Pauline ou l’enfance

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En deux mots
Venant revisiter les lieux de son enfance, le narrateur se souvient des vacances passées avec son cousin Pierre et leur amie Pauline. Il parcourt avec nous le «petit royaume de l’enfance» dans un coin de Saône-et-Loire. Un paradis perdu riche de merveilleux souvenirs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les vacances en Saône-et-Loire

C’est du côté de Louhans que Philippe Bonilo a passé son enfance. Dans ce premier et court roman, il convoque ses journées passées à parcourir la région avec son cousin Pierre et leur amie Pauline qu’il espère retrouver trente ans plus, en revenant en Saône-et-Loire. Nostalgique, enchanté, émouvant.

«L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.»
C’est ce tout petit royaume que le narrateur nous propose d’explorer du côté de Louhans où ses parents tenaient une épicerie ambulante. Après de longues années passées à voyager, il revient dans le village, à la recherche des traces du passé. Mais tout a bien changé, à tel point qu’il a failli passer devant la maison familiale sans le reconnaître. Les nouveaux propriétaires l’avaient totalement transformée.
Alors, bien que ne possédant pas «ce don d’ubiquité qui permettrait d’habiter tous les âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté», le romancier va tout de même parvenir à convoquer «ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours».
Dans ce lieu qui ressemblait à un entrepôt désordonné, entre les marchandises livrées, déballées et proposées à la vente dans la camionnette qui sillonnait la région, il y a d’abord l’amour inconditionnel d’une mère qui semble toutefois d’une telle évidence qu’il n’y a pas lieu de s’y appesantir. Celui du père est plus riche en aventures, parce qu’il passe par la découverte des alentours. « Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. » Parmi les clientes, Germaine tenait une place particulière. Avec l’instituteur, elle possédait une langue différente des autres, ses paroles envoûtaient. Et puis Germaine était la grand-mère de Pauline, arrivée pour les vacances.
Avec le cousin Pierre, lui aussi hébergé pour les vacances, le trio va vivre des journées d’un bonheur sans égal. « la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière ».
Ce sont ces belles journées de découverte, d’exploration, de promesses que Philippe Bonilo raconte avec gourmandise et mélancolie, jusqu’à ce spectacle de fin d’année de l’école de danse, quand toute la famille était à Louhans pour voir Pauline sur scène. Un moment de bascule pour le petit garçon qui comprend alors que désormais le temps de l’insouciance est passé, que la rigueur et le travail sont nécessaires pour parvenir à ce moment de grâce.
Au moment où on célèbre les cinquante ans de la mort de Marcel Pagnol, on ne peut s’empêcher de penser à ses souvenirs d’enfance et en particulier au Temps des secrets dont on retrouve ici tout à la fois la grâce mélancolique et la force d’évocation.
Alors nous étreint une émotion d’autant plus forte qu’elle émane d’un paradis perdu, celui de l’innocence et des rêves d’un avenir où tout reste possible. On mesure alors le chemin parcouru, quand «l’étendue de toute une vie se déploie dans la mémoire.»

Pauline ou l’enfance
Philippe Bonilo
Éditions Arléa, coll. La rencontre
Roman
120 p., 19 €
EAN 9782363083715
Paru le 5/04/2024

Où?
Le roman est situé d’abord dans un port normand puis en Saône-et-Loire, à Romenay et Louhans. On y évoque aussi Bourg, Saint-Amour et Loisy, sans oublier tous «les lieux remarquables de la région: les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère); d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour.»

Quand?
L’action se déroule à la fin du siècle passé.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il n’y avait dans l’esprit de Pauline guère de place que pour la danse. Quand nous étions, Pierre, elle, et moi, dans les prés, elle nous montrait la difficulté du saut de chat qui nous fai¬sait tant rire. Elle nous invitait à l’imiter, mais nos pirouettes se terminaient invariablement par des roulades le long des pentes, roulades dont quant à moi j’aurais voulu qu’elles durent toute la vie.
Certains souvenirs sont des trésors. Certaines ren¬contres aussi. Qu’avait-elle de si singulier cette petite fille, l’amie fascinante des lointains étés, pour échapper à l’oubli et à la trame des jours ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Victor de Sepausy)

Les premières pages du livre
« Au retour d’un long voyage, après tant de hautes terres et de montagnes, j’eus envie de revoir la mer. Je me suis donc rendu dans ce petit port de Normandie où je vais de temps en temps, car la mer m’y semble plus belle qu’ailleurs. Lorsque je suis arrivé, tout paraissait désert, comme toujours à l’heure du déjeuner. J’étais heureux d’être là, respirant à pleins poumons l’air marin. La paix d’un grand soleil tombait sur le port. La forêt des mâts immobiles vibrait au loin dans la chaleur : devant moi un élévateur à bateaux, une grue, tous deux à l’arrêt, et des filets de pêche à terre qui emmêlaient leurs couleurs. Sur la gauche, les entrepôts ; du côté opposé, la boutique de souvenirs et l’habituel tourniquet de cartes postales. Il y avait surtout au-dessus de ma tête le ciel bleu qui reflétait son image dans la mer, où dans un grand flamboiement disparaissaient les voiliers.
Je me rendais sur la plage, lorsqu’une fillette de huit-neuf ans apparut sur le terre-plein, trop absorbée par son monde pour avoir remarqué ma présence : seule, à part moi, dans cette solitude. La coque d’un bateau abattu en carène faisait derrière elle l’effet d’une montagne ou d’une baleine échouée. L’enfant était tête nue, vêtue d’une robe bleue à bretelles, sandalettes dorées aux pieds. Elle donnait libre cours à son imagination, semblant s’interdire la ligne droite, alternant grands et petits pas, sauts de côté étranges et capricieux, moments d’arrêt à pieds joints et bras le long du corps. Qui mettrait autant d’application dans la conduite de ses affaires serait capable de grandes choses. Je la voyais gracieuse et légère, se mouvant dans une histoire qui n’appartenait qu’à elle.
J’avais connu jadis une petite fille de cet air-là, ou du moins qui agissait en toutes circonstances, y compris dans ses jeux, d’une manière non moins sérieuse et concentrée. Mais au lieu d’être au bord de la mer, cette fillette, ma Pauline, courait dans les champs, sur les chemins de terre, dans les hautes herbes, sous d’autres nuages. Il m’arrivait souvent de penser à elle. Un frisson dans l’air, une éclaircie, ou, comme dans le cas présent, une ressemblance, il n’en fallait pas plus pour la faire apparaître. J’avais alors le sentiment qu’elle était vraiment là, tout près, vivante, que son regard, son sourire s’adressaient à moi. L’espace d’une seconde, je retombais en enfance, car j’entrais dans son univers plus qu’elle ne surgissait dans le mien. Nous ne nous étions pas revus depuis bien longtemps, trente ans peut-être, et jamais je n’avais cherché à la retrouver. Rien ne pressait, car je suis de ceux qui estiment avoir l’éternité devant eux, et notre rendez-vous, s’il devait avoir lieu, viendrait à son heure. Quelque temps après la scène du bord de mer, la chance me souriant enfin, j’eus l’occasion de me rendre dans la Saône-et-Loire. C’est donc sans l’ombre d’une hésitation, avec un total abandon à ce qui devait arriver, que je décidais d’aller à Louhans, où je supposais qu’elle vivait encore, rendre visite à la femme que Pauline était devenue.

La route qui menait à Pauline traversait Romenay. En arrivant, sur une esplanade (je me souvins que se tenait là deux fois l’an la vogue), je reconnus les terrasses surélevées du Lion d’or et des Remparts où mes amis et moi dégustions des glaces, les belles portes médiévales de carrons rouges dont les noms d’Orient et d’Occident sont sans doute trop glorieux pour un si modeste village. Enfant, quand j’arpentais la petite rue commerçante qui reliait ces deux portes, j’avais l’impression en écartant les bras de toucher aux deux extrémités de la terre. L’Occident, c’étaient les couchers de soleil sur l’océan, la mer des Caraïbes, l’aventure, et l’Orient, l’immense plaine continentale vers laquelle glissait le paisible troupeau des nuages d’ici. Les nombreux voyages que j’entrepris plus tard n’auront été que le prolongement aux dimensions du monde de cette sensation première.

Je ne voulus pas m’attarder davantage car je savais que sur la route de Montpont je passerais devant ma maison d’enfance, Les Talus, l’épicerie-café de mes parents que j’étais curieux et impatient de revoir. En chemin, vitres ouvertes, je respirais à pleins poumons une odeur d’autrefois, de terre lourde et de bestiaux, de feuilles froissées et de chaume brûlé. Ma campagne n’avait pas changé. C’était le même pays agréablement vallonné, reprenant à perte de vue le motif de boqueteaux et de champs de maïs ; quelques haies vives soulignant d’un trait d’ombre le vert des prés, survivances d’anciens bocages. Je guettais notre maison, dans mon souvenir au sortir d’un bois, entre un virage et le bas d’un coteau, pourtant je suis passé devant sans la remarquer. Elle m’apparut in extremis, juste avant que son image ne sorte du rétroviseur.
Après avoir fait demi-tour, je suis allé me garer au bout du bâtiment, le long du mur latéral, sur le retrait herbeux où mon père mettait son camion. La maison donnait à présent directement sur la chaussée, un élargissement de la voie ayant recouvert le bas-côté. Comme il fallait s’y attendre, ça n’était plus ma maison : la porte du magasin avait été murée et la baie vitrée ramenée aux proportions d’une fenêtre ordinaire. Je ne fus pas autrement surpris de constater qu’elle était en vente. J’ai contourné le bâtiment pour voir ce qu’était devenue la terrasse. À en juger par les empreintes de pneus qui quadrillaient une terre dure comme pierre, l’endroit, contigu du champ de maïs, devait servir de tournière aux tracteurs. Je n’ai malheureusement pas connu ce temps où à la belle saison les familles prenaient là leur repas à l’ombre du tilleul. À mon époque, le souvenir de cette ombre bienfaisante n’était plus que prétexte à l’évocation d’un passé regretté, et la terrasse un débarras à ciel ouvert encombré de caisses de bouteilles, de pièces mécaniques et quantité d’objets bons pour la décharge. Les restes d’un jeu de quilles occupaient sur toute la longueur le fond de la cour. Les planches de la palissade derrière laquelle se pratiquait le jeu achevaient de pourrir au pied du mur de clôture. Les gaillards des fermes voisines s’y donnaient rendez-vous pour une partie qui devait davantage à la chance et au hasard qu’à l’adresse des joueurs, puisque la terre battue, depuis longtemps à l’abandon, et la planche de piste gondolée interdisaient toute pratique selon les règles. Ils choisissaient leur renvoyeur parmi ces gamins qui, s’imaginant naïvement appartenir à la bande, traînaient en permanence dans leurs jambes. Plutôt malingre, j’étais souvent promu à cette dignité (dans mon souvenir j’ai six ou sept ans). Évidemment, la dérision de tout cela m’échappait. Prenant ma tâche à cœur, je redressais les quilles, soulevant la lourde boule de fer pour la déposer sur la goulotte de renvoi. Et non sans une intense satisfaction je la voyais ensuite repartir vers les joueurs le long de la magnifique rampe d’acacia dans une course de toute beauté qui me faisait trépigner de joie. En revenant devant la maison, je faisais mentalement l’inventaire de ces lieux où j’avais été heureux. Du côté de l’épicerie-café, je revoyais le comptoir, les rayonnages le long du mur, quelques tables, la réserve et la chambre froide, la porte de derrière, dont le verre dépoli du panneau supérieur reflétait le matin les notes d’ambre du soleil. De l’autre côté, les deux pièces à vivre : la grande où trônait la cuisinière, et, dans l’angle opposé à la fenêtre, mon lit ; à gauche, la chambre des parents. Entre la pièce principale et le jardin s’insérait un réduit, abusivement nommé « la chambre du fond ». Un lit de dimensions imposantes, surmonté d’un énorme édredon rouge, débordait sur l’ouverture de la porte et gênait le passage. C’est là que couchait mon cousin Pierre pendant les vacances. Maintes fois mes parents m’avaient suggéré d’en faire ma chambre, considérant que j’y serais plus tranquille. Mais je ne pouvais me résoudre à dormir en un lieu qui à mes yeux était la chambre de Pierre et qui du reste me semblait le bout du monde sitôt la porte refermée. Moi, les conversations du soir ne me dérangeaient pas ni l’odeur du tabac, bien au contraire. Ainsi bercé de ces impressions familières, mon sommeil était en mesure d’affronter le profond silence de la campagne que rompait de temps à autre le fracas d’une automobile ou d’un camion.
L’épicerie et la maison disposaient toutes deux d’une entrée en façade, aussi les mondes ne se mélangeaient guère ; dans la chambre des parents, la porte communicante avait été condamnée. La route était en léger surplomb. Contemplé depuis la fenêtre, l’horizon se ramena durablement pour moi à une poignée d’herbes, une bande de goudron et des roues de voiture.
Je suis allé demander les clés à la ferme voisine. Les bâtiments avaient été remis à neuf et un hangar de belles proportions remplaçait la grange. Un enrobé bleuté recouvrait la cour d’une épaisse graisse odorante, présentant çà et là sous le soleil des effets lustrés qui rappelaient, en plus abstrait, les flaques d’eau comblant jadis les nids de poule. Bien alignés devant le hangar, imitations parfaites des modèles réduits dont raffolent les gamins de la campagne, des engins agricoles exposaient avec bonhommie leurs formes généreuses. Il se dégageait de l’étable une odeur acide et piquante d’oseille croupie, bien différente des senteurs capiteuses du fumier d’autrefois. »

Extraits
« Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. Des portes jaillissaient, comme autant d’oiseaux échappés de leur cage, les enfants qui s’emparaient sans un merci, tels des voleurs, de la rondelle de saucisson, ou du talon de pâté en croûte où tremblotait un reste d’appétissante gélatine, que leur tendait mon père par-dessus le porte-cabas. De menues grands-mères suivaient à pas lents. J’étais émerveillé des égards avec lesquels il leur parlait, en leur remettant leurs achats emballés dans ce beau papier rose vichy. » p. 26

« Je ne fus pas cependant un animal si difficile à apprivoiser. Bientôt, Pauline revint aux Talus, accompagnée de son père. Puis, Pierre et moi fûmes autorisés à nous rendre chez Germaine — que par faveur spéciale Pauline nous permit d’appeler nous aussi mémé. Cet été-là se mit en place entre Les Rippes et Les Talus un va-et-vient qui devait se maintenir des années, nos pères sans trop se faire prier prêtant leur concours à cette logistique du bonheur.
Sur une période s’étalant du cours préparatoire à mon entrée au collège, je n’ai vécu que dans l’attente de mes deux amis. Je fréquentais par désœuvrement les gamins du voisinage. Il fallait voir toutefois avec quelle ingratitude je me désintéressais d’eux sitôt qu’apparaissait dans mon champ de vision l’un ou l’autre de mes amis de toujours. » p. 41

« Monsieur Amance, accompagné de ma mère, pour qui ces sorties étaient autant d’occasions de «prendre l’air», nous emmenait visiter les lieux remarquables de la région : les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère) ; d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour. Sans doute n’étions-nous pas peu fiers de nous asseoir sur la banquette de la DS, Pauline bien calée entre Pierre et moi, et ce malgré le luxueux mal des transports qui nous obligeait à des haltes fréquentes. » p. 50

« L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.
Je présume que c’est de l’empilement d’expériences vécues en un même lieu et prises dans une constante répétition que naît ce sentiment d’étendue, qui trouve par conséquent sa véritable expansion, sa terre d’élection, dans la mémoire. Je suis cruellement de mon temps et ne dispose pas hélas de ce don d’ubiquité qui me permettrait d’habiter tous mes âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté. Pourtant, ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours ne sont pas toutes perdues. Certaines s’attardent dans l’air, vous les croisez en chemin. » p. 53

« Il y a des moments dans l’enfance où il semble que tout soit dit du présent et de l’avenir: la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière. Quand un hasard les fait remonter du passé, c’est non seulement la joie de l’heure qui nous est rendue, mais l’étendue de toute une vie qui se déploie dans la mémoire. » p. 87

« Au fond, qui était Pauline pour moi aujourd’hui? Un être dont, à la vérité, je n’avais plus entendu parler depuis une trentaine d’années. «Une petite fille.» Mais à peine avais-je prononcé pour moi-même ces derniers mots que l’émotion me submergea. Cette enfant disparue me devint plus présente et plus chère que jamais. Pauline qui n’existait plus avait conservé intacte la faculté de m’émouvoir, plus profondément que n’importe quelle personne vivante en ce monde. Cet appel qu’elle nous lançait quand elle peinait à nous suivre: «Attendez-moi, les garçons!», je l’entendais encore, ce n’était pas la voix d’une enfant qui va mourir. » p. 106

À propos de l’auteur
BONILO_philippePhilippe Bonilo © Photo DR

Né à Chambéry en 1961, Philippe Bonilo réside à Paris où il a embrassé divers métiers liés à l’univers du livre, incluant des postes en librairie, en tant que commercial et dans l’édition. Actuellement, il travaille au sein d’un centre de psychanalyse et contribue à l’édition de diverses revues spécialisées dans ce domaine. Il est l’auteur de La Chambre, un texte poétique paru en 2007. Pauline ou l’enfance est son premier roman. (Source: Éditions Arléa)

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La Louisiane

MALYE_louisiane

  RL_2024

Finaliste du Prix de la Closerie 2024
En lice pour le Prix France Bleu – Page des libraires 2024
En lice pour le Prix Nice baie des Anges 2024

En deux mots
Parmi les pensionnaires de la Salpêtrière, 90 femmes sont choisies pour rejoindre la Louisiane, épouser les colons et peupler la colonie du Mississipi. Mais après avoir débarqué en Louisiane en 1721, Geneviève, Charlotte, Pétronille et leurs sœurs d’infortune connaîtront des destins très différents.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois femmes dans le Nouveau Monde

En explorant un pan méconnu de l’Histoire des colonies françaises, l’envoi de femmes pour peupler ces vastes territoires, Julia Malye réussit une admirable fresque autour d’un trio de femmes bien décidées à cesser de subir la loi des hommes. Documenté, dense et poignant.

En cette année 1720, John Law, le contrôleur général des finances voit son système s’effondrer avec les actions du Mississipi, l’obligeant à se retirer. Si la colonie est loin de regorger de l’or et d’autres richesses miroitées, le Roi Louis XV n’entend pas l’abandonner et décide de plusieurs expéditions. Il ordonne notamment l’envoi de femmes à Biloxi, situé dans un pays marécageux, aux eaux malsaines et au sol stérile, où il a à érigé un fort.
C’est à Marguerite Pancatelin, la Supérieure de la Salpêtrière, qu’échoit la tâche de dresser la liste des volontaires qui seront aptes à affronter un tel voyage et qui peuvent enfanter.
Ajoutons d’emblée que ses pensionnaires sont plutôt réticentes et qu’à part Geneviève, prisonnière à la Grande Force et qui n’a plus grand chose à perdre, personne ou presque n’est candidate pour cette mission. Alors elle choisit toutes celles qui lui semblent convenir, allant même jusqu’à désigner une enfant de 12 ans.
Encadrées par des religieuses, les femmes quittent Paris pour les bords de Loire avant de rejoindre la Bretagne et d’embarquer à bord de La Baleine pour un voyage périlleux.
Après bien des péripéties – le mal de mer, le confinement, une attaque de pirates – elles débarquent à Biloxi.
La seconde partie du roman raconte comment elles ont été mariées à peine débarquées et leur quotidien dans ces contrées hostiles, mais aussi combien le voyage leur a permis de mieux se connaître, de tisser des liens.
Charlotte, Pétronille et Geneviève vont toutefois connaître des destins bien différents. En les suivant au fil des années, Julia Malye nous raconte la vie des colons, entre les maladies, les ouragans, la guerre contre les tribus autochtones. Petit à petit, la région va tout de même parvenir à se développer avec l’arrivée d’une nouvelle génération, les enfants de ces femmes de la Salpêtrière.
Si ce roman est si réussi, c’est que ll’autrice s’est abondamment documentée, à la fois sur la Salpêtrière et sur la Louisiane, un territoire qui s’étendait alors jusqu’au Canada. Les conditions de vie, la faune et la flore, les populations autochtones et les esclaves, le climat, rien ne manque. Pas même le romanesque et ses rebondissements en cascade.

La Louisiane
Julia Malye
Éditions Stock
Roman
560 p., 23 €
EAN 9782234094116
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé à Paris, puis au terme d’un voyage le long de la Loire jusqu’en Bretagne et plusieurs mois en mer, à Saint-Domingue puis à Biloxi. On y sillonne ensuite les contrées et villes de Louisiane.

Quand?
L’action se déroule de 1720 à 1739.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Pour la première fois depuis trois mois, elles discernent enfin le sable que leur cachait l’eau lors de la traversée de l’Atlantique, ce fond de l’océan qu’elles ont brièvement aperçu ce matin en débarquant de La Baleine. Personne ne leur a expliqué où elles seraient logées ce soir, dans combien de temps elles seraient fiancées. On ne dit pas tout aux femmes. »
Paris, 1720. Marguerite Pancatelin, la Supérieure de la Salpêtrière, est mandatée pour sélectionner une centaine de femmes «volontaires» qui seront envoyées en Louisiane afin d’y épouser les colons français.
Parmi elles, trois amies improbables : une orpheline de douze ans à la langue bien pendue, une jeune aristocrate désargentée et rejetée par sa famille ainsi qu’une femme condamnée pour avortement. Comme leurs compagnes à bord de La Baleine, Charlotte, Pétronille et Geneviève ignorent tout de ce qui les attend au-delà des mers. Et n’ont pas leur mot à dire sur leur avenir.
Ces étrangères réunies par le destin devront braver l’adversité – maladie, guerre, patriarcat –, traverser une vie faite de chagrins d’amour, de naissances et de deuils, de cruauté et de plaisirs inattendus. Et d’une amitié forgée dans le feu.
Un roman d’une profondeur et d’une émotion saisissantes, qui nous transporte au cœur d’une terre impitoyable, aux côtés d’héroïnes animées d’une extraordinaire soif d’amour et de vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter
Quotidien
La Presse (Laila Maalouf)
Le Journal de Québec (Marie-France Bornais)
Le Devoir (Caroline Monpetit)
Culture tops (Cécile Rault)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Page des libraires (entretien mené par Linda Pommereul, Librairie Doucet, Le Mans)
Blog La Culture dans tous ses états
Blog de Médiapart (Patrick Le Henaff)
Blog Au fil des livres
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Charlotte parlotte


Julia Malye présente son roman «La Louisiane» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
En 1720, le navire La Baleine quitte la France, emportant à son bord des femmes élevées ou enfermées à l’hôpital de la Salpêtrière, à Paris. Elles embarquent pour la Louisiane à un moment où les colons ont désespérément besoin d’épouses et rejoignent en 1721 ces contrées aussi connues sous le nom de « Mississippi ». Inspiré de leur histoire, ce roman est un hommage à toutes ces femmes qui, pendant trop longtemps, ont sombré dans l’oubli, en France comme aux États-Unis.

Partie I
À leur arrivée en Louisiane, elles sont aveuglées. Le soleil tombe sur Biloxi, étonnamment éblouissant pour un après-midi de janvier. Les femmes clignent des yeux dans la lumière d’hiver et bientôt la plage blanche et sa foule immobile apparaissent, des hommes hâlés et émaciés dressés sur la pointe des pieds. Dans les pirogues, les passagères se serrent les unes contre les autres. Les semelles de leurs chaussures sont si élimées qu’elles devinent les aspérités du bois. Quand les marins arrêtent de ramer, à quelques mètres du rivage, certaines tentent de se lever. Sous leur poids, les pirogues ondoient ; l’air humide colle à leurs gorges comme du pain mouillé.
Pour la première fois depuis trois mois, elles discernent le sable que leur cachait l’eau lors de la traversée de l’Atlantique, ce fond de l’océan qu’elles ont brièvement aperçu ce matin en débarquant de La Baleine. Personne ne leur a expliqué où elles seraient logées ce soir, dans combien de temps elles seraient fiancées. On ne dit pas tout aux femmes.
Certaines se penchent par-dessus le plat-bord. Roches, coquillages, poissons : leurs écailles brillantes, leurs mouvements vifs, un éclat argenté logé dans le coin du regard. Lorsqu’un cri retentit, les passagères s’agitent dans les canoës. Une jeune fille bascule dans la mer avec un bruit mat. La pirogue vacille dangereusement, ne se retourne pas, et plusieurs mains se tendent vers la naufragée. Sous l’eau, sa robe sombre se déploie comme de l’encre. Elle cesse soudain de se débattre. Contrairement à tout ce que les femmes ont toujours cru savoir des flots qui les ont menées jusqu’ici, elle ne coule pas. Elle a pied. Elles la regardent se redresser, le dos droit et le corps tendu, son souffle court balayant la surface, la tête tournée vers la plage où la rumeur des hommes se mêle au ressac de la mer. Ses compagnes l’imitent, l’air inquiet, enthousiaste, nerveux. Elle n’essaye pas de remonter dans la pirogue. Elle se dirige vers le rivage. Ses cheveux sont un masque noir plaqué contre ses tempes.
Les femmes font la seule chose qu’il leur reste à faire – elles attrapent la main la plus proche et sautent.

MARGUERITE
Paris, mars 1720
Marguerite doit dresser une liste. Elle replie la lettre de l’avocat général, s’efforce de trouver une meilleure posture pour sa jambe raide. Après la pluie de ces derniers jours, la douleur enfle de ses orteils à sa cuisse, bourgeonne jusque dans les articulations de ses mains. C’est l’heure où les filles ont quitté les ouvroirs, où les voix récitant les derniers psaumes se sont tues, où les sœurs officières lui ont remis leurs derniers inventaires. Les ateliers sont fermés et les artisans retirés dans leurs logements. On n’entend même plus les prisonnières des loges aux folles. Marguerite enlève sa coiffe. Elle ne devrait pas être à son bureau après le coucher du soleil mais dans son jardin, sous le mimosa en fleur, avec ses épais bouquets qui lui rappellent les perruques de certains hommes. Là, au milieu des pâquerettes et des asphodèles, elle parvient à oublier la véritable odeur de la Salpêtrière.
Elle ouvre un dossier presque vide. Ses mains sont devenues maladroites, agitées de tremblements soudains, et la liste de l’année précédente manque de filer sous le secrétaire. Depuis presque un an et demi, elle choisit les femmes envoyées au Mississippi. Sa première sélection a plu à l’avocat général ; dans son courrier, M. Joly de Fleury lui annonce que le gouverneur de Louisiane en personne réclame davantage d’épouses pour la colonie. Marguerite approche la bougie de la feuille. Ce soir, elle ne sait pas par où commencer.
Les choses étaient différentes l’hiver dernier. L’idée de transférer des détenues au Mississippi était la sienne : elle avait été libre de choisir les candidates idéales. À la Salpêtrière, il ne restait plus assez de lits pour celles qui avaient véritablement besoin d’un refuge. Les dortoirs étaient occupés par des filles qui ne changeraient jamais. Il lui avait suffi de décider de qui elle voulait se débarrasser en premier – des empoisonneuses, des libertines, des rebelles ou des sorcières.
Oui, cette première liste comprenait toutes sortes de prisonnières. Des deux cent neuf pensionnaires sélectionnées l’an passé, elle se souvient particulièrement bien de l’affabulatrice qui, depuis la prison des femmes, avait passé son temps à hurler des insultes sordides contre le roi. Mais cette fois, fini les filles enfermées à la Grande Force. M. Joly s’est montré clair : le gouverneur Bienville ne veut plus d’anciennes détenues, mais demande environ quatre-vingt-dix futures mères. Des femmes fertiles, compétentes, discrètes. Ce qui, pour Marguerite, signifie des repentantes de la Maison de Correction ou des filles de l’orphelinat de la Salpêtrière, la Maison Saint-Louis. Elle imagine aussitôt Charlotte Couturier, l’orpheline rousse de douze ans, embarquant pour la Louisiane, cette contrée inconnue et barbare qui lui inspire plus de crainte que d’admiration. Non, pas Charlotte. La fillette restera à la Salpêtrière, sauve ; dans quelques années, elle pourra y devenir sœur officière. Le Mississippi a besoin de femmes fortes.
Elle remue sa plume dans l’encrier. L’affabulatrice avait une sœur, plus jeune, pas encore corrompue. Marguerite essaye de se souvenir de son prénom, mais seul son nom lui revient. Sous le titre « Passagers de La Baleine », elle écrit : « 1) Étiennette (ou Antoinette ?) Janson – entre 15 et 17 ans. »
Plus que quatre-vingt-neuf noms à ajouter. Marguerite s’appuie contre le dossier de sa chaise, et la douleur galope de ses pieds à son cou. Dans le pot en porcelaine, l’encre se souvient des cercles dessinés par sa plume.
« Madame ? »
De l’autre côté de la porte, la femme répète le même mot d’une voix plaintive. Mlle Bailly sait qu’elle n’a rien à faire ici après complies, la dernière prière du soir.
« Qu’y a-t-il ? »
La porte en bois gémit lorsque sa nouvelle assistante entre dans la pièce. Ses gestes reflètent sa manière de penser – grossière, méticuleuse, timorée.
« Que voulez-vous ?
– La sous-officière de la Grande Force a signalé de nouveaux cas de morsures de rat. »
La peur qui transparaît dans ses yeux exaspère Marguerite. Une fois de plus, son assistante est incapable de se débrouiller seule.
« Dites-moi donc quelque chose que je ne sais pas déjà, Mlle Bailly.
– La démente. Émilie Le Néant. »
Marguerite touche sa mauvaise jambe du bout des doigts.
« Avez-vous appelé les gardes ? Où est la sœur officière ?
– Ils ont essayé, en vain. Elle refuse de se calmer. »
Évidemment. Même le fouet n’a rien donné avec Le Néant. Un mois plus tôt, Marguerite a ordonné que la fille soit tenue à l’écart de tout sacrement – il n’y a plus rien à espérer d’une femme se vantant de ne pas avoir fait le signe de croix depuis dix ans.
« Les autres prisonnières commencent à s’agiter. »
Marguerite prend appui sur son secrétaire pour se redresser. On ne peut pas se passer d’elle. Ces derniers temps, cette pensée lui vient de plus en plus souvent, et avec elle un sentiment de fierté, de soulagement. Puis lui succèdent l’épuisement et la peur.
« Dépêchons. »
Elles ne peuvent pas se dépêcher. Marguerite fait de son mieux pour traverser la cour Lassay d’un pas rapide, mais elles doivent s’arrêter devant le dortoir Sainte-Claire. La nuit est tombée, l’obscurité engloutit les quelques ouvriers qui se hâtent de rentrer chez eux, les sœurs vérifient que les pauvres sont bien couchés et qu’ils ont assez d’eau pour la nuit. Mlle Bailly scrute l’église Saint-Louis comme si elle venait de découvrir ses quatre nefs. Appuyée contre le mur, Marguerite attend que la douleur se résorbe avant de se remettre en marche.
Elles coupent par le bâtiment des Vieilles Femmes et Marguerite avance en regardant droit devant, jusqu’à ce qu’elles atteignent la cour Sainte-Claire. D’autres pavés ici, de petits pièges qui agrippent le bout de sa canne. La Salpêtrière, sa cité, lui semble immense ce soir. À leur droite, les bâtiments Saint-Augustin et Saint-Jacques sont silencieux – il ne reste plus qu’une seule fenêtre éclairée dans l’atelier des Jeunes Filles. Un éclat de rire transperce soudain la nuit, juste à côté de la prison. Alors qu’elles pénètrent dans la rue du Corps-des-Gardes, d’autres sons leur parviennent : les pleurs des logements des petits garçons, les grognements de l’enclos des cochons, les insultes du bâtiment des Archers. À gauche, la prison de la Grande Force se dresse dans la nuit. Il y a dans ce quartier quelque chose de vicieux qui affecte toujours Marguerite. Si elle avait eu la charge de la construction de la Salpêtrière, elle aurait fait bâtir les cellules des femmes à l’autre bout de la ville, où se trouvent actuellement les Cuisines et la cour des Chèvres. Elle aurait préféré garder les folles à la périphérie de l’hôpital.
« Par ici », lance Mlle Elautin.
Les gardes baissent la voix quand la sous-officière de la Grande Force apparaît sur le seuil de la prison ; leurs rires s’éteignent tout à fait une fois la porte refermée. Dans le couloir humide, l’odeur de renfermé, froide et écœurante, glisse dans la gorge de Marguerite.
« J’ai répété à Mlle Bailly qu’il était inutile de vous déranger, dit Mlle Elautin.
– Elle hurlait si fort qu’on l’entendait depuis le cimetière, explique Mlle Bailly.
– Il est grand temps que vous vous fassiez aux sons de cette institution, rétorque Mlle Elautin.
– Cela n’a plus d’importance. Racontez-moi ce qu’il s’est passé », intervient Marguerite.
À l’étage, on demande du vin, Pierre ou Jean, puis simplement de l’aide. La responsable croise les bras.
« L’une des prisonnières l’a calmée.
– Quelqu’un est entré dans la cellule de Le Néant ? » demande Mlle Bailly.
Marguerite lui jette un regard agacé.
« Bien sûr que non, répond Mlle Elautin. Si cela avait été le cas, vous auriez eu une bonne raison de déranger notre Supérieure.
– Qui l’a fait taire ? »
La bougie n’éclaire qu’une partie du visage de la sous-officière, et son profil aplati rappelle à Marguerite les têtes de carpes alignées dans un cageot.
« Une certaine Geneviève Menu. »
Habituellement, Marguerite se débrouille plutôt bien pour éviter de penser à sa sœur. Mais c’est pourtant Lucie qui a fait arrêter cette Geneviève Menu il y a deux mois, et qui l’a mise en garde contre les vices de son ancienne blanchisseuse. À cette occasion, sa sœur n’a pas manqué de rappeler à Marguerite ses liens avec des hommes puissants : avant que le fils de Lucie ne suive l’exemple de son père et ne devienne le nouveau chef de police, personne ne se souciait de contrôler les décisions de Marguerite. Elle n’avait eu aucun mal à déporter les femmes de son choix ; à présent, l’homme à la tête des autorités porte à nouveau le nom de sa sœur, d’Argenson, une famille de marquis et de comtes.
« Allons-y », déclare Marguerite et lorsqu’elle lève sa canne vers la prison, elle manque de peu la robe de Mlle Elautin. Penser à Lucie l’irrite.
Les deux autres femmes obéissent en silence. Elles traversent des antichambres désertes ; les murs aveugles donnent sur d’étroites cours, des cellules extérieures où le ciel n’est plus qu’un mince rectangle. Marguerite essaye de rassembler ce qu’elle sait de Geneviève Menu. À son arrivée à la Salpêtrière, elle était capable de retenir des centaines de noms et de visages. Elle se souvient encore de ceux des prisonnières enfermées aux loges aux folles il y a trente ans, des traits des jeunes protestantes qu’on lui avait confiées en 1700 après leur fuite avortée en Angleterre. Elle revoit les yeux de Charlotte, alors âgée de huit ou neuf mois, scrutant son visage puis celui de la responsable de l’orphelinat, un soir glacial de janvier 1709. Mais aujourd’hui, Marguerite est incapable de se remémorer précisément les accusations portées contre Menu.
La sœur officière se fige et le cliquetis de son trousseau de clés résonne dans le couloir. Mlle Bailly et un garde l’aident à ouvrir la porte.
« Le Néant est gardée à l’isolement, au fond. »
Marguerite se pince le nez. C’est le moment du mois où les dortoirs sentent le métal et la peau humide. Comme tous les hivers, le système d’évacuation qui longe le mur à l’est de la Salpêtrière a débordé quand les eaux épaisses de la Seine se sont mises à couler trop vite ; la prison trempe dans une odeur qui paraît aussi solide que de la boue séchée, de la fiente d’oiseau – une pestilence qui, Marguerite le sait, pénétrera le tissu de sa robe, se glissera sous sa coiffe. Dans l’obscurité, elle entend les corps remuer dans la paille, un sanglot sourd, une toux grasse, mais aucun des hurlements auxquels elle s’attendait. Elle s’arrête devant l’avant-dernière porte.
Au début, elle ne remarque rien d’anormal. La lumière de sa bougie traverse la première cellule, éclabousse la pierre d’une lueur jaune. L’air frais de la nuit coule depuis la lucarne, dissout momentanément les effluves fétides de la prison. Puis elle l’entend : un martèlement monotone et insistant. Marguerite connaît bien ce bruit – à la Crèche, elle a vu plus d’un bébé heurter son crâne contre son panier, se berçant avec de petits à-coups qui auraient dû être les caresses d’une mère. Le Néant gît immobile, endormie. Ses chevilles semblent plus maigres là où ses chaînes les encerclent ; la peau de ses bras est desséchée par le froid, son corps nu recouvert d’une couverture élimée. Le son ne faiblit pas.
En levant sa bougie vers la lucarne de la cellule mitoyenne, Marguerite y trouve une silhouette agenouillée, enveloppée dans une robe de tiretaine, les genoux enfoncés dans un matelas esquinté. Les doigts de la prisonnière sont rouges, abîmés par la pierre. Elle continue de taper du poing contre le mur, même lorsque Marguerite croise ses yeux délavés. La détenue la fixe juste assez longtemps pour que Marguerite aperçoive les vaisseaux sanguins qui tissent une fine toile autour de ses iris bleus. En rendant la bougie à la sœur officière, elle ne saurait dire qui a détourné le regard la première – elle, ou la femme qui travaillait pour sa sœur.
« Faites le nécessaire pour que cette pauvre créature soit vêtue », ordonne Marguerite à Mlle Elautin. « Et transférez Menu à la Maison de Correction. »
Mlle Bailly offre timidement son bras et cette fois-ci, Marguerite le saisit sans tarder. De retour à son bureau, elle ajoute un deuxième nom à la liste des futures passagères de La Baleine.
*
À l’arrivée de Marguerite à la Salpêtrière, l’Hôpital général avait treize ans, et elle dix-huit. Pour la dernière fois de sa vie, elle portait une robe bleu cyan, aux manches brodées de fil d’argent qui enserraient ses poignets comme des menottes. Ses cheveux avaient encore la couleur d’une pomme croquée. Marguerite n’avait pas choisi de devenir sous-officière mais elle était déterminée à ne pas rentrer chez elle, à ne pas se marier comme sa sœur.
On était en 1669. Molière était enfin autorisé à jouer sa pièce Le Tartuffe ; le comte de Grignan et Françoise-Marguerite de Sévigné venaient de célébrer leur union à l’église de Saint-Nicolas-des-Champs ; par un tiède après-midi d’avril, face à une foule silencieuse, Louis XIV embrassait les pieds de douze indigents. La veille du départ de Marguerite pour la Salpêtrière, Lucie ne parlait que de Paris. Assise à sa coiffeuse, elle étalait sur son visage un mélange d’œufs et de blanc de céruse, lissant les cicatrices creusées par la petite vérole qui avait ravagé sa peau claire. Elle avait dessiné des veines bleutées sur sa poitrine pour sembler plus pâle.
Marguerite se fichait des pièces de théâtre et des noces. Avant que son père décide qu’elle servirait un jour la cause du jeune hôpital, elle n’aurait pas non plus prêté attention aux pouvoirs guérisseurs du roi. Mais maintenant qu’elle était sur le point de s’installer à la Salpêtrière, elle écoutait avec intérêt les histoires d’indigents. Bientôt, elle vivrait parmi eux, les soignerait. En écoutant Lucie décrire les baisers royaux, Marguerite imaginait des orteils noirs et des ongles émaillés, les lèvres charnues du souverain. « Ne vous inquiétez pas », lui dit Lucie. « Là où vous allez, vous ne serez contrainte d’embrasser personne. Et je doute que vous touchiez qui que ce soit. »
Il s’avéra que sa sœur n’avait qu’à moitié raison. On ne s’embrassait pas à l’Hôpital général. Mais on se touchait. Après cinquante et un ans passés à la Salpêtrière, Marguerite ne saurait compter le nombre de mains malades qu’elle a dû serrer entre les siennes.
Enfant, son père lui parlait souvent des pauvres gens à Paris. Après la Fronde, il lui racontait des histoires de paysans dépossédés fuyant les campagnes, s’agglutinant dans des faubourgs si exigus que l’air et le soleil ne filtraient que par les cheminées. Il évoquait le quartier du Chasse-Midi où, la nuit, des garçons volaient des charognes aux abattoirs. En 1642, plus de trois cents hommes avaient été assassinés dans les rues de Paris ; son père répétait ces chiffres, émerveillé, comme s’il comptait des pièces d’or. Même après que la cour des Miracles avait été nettoyée, il continuait de lui décrire le faux soldat, celui qui enlevait les bandages de sa jambe soi-disant blessée après des heures passées à mendier. Son père parlait de lui comme s’il le connaissait personnellement ; sous l’hôtel particulier, la rivière charriait des os et des feuilles vers la Seine. Il fallut des années à Marguerite pour comprendre que son père ne connaissait rien à la condition des pauvres. Que les indigents n’avaient jamais été qu’un sujet de conversation pendant les conseils royaux, des fantômes derrière les rideaux de la berline qui le ramenait de Versailles.
Marguerite n’était pas le premier choix de son père pour travailler à la Salpêtrière. Quelques années après la création de l’Hôpital sur ordre du roi, il pensait y envoyer Lucie. L’idée n’avait surpris personne, pas même Marguerite. Lucie était vive et intelligente ; elle faisait preuve d’un entêtement que les gens prenaient pour de la patience ou de la détermination. Leur père était convaincu qu’avec ses idées et son audace, l’aînée ferait de l’Hôpital une institution moderne.
Il changea d’avis le jour où le futur lieutenant général de police demanda la main de Lucie. C’était un chaud matin d’hiver, le ciel orangé faisait fondre la neige. Il se tourna vers Marguerite ; il avait une façon de faire des propositions qui laissait ses interlocuteurs penser que l’idée venait d’eux. Il évoqua une fois de plus l’homme de la cour des Miracles jouant au soldat blessé, déclara que les gens comme lui avaient grand besoin de l’aide de filles comme elle.
Marguerite ignore toujours quel genre de fille elle est. Ce qu’elle sait, c’est qu’à soixante-neuf ans, elle essaye encore de prouver qu’elle aurait dû être le premier choix.
*
Les sœurs officières entreront bientôt dans le réfectoire et elles seront ravies de découvrir leur nouvelle mission. Depuis sa visite à la Grande Force, il y a cinq jours, Marguerite a décidé de demander aux responsables de chaque maison de composer une liste – une simple source d’inspiration pour l’aider à choisir les quatre-vingt-dix femmes qui partiront pour la Louisiane. Elle se penche près de la fenêtre. Elle pourrait décrire les yeux fermés ce qui se trouve de l’autre côté du bâtiment Mazarin et de l’atelier Saint-Léon : l’église Saint-Louis, et au-delà, un labyrinthe de cours, des dizaines de dortoirs et d’ateliers, suivis d’autres rues menant aux Cuisines, à la Lingerie et à l’Infirmerie, et enfin, au plus grand jardin de l’Hôpital, le Marais. Marguerite cherche du regard l’uniforme noir et blanc des sœurs officières mais l’heure du dîner approche et la foule grossit entre la Porte des Champs et l’Allée des Prêtres. Les apprentis chaudronniers et serruriers se hâtent de retourner aux ateliers de leurs maîtres. Au milieu des étals du marché, des garçons ramassent les pelures de légumes qui nourriront les cochons, des enfants de chœur sont rappelés à l’ordre par un prêtre. Quatre officières chargées de surveiller la distribution du repas se précipitent vers le bâtiment des Vieilles Femmes. Marguerite souffle. Elles sont en retard pour la bénédiction. Elle les imagine courir dans les escaliers ; elle voit les yeux vitreux qui les fixent, connaît le silence qui tombe au début de la prière. La Salpêtrière n’a pas de secret pour elle. Marguerite, mieux que personne, sait les devoirs de chaque quêteuse, veilleuse, palefrenier ou maîtresse d’ouvrage qui traverse les cours de sa ville.
« Madame. »
Elle se tourne juste à temps pour voir la responsable de la Maison de Correction se redresser de sa révérence. Mlle Suivit rougit en permanence, et Marguerite ne sait jamais si c’est à cause du froid, de la chaleur ou d’une autre émotion mystérieuse.
« Je voulais m’entretenir avec vous au sujet de la nouvelle pensionnaire. Geneviève Menu. Je doute qu’une femme comme elle soit capable de repentir. »
Marguerite avale une gorgée de vin. Il y a quelques années, personne n’aurait osé remettre en cause ses décisions – elle transférait les prisonnières d’un dortoir à un autre au gré de ses envies.
« Je crains ne pas être la seule de cet avis, reprend Mlle Suivit. Je pense que Menu devrait retourner à l’isolement.
– Auquel cas vous serez heureuse d’apprendre qu’elle ne restera pas dans votre maison bien longtemps. »
La sous-officière fronce les sourcils et Marguerite se rend aussitôt compte de son erreur. Elle s’est toujours efforcée de ne partager avec son personnel que le strict nécessaire ; ignorantes, ses équipes remettent rarement en cause ses choix. Dehors, les cloches de l’église sonnent sexte, la prière de midi, et trois gouvernantes entrent en chuchotant dans le réfectoire. La sœur officière de la Maison de Correction la fixe toujours – un regard plein de pitié et de nostalgie, de ceux qu’on lancerait à une poupée abîmée, un jour adorée.
De retour dans ses appartements, Marguerite n’est pas surprise de trouver une lettre de Lucie posée sur son secrétaire. Elle ne l’ouvre pas immédiatement, se dirige vers l’étagère où s’entassent les dossiers des pensionnaires. Les papiers les plus anciens ont pris la couleur brune des coquilles d’œuf ; le document qu’elle retire est d’un blanc laiteux. En haut de la page sont indiqués l’âge de l’accusée au moment de son arrestation (22), les noms de ses parents (Jacques Menu & Françoise Boisseau), la date de son incarcération (12 janvier 1720), la personne ayant demandé la lettre de cachet (Lucie de Voyer de Paulmy d’Argenson). Et, tout en bas, écrit si petit que Marguerite peine à déchiffrer les lettres tortueuses : avorteuse.
Elle sait ce qu’elle devrait faire : convoquer la sœur officière de la Grande Force, lui ordonner de ramener Menu dans sa cellule. Dans l’ouvroir le plus proche, les filles entonnent les litanies de la Sainte Vierge. Marguerite déplie la lettre de sa sœur. Lucie exagère tout. À douze ans, elle avait crié à l’empoisonnement le jour où une servante avait eu le malheur de lui servir une chopine de lait tourné. À soixante et onze ans, elle est capable de faire passer une débauchée pour une meurtrière.
Dans sa lettre, Lucie profère de pires accusations. Elle a appris que Menu est sortie de prison et demande qu’elle soit renvoyée à l’isolement sur-le-champ. Les paragraphes sont ponctués de questions rhétoriques et d’exclamations, typiques de son style. Marguerite s’attarde sur la dernière phrase : « Ayez pitié de ces enfants dont les mères savent l’art de ces meurtres barbares ! » Mais Marguerite n’éprouve aucune pitié. Elle est furieuse et déçue – furieuse contre Lucie qui ne peut jamais s’empêcher d’intervenir, déçue envers Geneviève dont les crimes rendent le pardon si difficile, pour qui la Louisiane demeure le seul espoir de sortir de prison. Elle revoit le regard déterminé de la détenue, accroupie dans sa cellule.
Marguerite déplace la fiche de Menu des archives de la Grande Force à la pile réservée à celles des pensionnaires de la Maison de Correction. Que Geneviève soit le monstre que sa sœur décrit a peu d’importance. Marguerite expliquera à Lucie ce qu’elle aurait dû comprendre il y a des années – que sous ses ordres, la Salpêtrière peut transformer une faiseuse d’anges en une mère dévouée.
*
Marguerite n’a jamais remis en question la mission de l’Hôpital. Elle n’en a douté qu’une seule fois, il y a onze ans, pendant l’hiver 1709. Cette année-là, quand la vague de froid s’abattit sur la France, personne n’était préparé. Au cours des premiers jours de janvier, un vent glacial balaya Paris. Les troncs des arbres du bois de Boulogne éclatèrent et des morceaux d’écorce gelée recouvrirent les sentiers. En l’espace de deux nuits, la Seine se mua en un lit de glace. Très vite, les dortoirs de la Salpêtrière se remplirent de nouveaux pensionnaires. Une foule désespérée affluait tous les jours aux portes de l’hôpital.
Un soir de cet interminable hiver reste gravé dans la mémoire de Marguerite. La nuit était déjà tombée lorsqu’on l’appela à l’orphelinat des petits enfants. Elle se souvient du froid qui avait traversé son corps une fois dehors, si brutalement qu’elle en avait eu le vertige. Elle entendit les hurlements des bébés, respira l’odeur nauséeuse de la laine souillée bien avant d’avoir atteint le dortoir principal. La moitié de la pièce était plongée dans l’obscurité. Les bougies manquaient ; un feu timide brûlait dans l’une des deux cheminées. Des sœurs officières, connues sous le nom de « Tantes » à la Crèche, nourrissaient, changeaient et berçaient les enfants. Dans leurs bras, les visages des petits semblaient anciens ; le regard des femmes, dur. Il fallut à Marguerite plusieurs minutes pour trouver la responsable de l’orphelinat.
Elle lui fit signe de la suivre dans le couloir qui menait à l’escalier de service. La sœur officière avait l’air si éreintée que Marguerite fut tentée de lui proposer de s’asseoir, mais il n’y avait aucune chaise. Elle s’apprêtait à suggérer que les nouveau-nés, ceux qui n’avaient pas de berceaux, soient envoyés à la Maison Saint-Louis pour dormir avec les orphelines plus âgées lorsqu’elles entendirent un bruit. On aurait dit un chaton, un chiot, un être blessé. C’était une petite fille, âgée d’à peine un an.
Comme la sœur officière ne bougeait pas, Marguerite prit l’enfant dans ses bras. Sa tête semblait énorme ; le bébé était si maigre qu’elle sentait ses omoplates rouler sous son pouce. Elle releva la tête juste à temps pour voir la sœur officière se précipiter dans le dortoir, sans un regard pour la fillette. Marguerite considéra la petite – des yeux gris, bleutés, des cheveux fins qui se révélèrent être roux à la lumière orange du dortoir. Elle avait été abandonnée, puis oubliée. Marguerite ne pouvait rien pour les gens qui mouraient dans les rues de Paris. Mais la Salpêtrière était différente de la capitale. Dans sa ville, Seine gelée ou non, on s’occupait des tout-petits.
Elle se rendit à l’orphelinat le lendemain, et le jour qui suivit. Traverser l’hôpital lui rappelait ses vingt ans, les journées passées à courir d’un dortoir à un autre. À cinquante-huit ans, elle se disait qu’elle retournait à la Crèche pour s’assurer du bien-être de tous les enfants, et non pas de celui d’une seule fillette. Elle avait appris à ses dépens, en tant que jeune sœur officière, que ses pouvoirs étaient limités : la femme épileptique aurait fini par succomber à l’une de ses crises, la libertine de treize ans avait toujours été trop fragile pour survivre à un accouchement. Mais son institution, son personnel pouvaient sauver des gens.
Marguerite ne tint plus jamais la petite contre elle. Comme n’importe quel autre pensionnaire, elle pourrait être morte à sa prochaine visite. On la baptisa Charlotte, pour une raison que Marguerite ignorait ; on lui donna le nom de « Couturier », à cause du tissu brodé qu’elle serrait dans son poing le jour de son admission à l’Hôpital. Marguerite ne saurait jamais rien d’autre d’elle. Ça n’avait pas d’importance. La Salpêtrière était l’avenir de cette enfant, le seul qu’elle et les autres orphelines aient jamais eu.
*
En avril, les sœurs officières lui annoncent que leurs listes sont prêtes. Les plantes du Jardin des Pauvres gouttent entre deux averses ; on devine du jaune et du rouge dans les poings encore fermés des bourgeons. La semaine dernière, une grande messe a rassemblé une foule ébahie dans les nefs de l’église Saint-Louis. Le parloir n’a pas désempli de la journée. Quatre jours après Pâques, Marguerite se rend à la Maison Saint-Louis.
Elle sait qu’elle ne trouvera pas Charlotte parmi la quarantaine de pensionnaires alignées dans le dortoir. La nouvelle responsable de l’orphelinat a été prévenue ; Charlotte n’ira pas en Louisiane, son nom ne doit pas figurer sur la liste. « Elles reviennent tout juste de Sainte-Claire », lui chuchote maintenant Mlle Brandicourt, enthousiaste. Elles y passent la matinée, jusqu’à tierce, elles y apprennent à coudre et à broder. Elles connaissent la Bible. Les plus brillantes savent lire et écrire. La sous-officière continue de parler à l’oreille de Marguerite, comme si elle, la Supérieure, n’avait pas conçu l’emploi du temps des orphelines. « De précieux atouts pour notre colonie », conclut la jeune femme.
Marguerite choisit une enfant au hasard. Elle lui demande si elle est disposée à partir en Louisiane et, bien que sa voix soit un simple murmure, l’expression fière de Mlle Brandicourt confirme ce que Marguerite veut entendre. Elle tapote le bras de la fillette. Au dernier conseil du Bureau, l’avocat général du roi a bien insisté : les passagères doivent, dans une certaine mesure, se porter volontaires. Si elles le sont, a ajouté M. Joly de Fleury, il ne sera pas nécessaire de les enchaîner pendant le voyage comme les femmes précédentes. Plus d’archers du guet payés pour arracher des enfants et des vagabonds aux rues de la capitale. Le mois dernier, les Parisiens, rendus furieux par ces arrestations, se sont soulevés contre les bandouliers du Mississippi – certaines rumeurs disent que plusieurs ont été tués par la foule révoltée.
Cette image hante toujours Marguerite. La réaction de ces habitants suggère qu’ils avaient pressenti, d’une façon ou d’une autre, ce qu’elle craint. Que l’or caché dans les rivières de la Louisiane n’est peut-être rien d’autre que le reflet aveuglant du soleil sur l’eau ; que les forêts de ce pays immense, inhospitalier regorgent de bêtes assez féroces pour vous avaler tout entier.
Mlle Brandicourt la raccompagne ; Marguerite a fait son devoir. Leurs maris les protégeront. Elle jette un dernier regard aux orphelines. Au milieu de la pièce, Charlotte se précipite vers l’une des pensionnaires rassemblées. Elle est frêle, même pour son âge. Ses traits ciselés, presque abrupts, s’adouciront sûrement. »

