Vues d’intérieur après destruction

MEYER_MACLEOD_vues_dinterieur_apres

  RL_2024  Logo_second_roman

En deux mots
Après la mort de son ami Gabriel qui n’a pas pu tenir sa promesse et lui faire découvrir son Liban natal, la narratrice décide partir pour Beyrouth sur les traces de la maison qu’il voulait lui faire découvrir. Le temps et la guerre ont laissé de lourds stigmates, mais elle va finir par retrouver tout ce que Gabriel a laissé derrière lui.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une maison au Liban

Dans ce court et bouleversant roman, Arielle Meyer MacLeod raconte la douleur de l’exil autour du voyage de la narratrice au Liban. Après la mort de son ami, elle part pour Beyrouth afin de retrouver son histoire, sa maison.

Ce roman est né d’une pulsion, d’une envie soudaine, sans doute un besoin. Après les obsèques de son ami Gabriel, mort après avoir lutté en vain contre sa maladie, la narratrice prend un billet à destination de Beyrouth. Elle entend tenir post-mortem la promesse qu’il lui avait faite, lui faire découvrir son pays natal et sa maison. Des lieux qu’il n’a jamais revus depuis son exil en France. Cet exil qui les avait tous deux rapprochés: «Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.»
En arrivant à Beyrouth, elle est à la fois triste de découvrir une ville défigurée par la guerre et l’explosion du port qui ont laissé de douloureux stigmates et heureuse de humer l’air de ce pays fantasmé depuis la France et qui a gardé une part de sa beauté, de ses parfums. Peut-être aussi ce goût de l’enfance qui laisse à l’imagination la liberté de s’appuyer sur des rêves. Comme celui de Gabriel décrivant sa maison, son palais. Mais comment retrouver une construction plus imaginaire que réelle, re-construite des dizaines de fois pour son amie? Car, il y a «des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir.» Pour les trouver, il faut laisser sa part au hasard et la chance guider vos pas. Elle va se personnifier dans Nassim, un chauffeur de taxi à l’optimisme chevillé au corps. Lorsqu’il s’engage sur les routes de montagne vers le village de Bhamdoun, il est sûr de parvenir à retrouver cette belle demeure. Promesse tenue, même s’il ne reste que quelques murs, quelques pierres, quelques traces de la demeure. À l’image de Gabriel, elle retourne à la poussière, ne vit plus que dans le souvenir de ceux qui ont pu la contempler.
Comme l’avait fait son père, parti trop vite, c’est avec les mots que Gabriel avait réussi à conserver la splendeur de sa maison, à adoucir son exil. Les mots qui disent la douleur de l’exil en sublimant la beauté du lieu. «Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes». Et si quelques clichés accompagnent le texte, c’est parce qu’ils réussissent, comme l’affirme la citation de W. G. Sebald en exergue du livre, à faire apparaître «sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs qui surgissent en nous au milieu de la nuit».
C’est en creusant l’intime dans ce qu’il a de plus fort qu’Arielle Meyer MacLeod atteint l’universel. Avec une écriture toute en pudeur et en finesse, elle donne ses lettres de noblesse à une humanité qui conserve par-delà les drames un souffle de vie. Alors souffle le vent de l’espoir, des montagnes du Liban jusqu’au cœur des exilés.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Vues d’intérieur après destruction
Arielle Meyer MacLeod
Éditions Arléa
Roman
96 p., 17 €
EAN 9782363083623
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman part de France pour aller jusqu’au Liban, à Beyrouth et dans les environs jusqu’au village de Bhamdoun. On y évoque aussi Genève, Tel-Aviv et le Vaucluse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, sur un coup de tête, sans avertir personne – je n’ai envoyé un texto à ma fille qu’une fois arrivée sur place – j’ai pris un billet sur internet, fourré quelques affaires dans une valise, rédigé une réponse automatique sur mon mail professionnel, un laconique Absente je ne répondrai que dans quelques jours, et je suis partie, seule, pour Beyrouth.
Gabriel, l’ami de toujours, meurt sans avoir tenu sa promesse: emmener la narratrice au Liban, où il est né, où il a grandi, où il n’est jamais retourné. Mue par un élan qu’elle ne comprend pas elle-même, elle entreprend alors seule ce voyage, à la recherche de la maison d’enfance de Gabriel dont elle ne sait que ce qu’il lui en a raconté.
Ce voyage sur les traces d’un passé dont ne subsistent que des ruines, d’une affolante beauté, va la mener face aux non-dits de sa propre histoire.
Ce roman est une enquête intime qui, de lettres en photographies retrouvées, fait émerger des maisons marquées par l’exil et le déracinement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Vertigo)
Actualitté (Sean Rose)
Mare Nostrum (Jean-Jacques Bedu)

