Le frère impossible

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Après avoir quitté l’Algérie en enlevant ses quatre enfants, le père du narrateur va trouver une femme en France qui va donner naissance à Alexandre, le narrateur. Il va vite devenir le souffre-douleur de Samir, son demi-frère qui, au moment de basculer dans la délinquance, est rattrapé par la religion. Il finira djihadiste en Afghanistan.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Moi et mon frère, bourreau et martyr

Il aura fallu plusieurs romans à Alexandre Feraga avant de se sentir prêt à raconter son histoire et celle de son frère mort en Afghanistan. Un frère qui l’a longtemps martyrisé avant d’être happé par les intégristes musulmans. Un récit âpre, violent, sans concessions.

Ce roman s’ouvre sur une scène forte, celle d’un rapt. Un homme fait monter ses quatre enfants sur un bateau à destination de la France. Nous sommes en 1975 et, en vertu de la politique de regroupement familial, il peut rejoindre ses parents qui ont émigré vers la France. Mais il laisse Khadija, la mère des enfants, derrière lui. Un plan machiavélique conçu par Zina, sa mère soucieuse de le voir auprès d’elle.
En France, il ne va pas tarder à trouver une épouse qui succombe à «ses boucles brunes, son visage rond, sa bonhomie affichée en public, ses longs cils et sa manière de fumer ses cigarettes». Elle est non seulement prête à accueillir sa progéniture, ayant elle-même déjà un enfant, mais aussi à agrandir la famille recomposée. Le narrateur naît en avril 1979: «L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.» Une péripétie qui ne va pas tarder à sentir qu’il n’est pas le bienvenu dans la fratrie. Ses trois demi-frères, menés par Samir, l’aîné, vont lui faire sentir par des coups et agressions, des violences physiques et morales quasi quotidiennes. Pour y échapper, il va chercher des cachettes et finir par trouver un placard qu’il pourra investir avec une lampe frontale et un livre. «Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais.» Ce sont ses compagnons d’infortune qui vont lui permettre de résister. Quand dans les pires situations, il peut faire appel à son imaginaire et à ses héros.
Mais la situation familiale ne s’améliore pas, bien au contraire. Son père se noie dans le jeu, l’alcool et les dettes, si bien qu’il lui faut quitter leur maison de Montsoult pour la petite villa de Méru dans l’Oise que lui ont laissé ses parents, retournés vivre en Algérie. «Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle. Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. »
Pendant ce temps, Kadhija dépérit. Elle a cessé de croire au retour de son homme et celle de revoir jamais ses enfants.
Sans pouvoir y répondre, l’auteur pose la question des traumatismes qui conduisent à des destins diamétralement opposés. Comment les deux frères ont-ils pu basculer chacun dans la délinquance, la violence et l’intégrisme pour l’un et dans l’écoute et l’ouverture aux autres – Alexandre va s’occuper d’enfants handicapés – pour le second? Peut-être que leur rapport à ce père défaillant éclaire un peu cette interrogation.

Le frère impossible
Alexandre Feraga
Éditions Flammarion
Roman
256 p., 19,50 €
EAN 9782080280183
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé en Algérie, à Annaba, puis en France, à Paris et en région parisienne, notamment à Sarcelles et Soisy-sous-Montmorency et dans l’Oise du côté de Méru.

Quand?
L’action se déroule de 1975 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Des quatre enfants escamotés, il n’y a que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. »
À l’origine de ce roman autobiographique, il y a ce frère radicalisé, mort dans un camp d’ entraînement en Afghanistan au début des années 2000. Le petit garçon de trois ans que le père a arraché à sa mère et à l’Algérie pour venir s’installer à Sarcelles, c’est lui. Celui qui raconte cette histoire, c’est l’autre frère, Alexandre, qui naît quelques années plus tard en France. Samir, pour Alexandre à l’époque, n’est pas cet enfant meurtri, c’est au contraire « l’oppresseur », celui dont la colère rentrée a trouvé à s’exercer continûment sur le petit garçon qu’il était. Samir l’enfant, c’est celui qu’il ressuscite quand la haine s’est dissipée après sa mort assourdissante. Comment deux frères peuvent-ils avoir des trajectoires si éloignées ?
En reconstituant avec distance et courage ces deux enfances que tout oppose sauf la faillite du père, Alexandre Feraga tente d’approcher au plus près les mystères d’une destinée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info Culture (Carine Azzopardi)
Marianne (Solange Bied-Charreton)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Kitty la Mouette
Blog Joëlle books

Les premières pages du livre
Annaba, 1975
Le port s’éloigne dans les yeux des sœurs jumelles. C’est un décor à demi réel. Fascinant, effrayant. Elles découvrent qu’on peut faire disparaître un monde par la distance. Elles n’ont jamais pris le bateau au saut du lit. Elles se serrent l’une contre l’autre. Leurs cheveux bouclent dans l’air marin. Le vent les défait. Elles pensent à leur mère qui s’éloigne aussi. Elle ne les aurait jamais laissées sortir coiffées de la sorte. Elles n’ont jamais quitté leur mère. Elles sont tout juste assez grandes pour poser le menton sur le bastingage. Elles ne savent pas combien de temps va durer ce voyage. La brutalité du départ empêche la tristesse de s’exprimer. La réalité ne pèse pas encore son poids véritable. Leur père ne dit rien au-dessus de leurs épaules. Pour lui, l’heure est déjà à l’oubli. Les sœurs ignorent qu’il leur faut à tout prix se souvenir de ce qu’on les force à quitter. Elles sentent la peur grossir dans leur ventre. La décision d’un père ne devrait jamais effrayer ses enfants.
Elles n’ont jamais vu autant de monde agglutiné au même endroit. Des voix d’hommes, rauques et grasseyantes, tombent sur elles. Certains frôlent l’hystérie, d’autres se frappent le cœur et prennent à témoin de leur bonne fortune la première personne qui passe. Cette disparition de la ville dans la mer n’a pas l’air de les inquiéter, alors pourquoi s’en soucieraient elles ? Les sœurs se tiennent la main, au cas où. Leur père est là, imperturbable, faussement digne.
Il y a encore quelques jours, Khadija, son épouse, la mère des jumelles, brossait leurs longs cheveux noirs après les avoir enduits d’un masque de sa fabrication : de l’huile d’argan mélangée avec une banane écrasée et un jaune d’œuf, un remède hérité d’une longue lignée de mères. C’était un luxe que son mari ne pardonnait pas, car les œufs et plus encore les fruits importés coûtaient une fortune. Sa voix emportait tout sur son passage. Il saisissait le moindre prétexte pour éloigner un peu plus Khadija, pour se défaire de cette union que ni l’un ni l’autre n’avait choisie. Malgré la colère froide née d’une succession d’humiliations, Khadija ne protestait pas, elle faisait le dos rond pour épargner un spectacle désolant à ses enfants. Cependant, la nuit venue, Khadija savait se métamorphoser en goule et réduire l’univers de son mari à néant en fermant ses cuisses.
Quand les cheveux de ses filles étaient gras, Khadija mélangeait quelques gouttes d’huile d’olive à du rhassoul, de l’argile, et l’appliquait sur les racines. Pendant ces minutes de soin que l’impatience enfantine rendait interminables, elle leur chantait des rondes et des comptines.
Tout en regardant les paillettes de soleil iriser la surface de l’eau, la cadette d’une minute roule une mèche sous son nez pour se rassurer, pile sur l’empreinte du doigt de l’ange. La friction des cheveux sous la pulpe du pouce produit un son qui la rassure, une sorte de stridulation mate. Elle essaie de retrouver l’odeur de sa mère que les embruns commencent à masquer. Malgré la beauté de la mer et la complexité de ses nuances, son esprit s’accroche au manque. Elle pressent que quelque chose ne tourne pas rond. Les deux sœurs ne cessent de se parler. Elles n’ont jamais perdu de vue leur maman.
— Où est maman ? demande la cadette d’une minute.
— Votre maman va bien, répond le père.
Avec ce père, les questions et les réponses ne s’emboîtent jamais.
L’aînée d’une minute fredonne Ya chta sabi sabi Wlidatèk fi qoubbi Babahom eddèh errih Yemmahome tedjri wattih. Le dernier air entendu de la bouche de sa mère. Tombe la pluie, dit le refrain. Ce matin le ciel ne compte aucun nuage, mais les larmes viendront bien vite rétablir la prémonition de la chanson. Les jumelles n’ont pas compris les hurlements de leur mère que tentait d’étouffer la précipitation de leur père, puis le silence surnaturel qui avait accompagné leur départ. Elles s’étonnent encore de l’enchaînement des événements. L’arrivée, la veille, d’une délégation de cousins descendus de leur montagne, dans leurs vêtements empesés d’un mélange d’odeurs de bêtes et de sueur rance. Une soirée faite de murmures et de chuchotis, de regards sous-jacents et de signes impossibles à interpréter pour des enfants. Un dernier repas sans saveurs préparé par les gestes nerveux de Khadija. Puis les premières heures de la nuit, étrangement calmes, comme un intermède avant la fuite. Il n’y avait que les pleurs du petit dernier, accroché au sein de Khadija, pour rompre ce silence hypocrite et cruel.
L’oncle avait dirigé les opérations. Il avait, de sa poche, graissé la patte de l’agent pour qu’il suspende sa ronde le temps d’un quart d’heure, et qu’il laisse les cris monter au ciel. Ses propres enfants avaient aidé à boucler en quelques minutes les valises achetées pour l’occasion. Ils étaient d’une efficacité surprenante pour des gens qui n’avaient jamais voyagé. À croire qu’ils s’étaient entraînés pendant des mois. La tante avait étreint Khadija de ses bras lourds de paysanne, en la pressant au niveau du plexus pour briser sa colonne d’air et toute tentative de rébellion. Pendant ce temps, la nièce avait tiré de son lit le bébé endormi et l’avait emmailloté avec maladresse. On avait exfiltré les trois autres enfants par l’arrière de la maison. Samir, pas encore 2 ans, riait aux éclats, prenant les règles du jeu qu’on lui proposait très au sérieux. Pour être certain de le tenir, on lui avait promis une récompense. On avait appelé deux taxis, faisant fi du surcoût, pour éviter de s’entasser à l’arrière et attirer l’attention d’un opportuniste qui ne manquerait pas de vendre des informations trop facilement glanées. Et le père dans tout cela ? Il s’était contenté de suivre les instructions de son frère. Il se réservait la touche finale : donner au chauffeur, avec le plus grand détachement, le lieu de leur destination. Comme si faire disparaître ses quatre enfants sous ses yeux n’était pas le tour le plus violent qu’on puisse jouer à une mère. Comme si le drame familial en cours ne le concernait pas vraiment.
*
Les jumelles, du haut de leurs 3 ans, digèrent tous ces événements. Elles regardent, médusées, l’écume montée en neige par les hélices. Depuis leur départ, tout n’est que spectacle et tourbillons. Une interrogation n’a pas fini de naître qu’une nouvelle la chasse aussitôt. Elles oublieront la plupart d’entre elles avec le temps et combattront les plus persistantes avec tout l’amour qu’elles seront forcées de consacrer à la seule attention de leur père.
Les moteurs qui vrombissent ne couvrent pas les cris du dernier, âgé de quelques semaines, que les bercements malhabiles de la cousine n’arrivent pas à calmer. Il ne reconnaît pas ce corps qui le porte. Il perçoit, dans la position des bras, un malaise, une contrainte qui l’empêche de se reposer. Il ne ressent ni amour ni tendresse, mais une sorte de calcul dans les gestes. Cette peau qui l’enserre est glacée. La bouche qui lui parle ne pense pas ce qu’elle dit, l’haleine exhalée sur son cou est fade. Il crie pour que sa mère lui revienne. Elle n’a jamais mis autant de temps pour répondre à ses pleurs. Il vit depuis peu, mais connaît mieux que quiconque les dangers de l’absence. Les seins de sa cousine ne sont pas prêts à donner du lait. Depuis que le bateau a largué les amarres, cette dernière n’est plus très concentrée sur sa tâche, prise dans les errements de l’euphorie, elle n’en revient toujours pas du virage qu’est en train de prendre sa vie. Elle jubile de la liberté qui lui est offerte : six mois tous frais payés au pays de la Citroën CX, du planning familial, du rasoir jetable BIC, des Champs-Élysées et de l’été indien. Six mois loin des gamelles, des corvées et des kilomètres arpentés chaque jour dans la poussière pour recevoir d’inaudibles enseignements. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’elle vivra ce séjour de rêve entre quatre murs, sous l’œil omniscient de ses commanditaires.
Des quatre enfants escamotés, il n’y a guère que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. De l’autre main, il fait voltiger l’avion de chasse que son père lui a fabriqué avec le carton de son paquet de cigarettes. Il a plaqué des bandes du papier aluminium sur les ailes, cela lui donne un air de navette spatiale. Cette récompense sera la seule promesse tenue.
C’est tout ce que l’on sait des conditions de ce départ. Quant aux raisons, elles resteront de longues années entourées de mystères pour ne pas entamer l’aura du père. Les enfants ont été arrachés suffisamment jeunes pour qu’aucune contestation ne les anime dans les prochaines années. Une paix momentanée que le père paiera au prix fort au moment des comptes.
À plus de trois mille kilomètres d’Annaba, à Méru dans l’Oise, Zina, la mère du mari, se frotte les mains. En plus d’avoir organisé et couvert la dérobade de son fils et de ses petits-enfants, elle s’est bien occupée de l’honneur de sa belle-fille. Khadija a été traînée dans la boue. De femme miraculeuse enfantant tous les douze ou seize mois, elle est passée au statut d’épouse infernale au corps hanté. Hanté par quoi ? Zina ne le savait pas encore, mais elle finirait bien par trouver. Là n’était pas la question. Un seul coup de téléphone longue distance a suffi à lancer l’implacable machine à broyer la réputation. Et puis, une idée en entraînant une autre, le portrait de Khadija a pris des allures de conte macabre. Les colporteurs, disciples improvisés de Zina, avaient plaisir à enjoliver la rumeur. Ainsi, des centaines de familles ont partagé cette histoire qu’elles rendaient crédible par simple répétition. Voici ce que l’on pouvait entendre : les nuits de pleine lune, Khadija avait des accès de méchanceté, ses pupilles changeaient de couleur et sa voix de ton, la transformant en ogresse. Son ventre flasque prenait la consistance d’une plaque d’acier et ses bras, des grumes de bois de charpente, lui donnaient la force herculéenne de résister aux assauts de son mari. Cette malédiction venait du fait que, dans sa jeunesse, Khadija avait manqué d’intention dans ses prières, laissant ainsi une brèche pour la langue venimeuse des démons. Une nuit, elle fut tirée du sommeil par une voix onctueuse. Elle se pencha à la fenêtre pour en voir l’origine. Il y avait là une créature d’apparence humaine baignée par le halo de la lune. Un seul regard lui suffit pour hypnotiser Khadija, qui la suivit à moitié nue dans la nuit. Zina précisa que le jnûn ne s’était pas arrêté par hasard sous les fenêtres de cette maison ; il y avait été guidé par l’impureté de son hôte. Khadija, aveuglée par ses désirs, ne remarqua pas les pieds de chèvre que le séducteur n’avait même pas pris la peine de cacher. Le jnûn l’avait attirée sous un figuier et lui avait chanté des chansons d’amour composées spécialement pour franchir l’obstacle de son hymen. Afin de préserver l’honneur de Khadija, Zina n’a pas dévoilé l’épilogue de cette rencontre, elle s’est contentée de concocter une métaphore dont l’ingrédient principal était le suc blanc de la figue. Cette potion imaginaire a été aisément prescrite aux colporteurs et commode à avaler pour leur auditoire. En guise de conclusion, Zina maudissait les parents de son ex-belle-fille de lui avoir caché le fléau qui touchait leur famille. Que Dieu lui pardonne, car jamais au grand jamais elle n’aurait laissé entrer une âme souillée dans son clan.
Puis elle a achevé son histoire par des formules qui, confiera-t elle plus tard, lui étaient tombées du ciel :
Ce que mon fils a vu
Notre Seigneur et envoyé de Dieu
Ne l’aurait pas permis
Ce que mon fils a vu
Le rend plus grand
car il ne l’a pas permis
au nom de Dieu
il ne l’a pas permis
Je n’ai fait que conter
ce qu’il a vu
Je ne fais que reprendre mon fils
Et dans les temps lointains
Dieu se souviendra
Que j’ai prié
Et que mon fils est revenu
Après s’être assurée que le messager avait bien tout en tête, Zina a raccroché le téléphone et est retournée s’asseoir au milieu de ses coussins. Son talent de conteuse s’est révélé au fil du temps, lorsqu’elle-même est devenue bien incapable de démêler ce qui relevait de la vérité ou de son imagination.
Le plus terrible pour Khadija n’était pas que sa vertu soit taillée en pièces ni que sa généalogie soit déshonorée, mais que la calomnie rocambolesque ait atteint les oreilles de ses enfants.
En attendant son fils, Zina souriait tout en égrenant les perles de bois de son sabha. Quelques jours, quelques heures à peine la séparaient de lui. Son exil serait plus doux et le temps passé loin de sa terre natale moins lourd à supporter. Cette maison froide et humide dans laquelle elle se morfondait allait enfin s’animer. Elle entendait déjà les cris de ses petits-enfants à qui elle ne manquerait pas de faire oublier leur mère. Si je pouvais, mon Dieu, je donnerais mon lait au petit dernier, pensait elle. Il y avait pourtant une autre priorité : choisir une nouvelle épouse à son fils. Il lui faudrait passer d’autres appels là-bas pour trouver une femme digne de lui, et la faire venir. Mais pas tout de suite. Qu’on lui laisse le temps de profiter de son fils. Après tout, c’est lui qui avait appelé à l’aide.
Le service national a été instauré le 16 avril 1968 en Algérie. Son fils était alors âgé de 18 ans. Il avait demandé un sursis pour poursuivre ses études. Lesdites études s’étaient éternisées au-delà du tolérable et la nation était venue réclamer qu’il travaille pour elle durant deux ans. Le fils s’y était soustrait. Mais la nation n’oubliait pas ses enfants. En 1975, selon le code de justice militaire, une peine de quatre ans d’emprisonnement fut prononcée à son encontre. Encore heureux que le pays n’était pas en temps de guerre, la peine aurait été doublée.

Les raisons du départ s’affinent.

Le fils n’a pas envie de croupir dans une geôle au cœur du Sahara. Il appelle sa mère qui lui conseille de le rejoindre immédiatement en France. Mais il faut faire vite, Giscard ferme tranquillement les frontières aux émigrés du travail. Le chômage ne cesse d’augmenter, le choc pétrolier et la guerre du Kippour sont passés par là. De l’autre côté, son homologue Boumediene dénonce les actes racistes contre les Algériens, les incendies criminels contre les foyers Sonacotra, et exhorte ses concitoyens à rester au pays pour construire une nouvelle identité algérienne. Les relations entre les deux États se refroidissent à grande vitesse, mais certains accords fonctionnent encore. Ainsi, le fils, adulte émancipé de 25 ans, marié et père de quatre enfants, est tout heureux de se rappeler qu’il est avant tout un fils et peut, par conséquent, rejoindre ses parents dans le cadre du regroupement familial. Dépêche-toi mon fils, lui ordonne sa mère. Oui, yemma, je fais ma valise dès que j’ai raccroché. Non, mon fils, pas TA valise. VOS valises, tu ne vas quand même pas laisser le sang de ton sang à cette ghula ! Mais yemma, comment je vais faire avec quatre enfants ? D’abord, c’est moi qui vais faire. Je vais envoyer ton frère pour régler les détails. Après, on verra pour choisir une femme digne de toi et de mes petits-enfants. Ta nièce t’accompagnera pour le voyage. Ce n’est pas encore une femme, mais elle saura s’occuper du bébé le temps d’arriver jusqu’à moi. Je lui apprendrai le reste. Mais, yemma, Khadija n’est pas si… N’est pas si quoi ? Tu vas attendre qu’elle te trahisse pour la punir peut-être ? Non, yemma. Bien. Tu es intelligent mon fils. Tu vas trouver un travail, une maison, une femme. Et puis… tu vas te rapprocher de ta yemma.
Mon fils est trop souple, et sa femme abuse de sa clémence, disait Zina. Il fallait au moins une histoire de démon et de stupre pour que l’ensemble se tienne.
Tant que ses forces le lui permettraient, Zina continuerait de couver son fils, de couvrir ses arrières. Il pouvait déserter son pays, mais pas son cœur. Cette condamnation était une aubaine pour elle. Elle avait passé trop de temps loin de lui en étant obligée de suivre son mari en France. Son giron serait sa terre d’asile. Il fallait qu’il mette le plus de distance entre lui et la mère de ses enfants. Ni Giscard ni Boumediene ne pourraient s’y opposer. Et que Dieu lui pardonne le recours au mensonge. Que Dieu lui pardonne d’avoir attenté à la vie de Khadija. Une femme abandonnée par son mari était bonne à jeter à la poubelle. Que Dieu lui pardonne d’avoir placé son fils au-dessus de son messager. Elle consacrera le restant de sa vie au repenti. Et si cela ne suffisait pas, qu’elle soit la seule à être jugée et châtiée en conséquence.
Ce que Zina ignorait, c’est que le plus grave dans un mensonge n’était pas sa naissance, mais les forces mises en œuvre pour sa survie.
Revenons sur le pont du bateau. Les préposés à l’exil ont achevé la mise en scène de leurs adieux. Annaba n’est plus qu’un îlot dans les yeux des deux sœurs. Les chemins qu’elles emprunteront n’auront pas d’autres destinations que ce point qui disparaît sur l’horizon. La cousine a réussi à calmer le petit dernier, motivée par le regard accusateur de mères indignées. Elle a calé son petit doigt entre les lèvres du bébé qui le suçote, faute de mieux. Ses lèvres sont autrement scellées, pour toujours, car il n’aura jamais les moyens de prononcer le mot maman. Le père tente de se persuader qu’il a fait le bon choix. Pour l’instant, il arrive à faire taire les cris de sa femme à qui il vient de voler quatre vies. Plus tard, il n’y aura guère que l’alcool pour briser cette voix qui le hante. Samir est toujours pendu à son pantalon. L’avion de chasse voltige avec moins d’entrain. Il bredouille quelques mots. Il veut être consolé. Il ne sait pas exactement de quoi. Mais le père est fidèle à son mutisme. Ce qui n’est pas dit n’est pas si important. C’est pourtant un trou béant qu’il commence à creuser ce jour-là.
Ce silence est comme une épitaphe gravée sur son front.