À propos de l’autrice

Julia Malye Paris Juin 2023

Julia Malye © Photo Astrid di Crollalanza

Julia Malye est née à Paris en 1994. Elle a publié son premier roman, La Fiancée de Tocqueville (éditions Balland), à l’âge de 15 ans. Diplômée de Sciences Po et de la Sorbonne en sciences sociales et lettres modernes, elle est également titulaire d’un Master of Fine Arts en creative writing de l’Université d’État de l’Oregon. Elle est traductrice de l’anglais pour Les Belles Lettres et, depuis 2018, elle enseigne l’écriture de fiction à Sciences Po. Son quatrième roman, La Louisiane, écrit parallèlement en français et en anglais, est en cours de traduction dans plus de vingt pays et sera adapté en série. (Source: Éditions Stock)

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Vues d’intérieur après destruction

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En deux mots
Après la mort de son ami Gabriel qui n’a pas pu tenir sa promesse et lui faire découvrir son Liban natal, la narratrice décide partir pour Beyrouth sur les traces de la maison qu’il voulait lui faire découvrir. Le temps et la guerre ont laissé de lourds stigmates, mais elle va finir par retrouver tout ce que Gabriel a laissé derrière lui.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une maison au Liban

Dans ce court et bouleversant roman, Arielle Meyer MacLeod raconte la douleur de l’exil autour du voyage de la narratrice au Liban. Après la mort de son ami, elle part pour Beyrouth afin de retrouver son histoire, sa maison.

Ce roman est né d’une pulsion, d’une envie soudaine, sans doute un besoin. Après les obsèques de son ami Gabriel, mort après avoir lutté en vain contre sa maladie, la narratrice prend un billet à destination de Beyrouth. Elle entend tenir post-mortem la promesse qu’il lui avait faite, lui faire découvrir son pays natal et sa maison. Des lieux qu’il n’a jamais revus depuis son exil en France. Cet exil qui les avait tous deux rapprochés: «Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.»
En arrivant à Beyrouth, elle est à la fois triste de découvrir une ville défigurée par la guerre et l’explosion du port qui ont laissé de douloureux stigmates et heureuse de humer l’air de ce pays fantasmé depuis la France et qui a gardé une part de sa beauté, de ses parfums. Peut-être aussi ce goût de l’enfance qui laisse à l’imagination la liberté de s’appuyer sur des rêves. Comme celui de Gabriel décrivant sa maison, son palais. Mais comment retrouver une construction plus imaginaire que réelle, re-construite des dizaines de fois pour son amie? Car, il y a «des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir.» Pour les trouver, il faut laisser sa part au hasard et la chance guider vos pas. Elle va se personnifier dans Nassim, un chauffeur de taxi à l’optimisme chevillé au corps. Lorsqu’il s’engage sur les routes de montagne vers le village de Bhamdoun, il est sûr de parvenir à retrouver cette belle demeure. Promesse tenue, même s’il ne reste que quelques murs, quelques pierres, quelques traces de la demeure. À l’image de Gabriel, elle retourne à la poussière, ne vit plus que dans le souvenir de ceux qui ont pu la contempler.
Comme l’avait fait son père, parti trop vite, c’est avec les mots que Gabriel avait réussi à conserver la splendeur de sa maison, à adoucir son exil. Les mots qui disent la douleur de l’exil en sublimant la beauté du lieu. «Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes». Et si quelques clichés accompagnent le texte, c’est parce qu’ils réussissent, comme l’affirme la citation de W. G. Sebald en exergue du livre, à faire apparaître «sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs qui surgissent en nous au milieu de la nuit».
C’est en creusant l’intime dans ce qu’il a de plus fort qu’Arielle Meyer MacLeod atteint l’universel. Avec une écriture toute en pudeur et en finesse, elle donne ses lettres de noblesse à une humanité qui conserve par-delà les drames un souffle de vie. Alors souffle le vent de l’espoir, des montagnes du Liban jusqu’au cœur des exilés.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Vues d’intérieur après destruction
Arielle Meyer MacLeod
Éditions Arléa
Roman
96 p., 17 €
EAN 9782363083623
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman part de France pour aller jusqu’au Liban, à Beyrouth et dans les environs jusqu’au village de Bhamdoun. On y évoque aussi Genève, Tel-Aviv et le Vaucluse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, sur un coup de tête, sans avertir personne – je n’ai envoyé un texto à ma fille qu’une fois arrivée sur place – j’ai pris un billet sur internet, fourré quelques affaires dans une valise, rédigé une réponse automatique sur mon mail professionnel, un laconique Absente je ne répondrai que dans quelques jours, et je suis partie, seule, pour Beyrouth.
Gabriel, l’ami de toujours, meurt sans avoir tenu sa promesse: emmener la narratrice au Liban, où il est né, où il a grandi, où il n’est jamais retourné. Mue par un élan qu’elle ne comprend pas elle-même, elle entreprend alors seule ce voyage, à la recherche de la maison d’enfance de Gabriel dont elle ne sait que ce qu’il lui en a raconté.
Ce voyage sur les traces d’un passé dont ne subsistent que des ruines, d’une affolante beauté, va la mener face aux non-dits de sa propre histoire.
Ce roman est une enquête intime qui, de lettres en photographies retrouvées, fait émerger des maisons marquées par l’exil et le déracinement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Vertigo)
Actualitté (Sean Rose)
Mare Nostrum (Jean-Jacques Bedu)

Les premières pages du livre
« En jetant une pivoine blanche dans le trou béant où le cercueil venait d’être déposé, une pivoine charnue, en pleine maturité, sa fleur préférée – Gabriel en tapissait son intérieur pendant les quinze jours annuels de la floraison, des gerbes de pivoines blanches partout dans des vases chinés ici et là dont il faisait collection, de celles qui ne cessent de se déplier et se déplier encore, découvrant de nouveaux pétales alors qu’on les pense tous éclos, leur cœur d’une générosité inépuisable les multipliant à foison –, en jetant cette dernière pivoine dans la fosse où maintenant il gisait j’entendais cette phrase, promesse non tenue, ultime dérobade, Tu verras, quand nous irons ensemble à Beyrouth, je te montrerai la maison de mon enfance. Gabriel avait quitté le Liban en 1978 et n’y était jamais retourné. Il m’en parlait des soirées entières, les histoires devenant de plus en plus abracadabrantes avec le nombre de margaritas ingurgitées. Histoires de vie et de guerre, de fêtes hallucinantes, elles se transformaient, un détail ici un autre là – fruits de son imagination sans doute mais je m’en fichais, j’aimais les histoires de Gabriel. Je le prenais parfois en flagrant délit d’incohérence, il trouvait toujours la parade et s’en sortait d’une pirouette qui me faisait rire bien sûr – Gabriel était drôle – mais qui avait aussi le don de m’exaspérer, cette façon bien à lui de vous filer entre les doigts. Au cœur de ces histoires se tenait, immuable, la maison de famille où il passait ses étés. La maison de la montagne. Elle en était l’horizon immobile, le point de fixation. Le foyer vers lequel toujours le récit revenait. Ses aventures avaient beau l’en éloigner, les péripéties s’accumuler, le dénouement, invariablement, l’y ramenait. Une maison pleine de souvenirs dont il avait fait le leitmotiv décliné à l’envi d’une épopée dont il était à la fois le dépositaire et le conteur infatigable. Gabriel était mon ami. Il était sculpteur. Gabriel est mort sans revoir Beyrouth, où il a grandi, où il ne m’a jamais emmenée. Beyrouth dont le seul nom – ses inflexions molles mâtinées de rugosité – me touchait, évoquant un lieu inabordable, un territoire de légendes auréolé d’une aura mystérieuse, connu des seuls initiés. Un mirage – une image, floue. Beyrouth la magnifique – Paris levantine au cœur de la Suisse du Moyen-Orient. Beyrouth la massacrée, dont j’entendais les échos de la guerre lorsque, enfant, je vivais en Israël, n’en saisissant pas grand-chose. Un nom où résonnaient des bruits d’obus. Et dans les yeux des soldats revenus de cette guerre, l’effroi de Sabra et Chatila que j’ai mieux compris en voyant des années plus tard Valse avec Bachir. Beyrouth dont j’avais croisé la violence et l’attachant murmure dans les livres, des récits marquants. Beyrouth la résiliente, qui s’était relevée de ses cendres et dansait à nouveau dans les quartiers branchés vantés par les magazines.

Après sa mort, il y eut d’abord le temps arrêté, ce temps du deuil où l’intensité des émotions le dispute à la peine, une parenthèse pendant laquelle je m’étais retrouvée dans la sidération d’un événement que je savais pourtant inéluctable – je l’invoquais même tant sa souffrance, les derniers jours, était devenue intolérable. Sa mort me frappait néanmoins avec la violence d’un coup que je n’aurais pas vu venir. À l’hôpital je répétais les mêmes gestes – humecter ses lèvres desséchées, tenir sa main piquée d’un cathéter, gérer le flux de morphine quand la douleur déformait ses traits et augmentait les râles. Lui parler aussi, évoquer nos souvenirs communs, les moments drôles surtout et cette soirée où, étudiants encore, nous nous étions rencontrés. Le Moyen-Orient – nous avions chacun le nôtre – nous avait immédiatement rapprochés.
Le sentiment de l’exil aussi, cet état de flottement que nous connaissions bien, qui nous maintenait en permanence sur le côté, au bord, à la marge – tout désir d’appartenance (à un clan, une chapelle, une bande, une communauté) se doublant aussitôt d’un mouvement de retrait. En être et ne pas en être. Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.
Mais lui, Gabriel, avait un port d’attache, un endroit où revenir en pensée et s’ancrer depuis l’exil – cette maison dont il m’avait tout de suite parlé – alors que je suis, moi, une exilée de nulle part. Les amis – nombreux, Gabriel connaissait un nombre incalculable de gens – étaient venus de partout. Certains logeaient à la maison. Pour les uns Gabriel était le camarade d’enfance, pour les autres l’amour fou, la sensualité d’une nuit, la passion impossible, pour d’autres encore le frère réincarné, l’artiste admiré ou le compagnon de fête. Gabriel habitait mille vies et sans doute plus. Des vies publiques, d’autres secrètes. Il avait le goût de la nuit dans laquelle parfois il m’embarquait, et je l’accompagnais dans les hauts lieux de la culture gay où il rejoignait ses amants, toujours différents, je n’arrivais pas à suivre la valse des amants de Gabriel, il y avait les rencontres d’un soir ou d’une heure parfois, les amants de passage et les grandes romances toujours intenses et compliquées, le plus souvent platoniques celles-là, semées d’embûches qu’il semblait rechercher autant qu’elles le faisaient souffrir.
Gabriel se moulait dans le désir de l’autre tout en restant insaisissable. Il avait la faculté de se mouvoir avec la même aisance dans les milieux les plus disparates vers lesquels sa curiosité le menait et partout, quelles que soient les circonstances, il exerçait aussitôt une séduction dont il jouait, avec malice parfois. Tu es une surface de projection sur laquelle chacun vient plaquer son propre fantasme, je lui disais, stratégie assez efficace qui te permet d’échapper à tout le monde. Il riait.
Et puis l’enterrement. L’atmosphère lourde et dense, oppressante. Le soleil n’avait pointé le bout d’un rayon qu’au moment de la mise en terre, immobilisant soudain la pluie qui n’avait cessé depuis le matin, une pluie fine et sale qui bavait sur les yeux et fanait toutes les fleurs, les gerbes de fleurs recouvrant son cercueil. Mes mots d’adieu devant la tombe encore ouverte, une oraison que je n’ai pu terminer, où la maison forcément apparaissait – comment parler de Gabriel sans l’évoquer. Les larmes, la pluie, la morve coulaient sur mon visage, je m’essuyais du revers de la main. Et cette boule compacte dans ma gorge, étouffant mes derniers mots ravalés en un galimatias inaudible. »

Extraits
« Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes. Je ne sais quel fil, lien, corde, pourrait les tenir ensemble — feuille caillou ciseaux, un deux trois, je me souviens de ce jeu d’enfants, la feuille désarme la pierre en l’enveloppant. » p. 49

« Il y a des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir. Toutes me fascinent, toutes me sont étrangères. » p. 85

À propos de l’autrice
MEYER_MACLEOD_Arielle_DRArielle Meyer MacLeod © Photo DR

Après avoir été formée comme comédienne à l’École de la Rue Blanche à Paris, Arielle Meyer MacLeod a poursuivi ses études de Lettres à l’Université de Genève, où elle a décroché un doctorat en 1999. Avant de revenir au théâtre en se spécialisant en dramaturgie, elle a enseigné dans deux universités. Autrice de plusieurs articles ainsi que du Spectacle du secret (Droz, 2003) et de Tourner la page (avec Balzac), elle réside et travaille à Genève. Vues d’intérieur après destruction est son deuxième roman. (Source: Éditions Arléa)

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En vérité, Alice

Screenshot

  RL_2024

En lice pour le Prix des libraires 2024
En lice pour le Prix Aznavour des mots d’Amour 2024

En deux mots
Alice est sous l’emprise d’un mari alcoolique et violent. Contrainte de trouver un emploi, elle décroche un poste d’assistante auprès d’un évêque en charge des dossiers de canonisation. L’occasion pour elle de se faire des amies et d’ouvrir les yeux sur sa condition.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une sainte femme, ou presque

Dans son nouveau roman Tiffany Tavernier imagine une femme sous emprise être embauchée comme assistante auprès d’un évêque pour trier des dossiers de canonisation. Um emploi qui va lui permettre de s’ouvrir à la spiritualité et s’émanciper.

Alice Fogère, vingt-neuf ans. Elle vit en couple depuis cinq ans auprès d’un homme qui a très vite trouvé le moyen de la contraindre à ses désirs en jouant avec elle un jeu particulièrement pervers. Après chaque accès de colère et de violence, il vient demander pardon, expliquant qu’il est victime de son lourd passé, ayant lui-même été maltraité. Il promet alors de s’amender avant de recommencer de plus belle. Alice continue à espérer et à prendre des coups. C’est alors qu’il lui explique qu’il ne peut plus assumer seul la charge du ménage et qu’elle doit trouver un plus vite un emploi.
La chance va lui sourire lorsqu’elle découvre dans un bulletin paroissial un annonce pour un poste d’assistante auprès de l’évêque.
Malgré son inexpérience, elle est engagée afin de mettre de l’ordre dans une pile de dossiers de canonisation.
Alors qu’elle tâtonne et subit les premiers quolibets de son mari, elle va découvrir auprès de ses collègues l’envie de l’aider et de la soutenir. En se plongeant dans la vie des saints, elle va voir son horizon s’éclaircir.
Tiffany Tavernier a construit son roman comme un cheminement intérieur. Outre la vie d’Alice dans son quotidien fait de violences psychologiques et physiques, elle nous dévoile – sans prosélytisme – la vie des saints et des candidats à la canonisation. Ces deux récits sont entrecoupés de monologues intérieurs qui nous permettent de mieux cerner l’état d’esprit d’Alice, au fur et à mesure que le doute s’installe dans son esprit. Car après sa prise de fonction, elle va chercher les signes propres à la conforter dans sa position. Et les trouver, car elle se dévoue à son homme et pourrait même s’identifier à ces femmes qui donnent tout. Mais au fil des jours, à la fois en creusant ses dossiers et en donnant du crédit aux réflexions de ses collègues et notamment de son amie Anne-So, elle va voir ses certitudes s’ébranler. Au fur et à mesure que ses dossiers se structurent, qu’elle comprend la différence entre les différentes catégories, du serviteur de Dieu au vénérable, du bienheureux au saint, elle avance vers la lumière. Avec elle, on se nourrit des témoignages recueillis.
Solidement documenté, ce roman nous offre aussi de découvrir la complexité des enquêtes menées pour le promotorat de la cause des saints et de comprendre qu’elles sont toujours en cours. Il y a toujours un saint auquel on peut se vouer…

Après Roissy et L’Ami, Tiffany Tavernier nous apporte une nouvelle preuve de son talent de romancière allant chercher dans les marges de quoi nourrir son œuvre.

En vérité, Alice
Tiffany Tavernier
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
288 p., 22 €
EAN 9782848055060
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Rennes, Tours et le Guatemala.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sa mère, ses amis, la médecin qu’elle consulte, personne ne la comprend: depuis cinq ans, Alice est enfermée dans la conviction qu’elle sauvera son compagnon de lui-même grâce à leur amour immense. Tout est clair dès le début de ce roman magistral: Alice vit sous emprise.
Mené tambour battant, ponctué de trouées de lumière, même dans les scènes les plus sombres, ce livre nous conduit sur des chemins absolument inattendus : sommée de trouver du travail, Alice, qu’entrave une timidité maladive depuis son arrivée à Paris à dix ans, après une enfance radieuse au Guatemala, et dont le CV est inexistant, n’essuie que des refus. Elle répond pourtant à une ultime petite annonce : « L’association diocésaine de Paris recrute un(e) assistant(e) pour le promotorat des causes des saints. » À sa grande surprise, l’évêque responsable l’embauche, trop heureux d’avoir enfin trouvé quelqu’un pour remettre de l’ordre dans les dossiers en attente.
La voilà embarquée, et nous avec elle, dans un univers dont elle ignore tout : il s’agit, comprend-elle, d’instruire des candidatures à la canonisation, première étape d’une procédure qui doit s’achever à Rome, si elle n’est pas interrompue avant, tant les conditions suspensives sont nombreuses et complexes. Aidée par des collègues d’une bienveillance sans limites, elle découvre alors l’audace et la folie des vies de ces « serviteurs de Dieu », « vénérables » ou « bienheureux » qu’il s’agit d’évaluer et dont Tiffany Tavernier ponctue son récit, illuminant dans le même mouvement son texte et le quotidien de sa protagoniste.
À la faveur d’extraordinaires rebondissements, la puissante romancière invite le monde extérieur dans la bulle de déni où s’est réfugiée Alice, l’autorisant à se frayer un chemin vers sa propre vérité. Ce n’est pas là la moindre surprise du formidable portrait de femme qu’elle nous offre, elle qui ne cesse d’interroger l’infinie capacité de l’être humain à renaître à soi et aux autres.

Les critiques
Babelio
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Tiffany Tavernier présente «En vérité, Alice» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« MONOLOGUE 1
Qu’est ce qui m’a pris, aussi, de reculer dans la cuisine? Qui ne sait pas ça? Mouillés, les carreaux, ça glisse! Pourquoi n’avoir pas choisi le salon? Sur le tapis, jamais je ne serais tombée, mais non, il a fallu, une fois de plus, que je fasse le mauvais choix, et maintenant, cette médecin, à l’hôpital, en train de palper mon bras après six heures passées dans ce foutu couloir des urgences.
« Alice Fogère, oui, vingt-neuf ans. En couple, depuis cinq ans. »
Cette médecin, le flot ininterrompu de ses questions alors que je voudrais lui demander des nouvelles de la petite vieille arrivée en sang tout à l’heure, celle que le mec a poussée dans les escaliers du métro – pour rire à ce qu’il paraît ! –, de ses hurlements qui cognent encore dans ma tête, de ma faute, ça aussi, je veux dire, de m’être retrouvée là, dans ce couloir, au milieu de toute cette douleur. Le salon, juste sur ma droite pourtant, mais non, il a fallu que j’opte pour la cuisine et sur le carrelage tout juste lavé, paf, bien évidemment !
« Aucun enfant, non. »
Juste au moment où il a le plus besoin de moi. Cette attelle, à présent, que cette médecin me désigne en me parlant de luxation au coude et de trois semaines « au minimum » d’immobilisation. Je la regarde anéantie. Trois semaines ?! Mais qui va les faire, les cartons ? Parce qu’on part s’installer à Paris, nous. Voilà plus d’un mois que mon compagnon ne dort plus. Tout ça à cause de son boss, de ses collègues aussi… Cette médecin, sa voix très douce :
« Vous dites que vous avez reculé, mais devant qui, devant quoi ? »
N’est-elle pas là pour mon coude ? Pourquoi cette question alors, cette question lancinante à laquelle, à force, je n’ai plus envie de répondre, il m’aime si fort, nous nous aimons si fort.
« Moins une, c’était la tête qui prenait, non ? Et là, qu’est-ce qui… »
« Madame, je vous ai posé une question. »
Mais comment parler de ce saccage en lui, ce saccage qui, par moments, le rend fou et qu’au lieu de fuir j’aurais dû embrasser.
« Madame… »
Ne devrait-elle pas plutôt courir au chevet de cette petite vieille ? Tout est si simple pourtant. Mais elle est comme eux tous. Même mes amis ont refusé de me comprendre, tous mes amis avec lesquels j’ai fini par rompre. À quoi bon fréquenter des gens méchants ? Et maintenant, elle, cette médecin, hochant la tête sans croire un traître mot de ce que je lui raconte, comme si une telle qualité d’union ne pouvait pas exister entre deux êtres, comme si elle tenait de l’impensable, jusqu’à ma mère, l’autre jour, persuadée qu’il finirait par me tuer. Il a raison là encore, elle est toxique, je vais devoir très vite me couper d’elle. Nous nous aimons si fort, pourquoi cet acharnement à démolir notre union, n’y a-t-il pas assez de désespoir dans le monde ? Pourquoi ai-je reculé aussi ? Et maintenant, mon coude qui a triplé de volume. Pour une fois que je pouvais me rendre utile. Qu’est-ce qu’il va dire pour les cartons ?

CHAPITRE 1
DIEU.
Dans sa minuscule cellule de bois, Martin voudrait ne plus bouger, rester jour après nuit, agenouillé dans cette union, sans plus manger ni boire, jusqu’à la fin. Partout ailleurs, le monde est si blessé. Pourquoi s’y frotter quand tout, ici, le comble de silence et de lumière ?
Dieu.
Se tenir là, debout, des jours entiers en prière, comme sur sa petite île de Gallinara. Souverainement seul. Parfaitement relié.
Il tremble. Il rit. Des larmes d’amour ruissellent le long de ses joues et, à le voir si irradiant, on pourrait le croire fou. Il est si large de présence. Si vaste de sérénité.
Il flotte à présent. Il flotte à l’intérieur de la minuscule cellule de bois qui, sous ses pieds, devient le ciel. Du fin fond de son être, Martin ne voudrait plus connaître que cela : ce seul à seul où, brisé, le cœur de l’homme s’élève jusqu’à l’ultime cercle. Mais Dieu a voulu que, par ruse, les hommes l’élèvent au rang d’évêque, lui qui, depuis sa prime enfance, ne rêve qu’à être un moinillon.
Dieu.
Lors, sortant de sa cellule, il va. Et, à sa vue, tous l’acclament, certains allant jusqu’à baiser ses mains. Il a déjà guéri un si grand nombre.
Fendant leur foule, Martin baisse les yeux pour ne pas montrer ses larmes. Leur désespoir est si grand. Marcher parmi eux, c’est comme marcher à travers un champ d’aiguilles rougies par le feu. Comme tout eût été plus simple, se faire oublier d’eux, disparaître dans les profondeurs d’une grotte ou sur le sommet de quelque haute montagne. Mais Dieu, dans sa prière, lui a demandé de les rejoindre et Martin, entrant en lui-même, a consenti. Oui, il les initiera au mystère de la triple lumière et à celui du monde séraphique qui, avec une ardeur bouillonnante, Le contemple, Lui, l’Ineffable, l’Indescriptible, l’Inconnaissable, l’Inaccessible. Oui, il sera leur évêque.
*
Au sixième étage de leur nouveau petit deux-pièces, Alice ne sait rien de cette histoire. Tout au plus que Martin aurait embrassé un lépreux il y a mille sept cents ans. Mais qu’est-ce qu’un lépreux pour une fille du XXIe siècle ? Cela n’a pas de représentation. Non, Martin ne fait pas partie de son existence ou alors pour faire rire le postier du petit bourg de M. Quelle drôle de coïncidence tout de même : partir de la rue Saint-Martin de M. pour se retrouver rue Saint-Martin à Paris ! À coup sûr, ceux du « bureau » y verraient un signe. Quel signe ? Alice ne le sait pas. À l’heure qu’il est, elle ne connaît même pas l’existence du bureau.
Dans sa réalité, l’univers est un vide où, faute de frottements, les plumes et les pierres tombent à la même vitesse. Un vide qui ne fait jamais signe et auquel Alice, devant la dernière pile de cartons à descendre, ne pense pas. Pas plus à ce drôle de hasard qui, sur le coup, l’avait fait sourire. Elle doit s’occuper de tant de choses depuis son emménagement : poncer, lisser, repeindre les murs, poser les carreaux, choisir un frigo, installer le wi-fi… Par chance, son coude a retrouvé toute sa mobilité. Elle doit faire attention toutefois. Hier, la douleur l’a lancée si fort qu’elle a dû s’arrêter pour aller s’acheter des glaçons.
Dans la rue, il y avait tant de monde qu’elle a failli rebrousser chemin. Pour lui, bien sûr, c’est plus facile : Paris, il y est né. Alice, non, et, après ces cinq années de vie à M. avec lui, la moindre agitation la perturbe.
Dans leur maison, là-bas, il n’y avait qu’eux deux. Chaque jour, après son départ, elle partait marcher en forêt, puis elle faisait les courses et, jusqu’à son retour, elle bricolait et préparait le repas. Tout était concentré. Silencieux. Fluide. Au fil des mois, ses crises avaient diminué, il avait même repris du poids et arrêté l’alcool. Bien sûr, il y avait parfois encore des moments difficiles, particulièrement ces dernières semaines, à cause de l’arrivée de ce nouveau boss, mais, là encore, elle était parvenue à l’apaiser. Dans la casserole, le lait, soudain, déborde. D’un geste rapide, Alice éteint le feu. Avant, elle aimait la présence des gens, pourtant. Mais c’était du temps de Geoffrey. Elle est tellement plus heureuse aujourd’hui.
Malgré tout, elle appréhende le moment où les travaux seront terminés. L’appartement est si petit, qu’est-ce qu’elle va faire de ses journées ? Alice se mord la lèvre. Après tout ce qu’il a fait pour elle, comment ose-t-elle se laisser aller à de telles pensées ? Certes, ce deux-pièces n’est pas bien grand, mais il est si bien situé. Le flair qu’il avait eu de garder le contact avec cette Émilie, une ancienne de sa promo, parce que s’il avait dû compter sur elle…
« Même pas foutue de gagner ta vie.
– Mais, c’est toi qui…
– Merde, Alice, je ne te demande pas grand-chose, un simple merci, mais non, c’est trop pour toi. Comme si, avec ce nouveau job, je n’avais pas une pression maximale sur les épaules. »
Alice sait qu’il a raison. Ce soir, pour la peine, elle lui concoctera son repas préféré. Quant à la suite, elle finira bien par trouver ses marques.