Les premières pages du livre
« En jetant une pivoine blanche dans le trou béant où le cercueil venait d’être déposé, une pivoine charnue, en pleine maturité, sa fleur préférée – Gabriel en tapissait son intérieur pendant les quinze jours annuels de la floraison, des gerbes de pivoines blanches partout dans des vases chinés ici et là dont il faisait collection, de celles qui ne cessent de se déplier et se déplier encore, découvrant de nouveaux pétales alors qu’on les pense tous éclos, leur cœur d’une générosité inépuisable les multipliant à foison –, en jetant cette dernière pivoine dans la fosse où maintenant il gisait j’entendais cette phrase, promesse non tenue, ultime dérobade, Tu verras, quand nous irons ensemble à Beyrouth, je te montrerai la maison de mon enfance. Gabriel avait quitté le Liban en 1978 et n’y était jamais retourné. Il m’en parlait des soirées entières, les histoires devenant de plus en plus abracadabrantes avec le nombre de margaritas ingurgitées. Histoires de vie et de guerre, de fêtes hallucinantes, elles se transformaient, un détail ici un autre là – fruits de son imagination sans doute mais je m’en fichais, j’aimais les histoires de Gabriel. Je le prenais parfois en flagrant délit d’incohérence, il trouvait toujours la parade et s’en sortait d’une pirouette qui me faisait rire bien sûr – Gabriel était drôle – mais qui avait aussi le don de m’exaspérer, cette façon bien à lui de vous filer entre les doigts. Au cœur de ces histoires se tenait, immuable, la maison de famille où il passait ses étés. La maison de la montagne. Elle en était l’horizon immobile, le point de fixation. Le foyer vers lequel toujours le récit revenait. Ses aventures avaient beau l’en éloigner, les péripéties s’accumuler, le dénouement, invariablement, l’y ramenait. Une maison pleine de souvenirs dont il avait fait le leitmotiv décliné à l’envi d’une épopée dont il était à la fois le dépositaire et le conteur infatigable. Gabriel était mon ami. Il était sculpteur. Gabriel est mort sans revoir Beyrouth, où il a grandi, où il ne m’a jamais emmenée. Beyrouth dont le seul nom – ses inflexions molles mâtinées de rugosité – me touchait, évoquant un lieu inabordable, un territoire de légendes auréolé d’une aura mystérieuse, connu des seuls initiés. Un mirage – une image, floue. Beyrouth la magnifique – Paris levantine au cœur de la Suisse du Moyen-Orient. Beyrouth la massacrée, dont j’entendais les échos de la guerre lorsque, enfant, je vivais en Israël, n’en saisissant pas grand-chose. Un nom où résonnaient des bruits d’obus. Et dans les yeux des soldats revenus de cette guerre, l’effroi de Sabra et Chatila que j’ai mieux compris en voyant des années plus tard Valse avec Bachir. Beyrouth dont j’avais croisé la violence et l’attachant murmure dans les livres, des récits marquants. Beyrouth la résiliente, qui s’était relevée de ses cendres et dansait à nouveau dans les quartiers branchés vantés par les magazines.

Après sa mort, il y eut d’abord le temps arrêté, ce temps du deuil où l’intensité des émotions le dispute à la peine, une parenthèse pendant laquelle je m’étais retrouvée dans la sidération d’un événement que je savais pourtant inéluctable – je l’invoquais même tant sa souffrance, les derniers jours, était devenue intolérable. Sa mort me frappait néanmoins avec la violence d’un coup que je n’aurais pas vu venir. À l’hôpital je répétais les mêmes gestes – humecter ses lèvres desséchées, tenir sa main piquée d’un cathéter, gérer le flux de morphine quand la douleur déformait ses traits et augmentait les râles. Lui parler aussi, évoquer nos souvenirs communs, les moments drôles surtout et cette soirée où, étudiants encore, nous nous étions rencontrés. Le Moyen-Orient – nous avions chacun le nôtre – nous avait immédiatement rapprochés.
Le sentiment de l’exil aussi, cet état de flottement que nous connaissions bien, qui nous maintenait en permanence sur le côté, au bord, à la marge – tout désir d’appartenance (à un clan, une chapelle, une bande, une communauté) se doublant aussitôt d’un mouvement de retrait. En être et ne pas en être. Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.
Mais lui, Gabriel, avait un port d’attache, un endroit où revenir en pensée et s’ancrer depuis l’exil – cette maison dont il m’avait tout de suite parlé – alors que je suis, moi, une exilée de nulle part. Les amis – nombreux, Gabriel connaissait un nombre incalculable de gens – étaient venus de partout. Certains logeaient à la maison. Pour les uns Gabriel était le camarade d’enfance, pour les autres l’amour fou, la sensualité d’une nuit, la passion impossible, pour d’autres encore le frère réincarné, l’artiste admiré ou le compagnon de fête. Gabriel habitait mille vies et sans doute plus. Des vies publiques, d’autres secrètes. Il avait le goût de la nuit dans laquelle parfois il m’embarquait, et je l’accompagnais dans les hauts lieux de la culture gay où il rejoignait ses amants, toujours différents, je n’arrivais pas à suivre la valse des amants de Gabriel, il y avait les rencontres d’un soir ou d’une heure parfois, les amants de passage et les grandes romances toujours intenses et compliquées, le plus souvent platoniques celles-là, semées d’embûches qu’il semblait rechercher autant qu’elles le faisaient souffrir.
Gabriel se moulait dans le désir de l’autre tout en restant insaisissable. Il avait la faculté de se mouvoir avec la même aisance dans les milieux les plus disparates vers lesquels sa curiosité le menait et partout, quelles que soient les circonstances, il exerçait aussitôt une séduction dont il jouait, avec malice parfois. Tu es une surface de projection sur laquelle chacun vient plaquer son propre fantasme, je lui disais, stratégie assez efficace qui te permet d’échapper à tout le monde. Il riait.
Et puis l’enterrement. L’atmosphère lourde et dense, oppressante. Le soleil n’avait pointé le bout d’un rayon qu’au moment de la mise en terre, immobilisant soudain la pluie qui n’avait cessé depuis le matin, une pluie fine et sale qui bavait sur les yeux et fanait toutes les fleurs, les gerbes de fleurs recouvrant son cercueil. Mes mots d’adieu devant la tombe encore ouverte, une oraison que je n’ai pu terminer, où la maison forcément apparaissait – comment parler de Gabriel sans l’évoquer. Les larmes, la pluie, la morve coulaient sur mon visage, je m’essuyais du revers de la main. Et cette boule compacte dans ma gorge, étouffant mes derniers mots ravalés en un galimatias inaudible. »