Sarcelles, 1977
Il a trouvé un toit et un travail. Un bel appartement à « Sarcellopolis », premier grand ensemble de logements créé en France. Nous sommes loin de la honte des bidonvilles de Nanterre. Et pas encore enferrés dans les logiques du communautarisme. En 1977, dans les cafés se côtoient les musulmans, les chrétiens, les juifs, les blancs, les noirs, les tout ce que vous voulez. Il n’est pas rare que ce petit monde se retrouve à danser dans une fête antillaise. Sarcelles pourtant, est devenu un lieu sans identité et sans histoire, idéal pour celui qui veut fuir la sienne. L’homme y est chez lui.
Il ne se mêle pas trop aux Arabes et préfère fréquenter des Harkis, ou bien des Français qui n’ont rien contre les Arabes tant qu’ils se comportent comme des Français, ou encore des partisans de l’Algérie française. Des anciens de l’OAS, pourquoi pas ? Il n’est pas venu ici pour être un porteur de tristesse. Il n’est pas venu pour être l’indigène de service. Il veut choisir ses frères et ne pas trop penser à ceux qui sont restés. Il a l’habitude des deuils et des hémorragies identitaires et veut en finir avec tout cela. Il veut se donner à la France, il a des perspectives : une Renault 14, une Simca, et pourquoi pas la Citroën DS de Rabbi Jacob ? Une fiche de paie. Le suffrage universel. Le journal Paris-Turf. Les Grosses Têtes. L’Ascension, Pâques, la Pentecôte, les jours fériés ! Il remarque qu’ici, quelle que soit son obédience, il y a consensus autour de l’Assomption de la Très Sainte Vierge. Il s’amuse de ce que les athées acceptent de chômer ces jours-là sans rien dire. Mais ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est l’expression concrète de la fraternité. Bon, le fils ne va pas non plus jusqu’à s’infliger le carême, ça lui rappellerait trop de mauvais souvenirs. En quelques mois, il va entamer un véritable travail de fossoyeur : l’arabe littéraire, les cavalcades dans les ruelles épicées, les aubes blanches face à la Méditerranée, l’héritage des ancêtres, les années de sa jeunesse anéanties par la guerre, tout est enterré.
Ses enfants ne seront jamais d’ici ou de là-bas. Ils grandissent contre leur sang. Car après deux ans d’exil forcé, ils peuvent en oublier des choses : les sonorités de leur langue maternelle, les saveurs du pays et les contours de leur mère. Zina continue d’ajuster le mythe de Khadija, qui est déjà plus que moribonde depuis qu’on lui a volé ses enfants. Zina veille au grain, fourre son nez dans l’éducation de ses petits-enfants. Elle maintient pour eux un lien spécial avec l’Algérie, quitte à redéfinir les frontières de la vérité. Elle devient le pays et la langue. Dieu nous préserve du martyr de l’exil, fait elle répéter aux aînés. Elle les met en garde contre les mœurs d’ici, les incite à se réfugier dans le confort de ses conseils, à demeurer étranger. Elle se plaint sans cesse auprès de son fils du fait que ses enfants apprennent une autre langue que la sienne. Ce n’est pas nécessaire dit elle, puisque nous allons repartir. Plus ils parlent français, plus ils s’éloignent de moi. Est-ce que je n’ai pas été une bonne mère pour que tu me refuses le droit d’être une meilleure grand-mère ?
Le fils acquiesce tout en laissant l’école publique faire son travail.
Mais c’est lorsque les jumelles réclament quelques mots sur Khadija que Zina souffre le plus. Elle se lamente avec tant d’ardeur qu’on croirait un chœur de six ou huit femmes. Elle prend son fils à témoin, se plaint du cœur, comme si la mort lui avait rendu visite.
Elle a élevé ses petits-enfants mieux que cette harpie. Donc il ne faut plus parler d’elle. Zina a jeté un voile sur cette femme dont l’évocation est considérée comme une transgression de son autorité. Elle affirme : parler de Khadija est un péché. Zina se prend pour un soleil et oblige tout le monde à la contempler jusqu’à l’aveuglement. En dehors de son foyer, elle n’existe pas. Elle est incarcérée dans son statut de femme d’immigré, insignifiante et improductive. Elle refuse cette place d’assignée, elle qui a enfanté à plusieurs reprises. Il lui reste encore des rôles à jouer.
Malgré les tentatives d’effacement, les jumelles ne peuvent pas oublier. Elles chuchotent le prénom de leur mère à l’abri des oreilles de Zina. Elles sont encore petites mais ne se laissent pas duper par les yeux révulsés et les vagissements de la grand-mère. Il n’est pas rare que sur le chemin de l’école elles fredonnent Ya chta sabi sabi. Elles tentent de toutes leurs forces de ne pas se laisser distancer par le souvenir de Khadija. Elles le gardent au creux de leur ventre, comme une nostalgie grelottante qu’elles viennent frictionner de temps en temps. Les jumelles ne se résigneront jamais à croire que leur mère les a laissées partir sans rien faire.
Malheureusement, Samir ne possède pas leur force. Pour lui, le mensonge est insoutenable. Sa vie a basculé alors qu’il n’avait pas 3 ans. Tout a changé sauf l’essentiel : sa mère reste une énigme brutale. À 5 ans, il n’est déjà plus un enfant. Il est fatigué d’être triste. Ce chagrin consume son innocence. Il n’arrive pas à rester sagement assis pour jouer. Il n’arrive pas à s’endormir. De sombres pensées naissent dans son esprit. Il mange du bout des lèvres et considère les autres enfants comme une horde prête à lui arracher le peu qui lui reste. Il commence même à se méfier des jumelles et du petit dernier.
*
Maintenant que le fils a une situation, il peut honorer la suite du contrat : prendre une épouse. Ça tombe bien, Zina a une amie qui accepte de donner sa fille. Elle est intelligente, c’est-à dire qu’elle sait se taire. Elle se lève avant le soleil et n’est pas avare en courbatures. Tout comme Zina, cette femme est prête à rester étrangère toute sa vie au reste du monde et à n’être la propriété que d’un seul homme. Que Dieu nous préserve des pièges de l’exil, disait Zina.
C’était mal connaître le fils qui a saboté l’union avant même de poser les yeux sur la prétendante sacrifiée. Quitte à soumettre une femme, autant qu’elle soit née au pays des Droits de l’Homme, pour pimenter l’affaire. C’était mal connaître Zina, qui s’est ruinée en factures téléphoniques, ou plutôt qui a anéanti le fruit des heures supplémentaires de son mari, afin de répertorier toutes les promises de son lointain quartier et constituer un cheptel. Zina était prête à organiser la transhumance de ce troupeau d’épouses de l’Algérie vers la France, tant que son fils n’aurait pas trouvé chaussure à son pied.
L’exubérance a cédé à la naïveté, et Zina a cru son fils lorsqu’il lui a promis qu’il réfléchirait à la question.
Au même moment, le fils reçoit une proposition qu’il ne peut refuser : associé d’un pressing. L’ascension est fulgurante. Tant et si bien que dorénavant, tout le monde devra l’appeler Maurice. Rapidement, sa bonhomie lui attire toutes sortes de sympathies. Il devient la coqueluche des autres commerçants. On n’hésite pas à lui demander conseil sur les courses du dimanche à l’hippodrome d’Enghien, sur un point de détail juridique, sur la qualité d’un revers de pantalon. Puisqu’il a l’air de suivre l’actualité de son pays d’accueil, on lui demande son avis sur l’élection de Jacques Chirac à la mairie de Paris et sur le deuxième gouvernement de Raymond Barre. Il est convaincant, mais dans le microcosme des bars-tabacs, le constat reste le même : il vaut mieux que ces gens-là ne votent pas ici. On prend pour principal argument que le dernier guillotiné d’Europe et le dernier condamné à mort en France est un Tunisien. On conclut que le chemin est encore long, mais cela ne doit pas l’empêcher de divulguer sa recette du couscous.
Une jeune vendeuse en boulangerie succombe à son indéniable charme. Il la trouve quelconque, la remarque uniquement parce qu’elle s’intéresse à lui. Il l’ignore tout d’abord avec courtoisie, pour s’assurer qu’elle est vraiment accrochée. Puis il s’attarde un peu plus longtemps à chacune de ses visites, la baratine humblement. Juste avant que le fruit de la séduction ne soit blet, il consent avec une dignité feinte, à distiller quelques éléments clés de sa situation familiale. Quatre enfants, ça donne à réfléchir. Mais la jeune vendeuse en boulangerie, âgée de 24 ans, en a déjà vu d’autres. À 14 ans, elle élevait seule ses quatre frères et sœurs tout en subissant l’hydre alcoolique qu’était son père. À 18 ans, elle fuyait avec le premier homme un peu tendre, tombait enceinte et précipitait un mariage pour leurrer parents et curé. L’homme s’est mis à boire et elle, à pleurer. Après le divorce, elle a rencontré d’autres hommes. Et avant même d’envisager un sourire, elle posait la même question : Tu ne bois pas au moins ?
L’homme qui vient lui acheter du pain et qui a l’air différent de tous les autres n’échappe pas à ce rituel.
Pas une goutte, répond-il avec aplomb.
Pas encore. Pour l’instant, le mensonge est sans conséquence. On se courtise. On fait des projets. On déménage de Sarcelles à Eaubonne. On rapatrie les plus jeunes de chez Zina. On tombe enceinte.
Le père n’incite pas ses enfants à l’appeler maman. Il faut leur laisser du temps, ose-t il.
Les jumelles tentent bien d’en savoir un peu plus sur Khadija. Elles questionnent le père, les tantes et les oncles de passage. Elles persistent même à entendre les fables de Zina. En grandissant, elles découvrent des incohérences, on ne peut plus les enfumer aussi aisément. On dit qu’elle a fait le malheur mais sans décrire la nature des actes. On dit qu’elle a trahi la famille, sans préciser avec qui ni pourquoi. On dit qu’elle vit encore quelque part en Algérie, sans jamais dire où. Les explications sont une suite d’antiennes immuables qui s’effilochent face à l’intelligence des enfants. Le nom de Khadija, que l’on ne prononce jamais, résonne encore comme une promesse non tenue. Surtout pour Samir et le petit dernier. S’ils ne viennent pas de ce ventre-là, alors d’où viennent ils ? Et c’est là que réapparaît la ghula. Le père ne donne pas plus d’explications, se contente d’entretenir l’histoire de la répudiée avec des phrases courtes et affadies par le temps. Il laisse les autres vanter son courage, lui, le père héros qui a tout quitté avec ses enfants.
Son silence récuse la fureur du questionnement, son silence scelle les bouches.

Soisy-sous-Montmorency, 1979
L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.
La femme française que l’homme oppose aux ordres de Zina est ma mère. Elle est folle amoureuse de lui. De ses boucles brunes, de son visage rond, de sa bonhomie affichée en public, de ses longs cils, de sa manière de fumer ses cigarettes. Ses longues heures taciturnes l’intriguent plus qu’elles ne l’effraient. C’est un homme qui a embrassé la France, ses mœurs et ses vignobles. Elle ne se méfie pas de ses silences qu’elle prend pour de la sagesse. Pas plus des conséquences de l’exil, qu’elle tente d’apaiser comme elle peut.

Extraits
« Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais. J’aurais aimé moi aussi avoir un compagnon de route. Un Tom Sawyer ou un Jarre qui m’arracherait à ce quotidien de peur et d’abandon. Ces enfants livrés à eux-mêmes pour différentes raisons avaient eu la chance de naître de parents aimants: Mark Twain, Selma Lagerlöf, Robert Louis Stevenson. Dans ma vie, le jeune Jim Hawkins ne prenait jamais la mer et restait à quai, fasciné et terrorisé par la violence de Billy Bones. Mes parents se détournaient de mon histoire, de ma réalité, laissant le hasard faire les choses. » p. 50

« Quelques voisins étaient sortis pour observer notre débandade, incrédules. Nos parents n’avaient prévenu personne. La honte suintait de mes yeux comme d’une blessure ancienne. Nous passions pour des fuyards. Je m’enfonçais autant que je pouvais sur la banquette arrière.
Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle.
Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. » p. 127

À propos de l’auteur
FERAGA_Alexandre_©Astrid_di_CrollalanzaAlexandre Feraga © Photo Astrid di Crollalanza

Alexandre Feraga est né en 1979. Son premier roman, Je n’ai pas toujours été un vieux con (2014), a connu un beau succès en librairie. Avec Le frère impossible (2023), il poursuit son exploration autobiographique entamée avec Après la mer (2019). (Source: Éditions Flammarion)

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Le petit Antonin

SERDAN_le-petit-Antonin  RL_2023

En deux mots
Antonin entre en sixième avec un moral en berne. Enfant du divorce, il doit composer avec les nouveaux partenaires de ses père et mère et une classe qui lui est plutôt hostile. Fort heureusement, sa prof de français découvre et encourage son talent d’écriture. Il a trouvé sa planche de salut.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Comment je suis devenu écrivain

Dans son nouveau roman, Éliane Serdan raconte l’émergence d’une vocation littéraire en donnant la parole à un enfant de onze ans et à son enseignante. Un parcours semé d’embûches qui est aussi un hommage au corps enseignant.

Antonin a 11 ans et une vie qui se partage entre sa mère et son père divorcés. Il doit s’habituer à ses deux pyjamas, deux brosses à dents, deux brosses à cheveux et deux maisons, mais doit composer avec une belle-mère qu’il redoute et un beau-père qui ne va pas tarder à vouloir asseoir son autorité. Naviguant entre charybde et scylla, il va trouver dans son imaginaire une bouée de secours. Et auprès de sa prof de français, Mme Ferrières, une oreille attentive. Elle va l’encourager dans ses lectures et le pousser à écrire et à développer un talent naissant. Les moqueries de ses camarades de sixième et les mauvais traitements n’auront pas raison de sa passion.
Éliane Serdan a eu la bonne idée de confier ce roman initiatique à deux voix, celle de l’enfant et celle de son enseignante. On peut ainsi mieux appréhender leur relation, confronter les idées de l’un et de l’autre et leurs sautes d’humeur. Car pour l’un comme pour l’autre, la partie est loin d’être gagnée.
Comme le souligne Mme Ferrières, une journée prometteuse peut vite basculer dans l’horreur:
« À huit heures du matin, après les vœux et les embrassades, j’ai appris que la jeune stagiaire était hospitalisée pour dépression et parlait de démissionner. À neuf heures, le petit Antonin, à qui j’aurais donné le premier prix d’angélisme, a failli tuer Kevin à coups de pied dans un couloir. À dix heures, la maman d’élève avec qui j’avais rendez-vous m’a déclaré qu’elle avait délibérément dispensé son fils du travail que j’avais donné pour les vacances et que, si je lui mettais une retenue, elle viendrait elle-même la faire. À midi, Le principal est venu nous annoncer la visite imminente de l’inspecteur de lettres. À midi trente, j’ai renversé du vin sur mon pantalon à la cantine. »
Sans en dire davantage sur la destinée de cette enseignante, on dira qu’elle sera aidée puis remplacée par un écrivain venu animer un atelier d’écriture et qui sera bouleversé par la prose d’Antonin.
Si le sujet du rapport prof-élève et les vocations que les premiers ont pu faire naître chez les seconds a déjà été traité dans la littérature, au cinéma et même en chanson, cette nouvelle version – très émouvante – a le mérite de s’ancrer dans un réel très difficile à gérer. Les agressions d’élèves, les injonctions des parents d’élèves et des directives pédagogiques proches de l’absurde, comme l’interdiction de porter de jugement négatif dans les bulletins trimestriels, viennent entraver la belle histoire. «Cette interdiction avait déclenché quelque résistance et donné le jour à des appréciations savoureuses du type: « S’applique à ne rien faire. Y réussit brillamment ».»
On le voit, l’humour vient ici au secours de situations graves et la tendresse compense la violence. Ajoutons que les différences de style des deux narrateurs ajoutent un vent de fraîcheur à ce roman très plaisant à lire.

Le petit Antonin
Éliane Serdan
Serge Safran Éditeur
Roman
176 p., 16,90 €
EAN 9791097594831
Paru le 7/04/2023

Où?
Le roman n’est pas géographiquement situé, mais on peut imaginer être à Castres où la romancière a terminé sa carrière.

Quand?
L’action se déroule en 2006-2007.

Ce qu’en dit l’éditeur
Antonin, 11 ans, vient d’entrer en sixième. Il vit une période difficile. Sans amis, jusqu’à l’arrivée d’Elena en cours d’année, il est ballotté entre deux maisons, refusant d’accepter la séparation de ses parents et leurs nouveaux partenaires.
Pour échapper à son quotidien d’enfant triste, il s’est inventé un pays où il laisse libre cours à son imagination.
Au cours de l’hiver, son professeur de français, Mme Ferrière, repère ses talents d’écriture et le conduit, peu à peu, avec l’aide d’un ami écrivain, vers une issue libératrice.
Dans ce roman à deux voix, qui mêle humour et émotion, Éliane Serdan met en lumière le rôle essentiel de tous ces passeurs, enseignants ou écrivains qui transmettent aux générations suivantes la flamme sourde qui les anime. Un éloge inconditionnel de la littérature et de la poésie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Encres vagabondes
Blog Café noir et polars gourmands

Les premières pages du livre
« AUTOMNE 2006
Ce matin, en français, on a révisé l’accord du verbe. Il paraît que dans la dictée on a fait n’importe quoi. Pour commencer, la prof, madame Ferrière, m’a demandé de venir au tableau écrire une phrase à la troisième personne du pluriel. C’est moi qui devais l’inventer. J’ai commencé à écrire: «Mes parents aiment bien aller.» et puis d’un coup tout s’est embrouillé, j’ai baissé le bras et je me suis mis à pleurer. Je voyais pas les autres mais je les entendais chuchoter. Au premier rang, Clémence qui veut toujours parler m’a soufflé quelque chose que j’ai pas compris.
Madame Ferrière s’est approchée. Elle m’a mis la main sur l’épaule en disant: «Allez, va t’asseoir, Antonin. On parlera tout à l’heure.»
J’ai repris ma place à côté de Kevin qui s’est foutu de moi parce que j’avais pleuré. Je lui ai balancé un coup de pied sous la table pour qu’il s’arrête.
Quand la récré a sonné, j’espérais que madame Ferrière aurait oublié mais elle m’a fait signe de rester. Elle m’a posé plein de questions sur ce qui allait pas, pourquoi j’avais pleuré, si j’étais malade et tout et tout. J’ai répondu que non, tout allait bien. Je savais pas pourquoi j’avais pleuré. Alors elle m’a encore tapoté l’épaule et elle m’a dit de rejoindre les autres.
À six heures c’est maman qui est venue me chercher. Quand on est passés sous le lampadaire pour aller à sa voiture, j’ai vu qu’elle avait changé de coiffure, elle faisait plus jeune.
Le soir on a dîné tous les deux. La maison avait l’air froide et vide, peut-être parce que c’est l’automne maintenant et que la nuit arrive plus tôt. Maman regardait derrière moi par la fenêtre. Depuis que papa est parti, elle a toujours l’air d’attendre quelque chose ou quelqu’un, je me demande si elle me voit.
Après le repas, on a fait mon sac parce que demain soir, j’irai chez papa. C’était vite fait: y avait juste à mettre les affaires de piscine. Le reste, c’est pas la peine. J’ai tout en double: deux pyjamas, deux brosses à dents, deux brosses à cheveux, deux maisons.
Papa voulait m’acheter un second doudou. J’ai pas voulu. Le mien s’appelle Tom. C’est un chien. Il a plus de nez, il a perdu une oreille mais, justement, c’est impossible d’en trouver un pareil, il est unique, je lui parle, il me défend la nuit contre les monstres. Quand j’ai mal, il me guérit. Le soir, je le cale contre mon cou pour lire mes bandes dessinées. Je l’oublie jamais. Le matin, à peine je me lève, les jours où je dois changer de maison, je le mets dans mon sac. À la fin des vacances, juste avant la rentrée en sixième, maman a essayé de le cacher. Elle disait que j’avais passé l’âge. J’ai tellement pleuré qu’elle a fini par me le rendre.
Chez papa, y a Marie. Elle dit qu’elle est ma seconde maman. Je lui réponds pas mais je la regarde le plus longtemps que je peux et je souhaite de toutes mes forces qu’elle se transforme en statue de pierre. J’ai vu dans un livre de mythologie que ça peut marcher.
Y a aussi Alice. Il paraît que je dois la protéger parce que c’est un bébé et que j’ai beaucoup de chance d’avoir une demi-sœur. L’autre jour papa a dit: «Tu vois maintenant, tu ne seras plus jamais seul. Plus tard tu seras bien content de ne pas être fils unique.» Elle pleure tout le temps (c’est comme la sœur d’Alexandre, à cause d’elle, il arrive souvent au collège avec les yeux au milieu de la figure parce qu’il a pas dormi.) J’espère que ça veut dire qu’Alice est malade et qu’il faudra bientôt l’emmener à l’hôpital, comme ça, Marie s’en ira avec.
Ma grand-mère qui me garde pendant les vacances répète toujours: «Dans le ciel le plus noir, il y a toujours un coin de ciel bleu.» Moi, j’ai beau chercher, je vois pas. Mon meilleur copain, Guillaume, s’est fâché avec moi parce que je l’ai frappé. Sa mère en a fait toute une histoire et depuis on se parle plus. Les autres, je peux pas les blairer.
Les filles sont folles. Elles sont toujours par deux, en train de se tenir par le cou et de chuchoter comme si elles complotaient ou de pousser des cris comme des malades.
Des fois, j’aimerais m’en aller très loin. Le soir, avant de m’endormir, j’invente un pays. Il a pas de nom. C’est un pays où la terre est rouge et où il fait chaud. On a pas besoin de vêtements. Sur les arbres y a des lanternes en cristal de toutes les couleurs que le vent fait tinter. Quand j’y pense, c’est comme si j’entrais dans une bulle ou si j’étais sur une planète à l’autre bout de la galaxie. Tous mes chagrins se brouillent.
Dans ce pays, y aurait personne. Même pas maman. De toute façon, elle me servirait à rien puisqu’elle m’embrasse presque plus. Elle a toujours quelque chose à faire et elle est tout le temps en train de marcher dans la maison, son portable à l’oreille.
Ce matin, avant que je pleure au cours de français, elle avait quand même pris le temps de me parler. On s’était arrêtés dans une boulangerie avant d’aller au collège. J’avais eu droit à deux chocolatines. Dans la voiture, pendant que je mangeais, elle avait tardé à démarrer, comme si elle réfléchissait, même que j’avais peur d’être en retard. Au bout d’un moment, elle s’était tournée vers moi pour dire, très vite: «Est-ce que ça te plairait si Marc venait habiter avec nous? Il aimerait bien être ton second papa.»

Il y a quelques années, lorsqu’un garagiste découvrait que j’étais enseignante, je connaissais d’avance la petite phrase qui n’allait pas manquer de suivre le sourire narquois: «Alors, bientôt les vacances?»
Le même garagiste, vingt ans plus tard, n’ironise plus. Lorsqu’il me parle de mon métier, j’ai l’impression d’être l’un des damnés de la Divine Comédie, objet de la pitié de Dante. La seule idée que j’affronte une trentaine de ces adolescents qu’il a du mal à supporter isolément devant sa pompe à essence, l’épouvante. S’il pouvait, s’il était ministre, il allongerait mes vacances. Depuis qu’il a vu Le plus beau métier du monde, sa conviction est faite: nous vivons un enfer.
Comment le contredire? Oui, la réalité est souvent pire que ce qu’il imagine. Mais, sans mes élèves, j’aurais l’impression d’être un navire à la dérive. Dès que je suis dans une classe, je me sens à ma place. J’en sors, les batteries rechargées. Pour rien au monde, je ne changerais de métier.
Les plus mauvaises journées sont celles qui précèdent la rentrée. J’ai beau me souvenir que je viens de passer près de quarante ans devant des classes, je m’interroge avec angoisse sur ce que je vais bien pouvoir leur raconter pendant un an. Dans cet état d’esprit, il faut affronter les réunions de pré-rentrée, les nouvelles réformes, la rhétorique du vide, les activistes pédagogiques… et la cour de récréation étrangement déserte. On se sent disposé à fuir.
Et puis, le lendemain, on lève les yeux sur des visages tout neufs et le navire cesse de dériver. Il s’ancre pour quelques mois.
Il n’y a pas deux classes semblables. J’ai eu, comme chacun, des élèves difficiles, même dangereux. Souvent, pas toujours, j’ai réussi à m’entendre avec eux, mieux peut-être qu’avec des classes dires «brillantes». Quel que soit le cas, il faut un délai pour parvenir à cet accord particulier qui se crée entre un professeur et ses élèves et sans lequel il n’y a pas de bonheur ni de transmission possible.
Au fil des années, il me semble que ce délai s’allonge. Pour venir à bout de l’agressivité, du refus d’apprendre, un bon mois était nécessaire. Maintenant, il arrive qu’en janvier je n’y sois pas encore parvenue. Je vieillis. Soixante ans bientôt…
Je me souviens de ma première classe de sixième. Un quart d’heure après le début du cours, un élève, brun, bouclé, son cartable sur le dos, était entré en larmes: il s’était perdu dans les couloirs. J’ai beau regarder les sixièmes que j’ai cette année, je n’en vois pas un seul qui pourrait encore se perdre dans les couloirs. Mais pleurer… Oui. Ce matin, le petit Antonin… Je n’ai pas compris pourquoi. »

Extraits
« J’ai été bien inspirée de m’immerger dans le silence pendant les vacances…
Il a suffi d’une journée de rentrée pour entamer mon énergie. À huit heures du matin, après les vœux et les embrassades, j’ai appris que la jeune stagiaire était hospitalisée pour dépression et parlait de démissionner. À neuf heures, le petit Antonin, à qui j’aurais donné le premier prix d’angélisme, a failli tuer Kevin à coups de pied dans un couloir. À dix heures, la maman d’élève avec qui j’avais rendez-vous m’a déclaré qu’elle avait délibérément dispensé son fils du travail que j’avais donné pour les vacances et que, si je lui mettais une retenue, elle viendrait elle-même la faire. À midi, Le principal est venu nous annoncer la visite imminente de l’inspecteur de lettres. À midi trente, j’ai renversé du vin sur mon pantalon à la cantine. J’ai dû affronter les sourires des quatrièmes, plus intéressés par la nature de la tache que par Bradbury et la science-fiction…
Et puis, miracle! Un moment de réconfort avec les troisièmes. À quatre heures et quart, j’ai laissé mon bureau à Élodie qui avait choisi de nous parler de La Pitié dangereuse de Stefan Zweig. » p. 63

« Nous savions déjà qu’il ne fallait pas porter de jugement négatif dans les bulletins trimestriels. Cette interdiction avait déclenché quelque résistance et donné le jour à des appréciations savoureuses du type: «S’applique à ne rien faire. Y réussit brillamment.»
Mais aujourd’hui, les jeunes enseignants avec qui j’ai parlé ne m’ont pas semblé interloqués par ces directives… Pas plus qu’ils ne sont gênés par l’obligation de demander à un élève, en début de cours, d’inscrire au tableau «la problématique» qui sera abordée. » p. 72

À propos de l’auteur
SERDAN_Eliane_©Raphael_GaillardeÉliane Serdan © Photo Raphaël Gaillarde

Éliane Serdan est née en 1946 à Beyrouth, à la fin du mandat français. Sa famille vivait en Orient depuis plusieurs générations, à Smyrne en particulier. Rentrés en France lorsqu’elle avait trois ans, elle a fait ses études secondaires à Draguignan dans le Var puis des études de lettres à Aix-en¬-Provence. Sa maîtrise de littérature et cinéma a été soutenue à Montpellier. Après avoir obtenu le Capes, elle a enseigné à Carpentras, Marseille et Antibes. Venue à Castres, dans le Tarn pour suivre son mari, elle a continué à enseigner plusieurs années. A la fin de sa carrière, elle a pu, enfin, se consacrer à l’écriture. Le petit Antonin est son sixième roman. (Source: Serge Safran Éditeur / Occitanie Livres)

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L’âge de détruire

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En deux mots
Elsa vit seule avec sa mère. Elle a sept ans lorsqu’elle emménage dans un nouvel appartement où il lui est difficile de trouver ses marques, entre injonctions maternelles et repères flous. Vingt ans plus tard, elle cherche à s’émanciper en partant vivre seule dans une chambre de bonne.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

« Nous vivons rangés, à moitié morts »

Dans ce premier roman, Pauline Peyrade confronte Elsa, une enfant puis une jeune femme, à sa mère qui vient d’acheter un appartement, symbole de leur vie rangée. Si la vie en commun n’est pas aisée, entre les peurs de l’une et les aspirations de l’autre, l’émancipation n’est guère plus facile.

Elsa, qui est encore une fillette au début du roman, doit quitter sa maison et son établissement scolaire pour emménager avec sa mère dans le nouvel appartement qu’elle vient d’acquérir, en espérant pouvoir honorer les traites de son crédit.
Pour sa fille, elle a préparé une chambre avec des lits jumeaux, ce qui l’angoisse car, vivant seule avec sa mère, elle ne comprend pas très bien la finalité de ce choix. Pas plus que les angoisses et les injonctions d’une mère qui la phagocyte. Tout en réclamant sans cesse des preuves d’amour à sa fille, elle reste elle-même très intransigeante, puis possessive. On découvrira plus tard qu’elle a été victime de violences.
Pour Elsa, la respiration va venir avec l’arrivée dans son nouvel établissement scolaire. Issa, une belle jeune fille aux cheveux magnifiques la prend sous son aile. Très vite, les deux jeunes filles vont devenir inséparables. Et si sa mère refuse que sa fille passe la nuit chez Issa, elle accepte cette dernière sous son toit. Après tout, elle avait justifié le lit jumeau en affirmant: «Tu pourras inviter tes nouvelles copines à dormir, comme ça». Une nuit qui va se transformer en initiation sexuelle, mais aussi causer leur séparation. Cet Âge Un s’achève avec la reprise en mains par sa mère.
Puis vient l’Âge Deux, une vingtaine d’années plus tard. Si Elsa a trouvé un petit appartement sous les toits, elle n’en est pas libre pour autant. Pourtant ce n’est pas faute d’essayer via les sites de rencontre ou des voisins qui, lorsqu’ils font l’amour, l’émoustille. Mais ces instants ne sont que des pis-aller. Elle reste sous emprise, avant de comprendre, comme le laisse entendre la phrase de Virginia Woolf en exergue du livre, qu’après l’âge de comprendre vient celui de détruire.