Les premiers jours, dans les rues, à Paris, elle gardait si obstinément les yeux baissés qu’il lui fallut près d’une semaine pour s’apercevoir qu’il y avait une église dans le renfoncement. Ce jour-là, le stress d’Alice était au maximum. Partout autour d’elle, les voitures klaxonnaient, les vélos fonçaient. Pourquoi ne pas y entrer quelques minutes pour souffler ?
À l’intérieur, l’épaisseur du silence l’avait aussitôt conquise. Alice s’était assise au dernier rang et, pendant un long moment, elle avait fermé les yeux. Ici, c’était comme de se retrouver à M. avec lui. Quand ils vivaient collés. En suspension presque. Hors d’atteinte du monde. Parfaitement reliés.
Le chant des anges, elle ne le connaît pas,
mais la splendeur du monde, elle la réclame.
Avant lui, sa vie était comme floue. Dans ses rêves, elle errait à travers d’interminables paysages de toundra où seuls de rares oiseaux captaient son regard. L’herbe, sous ses pieds, était d’un vert puissant. Tout le reste était gris. Il n’y avait pas d’humains, pas de villages. Juste elle et des oiseaux perdus comme elle.
Grâce à lui, elle avait su mettre fin à cette errance aveugle, mais après combien de mois de caresses et d’encerclement ?

Dans l’église, Alice se lève. Demain, elle reviendra. Il fait si bon, ici. Ce soir, pour autant, elle ne le lui dira pas. Ce sera son secret. Elle en rit tout à coup. Pas plus qu’elle, il ne croit en Dieu. Il ne comprendrait pas.
Elle longe les alcôves de plusieurs saints dont elle découvre les noms : saint Nicolas des Champs, sainte Geneviève, sainte Cécile, sainte Louise de Marillac, saint Vincent de Paul, saint Martin, puis, face au chœur, elle se retourne et découvre l’orgue. Elle regrette, tout à coup, de n’avoir pas appris à en jouer, s’imagine, là-haut, en train de faire exploser les notes. Cette chance qu’elle a de vivre une aussi belle histoire. Tout ne peut que bien se passer, comment a-t-elle pu en douter ? Bientôt, elle sera aussi heureuse qu’à M.
Elle pousse la lourde porte, s’engouffre dans la lumière en dévalant les marches. Vite, elle doit atteindre le Monoprix dans moins de cinq minutes ou il va angoisser. Après tout ce que ses parents lui ont fait subir, il a si fort besoin d’être rassuré. Alice aimerait pouvoir les faire revenir pour leur balancer à la figure leurs quatre vérités. Quand, certaines nuits, elle le regarde dormir, c’est comme si elle devinait sur son corps les stigmates des coups qu’ils lui ont infligés, enfant. Parfois, elle les perçoit si nettement qu’elle en pleure. Mais assez de ces horreurs. Avant le quart, elle doit rejoindre le Monoprix, se prendre en selfie devant, lui envoyer la photo, répondre à son appel, lui dire qu’elle l’aime, sans oublier de cliquer sur le smiley sourire et les trois cœurs. Puis elle doit faire les courses, revenir à l’appart, gravir les six étages, répondre, à la demie, à son dernier appel, lui renvoyer un selfie et lui redire qu’elle l’aime, en espérant, cette fois-ci, qu’il sera de bonne humeur. Il se montre si tendu ces derniers jours. Est-ce à cause de son nouveau travail ? Alice n’a pas osé le questionner.

À l’époque, sur le campus, toutes les filles fantasmaient sur lui. Parmi elles toutes, c’est elle, pourtant, qu’il avait choisie. Elle le revoit encore traverser cette rue pour se déclarer. Un prodige qu’elle ne s’explique toujours pas. Sur le coup, elle l’avait jeté. Geoffrey venait de la quitter, elle était au plus mal. Il n’avait rien lâché pour autant, au point même de la rendre suspicieuse. Que voulait-il, au juste ? Et pourquoi cet entêtement à vouloir la conquérir quand il pouvait s’offrir toutes les filles les plus sexy de l’université ? Avec une patience infinie, il était parvenu à se faire accepter d’elle. Cela avait pris du temps. Beaucoup de temps. Jour après jour, il lui avait confié la violence subie, enfant : les douches glacées au milieu de la nuit, les insultes, les coups de fouet, les brûlures avec le fer à repasser, les enfermements de plusieurs jours à la cave. Devant de telles horreurs, Alice avait frémi. Malgré tout, elle était restée sur ses gardes. Il la connaissait si peu. D’où lui accordait-il une si grande confiance ? Il n’en revenait pas lui-même. Il lui avait suffi de la voir pour que tout s’ouvre en lui. Avant elle, il ne s’était jamais confié à personne. Elle était la première. Elle serait la seule.
Sa ténacité avait fini par avoir raison d’Alice. Pour la première fois de sa vie, quelqu’un l’attendait. Elle en était bouleversée.
Était-ce parce que sa mère n’avait jamais connu un tel degré d’amour qu’elle s’évertuait, depuis toutes ces années, à dénigrer la relation d’Alice ou parce que sa mère était foncièrement incapable d’être heureuse ? Alice n’arrive pas à savoir. Avec sa mère, les choses n’ont jamais été faciles.
Un bruit de pas dans l’escalier. Lui, déjà ? Vite, elle court l’embrasser. Il la repousse, crispé.
« C’est quoi, ces poubelles, sur le palier ?
– Je… j’allais les descendre.
– C’est ça, tu allais ! »
Ne pas chercher à se justifier, cela l’énerverait davantage. Attendre le plus silencieusement possible que la crise passe. Quelle idiote aussi. Elle sait à quel point il ne supporte pas les mauvaises odeurs.
Le front plissé, il marche de long en large dans le salon.
« Il va falloir que tu trouves un boulot, Alice. »
Un boulot ? Mais le bébé ? Et puis où, un boulot ? Il se rapproche d’elle.
« Les vacances, c’est fini.
– Mais…
– Y’a pas de mais et, putain, regarde-moi quand je te parle. »
Il sent l’alcool. Il le lui avait promis pourtant. Ne pas bouger. Encore moins réagir.
« Tu vas faire comme je te dis, compris ? »
Elle fait oui de la tête. Il lui saisit la nuque.
« J’ai pas entendu. »
Elle lâche un oui faible.
« Oui qui ?
– Oui, mon amour. »
Il la relâche.
« Demain, tu t’inscris à l’ANPE, tu te démerdes, tu trouves. Et arrête de faire cette tête. Tu es ma fée, Alice, je n’aime personne d’autre plus que toi. Allez, viens, embrasse-moi. Ces connards m’ont menti sur toute la ligne, leurs stock-options valent que dalle. Non, ne dis rien. Tu ne comprendrais pas. Embrasse-moi, plutôt. Putain, ce que t’es bandante dans cette robe. Dommage que tes cheveux soient décoiffés. Allez, sèche tes larmes, viens dans la chambre, c’est moi qui ai besoin d’être consolé, pas toi. Viens que je te prenne. »

Extrait
« LEXIQUE
SERVITEUR OÙ SERVANTE DE DIEU: fidèle catholique décédé(e), ayant fait preuve, tout au long de sa vie, d’une piété remarquable. (Première étape de la canonisation.)
VÉNÉRABLE : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), dont l’héroïcité des vertus a été reconnue par l’Église. Aucun culte ne peut leur être rendu. (Deuxième étape de la canonisation.)
BIENHEUREUX(SES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer, post mortem, au moins un miracle ou qui est mort(e) en martyre. Un culte local peut leur être rendu. (Troisième étape de la canonisation.)
SAINTS(ES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer au moins deux miracles ou qui, ayant déjà un miracle à son actif, est mort(e) en martyre. Un culte public peut leur être rendu. (Quatrième et ultime étape de la canonisation.) » p. 55

À propos de l’autrice
TAVERNIER_tiffany_©bulle_batallaTiffany Tavernier © Photo Bulle batala

Née le 3 mai 1967, Tiffany Tavernier est la fille de Bertrand Tavernier et de Colo Tavernier. Avec son frère Nils Tavernier, elle découvre le monde du cinéma dès sa petite enfance. Sa mère choisit son prénom en hommage au film Breakfast at Tiffany’s où Audrey Hepburn interprète le rôle principal. Tiffany part en Inde pour faire de l’humanitaire à 17 ans avant d’entrer dans la vie active. Elle est romancière, mais elle se consacre à sa carrière de scénariste en parallèle. Elle est spécialisée dans les scénarios pour des documentaires télévisés et des longs métrages. Elle écrit ainsi les scénarios de deux films réalisés par son père. Il s’agit de Holy Lola et de Ça commence aujourd’hui. Pour ces projets, elle est épaulée par son mari. Tiffany fait des apparitions dans les films Des enfants gâtés, L’Horloger de Saint-Paul et Un dimanche à la campagne. Sa carrière littéraire commence avec Comme un miroir (2015) et évoque des moments de son enfance. Parmi ses romans, elle publie en 2016, Isabelle Eberhardt : Une vie dans l’islam. Son livre Roissy sort en 2018 et fait partie de la sélection du Prix Femina de la même année. En 2021, elle publie L’Ami. (Source: Voici / Éditions Sabine Wespieser)

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Mon cœur a déménagé

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En deux mots
Ophélie, dite Folette, a sept ans quand sa mère meurt. Son mari, alcoolique et drogué, va être condamné pour cet homicide, laissant sa fille à l’assistance avec ses questions et son désir de vengeance. Commence alors une enquête au long cours pour savoir ce qui s’est réellement passé ce jour de 1983.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vengeance est un plat qui se mange froid

Toujours aussi habilement construit, le nouveau thriller de Michel Bussi va confronter une enfant avec la mort de sa mère, chassée par un mari violent. Pendant de longues années, Ophélie va chercher à comprendre et à venger sa mère.

Que s’est-il vraiment passé ce 29 avril 1983? Ce qui est sûr, c’est qu’Ophélie, alors âgée de sept ans, a entendu sa mère appeler Vidame, le travailleur social chargé de la suivre, à son secours. Sa mère répétant à l’envi « Mon mari va me tuer». Elle ne sera pas entendue, même si Vidame a pris soin de prévenir la police, tout en sachant qu’elle ne se déplacera pas pour une intuition. Pourtant le drame annoncé va bien avoir lieu. Rentré ivre, le mari va harceler sa femme, lui réclamant de quoi satisfaire ses addictions. Si cette dernière parvient à lui échapper, il la pourchasse dans la rue, bientôt suivi par Ophélie. Mais la fillette arrivera trop tard. Sa mère a chuté d’une passerelle et gît sur la route en contrebas. Son père hébété est arrêté, mis en examen et jugé pour féminicide. Il sera condamné à sept ans de prison.
Ophélie se retrouve quant à elle à La Prairie, l’institution qui accueille les orphelins et les enfants placés par la justice. C’est là qu’elle va faire la connaissance de Béné, une assistante sociale au grand cœur, et de Nina, une amie pour la vie.
C’est avec elle qu’elle reprend goût à la vie, même si son moteur est la vengeance. L’adolescente décide de mener l’enquête, d’oublier son père et de faire payer à Vidame son refus de porter secours à sa mère. Les maigres indices dont elle dispose, un dessin des fenêtres de l’immeuble éclairées durant cette nuit tragique et le concours d’un ex-gendarme qui se promenait avec son chien peu avant le drame.
La recherche de témoignages, les plus petits indices et les intuitions vont alors occuper celle que ses proches appellent Folette. Maintes fois, elle a failli renoncer, notamment après une expédition qui a coûté la vie à un ami, mais comme son seul moteur est cette soif de vengeance, elle va persister et signer.
Découpé en quatre parties, 29 avril 1983, 14 juillet 1989, 9 octobre 1995, 14 juillet 1999, le roman nous mène d’une rive à l’autre de la Seine, du Rouen populaire à celui des nantis. Cette version topographique de la lutte des classes nous rappelle que l’auteur des Nymphéas noirs a d’abord été géographe et qu’il resté fidèle à sa Haute-Normandie.
Et s’il connaît bien Rouen, les services sociaux à l’enfance n’ont guère de secrets pour lui non plus. De l’assistante sociale jusqu’au plus haut de l’échelon, il nous présente cette institution capable du meilleur – quand l’intérêt de l’enfant prime – et du pire. Sans aller jusqu’à la rengaine du tous pourris, on se rend bien compte combien la soif de l’argent et du pouvoir peuvent entraîner de déviances et de compromissions.
La plume de Michel Bussi est toujours aussi virevoltante, entraînant avec lui un lecteur qui va explorer les pistes, se fourvoyer aussi beaucoup. Explorant tout à la fois les romans mettant en scène les orphelins, d’Oliver Twist de Dickens à Sans famille d’Hector Malot et ceux construit autour de la vengeance, du Comte de Monte-Cristo de Dumas aux Hauts de Hurlevent de Emily Brontë, en passant par le Colomba de Prosper Mérimée, ce roman est tout à la fois un thriller construit sur une machinerie bien rôdée et une ode à l’amitié, mais aussi une formidable démonstration de la force d’une obsession. Même si elle peut aveugler, elle n’en demeure pas moins un puissant moteur. Oui, l’espoir fait vivre.
Signalons aussi la parution simultanée en poche de Trois vies par semaine.

Mon cœur a déménagé
Michel Bussi
Éditions Presses de la Cité
Roman
390 p., 22,90 €
EAN 9782258208407
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement à Rouen. On y évoque aussi un voyage en Normandie, à Ault et un autre vers le Sud, à Hyères et la presqu’île de Giens, avec vue sur l’île de Porquerolles.

Quand?
L’action se déroule de 1983 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
La mort d’une mère
La quête d’une fille
Une vengeance implacable
« Papa a tué maman. »
Rouen, avril 1983. Ophélie a – presque – tout vu, du haut de ses sept ans. Mais son père n’est pas le seul coupable. Un autre homme aurait pu sauver sa mère.
Dès lors, Ophélie n’aura plus qu’un but : retrouver les témoins, rassembler les pièces du puzzle qui la mèneront jusqu’à la vérité. Et, patiemment, accomplir sa vengeance…
Enfant placée en foyer, collégienne rebelle, étudiante évoluant sous une fausse identité, chaque étape de la vie d’Ophélie sera marquée par sa quête obsessionnelle et bouleversante.
Dans une intrigue qui mêle roman d’amour et d’amitiés, récit initiatique et manipulations, Michel Bussi dessine aussi une fresque sociale inédite des années 1990.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Nicolas Gary)
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Rouen.fr
France Inter (La bande originale)
BFM TV
We Culte (Serge Bressan)
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Binchy and her hobbies
Blog Aude bouquine
Blog Les lectures de Mylène


Bande-annonce du roman © Production Lisez.com

Les premières pages du livre
« 29 avril 1983
POUCETTE
1
Maman
« Mon mari va me tuer ! Vous entendez ce que je vous dis, monsieur Vidame ? Mon mari va me tuer ! »
Tu l’as répété au moins trois fois, maman.
Mon mari va me tuer !
Mon mari va me tuer !
Mon mari va me tuer !
Vidame ne t’a pas répondu. Il s’est contenté de regarder sa montre, une grosse montre dorée, pour bien faire comprendre qu’il était pressé. Il a soupiré aussi, il a levé les yeux au ciel, enfin au plafond de notre appartement, aux toiles d’araignée et aux morceaux de peinture qui se détachaient en flocons, comme un sachet de chips crevé.
C’était il y a plus de dix ans. Je n’aimais pas Vidame. Toi non plus maman, je le sais, tu ne l’aimais pas ! Mais tu étais bien obligée de faire semblant.
Ce soir-là, Vidame a encore regardé sa montre. Est-ce qu’il vérifiait si elle était toujours accrochée à son poignet ? Si l’homme invisible ne s’était pas introduit dans notre salon pour lui voler ? Il a mis dix secondes pour répondre.
— Je suis désolé, Maja, je suis travailleur social, pas policier. Le seul conseil que je peux vous donner, c’est d’aller porter plainte. C’est l’unique façon de vous protéger.
Maja…
Ça me faisait toujours drôle, maman, quand Vidame t’appelait par ton prénom.
Maja.
Comme s’il était un ami, ou qu’il appartenait à notre famille. Toi tu l’appelais toujours monsieur Vidame. Je ne savais même pas, à ce moment-là, quel était son prénom.
Tu tremblais, maman. Tu éparpillais des feuilles devant toi, je les reconnaissais, c’étaient celles qui te faisaient pleurer chaque fois que tu les trouvais dans la boîte aux lettres. Et chaque fois que tu déchirais une nouvelle enveloppe, tu murmurais Je ne m’en sors pas. Mon Dieu, je ne m’en sors pas.
J’ai vu tes mains s’approcher de celles de Vidame. J’ai deviné ce que tu avais envie de faire : l’attraper par les poignets, comme quand tu étais énervée contre moi. Le forcer à te regarder dans les yeux ! Mais tu t’es contentée de les poser sur la table et de le supplier.
— Je veux seulement de l’argent, monsieur Vidame. Juste un peu d’argent. Mon mari va rentrer. Il va m’en réclamer. S’il ne trouve rien pour s’acheter à boire, il va me tuer.
Tes mains tremblaient toujours, maman, mais tu parvenais à les dompter, à les laisser collées, bien à plat, doigts écartés. Vidame a regardé une dernière fois sa montre. J’ai détesté la façon dont il t’a parlé quand il s’est levé.
— On en a déjà discuté cent fois, Maja. Vous êtes sous tutelle. Je suis là pour vous aider à gérer votre budget. Pour que votre mari ne dépense pas tout votre argent dans l’alcool. Pour que vous puissiez subvenir aux besoins de…
J’ai détesté la façon dont Vidame a posé ses yeux sur le papier peint qui se décolle, sur le carrelage fêlé de l’entrée, sur chaque tache noire de moisissure, sur le reste de pâtes collées au fond de la casserole, sur moi.
— … aux besoins de votre fille.
Je terminais mon assiette. Je n’avais qu’une envie, je te le jure, maman, je n’avais qu’une envie du haut de mes sept ans. Planter ma fourchette dans sa main ! Tu as remarqué ma colère. Tu devinais toujours tout, maman. Tu t’es levée et tu t’es approchée de moi. Tu as pris mes poignets, tu les as serrés fort, jusqu’à me faire mal, et tu m’as demandé d’aller me coucher.

J’y suis allée sans discuter. Tu me l’avais dit tant de fois, quand monsieur Vidame ou madame Goubert étaient là, j’ai déjà assez d’ennuis comme ça, Folette, je t’en supplie n’en rajoute pas. Quand j’ai poussé la porte de ma chambre, je t’ai entendue répéter :
— Mais vous ne comprenez pas ? Si mon mari n’a rien à boire, il va devenir fou !
Cette fois, je n’ai pas vu Vidame soupirer, ni lever les yeux au plafond, ni regarder sa montre. De ma chambre, j’apercevais juste son dos et son long manteau qu’il n’avait même pas pris le temps de retirer.
— Je vais être clair, Maja. Je ne vous donnerai pas d’argent. Je le fais pour votre bien. Et pour le sien. C’est mon travail. Vous protéger.
— Restez alors. Il va bientôt rentrer.
— Je ne peux pas.
Je haïssais déjà Vidame à ce moment-là. Tu continuais de le supplier et il restait là, sans bouger, comme s’il avait des remords, comme s’il SAVAIT ce qui allait se passer, cette nuit-là, qu’il avait tout deviné et qu’il hésitait. Pas longtemps, juste un instant, juste le temps que tu lui proposes un café.
Il SAVAIT.
Et pourtant il n’a rien fait.

Je suis montée par la petite échelle de bois dans mon lit en hauteur et je me suis allongée juste au-dessous du plafond. Bolduc s’est réveillé, il s’est à peine poussé, comme si c’était sa place, pas la mienne, puis quand il a vu que je me glissais sous mes draps, il a grimpé sur moi en ronronnant plus fort encore que le chauffe-eau. De mon lit, aussi haut perchée qu’une ampoule accrochée au plafond, je voyais tout !
Par la porte entrouverte, je t’ai vue servir une tasse de café à Vidame. Il n’a pas osé refuser, il n’a pas osé traîner non plus, alors il l’a bu debout. Il devait se brûler les mains, vu que toutes les anses des tasses que mamie Mette nous avait offertes à Noël étaient déjà cassées.
Vidame a trempé ses lèvres et a grimacé.
Bien fait !
Il avait dû se brûler tout le reste aussi. Tu faisais toujours trop bouillir le café, du moins c’est ce que papa disait à chaque fois. Je me suis tortillée dans mon lit, pousse-toi, Bolduc, pousse-toi…
De mon observatoire, je dominais aussi tout le quartier. Notre appartement se trouvait au dixième étage de l’immeuble Sorano : le plus haut ! Par la fenêtre, je pouvais espionner jusqu’à la rue Raimu, l’allée Jouvet et la passerelle au-dessus de la voie rapide. Ce soir-là, j’ai aperçu un homme qui promenait son chien, peut-être monsieur Lazare, j’ai vu aussi une dame qui rentrait dans l’une des cages d’escalier, un couple d’amoureux qui s’embrassait, des dizaines de voitures qui roulaient sous la passerelle et des gars au-dessus qui n’avaient rien d’autre à faire que de les regarder. J’ai vu une mobylette s’arrêter devant l’épicerie de monsieur Pham, alors qu’il commençait à ranger ses fruits.
Je note ces détails pour m’en souvenir, maman, des années après. Je me rends compte que mon cerveau a tout enregistré, ce soir-là. Peut-être que moi aussi, j’avais deviné ce qui allait se passer… Ou peut-être que c’est l’inverse. Si je me souviens de tous les détails, si tout s’est gravé dans ma mémoire, c’est à cause de tout ce qui est arrivé ensuite. Pour ne jamais oublier ! Pour chercher une explication, un indice, un témoin, comme ce type qui fume sa cigarette devant le terrain de basket, ou cet autre qui reste dans sa voiture sous un réverbère. Me souvenir de tout, maman, chaque silhouette, chaque ombre, chaque feuille d’arbre, chaque feuille posée sur la table devant toi.
Cette fois, Vidame a vidé sa tasse. Tu l’as supplié une dernière fois.
— Restez pour lui parler. S’il vous plaît. Restez pour lui expliquer. Moi, il ne me croit pas.
Vidame a posé sa tasse sur la table. Bolduc s’est glissé sous les draps pour me lécher les doigts. Je l’ai laissé faire même si je n’aimais pas ça.
— Je ne peux pas, Maja. Il est tard, je vous l’ai dit. Je ne suis pas médiateur, je suis simplement mandaté pour gérer votre budget.
Je le détestais ! Plus que jamais ! Qu’est-ce qu’il avait de si important à faire ? Aller chercher le pain avant que la boulangerie ferme ? Rapporter des fleurs à sa femme ? Ou il avait tout simplement peur de croiser papa ? Il préférait te faire la morale et te laisser te débrouiller seule avec lui. C’était ça son métier ? T’attacher à un poteau et se tirer ?
— Richard, il va me tuer.
Vidame s’appelait donc Richard… C’était la première fois que j’entendais son prénom, la première fois que tu l’appelais ainsi, du moins je crois.
Ça n’a provoqué chez lui aucune réaction. Il a fait comme s’il n’avait pas entendu et a reculé de trois pas pour sortir. Trois pas, ça suffisait presque pour passer du canapé à la porte d’entrée.
Il a posé sa main sur la poignée.
— S’il vous plaît, Richard, aidez-moi.
— C’est ce que je fais, Maja. Je vous jure que c’est ce que je fais. Je vous aide, vous et beaucoup d’autres, à longueur de journée. Mais je ne peux pas vous sauver. Ni votre fille. Vous seule le pouvez !
— Il va me t…
Richard Vidame était déjà sorti. La porte s’était refermée.
J’ai serré Bolduc plus fort contre moi. Sa langue râpeuse s’est attaquée à mon cou. J’ai guetté par la fenêtre, j’ai attendu un bon moment. Faut dire, l’ascenseur est tout le temps en panne chez nous ! J’ai enfin vu Vidame sortir, marcher un peu sur le trottoir, traverser le parking, et rejoindre une voiture noire. Sa voiture ! Je la connaissais, c’était la plus grosse du quartier. Quand il a ouvert la portière, j’ai vu que quelqu’un l’attendait à l’intérieur. Une femme. Une femme que bizarrement, j’avais l’impression de connaître, mais je ne voyais pas bien son visage. J’ai rangé tout cela dans un coin de ma tête, la grosse voiture, la femme cachée dans l’ombre, la façon dont Vidame l’a embrassée, dont il a mis sa main sur sa cuisse. Alors c’est pour ça qu’il ne pouvait pas rester ? Parce qu’il avait une autre femme à retrouver ?
Je te jure, maman, j’ai tout enregistré ce soir-là, avec plus de précision qu’une caméra.
La voiture noire a démarré et disparu. Je n’ai appris sa marque que bien plus tard. Une Volvo 244, Black Star.
Toi maman, tu étais restée penchée sur la table. Tu pleurais sur tes papiers. Papa, maintenant, allait bientôt rentrer.
Bolduc s’était presque endormi sur moi. Je le caressais doucement, pour ne pas le réveiller. Il avait six mois, il avait besoin de câlins. Moi aussi j’en avais besoin, alors je t’ai appelée d’une petite voix.
— Tu viens me lire une histoire, maman ?
Même des années après, jamais je n’oublierai ton sourire, quand tu as levé les yeux vers moi, comme un grand soleil après la pluie.

2
Maman
Je me suis réveillée en sursaut.
Tu criais !
Mon livre Rouge et Or était toujours posé à côté de moi, exactement comme tu l’avais laissé, maman, après m’avoir lu Poucette. Je crois que je me suis endormie aussitôt, peut-être même avant la fin, au moment où Poucette reçoit deux ailes en cadeau pour son mariage et devient Maja, la reine des minuscules êtres volants. Je connaissais l’histoire par cœur, c’était ma préférée.
Bolduc dormait. Seules ses petites pattes s’agitaient. Il devait rêver à une histoire de chats, de souris, ou du fil argenté accroché au barreau de mon lit. Moi je ne rêvais pas. J’avais les yeux bien ouverts mais je restais sans bouger, pour ne pas le réveiller, et surtout pour faire croire à papa que je dormais, moi aussi.
Je t’entendais parler moins fort maintenant maman, comme si après le cri que tu avais poussé, tu espérais encore que tout puisse se calmer. Tu expliquais à papa en articulant chaque mot.
— Tu ne comprends pas, Jo ? On n’a plus rien ! Plus d’argent. Pas un franc.
J’ai tordu mon cou pour mieux voir par la porte entrouverte. Tu attrapais les feuilles sur la table et tu les secouais sous le nez de papa. À croire que tu les avais étudiées toute la nuit.
— Des dettes, Jo. Rien que des dettes ! Des trucs à rembourser, tu comprends ça ? Des trucs qu’on n’a pas payés.
Tu as continué de lui expliquer tout en regardant la télé, le magnétoscope, le canapé, le buffet. Papa ne t’écoutait pas, il avait juste dû entendre le dernier mot, buffet, et ça lui a donné une idée. Papa avait bu. Je savais reconnaître quand il avait bu. Dans ces moments-là, c’était comme s’il prêtait son corps, sa voix, ses jambes et ses bras à un autre. Un autre pas habitué, un autre maladroit, un autre qui ne marchait pas droit, pas très habile non plus de ses doigts, qui ne pouvait pas toucher un objet sans le casser, qui grognait alors, comme s’il n’avait pas compris comment les lèvres de papa s’ouvraient, et qui, quand il arrivait enfin à parler, ratait un mot sur deux.
Papa a tiré trop fort sur un tiroir du buffet. Il lui est resté dans la main et tout ce qu’il y avait dedans est tombé par terre. Des bobines de fil, des tissus, des aiguilles, des boutons qui roulent partout. Tout ce que tu avais récupéré pour me coudre une robe de fée.
— J’en suis sûr, Maja… Tu planques du fric… Quelque part !
Papa shootait dans les boutons, écrasait les bobines, puis a ouvert un autre tiroir. Cette fois c’était le tiroir à jeux, les cartes du Mille Bornes et des Sept Familles se sont envolées.
— Où tu le planques ? Je touche mon chômage, bordel ! Je peux bien me payer une bière et un pétard.
Tu avais peur, maman, je le voyais. Tu avais peur de celui à qui papa avait prêté son corps. Tu as quand même trouvé la force de lui montrer les feuilles sur la table.
— Ils nous prennent tout, Jo ! Avant même que l’argent arrive sur notre compte. Pour ce qu’on doit toucher, d’ailleurs…
Tu m’avais souvent expliqué, maman, que tu faisais des ménages dès que tu pouvais, que papa avait toujours travaillé dur aussi, sur le port, mais qu’à cause de son dos, il devait chercher un autre travail, et qu’au final, on n’avait presque plus d’argent. C’est un peu dur pour l’instant, ma Folette, mais ça va s’arranger, tu ne manqueras de rien, ma princesse, je te promets.
Papa avait abandonné le buffet après avoir ouvert toutes les portes et renversé tous les tiroirs.
— Putain, Maja, faut que je te le dise en quelle langue ? Je sais que tes clients te laissent du black quand tu vas faire la boniche chez eux. File-moi juste un billet pour que j’aille chercher un pack et de l’herbe !
— Je crois que t’as déjà assez bu. Va te coucher, Jo. Je t’en prie.
Papa n’a pas aimé que tu lui tiennes tête. Il s’est approché de toi, il a levé la main, il a hésité, puis il l’a abaissée. Peut-être qu’à l’intérieur de son corps, ils étaient deux à se battre, mon père et l’inconnu qui s’était emparé de lui. Peut-être que pour le moment, papa avait encore le dessus.
— Un billet, merde. Juste un billet !
Et d’un grand geste de la main, papa a fait voler toutes les feuilles sur la table. Puis il est parti dans votre chambre. Pas pour dormir ! J’ai entendu le matelas tomber sur le côté. Les tables de chevet basculer, l’armoire qu’il déplaçait. Il cherchait, persuadé que tu avais une cachette secrète. Dès qu’il a disparu, je t’ai vue saisir le téléphone. Je t’ai entendue, maman, murmurer dans le combiné, les deux mains autour de ta bouche :
— Il est comme fou, monsieur Vidame. Il faut venir, vite. Les flics me l’ont dit, ils ne se déplaceront plus, ils ne m’écoutent plus. Il va me tuer, cette fois, il faut me croire, vous êtes le seul qui pouvez le raisonner.
Tu as raccroché dès que tu as entendu des pas derrière toi. Je voulais te prévenir, papa était là, derrière toi, mais tu ne me regardais pas. J’ai fermé les yeux et j’ai serré très fort Bolduc contre moi quand papa, enfin l’inconnu qui s’était emparé de lui, s’est approché. J’ai cru qu’il allait te gifler, mais non, papa arrivait encore à le contrôler, il t’a juste prise par les épaules et t’a secouée :
— Tu téléphonais à qui ?
À ton tour de fermer les yeux.
— Tu téléphonais à qui ? a répété papa. Aux flics ? Tu sais bien qu’ils ne croient plus un mot de tes conneries ! Alors à qui ? À madame Goubert ? Non, ça serait trop beau. Tu téléphonais à Vidame, pas vrai ? T’espères quoi ? Il n’en a rien à foutre de toi, ton Richard ! Il est pareil que les autres, un charognard.
Tu gardais les yeux fermés, mais je voyais tes lèvres bouger. Comme si tu priais. Tu priais qui, maman ? Tu priais qui ? Oh j’espère tant que ce n’était pas lui…
Papa s’est soudain redressé. J’ai compris que cette fois, il avait cessé de lutter et que l’autre avait pris les commandes, y compris de son cerveau.
— Je sais ! a-t-il dit. J’ai compris ! T’as planqué ton pognon dans la chambre d’Ophélie.
Il a fait un pas vers ma chambre. Un pas de trop. Je t’ai entendue crier dans son dos :
— Non !
Il s’est retourné. Tu l’as défié du regard.
— Dans mon sac. Y a 50 francs.
Je n’ai pas pu voir son sourire triomphant. Il s’est approché, tu l’as laissé venir…
Et tu as frappé la première.
Dès qu’il s’est penché vers ton sac, sans se méfier. Tu as attrapé la casserole dans l’évier, comme si tu l’avais laissée là exprès, et tu as cogné. Un coup sec, sur le crâne, épouvantable. Ça a dû réveiller tous les voisins, si certains dormaient encore. Ça a réveillé Bolduc aussi. Papa, ça ne l’a même pas assommé ! Il s’est tout de même assis sur le canapé, sonné, en se frottant la tête sans réaliser ce qui se passait. Le temps de réfléchir à la punition qu’il allait t’infliger. Toi tu n’as pas réfléchi, maman, tu as récupéré ton sac et tu as couru, droit devant toi, vers la porte d’entrée.
Depuis, j’ai beaucoup réfléchi. Moi aussi, je crois que j’ai compris. Tu n’avais qu’une idée en tête, n’est-ce pas ?
Non pas te sauver. Mais ME sauver.
Tu étais sûre que papa te suivrait, attiré par ce billet que tu faisais semblant de protéger. Il n’y avait aucun argent dans ton sac, personne ne l’a jamais retrouvé. Tu voulais juste mettre le plus de distance possible entre papa et moi.
La porte d’entrée a claqué. Deux fois. À quelques secondes d’intervalle. Puis il n’y a plus eu que le silence.
Je suis descendue de mon lit.
Reste sage, Bolduc, je reviens tout de suite.
Je devais prévenir quelqu’un, aussi vite que je le pouvais. Sortir, descendre les escaliers, appeler n’importe qui dans la rue. J’ai traversé la salle, pieds nus, en essayant autant que je le pouvais d’éviter les aiguilles, les cartes et les bouts de verre éparpillés. C’est là que j’ai vu les feuilles étalées par terre, celles sur lesquelles tu avais passé la soirée. Je ne voyais que les chiffres que tu avais entourés en rouge, les points d’exclamation, les points d’interrogation… aussi rouges que le bouton du répondeur du téléphone qui clignotait. Je n’ai pas pu résister, j’ai appuyé, tout en enfilant à toute vitesse mes baskets.
J’ai vite compris que tu avais appelé Richard Vidame, plusieurs fois, pendant que je dormais, avant que papa rentre. Comme si tu avais prévu dans quel état il allait se trouver. Dans le répondeur, sa voix ressemblait à celle mal enregistrée sur les magnétophones.
Cessez de me harceler, Maja. Je n’aurais jamais dû vous donner mon numéro personnel ! Arrêtez de l’utiliser. J’ai une vie privée. Rappelez-moi lundi matin. Au bureau, à 9 heures. Mais ce soir je ne viendrai pas. Vous comprenez, Maja ? Je ne viendrai pas, cette fois !

J’ai essayé de regarder par la fenêtre. Je ne voyais rien. Aucune ombre, aucune silhouette autour des lumières des réverbères. Le quartier entier était endormi. Ou faisait semblant. J’ai jeté un coup d’œil à la pendule au-dessus du frigo.
2 h 10 du matin.
Je n’ai pas hésité. J’ai passé la tête par la porte de ma chambre.
Tu restes sage, Bolduc. Je te promets. Je reviens. Très vite.
Je le croyais, Bolduc, je le croyais vraiment à ce moment-là. Comment aurais-je pu imaginer que je n’allais jamais rentrer ?
Je ne pensais qu’à te retrouver, maman. Alors en pyjama, sans rien enfiler par-dessus, je me suis mise à courir après toi et papa dans l’escalier.

3
Maman
La rue Daniel-Sorano était déserte. C’est la première image que je garde de cette nuit-là. Presque tout le monde dormait ! Sur les deux cent quatre-vingt-dix fenêtres de la façade de l’immeuble Sorano – je m’amusais à les compter à chaque fois que je revenais de l’école – il n’y en avait que sept qui étaient allumées. Tout en courant le long du parking, je cherchais un moyen pour les mémoriser. Le septième étage de l’entrée 2, le huitième de l’entrée 3, le sixième de l’entrée 6, le quatrième de l’entrée 8…
J’y ai repensé si souvent, maman, pendant toutes ces années. Eux seuls peuvent t’avoir vue passer, avoir vu papa te poursuivre, m’avoir vue courir en pyjama. Ils sont mes uniques témoins ! À condition qu’ils aient regardé par la fenêtre au bon moment, à condition qu’ils n’aient pas préféré rester devant un film, ou qu’ils ne se soient pas endormis la lumière allumée, cela fait beaucoup de conditions, je sais…
Je sprintais sur le parking, entre les voitures, sans trouver aucune trace de toi, ni de papa. J’ai choisi d’aller en direction de la passerelle. C’était le seul pont pour passer au-dessus de la voie rapide qui sépare le quartier du reste de la ville. La rocade, en contrebas, était dissimulée par des murs antibruit, invisible du parking et de l’immeuble Sorano. J’entendais juste quelques rares voitures circuler, rien à voir avec le trafic au cours de la journée.
J’ai crié de toutes mes forces, Où êtes-vous ?, mais personne ne m’a répondu. J’avais envie de crier encore, j’avais envie de réveiller toute la cité, que toutes les fenêtres s’allument comme autant d’étoiles… mais je me suis arrêtée d’un coup. Ça y est, j’avais trouvé le moyen de me souvenir des sept fenêtres allumées ! Je les ai regardées, fascinée. J’étais en sueur sous mon pyjama, mais je n’avais pas froid. Je n’avais aucune idée de la température qu’il faisait. Je scrutais l’obscurité.
Où es-tu, maman ?
Devais-je continuer vers la passerelle, ou au contraire m’enfoncer dans le quartier du Château Blanc, vers les rues Raimu et Jouvet ? Ou retourner sur mes pas, remonter l’escalier, retrouver Bolduc, je lui avais promis de ne pas traîner. Après tout, peut-être que toi et papa étiez déjà rentrés, réconciliés.
J’ai décidé de changer de direction, de tourner vers la rue Dullin au cœur du quartier. J’ai recommencé à courir, de plus en plus vite. Je me persuadais que j’avais pris la bonne décision. Tout le monde te connaissait ici, maman, c’était forcément au cœur de la cité que tu irais chercher de l’aide, il suffisait que quelqu’un soit debout.
Je suis parvenue au croisement des rues Moreno et Signoret. Essoufflée, mais je ne voulais pas m’arrêter. Tu aurais pu entrer dans n’importe quelle cage d’escalier et te cacher. Tu aurais pu…
Je n’ai pas vu la silhouette surgir sur ma droite, je suis rentrée dedans, sans ralentir, sans pouvoir réagir. Je me suis retrouvée allongée par terre sans même avoir le temps de penser que ça pouvait être toi maman, ou papa… Un chien, que je connaissais bien, tournait autour de moi en entortillant sa laisse autour de mes jambes.
Argo ! Le golden retriever de monsieur Lazare.
Je me suis redressée, je n’avais mal nulle part, je n’avais pas l’impression de saigner et même je m’en foutais. Monsieur Lazare s’est penché avec inquiétude vers moi.
— Ophélie ?
— Désolée, monsieur, mais…
Il a regardé mon pyjama, mes baskets… À l’époque, monsieur Lazare avait déjà au moins soixante-quinze ans, c’était un ancien policier, et il occupait ses journées – et ses nuits aussi – à promener son chien dans le quartier.
— Ophélie, qu’est-ce que tu f…
— Désolée, m’sieur, désolée Argo. C’est ma maman… Faut que je la retrouve ! Elle… elle est en danger. Prévenez la police. Je vous en supplie.
Il m’a dévisagée comme si je m’étais échappée d’une maison de fous.
— Ta maman ? Je l’ai croisée, il y a cinq minutes à peine. Mais…
J’ai eu envie de l’embrasser. Je me souviens m’être promis dans ma tête de ramener un os à Argo, ou son poids en croquettes.
— Où ça, monsieur ? Vite !
Il a hésité. Il se doutait que quelque chose ne tournait pas rond. On ne laisse pas une fillette de sept ans courir à 2 heures du matin seule dans la cité.
— Reste avec moi, ma petite. On va appeler la police. Tout va s’arranger. Ta maman va…
— Elle est partie de quel côté, s’il vous plaît ?
Il s’est gratté la tête. Il avait compris que s’il ne disait rien, j’allais m’échapper. Ce n’était pas Argo qui allait m’en empêcher, ni lui me rattraper.
— On va y aller tous les deux, Ophélie. Ta maman n’est sûrement pas loin. Quand je l’ai croisée, elle courait en direction de la passerelle…
La passerelle ! Quelle idiote ! Pourquoi avais-je changé d’avis ?
Tout en détalant plus vite que jamais, j’ai crié :
— Merci.
Je me suis à nouveau retrouvée devant l’immeuble Sorano.
Au bout, la passerelle. En dessous, la voie rapide.
Combien de temps s’était-il écoulé depuis tout à l’heure ?
Une seconde ? Une minute ? Dix minutes ?
Combien de temps avais-je couru dans le quartier ?
Une seconde ? Une éternité ?
Assez pour que tout le monde commence à se réveiller. Quelques dizaines de fenêtres étaient allumées.
Assez pour que des dizaines de personnes soient debout, au pied de la passerelle. L’éclat d’un gyrophare m’aveuglait. Si monsieur Lazare avait prévenu la police, elle avait été ultrarapide. J’entendais la sirène d’une voiture se rapprocher, je voyais des policiers en uniforme accourir. Je me suis dit que puisqu’ils étaient là, maman, plus rien ne pouvait t’arriver.
Tout était terminé !
Cette fois ils allaient forcément te croire. J’allais tout raconter aux policiers. Tout le monde pourrait témoigner. On allait pouvoir rentrer chez nous toutes les deux. Tant pis si on n’avait pas beaucoup d’argent, tant pis si l’appartement n’était pas grand, je m’en fichais, du moment qu’on était à l’abri ensemble.
Le gyrophare du camion des pompiers faisait tourbillonner ce qui restait de la nuit.
Je me suis approchée de la lumière. Il y avait au moins une vingtaine d’adultes devant la passerelle. Personne ne m’a vue arriver.
J’ai vu d’abord trois pompiers penchés autour de papa. Il avait l’air de dormir. Je ne m’inquiétais pas, j’avais l’habitude qu’il soit dans cet état.
C’est à ce moment-là qu’un adulte m’a repérée, un pompier au casque argenté, il a crié et ouvert ses bras pour m’arrêter, pour m’empêcher d’aller plus loin. J’ai eu ensuite l’impression que tout se déroulait au ralenti. Je me suis faufilée, mais des mains, des bras m’ont tout de même attrapée. Je me suis débattue comme une folle, ils s’y prenaient au moins à quatre pour me calmer mais ils ne me calmaient pas. Ils ont tenté de m’éloigner de la passerelle, ils ont tenté de mettre leurs mains devant mes yeux, ils ont tenté de m’éloigner de toi, ils ont tenté de tout faire pour que je ne te voie pas.
Ils n’ont pas réussi.
Je t’ai vue, maman, trois mètres plus bas. Je t’ai vue, étendue, bras en croix, sur le goudron de la rocade, au milieu des voitures arrêtées. Je continuais à me débattre, je sentais tout mon corps trembler, de la tête aux pieds, comme si j’étais électrocutée, comme si toute la passerelle, tout le quartier, toute la terre s’était mise à trembler, puis soudain je me suis arrêtée, incapable de faire le moindre geste, comme un élastique trop tendu qui se casse. Les quatre pompiers qui voulaient me forcer à entrer à l’arrière de leur camion y sont parvenus sans difficulté.
Je ne me débattais plus. Je ne pleurais plus. Toutes mes forces m’avaient quittée. Les pompiers, les gendarmes, les gens, tous avaient déjà compris. Plus jamais je n’aurais envie de manger, de jouer, de rire, de rien, je ne serais plus qu’un fantôme. Triste à l’extérieur et morte à l’intérieur.
C’est ce qu’ils croyaient !
C’est ce que j’allais leur faire croire, à tous, à partir de cette seconde.
Mais à toi maman je peux l’avouer.
Oh non, mes forces n’avaient pas disparu ! Je les avais cachées. Je les avais toutes rassemblées, quelque part, dans mon cerveau, en un seul point.
Un point noir !