Extraits
« Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes. Je ne sais quel fil, lien, corde, pourrait les tenir ensemble — feuille caillou ciseaux, un deux trois, je me souviens de ce jeu d’enfants, la feuille désarme la pierre en l’enveloppant. » p. 49

« Il y a des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir. Toutes me fascinent, toutes me sont étrangères. » p. 85

À propos de l’autrice
MEYER_MACLEOD_Arielle_DRArielle Meyer MacLeod © Photo DR

Après avoir été formée comme comédienne à l’École de la Rue Blanche à Paris, Arielle Meyer MacLeod a poursuivi ses études de Lettres à l’Université de Genève, où elle a décroché un doctorat en 1999. Avant de revenir au théâtre en se spécialisant en dramaturgie, elle a enseigné dans deux universités. Autrice de plusieurs articles ainsi que du Spectacle du secret (Droz, 2003) et de Tourner la page (avec Balzac), elle réside et travaille à Genève. Vues d’intérieur après destruction est son deuxième roman. (Source: Éditions Arléa)

Page Wikipédia de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#vuesdinterieurapresdestruction #ArielleMeyerMacLeod #editionsarlea #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #secondroman #Liban #Beyrouth #exil #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Un animal sauvage

DICKER_un_animal_sauvage

  RL_2024  coup_de_coeur

En deux mots
Sophie et Arpad ont tout du couple modèle, une bonne situation, une belle maison dans la banlieue genevoise, deux enfants. Mais quand le vernis se craquèle et que leur passé refait surface, l’image devient nettement plus sombre, avec en point d’orgue un braquage qui va tout faire exploser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vie cachée d’un couple modèle

Toujours aussi machiavélique, Joël Dicker nous revient avec un roman savamment construit autour d’un couple modèle jalousé par ses voisins pour sa réussite insolente. Mais peu à peu, leur lourd passé va les rattraper.

Deux couples s’installent à Cologny, la banlieue chic de Genève. Mais si tous deux passent d’un appartement en ville à une maison avec jardin, leur perception de leur nouveau chez soi est bien différente. Sophie et Arpad se sentent parfaitement à l’aise dans leur villa contemporaine aux larges baies vitrées, la dernière de la rue avant la forêt. Le banquier et l’avocate, entourés de leurs deux enfants ont tout du couple parfait. Pour Karine et Greg le déménagement s’avère un peu plus difficile. Grâce à un héritage, Greg a pu s’offrir l’un des pavillons en construction. Mais ces constructions ne plaisent pas trop au voisinage qui va les surnommer la verrue, une appellation qui accentue le malaise de Karine. La vendeuse dans une boutique de vêtements de la rue du Rhône et l’agent des forces spéciales se sentent un peu marginalisés. Mais fort heureusement, à l’occasion des 40 ans d’Arpad, ils sont invités à la fête et vont nouer des liens d’amitié avec leurs séduisants voisins. Sophie va régulièrement voir Karine qui travaille tout prêt de son cabinet et l’emmène en ville à chaque fois qu’elle la voit attendre son bus.
Sophie qui fascine Greg au point d’adapter ses séances de jogging et ses promenades avec son chien pour pouvoir l’épier, s’imaginer à la place d’Arpad. Ses petites séances d’espionnage vont se multiplier jusqu’au jour où Sophie comprend que quelqu’un la regarde et donne l’alerte. Greg réussira à s’enfuir avant de pouvoir être reconnu.
Comme à son habitude, et avec une précision de montre suisse, Joël Dicker agence son roman entre passé et présent, dévoilant au fur et à mesure de nouveaux aspects de chacun des protagonistes. Des erreurs de jeunesse aux obsessions qui les hantent, de serments trop vite oubliés aux arrangements avec la loi, sans oublier les pulsions sexuelles, on va petit à petit voir se modifier l’image un peu trop lisse que chacun veut donner de lui-même.
Machiavélique, cette histoire qui tourne autour d’un braquage annoncé dès les premières pages et qui nous tiendra en haleine jusqu’à l’épilogue, offre au romancier une nouvelle occasion de nous prouver sa virtuosité à agencer avec soin ses mécaniques de précision. Jusqu’à nous entraîner sur des chemins de traverse, par exemple quand il s’agit de retrouver l’origine de la panthère tatouée sur la jambe de Sophie jusqu’à remonter les siècles jusqu’à un excentrique aristocrate italien ou encore lorsqu’il nous suggère de relire Le Maître et Marguerite de Boulgakov.
Une fois encore, on se régale!