Notez qu’une adaptation du roman au théâtre a été proposée par Le Théâtre ouvert.

L’Âge de détruire
Pauline Peyrade
Éditions de Minuit
Roman
156 p., 16 €
EAN 9782707348197
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
J’entends ma mère qui entre dans la chambre. Ses pas sont lents. Elle marche sur la pointe des pieds. Elle effleure les barreaux de l’échelle, suit le bord de la couchette du haut jusqu’au milieu du matelas. Je me terre dans l’angle. Elle grimpe sur le rebord du lit, plie son coude autour de la barrière, elle se tient, le corps tendu dans le vide. Je sens ses yeux, ils scrutent les reliefs à travers le garde-corps ajouré. Elle tâte la couette à ma recherche. Quand elle me trouve, ses doigts se referment, ils tentent d’identifier leur prise. Une masse de cheveux, une fesse, un talon. Sa main s’arrête sur mon épaule. Elle reste là, sans bouger.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Johan Faerber)
France Culture (Entretien avec Mathias Enard)
France Culture (Le Book Club)
Page des libraires (Clara Liparelli)
Le Matricule des Anges (Chloé Brendlé)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Lire au lit
Blog Shangols
Blog Mes p’tits lus
Blog Littéraflure


Pauline Peyrade présente son roman «L’Âge de détruire» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« ÂGE UN
Les mollets sculptés et les pieds douloureux dans ses escarpins à talons carrés, debout, seule au milieu de la chambre, ma mère trace une petite croix dans l’angle supérieur gauche du plan de l’appartement. Au-dessus de la croix, elle note le mot « cloques ». Juste en dessous, elle précise « plafond ». Elle lève les yeux et fixe un moment la peinture boursouflée, les bulles maculées de taches vertes aux contours dilués au-dessus de sa tête. Les restes d’un dégât des eaux. Il y a peu de risques que cela s’aggrave. Elle se demande si une telle remise en état lui coûterait cher en travaux. Un soupir lui échappe, bref et nerveux.
L’appartement fait cinquante-six mètres carrés. Il occupe le quart du troisième étage d’un morceau de résidence construite dans les années 1970, un ensemble de tours jaune clair de différentes formes géométriques, rassemblées autour d’une cour pavée de ciment vieux rose incrusté d’éclats de quartz et reliées entre elles par des parkings souterrains, des ascenseurs aux intérieurs couverts de moquette marron et de miroirs, des cages d’escalier en béton et des passerelles de verre aériennes. Il compte deux chambres, un salon, un balcon à l’embranchement du salon et de la deuxième chambre qui surplombe la rue, une cuisine, une salle de bains et des toilettes. Du blanc et de la toile de jute fibreuse habillent les murs. Du carrelage blanc ou rosé protège les espaces exposés à l’eau et à la saleté. Une moquette à poils ras couleur vert menthe couvre les sols des couloirs, du salon et de la chambre qui donne sur le balcon. La deuxième chambre, située à l’extrémité nord, du côté de la cour intérieure, se distingue par sa moquette mouchetée, bleu mer et blanc.
Ma mère n’a jamais fait faire de devis de sa vie.
Depuis qu’elle a quitté la maison de son enfance, elle a occupé ses différents logements sans s’en sentir responsable, de passage, les mains vides. À présent qu’elle s’est mis en tête d’acheter un appartement, elle compte et recompte, vérifie ses calculs pour s’assurer que c’est financièrement possible. Elle épluche son nouveau contrat de travail, parcourt les lignes qui détaillent son salaire à s’en user les yeux.
Elle doute encore des chiffres qui lui disent que c’est à sa portée et peine à se départir de l’idée qu’elle est en train de voir trop grand, au-delà d’elle. Devenir propriétaire, c’est suivre l’ordre des choses, pour elle, et c’est précisément ce qui lui semble anormal. Elle se regarde accomplir les démarches, rassembler les papiers, livrer chaque nouvelle pièce que la banque lui réclame pour l’ajouter au dossier, remplir et signer les documents sans ciller, comme une enfant soucieuse de faire ce qu’on lui demande, sérieusement et sans y croire tout à fait.
Un courant d’air frais navigue dans la chambre, accompagné d’une rumeur douce qui s’élève de la cour. La fenêtre est ouverte. C’est le début de l’automne. Ma mère frissonne. Par réflexe, elle regarde sa montre et oublie de lire l’heure. Sa serviette en cuir caramel pèse au bout de son bras. Malgré le froid, ses cheveux s’imbibent de transpiration à la naissance de sa nuque et de son front. Son épaule craque. Son tailleur rouge foncé, froissé par les frottements avec le siège de la voiture, lui tient chaud. L’odeur de la sueur filtrée par le coton de son chemisier la gêne. Elle porte une fine chaîne en or autour du cou, un bracelet d’or au poignet droit, une montre simple au poignet gauche, et trois bagues serties de pierres précieuses que ma grand-mère lui a offertes. Chaque bijou a une origine et une signification précises. Elle n’en change et ne s’en sépare jamais.

Ma mère plonge la main dans la poche de sa veste, ses doigts cherchent à tâtons son briquet et ses cigarettes. J’aime leur forme et le dessin sur le paquet, une gitane qui danse avec un éventail, mais je déteste leur odeur. Elle mord dans un filtre blanc, une flamme mince lui brûle le bout du nez. Son cou se contracte. Elle souffle profondément. La fumée se perd dans les boucles de la moquette en laine synthétique, bleues et blanches, minuscules, innombrables. La vue de ma mère se trouble. Elle a l’impression de les voir bouger.
Le bleu plaira à Elsa, elle pense. Les enfants aiment le bleu. Elle écrase sa cigarette contre le rebord de la fenêtre, la referme d’un geste rapide. Elle fouille à nouveau dans la poche de sa veste, en tire une tablette de chewing-gum enrobée dans du papier argenté. Elle plie la gomme contre sa langue, froisse l’emballage dans sa main. De la poussière à la chlorophylle poisse ses doigts. Elle prend une inspiration rapide, inonde sa bouche de salive, avale l’écume parfumée. Elle fait une bulle verte qui gonfle entre ses lèvres et éclate avec un bruit sec. Elle regarde encore une fois les cloques pendues au plafond avant de quitter la pièce.

Nous emménageons à la fin du mois d’octobre 1993. J’ai sept ans. Je change d’école. Je fais beaucoup d’efforts pour que ma mère ne remarque pas ma tristesse. Elle ne parle presque plus que du déménagement, des peintures à rafraîchir, des équipements qu’elle doit acheter. Elle s’exalte de la chance que nous avons, que j’ai, d’avoir bientôt un endroit à nous. Elle me dit que personne, là d’où elle vient, n’a jamais connu ce bonheur jusqu’ici. Personne là d’où elle vient, ça veut dire sa mère et elle-même.
Le jour de l’emménagement, elle vient me chercher à l’école en voiture. C’est un vendredi, la veille des vacances. Elle a pris un après-midi de congé avant le week-end pour apporter quelques-unes de nos affaires et installer les premiers meubles dans le nouvel appartement. Je ne l’ai visité qu’une seule fois et il était vide. Il ne m’a laissé aucune impression particulière, si ce n’est que je l’ai trouvé grand.
Je l’aperçois près de la grille, au bout de la cour de récréation. Elle porte un jean et un sweat-shirt, ses cheveux sont relevés en une queue-de-cheval. Elle parle avec la maîtresse qui s’occupe de l’étude. Quand elle me voit, elle me fait un grand signe de la main. Je n’avance pas. J’ai la conscience très nette de me trouver au seuil d’un changement sans retour. Je me répète que je me trouve ici, dans cette cour, pour la dernière fois de ma vie. Je m’efforce d’éprouver le concret de cette idée.
Elsa, tu viens ?
Je commence à marcher. Je gravis les secondes
comme une nageuse à contre-courant, tiraillée entre mon désir d’obéir et une résistance dérisoire au mouvement à l’œuvre. Je porte mon regard au-delà de la grille, j’étouffe de toutes mes forces la tentation de regarder en arrière et un dernier espoir qui traîne de tordre le cours du temps. Ma mère m’attend. Ses yeux me tirent à elle comme une ligne de pêcheur. Elle a l’air d’être très heureuse. Ses joues sont un peu rouges, ses pupilles brillent d’excitation. Je m’arrête à côté d’elle. La maîtresse me dit quelques mots gentils, elle me souhaite d’aimer mon nouveau quartier, de me faire des amies. Je souris poliment. Je suis pressée de partir.
Ma mère fait ses adieux et me prend par la main. Elle m’entraîne dans la rue. J’ai une surprise pour toi.
Nous montons en voiture, elle oublie de me dire d’attacher ma ceinture. Nous roulons au pas. Je ne regarde pas mon école qui s’éloigne, les façades qui défilent derrière la vitre. Je fixe les mains de ma mère sur le volant. Elle porte ses bijoux mais ses ongles sont sales. Une éraflure fraîche traverse son avant-bras. Mes yeux remontent vers sa nuque étroite et dégagée. Des moutons de poussière sont accrochés à ses cheveux.
La voiture s’enfonce dans le tunnel qui mène au parking. Ma mère se gare et coupe le moteur. Je descends, l’odeur stagnante de pneu et d’essence brûlée me donne mal à la tête. Nous longeons une rangée de places vides, puis nous pénétrons dans une salle carrelée et froide où s’arrêtent les ascenseurs. Ma mère appuie sur le bouton d’appel. Une flèche rouge s’illumine. Je renifle. Je serre les bretelles de mon cartable entre mes doigts, mes poings l’un contre l’autre sur mon cœur. Nous montons au troisième étage. La cabine sent la pluie. Je remarque un graffiti, un nom suivi d’un chiffre, gravé dans l’angle inférieur du miroir, à hauteur de mes yeux.
La clé tourne bruyamment dans la serrure. Elle pousse la porte et me fait entrer dans l’appartement.

Le salon est encombré de cartons. Elle y a disposé le mobilier, un canapé en faux cuir noir, une table basse et une étagère en rotin, comme elle l’a pu. La télévision débranchée gît à même le sol, quelques chaises sont rangées contre le mur. Des valises et des sacs-poubelle empêchent l’accès au couloir de la salle de bains.
Viens.
Ma mère se dirige vers le deuxième couloir, celui qui mène à ma chambre. Elle est à l’opposé de la sienne. Dans l’autre appartement, nos chambres étaient collées l’une à l’autre. Je n’ai jamais dormi loin d’elle. En chemin, je jette un coup d’œil à la cuisine. Elle est encore plus impraticable que le salon. Des piles d’assiettes enrobées dans du papier journal
encombrent l’étroit plan de travail. Le frigidaire, poussé entre la table et le placard mural, ressemble à un iceberg à la dérive. L’évier déborde de casseroles, d’ustensiles et de plats de tailles et de formes diverses.
Je retrouve ma mère à l’entrée de la chambre, le bras tendu vers l’intérieur de la pièce.
Ça te plaît ?
Je reconnais la moquette bleu mer. Les sacs de voyage où j’ai rangé mes jouets et mes vêtements, ma petite table à dessiner sont rassemblés sous la fenêtre. Contre le mur, je découvre deux lits superposés.
Ma mère me regarde, elle espère que je dise quelque chose. Son souffle court trahit son enthousiasme, son impatience est encore lisible sur son visage. Je reste un moment sans comprendre. Une chambre à deux lits. Je n’ai ni sœur, ni frère, ni perspective d’en avoir. J’ai toujours connu ma mère seule. Jusqu’ici, elle ne m’a présenté ni amies, ni amoureux. Elle n’en parle pas non plus. Une hostilité imprécise naît en moi, mêlée de crainte et de colère, comme si elle essayait de me jouer un mauvais tour mais que je ne parvenais pas à comprendre lequel, ni comment m’y dérober.
Tu pourras inviter tes nouvelles copines à dormir, comme ça.
Elle guette une réaction. Je lui souris, je tente un remerciement maladroit. Elle m’embrasse fort sur la joue. J’observe à nouveau la structure de bois. Elle m’apparaît un peu plus sympathique qu’au premier abord. En bas, une couette violette à fleurs et une taie d’oreiller assorties et bien repassées. En haut, une housse à imprimé rouge qui semble dessiner un paysage. Je ne les ai jamais vues, ni l’une ni l’autre. Elles doivent être neuves. »

À propos de l’auteur

PRODLIBE 2023-0275 Pauline Peyrade
Paris, le 3 Mars 2023. Le reflet de Pauline dans l’armoire de sa grand-mère. © Photo Camille Mcouat pour Libération camillemcouat.com

Pauline Peyrade est née en 1986. Elle est l’auteure de sept pièces de théâtre aux Solitaires intempestifs – jouées et traduites en sept langues. Elle a reçu le prix Bernard-Marie Koltès pour Poings en 2019 et le Grand Prix de Littérature dramatique Artcena pour À la carabine en 2021. L’Âge de détruire est son premier roman. (Source: Éditions de Minuit)

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La vie têtue

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En deux mots
La sœur de la narratrice meurt à trente-trois ans d’un cancer généralisé. Une absence qu’elle essaie de combler en s’adressant à la défunte, en lui racontant l’histoire de sa famille, en explorant sa propre vie, maintenant qu’elle est mère à son tour. Un récit poignant.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Nos douleurs et nos rages

Passant de l’essai à l’autofiction, Juliette Rousseau explore la vie des femmes de la famille et rend hommage à sa sœur, emportée par un cancer à trente-trois ans. Une mise à nu percutante, qui passe par l’exhumation des secrets de famille.

C’est sur une veillée funèbre que s’ouvre ce roman. La famille est alors rassemblée, mais chacun reste avec ses pensées, essaie de conjurer sa peine, s’occupe pour ne pas penser à l’absence, au vide, à l’inacceptable deuil qui les réunit. La jeune sœur de la narratrice est morte a trente-trois ans, dans un service d’oncologie, d’un cancer généralisé. Quelques heures auparavant, les médecins avaient suggéré de l’amputer. «C’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens.»
La recherche du sens, c’est bien ce qui préside à ce récit qui va explorer les vies des femmes de la famille, la mère et les deux filles, creuser les non-dits et remettre en perspective leur identité au cœur d’une société qui reste très inégalitaire.
C’est avec un regard distancié que la narratrice revient sur les épisodes marquants, passant de sa sœur à sa mère, témoignant de son propre vécu. Car elle a choisi de fuir cette «périphérie de périphérie», ville où ont vécu sa mère et son père et ses grands-parents: «Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références.»
En racontant à sa sœur défunte comment elle avance dans sa vie, elle continue de cheminer avec elle, lui rendant ainsi un bel hommage.
«Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort? La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher.»
Maintenant qu’elle est mère à son tour, elle sent ce besoin de ne plus rien cacher, de dire le viol conjugal qui est à l’origine de la lignée ou qui a entraîné des avortements douloureux, de mettre des mots sur des troubles psychiques qui étaient alors jugés comme des caprices de femme faible. Alors elle comprend mieux ces existences, alors elle pardonne. En s’appropriant l’héritage familial, elle fait aussi œuvre de sociologue et d’historienne des mœurs, dans la lignée de son essai, Lutter ensemble, quitte à forcer le trait. Parce qu’elle a compris que c’est précisément cela, faire son deuil, «ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit.»
C’est en courts chapitres que Juliette Rousseau nous offre de plonger dans ce passé et ce présent familial, en disant les choses avec un regard acéré.

La vie têtue
Juliette Rousseau
Éditions Cambourakis
Roman
120 p., 15 €
EAN 9782366246940
Paru le 7/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une petite ville de province. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Nous sommes les héritières d’une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées. Celle-ci est indémêlable de nos douleurs et de nos rages, transmises d’une génération à l’autre comme on essore un torchon plein de sang, dans l’anonymat d’une cuisine plongée dans la nuit. »
Depuis la maison familiale où elle est revenue habiter, une femme, s’adressant à sa sœur disparue, convoque les souvenirs de leur enfance. Porteuse d’un lourd passé de violences patriarcales, elle explore les possibilités de survivre à cet héritage, dans un paysage rural dévasté, où les haies ont disparu et où la forêt se fait moins dense, cernée par les champs de maïs industriels.
Avec ce récit composé de courts chapitres, Juliette Rousseau nous offre un premier texte littéraire poignant, sensible et lumineux qui rend hommage aux femmes de sa famille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Missives
RTBF (Fanny de Weeze)
Ouest-France (Agnès Le Morvan)
Podcast Bretonnes et féministes (entretien avec Juliette Rousseau)
Blog Joelle Books

Les premières pages du livre
La langue française, dans sa construction patriarcale, ne me permet pas de donner à lire la lignée de femmes blessées dont je viens. Elle nous efface, encore et toujours. Les méthodes d’écriture dites « inclusives » non plus, elles qui continuent de faire advenir le masculin, y compris là où les hommes ont depuis longtemps choisi de déserter. Ma langue ne cherche pas l’égalité, ni de nouvelles règles. Elle invoque des filiations, rétablit des trajectoires.
Comme dans nos vies, souvent, le masculin l’emporte. Mais parfois, c’est le féminin. Ni l’un ni l’autre ne me semblent désirables. Je ne cherche pas à forger la langue d’un monde souhaitable. Ce sont nos vérités qui m’intéressent. Tant mieux si apparaissent ensuite, dans ma généalogie comme dans les autres, des êtres libres de cette binarité épuisante, et qui trouveront leurs propres mots pour se dire.
Nous dire avec justesse, c’est laisser la porte ouverte à ce qui vient pour nous remplacer, joyeusement et sans douter, comme tout ce qui naît pour vivre pleinement. Dans la langue comme dans nos histoires, nous ne sommes jamais que des passages.

L’automne est doux cette année. Dans ce petit espace qui test dédié, entre le potager et la maison, les bambous foisonnent. Le cerisier du Japon, les rosiers et le sureau ont fleuri, les uns après les autres, et ton jardin se prépare désormais à l’hiver, entamant une mue vert sombre. Les feuilles, qui commencent à s’amasser sur le sol, dégagent une odeur réconfortante de pourriture végétale. Plus agréable que celle des décompositions humaines et animales, elle est un rappel du cycle de la vie avec lequel je peux cohabiter. Elle me prépare à l’hiver, qui reprendra les formes de celui qui avait suivi ton départ, le premier de ma vie d’endeuillée. Depuis ta mort, chaque saison a ses façons de me rappeler ma condition.
Tu as peut-être quatre ans. Tu viens d’emménager ici avec ta mère et ta sœur, après avoir vécu dans un HLM de la grande ville la plus proche. Ta mère est au bout d’elle-même, c’est-à-dire très loin de toi, et tu sens déjà confusément qu’il te faut prendre soin delle. La maison dans laquelle vous vous installez est humide et sombre. Elle se dissimule au terme d’un petit sentier qui plonge vers l’extrémité est du hameau. Dans peu de temps, ta mère oubliera le gaz allumé et la maison brûlera. Elle se calcinera discrètement mais en totalité, de l’intérieur et sans flammes. Une belle métaphore à n’en pas douter. Ta mère survit, ta mère oublie, et ce qu’elle délaisse dans ce geste se consume. Elle gardera longtemps le vestige calciné d’une bague en or et lapis-lazuli offerte par ton père du temps de leurs fiançailles.
Cet automne-ci nous nous retrouvons devant la stèle que maman t’a construite. De cette famille composée sans trop y réfléchir, comme la plupart des familles, par la synthèse des impulsions du corps et de la contractualisation des relations, il ne reste plus grand monde. Cela ajoute à la tristesse. Décès, drames, défections. On se représente à tort la famille comme cette entité bien délimitée, immuable, soudée par un terreau biologique. Or c’est un terrain fluctuant, en partie instable, en recomposition permanente. où la biologie n’est que peu de chose, quoi qu’on en dise. La famille que tu as connue de ton vivant n’existe presque plus, et, aujourd’hui, d’autres nous sont venues qui ne t’ont pas connue. Ce qui fait notre commun peu à peu s’éloigne de toi.
Tu as trente ans. Tu reviens au hameau pour la première fois depuis longtemps. Depuis ton mariage, célébré à la mairie du village. Tes sœurs ont fait de ta venue une surprise. Lorsque tu entres dans la maison, par la porte latérale, celle qui donne directement sur la cuisine et ta mère, le visage de celle-ci se transforme. Elle en pleurerait si elle savait pleurer. Tu arrives quand tout le monde est déjà là. La tablée est longue et bruyante, comme dans tes souvenirs. On t’accueille d’un sourire timide, les yeux pleins de sollicitude. On est prêtes à jouer la comédie pour ne pas te brusquer. Peut-être est-ce que cela t’arrange. Peut-être aussi que tu en crèves un peu plus, qui peut savoir? Ta mère s’affaire en cuisine, c’est sa façon à elle d’habiter le malaise, de pratiquer un retrait sans lequel elle ne peut pas faire avec ses proches. Ta mère compense depuis toujours, le travail domestique est une de ses stratégies. Ce soir, tu la rejoins et te prêtes à son jeu. Tes apparitions à table sont brèves, emballées de peu de mots. Ta petite sœur t’observe et retient son souffle.
J’ai disposé des bougies sur le pourtour du terre-plein central, au pied des bambous. Leurs flammes labiles se mêlent doucement au bleu profond de la nuit qui s’installe. Le moment est maladroit, les gestes et les mots sont autant d’explorations, appesanties par l’émotion. Plus personne ne nous apprend à faire avec la mort. Nous parlons un peu, tournées vers ta stèle, maïs en réalité nous nous parlons les unes aux autres. En partant, tu as fermé derrière toi une porte infiniment lourde, qu’il nous coûte d’ouvrir. Ne nous en veux pas si nous l’avons si longtemps laissée fermée, il n’est pas aisé de survivre à celles qu’on aime.
Moi qui te parle en silence depuis toujours, je commence seulement à t’écrire ce soir. Ta vie, ses débuts, ses sursauts et sa fin, continuent d’organiser la métrique de la mienne, ses mouvements de plaques.

C’est d’abord le bruit discret d’un papier que l’on fait glisser sur le parquet, par l’interstice sous la porte. Ce sont quelques mots, griffonnés par une connaissance. Je suis désolée pour toi. Dans la chambre fermée, je suis blottie dans les bras d’une amie. La pièce est sombre, protégée de la lumière criarde et de la chaleur étouffante de ce début d’après-midi. De ce côté-ci de l’Europe, il fait encore chaud. Si on t’appelle, c’est que tu dois venir, m’avait dit maman au téléphone. J’étais prévenue, le sous-texte était clair pour tout le monde. Mais pas pour moi. Alors pourquoi suis-je en train de pleurer? Ce qui ne m’est pas encore accessible en pensée fait déjà son chemin en moi, insensible à ma peine.
Quelques heures plus tard, c’est l’autre côté du continent. Celui où il fait déjà froid, qui baigne dans le brouillard. Le train depuis l’aéroport est plongé dans la pénombre. Il s’arrête trop souvent. Les lumières palpitantes des faubourgs viennent, par intermittence, soutenir les néons fatigués de l’allée centrale. Je ne sens plus mon corps. Depuis déjà des mois je m’échine à quelque chose le concernant. Je ne sais pas bien quoi. Le faire disparaître peut-être, ou bien tenter de le sentir à nouveau. Peu à peu, il s’est effacé, jusqu’à ce moment, cette nuit d’automne et sa dissolution presque complète dans les reflets poudrés des rues de Londres.
À la sortie de la station de métro, mon père m’attend, planté dans l’obscurité. Je vois mal son visage, mais j’en discerne déjà les traits tendus, épuisés. Nous nous embrassons, sans un mot. Puis, je le suis dans l’entrée de l’hôpital, éclaboussée par la lumière blafarde qui est le propre de toutes les institutions de ce type. Comme une façon de nous pousser, déjà, à la capitulation. »

Extraits
« En moi, la possibilité de ta mort n’a toujours pas sa place. Alors je m’accroche à tout ce qui se présente. Que l’on te propose de t’amputer, c’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens. Que tu sois si calme, c’est déroutant, mais ça veut dire que tu maîtrises. Or, quelqu’un qui maîtrise n’est pas en train de mourir. C’est le genre de bêtises auxquelles je crois. Mais je ne sais rien de la mort. Je crois encore, de façon brouillonne, que les choses, ces choses-là, ont une forme de sens, si tant est qu’on le recherche. Je pense que la mort a ses façons de nous avertir, et qu’on ne meurt pas comme ça, si facilement, à trente-trois ans.
Et pourtant quelques heures plus tard, tu meurs. » p. 14

« Le village est une périphérie. Une périphérie de périphérie. C’est le bout de la ligne de train, les confins du département, de la région. À l’autre bout, il y a une ville, de celles qu’on appelle métropoles pour faire grand. Elle est elle-même une périphérie de la seule et l’unique, la ville de notre mère et de ton père, la ville de nos grands-parents. Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références. Tu avais fait la même chose avant moi. Après quelques années, il s’est avéré que c’était plus facile de gagner sa place en ville. Mais je n’ai jamais rencontré une seule personne qui était née à Paris même. » p. 38

« Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort ?
La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher. » p. 58

« Peu importe que nos souvenirs divergent. Je n’écris pas pour rétablir la vérité. Faire son deuil de toi c’est, pour chacune, ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit. » p. 89

À propos de l’auteur
ROUSSEAU_Juliette_©Mathieu_GenonJuliette Rousseau © Photo Mathieu Génon

Juliette Rousseau est née en 1986 dans un petit village de Haute-Bretagne. Tour à tour autrice, journaliste, traductrice, éditrice et militante, elle explore différentes formes d’écriture et leurs potentiels émancipateurs. Récemment, elle a choisi de revenir habiter le hameau de son enfance. La Vie têtue est le fruit de ce retour aux racines, et son premier roman. (Source: Éditions Cambourakis)

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Il faut y aller, maintenant

HEIDSIECK_il_faut_y_aller_maintenant  RL_2023

En deux mots
Inès attend le mari d’Aida pour pouvoir partir vers l’île Maurice. Après un coup d’État militaire, la France est à feu et à sang et la sécurité n’est plus assurée. Aussi essaie-t-elle de conjurer sa peur en parcourant une dernière fois les pièces de son appartement tout en déroulant son histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Zone de turbulences

Dans son nouveau et court roman, Emmanuelle Heidsieck imagine la fuite d’une vieille dame après un coup d’État militaire en France. Un départ dans l’urgence qui est l’occasion de confidences, d’un regard en arrière et la construction d’une nouvelle solidarité.