4
Béné
— Bienvenue à la Prairie, Ophélie.
La dame me donnait la main et répétait :
— Bienvenue à la Prairie. C’est ta nouvelle maison. Tu verras, tu seras bien ici. Je m’appelle Bénédicte, mais à la Prairie, tout le monde m’appelle Béné. Je suis ton éducatrice. C’est moi qui vais m’occuper de toi. La Prairie, tu vois, c’est une maison qui accueille des enfants comme toi, des enfants qui n’ont plus de parents pour s’occuper d’eux. Elle s’appelle la Prairie parce qu’avant, il y a longtemps, c’était un champ ici, puis la ville a grandi tout autour de la Prairie, mais il reste un parc, un grand parc pour jouer, rien que pour vous, en plein milieu de Rouen, tu te rends compte ?
Je ne disais rien, alors la dame a répété.
— Tu verras, tu seras bien ici.
La dame, c’était toi, Béné. Je peux te l’avouer aujourd’hui, je ne t’ai pas aimée ce matin-là. Je n’ai pas aimé la façon trop gentille dont tu me parlais, je n’ai pas aimé ton sourire et encore moins tes petits rires alors qu’il n’y avait rien de drôle, vraiment rien. Je n’ai pas aimé tes yeux qui me surveillaient, sans en avoir l’air, mais je savais bien que tu me guettais pour tout raconter au psy et au médecin, peut-être même aux flics, j’en avais tant vu, un vrai défilé, depuis sept jours. Je n’ai pas aimé ta main dans la mienne, je la trouvais trop grosse, je te trouvais trop grande, je trouvais tout trop grand à la Prairie. Moi j’étais la Poucette de mon conte, le dernier que m’avait lu maman, moi j’étais minuscule, je voulais juste retourner dans mon appartement minuscule de l’immeuble Sorano, dans ma chambre minuscule, m’enfermer, n’importe où, dans une boîte, un placard, un tiroir, dans le noir, et ne plus en sortir.
— Voilà le fameux parc, as-tu dit sans cesser de sourire. Dans moins d’un mois, les cerises seront mûres.
Et tu as éclaté d’un nouveau petit rire ridicule.
J’étais pétrifiée. Je regardais dix garçons, tous plus grands que moi, jouer au foot entre les cerisiers. Je regardais des filles assises en rond occupées à parler. D’autres riaient, d’autres jouaient à s’attraper. J’avais l’impression d’entrer dans une cour d’école, peuplée d’enfants étrangers, d’enfants que je ne connaissais pas et à qui je ne voulais pas parler, parce que je ne voulais plus jamais rire, courir et encore moins jouer. Je n’aimais pas le parc de la Prairie, je n’aimais pas les cerises, je n’aimais pas le foot…
— Donne-moi ta valise si tu veux.
Je n’avais plus que ça, ma valise. Avec quelques habits dedans. Et mon livre de contes Rouge et Or. La seule chose qui comptait désormais. Poucette et mes autres histoires. La seule chose que je voulais garder pour toujours. J’avais perdu tout le reste, même Bolduc. Je n’étais pas retournée à l’appartement de l’immeuble Sorano. Personne ne m’avait dit ce qu’il était devenu. Qui allait s’en occuper. Je n’avais pas osé demander. Peut-être que lui aussi s’était sauvé. Ou qu’il existait des maisons comme la Prairie, mais pour les chats perdus.
— Tu veux me donner ta valise ?
Je n’ai pas répondu mais j’ai serré ma main très fort sur la poignée, pour que personne ne puisse me l’arracher, même pas toi, Béné.
— D’accord, garde-la. On est presque arrivées. Viens, on va monter l’escalier. Je vais te montrer ta nouvelle maison.
Nous avons traversé un grand couloir vitré et nous avons grimpé des marches. À hauteur de mes yeux, il y a des dessins d’enfants dans des cadres. La mer, le soleil, la forêt, des montagnes, des chemins qui vont nulle part, des voitures aux roues carrées, des bateaux sans voile, des avions sans ailes.
Je me disais que même si je ne savais pas très bien dessiner, j’aurais été capable de faire mieux !
Je me disais n’importe quoi.
Je n’arrivais pas à imaginer qu’à partir de ce matin, j’allais vivre là.
On m’a expliqué pourtant. J’ai vu un psy avant d’arriver ici, un jeune frisé avec des lunettes rondes, il m’a tout dit, en prenant son temps, avec des mots rassurants. Ma maman est morte. Elle est tombée de la passerelle. C’est sûrement un accident. Sûrement car personne n’a rien vu, il n’y a aucun témoin, alors une enquête est en cours, pour comprendre ce qui s’est passé. Pour l’instant – le psy avait vraiment pris tout son temps, comme s’il avait épuisé son stock de mots rassurants –, pour l’instant ton papa est en prison. Ton papa était sur place quand ta maman est tombée de la passerelle, mais il ne se souvient de rien, il avait trop bu, du moins c’est ce qu’il dit, alors il faut attendre, pour savoir… Pour savoir quoi ? avais-je eu envie de répondre au psy aux yeux de hibou, même si je n’ai rien dit.
Je savais déjà.

— Ici, Ophélie, il y a huit enfants par maison. Les plus jeunes ont trois ans et les plus grands quatorze ou quinze. Tu verras, tu seras bien.
Je crois que c’était la troisième fois que tu le répétais, Béné. Tu verras, tu seras bien. Et dans ma tête, tout ce que tu me montrais m’effrayait. Une peur panique qui me donnait envie de fuir en courant. Tout était trop grand, trop froid, trop beau même, pour une Poucette comme moi. Je m’accrochais à la poignée de ma petite valise.
— Tu vois, là, c’est la cuisine. Vous mangez tous ensemble, les huit enfants de la maison.
J’ai regardé les murs blancs, sans papier peint qui se décolle ni plafond qui part en cloques. J’ai compris qu’il n’y avait pas de place pour moi ici. Il y avait trop de chaises autour de la table, trop d’assiettes dans les placards, trop de couverts, trop de tiroirs, trop d’enfants installés sur le canapé devant la grande télé, trop de paires d’yeux qui se retournaient pour me dévisager comme si je venais leur voler leur place, leur pain, leur lit, et même l’air qu’ils respiraient.
Alors je me suis retenue de respirer. Tu m’as serré la main encore plus fort et j’ai réalisé que les paires d’yeux me reprochaient aussi de venir te voler, toi, Béné. Qu’il faudrait toi aussi te partager. Une bouche de plus à nourrir, une main de plus à tenir, un cœur de plus à faire sourire. Ne vous inquiétez pas pour ça, avais-je envie de leur dire, je ne vous coûterai pas cher en rire et en sourire. Je laisserai tout doucement mon cœur refroidir. Faudra juste lui laisser une petite place dans le frigo.

Tu n’as pas lâché ma main, tu m’as tirée dans le premier couloir et tu as ouvert la première porte à droite.
— Et là, Ophélie, c’est ta chambre. Vous serez deux. Je te présente Nina.
La chambre était petite et j’aimais bien même si je ne voulais pas me l’avouer. Par la fenêtre, on voyait à la fois le parc et la rue juste en dessous. Il y avait deux lits superposés, et Nina occupait celui du bas. Nina avait mon âge. Elle était blonde avec de grands yeux bleus, un visage rond et les bras roses comme des chipolatas. Nina était du genre de celles que je n’aimais pas, à l’école, du genre des crâneuses, de celles qui se croient belles, de celles qui se croient plus malignes, du genre de la sœur que je n’aurais jamais voulu avoir.
— Je te laisse ranger tes affaires ? Je vous laisse faire connaissance.
Tu as lâché ma main cette fois, tu es sortie, j’ai entendu tes pas s’éloigner dans le couloir.
Je ne disais rien. J’aurais voulu monter sur le lit du haut le plus vite possible, pour que personne ne me voie, et surtout pas cette Nina. J’aurais voulu prendre ma valise avec moi, mais elle était trop lourde, alors je l’ai laissée en bas et j’ai grimpé comme un lézard affolé à l’échelle de bois. Je me suis cachée sous les draps, seuls mes yeux ressortaient et regardaient le plafond. Je pensais à Bolduc qui aimait tant jouer à chat perché avec moi, je pensais à mon livre dans la valise, je pensais aux images de Poucette, page 30, et je me disais que j’étais aussi minuscule qu’elle. Je me disais que j’allais passer le reste de ma vie à ça. Rester sous les draps à lire et relire mon livre Rouge et Or. J’avais juste à descendre le chercher, dès que cette Nina ne serait plus là.
Et pour finir, avant de m’endormir, j’ai pensé à toi.
Tu faisais du bruit dans la cuisine, tu plaisantais avec les autres enfants, je t’entendais.
Je ne t’ai pas aimée, Béné, ce matin-là. Mais j’ai encore moins aimé quand tu as lâché ma main. Je crois que ça a été ma dernière pensée. L’envie que tu la reprennes et que tu ne la lâches plus jamais. J’avais déjà compris, Béné, que tout ce qui me restait, pour m’accrocher à ma vie, c’étaient ces miettes d’amour que tu m’offrais.
Et mon océan de haine.

5
Mamie Mette
Béné est venue me chercher alors que j’étais seule sur mon lit, à regarder les ombres des arbres du parc danser derrière la fenêtre.
— Tu as de la visite, Ophélie !
De la visite ? Je suis descendue de l’échelle de bois sans demander qui ?, je n’avais pas prononcé un seul mot depuis que j’étais arrivée à la Prairie, trois jours plus tôt.
— Ta mamie ! a précisé Béné.
Mamie ! C’est bien toi ? J’ai tout de suite pensé que tu venais me chercher. J’avais déjà ouvert la porte de mon casier pour remettre mon livre et mes habits dans ma valise, mais Béné m’a arrêtée.
— Suis-moi.

Mamie Mette ?
Tu étais assise dans une petite salle, près de la porte d’entrée de la Prairie, avec une porte vitrée ouverte sur le parc et une autre offrant une vue sur le parking. Je t’ai trouvée vieille, quand je t’ai vue m’attendre toute seule dans la pièce. Oui, vieille. Je me disais que tu ressemblais sûrement à maman, à maman comme elle ne le deviendra jamais. Tu m’as embrassée, tu m’as serrée dans tes bras, et tu m’as regardée. Peut-être que toi aussi tu pensais que je ressemblais à maman. On me le disait assez souvent, avant.
— Assieds-toi, Folette.
Je me suis assise. Tu as commencé par me dire des trucs idiots, que j’avais beaucoup changé, que mes cheveux avaient poussé, que j’avais grandi aussi, que j’étais devenue encore plus jolie, que j’étais une petite fille très courageuse, puis enfin tu t’es lancée.
— On ne s’est pas beaucoup vues toutes ces années.
Je n’en avais aucune idée, je ne comptais pas, mamie.
— Trois fois avant aujourd’hui. La dernière fois, c’était pour tes six ans. Ce n’est pas facile, tu comprends. J’habite loin. Dans le Sud. Près de la mer.
À ce moment-là, j’ai cru que tu disais ça parce que tu allais m’y emmener dans le Sud, près de la mer.
— À mon âge, on ne supporte plus le froid (tu t’es mise à rire en regardant le ciel gris). Ma petite Folette, je dois y retourner. J’ai ma vie là-bas. Mais je voulais te voir avant. Pour t’expliquer.
M’expliquer quoi ?
Et là tu as sorti tous les arguments, une grande vague pour bien me noyer, que tu étais désolée, que tu ne pouvais pas me garder, que tu étais trop vieille, que tu habitais trop loin, que la place d’une petite fille aussi pleine de vie que moi n’était pas auprès d’une personne âgée comme toi, qu’on allait bien s’occuper de moi ici, que c’était la meilleure solution, pour tout le monde. Maman était montée dans le ciel de Normandie, elle me regardait, elle voyait tout ce que je faisais, et je ne devais pas non plus m’éloigner trop de mon papa, c’était la loi, il restait mon papa, même du fond de sa prison…
Ta voix a commencé à trembler.
— On ne peut pas prévoir combien de temps il va y rester. On ne sait pas, ma chérie. On ne sait pas pour ton papa. On ne sait pas si c’est lui qui a poussé ta maman. Peut-être que lui-même ne sait pas. C’est ce qu’il dit, il ne se souvient pas. C’est tellement horrible. Oh ma Folette, ma Folette.
Tu m’as prise dans tes bras. Tu pleurais. Tu pleurais et tu m’abandonnais. Et pire encore, entre deux larmes, tu m’as juré :
— Je vais revenir te chercher. Pour les vacances. Dans le Sud. Tu viendras nous voir.
Nous ? De qui parlais-tu, mamie ? Papy était mort depuis longtemps, c’est ce qu’on m’avait dit.
— Je t’écrirai, ma petite-fille.

Tu n’es jamais revenue me voir, mamie. Tu ne m’as jamais écrit. Juste téléphoné, une ou deux fois, la première année.
Maintenant que tu t’étais assez excusée, je voyais bien que tu étais pressée de t’en aller. Dans le parc, les garçons jouaient au foot. Ils ne faisaient que ça du matin jusqu’au soir. Je me disais, en les regardant, que les garçons de la Prairie deviendraient tous champions du monde : il n’y a que dans les foyers qu’on trouve assez de joueurs pour faire des matchs toute la journée.
Avant que tu te lèves, j’ai osé te demander :
— Et Bolduc, qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Qui ça ?
— Bolduc, mon chaton ?
Cette fois, j’ai bien vu que tu ne mentais pas.
— Ah ? Je ne sais pas… aucune idée.
— C’est pas grave, mamie.
Moi je mentais ! Et tu l’avais bien compris. Tu m’as regardée droit dans les yeux, en écartant une mèche brune. Et sans prévenir, tu m’as posé la seule question qui pouvait m’étonner :
— Tu as toujours ton livre des contes d’Andersen ?
Tu connaissais ce livre, mamie Mette ?
J’ai hoché la tête, c’était plus simple que de dire oui. Tu as souri.
— Prends-en bien soin. Je te l’avais offert pour que ta maman te le lise. Garde-le toujours, c’est important.
J’ai juste bougé la tête, comme un chat qui réclame des caresses supplémentaires. Moi je voulais juste des mots supplémentaires. Tu as compris ça aussi.
— Andersen, celui qui a écrit ces contes, était danois. Comme nous. Je viens de là-bas, de ce pays froid. C’est pour cela que j’ai appelé ta maman Maja. Et qu’elle t’a appelée Ophélie. Si tu les lis jusqu’à les connaître par cœur, ces contes te serviront toute ta vie.
Tu as semblé réfléchir, tu as eu l’air d’hésiter entre toutes les histoires avant de choisir, puis tu m’as demandé :
— Maman t’a lu Le Vilain Petit Canard ?
J’ai à nouveau hoché la tête. Je ne t’ai pas vue souvent, mamie, seulement quatre fois dans ma vie, mais si je dois choisir un souvenir avec toi, je choisis celui-là. Ce moment où tu m’as dit ça :
— Tu dois te sentir comme le vilain petit canard, n’est-ce pas ? Pas à ta place. (Tu as encore relevé ma mèche brune.) Mais, même si tu as du mal à le croire aujourd’hui, écoute-moi bien, tu deviendras le plus beau des cygnes, comme ta maman, à en rendre jalouses toutes les poules et toutes les dindes du monde, et les plus beaux paons se battront pour venir faire la roue devant toi.
Et cette fois, pour de bon, tu m’as embrassée et tu m’as laissée. J’ai entendu des conversations brèves dans le couloir, puis je t’ai vue par la porte de verre resurgir sur le parking. Tu as marché jusqu’à une grosse voiture grise qui avait laissé le moteur tourner. Il y avait un type qui t’attendait derrière le volant. Un vieux, élégant. Les cheveux gris. Des lunettes fumées. Un genre d’écharpe de soie autour de son cou fripé pour éviter qu’il n’attrape froid. Une bague au doigt. Je réalisais ce que voulait dire nous et pourquoi il n’y avait pas de place pour moi dans le Sud, là où il fait plus chaud qu’au Danemark et qu’en Normandie.

La grosse voiture essayait de sortir du mini-parking, ton vieux bricolait. À l’allure où il conduisait, vous n’étiez pas rentrés dans ton Sud. Tout en te regardant disparaître, sans te retourner, comme si la rue du Contrat-Social était une autoroute et la Prairie une aire de repos où l’on abandonne les animaux, j’ai repensé à tes mots.
On ne sait pas, ma chérie. On ne sait pas pour ton papa. On ne sait pas si c’est lui qui a poussé ta maman.

Si tu savais à quel point je m’en fichais, mamie. Papa, ce soir-là, c’était un autre qui s’était emparé de lui. Maman m’avait prévenue, quand il buvait ou fumait trop, papa était comme un enfant qui fait des bêtises.
Un enfant qui fait des bêtises, ce n’est pas de sa faute.
Le vrai coupable, c’est celui qui ne l’a pas surveillé.
Celui qui n’a pas répondu quand on l’a appelé au secours.
Le seul que maman a supplié, le seul qui aurait pu la sauver.
Le seul coupable, c’est Richard Vidame.

6
Nina
Je n’avais pas dit un mot depuis une semaine, depuis que j’étais arrivée à la Prairie, à personne à part mamie Mette. Je restais allongée sur mon lit et je lisais.
Ce soir-là, j’avais ouvert mon livre Rouge et Or au chapitre de Poucette et je regardais l’image de Maja recevant ses ailes avant qu’elle devienne la reine des êtres volants. Puis comme les autres soirs, j’ai tourné la tête. Pas pour guetter les passants dans la rue qui marchaient sous ma fenêtre ! Je jetais un coup d’œil sur mon livre et un coup d’œil vers le ciel. Je surveillais les nuages et les plus hautes branches des cerisiers en fleur du parc, jusqu’à m’en faire mal aux yeux, parce que peut-être que Maja, ma maman, était là, à voltiger entre deux fleurs, pas plus grosse qu’une coccinelle.
Ça m’occupait bien ! Je devais rester concentrée ! Béné avait bien essayé de me faire parler, comme les autres éducatrices, le psy à lunettes, et même le directeur de la Prairie, monsieur Bocolini. Ils pouvaient bien insister autant qu’ils voulaient, je m’en fichais. Ils pouvaient me forcer à manger, à me lever, à me laver, à m’habiller, mais pas à parler !
— Tiens, c’est pour toi.
Ta petite main s’est agitée sous mon nez. J’ai reconnu ta voix, Nina. Ta voix et ta main pleine de traces de feutres. Tu devais te tenir en équilibre dans le lit du dessous pour arriver à tendre ta main aussi haut.
Tu as insisté.
— Prends-la. C’est pour toi.
J’ai rouspété un peu dans ma tête. À cause de toi, je devais abandonner mon livre et surtout, je devais abandonner le ciel. J’ai regardé plus en détail ce que tu tenais dans ta main, et je ne voyais rien, ou presque rien : juste une petite boîte en bois, un peu plus grosse qu’un dé pour jouer aux petits chevaux, mais à peine. Je brûlais d’envie de te demander « c’est quoi ? », mais je me retenais. Je n’étais pas restée muette une semaine pour craquer maintenant. Et si je devais parler à quelqu’un, ce serait à Béné, à la limite à mon hibou de psy, pas à une petite crâneuse comme toi.
— Qu’est-ce que tu attends ? Prends-la !
J’hésitais. J’étais sûre que c’était un piège. Un truc allait en sortir et me sauter à la tête. Mais tu continuais de l’agiter à la hauteur de mes yeux, alors impossible de penser à autre chose. OK, si c’est ce que tu veux, Nina ! J’ai attrapé la petite boîte en bois, sans un merci. Maman ne m’avait pas appris à être aussi malpolie, mais je m’en fichais. Je ne dirais plus jamais merci, ni bonjour, ni au revoir, ni rien du tout.
Je tenais la petite boîte au creux de ma main, celle de Nina avait disparu et elle ne faisait plus aucun bruit. Elle devait écouter, aussi concentrée que moi quand je guettais Maja dans le ciel. Le plus silencieusement possible.
Du bout des deux pouces, j’ai ouvert la boîte.
Clic.
Un tout petit clic, pas assez fort pour que tu aies entendu, Nina, du moins c’est ce que j’espérais. J’ai écarquillé les yeux et j’ai vu une petite bête bizarre, pleine de points noirs, qui ressemblait vaguement à une coccinelle. Elle était comme montée sur ressort, avec six pattes qui bougeaient. Le reste de la boîte était vide, complètement vide.
Tu croyais peut-être que j’allais te demander « c’est quoi, Nina ? ». Ta petite voix, comme si elle avait entendu mes pensées à travers mon crâne, mes draps et mon matelas, s’est mise à m’expliquer :
— C’est une boîte à chagrins. Chaque soir, tu peux raconter tes chagrins à la petite bête. Après tu refermes la boîte et tu la caches sous ton oreiller. Pendant la nuit, la petite bête va les manger et le matin, ils auront disparu.
— …
Le silence a dû durer une éternité. Peut-être même que tu t’étais endormie. Puis j’ai dit :
— Merci.
C’est le premier mot que j’ai prononcé à la Prairie. Et il était pour toi, Nina ! Et je l’ai répété trois fois.
— Merci, merci, merci.
Je crois qu’après ces trois premiers mots-là, on a parlé toute la nuit. On entendait les pas de Béné dans les couloirs, elle savait bien qu’on ne dormait pas mais elle n’est pas entrée dans notre chambre. Elle devait juste se dire qu’elle avait gagné, que je n’étais plus muette, comme si elle avait tout prémédité.
Tu te souviens, Nina, de ce qu’on s’est dit ce soir-là ? Je t’ai parlé de Bolduc, et tu ne savais pas ce que c’était, enfin tu savais ce qu’était un chat, mais pas le nom de ce ruban qu’on met autour des cadeaux et avec lequel il adorait jouer. Je t’ai parlé de maman, de l’immeuble Sorano, des contes d’Andersen, de Poucette et du vilain petit canard. Je t’ai demandé si tes parents étaient morts eux aussi et tu m’as juste dit non, ils sont vivants, et tu n’as rien ajouté d’autre.
J’ai pensé que tu avais de la chance, à ce moment-là. Je ne savais pas. J’ai voulu te poser d’autres questions mais tu as vite détourné la conversation, et tu m’as dit :
— Bon, tu me le montres, ton fameux livre ?
— Monte !
On s’est retrouvées à deux dans le lit, sous le plafond. Tu prenais déjà beaucoup plus de place que Bolduc !
— On commence par lequel ?
Tu as lu vite fait les titres.
— La Reine des neiges, c’est bien ?
Quand j’ai ouvert le livre Rouge et Or, une feuille a glissé. Je l’avais oubliée.
Tu m’as regardée, étonnée. C’est la seule chose dont j’avais oublié de te parler, Nina. Mon enquête !
— C’est quoi ?
Je voyais bien que tu ne comprenais rien à cette feuille quadrillée : un tableau de douze carreaux de longueur sur dix de hauteur, sur lequel étaient tracées sept croix jaunes, comme sept étoiles allumées dans la nuit. Le septième étage de l’entrée 2, le huitième de l’entrée 3, le sixième de l’entrée 6, le quatrième de l’entrée 8, le deuxième de l’entrée 9, le deuxième de l’entrée 11, le cinquième de l’entrée 12.
— Ça ? C’est ce à quoi je vais passer tout le reste de ma vie !
Ton doigt suivait les étoiles. J’ai continué de t’expliquer.
— Ces sept étoiles, ce sont les sept fenêtres qui étaient allumées, la nuit où maman a été tuée. Ce sont les sept personnes qui ont peut-être vu ce qui s’est passé. Je dois les retrouver.
— Comment tu peux t’en rappeler ?
J’ai pris ton doigt et je l’ai dirigé vers la première étoile, puis j’ai tracé une ligne imaginaire, une ligne qui reliait toutes les fenêtres allumées.
— Regarde. Regarde bien, ça ne te rappelle rien ?
J’ai dû répéter le geste plusieurs fois, avant que tu comprennes, et qu’enfin tu souries.
— C’est… c’est la Grande Ourse ?

Six ans plus tard
14 juillet 1989
LE VILAIN PETIT CANARD
7
Nina
— C’est la Grande Ourse ! T’as vu, Folette ? C’est la Grande Ourse !
Tu danses dans la nuit, alors que le feu d’artifice explose dans le ciel de Rouen. On est le 14 juillet 1989. Il est 11 heures du soir et il fait encore au moins vingt degrés. »

À propos de l’auteur
BUSSI-Michel_©Le DLMichel Bussi © Photo Le DL

Professeur de géographie, Michel Bussi est depuis plus de dix ans l’un des auteurs préférés des Français. Ses ouvrages sont traduits dans 38 pays et trois romans ont été adaptés à la télévision. Il est l’auteur aux Presses de la Cité (puis Pocket) de Nymphéas noirs, polar français le plus primé en 2011, Un avion sans elle, Ne lâche pas ma main, N’oublier jamais, Gravé dans le sable, Maman a tort, Le temps est assassin, On la trouvait plutôt jolie, Sang famille, J’ai dû rêver trop fort, Tout ce qui est sur terre soit périr, Au soleil redouté, Rien ne t’efface, Code 612. Qui a tué le Petit Prince ?, Nouvelle Babel, Trois Vies par semaine et, aux éditions Pocket, de T’en souviens-tu, mon Anaïs ? Plusieurs romans sont adaptés en BD: Nymphéas noirs, Gravé dans le sable, Mourir sur Seine, Un avion sans elle, On la trouvait plutôt jolie, Le temps est assassin, Ne lâche pas ma main. Il a publié Les Contes du réveil matin (Delcourt) ainsi que trois albums de contes, Le Grand Voyage de Gouti, Le Petit Pirate des étoiles, Le Petit Chevalier naïf (Langue au Chat). Sa tétralogie destinée à la jeunesse, N.E.O. (PKJ) a connu un très grand succès. (Source: Presses de la Cité)

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10, Villa Gagliardini

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En deux mots
C’est l’histoire d’un petit appartement situé dans le XXe arrondissement de Paris. C’est la chronique d’une famille sans père, puis avec un père trop présent avant de disparaître. C’est l’histoire d’une mère célibataire avec un, deux puis trois enfants. C’est l’histoire d’une enfant puis d’une adolescente qui va chercher sa voie des années quarante aux années soixante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Un petit chez-soi vaut mieux qu’un grand chez les autres»

Dans un roman qui fleure bon la nostalgie de l’enfance, Marie Sizun raconte ses jeunes années dans un appartement du XXe arrondissement. C’est là, dans le Paris de l’après-guerre, qu’elle a connu bonheurs et drames familiaux, c’est là qu’elle a grandi, c’est là qu’elle a construit son avenir.

Marie Sizun n’en a pas fini avec l’enfance. Après Éclat d’enfance, (paru en 2013 et disponible en poche), dans lequel l’autrice racontait ses jeunes années dans le XXe arrondissement de Paris, de la porte des Lilas à la place des Fêtes, voilà qu’elle entre dans «l’immeuble de briques rouges» qu’elle avait laissé jusque-là de côté. Le 10, villa Gagliardini où elle a grandi et où elle a vécu plusieurs drames familiaux. Ses premiers souvenirs remontent en 1942. Elle a deux ans et essaie d’apprivoiser cet espace qui lui paraît immense alors qu’il n’a que la taille d’un studio. Durant les mois qui suivront elle vivra avec bonheur dans ce cocon aux côtés d’une mère attentive et aimante.
Mais tout va changer avec le retour de son père, prisonnier en Allemagne jusqu’à la fin des hostilités. Cet homme va pour le coup prendre tout l’espace, vouloir remettre de l’ordre dans son foyer et montrer qu’il est le seul maître à bord. La peur et la violence s’installent. La tension devient permanente et va croître encore avec l’arrivée d’un petit frère qui va devenir le nouveau centre d’attraction de ses parents.
En fait, il faudra attendre des vacances en Bretagne, qui ne sont qu’un stratagème imaginé par son père pour divorcer et prendre le large, pour retrouver un peu de sérénité. Mais payée au prix d’une forte précarité.
Ce qui n’empêchera toutefois pas la narratrice de réussir un joli parcours scolaire après une école primaire plutôt mouvementée et d’entrevoir ce que pourrait être sa vie loin de la villa Gagliardini.
En refermant ce roman d’apprentissage, on pense à cette citation d’Alphonse de Lamartine: «Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer?» et l’on revoit à notre tour l’appartement ou la maison de notre enfance, son mobilier, ses objets qui nous ont accompagnés et que l’on dévalorise trop souvent en affirmant qu’ils n’ont qu’une valeur sentimentale. Or, c’est justement cette valeur qui est ici célébrée. Quelques dessins sur un mur, un berceau qui vient manger un espace déjà restreint ou encore une simple poussette deviennent alors les symboles d’une vie que la force du souvenir transcende.
Lire Marie Sizun nous permet de retrouver le Paris populaire des années d’après-guerre, mais au-delà de ce lieu et de cette période, c’est aussi l’occasion – au détour d’une phrase, d’une émotion ressentie – de replonger avec nostalgie dans nos propres souvenirs. C’est alors entre les lignes de cette belle écriture classique et limpide que chacun écrit sa propre histoire. Cette force d’évocation, que l’on pouvait déjà trouver dans La maison de Bretagne, donne à ce roman plein de tendresse et de nostalgie un parfum d’enfance et d’espérance. Car alors tout est encore possible.

10, villa Gagliardini
Marie Sizun
Éditions Arléa
Roman
248 p., 20 €
EAN 9782363083579
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement à Paris, dans le XXe arrondissement. On y évoque aussi Villemoisson, alors en Seine-et-Oise.

Quand?
L’action se déroule de 1942 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
On a tous un lieu d’enfance, lieu des premières années. Maison ou appartement, cet endroit littéralement lié aux souvenirs, bruits, lumières du tout début, enferme pour toujours le mystère de la petite enfance. C’est au 10, villa Gagliardini que Marie Sizun a décidé de retourner. Mais c’est d’un voyage tout intérieur dont il s’agit. Nous poussons la porte avec elle et nous découvrons, dans l’agencement du petit appartement une histoire romanesque. C’est là que l’auteur grandira, vivra le retour de captivité de son père après la guerre, l’arrivée d’un frère puis le délitement du couple qui, une fois le père en allé, lui rendra sa mère pour elle toute seule, en une espèce de compagnonnage où les rôles bientôt s’inverseront. Mais plus que le récit d’une enfance, c’est surtout l’histoire d’un combat pour trouver sa place. L’appartement est un refuge, une île merveilleuse où, malgré les difficultés financières, la petite vit dans un monde de fantaisie et de joie entretenu par sa mère dont l’originalité les protège des difficultés et des conventions sociales. Tout est bonheur : faire des dessins sur les murs, découvrir la lecture, écouter sa mère chanter. Chaque objet, chaque meuble raconte une histoire, s’anime. Et bien vite, l’enfant est attirée par le dehors. La vue de la fenêtre laisse entrevoir la beauté du monde : les toits de Paris luisant sous la pluie, les ciels changeants, tout est prétexte au ravissement. Puis la porte s’entrouvre sur le monde inconnu, l’école, les amies, la découverte du cinéma et ce quartier du vingtième arrondissement entre la rue Haxo et la place du Télégraphe. Les jalons sont posés, qui deviendront l’œuvre à venir. Le souvenir tenace d’une histoire familiale jadis éclatante, une certaine gêne financière pour ne pas dire pauvreté, et finalement une volonté farouche de lutter contre le déclassement. Une histoire de transfuge en somme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre
« J’ai deux ans et je suis dans l’appartement. Ce qu’il y avait avant, je ne m’en souviens pas. Ma vie commence au petit appartement. C’est mon écorce, ma coquille, mon nid. Je ne sais rien de lui, mais sa lumière, ses couleurs, son odeur sont à moi autant que la présence de ma mère.
J’ai trois ans, cinq, sept, dix ans, douze, quinze, seize, et je suis encore dans l’appartement. Mes connaissances se sont un peu enrichies, mais de l’appartement, je ne me dissocie pas encore. C’est un être vivant, fraternel, jumeau. Il est moi comme je suis lui, comme on peut s’aimer ou se haïr sans jamais cesser d’être soi.
Je le quitterai. Je vivrai ailleurs. Loin. Mais il sera toujours là. Au fond de moi.
Il est mon enfance et quelque chose de plus, comme un secret. Une empreinte génétique. Une

deuxième peau, inaliénable. Souvent il m’arrivera, des années plus tard, bien des années plus tard, de m’y retrouver en rêve, la nuit, quand, du grand immeuble de briques rouges où il s’inscrivait petitement, au deuxième étage, en bout de couloir, il ne me restera qu’une vision lointaine et, du 10, villa Gagliardini, qu’une adresse obsolète.

I
C’était un très petit, très modeste appartement, une pièce, une cuisine, une entrée, des toilettes. On appellerait cela aujourd’hui, je crois, un «studio»; pour moi, c’était la maison. Mes jeunes parents, à peine mariés, l’avaient déniché avec amour dans cet ensemble d’immeubles neufs à loyer modéré d’un quartier tranquille du XXème arrondissement, deux mois avant la déclaration de guerre de septembre 1939. Ils n’y ont pas été heureux longtemps : mon père a été mobilisé, envoyé au front, fait prisonnier. Il n’est revenu d’Allemagne que quatre ans et demi après. J’avais juste cet âge quand j’ai fait sa connaissance.
Pendant tout le temps de son absence, j’ai vécu seule avec maman, dans ce petit appartement qui m’apparaissait immense. C’était un univers dont, à peine debout, j’explorais avec bonheur les éléments familiers, simples extensions de moi-même semblait-il. Meubles, arêtes de mur, portes que je découvrais à tâtons, que je scrutais du regard, que je reniflais, dont j’écoutais le mystère, un silence que troublaient à peine les bruits venus de l’extérieur.
Dans la pièce principale – nous disions «la chambre», 20 mètres carrés tout au plus –, il y avait dans le coin droit un grand divan où mes parents n’avaient dormi ensemble qu’un été et, dans le coin gauche, mon lit d’enfant. Au centre, une table de chêne rectangulaire et ses deux chaises. Contre un mur, placée bien au milieu, une commode en bois blanc que, je le saurai plus tard, mon père avait teintée au brou de noix et cirée. Adossée au mur d’en face, simplement posée sur le plancher, une étagère basse en bois d’acajou, démodée, telle qu’on en voyait dans les intérieurs bourgeois de la fin du XIXème siècle, remplie de vieux livres, la plupart brochés. Et, entre la porte de la chambre et le pied du grand lit, une drôle de petite armoire – bonnetière? – étroite, jadis vitrée, dont le verre, fendu, avait été remplacé par un rideau de dentelle. Ma mère y rangeait le linge de maison et les papiers de famille. Cette pièce était tapissée d’un papier peint gris, à motifs plus sombres, pour moi longtemps indistincts. C’était juste gris et familier. Même si les motifs me sont bientôt apparus comme des espèces de ramages, plumages bleu nuit évoquant vaguement des oiseaux. Mais il y avait au fond de la chambre, lumineuse, magnifique, une haute fenêtre, large d’un peu plus d’1 mètre, qui ouvrait sur deux cours, une petite, celle de notre immeuble, close sur deux côtés de murs, jusqu’à la hauteur du deuxième étage, le nôtre. Juste en face de chez nous, le mur faisait place à une enfilade de toits que surmontait un grand morceau de ciel. À droite, la deuxième cour, plus importante, à peine séparée de la première par un muret, appartenait à l’immeuble voisin, dont les huit étages nous masquaient le paysage extérieur mais offraient, le soir, avec la mosaïque des fenêtres éclairées, un spectacle fascinant. Ouverte, notre fenêtre ménageait pour s’asseoir un rebord de 40 centimètres de large sur 1 mètre de long. Une idée de balcon en somme. Une petite balustrade de fer forgé, peinte en noir et coiffée d’une rambarde en bois, était censée protéger d’une chute. Ma mère s’y accoudait souvent. Moi, je m’étendais de tout mon long sur l’étroit balcon avec mes jouets. Les jours de beau temps, c’était notre jardin. Mais les pots de fleurs étaient interdits par le règlement. »

À propos de l’autrice

Portrait de Marie Sizun le 04/04/2022
Marie Sizun © Photo Philippe Matsas

Marie Sizun, agrégée en lettres, est née en 1940. Elle a d’abord exercé comme enseignante en France, puis en Allemagne et en Belgique, avant de se tourner vers l’écriture. Depuis 2001, elle vit entre Paris et la Bretagne. Sa carrière d’écrivaine débute en 2005 avec la publication de son premier roman, Le Père de la petite, qui a reçu le prix Librecourt. Elle a ensuite publié dix autres romans, dont La maison de Bretagne, récompensés de divers prix. (Source: Éditions Arléa)

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Les sept vies de Mlle Belle Kaplan

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En deux mots
Belle Kaplan, actrice adulée, est une femme bien mystérieuse. Elle a pris soin d’effacer les traces de ses vies antérieures jusqu’au jour où des lettres anonymes ne la menacent. Au fil des révélations, la pression va alors se faire de plus en plus forte. Devra-t-elle à nouveau fuir?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une actrice aux rôles multiples

Le nouveau roman de Gilles Paris s’appuie sur la mythologie hollywoodienne pour dresser le portrait d’une mystérieuse actrice. L’histoire de Belle Kaplan va alors nous entraîner vers le thriller, au fil des révélations sur son passé.