Un animal sauvage
Joël Dicker
Éditions Rosie & Wolfe
Roman
416 p., 23 €
EAN 9782889730476
Paru le 27/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Suisse, à Genève et Cologny. On y évoque aussi des séjours à Saint-Tropez, Nice, Menton, Fréjus, Draguignan, Paris, San Remo, Saragosse et Londres pour finir sur un ferry entre la Finlande et l’Estonie.

Quand?
L’action se déroule de 2007 à 2022.

Ce qu’en dit l’éditeur
Braquage à Genève
2 juillet 2022, deux malfaiteurs sont sur le point de dévaliser une grande bijouterie de Genève. Mais ce braquage est loin d’être un banal fait divers…
Vingt jours plus tôt, dans une banlieue cossue des rives du lac Léman, Sophie Braun s’apprête à fêter ses quarante ans. La vie lui sourit. Elle habite avec sa famille dans une magnifique villa bordée par la forêt. Mais son monde idyllique commence à vaciller.
Son mari est empêtré dans ses petits arrangements.
Son voisin, un policier pourtant réputé irréprochable, est fasciné par elle jusqu’à l’obsession et l’épie dans sa vie la plus intime.
Et un mystérieux rôdeur lui offre, le jour de son anniversaire, un cadeau qui va la bouleverser.
Il faudra de nombreux allers-retours dans le passé, loin de Genève, pour remonter à l’origine de cette intrigue diabolique dont personne ne sortira indemne. Pas même le lecteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Brut media
France TV culture
Les Échos (Isabelle Lesniak)
20min.ch (Marie Prieur)
Paris match (Pierrick Geais)
ELLE.ch (Julie Vasa)
Ça m’intéresse
CNews (Anne Fulda)
Blog Culture vs News
Femme Actuelle (Lorine Paccoret)
ArcInfo


Joël Dicker présente «Un animal sauvage» sur Télématin © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Les faits
Le 2 juillet 2022, à Genève, un braquage retentissant défraya la chronique.
Ce livre raconte l’histoire de ce hold-up.

PROLOGUE.
Le jour du braquage.
Samedi 2 juillet 2022
9 heures 30.

Les deux braqueurs venaient de pénétrer simultanément dans la bijouterie par deux accès différents.
Le premier par l’entrée principale, comme un client ordinaire. Sa tenue élégante avait donné le change à l’agent de sécurité, la casquette et les lunettes de soleil étant de mise en ce mois de juillet.
L’autre, encagoulé, était passé par l’entrée de service, forçant une employée à lui ouvrir la porte sous la menace d’un fusil à canon scié.
Rien n’avait été laissé au hasard : ils avaient eu accès aux plans du magasin, aux horaires du personnel.
Une fois à l’intérieur, la Cagoule avait attaché l’employée dans l’arrière-boutique et avait rapidement rejoint son complice. La Casquette, dès qu’il l’avait aperçu, avait brandi le revolver qu’il gardait à la ceinture et s’était mis à hurler : « C’est un braquage, personne ne bouge ! » Puis il avait sorti un chronomètre de sa poche et l’avait enclenché.
Ils disposaient exactement de 7 minutes.

PREMIÈRE PARTIE.
Les jours qui précédèrent son anniversaire

Chapitre 1.
20 jours avant le braquage
→ Dimanche 12 juin 2022
Lundi 13 juin
Mardi 14 juin
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

