’un orgasme, même si la dernière fois qu’elle y avait réellement goûté datait, c’était un arbre. “Imagine un arbre qui part de tes parties génitales et qui se met à pousser dans tout ton corps, branche après branche. Et qui remonte jusqu’à ton crâne.” De cet arbre, tu ne goûteras pas le fruit. Elle aimait se répéter cette phrase chaque fois qu’elle devait faire semblant de jouir.
Jeanne ne voulait pas tomber dans la caricature de ceux qui disent que faire du sexe, du bon sexe torride avec imagination éclatante, c’est se comporter comme des animaux. Loin d’elle cette idée. Elle n’avait d’ailleurs jamais vu un taureau quémander une branlette espagnole. Cela n’avait donc rien d’animal, tous ces plaisirs coquins. D’ailleurs, elle connaissait inhumanité, mais n’avait jamais entendu parler d’inanimalité. Quel dommage d’avoir tout gâché. Jeanne appréciait cette formule. Quel dommage d’avoir tout gâché. Cela vous donne une certaine idée de l’histoire, telle qu’elle l’envisage, de l’Homo sapiens sapiens (elle tient à rajouter la répétition sans savoir ce que ça peut vouloir dire : celui qui sait qu’il sait – la classe).
En parlant de taureau, elle avait refusé de participer aux passages zoophiles qui devaient mettre en scène sa mère copulant avec cet animal viril. Une toute jeune actrice, en quête de célébrité, les accepta. Le lendemain, le tournage aurait lieu, Jeanne était invitée et y passerait sûrement, par curiosité, au moins pour voir l’accouplement entre une femme et un taureau. La modernité a ses secrets.
L’heure était à la double pénétration. Pour ce faire, elle enduisit ses orifices de lubrifiant. Et les deux hommes, déguisés avec des pagnes grecs bon marché, purent – comment dit-on – la prendre.

La difficulté d’être professeur réside dans la prouesse de faire semblant que l’on sait répondre aux questions, à toutes les questions. Par souci d’autorité, par professionnalisme. Sobre, plus Nathan écoutait son cours, plus il se déprimait, et plus ses propres lacunes mutaient en plaies à vif. Comme tant de fractures ouvertes qui l’immobiliseraient à jamais et le laisseraient exsangue. Drogué, il se trouvait brillant, et pouvait parfois avoir l’impression d’apprendre des choses en s’écoutant. Peut-être était-ce le signe d’un enseignement peu fiable, mais cette pensée égocentrique le rassurait. Pour faire le malin, Nathan décrivait le cinéma classique hollywoodien comme la symbiose parfaite entre les arts soumis aux lois de la représentation synchronique et ceux soumis aux lois de la représentation diachronique. Il raconta approximativement que cette distinction chère à Lessing, que lui-même empruntait à James Harris, entre les signes naturels, propres à la peinture, et les signes arbitraires, propres à la poésie, pouvait, selon lui, dé¬finir l’apothéose esthétique occidentale du XXe siècle que fut le cinématographe. Seul cet art pouvait lier ensemble le désir de reproduction mimétique de la nature et les conventions du langage. Pour arrêter d’être didactique, il dut s’accorder une petite pause à mi-chemin de son long et foisonnant monologue (deux heures trente) pour se repoudrer le nez. Il avait appris assez récemment que cette expression décrivait un geste de maquillage féminin alors que, dans son imaginaire, cela avait toujours renvoyé à l’usage de la cocaïne. Dans les deux cas : il était bien question de ce que nous paraissons et de ce que nous pensons de nous-mêmes. Du regard. Imaginez. Plus de cent bourgeons d’humains, héritiers de rien, lui faisaient face, tous en quête d’une carrière artistique. Il aimait dire aux étudiants lors de ses premiers cours : “Si vous voulez faire du cinéma, vous pouvez partir.” Son cynisme plaisait à une jeunesse prise en étau entre le progressisme exécrable du monde et la vieillesse aigrie des professeurs. Par la même occasion, il justifiait son échec. Son rôle consistait à faire de sa vie ratée un modèle à ne pas suivre. Au moins, il pouvait se contenter de servir de mauvais exemple.
Chaque minute passée en cours devenait une torture, il fallait que ça cesse. Comme on peut faire l’amour à quelqu’un que l’on n’aime plus juste pour qu’il ne nous le réclame pas, il vivait sa vie en espérant qu’elle se termine au plus vite. Ses élèves le sauvaient. Avec eux, il jouait à ce mec cool qu’il n’était sûrement pas. Seul, il se trouvait face à l’atroce réalité de n’être que celui qu’il était. Il devait l’accepter, pire : le supporter. La drogue l’aidait évidemment à tolérer celui qu’il était en lui faisant croire qu’il en était un autre, plus fort, plus cool donc. Ce que la drogue lui apportait au quotidien de manière détournée, ses étudiants le lui offraient de manière réelle. En alliant les deux, il pouvait être heureux. Pour eux, il était généreux et disponible. Avec eux, il était aimable. Sans eux, il serait déjà mort. Bref, il fallait qu’il se calme. Ça tombait bien, c’était la fin du cours. Toilettes.

“T’aimes la douce mélodie juteuse de ma bite dans ta bouche ?” Posait-il sincèrement la question ? Avait-il travaillé, préparé cette phrase ? La lui avait-on inspirée ? Elle la trouvait pas mal, littérairement parlant. Mais attendait-il réellement qu’elle lui réponde : “Oui, j’aime la douce mélodie juteuse de ta bite dans ma bouche.” La vérité n’était pas pire, elle était simple : oui, il le pensait vraiment. C’était bien pire que tout. Jeanne savait que l’homme était tellement prétentieux qu’il allait jusqu’à croire pouvoir donner du plaisir à une pute, pour se dire en définitive qu’il avait accompli ça non pas pour lui, mais pour elle – pour la pute –, pour lui donner un peu de plaisir dans son quotidien de soumission. Jeanne trouvait bizarres tous ces gens qui voulaient donner du plaisir aux prostituées, alors qu’ils payaient pour qu’elles simulent, et tous ces gens qui se masturbaient sur elle en s’imaginant que son plaisir était vrai. Je suis une actrice. En sortant du théâtre, on peut être impressionné par la performance d’un acteur, se dire “Il joue tellement bien le fou”. Sa manière de jouer nous frappe, c’est-à-dire sa manière d’être réel. La reproduction de la réalité nous émeut et non pas la réalité en soi. L’acteur ne doit surtout pas être ce qu’il joue, sinon il n’y a plus de théâtre. Il faut que ce soit faux. Mais pour pouvoir se masturber devant du faux, il faut se persuader, même temporairement, que c’est vrai. Pour l’homme, une différence notoire : il n’est pas en capacité de simuler l’éjaculation, sinon le monde serait plus beau. Son métier était compliqué. Peut-être que la simulation vient juste combler un vaste processus en cours : celui de la dépendance affective généralisée. Très compliqué. Elle avait eu le temps d’avoir ces considérations durant une courte pause, nécessaire aux changements de lumières, de positions et au repos des phallus éternellement dressés. Elle était passée aux toilettes, la cocaïne lui enlevait l’inexorable faim, la fatigue et lui redonnait le peu de fierté et d’assurance qui pouvaient lui manquer quand sa situation professionnelle prenait trop de distance avec le désir qu’elle avait de faire revivre la Grèce antique.
Ce tournage se déroulait bien. Elle s’éloignait du début difficile de la vie des pornographes. Monter dans le camion. Voir la trentaine d’hommes qui vont te sauter. Leurs visages. Leurs sourires. Te demander où sont les autres filles. Te rendre compte que tu seras la seule. Comprendre leurs sourires. Leur répondre. Être professionnelle. Il y a des matins plus durs que d’autres. Jeanne se souvenait du tournage de Ces nécromanciens ramènent une femme à la vie et la défouraillent. Alors aujourd’hui, ça allait. Ce n’était pas si pire.

Midi. Il mangea une pomme. Seul aliment qu’il pouvait avaler. Une pomme un peu molle et fraîche pour sa gorge sèche et tendue par la poudre au goût de pétrole. Il lui arrivait de penser à Kierkegaard après le déjeuner. L’idée que, pour arrêter de désespérer, il fallait vraiment désespérer l’inspirait à cette heure médiane de la journée. La moitié était passée, il restait encore l’autre. La mort lui semblait plus facile à vaincre que le désespoir. Le soleil ne pointait pas son nez, la baie vitrée du restaurant universitaire était propre et laissait entrevoir tout un univers potentiellement vivable à l’extérieur. Cela devait être une belle journée : il pouvait dire oui à la vie. Il y a tant de manières de vivre en disant non à la vie. Il doit y avoir des trucs comme ça chez les Danois. Parce qu’il y a une vraie différence entre répondre et réagir. Parce qu’il y a l’idée qu’on ne peut pas trouver la sortie du désespoir, qu’elle advient par elle-même. Parce qu’il ne faut pas être volontariste, car dans le volontarisme, il y a un désespoir qui s’ignore. Parce qu’il faut juste accepter pleinement de vivre. Faire le saut de la foi. S’apercevoir qu’exister est bien une expérience terrorisante, mais pas que. Savoir en quoi je crois : une pensée encombrante ; c’est extraordinaire qu’être moi soit tombé sur moi : une pensée rassurante ; nul ne peut penser à moi avant que je ne sois moi : une pensée enivrante. Décidément, il aimait bien les baies vitrées.

Au loin, dans une autre partie du réfectoire, il aperçut Lou, une étudiante avec laquelle il entretenait ce qui pouvait s’appeler une liaison. Un léger courant d’air fit voler pianissimo sa jupe couleur de cendre au-dessus de ses genoux. C’était un événement objectivement beau et le seul sentiment qu’il était capable d’éprouver en le voyant fut de la jalousie. Il prit soin de se décaler un petit peu, pour qu’elle ne pût le voir. Il sortit son téléphone et lui envoya un message qui lui proposait un rendez-vous l’après-midi même. Elle y répondit, comme à son habitude, et, de surcroît, positivement. Lou demeurait irréprochable et il n’avait aucune raison d’être jaloux. C’était précisément ce qui lui était insupportable.
Le temps vint pour lui de s’occuper de formalités administratives liées à son laboratoire de recherche. Une demande de subvention et d’autres banalités. Il savait trop bien qu’on ne pouvait affronter l’Administration française qu’en étant défoncé. Il n’existait, objectivement, aucune alternative. Il y succomba.

55.
Vous êtes-vous déjà demandé à quoi pensent vos actrices et acteurs fétiches lors des vidéos qui rythment le désengorgement de votre misère sexuelle ? L’esprit de Jeanne divaguait toujours, comme ces quelques minutes avant l’endormissement, ou quand un regard perd sa mise au point pour se focaliser sur l’infini. Ses idées flânaient, comme des idées. En tout cas, elles n’étaient jamais dévouées à l’action présente, ni au plaisir, ni au désir, ni à une quelconque représentation sexuelle.
Cependant que deux énormes sexes de vingt-trois centimètres allaient et venaient à grande vitesse dans son vagin et son anus, Jeanne poussait de ces petits cris ridicules qui rendent fous les hommes. D’abord, elle rêva d’avoir faim. Elle pensa chocolat puis réfléchit à l’utilité de la pornographie. Changement de po¬¬sition. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Son poids reposait entièrement sur les deux sexes des acteurs. Ce qu’elle faisait en ce moment évitait-il que les fantasmes débordent sur le réel ? Jeanne s’inquiéta. N’était-elle pas justement en train de créer la frustration qu’elle voulait elle-même combattre ? Elle en oublia de couiner. Le réalisateur la rappela tout de suite à l’ordre. Elle gémit outrageusement. Toute l’équipe en fut comblée. Jeanne devait jouer à la pute. Elle ne devait pas jouer à la fille qui avait réellement du plaisir, elle devait jouer vraiment à la fille qui faisait semblant pour que les gens réussissent à penser que c’était vrai. Ces multiples mises en abyme l’éloignèrent encore plus de la rudesse de sa tâche. Il lui fallait quelques minutes. De la cocaïne, du lubrifiant. Elle s’excusa. Cherchant l’absolution, elle offrit quelques profondeurs de sa gorge aux acteurs qui la trouvaient, pour l’instant, peu professionnelle, disons pas à la hauteur de sa réputation. Le mal était pardonné. On l’attacha. Elle dit : “C’est ça que tu appelles dominer la scène, Damien ?” Il répondit : “T’inquiète, fais-moi confiance.” Elle n’était plus à ça près. On la ligota plus fort. Au moins, elle n’aurait plus à bouger. Juste gémir. Ses pensées s’envolèrent encore un peu plus loin.
La cocaïne fit son effet. En fait, Jeanne donnait du bonheur aux solitudes du monde. Elle n’était certainement pas une victime. Personne ne l’avait jamais forcée et les femmes ne devraient pas se sentir honteuses d’être à l’aise avec leur érotisme. Avant, les actrices pornographiques étaient surtout des prostituées qui changeaient vaguement leur fusil d’épaule. Maintenant, les jeunes adolescentes ont grandi avec la pornographie, c’est devenu une vocation. L’industrialisation numérique et la gratuité de la pornographie ont tout changé. “T’es pas dedans, Jeannette !” Elle s’excusa, n’osant guère dire qu’elle pensait au droit du travail juste avant qu’ils éjaculent sur son visage de nymphe.
Sa réflexion se clôtura par des problématiques contemporaines et consensuelles : si vingt-sept pour cent des vidéos de la toile sont à caractère pornographique, cela veut dire que leur visionnage pollue autant que la totalité des gaz à effet de serre produits par un pays comme la Roumanie. La misère sexuelle était l’une des plus grosses sources de pollution de la planète. Elle s’essuya le visage.

Lou arriva vers quinze heures. Nathan l’avait invitée pour que quelqu’un puisse lui dire : “Tu sublimes tout ce que tu touches.” S’il savait pertinemment qu’il devait arrêter de croire que l’amour consistait à être révéré, cela le rendait heureux. En essayant avec générosité et sincérité de dire un truc sympa, en pensant même avoir trouvé la raison secrète de ses amours naissantes, il lui dit, comme ça, au creux du lit, dans une nudité molle et étoilée, avec l’assurance névrosée du cocaïnomane : “Lou, en fait, t’es un peu comme mon père, mais avec une vulve.” L’affrontement qui suivit fut très bruyant. Il ne comprenait pas. Avant de partir, Lou l’avait singé, langue tirée : “De toute façon, t’es comme ma mère, mais avec une queue.” La dernière tentative de la part de Nathan “Bah c’est cool, non ?” ne la retint pas. Elle hurla :“Non, ce n’est pas cool !” La porte claqua.

Déjà quand il terminait son adolescence, il avait cette impression de vieillir trop vite, d’être lassé, épuisé par le fonctionnement mécanique de l’existence. Il traînait un gros paradoxe démodé sur les épaules, la tête remplie de souvenirs inutiles. Dans cette ville, il tournait en rond : autour des mêmes rues, des mêmes bistrots, des mêmes cinés, des mêmes habitudes. Les seuls moments de répit qu’il aimait s’accorder dans ses phases erratiques, où il répétait inlassablement, sans s’arrêter de marcher, les mêmes trajectoires, étaient le silence des églises. Et la Vierge Marie. En apercevant au loin un clocher, il affectionnait en faire son objectif, marcher dans le seul but de trouver une église et d’y entrer pour dire quelques mots à la blancheur d’albâtre d’une Vierge Marie abandonnée par la désillusion collective. Il n’y avait que l’Occident pour faire d’une femme un personnage si important. Il l’imaginait. Alors, s’il avait pu, un instant unique, tenir dans ses bras la Vierge Marie, la câliner. Cette pensée le bouleversait. Avec elle, peut-être qu’il ne serait pas tenu de démontrer sa virilité, peut-être qu’il n’y aurait pas de rapport de séduction, peut-être qu’il n’aurait plus peur d’être mou. Peut-être qu’il n’aurait plus besoin d’amour. Câliner la Vierge Marie lui paraissait une utopie si désirable qu’elle en était fondamentalement impossible. Comme le jour où il cesserait d’avoir peur du désir.
Face à cette incongruité, il se demanda ce que pourrait envisager le célèbre talmudiste Moïse Maïmonide devant de tels comportements. Ses pensées filèrent, comme des pensées. Il remarqua ainsi que l’acronyme hébraïque de l’auteur (Rambam) lui rappelait un refrain de la chanteuse à succès Rihanna. Refrain qu’il n’avait jamais vraiment compris, mais qui sonnait dans le genre : ram pam pam pam. Cela le fit sourire et lui apporta le peu d’assurance qu’il avait perdu (non pas qu’il en eût beaucoup, il en avait plutôt peu à perdre). Il pouvait finalement se considérer comme quelqu’un qui savait mêler tradition et modernité de manière presque subversive. Nathan était définitivement un homme de son temps.

Qu’il fût rentré chez lui particulièrement tôt était assez exceptionnel. Le plus dur semblait être fait quand il décida de ne pas ressortir. Il n’avait pas arrêté de se droguer si précocement depuis, allez, à cent jours près : six ans. Il se sentait presque heureux, heureux d’avoir résisté. Cette dispute (rupture ?) avec Lou apparaissait comme une aubaine. Il s’endormit sans drogues – ce qu’il n’avait pas fait non plus depuis longtemps. En se réveillant, il prit sa douche et regarda le pommeau en contre-plongée tout en pensant aux inserts de Psychose et à la réappropriation de cette grammaire par Scorsese dont certains plans rapides se succèdent toujours par trois. Rythme ternaire. Ce sentiment de perfection narrative persistait presque à mesure que la chaleur caressait sa peau. Il n’avait pas un mal de tête épouvantable. Pour une fois, il était même en forme. En forme. Mais pour quoi ? La question l’abattit brusquement. C’est là que l’affaire se corsa et qu’il se rendit compte que ses lendemains de fête, ses gueules de bois, ses descentes – qu’importe le nom – lui servaient à justifier son incapacité. Son incapacité à faire de ses journées des choses et inversement. Grâce à ces états lamentables, il avait un responsable, il pouvait se morfondre avec raison de ne pas avoir la force d’entreprendre quoi que ce fût. Le fameux “T’es une merde” adressé au miroir le matin obtenait son coupable : la drogue. Son âme en ressortait blanchie. Il pensait presque en ces termes : “Que vais-je faire aujourd’hui si je n’ai pas la gueule de bois comme lamentable excuse de ne justement rien faire ?” La journée s’annonçait longue. Il se cama très tôt.

Extraits
« Le métier d’actrice pornographique se trouve être un des seuls où on est obligé de sourire dans la douleur.

« Nous n’y sommes pas tout à fait. Avant que Jeanne et Nathan se rencontrent, il s’écoula trois jours.
La clinique Quito de Neuilly-sur-Seine les accueillit dans des conditions sanitaires exceptionnelles, au sens de peu ordinaires. Un nouveau virus s’étant répandu sur le territoire, un confinement avait été décrété la veille par le gouvernement pour désengorger les hôpitaux et ralentir sa propagation. Possédant son laboratoire particulier d’analyses (pour contrôler la consommation de ses patients) et grâce à des molécules qu’elle avait préalablement commandées, la clinique pouvait effectuer ses propres tests. Succédant à un entretien très rapide avec un des infirmiers coordinateurs, Nathan et Jeanne y furent aussitôt soumis (résultats le lendemain : les deux, négatifs). En attendant, ils durent porter un masque médical, se désinfecter les mains et enfiler des vêtements prêtés par la clinique = ce qui arrangea bien Nathan avec ses problèmes urinaires. Ensuite, le docteur en chef, François, bon-chic-bon-genre-ayant-eu-la-bonne-idée-qui-rapporte-plein-de-fric, autorisa, pour l’un comme pour l’autre, une hospitalisation immédiate sans passer par les inscriptions préalables. Sa décision fut amplement motivée par quatre raisons : la condition physique et mentale de nos deux héros, l’état d’urgence sanitaire nationale, la disponibilité des chambres qui ne se seraient peut-être pas remplies de sitôt (selon la durée des mesures gouvernementales) et la nécessité que l’histoire avance. » p. 107

À propos de l’auteur

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Clément Camar-Mercier © Photo DR

Clément Camar-Mercier est auteur, traducteur et dramaturge. Il est notamment spécialiste du théâtre élisabéthain et plus particulièrement de William Shakespeare, dont il entreprend une nouvelle traduction de l’œuvre intégrale. Ses pièces et ses traductions sont publiées aux éditions Esse Que. Le Roman de Jeanne et Nathan est son premier roman. (Source: Éditions Actes Sud)

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Extrême paradis

GOUX_extreme_paradis

  RL_2024

En deux mots
Après le décès de son père en Floride, le narrateur se rend dans cet État qui a fait sécession pour tenter de comprendre ce qui s’est passé dans ce paradis réservé aux personnes âgées. Il va finalement découvrir que derrière les bonnes intentions se cache un monde beaucoup plus sombre. Un monde qui obsédait son père.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le paradis des vieux est un enfer

Clovis Goux imagine la sécession de la Floride pour y établir les VUF, les Villages-Unis de Floride. Dans cet État réservé au plus de 55 ans, le narrateur vient enterrer son père qui avait choisi ce petit paradis. Une dystopie habilement construite, avec humour et suspense.

Quand il apprend la mort de son père, le narrateur, qui est pigiste à Paris, décide de prendre l’avion pour la Floride. Didier, son géniteur, avait choisi de s’installer dans ce nouvel État, baptisé VUF (Villages-Unis de Floride). Réservé au plus de 55 ans possédant un patrimoine conséquent, il promet aux retraités de couler des jours heureux sous le soleil. Ici, pas d’insécurité – pour ne pas qu’elle s’endorme, la police est appelée quand deux voiturettes de golf s’entrechoquent – pas de cimetière, mais des circuits de golf et des barbecues pour entretenir la convivialité. «Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau.»
Arrivé sur place, il apprend que la mort de son paternel serait due à un accident après une mauvaise chute dans son salon, sur un coin de table. Mais comme la législation impose la crémation et la dispersion des cendres, il n’y a pas de cadavre. Ce qui va perturber le journaliste qui décide d’enquêter. Il interroge le chauffeur, un taiseux, et la femme de chambre, un peu plus bavarde. Il va réclamer le certificat de décès et tenter d’en apprendre davantage auprès de l’inspecteur Anderson, chargé des formalités.
Au fil des jours, il va découvrir comment fonctionne la communauté, mais aussi que son père était obsédé par les affaires criminelles au point de rassembler une solide documentation sur tous les faits divers et cold cases de la région: «Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence.» Michelle, l’amante du père, puis bientôt du fils, va pouvoir éclairer un peu sa lanterne.
Les codes du thriller vont permettre à Clovis Goux d’explorer les travers de ce communautarisme bâti sur la peur des jeunes, sur le dangereux repli sur soi. Je me souviens avoir vu, lorsque je voyageais en Floride, des publicités pour un village érigé par la Walt Disney Company et qui promettait un tel petit paradis avec sécurité renforcée, caméras de surveillance empêchant toute intrusion, pelouses au cordeau et personnel de maison à disposition. Cette dystopie élargit le champ et accentue le trait. Ici, on en supporte pas les jeunes pour s’arroger l’illusion d’une éternelle jeunesse. On ne supporte pas la mort pour entretenir l’illusion de l’immortalité.
Les enfants gâtés du XXe siècle, nourris de pop culture (les virées au cinéma proposées par le père à son fils les ont construits tous les deux), ont voulu un monde aseptisé et vont se retrouver dans l’univers de J.G. Ballard et notamment Super-Cannes. La preuve, une nouvelle fois, que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Un enfer que se construit à partir d’une oisiveté voulue – sans penser aux conséquences – et qui va déboucher sur la haine, la violence, le lynchage. D’une extrême à l’autre, en quelque sorte.

Extrême paradis
Clovis Goux
Éditions Stock
Roman
280 p., 20,90 €
EAN 9782234093843
Paru le 17/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, en Floride. On y évoque aussi Paris et une ferme dans les Dombes.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un avenir imminent, la Floride a fait sécession avec les États-Unis afin de fonder une fédération de communautés privées réservées aux seuls retraités: les Villages. Dans ce luxueux paradis artificiel conçu par et pour les seniors, la mort, le crime et la jeunesse ont été éradiqués au profit du divertissement. L’étrange décès d’un résident français vient cependant bouleverser l’équilibre instauré.
Accident? Meurtre? Suicide? Précipité dans l’univers outrancier des Villages-Unis de Floride, le fils du défunt part sur les inquiétants chemins qui ont menés son père à sa perte. En fouillant dans le passé, ce journaliste déboussolé par le deuil réveillera les vieux démons de la région. En cherchant la vérité, il basculera dans l’envers du décor. Alors les Villages dévoileront leur vrai visage.
Satire, dystopie ou anticipation? Avec force et humour Extrême paradis interroge nos ambiguïtés face à la violence comme les dérives communautaristes de nos sociétés: et si la sauvagerie était une nécessité? Et si la vieillesse était le futur de l’humanité?

Les critiques
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Les premières pages du livre
« I Cool Aqua
1
L’école fantôme

La découverte d’une école maternelle au sein des Villages-Unis de Floride fut un véritable choc tant son existence, sa présence même, était une monstrueuse aberration, comparable, si je peux me permettre cette analogie, à la construction d’un abattoir dans un parc d’attractions. Et pourtant, malgré son incongruité, malgré son effrayante absurdité, elle est là, sous mes yeux, cachée du reste de l’humanité par une modeste colline boisée, à quelques mètres seulement d’un des bunkers du golf Harold Schwartz où l’armée des Villageois pratique son swing à l’année comme autant de salutations aux feux d’un soleil éternel que de défis lancés à un ennemi invisible.
L’aube point en dessinant en ombres chinoises une ligne d’horizon hérissée de palmiers lorsque j’approche, lampe torche à la main, du bâtiment. Surmontée du drapeau de l’État sécessionniste – une étoile à cinq branches insérée dans un soleil bleu aux rayons rouges et blancs – qui flotte en haut d’un mât, l’école en briques se déploie sur un seul niveau dont les fenêtres aux cadres clairs sont obstruées par d’épais rideaux. En son centre, l’entrée principale se fait sous un fronton de faux marbre supporté par des colonnes doriques. La porte grillagée n’est pas fermée. Par-delà le portique de sécurité désactivé (je ne suis de toute façon pas armé), le faisceau de la lampe révèle un vaste couloir le long duquel sont disposés en vis-à-vis des casiers et des portemanteaux sur lesquels scintillent de petits cirés jaunes au-dessus de bottes de pluie rouges sagement alignées sous des bancs de bois qui filent en perspective. J’approche des casiers métalliques en faisant grincer ma paire de Converse sur le sombre linoléum. Sur chacun figure une plaquette avec un prénom : Judy, Carolyn, Jason… J’en ouvre un au hasard pour constater qu’il est vide.

J’entre maintenant dans une salle de classe et découvre quatre rangées de pupitres accolés à des chaises d’enfant faisant face au bureau de l’instituteur derrière lequel s’étend un vaste tableau noir. Une carte de la Floride est accrochée à son cadre et l’on peut lire RÉVOLUTION inscrit à la craie blanche sur le noir de l’ardoise. Les murs de la classe sont vert d’eau. On y a punaisé des posters d’animaux ainsi que des peintures enfantines. Il y a une mappemonde dans un angle à côté d’un miroir et d’une bibliothèque. Je m’approche. Le cercle lumineux balaye les livres, en révèle quelques titres : Les Aventures de Tom Sawyer, La Case de l’oncle Tom, Les Quatre Filles du docteur March, Max et les Maximonstres, Charlie et la Chocolaterie, Le Magicien d’Oz, Le Royaume fantôme… Je ne connais pas ce dernier ouvrage et tends la main pour m’en saisir : contre toute attente le rayonnage bascule vers moi lorsque je tente de l’extraire du bout des doigts et je me retrouve avec un ensemble compact, étonnamment léger, dans les bras. Sans un bruit, je remets en place les faux livres en remarquant que le reste de la bibliothèque est également composé de ces mêmes blocs qui d’ordinaire, vendus au mètre, servent à décorer les appartements témoins, les salles d’exposition de marchands de meubles ou les espaces détente de certains fast-foods. En revenant sur mes pas, je constate que les dessins d’enfants sont des reproductions : de simples photocopies couleur.
J’explore à présent la cantine : un réfectoire, des tables rondes et basses entourées de petites chaises, des néons au plafond, un distributeur de plateaux et de couverts, un buffet à bain-marie, un buffet réfrigéré débranché… Ici comme dans tout l’édifice, chaque objet semble à sa place, prêt à l’emploi, mais étrangement orphelin, dénué de sens, soulagé de sa fonction, dans l’attente d’un signal qui déclencherait une série d’actions. Une porte vitrée mène aux cuisines : la pièce est vide. Sur le sol carrelé, il y a seulement un balai à franges gisant à côté d’un seau à essorer.
Dans les toilettes face aux miroirs et aux lavabos, il y a des urinoirs pour adultes et pour enfants, pas de portes aux WC. Je tourne l’un des robinets, mais l’eau ne s’en écoule pas. Plus loin, je pénètre dans une salle de repos avec une dizaine de lits d’enfants. Ils sont faits au carré, à l’identique ou presque : une couette et un oreiller à motifs, voitures pour les garçons, poupées pour les filles. La pièce est aveugle. Il y a un miroir face à l’entrée.

En sortant par la porte arrière qui ouvre sur la cour de récréation, je me retourne vers l’école avec l’étonnante impression qu’à la manière des poupées russes, le bâtiment cache une reproduction de lui-même à échelle réduite. Au-dessus de moi, le soleil tente de dissuader l’arrivée de ténébreux nuages à l’horizon et le ciel se décline en un strident dégradé qui va du pourpre au jaune soufre en passant par le vert cuivré, soit les prémices d’un des fameux cocktail skies vénérés ici-bas. Le brouillard matinal surgi des marais environnants recouvre un périmètre délimité par des grillages et des arbustes. Je pose alors le pied sur le mot Earth, soit la première case d’une marelle peinte sur le sol en caoutchouc, et l’image d’un lutin en ciré jaune sautant à cloche-pied dans un tapis de brume (avec ses petites bottes de caoutchouc rouge !) jusqu’à la case Heaven frappe mon esprit. Devant moi il y a un toboggan et des balançoires. En m’approchant du portique, je constate qu’une des trois balançoires a été décrochée. Et je comprends à cet instant précis que c’est ici que mon père a trouvé la mort.

2
Le Vampire de la Goutte-d’Or

Un mois plus tôt, j’étais à Paris en train de tirer les vers du nez au Vampire de la Goutte-d’Or lorsqu’un numéro inconnu s’afficha sur mon téléphone. Je laissai la messagerie se charger du mystérieux appel. Après quelques années laborieuses dans le monde de l’entreprise où mes seules joies furent les repas thématiques de la cantine (pour le Nouvel An chinois les caissières étaient habillées en geishas et un orchestre de mariachis anima la semaine mexicaine), je me retrouvais au chômage ou plutôt en boîte de nuit. C’est sous les flashes d’un stroboscope qu’un compagnon de boisson me proposa, une nuit particulièrement arrosée, de «piger» pour le journal dont il était le rédacteur en chef adjoint. Je lui opposai le fait que je n’avais jamais pris la plume pour écrire un mot. «Ça tombe bien, moi non plus!» répliqua-t-il dans un grand éclat de rire avant de commander une nouvelle tournée. Et c’est ainsi que je devins journaliste.

Ma mission était simple: interviewer des freaks, déformer leurs propos, inventer des faits et prier pour que mes «sujets» ne trouvent pas mon adresse après avoir lu mon « papier ». Avec le Vampire de la Goutte-d’Or, ça allait être compliqué: il habitait à côté de chez moi, dans des caves aménagées rue Myrha. Longs cheveux noirs ondulés et graisseux, yeux bleus translucides maquillés au khôl, teint verdâtre parsemé de boutons d’acné, toujours vêtu d’une redingote noire moisie, d’un pantalon en velours, de chemises à jabot et de bottes de l’armée allemande, le Vampire dénotait dans ce quartier peuplé en majorité d’immigrés. Il était le seul à faire peur aux hordes de gamins des rues qui avaient fui la misère d’un pays en guerre pour semer la terreur dans les lavomatics du coin ainsi qu’aux mamas en boubou qui faisaient régner l’ordre sur le pavé et se signaient lorsqu’elles le croisaient : la patte de poulet qu’il arborait en pendentif (en exhalant une redoutable odeur de camphre) était le signe certain qu’il pratiquait le vaudou dans son terrier.

Murs tapissés de velours rouge, crânes d’animaux montés en lampes de chevet, mannequin démantibulé en table basse, mandalas d’insectes morts, Christ inversé, Sainte Vierge profanée… Son logis souterrain était un savant mélange entre la caverne d’un sorcier, l’antre d’une goule et la salle à manger d’Ed Gein. Ma première question fut simple: comment faisait-il pour se laver? Sa réponse, expéditive : d’un ongle peint en noir, il me désigna un bac à sable dans un recoin obscur de la cave voûtée avant de me dérouler les grandes lignes de son parcours ; en rupture avec des parents pharmaciens à Rouen, il avait découvert Aleister Crowley et le LSD durant ses années chez les jésuites avant de former Kadaverik Likidator avec deux amis de pensionnat (Lucifred à la basse, Muinomednap à la batterie). Le groupe fit rapidement son trou au sein de la scène black metal hexagonale, leur répertoire se composant d’un seul morceau, Life Is Death, joué ad nauseam sous l’influence de drogues dures, lysergiques de préférence. La légende voulait qu’ils parvinssent ainsi (grâce également à un volume sonore défiant l’entendement) à faire vomir leur public. Le Vampire avait-il des problèmes de voisinage ? « Seulement le jour où la concierge a trouvé un pigeon crucifié sur ma boîte aux lettres. Une déclaration d’amour d’une de mes fans », répondit-il avec un large sourire halluciné qui découvrit des canines limées en pointes. Son surnom lui était-il monté à la tête? Je profitai de cet instant d’incertitude pour lui demander la direction des toilettes. Il me dirigea vers un seau en métal près du bac à sable. Tandis que j’urinais dans le récipient, j’interrogeai mon répondeur. Une voix lointaine m’informa en anglais qu’il était arrivé un terrible accident à mon père. Il était décédé. Il fallait que je rappelle au plus vite. La foudre s’abattit sur moi au moment où je reboutonnais mécaniquement ma braguette, pulvérisant mon crâne, mon cœur et le reste de mon corps en mille particules. Anéanti, je revins au ralenti auprès du Vampire en balbutiant d’une voix blanche : « J’ai… perdu… mon… père… » Il y eut un moment de vertige qui sembla durer une éternité avant qu’il ne réplique d’une voix lugubre: «T’inquiète pas mon pote, t’en trouveras bien un autre.» Sans plus attendre, je regagnai au plus vite la surface de la terre.

3
Les Ailes de l’enfer

1 235 km/h, 10 000 mètres d’altitude, l’Airbus A380 fonçait au-dessus de l’Atlantique alors que je commandais un nouveau bloody mary à l’hôtesse de l’air. J’avais par le passé interviewé l’une de ces belles femmes entre deux âges, perpétuellement en jet-lag, toujours trop maquillées, pour les besoins d’un article sur les films diffusés dans les avions (qui étaient mutilés pour respecter les sensibilités du plus grand nombre, les programmateurs évitant de proposer 747 en péril, Les Ailes de l’enfer ou Des serpents dans l’avion), et j’avais appris que l’une de leurs missions durant les vols était de clouer les passagers sur leurs fauteuils afin d’éviter tout risque d’incident, d’accident et de procès envers la compagnie aérienne. C’est pour cela que les hôtesses offraient suffisamment d’alcool aux voyageurs (mais pas trop) pour calmer leur nervosité (difficile de ne pas penser à la faucheuse en grimpant dans un avion) tandis qu’on les hypnotisait à coups de comédie romantique.

Je n’avais pas le cœur à voir un film avec Sandra Bullock. Labouré par les griffes du chagrin, je sanglotais en regardant la mer de nuages défiler à travers le hublot comme un suaire sans fin ou un rouleau de sopalin. La mort brutale de mon père avait révélé la nature intime des choses : tout était plus vif, plus violent, plus précis, d’une douleur infinie. La dernière conversation téléphonique que j’avais eue avec Didier tournait en boucle dans mon crâne. C’était en novembre, il m’avait appelé pour me proposer de passer Noël en sa compagnie. C’était le seul moment de l’année où les Villages autorisent leurs citoyens à recevoir des membres de leur famille et aux moins de cinquante-cinq ans à résider quelques jours en Floride. « Tu verras c’est le paradis ici, m’avait-il dit avec enthousiasme. On n’a pas le temps de s’ennuyer : on peut jouer au golf toute la sainte journée et il y a de super soirées rock organisées dans les clubs. On va vraiment s’éclater ! Allez viens, je te paye le billet. » La perspective de me retrouver à danser sur Sympathy for the Devil en compagnie de mon père et de retraités cramés aux UV me fit froid dans le dos et je déclinai son offre sous le prétexte d’un « papier » à rendre durant cette période. « Bon, tant pis, dit-il, visiblement déçu. N’oublie pas de m’envoyer ton article quand il sera publié (mon père était mon plus fidèle lecteur, j’en étais à la fois flatté et un peu embarrassé), on remettra ça l’année prochaine. Je t’embrasse, fiston. » Ce fut la dernière fois que j’entendis le son de sa voix et je regretterai à jamais de lui avoir menti ce jour-là. Si j’avais accepté sa proposition, peut-être serait-il en ce moment même en train d’enlacer une splendide sexagénaire sur Hotel California au lieu d’attendre ma visite, les pieds devant, dans la cellule réfrigérante d’une morgue.