Inès a près de 70 ans et doit se résoudre à quitter Paris. Il est vrai qu’après le coup d’État qui vient d’avoir lieu, elle n’a plus guère le choix. Elle a refusé la proposition de ses enfants de les suivre à Montréal, espérant encore que la situation allait s’améliorer. Au contraire, elle s’aggrave au point que sa sécurité n’est plus garantie. C’est donc dans l’urgence qu’elle a pris la décision d’accompagner Aida – sa femme de ménage depuis trente ans – à l’Île Maurice. Une sorte d’inversion des rôles qui va nous donner un dialogue savoureux. En fait de dialogue, on va bien vite se rendre compte qu’il tourne au monologue, Aida restant silencieuse. «Partir sans trop se retourner, c’est ce qu’il faut faire, sinon je n’y arriverai pas. Les larmes aux yeux, partir. Tout abandonner, ma vie à mes pieds. Trouver la force de m’extraire de mon monde.»
Tout le roman est concentré sur les minutes qui précèdent le départ, en attendant le véhicule qui doit les conduire au Bourget où un avion privé a été affrété. En faisant le tour de l’appartement, passant su salon à la salle à manger, la cuisine, les chambres et le bureau avant de terminer dans l’entrée, ce sont des questions futiles que se pose la vieille dame tout autant que des interrogations majeures. Face à la montée des extrêmes, n’y avait-il pas moyen de faire autrement? Faut-il désormais renoncer à tout et partir ou rester malgré tout? Les hommes politiques de la famille ont-ils failli? Ont-ils d’abord cherché leur intérêt de classe avant l’intérêt général?
On voit ainsi combien cette dystopie résonne avec notre époque troublée, résonne comme une mise en garde.
C’est sur un rythme haletant, quelquefois en élaborant de simples listes qu’Emmanuelle Heidsieck a construit ce roman. Un état d’urgence que l’on sent dès les premières pages, une tension qui ne va pas faiblir, d’autant que le chauffeur n’arrive pas. N’oubliez pas de prendre une bonne respiration avant de commencer, car sur les pas d’Inès, c’est quasiment en apnée que vous lirez ce livre ô combien nécessaire !

Il faut y aller maintenant
Emmanuelle Heidsieck
Éditions du Faubourg
Roman
112 p., 15 €
EAN 9782493594136
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris où se prépare un voyage vers l’île Maurice.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je me suis perdue dans mes pensées. Et à présent, c’est le départ. Un dernier coup d’œil à cette pièce que je ne reverrai jamais. Le bureau, avec les affaires d’Alexandre, je n’y ai pas touché. Partir sans trop se retourner, c’est ce qu’il faut faire, sinon je n’y arriverai pas. Les larmes aux yeux, partir. Tout abandonner, ma vie à mes pieds. Trouver la force de m’extraire de mon monde. Ces larmes qui montent, pas question. Il faut être ferme et droite, on a encore du chemin à faire.»
Il faut y aller, maintenant se situe après un coup d’État militaire. Inès, une Parisienne de plus de soixante-dix ans, se voit contrainte à l’exil. Dans ce chaos, juste avant le départ fatidique, elle revisite son existence et sa place dans l’Histoire. Et s’adresse à Aida, son sauveur inattendu, dans un monologue à deux, poignant et effréné.

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Emmanuelle Heidsieck présente Il faut y aller, maintenant © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Dans le salon
Il nous prend en bas ? Mon Dieu, comment vous remercier ? Il arrive dans combien de temps ? Là, d’un instant à l’autre ? Quelle chance que cela ait pu se goupiller avec votre mari, vraiment comment vous remercier, de toute façon sans vous je ne m’en sortais pas, c’était la catastrophe, je ne sais pas ce qui se serait passé vous savez, probablement… je ne sais pas…
Il vient nous prendre avec sa camionnette de livreur ? Son patron la lui a laissée avant son départ ? Son patron a tout laissé, oui, comme tout le monde. C’est quand même une chance qu’il puisse nous emmener, qu’il ait un véhicule, vous avez vu, plus un taxi, plus rien, les transports en commun c’est devenu compliqué avec ces patrouilles, ces contrôles, et avec des valises on aurait vite fait d’être repérées, même avec un gros sac, même… enfin… Je ne sais pas par quel moyen nous aurions pu, vraiment, il aurait fallu, je ne sais pas. Le Bourget, vous vous rendez compte, c’est à Pétaouchnok, c’était impossible, il n’y a pas à dire, vous me sauvez, littéralement, merci vraiment, je ne sais comment vous remercier.
Je me suis mise dans de beaux draps, dans une de ces situations, oui c’est de ma faute. J’ai voulu croire qu’on me laisserait tranquille à mon âge. Je le reconnais, cette idée de devoir partir, de tout quitter, c’est… ce n’est pas…
Venez deux minutes, asseyons-nous en l’attendant. Vous ne vous êtes jamais assise ici, c’est normal, mais tout de même, comme ça vous vous serez assise une fois dans ce salon. Il arrive dans combien de temps à votre avis ? Si j’avais imaginé que nous partirions ensemble. Et que vous m’emmèneriez chez vous. Qui aurait pu imaginer une chose pareille ? Je sais, je vous ai aidée à acheter votre maison à Drancy il y a vingt ans, Drancy – La Courneuve comme vous dites. Ce n’était rien, franchement. Je vous ai aidée à obtenir des papiers, il faut dire que c’était plus simple à l’époque, vous avez même obtenu la nationalité. Oui, c’est vrai, j’ai aussi appelé mon cousin, administrateur au Crédit Mutuel, vous avez eu votre prêt, une très jolie maison d’ailleurs, ces pavillons des années trente en brique rouge, le toit pointu, très bien choisie, bon, pas de jardin mais une courette pour mettre une table quand même. Non, vraiment, on ne va pas en faire un plat. C’était le minimum que je puisse faire. Et vous, toujours à me remercier, à me dire que je faisais partie de votre famille désormais, je me souviens de votre joie quand vous avez signé la promesse. Il faut dire, c’était un beau parcours ! On peut parler d’intégration. Vos fils qui travaillent bien au collège Eugène-Delacroix de Drancy. L’aîné qui fait un master 2 éco-finance et qui a décroché un poste à responsabilités au Crédit Agricole. Le second embauché à la mairie de Saint-Denis. Vous vous êtes bien débrouillée.
Il a du retard, non ? C’est normal ? D’accord. Et maintenant, vous m’invitez chez vous, vous m’accueillez. Je suis tellement abasourdie, je n’ose vous dire, c’est un geste, je n’en reviens pas, vous ne me laissez pas tomber, je ne suis pas habituée à ça, vous savez, ici à Paris, on doit le reconnaître, ça a toujours été un peu le chacun pour soi, mais là, disons-le, vous me sauvez la vie. Rien que ça.
Si vous saviez comme je m’en veux. Je n’arrivais pas à me décider. Dans l’ensemble, j’ai mené ma vie sans être trop stupide. Mais là. On peut dire que je me suis complètement fichue dedans. Je m’en mords les doigts. Vous me comprenez ? Oui, vous aussi, vous faites partie des derniers à partir. Tout laisser. Votre maison. Mon appartement. Il ne faut pas se faire d’illusions. Ce sera pillé. On peut avoir toutes les portes blindées de la terre. Vous voyez tout ça, ces meubles, ces tableaux, ces objets de famille, de mes parents, de mes grands-parents… Vingt kilos de bagages, c’est une rigolade. Non, mais vous, vous aviez une bonne raison de rester avec votre sœur à l’hôpital depuis des mois. Tandis que moi, j’ai fait un blocage. C’est grotesque. J’ai honte, je vous jure. Ils sont tous partis avant que ça ne dégénère. Vous vous souvenez quand mes enfants ont décidé de s’installer à Montréal, c’était il y a deux ans déjà. Je disais que je les rejoindrais plus tard. Ce que je pensais. Tu parles. Ils ont fermé leur frontière. C’était un flot continu de Français qui débarquaient. Au bout de deux cent mille, ils ont commencé à paniquer. Et clac, fermé. De toute façon, maintenant, il n’y a même plus de vols vers le Canada. Il semble que plus de deux millions de personnes aient quitté le pays, les personnes visées : des républicains, des musulmans, des juifs, des immigrés, des étrangers et bien d’autres encore…
C’est difficile pour moi d’en parler. Non, je vous en prie, pas de larmes, nous devons tenir le coup, non ? Sinon… C’est vrai qu’au départ, vous étiez la nounou des enfants, Delphine et Guillaume. Vous avez été si affectueuse, avec un faible pour Delphine. Vous l’avez connue si petite. Et vous me disiez toujours qu’il manquait une fille dans votre maison, que les filles c’est mieux.
Et puis ensuite, ce sont tous les proches, la famille, les amis qui, les uns après les autres, sont partis. Sauf ceux qui ont tourné casaque, bien sûr. Ça c’est quelque chose à avaler. Tout le monde me disait « tire-toi », « mais qu’est-ce que tu fabriques ? », « tu es sur les listes, tu sais », « mais qu’est-ce que tu attends ? » Quelle idiote. Il faut le faire. Que de temps perdu. Se retrouver là, prise au piège. Votre mari est en route, n’est-ce pas ? Il va arriver ? Il va arriver dans combien de temps ?
Ce n’est pas simple à mon âge de tout quitter. On sait qu’on ne reviendra pas. C’est parti pour durer ce pouvoir fort, ces militaires, ces fascistes, au moins une vingtaine d’années. Après le chaos qu’on a traversé. Les exactions, les privations. Cela a fini par ressembler à une guerre civile, sans cesse des gens qui faisaient le coup de poing, le besoin d’en découdre. Ce n’est pas une excuse, mais je pense quand même que c’est plus dur pour les personnes de mon âge. C’est pour ça que j’ai eu du mal à me décider.
Ah, je l’oublie toujours, nous avons le même âge. Vous faites tellement plus jeune que moi. Quelle chance vous avez, pas une ride. Vous me disiez que l’on demandait à votre fils de trente-huit ans où était sa sœur. Cela ne m’étonne pas. J’aurais rêvé d’avoir la peau mate comme vous. Ce sont vos origines indiennes. Vous avez l’air d’une gamine. Mais non, vous n’êtes pas trop petite. Je vous ai déjà dit que pour une femme, c’est très bien d’être petite. Il ne faut pas être trop grande. Pour un homme, par contre… Combien déjà ? 1 mètre 54 ? Oui, mais cela vous va très bien, sur quelqu’un de menu comme vous. Vous trouvez que vous avez grossi ? Oui, on a tous grossi ces derniers temps, au moment des confinements, mais vous, vraiment, cela ne se voit pas. Il se fait attendre ou il est dans les temps ? J’espère qu’il sera passé sans encombre. Une camionnette, c’est pas mal pour passer inaperçu. Il y a quelque chose d’inscrit dessus ? Non ? Elle est toute blanche ? Aïe ! Dommage qu’il n’y ait pas marqué « plomberie-électricité » ou « dépannages rapides ». Même eux ont compris qu’on ne pouvait pas supprimer les réparateurs, que cela pouvait leur servir. Et si vous alliez nous chercher un verre ? Non, ne bougez pas. J’y vais. Vous voulez un jus de fruit ? Il y a des moments où mon cœur se met à accélérer à l’idée qu’on reste coincées ici, qu’il y ait un contretemps. Je crois que je vais me prendre un verre de vin.
Cela fait un moment que Paris s’est vidé. Cela a commencé bien avant les événements. Onze mille départs par an depuis 2011 avec une nette accélération depuis l’épidémie. Cela a créé une drôle d’ambiance, fermetures de classes par manque d’enfants, boutiques abandonnées et délabrées, désolation dans certains quartiers. J’avais bien aimé cette citation de Houellebecq dans Sérotonine : « Dès qu’on parle de quitter la France tous les Français trouvent ça formidable c’est un point caractéristique chez eux, même si c’est pour aller au Groenland ils trouvent ça formidable. » Paris s’est vidé, la France s’est vidée depuis plus de dix ans. La plupart des enfants de mes amis, après leurs grandes écoles, sont partis vivre aux quatre coins de la planète. Bien entendu, aujourd’hui, c’est tout autre chose.
Tenez. Il restait un peu de jus d’orange. Je me suis ouvert une bouteille de vin blanc. Vous êtes sûre que vous n’en voulez pas ? Je ne dis pas qu’on va se soûler, mais c’est tellement angoissant cette attente, un petit verre, ça ne peut pas faire de mal. On va essayer de tuer le temps. Oh, vous tremblez. Vous vous inquiétez pour votre mari, je comprends. Il va passer, j’en suis certaine, je vous l’ai dit. C’est parfait l’allure d’un réparateur, même d’un livreur, c’est pas mal. Bon évidemment, le soir, un livreur en camionnette c’est un peu plus bizarre que le jour, les livreurs de pizzas, de bò búns ou de burgers, ils sont à scooter ou à vélo. On doit l’avouer, une livraison en voiture la nuit c’est un peu le détail qui cloche. Mais non, je vous assure, ça va aller. Il était livreur de quoi déjà ? Ah oui, de vêtements dans le Sentier, oui, oui, vous m’aviez dit. Depuis son arrivée en France, il y a vingt-huit ans, le même emploi, un CDI, quelle stabilité… Il a eu le chômage partiel pendant le Covid ? Oui, bien sûr, pendant le premier confinement. Attendez, j’ai une idée, je vais aller chercher un peu de vodka pour votre jus d’orange, une goutte, comme un médicament, ça va vous faire du bien. Non ? Vraiment ? Ça va mieux ?
Vous savez, on est entre de très bonnes mains avec ce Monsieur Robert Leblanc. C’est quelqu’un sur qui on peut compter. J’ai une confiance absolue. Nous le prendrons sur le chemin, derrière la Madeleine, rue de l’Arcade, un quartier relativement discret. Les nouveaux dirigeants se sont installés rive gauche, dans les palais de la République, dans les ministères, on pouvait s’en douter. Vous allez voir, il paraît que c’est un type formidable, c’est une connaissance d’Antoine, mon premier mari. Vous savez. Oui, vous n’avez pas très bien connu Antoine, vous l’avez juste croisé. Lui, il a pris un des derniers avions pour Montréal. Il a bien fait. Il a beaucoup insisté pour que je parte avec lui, c’était encore possible. Et il m’a conseillé d’appeler ce Leblanc, si cela tournait mal. C’est un monsieur qui a l’air de se démener pour aider tout le monde à partir. Il s’est improvisé passeur. Quand Antoine l’a connu, il venait de quitter son poste à l’Assédic de Paris, enfin je crois. Il s’occupait des chômeurs. Après, il a vécu un peu à la campagne, un de ses amis avait fait un burn-out, je crois, et il l’a beaucoup aidé. Il y a aussi une histoire d’accident de car, vous savez au moment où ils ont relancé l’usage du car, mais je n’ai pas très bien compris. Quoi qu’il en soit, il s’en est sorti et cela fait deux ans qu’il prend des risques incroyables. Antoine avait toujours de drôles de zozos dans son entourage, ce n’est pas comme Alexandre… Pas le même genre.
Ne me remerciez pas, c’est normal que je paye nos trois billets d’avion, vous m’invitez chez vous. C’est vrai que cela coûte la peau des fesses, mais c’est normal, je vous en prie. Vous savez, il semble que ce soit le dernier avion à décoller pour l’île Maurice. C’est Robert qui s’est occupé de tout, un avion privé, il m’a dit que le pilote est de notre côté et qu’il ne reviendrait pas. On doit être une quinzaine, c’est un petit avion, un Falcon 8X, m’a-t-il dit. Il y aura une escale à Dubaï pour le fuel. Comme il n’y a plus de vols réguliers, il ne faut pas le louper. Je n’ai pas compris si Robert partait avec nous ou pas. Ce serait de la folie pure de rester. Il ne va plus y avoir aucun moyen de quitter le territoire, tout est bouclé, et à force ils vont finir par le pincer… Ils le tueront, c’est sûr. Mon Dieu. S’il refuse, il faudra peut-être que je lui remette les pendules à l’heure. Non, il va certainement le prendre avec nous. Je ne me vois pas laisser sur le carreau une relation d’Antoine. Il en est hors de question.
C’est dommage que vous n’ayez pas mieux connu Antoine, quelqu’un de très bien. Je vous en ai déjà parlé ? Oui, c’est vrai, plein de fois. Vous l’avez même rencontré ? Ah oui, c’est vrai, bien sûr, au mariage de Guillaume. Et d’autres fois ? Oui, j’avais oublié, pour le petit truc à la maison après l’enterrement de ma sœur Marina. Un accident de TGV, vous vous rendez compte ? Elle n’avait que quarante-trois ans. Ah, mon Dieu, jamais je n’aurais pensé, ah ça non jamais. Quel choc, quel chagrin. On remonte la pente, mais ça vous scie en deux. Vous aviez eu la gentillesse de bien vouloir préparer des samossas et des beignets et de m’aider pour le service. Antoine était venu, une drôle d’idée. Il était complètement hagard. À un moment donné, Delphine m’a dit qu’il ne tournait pas rond. Il s’était assis sur une petite chaise dans un coin et il parlait tout seul. Je me suis penchée vers lui avec un verre d’eau et il m’a dit à l’oreille, tout bas, dans un souffle : « Alexandre m’a volé les vivants et les morts. » C’était… J’étais… Je me suis longtemps demandé si j’avais bien fait de le quitter. Je me le demande encore, à vrai dire. Et puis maintenant qu’Alexandre est mort, tout ça…
Pendant longtemps, j’ai fait un rêve, enfin un cauchemar, eh bien, c’est moi qui conduisais le train. Si, si. Je vous jure. C’était de ma faute. À ce moment-là, j’ai changé de parfum, j’ai porté En Avion de Caron. Et puis, cela a fini par passer. De toute façon, l’enquête l’a démontré, c’est le manque d’entretien des voies ferrées, la réduction des dépenses… Antoine était tellement ému.
Pour l’enterrement d’Alexandre, nous avions mis les petits plats dans les grands : traiteur, buffet, nappes, tables, chaises, personnel en gants blancs, petits-fours, canapés de crevettes, feuilletés froids, pains surprises, accras de morue, roulés de saumon… deux cents invités triés sur le volet, il fallait en être. Ils ont tous rappliqué. Tirés à quatre épingles comme si c’était un cocktail de l’Interallié. Vous vous souvenez Aida, vous vous occupiez du vestiaire, quelle journée… je m’en serais passée… j’aurais préféré dans l’intimité, dans la stricte intimité, vous pouvez me croire.
Il faut que je vous dise une chose, je pense que vous pouvez me comprendre : si je ne suis pas arrivée à partir à temps, c’est à cause, j’ai du mal à le dire, enfin, c’était l’idée d’abandonner mes morts et de ne jamais les revoir. Non pas que j’aille les voir régulièrement, pas du tout, mais je sais qu’ils sont là. J’ai l’impression d’être accrochée au sol. Soudée. Partir, c’est un arrachement. Vous, vous repartez chez vous ce soir. C’est dur, mais vous allez retrouver vos marques. Dire que je disais toujours que je ne voulais pas être enterrée avec Alexandre au Père-Lachaise mais avec mes parents au cimetière de Passy. Dire que cela m’a empêchée de dormir pendant des mois quand Alexandre a acheté cette concession au Père-Lachaise, et voilà. Ni l’un ni l’autre. Je vais être enterrée à l’île Maurice. C’est fou ce qu’on peut se tourmenter, on se fait un monde, et pfuitt un cimetière de l’île Maurice. Bon, dites-moi, il est comment ce cimetière ? C’est joli ? Vous brûlez les corps ? Oh là là, je n’aime pas trop ça. Nous irons, vous me montrerez. Je pourrai être enterrée avec votre famille ? Cela ne vous dérange pas ? Nous en reparlerons, excusez-moi, je suis en train de devenir macabre. Mais, c’est tellement violent d’abandonner mes parents, ma sœur Marina, mes tantes, mes oncles, mes cousins. J’ai du mal à laisser Alexandre derrière moi. Sous ces arbres, dans cette allée en pente, il va rester sans personne. »

À propos de l’auteur
HEIDSIECK_Emmanuelle_DREmmanuelle Heidsieck © Photo DR

Emmanuelle Heidsieck est une romancière qui mêle la fiction littéraire aux questions politiques et sociales. Elle a notamment publié Trop beau et À l’aide ou le rapport W (2020), Il risque de pleuvoir (Le Seuil, Fiction & Cie, 2008) et Notre aimable clientèle (Denoël, 2005). Elle a également publié des nouvelles et a participé à des ouvrages collectifs. Elle a été membre du comité d’administration de la Société des Gens de Lettres (SGDL) de 2015 à 2019. Plusieurs de ses œuvres ont été adaptées à France Culture, ou au théâtre. (Source: Éditions du Faubourg)

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Accordez-moi la parole

MOESCHLER_Accordez-moi_la_parole  RL_2023

En deux mots
Après une enfance difficile, Raphaëlle rêve de construire une famille aimante. Mais quand son mari la quitte, elle entraîne son fils dans la mort et se retrouve derrière les barreaux. Réfugiée dans la lecture, elle décide de contacter une romancière.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une mère infanticide a-t-elle droit au pardon?

Dans son nouveau roman, Vinciane Moeschler suit une femme emprisonnée pour le meurtre de son fils et qui décide de contacter une romancière. Le début d’une relation très particulière.

La vie de Raphaëlle Lombardo a tout d’un chemin de croix. Dès son enfance, elle a subi la violence d’un père qui frappait son épouse avant de s’en prendre à ses enfants. Si à 20 ans, son décès l’a délivrée d’un lourd fardeau, elle n’en a pas moins gardé un lourd traumatisme. Et quand, à son tour, elle se met en couple, elle ne veut pas écouter les conseils de sa mère qui voit dans cette union la reproduction du schéma qui lui a été fatal.
Les premières années semblent lui donner tort. Le mari de Raphaëlle est attentionné et promet de l’aider dans son ménage. Les grossesses vont s’enchaîner et la situation se dégrader. Face au poids de ses responsabilités, le mari démissionne et laisse son épouse gérer le chaos. Elle se raccroche alors à son petit dernier, le bébé d’amour que personne d’autre ne serrera plus dans ses bras, car dès la préface on comprend qu’elle se retrouve en prison pour un infanticide.
Derrière les barreaux, elle lit et découvre le premier roman de Salomé. Une œuvre qui lui donne envie de contacter cette romancière à succès et de lui proposer de lui raconter son histoire.
La relation qui s’installe est alors l’occasion de reprendre depuis le début le «parcours criminel» sous le regard bienveillant du directeur de la prison, toujours persuadé que ses détenus devraient tous avoir droit à une seconde chance.
Vinciane Moeschler, comme dans Alice et les autres, son précédent roman qui traitait le cas d’une personne souffrant d’un trouble dissociatif de la personnalité, aime explorer les marges de notre société, creuser derrière le fait divers. En remettant en perspective un geste aussi extrême que celui de donner la mort à son propre enfant, elle nous pousse à la réflexion et à nuancer une condamnation quasi inéluctable. Mais l’intérêt de ce roman est double. Il nous propose aussi une nouvelle plongée dans l’univers carcéral. Depuis Surveiller et punir de Michel Foucault, la question du rôle de la prison reste toujours en débat. La détention reste d’abord et avant tout un moyen d’isoler les délinquants et les criminels de la société. Mais elle semble oublier la préparation des détenus, une fois leur peine purgée, à retrouver une place parmi les hommes. Avec l’exemple de Raphaëlle, mais aussi de l’une de ses codétenues, on comprend que cet aspect des institutions pénitentiaires reste à améliorer.
Ajoutons-y l’effet-miroir introduit par la mise en scène d’une romancière. Salomé, en s’interrogeant sur son rôle, en racontant les difficultés qu’elle rencontre avec son texte, en cherchant des parallèles avec sa propre histoire, le couple qu’elle forme avec Lucas et son rôle de mère, joue avec subtilité la part introspective du livre. Ajoutons-y l’expérience accumulée depuis plus d’une décennie maintenant avec le travail effectué en asile psychiatrique, à commencer par l’animation d’ateliers d’écriture.
Comme dans toute son œuvre, Vinciane Moeschler joue d’une plume sensible, toute en nuances, pour nous parler de l’une de nos valeurs cardinales, l’humanité.

Accordez-moi la parole
Vinciane Moeschler
Éditions du Mercure de France
Roman
208 p
EAN 9782715261174
Paru le 09/03/2023

Où?
Le roman n’est pas géographiquement situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Salomé est une jeune romancière à succès. Alors qu’elle commence l’écriture de son prochain livre, Raphaëlle Lombardo surgit dans sa vie. Maman à la tendresse qui dérape, elle peine à faire grandir ses enfants. Elle est l’épouse que le conjoint abandonne, la fille qu’on a mal aimée. Son petit dernier, son «bébé d’amour», était sa dernière chance. En commettant l’interdit, elle rejoint le cercle tragique des criminelles et réclame la parole : être jugée plutôt que réduite au silence.
À contre-courant de la maternité idéalisée, Vinciane Moeschler dresse le portrait d’une femme que personne n’a voulu voir sombrer. En abordant de manière frontale un sujet qui dérange, elle questionne les limites d’un acte qui assassine nos repères. Un roman inclassable, terriblement puissant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le carnet et les instants (Estelle Piraux)

Les premières pages du livre
Jugée responsable de mes actes, j’ai dû répondre des faits devant une cour d’assises.
Comme la main un peu ferme qui se dépose sur votre épaule, j’ai approuvé.
Accordez-moi la parole. Tout inculpé y a droit, non ?
Je ne souhaitais pas qu’on me prenne pour une cinglée, qu’on me tienne à l’écart.
Privée de ce procès, réduite au silence, je n’aurais pas eu la possibilité de raconter.
Mon histoire.
Cette histoire.
Qui m’a conduite à l’acte le plus indicible qui soit.
Donner sens à l’abominable allait me permettre d’accepter l’enfer que serait ma vie.
Non pas celle qui m’a été proposée à la naissance.
Pas celle que j’aurais souhaitée.
Celle que vous, eux, les autres, ont piétinée.
Celle qui m’a été confisquée parce qu’on m’a laissée trop seule.
J’avais besoin de comprendre, moi aussi.
Comment j’en suis arrivée là.
Lorsque les mots perpétuité, peine capitale ont été prononcés par le juge, l’odeur de ta nuque m’est revenue.
Comme une volupté dérobée à l’interdit.
La déchirure de nos deux corps.
Oui, j’étais soulagée parce que coupable.
J’ai dit pardon.
Juste pardon.