C’était une maison moderne. Un grand cube, tout en verre, qui se dressait au milieu d’un jardin impeccable, avec piscine et grande terrasse. La propriété était entourée par la forêt. L’endroit était une oasis, un petit paradis secret à l’abri des regards, auquel on accédait par un chemin privé. À l’image de leur maison, ceux qui vivaient ici faisaient rêver : Arpad et Sophie Braun étaient le couple idéal et les parents comblés de deux enfants merveilleux.
Ce matin-là, Sophie ouvrit les yeux à 6 heures pile. Depuis quelque temps, elle se réveillait systématiquement à la même heure. À côté d’elle, Arpad, son mari, était plongé dans un sommeil profond. C’était dimanche, elle aurait voulu dormir encore un peu. Elle se retourna dans le lit, sans succès. Finalement, elle se leva discrètement, passa une robe de chambre et descendit à la cuisine pour se faire un café. Elle allait avoir quarante ans dans une semaine et n’avait jamais été aussi belle.
Depuis l’orée des bois, on voyait parfaitement l’intérieur du cube de verre. Un homme, qui se savait invisible dans ses vêtements de sport sombres, était accroupi derrière un tronc, les yeux rivés sur Sophie, dans sa cuisine.
Sophie, son café à la main, observait la lisière de la forêt qui marquait la fin de son jardin. C’était son rituel du matin. Elle embrassait du regard son petit royaume, sans se douter qu’on l’épiait.
À quelques kilomètres de là, au centre de Genève, une Peugeot grise aux plaques françaises roulait sur une avenue déserte. Dans le jour naissant, on ne distinguait pas son conducteur à travers le pare-brise. Le véhicule attira l’attention d’une patrouille de police. Des gyrophares bleus illuminèrent les façades des immeubles alentour. Les policiers procédèrent au contrôle de la Peugeot et de son conducteur. Tout était en ordre. L’un des policiers demanda au conducteur ce qu’il venait faire à Genève. « Une visite de famille », répondit-il. Les policiers, visiblement satisfaits, repartirent. Le conducteur se félicita de cette voiture d’occasion, achetée à très bon prix et surtout en toute légalité. C’était le meilleur moyen de passer inaperçu.
Sophie, à la fenêtre, continuait d’observer son jardin. Parfois, elle surprenait un renard qui vagabondait sur la pelouse. Il lui était même arrivé de voir un chevreuil. Elle adorait cette maison, acquise avec son mari une année auparavant. Ils vivaient jusqu’alors dans un appartement au cœur de Genève, dans le quartier de Champel. L’idée d’une maison, avec un jardin pour les enfants, leur trottait dans la tête depuis un moment. La hausse des prix de l’immobilier les avait décidés à vendre leur appartement avec une belle plus-value et à se mettre à la recherche d’une maison. Lorsqu’ils avaient visité cette villa d’architecte située dans la commune huppée de Cologny, ils n’avaient pas hésité une seconde. Ils se réveilleraient tous les matins dans ce cadre enchanteur, tout en étant à quatre kilomètres du centre de Genève où ils travaillaient tous les deux. Quelques arrêts de bus, douze minutes de voiture, quinze minutes de vélo électrique pour les bobos, il n’en fallait pas plus pour passer d’un univers à un autre.
L’homme, caché dans les taillis, observait à présent Sophie à l’aide d’une petite paire de jumelles militaires. Il scrutait son corps élancé que dévoilait sa robe de chambre courte et s’arrêta sur le haut de sa cuisse où apparaissait le tatouage d’une panthère.
Quelques dizaines de mètres derrière lui, son chien attendait patiemment, attaché à un arbre. L’animal, couché sur un tapis de feuilles, semblait habitué à cette routine qui durait depuis maintenant plusieurs semaines. Son propriétaire venait ici tous les matins. À l’aube, il s’installait là et observait Sophie à travers les baies vitrées. Les Braun dormaient les stores ouverts, et il voyait tout : il la regardait se lever, descendre dans la cuisine se faire un café et le boire à la fenêtre. Elle était tellement désirable. Il était obnubilé par elle. Obsédé.
Son café bu, Sophie monta à l’étage et rejoignit la chambre conjugale. Elle se déshabilla et se glissa nue dans le lit où son mari dormait encore.
Depuis la forêt, l’homme la regardait avec envie. La réalité se rappela bientôt à lui. Il devait filer, il devait être de retour chez lui avant que Karine et les enfants ne se réveillent.
Il détacha son chien et repartit comme il était venu : en courant. Il prit le chemin forestier, retrouva la route principale et atteignit rapidement le village de Cologny. Il rejoignit un petit bloc de maisons mitoyennes. Un groupe d’habitations identiques, une résidence bon marché pour familles de la classe moyenne, qui avait fait jaser dans cette commune chic habituée aux villas de luxe.
En franchissant la porte de chez lui, il entendit sa femme l’appeler :
— Greg ? C’est toi ?
Il trouva Karine dans le salon, en train de lire tout en buvant son thé. Les enfants dormaient encore.
— Déjà debout, ma chérie ? s’étonna-t-il, jouant faussement le détachement.
— Je t’ai entendu te lever et je n’ai pas réussi à me rendormir.
— Désolé, je ne voulais pas te réveiller. Je suis allé courir avec le chien.
Greg, qui n’avait que Sophie en tête, rejoignit sa femme sur le canapé et se colla contre elle. Mais Karine n’était visiblement pas d’humeur à ça.
— Arrête, Greg, les enfants vont se réveiller. Pour une fois que je peux bouquiner tranquille.
Greg, déconfit, monta à l’étage prendre sa douche dans la salle de bains attenante à leur chambre à coucher. Il resta un long moment sous le jet d’eau tiède. Ses escapades matinales pourraient lui coûter cher si on le découvrait. Il risquait son boulot. Karine le quitterait. Lui-même éprouvait de la honte à épier ainsi une femme chez elle. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher. C’était tout le problème.
Sa fascination pour Sophie avait commencé un mois plus tôt, au cours d’une soirée donnée chez les Braun. Depuis ce soir-là, il n’était plus le même.
*

Un mois plus tôt.
Samedi 14 mai 2022.