L’actrice la plus adulée est aussi la plus mystérieuse. Il faut dire qu’elle a mis un soin tout particulier à ne rien dévoiler de sa vie, tentant de parfaitement cloisonner vie publique – rares apparitions liées à la profession et à la promotion – et vie privée, jusqu’au choix de ses amants, soumis à des clauses drastiques de confidentialité.
Une stratégie du secret qui met tous les médias en transe, avides de pouvoir dévoiler un soupçon de sa vie, quitte à broder un peu quand ils constatent qu’ils n’ont que de maigres indices.
Il semble bien qu’un auteur de lettres anonymes soit plus au fait de l’histoire de Belle Kaplan que des milliers de journalistes. En lui écrivant « Je sais que tu t’es appelée Grâce, Paradis, Talia et Jade, avant de choisir Belle. Qui crois-tu berner? », il va l’inquiéter. Car elle n’a nulle envie que son passé soit révélé. Quand les sœurs qui l’ont recueillie dans un orphelinat de Montréal l’ont prénommée Grâce. Quand elle n’a dû son salut que grâce à Ben, son « frère jumeau » qui a grandi à ses côtés et avec lequel elle a commis ses premiers larcins. Et dont elle a perdu la trace. Ou pire encore, quand elle était prostituée de luxe et se faisait appeler Paradis.
Alors, elle est devenue Talia, a changé de continent. Jusqu’à ce jour où, au gré de ses rencontres avec des clients fortunés, elle ne croise un producteur. Ayant passé sa vie à changer constamment de rôle et d’identité, elle n’a eu aucun mal à endosser celui qui lui fera crever l’écran.
Alors, elle a engagé un détective privé pour tenter de retrouver Ben. Très vite, elle est alors devenue une star. Et très vite, elle a paradoxalement dû fuir la lumière.
Gilles Paris fait alors basculer l’histoire de l’ascension d’une femme partie de rien vers le thriller à rebondissements multiples. Se servant des codes des grands films noirs, il sème les indices qui vont peu à peu dévoiler le destin de cette femme hors du commun. L’amour contrarié, la soif de vengeance, l’ambition démesurée y sont autant de moteurs que d’obstacles. Les courts chapitres variant les styles et les époques – souvenirs d’enfance, confession épistolaire, rapport d’enquête – entraînent le lecteur dans cette ronde folle et captivante. De Rita Hayworth à Gene Tierney, de Lauren Bacall à Greta Garbo, on sent bien que les grandes actrices des années cinquante ont façonné cette Belle Kaplan. Mais au-delà de l’hommage aux grands films noirs et aux actrices qui les ont portés, les blessures de l’enfance et la solitude forcée apportent à ce roman qui se lit avec beaucoup de plaisir une note plus profonde. Que le ciel bleu d’Ischia aura bien du mal à faire oublier…

Les sept vies de Mlle Belle Kaplan
Gilles Paris
Éditions Plon
Roman
234 p., 19,90 €
EAN 9782259316965
Paru le 7/09/2023

Où?
Le roman est situé au Canada, à Montréal et Chambly, puis en France, à Paris et Montfermeil notamment. On y évoque aussi une île des Cyclades, Tokyo, Londres et les États-Unis, de la Floride à la Californie, en passant par New York. C’est du côté d’Ischia que se termine cette épopée.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Belle Kaplan est une star de cinéma aussi vénérée qu’insaisissable. Tous ses films sont des succès planétaires, mais elle se préserve autant des médias que des réseaux sociaux, et reste extrêmement discrète sur son parcours.
C’est elle qui se raconte et nous dévoile peu à peu cet avant sulfureux, tandis que des lettres anonymes lui parviennent n’ignorant rien de sa trajectoire d’autrefois.
Du présent à hier, nous suivons son histoire, à Paris, en Floride, à San Francisco, tandis qu’elle est sur le point de réaliser son plus grand rêve : tourner un film à Hollywood parmi un casting des plus prestigieux. Juste au moment où son grand amour réapparait, risquant de bouleverser son destin.

Les critiques
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Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Publik’Art (Bénédicte de Loriol)
Blog À bride abattue
Blog Domi C Lire


Gilles Paris présente «Les 7 vies de Mlle Belle Kaplan» au micro d’Alexis Lacroix © Production Radio J

Les premières pages du livre
1 Je suis une femme libre qui décide seule de ses choix

Mon nom, Belle Kaplan, a été inventé par un producteur de films, qui l’a laissé surgir entre les volutes de son cigare. Je me tenais face à lui, après avoir obtenu le rôle de la duchesse de Polignac, fidèle amie de Marie-Antoinette, avec laquelle elle entretenait des relations ambiguës. Rares sont ceux, à part ce nabab rondelet, à se vanter de connaître mon ancienne identité, du moins l’une d’entre elles. Et je ne tiens pas à ce qu’elles émergent de ce passé sulfureux. À l’issue du tournage d’États généraux, qui m’a imposée dans ce milieu dont j’ignorais tout à l’époque, j’ai détruit le contrat original qui révélait ma distinction. J’ai escorté ce mentor jusqu’à ses bureaux, dans ce quartier haussmannien aussi désert qu’un dimanche de novembre. Je l’ai laissé m’embrasser. Sa bouche sentait la cendre et l’alcool fort. Son œil frisé contemplait mon corps sous l’étoffe relevée, alors que ses mains s’en emparaient.
Un mal pour un bien. C’est ce que j’ai pensé tandis qu’en moi tout n’était que simulation. J’ai interrompu nos ébats pour un verre. J’y ai versé un puissant hypnotique qui l’a renversé sur ce divan défraîchi où plus d’une comédienne avait dû se sacrifier. J’ai retrouvé mon engagement dans son ordinateur et je l’ai supprimé. Non sans difficultés : je n’entends rien à l’informatique. Avant d’abandonner cette agence aux lambris désuets, j’ai enfoncé mon talon aiguille dans son ventre replet, assez pour qu’il garde la marque de l’infamie. Je savais qu’il n’oublierait rien, à l’exception de mon patronyme. Mon agent, Basile Delorme, a toujours refusé, à ma demande, les scénarios qu’il me proposait. Je ne l’ai jamais revu. Il est mort d’une cirrhose l’an dernier.
Je n’ai pas de portable. Parfois, je profite d’un jetable que me procure mon assistante, Alice de Banville, et dont je me défais au plus vite. Je hais tout autant les réseaux sociaux. Je suis une femme libre qui décide seule de ses choix. Mon agent est un paravent, comme Alice. Tous deux sont avertis qu’ils ne doivent rien révéler à mon sujet. De toute façon, ils ignorent tout de moi. Je prends garde, à chacune de nos conversations, d’éviter tout épanchement. J’avais une vie différente avant d’être considérée comme la meilleure actrice française. J’ai enterré ce passé à l’exception de Ben, mon frère, que je recherche depuis des années. Personne ne doit soupçonner son existence. J’ai engagé un détective privé, grâce à l’un de mes gardes du corps, et payé son silence au prix fort. Julian Leclerc est un homme intègre – je sais les repérer. Je ne suis pas arrivée là où je suis sans prendre de risques mais j’ai toujours su faire taire les maîtres chanteurs ou les indiscrets. Je suis prête à tout pour préserver mes secrets. Tout ce qui compte aujourd’hui, c’est Ben, que je n’ai pas revu depuis le nom de Belle Kaplan. Il n’est pas vraiment mon frère, mais je ne fais pas la différence. Les dernières traces que j’ai de lui remontent en Floride, quand il était marié à Igor et qu’ils élevaient ensemble leurs trois enfants birmans adoptés. J’ai ressenti du bonheur pour lui. Mais il a quitté son cicérone, et s’est enfui. Ben ne sait que déconstruire. Il n’a pas cherché à me joindre. Comment aurait-il pu ? Je suis devenue aussi imprenable qu’une citadelle. Je dois le protéger après ce qu’il a enduré par ma faute. C’est la seule chose que je sais faire. En dehors de jouer la comédie.

2 J’ai toujours su dompter les hommes

C’est à mon passé que je dois cette rencontre avec le producteur Chaïm Haddad. À Devon Moore exactement, un magnat du timeshare de San Francisco, qui l’a convaincu de produire États généraux. Par la suite, ce milliardaire a financé d’autres productions qui ont creusé la dette du cinéma français. Mais à l’époque où le film est sorti sur les écrans, son nom s’étalait grassement dans toute la presse. Il organisait régulièrement des soirées et invitait tout ce que le cinéma charrie dans son sillage, comme le lit boueux d’un fleuve débordant. Chaïm dépensait des fortunes pour l’apparition de quelques vedettes certifiées et un nombre incommensurable de profiteurs que seul le septième art sait produire. J’étais alors une parfaite inconnue dans un casting qui n’aurait pas fait lever la tête à un cinéphile. Une erreur au casting. Le jour de la sortie, Chaïm Haddad s’est réfugié dans une salle de cinéma archipleine dès 10 heures, dans le quartier des Halles. Ce qui est de bon augure, selon les professionnels. Et quand il s’est avéré que le film tournait au triomphe, les médias ont commencé à s’intéresser à cette femme sublime surgie du néant, dont ils ignoraient tout. J’avais refusé d’écrire un seul mot pour le dossier de presse, je tenais à ce que le mystère soit total. Je n’éprouvais nulle envie de m’asseoir dans la suite d’un palace pour voir défiler face à moi des journalistes ayant pour seul but de satisfaire leurs lecteurs. Je laisse à ces écrivains éphémères et leurs lectrices de moins de cinquante ans se priver d’un passé que je me suis évertuée à faire disparaître. Je savais que j’aurais tout d’une diva sans le moindre égard pour les médias, dont je me passe à merveille. À vrai dire, je m’en fiche royalement. Si peu d’artistes sont réticents aux confidences, je m’enorgueillis de faire partie de ceux qui résistent. Je n’ai jamais été capricieuse, mais je serai toujours exigeante. Je n’ai que faire d’être aimée ou non. J’ai très vite imposé mes règles à Basile et à Alice : j’accepte de me rendre à une avant-première à condition que nul ne m’importune. Je suis prête à saluer la foule ou l’équipe d’un film, mais c’est ma seule concession. Pas de dîner, à la limite un déjeuner avec un décideur, producteur ou réalisateur, et, pour les soirées caritatives, je n’accepte que celles destinées à lever des fonds ou améliorer les lois en faveur des prostituées, ce qui surprend ma petite équipe, que je me garde bien d’éclairer.
Chaïm Haddad ne vaut pas qu’on s’y attarde davantage, il était un moyen pour parvenir à mes fins. J’ai fait de lui ce que bon me semblait – j’ai toujours su dompter les hommes. Enfin, si j’omets Pierre Lepage, mon géant. La voix, l’attitude, et le regard sont nécessaires pour cela. Aucun homme ne m’a vraiment résisté, et ceux qui ont tenté le regrettent amèrement aujourd’hui. Je n’ai ni remords ni regrets. Peut-être est-ce plus facile quand on vient de nulle part ? Comprendre la nature humaine est la clé pour se hisser au sommet. N’y voyez aucune prétention : je suis capable de convaincre mon plus farouche opposant. On change de vie comme on change de partenaire, aussi facilement, à condition d’en avoir les moyens. J’ai déjà eu six vies et cela me suffit. J’ai peu d’attaches, voire aucune. Ce sont sans doute des années d’observation et de privations qui m’ont menée à cette attitude. Je n’ai jamais eu besoin d’un mentor ou d’un gourou. Si étrange que cela puisse paraître, on s’en passe volontiers. L’essentiel est de rester aux aguets, car rien n’est jamais acquis ici-bas. Et une seule erreur de jugement peut vous réexpédier des années en arrière. Quoi que vous fassiez, il y a toujours un prix à payer. Jusqu’à maintenant, j’ai su éviter les pièges tendus par la comédie terrestre. Je suis faillible, évidemment, mais je m’efforce de me débarrasser du superflu. J’ai toujours su prendre les bonnes décisions dans les instants de solitude. Loin du chaos du monde.

3 Mon âme n’est plus à guérir

Je me trouvais au parc des Buttes-Chaumont quand j’ai été prise de panique, une attaque aussi intense que jadis au manoir d’Outremont, à la mort de Madeleine, mon entremetteuse. Je redoute plus que tout ces moments où je ne maîtrise plus rien. J’aurais dû consulter un psychanalyste, mais je savais par avance ce que j’allais entendre, ou plutôt ce à quoi je me serais soustraite. Mon âme n’est plus à guérir, elle ressemble sans doute au portrait de Dorian Gray que seul le vernis qui le recouvre rend encore présentable. Je venais d’être reconnue par un inconnu qui s’était assis à mes côtés sur un banc et disait m’avoir vendu des vêtements à Montréal. Je l’ai aussitôt détrompé, d’une voix glaciale, précisant même que je n’étais jamais allée au Canada. Il s’est excusé avant de quitter son siège et de se fondre dans la foule anonyme. Tout mon corps s’est aussitôt raidi, incapable du moindre mouvement.
Des feuilles d’automne virevoltaient autour des chênes. J’assistais telle une statue à ce ballet qui me rappelait les magnifiques saisons au Québec. Si je suis absente des réseaux sociaux et refuse d’être interviewée, c’est pour ne pas être reconnue dans la rue, comme cela venait de se produire. Je redoute ces succès qui ne me laisseront jamais en paix. Je dois m’habituer aux imprévus sans pour autant me fendre comme du bois sec. Je suis paralysée sur cette assise, transie de froid, accablée par la peur d’être découverte. Je sais bien qu’on ne gouverne pas tout dans une vie, même si je me persuade du contraire. J’en voudrais presque à sœur Clarence et à Madeleine de m’avoir fait porter l’armure en toute circonstance. Je me sens si démunie, exposée aux vents mauvais qui me font tant douter. De ma capacité à agir, à rester moi-même, sans avoir à me justifier.
Mon bras se désengourdit, j’arrive à remuer les doigts sous mon gant que je retire. J’enfonce mes ongles dans ma peau jusqu’au sang. Il n’est pas question de fendre l’armure. Peu à peu, la panique reflue, je la sens abandonner mon corps qui retrouve une certaine chaleur, malgré la fraîcheur d’octobre. La célébrité n’étant en rien préméditée, j’imaginais vivre dans un anonymat réconfortant. Aucun journaliste ne m’a connue à Montréal, je ne risque rien de ce côté-là. Je ne devrais pas me mettre dans un tel état pour un vieil homme inoffensif. Je m’en voudrais presque d’être aussi sensible quand tout m’a préparée à ne pas l’être. Je me garde bien de le montrer.
Ma vie est faite de retenues excessives, de rendez-vous manqués, à commencer par celui de ma naissance. On apprend de ses erreurs, évidemment. Mais chaque étape semble si difficile à franchir, surtout quand on s’est promis depuis la prime enfance de ne jamais faiblir. La vie paraît si dure quand on est privée de famille à peine sortie d’un ventre dont on ignore tout. Ne reste que la colère sourde qui s’atténue avec les années.
Tandis que je me lève lentement de ce banc, réajustant mon foulard et mes lunettes noires, il ne reste rien ou presque de ce moment d’égarement. Je dois me reprendre. Mes nombreuses métamorphoses à Montréal empêcheraient qui que ce soit de me reconnaître. Ce vendeur de fringues était une exception, renvoyée à la pénombre. Je n’irai plus jamais dans ce parc. La vie m’a appris à être seule. J’aime ce confort, sachant à quel point la nature humaine peut être décevante. Et tout ce que j’ai pu vivre à ce jour ne l’a jamais démenti.

4 Dire non est un luxe après tout ce que j’ai vécu

Je laisse Alice de Banville, mon assistante, me faire part des appels reçus à heure fixe, même si je suis sur un tournage. Autant regrouper ces frivolités auxquelles j’aime me soustraire la plupart du temps. Dire non est un luxe après tout ce que j’ai vécu, et je ne m’en prive pas. Un acteur audacieux qui souhaite me parler face à face. Un journaliste insistant qui pense à la couverture de son magazine, suivie d’un portrait de Belle Kaplan sur plusieurs pages. Une association de défense des animaux qui me sollicite pour son prochain spot télévisé. Invariablement je dis non, surtout s’il s’agit d’une demande d’interview. Je crains les journalistes. Sur chacun de mes contrats, je fais écrire en gras que je ne participerai qu’à une seule émission pour la promotion de mon film. En général le journal de 20 heures de TF1 ou France 2. J’interdis toute question, et si l’on m’en pose une, je me tais assez longtemps pour affoler le réalisateur en régie. Je refuse les contacts avec la presse écrite. Alors ces tabloïds se vengent, écrivent n’importe quoi, car aucun d’entre eux ne sait quoi que ce soit sur moi. Je n’ai pas d’addiction connue ni d’amant, on ignore tout de mon enfance ou de mon adolescence, je semble sans famille, et ça rend dingue cette presse-là. Je laisse faire, ne poursuis aucun journal : ils se ridiculisent eux-mêmes. Je ne suis pas mariée, n’ai aucune descendance, je semble aussi froide que la glace. Fatale, un féminin à gros tirage, a même suggéré que j’avais dû emprunter mon cœur dans une morgue. Pourtant, à les lire, on ne voit que moi à l’écran. Ils s’accordent tous sur ce point. La lumière me pare comme un coucher de soleil. Mes partenaires masculins, des plus inconnus aux plus célèbres, sont tous tombés amoureux de moi. Ils disent que sur un plateau je suis à la fois une mère attentive et soucieuse, une amante passionnée et charnelle, une amie idéale et généreuse. Ce que je ne suis pas dans la vie. Je n’ai rien d’incarné dans le réel, en dehors de ma beauté qu’on dit sidérante. Tous ces superlatifs ont le don de m’agacer. Mon regard s’accroche au hasard de mes interlocuteurs, sonde leur cœur comme un sonar, loin sous la surface. Impossible de le soutenir. Mon calme en toute situation étonne. C’est incroyable ce qu’on peut écrire sur moi sans même m’avoir croisée.
Quand Alice me lit les messages laissés à mon attention, elle voit bien que cela m’ennuie. D’un geste de la main je lui fais signe d’accélérer. Le mot « non » sort de ma bouche comme une balle qui ne rebondit pas. Si je suis intéressée, Alice le remarque à mon sourcil gauche qui se lève légèrement. Elle est heureuse, comme si elle dirigeait la marque célèbre dont j’accepterais de devenir l’égérie. Cette assistante a tout d’une oie blanche. Ensuite c’est Basile Delorme qui négocie l’accord – je ne parle jamais d’argent. Par ailleurs, je n’apprécie pas qu’Alice se tienne trop près de moi. Ni qu’elle s’asseye à mes côtés. Cela me rappelle trop la rue Gilford à Montréal, où les vendeuses s’affairaient près de moi, à la demande du géant, quand je me nommais Paradis. Alice a dû croire naïvement que nous pourrions devenir amies. Mais je n’en ai aucune. Je suppose qu’elle rêve de découvrir en moi une faille qui me rendrait humaine. Et ce ne sont pas les cadeaux que je lui fais à son anniversaire ou à Noël qui vont changer sa perception de moi. Même si les vêtements de grands couturiers qu’elle porte ou l’un de ces sacs luxueux sur son avant-bras semblent la combler. J’achète sa discrétion et la tiens à distance. J’imagine qu’elle se délecterait de vendre un de mes secrets au plus offrant. Pourtant, je l’aime bien, mais un peu comme un animal de compagnie dont on caresse distraitement la tête. Ce que faisait Madeleine au manoir, avec ses douze chiens. Ma vie m’a appris à ne faire confiance à personne.

5 Je sais qu’en fermant les yeux, il m’est facile de retrouver mon voleur

J’ai connu Régis Durand sur le tournage d’Incendiée, mon deuxième film. C’est un machiniste qui conçoit les décors au cinéma. Je lui ai interdit de parler de notre liaison à qui que soit. »

Extrait
« J’ai reçu la deuxième lettre anonyme à mon domicile. La même enveloppe, le même papier couché, le courrier toujours affranchi à la poste du Louvre. Je l’ai décacheté délicatement, retenant mon souffle en la lisant. Elle était encore plus précise que la précédente:
Je sais que tu t’es appelée Grâce, Paradis, Talia et Jade, avant de choisir Belle. Qui crois-tu berner? » p. 93

À propos de l’auteur
PARIS Gilles_©Didier_Gaillard-HohlwegGilles Paris © Photo Didier Gaillard-Hohlweg

Gilles Paris est l’auteur d’une quinzaine de livres. Son best-seller Autobiographie d’une Courgette a fait l’objet d’un film d’animation césarisé et multirécompensé en 2016. Il a été adapté au théâtre à Paris, au Tristan Bernard, où il sera à l’affiche jusqu’en janvier 2024. La pièce de Pamela Ravassard Courgette sera ensuite en tournée jusqu’en 2025. (Source: Éditions Plon)

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Le Mâle du siècle

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En deux mots
Après des vacances au Nicaragua qui ont tourné au fiasco, Rémy et Charlotte vont tenter de sauver leur couple en consultant une psy. Mais la thérapie de couple n’est guère plus efficace que l’agence «Love Inclusive», chargée de pimenter une relation qui part à vau-l’eau. Rémy va alors intégrer le Cercle des mâles disparus.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le Cercle des mâles disparus

C’est avec beaucoup d’humour et sur le ton de la satire que Fabrice Châtelain étudie le statut de l’homme d’aujourd’hui. En racontant les déboires du couple que forme Rémy et Charlotte, sa comédie loufoque pose de vraies questions.

Tout commence par un voyage «de rêve» au Nicaragua. Rémy et Charlotte se sont offerts une escapade dans la jungle pour vivre une belle aventure, loin du pavé parisien. Mais Rémy craint les araignées, ne supporte pas leur guide local qui ne cesse de le provoquer et trouve les commentaires des autres touristes particulièrement agaçants. Il ne le sait pas encore, mais ces vacances vont creuser un gouffre entre Charlotte – qui a envie d’un «vrai mec» – et lui.
De retour à Paris, chacun retrouve son train-train et le stress qui va avec, mais aussi le questionnement sur leur relation.
C’est alors que Charlotte décide de prendre les choses en main et prend rendez-vous chez une psy. La thérapeute avait élaboré une méthode d’«écoute active». En faisant s’allonger ses patients, elle cherchait «d’une part un discours plus libre de la part de celui qui s’exprimait et d’autre part à son partenaire d’entendre réellement les choses qui étaient dites.» Une théorie qui va très vite être parasitée par de nouvelles interrogations et par un doute croissant sur leur volonté réciproque d’avancer. D’autant qu’à la banque où travaille Rémy, l’ambiance n’est pas vraiment à la rigolade. On s’observe en chiens de faïence, on est attentif aux moindres rumeurs, on cherche à faire bonne figure, c’est-à-dire dominer le panier de crabes.
L’arrivée du gros Paulo, qui s’installe «provisoirement», ne va pas non plus dans le sens d’une réconciliation. Son modèle d’homme à lui, c’est Gabin, Delon ou Ventura, bien loin de l’image que véhicule Rémy.
Le couple va alors se tourner vers «Love Inclusive», une agence qui offre des services très particuliers: «On fait de la lecture de textes érotiques à domicile, ça marche très fort, c’est notre prestation de base. On propose aussi des séances participatives de pole dance et de striptease non-genré. (…) On effectue aussi des prestations haut de gamme et sur mesure qui consistent à réaliser leur fantasme».
La prestation high level qui est choisie va elle aussi virer au fiasco, signant la fin du couple. Rémy se tourne alors vers le «Cercle des mâles disparus», bien décidé à regagner un statut de «vrai mec». Le stage auquel il participe est du reste l’un des passages les plus hilarants du roman.
On l’aura compris, Fabrice Châtelain s’amuse et nous amuse en détaillant cette quête. Il interroge ainsi la place de l’homme dans la société post #metoo. À l’image de cet anti-héros fragile alors qu’il se rêve macho, gentil alors qu’il sent bien les injonctions qui entendent en faire plutôt un tueur, on avance à tâtons dans cette recherche du profil idéal.
Le style alerte et drôle va alors nous entraîner vers une farce loufoque, lorsqu’avec Paulo, Rémy décide d’endosser le costume des tontons flingueurs. N’est pas gangster qui veut ! Un roman qui se lit comme on suce un bonbon acidulé. C’est doux, mais quelquefois amer. Après En haut de l’affiche, un premier roman qui avait dû être décalé pour cause de pandémie, Fabrice Châtelain confirme son talent d’explorateur de notre société.

Le Mâle du siècle
Fabrice Châtelain
Éditions Intervalles
Roman
256 p., 17 €
EAN 9782369563334
Paru le 17/11/2023

Où?
Le roman commence au Nicaragua, avant de revenir en France, à Paris. On s’y déplace aussi à la campagne, jusqu’à Val-de-Reuil dans l’Eure, en passant par Heudebouville, Vironvay, Saint-Pierre-du-Vauvray.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après des vacances désastreuses en Amazonie, le couple de Rémy Potier bat de l’aile, et sa femme Charlotte sait pourquoi: ce n’est pas un «vrai mec». Banquier sans ambition, harcelé par son patron, végétarien à mi-temps, Rémy n’échappe pas à la thérapie de couple, puis aux services de Love Inclusive, agence de réalisation de fantasmes féminins. Mais le scénario du kidnapping en limousine tourne court.
Tandis que Charlotte prend la poudre d’escampette avec un Marseillais pas très distingué, Rémy est traîné par son ami Paulo, mufle et volage, dans un stage masculiniste destiné à démanteler la « propagande » féministe et réveiller l’homme en lui. Le vrai. Malgré le fiasco annoncé, Rémy fonde avec Paulo et un des participants le « Cercle des mâles disparus ». Le but : devenir de vrais hommes, à l’image de leurs idoles Gabin, Ventura et Delon.
Mais ne se sont-ils pas complètement trompés d’époque? Le Mâle du siècle est une comédie rafraîchissante dont l’humour truculent se joue de toutes les modes et de tous les tabous.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Tu l’as lu?
Blog Lyvres

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
Il tendit une nouvelle fois l’oreille, à l’affût, mais ne perçut que le bourdonnement lancinant de la jungle. Il inspecta encore la couche d’un regard circulaire, puis examina fébrilement les endroits où il avait repéré des interstices dans les filets. Il faillit se jeter hors du lit mais renonça à cette prise de risque inconsidérée. Pour s’échapper, il lui aurait été nécessaire de se frayer un passage dans la moustiquaire.
Et si la bête s’engouffrait dans l’ouverture à ce moment précis? Et s’il s’emmêlait dans le réseau de fils entrelacés et restait prisonnier avec elle ? La sueur lui obstruait la vue. À tout instant, il redoutait que la Sandinista lanceolatum profite de cette occasion pour grimper sur les draps à son insu.
En restant debout au milieu du lit, il avait au moins l’impression qu’il pouvait réagir en cas d’invasion. En bon phobique, il s’était pourtant renseigné sur le sujet avant le : voyage et savait que si l’araignée décidait de passer à l’attaque, il n’avait aucune chance.
Tandis qu’il tentait de contrôler sa respiration et de reprendre ses esprits, la porte de la cabane s’ouvrit enfin.
Anastasio entra gaiement dans la chambre. Sans un regard pour le «petit Français», il inspecta le sol avant de s’agenouiller pour regarder sous le lit. Il disparut quelques instants avant de réapparaître en brandissant l’araignée Comme un trophée, «Welcome to Nicaragua!» clama le guide dans un grand éclat de rire,
«Rémy, je crois que tu peux descendre maintenant», dit Charlotte, apparue dans l’encadrement de la porte.
La jeune femme s’approcha pour observer la bête,
«Viens voir, c’est impressionnant, elle a plein de pattes!»
Quand Rémy, toujours perturbé, descendit du lit, le colosse nicaraguayen se précipita dans sa direction pour lui mettre l’arachnide sous le nez en poussant un cri rauque. Rémy effectua un bond en arrière et laissa échapper un petit râle aigu de vierge effarouchée dont il eut aussitôt honte. Anastasio, hilare, s’adressa alors à Charlotte en espagnol.
«Il dit qu’Indiana Jones n’a rien à craindre parce qu’elle n’est pas venimeuse.
— Très drôle. Dis-lui qu’il peut partir maintenant. On n’a plus besoin de lui, merci. Et t’en profiteras pour lui demander qu’il arrête avec ce surnom.»
Quelques mots furent encore échangés en espagnol entre le guide et la jeune fille.
«Il me dit de te dire que ce soir, tu vas te régaler, c’est grillade de mygale en entrée, puis chauve-souris farcie.
— Hein ?!!
— Mais non, il déconne. Tu tombes vraiment dans tous les panneaux.»
Installé devant son assiette vide — comme tous les jours, le dîner avait été en réalité composé du sempiternel gallo pinto con pollo (riz aux haricots rouges accompagné de poulet) —, Rémy surveillait d’un œil inquiet le ballet des chauves-souris qui virevoltaient autour de la terrasse. Il s’agissait plus exactement d’un espace en terre battue sur lequel avaient été dispersées quelques tables en bois surmontées d’un maigre toit en tôle. Le seul avantage de l’endroit résidait dans la vue imprenable sur le Rio Papaturo, la rivière qui serpente la réserve naturelle de Los Guatuzos. Mais, la nuit tombée, le cours d’eau n’était plus visible et la «terrasse» faiblement éclairée par quelques ampoules projetant une lumière crue ne présentait que peu d’agrément. Tout autour, c’était le noir complet.
C’est dans cette ambiance un peu sinistre que se déroulaient les repas du soir. Aujourd’hui, ils avaient été les seuls convives. Les vieilles Américaines à casquettes blanches, qui s’extasiaient à chaque instant et trouvaient tout «amazing» (les iguanes, les fleurs mais aussi les baraques en bois, les enfants pauvres et le riz blanc) étaient parties la veille au grand soulagement de Rémy. Au moins, ce soir, il n’avait pas été obligé de leur faire la conversation. «Ah, votre fils vit à Boston, mais dites-moi c’est amazing ça. Et votre fille vient de se marier à Chicago?!! Olala comme c’est amazing ça aussi. Et votre mari est mort pendu dans votre cave?! Amazing… Euh non sorry Madame, c’est terrible. »
Les Italiens — une blonde décolorée à l’air hagard et à l’âge incertain et son fils, un vieux garçon d’une trentaine d’années, universitaire spécialiste des amphibiens —, ne s’étaient pas montrés lors du repas. Lui, c’était un exalté. Il poussait des cris stridents à chaque fois qu’il apercevait une grenouille. On le voyait régulièrement surgir de la végétation tel un diable de sa boîte et sauter sur la terrasse sans crier gare avec son épuisette à la main. Dès qu’il attrapait un crapaud, il se croyait obligé de venir à table pour le brandir devant les assiettes en déclinant ses noms latins et en décrivant avec force détails son mode d’alimentation. Tout ça parce que, trois jours avant, Charlotte, par politesse, avait eu le malheur de lui poser des questions sur ses travaux.
À table, Anastasio et Charlotte conversaient devant un album photographique représentant des papillons et insectes locaux. Afin de ne pas totalement exclure Rémy de leur échange, elle lui montrait, de temps à autre, la photographie d’un coléoptère ou d’une chenille. En retour, il feignait vaguement de s’y intéresser, puis se replongeait dans une morne rêverie entrecoupée par l’inspection angoissée du toit de fortune fait de branchages dès qu’il entendait un bruit suspect.
«Il propose un night tour sur la rivière. Seulement quarante dollars par personne, on y va? proposa Charlotte.
— Seulement quarante dollars par personne! Avec une somme pareille tu fais vivre une famille de quatre enfants pendant un mois.
— Justement, il en a plus besoin que nous.
— Mais il est célibataire!
— Bon, tu fais quoi ?
— Je sais pas. Je suis fatigué et je me sens poisseux, j’aurais bien pris une douche.
— Allez, c’est un truc à voir. Tu ne vas pas rester comme un con dans la cabane.»
La barque à moteur progressait avec lenteur sur la rivière étroite et sinueuse faiblement éclairée par un projecteur fixé à l’avant du bateau. Plongé dans les ténèbres, le Rio Papaturo évoquait un décor de film fantastique propice à l’apparition de créatures surnaturelles. On pouvait s’attendre à tout instant à voir un génie maléfique ou un monstre visqueux émerger des eaux. Les arbres, courbés et noueux, paraissaient se refermer sur eux un peu plus à mesure de leur avancée, donnant l’impression angoissante que leurs branches finiraient par les envelopper tout à fait. Quand le guide arrêtait le moteur, un silence épais s’abattait sur les lieux. Alors, seuls quelques hululements isolés et de légers bruissements étaient perceptibles, sons étranges qui chargeaient l’atmosphère d’une menace sourde. Rémy pensait à toutes ces vies invisibles et grouillantes qui peuplaient la forêt, mais qui restaient sournoisement cachées. Des feuilles gigantesques remuaient à la façon ondoyante des algues marines sur les deux rives tandis que des formes indistinctes et furtives semblaient se mouvoir dans l’eau noire et boueuse. L’esprit le moins disposé à la paranoïa pouvait constater que la menace pouvait surgir de partout. Seul le ciel bas constellé d’étoiles constituait une vision réconfortante.
Le guide fit arrêter une première fois le bateau pour contempler un genre de hibou, qui les fixa d’un œil méprisant. Puis, après avoir examiné les eaux sombres pendant quelques instants, il enjamba la barque, fit quelques pas dans la rivière peu profonde et plongea les mains dans l’eau avant d’en ressortir triomphalement un bébé caïman. Évidemment, le guide proposa à Rémy de prendre le reptile affolé dans ses bras quelques instants, tandis qu’il lui maintiendrait la gueule ouverte. Quand le jeune homme déclina la proposition en souriant d’un air crispé, Charlotte se porta aussitôt volontaire. Anastasio proposa d’immortaliser l’exploit. Un flash éclaira la nuit. Après avoir balancé le caïman dans la rivière, le guide désigna la jeune femme du doigt en proclamant: «You are the man of the couple ! Indiana Jones is not a real man!»
La blessure narcissique fut instantanée et Rémy se renfrogna le reste de la traversée. Au retour, ils croisèrent une nuée de petites chauves-souris. Il leur fallut se baisser et se couvrir les cheveux, les rats volants, comme les appelait Rémy, les frôlèrent, en accompagnant leur passage d’un sifflement désagréable. Rémy s’efforça de rester digne afin de ne pas donner prise à de nouveaux quolibets d’Anastasio qui l’observait avec son sourire en coin. L’éclairage de la lampe donnait l’impression à Rémy que deux fentes brillantes lui jetaient des maléfices.
Il soupçonnait que le baroudeur local nourrisse une véritable haine à son égard. La veille, ils avaient marqué une pause bien méritée dans leur excursion pour déjeuner d’un «gallo pinto à la Anastasio» (boule de riz pâteux, os de poulet enrobés d’une mince couche de chair desséchée et haricots bouillis). Charlotte s’était éloignée de la petite clairière où ils étaient installés sur des troncs d’arbres s’enfonçant dans la boue pour faire pipi. La jeune femme à peine partie, la physionomie du guide s’était transformée. Son visage s’était fermé. Rémy avait bredouillé quelques mots afin d’éviter qu’un silence gênant ne s’installât, mais l’autre était resté mutique. Il l’avait fixé d’un air sombre, puis s’était emparé de sa machette et s’était mis à jouer avec, à trancher les bouts de bois qui se trouvaient à ses pieds. Au bout de quelques secondes qui avaient paru interminables à Rémy, Anastasio avait interrompu son manège pour lui dire: «French revolution. I like it. Decapitation, good thing. Some people deserve to be. You know…»
Le guide avait accompagné ses paroles d’un geste éloquent avec sa machette à la hauteur de son cou.
Un frisson avait parcouru l’échine de Rémy. Heureusement, Charlotte était vite revenue. La conversation avait ensuite roulé sur l’Histoire de France. Anastasio qui, pour une raison inconnue, faisait une fixette sur Napoléon, «le Simon Bolivar français», voulait savoir si c’était bien ce dernier qui avait fait guillotiner Louis XIV.
Après coup, Rémy s’était dit qu’il avait peut-être exagéré les choses et que le but du guide n’était pas de l’intimider. Charlotte lui avait souvent reproché ce qu’elle nommait ses accès de paranoïa. En tout cas, il était certain que le guide jouissait de le voir en difficulté.
Une pluie tropicale s’abattit sur eux. Les trombes d’eau menaçant leur frêle embarcation, Anastasio en profita pour avertir Rémy que la pluie faisait sortir les caïmans et les rendait agressifs. Il accompagna ses propos d’une grosse bourrade dans le dos du jeune homme qui manqua de le faire basculer par-dessus bord.
De retour dans la cabane, la tension était palpable. Rémy, trempé jusqu’à l’os, lança à Charlotte:
«Les prochaines vacances, c’est Club Med à Agadir, on est d’accord?
— Mon pauvre Rémy, c’est quoi ton problème? T’as été un peu mouillé, c’est ça?
— Non, mais entre l’araignée, les chauves-souris, la pluie, et l’autre qui se fout de moi à longueur de journée, c’est tout sauf des vacances!
— Ah, c’est sûr que t’es pas Indiana Jones…
— Tu vas t’y mettre toi aussi? T’es au courant qu’il est complètement taré Anastasio. Je suis sûr que si je restais seul à seul avec lui pendant une heure, il me ferait la peau.
— Arrête un peu ta parano. Il est adorable. Mais je sais pourquoi tu réagis comme ça. T’es jaloux!
— Moi, jaloux de ce bourrin ?
— Oui, tu es jaloux parce que c’est un vrai mec, lui!»

Extraits
« En guise de préambule, elle leur traça les grandes lignes de sa thérapie. Elle n’était qu’un simple intermédiaire, un arbitre bienveillant qui allait tenter d’instaurer un nouvel équilibre dans leur couple par son «écoute active». Il leur appartenait d’accomplir le vrai travail. Elle prit connaissance de leur charte et félicita Rémy pour sa concision et son sens des priorités. Elle y vit la marque d’un être nourri de spiritualité se concentrant sur les choses essentielles de l’existence et lui demanda s’il était bouddhiste ou s’il avait une appétence particulière pour les livres de Pierre Rabhi. S’ils n’avaient pas de questions, elle leur proposait de commencer la séance à proprement parler. Rémy s’enquit alors des tarifs et des modes de paiement, tandis que Charlotte interrogea la petite souris sur les délais dans lesquels une amélioration notable de leur relation pourrait être espérée. Puis, la thérapeute les pria de s’allonger chacun sur une banquette et de fermer les yeux. Elle avait élaboré cette méthode qui permettait d’une part un discours plus libre de la part de celui qui s’exprimait et d’autre part à son partenaire d’entendre réellement les choses qui étaient dites. » p. 53

« Éléonore, pourvu d’un sens du contact inné qui l’avait tout de suite mise à l’aise, plaisantait et riait facilement. Tactile, elle n’hésitait pas à lui toucher le bras pour donner plus de poids à un propos et même à lui taper dans sa main dans un accès d’enthousiasme.
La directrice de l’agence l’avait d’abord fait parle d’elle, de sa vie et, bien sûr, de sa relation avec Rémy avant de lui donner des précisions sur les services de l’agence
«On fait de la lecture de textes érotiques à domicile, ça marche très fort, c’est notre prestation de base. On propose aussi des séances participatives de pole dance et de striptease non-genré. Nos sœurs clientes ont la possibilité de choisir sur photographie les intermittents du spectacle qui nous font le cadeau de faire partie de notre team. Voilà, ça ce sont nos “basic services”. Pour nos sœurs les plus audacieuses, on effectue aussi des prestations haut de gamme et sur mesure qui consistent à réaliser leur fantasme, Donc, on rencontre la sœur, elle nous parle de ses désirs, nous on ne juge pas, on n’est pas là pour ça, on lui dit ok ma belle, on va voir ce qu’on peut faire avec ton budget. On lui fait des propositions, c’est interactif et super enrichissant On scénarise ensemble la séquence pour que celle-ci se déroule exactement comme la sœur l’a imaginée, en ajoutant seulement un ou deux éléments imprévus. Pour ces prestations high level, qui mobilisent une véritable équipe de professionnels (scénaristes, comédiens, costumiers voire cascadeurs), les tarifs sont évidemment en rapport avec nos efforts et nos investissements, mais jamais aucune sœur n’a regretté d’avoir franchi le pas. Au contraire, 100% d’entre elles reviennent. Quand on a commencé à goûter au fruit défendu…» dit Éléonore en ponctuant son discours par un sourire complice. Quand celle-ci finit par lui avouer qu’une des prestations les plus demandées était l’enlèvement avec supplément bondage et relation sexuelle «faussement non-consentie» avec son ou sa partenaire (préalablement briefé(e) quant à la marche à suivre), Charlotte avait eu du mal à cacher son trouble. À partir de ce moment, son choix était fait. Elle avait pourtant continué à écouter Éléonore poursuivre son laïus étayé par d’autres exemples de jeux de rôle incluant des pratiques dont elle n’avait pas soupçonné l’existence et qui ne furent pas sans la choquer. » p. 73

À propos de l’auteur
CHATELAIN_Fabrice

Fabrice Châtelain © Photo DR

Fabrice Châtelain est avocat au barreau de Paris. Après En haut de l’affiche (2020), il a publié Le Mâle du siècle (2023). (Source: Éditions Intervalles)

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L’hôtel des oiseaux

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Lauréate du Palmarès Livres Hebdo des libraires 2023

En deux mots
Quand sa mère meurt tragiquement Joan a 6 ans. Sa grand-mère la recueille et la rebaptise Amelia. Mariée et mère d’un petit garçon, elle vit un nouveau drame et se retrouve seule, décidée à en finir. Finalement, elle quitte la Californie dans un bus brinquebalant jusqu’en Amérique centrale. Là, elle trouve son paradis, même s’il est entouré de serpents.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La réfugiée de la Llorona

Joyce Maynard nous offre une nouvelle preuve de son talent avec ce riche roman, aux multiples rebondissements. Il raconte le destin tragique d’une femme qui, après avoir perdu sa mère, puis son mari et son fils, trouve refuge en Amérique centrale où elle va tenter de se reconstruire, en essayant d’oublier les fantômes du passé. Brillant!