Le plus dur avait été d’annoncer son décès à ma mère. Même s’ils s’étaient quittés depuis la nuit des temps (je ne les avais jamais vraiment connus ensemble, l’époque était volage et la fidélité une valeur «bourgeoise» pour les jeunes hippies), un profond attachement les unissait encore. « Mais qu’est-ce qu’il a pu bien se passeeeeeer? hurla-t-elle en éclatant en sanglots au bout du fil. Je n’aurais jamais dû le quitteeeeer… Si j’avais été là rien ne lui serait arrivéééé! Tout ça c’est ma fauuuuute!» Je raccrochai en lui disant que j’en saurais plus une fois sur place.

En regardant le parcours du long-courrier se dessiner en pointillé entre l’Europe et les Amériques sur l’écran face à moi (nous entrions à présent dans le triangle des Bermudes et j’en profitai pour commander un nouveau bloody mary), je me demandais une fois de plus ce qui avait poussé mon père à franchir le pas pour partir vivre là-bas. Après des années dans la fonction publique, la retraite avait sonné quand il m’annonça, lors d’un déjeuner dans un turc de la rue du Faubourg-Saint-Denis où il avait ses habitudes, qu’il quittait Paris pour les Villages-Unis de Floride.

« Je n’ai pas envie de finir ma vie dans cette ville pourrie, me dit-il en attaquant des keftas à coups de fourchette. La seule chose qui me retient ici, ce sont ces boulettes. Et toi bien sûr mon chéri. Mais tu es un grand garçon désormais. Tu voles depuis longtemps de tes propres ailes et tu n’as plus besoin que je te paye ta place de cinéma. »

Le souvenir du premier film qu’il m’avait emmené voir, le King Kong de Cooper et Schoedsack, surgit alors dans ma mémoire et je revis avec émotion le dieu singe combattre furieusement un T. rex pour sauver Fay Wray de ses crocs, au cœur de la mystérieuse île du Crâne. Didier aimait le cinéma et m’inocula le virus des salles obscures, attisa ma curiosité en me racontant les séquences clés de ses films préférés : le carnage final de Taxi Driver, la séance de roulette russe de Voyage au bout de l’enfer, la scène de la douche de Psychose. Il fut l’un des premiers à faire l’acquisition d’un magnétoscope, mais m’interdit de regarder Massacre à la tronçonneuse. Pour m’en faire une idée, je dus me contenter de la jaquette de la cassette vidéo (Éditions René Chateau) où un maboul en costard, portant un masque de chair, me fonçait droit dessus arme à la main, et surtout de la bande-son qui parvenait la nuit jusqu’à mon lit lorsque Didier regardait ce film banni. Entre les grincements du prélude, les rires déments d’un maniaque, les hurlements féminins incessants et le vrombissement démoniaque de la scie mécanique, j’ai ainsi imaginé Massacre à la tronçonneuse avant de le voir quelques années plus tard : le chef-d’œuvre de Tobe Hooper se révéla beaucoup moins violent que dans mon esprit, mais beaucoup plus dérangeant, me plongeant pour la première fois au cœur d’un cauchemar organique, d’une expérience physique comparable à celle d’un bad trip dans la chambre froide d’un boucher. »

Extraits

« Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence, composait un nouveau type de guide touristique invitant non à découvrir les splendeurs du Sunshine State mais bien à en explorer les égouts. À travers la masse d’informations réunies, je vis un point de fuite, je vis une architecture d’os et de viscères s’élever dans le ciel, je vis la dérive d’un esprit qui bascule peu à peu dans le vide, celui de quelqu’un qui perd le fil, qui se retrouve prisonnier du labyrinthe qu’il est en train d’échafauder. Et je sus à ce moment précis que, si je voulais découvrir la vérité, je devais suivre ce guide. » p. 92-93

« Surgis de nulle part, les Villageois affluaient vers une large bâtisse beige aux façades aveugles, le Hollywood Mall, comme si c’était jour de marché en France, dans une petite ville de Provence. Les voiturettes de toutes les couleurs prenaient d’assaut les places de parking et les seniors se retrouvaient sous les palmiers pour former des groupes qui papotaient. Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau. Je consultai le plan du Hollywood Mall dessiné par mon père afin de me diriger sur le parking. » p. 108-109

À propos de l’auteur
GOUX_Clovis_©patrice_normandClovis Goux © Photo Patrice Normand

Clovis Goux est journaliste indépendant. Il a écrit La Disparition de Karen Carpenter (Actes Sud, 2017), et chez Stock Chère Jodie (2020) et Les Poupées (2022). (Source: Éditions Stock)

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La Roche

LICHTENBERG_la_roche-jpg  RL_2024  Logo_premier_roman

En deux mots
Sur La Roche, les habitants partagent tous le même rêve, pouvoir prendre le train pour la capitale, promesse de jours meilleurs dans ce paradis sur terre. Pour cela, ils travaillent sans relâche sous l’étroite surveillance de La Garde. Mais une poignée de rebelles entend se battre contre ce pouvoir dictatorial.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’art comme moyen d’évasion

Dans ce premier roman d’anticipation à paraître chez Héloïse d’Ormesson, Martin Lichtenberg imagine une île coupée du monde et sur laquelle les habitants travaillent à pomper l’eau, leur ressource vitale en rêvant de figurer parmi les privilégiés autorisés à prendre le train pour la Capitale. Une vie contre laquelle un artiste et un musicien vont tenter se rebeller.

C’est l’histoire d’un rebelle. C’est l’histoire d’un homme qui refuse les discours lénifiants. C’est l’histoire de Dael S’èn, artisan et artiste de la Roche. Il vit sur cette île coupée du monde, régie par un pouvoir dictatorial au service duquel La Garde patrouille pour éviter tout débordement, toute tentative de remise en cause des lois d’airain édictées pour conserver la mainmise sur la population. Afin de l’encourager, il leur fait miroiter la possibilité de prendre le train jusqu’à la Capitale, une sorte de paradis sur terre.
Mais cet espoir ne fait vivre qu’une partie des habitants, les Rocheux. Ce sont les trimeurs, « individus lardés d’espoir, qui frétillent d’arrache-pied pour se caler au chaud dans le train et quitter l’île. Droit vers la Capitale, sans escale, c’est comme ça qu’ils voient l’avenir. Ils incarnent le poumon de la Roche, ceux qui se projettent encore un peu, pas loin de la léthargie, certes, mais pas encore dedans. » L’autre partie de la population, les Rocailleux, a baissé les bras et se terre, vivant de petits trafics afin de trouver l’eau qui leur permettra de survivre. L’eau qui, comme dans Water Knife de Paolo Bacigalupi, est devenu l’enjeu majeur de cette société.
Reste une poignée d’hommes de femmes qui entendent résister, à commencer par Dael S’èn et sa fille Loo, qu’il appelle affectueusement la Loupiotte. Au début du roman, on le voit braver le pouvoir en installant une guirlande lumineuse de sa fabrication pour mettre un peu de gaîté, d’art au cœur d’une ville qui se noie dans la grisaille. Échappant aux patrouilles, il peut trouver refuge chez la Fouisseuse qui vit dans un vieux sous-marin et passe son temps à ramasser un peu tout ce qui traîne. Un bric -à-brac dans lequel Dael peut se servir pour ses projets.
C’est lors d’une cérémonie organisée pour fêter le départ d’un nouveau contingent d’Élus vers la capitale qu’il va faire la connaissance de Sol. Le musicien a nargué les autorités en interprétant un morceau de musique sur le piano de la Gare, provoquant étonnement et stupeur. Les deux hommes vont se retrouver et s’allier.
Commence alors un jeu du chat et de la souris qui va voir, de rebondissement en rebondissement, s’affronter les artistes et le pouvoir. Un combat à armes inégales, mais qui va nous réserver de belles surprises et qui est ponctué par des extraits des Gravures de la Roche, sorte de journal tenu par Loo S’èn et qui éclaire le récit tout en lui apportant une note poétique.
Martin Lichtenberg a parfaitement su rendre l’atmosphère de cette île où tout semble figé, délabré, où l’ambiance est aussi noire que la nuit, où il est davantage question de survivre que de vivre et où l’aliénation est un mode de gouvernement.
Ici tout divertissement est une menace, toute question une menace. Si la science-fiction s’est déjà penchée sur cette thématique – on pense notamment à 1984 de George Orwell, à Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ou plus récemment aux Furtifs d’Alain Damasio – il faut bien reconnaître que le primo-romancier a réussi ici une version très originale du combat du pot de terre contre le pot de fer en y ajoutant une touche artistique. Et en démontrant combien l’art, et en particulier la musique, était subversif. Alors le vieux slogan l’imagination au pouvoir, retrouve une seconde jeunesse.

La Roche
Martin Lichtenberg
Éditions Héloïse d’Ormesson
Premier roman
380 p., 22 €
EAN 9782350879215
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé sur l’île imaginaire de la Roche.

Quand?
L’action se déroule à une époque qui n’est pas définie.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tous rêvent de fuir cette île désolée, où la ressource en eau est rare et contrôlée. La plupart des habitants s’épuisent à pomper des nappes inaccessibles. Ceux qui refusent cette cadence infernale n’ont d’autre choix que de se tapir dans l’obscurité. Mais dans cet univers de violence, une poignée d’individus n’a pas renoncé à la poésie. Au péril de leur vie, ils vont conjuguer leurs forces et chercher l’espoir et la beauté jusque dans les recoins les plus sombres de cette terre.
Que reste-t-il de l’humanité quand les corps et les esprits sont aliénés? Quel avenir se dessine quand les ressources sont mises sous scellés? Roman d’anticipation à l’onirisme fabuleux qui déploie un monde hostile et fragmenté, La Roche choisit de livrer combat grâce à une langue dont chaque mot virevolte, percute et vient nourrir la possibilité d’un renouveau.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Jean-Baptiste Hamelin, librairie Le Carnet à spirales à Charlieu)
Fondu au noir (Caroline de Benedetti)
Blog Christlbouquine
Blog Fantastinet
EmOtionS, blog littéraire


Martin Lichtenberg présente «La Roche» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Nous avons glissé. Nous avons glissé soudainement de l’autre côté de la rive et nous n’avons jamais pu revenir. Je crois que ça n’a pas duré plus de quelques instants car j’ai à peine eu le temps d’ouvrir les yeux que nous y étions déjà.
À ce moment précis, j’ai eu l’impression de voir ce que j’attendais depuis tellement longtemps. Comme un aboutissement, une épiphanie ou un rêve. Je l’ai vu et j’ai d’abord pensé à l’étrangeté des choses que nous quittions et à celle encore plus grande vers laquelle nous nous dirigions. Toutes ces choses que je n’aurais finalement jamais vraiment comprises.
La Roche est apparue tout entière, comme une toile pleine de détails qui se dessinait dans ma tête, avec ses canaux labyrinthiques, ses bâtiments sauvages, ses allées noires, ses eaux, ses habitants et tant d’autres choses encore. Puis j’ai pensé à l’Océan, je l’ai vu, je l’ai senti, j’ai eu le sentiment d’en faire le tour et j’ai levé les yeux au Ciel. Il nous observait avec ce regard impassible dont il ne veut jamais se défaire. J’ai murmuré quelques mots dans sa direction et tout a disparu : la Roche, l’Océan et le Ciel. C’était comme si je disparaissais moi-même.
Comment nous sommes-nous retrouvés là ? À quel moment avons-nous laissé nos corps s’extraire de la piste ? J’ai repensé à tout, j’ai décortiqué, gratté, fouillé comme une souris affamée mais je n’ai rien trouvé. Je ne sais pas. Je n’ai aucune idée de ce qui a généré tout ça et je ne veux plus y penser car ce qui nous attend est sûrement plus fort que tout.
Nous avons glissé et j’ai vu mon monde se hisser un instant dans les airs. Pendant ce court moment, il n’a plus coulé, il n’a plus flotté non plus, il s’est contenté de s’élever hors de l’Océan et s’est tenu ainsi, en lévitation dans l’atmosphère des lieux, comme s’il était porté par sa légèreté heureuse. J’ai souri et une larme de joie a dévalé ma joue, petite bille de lumière.
J’avais tellement rêvé ce moment. Je l’avais fabriqué, imaginé, dessiné, modelé, sculpté et tout ce que je pouvais faire pour le représenter. Jamais en revanche je n’avais pensé qu’il arriverait de cette façon, alors que je m’en éloignais avec une boule au ventre plus grosse et brillante que les étoiles au Ciel.
Et alors que nous avançons tous les deux, bercés par la mélodie qui me pénètre et m’envahit comme une ensorceleuse, je ferme les yeux et je fais taire mes pensées. Nous avançons, ou nous reculons peut-être, je ne sais pas et je ris, car les bulles bleutées de mes souvenirs les plus heureux m’envahissent, me chatouillent et ne me quitteront plus jamais.
Extrait et fin des Gravures de la Roche par Loo S’èn

1
Pendu au bout d’un fil, un photophore en aluminium diffuse une faible lumière dans l’atelier. La petite flamme vacille légèrement et brille par intermittence sur les amas de breloques qui encombrent l’espace exigu. Des bocaux et divers récipients saturent les planches des étagères improvisées le long des murs tandis que des filets, tendus entre les hauteurs de ces dernières, permettent le stockage d’autres matériaux, de tissus et de bibelots.
Dans le seul coin que les amoncellements ont épargné, un homme est assis sur un tabouret. Son visage concentré reluit à la lumière de la bougie. Face à lui, deux larges planches de bois parfaitement calées entre les parois opposées constituent l’établi sur lequel il s’affaire en silence. Ses longs doigts s’agitent devant lui comme des tentacules, passant d’un court scalpel à une trentaine d’ampoules vides et sans culot qui traînent sur le plan de travail.
Tout se fige et ses mains se taisent : le son de plusieurs pas résonne dans la pièce, au moins quatre personnes. Ils viennent de l’extérieur, juste au-dessus de l’atelier. L’artisan ferme les yeux et ne respire plus, il sait ce que peuvent receler les rues à la nuit tombée. Mais les bruits s’estompent et disparaissent aussi vite qu’ils sont venus. Il demeure quelques secondes immobile, puis saisit avec empressement un large bocal sur l’étagère, le pose devant lui et en ôte le couvercle. Un flot de lumière verdâtre jaillit du récipient et illumine son visage qui n’a rien perdu de son application. Il en sort une luciole qui se dandine faiblement au bout d’une pince en diffusant un halo vert citron. L’homme lève l’insecte au-dessus de son visage et le contemple avec fascination. L’étincelle verte pâlit et clignote lentement. Il l’insinue dans l’ouverture d’une ampoule et l’y dépose avec précaution.
Dans la sphère, la lumière se ranime et transperce abondamment la fine paroi transparente qui se met à briller. L’homme répète le procédé pour chaque ampoule et les scelle une par une en en soufflant le verre. Après une heure de travail soigneux, une petite armée de lampions sphériques scintille sur la table de bois. Dans ces derniers, sous la cadence du mouvement des lucioles, la lumière verte ondule gracieusement.
L’artisan se retourne, contourne de larges feuilles de papier enroulées et s’empare d’un tas de cordelettes grossièrement lovées. Il en déroule une, longue et fine, et la fait glisser dans l’anneau de métal des trente lampions. Une guirlande de mille feux verdoyants. Il la fourre dans un sac en tissu noir, le passe sur son épaule et éteint la bougie du photophore dont la flamme se volatilise aussitôt.
Une obscurité totale a envahi l’atelier. L’homme se dirige vers le fond et gravit un court escalier de bois jusqu’à une minuscule porte qui donne sur un étroit couloir plus sombre encore. Il referme la porte minuscule derrière lui et s’avance vers l’autre extrémité. Là, il déplace une plaque de fonte noircie par des dépôts de suie et quitte la galerie. Quand il remet la plaque en place, la pièce secrète s’efface dans le fond d’une imposante cheminée de pierre.
L’homme a pénétré dans une pièce plus grande, plus haute sous plafond et bien dégagée au-delà de l’étrange structure de bois qui larde une partie de l’espace. D’épaisses poutres, parfois longues de plusieurs mètres, s’étendent d’un mur à l’autre, se rejoignent entre elles, s’enchevêtrent et contraignent l’artisan à se courber, sauter et enjamber pour atteindre la grande porte opposée à la cheminée. Il l’ouvre et sort.
À peine deux pas sur les planches d’un ponton et il s’arrête net. Devant lui s’étend une nappe d’eau à perte de vue. Un océan lugubre dans la nuit tant calme. On pourrait croire qu’il est mort, que son cœur a cessé de battre et que sa surface s’en trouve incapable du moindre mouvement.
L’homme contemple l’horizon puis lève ses yeux vers le Ciel immense. De ces Ciels qui pourraient engloutir des univers entiers et dont la grandeur envoûte l’esprit. Mais il n’a pas le luxe de rester davantage, la fatigue le lance et il a encore à faire ; il décroche son regard et s’avance sur le ponton qui longe la maison puis remonte une rampe en suivant le mur. Il laisse ainsi l’Océan derrière lui et débouche sur une allée bordée de bâtiments en ruines. Il s’enfonce dans la ville dans la discrétion la plus totale.
À courtes enjambées, il foule les pavés et balaye l’espace environnant de regards méfiants. Que peut-il craindre ici où le silence règne en maître incontesté ? Où la vie semble avoir oublié d’exister ? Les rues sont vides et sombres, les bâtiments ont l’air de vieilles friches abandonnées et pas une lumière ne brille aux rares fenêtres qui ne sont pas condamnées. Pourtant l’artisan progresse à tâtons et longe les murs comme s’il voulait s’y laisser absorber. Il repense aux bruits de pas dans l’atelier et craint de les entendre à nouveau approcher.
Un mouvement soudain, un chuintement ou un frottement ; quelque chose d’inhabituel. L’homme sursaute, fait volte-face, scrute les alentours – rien – puis lève la tête. Un oiseau volète là-haut, entre les bâtiments. Son plumage gris est encore plus terne que la nuit. L’homme se précipite dans l’alcôve d’une devanture défoncée et se plaque contre la meulière poussiéreuse d’un mur laissé là comme un vestige. À quelques mètres, de l’autre côté de la chaussée, le volatile s’est approché à tire-d’aile d’une large poutre qui dépasse du mur au niveau de l’entresol. Il s’y est posé et picore des graines habilement disposées. L’artisan sait ce qu’il a à faire : ne surtout pas bouger et respirer sans bruit. La pierre commence à pénétrer la peau de son dos mais il doit attendre que la voie se libère, que le son léger de ses pas soit à nouveau la seule et modeste entorse au mutisme des lieux.
Après une courte minute de festin, un vacarme grandiose retentit au niveau d’une poivrière de pierre, deux étages au-dessus de l’oiseau. Le calme est rompu. Un chariot, sur deux rails arrimés au bâtiment, se décroche du sommet de la façade et fond en piqué sur l’oiseau dans un barouf d’enfer, de cliquetis et d’entrechocs. Le volatile n’a pas le temps de prendre son envol que l’embarcation est sur lui. Un étrange énergumène surgit du chariot et tire une manivelle qui freine brusquement au niveau de la poutre. L’animal piaille bruyamment et donne un battement d’ailes désespéré mais la main boudinée du bonhomme l’attrape avant qu’il ait pu s’enfuir, lui brise la nuque et le fourre dans un panier d’osier. Un coup d’œil furtif autour de lui, un reniflement rauque, et le petit homme pompe une seconde manivelle qui hisse le chariot par saccades vers le sommet du bâtiment. Tandis qu’il quitte son embarcation et disparaît dans la poivrière, la tête du pigeon brinquebale sourdement dans le fond du panier.
L’artisan expire doucement et passe le sac de tissu le long de son torse. La masse noire couvre une large partie de son corps et fait fondre sa silhouette dans l’obscurité de la rue. Il n’est pas temps de bouger, pas encore. Quelques graines tombent de l’auvent et s’écrasent sur les pavés dans un bruit sec.

À l’angle de la rue, un groupe d’individus en uniformes noirs surgit. Ils s’arrêtent un moment et observent la façade. L’homme ne les connaît que trop bien : les avant-gardiens, unité de sécurité et de surveillance de la Garde, chargée de faire régner l’ordre dans les rues de la Roche. Asservis à la Tour-mère et à son bon vouloir. Il retient son souffle et se fige davantage. Comme un mauvais vent, le peloton traverse l’espace et s’engouffre dans la ruelle suivante. L’homme patiente encore un peu et relâche ; la menace est passée, la voie est libre.
Il évolue comme un voleur à travers le dédale d’allées et de passages sinueux qui tortillent et s’entortillent. Il bondit mais ses pas sont muets, à l’image de ce qui l’entoure. Il pénètre dans un boyau étroit, entre des habitations précaires, débouche sur une large place déserte, s’y engage, longe les murs jusqu’à un imposant bâtiment circulaire et emprunte l’un des passages qui le bordent.
Il saisit le sac entre ses dents et entreprend d’escalader l’édifice. Ses doigts puissants s’arquent et se plantent avec précision entre les pierres du mur. En quelques mouvements d’une agilité remarquable, il se hisse sur le toit du bâtiment. Un dôme majestueux se dresse devant lui, entièrement en verre. L’artisan prend soin de s’appuyer sur l’armature de fer qui maintient les vitres. Avec lenteur et précaution, il en atteint le sommet. Là, debout, entre les deux pointes verticales qui coiffent le dôme, il domine l’horizon.
Les toits s’étendent dans un enchevêtrement parfaitement labyrinthique de terrasses, d’escaliers, de plateformes, de cheminées et de tout ce que les cimes d’une ville peuvent supporter. D’abord le Noyau et ses immeubles de plusieurs étages – vestiges d’une époque plus faste qui a lentement sombré – et leurs façades décharnées qui se rassemblent au centre de la ville ; puis les littoraux, la Gangue, constitués d’habitations chancelantes, imbriquées les unes dans les autres pour former un ramassis indéfinissable qui s’étale en périphérie ; et au centre de tout, la Gare, flanquée de la Tour-mère, cet ensemble aux allures exubérantes – le cœur battant de la ville, son nerf et son moteur. Les yeux écarquillés de l’homme embrassent la sphère urbaine dans toute son envergure avant de poursuivre derrière ses frontières. Au-delà, partout, l’enserrant et l’oppressant, une étendue d’eau sans fin. De l’eau par milliards de milliards d’hectolitres. De l’eau et rien d’autre ; et une île, la Roche, sur laquelle il trône sans assurance.
Revenant à ses affaires, il sort la guirlande du sac noir et en noue une extrémité à l’une des pointes du Dôme. Les lucioles s’ébullitionnent dans les ampoules et diffusent timidement leur lumière verte à travers la verrière. Sous ses pieds et sous les vitres, une profondeur immense, comme un gouffre. L’homme grimace et détourne le regard, saisit l’autre extrémité de la guirlande et se jette dans la pente du toit. Il glisse le long des vitres sur les tiges de fer qui les séparent et déroule derrière lui la ribambelle dont les faisceaux verts jaillissent un à un. Au bout du Dôme, il se lance dans le vide jusqu’à l’immeuble et fixe l’autre extrémité de la guirlande à la cheminée avant de désescalader le bâtiment.
D’un bond de chat, il se pose sur le sol quand un faisceau blanc l’éclaire soudain comme un projecteur. Il tressaille et se dresse, prêt à réagir. À quelques centimètres de son visage, fixé au mur du Dôme, le halo l’éblouit. Il peut souffler : ce n’est que l’un des nombreux écrans que la Garde a récemment disposés partout dans le Noyau pour aviver le désir de la Capitale. L’artisan regarde un moment les images chatoyantes qui s’enchaînent : des citoyens aux mines heureuses évoluant dans une ville luxuriante baignée de Soleil. Les couleurs éclatantes lui arrachent un rictus tant elles contrastent avec celles de la Roche. Mais il tourne la tête et repart dans les allées obscures de l’île.

De retour chez lui, il se laisse tomber sur le parquet et soupire longuement. Tout en se servant un verre de suc, cette boisson brune et granuleuse qui n’hydrate qu’à peine, il se demande après combien de temps et d’expéditions semblables la Garde finira par l’attraper. Mais à l’idée qu’il est peut-être le dernier à faire des efforts pour apporter un peu de couleurs à l’île, la perspective du danger s’efface.
Avant de s’allonger sur la mezzanine, juste sous le toit de sa maison, il s’approche d’un futon. Recroquevillé et emmitouflé dans un amas de couettes, le petit corps de sa fille, Loo, dort profondément. Il observe le visage enfantin ; les boucles châtaines reposent insouciamment sur la joue ronde. L’homme achève d’envelopper le petit paquet avec les pans de couette qui traînent çà et là, dépose un baiser sur son front et regagne son lit. Alors qu’il sombre, il pense aux hauteurs de la ville sur lesquelles ses lucioles scintillent et contestent la noirceur de la nuit. Demain, lorsque les Rocheux s’échineront à pomper dans les Sous-fonds de la Roche, ses lumières vertes veilleront sur eux.

2
« Oyez, oyez, messieurs, dames, acoustiquez ! Ça vous emberlificote, ça envahit et ça jaillit dans les limbes de vos cerveaux. Ça vous enivre, ça vous projette et vous propulse là-haut. Fini le tintouin gentillet, on prend le large et on s’arrache vers des horizons meilleurs à grands battements d’ailes. Tous en escadrille, on fonce, on ravage le Ciel et on le fait nôtre. On tâte du rêve réel, du bien tangible, du de demain. Et tout ça, c’est dans Le Capiteux, messieurs, dames, à portée de main. »
Le hurleur s’égosille à s’en faire sauter les cordes vocales sans lassitude apparente. Assis sur un promontoire, un petit autel bétonneux qui pourrait accueillir un gibet, l’artisan l’écoute et s’amuse de le voir s’échiner vainement. Agitant son journal dans un excès de ferveur, l’autre le regarde en retour, s’accrochant à l’attention que lui porte son unique auditeur.
« De la nouvelle bien fraîche et bien stimulante de la Capitale qui vous rappellera pourquoi vous vous battez. La Capitale s’offre à vous, messieurs, dames ! Écoutez, lisez, dégustez Le Capiteux, vous découvrirez le goût des bonnes choses. »
Messieurs, dames ? Qu’espère-t-il obtenir, ce hurleur, dans un quartier où seuls l’écho de sa voix et le frottement de sa paperasse lui répondent ? Il est dans la Gangue, le quartier des Rocailleux ; une zone où tout sommeille le jour, à grands coups de ronflements.
Après un dernier coup d’œil compatissant, l’artisan saute de son perchoir pour s’enfoncer plus profondément dans le bidonville. Au même moment, le hurleur décolle vers des intensités sonores difficilement imaginables, cherchant désespérément à agripper son ultime auditeur. Il débite ses mots sans les articuler, comme ils viennent, aussi vite que possible : « Farandoles et sarabandes en bloc et ça fuse de bonne chère à tous les coins de rue. Avez-vous déjà vu des plantes bourgeonneuses, des vols d’oiseaux bariolés et des enfants bien habillés qui rient à gorge chaude ? C’est à la Capitale, messieurs, dames, et c’est dans Le Capiteux ! Le Capiteux, bordel ! »
Trop tard. L’artisan se faufile entre les habitations. Ses pas soulèvent des nuages de poussière épais et asphyxiants. Des abris, des abris et encore des abris… tous plus étriqués et biscornus les uns que les autres, baignant dans une saleté palpable. On croirait qu’on a balancé des millions de fragments de matériaux de toutes formes et que les Rocailleux en ont investi les moindres recoins.
L’artisan marche tranquillement dans cette zone qui semble morte et s’engage dans un boyau obscur. Pas un mouvement, pas un soupir, et pourtant ils sont là, plus discrets que le vent et bien enfouis dans leur fourmilière, attendant la nuit pour surgir, pulluler et faire vivre les littoraux en s’adonnant à leurs activités clandestines et à leurs trafics frauduleux. Les Rocailleux, il les connaît, lui qui les a si longtemps côtoyés.
La galerie débouche sur une large esplanade jalonnée de bouts de ferraille où les habitations s’interrompent brusquement pour composer une sorte de muraille qui donne le sentiment de se mouvoir tant elle est composite.
L’homme fait volte-face et s’éloigne sur le vaste terre-plein qui ouvre sur l’Océan. Quand il atteint l’étendue sans fin, l’esplanade forme une digue qui se jette dans l’eau, et sur celle-ci, des carcasses de bateaux déchiquetées et d’autres machines industrielles s’élèvent honteusement. Honteuses de n’exister plus que pour rien. L’artisan les contourne et longe la bordure de la Roche, au fil de l’eau, jusqu’au squelette d’un vieux sous-marin dangereusement penché sur l’Océan.
Il s’approche de l’appareil, en fait le tour, se retourne, s’éloigne, revient sur ses pas. Après s’être assuré que personne ne l’a suivi, il s’approche du flanc de l’appareil, y pose sa main et la fait délicatement glisser jusqu’à une porte circulaire grossièrement découpée dans la coque. Comme il la tapote du bout du doigt, un remous, des bruits de chocs, de bulles explosées et de bouillon résonnent à l’intérieur. Il recule et s’insinue dans l’entrebâillement de la porte.
La partie émergée du sous-marin est aménagée en plateformes de bois qui horizontalisent un espace incliné et timidement éclairé par les rayons du jour à travers les rares interstices de la coque. L’artisan s’avance en prenant soin d’éviter le fatras d’objets divers et variés qui jalonnent le sol. Au niveau où l’appareil baigne dans l’océan, une nappe d’eau limite l’espace habitable. À sa surface, quelques larves blanchâtres s’ébattent sans énergie.
« Dael S’èn, artisan et artiste de la Roche. »
Une femme se dresse devant lui. Elle tient sous le bras le casque d’un scaphandre dont la combinaison traîne à ses pieds, encore humide d’une récente expédition. Plusieurs tuyaux s’en échappent et viennent se loger et s’emberlificoter dans les recoins du sous-marin. Elle s’approche de Dael et le serre contre elle.
« La fouisseuse, ferrailleuse et sondeuse obstinée des profondeurs. »
Elle se dégage de l’étreinte de l’artisan, le dévisage et lui sourit.
« T’as pas bonne mine, Dael. Il te faut un remontant. »
Elle s’empare d’un sac, y fourre la main et en ressort des poignées entières de sciure épaisse qu’elle dispose sur une grille de tôle. Une allumette grillée, et le tout part en flammes orange. Silencieux, il observe ses gestes et son visage éclairés par les courtes langues de feu qui dansent. Elle est fatiguée, plus que lui encore.
« T’as trouvé quelque chose d’intéressant ce matin ?
– Mouais. Du bibelot en masse. Deux sacs entiers mais rien de bien rutilant.
– Je peux regarder ?
– Bien sûr. Juste derrière toi. »
Deux sacs trempés et pleins à craquer. Dael jette un coup d’œil à la fouisseuse avant de les ouvrir. Elle est penchée en avant et maintient une casserole en aluminium sur les flammes. Le contenu des sacs dégorge sur la plateforme : des bouts de tout, de plastique, de cuivre ; des coquillages, des cailloux, des boîtes de conserve défoncées… Dael plonge ses mains dans la mélasse de matériaux et les laisse retomber vulgairement.
« Qu’est-ce que tu vas faire de tout ça ?
– Je vais voir ce que je peux garder pour mes travaux mais si quelque chose t’intéresse, fais-toi plaisir.
– Ça avance bien ?
– Lentement mais sûrement. Je ne désespère pas, elle finira bien par naviguer, cette grosse machine, tu verras. »
L’artisan esquisse un sourire en coin. L’état de l’appareil paraît bien trop critique pour en faire autre chose qu’une habitation de fortune.
« Et le reste ?
– Je le refourguerai aux Rocailleux, comme d’habitude.
– Je me demande ce qu’ils foutent de tout ça…
– Oh, ça, tu sais… Ce ne sont pas mes affaires. »
Il fait une moue dubitative avant de changer de sujet :
« Ça y est, la Garde essaie de recruter chez eux d’ailleurs. J’ai croisé un hurleur qui beuglait vers la fosse aux tuyaux. Et ils placent des écrans de plus en plus proches de la Gangue. »
Tout en posant une casserole remplie d’eau sur les flammes, elle émet un petit rire sarcastique.
« Ça t’inquiète ?
– Bof. J’aime pas trop ça. C’est assez convaincant ces conneries.
– Si les Rocailleux devenaient Rocheux, ça se saurait.
– Je ne sais pas… j’étais seul mais je sentais que certains tendaient l’oreille malgré le calme apparent.
– Arrête de t’inquiéter, Dael. Ça les divertit, c’est tout. Un bon coup de magma, et ils auront oublié. »
Elle appuie sa remarque d’un sourire mais il reste impassible.
« N’empêche que son discours était persuasif. Enfin… ça donnait envie, quoi. Il faut qu’on trouve un moyen de les dissuader, une preuve, n’importe quoi.
– Fais confiance aux Rocailleux. C’est pas le blabla d’un hurleur qui les fera sombrer.
– Tu m’aurais dit ça il y a quelques années pourquoi pas, mais aujourd’hui, avec ce qu’ils se mettent dans le crâne…
– Bah. Ça les détend mais ils ne sont pas forcément moins forts. Et puis de toute façon ils sont trop dévastés pour envisager d’aller trimer dans les Sous-fonds.
– N’empêche que je préférais l’époque où ils mettaient leur énergie dans l’engagement plutôt que dans la boisson. »
Elle fait comme si elle n’avait pas entendu la remarque de son ami, cligne longuement des yeux et continue de remuer le contenu de la casserole sur les flammes.
« T’es sortie ces derniers temps ? »
La fouisseuse lui jette un regard froid, se détourne, verse une poudre brune dans l’eau frémissante et touille le contenu avec une cuiller. Dael continue de la fixer d’un œil plus profond que l’Océan et finit par grimacer malgré lui.
« T’as pas une bulle ? J’ai soif et j’en ai ras le bol de ce suc infect. »
Il lui tend une petite bille translucide qu’elle place sur sa langue et fait éclater contre son palais. L’eau, la précieuse eau, se répand dans sa bouche avant de glisser dans sa gorge en même temps qu’une expression de soulagement emplit son visage.
« C’est toi qui as une sale mine en fait.
– Non, ça va. »
Il la regarde plus intensément, à tel point qu’elle ne peut plus cacher son émotion et reprend d’une voix lasse :
« J’en ai juste marre de ne rien trouver. Ça devient assez usant.
– Tu ne crois pas que tu devrais arrêter ?
– Tais-toi, Dael.
– Penser à autre chose ?
– Pourquoi tu me dis ça ?
– Parce que tu me manques.
– Je suis là, en face de toi. Profites-en tant que ça dure, tant que je ne me suis pas enfuie en sous-marin.
– Arrête tes bêtises. J’ai envie de te retrouver. De te voir sourire et de ne plus me balader à droite et à gauche avec mes lampions, tout seul comme un con.
– Tu devrais te soucier de ta fille plutôt que de la Roche.
– Tu sais très bien que ça va de pair. Tu ne m’aurais jamais dit ça avant… quand tu avais encore la niaque et l’envie.
– Tais-toi, Dael.
– On n’y arrive pas chacun de notre côté. Ça fait des années que tu consacres ta vie à fouiller cet Océan maudit.
– Je finirai par trouver. Un signe, pas grand-chose, mais je finirai par trouver. »
Elle verse le contenu de la casserole dans deux gobelets et lui en tend un. Ses gestes sont impatients et saccadés et elle respire lentement comme pour tempérer sa frustration. Dael trempe les lèvres dans la boisson fumante et grumeleuse et affiche une mine résignée.
« Et après ? Que feras-tu quand tu auras le signe que tu cherches ?
– Après je m’en fous. Après c’est autre chose ; une idée à laquelle je ne réfléchis pas et que je ne veux même pas considérer.
– Il me manque à moi aussi. Mais j’aimerais te voir exister au-delà.
– Ça va, Dael, j’ai compris. Si on peut passer à autre chose maintenant.
– Une fois de plus, tu évites de regarder la vérité en face… »
Elle s’est débarrassée de sa tenue, soupire un grand coup et ne répond pas. Dans le fond du sous-marin, un clapotis résonne et une onde se propage à la surface de l’eau. La fouisseuse attrape une petite fourche à deux pointes et se précipite au bord de la flaque. Là, elle la brandit au-dessus de l’eau. Instant de latence. Pendant quelques secondes, seul se fait entendre le son des lèvres de Dael qui absorbent le liquide brunâtre. Puis un remous au niveau des vers, et la fouisseuse abat son arme qui pénètre l’eau dans un fracas grandiose. Quand elle ressort la fourche, un crabe gît, la carapace défoncée par une pique de métal qui le transperce de part en part. L’animal gigote encore mollement. Le bras de la fouisseuse s’abat et s’abat encore contre la coque du sous-marin jusqu’à ce que le corps du crabe pende sur la pique, pulvérisé et les membres disloqués. Elle se retourne vers Dael avec un sourire satisfait.
Dans le capharnaüm de la chasse, il s’est levé et tient dans la main des bouts de métal et des coquillages qu’il a pris dans les sacs trempés. Sa mine grave ôte le sourire des lèvres de la fouisseuse. Il sort une petite boîte de son manteau et la lui tend.
« Des larves. Elles te seront plus utiles qu’à moi. Je te prends ça en échange. »
Et ne lui laissant pas le temps de réagir, il disparaît dans l’encadrement rond de la petite porte.