Greg et Karine auraient pu venir à pied, mais le temps maussade les avait incités à prendre la voiture. Depuis chez eux, le trajet dura à peine trois minutes. De leur maison, ils remontèrent la route de la Capite puis, en suivant l’indication du GPS, ils bifurquèrent sur le petit chemin privé bordé par les bois, qui menait à la maison des Braun.
— C’est fou, releva Greg en découvrant le trajet, je viens souvent courir par ici avec le chien, mais je ne savais même pas qu’il y avait une maison au bout de ce chemin.
C’était la première fois qu’ils venaient chez Sophie et Arpad. L’occasion était une fête organisée pour le quarantième anniversaire d’Arpad. À en juger par les nombreuses voitures garées le long du chemin, il y avait déjà du monde. Greg prit l’un des derniers espaces libres du replat herbeux et ils marchèrent en direction du portail laissé ouvert, dont le dessin métallique détonnait dans la végétation environnante.
Arpad et Greg avaient fait connaissance au club de football local au sein duquel leurs fils, d’âge similaire, jouaient ensemble. Les deux pères de famille faisaient partie de l’équipe des bénévoles en charge de la buvette attenante au terrain de foot qui, les jours de match, permettait de renflouer un peu la caisse du club. Ils avaient rapidement sympathisé.
Karine, elle, ne connaissait pas les Braun. Elle se sentait nerveuse. Elle était facilement mal à l’aise quand elle se trouvait en terrain inconnu. Pour se donner une contenance elle se mit à parler :
— C’est sympa qu’ils nous aient invités.
Greg acquiesça.
— Ils ont invité combien de personnes? demanda-t-elle.
— J’en sais rien.
— Arpad ne te l’a pas dit ?
— Non.
— Mais plutôt une dizaine de personnes ? Une trentaine ? À quoi est-ce que je dois m’attendre ?
— Je ne sais pas. Je ne suis pas le régisseur de la soirée.
— Arpad aurait pu le mentionner au détour d’une conversation.
— Il ne l’a pas fait.
— Vous parlez de quoi quand vous tenez la buvette du club ensemble ?
Greg haussa des épaules :
— Des enfants, de la vie, des banalités… Mais certainement pas des détails de sa fête d’anniversaire.
— En tout cas, dit Karine pour clore cette conversation qui ne menait à rien, c’est sympa qu’ils nous aient invités.
Ils continuèrent de marcher en silence. Il y avait beaucoup de silences entre eux en ce moment. Karine avait la conviction que leur déménagement à Cologny, une année auparavant, ne leur avait pas fait de bien. Jusque-là, ils avaient vécu dans un appartement de location au centre de Genève, dans le quartier des Eaux-Vives. Une rue animée, des commerces à proximité, le lac Léman tout à côté. Un appartement dans lequel ils étaient bien, certes un peu étroit pour leur famille de quatre, mais au loyer imbattable. Et puis il y avait eu ce petit héritage du côté de Greg (sa grand-mère). Depuis qu’il avait touché cet argent, Greg s’était mis à parler comme un petit-bourgeois. Il fallait investir, de préférence dans la pierre, plus sûre que les marchés boursiers. Et puis les banques prêtaient 80 % de la somme nécessaire, avec des intérêts historiquement bas. Il s’était donc mis à éplucher les annonces immobilières et il était tombé sur ce projet à Cologny : des jolies petites villas mitoyennes, à acheter sur plan. C’est vrai que les images faisaient rêver. Une maison à soi, avec un petit morceau de jardin. Une vie à la campagne, à quelques minutes de la ville. Greg affirmait qu’ils ne pouvaient pas se tromper : le marché immobilier n’avait cessé de monter depuis des décennies. Ils avaient donc franchi le pas. Tout s’était enchaîné très facilement. La banque avait prêté l’argent, ils avaient signé l’acte de vente chez le notaire. Et voilà comment, une année plus tôt, ils étaient arrivés dans la très chic commune de Cologny. Mais dès son installation, Karine ne s’était pas sentie à sa place. D’abord, elle avait trouvé que la maison était plus petite qu’elle ne l’avait imaginé : il y avait une grande différence entre les pièces qu’elle s’était représentées sur les plans et la réalité. Elle s’y sentait un peu à l’étroit, alors que la surface était nettement plus grande que celle de leur ancien logement. Elle avait fini par comprendre que son malaise tenait surtout à son nouvel environnement. Car dans cette opulente banlieue de Genève, la plupart des habitants affichaient un succès financier et social insolent : avocats, banquiers, chirurgiens, hommes d’affaires, grands patrons. Les voitures et les villas en disaient long sur la réussite de leurs propriétaires. Karine se demandait sans cesse ce qu’elle et Greg fabriquaient ici, elle vendeuse dans un magasin de mode, et lui fonctionnaire. Son sentiment s’était accentué lorsqu’au détour des conversations elle s’était rendu compte que, parmi les propriétés pour millionnaires, la résidence pour classe moyenne dans laquelle elle et sa famille s’étaient installées faisait tache. Elle avait même découvert, horrifiée, que les habitants de Cologny surnommaient cette petite grappe de maisons la verrue et que le conseil municipal avait été jusqu’à tenir une séance spéciale et approuvé un arrêté pour empêcher à l’avenir toute construction de ce genre.
Tous les jours, après avoir déposé les enfants à l’école, située à quelques minutes à pied, Karine sautait dans le bus A, qui reliait la campagne au centre-ville. En chemin, le bus traversait son ancien quartier des Eaux-Vives. Elle éprouvait alors une pointe de nostalgie. Elle descendait du bus au rond-point de Rive pour rejoindre la rue du Rhône où se trouvait la boutique qui l’employait. Se fondant dans la foule, elle se sentait apaisée.
Greg et Karine franchirent enfin le portail et découvrirent l’intérieur de la propriété. Une cour pavée donnait sur un garage vitré à l’intérieur duquel on pouvait voir deux Porsche. Juste derrière, la maison, toute en verre et au design moderne.