«J’avais vingt-sept ans quand j’ai décidé de sauter du Golden Gate Bridge. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que mourir.» Quel incipit! Avouez que vous avez d’emblée envie de savoir ce qui peut motiver une jeune femme à vouloir en finir avec la vie.
C’est ce que Joyce Maynard va nous raconter en revenant sur le parcours de son héroïne, mais aussi et surtout en nous dévoilant ce qui s’est passé après être monté sur le célèbre pont de San Francisco.
Joan a connu une enfance plutôt heureuse, même si la carrière de sa mère Diana – une chanteuse que l’on comparait à Joan Baez – la contrainte à se retrouver souvent seule. Mais elle a trouvé le moyen de s’évader grâce à ses crayons de couleur. Mais un premier drame va venir la frapper, alors qu’elle n’a pas sept ans. Sa mère meurt à New York dans des circonstances troubles. Un groupuscule terroriste, le Weather Underground, provoque un accident mortel en tentant de fabriquer une bombe et Diana figurait dans la liste des victimes. «Dans l’un des bulletins d’informations qui passa à l’antenne dans les jours suivant l’explosion, une photo de ma mère tirée de son annuaire du lycée apparut à l’écran. Elle était beaucoup plus jolie en vrai que sur la photo qu’ils montrèrent. Un reporter colla un micro devant une femme qui se révéla être l’épouse du policier décédé. «J’espère qu’elle brûle en enfer comme les autres», dit-elle. C’est à ce moment-là que nous avons changé de nom et sommes devenues Renata et Amelia.»
Joan ne comprend pas vraiment pourquoi elle s’appelle désormais Amelia, ni pourquoi sa grand-mère devient Renata, mais elle obéit et suit son aïeule. Elle n’aura plus l’occasion de voir son père non plus, ce dernier ayant promis de rester loin d’eux.
Les années vont passer, sa passion pour le dessin s’affirmer sans pour autant que ses blessures ne se referment. C’est quand elle va croiser Lenny qu’elle va croire le bonheur possible. Celui qui va devenir son mari est attentionné et aimant. Ensemble, ils rêvent de construire une famille. Quand naît leur fils Arlo, ils sont aux anges.
Mais un nouveau drame vient frapper leur paisible existence. En courant derrière un ballon, Arlo et son père, qui tentait de le rattraper, sont fauchés par une voiture et meurent sur le coup. Dès lors, on comprend l’envie d’Amelia d’en finir. Sauf qu’au moment de faire le grand saut, elle s’est souvenue de cette phrase de Lenny: «quand on a atteint le fond, on ne peut que remonter.»
Alors plutôt que de mourir, elle va rassembler quelques affaires et prendre le premier bus, sans vraiment connaître sa destination. Sur la route, au gré des rencontres et du hasard, elle va laisser le destin la guider. Et arriver en Amérique centrale dans un village au bord d’un lac et d’un volcan, dans un hôtel baptisé La Llorona, une sorte de petit paradis sur terre: «L’hôtel ressemblait à la maison d’un conte de fées. Partout où je posais le regard, je découvrais un détail extraordinaire, sans doute une création de Leila ou des gens du village: pas seulement les pierres transformées en singes, jaguars ou œufs, mais les plantes grimpantes qui formaient des tonnelles ruisselaient de fleurs épanouies évoquant les visions les plus folles d’un trip au LSD, les cours d’eau artificiels serpentaient dans les jardins, butaient sur des pierres lisses et rondes – quelques-unes vertes, sous une certaine lumière en tout cas, d’autres presque bleues. Un banc de pierre était creusé à flanc de colline. Il y avait aussi une méridienne qui semblait faite d’un seul tronc d’arbre. Un vieux bateau de pêche en bois, sur lequel s’empilaient des coussins, était suspendu à un arbre. De son tronc jaillissaient une demi-douzaine de variétés d’orchidées et une chouette taillée elle-même dans une loupe de bois.»
Commence alors, au fil des rencontres et des destins des habitants mais aussi des clients de l’hôtel, le roman d’une reconstruction. Mais comme tout paradis, il est entouré de serpents et ce chemin de résilience sera semé d’obstacles. La propriétaire de l’hôtel qui l’a accueillie va mourir et lui laisser gérer l’endroit. Une tâche délicate car tous ne voient pas d’un très bon œil cette étrangère leur dicter leur conduite. Mais Amelia a appris à affronter les problèmes lorsqu’ils surviennent, qu’ils soient petits ou gigantesques. Et à tenter de trouver dans l’adversité un nouveau chemin sur lequel elle pourra avancer. Jusque vers l’autre rive.
Joyce Maynard fait preuve d’une rare maîtrise de la narration pour tisser une histoire avec l’autre, pour s’imprégner de la magie d’un lieu, pour nous en décrire toute la sensualité. Elle enrichit aussi son roman de légendes, plus ensorcelantes et mystérieuses les unes que les autres, sans pour autant perdre le fil d’un récit qui court sur quatre décennies. Car l’écriture est toujours très fluide, les descriptions – en particulier la flore et la faune – précises, le rythme d’une grande musicalité. Et le tout accompagné d’un final éblouissant.
Comme le dit Gabriel García Márquez dans L’Amour aux temps du choléra, cité en exergue du livre: «Considérer l’amour comme un état de grâce qui n’était pas un moyen mais […] une fin en soi.»

Playlist
La Llorona, le nom de l’hôtel, fait référence à une chanson traditionnelle mexicaine sur une mère qui arpente la terre en pleurant la mort de ses enfants.
Dos besos llevo en el alma, Llorona,
que no se apartan de mí.
Dos besos llevo en el alma, Llorona,
que no se apartan de mí.
El último de mi madre, Llorona,
y el primero que te di.
El último de mi madre, Llorona,
y el primero que te di.

Je porte deux baisers dans mon cœur, Llorona,
qui jamais ne me quitteront.
Je porte deux baisers dans mon cœur, Llorona,
qui jamais ne me quitteront.
Le dernier que m’a donné ma mère, Llorona,
et le premier que je t’ai donné.
Le dernier que m’a donné ma mère, Llorona,
et le premier que je t’ai donné.
«La Llorona»


Angela Aguilar interprète La Llorona © Production Angela Aguilar Oficial

L’hôtel des Oiseaux
Joyce Maynard
Éditions Philippe Rey
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Florence Lévy-Paoloni
528 p., 25 €
EAN 9782384820313
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Amérique centrale, au Guatemala – même si le pays n’est pas précisé – et aux États-Unis, de New York à San Francisco, en passant par Poughkeepsie dans l’État de New York, puis en Caroline du Nord, en Floride et en Californie. On y évoque aussi une île de la Colombie-Britannique.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
1970. Une explosion a lieu dans un sous-sol, à New York, causée par une bombe artisanale. Parmi les apprentis terroristes décédés : la mère de Joan, six ans. Dans l’espoir fou de mener une vie ordinaire, la grand-mère de la fillette précipite leur départ, loin du drame, et lui fait changer de prénom : Joan s’appellera désormais Amelia.
À l’âge adulte, devenue épouse, mère et artiste talentueuse, Amelia vit une seconde tragédie qui la pousse à fuir de nouveau. Elle trouve refuge à des centaines de kilomètres dans un pays d’Amérique centrale, entre les murs d’un hôtel délabré, accueillie par la chaleureuse propriétaire, Leila. Tout, ici, lui promet un lendemain meilleur : une nature luxuriante, un vaste lac au pied d’un volcan. Tandis qu’Amelia s’investit dans la rénovation de l’hôtel, elle croise la route d’hommes et de femmes marqués par la vie, venus comme elle se reconstruire dans ce lieu chargé de mystère. Mais la quiétude dépaysante et la chaleur amicale des habitants du village suffiront-elles à faire oublier à Amelia les gouffres du passé ? A-t-elle vraiment droit à une troisième chance ?
Dans ce roman foisonnant, Joyce Maynard, avec la virtuosité qu’on lui connaît, emporte les lecteurs sur quatre décennies. Riche en passions et en surprises, L’hôtel des Oiseaux explore le destin d’une femme attachante, dont la soif d’aimer n’a d’égale que celle, vibrante, de survivre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Laurence Houot)
Les Échos (Isabelle Lesniak)
Le Devoir (Christian Desmeules)
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
Femina.fr (Anne Michelet)
Blog Aude bouquine

Le livre du jour (Frederic Koster)

Les premières pages du livre
Le pays où se déroule cette histoire, s’il évoque par certains aspects différents lieux d’Amérique centrale, est une invention de l’autrice. C’est également le cas du lac, du volcan, de l’hôtel, des habitants du village, de l’herbe magique, des lucioles qui n’apparaissent qu’une fois par an, une nuit seulement. De nombreuses espèces d’oiseaux décrites dans ces pages n’existent pas réellement. Cette histoire peut être qualifiée de chimère ou simplement de rêve. La partie sur le pouvoir de l’amour – et la capacité de ceux qui en vivent les effets à accomplir l’impossible – est réelle et authentique.

« Une chose sur les temps difficiles
J’avais vingt-sept ans quand j’ai décidé de sauter du Golden Gate Bridge. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que mourir.
J’ai pris un taxi. Je suis arrivée près du pont juste après le coucher du soleil. Il se dressait dans le brouillard avec cette magnifique teinte rouge que j’adorais, quand je m’intéressais encore à la couleur des choses et des ponts, lorsque je les traversais. À l’époque où je m’intéressais à tant de choses qui me semblaient à présent dénuées de sens.
Avant de quitter pour la dernière fois mon appartement, j’avais fourré un billet de cent dollars dans ma poche. Je l’ai donné au chauffeur. Attendre la monnaie était inutile.
Il y avait des touristes, bien sûr. Des voitures circulant dans les deux sens. Des parents avec leurs enfants dans des poussettes. J’avais été comme eux.
Un bateau passait sous le pont. De là où je me trouvais, me préparant à sauter, je l’ai regardé s’engager entre les piles. Des hommes lavaient le pont du bateau. Plus rien n’avait de sens.
J’avais vaguement conscience qu’un homme âgé m’observait. Peut-être chercherait-il à m’arrêter. J’ai attendu qu’il s’en aille, ce qui s’est produit quelques minutes plus tard.
Sauf que j’étais incapable de faire le dernier pas, de monter sur le garde-fou, de passer par-dessus.
Lenny avait dit, un jour que le chèque de notre loyer avait été rejeté, la semaine où Arlo avait été renvoyé du jardin d’enfants parce qu’il avait des poux, que j’avais attrapé une mononucléose et qu’une canalisation avait éclaté dans l’appartement, détruisant une pile de dessins sur lesquels je travaillais depuis six mois : « Une chose sur les temps difficiles : quand on a atteint le fond, on ne peut que remonter. »
Debout sur le pont, tandis que je contemplais l’eau sombre et ses remous, je crois que j’ai compris autre chose. Même si ce que je vivais était affreux, une petite partie de moi ne pouvait pas abandonner le monde. Pleurer un deuil immense, comme je le faisais, devait servir d’une certaine façon à me rappeler que la vie était précieuse. Même la mienne. Même alors.
Je me suis éloignée du garde-fou.
Je ne pouvais pas le faire. Mais je ne pouvais pas non plus rentrer chez moi. Je n’avais plus de chez-moi.
C’est ainsi que je me suis retrouvée à l’hôtel des Oiseaux.

1
1970
À partir d’aujourd’hui, tu t’appelles Amelia
Nous avons entendu l’information à la télévision, deux semaines avant mon septième anniversaire. Ma mère était morte. Le lendemain matin, ma grand-mère m’annonça qu’il nous fallait changer mon nom.
J’étais assise à la table de la cuisine – Formica jaune parsemé d’éclats en forme de diamants, éternel paquet de Marlboro Light de ma grand-mère, mes crayons de couleur disposés dans leur boîte en fer. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner, mais ma grand-mère ne décrochait pas.
« Ils peuvent tous aller au diable », maugréait-elle. Elle avait l’air en colère, mais pas contre moi.
Bizarre, les souvenirs. Je m’accrochais à mon crayon. Tout juste taillé. Bleu. Le téléphone sonnait sans arrêt. J’ai fait le geste de décrocher, mais Grammy m’a dit non.
« Les gens vont nous poursuivre. Ils auront tout un tas d’opinions. Il vaut mieux qu’ils ne fassent pas le rapport », m’expliqua ma grand-mère en prenant une cigarette.
Opinions sur quoi ? Rapport ? Quels gens ?
« On ne peut laisser personne découvrir qui nous sommes. Tu ne peux plus t’appeler Joan », décréta Grammy.
À vrai dire, j’avais toujours voulu un autre prénom que celui que ma mère m’avait donné, celui de sa chanteuse préférée. (Baez, pas Joni Mitchell. Même si elle les adorait toutes les deux.) Je lui demandais souvent de m’appeler autrement. (Liesl, comme l’une des enfants de La Mélodie du bonheur. Skipper, comme la petite sœur de Barbie. Tabitha, comme dans Ma sorcière bien-aimée.)
« Je peux m’appeler Pamela ? » demandai-je.
C’était le prénom d’une fille de l’école qui avait des cheveux magnifiques. J’adorais sa queue-de-cheval.
Grammy répondit que ça ne marchait pas comme ça. Elle avait déjà choisi mon nouveau prénom. Amelia.
Alice, une amie de Grammy au club de bridge, avait une petite-fille de mon âge. Je ne l’avais vue qu’une seule fois. Amelia. Elle était morte quelque temps auparavant. (D’un cancer, j’imagine, mais on ne prononçait pas ce mot à l’époque.) Après quoi, Alice avait cessé de venir au club de bridge.
Ma grand-mère raconta quelque chose que je ne compris pas au sujet d’un papier nécessaire avec mon nom dessus pour aller à l’école et prouver que j’existais.
« J’existe.
– C’est trop compliqué à expliquer », dit-elle. Il fallait qu’on déménage tout de suite. J’irais dans une autre école. On ne me laisserait pas entrer au cours préparatoire sans les papiers. Elle savait comment s’y prendre. Elle l’avait vu dans un épisode de Columbo.
L’après-midi même, nous sommes allées en bus jusqu’à un immeuble où ma grand-mère a rempli plein de papiers. J’étais assise par terre et je dessinais. Quand nous sommes parties, nous avions mon nouveau certificat de naissance. « C’est officiel. Maintenant, tu es Amelia », m’apprit-elle.
J’avais aussi un nouvel anniversaire, le même que celui d’Amelia qui était morte. Il me manquait maintenant deux mois avant mes sept ans. Ce n’était que l’un des nombreux événements qui se produisirent les jours suivants et qui me perturbèrent. « Ne pose pas autant de questions », répétait Grammy.

Ma grand-mère changea aussi de nom. Esther devint Renata. Pour moi elle était toujours Grammy, alors c’était facile. Il me fallut un certain temps pour me rappeler que j’étais Amelia et pas Joan. J’étais en train d’apprendre les majuscules. Je maîtrisais bien le « J », mais je devais tout recommencer avec le « A ».
Un carton arriva avec, à l’intérieur, des vinyles. Je les reconnus tout de suite : ceux de ma mère. L’écriture sur le carton était la sienne.
Quelques jours plus tard, les déménageurs vinrent. Ma grand-mère avait emballé toutes nos possessions, peu nombreuses en fait. Quand ils eurent emporté le dernier carton – ma poupée Tiny Tears, quelques livres, ma collection d’animaux en porcelaine, le ukulélé que ma mère m’avait offert pour mes six ans et dont je ne savais pas jouer, mes crayons de couleur –, je regardai par la fenêtre les hommes charger le camion. Personne n’avait dit où nous allions. On partait, voilà tout.
« Tu vois cet homme avec l’appareil photo ? demanda ma grand-mère en le montrant du doigt. Voilà pourquoi nous devons partir. On ne nous laissera plus jamais tranquilles. »
Qui ?
Les paparazzi. « Ceux-là mêmes qui ont rendu la vie impossible à Jackie Kennedy, au point qu’elle a été obligée d’épouser ce vieux bonhomme affreux avec son yacht. »
Je ne comprenais rien du tout. Le week-end suivant, nous défaisions les cartons dans notre nouvelle maison, un appartement avec une seule chambre à Poughkeepsie, dans l’État de New York, où vivait mon oncle Mack, le frère de Grammy. Il l’appelait toujours Esther, mais comme il ne m’avait vue que deux fois, ça ne lui a pas été difficile de m’appeler Amelia. Le premier soir, il nous commanda des plats à emporter chinois. Je lui tendis le petit papier plié dans mon biscuit.
« Une tasse est utile quand elle est vide », lut-il.
Il y avait une ombrelle en papier sur la table. Ouverte fermée, ouverte fermée.

Grammy trouva du travail dans un magasin de tissu. Comme ma mère ne s’était jamais occupée de me faire entrer à l’école maternelle, l’année précédente, elle m’inscrivit au cours préparatoire à l’école élémentaire Clara Barton. Par la suite, je n’ai posé qu’une seule fois des questions sur ma mère. J’avais l’impression que je n’étais pas censée parler d’elle et je ne le faisais pas.
Il n’y avait pas eu d’obsèques. Personne ne vint nous dire combien ils étaient navrés de ce qui était arrivé. Si Grammy possédait des photos de ma mère, elle les gardait dans un endroit qui m’était inconnu. En l’absence d’une image d’elle, j’en dessinai une que je glissai sous mon oreiller. Joues roses, yeux bleus, bouche en bouton de rose. Longs cheveux bouclés comme une princesse.
Quand, à l’école, les enfants me demandaient pourquoi je vivais avec ma grand-mère et pourquoi ma mère n’était jamais là, je répondais qu’elle était une chanteuse célèbre, mais que je n’avais pas le droit de dire laquelle. Elle était en tournée avec son groupe et répétait pour un spectacle au Hootenanny.
« Ça ne passe plus à la télé, dit un certain Richie qui fichait toujours la pagaille.
– Je voulais dire The Johnny Cash Show. Je les confonds toujours. »
Au bout d’un moment, il y eut moins de questions, mais de temps en temps un enfant demandait encore quand elle allait rentrer, si j’allais partir à Hollywood et si je pouvais leur donner un autographe.
Je répondais qu’elle s’était cassé la main. La main gauche, mais elle était gauchère. Je trouvais que cela rendait le mensonge plus convaincant.
« Je parie que ta mère n’est pas vraiment célèbre. Je parie qu’elle est bête, comme la grand-mère dans Beverly Hillbillies, dit Richie.
– Ma mère est très belle », assurai-je. Ça au moins, c’était vrai.

Les cheveux noirs et brillants de ma mère lui arrivaient à la taille et j’adorais les brosser. Elle avait de longs doigts élégants (mais des ongles sales) et elle était si mince que quand nous étions allongées toutes les deux sur un matelas pneumatique, dans l’un des campings où nous vivions toujours à l’époque, je pouvais suivre ses côtes du doigt. Je me souvenais surtout de sa voix, un pur soprano sans faiblesse. Elle avait une si bonne oreille (son talent pour la musique était bien meilleur que son talent pour choisir les hommes) qu’elle pouvait chanter une mélodie complexe en mode mineur sans le soutien d’une guitare, même si elle n’éprouvait apparemment aucune difficulté à trouver un beau guitariste folk barbu pour l’accompagner.
On la comparait à Joan Baez, mais son petit ami, Daniel – celui avec qui elle était le plus souvent (par intermittence) durant mes six premières années jusqu’au mois précédant l’accident –, prétendait que non, elle ressemblait davantage à la sœur cadette de Joan, Mimi Fariña. La plus jolie, avec la voix plus douce.
Elle chantait tout le temps pour moi, dans la voiture tard le soir ou quand nous nous apprêtions à dormir sous notre tente dans le sac de couchage que nous partagions. Elle connaissait toutes les vieilles ballades anglaises – des chansons sur des hommes jaloux qui jettent la femme qu’ils aiment dans la rivière parce qu’elle ne veut pas les épouser, sur des femmes au cœur pur promises à un noble, qui lui préfèrent un humble roturier et s’aperçoivent qu’il est le plus riche du pays.
Elle chantait pour m’endormir tous les soirs. Les chansons faisaient office d’histoires.
Twas in the merry month of May, when green buds all were swellin’… Sweet William on his death bed lay. For love of Barbara Allen 1.
« Est-ce qu’on peut vraiment mourir parce qu’on aime trop quelqu’un ? lui demandais-je.
– Seulement si on est un vrai romantique, répondait-elle.
– Est-ce que tu es une vraie romantique ?
– Oui. »
Certaines chansons de ma mère risquaient plus de me tenir éveillée que de m’endormir.
I’m going away to leave you, love. I’m going away for a while. But I’ll return to you some time. If I go ten thousand miles 2.
Quand elle chantait « Je vais partir », j’étais inquiète. C’était mieux quand elle chantait « Je reviendrai », peu importait comment. « Ce n’est qu’une chanson », m’expliquait-elle.
Mais l’une de ces vieilles ballades me faisait une peur bleue, « Long Black Veil ». J’étais couchée et je serrais dans mes bras la girafe que Daniel avait gagnée pour moi un jour dans une fête foraine en faisant exploser cinq ballons de suite avec des fléchettes. Même si j’avais entendu ma mère chanter cent fois cette chanson, j’en redoutais la fin.
Late at night when the north wind blows… In a long black veil she cries o’er my bones 3.
Drôle de choix pour une chanson censée m’endormir, mais ma mère était ainsi.
« Arrête ! » criais-je de mon lit – ou du matelas, quel qu’il soit, sur lequel elle m’avait couchée – chaque fois qu’elle chantait « Long Black Veil » et qu’elle en arrivait là. Elle se taisait et je la suppliais de continuer. J’aimais tellement sa voix. Même quand les paroles me donnaient des cauchemars.
Ma mère voulait que je l’appelle Diana. Elle disait que m’entendre l’appeler Maman lui donnait l’impression d’être vieille, comme un personnage d’une série télé qui portait un tablier. Ou comme ma grand-mère, ce qui était pire.
Elle avait fait ses études à Berkeley. Elle avait rencontré mon père lors d’un sit-in contre la guerre au Vietnam à People’s Park. Elle ne le savait pas encore, bien sûr, mais quand ils retraversèrent le pont, elle était enceinte.
Mon père reçut son ordre d’incorporation à l’automne. Il devait se présenter à peu près au moment de ma naissance. Il partit pour le Canada. Il écrivait à Diana tous les jours, parfois deux fois par jour, pour la supplier de le rejoindre, mais elle s’était alors mise avec un joueur de banjo qui s’appelait Phil et qui lui rappelait Pete Seeger, en plus sexy. Je pense que Diana était plus amoureuse des chagrins d’amour, dans la vie ou dans les chansons, qu’elle ne l’avait jamais été de mon père. Puis Phil et elle rompirent, et elle chanta beaucoup de chansons tristes. Enfin, c’était toujours le cas.
Elle rencontra Daniel le jour de son accouchement. C’était tout elle. Il lui fallait un homme à ses côtés et elle n’avait jamais de mal à en trouver un.

Daniel était sa sage-femme en salle d’accouchement, chose rare à l’époque pour un homme, mais Daniel adorait les bébés et, comme il me le dit un jour, il aimait aider les femmes à mettre un enfant au monde. Il avait assisté Diana durant trente-deux heures de contractions, suivies de six heures à pousser. L’histoire raconte que, quand je suis née, tous deux étaient tombés amoureux.
Mes souvenirs de ce que je qualifie comme les « Années Daniel », avec l’apparition fréquente de divers « invités », se concentrent surtout sur la musique que nous écoutions, un disque de Burl Ives que Daniel m’avait acheté. Burl Ives ressemblait tout à fait au grand-père qu’on aurait aimé avoir, si on avait un grand-père. Il m’avait aussi acheté un album de chansons pour enfants de Woody Guthrie. Contrairement à Burl Ives, Woody Guthrie paraissait un peu dingue, mais ses chansons étaient bien plus drôles. Je demandais à Diana et à Daniel de passer le disque de Woody Guthrie une douzaine de fois par jour. La chanson que je préférais évoquait une promenade en voiture et s’accompagnait de drôles de bruits qu’il fallait faire avec la bouche. La façon qu’avait Daniel de se tapoter les lèvres pour imiter le bruit du pot d’échappement des très vieux véhicules, qui correspondait parfaitement au pot d’échappement de notre très vieux véhicule, constitue l’un des souvenirs les plus vivaces que je garde de lui. Je croyais que toutes les voitures faisaient ce genre de bruit.
Nous passions beaucoup de temps en voiture – une voiture après l’autre. En général ces vieilles guimbardes problématiques rendaient l’âme sur une route nationale alors que nous allions à une manifestation pour la paix, à un concert, ou que nous rentrions à la maison quand nous en avions une, au motel, au camping ou, à défaut, à l’appartement d’un guitariste ami de ma mère. Diana et moi passions des heures sur le bord de la route pendant que Daniel ou un autre copain bricolait la voiture. La plupart d’entre eux se mélangent dans mon esprit – cheveux longs, drôle d’odeur, jeans traînant dans la poussière –, mais l’un d’eux, Indigo, se détache des autres. Il m’appelait Gamine et s’amusait à me chatouiller même après que je lui avais dit que je détestais les chatouilles. Un jour que nous avions une chambre dans un motel avec piscine, il m’a jetée à l’eau.
« Joanie ne sait pas nager », cria Diana. Indigo se contenta de rire. Je sentais que je coulais au fond de la piscine. J’ouvris la bouche. Pas d’air. J’agitais les bras, mais je n’avais rien à quoi m’accrocher.
Enfin, Diana fut là. Elle avait sauté dans la piscine vêtue de sa jupe en jean. Elle me tirait vers la surface. Je me suis mise à tousser et à chercher mon souffle, en me vidant de toute l’eau avalée. Ce fut la dernière fois que je m’aventurai dans une piscine.

Ma mère et ses copains m’emmenèrent à de nombreux concerts. Mes principaux souvenirs de l’époque concernent l’odeur des toilettes portables Porta Potti où j’avais toujours peur de tomber, celle de marijuana et de musc, ainsi que le bien-être que je ressentais quand ma mère entrait dans la tente avec moi et son petit ami du moment, tard le soir. Ensuite, je les entendais chuchoter et rire doucement d’une manière que j’interprète maintenant comme faisant partie de leurs jeux amoureux, quand ils me croyaient endormie. À l’époque, c’était simplement la bande son de ma vie, pas différente des vieilles ballades et de « Kumbaya ».
Les discours continuaient souvent dehors, transmis par une sono qui grésillait. Mes nuits préférées étaient celles où Diana chantait pour moi tandis que les papillons de nuit tournaient autour de nos têtes à la lumière de notre lampe Coleman. Lorsqu’elle et Daniel vivaient ensemble, il s’asseyait devant la tente avec sa lampe de poche et lisait le manuel préparant à l’examen qu’il allait passer pour obtenir un niveau supérieur dans son métier de sage-femme, fumait un joint ou taillait le bout de bois que je le voyais travailler aussi loin que remontaient mes souvenirs. Il ne ressemblait à rien de reconnaissable, ce bout de bois, mais il était si doux que j’aimais le tenir contre ma joue. J’imaginais que la main de ma mère me caressait de cette façon, mais elle était souvent occupée ailleurs.
Nous avons un moment vécu tous les trois à San Francisco. Nous habitions même dans un appartement, avec un canapé et un vrai lit pour moi. La sœur de Daniel lui avait envoyé une souche de levain. Durant quelque temps, une odeur de pain plana dans notre appartement et je crus vraiment que, pour une fois, nous allions y rester. Mais, à l’été 1969, j’avais alors six ans, ma mère et Daniel décidèrent de traverser le pays pour assister au festival de musique de Woodstock. Son idée à elle, sans doute, mais Daniel était d’accord.
Ils chargèrent la voiture, une Renault couleur argent cet été-là, avec tout ce que nous possédions, c’est-à-dire pas grand-chose : quelques chemises teintes au nœud, quelques jeans, et comme toujours ma boîte de crayons de couleur, ma girafe, un édredon en patchwork que nous avait fait ma grand-mère, les bottes de ma mère avec des roses gravées sur les côtés, auxquelles elle tenait beaucoup, et les manuels de l’école de sage-femme de Daniel. Une caisse contenant la précieuse collection de vinyles de Diana était rangée dans le coffre. Quand nous nous trouvions dans une région chaude comme l’Arizona, elle avait peur qu’ils ne fondent. Un jour, elle acheta une glacière et y mit de la glace pour qu’ils soient en sécurité. À l’époque, il ne m’est pas venu à l’idée qu’elle prenait davantage soin de ses disques que de moi.
Nous campions la plupart du temps, mais pas dans les parcs nationaux parce qu’ils étaient trop chers. Une semaine avant le début du festival, notre voiture commença à émettre des bruits comme dans la chanson de Woody Guthrie et nous ne sommes jamais arrivés à Woodstock. Nous avons échoué à un festival dans une petite ville près de la frontière canadienne. Diana dansa avec un homme qui faisait un trip d’acide et qui lui donna les clés de sa Coccinelle orange. Nous avons quitté le concert et pris la route avant qu’il soit suffisamment redescendu de son trip pour changer d’avis.
Trois jours plus tard, peut-être parce que Diana avait dansé avec le type de Hare Krishna, ma mère et Daniel se sont disputés, comme souvent, sur une aire de repos dans le New Jersey. Ce fut la dernière fois. Je n’ai qu’un vague souvenir de ce qui se passa ensuite. Diana et moi étions assises à l’avant de la voiture pendant que Daniel fourrait ses affaires dans son sac, ainsi que quelques albums dont ma mère ne voulait plus parce qu’ils lui rappelaient Daniel (Burl Ives en faisait partie et aussi Woody Guthrie) et la souche de levain qu’il avait mise dans un bocal. Le bout de bois sur lequel il travaillait fut la dernière chose qu’il plaça dans le sac.
« Tu es une super petite fille », me dit-il, juste avant de sortir du parking de l’aire de repos. Nous l’avons dépassé quelques minutes plus tard, debout sur le côté de la route, le pouce levé. Il avait l’air de pleurer, mais ma mère prétendit que ce n’était sans doute qu’une allergie. Moi aussi, j’avais envie de pleurer. De tous les gens que j’avais connus au cours de ces années, Daniel semblait le seul fiable.
En remplissant le réservoir de la voiture, sans faire le plein, Diana engagea la conversation avec un certain Charlie qui appartenait à un groupe appelé The Weather Underground 4. Je retins ce nom parce que l’idée me semblait déroutante : quel temps pouvait-il faire sous terre ? Pour moi, il devait toujours être à peu près le même.
Charlie nous invita à venir avec lui et un groupe d’amis, dans une maison de l’Upper East Side sur la 84e Rue Est qui appartenait aux parents de l’une d’eux. Peu après, nous traversions un pont et arrivions à New York.
C’était une maison de brique avec un pot de géranium sur le perron que personne n’avait apparemment arrosé depuis un bon moment. Charlie et ses amis passaient de nombreux disques dont j’étudiais les pochettes, car je n’avais pas de livres : Jefferson Airplane, Led Zeppelin, Cream. Ma mère avait toujours la plupart de nos albums dans la caisse, bien sûr, mais personne n’avait envie de les écouter. Des chansons comme « Silver Dagger » et « Wildwood Flower » semblaient déplacées dans la maison des parents de l’amie de Charlie.
Je savais, même à l’époque, que Joan Baez et ma grand-mère n’auraient pas aimé cet endroit, elles auraient désapprouvé ce qui s’y passait. La musique que Charlie et ses amis écoutaient était différente – bruyante, pleine de cris, et les guitares avaient l’air de pleurer. Nous mangions beaucoup de beurre de cacahuète, de Cocoa Puffs et parfois des glaces pour le dîner, ce qui aurait pu paraître super mais ne l’était pas. La belle-fille de l’amie de Charlie vint un jour. Elle avait deux ans de plus que moi et elle rangeait sa poupée Barbie dans une boîte spéciale. Je connaissais suffisamment les opinions de ma mère pour ne pas réclamer une Barbie, mais la fille me laissa lui enfiler tous ses vêtements et j’étais ravie.
Lors de ce dernier voyage à travers le pays, Daniel m’avait lu tous les soirs un chapitre de La Toile de Charlotte dans la chambre d’un motel, sous la tente ou là où nous nous étions arrêtés. Il avait dû emporter le livre en partant alors qu’il nous restait trois chapitres avant la fin. Je ne savais pas ce qui arrivait à Fern, Wilbur le cochon et Charlotte, et je me faisais du souci pour eux. Je ne comprenais pas pourquoi tous les amis de ma mère détestaient les cochons 5. Si Wilbur était un exemple typique, les cochons paraissaient vraiment super.
Je ne comprenais pas grand-chose aux conversations de Charlie et de ses amis, sinon que la guerre au Vietnam prenait une place importante. Je ne savais pas, bien sûr, ce qu’était cette guerre ni où elle se déroulait. J’avais compris qu’ils construisaient au sous-sol un truc qui nécessitait beaucoup de clous. Un jour, je suis descendue voir et tout le monde s’est mis en colère, surtout Charlie, qui m’a traitée de sale gosse.
Après quoi, ma mère décida qu’il valait mieux que je ne reste pas dans la maison de l’Upper East Side et elle m’emmena chez ma grand-mère dans le Queens. « Charlie n’est pas mon genre. Je ne vais pas rester là-bas », dit-elle. Elle irait prendre ses disques et reviendrait me chercher quelques jours plus tard. Nous nous installerions dans une jolie petite maison quelque part à la campagne et nous aurions un jardin. Elle trouverait quelqu’un qui m’apprendrait à jouer du ukulélé (il y avait à parier que ce serait un homme). Elle voulait enregistrer un album. Un type qui avait un jour rencontré Buffy Sainte-Marie lui avait donné sa carte.

1. « C’était le joyeux mois de mai, quand tous les bourgeons gonflaient… Le tendre William était couché sur son lit de mort. À cause de son amour pour Barbara Allen. » (Toutes les notes sont de la Traductrice.)
2. « Je vais partir et te laisser, mon amour. Je vais partir un long moment. Mais je reviendrai un jour. Si je parcours dix mille miles. »
3. « Tard dans la nuit quand souffle le vent du nord… Vêtue d’un long voile noir elle pleure sur mon cadavre. »
4. Le Temps sous terre.
5. Pigs : « cochons », mais aussi « flics ».

2
Apparemment, aucun survivant
Ma grand-mère préparait des sandwichs au fromage fondu, les informations en fond sonore, quand nous avons appris l’explosion. Le présentateur ne cessait de parler d’un endroit qu’il appelait la maison du Weather Underground sur la 84e Rue Est. « Complètement détruite », disait-il. Deux personnes dans la rue à l’extérieur du bâtiment avaient été tuées lors de l’explosion, dont un policier qui n’était pas en service, père de trois filles et d’un garçon de dix ans.
Il ne restait rien de la maison, mais on montra une photo de ce qu’elle avait été et je reconnus les marches et la porte d’entrée rouge. « Apparemment, aucun survivant », ajouta le présentateur.
Dans la rue, au milieu des décombres, un reporter interviewait une passante. « Une bande de meurtriers. Bon débarras », dit-elle.
Après avoir coupé les informations, ma grand-mère me mit au lit, mais je l’entendais à travers le mur qui séparait le salon où je dormais et sa chambre. Ce fut la seule fois que j’entendis Grammy pleurer.
On ne révéla que le lendemain les noms de ceux qui avaient été tués en fabriquant la bombe, mais nous avions compris. Si ma grand-mère ne m’en dit rien, j’entendis le reportage à la radio et une seule image s’imposa à mon esprit : des Cocoa Puffs fusant dans toutes les directions. J’avais en tête la pochette de l’album des Beatles qui tenaient sur leurs genoux des poupées ensanglantées, ainsi que la pochette de King Crimson qui me donnait des cauchemars, même avant l’explosion : le visage d’un homme vu de si près qu’on distinguait l’intérieur de ses narines et ses yeux écarquillés comme s’il était en train de hurler. J’imaginais des bouts de vinyles éparpillés dans la rue devant la maison et les bottes de Diana avec les roses gravées sur les côtés qu’elle emportait chaque fois que nous déménagions, même quand nous ne prenions presque rien d’autre. (Ma collection d’animaux en verre, par exemple. Je les avais tous laissés dans la maison qui avait explosé. Je me représentais mes animaux, un par un, qui volaient à travers la pièce et se retrouvaient projetés dans la rue. Cheval. Singe. Souris. Licorne. J’avais pris si grand soin d’eux jusqu’alors.)
À dire vrai, il ne restait rien de reconnaissable, même si un reporter de la télé indiqua que la police avait trouvé un bout de doigt. En l’entendant, Grammy éteignit le poste.
« Comment est-ce que le doigt est parti de la main de la personne ? Ils en ont fait quoi quand ils l’ont trouvé ? » ai-je demandé à ma grand-mère.
Dans l’un des bulletins d’informations qui passa à l’antenne dans les jours suivant l’explosion, une photo de ma mère tirée de son annuaire du lycée apparut à l’écran. Elle était beaucoup plus jolie en vrai que sur la photo qu’ils montrèrent. Un reporter colla un micro devant une femme qui se révéla être l’épouse du policier décédé.
« J’espère qu’elle brûle en enfer comme les autres », dit-elle.

C’est à ce moment-là que nous avons changé de nom et sommes devenues Renata et Amelia.
Ensuite, j’ai vécu avec ma grand-mère, d’abord à Poughkeepsie, puis en Caroline du Nord, en Floride et de nouveau à Poughkeepsie et encore en Floride. Je n’ai jamais rencontré mon père, Ray, mais environ un an après notre premier déménagement ou peut-être notre deuxième, ma grand-mère l’a recherché. Au cas où il n’aurait pas entendu ce qui était arrivé à ma mère, elle pensait qu’il devait l’apprendre. Elle lui fit promettre de ne jamais révéler à qui que ce soit nos nouveaux noms ni où nous vivions.
Ray habitait sur une île de la Colombie-Britannique avec sa femme, qui avait récemment donné naissance à des jumeaux. Il dit à ma grand-mère que j’étais la bienvenue si jamais nous passions dans le coin.
« Je me rappellerai toujours que nous étions assis dans le parc cet été-là et que nous chantions toutes ces vieilles chansons idiotes. On peut dire ce qu’on veut sur Diana, mais elle avait une très belle voix », écrivit-il.
Je devais être en CE2 quand Daniel sonna à notre appartement en Floride. Il avait sans doute réussi l’examen pour monter en grade, car il roulait dans une voiture normale. Il travaillait dans un hôpital de Sarasota. Ray avait à l’évidence rompu sa promesse de garder notre secret.
« Ta mère était l’amour de ma vie », me dit Daniel. Il se mit à pleurer. Je croyais qu’il venait pour me réconforter, mais finalement, ce fut moi qui le consolai. « Je pense qu’elle n’a jamais voulu faire de mal à personne. Elle n’a sans doute pas compris ce que préparaient les autres. Tout ce qui lui importait, c’était de chanter », me dit-il.
Et moi ? avais-je envie de lui demander.
« Diana n’aurait sans doute pas été d’accord, mais je t’ai apporté une poupée. » C’était une Barbie et il avait bien sûr raison. Ma mère ne m’aurait jamais permis d’avoir une Barbie, pas même celle qui était noire.
Ma grand-mère et moi avons raccompagné Daniel dans la rue pour lui dire au revoir. Il a ouvert le coffre. J’ai compris à la manière dont il a soulevé le carton que ce qu’il contenait lui était très précieux et qu’il lui était difficile de s’en séparer. C’était une pile d’albums, ceux que ma mère l’avait laissé emporter le jour où nous l’avions abandonné sur l’aire de repos : Woody Guthrie, Burl Ives, le premier disque de Joan Baez, très rayé. Je connaissais encore les paroles de toutes les chansons : « Mary Hamilton », « House of the Rising Sun », « Wildwood Flower ». Toutes les vieilles chansons que nous chantions ensemble dans la voiture.
« Je suis le premier à t’avoir vue. J’ai coupé le cordon », dit Daniel en s’asseyant sur le siège du conducteur. Il me fallut une minute pour comprendre de quoi il parlait. Dans la salle d’accouchement, ce jour-là, il était de service.
« J’aurais adoré être ton père.
– Ça aurait sans doute été bien », répondis-je.