Parfois j’ai l’impression que mon monde part à la dérive et s’enfonce tout droit, lentement, vers les profondeurs de l’eau.
Une eau qui a un goût désagréable et pique la gorge à tel point qu’on a encore plus soif après l’avoir bue. Mon père dit qu’elle n’est pas potable – c’est-à-dire qu’on ne peut pas la boire. Ou plutôt qu’on ne doit pas la boire. Je ne comprends pas toujours la différence.
Beaucoup de personnes disent que mon monde est en train de se noyer et qu’il faut le fuir avant qu’il soit totalement submergé. Mais mon père n’est pas d’accord. Lui dit que si nous travaillons ensemble, tous ensemble main dans la main, nous pourrons sauver notre monde et le ramener à la surface. Il dit aussi que si nous le fuyons, il se noiera et mourra tout au fond de l’eau. Il dit que nous devons nous battre pour éviter ça.
Quand je vois des gens qui veulent partir, ça me fait mal, là, dans le ventre. Et un peu dans la tête, aussi. Ils devraient rester et nous aider. Comment ? Je ne sais pas trop ; et mon père ne le dit pas. J’ai peur que notre monde disparaisse sous l’eau.
Mon père m’a raconté qu’il y a longtemps, avant même que j’apparaisse, notre monde flottait tellement bien qu’il s’élevait parfois vers le Ciel. Ça devait être magnifique !
À cette époque les gens étaient contents et ils n’avaient aucune envie de fuir. Aujourd’hui c’est différent, mais je rêve de voir notre monde voler à nouveau dans les nuages.
Je m’appelle Loo S’èn et j’habite un monde qui flotte sur l’eau comme une énorme bouée.
Extrait des Gravures de la Roche par Loo S’èn

3
Dael a quitté le port, traversé les baraquements et traîne les pieds entre les pavés des allées du Noyau. Les habitations farfelues des Rocailleux sont loin derrière. Ici s’étalent les vestiges du passé grandiose de la Roche : des bâtiments de pierre, parfois hauts de plusieurs étages. Ils se tiennent là, imposants, fiers d’une constitution solide. Mais les façades n’ont pas l’apparat qu’on voudrait leur prêter, elles s’effondrent, ravagées par la saleté, par la hargne du temps et la négligence de leurs occupants. Au niveau du sol, des canaux serpentent, se croisent et se rejoignent.
À cette heure, les Rocheux quittent les Sous-fonds, envahissent les rues centrales et se regroupent ici et là. À la jonction de plusieurs allées, l’espace s’ouvre sur une petite place ovale dessinée par les devantures incurvées des bâtiments. Dael les a trouvés – les Rocheux. Ils sont une vingtaine, entassés dans le bassin vide d’une vieille fontaine.
L’artisan s’approche, silencieux, et passe derrière le groupe sans se faire remarquer. Il se glisse sous les arcades d’un bâtiment, dans leur dos, s’immobilise et les observe. Des hommes, exclusivement des hommes, affalés les uns sur les autres comme si chacun d’eux pesait plusieurs centaines de kilos. Certains sont assis dans le fond, les fesses trempant dans la crasse et la poussière ; d’autres sont allongés, la tête reposant sur les cuisses d’un camarade, le dos calé contre les tibias d’un autre, supportant le corps d’un dernier sur leurs propres jambes. Et tous, sans exception, ont les yeux rivés sur l’écran qui orne le mur d’en face.

Les Rocheux, les trimeurs, individus lardés d’espoir, qui frétillent d’arrache-pied pour se caler au chaud dans le train et quitter l’île. Droit vers la Capitale, sans escale, c’est comme ça qu’ils voient l’avenir. Ils incarnent le poumon de la Roche, ceux qui se projettent encore un peu, pas loin de la léthargie, certes, mais pas encore dedans. Pas entièrement du moins. Parce que, quand ils sont jeunes, ils ont l’espoir presque sain – ils ont le droit d’espérer : la vie est longue, ils ont leurs chances. Mais ils vieillissent. Et lorsqu’ils sont vieux, c’est fini, ils ne partiront pas, ils resteront quillés sur le caillou, et de la Capitale, ils ne verront même pas les rives. Ceux-là, les émoussés, soit ils se résignent et regagnent les tréfonds et les quartiers portuaires de la Gangue – de Rocheux à Rocailleux –, soit ils continuent de se battre, de trimer comme des forçats. Même pas sûr qu’ils espèrent pouvoir partir. Pas sûr du tout même. Mais ils s’accrochent et restent sur la voie royale de leur existence. Parce qu’ils ont fait ça toute leur vie, voilà pourquoi. Parce qu’ils ont fait ça toute leur vie et qu’ils ne veulent pas abandonner maintenant en se disant que ça n’aura servi à rien. Alors, ils continuent. Ils continuent et préfèrent prétendre qu’ils espèrent encore plutôt que d’avouer qu’ils ont capitulé.
Ils se regroupent toujours aux mêmes endroits pour la pause. Un arrêt long et d’une profondeur insondable puisqu’ils meurent quelque temps pour vivre ailleurs. Après avoir charbonné toute la journée, limé leurs os et épuisé leur énergie dans les Sous-fonds, ils retrouvent un air qui semble libre, envahissent les méandres des allées et se réunissent en plusieurs masses. Chaque groupe au pied d’un mur ; sur chaque mur, un écran en pleine activité. Et là, ils fuient le turbin, les suées et la galère.
Dael se loge entre deux arcs et pose son regard sur l’écran. Comme sur celui du Dôme des Sous-fonds, des images époustouflantes s’enchaînent. Des hommes et des femmes élégamment vêtus y flânent dans les rues, s’assoient autour de tables et consomment des boissons multicolores. Des enfants s’amusent dans des jardins splendides, les rues sont animées, foulées par des foules à l’air heureux et riche. Mais celle qui envoûte et illumine les yeux ternis des Rocheux, c’est la couleur. Elle dégorge de l’écran et ruisselle, à outrance, par cascades. Si un type passe plusieurs heures devant les images de la Capitale, il en ressort la gueule en arc-en-Ciel. Les Rocheux, ça les fascine toutes ces couleurs, et chaque jour, ils reviennent s’en délecter.
Derrière Dael, une femme sort de l’ombre des arcades et s’approche de lui. Son grand habit, dont le blanc poussiéreux vire au gris, virevolte à chaque pas. Dans sa main, elle porte un récipient, comme un obus creusé, dont le couvercle fume légèrement. Elle en ouvre le petit robinet et verse le suc dans un pot en terre cuite qu’elle tend à Dael. Il s’en empare et trempe ses lèvres à la surface du liquide brûlant. Comme il ingurgite la boisson le regard perdu parmi les Rocheux, il ne peut s’empêcher de se triturer l’esprit. Comment ces hommes harassés pourraient-ils résister à la tentation de ces images ? Où pourraient-ils puiser l’énergie de se battre pour raviver la Roche ? Et contre la croyance que l’île est définitivement condamnée ? Parviendrait-il à lutter, lui, s’il était à leur place ?
La femme contemple à son tour les images tandis que l’artisan a cette expression des projectionnistes au fond de la salle qui ont passé le même film tellement de fois qu’ils ne le regardent plus, tellement de fois qu’ils préfèrent examiner le comportement d’un public transcendé.
Il n’ose rien perturber et sirote la boisson chaude, dans le silence le plus respectueux. Car sur la place ovale, les vingt Rocheux foulent des paysages oniriques. Face à cet écran, tout leur est permis, le monde leur est offert. L’espace de cet instant, l’allégresse est plus forte encore que s’ils quittaient cette île maudite et posaient enfin le pied sur le sol florissant de la Capitale. Sur cette place, ils peuvent s’envoler, fantasmer la magnificence d’une vie nouvelle ; se déconnecter entièrement et dire merde aussi bien au réel qu’au réalisme pour laisser libre cours à l’imaginaire. Leurs songes n’ont aucun objet précis ; ils sont simplement heureux et ils n’ont pas besoin de se projeter pour en ressentir la beauté. Ils rêvent sans savoir de quoi ils rêvent ; ils s’échappent, et c’est tout ce qui importe.
Dans le bassin vide, ils n’ont pas bronché depuis presque une heure. Dael ne les a pas lâchés d’un œil et sa main droite gribouille machinalement la pierre granuleuse sur laquelle il est assis. Sous l’arc voisin, la femme en blanc est appuyée sur une colonne : un tableau complètement figé. D’un mouvement unanime, les Rocheux finissent par sortir de leur torpeur, s’éveillent et se relèvent. Les images continuent de défiler à l’écran mais ils en ont suffisamment profité ; il est temps de rejoindre leur famille pour ceux qui en ont et le sommeil pour les autres. En quelques secondes, la place s’est vidée, il ne reste que la femme et l’artisan. Les Rocheux n’ont rien échangé d’autre que de vagues signes de tête et sont partis, dans toutes les directions, l’esprit encore perdu dans l’ailleurs. Et comme ils marchent, les éléments tonnent autour d’eux et percutent leurs rêveries comme pour leur rappeler l’infernale réalité de leur environnement.
« Tu peux m’en servir un autre ? »
Elle s’avance vers lui en tenant son récipient à bout de bras et s’arrête avant de le servir. Dael ne réagit pas immédiatement et finit par lui présenter les bricoles qu’il a prise dans le sous-marin. Elle examine rapidement, fait son choix et sert l’artisan dans le même pot. Le bruit du liquide au contact de la terre cuite se répand entre les quatre côtés de la place. Avant qu’elle s’éloigne, il saisit son bras et désigne l’écran.
« Tu en penses quoi de ces machines, toi ?
– Bah…
– Ils en mettent partout depuis quelque temps. La Roche va être envahie.
– Bientôt il y en aura assez pour tous.
– Il y en a déjà trop. Même la nuit elles fonctionnent…
– C’est plutôt agréable. Ils ont l’air heureux.
– J’ai vu. Ça fait plusieurs mois que je le vois tous les jours.
– Et alors ?
– Alors ça les plonge dans la léthargie. Ça les dévitalise.
– Tu crois ? J’ai l’impression que ça leur fait du bien.
– Je me méfie. Tout ça les concentre en un point. Un point unique contrôlé par la Garde. Ça dompte leur fluide, ça le rend passif et docile.
– Au contraire. Ils rêvent.
– Ils rêvent ? Mais de quoi ? Ils peuvent rêver de rien puisqu’ils connaissent rien d’autre que la crevure dans laquelle ils vivent depuis toujours. Ils s’échappent pour s’échapper, voilà tout. Ils fuient. Et reviennent sans autre idée que celle que la Roche est un enfer qu’ils vont devoir se coltiner encore trop longtemps. Alors, ils triment comme des forçats en espérant atteindre leurs rêves. Ils se laissent pomper toute énergie et deviennent des loques. »
Elle hausse les épaules.
« Pourquoi t’es aussi pessimiste ?
– Tu me fais rire. Non seulement j’ai du mal à voir le bon mais en plus je ne tiens pas à plonger tête baissée sans réfléchir.
– Tu devrais essayer de temps en temps, ça te ferait du bien à toi aussi. »
Ne lui laissant pas l’occasion de répliquer, elle fait volte-face et disparaît dans une allée. L’artisan la regarde partir – les drapés de ses vêtements blancs ondulent dans le vent comme des vagues. Ce n’est qu’une Rocailleuse, elle vit de ses petits trafics à droite, à gauche, sans ambition ni avenir. Un sentiment de solitude s’empare de lui un instant mais il ne se laisse pas submerger et quitte la place désormais vide.
Les rues se sont désemplies et ont retrouvé leur habituelle tranquillité nocturne. Dael profite de ce moment de la journée, celui où la Roche s’apparente à un lieu presque normal ; où les alentours se dénudent et cessent de répandre leurs marasmes ; où l’on regoûte à une vie simple et agréable ; où la nécessité de lutter s’estompe et où les esprits peuvent se reposer dans l’illusion d’une paix.
Mais ce moment est éphémère. À peine les Rocheux sont-ils montés dans les immeubles et logés dans leurs cellules, que l’autre versant de la Roche s’éveille. Dael aperçoit les premiers Rocailleux qui sortent de leurs antres. En quelques instants, la Gangue est couverte de leur présence faussement discrète. Certains s’aventurent même dans le Noyau.
Comme les cafards qui envahissent les toits à la nuit tombée, les Rocailleux fourmillent dans la noirceur du soir. À moitié calfeutrés dans les interstices des bâtisses, ils ruminent des négociations déjà foutues ou injustes, se livrent à des orgies miséreuses et s’adonnent à la débauche la plus désabusée. Il fut un temps où il serait resté avec eux, aurait partagé une activité, une discussion. Mais pas ce soir, il les ignore et trace sa route jusqu’à chez lui.

4
« Une montre ? »
La femme hoche la tête. Le Rocailleux fait tourner l’objet entre ses mains avec un petit sourire mais il retrouve rapidement son sérieux en observant mieux le cadran.
« Elle est cassée. »
Un des hommes qui l’accompagnent prend un sac parmi le large tas derrière eux et le pose sur la table. Mais la Rocailleuse n’a pas l’air satisfaite.
« Ça vaut au moins trois sacs.
– Tu sais la réparer ? »
La femme ne répond pas et toise les deux hommes parfaitement impassibles, puis elle s’empare du sac et s’éloigne derrière l’entrepôt.
C’est un des hangars qui constituent la ribambelle du marché nocturne, probablement la zone la plus tumultueuse de la Gangue, le foyer des fraudes et des escroqueries les plus assumées. De part et d’autre du principal canal de l’île, des baraquements sans étage sur une centaine de mètres se font face, reliés par de courtes passerelles régulièrement espacées. Avant que les Rocailleux ne s’y installent, un vaste commerce battait ici son plein tout le jour durant, depuis le va-et-vient matinal des bateaux qui acheminaient leurs cargaisons de poiscaille par le canal, des porteurs qui déambulaient, leurs paniers chargés à bloc, des charrettes et des chariots débordant de provisions et d’amas composites, les corps se croisant par milliers, dans l’empressement, la cavalcade et la nécessité d’optimiser le moindre mouvement. Puis les chalands affluaient pareils à des vautours dans un cimetière de charognes, se jetant sur les étalages poisseux et saturés en espérant y faire une affaire ou simplement se nourrir.
Les Rocailleux avaient repris le marché pour y troquer entre eux, une fois la nuit tombée, des breloques souvent inutiles et des sacs de suc dont ils tirent leur précieux magma.
Un bruit strident retentit dans le hangar.
« C’est quoi ce truc ?
– Aucune idée.
– Ça fait un son bizarre.
– C’est joli, non ?
– Mouais. C’est surtout bizarre. »
C’est Loo qui commente la scène en chuchotant avec ses amis. Ils sont trois, elle, une autre fillette à peine plus grande et un garçon dont les cheveux en bataille retombent sur son front. Ils se sont cachés derrière les grandes roues d’une charrette à moitié défoncée et observent discrètement.
« C’est peut-être de la musique.
– Comment ça ? »
Ils dévisagent Loo avec curiosité. Dans le hangar, un homme chétif fait face aux Rocailleux. Il est debout devant la table et tient dans sa main un harmonica dans lequel il ne cesse de souffler pour en prouver la valeur. Ses interlocuteurs le regardent interdits et grimacent alors que les bruits redoublent.
« Ça fait du bruit mais d’une jolie façon, en gros.
– Comment tu sais ça ?
– Mon père m’en a un peu parlé. Il connaissait quelqu’un qui faisait ça. Mais j’en ai jamais vu. »
Un troisième Rocailleux a surgi dans le hangar, probablement attiré par le son de l’harmonica. Il s’avance vers l’homme de façon menaçante, referme sa main sur le poignet qui tient l’instrument et met un terme à la cacophonie.
« Eh, les filles, je le reconnais, le gros, là. Il s’appelle l’argousin !
– L’argou… quoi ?
– L’argousin. Un mec pas net. C’est mon père qui m’a dit ça. Il m’a dit que c’était un des anciens chefs de la révolution.
– Quelle révolution ?
– Entre la Garde et des rebelles qui voulaient tout casser. C’était il y a longtemps mais c’était un truc de dingue. Mon père m’a tout raconté. »
Le Rocailleux s’est éloigné sans avoir rien pu tirer de l’harmonica, il se tient à quelques mètres de la zone d’échange et observe en fulminant les revendeurs suivants repartir chargés de sacs de poudre.
« Et d’où il sait ça, ton père ?
– Je peux pas vous dire.
– Oh, allez, sois sympa.
– Bon. Il a été recruté par la Garde récemment. Mais faut le garder pour vous, c’est top secret !
– Ouah, la classe ! Il fait quoi ? Il est déjà allé à la Capitale ?!
– C’est top secret, je vous ai dit. Je peux rien révéler, c’est trop dangereux. »
La deuxième fillette n’en revient pas et insiste en tirant le bras du garçon. Loo ne dit plus rien et bougonne, la tête affalée entre ses bras croisés. Elle finit par se retourner vers ses amis et apostrophe le garçon d’un ton sec :
« Ton père, c’est un lâche.
– Eh, tu causes pas comme ça de mon père.
– Qu’est-ce qui te prend ? »
Son amie lui adresse un regard ahuri mais Loo ne bronche pas.
« Vas-y, madame Meilleure-que-tout-le-monde, on t’écoute.
– J’aime pas la Garde.
– Fais gaffe, je le répéterai à mon père !
– Répète ce que tu veux, je m’en fiche. »
Loo ne bouge pas et continue de regarder dans la direction des trafiquants. Le Rocailleux à l’harmonica s’est mis à souffler de toutes ses forces dans la ruelle – un dernier recours ? Les autres l’empoignent, balancent l’instrument dans le canal et le misérable derrière un baraquement. Elle observe la scène et un éclair glacial parcourt son corps.
« Pourquoi tu dis ça ?
– Mon père, il dit que c’est nul la Garde.
– Il est fou, ton père ? Il sait que c’est grâce à elle qu’on peut partir. »
Elle se tourne soudain vers ses deux amis, faisant tressauter les boucles sur son front :
« Il est pas fou, il dit que ça sert à rien de partir.
– Bah, c’est ton père le nul !
– Au moins c’est pas un traître, lui ! »
Loo saute au visage du garçon qui bascule sous son poids. Il la repousse sans violence et réprime un rire.
« Il dit n’importe quoi, ton père. C’est ici que c’est nul. Il peut rester s’il veut mais moi je te dis qu’il a un grain.
– C’est vrai, Loo… l’écoute pas trop. »
La fillette approche une main bienveillante mais Loo bouillonne et les fusille du regard.
« De toute façon, vous êtes tous les deux des gros débiles. »
Sur ces mots, elle tourne les talons, se dégage de l’enchevêtrement de planches et s’éloigne en courant. Dans le silence des rues, ses sanglots coulent sur les pavés, se mêlent à la saleté et ruissellent jusqu’aux façades des bâtiments comme s’ils voulaient en gravir la raideur. Elle ralentit un peu et se met à traîner les pieds sur le bitume crasseux. Ses chaussures soulèvent des petits nuages de poussière et viennent clapoter dans les flaques d’eau croupie. Petit à petit, les larmes de la fillette s’apaisent, ses hoquets s’espacent.
Quelques murmures viennent fissurer le calme de la rue. Loo scrute les environs. Personne, et pourtant ils sont là, cachés dans des recoins, vaquant à leurs activités nocturnes. Elle est déjà rentrée aussi tard et les Rocailleux ne l’embêtent jamais. Mais ce soir, elle est triste, se sent seule et avance péniblement à travers les allées sombres et les austères bâtiments qui l’encerclent. C’est alors qu’un mouvement dans l’air la fait sursauter. Elle lève les yeux au Ciel. Le grand Ciel, vaste et noir jusqu’à l’horizon le plus lointain, ce Ciel qui la fascine. Au-dessus d’elle, fendant la largeur de l’allée en zigzags, un oiseau de papier blanc se balance au bout d’un fil. Elle ouvre de grands yeux humides et suit la course du volatile. Arrimée à un système complexe de fils tendus entre les bâtiments que Loo ne peut distinguer dans la nuit, la figure de papier transperce l’air comme un cerf-volant dans la tempête.
Elle court derrière l’oiseau immaculé et son regard émerveillé l’accompagne du mieux qu’il peut. Il fuse dans les airs en saltos et en loopings, pourfend les cieux et brise l’obscurité. Il est comme un astre tant sa blancheur est pure. Loo ne perçoit plus les sombres bâtiments, ni ne sent l’odeur aigre qui se dégage du sol et de ses eaux, ni la saleté qui se dépose sur ses vêtements. Tout a disparu, éclipsé par la figure qui vole, tourbillonne, toupille, torpille et qu’elle poursuit en exultant. S’envolera-t-elle, elle aussi ? Suivra-t-elle l’oiseau jusque dans le Ciel ? S’arrachera-t-elle à ce caillou bourré d’aspérités ? Non ; l’oiseau s’arrête brusquement, comme foudroyé, et pendouille au bout du fil, inerte.
Loo se fige en même temps que la figure de papier renversée et l’observe avec une pointe de déception. Autour d’elle, tout réapparaît : la laideur des lieux, l’obscurité, la saleté et son chagrin. Mais la course de l’oiseau les a rendus plus supportables. Elle avance et ressasse avec colère les railleries de ses amis. Ils sont tous pareils, stupides et obnubilés par la Capitale – que peut-elle avoir de tellement meilleur ? Loo enrage ; c’est son père qui a raison, elle en est persuadée.
« Hello Loupiote ! »
Sans s’en rendre compte, elle a marché jusqu’aux bordures de l’île, le quartier où elle habite – un petit bout de littoral, non loin du port, que les Rocailleux n’ont pas envahi et où persistent les vestiges délabrés de quelques bâtisses de pierre. Entre l’immense étendue d’eau qui s’échappe au loin et la fillette se dresse une maison à peine plus haute que le sol. Et sur le toit de celle-ci, un homme, Dael S’èn, son père, agite une main pleine de cambouis. Elle lui sourit en retour, se hisse jusqu’à lui et saute dans ses bras.
« Eh alors toi ! »
Il l’enlace.
« Où étais-tu ? Je me suis inquiété.
– J’étais avec Piuk et Alei’na. Je n’ai pas vu le noir arriver… »
Dael voudrait la sermonner mais le visage poupin de sa fille l’en dissuade. Il soupire longuement et lui sourit.
« Tu sais bien que je ne veux pas que tu rentres seule aussi tard.
– Mais il ne fait pas encore tout à fait nuit. Je ne pouvais pas me perdre.
– Je sais mais ça ne me plaît pas quand même. Il peut y avoir d’autres menaces que la nuit. »
Son expression d’étonnement révèle sa grande insouciance et achève d’attendrir son père. Elle est trop jeune pour mesurer certains dangers et il ne souhaite d’ailleurs pas qu’elle les mesure dès maintenant, elle aura tout le luxe d’y être confrontée à mesure qu’elle grandira.
« Normalement non, mais on ne sait jamais. Je préfère que tu fasses attention. »
Elle est entièrement pendue à ses lèvres, dans l’attente de ce qui va suivre.
« De toute façon, je serai toujours là pour te protéger, ma Loupiote. Allez, va vite te mettre au chaud. Je finis ça et te rejoins dans deux minutes. »
Elle saute du toit et entre dans la maison par une porte, au niveau des escaliers qui descendent jusqu’au ponton. Elle ôte ses chaussures et s’empare d’un seau de sciure dont elle envoie des poignées aussi larges que ses petites mains le permettent dans l’âtre de la grande cheminée de pierre avant d’y mettre le feu. Rapidement les volutes crémeuses s’élèvent et s’engouffrent par le soupirail qui surplombe la cheminée.
Depuis le toit, le bruit sourd des pas de Dael résonne, puis un engrenage s’enclenche et une dalle se décroche du plafond vers le sol de la pièce. Sur la plateforme qui s’abaisse, au bout des chaînes, un imposant récipient se balance dangereusement. La voix de Dael se fait entendre depuis le toit.
« Fais attention, elle n’est pas potable. Mets-la sur le côté, s’il te plaît, je l’examinerai plus tard. »
Loo vient placer une gouttière en bois sous la plateforme et ouvre une soupape. L’eau de la cuve s’écoule dans la rainure de la poutre vers un gros chaudron. Après quelques minutes, et alors que le débit ne se fait plus qu’au goutte-à-goutte, Loo referme la soupape et actionne une manivelle qui fait coulisser les chaînes dans des poulies, tandis que le monte-charge se hisse jusqu’au plafond.
Quand Dael rejoint sa fille, la douce vapeur de l’eau bouillante et l’agréable fumet du bois brûlé ont empli la pièce. Accroupie dans un coin, Loo observe hypnotisée la procession de fourmis qui s’introduit à la queue leu leu par une fissure du mur.
« Tu crois que leur maison est quelque part derrière le mur, papa ?
– Sûrement, oui. »
Il la regarde avec un air amusé.
« Elles vivent dans la même maison que nous, en fait. »
Elle en attrape une, la place au bout de son index et la caresse délicatement.
« C’est comme si on avait des milliers de voisines. »
Dael ôte la casserole des flammes et y place une poêle dans laquelle des gouttes d’humidité crépitent. D’une poche de la doublure de son manteau, il sort une conserve de carottes qu’il verse dans la poêle. Il tend la casserole fumante à Loo.
« Je te laisse t’occuper du suc ? »
Elle repose la fourmi, s’empare du récipient et saupoudre l’eau de la farine terreuse et épaisse qui imprègne le liquide et le brunit. En même temps, Dael remue les petits bouts orange qui dorent en grillant tout en jetant un regard inquisiteur à sa fille.
« T’as une petite mine, toi, ce soir. »
Elle garde les yeux baissés sur la casserole, comme si elle y lisait quelque symbole.
« Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
– Piuk et Alei’na se sont moqués de moi.
– Comment ça ?
– Ils ont dit que t’étais fou.
– Ça, par exemple ! Et pourquoi donc ?
– Parce que tu n’aimes pas la Garde.
– Qui t’a dit que je n’aimais pas la Garde ?
– C’est toi qui as dit ça, papa ! »
Dael gratte le fond de la poêle avec une spatule et ajoute des sortes de vermicelles durs qu’il mélange aux carottes. Il saisit le manche du récipient et s’approche de sa fille. Celle-ci est assise en tailleur près d’un cube de briques rousses sur lequel attendent deux gobelets remplis de suc. Il lui fait un grand sourire en lui montrant le contenu de la poêle.
« Regarde ce que j’ai préparé !
– Oh super ! »
Il dépose la poêle sur les briques, prend une gorgée de suc et grimace. Alors que Loo hume l’odeur des carottes grillées, son visage s’illumine.
« Tout droit venues des jardins cachés de la Roche.
– Que tu dois toujours me montrer un jour !
– C’est promis. »
Il a encore quelques conserves qui datent des âges passés de la Roche. Les produits ne sont pas très frais mais en les cuisant longtemps, ils sont mangeables et plutôt goûteux. Mais bientôt il n’en aura plus et devra faire comme tout le monde, réclamer des rations d’eau protéinée auprès de la Garde ou trafiquer avec les Rocailleux.
« C’est promis, Loupiote. »
Dans la pièce encore enfumée, Loo et Dael, assis en tailleur face à face, entament le plat à grandes cuillérées sous la lueur des flammes qui dansent à présent faiblement.
« Pourquoi ils ont dit que t’étais fou, papa ?
– Peut-être parce que je le suis. »
Il lui fait une grande grimace mais ça n’amuse pas Loo qui se renfrogne.
« Non, c’était plus sérieux que ça. »
Dael hausse les épaules.
« Parce que je suis différent d’eux, Loo. Parce que je suis content d’être ici et que je ne veux pas absolument quitter la Roche.
– Tu es sûr ? »
Il regarde sa fille gravement puis lâche un rire exagéré.
« Bien sûr ! J’aime ma vie ici avec toi.
– Mais s’ils partent tous, papa, on sera plus que tous les deux ? »
Cette fois il n’a pas besoin de se forcer pour rire franchement. Il enfourne une large cuiller dans sa bouche.
« Oh non, ils ne partiront pas tous, tu peux en être sûre.
– Pourquoi ?
– Parce qu’ils ne le peuvent pas. Les départs sont limités, tu sais.
– Pourquoi ?
– Parce que la Capitale ne peut pas accueillir tout le monde. Elle ne prend que quelques élus qui ont été choisis par la Garde.
– Et si on est choisis, toi et moi, on ira ? »
La question déstabilise l’artisan mais il s’efforce de répondre vite et bien :
« Tu aimerais ?
– Non. Enfin, je ne crois pas. »
Elle marque une pause et porte la main à son front. Son regard trahit une profonde réflexion.
« Tu m’emmènes à la Cérémonie demain ? »
Le visage de Loo se fait presque suppliant et rayonne d’espoir.
« Tu sais bien que tu es encore trop jeune. »
La fillette affiche une mine déçue, mais elle rebondit aussitôt :
« Et pourquoi ils veulent partir ?
– Qui ça ?
– Les gens. À la Capitale.
– Ils croient que la vie y est plus belle.
– Et ce n’est pas vrai ? Piuk et Alei’na disent ça aussi. »
Dael se lève, prend la poêle, la dépose dans une cuve d’eau sale et avale le suc d’une traite.
« Viens, Loupiote, je vais te montrer quelque chose. »
Il prend la main de Loo et ouvre la porte qui donne sur le ponton. La fillette trépigne et recule.
« Je croyais que c’était dangereux de sortir aussi tard, papa !
– On va juste sur le ponton, face à l’Océan, il n’y a rien à craindre. Et puis je suis avec toi. »
Elle se laisse guider et tous deux s’installent sur les planches de bois qui dominent modestement l’Océan. Loo laisse pendre ses jambes dans le vide – ses pieds n’atteignent pas la surface – et observe les pilotis qui se jettent à corps perdu dans les profondeurs de l’eau. Dael s’accroupit derrière elle et l’enlace de ses grands bras.
« Que fait-on ici, papa ?
– Regarde le Ciel. Regarde bien là-haut vers les étoiles… »
Ses mots ont été murmurés comme pour respecter le calme des lieux. Loo lève la tête et un frémissement la parcourt. L’immensité infinie et obscure s’étend, insaisissable dans ses petits yeux qui n’en captent qu’une bribe. Et les astres brillent majestueusement à des distances qu’elle ne saurait imaginer. Alors qu’elle observe les étoiles, quelques-unes semblent se détacher du Ciel et sautiller timidement. Au même moment, l’étreinte de son père se resserre.
La fillette admire les comètes bondissantes, ballerines célestes. Elles sont au moins une vingtaine qui se sont regroupées et virevoltent, comme si le Ciel avait décidé de danser pour eux. Mais plus elle les observe, mieux elle s’aperçoit qu’elles brillent bien moins que les autres étoiles et surtout qu’elles sont beaucoup plus proches. À quelques dizaines de mètres peut-être. Tout à coup, une étoile se détache du groupe et chute lentement en zigzags, puis une autre, une troisième et une autre encore. Sous les yeux enivrés de Loo, toutes les étoiles bondissantes se décrochent du Ciel et tombent comme des gouttes de pluie enflammées. Quand les bras de Dael relâchent leur emprise, une cinquantaine de petits éclats ternis flottent à la surface de l’eau et plus rien ne brille dans le Ciel que les astres fixes et millénaires.
« C’était quoi ?
– Des papillons. Des papillons blancs venus s’éteindre ici, à la lueur de la Lune dans le plus bel endroit du monde. »
Il laisse s’installer un silence avant de reprendre: « Allons nous coucher maintenant. »
Accompagnée de son père, elle monte sur la mezzanine où elle s’emmitoufle dans ses couettes et, alors que Dael s’apprête à redescendre, ses lèvres murmurent : « Tu sais, papa, j’ai volé avec un oiseau blanc tout à l’heure. C’était comme dans un rêve. »
Son visage bascule sur le côté, comme débranché, et ses yeux se ferment aussitôt. Un sentiment de bonheur envahit Dael. C’est comme si le toit de la maison se crevait au-dessus de lui pour lui offrir le Ciel entier. Il gagne le rez-de-chaussée, considère la plaque de fonte qui mène à son atelier et finalement renonce. Non, ce soir il a besoin d’autre chose que de se battre pour la Roche. Il a besoin de se détendre, il ne l’a pas fait depuis trop longtemps. Après avoir étouffé les braises sous les cendres, il repart sur le ponton. »

Extrait
« Regardez les choses en face, la Roche est une épave à la dérive qui n’a d’autre destination que son propre naufrage. Je ne pense pas avoir besoin de vous en persuader. Si nous procédions aux changements que vous évoquez, elle replongerait dans le chaos. Le système a le mérite de la maintenir à flot tout en permettant à une partie de sa population d’entretenir de l’espoir. » p. 375

À propos de l’auteur

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Martin Lichtenberg © Photo DR – Librairie Mollat

Né à Paris en 1996, Martin Lichtenberg a suivi des études de cinéma. Il partage aujourd’hui sa vie entre la littérature, son travail de rédacteur de guides de voyage et de régisseur sur des tournages. La Roche est son premier roman. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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En vérité, Alice

Screenshot

  RL_2024

En lice pour le Prix des libraires 2024
En lice pour le Prix Aznavour des mots d’Amour 2024

En deux mots
Alice est sous l’emprise d’un mari alcoolique et violent. Contrainte de trouver un emploi, elle décroche un poste d’assistante auprès d’un évêque en charge des dossiers de canonisation. L’occasion pour elle de se faire des amies et d’ouvrir les yeux sur sa condition.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une sainte femme, ou presque

Dans son nouveau roman Tiffany Tavernier imagine une femme sous emprise être embauchée comme assistante auprès d’un évêque pour trier des dossiers de canonisation. Um emploi qui va lui permettre de s’ouvrir à la spiritualité et s’émanciper.

Alice Fogère, vingt-neuf ans. Elle vit en couple depuis cinq ans auprès d’un homme qui a très vite trouvé le moyen de la contraindre à ses désirs en jouant avec elle un jeu particulièrement pervers. Après chaque accès de colère et de violence, il vient demander pardon, expliquant qu’il est victime de son lourd passé, ayant lui-même été maltraité. Il promet alors de s’amender avant de recommencer de plus belle. Alice continue à espérer et à prendre des coups. C’est alors qu’il lui explique qu’il ne peut plus assumer seul la charge du ménage et qu’elle doit trouver un plus vite un emploi.
La chance va lui sourire lorsqu’elle découvre dans un bulletin paroissial un annonce pour un poste d’assistante auprès de l’évêque.
Malgré son inexpérience, elle est engagée afin de mettre de l’ordre dans une pile de dossiers de canonisation.
Alors qu’elle tâtonne et subit les premiers quolibets de son mari, elle va découvrir auprès de ses collègues l’envie de l’aider et de la soutenir. En se plongeant dans la vie des saints, elle va voir son horizon s’éclaircir.
Tiffany Tavernier a construit son roman comme un cheminement intérieur. Outre la vie d’Alice dans son quotidien fait de violences psychologiques et physiques, elle nous dévoile – sans prosélytisme – la vie des saints et des candidats à la canonisation. Ces deux récits sont entrecoupés de monologues intérieurs qui nous permettent de mieux cerner l’état d’esprit d’Alice, au fur et à mesure que le doute s’installe dans son esprit. Car après sa prise de fonction, elle va chercher les signes propres à la conforter dans sa position. Et les trouver, car elle se dévoue à son homme et pourrait même s’identifier à ces femmes qui donnent tout. Mais au fil des jours, à la fois en creusant ses dossiers et en donnant du crédit aux réflexions de ses collègues et notamment de son amie Anne-So, elle va voir ses certitudes s’ébranler. Au fur et à mesure que ses dossiers se structurent, qu’elle comprend la différence entre les différentes catégories, du serviteur de Dieu au vénérable, du bienheureux au saint, elle avance vers la lumière. Avec elle, on se nourrit des témoignages recueillis.
Solidement documenté, ce roman nous offre aussi de découvrir la complexité des enquêtes menées pour le promotorat de la cause des saints et de comprendre qu’elles sont toujours en cours. Il y a toujours un saint auquel on peut se vouer…

Après Roissy et L’Ami, Tiffany Tavernier nous apporte une nouvelle preuve de son talent de romancière allant chercher dans les marges de quoi nourrir son œuvre.