— Ils ne s’emmerdent pas ! siffla Karine. Qu’est-ce qu’ils font déjà dans la vie ?
— Arpad travaille dans une banque, Sophie est avocate.
Ils se présentèrent devant la porte et Greg sonna. Au travers des baies vitrées, ils pouvaient voir la fête battre son plein. Des quadragénaires au look BCBG s’agitaient gentiment sur de la musique du moment, une coupe de champagne à la main.
Karine observa son reflet dans une vitre : elle était classe et élégante, habillée comme toujours avec goût. Pourtant, elle ne se trouvait pas à la hauteur de la soirée. En ce moment, rien n’allait plus. Elle avait quarante-deux ans et le sentiment que sa jeunesse était derrière elle. Son miroir le lui répétait chaque matin.
Puis la porte s’ouvrit et, aussitôt, tant Greg que Karine furent frappés par un électrochoc en découvrant devant eux ce couple extraordinaire venu les accueillir : Sophie et Arpad. Ils représentaient tout ce qu’ils n’étaient plus : amoureux, souriants, rieurs, bras dessus bras dessous. Un duo. Des alliés.
Arpad, splendide, chic et décontracté en même temps, vêtu d’un pantalon italien parfaitement coupé et d’une chemise à la blancheur éclatante, dont les derniers boutons, restés ouverts, laissaient deviner un torse musclé.
Sophie, elle, portait une robe noire divine, courte sur les cuisses, sexy en diable, qui sculptait sa poitrine ferme, tout en révélant ses jambes magnifiques qu’allongeaient davantage ses escarpins Saint-Laurent.
Voir Sophie et Arpad, ce soir-là, c’était recevoir la foudre.
Karine et Greg furent accueillis chacun par une accolade joyeuse suivie d’embrassades, avant d’être entraînés à l’intérieur de la maison et présentés aux autres invités. Arpad leur servit du champagne, puis Sophie attrapa Karine par la main pour aller la présenter à ses amies. Karine, soulagée et soudain parfaitement à l’aise, but d’un trait sa coupe. Sophie la lui remplit aussitôt. Elles trinquèrent ensemble.
Karine était sous le charme. Quelques minutes plus tôt, devant la porte d’entrée, elle condamnait d’avance Sophie et Arpad pour le crime de leur maison, de leurs voitures, de leurs existences. Elle avait été trompée par les apparences. Elle les avait imaginés hautains, cassants, puants. Ils étaient tout le contraire. Ils dégageaient une chaleur et une douceur sans pareilles.
Ce soir-là, pour la première fois depuis qu’elle était arrivée à Cologny, Karine fut véritablement heureuse. Elle dansa, elle s’amusa, elle se trouva belle. Elle se sentit à sa place. L’espace d’une soirée, elle s’aima à nouveau.
Mais cette rencontre était en réalité une collision. Un choc frontal. Un accident dont personne n’avait saisi l’ampleur. Sauf Greg, et pour cause. Depuis qu’il était entré dans cette maison, il ne pouvait plus détacher son regard de Sophie. Il était électrisé. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il la voyait, mais il la découvrait sous un jour nouveau. Au bord du terrain de football ou à la boulangerie du village, il n’avait pas pris la mesure de sa beauté, de cette animalité qui se dégageait d’elle.
Tandis que Karine s’amusait et enchaînait les coupes de champagne, Greg, parfaitement sobre, passa la soirée à épier Sophie. Tout ce qu’elle faisait le fascinait : sa façon de parler, de sourire, de danser, de toucher l’épaule de son interlocuteur. Aux alentours de minuit, lorsque ce fut le moment du gâteau, il la regarda regarder Arpad et il aurait voulu être lui. Elle s’accrocha à son cou, l’embrassa longuement et l’aida à couper les premières parts. Puis, devant tout le monde, elle lui apporta un paquet-cadeau. Arpad sembla surpris, il le fut encore plus lorsqu’il découvrit, sous l’emballage, un coffret Rolex. Il l’ouvrit et en sortit une montre en or. Elle la lui enfila autour du poignet. Il regarda la montre, totalement stupéfait. Puis il murmura quelque chose à l’oreille de sa femme et l’embrassa encore. Leur complicité faisait rêver.
Vers une heure du matin, alors que la fête était à son apogée, Greg ne vit plus Sophie dans la petite foule des convives. Il se mit aussitôt en chasse et la débusqua dans la cuisine, où elle mettait des verres dans le lave-vaisselle. Il voulut l’aider, mais dans un geste maladroit il heurta un verre qui se brisa sur le sol. Il se précipita pour ramasser les morceaux épars, et comme elle s’accroupissait à côté de lui pour faire de même, sa robe remonta et dévoila, sur sa cuisse, un tatouage de panthère. Greg était complètement envoûté. Pire : il venait de tomber amoureux.
— Je suis vraiment désolé, lui dit-il. Je voulais aider et voilà le résultat…
— Il n’y a pas de mal, le rassura-t-elle en souriant.
*
Sous la douche, un mois après cette soirée d’anniversaire, Greg repensait à ce que Sophie lui avait dit : « Il n’y a pas de mal… », mais le mal était en lui. Le lendemain de la fête, en se promenant dans la forêt avec Sandy, leur golden retriever, il avait découvert qu’il pouvait rejoindre la propriété des Braun en passant par les bois. De là, on avait une vue imprenable sur l’intérieur du cube de verre. Greg n’avait pas pu s’empêcher d’observer la famille Braun installée dans son salon. Il était revenu le lendemain à l’aube, à la faveur de son jogging avec le chien. Il avait vu Sophie debout à la fenêtre. Depuis, il revenait tous les matins.
Sa douche terminée, Greg s’habilla et descendit à la cuisine. Entre-temps, ses enfants s’étaient levés et prenaient leur petit-déjeuner. Il les embrassa, s’installa à table et s’efforça, comme tous les matins depuis un mois, de se convaincre que tout irait bien et que sa place était ici, avec eux.
Mais dans exactement vingt jours sa vie allait basculer.