Je me suis liée d’amitié avec un parapluie.
Bleu foncé avec de gros points rouges.
Un rien vulgaire.
Il semblait abandonné dans un coin de rue.
J’ai d’abord observé si quelqu’un venait le réclamer, mais non, alors je l’ai emporté.
Disons que je l’ai emprunté.
J’ai fait comme s’il m’avait toujours appartenu et qu’on avait déjà toute une histoire ensemble.
Une histoire de solitude.
Grâce à lui, je porte un bout de la vie d’une autre, ses goûts, ses souvenirs, ses oublis.
Je dis qu’il est magique parce que quand la pluie glisse sur lui, sa texture donne l’impression qu’il est sec.
Bizarre, perdre un parapluie comme celui-là !
Quelle femme a bien pu faire ça ?
De la négligence sûrement.
Moi, j’ai jamais rien perdu.
Pas même mes enfants dans un supermarché. Pas même.
Depuis je ne le quitte plus.
Quand il fait beau, il m’arrive de le prendre avec moi.
J’ai oublié de te dire, il est blessé, ce parapluie : une baleine pend lamentablement.
C’est pas logique ça, maman, qu’elle m’a répliqué ta sœur.
Qu’est-ce qui est logique dans cette vie ?

Il n’y a pas si longtemps, j’ai commencé une collection.
Pourtant, j’ai jamais été collectionneuse, je trouve ça stupide.
Le même objet, pour quoi faire ?
Les objets, ton père, il n’en veut plus, ça encombre la maison.
Et pourtant, je ne peux pas m’en empêcher : tous ceux que je trouve, je les ramène.
C’est plus fort que moi, un truc viscéral.
Si on était plus riches, je leur réserverais bien une armoire entière.
Ma mère, elle, ce sont les hommes qu’elle a collectionnés.
Comme des perles qu’on enfile sur un collier.
De toutes les couleurs, de toutes les tailles, de tous les styles, de tous les horizons, de toutes les façons, de toutes les odeurs, de toutes les punitions.
Des perles qu’on choisit à la va-vite, qu’on entasse dans un bocal, négligemment.
Des perles qu’on compte : six, sept, huit, quinze, seize, vingt…
Il faudrait une armoire gigantesque.
Toi, tu t’es entiché du violet.
Tu as bon goût, c’est de loin le plus joli.
Quand je le fais tourner sur lui-même comme une toupie, tes yeux de chat le suivent.
Ton premier sourire, je le dois à ce parapluie violet.
Alors je recommence et je recommence, encore.
Souris mon bébé. Souris mon ange. Mon enfant mon bébé mon petit. Mon bébé mon bébé.
Tes bras potelés, ta tête douce, du velours, ta tête.
De la pâte à modeler.
Je pourrais la déformer à force de la caresser.
Tu sens si bon. L’embrun de l’océan, l’odeur de l’herbe coupée, la nature qui s’abandonne. Odeur énigmatique des bébés.
Celle du réconfort. Celle d’un adoucissant, celle d’une pommade à la rose, à la citronnelle, à la vanille.
Glissée là dans les replis du cou.
Viens là, viens là mon cœur.
Que je te touche, que je te respire, que j’en transpire.
Ton corps docile, il s’abandonne, ton corps docile, mon cœur mon cœur.
Tes yeux se noient dans moi, se fondent dans moi, se reflètent en moi, contre moi.
Jamais rassasiée.
Mon cœur mon cœur mon enfant.
Mes seins se tendent, mon lait pour ta bouche ronde, goulue, tendre.
J’effleure tes lèvres, elle m’aspire, ta bouche ronde et douce.
On dirait qu’elle va m’engloutir.
Tes mains à peine formées pétrissent ma peau, ma langue lèche un ongle de nacre.
Tu te blottis et quand tu te blottis, alors le dehors, la rue et le bruit de la rue m’échappent.
Reste notre quiétude.
Mon bébé mon enfant.
C’est comme ça que j’ai toujours imaginé mes petits : au creux de l’intime.
Regardez-moi ça, ces petites pattes qui remuent.
Là, calme-toi, chut… chut…
Là, là, bébé d’amour.

Et dire qu’ils pensaient que tu allais mourir.
Ils insistaient : « Trop petit, votre bébé, madame. Poids inférieur pour… »
Le médecin hochait la tête ostensiblement.
Il constatait, avait des doutes, puis sortait de la salle blanche, ôtait ses gants de silicone et reposait sa blouse immaculée.
Il s’autorisait à mettre une main sur mon épaule.
« Soixante pour cent des grands prématurés gardent des séquelles. Il y a parfois des miracles. Mais bon, 800 grammes, ce n’est pas beaucoup tout de même… Il va falloir être forte, chère madame. »
Il a fallu te mettre sous ces machines. Ces horribles tuyaux.
Comme autant de petits serpents.
Partout dans le corps, les orifices comblés.
Existence si minuscule déjà reliée à des artifices.
Tu ressemblais à un petit cosmonaute, le corps en attente, le corps inachevé et déjà surchargé.
Des veines si fragiles, trop fines, trop invisibles, on ne savait plus où piquer la perfusion.
Impossible fusion.
Impossible corps-à-corps.
Impossible tiédeur.
Ma petite statistique de bébé, ton corps à peine esquissé était déposé sous la couveuse, dans l’expectative d’un avenir.
Déjà, la vie te maltraitait.
Prenez garde de ne pas abîmer mon enfant avec vos mains puissantes, vos mots médicaux disgracieux. Vous le savez, pourtant vous, comme c’est dur à venir au monde, un enfant.

J’ai patienté.
Moi, je savais mon amour mon cœur que tu allais vivre.
C’était une évidence.
Il n’y a qu’une mère pour savoir ça.
L’autre, il était pas là, bien sûr.
Jamais là quand il faut, l’autre.
Ton poids a peu à peu progressé. Tu étais courageux, t’accrocher comme ça à la vie, sans savoir.
850 grammes, 910 grammes, 1 kilo, 1,5 kg, 2 kilos.
Et puis ce jour. On m’a dit : « Votre fils est sauvé, il peut rentrer chez vous. Tout va bien. »
Une phrase anodine, comme quand on demande : comment ça va, aujourd’hui, madame Lombardo ? Merci, TOUT VA BIEN.
Mais moi, j’y croyais pas, je me disais, ils me mentent, ils ne savent plus quoi faire, tu vas mourir là, dans ta couveuse, tu vas pas survivre.
À force, j’avais fini par douter.
Pourtant, tu étais vivant, beau, petit mais grandiose.
La miraculeuse proportion du bébé.
J’ai pleuré.
J’ai appelé maman : « Maman, mon bébé est sauvé. »
Elle a juste dit : « C’est bien, ça, ma fille. »
Elle n’a jamais beaucoup montré ses sentiments, ta grand-mère. Elle était contente je crois.
À la maison, les gosses ont sauté de joie quand ils t’ont vu, si magnifique.
Je vous présente votre petit frère.
Et lui, ben lui, il avait trop bu, alors forcément, il a pas réagi.
Pas réagi.

Je me souviens…
J’ai 7 ans, une peluche en forme de chien. Milou.
Je me démène grotesquement, d’une vie à l’autre.
D’un côté mon père, Giuseppe, le dimanche uniquement et une fois par mois.
De l’autre ma mère et mon beau-père.
Je traîne Milou chez l’un, chez l’autre.
Je traîne aussi David, mon frère cadet.
Ma toute petite histoire n’est rien.
Mon pays vit des moments horribles. Ça saute dans les métros.
À la télé, on voit des gens le visage en sang, ils crient dans les rues.
J’ai 7 ans. Cela m’affecte.
Là où je vis, c’est la province, un bled pourri.
Une mer grise et dure, des marées indéfinies.
Tantôt glaciale, tantôt poisseuse.
Mon beau-père cogne sur ma mère.
Un connard haut sur pattes, des cheveux fins qui s’émiettent.
Il sent la transpiration, ça me dérange.
La vulgarité de son regard me met mal à l’aise.
Il chlingue comme la raie de son cul, son regard.
S’envoie des Carlsberg à n’en plus finir. Un vrai ringard, mon beau-père.
Quand il est bourré, il met à fond une chanson de Rod Stewart.
Il se la pète avec son putain de tatouage dans le dos, un dragon, enfin un truc du genre.
Ma mère, ma mère je l’admire.
Elle est vraiment très belle.
Ma mère.
Qu’est-ce qu’elle fout avec cet hybride ?
Il l’abîme, la coince dans une vie médiocre.
Une putain de vie.
Mérite mieux. Sa douleur a annulé la mienne.
Je veille désormais sur elle.
Je suis ta bouée de sauvetage, ton ange gardien. Je ferai attention pour qu’il ne saccage pas notre vie, maman. Ça s’abîme vite, une vie. Et après, on peut plus rien récupérer, que des lambeaux, des lambeaux.
Maman, tu m’écoutes ?
Elle est belle ma maman.

J’ai 12 ans. Et je ne sais pas nager.
Personne n’a appris dans ma famille, et pourtant on côtoie l’océan à longueur de journée.
Pour une fois, l’eau est cristalline.
Pas une seule vague.
Je voudrais m’y jeter.
Si je m’y jette, je coule.
Tant pis, j’essaie.
Très vite, je sens le poids de mon corps s’enfoncer dans l’eau légère, puis s’enrouler dans les algues.
Tout va trop vite : ma tête pique vers le fond, au lieu de me laisser sombrer, je fais des gestes désarticulés, j’étouffe.
Et pourtant.
J’observe un tas de petits poissons verts, rouges et violets.
Des hippocampes aussi. Des étoiles de mer.
C’est tranquille sous l’eau, beaucoup de silence. Du silence, et c’est tout.
Une sirène me tend la main.
Elle cherche à m’attirer.
Ses cheveux emmêlés forment un léger sillon dans l’eau.
J’arrive, je lui dis, attends-moi.
Voilà que je remonte à la surface.
Je crie, je hurle : j’ai peur.
Ça doit se sentir dans ma voix que j’ai peur. Des mots incompréhensibles, des sons qui ne ressemblent à rien.
Enfin, elle a tourné la tête, ma mère. Mais elle ne bouge pas. On dirait que…
C’est à lui qu’elle fait signe de sauter.
Elle est froide cette eau, alors il fait la grimace.
Il m’attrape, me pousse sur la plage, je respire difficilement.
Elle lui passe la serviette.
Son geste n’est pas précipité, juste mécanique.
Elle lui passe la serviette.
Je grelotte, je crache, je pleure.
C’est rien, qu’elle dit ma mère. T’avais qu’à pas te jeter comme ça dans l’eau. T’es malade ou quoi ?
Lui il me sèche, me frotte.
Ses mains glissent le long de mes jambes.
Elles s’attardent ses mains, jusqu’à mes cuisses.
Elles atteignent mon sexe.
Je connais déjà ce geste.
Ma mère a tourné la tête.
Ma mère regarde ailleurs.
Je voudrais replonger.

Je dois avoir dans les 13 ans.
Je suis mal foutue, des crampes partout.
Elle a pris ma température.
— Raphaëlle, ma pauvre chérie, tu restes au lit, avec une fièvre comme ça !
Ma mère m’a donné des carambars, elle a versé un lait bien chaud avec du miel de sapin dans un bol où Mickey souriait…
Non, Donald, enfin je sais plus… la mémoire parfois…
Une mère aimante, une mère d’agrippement.
— Tu n’iras pas à l’école aujourd’hui. Mais il faudra réviser tes tables.
— Écoute comme je les connais bien, maman, ma petite maman, maman que j’aime : une fois quatre quatre, deux fois quatre huit, trois fois…
Elle a eu un sourire magnifique. Je sentais bien qu’elle était fière.
Et… Non, enfin… Elle a jamais pu dire ça, ma mère !
Jamais pu faire ça.
C’était ma tante, ma tante Sonia, qui m’avait soignée ce jour-là.
L’amour et la haine, ça se ressemble, non ?
Je sais bien que David, mon frère, est le préféré de maman.
Il se fout bien d’elle, mais elle n’a de regards que pour lui.
Il dit : « Cette conne, elle m’emmerde. Fait chier de devoir se taper ses humeurs ! »
Ça la rend triste et moi, j’aime pas quand elle est triste, ma mère.
Je suis là, maman, regarde-moi… Maman ? Laisse-moi t’aimer. Juste un peu.
T’es qu’une cannibale. Me touche pas, Raphaëlle, me touche pas toujours comme ça… Pousse-toi !
N’empêche, elle m’a prêté ses chaussures à talons.
Ses préférées.
J’ai marché avec dans l’appartement.
Évidemment, j’étais pas stable, en déséquilibre constant, j’ai fini par me tordre la cheville.
Tu me prêtes ta robe rouge pour être belle ?
Tu me prêtes un peu d’amour pour avoir moins peur ?
Tu me prêtes un couteau aiguisé pour lacérer le poulet ?
Tu me prêtes un Tampax pour éviter que le sang ne tache ?
Tu me prêtes la quiche du frigo pour que je l’avale ?
Tu me prêtes tes boules Quiès pour m’absenter du ramdam de la vie ?
Tu me prêtes mon frère ?
Je lui dirai de t’aimer.

Le jour de mes 14 ans, pas de bol, mon père meurt.
Un stupide accident de voiture.
Je n’irai plus chez lui les dimanches.
Quand la vie est magnifique, faut la traiter avec beaucoup de précautions.
Faut faire gaffe, c’est tout.

J’ai 20 ans.
C’est rien 20 ans, tout juste un 2 et un 0.
Je suis enceinte.
Mon premier enfant. Je serai mère.
Est-ce que je serai mère ?
— Faudra bien que tu te débrouilles, elle me dit la mienne de mère.
— Je me débrouillerai.
— T’aurais pu attendre un peu. C’est un naze ton mec…
— Tu crois ?
— Un naze, je te dis. Qu’un ouvrier, comme ton père !
— Mais je l’aime.
— Moi j’ai eu ma dose. Maintenant toi qui te fais mettre en cloque par le premier venu. C’est le bouquet !
Elle a vieilli. Elle n’est plus aussi jolie.
Ce lardon, elle en veut pas.
Moi oui.
Je serai une bonne mère.

22 ans et je n’oublie pas que j’ai le bac.
Il est temps d’entamer des études.
Ça tombe bien, j’ai trouvé une crèche à côté de la fac pour ma petite Clémence.

Extrait
« Son crime a bouleversé une génération de lecteurs dont Salomé ne faisait pas partie, parce que trop insouciante à l’époque.
Les avocats, les experts psychiatres avaient plaidé pour un internement psychiatrique, en pointant une non-responsabilité lors du passage à l’acte.
Son discernement était profondément altéré, disaient-ils. Ils avaient prononcé le mot de suicide altruiste: On tue les siens pour les protéger d’un avenir noir, puis on se suicide. Et insisté sur la non-prise en charge d’une dépression profonde. Parlé d’un dysfonctionnement familial. De déni, de l’abandon du mari.
« C’est une mère aimante que vous allez juger et non femme maltraitante. »
Les jurés et la partie civile avaient quant à eux réclamé la condamnation à perpétuité pour préméditation.
« Les conditions concrètes, tant de la personnalité de l’accusée que de son contexte de vie, ne constituent pas des circonstances atténuantes, au regard de la gravité extrême des faits commis. »
Qui est-ce qui penserait à déposer une étoile de mer sur un cadavre. » p. 77

À propos de l’auteur
MOESCHLER_Vinciane_©Celine_LambiotteVinciane Moeschler © Photo Céline Lambiotte

Vinciane Moeschler est journaliste, romancière et dramaturge. Elle est l’auteure de nombreux romans, notamment Annemarie S. ou les fuites éperdues, Trois incendies (prix Victor-Rossel en 2019) ou encore Alice et les autres. Elle vit à Bruxelles. (Source: Éditions du Mercure de France)

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Fuir L’Eden

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Prix Louis-Guilloux
Prix des Lecteurs de la Maison du Livre

En deux mots
Adam survit dans la banlieue de Londres aux côtés d’un père alcoolique et violent et de sa petite sœur. Sa mère a disparu et il vit de petits boulots, jusqu’à ce qu’il trouve une place de lecteur chez une vieille dame aveugle. C’est elle qui l’encourage à retrouver la jeune fille croisée sur un quai de gare et dont il est immédiatement tombé amoureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Adam et Ève, version banlieue londonienne

Olivier Dorchamps nous régale à nouveau avec son second roman. L’auteur de Ceux que je suis nous entraîne cette fois dans la banlieue de Londres où un jeune homme tente de fuir la misère sociale et un père violent. Un parcours semé d’embûches et de belles rencontres.

Adam, le narrateur du second roman d’Olivier Dorchamps – qui nous avait ému avec Ceux que je suis –, va avoir dix-huit ans. Pour l’heure, il vit avec «L’autre», le nom qu’il donne à son père de trente-sept ans qui, à force de frapper son épouse, a réussi à la faire fuir sans qu’elle ne donne plus aucune nouvelle, et sa sœur Lauren. Ils habitent dans un appartement de la banlieue londonienne faisant partie d’un complexe pompeusement baptisé l’Eden et qui est aujourd’hui classé. Composé de deux bâtiments, « une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. (…) L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. » Dans cette cité cosmopolite, représentante du style brutaliste, qui a oubliée d’être rénovée, chacun essaie de s’en sortir comme il peut. Avec des trafics en tout genre ou un petit boulot.
Ce matin-là, à la gare de Clapham Junction – le plus gros nœud ferroviaire de Londres – la chance sourit à Adam. Au bord des voies, il croise le regard d’une jeune fille blonde et imagine qu’elle va se suicider. Il se précipite et ne parvient qu’à la faire fuir après avoir lâché son sac. Son copain polonais Pav, qui ne comprend pas vraiment pourquoi il a envie de la retrouver, va pourtant l’aider en découvrant le nom de la propriétaire: Eva Czerwinski.
Un tour par l’épicerie puis la paroisse polonaise et le tour est joué. Mais arrivés devant le domicile de la jeune fille, ils trouvent porte close. Avec les clés retrouvées dans le sac, ils s’introduisent chez elle et déposent le sac. Adam a le réflexe de laisser un message sur le téléphone et espère l’appel d’Eva.
C’est Claire, la vieille dame aveugle chez qui il travaille comme lecteur – un emploi mieux payé qu’au supermarché où il avait été embauché adolescent – qui l’encourage à ne pas baisser les bras, maintenant qu’il sait que son amour est la fille d’un couple d’architectes et qu’il n’a guère de chances d’intégrer son monde. Pourtant, le miracle se produit. Eva l’appelle et lui fixe un premier rendez-vous.
N’en disons pas davantage, de peur d’en dire trop. Soulignons plutôt qu’Olivier Dorchamps a parfaitement su rendre l’atmosphère à la fois très lourde de ce quartier et de cet embryon de famille et l’envie d’Adam de s’en extirper au plus vite avec Lauren. L’histoire d’Adam et Eva prend alors des allures de Roméo et Juliette, rebondissements et drame à la clé.
Le romancier qui vit à Londres réussit à faire d’Adam un héros touchant et tellement attachant que l’on veut voir réussir et ce d’autant plus que cela semble quasiment impossible. Si Fuir l’Eden se lit comme un thriller haletant, c’est aussi parce que le style est enlevé, l’humour délicat venant contrebalancer la brutalité domestique. Mais ce roman de la misère sociale est aussi un formidable chant d’amour et de liberté. Autant dire que l’on se réjouit déjà du troisième roman en gestation, s’il est comme celui-ci percutant, enlevé, magnifique!

Fuir l’Eden
Olivier Dorchamps
Éditions Finitude
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782363391599
Paru le 5/02/2023

(version poche)
Éditions Pocket
240 p., 7,70 €
EAN 9782266328708
Paru le 02/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Grande-Bretagne, principalement dans la banlieue londonienne. On y fait aussi une escapade à Brighton.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.»
Adam a dix-sept ans et vient de tomber amoureux, là, sur le quai de la gare de Clapham Junction, à deux pas de cet immeuble de la banlieue de Londres où la vie est devenue si sombre. Cette fille aux yeux clairs est comme une promesse, celle d’un ailleurs, d’une vie de l’autre côté de la voie ferrée, du bon côté. Mais comment apprendre à aimer quand depuis son enfance on a connu plus de coups que de caresses? Comment choisir les mots, comment choisir les gestes?
Mais avant tout, il faut la retrouver…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Livre PACA
Blog Joellebooks
Blog À bride abattue
Blog Mlle Maeve
Blog La marmotte à lunettes


Olivier Dorchamps présente Fuir l’Eden © Production Librairie Mollat


Philippe Chauveau présente Fuir L’Eden d’Olivier Dorchamps © Production WebTVCulture

Les premières pages du livre
« 1
Je vis du côté moche des voies ferrées ; pas le quartier rupin avec ses petits restos, ses boulangeries coquettes, ses boutiques bio et ses cafés qui servent des cappuccinos au lait de soja à des blondes en pantalon de yoga. Non. Tu passes sous le pont ferroviaire, au-delà de la gare routière et son rempart de bus qui crache une ombre vermeille le long du goudron flingué et, un peu plus loin, derrière le bosquet et les capotes usagées, la barre d’immeubles au fond de l’impasse, c’est chez moi. Au bout du monde. C’est ça, juste en face de la vieille bicoque victorienne transformée en mosquée. J’habite au treizième étage avec ma sœur Lauren et l’autre. Eden Tower, mais tout le monde ici dit l’Eden.
Les mecs ne manquent pas d’humour parce que c’est loin de ressembler au paradis. Il y a un panneau derrière les grilles, côté rue pour les passants, avec un croquis et les dimensions du bâtiment. Sous les tags, on peut lire sa chronologie jusqu’à l’année où il a été classé, il y a vingt ans, sans doute pour remercier l’architecte d’avoir si bien embrigadé la misère. Après, plus rien. Ça lui fait une belle jambe cette reconnaissance. Il est mort depuis belle lurette d’après le panneau.

Classé, ça ne veut pas dire que c’est beau, ni même entretenu, juste qu’on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l’architecte, qui n’en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière. C’est formulé comme ça – la vision artistique, pas le cimetière – dans la circulaire qui met les nouveaux arrivants au parfum et encombre nos boîtes aux lettres chaque année. On se marre parce que tout le monde sait que ceux qui pondent ce genre de littérature ne fouleront jamais le sol de l’Eden. Ils se bornent à nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans un monument historique, puis nous assènent leur traditionnelle série de « ne pas » paternalistes : ne pas laisser pendre de linge aux fenêtres (qui ferment à peine), ne pas repeindre les volets (qui ouvrent à peine), ne pas mettre de fleurs aux balcons (qui tiennent à peine), ne pas accrocher de vélos aux lampadaires (qui n’éclairent plus le chemin de personne depuis longtemps).
Ne pas.
Ne pas.
Ne pas.
Chaque année ils déboulonnent le panneau, devenu illisible, pour le remplacer par un autre tout neuf. Deux jours plus tard, il est de nouveau couvert de tags. De temps en temps, avec Ben et Pav, on observe les touristes s’aventurer jusqu’aux barreaux qui nous encerclent. Ils arpentent la rue, nez en l’air, et se tordent le cou, appareil photo ou téléphone brandi pour canarder notre immeuble sous tous les angles. Il est tellement gigantesque qu’il déborde toujours du cadre. Gamins, on s’amusait à contrarier leurs efforts. Pas méchamment, pour rigoler. On n’avait pas grand-chose à faire : juste s’approcher nonchalamment de la limite et patienter. Ils ne pouvaient refréner un mouvement de recul en nous apercevant. On polluait leurs photos. Souvent ils s’énervaient et gesticulaient pour nous chasser. Pour aller où ? Parfois ils attendaient qu’on se lasse. Nous aussi. Débutait alors un long bras de fer de l’ennui. Les perdants, nous la plupart du temps, détalaient par dépit. Aujourd’hui on les mate pendant qu’ils se ridiculisent, allongés sur l’asphalte, téléphone à la main. Ils se contorsionnent comme s’ils allaient crever d’une overdose puis repartent, ravis, avec dans leur poche un bout de notre ciel gris derrière le béton gris.

L’Eden se compose de deux bâtiments : une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. On dirait une fusée prête à décoller. D’ailleurs on l’a surnommée Cap Canaveral entre nous. L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. Les passerelles qui le relient à Cap Canaveral paraissent frêles en comparaison. On jurerait qu’elles vont s’effondrer et nous propulser vers la lune dans un nuage de poussière.

« Eden Tower est l’un des plus beaux exemples de Brutalisme au monde, une architecture typique des années cinquante à soixante-dix qui privilégie le béton et les matières brutes et se caractérise par l’absence totale d’ornements. Ce courant architectural imagine des cités composées de cellules d’habitat, empilées à répétition sur plusieurs niveaux. Il s’est particulièrement illustré dans notre pays. Depuis 2012, toutes les constructions brutalistes de Grande-Bretagne font l’objet d’un classement auprès du Fonds Mondial pour les Monuments (WMF), qui assure la protection des bâtiments les plus précieux de la planète. »
C’est ce que dit le panneau.

2
Le texto de Ben m’a réveillé super tôt ce matin. Ma tête bourdonnait. Je ne sais pas pourquoi. La vie. Tu as beau retourner les choses dans tous les sens, il y a toujours un truc à l’envers, comme quand tu tiens un livre devant un miroir. Sauf qu’un bouquin tu peux le relire si tu as du temps à tuer. Ce sera toujours un peu différent. La vie quand c’est foutu, c’est foutu.

Ben a presque fini son tableau à Banksy Tunnel. Il nous a envoyé les premières photos hier, à Pav et moi. C’est canon, pourtant je n’ai aucune envie de bouger. Je bullerais bien jusqu’à ce soir en glissant d’une connerie à l’autre sur mon téléphone. Les week-ends servent à ça après tout. Encore une ou deux vidéos et je me lève. Il est à peine neuf heures du mat. S’il envoie un autre texto, je sors du lit. J’adore son travail, ce n’est pas la question – Ben a un talent dingue -mais j’ai joué à Fortnite toute la nuit et je suis naze. Il me faut un Red Bull d’urgence, histoire de me remettre les yeux en face des trous.

Je bande sans raison sous la couette, les yeux égarés dans les fissures qui rampent sur le plafond. L’Eden se lézarde de partout. Ils ont même tendu un filet le long d’une partie de la façade pour contenir les éboulis après la pétition de certains touristes. Ils exigeaient que l’extérieur du bâtiment soit restauré et les grilles repeintes. Pour leurs photos. L’intérieur pouvait attendre. Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend.
J’hésite à me masturber. Lauren est déjà dans la cuisine et prépare le thé. Je jette un coup d’œil à mon site porno préféré. Un samedi matin ordinaire. Je me caresse. Pav appelle ça l’instinct de survie, cette gaule incontrôlable au réveil, morning glory. À mon avis il confond avec les personnes qui ont frôlé la mort. J’ai lu ça sur Internet après les attentats de je ne sais plus où, je ne sais plus quand. Apparemment, les gens qui en réchappent sont pris d’une furieuse envie de baiser ; une espèce de chant du cygne du survivant, un élan de reproduction pour que perdure l’espèce. Mes chants du cygne à moi avortent en général dans un Kleenex.