En vérité, Alice
Tiffany Tavernier
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
288 p., 22 €
EAN 9782848055060
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Rennes, Tours et le Guatemala.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sa mère, ses amis, la médecin qu’elle consulte, personne ne la comprend: depuis cinq ans, Alice est enfermée dans la conviction qu’elle sauvera son compagnon de lui-même grâce à leur amour immense. Tout est clair dès le début de ce roman magistral: Alice vit sous emprise.
Mené tambour battant, ponctué de trouées de lumière, même dans les scènes les plus sombres, ce livre nous conduit sur des chemins absolument inattendus : sommée de trouver du travail, Alice, qu’entrave une timidité maladive depuis son arrivée à Paris à dix ans, après une enfance radieuse au Guatemala, et dont le CV est inexistant, n’essuie que des refus. Elle répond pourtant à une ultime petite annonce : « L’association diocésaine de Paris recrute un(e) assistant(e) pour le promotorat des causes des saints. » À sa grande surprise, l’évêque responsable l’embauche, trop heureux d’avoir enfin trouvé quelqu’un pour remettre de l’ordre dans les dossiers en attente.
La voilà embarquée, et nous avec elle, dans un univers dont elle ignore tout : il s’agit, comprend-elle, d’instruire des candidatures à la canonisation, première étape d’une procédure qui doit s’achever à Rome, si elle n’est pas interrompue avant, tant les conditions suspensives sont nombreuses et complexes. Aidée par des collègues d’une bienveillance sans limites, elle découvre alors l’audace et la folie des vies de ces « serviteurs de Dieu », « vénérables » ou « bienheureux » qu’il s’agit d’évaluer et dont Tiffany Tavernier ponctue son récit, illuminant dans le même mouvement son texte et le quotidien de sa protagoniste.
À la faveur d’extraordinaires rebondissements, la puissante romancière invite le monde extérieur dans la bulle de déni où s’est réfugiée Alice, l’autorisant à se frayer un chemin vers sa propre vérité. Ce n’est pas là la moindre surprise du formidable portrait de femme qu’elle nous offre, elle qui ne cesse d’interroger l’infinie capacité de l’être humain à renaître à soi et aux autres.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
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Blog de Pierre Ahnne
Blog Mes p’tits lus


Tiffany Tavernier présente «En vérité, Alice» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« MONOLOGUE 1
Qu’est ce qui m’a pris, aussi, de reculer dans la cuisine? Qui ne sait pas ça? Mouillés, les carreaux, ça glisse! Pourquoi n’avoir pas choisi le salon? Sur le tapis, jamais je ne serais tombée, mais non, il a fallu, une fois de plus, que je fasse le mauvais choix, et maintenant, cette médecin, à l’hôpital, en train de palper mon bras après six heures passées dans ce foutu couloir des urgences.
« Alice Fogère, oui, vingt-neuf ans. En couple, depuis cinq ans. »
Cette médecin, le flot ininterrompu de ses questions alors que je voudrais lui demander des nouvelles de la petite vieille arrivée en sang tout à l’heure, celle que le mec a poussée dans les escaliers du métro – pour rire à ce qu’il paraît ! –, de ses hurlements qui cognent encore dans ma tête, de ma faute, ça aussi, je veux dire, de m’être retrouvée là, dans ce couloir, au milieu de toute cette douleur. Le salon, juste sur ma droite pourtant, mais non, il a fallu que j’opte pour la cuisine et sur le carrelage tout juste lavé, paf, bien évidemment !
« Aucun enfant, non. »
Juste au moment où il a le plus besoin de moi. Cette attelle, à présent, que cette médecin me désigne en me parlant de luxation au coude et de trois semaines « au minimum » d’immobilisation. Je la regarde anéantie. Trois semaines ?! Mais qui va les faire, les cartons ? Parce qu’on part s’installer à Paris, nous. Voilà plus d’un mois que mon compagnon ne dort plus. Tout ça à cause de son boss, de ses collègues aussi… Cette médecin, sa voix très douce :
« Vous dites que vous avez reculé, mais devant qui, devant quoi ? »
N’est-elle pas là pour mon coude ? Pourquoi cette question alors, cette question lancinante à laquelle, à force, je n’ai plus envie de répondre, il m’aime si fort, nous nous aimons si fort.
« Moins une, c’était la tête qui prenait, non ? Et là, qu’est-ce qui… »
« Madame, je vous ai posé une question. »
Mais comment parler de ce saccage en lui, ce saccage qui, par moments, le rend fou et qu’au lieu de fuir j’aurais dû embrasser.
« Madame… »
Ne devrait-elle pas plutôt courir au chevet de cette petite vieille ? Tout est si simple pourtant. Mais elle est comme eux tous. Même mes amis ont refusé de me comprendre, tous mes amis avec lesquels j’ai fini par rompre. À quoi bon fréquenter des gens méchants ? Et maintenant, elle, cette médecin, hochant la tête sans croire un traître mot de ce que je lui raconte, comme si une telle qualité d’union ne pouvait pas exister entre deux êtres, comme si elle tenait de l’impensable, jusqu’à ma mère, l’autre jour, persuadée qu’il finirait par me tuer. Il a raison là encore, elle est toxique, je vais devoir très vite me couper d’elle. Nous nous aimons si fort, pourquoi cet acharnement à démolir notre union, n’y a-t-il pas assez de désespoir dans le monde ? Pourquoi ai-je reculé aussi ? Et maintenant, mon coude qui a triplé de volume. Pour une fois que je pouvais me rendre utile. Qu’est-ce qu’il va dire pour les cartons ?

CHAPITRE 1
DIEU.
Dans sa minuscule cellule de bois, Martin voudrait ne plus bouger, rester jour après nuit, agenouillé dans cette union, sans plus manger ni boire, jusqu’à la fin. Partout ailleurs, le monde est si blessé. Pourquoi s’y frotter quand tout, ici, le comble de silence et de lumière ?
Dieu.
Se tenir là, debout, des jours entiers en prière, comme sur sa petite île de Gallinara. Souverainement seul. Parfaitement relié.
Il tremble. Il rit. Des larmes d’amour ruissellent le long de ses joues et, à le voir si irradiant, on pourrait le croire fou. Il est si large de présence. Si vaste de sérénité.
Il flotte à présent. Il flotte à l’intérieur de la minuscule cellule de bois qui, sous ses pieds, devient le ciel. Du fin fond de son être, Martin ne voudrait plus connaître que cela : ce seul à seul où, brisé, le cœur de l’homme s’élève jusqu’à l’ultime cercle. Mais Dieu a voulu que, par ruse, les hommes l’élèvent au rang d’évêque, lui qui, depuis sa prime enfance, ne rêve qu’à être un moinillon.
Dieu.
Lors, sortant de sa cellule, il va. Et, à sa vue, tous l’acclament, certains allant jusqu’à baiser ses mains. Il a déjà guéri un si grand nombre.
Fendant leur foule, Martin baisse les yeux pour ne pas montrer ses larmes. Leur désespoir est si grand. Marcher parmi eux, c’est comme marcher à travers un champ d’aiguilles rougies par le feu. Comme tout eût été plus simple, se faire oublier d’eux, disparaître dans les profondeurs d’une grotte ou sur le sommet de quelque haute montagne. Mais Dieu, dans sa prière, lui a demandé de les rejoindre et Martin, entrant en lui-même, a consenti. Oui, il les initiera au mystère de la triple lumière et à celui du monde séraphique qui, avec une ardeur bouillonnante, Le contemple, Lui, l’Ineffable, l’Indescriptible, l’Inconnaissable, l’Inaccessible. Oui, il sera leur évêque.
*
Au sixième étage de leur nouveau petit deux-pièces, Alice ne sait rien de cette histoire. Tout au plus que Martin aurait embrassé un lépreux il y a mille sept cents ans. Mais qu’est-ce qu’un lépreux pour une fille du XXIe siècle ? Cela n’a pas de représentation. Non, Martin ne fait pas partie de son existence ou alors pour faire rire le postier du petit bourg de M. Quelle drôle de coïncidence tout de même : partir de la rue Saint-Martin de M. pour se retrouver rue Saint-Martin à Paris ! À coup sûr, ceux du « bureau » y verraient un signe. Quel signe ? Alice ne le sait pas. À l’heure qu’il est, elle ne connaît même pas l’existence du bureau.
Dans sa réalité, l’univers est un vide où, faute de frottements, les plumes et les pierres tombent à la même vitesse. Un vide qui ne fait jamais signe et auquel Alice, devant la dernière pile de cartons à descendre, ne pense pas. Pas plus à ce drôle de hasard qui, sur le coup, l’avait fait sourire. Elle doit s’occuper de tant de choses depuis son emménagement : poncer, lisser, repeindre les murs, poser les carreaux, choisir un frigo, installer le wi-fi… Par chance, son coude a retrouvé toute sa mobilité. Elle doit faire attention toutefois. Hier, la douleur l’a lancée si fort qu’elle a dû s’arrêter pour aller s’acheter des glaçons.
Dans la rue, il y avait tant de monde qu’elle a failli rebrousser chemin. Pour lui, bien sûr, c’est plus facile : Paris, il y est né. Alice, non, et, après ces cinq années de vie à M. avec lui, la moindre agitation la perturbe.
Dans leur maison, là-bas, il n’y avait qu’eux deux. Chaque jour, après son départ, elle partait marcher en forêt, puis elle faisait les courses et, jusqu’à son retour, elle bricolait et préparait le repas. Tout était concentré. Silencieux. Fluide. Au fil des mois, ses crises avaient diminué, il avait même repris du poids et arrêté l’alcool. Bien sûr, il y avait parfois encore des moments difficiles, particulièrement ces dernières semaines, à cause de l’arrivée de ce nouveau boss, mais, là encore, elle était parvenue à l’apaiser. Dans la casserole, le lait, soudain, déborde. D’un geste rapide, Alice éteint le feu. Avant, elle aimait la présence des gens, pourtant. Mais c’était du temps de Geoffrey. Elle est tellement plus heureuse aujourd’hui.
Malgré tout, elle appréhende le moment où les travaux seront terminés. L’appartement est si petit, qu’est-ce qu’elle va faire de ses journées ? Alice se mord la lèvre. Après tout ce qu’il a fait pour elle, comment ose-t-elle se laisser aller à de telles pensées ? Certes, ce deux-pièces n’est pas bien grand, mais il est si bien situé. Le flair qu’il avait eu de garder le contact avec cette Émilie, une ancienne de sa promo, parce que s’il avait dû compter sur elle…
« Même pas foutue de gagner ta vie.
– Mais, c’est toi qui…
– Merde, Alice, je ne te demande pas grand-chose, un simple merci, mais non, c’est trop pour toi. Comme si, avec ce nouveau job, je n’avais pas une pression maximale sur les épaules. »
Alice sait qu’il a raison. Ce soir, pour la peine, elle lui concoctera son repas préféré. Quant à la suite, elle finira bien par trouver ses marques.

Les premiers jours, dans les rues, à Paris, elle gardait si obstinément les yeux baissés qu’il lui fallut près d’une semaine pour s’apercevoir qu’il y avait une église dans le renfoncement. Ce jour-là, le stress d’Alice était au maximum. Partout autour d’elle, les voitures klaxonnaient, les vélos fonçaient. Pourquoi ne pas y entrer quelques minutes pour souffler ?
À l’intérieur, l’épaisseur du silence l’avait aussitôt conquise. Alice s’était assise au dernier rang et, pendant un long moment, elle avait fermé les yeux. Ici, c’était comme de se retrouver à M. avec lui. Quand ils vivaient collés. En suspension presque. Hors d’atteinte du monde. Parfaitement reliés.
Le chant des anges, elle ne le connaît pas,
mais la splendeur du monde, elle la réclame.
Avant lui, sa vie était comme floue. Dans ses rêves, elle errait à travers d’interminables paysages de toundra où seuls de rares oiseaux captaient son regard. L’herbe, sous ses pieds, était d’un vert puissant. Tout le reste était gris. Il n’y avait pas d’humains, pas de villages. Juste elle et des oiseaux perdus comme elle.
Grâce à lui, elle avait su mettre fin à cette errance aveugle, mais après combien de mois de caresses et d’encerclement ?

Dans l’église, Alice se lève. Demain, elle reviendra. Il fait si bon, ici. Ce soir, pour autant, elle ne le lui dira pas. Ce sera son secret. Elle en rit tout à coup. Pas plus qu’elle, il ne croit en Dieu. Il ne comprendrait pas.
Elle longe les alcôves de plusieurs saints dont elle découvre les noms : saint Nicolas des Champs, sainte Geneviève, sainte Cécile, sainte Louise de Marillac, saint Vincent de Paul, saint Martin, puis, face au chœur, elle se retourne et découvre l’orgue. Elle regrette, tout à coup, de n’avoir pas appris à en jouer, s’imagine, là-haut, en train de faire exploser les notes. Cette chance qu’elle a de vivre une aussi belle histoire. Tout ne peut que bien se passer, comment a-t-elle pu en douter ? Bientôt, elle sera aussi heureuse qu’à M.
Elle pousse la lourde porte, s’engouffre dans la lumière en dévalant les marches. Vite, elle doit atteindre le Monoprix dans moins de cinq minutes ou il va angoisser. Après tout ce que ses parents lui ont fait subir, il a si fort besoin d’être rassuré. Alice aimerait pouvoir les faire revenir pour leur balancer à la figure leurs quatre vérités. Quand, certaines nuits, elle le regarde dormir, c’est comme si elle devinait sur son corps les stigmates des coups qu’ils lui ont infligés, enfant. Parfois, elle les perçoit si nettement qu’elle en pleure. Mais assez de ces horreurs. Avant le quart, elle doit rejoindre le Monoprix, se prendre en selfie devant, lui envoyer la photo, répondre à son appel, lui dire qu’elle l’aime, sans oublier de cliquer sur le smiley sourire et les trois cœurs. Puis elle doit faire les courses, revenir à l’appart, gravir les six étages, répondre, à la demie, à son dernier appel, lui renvoyer un selfie et lui redire qu’elle l’aime, en espérant, cette fois-ci, qu’il sera de bonne humeur. Il se montre si tendu ces derniers jours. Est-ce à cause de son nouveau travail ? Alice n’a pas osé le questionner.

À l’époque, sur le campus, toutes les filles fantasmaient sur lui. Parmi elles toutes, c’est elle, pourtant, qu’il avait choisie. Elle le revoit encore traverser cette rue pour se déclarer. Un prodige qu’elle ne s’explique toujours pas. Sur le coup, elle l’avait jeté. Geoffrey venait de la quitter, elle était au plus mal. Il n’avait rien lâché pour autant, au point même de la rendre suspicieuse. Que voulait-il, au juste ? Et pourquoi cet entêtement à vouloir la conquérir quand il pouvait s’offrir toutes les filles les plus sexy de l’université ? Avec une patience infinie, il était parvenu à se faire accepter d’elle. Cela avait pris du temps. Beaucoup de temps. Jour après jour, il lui avait confié la violence subie, enfant : les douches glacées au milieu de la nuit, les insultes, les coups de fouet, les brûlures avec le fer à repasser, les enfermements de plusieurs jours à la cave. Devant de telles horreurs, Alice avait frémi. Malgré tout, elle était restée sur ses gardes. Il la connaissait si peu. D’où lui accordait-il une si grande confiance ? Il n’en revenait pas lui-même. Il lui avait suffi de la voir pour que tout s’ouvre en lui. Avant elle, il ne s’était jamais confié à personne. Elle était la première. Elle serait la seule.
Sa ténacité avait fini par avoir raison d’Alice. Pour la première fois de sa vie, quelqu’un l’attendait. Elle en était bouleversée.
Était-ce parce que sa mère n’avait jamais connu un tel degré d’amour qu’elle s’évertuait, depuis toutes ces années, à dénigrer la relation d’Alice ou parce que sa mère était foncièrement incapable d’être heureuse ? Alice n’arrive pas à savoir. Avec sa mère, les choses n’ont jamais été faciles.
Un bruit de pas dans l’escalier. Lui, déjà ? Vite, elle court l’embrasser. Il la repousse, crispé.
« C’est quoi, ces poubelles, sur le palier ?
– Je… j’allais les descendre.
– C’est ça, tu allais ! »
Ne pas chercher à se justifier, cela l’énerverait davantage. Attendre le plus silencieusement possible que la crise passe. Quelle idiote aussi. Elle sait à quel point il ne supporte pas les mauvaises odeurs.
Le front plissé, il marche de long en large dans le salon.
« Il va falloir que tu trouves un boulot, Alice. »
Un boulot ? Mais le bébé ? Et puis où, un boulot ? Il se rapproche d’elle.
« Les vacances, c’est fini.
– Mais…
– Y’a pas de mais et, putain, regarde-moi quand je te parle. »
Il sent l’alcool. Il le lui avait promis pourtant. Ne pas bouger. Encore moins réagir.
« Tu vas faire comme je te dis, compris ? »
Elle fait oui de la tête. Il lui saisit la nuque.
« J’ai pas entendu. »
Elle lâche un oui faible.
« Oui qui ?
– Oui, mon amour. »
Il la relâche.
« Demain, tu t’inscris à l’ANPE, tu te démerdes, tu trouves. Et arrête de faire cette tête. Tu es ma fée, Alice, je n’aime personne d’autre plus que toi. Allez, viens, embrasse-moi. Ces connards m’ont menti sur toute la ligne, leurs stock-options valent que dalle. Non, ne dis rien. Tu ne comprendrais pas. Embrasse-moi, plutôt. Putain, ce que t’es bandante dans cette robe. Dommage que tes cheveux soient décoiffés. Allez, sèche tes larmes, viens dans la chambre, c’est moi qui ai besoin d’être consolé, pas toi. Viens que je te prenne. »

Extrait
« LEXIQUE
SERVITEUR OÙ SERVANTE DE DIEU: fidèle catholique décédé(e), ayant fait preuve, tout au long de sa vie, d’une piété remarquable. (Première étape de la canonisation.)
VÉNÉRABLE : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), dont l’héroïcité des vertus a été reconnue par l’Église. Aucun culte ne peut leur être rendu. (Deuxième étape de la canonisation.)
BIENHEUREUX(SES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer, post mortem, au moins un miracle ou qui est mort(e) en martyre. Un culte local peut leur être rendu. (Troisième étape de la canonisation.)
SAINTS(ES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer au moins deux miracles ou qui, ayant déjà un miracle à son actif, est mort(e) en martyre. Un culte public peut leur être rendu. (Quatrième et ultime étape de la canonisation.) » p. 55

À propos de l’autrice
TAVERNIER_tiffany_©bulle_batallaTiffany Tavernier © Photo Bulle batala

Née le 3 mai 1967, Tiffany Tavernier est la fille de Bertrand Tavernier et de Colo Tavernier. Avec son frère Nils Tavernier, elle découvre le monde du cinéma dès sa petite enfance. Sa mère choisit son prénom en hommage au film Breakfast at Tiffany’s où Audrey Hepburn interprète le rôle principal. Tiffany part en Inde pour faire de l’humanitaire à 17 ans avant d’entrer dans la vie active. Elle est romancière, mais elle se consacre à sa carrière de scénariste en parallèle. Elle est spécialisée dans les scénarios pour des documentaires télévisés et des longs métrages. Elle écrit ainsi les scénarios de deux films réalisés par son père. Il s’agit de Holy Lola et de Ça commence aujourd’hui. Pour ces projets, elle est épaulée par son mari. Tiffany fait des apparitions dans les films Des enfants gâtés, L’Horloger de Saint-Paul et Un dimanche à la campagne. Sa carrière littéraire commence avec Comme un miroir (2015) et évoque des moments de son enfance. Parmi ses romans, elle publie en 2016, Isabelle Eberhardt : Une vie dans l’islam. Son livre Roissy sort en 2018 et fait partie de la sélection du Prix Femina de la même année. En 2021, elle publie L’Ami. (Source: Voici / Éditions Sabine Wespieser)

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La langue des choses cachées

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En deux mots
Un prêtre accueille le fils de leur guérisseuse, qui revient au pays pour reprendre le flambeau, afin de le mener auprès d’un homme qui craint de perdre son fils. Son extrême sensibilité va lui permettre de ressentir tous les maux de la communauté et mettre en lumière la violence des hommes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le guérisseur revient au village

Dans ce conte tragique servi par une langue poétique, Cécile Coulon raconte comment le retour d’un fils au village va réveiller de douloureux souvenirs. Appelé à reprendre le rôle de guérisseuse de sa mère, il va découvrir tous les maux qui gangrènent la communauté.

Nous sommes à une époque qui n’est précisément définie dans un lieu qui ne l’est pas davantage, pas plus que les personnages qui portent des noms génériques, le fils, la mère, la femme, le prêtre. Bref, tous les ingrédients du conte sont rassemblés pour nous offrir un récit aussi sombre que lumineux.
Sombre, parce que l’atmosphère est lourde, les crimes odieux. Quand le prêtre accueille le fils, de retour au Fond du Puits après un long exil, il espère qu’il succèdera à sa mère qui avait le don de soigner les corps et les âmes. Dès ses premiers pas dans le village, il ressent ce trouble, comprend que la violence des hommes continue de régir le quotidien de la communauté: «les bûches tanguent près du feu, la table est rongée par le viol, le couloir suinte, la saleté gonfle le vieux papier. Une odeur d’air froid et de volets pourris hante la chambre».
Et si le père est un homme affreux, il aimerait sauver son fils sur lequel «il plante des yeux fous, ivres d’angoisse, furieux de peur». Mener à bien sa mission n’est pas chose facile pour ce successeur à la sensibilité exacerbée qui ressent d’emblée le mal qui préside aux destinées de ce microcosme et qui s’est instillé partout, dans les murs et dans les meubles, dans les corps et les âmes. Lui qui parle la langue des choses cachées, peut-il «rétablir l’équilibre du monde»?
Quand un enfant vient le chercher pour se rendre au chevet de sa grand-mère qui agonise, il se retrouve à l’endroit même où sa mère était venue soulager cette femme et comprend qu’ici résonnent «toutes les voix de toutes les femmes du Fond du puits depuis mille ans».
On le sait, Cécile Coulon aime s’imprégner de l’esprit du lieu pour dérouler ses histoires, comme dans Seule en sa demeure ou Une bête au paradis. Il n’en va pas autrement ici, dans cet endroit où suinte la violence et où règne le mutisme.
Où le temps est peut-être venu de parler cette langue des choses cachées pour ne plus laisser le viol impuni, pour ne plus subir le machisme ordinaire qui semble être inscrit dans les gènes.
Alors nous voilà du côté lumineux de ce roman, celui qui s’appuie sur les horreurs et la noirceur pour chercher une voie (voix) nouvelle.
Prenez la peine de lire quelques pages de ce livre à voix haute et vous comprendrez immédiatement son lyrisme hypnotique. La mélodie de ce texte d’une grande poésie ne vous lâchera plus. Alors vous ici parlerez la langue des choses cachées que Cécile Coulon enseigne ici dans toute sa pureté, comme une source cristalline s’écoulant au flanc d’une colline.

Cécile Coulon sera le vendredi 2 février 2024 à 20h à la Librairie 47° Nord à Mulhouse pour y présenter son livre.

La langue des choses cachées
Cécile Coulon
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
134 p., 17,90 €
EAN 9782378804046
Paru le 11/01/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
À la tombée du jour, un jeune guérisseur se rend dans un village reculé. Sa mère lui a toujours dit : «Ne laisse jamais de traces de ton passage.» Il obéit toujours à sa mère. Sauf cette nuit-là.
Cécile Coulon explore dans ce roman des thèmes universels: la force poétique de la nature et la noirceur des hommes. Elle est l’autrice de Une bête au Paradis, Prix littéraire du Monde, Trois saisons d’orage, prix des Libraires, et du recueil de poèmes Les Ronces, prix Apollinaire. Avec La Langue des choses cachées, ses talents de romancière et de poétesse se mêlent dans une œuvre littéraire exceptionnelle.

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Cécile Coulon présente «La langue des choses cachées» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Prologue
Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent, en prenant avec les cieux de funestes engagements : leurs mains caressent et déchirent, rendent la peau si douce qu’on y plonge facilement des lances et des épées. Rien ne les effraie sinon leur propre mort, leurs doigts sont plus courts que ceux des grands singes, leurs ongles moins tranchants que ceux des petits chiens, pourtant ils avilissent bêtes et prairies, ils prennent les rivières, les arbres et les ruines du vieux monde. Ils prennent, oui, avec une avidité de nouveau-né et une violence de dieu malade, ils posent les yeux sur un carré d’ombre et, par ce regard, l’ombre leur appartient et le soleil leur doit sa lumière et sa chaleur. Ils se nourrissent des légendes qui font la terre ronde et trouée, le ciel bleu et fauve, ils construisent des villes géantes pour des vies minuscules et la haine de cette petitesse les pousse à toutes les grandeurs. En amour, ils ne comprennent rien aux secousses du cœur et du sexe, ils tentent de les apaiser, leurs forces sont fragiles, leurs corps mal préparés aux tempêtes des sentiments. Ils ont trouvé un langage pour tout dire ; avec ce trésor, ils s’épuisent à convaincre qu’ils sont les chefs, les puissants, les vainqueurs.
Qu’importe qu’ils violent des femmes, des enfants, des frères ou des inconnus, qu’importe qu’ils vident des océans et remplissent des charniers, tout est voué à finir dans un livre, un musée, une salle de classe, tout sera transformé en statue, en compétition, en documentaire. Alors, qu’importe qu’ils incendient des bibliothèques, des villages et des pays entiers, qu’ils martyrisent ceux qu’ils aiment, il faut pour vaincre tout brûler, et regarder les flammes monter au-dessus des forêts jusqu’à ce qu’elles forment sous l’orbe des nuages de grandes lettres illisibles. Qu’importe qu’ils passent sur cette terre plus vite qu’un arbre, une maison, une tortue ou un rivage, ils sont si beaux, avec leurs yeux pleins d’amour et leurs mains pleines de sang, ils sont si beaux, avec leurs corps comme des brindilles, ils se tiennent droit, ils imitent les falaises, ils se croient montagnes ou sommets, ils sont si beaux dans leur soif capable de tarir les sources les plus anciennes, ils sont si beaux dans la timidité du premier baiser, cela ne dure qu’une seconde mais après ils ne seront plus jamais grands. Oui, c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent.
Au milieu de cette foule aveugle, titubante, certains comprennent les choses cachées. Ils devinent en silence les grands tremblements du corps, les affaissements soudains du sang, ils possèdent le don, la force. Ils se mêlent aux autres et les soignent, les apaisent, ils ressemblent à des hommes et des femmes mais ils portent en eux des décennies de douleur et de joie, ils connaissent le feu, ils l’ont en eux, ils maîtrisent les flammes. Comme des chiens de berger autour d’un troupeau affolé par l’orage, ces gens-là s’approchent d’un corps et immédiatement le corps parle avec eux, s’exprime, ils entendent, écoutent, répondent, ils guérissent, dans un fond de ferme, près d’un lit sale, à côté d’un berceau cassé, ils guérissent, voilà, on les appelle pour cela, mais c’est bien autre chose que nous ne comprenons pas.
Ils ont appris, très tôt, la langue des choses cachées.

À mi-pente, l’odeur du sang et des trembles mouillés lui parvint. Il avait marché longtemps : la journée finissait à mesure que la colline, derrière lui, s’arrondissait, et qu’une autre, devant lui, s’élevait. Le hameau gisait là, sous ses yeux abîmés par la bruine, il voyait un filet de maisons gris et noir de part et d’autre de ce qui ressemblait à une rivière, si étroite qu’elle disparaissait presque entre les arbres. Il distinguait deux ponts, bombés, plutôt larges, qui enjambaient fièrement le cours d’eau. L’église, toute menue dans cette vallée, tendait vers les nuages son clocher silencieux. D’où il se trouvait, il compta vingt maisons, trois longs bâtiments à l’écart – des étables –, une route qui piquait à l’entrée du village et sortait de l’autre côté avant de remonter.

C’était sa première fois.
Sa mère, âgée, ne quittait plus leur maison, à trente kilomètres. Quand on l’avait appelée, cette fois-ci elle s’était tournée vers son fils et il avait compris. Il prenait son tour. Il faisait suite.
– Où dois-je aller ?
– Entre deux basses collines. Il n’y a qu’un seul lieu-dit : le Fond du Puits. Ne traîne pas, tu es attendu.
– Et si je me perds ?
– Tu ne te perdras pas. C’est pour ça que les braves gens font appel à nous : car nous ne nous perdons jamais. Tâche de t’en souvenir.
Puis elle avait préparé un bagage léger et il était parti pour une journée de marche, les yeux fixés sur les basses collines à l’horizon, qui enfermaient un village où les âmes perdues avaient appelé.

Sur le chemin dix fois il s’était retourné, croyant sentir sa mère derrière lui. Mais rien ne bougeait, ni les trembles verts et longs, ni les prairies débordées par leurs fleurs. Le vent brisa le paysage en milieu de journée, il crut y entendre la voix de sa mère. Il devait avancer vite, passer la colline, arriver avant la nuit. Là, on attendait sa venue, il comprendrait, avait-elle dit, quelqu’un viendrait l’accueillir, on l’emmènerait dans une maison, et ça commencerait au bord d’un lit, près d’un malade. Cent fois il avait accompagné sa mère quand elle était appelée – il n’y avait pas d’autre manière de le dire, elle était appelée –, quand les hommes ne savaient plus où demander de l’aide. Les hôpitaux étaient trop loin, les médecins absents, les vieux refusaient d’être soignés autrement que par des coupeurs de feu, des guérisseurs, des rebouteux. Les noms qu’on donnait à sa mère, elle s’en accommodait, et quand son fils lui demandait comment elle se définissait, elle répondait : « Nous voyons des choses cachées et il n’y a pas de mot pour cela. »
Alors elle laissait celles et ceux qu’elle nommait « braves gens » utiliser le langage qu’ils voulaient pendant qu’elle apprenait le sien à son fils. Aujourd’hui, sur un chemin sans bornes, il partait seul accomplir cette tâche. Voir les choses cachées.

C’est une manière douce – trop douce – de raconter. Ce garçon, cheminant à dos de basse colline pour atteindre le Fond du Puits, ce garçon, jeune comme une tige, moins joli qu’un enfant mais plus qu’un adulte, ce garçon, pour les langues habituées aux choses cachées qu’il s’en va voir,
ce garçon est un drame.

Le Fond du Puits repose toujours à l’ombre : l’eau y est fraîche, l’herbe plus verte que sur les deux seins pelés qui l’entourent, une seule route le traverse, un clocher le grandit. Les maisons y sont bien rangées. Les vivants persistent à vivre. On ne quitte jamais le Fond du Puits sur ses deux jambes, mais toujours portés par d’autres. Des sorciers insolents ont fait ici de grands feux pour attraper le soleil et le soleil les a punis : plus jamais il ne vient. Parfois il effleure, en de rares occasions, il brûle les yeux, la peau éclate en bulles rouges sur le dos des enfants, alors on se terre encore plus loin, dans les arrière-cuisines et sous les appentis en bord de rivière. Le Fond du Puits s’appelle ainsi car, du sommet de la colline où le garçon se trouve, on n’imagine pas que la terre puisse accepter des endroits pareils.
Il comprend pourquoi sa mère l’a envoyé à sa place : elle n’a plus l’âge de marcher jusque-là. Elle n’a plus l’âge d’affronter cette solitude, ces vallées enfoncées. Lui doit apprendre que le soleil, ici, est un meurtrier, que l’eau est si froide qu’elle écrase le ventre, que la nuit les deux collines se rapprochent pour tenir entre leurs cuisses les maisons au chaud jusqu’à l’aube. Sa mère n’a plus l’âge d’entrer en ces lieux. Il le sent, depuis la pente qui tourne entre des bosquets de genêts et des corridors de fleurs de carotte. Il n’y a aucun troupeau, aucun barbelé aux rives des champs, pas d’affût de chasse à l’orée des bois. Entre les basses collines, il n’y a rien que le Fond du Puits.
Il se demande s’il en sortira vivant.

La nuit tombe : le prêtre attend devant la croix plantée dans un rocher gris, il a appelé la mère le matin, il sait où la trouver, comment l’atteindre. Lorsqu’il demande, elle vient. Mais la mère est vieille : le prêtre ne sait pas que cette fois son fils arrive. Quand la silhouette du garçon apparaît au pied de la colline, le prêtre, noir d’habit et d’iris, pense qu’un voyageur s’est égaré. Il avance promptement, ne souhaitant pas être dérangé quand la vieille viendra, mais alors que sur ce chemin à peine plus large qu’un grand cercueil les deux hommes se rapprochent, le prêtre reconnaît immédiatement l’étranger. Il y a dans sa démarche, dans son reste d’enfance, la trace de la mère, son pas inaudible, son calme, sa chevelure volante, mal peignée, et son dos droit malgré les trente kilomètres à pied. Le garçon s’arrête au milieu du chemin, il incline la tête et murmure :
– Vous savez qui je suis.
Le prêtre esquisse un sourire.
– Vous êtes le fils de votre mère et vous êtes arrivé bien vite. Suivez-moi.
Ils reprennent route côte à côte. De loin, on croirait des amis qui se rendent à un dîner sous les arbres, mais vite ils disparaissent, la nuit est entièrement là. Deux hiboux se répondent de l’autre côté du pont : le prêtre veut dire quelque chose, que c’est bon signe quand on arrive d’entendre ces hululements, rarement les oiseaux nocturnes souhaitent la bienvenue, mais c’est la première fois que le garçon vient ici et le prêtre sent son cœur battre à ses côtés à mesure qu’ils pénètrent dans la rue principale. Les maisons dorment : les deux hommes passent le pont, les chaussures du prêtre claquent sur les pavés inégaux et les savates du garçon glissent, il semble marcher sur l’air, pense le religieux. Le gave est furieux : le prêtre entend l’eau éclater sur les roches, il croit sentir le pont se dérober sous ses pieds. La rivière se retourne dans son lit : elle a commencé à ruer quelques heures avant l’arrivée du garçon, et son compagnon jurerait que sur son passage elle hurle, mais l’enfant aux cheveux de vieillard ne quitte pas l’église des yeux.
– Je dois dormir quelque part.
– Tout est arrangé : il y a une ancienne dépendance du presbytère à l’arrière, répond le prêtre en pointant du doigt un espace flou à côté du clocher. Votre mère a pour habitude de loger là.
Le fils se remet en marche comme si la conversation n’avait jamais eu lieu. Le prêtre connaît ces gens : rien du monde des hommes ne leur est inconnu, sauf les bonnes manières.

Ils suivent le bord de l’eau, cheminant sur d’anciens remparts écroulés, la nuit est pleine d’oiseaux hurleurs et de froissements de branches, on n’entend rien des maisons fermées, aucune lampe n’éclaire les fenêtres désolées et les paliers en forme de coquillage. Ils avancent sous un pauvre croissant de lune : le prêtre connaît par cœur le Fond du Puits, le garçon voit les choses cachées. Il n’a pas besoin de lumière, elle l’empêcherait de faire son travail. Sur la route entre sa maison natale et le hameau des basses collines, il a plusieurs fois protégé ses yeux du soleil, il s’est arrêté sous des arbres énormes. »

Extraits
« Certains comprennent les choses cachées. Ils ressemblent à des hommes et des femmes mais ils portent en eux des décennies de douleur et de joie, ils connaissent le feu. »

« La maison est tenue par un homme violent: les bûches tanguent près du feu, la table est rongée par le viol, le couloir suinte, la saleté gonfle le vieux papier. Une odeur d’air froid et de volets pourris hante la chambre: l’homme aux épaules rouges lève sur le fils des yeux sans âme, sans honte et sans remords. Sa femme n’est plus de ce monde, mais son fils, son unique fils croit-il, repose, vivant, dans ce lit qui est la seule place chaude de la maison. Le père est un homme affreux mais près de ce fils malade son inquiétude prend le dessus: il regarde son enfant avec la crainte de tout perdre. Il plante en lui des yeux fous, ivres d’angoisse, furieux de peur. C’est un homme monstrueux, il n’a fait que du mal autour de lui. Pourtant, son enfant, il ne l’a jamais battu, jamais touché. » p. 27

« Ce travail — sa mère dit que c’est un métier comme un autre et qu’il n’y a pas de mot mieux trouvé pour définir ce qu’ils font — permet aux familles de résister aux secousses du temps et du sol, il inspire les romanciers, les pasteurs et les sorcières, il déterre les vieilles histoires et enfouit celles qui ont besoin, encore, de mûrir. Mais si quelqu’un trouble le processus, si une voix recouvre celle des choses cachées, alors le fils sent trembler un autre monde, plus violent, plus noir, un lieu d’horreur. » p. 82

À propos de l’autrice
COULON_Cecile_©Julien_bruhatCécile Coulon © Photo Julien Bruhat

Cécile Coulon est née en 1990 au milieu des volcans d’Auvergne. En 2006, elle publie un premier texte dans une petite maison d’édition locale. Après avoir fait ses premières armes en région, elle est reçue, en 2009, aux Éditions Viviane Hamy, où elle restera jusqu’en 2018, publiant cinq romans, dont Le roi n’a pas sommeil (prix France Culture/Nouvel Observateur), et Trois saisons d’orage (prix des Libraires). En 2018, elle publie son premier recueil de poèmes aux Éditions du Castor Astral, Les ronces, et reçoit le Prix Apollinaire, ainsi que le prix Révélations Poésie de la Société des Gens de Lettres. Son roman Une bête au paradis paru à L’Iconoclaste en août 2019 a reçu le Prix littéraire Le Monde et a été élu le roman préféré des libraires. (Source: Trames)

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10, Villa Gagliardini

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En deux mots
C’est l’histoire d’un petit appartement situé dans le XXe arrondissement de Paris. C’est la chronique d’une famille sans père, puis avec un père trop présent avant de disparaître. C’est l’histoire d’une mère célibataire avec un, deux puis trois enfants. C’est l’histoire d’une enfant puis d’une adolescente qui va chercher sa voie des années quarante aux années soixante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Un petit chez-soi vaut mieux qu’un grand chez les autres»

Dans un roman qui fleure bon la nostalgie de l’enfance, Marie Sizun raconte ses jeunes années dans un appartement du XXe arrondissement. C’est là, dans le Paris de l’après-guerre, qu’elle a connu bonheurs et drames familiaux, c’est là qu’elle a grandi, c’est là qu’elle a construit son avenir.