Hormis Daniel – et Ray, mon père, à qui ma grand-mère avait fait jurer de garder le secret, comme à moi –, aucun de ceux que nous connaissions ne nous retrouva après l’explosion. Malgré tout Grammy vivait dans la peur d’être découverte. Les années passèrent et je ne compris jamais pourquoi cela lui semblait si important, mais pas une semaine ne s’écoulait sans qu’elle me rappelle ma promesse de ne jamais raconter à personne ce qui était arrivé et qui nous étions auparavant.
« C’est notre secret. Nous l’emporterons dans la tombe », disait-elle. Cela me faisait penser à la mort et me rappelait la chanson du long voile noir, « Long Black Veil », qui me donnait toujours des frissons.
L’emporter dans la tombe. Quel sens avaient ces mots pour une fillette de dix ans ? C’était le mantra de mon enfance. Jamais personne ne doit savoir qui tu es. Tu dois me le promettre. Tu l’emporteras dans la tombe.
Je faisais des cauchemars sur ce qui arriverait si quelqu’un découvrait qui nous étions.

Ma grand-mère passa d’un emploi à l’autre durant ces années. Ne pas avoir de carte de sécurité sociale posait un problème. Il lui fallait connaître quelqu’un personnellement pour être embauchée, ou faire du babysitting pour lequel on ne lui demandait rien.
J’avais dix-huit ans, je venais de terminer le lycée, quand ma grand-mère reçut le diagnostic. Cancer du poumon stade quatre. Les Marlboro avaient eu raison d’elle.
Je me suis occupée d’elle tout l’été. La dernière semaine, alors qu’elle était en soins palliatifs, elle m’a fait promettre, encore une fois, de garder le secret sur ma mère.
« Je n’en ai jamais parlé à personne, Grammy. Mais même si je le faisais, ça n’aurait plus d’importance. » Je comprenais beaucoup mieux à présent ce qui s’était produit et ce que faisaient Charlie et les autres dans le sous-sol de la maison de l’Upper East Side ce jour-là. À seize ans, j’étais devenue curieuse et j’avais passé une journée entière à la bibliothèque à faire des recherches sur le Weather Underground. Je n’avais sans doute jamais voulu savoir auparavant comment ma mère était morte, mais en lisant les articles je ne réussis pas à m’ôter les images de l’esprit. Du verre brisé dans toute la rue. Un bout de doigt. Celui d’une femme.
« Promets-moi. N’en parle jamais. Ça risque d’entraîner des ennuis que tu ne peux pas comprendre », répéta Grammy.
Elle suivait un traitement lourd et, à part ces mots, ce qu’elle disait n’avait guère de sens, mais elle se mit à marmonner quelque chose à propos du FBI et de nouveaux examens devenus possibles pour retrouver des gens, réalisés à partir d’une simple trace de salive sur une tasse de café ou quelques cheveux sur une brosse.
« Si jamais quelqu’un te pose des questions sur Diana Landers, tu n’as jamais entendu parler d’elle », chuchota-t-elle.

3
Un homme côté soleil
Il ne fallut pas longtemps pour débarrasser l’appartement de ma grand-mère, qui possédait si peu de choses. Elle avait voulu être incinérée et que ses cendres soient dispersées au pied de l’Unisphere de la Foire internationale de 1964 où elle m’avait emmenée quand j’étais bébé. Ses économies, quand j’eus payé sa dernière facture, s’élevaient à un peu plus de mille huit cents dollars. Mon héritage. Je m’en servis pour prendre un studio et acheter un tourne-disque afin d’écouter mes albums.
Il faut vivre d’une manière très différente quand vous gardez un secret, surtout un secret gros comme la façon dont votre mère est morte et que le nom qu’on vous donne n’est pas celui de votre naissance.
Si on détient un secret, il est plus facile de n’être proche de personne et, longtemps, c’est ce que je fis. Durant toutes mes années de lycée et d’école d’art, je n’eus jamais de petit ami ni d’amie proche. À l’exception de mes cours et de mon travail de serveuse dans un modeste restaurant de Mission, j’étais isolée.
Je dessinais tout le temps. Je punaisai une photo de Tim Buckley au mur, en partie parce que je le trouvais beau, mais aussi parce qu’il était mort jeune et de façon tragique, comme ma mère. Je passais si souvent « Once I Was » que je dus racheter l’album. Chaque fois que j’avais envie de me retrouver d’une humeur particulièrement sombre, il me suffisait de mettre cette chanson.
Et puis j’ai rencontré Lenny, un homme étranger à toute forme de tragédie. Si je voulais décrire Lenny en une phrase, ce serait celle-ci : Il marchait côté soleil. Je veux dire que c’était la dernière personne de qui je me serais imaginé tomber amoureuse, la dernière personne susceptible de tomber amoureuse de moi. Sauf que ce fut ce qui nous arriva.
Peu après mon diplôme de l’école d’art, j’avais été sélectionnée pour participer à une exposition à San Francisco, dans une petite galerie coopérative de Mission. Les artistes s’y relayaient et proposaient des assiettes de crackers saupoudrés de fromage en boîte quand quelqu’un entrait jeter un coup d’œil, ce qui n’arrivait pas très souvent.
La plupart des œuvres de l’exposition étaient abstraites ou conceptuelles. L’une d’elles consistait en un morceau de viande posé au milieu de la pièce. Le deuxième jour, les mouches tournaient autour, et le quatrième jour on sentait l’odeur de la viande pourrie dans toute la galerie. « Je crois que tu devrais l’enlever », dis-je à son auteur quand il arriva pour distribuer à son tour les crackers. « Pas de problème », répondit-il. Il avait apporté un autre bout de viande. Un morceau moins cher.
Mon travail était accroché dans un coin. À la différence de presque tous les artistes exposant leurs œuvres dans la galerie, mes dessins au crayon étaient très réalistes, inspirés par la nature. Dessiner m’intéressait depuis que j’étais toute petite, avant même de venir habiter avec ma grand-mère, mais cela devint une obsession probablement après la disparition de ma mère. Quand je sortais mes crayons, plus rien d’autre n’existait.
Au cours des années, il m’était arrivé de passer mes journées dans les bois ou, quand c’était impossible, au parc, à dessiner toute sorte de champignons ou à soulever des branches pourries pour observer le fourmillement des insectes qu’elles cachaient et à les reproduire. Au printemps suivant le décès de ma grand-mère, j’étais partie dans la Sierra Nevada une quinzaine de jours. J’avais marché, dormi dans ma vieille tente et rempli mon carnet de croquis de dessins des fleurs sauvages que je trouvais. Ce carnet de croquis m’avait valu une bourse à l’école d’art.
À l’époque de l’exposition à la galerie, mes dessins représentaient surtout des oiseaux. Les croquis affichés au mur montraient une espèce de perroquets connue sous le nom de conures, qui avaient élu domicile en ville.
On disait que, vers le milieu des années quatre-vingt, deux ou trois conures rares et magnifiques s’étaient échappées d’un magasin d’oiseaux exotiques au sud de la Californie pour remonter vers le nord et arriver finalement à San Francisco, où elles s’étaient accouplées avec un étonnant succès. Bientôt, une volée d’oiseaux de couleurs vives était perchée dans les arbres de Telegraph Hill.
Dans une ville où la population d’oiseaux était majoritairement constituée de pigeons, de moineaux et de geais, on ne pouvait que remarquer le plumage rouge, bleu et jaune des perroquets de Telegraph Hill. Par la fenêtre de mon petit studio de Vallejo Street, debout avec ma tasse de café, je les regardais descendre en piqué au-dessus des marches de Filbert en direction de Coit Tower. Mes photos de ces oiseaux exotiques, si inattendus dans la brume de la Bay Area, punaisées sur le mur au-dessus de ma table à dessin, devinrent le point de départ de la série de dessins que j’exposais à la galerie le jour où Lenny y entra.
Cet homme de taille et de carrure moyennes devait avoir à peu près mon âge. Son apparence n’avait rien de particulièrement remarquable, sinon son regard très doux et l’allure de quelqu’un bien dans sa peau. J’en fus sans doute frappée parce que je n’aurais pas pu en dire autant de moi. Il portait une veste des San Francisco Giants si usée que la plupart des gens l’auraient trouvée bonne à jeter. J’en conclus qu’il était soit totalement fauché, soit extrêmement attaché à son équipe. Les deux étaient vrais, mais Lenny aimait les Giants presque autant qu’il m’aima, au bout du compte.
Il passa sans s’arrêter devant les autres œuvres exposées – un œil géant sculpté avec les mots « BIG BROTHER » en travers de la pupille, un tableau représentant un jeune homme tenant un revolver contre sa tempe qui, je le savais (contrairement à d’autres), ressemblait beaucoup à l’artiste. Il était dans mon cours de dessin d’observation et souffrait de dépression. Quand le moment vint pour l’auteur du tableau au revolver d’accueillir les visiteurs à la galerie et de proposer les crackers, il déclara qu’il ne pouvait pas. Il n’arrivait pas à sortir de son lit.
On comprenait, au premier coup d’œil, que Lenny avait une attitude extrêmement positive dans la vie. Il ne prêta aucune attention au flanchet de bœuf qui pourrissait par terre. Il se dirigea droit vers mes conures de Telegraph Hill.
« Elles sont magnifiques », dit-il devant le dessin d’une paire de conures perchées sur une branche. Il avait un cracker dans la bouche, deux autres dans les mains et il souriait. J’appris plus tard qu’il était entré dans la galerie avec l’espoir de trouver à manger gratuitement. Ce qui finit par arriver fut un bonus inattendu.
« C’est moi qui les ai dessinées, dis-je.
– Quand j’étais petit, nous avions un perroquet dans la famille. Jake. Je lui avais appris à dire “Téléportation, Scotty 1” et “Vas-y, fais-moi plaisir 2”. »
C’était Lenny tout craché. Ses attachements à une chanson, un tableau ou un lieu étaient fondés sur de plaisantes associations avec une vie jusqu’alors singulièrement heureuse. Outre le perroquet, il avait deux sœurs qui l’adoraient (une aînée, une cadette) et un chien, ainsi que des oncles, des tantes, des cousins, des amis de colonies de vacances qu’il voyait encore régulièrement, des parents toujours mariés et toujours amoureux. À sa bar mitzvah, sa famille l’avait porté sur une chaise à travers la pièce en chantant. Il faisait partie d’une équipe de bowling, possédait ses propres chaussures de bowling et une chemise avec son nom brodé sur la poche. C’était sa première année d’enseignement dans un quartier difficile et il entraînait une équipe de T-ball le week-end. Pour quelqu’un comme moi, c’était un vrai Martien.
« J’admire vraiment les artistes. Je suis incapable de tracer une ligne droite.
– Tu as sans doute plein d’autres talents. Des trucs pour lesquels je suis complètement nulle. » Une remarque pas très maligne, mais pour moi, ces quelques mots adressés à un homme – pas un canon de beauté, mais attirant, à peu près de mon âge – étaient tout à fait inhabituels. Après les avoir prononcés, j’eus peur qu’ils apparaissent comme pleins de sous-entendus sexuels, ce qu’il me confirma plus tard.
« Tu sais lancer une balle de base-ball ?
– Devine.
– Je vais t’emmener à un match, déclara-t-il, comme ça.
– Où ?
– Ne me dis pas que tu n’as jamais été à Candlestick Park ?
– Alors, je ne te le dirai pas. »

Ensuite, nous ne nous sommes plus quittés. Pendant le match – mon premier événement sportif professionnel –, il prit le temps de m’expliquer le tableau des scores, le point produit et l’erreur forcée. Vers la fin, lors d’un tour de batte, l’un des Giants exécuta un coup sûr qui vola au-dessus de la tête du lanceur. Je me tournai vers lui et dit quelque chose du genre : « Super ! »
« On appelle ça une chandelle. Ce n’est pas une bonne chose », m’expliqua-t-il gentiment. Puis il m’embrassa sur la bouche. Un baiser fabuleux. Ce soir-là, de retour dans mon appartement (le mien, parce que Lenny était en colocation), nous avons fait l’amour pour la première fois. Pour moi, la toute première fois.

J’avais vingt-deux ans, j’avais terminé l’école d’art depuis six mois. J’étais illustratrice médicale à temps partiel, ce qui expliquait les crayons alignés par couleur sur la table de la cuisine de mon appartement de Vallejo Street, ainsi que les photos des principaux organes et les dessins des appareils reproducteurs, circulatoires, lymphatiques, digestifs et squelettiques affichés au mur. Quelques années auparavant, pendant mes études, j’avais punaisé, à côté de mes schémas d’anatomie, une carte postale d’un tableau de Chagall que j’adorais – un homme et une femme, dans un petit appartement quelque part en Russie, avec sur la table un gâteau et un bol rempli d’une sorte de baies, une rangée de maisons proprettes et identiques, visibles par la fenêtre, une chaise avec un coussin brodé, un unique tabouret.
Le tableau représente les amoureux qui occupent la pièce. La femme porte une modeste robe noire à col ruché, des chaussures noires à hauts talons à ses pieds incroyablement petits et elle tient un bouquet. L’homme et la femme s’embrassent et leurs pieds sont comme en apesanteur. Seules leurs lèvres sont en contact, en fait, même si cela exige une gymnastique étonnante de la part de l’homme. Pour réaliser ce baiser, il tourne la tête à 180 degrés, ce que la tête d’aucun être humain ne peut accomplir, comme me le rappelaient mes graphiques d’anatomie. Sans parler du fait que les personnages ne touchent pas terre. Seul l’amour permet à deux êtres de prendre ainsi leur envol.
Quelque chose d’incroyablement tendre et innocent, mais en même temps érotique, émane des deux amoureux du tableau. Ils n’ont besoin que du contact de leurs lèvres pour s’élever.
Le lendemain du match de base-ball, Lenny m’apporta une carte postale identique à celle accrochée au mur. Il la glissa sous la porte avec un mot : Je crois que je suis amoureux.
Quand il vint me chercher pour dîner le même soir, avec un bouquet de roses, il ressemblait à un type qui avait gagné le gros lot au jeu télévisé préféré de ma grand-mère, Jeopardy ! Si des mortels avaient pu prendre leur envol ce jour-là, ç’aurait été nous deux. Je n’aurais sans doute pas encore dit que j’aimais cet homme, mais je savais que je le ferais très vite. Lenny et moi ressemblions aux personnages du tableau. Comme si nous avions inventé l’amour.

Il enseignait en CE1 à l’école élémentaire Cesar-Chavez. Il adorait ses élèves. Tous les soirs, au dîner, il me racontait ce qui s’était passé en classe, quel élève avait eu une journée difficile, quel autre avait fini par comprendre la soustraction. J’en vins à connaître leur nom à tous.
Il fut tout de suite romantique. Durant la brève période précédant son emménagement chez moi, et par la suite, il n’arrivait jamais sans un bouquet de fleurs, une barre de chocolat ou un cadeau idiot, par exemple un yo-yo. Il copiait des poèmes dans des livres et me les lisait tout haut. Il aimait des chansons comme « I Think I Love You », « Feelings », « You Light Up My Life », parce qu’elles exprimaient parfaitement ce qu’il ressentait pour moi. Si une chanson qu’il aimait passait à la radio quand nous étions en voiture, il montait le son et chantait en même temps. Un jour, il apporta un album des Kinks. Il voulait me faire écouter une chanson qui lui évoquait notre relation : « Waterloo Sunset ».
Pour moi, les meilleurs moments avec Lenny, ceux auxquels je penserais après, n’étaient pas ceux-là. J’étais davantage touchée par des choses très ordinaires que Lenny considérait comme évidentes : alors que j’avais attrapé un rhume, il courut m’acheter des médicaments contre la toux, une autre fois il rentra chez nous avec une paire de lacets (pas des roses, des lacets) parce qu’il avait remarqué que les miens étaient si effilochés que j’avais du mal à les passer dans les œillets de mes baskets. Il ne faisait jamais très froid à San Francisco, mais quand il pleuvait, il chauffait la voiture pour moi et un jour, sachant que j’empruntais sa Subaru pour traverser le pont et me rendre à un rendez-vous chez le dentiste, il vérifia la pression des pneus la veille. Une autre fois, lors d’une escapade d’un week-end à Calistoga, il resta assis deux heures à côté de moi sur le bord de la piscine de l’hôtel en essayant de m’aider à surmonter ma peur de l’eau. « Je ne te quitterai jamais », disait-il. Sans doute sa seule déclaration qui se révéla fausse.
Alors que nous essayions de faire un bébé (décision prise environ une semaine après notre rencontre), il prépara un tableau qu’il posa sur le réfrigérateur pour noter ma température tous les matins et savoir quand j’ovulais, à côté d’une boîte où il vérifiait chaque jour que j’avais pris mon comprimé d’acide folique.
Nous n’étions à peu près jamais en désaccord, même si ça ne s’était pas très bien passé quand, pour plaisanter, j’avais déclaré que, étant née dans le Queens, j’aurais probablement dû être supportrice des Yankees. « On va y remédier », répondit-il.
Pratiquement, notre seul sujet de tension concernait mon peu d’envie de voir sa famille. Pour lui, étant juif, Noël n’était pas un problème, mais il y avait toutes les autres fêtes : Thanksgiving, l’anniversaire de Lenny, celui de sa mère, de sa grand-mère, de sa tante, de son oncle Miltie. Il n’était pas religieux, mais il jeûnait à Yom Kippour en l’honneur de son grand-père, mort quelques années avant notre rencontre. Lenny aimait beaucoup son grand-père, comme à peu près tous les membres de sa nombreuse famille, et gardait de merveilleux souvenirs d’être allé au stade de base-ball avec lui quand il était enfant.
D’une part, j’aimais bien entendre les anecdotes de Lenny sur son enfance heureuse, sa vie heureuse. Mais d’autre part, parfois, les histoires de sa vie côté soleil – le côté de Lenny – semblaient me séparer de l’homme que j’aimais, comme si nous ne parlions pas la même langue. En dehors du fait que nous étions dingues l’un de l’autre, il m’apparaissait toujours comme une sorte de voyageur étranger me rendant visite depuis son pays d’origine, et il devait ressentir la même chose à mon égard. Malgré tout ce que nous partagions, ce fossé existait entre nous. Son expérience du monde lui donnait un sentiment d’espoir et de sécurité, alors que je repérais facilement les problèmes et anticipais les malheurs avant même qu’ils ne se produisent.
Les parents de Lenny vivaient à El Cerrito, de l’autre côté du pont. La première année de notre vie commune, il pensait que je viendrais avec lui au seder de Pessah dans sa famille. Je trouvai une excuse, une obligation en rapport avec mon cours de peinture, mais il ne fut pas dupe.
« C’est difficile pour moi de me trouver dans une famille », lui expliquai-je.
Il avait posé des questions sur la mienne, naturellement. Je ne lui avais parlé que de l’essentiel : je ne connaissais pas mon père et ma mère était morte quand j’étais toute petite, ma grand-mère m’avait élevée et, après sa mort quatre ans plus tôt, il n’y avait plus personne.
Lenny étant Lenny, il voulait en savoir plus : comment ma mère était morte, comment j’avais vécu sa disparition. « Nous devrions aller sur sa tombe », dit-il. Il voulait connaître la date de son décès pour allumer une veilleuse le jour anniversaire.
Je ne pouvais pas lui dire qu’il n’y avait pas de tombe. Comment enterrer un bout de doigt ?
« Je ne veux pas en parler. C’est mieux comme ça. » Il était ma famille à présent, tout ce dont j’avais besoin.
Puis arriva quelqu’un d’autre. Notre fils.

Arlo naquit juste un an après notre rencontre. C’était le soir de la Série mondiale, une rencontre entre les Mets et les Red Sox qui ne laissait d’autre choix à Lenny que d’encourager Boston. Mais ce soir-là, il ne pensait qu’à notre bébé et à moi. Ni la casquette portée à l’envers par les Mets à partir d’un déficit de deux points dans la dixième manche pour gagner le match ni, finalement, le championnat ne réussirent à détourner Lenny une seule minute de sa place à mes côtés durant les vingt-trois heures qu’il fallut à Arlo pour venir au monde. « C’est incroyable, non ? Nous avons fait un bébé », s’émerveilla-t-il quand la sage-femme plaça notre fils dans mes bras.
Je suis papa. Il ne cessait de répéter ces mots.

Je disais souvent qu’il n’y avait pas de meilleur papa ni de meilleur mari. Il m’apportait le café au lit, rentrait à la maison avec des cadeaux bizarres et drôles : un stylo plume, une paire de chaussettes aux couleurs des Giants, un diadème en faux diamants. Il emmenait Arlo aux bébés nageurs tous les samedis. Il était le seul père dans un bassin rempli de mères, leurs bébés dans les bras, tandis que j’étais assise au bord, car j’avais gardé une phobie de l’eau depuis le jour où Indigo, le copain de ma mère, m’avait jetée dans la piscine du motel. Quand Arlo pleurait la nuit, Lenny était toujours le premier à sauter du lit pour me l’amener. Il le baignait et le changeait chaque fois qu’il le pouvait. Jusqu’alors, il adorait son métier d’enseignant, mais maintenant il détestait partir travailler. « Je ne veux rien rater », disait-il.
La famille de Lenny, ses parents en particulier, restait un sujet délicat. J’avais accepté de rendre visite de temps en temps à Rose et Ed, mais pas aussi souvent qu’ils l’auraient souhaité avec leur premier petit-fils, ni comme Lenny l’aurait voulu pour eux.
Rose et Ed étaient des gens merveilleux, ce qui n’était en rien surprenant compte tenu de l’attitude de Lenny dans la vie. De tout temps, j’avais rêvé de faire partie d’une grande famille aimante, mais maintenant que j’y étais accueillie je me sentais inadaptée. Quand nous nous trouvions dans la famille de Lenny, tout le monde parlait sans arrêt et fort. On s’interrompait, on donnait son opinion, on exprimait librement ses sentiments. On riait toujours beaucoup.
Je participais peu à ces échanges, mais c’était sans importance car la discussion allait bon train. J’étais assise sur le canapé, je nourrissais Arlo et acceptais les offrandes comestibles qui se succédaient. J’emportais parfois un carnet à dessin et faisais des croquis de tout le monde. Ma belle-mère m’appelait « le Michel-Ange de notre famille ». (Notre famille, disait-elle. Pour Rose, sinon pour moi, je faisais partie de leur cercle bienheureux.) Elle et mon beau-père avaient encadré tous les dessins que j’avais réalisés chez eux. Ils étaient accrochés à côté des photos de tous les membres de la famille, moi y compris. Ma photo n’avait jusqu’alors jamais figuré sur le mur de personne.
« Alors, quand allez-vous faire le deuxième ? » me demanda Rose, le jour du premier anniversaire d’Arlo. Je n’avais pas l’habitude de ce genre de question. J’avais appris très jeune à ne pas dévoiler mes intentions.
Dans la voiture ce jour-là, en quittant El Cerrito pour rentrer chez nous, Lenny était plus silencieux qu’à l’ordinaire.
« Ne fais pas attention à ma mère. Elle est comme ça. Elle t’adore, dit-il.
– Je ne savais pas quoi répondre.
– Je sais que c’est difficile pour toi. Peut-être qu’un jour tu pourras essayer de m’expliquer pourquoi. »
C’était impossible. J’avais fait une promesse à ma grand-mère.

Nous nous sommes mariés quelques semaines après le premier anniversaire d’Arlo, au sommet du mont Tamalpais, dans un gîte de randonnée extraordinaire et sans électricité, la West Point Inn. Rachel, la sœur de Lenny, joua du piano sur le vieil instrument de la pièce principale – des airs de comédies musicales, de l’American Songbook, des Beatles –, accompagnée par quelques membres de la famille aux bongos, au tambourin, et à l’accordéon par l’oncle Miltie. La mère de Lenny et ses sœurs avaient passé les jours précédents à faire des gâteaux. On avait tout hissé, y compris la chaise haute d’Arlo, par le sentier forestier. Arlo venait de faire ses premiers pas. Il courait en rond, rayonnant.
Dans les dernières semaines, Lenny n’avait cessé de revenir sur la question des invités de mon côté. Pour lui, il était inconcevable que personne n’ait envie d’être là quand quelqu’un qu’il considérait comme adorable prononcerait ses vœux.
À l’école d’art, j’avais entretenu des relations occasionnelles avec les autres étudiants, mais rien de sérieux. Même si je ne pouvais pas l’expliquer à mon futur époux, le vieux fléau du secret – l’impossibilité de dire qui j’étais vraiment – m’empêchait d’être proche de qui que ce soit, à part de Lenny.
« Et des oncles, des tantes, des cousins ? Il doit bien y avoir quelqu’un. »
Dans un moment de faiblesse, j’avais révélé que la dernière fois que j’avais entendu parler de mon père biologique, c’est-à-dire presque vingt ans auparavant, il vivait sur une toute petite île de la Colombie-Britannique. Cela suffit à Lenny.
« Je ne l’ai jamais vu, avais-je rappelé à Lenny. Je sais juste qu’il s’appelle Ray et qu’il est le père de jumeaux. »
Mon futur époux rechercha Ray. J’étais dans la pièce quand il lui téléphona.
« Vous ne me connaissez pas, mais je suis amoureux de votre fille, dit Lenny. Nous allons nous marier le mois prochain dans le comté de Marin, en Californie. Cela nous ferait un immense plaisir si vous assistiez au mariage. »
Des années auparavant, le gouvernement des États-Unis avait annoncé une politique d’amnistie pour les réfractaires à la guerre du Vietnam qui avaient fui au Canada. Ray ne courait aucun danger d’être appréhendé à la frontière s’il venait à la cérémonie. Mais d’après la moitié de la conversation que j’entendais, celle de Lenny, il était évident qu’assister à mon mariage intéressait à peu près autant mon père biologique que participer à un contrôle fiscal.
En parlant à l’homme qui allait devenir son beau-père, la voix de mon futur époux demeura amicale, sans trace d’accusation ni de tentative de culpabilisation.
« Je sais que c’est un long voyage, dit Lenny, une main tenant le combiné, l’autre sur mon épaule. Je serais ravi de vous offrir le billet d’avion. Mes parents peuvent vous loger. Amelia serait vraiment touchée. »
Bien des années plus tôt, ma grand-mère avait informé Ray de mon changement de nom. De toute façon, il ne m’avait jamais appelée par mon prénom d’origine.
« Je vois », dit Lenny d’une voix très calme à présent. Je savais qu’il essayait de toutes ses forces de ne pas se mettre en colère. « Je comprends. Vous y réfléchirez peut-être. »
Ses derniers mots avant la fin de la conversation furent : « Vous avez une fille magnifique, Ray. Si vous la rencontrez un jour, vous l’adorerez. »
Je devinai à l’expression de Lenny que Ray avait alors raccroché.

1. Référence à la série Star Trek.
2. Référence à Dirty Harry de Clint Eastwood.

4
Une façon de trouver sa famille
J’étais heureuse, sans doute pour la première fois de ma vie. Mais le secret était toujours là – la peur que ma grand-mère m’avait léguée, en plus de ses figurines Hummel et son livre de cuisine de Betty Crocker, qu’un jour quelqu’un trouverait de qui j’étais la fille et s’en prendrait à moi.
Cet automne-là, j’étais pelotonnée sur le canapé et je regardais la télévision avec Lenny après avoir couché Arlo quand, dans un magazine d’information, survint un sujet sur les nouvelles technologies qui aidaient à résoudre les crimes. Le cas exposé était celui de deux adolescentes violées et tuées en Angleterre. Un garçon du village avait été accusé du crime, mais innocenté grâce à un test ADN. Le même test avait finalement permis d’identifier le véritable coupable après que la police locale eut mis en place des points de collecte d’échantillons de sang ouverts à tous les hommes volontaires de la région. Un seul avait refusé, mais un autre qui répugnait à se faire tester avait persuadé son ami de le faire sous son nom. Quand la police finit par obtenir l’échantillon, l’ADN de cet homme correspondait à celui du violeur. L’émission que nous regardions racontait sa mise en accusation et sa condamnation à la prison à vie.
Lenny aimait la science autant que les énigmes policières. La nuit, dans notre lit, il continua à parler de cette histoire. Lui pour qui la famille comptait tellement était tout excité à l’idée que je pourrais peut-être, grâce à un test ADN, trouver des parents dont j’ignorais l’existence – autres que Ray, mon père biologique, qui n’avait montré aucune envie de faire ma connaissance.
« Même s’ils sont parfois un peu agaçants, c’est si important pour moi d’avoir mes parents, mes sœurs, mon oncle Miltie et tous les autres. Je voudrais que tu connaisses ce genre de liens.
– Je vous ai, toi et Arlo. »
Mon mari n’était pas prêt à abandonner.
« Cette histoire d’ADN est formidable. Je n’arrive pas à croire que quelques mèches de cheveux ou tout autre indice enfermé pendant trente ans dans un labo permette de résoudre une affaire. »
Comme un bout de doigt, pensai-je, mais je n’en dis rien. À mon avis, cela ne m’apprendrait rien de plus sur ce qui était arrivé à ma mère presque vingt ans plus tôt. Cette histoire était close. Je ne voulais plus y penser.
Puis quelque chose se produisit qui m’y replongea. Marcy, ma professeure de dessin de l’école d’art, me téléphona : « Ça paraît dingue, mais j’ai reçu un appel d’une sorte de détective qui posait des questions à votre sujet. Il parlait d’activités terroristes à New York et d’un policier tué. Son discours n’avait aucun sens. À la date où a eu lieu l’événement, quel qu’il soit, vous étiez une petite fille. Je lui ai dit qu’il devait faire erreur.
« Il se trompait même sur votre nom. Il vous appelait Joan », poursuivit Marcy.
Je sentais la transpiration sur la paume qui tenait le combiné. Depuis l’explosion, dix-neuf ans plus tôt, j’avais tenu la promesse faite à ma grand-mère de garder pour moi ce qui était arrivé et la manière dont j’y étais liée. Seules deux personnes avaient appris où nous nous trouvions : mon père biologique, Ray, et Daniel.
Daniel n’aurait jamais parlé. Ray, c’était une autre histoire.
« Le détective vous a-t-il dit où il avait trouvé cette prétendue information à mon sujet ? » demandai-je à ma professeure. C’était certainement le FBI. Il me recherchait.
« Tout ça, c’était dingue. Il a évoqué un voyage qu’il avait fait en Colombie-Britannique. Un réfractaire à la conscription pendant la guerre du Vietnam.
– Ils ont dû me confondre avec quelqu’un d’autre », affirmai-je à mon amie.
Durant quelques jours, je m’attendis à voir un agent fédéral sonner à notre porte, mais personne ne se montra. Je savais pourtant qu’il était temps de raconter la vérité à Lenny.
Je m’y préparais. Mais on était en octobre et les Giants étaient parvenus en Série mondiale, contre les Oakland Athletics. Lenny était sur un petit nuage. Je me suis dit que rien ne devait venir contrarier son enchantement. Je lui avouerais ce que j’avais toujours caché quand les matchs seraient terminés.

5
Un ballon orange et noir
Les Giants contre les Athletics. Le rêve de mon mari. En l’honneur du troisième anniversaire d’Arlo, les sœurs de Lenny s’étaient cotisées et nous avaient offert des billets pour le troisième match. L’idée était qu’Ed et Rose gardent Arlo pendant que Lenny et moi allions au stade.
La veille, tandis qu’Oakland menait la série, Lenny prit une décision.
« Mon père est supporter des Giants depuis encore plus longtemps que moi. Voir le match à Candlestick lui ferait un immense plaisir. Donnons nos billets à mes parents. De toute façon, je n’ai pas vraiment envie d’y aller sans Arlo. »
Nous sommes donc restés chez nous, ce qui me convenait parfaitement. Nous allions regarder le match à la télé. Je n’avais pas besoin d’être avec cinquante mille personnes. Deux me suffisaient, du moment que c’étaient ces deux-là.
Une demi-heure avant le début du match, Lenny décida qu’il nous fallait des cacahuètes, comme au stade. Nous avons couru tous les trois au bout de la rue pour en acheter, ainsi qu’un pack de bière. « Allez, les Giants », dit Marie, la caissière, à Lenny en lui rendant la monnaie. Tout le voisinage connaissait mon mari et savait qu’il soutenait l’équipe.
Arlo avait repéré dans le magasin un ballon gonflé à l’hélium. Aux couleurs des Giants, orange et noir. Marie le lui donna.
Je me suis repassé un millier de fois les huit minutes qui suivirent, comme la séquence de l’explosion du Hindenburg, le nuage atomique sur Hiroshima, l’assassinat de Kennedy.
Arlo voulait tenir le ballon, mais Lenny dit que ce n’était pas une bonne idée. « Tu risques de le perdre, mon chéri. On va enrouler la ficelle à ton poignet pour l’empêcher de s’échapper. »

Extraits
« Comment décrire La Llorona telle qu’elle m’apparut ce jour-là? Une vision du paradis à la période la plus noire de ma vie,
L’hôtel ressemblait à la maison d’un conte de fées, Partout où je posais le regard, je découvrais un détail extraordinaire, sans doute une création de Leila ou des gens du village: pas seulement les pierres transformées en singes, jaguars ou œufs, mais les plantes grimpantes qui formaient des tonnelles ruisselaient de fleurs épanouies évoquant les visions les plus folles d’un trip au LSD, les cours d’eau artificiels serpentaient dans les jardins, butaient sur des pierres lisses et rondes – quelques-unes vertes, sous une certaine lumière en tout cas, d’autres presque bleues. Un banc de pierre était creusé à flanc de colline. Il y avait aussi une méridienne qui semblait faite d’un seul tronc d’arbre. Un vieux bateau de pêche en bois, sur lequel s’empilaient des coussins, était suspendu à un arbre. De son tronc jaillissaient une demi-douzaine de variétés d’orchidées et une chouette taillée elle-même dans une loupe de bois. » p. 81

« Maria et Luis avaient commencé à travailler pour Leila peu après qu’elle avait acheté le terrain. Ils étaient tous jeunes à l’époque. À présent, ils étaient vieux.
Luis faisait encore de longues journées physiquement éprouvantes: il réparait les murs, transportait du bois, préparait du ciment, montait sur une vieille échelle pour tailler les branches du jocote, s’occupait du jardin. Mais ses gestes trahissaient des douleurs au dos. Maria se chargeait des repas et, si ses plats étaient toujours délicieux, elle se déplaçait lentement, restait de longues minutes à éplucher une mangue ou à hacher une tête d’ail.
Elmer, le fils du couple, donnait un coup de main partout où il le fallait, mais il était encore adolescent et facilement distrait, surtout par Mirabel, la jeune femme qui aidait Maria. Elle faisait ls chambres, la lessive et chaque jour, au coucher du soleil, elle me préparait au mixeur une boisson composée de fruits frais, de lait de coco et d’un mystérieux assortiment d’épices (cardamome, peut-être, et gingembre?) devenue sa spécialité à La Llorona. Au fil des années, de nombreux clients l’avaient suppliée de leur donner la recette, proposant de la payer, mais Mirabel se contentait de sourire et de secouer la tête. » p. 117-118

« Il m’arrivait une chose étrange à l’hôtel de Leila. Je ne m’étais pas débarrassée de ma profonde tristesse, mais je revenais modestement à La vie. Mon corps engourdi retrouvait des sensations. Le soleil sur ma peau, les bons plats, tout simplement l’odeur du jus d’orange pressée que Mirabel posait devant moi chaque matin et l’élixir au coucher du soleil que j’attendais à présent avec impatience en fin d’après-midi, tout en regardant le soleil plonger derrière le volcan, suivi tous les soirs par un merveilleux repas.
Durant nos dîners dans le patio, Leila me racontait les histoires de ses clients sur plusieurs dizaines d’années. Pour des raisons que je ne comprenais pas, elle semblait souhaiter que je sache ce dont elle avait été témoin. Plus encore, ce qu’elle avait appris.
« Un jour… » commençait-elle devant notre plat de tamales, de pepian de poulet ou une soupière de ragoût de poisson, assaisonné avec des aromates que je ne connaissais pas. Et elle se lançait dans une nouvelle histoire. » p. 119

« Beaucoup d’histoires se sont déroulées à cet endroit. Certaines heureuses, d’autres à vous briser le cœur. Tous ceux que j’ai rencontrés venaient ici poussés par une quête ou une autre. Ils n’ont pas toujours trouvé ce qu’ils cherchaient, mais ils ont en général trouvé ce dont ils avaient besoin. » p. 123

« Le nom qu’elle avait choisi, La Llorona, était un hommage à une vieille légende d’Amérique centrale. Une femme, qui avait vu son mari dans les bras d’une autre, avait fui, aveuglée par la colère, et avait noyé ses enfants dans la rivière. Regrettant immédiatement son geste, elle s’était elle aussi jetée dans la rivière, mais n’avait pas réussi à les sauver. Depuis, elle vivait au purgatoire, parcourait le monde à la recherche de ses enfants et pleurait toutes les nuits. On l’appelait La Llorona – la femme qui pleure. » p. 123

« Une chose qui concernait Leila. Même si elle était morte depuis sept ans, elle hantait encore ce terrain et ses bâtiments. Durant le court laps de temps pendant lequel je l’avais connue, j’avais non seulement compris sa passion, mais j’en étais venue à la partager. J’éprouvais l’obligation d’entretenir ce qu’elle avait créé. Un jardin est une chose vivante. Il faut s’en occuper tous les jours.
« Rien n’est immuable. Ni les jardins ni les histoires d’amour. Ni la joie ni le chagrin. Les animaux meurent. Les enfants grandissent. Il faut apprendre à accepter les changements quand ils se produisent. S’en réjouir si c’est possible. Voir ce qu’ils apportent de nouveau à la vie », m’avait dit Leila un jour que nous nous promenions dans les allées de la propriété et que nous nous arrêtions le temps d’examiner certaines de ses plantes préférées. » p. 368

À propos de l’autrice
MAYNARD_Joyce_©Audrey_BethelJoyce Maynard © Photo Audrey Bethel

Collaboratrice de multiples journaux, magazines et radios, Joyce Maynard est aussi l’auteur de plusieurs romans – Long week-end, Les Filles de l’ouragan, L’homme de la montagne, Les règles d’usage, Où vivaient les gens heureux – et d’une remarquable autobiographie, Et devant moi, le monde (tous publiés chez Philippe Rey). Mère de trois enfants, elle partage son temps entre la Californie et le Guatemala. (Source: Éditions Philipe Rey)

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Déchirer le grand manteau noir

CAUDET_dechirer-le-grand-manteau-noir  RL_automne_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Quand un huissier lui notifie sa convocation au tribunal, Lucie se voit projetée vers un passé qu’elle essayait d’oublier. Vers le rejet de sa mère, l’indifférence coupable de son père et les peurs de la fratrie, sans oublier les viols à répétition de son grand-père. Elle va désormais devoir se battre pour empêcher ses parents de voir ses enfants.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La mal-aimée

Dans ce bouleversant premier roman, Aline Caudet raconte le calvaire que subit Lucie au quotidien au sein d’une famille qui la rejette. Violence, privation et viols dont elle aura beaucoup de peine à s’extirper. Un récit d’autant plus glaçant qu’il s’inspire du vécu de l’autrice.