J’ai besoin de prendre une douche. Pour aller à la salle de bains, il faut passer devant le salon, la télé qui beugle, l’odeur de rance de l’autre et son ivresse pâteuse des lendemains de cuite. Hier soir il a picolé au pub avec ceux du chantier, comme tous les vendredis. Il cuve sûrement sa misère à présent, avachi sur le canapé, dans le scintillement bleuté d’une émission de téléréalité. Je n’ai pas trop envie de voir sa gueule.
J’attrape la boîte de Kleenex.

Je traverse le couloir à pas de loup, referme doucement la porte de la salle de bains et jette mon orgasme d’adolescent aux chiottes. Celui-ci se désagrège dans un tourbillon de chasse d’eau. Ça pue la bière fraîchement pissée ici. Il y en a partout. L’autre a encore visé à côté cette nuit, s’il a même pris la peine de viser. J’étale une serviette, la sienne, sur le carrelage pour absorber son souvenir et grimpe dans la baignoire. L’accumulation jaunâtre de calcaire, au fond, me râpe les pieds. L’eau est glacée, comme toujours les samedis matin. Les footeux de l’Eden rentrent de l’entraînement et vident la chaudière centrale à coups de douches interminables. Je me savonne en vitesse sous un filet d’eau polaire, puis m’essuie en sautillant pour me réchauffer. Serviette autour de la taille, plus ou moins sec, je vérifie mes yeux, mes cheveux, ma peau dans le miroir. J’ai l’air de quoi avec mon air buté, mon nez dévié et mes sourcils protubérants qui écrasent des yeux délavés ? J’éclate deux points noirs puis me frotte les dents rapidos avec un peu de dentifrice sur l’index avant de me réfugier de nouveau dans notre chambre.

Mon téléphone vibre. Deuxième message de Ben : « À quelle heure tu déboules ? On est à l’entrée de Banksy Tunnel. On aura fini dans un peu plus d’une heure. Vous venez ensemble, Pav et toi ? »
Je flaire mon T-shirt de la veille, mes chaussettes ; ça ira. Je les enfile, j’attrape mon pantalon de survêt qui traîne au pied du lit, mes baskets cachées sous le sommier et m’habille. J’ai le temps, Banksy Tunnel se trouve seulement à onze minutes de l’Eden en train, pourtant je me dépêche. Je veux décamper d’ici au plus vite.

Tu ne connais pas Banksy Tunnel ? Cherche sur Internet, tu verras. C’est un long passage piétonnier sous les voies ferrées de la gare de Waterloo, en plein centre de Londres. Pendant longtemps, les sans-abri s’y sont réfugiés, entre les junkies et la police qui faisait régulièrement des descentes. En hiver, les ambulances ramassaient les overdoses et les cadavres frigorifiés sous leurs couvertures de cartons d’emballage. Banksy et d’autres artistes ont recouvert les parois et le plafond de leur génie et, en quelques années, c’est devenu la cathédrale mondiale du Street Art. Ben m’a raconté tout l’historique il y a deux ans. Il y passe sa vie. Ses potes tagueurs et lui refont l’accrochage de leur petit musée souterrain chaque semaine ou presque. C’est pour ça qu’il vaut mieux se grouiller pour voir son œuvre avant qu’un autre artiste ne la recouvre de la sienne. Les mecs sont doués, il faut dire. Enfin, les mecs, il y a plein de filles aussi, tout aussi douées, si ce n’est pas plus. Une, surtout, que Ben aime bien. Elle a un nom de duchesse dont je ne me souviens jamais. Ils ont passé la journée d’hier à bosser sur un tableau commun. Les premières photos sont grandioses. Ben m’impressionne depuis l’enfance. Il sait ce qu’il veut, il avance. Moi ? Non. Je n’ai pas vraiment d’idée. Je m’efforce de ne pas reculer.

On l’appelle Ben mais en réalité, son nom c’est Tadalesh, « celui qui a de la chance » en somalien. Quand il a échoué à Londres avec ses sœurs et ses parents, il avait huit ans et ne baragouinait pas un mot d’anglais. Un jour, Pav et moi dévorions un pot de Ben & Jerry’s, appuyés contre le muret qui délimite le bout de gazon pelé devant l’Eden, quand Tadalesh et sa mère sont passés près de nous. Il la suivait comme un caneton. Elle s’est arrêtée pour tchatcher avec une autre Somalienne et le gosse s’est approché du muret. Classique. « C’est quoi ton nom ? » Il ne comprenait rien et nous a dévisagés, l’air béat. Pav lui a tendu sa cuillère. Tadalesh l’a léchée avec délectation. On s’est marrés. Des années plus tard, il nous a avoué que c’était la première fois qu’il goûtait de la glace. Sa mère l’a chopé par le bras, a hurlé trois mots dans leur drôle de langue, puis l’a traîné de nouveau à sa suite. Elle n’avait pas l’air commode. Depuis elle s’est adoucie à force de nous côtoyer. Il faut dire que Pav et moi sommes sans doute les moins voyous de l’Eden. Enfin, surtout moi. Ce jour-là, Pav a juste eu le temps de crier « Hey ! Ben & Jerry ! On t’revoit bientôt ? » C’est comme ça que Tadalesh est devenu Ben ; à cause d’un pot de crème glacée piqué le matin même au supermarché. Il a eu du bol que ce ne soit pas de la Häagen-Dazs.

J’attrape mon sweat à capuche et fourre les livres de Claire dans mon sac à dos. J’entends ma sœur plaisanter au téléphone avec une copine. J’entrouvre la porte de la cuisine et mime un « à ce soir » accompagné d’un clin d’œil. C’est nul, ce clin d’œil, surtout que Lauren a quatorze ans. La semaine, pendant les vacances, on passe notre temps à jouer à Fortnite quand l’autre est au boulot. Je me suis acheté une console, un casque et un écran d’occasion avec le fric que me donne Claire tous les mois. J’ai posé un cadenas sur la porte de notre chambre au cas où l’autre se croirait autorisé d’y traîner ses guêtres.

Fortnite, c’est énorme ! Au début du jeu, tu es parachuté dans un monde virtuel où tu dois débusquer quatre-vingt-dix-neuf autres joueurs, les dégommer et leur piquer leurs armes pour exterminer ceux qui restent. Tu ne peux pas te planquer parce qu’une tempête repousse tout le monde jusqu’à une zone où les survivants sont obligés de se massacrer. C’est géant ! Je choisis toujours la skin, le personnage si tu veux, d’un mec musclé, tatoué en général, avec les cheveux très courts et la tête bien carrée comme moi. Je me sens invincible. Si je me fais buter, je continue de suivre celui ou celle qui m’a troué la peau à l’écran, pour m’améliorer et copier son jeu dans la partie suivante. J’y retourne et je bousille tout ce qui bouge avec encore plus d’efficacité. J’ai montré la technique à Lauren. Elle se débrouille plutôt bien. Je la soupçonne de s’entraîner en cachette. Elle a un double de la clef de notre chambre, évidemment.

Le week-end je rejoins mes potes le matin. L’après-midi, je fais la lecture à Claire. Ça m’évite de croiser l’autre. On doit se dire dix phrases par mois, et encore. Toujours autour du fric et des courses que je me tape pour qu’on ait de quoi bouffer. Je rapporte souvent des mandarines. Lauren en raffole. L’autre déteste enlever la dentelle autour des quartiers. J’en achète régulièrement. Pour l’emmerder.

Je passe devant la télé qui braille tout ce qu’elle peut. Il est encore torché d’hier soir, à moitié clamsé dans son fauteuil et ne me calcule même pas. Tant mieux. J’ouvre la fenêtre du salon pour laisser un peu s’échapper la puanteur.
— Tu crois que j’vois pas ton p’tit manège? marmonne-t-il tout à coup.
— Ta gueule. J’ai autre chose à foutre que d’écouter tes délires de pochtron.
— Tu vas où ?
— Qu’est-ce t’en as à secouer ?
— Tu vas où ?! répète-t-il en balançant péniblement une canette de bière vide qui s’affaisse à un mètre du fauteuil.
— T’occupe, fous-moi la paix !
— Me rapporte pas encore tes putains de mandarines !
— T’as qu’à te bouger le cul si tu veux autre chose, connard !

L’autre serine constamment que je ferais mieux de trouver du boulot sur les chantiers plutôt que de traîner avec mes potes. Dans quelques mois j’aurai dix-huit ans et je pourrai enfin lui dire d’aller se faire foutre quand il ressasse qu’à mon âge il gagnait déjà sa croûte. Il n’a aucune leçon à me donner. Je bosse depuis mes treize ans, comme la loi anglaise l’autorise ; douze heures par semaine durant l’année scolaire, vingt-cinq pendant les vacances. J’ai commencé par le supermarché en bas de l’Eden. Une copine caissière de ma mère m’y avait dégoté un job, peu après mon treizième anniversaire. Ça valait mieux que de traîner dans le quartier avec le deal ou la seringue pour horizon. J’ai fait entrer Pav et Ben quand des places se sont libérées. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! Au bout de deux ans, j’en ai eu ma claque d’aligner des paquets de pâtes à l’infini pour des prunes. J’ai répondu à la petite annonce de Claire sans me faire trop d’illusions. C’était mieux payé, c’est tout ce que je voyais. Ça me rapprochait du moment où je me casserais de l’Eden.
Et puis aussi, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui parce que Mister Ferguson est un mec bien, mais je flippais à l’idée de finir comme lui, chef de rayon pour le reste de ma vie. En fin de journée, il nous filait un tas d’invendables qu’il faisait passer en pertes et profits, même s’il n’était pas dupe et savait bien qu’on les endommageait exprès pour ne pas avoir à les payer. Il nous a raconté un jour que lui aussi a grandi à l’Eden. Peut-être qu’un Mister Ferguson a eu pitié de lui dans sa jeunesse. Je ne sais pas, mais je ne voulais ni de sa pitié, ni d’une existence comme la sienne de ce côté-ci des voies ferrées.

Les premières séances chez Claire n’ont pas été une sinécure. J’ai failli jeter l’éponge à plusieurs reprises. Elle n’aurait jamais accepté, alors je me suis accroché. Au bout d’un moment, je n’ai plus pu m’en passer. Et pas que pour l’argent. L’autre continue de s’imaginer qu’à mes heures perdues je déballe des pots de moutarde sous un néon capricieux. Je ne lui ai jamais parlé de Claire. Je ne préfère pas. S’il savait, il me racketterait tout ce que j’économise et le claquerait sur un site de casino en ligne. Il aboierait que je perds mon temps chez elle, alors que c’est lui qui s’embourbe dans une vie de chien. Claire est persuadée que j’ai des capacités, alors hors de question de planter le lycée, même si c’est un repaire de pourritures. Évidemment pour l’autre, tout ça c’est du pipeau. Il n’est pas resté longtemps à l’école.

L’autre, c’est mon père. Il a trente-sept ans. Il en avait tout juste vingt quand je suis né.
Ma mère ? Dix-sept.

3
Je quitte l’appart et claque la porte, exprès pour le faire sursauter, puis sprinte le long de la passerelle jusqu’à Cap Canaveral. Il surgit sur le palier et braille dans mon dos ses insultes habituelles. Les ascenseurs mettent toujours une plombe à monter. Ils sont en panne une semaine sur deux et puent la pisse. Arrivé en bas, je pousse la porte en verre qu’une batte de base-ball a réduite en flocons la semaine dernière.
L’ombre de l’Eden écrase le jardin. Chaque année elle prolonge l’hiver de quelques jours. Les arbres verdissent timidement. Les jonquilles luttent pour percer le gazon gercé par la neige. J’ouvre le portail en acier dans un grincement de rouille. Le bouquet de fleurs a finalement fané. Ça doit bien faire dix jours qu’il est accroché là. Tout le monde à l’Eden connaissait la victime, un gosse de quatorze ans, quinze peut-être ; pas beaucoup plus vieux que Lauren. Une bande rivale lui a perforé les reins et le foie au cran d’arrêt. On ne sait pas pourquoi. Il y a rarement une raison. Un regard, un mot de travers. La mère du gamin a tout vu depuis sa fenêtre. Elle s’est ruée hors de chez elle en hurlant. Le môme est mort dans l’ambulance. Après ça, la police a interrogé chaque habitant. Personne n’a mouchardé. Trop peur des représailles.
La grille se referme dans un clic métallique.

Je remonte l’impasse sans me presser. J’ai prévenu Ben que j’étais en route. J’entame le décompte dans ma tête, comme d’habitude. Je longe les autres barres d’immeubles nanifiées par l’Eden. Ça fait des années qu’on nous promet de rénover le quartier. Il a été sérieusement amoché pendant la Deuxième Guerre Mondiale m’a expliqué Claire, comme la plupart de Londres. Elle s’y connaît en Histoire. Je retiens mieux ses anecdotes que tout ce qu’on m’enfonce dans le crâne au lycée : Churchill, Darwin, Newton, Shakespeare. À quoi il me sert, Shakespeare, dans ma vie ? Ça agace Claire quand je réagis comme ça. « Si tu te plongeais davantage dans Shakespeare, tu te poserais moins de questions inutiles et tu irais à l’essentiel. » Ça veut dire quoi ? Elle parle toujours par énigmes. Avant de la rencontrer, je n’avais même jamais ouvert un bouquin. Maintenant, je lis tout ce qu’elle me met entre les mains.

En 1945, il ne restait rien ici. Les Allemands avaient entièrement réarrangé les rues à grand renfort de bombes. Ils visaient la gare de Clapham Junction pour bloquer les trains, mais leurs avions manquaient de précision, alors toute cette destruction s’est abattue sur nos têtes, enfin, celles des habitants de l’époque. La paix revenue, on a reconstruit comme on a pu, en posant des tours dans les trous de la guerre. On y a parqué les Irlandais, les Jamaïcains, les Indiens, les Pakistanais quand on en a eu besoin, puis les Ghanéens, les Nigérians, les Chypriotes et enfin les Polonais, les Lituaniens, les Somaliens, les Chinois, les Afghans et les autres. Une vraie tour de Babel ! Nous sommes les seuls Anglais de l’Eden. Et encore, l’autre est écossais. Pav dit souvent, pour plaisanter, que c’est la faute au politiquement correct. Il fallait un quota de British et c’est tombé sur nous. Il y a aussi des Kurdes qui tiennent l’épicerie derrière le barbier turc et un café algérien vient d’ouvrir en face de la mosquée et du centre d’études islamiques.

L’autre répète à qui veut l’entendre que c’est là que pousse la graine de terroriste, mais c’est lui le terroriste. Ma mère ne nous aurait jamais quittés s’il ne l’avait pas tabassée. La télé hurlait pour couvrir ses cris, mais les murs sont si fins que, même amortis par son ventre, les coups résonnaient dans tout l’Eden. Il ne frappait jamais le visage. Trop visible. Elle s’effondrait en faisant trembler la cloison de notre chambre. Il ne la finissait au pied que les soirs où il était sobre, en semaine. Il appelait ça ses moments de tendresse, en ricanant, le lendemain matin.
Souvent il la violait. Au bout de plusieurs minutes, elle se relevait, se traînait jusqu’à la salle de bains et laissait longuement couler l’eau dans le lavabo. Aujourd’hui encore, lorsque le siphon rote les trop-pleins d’eau stagnante, son fantôme revient me hanter. Elle entrouvrait la porte de notre chambre, vérifiait que Lauren et moi dormions ou faisions semblant, puis regagnait sagement la cuisine pour terminer sa vaisselle. Un soir, après son passage à la salle de bains, je m’étais faufilé derrière elle en silence. L’autre cuvait son crime, cul nu, sur la moquette. Elle me tournait le dos, brisée devant l’évier et la fenêtre entrouverte, le regard ancré sur la voie ferrée qui serpente au pied de l’Eden.

Le matin, elle nous accompagnait jusqu’à l’école, de l’autre côté du pont ferroviaire, et tirait sur sa blouse pour camoufler les bleus. Elle rejoignait ensuite son boulot de caissière à une heure et demie de transport de l’Eden. Elle ne pouvait pas risquer de manquer son train et nous déposait en avance devant les grilles de l’école avant de repartir immédiatement en direction de la gare. Lauren courait vers ses camarades de maternelle et son verre de lait quotidien tandis qu’au travers des barreaux, je fixais l’ombre de ma mère s’engloutir dans la masse brune des négligeables.

Soixante et onze, soixante-douze, soixante-treize, l’épicier kurde me salue, comme chaque matin et, comme chaque matin, je désigne du doigt une canette de Red Bull. Il me rend la monnaie en me souhaitant une bonne journée, main sur le cœur comme si le cœur y pouvait quoi que ce soit. Je réponds d’un hochement de la tête pour ne pas perdre mon compte. Quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-dix-huit. J’ouvre la canette. Une gorgée. Deux. Il y a sept cent cinquante-trois pas jusqu’aux portillons de Clapham Junction.
Tous les jours, je prends le même chemin que ma mère et nous empruntions, ensemble, jusqu’à l’école. Je me fais croire qu’en les comptant, mes pas s’imbriquent parfaitement dans les siens, qu’à huit ans de distance ils talonnent l’ombre de son dernier trajet comme si elle n’avait que huit secondes d’avance sur moi. Je m’arrête toujours devant la vitrine du barbier turc, au pas quatre cent vingt-deux. Au pied de la devanture, une empreinte s’est prise dans le macadam ; un clebs, sans doute, ou un renard comme on en voit souvent arpenter les ruelles de Londres à la nuit tombée. Il a posé la patte sur une plaque de goudron frais, et signé ainsi le trottoir pour l’éternité. Je voudrais que cette empreinte soit celle de ma mère. J’aurais alors la certitude qu’elle s’est tenue à cet endroit il y a huit ans et que, si le temps nous offrait un répit, son parfum y flotterait encore et je tendrais la main pour la glisser dans la sienne.

Un jour, la direction de la chaîne de supermarchés mit en place deux caisses automatiques dans le magasin où elle travaillait. Pour tester l’idée auprès de la clientèle, avait-on rassuré les employées qui s’inquiétaient pour leur avenir. Elles s’excusèrent d’avoir posé la question, réflexe de pauvre, et attendirent, confiantes, le verdict. Le succès fut tel que, trois mois plus tard, on décida de remplacer deux tiers du personnel par des machines coréennes. Ces salauds proposèrent à ma mère un contrat d’intérim dans un charmant quartier verdoyant du nord-ouest de Londres – « à trente minutes à peine de votre lieu de travail actuel » – c’est-à-dire à quatre heures aller-retour de l’Eden. Elle possédait l’orgueil des humbles et n’aurait jamais quémandé le moindre traitement de faveur ni que sa situation reçoive davantage de considération que celle de ses collègues. Elle accepta le poste jusqu’à ce que la clientèle écranophile du nouveau magasin opte, elle aussi, pour l’automatisation. Les habituées avaient massivement coché la case « gain de temps » sur le questionnaire qu’on exhiba en guise de justification. L’une d’elles avait même pris soin de commenter qu’elle serait soulagée de ne plus avoir à répondre au bonjour machinal des caissières, sans réfléchir que, bientôt, des machines la traiteraient avec autant d’humanité qu’un sachet de salade, sans s’encombrer du moindre bonjour humain. Et elle ne trouverait rien à redire.
Même quand c’est la dernière des connes, la cliente a toujours raison.

Aux employées, on suggéra une place, presqu’au même taux horaire, encore un peu plus loin géographiquement, ce qui, pour ma mère, aurait représenté près de cinq heures de transport quotidien. Elle déclina l’offre en s’excusant et ne reçut aucune indemnité, comme spécifié dans son contrat d’intérim qui venait de débuter. C’est aussi ce que précisait la lettre qu’elle avait timidement tendue à l’autre. On exigeait cependant qu’elle travaille jusqu’à la fin du mois car les nouvelles machines ne seraient installées qu’après cette date. Forts du succès mondial de leur procédé, les Coréens accusaient un léger retard de livraison. L’autre lut la lettre à voix haute. Il ne devait pas s’inquiéter, elle trouverait autre chose, plus près de l’Eden. Il s’était énervé. « Parce que tu crois qu’on roule sur l’or peut-être ?! »
La direction décida d’affecter ma mère à l’équipe du soir. Pendant les trois dernières semaines de son contrat, elle finit à vingt-deux heures et rentra à l’Eden à minuit passé, éreintée. L’autre était déjà couché. Il ne la touchait plus. Pourtant un soir, j’ignore pourquoi, il la frappa comme jamais auparavant.

Le lendemain matin, j’avais serré sa main un peu plus fort que d’habitude devant l’école, puis avais rebroussé chemin jusqu’à la gare sans qu’elle s’en aperçoive. J’avais neuf ans. Je m’étais faufilé sous les portillons et avais grimpé les escaliers derrière elle. Caché en retrait d’un pilier, j’avais attendu son train dans l’ombre avant de regagner l’école en courant.

Souvent, je lui demandais pourquoi elle travaillait si loin alors qu’un supermarché de la même enseigne, celui de Mister Ferguson, jouxtait l’Eden. « La vie ne fonctionne pas comme ça », répondait-elle avant de se pencher sur moi, de me caresser les cheveux et de chuchoter, « le choix n’existe qu’au-delà des rails ».

4
La gare de Clapham Junction dresse devant moi son orgueil de briques rouges. Du haut de sa colline, les rails en contrebas, elle se donne des airs de forteresse médiévale, la vanité victorienne en plus. C’est le plus gros nœud ferroviaire de Londres. Vingt-quatre voies s’y croisent dans un dédale d’aiguillages, de feux clignotants, de quais, de ponts et desservent en quelques minutes les deux principales gares du centre, Victoria et Waterloo, ainsi que l’aéroport de Gatwick et les principales villes du sud-ouest de l’Angleterre, Brighton, Southampton, Exeter – la côte à moins d’une heure de l’Eden. Je n’ai jamais vu la mer.

Le grouillement, ici, est permanent. L’entrée du haut, celle qu’empruntent les costumes gris et les tailleurs bleu marine, force les voyageurs à grimper la colline jusqu’au grand hall avant de les faire redescendre vers les voies par une série de passerelles et d’escaliers. L’autre accès, celui d’en bas, le nôtre, chemine sous les rails. Il aboutit dans un souterrain humide et mal éclairé d’où germe une série d’escaliers menant aux quais. Celui-ci se remplit de couleurs aux premières et dernières heures du jour : des bleus de travail, des pantalons cargo kaki, orange, des salopettes marron, des vestes fluo, des uniformes rouges, verts ou bleus. Souvent un logo criard, dans le dos, rappelle à qui ils appartiennent. Et puis des blouses, des blouses, des blouses – blanches, roses, bleu ciel, vertes, rayées ou vichy – toutes avec un badge sur la poitrine.
Un matin que je jouais avec son badge dans la cuisine, ma mère me l’avait repris des mains et épinglé sur son uniforme. Elle avait soupiré à voix basse, « à quoi bon de toute façon ? ». Quand je lui avais naïvement demandé pourquoi, du haut de mes six ans, elle m’avait confié que les clientes n’adressaient la parole aux caissières que pour demander un sac supplémentaire ou leur reprocher de quitter leur poste pour aller aux toilettes. Connaître leur nom leur importait peu. Je n’avais pas encore appris à lire et m’étais écrié, « Tant mieux, il n’y a que moi qui ai le droit de t’appeler Maman ! Lauren aussi quand elle saura parler ». Elle avait ri de bon cœur et m’avait embrassé avant d’ajouter, « Promets-moi que, quand tu seras grand, personne ne sera invisible à tes yeux. C’est pire que le mépris. Pire que les coups ».

J’hésite à sauter les portillons comme d’habitude. Tapi dans la pénombre, le contrôleur me fixe, prêt à bondir. Je hausse les épaules et claque ma carte de transport sur le capteur. La gare est toujours un peu vide en milieu de matinée. Encore plus en période de vacances scolaires quand les costards et les tailleurs bleu marine emmènent leur famille au soleil.

Une fille m’effleure de son parfum. Je me retourne. Elle m’a déjà dépassé dans le souterrain. Sa longue jupe flotte sur un brouillard de poussière. Ses cheveux, presque blonds, cascadent en boucles sur ses épaules nues. Elle porte des sandales trop légères pour un mois de mai. J’aperçois ses pieds fins, aux orteils bien détachés, aux petits ongles vernis comme un soir de juillet. Ils avalent calmement chaque marche jusqu’au vaste quai à demi désert.

Voie neuf, une dizaine de voyageurs attend le train pour Waterloo. Je termine mon Red Bull et balance la canette. Une dame s’énerve toute seule car je n’ai pas utilisé la poubelle de recyclage. Elle meurt d’envie de me faire la réflexion mais lâche l’affaire quand je soutiens son regard. On nous a fait un cours sur l’écologie au lycée l’an dernier. Bien sûr que je connais la môme suédoise qui insulte tout ce qui bouge avec sa gueule de fin du monde, c’est juste qu’à l’Eden, on n’est pas nombreux à bouffer bio ou rouler électrique. C’est un truc de riches ça. On recycle, oui si on veut, quand personne n’a foutu le feu aux conteneurs pour se distraire.

La fille longe le quai réservé à l’express de l’aéroport, puis s’arrête brusquement, presque chancelante. Elle se retourne, le visage voilé par l’ombre du grillage anti-pigeons. Un pas sur le côté. La lumière la révèle. Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, oui, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.

Le chuintement de l’express se rapproche et fend l’air à vive allure. Je m’adosse contre un pilier, à l’écart, et laisse la douceur printanière m’envahir. Les haut-parleurs aboient l’ordre de s’éloigner de la bordure du quai. Le crissement métallique des essieux absorbe d’abord le frémissement des arbres, les querelles joyeuses des moineaux puis recouvre de sa plainte le reste des bruits du monde dans une légère odeur de brûlé.

J’avance d’un pas. La fille me considère, surprise, presque inquiète. Elle a compris. Moi aussi. Un autre pas. Avec la fragilité d’une funambule, elle s’approche des voies et défie mon regard. Trop près du bord. Enlisés dans leur indifférence, le nez sur leur téléphone, les autres voyageurs ne remarquent rien. Le souffle sec de l’express fouette les premiers mètres du quai dans un vrombissement qui fait tressaillir mes semelles. Une impression de déjà-vu me happe soudainement.
De nouveau la fille chancelle et se précipite vers le train.