Marie Sizun n’en a pas fini avec l’enfance. Après Éclat d’enfance, (paru en 2013 et disponible en poche), dans lequel l’autrice racontait ses jeunes années dans le XXe arrondissement de Paris, de la porte des Lilas à la place des Fêtes, voilà qu’elle entre dans «l’immeuble de briques rouges» qu’elle avait laissé jusque-là de côté. Le 10, villa Gagliardini où elle a grandi et où elle a vécu plusieurs drames familiaux. Ses premiers souvenirs remontent en 1942. Elle a deux ans et essaie d’apprivoiser cet espace qui lui paraît immense alors qu’il n’a que la taille d’un studio. Durant les mois qui suivront elle vivra avec bonheur dans ce cocon aux côtés d’une mère attentive et aimante.
Mais tout va changer avec le retour de son père, prisonnier en Allemagne jusqu’à la fin des hostilités. Cet homme va pour le coup prendre tout l’espace, vouloir remettre de l’ordre dans son foyer et montrer qu’il est le seul maître à bord. La peur et la violence s’installent. La tension devient permanente et va croître encore avec l’arrivée d’un petit frère qui va devenir le nouveau centre d’attraction de ses parents.
En fait, il faudra attendre des vacances en Bretagne, qui ne sont qu’un stratagème imaginé par son père pour divorcer et prendre le large, pour retrouver un peu de sérénité. Mais payée au prix d’une forte précarité.
Ce qui n’empêchera toutefois pas la narratrice de réussir un joli parcours scolaire après une école primaire plutôt mouvementée et d’entrevoir ce que pourrait être sa vie loin de la villa Gagliardini.
En refermant ce roman d’apprentissage, on pense à cette citation d’Alphonse de Lamartine: «Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer?» et l’on revoit à notre tour l’appartement ou la maison de notre enfance, son mobilier, ses objets qui nous ont accompagnés et que l’on dévalorise trop souvent en affirmant qu’ils n’ont qu’une valeur sentimentale. Or, c’est justement cette valeur qui est ici célébrée. Quelques dessins sur un mur, un berceau qui vient manger un espace déjà restreint ou encore une simple poussette deviennent alors les symboles d’une vie que la force du souvenir transcende.
Lire Marie Sizun nous permet de retrouver le Paris populaire des années d’après-guerre, mais au-delà de ce lieu et de cette période, c’est aussi l’occasion – au détour d’une phrase, d’une émotion ressentie – de replonger avec nostalgie dans nos propres souvenirs. C’est alors entre les lignes de cette belle écriture classique et limpide que chacun écrit sa propre histoire. Cette force d’évocation, que l’on pouvait déjà trouver dans La maison de Bretagne, donne à ce roman plein de tendresse et de nostalgie un parfum d’enfance et d’espérance. Car alors tout est encore possible.

10, villa Gagliardini
Marie Sizun
Éditions Arléa
Roman
248 p., 20 €
EAN 9782363083579
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement à Paris, dans le XXe arrondissement. On y évoque aussi Villemoisson, alors en Seine-et-Oise.

Quand?
L’action se déroule de 1942 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
On a tous un lieu d’enfance, lieu des premières années. Maison ou appartement, cet endroit littéralement lié aux souvenirs, bruits, lumières du tout début, enferme pour toujours le mystère de la petite enfance. C’est au 10, villa Gagliardini que Marie Sizun a décidé de retourner. Mais c’est d’un voyage tout intérieur dont il s’agit. Nous poussons la porte avec elle et nous découvrons, dans l’agencement du petit appartement une histoire romanesque. C’est là que l’auteur grandira, vivra le retour de captivité de son père après la guerre, l’arrivée d’un frère puis le délitement du couple qui, une fois le père en allé, lui rendra sa mère pour elle toute seule, en une espèce de compagnonnage où les rôles bientôt s’inverseront. Mais plus que le récit d’une enfance, c’est surtout l’histoire d’un combat pour trouver sa place. L’appartement est un refuge, une île merveilleuse où, malgré les difficultés financières, la petite vit dans un monde de fantaisie et de joie entretenu par sa mère dont l’originalité les protège des difficultés et des conventions sociales. Tout est bonheur : faire des dessins sur les murs, découvrir la lecture, écouter sa mère chanter. Chaque objet, chaque meuble raconte une histoire, s’anime. Et bien vite, l’enfant est attirée par le dehors. La vue de la fenêtre laisse entrevoir la beauté du monde : les toits de Paris luisant sous la pluie, les ciels changeants, tout est prétexte au ravissement. Puis la porte s’entrouvre sur le monde inconnu, l’école, les amies, la découverte du cinéma et ce quartier du vingtième arrondissement entre la rue Haxo et la place du Télégraphe. Les jalons sont posés, qui deviendront l’œuvre à venir. Le souvenir tenace d’une histoire familiale jadis éclatante, une certaine gêne financière pour ne pas dire pauvreté, et finalement une volonté farouche de lutter contre le déclassement. Une histoire de transfuge en somme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre
« J’ai deux ans et je suis dans l’appartement. Ce qu’il y avait avant, je ne m’en souviens pas. Ma vie commence au petit appartement. C’est mon écorce, ma coquille, mon nid. Je ne sais rien de lui, mais sa lumière, ses couleurs, son odeur sont à moi autant que la présence de ma mère.
J’ai trois ans, cinq, sept, dix ans, douze, quinze, seize, et je suis encore dans l’appartement. Mes connaissances se sont un peu enrichies, mais de l’appartement, je ne me dissocie pas encore. C’est un être vivant, fraternel, jumeau. Il est moi comme je suis lui, comme on peut s’aimer ou se haïr sans jamais cesser d’être soi.
Je le quitterai. Je vivrai ailleurs. Loin. Mais il sera toujours là. Au fond de moi.
Il est mon enfance et quelque chose de plus, comme un secret. Une empreinte génétique. Une

deuxième peau, inaliénable. Souvent il m’arrivera, des années plus tard, bien des années plus tard, de m’y retrouver en rêve, la nuit, quand, du grand immeuble de briques rouges où il s’inscrivait petitement, au deuxième étage, en bout de couloir, il ne me restera qu’une vision lointaine et, du 10, villa Gagliardini, qu’une adresse obsolète.

I
C’était un très petit, très modeste appartement, une pièce, une cuisine, une entrée, des toilettes. On appellerait cela aujourd’hui, je crois, un «studio»; pour moi, c’était la maison. Mes jeunes parents, à peine mariés, l’avaient déniché avec amour dans cet ensemble d’immeubles neufs à loyer modéré d’un quartier tranquille du XXème arrondissement, deux mois avant la déclaration de guerre de septembre 1939. Ils n’y ont pas été heureux longtemps : mon père a été mobilisé, envoyé au front, fait prisonnier. Il n’est revenu d’Allemagne que quatre ans et demi après. J’avais juste cet âge quand j’ai fait sa connaissance.
Pendant tout le temps de son absence, j’ai vécu seule avec maman, dans ce petit appartement qui m’apparaissait immense. C’était un univers dont, à peine debout, j’explorais avec bonheur les éléments familiers, simples extensions de moi-même semblait-il. Meubles, arêtes de mur, portes que je découvrais à tâtons, que je scrutais du regard, que je reniflais, dont j’écoutais le mystère, un silence que troublaient à peine les bruits venus de l’extérieur.
Dans la pièce principale – nous disions «la chambre», 20 mètres carrés tout au plus –, il y avait dans le coin droit un grand divan où mes parents n’avaient dormi ensemble qu’un été et, dans le coin gauche, mon lit d’enfant. Au centre, une table de chêne rectangulaire et ses deux chaises. Contre un mur, placée bien au milieu, une commode en bois blanc que, je le saurai plus tard, mon père avait teintée au brou de noix et cirée. Adossée au mur d’en face, simplement posée sur le plancher, une étagère basse en bois d’acajou, démodée, telle qu’on en voyait dans les intérieurs bourgeois de la fin du XIXème siècle, remplie de vieux livres, la plupart brochés. Et, entre la porte de la chambre et le pied du grand lit, une drôle de petite armoire – bonnetière? – étroite, jadis vitrée, dont le verre, fendu, avait été remplacé par un rideau de dentelle. Ma mère y rangeait le linge de maison et les papiers de famille. Cette pièce était tapissée d’un papier peint gris, à motifs plus sombres, pour moi longtemps indistincts. C’était juste gris et familier. Même si les motifs me sont bientôt apparus comme des espèces de ramages, plumages bleu nuit évoquant vaguement des oiseaux. Mais il y avait au fond de la chambre, lumineuse, magnifique, une haute fenêtre, large d’un peu plus d’1 mètre, qui ouvrait sur deux cours, une petite, celle de notre immeuble, close sur deux côtés de murs, jusqu’à la hauteur du deuxième étage, le nôtre. Juste en face de chez nous, le mur faisait place à une enfilade de toits que surmontait un grand morceau de ciel. À droite, la deuxième cour, plus importante, à peine séparée de la première par un muret, appartenait à l’immeuble voisin, dont les huit étages nous masquaient le paysage extérieur mais offraient, le soir, avec la mosaïque des fenêtres éclairées, un spectacle fascinant. Ouverte, notre fenêtre ménageait pour s’asseoir un rebord de 40 centimètres de large sur 1 mètre de long. Une idée de balcon en somme. Une petite balustrade de fer forgé, peinte en noir et coiffée d’une rambarde en bois, était censée protéger d’une chute. Ma mère s’y accoudait souvent. Moi, je m’étendais de tout mon long sur l’étroit balcon avec mes jouets. Les jours de beau temps, c’était notre jardin. Mais les pots de fleurs étaient interdits par le règlement. »

À propos de l’autrice

Portrait de Marie Sizun le 04/04/2022
Marie Sizun © Photo Philippe Matsas

Marie Sizun, agrégée en lettres, est née en 1940. Elle a d’abord exercé comme enseignante en France, puis en Allemagne et en Belgique, avant de se tourner vers l’écriture. Depuis 2001, elle vit entre Paris et la Bretagne. Sa carrière d’écrivaine débute en 2005 avec la publication de son premier roman, Le Père de la petite, qui a reçu le prix Librecourt. Elle a ensuite publié dix autres romans, dont La maison de Bretagne, récompensés de divers prix. (Source: Éditions Arléa)

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VILLENEUVE_les_ciels_furieux  RL_automne_2023

En deux mots
À huit ans, Henni se voit confier la charge d’Avrom, le dernier né d’une grande famille vivant dans un shetl à l’est de l’Europe. Une vie paisible soudain fracassée par l’arrivée d’hommes bien décidés à massacrer, à piller et à détruire. Henni parvient à fuir, mais va se retrouver seule sur la route.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Marcher, c’est s’échapper»

Dans un roman servi par une langue poétique, Angélique Villeneuve raconte un pogrom perpétré dans un shetl d’Europe de l’Est à travers les yeux d’une fillette de huit ans devenue une juive errante. Un roman puissant, un conte poignant.

Dès les premières lignes, nous voilà pris dans la folie meurtrière: «Au moment précis où, enfin, Henni s’apprête à s’enfuir au-dehors dans la neige, c’est le plus grand, le plus maigre des hommes entrés dans la maison qui arrache le dernier bébé du sein de Pessia et le soulève au-dessus de lui. Le cri qui monte avec l’enfant emplit l’air de faisceaux, de fumées, de roches explosives.»
Henni a huit ans et vient d’échapper à un pogrom dans cette Europe de l’Est où, au début du XXe siècle, les juifs étaient chassés, pillés, massacrés.
Un drame qui entre en résonnance avec le 7 octobre dernier et qui prouve que l’antisémitisme reste plus d’un siècle plus tard solidement ancré auprès d’êtres abjects. La fillette vivait paisiblement dans ce village auprès de sa nombreuse famille, de sa grande sœur Zelda et venait de se voir confier un nourrisson, le petit Avrom, son «trésor».
Si elle a pu échapper aux fous furieux avec Zelda et son frère Lev, si elle comprend que marcher, c’est s’échapper, elle ne va pas tarder à se rendre compte combien le froid et la faim peuvent faire de ravages. Désormais, c’est seule avec son désespoir qu’elle devient juive errante et c’est avec ses yeux d’enfant qu’elle regarde ce monde qu’elle ne comprend pas.
Un monde qui se résume à ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle sent. Et c’est ce qui fait la force de ce roman. Ici, il n’est pas question de traiter de la grande Histoire, mais de trouver quelque chose à manger, un endroit où se protéger du froid, un motif d’espérance. À l’instinct.
L’écriture d’Angélique Villeneuve rend parfaitement ces perceptions, Trouvant même de la poésie dans ce drame, quand l’innocence permet de se construire un rempart à l’incompréhensible violence. Pour que la vie prenne le pas sur la mort, pour que l’humanité gagne contre la barbarie.
J’ai retrouvé dans ce roman l’univers d’Agota Kristof et sa trilogie des jumeaux. On y retrouve ce regard différent, cette candeur qui devient une force, ce magnifique chant de résilience, quand on s’appuie sur les beaux moments vécus pour se construire un avenir. C’est pour Henni une manière de cheminer avec les siens qui, même morts, l’aident à dépasser sa peine.

Les ciels furieux
Angélique Villeneuve
Éditions Le Passage
Roman
216 p., 19 €
EAN 9782847425048
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en Europe de l’Est, sans plus de précision

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’est de l’Europe, quelque part dans la Zone de Résidence où sont cantonnés les Juifs en ce début du XXe siècle.
Henni a huit ans et vit avec sa famille dans un village ordinaire. Zelda, sa sœur aînée, est son modèle en tout. Un soir, à la fin de l’hiver, des hommes en furie pénètrent dans leur maison, comme dans tant de maisons ils sont entrés et entreront encore pour piller, pour punir et pour tuer. Dans l’affolement, une partie de la fratrie parvient à s’enfuir.
Les Ciels furieux raconte vingt-quatre heures de la vie d’Henni après cette intrusion. Et c’est comme si on marchait derrière elle, dans le froid, effaré mais renversé aussi par le monde que, pour survivre, elle recompose en pensée. Ce chemin semé de batailles, d’éblouissements et de crocs transcende à la fois l’incompréhensible nuit des violences et le feu de l’enfance.
Dans sa langue puissante et charnelle, Angélique Villeneuve traque les sursauts de grâce dans le moindre repli et brosse le portrait d’une petite fille exceptionnelle : actrice de sa propre vie, portée par un amour fou pour les siens, Henni est inoubliable.

Les critiques
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Les premières lignes du livre
« Au moment précis où, enfin, Henni s’apprête à s’enfuir au-dehors dans la neige, c’est le plus grand, le plus maigre des hommes entrés dans la maison qui arrache le dernier bébé du sein de Pessia et le soulève au-dessus de lui. Le cri qui monte avec l’enfant emplit l’air de faisceaux, de fumées, de roches explosives.
Puis on entend un bruit, comme un coup, et voilà qu’appa¬raissent en nuée les chansons dont Henni a bercé le bébé, voilà les noms inventés tant de fois murmurés en secret.
Ils flottent autour de l’étagère à thé, tous, et avec eux les baisers longs posés sur les paupières, les bras tendus, les tapotis de réconfort, les fouissements chauds au creux des poings minuscules refroidis par les courants d’air.
À mesure qu’elle les avait donnés, ils s’étaient donc blottis dans la poitrine et sous les cheveux de l’enfant, tel un duvet posé sur un autre et sur un autre encore, jusqu’à bâtir le corps doux d’un oiseau à l’intérieur de lui.
Les petits noms, les souffles, les gestes et les images qui l’ont rendue si fière, et puis aussi les mots. Ils sont ici juste après le bruit, tournoyant sous l’étagère à thé en une cendre plumeuse.
Henni voit tout dans un miroitement de lumière, et juste après elle ne voit plus rien.

1
Elle a cinq ans lorsque son père lui fabrique un tabouret à sa taille. Assise ou perchée dessus, les pieds écartés et le corps grandi d’impatience, elle fait les lits, elle fait la poussière, elle frotte le chaudron où Zelda, tout à l’heure, cuira le bouillon gras de poulet. Elle tamise la farine, coupe en tranches les radis, les échalotes et les concombres. Elle fait tremper le plat de terre dans lequel a rôti le klops. Elle s’occupe des poules dont la noire est sa préférée à cause de sa drôle de démarche. Elle étend les petites pièces de linge, elle traque les accrocs, les ourlets vaincus, les boutons perdus.
Et, après le déjeuner, elle tue les mouches qui tremblent aux fenêtres. Elle est très forte pour les mouches. Une fois, sa main a bondi, elle en a attrapé une qui s’obstinait à l’angle du carreau puis, sans réfléchir, elle l’a gobée. Avant qu’elle l’avale ça faisait dans la bouche comme un oiseau lâché.
Le frère aîné aurait raillé la croqueuse de mouches à coup sûr s’il avait été témoin de la scène. Lev ne perd pas une occasion. De toute la famille il est d’ailleurs le seul à ricaner, à épier, lui qui ne fait rien de son temps et traîne dehors avec n’importe qui.
Si elle était déjà jeune fille, le père exigerait sans doute l’excellence, mais Henni n’a que cinq ans alors il lui passe tout. Les pères, paraît-il, doivent faire en sorte d’être craints par l’ensemble de leurs enfants, mais Arie Sapojnik n’a pas réussi à obéir au rabbin. On voit qu’il essaie mais n’essaie pas vraiment, ou alors pas longtemps, surtout avec ses filles, surtout avec Henni.
Ici, personne ne la force, ne la gronde. Personne ne craint le père. Quand on s’y prend de travers, il penche la tête en souriant d’un air attristé et confiant. Jamais il ne lèverait la main. Ce n’est pas mon système, il dit dans sa moustache quand il croit que personne ne l’entend.
Le père travaille au-dehors, dans le shtetl et au-delà, on ne sait pas avec précision à quoi il s’occupe. Il achète ou il vend des choses. Ce qu’on sait c’est qu’il rentre fourbu, marmonnant mais aimable pourtant, capable d’apprécier le travail qu’en son absence on a accompli.
Le père estime que les garçons doivent étudier pour se faire une place dans le monde, mais les garçons pas toujours. Il est loin, pour Lev, le temps quotidien de la maison d’étude. Seconder le père ou même prendre sa suite un jour ne l’intéresse pas. On le sait, il l’a dit.
Henni, elle, apprend sans école, elle a la confiance paternelle et elle a Zelda.
Quand on y pense, elle a aussi Ita, la jeune fille qui vit quelque part de l’autre côté du village et qu’on aperçoit parfois sur la place du marché ou sur les chemins près d’ici. Ita Sandler, dont la seule beauté donne envie de grandir. La nuit, on pense à elle le cœur serré. Jamais, avec cette coiffure en forme de champignon on ne deviendra à moitié aussi belle que la belle Ita, dans les cheveux de qui le soleil se tient prisonnier.
Mais chaque jour on grandit.
Tiens plutôt le chiffon dans ta main comme ça, dit la sœur qui sait faire car elle a huit ans. Zelda n’a pas besoin d’avoir un tabouret, elle a la taille pour tout. N’appuie pas trop et commence par le haut, ajoute-t-elle en lui attrapant le bras pour montrer. Tu vois. Pas la peine de passer deux fois. La saleté est comme nous, elle tombe.
Zelda est celle qui sait car la grand-mère morte l’année précédente lui a tout appris. Zelda est aussi celle qui sourit. Elle ne tombe jamais. Ne moque pas, ne gronde pas davantage que le père, et console. Elle est Zelda, savante, admirable, à nulle autre pareille.
Dans la pièce, près du poêle, la mère est assise sur le fauteuil en bois ciré et porte sur la poitrine la fameuse broche en grenat vert de l’Oural qu’on n’a pas le droit de toucher. Sa figure n’exprime aucun sentiment. Ce qui vit en elle se trouve à l’intérieur, du moins on l’imagine car rien ne filtre en surface. On ne sait pas comment elle fait. On n’y arriverait pas. Et quand ses rares visiteuses pointent le nez, la mère se tait. Elle se remplit l’estomac de thé bouillant, très fort et très sucré, de biscuits, de lekech que la fille du cordonnier qui est aussi sa cousine vient juste d’apporter. Ce sont les autres qui parlent, tandis qu’à demi assoupie elle entreprend la digestion du riche gâteau aux œufs de Macha.
Si la mère ne s’intéresse ni à la conversation générale ni aux événements de la vie familiale, c’est qu’elle a un motif. Elle couve ou se remet de ses couvaisons. Aussi, il ne faut pas faire de bruit autour d’elle, ça la fatigue. À sa figure qui se replie on dirait même que les sons lui font mal. Les bébés, surtout eux, ne doivent rien réclamer. La mère baisse les paupières pour ne pas voir mais ses oreilles entendent dès l’instant où les petits entrouvrent le bec.
Les enfants n’ont pas à pleurer, pense la mère. C’est son système à elle. Si Henni et Zelda le savent bien, les bébés l’oublient trop souvent. Alors au premier vagissement il faut lâcher ce qu’on fait et courir pour empêcher ici des ¬catastrophes aux conséquences inimaginables.
Soupirs et râles sont le langage des mères, a vite compris Henni. Les mères sont tristes et lourdes, glacées. Leurs yeux chavirent s’ils sont ouverts et peuvent même, on l’a vu, se mettre à déborder à l’évocation de sujets qu’on a oubliés car ils sont interdits. Les bébés sortent d’elles par magie et c’est à la fois une joie et un malheur. C’est Lev, le grand frère, qui l’a dit avec sa drôle de grimace. Un grand malheur.
Les mères des autres, paraît-il, ne ressemblent en rien à la leur. Elles veillent à ce que leur progéniture soit nourrie, chauffée, vêtue, soignée aussi bien que possible. Leurs yeux font des trous dans la tête des membres de leur famille pour voir ce qui se passe dedans. Tout le jour elles s’agitent, s’emportent, s’affolent, elles parlent à tort et à travers et qu’on soit fils, fille ou mari on les a sur le dos. Les mères des autres sont harassantes et considérables.
Pessia, c’est sûr, ne ressemblera jamais à la voisine aux joues rouges, par exemple, celle qui chante en étendant son linge de l’autre côté du chemin de terre. Ivan, son fils sourd et bizarre, l’accompagne s’il ne fait ni trop chaud ni trop froid et fait semblant de l’aider. La mère Straigorodski passe la moitié de son temps à discuter avec lui qui ne répondra pas, et l’autre moitié à travailler dans son jardin. Les jours de shabbat on la voit qui s’active, comme si elle ne pouvait faire autrement. Son mari est mort, son enfant unique pas vraiment réussi. C’est une drôle d’histoire. Lev a trouvé la formule. La veuve Straigorodski n’est pas comme nous, il dit.
Il a ajouté que si eux, les Sapojnik, côtoient si peu de monde et sont relégués en lisière de bourgade, loin du centre vivant du shtetl où toutes les choses adviennent, c’est à cause d’elle, leur mère seule et triste à pleurer vissée sur son siège chaque heure de chaque jour de l’année. On ne sait pas si c’est vrai.
Avoir une mère sur le dos est une perspective inquiétante et de toute manière on n’a pas besoin d’amis ou de gens dans les jambes puisqu’on a Zelda, et que Zelda est tout. Peut-être qu’un jour ça changera, mais pour l’heure, on se trouve bien comme ça.
Ça changera, a dit Lev en plissant les yeux. Ça non plus on ne sait pas si c’est vrai.

2
Quand Henni atteint l’âge de huit ans, Zelda ne l’a pas attendue. Elle en a déjà onze et depuis un bout de temps, on ne la rattrapera jamais.
Les cheveux de l’aînée sont longs jusqu’au milieu du dos, mousseux et doux, leurs pointes ont roussi aux lumières des étés, tandis que ceux d’Henni sont très bruns et coupés plutôt court, en forme de champignon. Ils s’emmêlent facilement. Henni râle en y plantant le peigne, bientôt les larmes aux yeux. Alors, presque toujours, Zelda apparaît. Elle claque de la langue et déploie l’édredon de ses bras, de son cou. Dedans, on est l’un des bébés aux paupières fermées. Le peigne s’échappe des doigts ouverts, il tombe mais on ne l’entend pas. Rien n’a plus d’importance. Ce qu’on est devenue alors dans les bras de Zelda est impossible à dire.
À cette époque, il y a du changement dans la maison pour la plus jeune des filles Sapojnik. Une fois par semaine, après le shabbat, Henni est chargée de préparer le repas. Ses spécialités sont les knishes et les kreplach à la viande. Enfin, pas tout à fait. Henni se dit qu’un jour, ce sera la vérité, mais pour l’heure Zelda seule est capable de façonner comme il faut les petits chaussons en forme de kreplach ou de knish. Les siens crèvent en cuisant et ne ressemblent à rien.
Ça n’est pas grave, dit le père. Ça viendra. Il lui sourit en tapotant sa joue, hoche la tête. Sa moustache est brillante, bien lissée. Il a raison, ça viendra. Certains savoirs se sont mis dans les mains de ses filles sans qu’on s’y attende, beaucoup d’autres ont été gagnés à force d’observation et de tentatives. C’est le système.
D’ailleurs, Henni obtient déjà de bons résultats avec le pain de viande. Pendant de longues minutes elle en tapote la chair douce des deux paumes pour arrondir le mélange de bœuf haché dans le plat et lui faire adopter la forme adéquate. Ensuite, elle se languit nerveusement tandis qu’il rôtit dans le four, espérant qu’il ne brûlera pas comme la première fois.
Ce klops est merveilleux, dit le père assis à la table. Les proportions de viande et de pain sont parfaites.
Les débris brunâtres qui luisent joyeusement sur sa langue lorsqu’il ouvre la bouche indiquent qu’il dit la vérité. Son plat est réussi. Toutes les assiettes sont vides. Zelda sourit, Iossif a la bouche barbouillée de gras. Quant à la mère, son ventre qui gonfle à nouveau la tient allongée à l’écart, gémissante, tour à tour affamée et prise de violents écœure¬ments. Son avis ne compte pas.
Le klops d’Henni est mon plat préféré, conclut le père. Zelda ne tique pas, ou à peine, on dirait qu’elle n’est pas jalouse, comme si l’évidence de sa supériorité dans tous les domaines était suffisante. L’empereur, pense Henni, n’a pas besoin d’être couronné chaque matin. Et puis Zelda a les bébés. Les louanges ont moins d’importance dès lors qu’on a les bébés.
Alors que dehors le temps commence à fraîchir, une machine à coudre entre dans la maison.
Elle est pour toi, dit le père qui vient de l’apporter. Quand il soulève le couvercle en bois de la boîte, Henni n’en croit pas ses yeux. La machine est pour elle qui, depuis trois saisons, s’employait à coudre à la main pour de menus travaux.
Au début, elle ne fait qu’activer la manivelle avec fascination pour observer l’aiguille ronronnante s’abaisser et se relever sans jamais se lasser, mais la mère finit par se mettre en colère. Elle glapit. Si on veut qu’elle en supporte le raffut, il faudra faire quelque chose d’utile avec cet instrument.
Bientôt, confie le père à Kreina Schifman venue en visite, Henni se chargera de l’intégralité des vêtements de la famille, y compris les pantalons d’homme.
Si Dieu le veut seulement, conclut à mi-voix l’amie de la mère. De son côté, elle n’y semble pas opposée. Kreina a même promis de consacrer à Henni un peu de son temps, pourtant si précieux avec son vieux mari coincé dans son lit par la maladie, puisse-t-il vivre jusqu’à cent vingt ans. Elle viendra donner quelques leçons pour exposer les rudiments de la chose, ensuite la petite se débrouillera seule.
Qui m’a enseigné ces affaires, à moi, dit Kreina en gonflant la poitrine. Personne. Que Dieu me tue à cette même place si je ne dis pas la vérité.
Et la revoilà partie avec sa mère et ses grands-mères mortes, qu’elles soient heureuses au paradis où personne ne se soucie de couture.
Henni ne sait ni lire ni compter bien loin mais elle aime apprendre l’apprentissage, comme elle dit. Elle remercie Kreina Schifman d’un sourire et, hochant la tête à intervalles réguliers, fait mine de découvrir des histoires au moins cent fois déversées sous ce toit.
Pour la première leçon, Kreina apporte une bobine de fil, des boutons de corne et un métrage de coton bleu ciel criblé de taches de sauce ou de va savoir quoi.
Ce n’est rien, dit-elle à Henni qui les désigne du doigt en silence, ça ne se voit pas.
Ça se voit, mais Kreina porte de vieilles lunettes qui doivent raconter ce qu’elles veulent, alors on tient sa langue. On écoute et on essaie de retenir la méthode pour passer le fil à toute vitesse dans les entrailles de la machine puis dans le chas minuscule de l’aiguille.
Maintenant, Kreina va confectionner pour le petit frère Iossif une jolie chemise de jour neuve. Avec patience elle détaillera chacune des étapes, depuis la prise des mesures jusqu’aux finitions. Zelda viendra voir si elle veut : ce sera une bonne chose pour son édification de jeune fille, assure la maîtresse couturière en soulevant une paire de sourcils insensés.
On la regarde à l’œuvre sans en perdre une miette. Zelda est occupée ailleurs la plupart du temps.
La conclusion est que Kreina Schifman a moins de patience et de connaissance qu’elle croit. La pauvre qui n’a pas eu d’enfant n’a aucune idée de la manière dont sont faits les bébés. À la fin de l’après-midi, après que, de colère, elle a lancé une demi-douzaine de fois à travers la pièce la paire de ciseaux maladroite – que le démon l’accable de rouille –, la blouse est terminée. Pinçant le col entre ses doigts marqués de morsures d’épingles, Kreina présente le résultat de son acharnement à la famille réunie devant elle à l’exception du père absent. Kolia fait ses dents sur l’arrondi d’une cuillère. Iossif cuve son rhume. La mère dort. Les sœurs, elles, sont attentives.
L’une des manches bée étrangement au milieu de la poitrine de la blouse neuve, et l’autre, qui résistait, a dû être déchirée à droite pour en agrandir l’ouverture.
Essaie, dit Kreina à Iossif.
Arrangeant, la morve au nez et l’œil doux, le bébé se laisse faire. Zelda et Henni s’unissent pour lui enfiler tant bien que mal la chemise. Du côté gauche, sa main tordue émerge à peine de l’emmanchure et son bras replié au-dedans le fait ressembler à un drôle d’oisillon.
Kreina prend l’air sérieux, son grain de beauté vibre contre sa narine comme le gros corps d’une mouche d’été, plein de pattes.
Oui, oui, marmonne-t-elle en réfléchissant. Ses sourcils se hérissent derrière ses grandes lunettes éclaboussées de gras, ses lèvres s’avancent dans un bruit de succion. Zelda et Henni contemplent leur frère sans un mot.
Tourne un peu.
Iossif ne tourne pas, il marche à peine et ne comprend pas tout. Aussi Kreina, complaisante, se déplace-t-elle avec lenteur autour de lui, sa jupe tapissée de morceaux de fil bien tendue sur son ventre. Du bout des doigts, elle lisse la toile dans le dos de Iossif comme pour en faire ruisseler les gouttelettes brunes par terre. Un beau petit coton, dit-elle. Bien souple et bien frais. Et puis elle fixe Henni, ferme un œil.
Tu vois, ma fille ? De la constance et de l’application. Que Dieu me confonde s’il existe une autre manière. Que ma langue pourrisse à l’instant.
Henni hoche la tête.
Tu as vu ça, Pessia ? lance-t-elle aux yeux fermés de la mère.
Après le shabbat suivant, Kreina arrive directement avec Macha pour le thé et les leçons de couture sont finies.
Soulagée, Henni s’y met toute seule. C’est mieux de toute façon, notamment à cause du grain de beauté qui s’est installé à côté du nez de Kreina et empêche de penser à autre chose qu’à lui. On craint de le voir tomber comme un fruit mûr sur ses genoux, ou pire, dans son assiette de lekech.
Pour lui permettre de s’entraîner, Macha a apporté sa contribution sous la forme de vieux torchons. La veuve Straigorodski, dit-elle d’un air de conspiratrice, va encore les chercher longtemps derrière sa maison.
Henni pique pendant des heures la toile raide et perdue d’auréoles, elle ouvre des boutonnières et coupe le tissu en peinant parce que les ciseaux ne sont adaptés ni à la taille ni à la vigueur de sa main. Elle reprend des ourlets, mesure avec précision le corps des bébés sans trop savoir quoi faire ensuite, elle qui ne s’était risquée à ce jour qu’à de modestes rapiéçages.
Puis elle se lance. Sous la table, Iossif l’aide en collectant avec patience les épingles fugueuses. Chacun une tâche à sa mesure.
Comme Kreina Schifman avant elle, Henni rate ses premières manches et personne ne la moque ni ne la punit. C’est la manière des Sapojnik, répète le père. C’est le ¬système. Au début on essaie, et si ça ne marche pas on essaie autrement. Encore et encore.
Alors elle découd et reprend inlassablement son ouvrage. Elle vaincra les obstacles les uns après les autres. Faire de travers est plus fatigant que réussir du premier coup, on l’a bien compris, et se coucher moins fatiguée fait tellement envie qu’on doit progresser à tout prix. On maîtrisera bientôt les gestes, la coupe, les plis, le crantage, la canette, le pied-de-biche, la tension du fil dans le ventre de la machine.
Elle n’a peur de rien, ma petite fille, dit son père en lui embrassant le poignet.
Peur de rien mais peur d’eux, ne peut s’empêcher de penser Henni, mais pour ça c’est comme pour la mouche avalée autrefois, personne n’a à savoir. Pour eux il n’y en a qu’un qui sait, qui sait un peu, et c’est déjà bien trop.

3
Et puis, à huit ans passés, en plus de la cuisine et de la couture il y a du nouveau pour les filles.
Les bébés.
Si Zelda a déjà Iossif et Kolia, le jour d’Henni est arrivé. À son tour, enfin, de posséder quelque chose de vivant. Au début de l’hiver, la mère a fabriqué pour elle un garçon minuscule. Il s’appelle Avrom. Ses yeux sont clairs comme l’eau.
Une paire de bébés pour la grande Zelda, un premier pour Henni. C’est le système. Les nouveaux-nés dorment peu, jamais quand on veut, et ils demandent beaucoup. Ils ont faim, et pas seulement de bouillie et de lait. La faim de savoir, dit le père, est précieuse. Bientôt, Iossif qui a quatre ans ira d’ailleurs découvrir le Pentateuque au heder. On n’aime pas y penser car on sait que là-bas, à l’école, le système est différent du leur. Les garçons s’y font malmener, paraît-il, s’ils sont distraits ou ne comprennent pas assez vite.
Pour les soins du nouveau bébé, Zelda montre les gestes, analyse à haute voix les mimiques, distingue les cris qui sont des mots de ceux qui n’éclatent que pour fatiguer, énerver la maison entière.
Henni la regarde faire depuis des années, elle aide, elle apprend, cette fois ce sera pour de vrai. Ce sont ses bras, ses mains, son jugement propres que la famille attend maintenant de voir en action. Elle se sent prête. D’ailleurs elle a un don pour ça. Elle le sait, elle le dit et Zelda est d’accord. Le garçon qui est son bébé est à elle, aussi sûr que Kolia et Iossif sont à la sœur aînée.
On a entendu le père chuchoter à Kreina Schifman que ses filles seront si Dieu le veut d’excellentes mères après leur mariage. Kreina a souri sans rien dire. Que Dieu, pense Henni, ne s’avise pas d’anéantir sur place Arie Sapojnik, car il ne ment pas, pauvre père, il est seulement un peu en retard. Elles sont déjà, que le mauvais œil les épargne, l’une et l’autre des mères accomplies.
Quand l’un des trois petits se met à pleurer, la voix du père ou celle de Lev s’élève aussitôt.
Zelda !
Ou alors :
Henni !
Ton bébé pleure !
Et vite, vite, elles accourent avant que la mère ne commence à souffrir de leurs cris à tous.
Somnolente, celle-ci nourrit les enfants dans le fauteuil en bois ciré quand on les lui apporte. Il suffit d’installer le nourrisson de telle façon qu’il ne risque pas de glisser du sein. Quand on revient, on change de côté. Parfois, si on sent que la mère s’endort ou faiblit, on restera accolée tout du long, attentive, les yeux passant des lèvres cirées de lait du bébé à l’intouchable broche en grenat de l’Oural.
Hormis les heures précautionneuses de tétée, Henni ne se sépare presque pas du bébé. Lev dit qu’elle l’empêche de dormir et de digérer à le traîner ainsi partout, mais qu’est-ce qu’il y connaît et de quoi il se mêle.
N’écoute pas, dit sa sœur, il n’est rien d’autre que jaloux, et elle a raison car qui étreindrait Lev de son propre gré plus de deux respirations d’affilée. Réfléchis, dit aussi Zelda. En tant que fils aîné, par la force des choses Lev n’a pu avoir pour seule mère que la mère.
Elle hoche la tête d’un air mystérieux en prononçant ces mots, presque triste, les yeux agrandis. On ne sait pas imaginer la mère livrée à elle-même.
Zelda n’ajoute rien sur son propre cas, mais on devine, on a fait ses calculs. Pour Zelda, bien sûr, ça n’est pas comme pour Lev, pour Zelda il y a eu Grand-mère qui, à l’époque, venait de s’installer chez eux car elle n’avait plus de mari sur lequel régner. Le résultat est là. Zelda sait maintenant tout faire et tout dire, tout penser.
Avrom, lui, est aujourd’hui à Henni comme elle est à Avrom. Pour ce petit-là sont venus dès les premiers jours un millier de chansons, un millier de surnoms et de gazouillis. Assise sur son tabouret, l’enfant sur ses genoux, elle les pose en secret dans le trou de son oreille, sur le sommet du crâne, dans son cou, sur son poitrail qui respire. Le bébé entend, il comprend, il l’examine avec ses grands yeux vides comme si Henni était quelque chose de bien plus beau qu’elle n’est, un morceau de ciel, un triangle de glace parfaite¬ment transparent ou une pomme rouge accrochée à son arbre pour l’éternité.
Avrom ne ressemble pas à Lev qui a les oreilles décollées et la tête pareille à un œuf posé sur un cou crasseux de poulet. Avrom n’aura jamais ni le caractère ni les yeux mauvais du grand frère. Ça se voit. On ne saurait même le comparer à Iossif et Kolia qui sont pourtant, à leur façon, de beaux enfants sans méchanceté.
Avrom surpasse de mille verstes la majestueuse machine à coudre apparue à l’automne, les gâteaux aux œufs de Macha, la rivière à toutes les saisons, les fraises les plus rouges et les plus brillantes. Il fait grandir de l’intérieur celle qui en a la charge, provoquant dans la tête et dans tout le corps l’apparition secrète d’éclats lumineux et sonores. Avrom est le trésor d’Henni. Avrom est le cœur étincelant de son cœur. »

À propos de l’autrice
VILLENEUVE_Angelique_©Frederic_BlitzAngélique Villeneuve © Photo Frédéric Blitz

Angélique Villeneuve est l’auteur de plusieurs romans, dont Les Fleurs d’hiver (Phébus, 2014), Nuit de septembre (Grasset, 2016), Maria (Grasset, 2018 ; Grand Prix Société des Gens de Lettres de la Fiction) et de La belle lumière, 2020. Elle écrit également pour la jeunesse. (Source: Éditions Le Passage)

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Après avoir perdu sa première épouse, Félix Bernardini a épousé Fabienne, de trente ans sa cadette. Le problème, c’est que cette union s’accompagnait d’un beau fils. Après avoir été désagréable, il est devenu violent et a rendu la vie de Félix impossible. Jusqu’au moment où il l’a obligé à réagir…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le beau-fils impossible

Pour son premier roman, Hervé Paolini a choisi d’explorer la relation entre un homme qui se remarie avec une femme de trente ans sa cadette, mère d’un garçon qui rejette cette union. Ici, le conflit est programmé et va être sanglant.