Lucie a construit un bonheur simple, entouré de son mari Arnaud et de ses trois enfants, Anna, Théo et Amandine. Une vie paisible soudain bousculée par une assignation en justice. Ses parents réclament le droit de voir leurs petits-enfants. Un choc d’autant plus fort qu’il ravive un passé douloureux.
Un passé auquel Lucie va à nouveau devoir se confronter pour se défendre, pour empêcher cette ignominie. Car ses parents l’ont fait souffrir durant tout le temps où elle a vécu avec eux.
D’abord ignorée par sa mère, elle va devenir au fil des jours le paria de la famille, celle qui est systématiquement rejetée et se verra interdite de partager la table familiale. «Je dois rester à part, seule dans ma chambre. Ma sœur vient me chercher quand il n’y a plus personne dans la cuisine, là je suis autorisée à descendre.» Elle peut alors manger les restes si sa mère ne la chasse pas avant.
Une situation que son père constate et accepte, préférant détourner le regard que d’affronter cette furie hystérique. La fratrie, quant à elle, va adopter une position neutre, voire hostile. Sauf sa sœur Estelle, qui va payer très cher ses tentatives de révolte face aux traitements inhumains infligés à sa sœur. Et qui vont perdurer au fil du temps, car personne ne vient rendre visite dans leur maison délabrée et isolée dans la campagne des alentours de Clermont-Ferrand.
Et toute tentative d’appeler au secours est bien trop risquée. «Si j’explique comment je suis traitée à la maison, mes parents, furieux, se retourneront contre moi. J’imagine bien la dame des services sociaux venir avec sa mallette remplie de dossiers, sortir une feuille, un stylo, et poser des questions à mes parents. (…) Elle repartirait, me laissant seule avec mes parents fous furieux. On n’enlève pas comme ça un enfant à sa famille. Je ne sais pas jusqu’où peuvent aller les représailles si je brave cet interdit: rien de ce qui se passe à la maison ne doit sortir du strict cadre familial. Ma mère n’a pas besoin de le formuler, nous le savons.»
À l’extérieur, on donne l’image d’une famille unie, on accepte les invitations, notamment chez les grands-parents. La grand-mère attentionnée qui redonne du courage à sa petite-fille en lui donnant l’affection qui lui manque tant. Mais aussi la grand-mère qui s’interdit de demander ce qui se passe dans le bureau du grand-père quand, après le repas le patriarche s’isole avec l’une de ses petites filles. Lucie, Estelle et Madeleine sont violées. Comme le confessera plus tard Madeleine, la décision est alors prise de cesser ces visites dominicales. «Les parents n’ont pas cherché à savoir dans quel état moral nous nous trouvions ni à nous apporter un quelconque soutien psychologique. Ils n’ont pas voulu porter plainte contre le grand-père incestueux. Ils se sont justifiés en disant vouloir préserver la réputation de la famille alors qu’un procès contre le grand-père aurait aidé leurs filles à comprendre la gravité des actes dont elles avaient été victimes, et à se reconstruire. En revanche, ils font à présent un procès à leur propre fille sans se soucier qu’il contribue par là-même à nous détruire.»
Aline Caudet, qui écrit sous pseudonyme, a scindé son roman en trois parties dans lesquelles elle retrace la vie de Lucie jusqu’à son départ du domicile, ses premiers pas de femme à la recherche d’un équilibre avec le lourd lest de son traumatisme et les moyens très limités dont elle dispose et enfin le déroulé de cette action en justice qui va prendre des années jusqu’au jugement.
Si on est forcément sidéré par ce drame, saisi d’effroi par des scènes dramatiques, on ne peut à l’inverse qu’être admiratif de la manière dont, petit à petit, la fillette, l’adolescente et la jeune femme vont parvenir à se défaire de ce carcan, de ce grand manteau noir qui l’empêche de se mouvoir. La force de ce roman tient sans doute dans cette énergie, cette volonté de plus en plus farouche de s’en sortir. Un peu comme dans L’enragé de Sorj Chalandon où un garçon s’évade du bagne où il est retenu et va chercher à se reconstruire. Entre horreurs et résilience, la voix reste étroite et parsemée d’embûches, mais elle existe. La plume d’Aline Caudet est là pour nous le rappeler.

Déchirer le grand manteau noir
Aline Caudet
Éditions Viviane Hamy
Premier roman
312 p., 21 €
EAN 9782381400365
Paru le 23/08/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Mariée et mère de trois enfants, Lucie a tout pour être heureuse. Alors qu’elle vient d’emménager et a pris soin de ne pas communiquer sa nouvelle adresse, les fantômes du passé frappent à sa porte. Victime d’humiliations et de violences infligées par ceux qui devaient la protéger durant son enfance, Lucie a dû se battre pour exister.
Convoquée chez un huissier, elle apprend que ses parents réclament le droit de voir ses enfants. Afin de mettre ces derniers hors de danger, elle sollicite l’aide de ses amis et de ses proches. Au gré des attestations qui lui parviennent ressurgissent de douloureux souvenirs. Bien décidée à protéger ceux qu’elle aime, Lucie va devoir faire face à un implacable engrenage judiciaire, révélant au passage de terribles secrets de famille. Déchirer le grand manteau noir d’Aline Caudet est un roman poignant qui dénonce les violences physiques et psychologiques. C’est aussi la chronique d’une patiente reconstruction de soi grâce à l’amitié, la solidarité et l’amour sans faille de héros ordinaires.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
20 minutes
La Voix du Nord (Isabelle Ellender)
Reforme.net (Laure Salamon)
Blog Canel
Blog Les Chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Binchy and her hobbies
Blog Joëlle Books


Aline Caudet présente son roman lors d’une rencontre en ligne © Production Un endroit où aller

Les premières pages du livre
« PREMIÈRE PARTIE
RATTRAPÉE PAR LE PASSÉ
Coup de tonnerre
La sonnette retentit. Je sursaute, mon bébé dans les bras. Je ne comprends pas, j’ai pris soin de ne pas donner ma nouvelle adresse. Seuls quelques amis sont au courant. À chaque visite impromptue, j’ai beau me raisonner, une profonde angoisse m’étreint. Pourtant, ce mercredi matin, avec mes trois enfants, la journée a débuté sereinement. La sonnerie se fait à nouveau entendre, insistante. Je pose ma fille dans son lit, elle pleure aussitôt. Je traverse la chambre de mon fils et regarde par la fenêtre. Je les vois immédiatement. Je reconnais leur uniforme bleu marine. Mes jambes flageolent.
— Qu’est-ce qui se passe, maman ? Qui sonne ? interroge ma fille aînée.
C’est la police. J’ai une boule dans la gorge. J’essaie de me rassurer : mes enfants sont auprès de moi. Mon mari ? Nous nous sommes parlé au téléphone tout à l’heure. Alors, tout va bien. Je sais que je n’ai rien fait de mal. Et pourtant, je tremble, mon cœur s’emballe. Ils sont toujours là. Nouvelle injonction. J’ouvre.
Les policiers m’apprennent qu’un huissier cherche à me joindre.
— Vous n’êtes pas dans l’annuaire et, à votre ancienne adresse, le propriétaire n’a pas voulu lui donner vos coordonnées.
— Oui, nous avons fait cette recommandation en insistant sur son importance.
— Alors l’huissier nous a contactés et votre ancien propriétaire nous a finalement indiqué votre adresse.
— Mais nous n’avons pas de problème d’argent, pourquoi un huissier ? Je ne comprends pas.
Ma voix tremble.
Les policiers m’expliquent que les huissiers ne s’occupent pas uniquement de saisir des biens, ils ont de nombreuses autres fonctions, et celui-ci doit me remettre en main propre un document à son étude.
Je dois m’asseoir. Les deux hommes font preuve d’une extrême gentillesse et veillent à ne pas trop me brusquer. Mais je n’arrive pas à me relever. Ils s’approchent des enfants, leur sourient, puis reviennent vers moi.
— Ça va aller, madame ?
J’observe mon fils, ma fille, et vois leurs yeux effrayés, la force me revient. Je me lève.
— Oui, merci.
— Si on peut faire quoi que ce soit pour vous, n’hésitez pas à nous appeler, on viendra.
— Merci, merci beaucoup.
La porte à peine refermée, je téléphone à mon mari Arnaud qui note les coordonnées de l’huissier, puis me rappelle vingt minutes plus tard. Je l’écoute sans dire un mot et raccroche, anéantie. Le manteau noir, ce lourd et grand manteau noir de mon enfance… Ça recommence.

Garfeuil
Je me revois à six ans et j’ai peur. J’ai peur de croiser mon frère dans l’escalier, peur de ses paroles blessantes, peur de mon père qui en rentrant demandera : « Qu’est-ce qu’elle a encore fait ? » Mais j’ai surtout peur de ma mère, de son regard chargé de haine, de colère et de beaucoup d’autres choses qui font que je me sens si sale, si mal, que je voudrais ne plus exister du tout…
Tout a commencé quand nous avons emménagé dans cette maison à la campagne, quelques mois plus tôt. Nous avons quitté Clermont-Ferrand pour le hameau de Garfeuil. Mon père n’a pas toujours travaillé la terre, il a d’abord exercé plusieurs petits boulots en ville. Il a été employé dans une usine de biscuits – il nous en rapportait parfois. Il a aussi travaillé dans un magasin d’électroménager dont il nous parlait souvent. Je vois encore son air radieux quand il nous donnait des autocollants. Mais ce qu’il voulait avant tout, c’était cultiver la terre.
*
Je me souviens de ce jour où mon père nous a dit :
— On quitte la ville et on s’installe à la campagne, j’ai acheté des vergers !
Il affiche un sourire jusqu’aux oreilles, celui des grands jours, des grandes joies. Ma mère ne prononce pas un mot. Partage-t elle l’enthousiasme de son mari ? Je ne sais pas, mon regard reste fixé sur mon père. Son bonheur irradie. Nous, les enfants, sommes un peu perplexes : partir à la campagne, quitter les copains et notre vie, l’idée ne nous fait pas sauter de joie.
Quelques semaines plus tard, nous partons découvrir notre future maison et ses environs. Après une bonne heure de trajet, nous quittons la nationale pour nous engager sur une toute petite route qui enjambe une rivière aux berges ombragées, je m’émerveille. J’ai l’impression que nous sommes partis à l’autre bout du monde. Tout semble si calme, si paisible. Nous laissons sur notre gauche un château où, plus tard, nous ferons du baby-sitting, ma sœur et moi, puis nous tournons à droite. Trois cents mètres plus loin, un panneau indique : « Métairie la Trigaudelle ».
— Voilà, c’est chez nous ! annonce mon père avec fierté.
La voiture se gare devant une vieille bâtisse. Je vois du gris, beaucoup trop, tout est terne, triste. Pas de volets, pas une fleur, aucune couleur. Je ne détache pas mes yeux de la façade du bâtiment : c’est un long et gros bloc rectangulaire décrépit. Je n’imagine pas que l’on puisse vivre là. Mon frère et ma sœur partagent mon inquiétude.
— C’est vraiment là qu’on va habiter ? interroge Sylvain.
— Oui, répond mon père, enthousiaste. Je vais vous montrer l’intérieur, vous verrez, ça va vous plaire !
Il n’y a pas de porte d’entrée, nous devons pénétrer dans le bâtiment par une cloison coulissante déglinguée. La vision qui s’offre à nous dépasse tout ce qu’on aurait pu concevoir. Nous restons sans voix devant tant de délabrement.
— C’est le garage, dit mon père.
Ça ne ressemble pas plus à un garage qu’à une grange ou à une cave. Par endroits on ne voit plus le sol, jonché de débris de toutes sortes : plâtre d’un côté, vieilles planches de l’autre, morceaux de fils de fer… Tout est recouvert d’une épaisse couche de poussière, si bien que l’on ne distingue plus la nature des objets abandonnés. Mon frère, ma sœur et moi sommes abasourdis. Mon père, lui, ne s’est pas départi de sa bonne humeur.
— Allez, venez, je vais vous montrer la cuisine !
Nous pénétrons dans une pièce qui ne s’apparente à rien de descriptible.
— Avant, c’était une porcherie ! dit-il en riant.
Tout est vieux, crasseux. Nous poursuivons la visite, ma gorge se serre. Nous tombons sur un escalier sortant de nulle part. C’est là que sera installée la porte d’entrée.
— Et maintenant, les chambres !
Le cœur lourd, je monte les marches avec toute la famille. Sur la gauche, une pièce gigantesque s’offre à nous, sinistre et froide. Je préfère ne pas savoir s’il y avait des lapins ou des poules… Au fond, la lumière filtre par la fenêtre, je m’approche.
— Oui, c’est le sud ici, c’est lumineux, précise mon père. Nous allons couper la pièce en deux, d’un côté ce sera la chambre des filles et de l’autre celle de Sylvain. Je vous laisse choisir.
— Sylvain, tu devrais prendre celle au sud, tu seras mieux ! conseille vivement ma mère.
— D’accord, répond mon frère.
Je regarde le sol parsemé de taches lumineuses qui contrastent avec le noir de ma future chambre, à l’opposé, au nord. Je n’arrive plus à déglutir. Estelle, quatre ans, ne dit rien. Est-ce qu’elle s’en moque ?
— Allez ! On descend et on va pique-niquer dans le garage !
Une bise glaciale s’engouffre par deux grands trous dans le mur. Quelques minutes plus tard, nous nous levons après avoir rapidement avalé notre sandwich. Un cri strident retentit. C’est ma mère. Elle montre son pied : elle a marché sur une planche cloutée et s’est blessée. Mon père l’aide à monter dans la voiture pour l’emmener chez un médecin.
Les voilà partis. Nous restons là tous les trois, seuls, au milieu des vieux débris avec la campagne, immense, autour de nous.

L’huissier
Au téléphone, l’huissier a informé Arnaud que mes parents nous attaquent en justice. Cela fait quelques années que j’ai réussi à couper les ponts avec eux, que j’essaie de vivre et d’oublier l’horreur. Ça recommence.
Après avoir déposé les aînés à l’école et la plus jeune à la crèche et avant d’aller chez l’huissier, je pars à Valence où j’ai rendez-vous avec mon kiné.
— Comment ça va, Lucie ? me demande-t il.
Je lui raconte la visite des policiers. La séance terminée, le kiné me conseille de prendre le bus. Je préfère marcher. J’avance d’un bon pas et j’essaie de ne pas penser. Au bout d’un long moment, je n’ai toujours pas trouvé la rue que je cherche. Je fais demi-tour et, soudain, une vague de panique m’envahit. Je ne sais plus où aller ni que faire, alors je marche. Bouger mes bras et mes jambes, sentir mes pieds sur le sol, ne jamais m’arrêter pour ne pas flancher. Avec le désespoir comme moteur, je cours presque. Personne ne me traque, mais mon cœur s’emballe. Enfin, je trouve la rue de l’huissier. Nous y voilà. Je regarde la grande porte vitrée donnant accès au hall d’entrée. J’observe encore la façade de l’immeuble puis je commence à faire les cent pas, l’angoisse est à son comble. Faire demi-tour, renoncer, ne plus respirer les miasmes du passé. Ce sont mes parents qui me conduisent ici ce matin, il est question de mes enfants. Alors, la peur au ventre, je sonne et je saisis à pleines mains les poignées dorées. Un clerc me reçoit et me remet une assignation au tribunal.
— Au tribunal ? dis-je avec stupeur, les yeux écarquillés.
— Mais oui, au tribunal !
Je sens presque pointer de la jubilation dans sa voix.
Il sort une liasse de plusieurs feuillets.
Je ne comprends toujours pas ce qui se passe.
— Les grands-parents ont le droit de voir leurs petits-enfants, lâche le clerc d’un air arrogant. J’ai eu votre père deux heures au téléphone, il m’a tout expliqué. Vous ne pouvez pas l’empêcher de voir ses petits-enfants. Vraiment, le faire souffrir comme ça !
Son ton accusateur me révolte. La colère me submerge et j’ai envie de hurler sur cet imbécile. Qu’est-ce qu’il connaît de ma vie, lui, planqué derrière son bureau ? Qui est-il pour me juger ? Je fais de gros efforts pour rester calme, je ne veux pas m’attirer d’autres ennuis. Avec ce qui se profile, j’en ai déjà bien assez. Je me concentre sur les signatures requises, je fixe les papiers, surtout ne pas regarder cette bouche pleine de morgue.
— Votre mari doit venir chercher son assignation lui-même.
— Il travaille, il ne peut pas se libérer en journée.
— Alors, on la fera porter chez vous.
— Non, notre adresse reste confidentielle.
— Vous ne voulez toujours pas la donner ?
— Mon mari vous rappellera pour trouver une solution.
Je me lève sans attendre qu’il fasse le tour de son bureau pour me raccompagner. Je quitte la pièce précipitamment. L’ascenseur, les poignées dorées, de l’air, vite ! Je reprends ma marche, je vais récupérer ma voiture et rentrer chez moi. Dans ma tête, dans mon corps, c’est un raz-de-marée, ça recommence… Reprendre les armes, se battre, encore… Une décharge d’adrénaline m’envahit à l’idée que je ne suis plus seule. Ensemble, Arnaud et moi, nous vaincrons.

De retour à la maison, je lis l’assignation. Il y est noté que mes parents ont toujours entretenu des relations normales avec moi. Je me raidis. Normales, normales ? Comment se fait-il que je n’avais pas le droit de manger à leur table, alors ? Au fil du texte, les mensonges s’accumulent, s’empilent, c’est grotesque. Nous voilà au tribunal pour protéger nos enfants. Rien que de les imaginer au milieu des horreurs véhiculées par mes parents à mon sujet, je me sens défaillir. J’ai tout enduré, mais ça, je ne le pourrai pas. Non, pas mes enfants. Je connais les conséquences dévastatrices du comportement de mes parents. Je ne les laisserai pas faire : je me battrai jusqu’au bout.
Ils exigent plusieurs choses : un droit de visite une fois par mois dans un lieu neutre pendant six mois, héberger mes enfants quatre jours à Noël puis une semaine l’été. Je ne peux pas le concevoir, pas après les Noëls et les étés que j’ai passés là-bas. Ils veulent aussi téléphoner une fois par mois à leurs petits-enfants. La colère me gagne, brutale. J’essaie de la chasser et j’appelle Arnaud. Je lui dis qu’il doit se débrouiller pour obtenir son assignation sans donner notre adresse.
— Pas de problème, je vais la faire porter au boulot.
— T’es sûr ?
— Oui, je ne vois pas d’autre moyen, ça ira.
— Ils ne doivent surtout pas savoir où nous habitons.
C’est atroce de se dire qu’ils ont trouvé encore le moyen, après toutes ces années, de me pourrir la vie à travers mes enfants.
— Ils n’ont aucune chance, je vais chercher un bon avocat. L’important, c’est la vie qu’on mène ici, maintenant. Le reste, on va le régler, essaie de ne pas t’en préoccuper.
Je sors pour aller chercher Amandine, l’air vif ne parvient pas à chasser mes sombres pensées. Et si on perdait le procès ? Mes enfants seraient obligés de les voir ! Jamais je ne pourrai les laisser seuls avec eux ! Si je m’oppose à une décision de justice, que se passera-t il ? Avec ma poussette vide, je marche en direction de la crèche, le trajet me semble trop court. Les portes coulissantes s’ouvrent, j’aperçois Farida.
— Ça s’est très bien passé. Un professeur de chant est venu, les enfants ont bien participé, Amandine particulièrement. On voit qu’elle aime la musique et qu’elle a envie de bouger.
À ces mots, je souris.
— Et vous, vous avez bien profité de votre journée ?
Un léger blanc entre nous. Une fraction de seconde j’hésite, puis me ravise.
— Très bien.
— Vous avez pu vous reposer ?
— Pas tout à fait, mais ce n’est pas grave.
— Ah, voilà Amandine.
Mon bébé dans les bras, je me sens soudain le cœur moins lourd, Amandine me sourit et agite les mains, elle me raccroche à la vie, la vraie.
— Allez, on va chercher les grands maintenant !
Une fois que nous sommes rentrés à la maison, je prépare les goûters. Ensuite, il y a parfois un petit moment creux avant l’heure des bains. S’ils ne l’ont pas déjà fait, les enfants me racontent leur journée ou je lis un peu, mais aujourd’hui, je n’y peux rien, le passé ressurgit.
*
Je me souviens de notre arrivée à la campagne et de la violence qui s’est installée dans notre famille. Ma mère a semblé perdue, comme parachutée dans un monde hostile. De nombreuses années s’écoulent avant qu’elle plante une fleur. Déçue du résultat, elle renoncera à égayer les abords de la maison. Il lui faudra encore plus de temps pour avoir l’idée de se promener sur les chemins de terre alentour. Non, ma mère ne s’est pas ouverte à la nature, elle n’a pas été touchée par la beauté du paysage, cette fameuse vue sur le puy de Dôme dont mon père est si fier. Non, ma mère ne s’est pas laissé bercer par le doux murmure du vent dans les arbres ni par les chants vigoureux des oiseaux… Rien ne parviendra à chasser le noir qu’elle va déverser sur notre famille.
Ma mère ne joue pas avec ses enfants, ne leur lit pas d’histoires, ne leur fait pas écouter de musique. Ma mère est coordinatrice de séjours linguistiques, elle travaille à mi-temps. Elle dit qu’elle adore son métier et qu’elle est très appréciée. À la maison, elle lit ou elle crie. Contre son mari ou ses enfants, contre moi surtout.
Depuis notre emménagement, tous les jours vers 19 heures, la tension commence à monter. Ce fameux soir, Estelle, ma sœur cadette, vient me chercher pour le repas. J’occupe ma place habituelle, le plus loin possible de ma mère, entre ma sœur et mon père qui ne devrait plus tarder. Je préfère quand il est là. C’est un rempart contre ma mère. Elle me lance un regard rempli de colère et commence à manger. Je n’ai pas faim, mais il faut s’alimenter pour vivre, alors je mange. J’entends enfin le tracteur de mon père. Il est rentré plus tôt ce soir.
— Ta fille ! Ta fille ! vocifère ma mère, sans raison.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est elle, encore elle !
— Mais de qui tu parles ?
— De Lucie, enfin, tu sais bien !
Ma mère, excédée, continue :
— Il faut qu’elle monte dans sa chambre !
Mon père, abasourdi, ne répond rien.
— Maaaarc !!! Qu’est-ce que tu attends ? Fais-la sortir !
Ma mère hurle, mon père reste interdit sur le seuil.
— TOUT DE SUITE !
Je revois ma mère, les yeux exorbités, les veines du cou saillantes, les mains menaçantes. Et j’entends encore mon père, avec sa voix caverneuse qui me frappe en plein cœur :
— Lucie, tu dégages !
Le dernier rempart contre l’irrationalité de ma mère s’effondre.
*
Anna, ma fille, me sort du passé. Elle s’est plantée devant moi, son dessin à la main. J’avais son âge quand tout a commencé.
— Maman, maman, j’arrive pas à faire la tête de mon bonhomme, tu peux m’aider ?
— Bien sûr, je vais t’aider, je suis une pro pour dessiner les visages !
Quand elle voit ma création, elle rit.
— Maman, ils sont bizarres, ces yeux que tu lui as faits, on dirait qu’elle est maquillée !
— Mais ils sont très bien, mes yeux !
— Oui, je vais faire les mêmes pour tous mes autres bonshommes !
Je souris devant son enthousiasme.

Un peu plus tard, la porte d’entrée s’ouvre, Arnaud rentre du travail. Les enfants se précipitent vers lui.
— Papa, papa, aujourd’hui à l’école on a fait de la peinture ! crie Théo, trois ans.
— Et nous du trampoline ! enchaîne Anna.
— C’est formidable, les enfants !
Je me lève pour préparer le repas pendant que Théo joue avec Amandine sur son tapis d’éveil. Il lui montre des peluches et elle rit. Quelques heures plus tard, après les bains, le dîner, l’histoire et les câlins, Arnaud et moi pouvons nous asseoir un peu et discuter.
— Je suis allé voir les commentaires sur des forums au sujet de gens qui ont été assignés au tribunal par leurs parents.
— Et alors ?
— Eh bien, ils disent que si les parents ne lâchent rien, ils obtiennent gain de cause et les grands-parents ne voient pas leurs petits-enfants.
— C’est rassurant.
— Par contre, il faut trouver un bon avocat, c’est vraiment important. Un spécialiste des affaires familiales.
— Et tu penses qu’il y en a dans la région ?
— J’en ai trouvé deux. Tu sais, Lucie, le temps nous est compté puisque à partir de la remise de l’assignation en main propre, le défendeur, c’est-à-dire nous, n’a que quinze jours pour trouver un avocat qui le représentera pour les différentes audiences. J’ai déjà pris rendez-vous vendredi avec une femme et lundi avec un homme.
— D’accord, je trouverai une solution pour faire garder les enfants.
— Parfait, on va regarder un bon film, ça nous changera les idées.
Pendant quelque temps, je ne pense plus à rien, ça fait du bien. On tient le coup, c’est tout ce qui compte pour l’instant.

L’avocat
Je suis angoissée à l’idée de consulter une avocate. C’est la première fois que je vais raconter mon histoire à un tiers. Mes paroles prendront un caractère « officiel ». J’ai peur car j’ai grandi avec ce principe : il est interdit de raconter ce qui se passe à la maison. À présent, c’est différent, je dois parler pour protéger mes enfants.
L’avocate commence par lire l’assignation.
— Alors, vous ne voulez pas que vos enfants voient leurs grands-parents maternels ?
— C’est ça.
— Expliquez-moi pourquoi.
Je raconte par petits morceaux décousus. C’est très éprouvant. Quand j’ai terminé, elle nous regarde, Arnaud et moi, puis déclare, sentencieuse :
— Eh bien, je ne vois pas pourquoi vous vous opposez à leur demande.
Je l’observe. Elle n’a rien compris, je veux partir. Elle continue :
— Et puis, de toute façon, les grands-parents ont des droits, alors…
— Non, la loi a changé, intervient mon mari. On parle des droits de l’enfant maintenant. Il faut arriver à démontrer que dans l’intérêt de l’enfant, il ne doit pas voir ses grands-parents.
— Ah, ça a changé ? Voyons voir ça.
Et la voilà qui consulte le Code civil ! Comment pourrait-elle protéger nos enfants si elle ne connaît pas cet article ? Jamais nous ne lui confierons notre dossier. J’échange un regard entendu avec Arnaud et, quelques minutes plus tard, nous nous levons pour prendre congé. Je suis catastrophée. Les larmes me montent aux yeux, je serre les dents car je ne veux pas pleurer. J’ai tellement pleuré, enfant !
— Ne t’inquiète pas, on trouvera un bon avocat. On n’a pas eu de chance avec elle, c’est tout.
L’aplomb de mon mari me rassure.
Trois jours plus tard, mes angoisses reviennent dans la salle d’attente du deuxième avocat. Je fais des allées et venues dans la petite pièce. Enfin, la porte s’ouvre : un homme grand, aux cheveux poivre et sel plaqués en arrière, nous invite à le suivre.
Nous nous serrons la main, la poigne est énergique, le regard pénétrant. Me Latour nous fait entrer dans son bureau où nous attendent de grands fauteuils qui mériteraient d’être refaits. Au bout de quelques minutes, mon mal de dos revient. Une fois l’assignation lue, il me demande de lui raconter mon histoire.
Je tremble, j’ai froid et je transpire. Mon dos est plus raide que jamais. Je lui décris mon enfance.
— Madame, je dois vous prévenir : il est très difficile d’obtenir une interdiction totale pour les grands-parents de voir leurs petits-enfants. Pour ce faire, il faut des éléments graves.
Il marque une pause, un léger blanc qui me lacère, puis reprend :
— Les éléments graves, on les a.
Je respire à nouveau.
— Par contre, on risque d’avoir des difficultés pour prouver tout ce que vous me dites. Car dans votre histoire, il n’y a pas beaucoup de faits visibles. Vous ne portez pas les traces de la maltraitance.
Je sens comme une boule dans ma gorge.
L’avocat reprend :
— Il me faut des attestations de la famille, les gens doivent parler et raconter ce qu’ils ont vu.
— La plupart du temps, cela se passait quand nous étions seuls à la maison, sans témoin, les visites étaient très rares.
— Réfléchissez et trouvez-moi des faits qui alerteront un juge. En général, dans la famille, les gens se taisent, ils ne veulent pas se brouiller avec leur frère ou sœur.
— Chez moi, c’est déjà fait… Du côté de ma mère, surtout.
— Faites au mieux pour obtenir des attestations, sans cela je ne pourrai pas vous défendre.
— Ne vous inquiétez pas, intervient mon mari, nous ferons le maximum.
— Je compte sur vous. Je vais vous représenter, conclut l’avocat.
La date butoir approche. Voilà c’est officiel, nous allons affronter mes parents au tribunal. Une nouvelle poignée de main vigoureuse, un regard bienveillant et Me Latour nous raccompagne. Une fois dehors, les doutes m’assaillent : les gens vont-ils vraiment parler ? Arnaud, lui, se réjouit que cet homme nous ait compris.
Toujours ce calme olympien et cette assurance chez mon mari qui décuplent mes forces et me redonnent de l’espoir.

Le lendemain, sur le chemin de l’école, je rencontre une amie qui connaît mon histoire. Je lui raconte notre entrevue avec Me Latour et lui explique que nous avons besoin d’attestations de personnes comme la pédiatre, les enseignants, les amis, prouvant que nous sommes de bons parents.
— Je t’en ferai une, pas de souci.
Je la remercie. Je retiens des larmes de rage et d’impuissance : je ne devrais pas avoir à le lui demander. Mes parents sont revenus me chercher et veulent prendre mes enfants en otage. Préparer notre défense. Relire l’assignation. L’énergie qu’ils déploient pour dissimuler la vérité me donne la nausée. Tous ces horribles mots utilisés contre moi me renvoient en enfer.
*
Je me souviens d’un dimanche soir. Je suis dans la salle de bains. Comme d’habitude après mon shampoing, mes cheveux partent dans tous les sens. Ils gonflent, me faisant ressembler à Tina Turner. Je sors de la salle de bains avec l’air d’avoir mis les doigts dans une prise. Mes cheveux m’agacent, c’est vrai. Ma mère, elle, les déteste. Elle ne me laisse jamais en paix, surtout quand je viens de les laver, leur volume l’insupporte. Elle, dont les cheveux sont très fins et très raides et qui a recours à des permanentes chez un coiffeur… Mes cheveux, elle ne veut plus les voir.
Je descends pour dîner. Tous les dimanches soir, nous avons droit à un bol de lait avec des tartines. Ma mère a décrété que c’était plus simple, comme ça il n’y a rien à préparer. Elle ne cuisine que rarement. Nous mangeons soit des haricots en boîte, soit des spaghettis collés qui restent plusieurs jours dans une casserole au frigo…
J’entre dans la cuisine. Si je pouvais raser les murs, je le ferais. Je dois prendre la casserole sur la gazinière au milieu du plan de travail. De la main droite, je saisis le manche. À cet instant précis, une mèche de cheveux sagement coincée derrière mon oreille se rebelle et descend le long de ma joue. J’ai peur. Je sens que ma mère va faire une remarque blessante et menacer de couper tout ça, encore. D’un geste brusque de la main gauche, je replace la mèche derrière mon oreille, mon bras droit vacille et la casserole de lait bouillant se renverse sur ma cuisse. Je crie et monte dans ma chambre. Ma peau devient rouge, je ne sais pas du tout ce qu’il faut faire. Je pleure de douleur et d’impuissance. Et si c’était grave, cette brûlure ? Que dois-je faire pour me soigner ? Ma mère va venir. C’est sûr. Ils ne vont pas continuer à manger leurs tartines en bas, dans la cuisine, comme si rien ne s’était passé… Mes parents vont monter s’occuper de moi. J’existe.
La douleur ne cesse pas, mes pleurs non plus. Le temps passe, deux grosses cloques sont apparues. Je vais me coucher, une douleur dans le ventre bien supérieure à celle de ma cuisse, une douleur dont on ne guérit pas, celle d’être abandonnée.
La brûlure ne disparaîtra pas seule, il me faudra l’aide de Sylvie, une amie plus âgée à qui la mère aide-soignante donnera de l’argent pour m’acheter du tulle gras. La pharmacienne s’étonnera que je ne sois pas venue plus tôt. Des années durant, la cicatrice restera, deux triangles se faisant face. Mais à dix ans, je ne peux me résigner, j’espère toujours que ma mère changera un jour : elle deviendra une maman semblable aux autres. J’ai besoin d’y croire. Comme durant ces fêtes des Mères où la joie me gagne.
C’est un jour spécial pour moi car je prends tout mon repas de midi avec ma famille. Pour le dîner, c’est une autre affaire.
Je me rappelle très bien ces fêtes des Mères : l’excitation du vendredi soir, le cadeau dans le cartable à côté de moi dans le car sur le chemin du retour. Mon cœur s’emballe, je ne peux pas résister, je le sors pour le regarder. Je touche délicatement le papier de soie, je joue avec le ruban et je souris. Et si quelque chose changeait cette fois ? J’y crois toujours, chaque année. Pourquoi pas ? Sera-t elle émue pour de vrai, cette fois ? Me serrera-t elle dans ses bras parce qu’elle en a envie et pas seulement pour faire bien sur la photo ? Ne plus donner l’image d’une famille normale, mais en être enfin une !
Je cache mon cadeau et j’attends avec impatience le dimanche. Au fond, ce paquet me rend triste. Je sais que je n’ai pas une mère comme les autres. Elle a décidé que je devais vivre dans ma chambre, que là était ma place. Elle ne me parle jamais. Elle hurle des ordres, des reproches, des insultes. Personne ne doit m’approcher, je suis une mauvaise fille. Alors quoi, la fête des Mères ? Je me demande seulement jusqu’à quelle heure elle tiendra sans me reléguer dans ma chambre. Elle me glace avec son regard accusateur, comme si je n’avais pas le droit d’exister. Souvent je me demande pourquoi elle me traite de la sorte : qu’est-ce que j’ai fait ? Peut-être ai-je été adoptée ? Pourtant, tout le monde me dit que je lui ressemble. Peut-être suis-je une enfant illégitime ? Elle me détesterait parce que je lui fais honte ? Mais je ressemble aussi à mon père… L’explication n’est donc pas là.
Mon père, qui semble accepter cette situation, va-t il enfin réagir ? Que fait-il ?
Il s’occupe de ses terres.

Mon père travaille aux champs comme son père avant lui. Seul garçon au milieu de six sœurs, il s’est investi très tôt dans l’exploitation familiale.
— Un jour, ce sera à toi tout ça, lui a promis mon grand-père d’un geste large qui englobait le monde entier.
Marc, mon père, n’en doute pas, il labourera, sèmera, récoltera du blé, du maïs, du tournesol, sur cette terre devenue sienne. Le temps s’écoule, le fils devient père, les petits boulots s’enchaînent mais cette terre, qu’il chérit tant, ne lui revient toujours pas. Le patriarche ne veut plus voir son fils sur la propriété. Il se débrouille seul ou avec un ouvrier. Marc, lui, travaille à l’usine. Il s’est marié avec une coordinatrice de voyages linguistiques, ils ont trois enfants : Sylvain, Lucie et Estelle. Des années plus tard naîtront Madeleine puis Valentin. La terre lui manque et Marc supporte mal les contraintes liées au salariat : les horaires, les consignes à respecter, les comptes à rendre à un supérieur… Marc veut être son propre chef et vivre de sa passion. Son père ne lui donnera rien, c’est sûr maintenant, c’est à un neveu qu’il va léguer cet héritage.
Pourquoi ? Je ne l’ai jamais su. Chacune de nos visites chez mes grands-parents paternels donnait lieu à de violentes disputes entre mon père et mon grand-père. Jamais ils ne parviendront à s’expliquer ni même à se parler.
Mon père ne se laisse pas abattre, il cherche des parcelles pour cultiver sa propre terre. En achetant des vergers, il pense prendre une revanche sur la vie et se convertit à l’arboriculture. Il apprend à s’occuper des pommiers et des abricotiers. Il les regarde grandir au rythme des saisons.
Les années passant, mon père a de plus en plus de mal à prendre soin de ses arbres. L’enthousiasme du début cède la place à un profond sentiment de malaise, les maladies se propagent dans les vergers, il tarde à les soigner, les récoltes s’en ressentent, les dettes s’accumulent… Sur un coup de tête, il achète d’autres terres à des dizaines de kilomètres et installe d’immenses serres pour protéger ses futurs légumes. Il devient maraîcher. Rapidement, il se rend compte de la rigueur que demande l’entretien d’un grand potager, de plus cette nouvelle activité ne lui plaît pas vraiment… Mon père ne parvient pas à oublier la terre de son enfance, cette terre qu’il ne possédera jamais. Il voudrait la sentir sous ses pieds, la travailler comme il l’a appris, parcourir des kilomètres dans les rangées de jeunes pousses. Il veut labourer, semer et attendre patiemment que le grain germe. Il imagine les sillons, le maïs qui sort de terre et finit par le dépasser, il veut renouer avec sa vraie passion : la culture de céréales. Il ne peut se résoudre à vendre les vergers qui entourent la maison, alors il agrandit encore sa propriété. Les terres prévues pour le maraîchage ne suffisent pas, il lui en faut plus. Endetté jusqu’au cou, il récolte son maïs, son blé, son tournesol, son soja, son sorgho, sur sa terre. En regardant au loin l’étendue de son domaine, un sentiment de puissance l’envahit, l’illusion d’être quelqu’un car il possède. Il prend sa revanche. Il se sent exister.
Mon père ne se consacre pas à l’agriculture comme il le devrait. Bien qu’il passe la majeure partie de son temps sur son tracteur, quelque chose grippe la machine dès le début. Au lieu d’organiser son travail autour des besoins de chaque plante et des contraintes météorologiques, il travaille quand il en a envie, même si des pluies torrentielles sont prévues le lendemain et que les grains seront noyés à coup sûr… Il n’obéit qu’à sa propre volonté, le résultat est catastrophique.
Quelque chose l’empêche d’être complètement disponible pour ses arbres et ses céréales. Mon père passe beaucoup de temps à crier, au téléphone contre sa mère ou ses sœurs ou chez son « connard » de banquier. Il supporte très mal le manque d’argent et, bizarrement, dépense toujours plus… Quand il passe des heures immobile dans un fauteuil à écouter de la musique, l’air complètement absent, ce n’est certainement pas le manque d’argent qui le préoccupe, mais quelque chose de bien plus puissant et bien plus noir, quelque chose qui ne cesse de le ronger.
La situation s’aggrave, les salaires de ma mère ne suffisent plus à éponger les dettes, elle craint de ne plus pouvoir faire de chèques. Elle vit dans l’angoisse et lui continue à dépenser. Tout le confort matériel a été sacrifié pour ses terres et ses voitures neuves… Ma mère a tout accepté. Pour moi, la moins que rien, il n’est même pas resté de quoi acheter un pantalon. Je préfère croire ça, même si je sais très bien que l’argent qu’il restait à ma mère ne m’était pas destiné, qu’on soit pauvres ou riches. Alors il a fallu que moi aussi j’aille travailler dans les champs, non pas par amour de la terre, mais pour m’acheter un jean – incontournable au collège – et acquérir une chaîne hi-fi pour m’évader de ce noir quotidien. »

Extraits
« Si j’explique comment je suis traitée à la maison, mes parents, furieux, se retourneront contre moi. J’imagine bien la dame des services sociaux venir avec sa mallette remplie de dossiers, sortir une feuille, un stylo, et poser des questions à mes parents. J’imagine leurs réponses, transpirantes de mensonges. La dame cocherait des cases et repartirait en leur faisant un gentil sourire, elle s’excuserait de les avoir dérangés. Ou alors elle insisterait, elle serait surprise de leurs réponses et peut-être que… De toute façon elle repartirait, me laissant seule avec mes parents fous furieux. On n’enlève pas comme ça un enfant à sa famille. Je ne sais pas jusqu’où peuvent aller les représailles si je brave cet interdit: rien de ce qui se passe à la maison ne doit sortir du strict cadre familial. Ma mère n’a pas besoin de le formuler, nous le savons. En public, elle parvient à masquer son aversion pour moi. Comment m’en sortir? » p. 60

« – Non, je n’ai jamais cuisiné avec ma mère, d’ailleurs elle n’a jamais rien fait avec moi. Elle ne veut même pas que je mange à table avec toute la famille. Je dois rester à part, seule dans ma chambre. Ma sœur vient me chercher quand il n’y a plus personne dans la cuisine, là je suis autorisée à descendre. Ma mère a dit qu’en septembre, elle me mettra dehors et ne me paiera pas de logement pour mes études. » p. 91

« Le comportement odieux de mes parents a atteint son paroxysme lorsque les actes du grand-père incestueux ont été révélés. Quand ils ont su que Lucie, Estelle et moi avions été victimes de notre grand-père maternel, ils n’ont rien fait. Certes, nous ne sommes plus allés chez lui, mais jamais ils ne nous ont parlé, à nous, de ce que nous avions subi. Ils n’ont pas cherché à savoir dans quel état moral nous nous trouvions ni à nous apporter un quelconque soutien psychologique. Ils n’ont pas voulu porter plainte contre le grand-père incestueux. Ils se sont justifiés en disant vouloir préserver la réputation de la famille alors qu’un procès contre le grand-père aurait aidé leurs filles à comprendre la gravité des actes dont elles avaient été victimes, et à se reconstruire. En revanche, ils font à présent un procès à leur propre fille sans se soucier qu’il contribue par là-même à nous détruire. » p. 151

À propos de l’auteur
CAUDET_Aline_Astrid_di_CrollalanzaAline Caudet © Photo Astrid di Crollalanza

Aline Caudet est un pseudonyme. Déchirer le grand manteau noir (2023) est son premier roman. (Source: Éditions Viviane Hamy)

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