5
Après l’école, une voisine nous récupérait, le temps que ma mère accoure de l’autre bout de Londres pour nous donner le bain et préparer notre dîner. Ma naissance avait bouleversé ses dix-sept ans, bien sûr, mais la tendresse l’emportait toujours sur la fatigue et elle ne manquait jamais de nous couvrir de baisers lorsque la voisine nous restituait. L’autre, lui, rentrait tard de ses chantiers. Parfois sobre.
Un soir, elle n’est pas venue. Lauren avait six ans. Moi, trois de plus. La voisine avait tenté de joindre ma mère plusieurs fois, en vain. L’autre a sonné à la porte, le regard rouge, l’haleine fatiguée d’alcool, une enveloppe décachetée à la main. Il a remercié brusquement la voisine dont les yeux mouraient d’indiscrétion et nous a ramenés chez nous. Il venait de trouver le mot que ma mère avait abandonné dans la cuisine le matin même. Elle nous quittait ; nous, l’autre, l’Eden. Pour un homme et pour un pays : l’Espagne. Il a parcouru les lignes plusieurs fois à voix basse, en répétant qu’il n’avait rien vu venir. Entre ses doigts, un petit objet scintillait dans la lumière tremblante du plafonnier. L’autre n’en détachait pas les yeux. Soudain il s’est mis à chialer, à tousser comme un jour de rhume des foins. Lauren s’est approchée et a bredouillé « atchoum Papa ». Il a levé la tête. Nous existions. Il a chialé de plus belle avant de s’en prendre à Lauren qui réclamait Maman et de me coller une beigne au moment où j’ai voulu la protéger. Il a enfoncé la lettre dans sa poche, abandonné le petit objet devant lui, puis nous a plantés tous les deux dans la cuisine avant de foutre le camp au pub. Je me retenais de pleurer, pour Lauren, pour qu’elle ne se noie pas dans tout ce chagrin, et puis aussi parce que l’autre me répétait depuis toujours que je ne serais jamais un homme si je passais mon temps à chougner comme ça. Je ne l’avais d’ailleurs jamais vu pleurer jusqu’alors. Sur la table, l’alliance de ma mère avait cessé de scintiller.

Souvent je tape son nom sur Internet à la recherche d’une existence virtuelle. Jamais elle ne s’est façonné de vie heureuse sur les réseaux sociaux ici ; elle trouvait à peine le temps d’être triste. Je sais que la traquer ne sert à rien car disparaître est un droit. Je me suis renseigné. N’importe quel adulte est libre de plaquer sa vie pourrie pour en recommencer une autre ailleurs, sans qu’on vienne l’emmerder. Et même si on le retrouve, on n’a pas le droit de prévenir sa famille sans son autorisation. La loi permet aux gens qui le souhaitent de ne plus exister. Elle n’a rien prévu pour leurs gosses. J’espère qu’un jour – à Lauren, je dis même que j’en suis sûr – ma mère partagera son bonheur en ligne. Peut-être qu’elle l’a déjà fait sous un autre nom. Je ne sais pas. Je lui ai inventé de nouveaux enfants avec l’homme qui nous l’a volée. Nous nous ressemblons un peu, eux et nous.

J’ai acheté un ordinateur en même temps que ma console de jeux dans une boutique d’occase. De recel en réalité. Je le partage avec Lauren, le temps de gagner assez pour lui en offrir un à elle. En fond d’écran, j’ai choisi un paysage de Benidorm. L’autre ressasse que notre mère s’est installée là-bas, avec son maquereau comme il l’appelle. Elle a dû le mentionner dans sa lettre. Je ne sais pas, je ne l’ai jamais lue. Il l’a brûlée, avec toutes les photos d’elle.
Les tours en Espagne sont beaucoup plus belles que l’Eden. Elles rappellent les couleurs du coucher de soleil et oscillent dans une chaleur permanente, le long d’une grande plage toute jaune avec ma mère et sa nouvelle vie, sûrement, en bikini quelque part dessus. Le reste nous l’avons inventé, Lauren et moi. Enfin, surtout moi au début parce que Lauren était trop petite. Ma solitude mémorisait les noms et les images sur la carte d’Espagne que je gardais sous mon oreiller. Le soir, je les racontais à ma sœur pour la voir sourire. Avant de nous coucher, nous guettions les avions par la fenêtre, persuadés que l’un d’entre eux nous la ramènerait, qu’elle pousserait la porte de l’appartement pour venir nous chercher. Elle constaterait qu’ici, rien n’a changé. »

Extrait
« Comme je disais, c’est elle qui a déniché la petite annonce de Claire au supermarché. Quelqu’un l’avait punaisée au panneau Love your Community, dans un recoin mal éclairé, près de la porte de sortie. Ça disait, « Dame aveugle cherche personne pour lui faire la lecture deux heures et demie, trois fois par semaine», suivi d’un numéro de téléphone. Karolina a ajouté, «si tu veux pas une vie de ce côté-ci des rails, je te conseille de téléphoner». C’était mieux payé que d’ouvrir des cartons chez Mister Ferguson.
Alors j’ai appelé. » p. 63

À propos de l’auteur

Portrait d'Olivier Dorchamps, Paris, 20 mars 2019

Olivier Dorchamps © Photo DR

Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français. Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement. (Source: Éditions Finitude)

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Périphéries

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En deux mots
Virgile entretient sa forme. Pour mener à bien son projet, ramener la quarantaine de personnes qui logent dans un bidonville en Roumanie, il lui faut être affuté. Et rassembler vite une somme importante. Mais son trafic de drogue va gêner Nuri qui entend mener seul les affaires. Un affrontement à l’issue incertaine s’engage.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des combats à l’issue incertaine

Philippe Lafitte nous propose dans son nouveau roman d’explorer les marges de notre société. Dans cette banlieue où règne la violence, Virgile le Roumain va affronter Nuri, le caïd de la cité, sous les yeux de sa sœur Yasmine. Et tous les coups sont permis.

Virgile prend soin de son corps. S’il se balance au-dessus d’un pont autoroutier, c’est pour rester musclé et avoir les armes pour se défendre ou pour fuir la police. Virgile est arrivé depuis près de deux ans dans ce coin de banlieue avec une quarantaine de compagnons d’infortune. À Buzescu, dans sa Roumanie natale, on lui avait fait miroiter le rêve français. Depuis, il a déchanté. Mais il a appris à se battre et à dealer, le trafic qui lui semble le moins risqué et le plus lucratif. Alors jour après jour, il se bat pour son grand projet, pouvoir se payer un bus et ramener toute la troupe en Roumanie, loin du bidonville et de la précarité qui les ronge tous.
Mais pour réussir dans son entreprise, il lui faut écarter la menace que représente Nuri qui a fait de ce coin de banlieue son territoire. Avec son armée de petites frappes, il gère les trafics, dirige une salle de sport et le Kebab House et entend ne pas se laisser doubler par ce rom qui s’arroge une partie de ses revenus. Il entend d’autant plus le mettre au pas que ses sbires lui ont rapporté avoir vu Virgile en compagnie de sa sœur Yasmine. Une fréquentation qu’il ne peut admettre, lui qui entend faire de la jeune fille une musulmane soumise. Yasmine – qui a dû renoncer à ses études pour s’occuper de ses frères et sœurs – ne rêve quant à elle que de fuir sa prison.
C’est dans ce climat explosif que Philippe Lafitte a situé ce roman à l’ambiance de polar, où il faut échapper à la police, savoir répondre à la violence par la violence et se tenir en permanence sur ses gardes. Entre Virgile qui termine de rassembler la somme nécessaire à son retour au pays où l’attend Lena, son amour de jeunesse qu’il n’a pas su convaincre de l’accompagner et qui per espoir de le revoir, Nuri qui entend se venger de ce rom qui, non content d’empiéter sur ses plates-bandes, drague aussi sa sœur et cette dernière qui prépare sa fuite, l’épilogue de ce roman plein de bruit et de fureur va être haletant. L’auteur sait à merveille entretenir le suspense, jouer avec la psychologie des personnages et proposer au lecteur une palette d’émotions fortes. Son exploration des marges de notre société, sans manichéisme et sans œillères, est très réussie.

Périphéries
Philippe Lafitte
Éditions du Mercure de France
Roman
176 p., 18 €
EAN 9782715260610
Paru le 02/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en banlieue parisienne, entre Asnières et Gennevilliers ainsi qu’au Vexin et à Paris. On y évoque aussi la Roumanie, à Buzescu et Bucarest.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À vingt ans, Virgile est à la tête d’un groupe de Roms qui survit dans un bidonville aux marges du périphérique parisien. Depuis qu’il est en France, Virgile a un rêve tenace : ramener son clan en Roumanie. Pour cela il a besoin d’argent. Sans scrupule, Virgile s’improvise dealer. Mais il est sur les terres de Nuri, un concurrent redoutable qui fait régner sa loi sans pitié. Surtout, Virgile a rencontré Yasmine, la sœur de Nuri : il n’est pas insensible à son charme, et déjà la rumeur va son chemin…
Virgile sera-t-il à la hauteur de ses projets : rentrer dans son pays d’origine ou rester pour Yasmine ? Et Yasmine, assignée à domicile par son frère, ira-t-elle jusqu’au bout de son désir d’émancipation ? Trois destins mêlés qui poursuivent à leur façon le même rêve de liberté : échapper à leur condition. Quel qu’en soit le prix.
Avec un style vif et enlevé, Philippe Lafitte nous propose un récit sans concession, d’un réalisme noir et poignant. Urbain et nocturne, poétique et électrique, son roman pointe les drames invisibles qui se trament aux portes de nos grandes villes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
BX1 (Dans Le courrier recommandé, David Courier reçoit Philippe Lafitte)
Grégoire Delacourt
(+ son bureau d’écrivain)
Blog de Jean-Claude Lebrun

Les premières pages du livre
« Qu’il pleuve ou qu’il vente, il revient tous les soirs sur cette portion de route express coincée entre des entrepôts, des barres d’immeubles et les voies sur berge. Dans le halo des réverbères il est une présence singulière, inhabituelle, obstinée. Une silhouette agitée par le temps de novembre. Dans la nuit jaune de banlieue son corps monte et descend en cadence, accroché à la barrière d’un pont autoroutier.
Malgré la température son torse est nu, tout en nerfs et en muscles, comme à vif, sculpté par les phares des voitures ; dans la nuit froide son corps monte et descend, luisant et lisse, ébloui d’éclairs automobiles. Cinquante impulsions, agrippé par les mains. Pause. Cinquante relevés, accroché par les pieds. Pause. Bras fléchis, mains aux tempes, alternance d’ombre et de lumière. Une montée pour une descente, une descente et une montée – avec ce souffle régulier comme une haleine de forge. Ceinture d’abdominaux roulant sous la peau. Ascension et chute. Mouvement et pause.
Autour de lui l’atmosphère est saturée de pluies acides, de vapeurs métalliques et d’odeurs d’essence. Dans tous les hivers industriels du monde, il fait froid.

Il reprend ses tractions, suspendu dans le vide, et sous ses pieds les voitures s’engouffrent dans la bouche du tunnel, zébrant son torse d’appels de phares stroboscopiques ; en sens inverse d’autres carcasses d’acier avancent tout en embouteillages, maculant cette fois son corps de lueurs rouges ; au loin un grondement de tonnerre menace et des motards remontent la bande d’arrêt d’urgence en frôlant les carrosseries dans un rugissement d’apocalypse. À hauteur de l’homme suspendu quelques curieux lâchent un coup d’avertisseur, certains ralentissent et, en écho, d’autres klaxons s’interpellent par à-coups ; enfermés dans leur cage de tôle, des hommes serrent mâchoires et volant comme si leur vie en dépendait.
Chaque soir, dans le même mouvement immuable des milliers d’automobilistes fuient le centre de Paris pour rejoindre les banlieues-dortoirs, à l’heure de sortie des bureaux. Indifférente à la rumeur lointaine, aux sirènes et au bruit, la silhouette reprend son entraînement.

C’est un tout jeune homme, à peine vingt ans, fumant de vapeur, d’énergie et de rage. Torse nu en plein hiver, tête brûlée penchée deux mètres au-dessus des voitures, c’est Virgile. Qui signifie « petite branche souple » en latin. D’une tout autre nature est le rêve qu’il poursuit : un rêve herculéen forgeant un corps à la force de ses muscles.
*
Il a cessé de pleuvoir. Sur le talus qui prolonge le pont, des ombres rôdent dans les broussailles. Au bord de la voie rapide des silhouettes surgissent comme si elles voulaient prendre les voitures d’assaut, et dans la pénombre on distingue les baraquements de planches où des femmes font claquer des couvertures ; courbés sous les bâches, des hommes alimentent les braseros à grand renfort de cartons et aussitôt des brassées de braises s’envolent dans la nuit comme des lucioles affolées.
Abrité du vent contre un escalier en béton, l’unique robinet d’eau potable fuit. Dans la nuit éclairée par les phares apparaît un gamin, traînant un seau plein d’eau qui racle le sol. Partout des sacs en plastique émergent des herbes folles, aux branches des arbres frissonnent les papiers gras et plus bas s’accumulent les ordures ménagères, bien au-delà des cabanes.

Voici le clan des Monescu. Femmes, enfants, hommes, vieillards. Le cheveu noir et lisse, plus rarement gris ou blanc, la peau mate, éclatante ou ridée. Les Monescu sont arrivés de Roumanie il y a deux ans. Interceptés au bout d’un mois sous une pile de pont autoroutier, regroupés aussitôt dans un centre de rétention d’Île-de-France. Recensés tant bien que mal par d’ex-immigrés devenus interprètes, de nationalité identique mais pas roms – et ça fait toute la différence. Qui leur signifient une fin de non-recevoir déguisée en mauvaise humeur chronique. « Qu’est-ce que vous faites là ? D’où venez-vous ? Qui est le chef du clan ? Vous cherchez quoi ? » Les derniers arrivés paient pour les autres.
Huit semaines se sont écoulées derrière des grillages couplés de miradors. Au pays lointain, personne ne les a prévenus de leur sort ici : on n’abîme pas les rêves que d’autres ont patiemment élaboré pour vous faire traverser l’Europe sans rechigner – comme le veut la tradition. Soixante jours enfermés dans une caserne réaffectée, avec cour en béton et préfabriqués en guise de paysage, c’est long pour des nomades. Aléas de l’administration, on les invite brusquement à quitter les lieux, pas de préparatifs ni de destination : démerdez-vous – si possible repartez d’où vous êtes venus.

Ils s’éloignent donc vers d’autres horizons, taiseux et amnésiques, avec pour ligne de fuite des rencontres hostiles et une méfiance constante jusqu’au bout du voyage. Plus tard ils occuperont un tunnel désaffecté de la Petite Ceinture dont les parois couvertes de moisissures diffusent une forte odeur de cave. Ils se dissiperont ailleurs, du côté des Maréchaux, aux portes de la capitale, là où des patrouilles de gardiennage privé les repousseront plus loin encore. On les chasse aussi d’une gare de triage en ruine, ou d’un immeuble de bureaux en construction. Un soir, le propriétaire d’un parking fait lâcher les chiens, les incitant à fuir de nouveau au petit matin, perdus dans des brumes périphériques sans savoir où ils vont.
Après le dernier incident, le clan s’est éparpillé dans les friches nord de la banlieue parisienne. Au premier printemps, comme réunis par un mystérieux lien télépathique, ils se regroupent sous une arche de béton, à la lisière de la ville. Paris n’est pas loin, on en aperçoit les lumières d’ici. Abrités sous le pilier de la voie rapide, ils attendent la nuit pour franchir la passerelle qui enjambe la Seine. Pont de Clichy. Marche silencieuse. Gennevilliers. File indienne. Trois cents mètres plus loin se profile le talus.
*
À une heure du matin la banlieue dort enfin, la voie est libre. À la pince, les hommes découpent une large entaille dans le grillage qui encercle le terrain vague. Font entrer le clan dans un silence religieux. Les plus valides portent des planches de chantier sur le dos, les femmes des tapis, les adolescents des plaques de contreplaqué en équilibre sur leur tête ; les enfants, eux, sortent de leurs poches de la ficelle, déroulent autour de leurs hanches du fil de fer, s’efforcent de lier entre eux des tasseaux de bois comme leur ont appris les anciens ; lesquels taillent au couteau des branches qui serviront à consolider les auvents.
Ils sont quarante comme ça, silencieux et unis, à construire le bidonville. Une enfilade de baraquements, bois de palettes et bâches de plastique qui s’édifie en quelques heures au bord de la voie rapide.
Alors que le trafic automobile s’éveille dans l’aube glacée d’un nouveau matin d’hiver, le clan s’affaire à dégager des chemins à travers la broussaille, à attiser du bois dans des fûts métalliques. Demain auront lieu les premiers brûlis pour dégager le terrain, cultiver les pommes de terre, les choux et les aubergines.
Dominant la scène, le projecteur d’un stade proche allonge les bicoques d’ombres expressionnistes ; d’autres rais de lumière éclairent les piles du pont où une banderole graffitée proclame : « Ici l’État laisse se développer un bidonville ! MUNICIPALITÉ EN LUTTE ! ». À force d’intempéries la banderole militante s’est délitée et pendouille dans le vide, frôlant les voitures qui continuent de traverser la banlieue comme si elles commettaient un délit de fuite. Le lieu du ban, on le traverse ou on rêve d’en partir, surtout pas d’y rester.
Ça fait plus d’un an qu’ils sont là, maintenant, fantômes invisibles survivant à un deuxième hiver. »

Extraits
« Depuis qu’elle a arrêté la fac, sa vie se borne à cette triangulaire : la salle, l’école, le foyer — une HLM de quatre pièces avec sept bouches à nourrir. Arrêter la fac, refermer son regard sur le monde. Se claustrer. Décision imposée par Nuri, juste avant la rentrée précédente. Insidieusement, progressivement, puis brutalement. « Tu ne retournes pas à la fac. » Frère aîné devenu chef de famille depuis qu’une chute de chantier a laissé le père grabataire, il y a dix-huit mois. « Il faut s’occuper des petits. » Frère de sang devenu tyran. La sidération a laissé Yasmine sans voix, tiraillée entre révolte et culpabilité. S’occuper des petits, avant tout. La mère est morte il y a trois ans — paix à son âme — et Yasmine pense que l’événement n’est pas étranger à la désorientation — et à l’accident — du père. En attendant, finie la fac.
La cascade de drames domestiques oblige à revoir les priorités, à serrer les coudes. Compter chaque euro. Pour parachever le tout, c’est comme si la fatalité avait répondu aux désirs de Nuri, dans sa volonté obsédante d’ordre familial: « Yasmine, si Dieu le veut, ta place est à la maison. »» p. 33

« Yasmine se penche sur son travail mais sa tête est ailleurs. L’histoire semble donc vouée à l’échec avant même d’avoir commencé. La fatalité. Comme un joug intangible reproduisant une tradition qui perpétue l’injustice et revient en boucle. Circuit fermé et héritage immémorial qui ne la concernent en rien. Recroquevillée sur son lit, elle rumine sa peine. Ainsi lui parle-t-on tous les jours d’un dieu auquel elle devrait se soumettre mais chaque jour, que fait ce dieu pour elle ? La réponse occupe ses pensées, flotte devant ses yeux. Chaque jour ici est un nouveau fardeau. Yasmine endure un monde où elle n’a pas son mot à dire alors que d’autres se réjouissent d’en profiter à chaque instant. Pourquoi ? Il n’y a pas de réponse satisfaisante à l’injustice. Son existence est le fond d’un puits obscur dont elle ne peut s’échapper qu’à certaines heures, pour des moments surveillés, comptabilisés, restreints. Le carcan, le joug et la chaîne. Seule subsiste une infime lueur d’espoir : elle a le numéro de portable du garçon. Et plus encore.
Elle se lève, ferme la porte de sa chambre à clé avec d’infinies précautions. Elle se fige dans l’écoute encore quelques secondes, l’oreille collée au panneau de contreplaqué. L’appartement est miraculeusement silencieux. » p. 93

À propos de l’auteur
LAFITTE_philippe_©Francesca_MantvaniPhilippe Lafitte © Photo Francesca Mantovani

Né en 1960 à Boulogne-Billancourt, Philippe Lafitte travaille d’abord dans la publicité en tant que directeur artistique, puis il poursuit dans la freelance comme concepteur-rédacteur. C’est dans les années 2000 que son travail en écriture devient plus important. Parallèlement à la rédaction de romans, il développe également des projets de scénarios pour le cinéma et la télévision. En outre, il publie des nouvelles dans la revue littéraire Décapage et des chroniques culturelles pour le Huffington Post.

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Rond-Point

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En deux mots
Patrick ne se remet pas de la perte de son épouse Mathilde. Un soir, un collègue l’entraîne quelques minutes sur un rond-point tenu par les gilets jaunes. Il y croise notamment Michel et Madeleine, deux manifestants qui vont changer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Patrick et les gilets jaunes

Dans un premier roman habilement construit Olivier Scheibling retrace le destin de Patrick, veuf et déprimé, qui se retrouve par hasard sur un rond-point tenu par les gilets jaunes. Un roman noir sur fond de misère sociale.

Patrick n’a plus vraiment goût à la vie. Il a perdu Mathilde, la femme qu’il aimait, ne veut plus voir personne. Il a trouvé refuge dans un petit pavillon loin de tout et travaille désormais au sein d’une société chargée de recouvrer des créances. Sa vie est rythmée par un peu de boulot et beaucoup de dodo.
Cela va changer quand son collègue propose de le ramener chez lui et qu’au détour d’un rond-point occupé par des gilets jaunes, il décide de s’y arrêter. Une épreuve de plus pour Patrick, même si le calvaire annoncé va se transformer en une rencontre plutôt agréable. Une aide-soignante vient vers lui, engage la conversation et ces quelques minutes d’entretien vont marquer son inconscient. Car Madeleine va venir peupler l’un de ses rêves, lui qui ne rêve plus souvent.
Alors, il renâcle moins à prendre la direction du rond-point, même s’il se sent totalement étranger à ces militants, notamment les plus radicaux. C’est alors que ce produit un drame. Lors d’une confrontation avec les forces de l’ordre, un parpaing est lancé vers un pompier qui est gravement blessé. Madeleine et Michel, l’un des leaders, sont arrêtés sous les yeux effarés de Patrick qui n’a pour seul réaction de dire qu’il connaît un avocat. Du coup, il se sent un peu obligé de contacter son ami d’enfance, perdu de vue depuis longtemps.
Olivier Scheibling a eu la bonne idée de construire son roman en laissant s’exprimer les personnages qui apparaissent au fil de l’histoire, offrant ainsi au lecteur différentes perspectives d’une même situation.
Après Madeleine et Patrick, c’est à Michel de prendre la parole, puis à Gérard, lui aussi témoin de la scène. Un cercle qui va s’élargir encore car l’incident est relayé sur BFM TV et Florence voit ainsi sa cousine se faire arrêter et se dit qu’elle pourrait peut-être essayer de la joindre. Il en va de même pour Damien, le fils de Madeleine, lui-même pompier, et qui hallucine en voyant les images de l’arrestation manu militari de sa mère.
Serge, l’ami de Patrick, raconte à son tour leur relation, suivi par Mathilde qui livre post-mortem ses encouragements à son ex-mari.
Entre tensions sociales et romance, le roman va alors prendre un tour très noir, jusqu’à un épilogue que je me garderais bien de dévoiler.
En se faisant chroniqueur de la misère sociale, Olivier Scheibling réussit une remarquable entrée en littérature. D’une écriture fluide, il raconte la France qui se lève tôt et qui n’en peut plus. Une France que l’on ne prend pas la peine d’écouter, une France à bout de nerfs, une France qui va céder à la violence. Un premier roman fort, qui se lit d’une traite, le souffle coupé.

Rond-Point
Olivier Scheibling
Éditions Rue Fromentin
Premier roman
160 p., 17 €
EAN 9782919547746
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement autour de Lyon.

Quand?
L’action se déroule au moment du soulèvement des gilets jaunes, fin 2018 et 2019

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans une petite ville au large de Lyon, quatre âmes à la dérive échouent sur un rond-point, haut lieu de la contestation locale. Patrick, cadre déclassé, éprouve des sentiments pour Madeleine, aide-soignante fragilisée par l’existence. Michel, syndicaliste nostalgique des luttes passées et Gérard, activiste adepte de l’action directe, se disputent le leadership du mouvement dont ils perçoivent le caractère historique.
Sous les caméras de BFM TV, la contestation bascule soudain dans la violence…
Patrick, Madeleine, Michel et Gérard trouveront-ils ce qu’ils sont venus chercher sur ce rond-point qui les aimante? Dans ce chaos, seront-ils prêts à payer le prix de leur participation à des événements qui les font renaître à la vie?
Roman choral à l’intrigue prenante, Rond-Point met en scène des individus ordinaires en prise avec un monde déraisonnable. Fin observateur, Olivier Scheibling dresse, à travers le regard de chacun des personnages, un portrait subtil d’une société fracturée entre malentendus et violence.