Patron d’entreprise respecté, Félix Bernardini se laisse pourtant violenter par Stéphane, le fils de sa nouvelle compagne. Ce petit rituel, qui avait commencé comme un jeu, un petit coup dans le dos lorsqu’il était attablé, est vite devenu une habitude malsaine.
Tout en se disant que son beau-fils allait cesser son manège, il se rendait bien compte qu’il aurait dû réagir. Mais en attendant, il mettait sa lâcheté sur le dos de son attachement à Fabienne. Il ne voulait pas faire de peine à sa maîtresse pour laquelle il vouait une passion brûlante. De 30 ans sa cadette – a peu de choses près l’âge de ses filles Ghislaine et Odile – elle lui avait permis de trouver du réconfort lorsque son épouse Hélène luttait contre le cancer qui a fini par l’emporter.
Si ses filles décident de couper les ponts après l’esclandre provoqué par leur belle-mère lors des obsèques, il se sent désormais libre de refaire sa vie, de se remarier et de partager son foyer avec Fabienne. Étonné par les réticences de Fabienne à venir vivre sous son toit, il va très vite comprendre la raison cachée de ses hésitations: «c’était son fils. Elle savait pertinemment qu’il était violent, qu’il allait nous poser des problèmes, mais elle se gardait bien de m’en avertir.»
On l’a vu, après son mariage, ses relations avec son beau-fils ont très vite empiré, Fabienne se contentant d’éluder la gravité de la situation.
Le point de bascule a sans doute été le jour où il lui a écrasé sa cigarette sur le front. D’autant qu’il a coïncidé avec les difficiles tractations avec les Italiens candidats au rachat de son entreprise et la confirmation des rumeurs qui circulaient sur Fabienne. Elle était souvent aperçue avec un notaire et on la soupçonnait d’être une chasseuse d’héritages.
À partir de ce moment, Félix a compris sa douleur. Une expression – malheureusement pour lui – à prendre au pied de la lettre. «Tout ce qui touche à Stéphane me retournait les tripes. Il n’était pas un jour où ce gamin ne m’apportait un nouveau problème.»
De nombreux rebondissements et une dramaturgie habilement mise en scène donnent un goût de thriller psychologique à ce premier roman qui nous ramène au cinéma de Chabrol, à cette bourgeoisie de province avide de promotion et soucieuse de discrétion. Ajoutons-y un style nerveux et efficace, bien en phase avec l’intensité croissante du récit.
Hervé Paolini y montre avec beaucoup de finesse les tourments du beau-père, tiraillé entre l’envie de plaire à sa maîtresse et celle de châtier un beau-fils qui dépasse les limites. Des scrupules qui vont mener à la catastrophe. Si on la voit bien arriver, on ne se doute pas des ressources insoupçonnées d’une bête blessée. Le pleutre va se transformer en Machiavel, ruminer sa vengeance et nous offrir un épilogue de haute volée.

La mort porte conseil
Hervé Paolini
Serge Safran Éditeur
Premier roman
208 p., 18,90 €
EAN 9791097594886
Paru le 8/09/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Pont-sur-Risle, en Normandie. On y évoque aussi Conches, Évreux, Arpentières, Beaufour-sur-Avre, Remugles, Vil-sur-Royre.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours, avec un retour en arrière dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
Félix Bernardini dirige l’usine de Pont-sur-Risle, en Normandie. Il pourrait couler une retraite paisible. On le respecte au village. Mais tout se met à déraper lorsque le cancer emporte son épouse. Personne ne comprend pourquoi il se remarie avec cette moins-que-rien d’infirmière. Pensez donc, une femme de trente ans sa cadette ! Il ne faut pas s’étonner que lorsqu’elle vient habiter chez Félix avec son grand voyou de fils, rien ne se passe comme prévu…
La province pour cadre, une entreprise familiale de matériel agricole qui périclite, les filles du premier mariage qui constatent les dégâts, le pire est toujours à venir, comme dans un film de Chabrol mâtiné de Tarentino.
La mort porte conseil est un premier roman fort, percutant, inattendu, écrit avec et sur le nerf, une sordide histoire d’homme veuf et plutôt content de l’être, mais appelé à remettre toute sa vie en cause.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Christine Pinchart)
Blog de Gilles Pudlowski
Blog Pause Polars
Blog de Jean-Claude Lebrun

Les premières pages du livre
« PONT-SUR-RISLE, ANNÉES 90
CHAPITRE 1
Cette manie qu’il avait tout jeune.
Cette taloche sur le crâne qu’il avait pris l’habitude de me balancer avant chaque repas, comme ça sans raison, quand il passait derrière moi, que je me tenais tranquillement assis devant mon assiette et que sa mère ne regardait pas ; et même quand elle regardait d’ailleurs. Pas appuyée au début, presque gentillette, excusable encore, juste une petite tape, mais qui avait le foutu don de me taper sur les nerfs, une sorte de coutume avant le dîner qui ne portait pas à conséquence, du moins dans les premiers temps. Fabienne s’en serait presque amusée si elle n’avait fini par se rendre compte que l’insolence de son fils m’exaspérait ; il faut bien que jeunesse se passe, c’était sidérant de la voir se ranger tout le temps de son côté. Où avait-elle entendu dire qu’un enfant ne se devait pas de respecter son père de substitution ? Ce n’était quand même pas à moi de m’adapter, avait-elle décidé de tout faire tourner à l’envers dans ma propre maison ?
J’avais bien tenté d’aborder la question avec elle, mais à la seule mise en cause de son cher petit Stéphane adoré, je voyais son visage s’assombrir du tout au tout, comme un paysage ensoleillé de juillet qu’un gros nuage vient brusquement gâcher. Non contente de décréter que nous ferions chambre à part dès le début de notre vie commune, il pouvait aussi lui arriver, pour bien souligner son mécontentement, de me couper le chemin de son lit pour une durée indéterminée. Je n’avais plus l’âge pour ce genre de traversée du désert. Si je m’étais mis avec Fabienne, c’était précisément pour profiter de mon reliquat de vie sexuelle et je considérais que la satisfaction de mes plaisirs intimes pesait plus dans la balance que la défense de sacro-saints principes d’éducation.
Il faut dire que nous n’avions pas loin de trente ans d’écart, elle et moi, et je dois concéder que le corps sublime de Fabienne justifiait bon nombre de mes lâchetés. Tous les hommes ont une théorie sur le corps féminin, personnellement, je trouvais qu’il n’atteignait sa plénitude qu’au bout d’un long processus de maturation, quand il frisait sa quarantième année (et pas trop longtemps après). Celui de ma nouvelle femme se trouvait pile poil dans la bonne fourchette et j’estimais n’avoir jamais assez l’occasion d’en profiter. C’était une raison suffisante à mes yeux pour m’écraser devant Stéphane.
Cela dit, Fabienne pouvait très bien passer inaperçue quand on la voyait pour la première fois.
Et d’ailleurs, la plupart des hommes la remarquaient à peine ou si c’était le cas ils se gardaient bien de le montrer. Quant aux femmes, je ne sais pourquoi, elles ne lui faisaient aucun cadeau, elles la trouvaient généralement quelconque. On aurait dit qu’elles s’en méfiaient. J’avais même entendu plusieurs réflexions désobligeantes sur son physique qui m’avaient marqué et me sont restées longtemps en travers de la gorge. De la part de mégères qui, sans doute, ignoraient à l’époque qu’elles s’adressaient à son futur mari. Mais peu importe.
Moi-même, il m’avait fallu du temps pour me laisser prendre à sa beauté animale, cinq ou six rencontres pour rien avant que son charme n’opère. En y repensant, plusieurs détails clochaient chez elle, même si j’ai fini par m’y faire, elle avait cette fine cicatrice à la lèvre supérieure dont la boursouflure pouvait détourner l’attention lorsqu’elle vous parlait. Il faut reconnaître aussi que ses dents étaient loin d’être parfaites, j’avais beau lui répéter qu’il n’y avait pas de fatalité, qu’on pouvait très bien y remédier, la perspective de les confier à un dentiste la terrorisait, celles du bas se chevauchaient étrangement, créant des ombres peu esthétiques, ce qui expliquait d’ailleurs qu’elle ne se laissait jamais aller à rire en toute franchise, rarement même on la voyait sourire et, quand c’était le cas, elle avait une façon bien à elle de placer sa main devant sa bouche. Ce que j’avais tout d’abord pris pour de la retenue, voire une sorte de timidité, n’était en fait qu’un excès de coquetterie. Rien à dire de particulier sur ses cheveux non plus, ils étaient d’un noir commun et je me souviens qu’elle les gardait la plupart du temps attachés, même lorsque nous faisions l’amour. Elle était parfaitement proportionnée, comme je crois l’avoir déjà mentionné, mais pas au point comme certaines d’affoler les hommes que nous croisions dans la rue. Je sais que c’est difficile à avaler, mais aucune fille ne m’a fait perdre la boule comme elle. Son magnétisme se trouvait ailleurs, irrésistible, une fois qu’on s’y laissait prendre et on peut dire que je me suis fait avoir en beauté. C’est loin d’être évident pour moi de parler de toutes ces choses avec la distance requise, il me remonte encore des bouffées, je peux juste dire qu’elle avait de douces promesses d’alcôve, je ne saurais mieux l’expliquer, dans le fond de ses yeux, la texture de sa peau, au plus profond de son odeur de femme ou dans le timbre de sa voix qu’elle savait rendre lascive et que j’entends encore parfois quand je me sens seul.
Progressivement, son gamin a dû se sentir encouragé par mon manque de réaction et je n’ai rien vu venir, il a pris de l’assurance, laissé libre court à son agressivité, son revers claqué de plus en plus fort derrière mon oreille, toujours à cet endroit dont je garde encore le souvenir cinglant, laissait une brûlure insistante. Une douleur teintée d’humiliation. J’avais honte de ne pas exiger qu’il arrête. Oser lui dire, une fois pour toutes que, bon Dieu, son geste était totalement déplacé. Vu son âge, vu le mien. Et lui en mettre une bonne qui l’aurait définitivement calmé. Mais, comme je l’ai dit, la lâcheté me paralysait, sa mère avait trop d’emprise sur moi. Était-ce également la crainte de l’affronter ?… À l’époque, j’étais bien plus fort que lui. Physiquement, j’entends. Si j’avais voulu, j’aurais pu le réduire, l’écraser comme une vermine. En tout cas, je sais que j’aurais dû tenter quelque chose. Ou du moins dire quelque chose. Réagir. Et ce dès le début. Je le sais pertinemment.
Il est important qu’un beau-père sache se faire respecter, bla-bla-bla, je sais tout ça, on m’avait prévenu.
Et il est bien trop facile de m’accabler de reproches aujourd’hui, avec le recul du temps et des événements, maintenant qu’il est trop tard de toute façon. Le fil des habitudes s’est déroulé, toute la pelote y est passée, allez-y pour remonter une pelote, bonne chance ! C’est comme replier une carte routière qui a servi, je n’y suis jamais arrivé. Stéphane ne pouvait plus revenir en arrière. Et moi non plus si on va par là. J’aurais bien voulu les y voir, les donneurs de leçons, tous ceux qui se croient toujours obligés de refiler des conseils. Sans compter tous les autres, ceux qui se taisaient et qui n’en pensaient pas moins. Ils n’ont jamais été à ma place. Personne. Ils ne peuvent pas comprendre. Personne ne saura jamais me comprendre. Facile de juger quand on n’est pas dedans.
Toujours est-il que son geste rituel, répété si souvent, s’est imposé dans nos rapports comme un droit d’usage, un cérémonial dont je sais que Stéphane n’aurait renoncé pour rien au monde. Chaque soir, j’encaissais sa taloche sans broncher. À force, je m’y faisais, j’ai remarqué qu’on se fait à tout, c’est un des privilèges de l’âge, il fallait juste me convaincre qu’il était inutile d’en faire un drame, pourquoi vouloir mêler à tout prix sa mère à ces broutilles, Fabienne ne m’aurait pas aidé, c’est plus que certain et, surtout, je craignais qu’une réaction tardive et disproportionnée de ma part n’arrive à contretemps, ne fasse que renforcer l’ascendant que Stéphane avait déjà pris sur moi et n’aboutisse, en fin de compte, qu’à lui concéder une victoire trop facile. Je n’aurais pas supporté qu’il se réjouisse des dégâts provoqués sur mes nerfs par son geste imbécile. Car, j’avais beau sauver les apparences, je sentais qu’un truc se fissurait en moi quand je prenais un peu de recul. Et il m’arrivait d’en prendre, il faut pas croire, je sais bien que l’avis des gens n’aurait pas dû entrer en ligne de compte, mais on a beau essayer de faire abstraction, ça revenait comme une balle de jokari, je me disais qu’ils n’en auraient pas cru un mot, tous autant qu’ils étaient, s’ils avaient appris que Monsieur Bernardini (Président de la Chasse, directeur des remorques Loisel & Cie, le monsieur si bien habillé qui habitait la belle maison dans le bas du bourg), le Félix Bernardini connu de tout le village, eh bien ce monsieur Bernardini-là, se laissait emmerder par son beau-fils mineur.
Et sous son propre toit encore !

CHAPITRE 2
Le geste déplacé de Stéphane m’affectait plus que je ne voulais bien me l’avouer.
J’ai renoncé à en faire toute une histoire mais il écourtait mes nuits et noircissait mes pensées. Et, au lieu de mettre fin à ce jeu qui n’en était pas un, je perdais mon temps à vouloir l’expliquer. Quelle mouche avait pu piquer Stéphane ? Je ne me souvenais pas lui avoir sorti quoi que ce soit de blessant, d’avoir eu la moindre attitude déplacée. Pourquoi s’était-il mis à me détester d’emblée ? Et surtout, comment rectifier le tir maintenant ? Plus que de l’insolence gratuite, il m’arrivait de percevoir ses enfantillages comme l’expression d’une volonté délibérée de me détruire. Était-ce la fatigue liée aux insomnies. Ou ma fragilité psychologique pendant cette phase charnière de ma vie. Toujours est-il que Stéphane piétinait l’image que j’avais mis des dizaines d’années à composer. Il niait mon humanité et faisait rejaillir des incertitudes en moi que j’espérais enfouies depuis des lustres.
Son grand truc consistait à me comparer à son père. À ses yeux, j’étais quantité négligeable à côté de son ivrogne invétéré de père, c’est ce qu’il cherchait à me faire entrer dans le ciboulot. Allez savoir pourquoi, après tout ce que ce type avait pu leur faire subir, à lui et à sa mère, Stéphane s’était mis à proprement l’idéaliser. Je me retenais de le contredire, ce n’était pourtant pas l’envie qui me manquait, je lui aurais bien rafraîchi la mémoire à ce petit merdeux, surtout quand il venait de me claquer l’oreille, que je la sentais encore chauffer, cette méchanceté qu’il avait quand on y pense, il eût été facile de lui rappeler comment son vieux le tabassait avant même qu’il eût atteint l’âge de recevoir des raclées. Mais à quoi bon remuer toute cette boue, rien ne coupait le sifflet à Stéphane, je me retenais, n’ayant jamais aimé dire du mal des morts. C’était pourtant de notoriété publique. Les pompiers d’Arpentières pouvaient venir témoigner, c’était eux qui calmaient cet ivrogne quand il faisait trop de foin le soir. Avec Fabienne et leur gamin en bas âge, ils logeaient dans vingt mètres carrés juste au-dessus de la caserne, ça leur faisait pas loin aux pompiers, deux étages à monter, à portée de voix pour ainsi dire. J’en parle librement, mais Fabienne refusait qu’on évoque son défunt mari, on aurait pourtant pu crever l’abcès une bonne fois, c’était la solution à mon avis, mais elle devait se sentir obligée de le protéger des critiques posthumes, elle connaissait trop l’opinion des gens. Et la mienne en particulier. Elle était capable d’entrer dans des colères si je me mettais à aborder le sujet. Peut-être ne supportait-elle pas qu’on lui remette trop le nez dans ses erreurs passées. Par son silence, elle s’imaginait redorer le blason du père aux yeux du fils et il était presque normal que ce gamin me déteste à ce point, moi le piètre remplaçant, je n’avais pas la carrure pour lutter contre un fantôme.
Je devais sans arrêt feindre l’indifférence pour laisser croire à Stéphane que son attitude puérile glissait sur moi et, surtout, conserver une illusion d’autorité. J’ai bien tenté quelques actes de résistance contre sa maudite taloche, d’inaudibles grognements de réprobation, je prenais l’habitude de soutenir son regard d’un air volontairement détaché qui m’était tout sauf naturel et dont je devais travailler les effets devant ma glace, m’entraînant à faire jouer certains muscles de mon visage jusqu’alors négligés ; dans l’ensemble, ces contre-attaques s’avéraient inutiles, voire contre-productives. Triomphant, Stéphane s’asseyait à table, tel un champion gonflé d’arrogance et sûr de son invincibilité. J’étais excédé. Humilié. Impuissant.
Quel âge avait-il au début, quinze ans ? Oui, à peine quinze.
Quand Fabienne me l’a présenté, j’ai immédiatement compris à son regard noir, qu’il allait lui falloir du temps pour s’habituer à moi. Accepter de partager sa mère avec un intrus n’avait rien d’évident, je l’admettais volontiers et elle m’exhortait à fermer les yeux sur son hostilité manifeste. D’après elle, il allait devenir mignon comme tout, si j’apprenais à l’apprivoiser. Elle me convainquait que les efforts devaient venir de mon côté, mais je n’étais pas rassuré qu’elle en parle déjà comme d’une bête sauvage et je me suis méfié d’emblée. J’allais toutefois dans son sens, dans le seul but d’obtenir les bonnes grâces de ma jeune épouse.
Je voulais lui prouver que, malgré notre écart d’âge, mon nouveau rôle de beau-père me tenait à cœur. Je cherchais à m’appliquer.
Mais j’avoue que les premières insultes du garçon m’ont déconcerté, même s’il n’osait encore que les susurrer les dents serrées. Il ne manquait jamais une occasion de me jauger. La première fois, j’ai cru à une méprise ; ses baragouinages à peine articulés ne pouvaient m’être destinés, je l’ai même fait répéter, en toute bonne foi. Comme pour dissiper un malentendu et reprendre le cours normal de nos vies. Mais il s’est foutu ouvertement de moi et j’ai compris que je n’avais pas rêvé. J’ai un peu honte de répéter ses mots, comme ça, à froid, mais autant tout dire. Malgré son jeune âge, il avait du vocabulaire, il pouvait me traiter de… vieil enculé… ou bien de pédé… il y avait sale merde aussi… s’il avait pu connaître des grossièretés plus tranchantes, j’y aurais eu droit. À n’en pas douter.
Et Fabienne continuait à minimiser. Ne fais pas attention. Il est toujours comme ça quand il ne connaît pas. Je n’en croyais pas mes oreilles. Même si je me situais en terrain inconnu, ce rôle de beau-père ne m’était pas du tout familier, je me rendais compte que Stéphane devenait incontrôlable. Et que l’attitude de Fabienne n’arrangeait pas la situation. Mes filles, elles, ne s’étaient jamais permises le quart du tiers du centième de ses écarts avec moi. Pour prendre la parole à table, même à seize ou dix-sept ans, j’exigeais qu’elles attendent mon autorisation préalable. Bonjour Monsieur, merci Madame, je leur avais enseigné quelques règles de base que je jugeais essentielles. On sait ce que ça leur a valu, Fabienne dénigrait mes méthodes qu’elle jugeait dépassées, on n’est plus dans les années 60 ; c’était son argument préféré pour couper court. Il n’empêche. Je n’ai jamais rencontré de problèmes non plus avec mes chiens. Et Dieu sait que j’en ai eus, des tordus, des tout-fous, eh bien, je les ai toujours dressés moi-même, sans l’aide de personne. Juste à l’instinct. Et tous, je dis bien tous, sans exception, me témoignaient une obéissance indéfectible. Et, puisqu’on est dans ce registre de l’autorité, on peut aussi parler de ma main de fer à l’usine. Les employés, ouvriers et cadres compris, ont toujours filé doux. J’ai même su établir avec la cellule syndicale (où il n’y a pas que des enfants de chœur) des relations teintées de respect mutuel. Alors, par quel mystère Stéphane restait-il insensible à mon autorité naturelle ? Autant, j’avais été un père droit dans ses bottes, autant, je pataugeais allègrement dans celles du beau-père.
Et mon beau-fils savait jouer insidieusement de mes tensions avec sa mère. Depuis la mort du père, ils vivaient tous les deux en vase clos. Une sorte d’intimité malsaine entourait leur relation comme une tumeur protéiforme, une sorte de corps étranger, visqueux, dans lequel j’évoluais avec précaution et non sans répugnance. Leurs rapports me mettaient mal à l’aise.
***
J’ai mis du temps à comprendre pourquoi, une fois ma femme décédée, Fabienne multipliait les prétextes pour retarder son emménagement chez moi. La voie était libre. Nous avions déjà attendu. Je n’en pouvais plus de vivre en ermite. Et j’estimais que nous avions gagné le droit de nous afficher au grand jour. Je lui assurais qu’au village, les gens finiraient bien par l’accepter comme ma femme, j’y comptais bien. Elle deviendrait Madame Bernardini, de gré ou de force. C’est même moi qui lui ai proposé qu’on se marie. Elle n’était pas très chaude ou, du moins, c’est ce qu’elle laissait paraître. Elle a même eu l’air d’étudier ma proposition quand j’ai évoqué l’idée pour la première fois. Je crois bien pourtant qu’elle devait y penser depuis belle lurette. Depuis nos premières rencontres si ça se trouve. Je lui avais sorti ça, sans trop réfléchir aux conséquences, pour qu’elle cesse de s’apitoyer sur la méchanceté des gens ; et, aussi, parce que le rôle de protecteur ne me déplaisait pas, avouons-le. Derrière sa carapace de fierté, je savais la situation de Fabienne carrément précaire, veuve avec un enfant à charge et un métier qui ne payait pas bien. Nous nous aimions, en tout cas, moi, je l’aimais d’un amour irraisonné. J’étais désormais libre, j’avais les moyens de la prendre en charge, nous pouvions passer outre le qu’en-dira-t-on.
Mais quelque chose d’autre la freinait.
Elle disait que la maison l’intimidait, qu’elle y ressentait toujours les mauvaises vibrations de mon épouse décédée. J’ai cherché à la rassurer. On allait ouvrir les fenêtres, faire des transformations si besoin, nous débarrasser de ses vieilles affaires. L’odeur finirait bien par s’en aller. Mais ça ne lui suffisait pas. Elle redoutait de croiser certaines personnes à Pont-sur-Risle. Et par certaines personnes, je savais bien qu’elle sous-entendait mes filles. L’idée d’un face à face avec Ghislaine la bloquait. Elle connaissait mon aînée depuis la communale, elles avaient été dans les mêmes classes jusqu’en CM2. Pourtant il n’y avait pas grand-chose à craindre. Fabienne devait bien se douter qu’aucune de mes deux filles ne risquait plus de remettre les pieds chez moi. Et ce, depuis qu’elle avait eu la riche idée de se pointer à l’enterrement de leur mère pour s’imposer à elles comme ma nouvelle compagne.
En fait, je l’ai compris bien plus tard, ma femme… mes filles… ce que pensaient les gens… tout n’était que prétexte pour ne pas venir habiter avec moi. La raison cachée de ses hésitations, c’était son fils. Elle savait pertinemment qu’il était violent, qu’il allait nous poser des problèmes, mais elle se gardait bien de m’en avertir.
Quand le chirurgien m’avait révélé la fin imminente d’Hélène, j’avais ressenti un vrai soulagement. Je sais que je n’aurais pas dû, mais c’était plus fort que tout, j’en voyais enfin le bout, une nouvelle vie pleine de promesses allait enfin s’ouvrir pour moi. J’avais beau placer ma première femme sur un piédestal, j’estimais qu’elle s’accrochait injustement à la vie, elle ne faisait que retarder mon propre bonheur avec Fabienne. Pour moi aussi, à une autre échelle, le temps était compté et je trouvais que sa vaine résistance contre la maladie toute-puissante frisait l’égoïsme, elle me faisait perdre un temps précieux. Il était flagrant que notre cycle était achevé, rien de positif ne pouvait plus en sortir. Je priais souvent pour que le calvaire cesse au plus vite (je parle du mien), d’autant que j’en étais venu à commettre l’irréparable. Hélène se remettait à peine de sa deuxième opération, son cancer progressait toujours, les métastases la grignotaient par tous les bouts et je n’avais rien trouvé de mieux que de tout lui révéler. L’intention était louable, je voulais faire preuve de transparence juste avant de la voir partir, me racheter en quelque sorte, me mettre en paix avec ma conscience. Mais ma soif d’honnêteté a tout fait tourner au fiasco. J’ai cédé trop facilement à ses questions pressantes, il a fallu que j’aille tout lui avouer de ma liaison, lui dire qu’il s’agissait de Fabienne, je n’ai omis aucun des détails qu’elle réclamait. Du coup, je n’ai fait qu’ajouter de la peine à sa souffrance. La haine n’a plus quitté son regard à partir de ce jour et, comme on sait, la haine est un moteur puissant. Elle a refusé obstinément de m’adresser à nouveau la parole jusqu’à son dernier souffle. À chaque fois que je la visitais dans sa chambre de soins, elle m’ignorait souverainement. C’est pourquoi, je persiste à dire qu’elle s’accrochait à sa vie dans le seul but de gâcher la mienne. Son silence accusateur ternissait mes projets d’avenir, il fallait bien que je pense un peu à moi, non ?
Heureusement, je trouvais au plus profond de mon être une énergie insoupçonnée, à l’époque, Fabienne et moi faisions l’amour plusieurs fois par jour. Partout où ça nous prenait. Sur la banquette arrière de la XM, contre le lave-vaisselle, en sortant du restaurant, en pleine forêt de Bois-Normand, dans ma cave à vins. On aurait dit que je cherchais à cocher les cases des lieux les plus insolites pour ce genre de pratique. Fabienne n’était pas contre, je ne suis pas certain qu’elle fût totalement partante non plus. En tout cas, elle se prêtait de bonne grâce à mes élans enthousiastes et incontrôlés. Il n’était pas encore question de Stéphane entre nous. Et cette période bénie restera une des plus chères de ma vie. La dernière sans doute. La plus belle.
Dans sa phase terminale, Hélène demeurait la seule ombre et je supposais, qu’une fois disparue, plus rien ni personne ne m’empêcherait de raviver l’éclat de mon existence. À ma grande surprise, l’enterrement que j’attendais comme une délivrance a eu lieu exactement comme prévu mais, une fois passée l’agitation de la cérémonie, quand le monde est reparti chacun chez soi reprendre sa petite vie, me laissant à la mienne qui était supposée redémarrer, je me suis retrouvé devant un vide vertigineux.
À l’église, tout le monde m’avait trouvé digne.
Entouré de mes filles, j’étais au centre des attentions, auréolé du deuil de ma femme. Je ne sais pas pourquoi cette phrase absurde… qui vole un veuf, vole un bœuf… revenait à la charge dans ma tête, comme l’écho d’une migraine… qui vole un veuf, vole un bœuf… Sans doute le trac avant de prendre la parole en public. Heurtée par ce qui n’était encore que des potins sur ma vie extra-conjugale, ma belle-famille prenait ses distances depuis quelque temps. Regroupés aux premiers rangs, à gauche de la nef, les Loisel ont quand même été émus lorsque, la gorge étranglée par les sanglots, j’ai récité de mémoire le discours sur Hélène que j’avais mis des semaines à écrire et pris la peine de répéter sans relâche et ce, bien avant qu’elle ne nous quitte. Je rendais hommage à la femme exceptionnelle, la conseillère municipale efficace, l’épouse aimante, la mère attentionnée… et la céramiste talentueuse, qu’elle était devenue sur la fin. Chacun retrouvait dans mes propos une facette d’Hélène qu’il avait connue et pouvait en découvrir d’autres, pour se faire de ma chère épouse un portrait plus complet. C’était le but recherché. Une construction classique. J’y avais passé beaucoup de temps, n’étant pas particulièrement doué pour écrire des discours.
Serge, le frère d’Hélène, a dit le sien aussi. Ses lunettes en demi-lune sur le nez, il s’est un peu perdu dans ses notes, s’interrompant, avec l’air d’interroger l’assistance. Les gens en profitaient pour se moucher. Le temps était à l’humidité. J’ai beaucoup aimé son texte sur sa grande sœur. Il était plus sobre que le mien, tout aussi efficace, malgré un défaut évident de préparation. Je lui enviais des anecdotes auxquelles je regrettais de n’avoir pas pensé.
Ma fille Ghislaine n’a pas voulu prendre la parole préférant garder pour elle ses souvenirs. Elle était très proche de sa mère. Elles se ressemblaient tellement, la même classe distante, la même austérité. Élevée dans la religion par Hélène, elle pratiquait toujours avec son bigot de mari. Je ne comprenais pas bien leurs bondieuseries et pour cause, mon père m’avait biberonné aux comptines anticléricales durant toute mon enfance et à la chasse, quand on me lançait, j’entonnais encore volontiers Dieu est un p’tit bonhomme qui pisse tout bleu, pour faire rigoler les copains. Soutenue par son mari et entourée de ses enfants qui se massaient contre ses jupes, comme si elle avait détenu le seul parapluie disponible pour échapper aux trombes d’eau d’un orage tropical, Ghislaine ne m’avait pas adressé un mot depuis son arrivée. À peine un bonjour. J’avais tenté de l’approcher par l’entremise de mes petits-enfants, que j’essayais d’amadouer en jouant les papys gâteaux, mais ils restaient étonnamment distants. Je soupçonnais ma femme Hélène d’avoir vendu la mèche à ses filles avant de mourir à propos de ma maîtresse ; ce que je ne trouvais pas particulièrement fair play de sa part. J’imagine que c’était l’effet recherché mais cela me mettait dans une situation des plus inconfortables. Je me contentais de raconter le calvaire des dernières semaines à mon gendre Pierre qui, lui, pour le coup, en bon catholique adepte de la compassion, m’écoutait respectueusement d’un air affligé. Il jetait toutefois des coups d’œil inquiets vers Ghislaine qui semblait lui faire comprendre du regard qu’il devait choisir son camp. Heureusement, mon Odile était là. Ma cadette, ma préférée. À près de quarante ans, elle m’appelait toujours petit papa et contrairement à sa sœur aînée dont elle était aux antipodes, Odile ne croyait en rien, sinon en la vie. Elle n’avait absolument rien préparé, mais elle s’est décidée en deux secondes, elle a saisi le micro que lui a tendu le curé pour improviser des choses bouleversantes sur sa mère qui ont résonné sous la voûte comme des vérités célestes. Elle se remémorait les baignades dans la Risle, nos étés passés tous les quatre, des poésies que sa mère lui avait apprises. Je ne sais plus bien, je n’écoutais pas vraiment, mes larmes coulaient en continu sous mes lunettes noires. Et puis, la messe a traîné en longueur. Ensuite, nous avons tous suivi la CX corbillard jusqu’au cimetière, tout en haut du bourg, à moins d’un kilomètre de l’église. Avec mes filles, nous formions le premier rang, le cercueil en ligne de mire. Toutes les deux sanglotaient, seule Odile me donnait le bras.
Je ne pensais pas vraiment à Hélène qui se tenait allongée à deux mètres de nous, dans son tailleur Chanel préféré, avec son maquillage macabre, les bas plissés sur ses jambes décharnées.
C’est plus tard que j’ai eu cette vision. Le soir. Moi, dans notre lit conjugal, elle, sous la terre pour toujours. Non, à ce moment-là, je cherchais plutôt Fabienne des yeux, je répondais aux gens, leur ânonnais les mêmes formules automatiques, je m’appliquais à y mettre de la sincérité. J’écoutais à peine. Où était Fabienne ? Certainement pas loin. Il me semblait l’avoir aperçue derrière une colonne à l’église, juste avant la cérémonie, et ensuite une ou deux fois en arrière-plan, lorsque nous étions sortis. Je n’étais pas tranquille de la savoir toujours dans les parages, j’espérais qu’elle se serait finalement résignée à ne pas nous suivre au cimetière. Elle m’avait fait une scène la veille pour m’obliger à officialiser notre liaison. Le dire à mes filles. Maintenant. Tout de suite. Et j’avais eu un mal fou à lui expliquer l’ordre de mes priorités. Il me fallait d’abord enterrer Hélène proprement, le reste viendrait tout naturellement. J’espérais qu’elle avait saisi cette fois, bien que, connaissant son entêtement et son goût pour le scandale, je m’attendais à tout.
Après la mise en terre, juste au moment où mes filles s’engageaient dans la fourgonnette funéraire pour quitter le cimetière, j’ai vu Fabienne surgir de nulle part. Elle s’est adressée à mes filles qui se tenaient déjà assises sur la banquette arrière. Moi-même, j’étais à une vingtaine de mètres, la femme de Serge me débitait je ne sais quoi. Trop abasourdi, j’assistais au désastre prévisible, la confrontation de ma maîtresse avec Ghislaine et Odile, au plus mauvais moment, dans le pire endroit. Mes oreilles sifflaient sous le coup de l’émotion. Fabienne foutait tout en l’air et je ne faisais rien pour l’en empêcher. À un moment, Ghislaine s’est redressée pour repousser Fabienne. D’où nous nous trouvions, on ne pouvait pas capter leur échange, en revanche, tout le monde a distinctement entendu quand Ghislaine s’est mise à hurler un truc du genre, maintenant, tu te casses, salope. Mes oreilles se sont mises à siffler plus fort, plus aigu, comme si j’avais ouvert la porte de l’enfer. Et ma vue s’est obscurcie. On m’a dit plus tard que j’avais eu un petit malaise.
Par la suite, Fabienne m’a assuré qu’elle n’avait fait que présenter ses condoléances à mes filles, rien de plus. Quant à elles, elles ont soutenu que ma maîtresse était venue pour les narguer. La vérité devait se situer entre les deux, mais le mal était fait.
Après le cimetière, une grosse collation était normalement prévue au Café de la Place. Je n’ai pas voulu changer le programme afin de ne pas attirer l’attention des rares personnes qui n’avaient pas assisté à l’esclandre. J’avais compté large, il devait y avoir la famille d’Hélène, mes amis chasseurs, quelques fidèles employés de l’usine, une grande partie des commerçants de Pont-sur-Risle, également des inconnus des environs qu’Hélène avait côtoyés durant ses diverses activités et, bien sûr, les bigotes qui étaient de toutes les cérémonies. Inutile de préciser que mes filles avaient filé avec gendre et petits-enfants, sans prévenir, alors qu’ils devaient tous coucher à la maison ce soir-là. J’aurais au minimum voulu m’expliquer avec Odile. Je ne voyais plus Fabienne. Les Loisel étaient partis eux aussi. Il y avait juste Serge. C’est lui qui m’a retenu quand je suis parti dans le cirage. »

Extrait
« La petite frappe qui accompagnait Stéphane s’appelait Sergueï. Je trouvais que son prénom lui allait comme un gant, il évoquait le salpêtre des sous-sols du KGB, le départ à l’aube pour la Légion étrangère, une froide vengeance dans les Carpates à grands coups de barres de fer sur les genoux. Il fleurait bon le meurtre anonyme dans les sous-bois, le cadavre défiguré plongé dans l’acide, le couteau à cran d’arrêt enfoncé le sourire aux lèvres, les pires bas-fonds d’Albanie. Jamais prénom n’avait été aussi bien porté. Avec sa cagoule de malfrat, Sergueï pouvait se vanter de me faire dresser les poils. » p. 116

À propos de l’auteur
PAOLINI_Herve_DRHervé Paolini © Photo DR

Hervé Paolini est né à Paris en 1960. Depuis les années 90, il travaille dans la communication et partage sa vie entre New York et Paris où il vit désormais. La mort porte conseil est son premier roman. (Source: Serge Safran Éditeur)

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Déchirer le grand manteau noir

CAUDET_dechirer-le-grand-manteau-noir  RL_automne_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Quand un huissier lui notifie sa convocation au tribunal, Lucie se voit projetée vers un passé qu’elle essayait d’oublier. Vers le rejet de sa mère, l’indifférence coupable de son père et les peurs de la fratrie, sans oublier les viols à répétition de son grand-père. Elle va désormais devoir se battre pour empêcher ses parents de voir ses enfants.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La mal-aimée

Dans ce bouleversant premier roman, Aline Caudet raconte le calvaire que subit Lucie au quotidien au sein d’une famille qui la rejette. Violence, privation et viols dont elle aura beaucoup de peine à s’extirper. Un récit d’autant plus glaçant qu’il s’inspire du vécu de l’autrice.

Lucie a construit un bonheur simple, entouré de son mari Arnaud et de ses trois enfants, Anna, Théo et Amandine. Une vie paisible soudain bousculée par une assignation en justice. Ses parents réclament le droit de voir leurs petits-enfants. Un choc d’autant plus fort qu’il ravive un passé douloureux.
Un passé auquel Lucie va à nouveau devoir se confronter pour se défendre, pour empêcher cette ignominie. Car ses parents l’ont fait souffrir durant tout le temps où elle a vécu avec eux.
D’abord ignorée par sa mère, elle va devenir au fil des jours le paria de la famille, celle qui est systématiquement rejetée et se verra interdite de partager la table familiale. «Je dois rester à part, seule dans ma chambre. Ma sœur vient me chercher quand il n’y a plus personne dans la cuisine, là je suis autorisée à descendre.» Elle peut alors manger les restes si sa mère ne la chasse pas avant.
Une situation que son père constate et accepte, préférant détourner le regard que d’affronter cette furie hystérique. La fratrie, quant à elle, va adopter une position neutre, voire hostile. Sauf sa sœur Estelle, qui va payer très cher ses tentatives de révolte face aux traitements inhumains infligés à sa sœur. Et qui vont perdurer au fil du temps, car personne ne vient rendre visite dans leur maison délabrée et isolée dans la campagne des alentours de Clermont-Ferrand.
Et toute tentative d’appeler au secours est bien trop risquée. «Si j’explique comment je suis traitée à la maison, mes parents, furieux, se retourneront contre moi. J’imagine bien la dame des services sociaux venir avec sa mallette remplie de dossiers, sortir une feuille, un stylo, et poser des questions à mes parents. (…) Elle repartirait, me laissant seule avec mes parents fous furieux. On n’enlève pas comme ça un enfant à sa famille. Je ne sais pas jusqu’où peuvent aller les représailles si je brave cet interdit: rien de ce qui se passe à la maison ne doit sortir du strict cadre familial. Ma mère n’a pas besoin de le formuler, nous le savons.»
À l’extérieur, on donne l’image d’une famille unie, on accepte les invitations, notamment chez les grands-parents. La grand-mère attentionnée qui redonne du courage à sa petite-fille en lui donnant l’affection qui lui manque tant. Mais aussi la grand-mère qui s’interdit de demander ce qui se passe dans le bureau du grand-père quand, après le repas le patriarche s’isole avec l’une de ses petites filles. Lucie, Estelle et Madeleine sont violées. Comme le confessera plus tard Madeleine, la décision est alors prise de cesser ces visites dominicales. «Les parents n’ont pas cherché à savoir dans quel état moral nous nous trouvions ni à nous apporter un quelconque soutien psychologique. Ils n’ont pas voulu porter plainte contre le grand-père incestueux. Ils se sont justifiés en disant vouloir préserver la réputation de la famille alors qu’un procès contre le grand-père aurait aidé leurs filles à comprendre la gravité des actes dont elles avaient été victimes, et à se reconstruire. En revanche, ils font à présent un procès à leur propre fille sans se soucier qu’il contribue par là-même à nous détruire.»
Aline Caudet, qui écrit sous pseudonyme, a scindé son roman en trois parties dans lesquelles elle retrace la vie de Lucie jusqu’à son départ du domicile, ses premiers pas de femme à la recherche d’un équilibre avec le lourd lest de son traumatisme et les moyens très limités dont elle dispose et enfin le déroulé de cette action en justice qui va prendre des années jusqu’au jugement.
Si on est forcément sidéré par ce drame, saisi d’effroi par des scènes dramatiques, on ne peut à l’inverse qu’être admiratif de la manière dont, petit à petit, la fillette, l’adolescente et la jeune femme vont parvenir à se défaire de ce carcan, de ce grand manteau noir qui l’empêche de se mouvoir. La force de ce roman tient sans doute dans cette énergie, cette volonté de plus en plus farouche de s’en sortir. Un peu comme dans L’enragé de Sorj Chalandon où un garçon s’évade du bagne où il est retenu et va chercher à se reconstruire. Entre horreurs et résilience, la voix reste étroite et parsemée d’embûches, mais elle existe. La plume d’Aline Caudet est là pour nous le rappeler.

Déchirer le grand manteau noir
Aline Caudet
Éditions Viviane Hamy
Premier roman
312 p., 21 €
EAN 9782381400365
Paru le 23/08/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Mariée et mère de trois enfants, Lucie a tout pour être heureuse. Alors qu’elle vient d’emménager et a pris soin de ne pas communiquer sa nouvelle adresse, les fantômes du passé frappent à sa porte. Victime d’humiliations et de violences infligées par ceux qui devaient la protéger durant son enfance, Lucie a dû se battre pour exister.
Convoquée chez un huissier, elle apprend que ses parents réclament le droit de voir ses enfants. Afin de mettre ces derniers hors de danger, elle sollicite l’aide de ses amis et de ses proches. Au gré des attestations qui lui parviennent ressurgissent de douloureux souvenirs. Bien décidée à protéger ceux qu’elle aime, Lucie va devoir faire face à un implacable engrenage judiciaire, révélant au passage de terribles secrets de famille. Déchirer le grand manteau noir d’Aline Caudet est un roman poignant qui dénonce les violences physiques et psychologiques. C’est aussi la chronique d’une patiente reconstruction de soi grâce à l’amitié, la solidarité et l’amour sans faille de héros ordinaires.

Les critiques
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20 minutes
La Voix du Nord (Isabelle Ellender)
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Blog Binchy and her hobbies
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Aline Caudet présente son roman lors d’une rencontre en ligne © Production Un endroit où aller

Les premières pages du livre
« PREMIÈRE PARTIE
RATTRAPÉE PAR LE PASSÉ
Coup de tonnerre
La sonnette retentit. Je sursaute, mon bébé dans les bras. Je ne comprends pas, j’ai pris soin de ne pas donner ma nouvelle adresse. Seuls quelques amis sont au courant. À chaque visite impromptue, j’ai beau me raisonner, une profonde angoisse m’étreint. Pourtant, ce mercredi matin, avec mes trois enfants, la journée a débuté sereinement. La sonnerie se fait à nouveau entendre, insistante. Je pose ma fille dans son lit, elle pleure aussitôt. Je traverse la chambre de mon fils et regarde par la fenêtre. Je les vois immédiatement. Je reconnais leur uniforme bleu marine. Mes jambes flageolent.
— Qu’est-ce qui se passe, maman ? Qui sonne ? interroge ma fille aînée.
C’est la police. J’ai une boule dans la gorge. J’essaie de me rassurer : mes enfants sont auprès de moi. Mon mari ? Nous nous sommes parlé au téléphone tout à l’heure. Alors, tout va bien. Je sais que je n’ai rien fait de mal. Et pourtant, je tremble, mon cœur s’emballe. Ils sont toujours là. Nouvelle injonction. J’ouvre.
Les policiers m’apprennent qu’un huissier cherche à me joindre.
— Vous n’êtes pas dans l’annuaire et, à votre ancienne adresse, le propriétaire n’a pas voulu lui donner vos coordonnées.
— Oui, nous avons fait cette recommandation en insistant sur son importance.
— Alors l’huissier nous a contactés et votre ancien propriétaire nous a finalement indiqué votre adresse.
— Mais nous n’avons pas de problème d’argent, pourquoi un huissier ? Je ne comprends pas.
Ma voix tremble.
Les policiers m’expliquent que les huissiers ne s’occupent pas uniquement de saisir des biens, ils ont de nombreuses autres fonctions, et celui-ci doit me remettre en main propre un document à son étude.
Je dois m’asseoir. Les deux hommes font preuve d’une extrême gentillesse et veillent à ne pas trop me brusquer. Mais je n’arrive pas à me relever. Ils s’approchent des enfants, leur sourient, puis reviennent vers moi.
— Ça va aller, madame ?
J’observe mon fils, ma fille, et vois leurs yeux effrayés, la force me revient. Je me lève.
— Oui, merci.
— Si on peut faire quoi que ce soit pour vous, n’hésitez pas à nous appeler, on viendra.
— Merci, merci beaucoup.
La porte à peine refermée, je téléphone à mon mari Arnaud qui note les coordonnées de l’huissier, puis me rappelle vingt minutes plus tard. Je l’écoute sans dire un mot et raccroche, anéantie. Le manteau noir, ce lourd et grand manteau noir de mon enfance… Ça recommence.

Garfeuil
Je me revois à six ans et j’ai peur. J’ai peur de croiser mon frère dans l’escalier, peur de ses paroles blessantes, peur de mon père qui en rentrant demandera : « Qu’est-ce qu’elle a encore fait ? » Mais j’ai surtout peur de ma mère, de son regard chargé de haine, de colère et de beaucoup d’autres choses qui font que je me sens si sale, si mal, que je voudrais ne plus exister du tout…
Tout a commencé quand nous avons emménagé dans cette maison à la campagne, quelques mois plus tôt. Nous avons quitté Clermont-Ferrand pour le hameau de Garfeuil. Mon père n’a pas toujours travaillé la terre, il a d’abord exercé plusieurs petits boulots en ville. Il a été employé dans une usine de biscuits – il nous en rapportait parfois. Il a aussi travaillé dans un magasin d’électroménager dont il nous parlait souvent. Je vois encore son air radieux quand il nous donnait des autocollants. Mais ce qu’il voulait avant tout, c’était cultiver la terre.
*
Je me souviens de ce jour où mon père nous a dit :
— On quitte la ville et on s’installe à la campagne, j’ai acheté des vergers !
Il affiche un sourire jusqu’aux oreilles, celui des grands jours, des grandes joies. Ma mère ne prononce pas un mot. Partage-t elle l’enthousiasme de son mari ? Je ne sais pas, mon regard reste fixé sur mon père. Son bonheur irradie. Nous, les enfants, sommes un peu perplexes : partir à la campagne, quitter les copains et notre vie, l’idée ne nous fait pas sauter de joie.
Quelques semaines plus tard, nous partons découvrir notre future maison et ses environs. Après une bonne heure de trajet, nous quittons la nationale pour nous engager sur une toute petite route qui enjambe une rivière aux berges ombragées, je m’émerveille. J’ai l’impression que nous sommes partis à l’autre bout du monde. Tout semble si calme, si paisible. Nous laissons sur notre gauche un château où, plus tard, nous ferons du baby-sitting, ma sœur et moi, puis nous tournons à droite. Trois cents mètres plus loin, un panneau indique : « Métairie la Trigaudelle ».
— Voilà, c’est chez nous ! annonce mon père avec fierté.
La voiture se gare devant une vieille bâtisse. Je vois du gris, beaucoup trop, tout est terne, triste. Pas de volets, pas une fleur, aucune couleur. Je ne détache pas mes yeux de la façade du bâtiment : c’est un long et gros bloc rectangulaire décrépit. Je n’imagine pas que l’on puisse vivre là. Mon frère et ma sœur partagent mon inquiétude.
— C’est vraiment là qu’on va habiter ? interroge Sylvain.
— Oui, répond mon père, enthousiaste. Je vais vous montrer l’intérieur, vous verrez, ça va vous plaire !
Il n’y a pas de porte d’entrée, nous devons pénétrer dans le bâtiment par une cloison coulissante déglinguée. La vision qui s’offre à nous dépasse tout ce qu’on aurait pu concevoir. Nous restons sans voix devant tant de délabrement.
— C’est le garage, dit mon père.
Ça ne ressemble pas plus à un garage qu’à une grange ou à une cave. Par endroits on ne voit plus le sol, jonché de débris de toutes sortes : plâtre d’un côté, vieilles planches de l’autre, morceaux de fils de fer… Tout est recouvert d’une épaisse couche de poussière, si bien que l’on ne distingue plus la nature des objets abandonnés. Mon frère, ma sœur et moi sommes abasourdis. Mon père, lui, ne s’est pas départi de sa bonne humeur.
— Allez, venez, je vais vous montrer la cuisine !
Nous pénétrons dans une pièce qui ne s’apparente à rien de descriptible.
— Avant, c’était une porcherie ! dit-il en riant.
Tout est vieux, crasseux. Nous poursuivons la visite, ma gorge se serre. Nous tombons sur un escalier sortant de nulle part. C’est là que sera installée la porte d’entrée.
— Et maintenant, les chambres !
Le cœur lourd, je monte les marches avec toute la famille. Sur la gauche, une pièce gigantesque s’offre à nous, sinistre et froide. Je préfère ne pas savoir s’il y avait des lapins ou des poules… Au fond, la lumière filtre par la fenêtre, je m’approche.
— Oui, c’est le sud ici, c’est lumineux, précise mon père. Nous allons couper la pièce en deux, d’un côté ce sera la chambre des filles et de l’autre celle de Sylvain. Je vous laisse choisir.
— Sylvain, tu devrais prendre celle au sud, tu seras mieux ! conseille vivement ma mère.
— D’accord, répond mon frère.
Je regarde le sol parsemé de taches lumineuses qui contrastent avec le noir de ma future chambre, à l’opposé, au nord. Je n’arrive plus à déglutir. Estelle, quatre ans, ne dit rien. Est-ce qu’elle s’en moque ?
— Allez ! On descend et on va pique-niquer dans le garage !
Une bise glaciale s’engouffre par deux grands trous dans le mur. Quelques minutes plus tard, nous nous levons après avoir rapidement avalé notre sandwich. Un cri strident retentit. C’est ma mère. Elle montre son pied : elle a marché sur une planche cloutée et s’est blessée. Mon père l’aide à monter dans la voiture pour l’emmener chez un médecin.
Les voilà partis. Nous restons là tous les trois, seuls, au milieu des vieux débris avec la campagne, immense, autour de nous.

L’huissier
Au téléphone, l’huissier a informé Arnaud que mes parents nous attaquent en justice. Cela fait quelques années que j’ai réussi à couper les ponts avec eux, que j’essaie de vivre et d’oublier l’horreur. Ça recommence.
Après avoir déposé les aînés à l’école et la plus jeune à la crèche et avant d’aller chez l’huissier, je pars à Valence où j’ai rendez-vous avec mon kiné.
— Comment ça va, Lucie ? me demande-t il.
Je lui raconte la visite des policiers. La séance terminée, le kiné me conseille de prendre le bus. Je préfère marcher. J’avance d’un bon pas et j’essaie de ne pas penser. Au bout d’un long moment, je n’ai toujours pas trouvé la rue que je cherche. Je fais demi-tour et, soudain, une vague de panique m’envahit. Je ne sais plus où aller ni que faire, alors je marche. Bouger mes bras et mes jambes, sentir mes pieds sur le sol, ne jamais m’arrêter pour ne pas flancher. Avec le désespoir comme moteur, je cours presque. Personne ne me traque, mais mon cœur s’emballe. Enfin, je trouve la rue de l’huissier. Nous y voilà. Je regarde la grande porte vitrée donnant accès au hall d’entrée. J’observe encore la façade de l’immeuble puis je commence à faire les cent pas, l’angoisse est à son comble. Faire demi-tour, renoncer, ne plus respirer les miasmes du passé. Ce sont mes parents qui me conduisent ici ce matin, il est question de mes enfants. Alors, la peur au ventre, je sonne et je saisis à pleines mains les poignées dorées. Un clerc me reçoit et me remet une assignation au tribunal.
— Au tribunal ? dis-je avec stupeur, les yeux écarquillés.
— Mais oui, au tribunal !
Je sens presque pointer de la jubilation dans sa voix.
Il sort une liasse de plusieurs feuillets.
Je ne comprends toujours pas ce qui se passe.
— Les grands-parents ont le droit de voir leurs petits-enfants, lâche le clerc d’un air arrogant. J’ai eu votre père deux heures au téléphone, il m’a tout expliqué. Vous ne pouvez pas l’empêcher de voir ses petits-enfants. Vraiment, le faire souffrir comme ça !
Son ton accusateur me révolte. La colère me submerge et j’ai envie de hurler sur cet imbécile. Qu’est-ce qu’il connaît de ma vie, lui, planqué derrière son bureau ? Qui est-il pour me juger ? Je fais de gros efforts pour rester calme, je ne veux pas m’attirer d’autres ennuis. Avec ce qui se profile, j’en ai déjà bien assez. Je me concentre sur les signatures requises, je fixe les papiers, surtout ne pas regarder cette bouche pleine de morgue.
— Votre mari doit venir chercher son assignation lui-même.
— Il travaille, il ne peut pas se libérer en journée.
— Alors, on la fera porter chez vous.
— Non, notre adresse reste confidentielle.
— Vous ne voulez toujours pas la donner ?
— Mon mari vous rappellera pour trouver une solution.
Je me lève sans attendre qu’il fasse le tour de son bureau pour me raccompagner. Je quitte la pièce précipitamment. L’ascenseur, les poignées dorées, de l’air, vite ! Je reprends ma marche, je vais récupérer ma voiture et rentrer chez moi. Dans ma tête, dans mon corps, c’est un raz-de-marée, ça recommence… Reprendre les armes, se battre, encore… Une décharge d’adrénaline m’envahit à l’idée que je ne suis plus seule. Ensemble, Arnaud et moi, nous vaincrons.

De retour à la maison, je lis l’assignation. Il y est noté que mes parents ont toujours entretenu des relations normales avec moi. Je me raidis. Normales, normales ? Comment se fait-il que je n’avais pas le droit de manger à leur table, alors ? Au fil du texte, les mensonges s’accumulent, s’empilent, c’est grotesque. Nous voilà au tribunal pour protéger nos enfants. Rien que de les imaginer au milieu des horreurs véhiculées par mes parents à mon sujet, je me sens défaillir. J’ai tout enduré, mais ça, je ne le pourrai pas. Non, pas mes enfants. Je connais les conséquences dévastatrices du comportement de mes parents. Je ne les laisserai pas faire : je me battrai jusqu’au bout.
Ils exigent plusieurs choses : un droit de visite une fois par mois dans un lieu neutre pendant six mois, héberger mes enfants quatre jours à Noël puis une semaine l’été. Je ne peux pas le concevoir, pas après les Noëls et les étés que j’ai passés là-bas. Ils veulent aussi téléphoner une fois par mois à leurs petits-enfants. La colère me gagne, brutale. J’essaie de la chasser et j’appelle Arnaud. Je lui dis qu’il doit se débrouiller pour obtenir son assignation sans donner notre adresse.
— Pas de problème, je vais la faire porter au boulot.
— T’es sûr ?
— Oui, je ne vois pas d’autre moyen, ça ira.
— Ils ne doivent surtout pas savoir où nous habitons.
C’est atroce de se dire qu’ils ont trouvé encore le moyen, après toutes ces années, de me pourrir la vie à travers mes enfants.
— Ils n’ont aucune chance, je vais chercher un bon avocat. L’important, c’est la vie qu’on mène ici, maintenant. Le reste, on va le régler, essaie de ne pas t’en préoccuper.
Je sors pour aller chercher Amandine, l’air vif ne parvient pas à chasser mes sombres pensées. Et si on perdait le procès ? Mes enfants seraient obligés de les voir ! Jamais je ne pourrai les laisser seuls avec eux ! Si je m’oppose à une décision de justice, que se passera-t il ? Avec ma poussette vide, je marche en direction de la crèche, le trajet me semble trop court. Les portes coulissantes s’ouvrent, j’aperçois Farida.
— Ça s’est très bien passé. Un professeur de chant est venu, les enfants ont bien participé, Amandine particulièrement. On voit qu’elle aime la musique et qu’elle a envie de bouger.
À ces mots, je souris.
— Et vous, vous avez bien profité de votre journée ?
Un léger blanc entre nous. Une fraction de seconde j’hésite, puis me ravise.
— Très bien.
— Vous avez pu vous reposer ?
— Pas tout à fait, mais ce n’est pas grave.
— Ah, voilà Amandine.
Mon bébé dans les bras, je me sens soudain le cœur moins lourd, Amandine me sourit et agite les mains, elle me raccroche à la vie, la vraie.
— Allez, on va chercher les grands maintenant !
Une fois que nous sommes rentrés à la maison, je prépare les goûters. Ensuite, il y a parfois un petit moment creux avant l’heure des bains. S’ils ne l’ont pas déjà fait, les enfants me racontent leur journée ou je lis un peu, mais aujourd’hui, je n’y peux rien, le passé ressurgit.
*
Je me souviens de notre arrivée à la campagne et de la violence qui s’est installée dans notre famille. Ma mère a semblé perdue, comme parachutée dans un monde hostile. De nombreuses années s’écoulent avant qu’elle plante une fleur. Déçue du résultat, elle renoncera à égayer les abords de la maison. Il lui faudra encore plus de temps pour avoir l’idée de se promener sur les chemins de terre alentour. Non, ma mère ne s’est pas ouverte à la nature, elle n’a pas été touchée par la beauté du paysage, cette fameuse vue sur le puy de Dôme dont mon père est si fier. Non, ma mère ne s’est pas laissé bercer par le doux murmure du vent dans les arbres ni par les chants vigoureux des oiseaux… Rien ne parviendra à chasser le noir qu’elle va déverser sur notre famille.
Ma mère ne joue pas avec ses enfants, ne leur lit pas d’histoires, ne leur fait pas écouter de musique. Ma mère est coordinatrice de séjours linguistiques, elle travaille à mi-temps. Elle dit qu’elle adore son métier et qu’elle est très appréciée. À la maison, elle lit ou elle crie. Contre son mari ou ses enfants, contre moi surtout.
Depuis notre emménagement, tous les jours vers 19 heures, la tension commence à monter. Ce fameux soir, Estelle, ma sœur cadette, vient me chercher pour le repas. J’occupe ma place habituelle, le plus loin possible de ma mère, entre ma sœur et mon père qui ne devrait plus tarder. Je préfère quand il est là. C’est un rempart contre ma mère. Elle me lance un regard rempli de colère et commence à manger. Je n’ai pas faim, mais il faut s’alimenter pour vivre, alors je mange. J’entends enfin le tracteur de mon père. Il est rentré plus tôt ce soir.
— Ta fille ! Ta fille ! vocifère ma mère, sans raison.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est elle, encore elle !
— Mais de qui tu parles ?
— De Lucie, enfin, tu sais bien !
Ma mère, excédée, continue :
— Il faut qu’elle monte dans sa chambre !
Mon père, abasourdi, ne répond rien.
— Maaaarc !!! Qu’est-ce que tu attends ? Fais-la sortir !
Ma mère hurle, mon père reste interdit sur le seuil.
— TOUT DE SUITE !
Je revois ma mère, les yeux exorbités, les veines du cou saillantes, les mains menaçantes. Et j’entends encore mon père, avec sa voix caverneuse qui me frappe en plein cœur :
— Lucie, tu dégages !
Le dernier rempart contre l’irrationalité de ma mère s’effondre.
*
Anna, ma fille, me sort du passé. Elle s’est plantée devant moi, son dessin à la main. J’avais son âge quand tout a commencé.
— Maman, maman, j’arrive pas à faire la tête de mon bonhomme, tu peux m’aider ?
— Bien sûr, je vais t’aider, je suis une pro pour dessiner les visages !
Quand elle voit ma création, elle rit.
— Maman, ils sont bizarres, ces yeux que tu lui as faits, on dirait qu’elle est maquillée !
— Mais ils sont très bien, mes yeux !
— Oui, je vais faire les mêmes pour tous mes autres bonshommes !
Je souris devant son enthousiasme.

Un peu plus tard, la porte d’entrée s’ouvre, Arnaud rentre du travail. Les enfants se précipitent vers lui.
— Papa, papa, aujourd’hui à l’école on a fait de la peinture ! crie Théo, trois ans.
— Et nous du trampoline ! enchaîne Anna.
— C’est formidable, les enfants !
Je me lève pour préparer le repas pendant que Théo joue avec Amandine sur son tapis d’éveil. Il lui montre des peluches et elle rit. Quelques heures plus tard, après les bains, le dîner, l’histoire et les câlins, Arnaud et moi pouvons nous asseoir un peu et discuter.
— Je suis allé voir les commentaires sur des forums au sujet de gens qui ont été assignés au tribunal par leurs parents.
— Et alors ?
— Eh bien, ils disent que si les parents ne lâchent rien, ils obtiennent gain de cause et les grands-parents ne voient pas leurs petits-enfants.
— C’est rassurant.
— Par contre, il faut trouver un bon avocat, c’est vraiment important. Un spécialiste des affaires familiales.
— Et tu penses qu’il y en a dans la région ?
— J’en ai trouvé deux. Tu sais, Lucie, le temps nous est compté puisque à partir de la remise de l’assignation en main propre, le défendeur, c’est-à-dire nous, n’a que quinze jours pour trouver un avocat qui le représentera pour les différentes audiences. J’ai déjà pris rendez-vous vendredi avec une femme et lundi avec un homme.
— D’accord, je trouverai une solution pour faire garder les enfants.
— Parfait, on va regarder un bon film, ça nous changera les idées.
Pendant quelque temps, je ne pense plus à rien, ça fait du bien. On tient le coup, c’est tout ce qui compte pour l’instant.

L’avocat
Je suis angoissée à l’idée de consulter une avocate. C’est la première fois que je vais raconter mon histoire à un tiers. Mes paroles prendront un caractère « officiel ». J’ai peur car j’ai grandi avec ce principe : il est interdit de raconter ce qui se passe à la maison. À présent, c’est différent, je dois parler pour protéger mes enfants.
L’avocate commence par lire l’assignation.
— Alors, vous ne voulez pas que vos enfants voient leurs grands-parents maternels ?
— C’est ça.
— Expliquez-moi pourquoi.
Je raconte par petits morceaux décousus. C’est très éprouvant. Quand j’ai terminé, elle nous regarde, Arnaud et moi, puis déclare, sentencieuse :
— Eh bien, je ne vois pas pourquoi vous vous opposez à leur demande.
Je l’observe. Elle n’a rien compris, je veux partir. Elle continue :
— Et puis, de toute façon, les grands-parents ont des droits, alors…
— Non, la loi a changé, intervient mon mari. On parle des droits de l’enfant maintenant. Il faut arriver à démontrer que dans l’intérêt de l’enfant, il ne doit pas voir ses grands-parents.
— Ah, ça a changé ? Voyons voir ça.
Et la voilà qui consulte le Code civil ! Comment pourrait-elle protéger nos enfants si elle ne connaît pas cet article ? Jamais nous ne lui confierons notre dossier. J’échange un regard entendu avec Arnaud et, quelques minutes plus tard, nous nous levons pour prendre congé. Je suis catastrophée. Les larmes me montent aux yeux, je serre les dents car je ne veux pas pleurer. J’ai tellement pleuré, enfant !
— Ne t’inquiète pas, on trouvera un bon avocat. On n’a pas eu de chance avec elle, c’est tout.
L’aplomb de mon mari me rassure.
Trois jours plus tard, mes angoisses reviennent dans la salle d’attente du deuxième avocat. Je fais des allées et venues dans la petite pièce. Enfin, la porte s’ouvre : un homme grand, aux cheveux poivre et sel plaqués en arrière, nous invite à le suivre.
Nous nous serrons la main, la poigne est énergique, le regard pénétrant. Me Latour nous fait entrer dans son bureau où nous attendent de grands fauteuils qui mériteraient d’être refaits. Au bout de quelques minutes, mon mal de dos revient. Une fois l’assignation lue, il me demande de lui raconter mon histoire.
Je tremble, j’ai froid et je transpire. Mon dos est plus raide que jamais. Je lui décris mon enfance.
— Madame, je dois vous prévenir : il est très difficile d’obtenir une interdiction totale pour les grands-parents de voir leurs petits-enfants. Pour ce faire, il faut des éléments graves.
Il marque une pause, un léger blanc qui me lacère, puis reprend :
— Les éléments graves, on les a.
Je respire à nouveau.
— Par contre, on risque d’avoir des difficultés pour prouver tout ce que vous me dites. Car dans votre histoire, il n’y a pas beaucoup de faits visibles. Vous ne portez pas les traces de la maltraitance.
Je sens comme une boule dans ma gorge.
L’avocat reprend :
— Il me faut des attestations de la famille, les gens doivent parler et raconter ce qu’ils ont vu.
— La plupart du temps, cela se passait quand nous étions seuls à la maison, sans témoin, les visites étaient très rares.
— Réfléchissez et trouvez-moi des faits qui alerteront un juge. En général, dans la famille, les gens se taisent, ils ne veulent pas se brouiller avec leur frère ou sœur.
— Chez moi, c’est déjà fait… Du côté de ma mère, surtout.
— Faites au mieux pour obtenir des attestations, sans cela je ne pourrai pas vous défendre.
— Ne vous inquiétez pas, intervient mon mari, nous ferons le maximum.
— Je compte sur vous. Je vais vous représenter, conclut l’avocat.
La date butoir approche. Voilà c’est officiel, nous allons affronter mes parents au tribunal. Une nouvelle poignée de main vigoureuse, un regard bienveillant et Me Latour nous raccompagne. Une fois dehors, les doutes m’assaillent : les gens vont-ils vraiment parler ? Arnaud, lui, se réjouit que cet homme nous ait compris.
Toujours ce calme olympien et cette assurance chez mon mari qui décuplent mes forces et me redonnent de l’espoir.

Le lendemain, sur le chemin de l’école, je rencontre une amie qui connaît mon histoire. Je lui raconte notre entrevue avec Me Latour et lui explique que nous avons besoin d’attestations de personnes comme la pédiatre, les enseignants, les amis, prouvant que nous sommes de bons parents.
— Je t’en ferai une, pas de souci.
Je la remercie. Je retiens des larmes de rage et d’impuissance : je ne devrais pas avoir à le lui demander. Mes parents sont revenus me chercher et veulent prendre mes enfants en otage. Préparer notre défense. Relire l’assignation. L’énergie qu’ils déploient pour dissimuler la vérité me donne la nausée. Tous ces horribles mots utilisés contre moi me renvoient en enfer.
*
Je me souviens d’un dimanche soir. Je suis dans la salle de bains. Comme d’habitude après mon shampoing, mes cheveux partent dans tous les sens. Ils gonflent, me faisant ressembler à Tina Turner. Je sors de la salle de bains avec l’air d’avoir mis les doigts dans une prise. Mes cheveux m’agacent, c’est vrai. Ma mère, elle, les déteste. Elle ne me laisse jamais en paix, surtout quand je viens de les laver, leur volume l’insupporte. Elle, dont les cheveux sont très fins et très raides et qui a recours à des permanentes chez un coiffeur… Mes cheveux, elle ne veut plus les voir.
Je descends pour dîner. Tous les dimanches soir, nous avons droit à un bol de lait avec des tartines. Ma mère a décrété que c’était plus simple, comme ça il n’y a rien à préparer. Elle ne cuisine que rarement. Nous mangeons soit des haricots en boîte, soit des spaghettis collés qui restent plusieurs jours dans une casserole au frigo…
J’entre dans la cuisine. Si je pouvais raser les murs, je le ferais. Je dois prendre la casserole sur la gazinière au milieu du plan de travail. De la main droite, je saisis le manche. À cet instant précis, une mèche de cheveux sagement coincée derrière mon oreille se rebelle et descend le long de ma joue. J’ai peur. Je sens que ma mère va faire une remarque blessante et menacer de couper tout ça, encore. D’un geste brusque de la main gauche, je replace la mèche derrière mon oreille, mon bras droit vacille et la casserole de lait bouillant se renverse sur ma cuisse. Je crie et monte dans ma chambre. Ma peau devient rouge, je ne sais pas du tout ce qu’il faut faire. Je pleure de douleur et d’impuissance. Et si c’était grave, cette brûlure ? Que dois-je faire pour me soigner ? Ma mère va venir. C’est sûr. Ils ne vont pas continuer à manger leurs tartines en bas, dans la cuisine, comme si rien ne s’était passé… Mes parents vont monter s’occuper de moi. J’existe.
La douleur ne cesse pas, mes pleurs non plus. Le temps passe, deux grosses cloques sont apparues. Je vais me coucher, une douleur dans le ventre bien supérieure à celle de ma cuisse, une douleur dont on ne guérit pas, celle d’être abandonnée.
La brûlure ne disparaîtra pas seule, il me faudra l’aide de Sylvie, une amie plus âgée à qui la mère aide-soignante donnera de l’argent pour m’acheter du tulle gras. La pharmacienne s’étonnera que je ne sois pas venue plus tôt. Des années durant, la cicatrice restera, deux triangles se faisant face. Mais à dix ans, je ne peux me résigner, j’espère toujours que ma mère changera un jour : elle deviendra une maman semblable aux autres. J’ai besoin d’y croire. Comme durant ces fêtes des Mères où la joie me gagne.
C’est un jour spécial pour moi car je prends tout mon repas de midi avec ma famille. Pour le dîner, c’est une autre affaire.
Je me rappelle très bien ces fêtes des Mères : l’excitation du vendredi soir, le cadeau dans le cartable à côté de moi dans le car sur le chemin du retour. Mon cœur s’emballe, je ne peux pas résister, je le sors pour le regarder. Je touche délicatement le papier de soie, je joue avec le ruban et je souris. Et si quelque chose changeait cette fois ? J’y crois toujours, chaque année. Pourquoi pas ? Sera-t elle émue pour de vrai, cette fois ? Me serrera-t elle dans ses bras parce qu’elle en a envie et pas seulement pour faire bien sur la photo ? Ne plus donner l’image d’une famille normale, mais en être enfin une !
Je cache mon cadeau et j’attends avec impatience le dimanche. Au fond, ce paquet me rend triste. Je sais que je n’ai pas une mère comme les autres. Elle a décidé que je devais vivre dans ma chambre, que là était ma place. Elle ne me parle jamais. Elle hurle des ordres, des reproches, des insultes. Personne ne doit m’approcher, je suis une mauvaise fille. Alors quoi, la fête des Mères ? Je me demande seulement jusqu’à quelle heure elle tiendra sans me reléguer dans ma chambre. Elle me glace avec son regard accusateur, comme si je n’avais pas le droit d’exister. Souvent je me demande pourquoi elle me traite de la sorte : qu’est-ce que j’ai fait ? Peut-être ai-je été adoptée ? Pourtant, tout le monde me dit que je lui ressemble. Peut-être suis-je une enfant illégitime ? Elle me détesterait parce que je lui fais honte ? Mais je ressemble aussi à mon père… L’explication n’est donc pas là.
Mon père, qui semble accepter cette situation, va-t il enfin réagir ? Que fait-il ?
Il s’occupe de ses terres.