Les critiques
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Olivier Scheibling présente son roman Rond-Point © Production éditions Rue Fromentin

Les premières pages du livre
CHAPITRE 1
Patrick
Toutes ces années, je me suis couché tôt, très tôt. Parfois même avant la tombée de la nuit, dans l’obscurité artificielle de mes volets de fer. Pas par choix. Pas vraiment par hygiène de vie. Non, c’est plus bête que ça. Par ennui, tout simplement. Quand je rentre du boulot, ma seule perspective, c’est mon repas du soir. Et je ne parle pas de faire la cuisine, juste de me réchauffer un truc : en début de mois acheté chez Picard pendant la pause déjeuner, ou, passé le 15, au Carrefour, de l’autre côté de l’autoroute. Après le repas, rien d’autre à faire que de regarder la nuit tomber. La télé ? Entre séries débiles et émissions ineptes, rien qui ne me tente vraiment. Et quand ça vole un peu plus haut, je me dis que ce n’est plus pour moi. Je pourrais m’accrocher un peu, mais je n’ai pas l’énergie. À la radio, entre émissions pour ados prépubères et rap au robinet, il n’y a que du foot. Et il se trouve que je n’aime pas le foot. Parfois j’écoute une boucle de France Info, mais rapidement j’ai la tête qui vrille. Alors je vais me coucher. Je suis chanceux, je m’endors en sept minutes. J’ai entendu, je ne sais plus où, que c’était la moyenne pour les hommes. Les femmes, il leur faut plus de temps. À chaque fois que je pose ma tête sur mon oreiller, avant d’éteindre la lampe, je me dis que j’ai de la chance d’être un homme. Et sept minutes après, je ne m’ennuie plus.
« À ce niveau-là, mon pote, c’est plus de l’ennui, c’est de la déprime. » C’est Stéphane, un collègue, qui m’a dit ça l’autre jour. « Non, je lui ai répondu, la déprime, c’est pas d’aller se coucher, c’est de ne pas vouloir se lever. » Et ça, il n’y a pas de risque. J’aime bien les matins. Le rituel du petit déjeuner : les trois cuillères à café dans le filtre, pester, parce que quoi qu’on fasse, on en fait toujours tomber un peu sur le plan de travail, le beurre trop dur qu’on écrase sur le pain de la veille, la première tranche qu’on met dans le grille-pain, l’odeur qu’elle dégage, en avant-goût. Et puis cette bulle de temps, familière, ce dernier moment avant le monde, avant dehors. Je vois le champ, et les collines en arrière-plan. Il y a quelques années, une femme m’a dit que c’était une belle vue. Moi, je trouve surtout que c’est toujours la même vue. Je mets la radio, mais je ne suis pas sûr que je l’écoute.
Bourdin dans le poste, qui fait semblant d’être mon pote. Remarque, parfois il me fait marrer. C’était mieux avant, la radio, quand on ne la voyait pas à la télé. On pouvait s’imaginer la tête des voix. Bourdin, je l’imaginais très brun, avec une moustache de routier et des rouflaquettes, le genre un peu caïd à qui on ne la fait pas. Puis un jour je l’ai vu. Ma radio ne marchait plus, j’ai voulu écouter sur Internet. Je n’aurais pas dû. En vrai, il n’a pas la tête de sa voix.
Ces derniers jours, pourtant, quelque chose a changé, je ne me couche plus aussi tôt. À cause de Stéphane. Ma voiture a rendu l’âme, ça devait arriver. Je pars avec le car, le matin, mais Stéphane m’a proposé de me ramener le soir. Pour être franc, ça ne m’enchantait pas trop de faire la route avec lui : on n’est pas si proches lui et moi, et le silence à deux, c’est vite gênant. D’un autre côté, ça m’évitait de me les geler à attendre le car pendant vingt minutes.
C’est le deuxième soir que ça a commencé. On sortait de l’autoroute, et sur le premier rond-point après le péage, il y avait des palettes qui brûlaient, avec une dizaine de types autour, quelques femmes aussi. Ils arrêtaient les voitures. Bourdin en avait parlé, mais je n’aurais jamais imaginé les voir là, à même pas cinq kilomètres de chez moi.
« Et merde ! » j’ai dit. Stéphane souriait, lui. Il a sorti la main, klaxonné trois grands coups et les types se sont écartés en applaudissant. Mais après s’être engagé sur la route de la forêt, il a soudain eu le regard du mec qui a oublié un truc important, soucieux et stupéfait. D’un coup, il a pilé et il a fait demi-tour.
« Mais qu’est-ce que tu fous ? j’ai crié.
— T’inquiète, mon pote. Et puis, c’est pas comme si quelqu’un t’attendait, non ? »
Le plus dur, ça avait été de descendre de la voiture. Sitôt après s’être garé, Stéphane, lui, était sorti, et d’emblée s’était dirigé vers l’attroupement. Les gars l’accueillaient avec chaleur. L’atmosphère était encore détendue en ces premiers jours, et les nouveaux venus considérés sans méfiance. Moi, je restais figé sur le siège passager, fixant les flammes sortant du tas de planches, espérant qu’elles me protégeraient. La petite foule allait et venait autour du rond-point, le jaune fluo des gilets la faisant ressembler à un essaim de lucioles prêtes à s’immoler, avec constance et insouciance, dans le brasier central. Stéphane revint en courant à moitié. Sans me regarder, il prit son gilet dans la boîte à gants, l’enfila et, sans refermer la portière, me cria de venir. Le froid et le ridicule de la situation me décidèrent à bouger. Je m’approchais du feu, cherchant à éviter les regards. Je grommelais un bonsoir, qui à ma grande surprise et mon grand soulagement ne rencontra aucun écho. Il semblait bien que, finalement, personne n’avait le projet de m’adresser la parole. Je me sentis sourire, presque rassuré. Mis à part le petit groupe qui discutait toujours avec Stéphane, les autres étaient silencieux. Je me postais sur le bord du rond-point, là où l’ombre commençait. Petit à petit, je sentais que la boule qui s’était formée d’un coup, sous mon sternum, quand j’avais réalisé que Stéphane avait bien l’intention de s’arrêter sur ce rond-point, commençait à se dégonfler. La brume d’angoisse qui m’engourdissait, elle aussi se dissipait, se déchirait plutôt. J’avais soudain envie de plonger les doigts dans mon crâne, d’enlever la gangue de graisse autour de mes neurones, de m’élargir les orbites. Disponible. C’était curieux comme je me sentais disponible, intéressé, bien planqué que j’étais dans mon obscurité anonyme. La lumière pulsée des flammes faisait apparaître et disparaître les visages, barbes mal taillées, mines frigorifiées, cernes, cheveux rares, couleurs en retard, regards dignes, bravaches ou vides, joues creusées, cous empâtés, jeunesse s’accrochant encore, dents manquantes, rides évidentes. Une belle brochette de gueules, solitaires et résignées, de bouches silencieuses, de figures invisibles ailleurs que dans leur miroir. La plupart avaient l’air aussi gauches que moi. Je m’étonnais de les scruter, d’éprouver tant de curiosité pour mes semblables. Le rond-point flottait dans l’obscurité comme une île, le feu sauvage en son centre, sillonné de sentinelles, et, lui faisant face, la barrière de péage, éclairée comme un checkpoint, de l’autre côté d’un no man’s land de bretelles et de voies d’accès. Plus loin, la forêt, impassible et sombre, indifférente aux drames à venir.
« Bonsoir, c’est la première fois que vous venez ? » Je crois bien que j’ai rentré ma tête dans les épaules, comme quelqu’un qui se prépare à prendre un coup. Croyant que je n’avais pas entendu, elle répéta : « Je ne vous ai jamais vu, c’est la première fois que vous venez ? » J’ai répondu que oui, c’était la première fois, mais que je n’étais pas vraiment venu, enfin si, j’étais là, bien sûr, mais par hasard, à cause d’un collègue qui me rendait service parce que ma voiture était en panne, et que par ce froid, je n’avais pas envie d’attendre le car, c’est lui, je veux dire mon collègue, qui avait voulu s’arrêter, mais que je ne savais pas trop pourquoi ils étaient là, et moi encore moins, même si bien sûr, j’en ai entendu parler, chez Bourdin, mais je ne suis pas trop l’actualité, la politique, tout ça, c’est pas trop mon truc, ah, au fait, bonsoir.
La boule s’était reformée, instantanément. Mon crâne s’épaississait, accentuant la pression sur mon front, rétrécissant mon champ de vision. Disparaître ! Éteindre ! S’endormir.
« Moi, je suis là depuis le début. » J’étais soulagé : elle n’avait ni prêté attention à mes propos confus, ni même noté l’embarras. Elle enchaînait, déroulait, s’animait ; je captais qu’il était question de taxe, de diesel, qu’il ne fallait pas exagérer, que cette fois, ça suffisait, qu’on n’allait pas se laisser faire. Une pause. Et puis elle repartait, sur les radars, sur son permis qui ne tenait plus qu’à son troisième stage de récupération de points, 189 euros, vous vous rendez compte, y en a à qui ça profite, vous ne trouvez pas ? Sur sa mère qui n’aurait pas de quoi se payer une maison de retraite, sur ses voisins du premier qui, eux, vivaient des allocations familiales, bon, c’est pas la peine d’en dire plus, vous voyez ce que je veux dire. Non, je ne voyais pas très bien, mais elle continuait. Pour une fois, les gens se bougent, elle avait vu une pétition, des milliers de signatures, il paraît ; depuis le temps qu’on se fait avoir, il faut que ça change, il faut que ça pète.
« Excusez-moi, il faut que j’y aille. » Stéphane me faisait des grands signes depuis la voiture déjà redémarrée. Soulagé, encore presque essoufflé, je voyais se profiler la perspective rassurante de la routine. »

À propos de l’auteur
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Olivier Scheibling © Photo DR

Olivier Scheibling a 60 ans. Il vit à Paris et travaille dans les tours de la Défense. Écrit dans la foulée d’ateliers d’écriture de Gallimard, Rond-Point est son premier roman. En 2015 il a publié un livre de réflexion issue de son expérience sur la parentalité d’un enfant dys-férent. (Source: Éditions Rue Fromentin)

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Seule

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En deux mots
Anissa est complexée par son physique. Alors quand Dylan, un nouveau camarade de classe, s’intéresse à elle, elle est aux anges. Mais l’adolescent va la manipuler et l’entrainer sur une pente dangereuse. Ni sa grande sœur, elle aussi sous emprise, ni ses parents ne pourront éviter le drame.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un assassinat trop ordinaire

Dans son second et court roman, Nesrine Slaoui s’empare d’un fait divers sordide pour explorer la place peu enviable des femmes arabes dans notre société. Victimes de harcèlement et sous emprise, elles doivent être très fortes pour s’en sortir.

Deux couples. Anissa et Dylan. Abel et Nora. Anissa est collégienne et mal dans sa peau. Elle aimerait tant ressembler à ces stars des réseaux sociaux, mais face à son miroir elle se rend bien compte qu’elle est loin d’avoir les formes et le teint de ces mannequins. Au quotidien, elle doit encaisser les remarques désobligeantes et les insultes, aussi bien à l’école que dans sa cité. Alors elle fait profil bas. Mais une lueur d’espoir se fait jour quand Dylan, un nouvel élève, la remarque et lui fait savoir qu’elle lui plaît. Via leurs smartphones, ils échangent des messages de plus en plus intimes. Lorsque Anissa interrompt la conversation pour aller se doucher, Dylan lui réclame une photo de son corps qu’elle finit par lui envoyer en lui faisant promettre qu’il ne la montrera à personne.
Nora vit aussi dans la cité, où elle est désormais le symbole de la réussite. Diplômée, elle a réussi à intégrer un grand groupe de cosmétique et espère bien gravir les échelons pour pouvoir offrir à ses parents un avenir meilleur. Quand elle rencontre Abel, elle voit la vie en rose. Mais très vite, elle doit déchanter. Abel s’avère peu fiable et volage et prend un malin plaisir à ne pas honorer les rendez-vous qu’il a lui-même fixés. «Dans la mécanique de leur couple dont il se voulait maître, il reproduisait un schéma conscient; celui d’un homme détaché face à une femme dévouée. Il hésitait, elle patientait. Il n’exprimait rien, elle parlait sans arrêt. Il s’autorisait à fauter, elle prouvait sa loyauté. L’un devait sauver l’autre; elle devait se sacrifier.»
Pendant ce temps, Nora va connaître la honte et l’humiliation. Pendant une sortie scolaire Dylan cette à la pression de ses amis et met la photo de la salope en ligne sans vraiment se rendre compte des implications. Après le conseil de discipline, il va vouloir se venger d’Anissa. Le drame va se produire leur de leur rendez-vous sous la pile d’un pont en bord de Seine. Comme le souligne Patrick Besson dans son dernier roman, Ceci n’est pas un fait divers. C’est une onde de choc qui va secouer Nora, toute la famille, la cité et le pays tout entier.
En choisissant une écriture blanche – quasi journalistique – qui énonce les faits sans prendre parti, Nesrine Slaoui livre au lecteur les éléments d’un dossier explosif, le laissant libre de son interprétation. Le délit de faciès, le poids de traditions patriarcales fortement ancrées et celui de la religion sont pour les jeunes femmes de lourds boulets à traîner. Avant même de pouvoir se choisir un avenir, elles doivent se lester de ce fardeau. Une mission très difficile, car elles ne peuvent compter sur le soutien de leur famille, murée dans un silence coupable. Elles restent Illégitimes, pour reprendre le titre du premier roman de Nesrine Slaoui qui confirme ici tout son talent.

Seule
Nesrine Slaoui
Éditions Fayard
Roman
144 p., 17 €
EAN 9782213721491
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, en banlieue, notamment à Argenteuil et à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
A la mort d’Anissa qu’elle était trop loin pour empêcher, Nora décide d’en finir radicalement avec la violence des hommes.
Inspiré de deux faits réels sans rapport entre eux mais habilement rapprochés par la fiction, Seule nous plonge au cœur de problématiques hélas ancestrales comme le racisme, le sexisme et les violences faites aux femmes, sous un prisme toutefois résolument contemporain, où les réseaux sociaux, la pornographie, mais aussi un début de prise de conscience semblent devoir rebattre les cartes.
Deux vies en parallèle. Celle d’Anissa, une adolescente qui vit à Argenteuil, et celle de Nora, trentenaire parisienne. La première est victime d’un harcèlement scolaire violent et finira par en mourir. La deuxième lutte sur tous les fronts à la fois, contre le sexisme et le racisme qu’elle endure au quotidien, et pour ne pas se laisser broyer par une relation de couple nocive. Qu’est-ce qui les lie, sinon bien sûr de subir la brutalité du monde ? Et jusqu’où faudra-t-il aller pour en finir avec la violence des hommes ?

Inspiré de faits réels qui s’éclairent l’un l’autre par le détour de la fiction, Seule nous plonge au cœur de multiples problématiques contemporaines, de l’addiction aux réseaux sociaux à l’intériorisation des comportements genrés, et jusqu’au sujet complexe entre tous de la légitime défense de femmes en danger de mort.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radio Nova
Slate (Thomas Messias)
Vogue (Tal Madesta)


Nesrine Slaoui présente son second roman Seule © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 3 septembre 2021
Cité Champagne, Argenteuil
Dans les quartiers Nord de Marseille, à la Bricarde comme à la Castellane, centres névralgiques du trafic de stups où un minot meurt tué par balles de kalachnikov tous les quinze jours, les fenêtres offrent une vue de rêve et dégagée sur la mer Méditerranée. Une provocation, un horizon enviable faussement accessible car seule la plage de l’Estaque, la plus petite, l’est vraiment. Ici, cité Champagne, bien plus calme, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Paris, les balcons des logements sociaux offrent un panorama sur la capitale et ses monuments, au premier rang desquels la tour Eiffel, éclairée la nuit. Karim avait montré la vue à sa femme Yamina en dernier, comme une surprise, le jour de leur installation. Ils étaient étonnés, tous les deux, qu’un tel luxe s’invite jusque dans ces lieux retirés. C’était à se demander si les urbanistes et les architectes de ces grands ensembles cherchaient à amplifier le contraste entre ici et là-bas, ou au contraire à adoucir la tristesse abandonnée de cette cité d’Argenteuil. Ils imaginaient peut-être qu’en regardant au loin les habitants oublieraient la réalité à leurs pieds : les ascenseurs en panne, les halls imprégnés d’urine.

Au neuvième étage de sa tour, Anissa ne se souciait guère de l’horizon. Enfermée dans sa chambre, elle essayait de se prendre en photo avec son téléphone. Mais même en se hissant sur la pointe des pieds, ce qui allongeait ses jambes, et en courbant son dos pour accentuer ses fesses, aucun cliché n’était publiable sur Instagram. Pourtant, elle connaissait par cœur les astuces qui mettent en valeur une silhouette : se placer légèrement de profil, rentrer le ventre avec une main sur la taille. Quant au visage, elle évitait de sourire et gardait la bouche légèrement entrouverte pour figer ses traits fins. À force de parcourir les réseaux sociaux pendant des heures, tous les jours, elle appliquait leurs codes sans même s’en rendre compte. Mais, rien à faire : le reflet dans le miroir rectangulaire de sa chambre résistait à ses tentatives de domestication, et ce qu’elle tentait désespérément de photographier refusait de coïncider avec les autres profils qui défilaient sur l’écran. Sans filtre, sans artifice, son corps et son visage révélaient un physique ordinaire, ses imperfections, ses asymétries. Tout ça semblait loin de l’idéal calibré conçu de toutes pièces par les réseaux, de ses créatures, de ses fantasmes. Elle ne pouvait pas concourir, elle ne pouvait pas lutter. Et ce décalage entre sa réalité, modeste et émouvante, et ce à quoi elle voulait ressembler la torturait. Elle appréciait seulement son ventre plat d’adolescente. Le reste, elle le trouvait trop petit, trop filiforme, pas assez femme.

Dans sa classe de quatrième, quelques camarades arboraient de la poitrine, plus ou moins subtilement. Anissa s’observa quelques instants et ne trouva rien à mettre en avant. Enfin, rien de ce qu’Instagram valorise. Elle mesurait pourtant presque 1,70 mètre mais sans forme. Pas de seins, pas de fesses, pas de hanches ; ni lèvres pulpeuses, ni sourcils parfaitement dessinés ni faux ongles joliment colorés. Et même si elle prenait soin de ses longs cheveux noirs ondulés – leur appliquant tous les dimanches un mélange millimétré d’huiles végétales de ricin, de moutarde, de jojoba –, ils ne tombaient pas aussi joliment que sur les tutos des influenceuses. Anissa ne mesurait même pas la beauté de son teint olive – malgré ses petits boutons d’acné. Ses parents ne l’autorisaient pas encore à les cacher sous de l’anticerne, alors que beaucoup dans son collège se prêtaient déjà quotidiennement à l’art du maquillage. Elle aurait aimé s’entraîner, elle aussi, s’exercer à l’eye-liner – il fallait le pratiquer pendant des mois, voire des années, pour prétendre le maîtriser. Après une vingtaine d’essais qu’elle jugea infructueux, Anissa s’assit sur son lit et renonça à son selfie. Un jour j’aurai assez d’argent pour faire de la chirurgie esthétique. Cette perspective la réjouissait.

Son corps, elle le vivait comme un fardeau, il l’empêchait de plaire aux garçons qui, eux aussi, le comparaient à ceux des réseaux sociaux. Elle en était convaincue. À l’école, ils regardaient avec insistance celles dont les seins arrondissaient les pulls. Dans leur classement annuel des plus jolies filles, son nom n’apparaissait jamais. L’adolescente devait en plus composer avec les trouvailles shopping saugrenues de sa mère, qui privilégiait le confort et les prix bas, les matières bas de gamme, au bon goût ou à la mode. Elle grimaçait souvent sans oser rien dire devant les sacs remplis de pantalons de velours violets ou jaunes, trop grands, de pulls criblés de motifs enfantins – ribambelles de fleurs à paillettes, etc. Plus elle vieillissait, plus elle en avait honte, bien sûr. Pour se rendre en classe, elle portait presque exclusivement ce pantalon noir moulant aux fines rayures blanches verticales et les rares hauts un peu sobres qui lui plaisaient. Dans l’intimité de sa chambre, la jeune fille pouvait enfin extraire de leurs cachettes les tops courts achetés dans le dos de ses parents. Elle s’amusait alors à enfiler les minidébardeurs échancrés et colorés entassés dans une boîte à chaussures sous son lit. Ils ressemblaient à ceux qu’elle admirait sur les sites internet des grandes marques de fastfashion.

Ne pas exister sur Insta ravageait chaque jour davantage l’estime déjà faible qu’Anissa avait d’elle-même. Elle se trouvait de plus en plus laide. D’autant qu’elle subissait à n’en plus finir des moqueries au quotidien, sur sa grande taille, sur sa minceur. Parfois, avant de dormir, elle recevait d’un camarade de classe un texto où il était juste écrit « t’es moche ». Parfois, une dizaine de messages de ce genre arrivaient d’un seul coup dans une conversation de groupe sur Snapchat, avant de disparaître. Quand elle en parlait à des copines, qui n’en étaient pas, on lui reprochait sa susceptibilité. Anissa ne se sentait pas autorisée à se plaindre. Le harcèlement qu’elle endurait était d’autant plus douloureux qu’il ne laissait aucune trace apparente – nulle part.

Ce matin-là, alors qu’Anissa encaissait en silence ces humiliations depuis des mois, son corps prit la parole. Accumulées en elle, les unes après les autres, les insultes formaient, à force, une boule au fond de son estomac. J’ai mal au ventre, maman. Yamina n’y croyait pas. Elle soupçonnait un stratagème pour éviter l’école. Roh non tu vas pas commencer, tu vas y aller ! Elle ne pouvait pas savoir, Yamina, à quel point chaque jour passé là-bas mettait en danger la vie de sa fille. La femme de ménage l’enviait presque d’avoir la chance de pouvoir rester assise, sur une chaise, au chaud, à apprendre cette langue dont les interminables règles de conjugaison et de grammaire lui échappaient encore. Au Maroc, elle s’était mariée à peine majeure et avait rejoint ici son époux, installé depuis deux ans, en automne 1990. Malgré le stress, la perspective du long voyage en bateau, le sentiment d’arrachement, elle traîna ses valises, enceinte de leur premier enfant, de Casablanca à Tanger, pour embarquer. Elle avait dans un premier temps refusé de demander de l’aide avant de se laisser guider par un voyageur. Sans aucun repère, elle était perdue, ballottée dans la foule. Après deux nuits de solitude et de mal de mer, elle avait retrouvé Karim, son mari, qui l’attendait à Marseille, tout fier, devant sa Peugeot 205. Ils filèrent en direction du nord, en silence. Ils ne le brisèrent que pour parler du Maroc, Yamina déjà nostalgique de ce pays qu’elle venait de quitter.

Voilà, c’est ici chez nous ! Le chez nous, dans cette phrase prononcée en darija, sonna presque ironiquement, quand il se gara, en début de soirée, dans cette banlieue parisienne de l’Ouest. Yamina n’avait pas imaginé Paris comme ça : un gruyère de tours de béton blafardes, immenses et décevantes. Tu verras la tour Eiffel depuis l’appartement, elle est encore plus belle de loin. Karim lui apprenait déjà à rester à l’écart, comme lui. L’immigré évitait d’approcher la France de trop près, même si elle semblait les accueillir, il redoutait encore l’hostilité des regards, les réflexes trop souvent cruels des anciens colons.

Les années qui suivirent leur installation à Argenteuil – si loin du doux soleil, de l’air marin et de l’agitation familière de Casablanca –, la mère de famille s’occupa du foyer. Elle n’entreprit de travailler qu’après l’entrée en maternelle d’Anissa, la petite dernière, qui fêtait cette année ses quatorze ans. Le père, lui, fut d’abord manutentionnaire cariste chez Dassault Aviation avant de rejoindre l’entreprise de maçonnerie d’un ami. Les produits chimiques l’avaient bousillé, les gestes répétitifs, à force, aussi. Leur quotidien dans cette cité du Val-d’Oise ressemblait à celui de millions d’autres immigrés.

Dans les années 1970, au pied du bâtiment incurvé – qui constitue à lui seul tout le quartier –, des champs d’asperges s’étendaient encore sur la terre des Coteaux, progressivement rasés et remplacés par des pavillons. La cité ouvrière au nom festif, construite à la hâte au pied de la butte des Châtaigniers dans une frénésie d’urbanisation, se targuait à l’époque d’une vraie convivialité bercée par les valeurs du communisme. Tout se trouvait à proximité, au pas de la porte : un boulanger, un charcutier, un marchand de journaux, un cordonnier, une mercerie et deux coiffeurs. Il y a vingt ans, la solidarité régnait encore. Le quartier vivait au rythme des fêtes et des activités organisées par l’association locale. Tout s’est arrêté et les commerces ont fermé. Il ne reste qu’un salon de coiffure, une pharmacie et une pizzeria tenue par les jeunes habitants du coin : l’amicale des locataires leur en avait confié la direction pour les aider, les occuper, et tenter de calmer les tensions avec les baqueux. Peu de temps auparavant, sur le segment de route séparant la cité Champagne de la cité Roussillon juste au-dessus, un jeune homme avait percuté en motocross un poteau électrique alors qu’il circulait sans casque sur le trottoir, selon le parquet. Une voiture de la brigade anticriminalité circulait au même moment cette nuit de mai vers 2 heures du matin. Sabri est mort le lendemain. L’affaire a été classée sans suite, mais ses proches estiment que cette présence policière a un lien avec la mort du motard. Ils s’appuient sur des témoins qui affirment avoir vu le véhicule arriver gyrophare allumé. Ils réclament l’écoute des communications radio pour déterminer s’ils avaient eu la volonté de l’interpeller. En vain. Ici, comme partout ailleurs, les habitants des quartiers populaires fuient devant la police, par crainte d’y laisser leur vie.

L’ambiance se dégradait depuis longtemps dans la cité. La façade grisâtre de la banane – surnom donné par les habitants – ne reflète plus aucune lumière ; même sous un ciel bleu sans nuages, l’édifice couvert de saleté paraît ombragé. Malgré les promesses annuelles du bailleur, rien n’a été rénové depuis 1995. Trois cent soixante-dix-neuf logements sur treize étages, et autant de vies laissées pour compte. Parmi eux, celui des Bentaleb : un trois-pièces de soixante et onze mètres carrés loué pour 550 euros. Impossible, à ce prix-là, d’imaginer vivre ailleurs. Tant pis si la lumière de la chambre d’Anissa n’est pas idéale pour ses séances photo improvisées.

De toute façon, Yamina, Karim et Anissa sortaient peu. Les parents, à peine le nez dehors, baissaient la tête. Seuls les voisins d’immeuble les saluaient avec entrain parce qu’ils partageaient la même condition. Ils partaient, presque en même temps, tôt le matin, vers le centre-ville, les usines en périphérie ou une autre banlieue de l’Ouest, et revenaient le soir dans la fourmilière, parfois après avoir enchaîné plusieurs petits boulots dont certains payés au noir pour arrondir les fins de mois. Le reste du temps, ils ne la quittaient pas, cette fourmilière, comme si l’ordre social s’était matérialisé avec un checkpoint à l’entrée de la cité et empêchait ses habitants de rester trop longtemps à l’extérieur.

Extrait
« Dans la mécanique de leur couple dont il se voulait maître, il reproduisait un schéma conscient; celui d’un homme détaché face à une femme dévouée. Il hésitait, elle patientait. Il n’exprimait rien, elle parlait sans arrêt. Il s’autorisait à fauter, elle prouvait sa loyauté. L’un devait sauver l’autre; elle devait se sacrifier. » p. 67

À propos de l’auteur
SLAOUI_nesrine_©Charlotte_RobinNesrine Slaoui © Photo Charlotte Robin

Nesrine Slaoui est journaliste, diplômée de Sciences Po, elle a été chroniqueuse et présentatrice pour France 4, reporter pour I-télé, France 3 et Loopsider. Après Illégitimes (2021), son premier roman, elle publie Seule (2023). (Source: Éditions Fayard)

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