Mon père travaille aux champs comme son père avant lui. Seul garçon au milieu de six sœurs, il s’est investi très tôt dans l’exploitation familiale.
— Un jour, ce sera à toi tout ça, lui a promis mon grand-père d’un geste large qui englobait le monde entier.
Marc, mon père, n’en doute pas, il labourera, sèmera, récoltera du blé, du maïs, du tournesol, sur cette terre devenue sienne. Le temps s’écoule, le fils devient père, les petits boulots s’enchaînent mais cette terre, qu’il chérit tant, ne lui revient toujours pas. Le patriarche ne veut plus voir son fils sur la propriété. Il se débrouille seul ou avec un ouvrier. Marc, lui, travaille à l’usine. Il s’est marié avec une coordinatrice de voyages linguistiques, ils ont trois enfants : Sylvain, Lucie et Estelle. Des années plus tard naîtront Madeleine puis Valentin. La terre lui manque et Marc supporte mal les contraintes liées au salariat : les horaires, les consignes à respecter, les comptes à rendre à un supérieur… Marc veut être son propre chef et vivre de sa passion. Son père ne lui donnera rien, c’est sûr maintenant, c’est à un neveu qu’il va léguer cet héritage.
Pourquoi ? Je ne l’ai jamais su. Chacune de nos visites chez mes grands-parents paternels donnait lieu à de violentes disputes entre mon père et mon grand-père. Jamais ils ne parviendront à s’expliquer ni même à se parler.
Mon père ne se laisse pas abattre, il cherche des parcelles pour cultiver sa propre terre. En achetant des vergers, il pense prendre une revanche sur la vie et se convertit à l’arboriculture. Il apprend à s’occuper des pommiers et des abricotiers. Il les regarde grandir au rythme des saisons.
Les années passant, mon père a de plus en plus de mal à prendre soin de ses arbres. L’enthousiasme du début cède la place à un profond sentiment de malaise, les maladies se propagent dans les vergers, il tarde à les soigner, les récoltes s’en ressentent, les dettes s’accumulent… Sur un coup de tête, il achète d’autres terres à des dizaines de kilomètres et installe d’immenses serres pour protéger ses futurs légumes. Il devient maraîcher. Rapidement, il se rend compte de la rigueur que demande l’entretien d’un grand potager, de plus cette nouvelle activité ne lui plaît pas vraiment… Mon père ne parvient pas à oublier la terre de son enfance, cette terre qu’il ne possédera jamais. Il voudrait la sentir sous ses pieds, la travailler comme il l’a appris, parcourir des kilomètres dans les rangées de jeunes pousses. Il veut labourer, semer et attendre patiemment que le grain germe. Il imagine les sillons, le maïs qui sort de terre et finit par le dépasser, il veut renouer avec sa vraie passion : la culture de céréales. Il ne peut se résoudre à vendre les vergers qui entourent la maison, alors il agrandit encore sa propriété. Les terres prévues pour le maraîchage ne suffisent pas, il lui en faut plus. Endetté jusqu’au cou, il récolte son maïs, son blé, son tournesol, son soja, son sorgho, sur sa terre. En regardant au loin l’étendue de son domaine, un sentiment de puissance l’envahit, l’illusion d’être quelqu’un car il possède. Il prend sa revanche. Il se sent exister.
Mon père ne se consacre pas à l’agriculture comme il le devrait. Bien qu’il passe la majeure partie de son temps sur son tracteur, quelque chose grippe la machine dès le début. Au lieu d’organiser son travail autour des besoins de chaque plante et des contraintes météorologiques, il travaille quand il en a envie, même si des pluies torrentielles sont prévues le lendemain et que les grains seront noyés à coup sûr… Il n’obéit qu’à sa propre volonté, le résultat est catastrophique.
Quelque chose l’empêche d’être complètement disponible pour ses arbres et ses céréales. Mon père passe beaucoup de temps à crier, au téléphone contre sa mère ou ses sœurs ou chez son « connard » de banquier. Il supporte très mal le manque d’argent et, bizarrement, dépense toujours plus… Quand il passe des heures immobile dans un fauteuil à écouter de la musique, l’air complètement absent, ce n’est certainement pas le manque d’argent qui le préoccupe, mais quelque chose de bien plus puissant et bien plus noir, quelque chose qui ne cesse de le ronger.
La situation s’aggrave, les salaires de ma mère ne suffisent plus à éponger les dettes, elle craint de ne plus pouvoir faire de chèques. Elle vit dans l’angoisse et lui continue à dépenser. Tout le confort matériel a été sacrifié pour ses terres et ses voitures neuves… Ma mère a tout accepté. Pour moi, la moins que rien, il n’est même pas resté de quoi acheter un pantalon. Je préfère croire ça, même si je sais très bien que l’argent qu’il restait à ma mère ne m’était pas destiné, qu’on soit pauvres ou riches. Alors il a fallu que moi aussi j’aille travailler dans les champs, non pas par amour de la terre, mais pour m’acheter un jean – incontournable au collège – et acquérir une chaîne hi-fi pour m’évader de ce noir quotidien. »

Extraits
« Si j’explique comment je suis traitée à la maison, mes parents, furieux, se retourneront contre moi. J’imagine bien la dame des services sociaux venir avec sa mallette remplie de dossiers, sortir une feuille, un stylo, et poser des questions à mes parents. J’imagine leurs réponses, transpirantes de mensonges. La dame cocherait des cases et repartirait en leur faisant un gentil sourire, elle s’excuserait de les avoir dérangés. Ou alors elle insisterait, elle serait surprise de leurs réponses et peut-être que… De toute façon elle repartirait, me laissant seule avec mes parents fous furieux. On n’enlève pas comme ça un enfant à sa famille. Je ne sais pas jusqu’où peuvent aller les représailles si je brave cet interdit: rien de ce qui se passe à la maison ne doit sortir du strict cadre familial. Ma mère n’a pas besoin de le formuler, nous le savons. En public, elle parvient à masquer son aversion pour moi. Comment m’en sortir? » p. 60

« – Non, je n’ai jamais cuisiné avec ma mère, d’ailleurs elle n’a jamais rien fait avec moi. Elle ne veut même pas que je mange à table avec toute la famille. Je dois rester à part, seule dans ma chambre. Ma sœur vient me chercher quand il n’y a plus personne dans la cuisine, là je suis autorisée à descendre. Ma mère a dit qu’en septembre, elle me mettra dehors et ne me paiera pas de logement pour mes études. » p. 91

« Le comportement odieux de mes parents a atteint son paroxysme lorsque les actes du grand-père incestueux ont été révélés. Quand ils ont su que Lucie, Estelle et moi avions été victimes de notre grand-père maternel, ils n’ont rien fait. Certes, nous ne sommes plus allés chez lui, mais jamais ils ne nous ont parlé, à nous, de ce que nous avions subi. Ils n’ont pas cherché à savoir dans quel état moral nous nous trouvions ni à nous apporter un quelconque soutien psychologique. Ils n’ont pas voulu porter plainte contre le grand-père incestueux. Ils se sont justifiés en disant vouloir préserver la réputation de la famille alors qu’un procès contre le grand-père aurait aidé leurs filles à comprendre la gravité des actes dont elles avaient été victimes, et à se reconstruire. En revanche, ils font à présent un procès à leur propre fille sans se soucier qu’il contribue par là-même à nous détruire. » p. 151

À propos de l’auteur
CAUDET_Aline_Astrid_di_CrollalanzaAline Caudet © Photo Astrid di Crollalanza

Aline Caudet est un pseudonyme. Déchirer le grand manteau noir (2023) est son premier roman. (Source: Éditions Viviane Hamy)

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L’Enragé

CHALANDON_lenrage

  Grand_Guide_rentree_litteraire_automne_2023  coup_de_coeur

Lauréat du Prix littéraire Patrimoines Louvre Banque Privée 2023
En lice pour le Prix Renaudot 2023

En deux mots
La Teigne a de plus en plus de mal à supporter ses conditions de détention et les traitements dégradants qui lui sont infligés. En août 1934, avec 55 de ses codétenus, il parvient à s’échapper du bagne de Belle-Île. Mais l’océan est leur prison et tous vont être capturés. Tous, sauf La Teigne qui va trouver refuge chez des marins-pêcheurs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Briser les tout-petits, étrangler les plus grands»

Le 27 août 1934, 56 jeunes parviennent à s’évader du bagne de Belle-Île. À partir de ce fait divers, Sorj Chalandon imagine qu’un détenu parvient à échapper à l’armée constituée pour retrouver les fugitifs. L’histoire de Jules Bonneau est tout à la fois un cri de colère et une formidable démonstration de solidarité alors que le monde est prêt à s’embraser une nouvelle fois.

La Teigne n’en peut plus de la violence et des insultes, de l’i humanité de Chautemps, Le Goff, Napoléon, Le Rosse, Chameau, Toupet, Le Rat, «tous ces cogneurs en uniformes, ces matons à la moustache grasse, hurleurs, suant l’alcool, ces salauds» chargés de le surveiller, lui et ses compagnons d’infortune, bagnards enfermés dans un ancien fort de Vauban, mais surtout sur une île qu’on appelle Belle-Île. Ironie du sort. «L’océan, c’est notre gardien le plus cruel. Celui qui nous surveille, qui nous épargne ou qui nous assassine.»
Jusque-là, toutes les tentatives d’évasion se sont soldées par autant d’échecs. Repris, ceux qui ont voulu prendre la poudre d’escampette se retrouvent à la prison de Lorient où dans un autre bagne, à essayer de lutter et de résister à ces hommes dont la mission consiste à «briser les tout-petits, étrangler les plus grands, les rêves des uns, la colère des autres.» À faire de ces enfants «des spectres qui erreront dans la vie comme dans les couloirs d’un bagne, serviles, honteux. Qui iront à l’usine les épaules basses, comme à confesse. Qui jamais ne se révolteront. Qui s’étourdiront au bal du samedi, à la rencontre d’un jupon. Et qui l’épouseront sous le coup du vin, l’urgence d’un ventre plein. Vie en lambeaux, sans grâce, sans lumière. Puis qui mourront, un matin pour rien, avec le masque gris d’un enfant de Belle-Île.»
Mais au soir du 27 août 1934, l’histoire prend une autre tournure. Cette fois, ce sont cinquante-six bagnards qui s’évadent. Du coup, c’est le branle-bas de combat, la mobilisation générale. Les gendarmes vont devoir s’appuyer sur la population. Ils offrent une pièce de vingt francs pour chaque enfant capturé. Comme l’écrira Jacques Prévert, qui a entendu parler de ce fait divers qui a réellement existé.
«Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant».
Cernés par l’océan, les évadés vont finir par rendre les armes. Sauf La Teigne. Il parvient à déjouer les contrôles. Et va trouver asile auprès de marins-pêcheurs.
Dans cette seconde partie, La Teigne va chercher à retrouver son nom, Jules Bonneau et à se construire un avenir. Mais la grande Histoire l’attend au tournant. La Seconde Guerre mondiale se cache derrière les discours populistes qui envahissent l’Europe.
Après Enfant de salaud, Une joie féroce et Le Jour d’avant, revoici Sorj Chalandon à son meilleur. Car il est cet enragé, n’a aucune peine à s’identifier à cet enfant battu qui lui ressemble tant. Sa plume virevolte et s’engage. Elle est chargée de la colère, des blessures de l’enfance. J’y ai retrouvé aussi le souvenir de lectures qui m’ont marqué enfant, Chiens perdus sans collier de Gilbert Cesbron et L’Enfant de Jules Vallès.
Un cri du cœur qui ne l’empêche nullement de chercher comme dans Profession du père l’humanité derrière la violence, la solidarité derrière la colère, la démocratie derrière la droite extrême.
Ce onzième roman sait vous prendre aux tripes. Alors vous ne le lâchez plus, secoué par l’émotion.

L’enragé
Sorj Chalandon
Éditions Grasset
Roman
416 p., 22,50 €
EAN 9782246834670
Paru le 16/08/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Belle-Île. On y évoque aussi Lorient et Rennes, ainsi que Saint-Jacques-de-la-Lande.

Quand?
L’action se déroule de 1932 à 1942.

Ce qu’en dit l’éditeur
En 1977, alors que je travaillais à Libération, j’ai lu que le Centre d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer allait être fermé. Ce mot désignait en fait une colonie pénitentiaire pour mineurs. Entre ses hauts murs, où avaient d’abord été détenus des Communards, ont été «rééduqués» à partir de 1880 les petits voyous des villes, les brigands des campagnes mais aussi des cancres turbulents, des gamins abandonnés et des orphelins. Les plus jeunes avaient 12 ans.
Le soir du 27 août 1934, cinquante-six gamins se sont révoltés et ont fait le mur. Tandis que les fuyards étaient cernés par la mer, les gendarmes offraient une pièce de vingt francs pour chaque enfant capturé. Alors, les braves gens se sont mis en chasse et ont traqué les fugitifs dans les villages, sur les plages, dans les grottes. Tous ont été capturés. Tous? Non: aux premières lueurs de l’aube, un évadé manquait à l’appel.
Je me suis glissé dans sa peau et c’est son histoire que je raconte. Celle d’un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d’un fauve né sans amour, d’un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues.» S.C.

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Sorj Chalandon présente «L’Enragé» © Production France 24


Sorj Chalandon présente «L’Enragé» © Production Éditions Grasset

Les premières pages du livre
« 1.
La Teigne
11 octobre 1932
Tous sont tête basse, le nez dans leur écuelle à chien. Ils bouffent, ils lapent, ils saucent leur pâtée sans un bruit. Interdit à table, le bruit. Le réfectoire doit être silencieux.
— Silencieux, c’est compris ? a balancé Chautemps pour impressionner les nouveaux.
Sauf à la récréation, la moindre parole est punie.
Le surveillant-chef empêche même les regards.
— Je lis dans vos yeux, bandits.
Cet ancien sous-officier marche entre les tables, boudiné dans son uniforme bleu.
— J’y vois les sales tours que vous préparez.
Sa casquette de gardien au milieu de nos crânes rasés. Moysan, Trousselot, Carrier, L’Abeille, Petit Malo, même Soudars le caïd, tous ont la tête dans les épaules. Notre troupe de vauriens semble une armée vaincue.
— Vous êtes des vicieux !
Chautemps frappe une table avec sa coiffe à galons. Il s’est approché de moi.
— La Teigne, baisse les yeux !
Je soutiens son regard.
Le coup va partir. Je le sais.
Il se racle la gorge. C’est le signe de sa colère.
— La Teigne !
Personne n’a le droit de m’appeler comme ça. Jamais. C’est mon nom de guerre, gagné à force de dents brisées. Moi seul le prononce. Je le revendique et les autres le craignent. Aucun détenu, aucun surveillant, pas même Colmont le directeur ne peut l’employer. « La Teigne », c’est mon matricule et ma rage. Mon champ d’honneur.
Chautemps s’approche. Je suis à table en bout de banc, le cinquième de ma rangée. Je ne vois que des dos courbés. Même en prison, les gars se font face à table, ils discutent comme au restaurant. Mais ici, à la Colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne, on nous a installés les uns derrière les autres, des rangées de nuques, avec interdiction de se retourner.
— Regarde ton assiette !
Une gamelle en fer-blanc.
En Mayenne, nos porcs bouffaient dans le même métal. Je le défie. Mauvais sourire.
— Mon auge, tu veux dire.
Sans un mot, le surveillant saisit le broc cabossé posé devant moi et me le jette au visage. Une gifle de métal. Le pichet heurte ma pommette. Je suis trempé. Et maintenant, il est là Chautemps, grand ballot bras ballants, ne sachant plus quoi faire.
Lorsque le chef m’a demandé de baisser les yeux, j’ai saisi ma fourchette, une dent manquante, trois aiguisées. Faire mal. Le gardien a vu mon geste.
— Regarde ton assiette !
Je lui saute à la gorge. Le salaud est grand. Il fait ma taille, mon poids, mais j’ai 18 ans et il en a 50. Un animal qui attaque son maître. L’entraîne dans sa chute. Il bascule sous la charge, les mains en l’air, tombe sur le dos, tête violemment cognée au sol. Et moi je suis déjà sur lui, à califourchon, agrippé à son col d’uniforme. Je crie, mes yeux dans les siens. Je lui écrase la gorge avec mon bras. Je sors ma langue. Je la tourne en tous sens. Un chien qui lape.
— C’est ça, un vicieux, chef ?
Nos fronts heurtés, sa peur, ma joie.
— Réponds-moi chef, c’est ça vicieux ?
Du fond du réfectoire, les gardes accourent en hurlant. Leurs souliers ferrés sur le ciment. Je ramasse la casquette de Chautemps, je l’enfonce jusqu’aux yeux sans lâcher ma proie.
Lui le chiourme, moi le garde.
— Déconne pas La Teigne ! Lâche-moi !
Sa voix étranglée. Ses yeux fous. Son visage presque bleu.
Les trois surveillants se ruent sur moi, je mords ma victime. Je croque son cou. Le festin du loup. Mais la couenne d’un homme résiste aux dents gâtées. Elle est souple, dure, elle ne se laisse pas arracher. Je n’ai pas de chair en gueule. Le goût du sang, rien d’autre. Sous les coups de matraques, ma mâchoire renonce. J’ai un troupeau de gardes sur le dos. Ils me redressent, me passent les menottes. Un surveillant frappe ma nuque d’un coup de nerf de bœuf et me crache au visage.
— Salopard, va !
Je tremble. Tous tremblent. Deux coups de sifflet.
Le réfectoire qui bruissait est rappelé à l’ordre.
C’est fini. J’allais être jeté en cellule de punition, condamné au pain et à l’eau. Ou traîné devant le prétoire pour être envoyé à Eysses.
— Si tu continues, tu vas te retrouver à Eysses !
Le pénitencier des enragés. La pire des menaces.
Soudars le caïd y était resté trois ans, avant d’être placé ici. Il était discret sur son séjour, mais il l’arborait. C’était sa médaille de dur. Un hochet en guimauve, en fait. Le colon était trop tendre pour l’établissement impitoyable de Villeneuve-sur-Lot. L’administration pénitentiaire l’avait transféré à Belle-Île pour bonne conduite.

Le chef des surveillants s’assied péniblement. Il reprend ses esprits, bras passés autour de ses genoux repliés. Jamais je ne l’ai vu terrassé. Lui qui se dit le cousin de Camille Chautemps, le président du Conseil, ressemble à un gamin après une chute de vélo. Son regard est perdu. Son cou saigne. J’ai encore sa casquette de gaffe sur la tête.
Un gardien me l’arrache.
*
Ambroise Chautemps s’est arrêté à ma hauteur, très grand, bras croisés. Il s’est raclé la gorge. Il me défiait, menton haut et sourcils froncés.
— Regarde ton assiette !

Le surveillant-chef connaissait mes crises. Mes délires, comme il disait. J’en avais parlé au médecin. Et il le lui avait répété. Je rêvais de tuer pour ne pas avoir à le faire. Je prenais mon inspiration et je m’imaginais passer à l’acte. Les cris, les regards, la peur. Je m’entendais frapper. Une poignée de cheveux arrachée, une oreille écrasée d’un coup de poing. J’avais le goût du sang en bouche, le salé, le métal, tout ce haut-le-cœur. Même les larmes des autres sur ma langue. Après une telle bouffée de colère, j’avais froid, je tremblais. J’avais peur aussi. Sans bouger de mon banc, sans me lever du lit, sans quitter des yeux ma gamelle, je venais de blesser un détenu, de tuer un gardien, de détruire le réfectoire, de m’évader.
Cette fois, j’avais dévoré Chautemps.

Je respirais fort, ma main tremblait, serrée en poing sur la table. L’autre enfouie dans ma poche, à triturer le ruban de ma mère en chapelet.
Il m’a fallu quelques minutes pour revenir à moi. Comprendre que rien ne s’était passé. Me rassurer. Me dire que c’était pour de faux. Le silence régnait. Le surveillant m’avait vu le regarder. Mes yeux fous. Ma bouche ouverte. Je venais de lui bouffer la gorge et il le savait. Il sentait que je plantais ma fourchette dans sa nuque lorsqu’il avait le dos tourné. Que je le perçais à coups d’épissoir volé à la corderie. Que je lui éclatais le front sur le rebord d’un bureau en riant. Il devinait mes pensées. Quand il me regardait, il voyait sa croix.
Il s’est penché vers moi.
— Bonneau, baisse les yeux !
J’ai baissé les yeux.
Trousselot, Carrier, Soudars, L’Abeille et tous les autres aussi.
— Silence Malo !
J’étais assis en bout de banc. Ma place habituelle. Chautemps a repris sa ronde au milieu des colons. En ville, c’est comme ça qu’on nous appelait. Lui nous avait surnommés « les vicieux ». Renfrognés, nous étions une menace. Souriants, un danger pire encore. Il pensait que nous étions en train de l’endormir pour fomenter quelque mauvais coup. Et il avait raison. Nous n’étions jamais en repos. Même les yeux dans ma gamelle, je complotais. Je lui tenais tête, je répandais son sang. Je défiais aussi les autres surveillants. Je punissais les gamins idiots qui suivaient les ordres comme des brebis. Je corrigeais tous les Soudars, les caïds, les forts en gueule, les forts en poings, ceux qui touchaient les petits dans les douches, ceux qui me défiaient, ceux qui me parlaient mal.

J’ai pris ma cuillère tachée pour racler le fond de ragoût. Je n’étais plus qu’une nuque et un dos. Un vaurien maté, le front contre le bord de sa gamelle. Un docile.
*
Sept des nôtres s’étaient évadés deux jours plus tôt. Et j’avais voulu prendre ma part de colère. Même coincé au réfectoire, faire mal me faisait du bien. Les camarades avaient profité d’une sortie pour s’enfuir, avec les gardiens, des paysans et des pêcheurs aux trousses.
Le chef d’atelier en avait parlé avec un instituteur. Trousselot les avait écoutés. Il était de corvée de serpillière, il avait pris tout son temps, aux aguets, penché sur son balai.
Après deux jours à errer dans la lande, les pupilles avaient fracturé la porte de l’ancien château de Nicolas Fouquet, qui avait servi de quartier disciplinaire à la colonie. À son époque, le vicomte avait acquis Belle-Île comme on achète une miche de pain.
Aujourd’hui, le fortin appartenait à un dentiste parisien qui n’y habitait pas. Conduits par le colon Délivas, les sept ont envahi le bâtiment vide. Ils ont volé un pistolet, une paire de fleurets et un sabre. Ils ont aussi pillé la cave, bu le vin fin à la bouteille. Alertés par des voisins, les gendarmes ont tiré des coups de fusil en l’air pour les déloger. Alors les colons se sont enfuis dans les bois, avec du pain et une motte de beurre. Et c’est six jours plus tard qu’ils ont été retrouvés, cachés dans une grotte de la côte. Ils sont sortis sabre au clair, disant préférer mourir que de retourner à la colonie. Par ordre de la citadelle, les militaires ont promis d’escorter les évadés à la prison de Lorient. Alors, Délivas le caïd et les autres se sont rendus, sous les pierres, les mottes de terre et les crachats des voisins.
— Il y aura un procès pour les meneurs et Eysses pour leurs complices, a ajouté le chef.
Il s’est retourné vers Trousselot qui tapotait pensivement le carrelage avec sa serpillière.
— Qu’est-ce que tu fous, toi ? Active un peu, feignant !

C’est comme ça que nous avons appris cette évasion.
*
Le même soir, les gaffes étaient nerveux. Ils nous ont fait mettre en rang le long des baraquements. Il faisait froid, un début d’averse.
Chautemps a hurlé.
— Vous allez monter aux cellules l’un après l’autre !
Les plus jeunes sont passés les premiers, agrippés à la rampe de la rude échelle extérieure qui mène à l’étage. Quinze marches ajourées, le bois rendu glissant par la pluie.
— On suit !
Il attendait qu’un détenu arrive en haut pour appeler le suivant.
Chaque enfant montait au pas, frappant durement les marches de ses galoches.
— On en a jusqu’à demain avec vos conneries ? a grogné quelqu’un dans la file.
Chautemps a foncé sur nous. Il a sorti son nerf de bœuf.
— Qui a parlé ?
J’avais reconnu la voix grave de Marc Auzenet. Tout le monde a baissé la tête.
Le chef serrait les dents.
— Je punis au hasard ou je vous laisse tous dehors ?
Silence.
— Loiseau, c’est toi ?
Le jeune colon a ouvert des yeux immenses. Les caïds comme Auzenet l’appelaient « Mademoiselle ». Un visage de porcelaine, des yeux très bleus, il flottait dans son uniforme. Jamais il ne se plaignait de rien. Il baissait la tête, longeait les murs, acceptait toutes les corvées et n’avait qu’un seul bonheur : souffler dans sa clarinette à la fanfare. Camille Loiseau était orphelin. Son crime ? Avoir été abandonné par ses parents à l’âge de 12 jours, enveloppé de langes et déposé de nuit devant l’entrée de la cathédrale Saint-Corentin, à Quimper. C’est pour ça qu’il avait été enfermé ici à 12 ans jusqu’à sa majorité. Et qu’il vivait les yeux baissés.
Chautemps s’en prenait au plus faible d’entre nous.
Le gardien a soulevé le menton du gamin avec sa matraque torsadée.
— Hein, Gueule d’ange ? On se cache derrière les grands pour faire ses manœuvres ?
Loiseau a baissé la tête.
— Tu veux passer la nuit dehors, c’est ça ?
Le petit a secoué la tête. La pluie tapotait son crâne rasé.
Le chef a regardé notre troupe. Raclement de gorge.
— Ça serait bien si la fillette était punie à votre place, hein ?
J’ai baissé la tête.
— Ça arrangerait le salopard qui refuse de se dénoncer ?
Chautemps a remonté notre file. L’eau coulait de sa visière. Je savais qu’il observait chacun d’entre nous. J’avais froid.
— Sauf que ça ne va pas se passer comme ça.
J’ai levé les yeux. Le chef avait passé son bras autour de l’épaule fragile du petit colon.
— Ça ne va pas se passer comme ça, parce que Loiseau va gentiment nous donner le nom de celui qui a fait le malin et on va tous aller se coucher.
Il étreignait le gamin, il l’étouffait. Il s’est penché vers sa tête baissée.
— Tu me donnes le nom, Loiseau ?
Silence.
— Je ne t’entends pas, Loiseau.
Soupir.
Le garde a chantonné.
— Loiiiiiiiseau ?
Et puis il l’a giflé. Sans prévenir. Un coup en vache.
Le gosse a caché son visage avec ses avant-bras. Un geste d’habitude.
Couinement de souris.
— C’est Auzenet, chef.
Chautemps s’est dégagé. Il a contemplé sa cohorte. Il souriait, une main passée derrière l’oreille.
— Je n’ai pas bien entendu.
— C’est Auzenet, chef, a répété Loiseau d’une voix tremblante.
Auzenet s’est retourné vers le gamin, comme on sursaute à un coup de feu. Il a voulu faire un pas vers lui, je lui ai empoigné le bras.
— Sale mouchard ! a gueulé Auzenet.
Et puis il a croisé les mains derrière sa nuque. Il s’est mis à genoux. Le mutin se rendait.
L’autre échelle était déserte. Tous avaient déjà regagné leur couchage. Chautemps a donné trois coups de sifflet pour appeler à la rescousse. Deux surveillants sont arrivés en courant du 2e quartier. Quelques lèche-bottes, qui ont eu un certificat de bonne conduite, les appellent des moniteurs. Depuis la réforme, c’est leur nom. La Colonie pénitentiaire a été baptisée Maison d’éducation surveillée, et les gardiens, des moniteurs. Surveillant, ça faisait trop prison. Moniteur, ça chante la colonie de vacances. Ils avaient même remplacé leurs képis policiers par des casquettes. Les deux se sont mis au garde-à-vous. L’un d’eux était ivre. Il avait le pas trouble et les yeux chavirés. Chautemps a désigné Auzenet.
— Celui-ci dort à la belle étoile.
Les gardiens se sont emparés du caïd et l’ont relevé. Il ne s’est pas débattu.
Puis il nous a fait monter l’escalier, en silence et l’un après l’autre.
Les plus jeunes dormaient dans les combles, en dortoir de huit. Lits de fer, commodes, draps et couvertures pliés le matin. Les plus âgés avaient droit à une cellule, grillagée. Une cage à lapins bouclée de l’extérieur. J’étais seul dans mon clapier et ça m’allait.

Auzenet serait menotté à la rampe, sous l’orage. Pour quelques heures ou pour la nuit. Il venait d’être isolé une semaine au quartier disciplinaire. Il lui fallait une correction de plus.

Juste avant l’extinction et la fermeture de nos loquets, j’ai entraîné Moysan et Carrier vers les dortoirs. Le chef était resté en bas avec Auzenet le puni. Il allait remonter à l’étage. Faire vite. J’ai enfilé un béret et plaqué mon écharpe sur le nez. Loiseau se déshabillait, mal dissimulé par la porte de l’armoire. En nous voyant, les autres se sont tournés contre le mur.
— Hé, mouchard !
C’est moi qui ai parlé.
Le clarinettiste a sursauté. Il était encore en slip. La peau sur les os. Des griffures dans le dos et des bleus sur les jambes. Il s’est couché sur la terre battue, roulé en boule. Il savait ce qui l’attendait. Je ne lui ai donné qu’un coup de pied. Ni dans la tête ni dans le ventre. J’aurais pu tuer un autre que lui. Dénoncer un camarade et le laisser une nuit sous la pluie, ça se paye. Mais lorsque Loiseau s’est laissé glisser à terre, j’ai vu tomber un moineau du nid. Un oisillon translucide, peau tendre veinée de bleu, avec ses cheveux ras en plumes rares. J’ai vu un corps abîmé et vieilli, couvert d’hématomes. Un malade, un efflanqué. Un petit Judas quand même, mais qui ne méritait rien d’autre que mon pied au cul.
— Il s’en tire bien, a grogné Moysan lorsque nous avons regagné nos cellules.
André Moysan était tambour dans la fanfare de la colonie. Il cognait sur son instrument avec rage, comme il frappait ceux qui étaient sur son chemin.
— C’est tout ce qu’il va prendre ? a interrogé le grand Carrier.
— Oui, c’est tout, j’ai répondu.
Camille Loiseau avait 13 ans.

Auzenet est resté menotté jusqu’à deux heures du matin. Il s’était effondré contre les marches de l’échelle. Le chef a été appelé. Il a eu peur du malaise. Dans le passé, Haute-Boulogne a enterré des colons, elle affirme aujourd’hui protéger les pupilles.
De retour au 2e quartier, lorsque le caïd m’a demandé si je lui avais rendu justice avec le mouchard, j’ai répondu oui. Mais dès le lendemain, Loiseau avait repris sa place à l’atelier de couture, là où les caïds viennent choisir leur « petite femme ». Il n’avait aucune trace sur son visage, ni bras en écharpe ni jambe folle. Auzenet ne m’a plus posé de question. Et Loiseau ne m’a pas dénoncé.
*
Pendant une semaine, nous avons espéré revoir les évadés du fortin Fouquet, mais rien. Personne n’a plus jamais parlé d’eux. Une fois pourtant, nous avons aperçu leurs fantômes. Sur un chemin sinueux, émaillé de fougères, de ronces et de rochers, qui menait à la citadelle. Avec quelques autres j’étais de corvée d’ordures à la grande porte, de l’autre côté du mur. C’est Auzenet qui avait remarqué le cortège. Il m’a donné un coup de coude.
Une procession blanche, une marche de pénitents. Tous étaient courbés en avant, un sac lourd attaché dans le dos par des courroies. Certains portaient le béret, d’autres le chapeau de paille pointu des Canaques. Un seul était tête nue. Leurs sabots raclaient le sol.
— Une, deux ! Une, deux !
Le cri de leurs gardiens montait jusqu’à nous. Ils marchaient d’un même pas.
— Tu veux tâter de mon gourdin, Vigny ?
Auzenet m’a regardé. Discret clin d’œil. Clément Vigny faisait partie des sept mutins.
C’était la corvée des punis, avant qu’ils ne soient emmenés en prison ou transférés dans une colonie plus dure. De l’aube jusqu’au coucher du soleil, ils extrayaient le sable d’une crique située à deux cents mètres de la citadelle, et le transportaient par des chemins pentus à l’abri des murailles. C’était une main-d’œuvre gratuite pour l’entretien du ballast ferroviaire. D’autres charriaient des galets marins dans des hottes, pour empierrer les routes de France.
— Tu vois, je préfère encore la corvée de tinette des copains et l’épandage de leur merde dans les champs, avait souri Auzenet.

Quelques jours après son arrivée à Belle-Île, il avait été condamné à ce « supplice des cailloux », comme on l’appelait. Une semaine à remplir des sacs de sable et à les convoyer. C’était un mois de juillet. La tranche de pain gris n’avait pas suffi. Certains s’étaient évanouis de faim et de fatigue, écrasés par leur charge. Et tous avaient avalé leur quart d’eau du puits avant la fin du travail. Quelques-uns avaient même bu des gorgées de mer. Ils ont été malades. Le troisième jour, pour tenir, le caïd et trois de ses copains ont bu leur urine. Ils s’étaient juré de garder le secret, jusqu’à ce que l’un d’entre eux soit surpris par un gardien en train de pisser dans son gobelet.
— Tu es vraiment un porc ! avait hurlé le gaffe, matraque levée.
Le lendemain matin, ils leur ont supprimé les timbales.
*
Une seule fois, j’ai tenté de passer le mur. Une muraille de six mètres qui encercle la colonie et nous cache l’océan. Nous étions trois. J’avais 13 ans et je venais d’arriver à Haute-Boulogne. L’idée était de profiter des travaux, de se glisser dans une benne de gravats et de bois qui partirait à l’extérieur. Mes copains l’ont fait, j’ai hésité. S’évader ? Mais pour aller où ? Nous sommes sur une île. Notre échappée s’arrêterait à la plage de Port-Guen ou sur les rochers, avec les gendarmes à nos trousses. Voler un canot ? Puis quoi ? Chavirer en rêvant aux lumières de Quiberon ? Quand bien même. Nous voilà dans un canot, à souquer vers la terre. Et puis ? Notre affaire réussit ? On marche vers Auray ? Vers Vannes ? Avec nos têtes de forçats et nos blouses de travail, ces bourgerons blancs qui nous font ressembler à des plâtriers ? Ah oui ! Bien sûr ! Dérober quelques vêtements qui sèchent dans un jardin, enfiler une casquette, trouver un vélo, filer jusqu’à la gare, prendre un train sans billet en se cachant sur le marchepied ? Et quoi encore ? Arriver à Paris, se fondre dans la foule, rejoindre les Apaches et les fripouilles des Batignolles. Refaire sa vie à la dure. Et après ? Pour un jambon volé à l’étalage, c’est le sifflet des gendarmes, la course-poursuite, la lourde chute sur le pavé mouillé, le coup de pèlerine plombée avant les coups de bâton. Et puis tiens, quel est ton âge, gamin ? 13 ans ? Tu vas connaître la Colonie pénitentiaire maritime. Belle-Île ? T’en viens ? Tu fais un peu le fier ? Alors ce sera Eysses, le donjon des criminels. Voilà. J’ai renoncé. Eux ont été capturés dans la lande le soir même.

Les récifs, les courants, les tempêtes. On ne s’évade pas d’une île. On longe ses côtes à perte de vue en maudissant la mer. Même si certains ont tenté le coup.
Je m’en souviens encore. J’étais là depuis deux ans. Profitant d’une sortie avec une chaloupe, trois grands s’étaient retrouvés avec un seul surveillant marin. Ils l’ont frappé, attaché à fond de cale, et ont dérobé une barque pour rejoindre le continent. Ils ont été arrêtés à peine le pied à terre. Une autre fois, quatre détenus âgés de 15 à 18 ans se sont mutinés à bord du Sarien, un canot-école. Le meneur s’appelait Goazempis. Un petit voleur. Ils ont tué le gardien Burlut à coups de rames, avant de le pendre au mât avec la drisse du foc. Cette fois, l’île entière s’était mise à leur recherche. Ils ont été cernés et sauvés de peu du lynchage. Leur rêve a pris fin à la prison de Lorient. Ils ont eu de la chance. Un jour, l’aumônier nous a dit que la baie de Quiberon était le cimetière des colons qui avaient échappé aux maladies.

Chautemps, Le Goff, Napoléon, Le Rosse, Chameau, Toupet, Le Rat, tous ces cogneurs en uniformes, ces matons à la moustache grasse, hurleurs, suant l’alcool, ces salauds nous en font voir. Éducation correctionnelle, comme ils disent. Ils veulent nous instruire, nous ramener au bien. Pour nous inculquer le sentiment de l’honneur ils nous redressent à coups de trique et de talons boueux. Ils nous insultent, ils nous maltraitent, ils nous punissent du cachot, une pièce noire, un placard étroit, une tombe. Ils nous menacent le jour et la nuit. Ils nous malaxent, nous brisent, nous pétrissent comme de la pâte. Ils concassent les mauvaises graines. Ils nous veulent tendres et lisses comme du pain blanc. À la salle de police les chenapans, les nuisibles, les voyous. À la taloche les dégénérés, les vicieux, les incorrigibles. Au mitard les infâmes. Briser les tout-petits, étrangler les plus grands, les rêves des uns, la colère des autres. Transformer ces gibiers de potence en futurs soldats, puis en hommes, puis en plus rien. Des spectres qui erreront dans la vie comme dans les couloirs d’un bagne, serviles, honteux. Qui iront à l’usine les épaules basses, comme à confesse. Qui jamais ne se révolteront. Qui s’étourdiront au bal du samedi, à la rencontre d’un jupon. Et qui l’épouseront sous le coup du vin, l’urgence d’un ventre plein. Vie en lambeaux, sans grâce, sans lumière. Puis qui mourront, un matin pour rien, avec le masque gris d’un enfant de Belle-Île.

La Colonie pénitentiaire maritime et agricole de Haute-Boulogne avait été construite sur le glacis de la citadelle Vauban, une muraille noire jetée à pic sur des criques abruptes, pour anéantir les jeunes canailles. Pour nous écraser sous les charges, affamer nos corps, essorer nos esprits. Les moniteurs disent qu’ils veulent faire de nous des matelots, mais leurs ateliers de timonerie, de voilerie, de corderie, ne sont que des usines à épuiser. Ils veulent nous transformer en paysans avec la ferme de Bruté, mais leurs travaux des champs ne sont que des punitions pour nous éreinter. Et recracher des ombres, qui se jettent sur leur paillasse à la nuit. Mais à quoi bon nous exténuer, puisque nous sommes prisonniers d’une île ? Le haut mur d’enceinte, les cinq baraquements funestes, les dortoirs grillagés, les réfectoires silencieux, rien sur terre n’a la brutalité de la mer. Même nos gaffes, avec leurs casquettes de garde-barrière, leurs pantalons trop courts, leurs uniformes fripés, leurs boutons manquants, leurs moustaches luisantes de mauvais vin et roussies de tabac, ne sont que les laquais de l’océan. C’est lui notre haut mur. Notre véritable prison. L’océan, c’est notre gardien le plus cruel. Celui qui nous surveille, qui nous épargne ou qui nous assassine. »

Extraits
« C’était elle, ma colère, qui allait guider mes pas et me conduire à travers la lande. Elle, qui éclairerait ma traversée de la nuit. Elle, m’a colère, qui me libérerait de cette saleté d’île. Je voulais que mes galoches laissent dans sa terre l’empreinte de ma rage. »

« Il était innocent et je déteste les innocents. J’ai plus d’appétit pour le bourreau que pour sa victime. Je déteste les persécutés. Je déteste les yeux baissés. Je déteste les plaintes. Je déteste les dos courbés. Je déteste ceux qui s’en vont mourir les mains vides. » p. 110

À propos de l’auteur
CHALANDON_sorj_DRSorj Chalandon © Photo DR

Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est aussi l’auteur de onze romans, dont Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006 – prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011 – Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013 – prix Goncourt des lycéens) ou encore Enfant de salaud, Une joie féroce et Le Jour d’avant. (Source: Éditions Grasset)

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