Samedi 2 juillet 2022.
Le jour du braquage.
9 heures 31
La Cagoule repoussa le vendeur et le directeur du magasin dans l’arrière-boutique. La Casquette força l’agent de sécurité à verrouiller la porte du magasin avant de l’entraîner à son tour à l’abri des regards. Si quelqu’un passait devant la vitrine, il ne verrait qu’un magasin vide.
Encore 6 minutes.

Chapitre 2.
19 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
→ Lundi 13 juin 2022
Mardi 14 juin
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

7 heures 30, à la Maison de verre.
Tandis que Sophie achevait de se préparer à l’étage, Arpad, aux fourneaux, confectionnait une pile de pancakes sous le regard amusé de ses deux enfants, installés au comptoir de la cuisine. Visiblement de très bonne humeur, il leur servait l’un des numéros dont il avait le secret, envoyant les crêpes voler en l’air, d’une poêle à l’autre, les rattrapant tout en faisant des grimaces qui déclenchaient l’hilarité de sa progéniture.
— En général, on mange des pancakes seulement le week-end, fit remarquer Isaak, du haut de ses presque sept ans. Il y a une occasion spéciale ?
— C’est la fête ! s’enthousiasma Léa, quatre ans.
— La vie est une fête, fit remarquer Arpad.
Sophie apparut dans la cuisine.
— Votre père a raison, dit-elle. La vie est une fête. Ne l’oubliez jamais.
Elle embrassa ses enfants puis enlaça son mari qui lui tendait une tasse de café. Blottie contre lui, elle contemplait avec bonheur son petit monde.
— Si la vie est une fête, pourquoi faut-il aller à l’école ? interrogea Isaak.
— Nous avons un philosophe parmi nous, s’amusa Arpad.
— Ça veut dire quoi un phisolophe ? demanda Isaak.
— Tu le sauras si tu continues d’aller à l’école, répliqua Sophie.
— Qui nous emmène à l’école ? s’enquit Léa.
— Je peux les emmener, proposa Arpad à Sophie.
Arpad était en tenue de sport, visiblement pas du tout prêt à rejoindre la banque.
— Tu as perdu ton travail ? demanda Sophie avec humour.
Il éclata de rire :
— Je devais prendre le petit-déjeuner avec un client anglais qui a raté son vol hier soir. Je vais en profiter pour faire un footing et arriver un peu plus tard.
Sophie regarda l’heure.
— Je veux bien que tu déposes les enfants. Ce matin j’ai une réunion importante que je dois encore préparer.
Elle déposa sa tasse fumante sur le comptoir, puis embrassa tendrement chacun des siens. Elle emprunta le couloir vitré qui menait directement au garage, monta à bord de sa voiture et quitta son petit paradis.
Quelques minutes plus tard, elle passait devant l’école primaire de Cologny. Il était tôt et les lieux étaient déserts. Elle ralentit à la hauteur de l’arrêt de bus à la recherche de la silhouette de Karine. Grâce à l’anniversaire d’Arpad, non seulement les deux femmes avaient sympathisé, mais elles avaient découvert qu’elles travaillaient à proximité l’une de l’autre, rue du Rhône. La boutique de mode se situait à quelques dizaines de mètres de l’immeuble qui abritait le cabinet d’avocat de Sophie. Depuis la fête, celle-ci embarquait Karine dans sa voiture chaque fois qu’elle la repérait à l’arrêt de bus. Ce moment de covoiturage offrait aux deux nouvelles amies l’occasion d’un plaisir partagé. Sophie s’en rendit compte lorsque, ce matin-là, n’apercevant pas Karine, elle éprouva une pointe de déception. Elle aimait sa compagnie. C’était une femme directe, sans fard et sans calcul. Ses anecdotes savoureuses transformaient le trajet jusqu’au centre-ville en un moment sympathique.
Sophie garait sa voiture dans le parking souterrain du Mont-Blanc, où elle louait une place à l’année. Les deux femmes en ressortaient par les escalators qui donnaient sur le quai du Général-Guisan, face au lac Léman et aux nuées de mouettes et de cygnes blancs que nourrissaient des passants. Elles faisaient encore quelques pas ensemble et se quittaient sur la rue du Rhône.
Ce matin-là, au moment où Sophie se garait dans le parking du Mont-Blanc, à Cologny, dans la cuisine de la Verrue, Karine faisait une scène à Greg, sous le regard des garçons qui avalaient leurs céréales. Le motif de la dispute était les nouveaux horaires des joggings de Greg : jusqu’alors, il ne courait qu’occasionnellement le matin, et quand c’était le cas, il partait dès potron-minet et revenait à temps pour être prêt avant le réveil des enfants. Or, depuis un mois, non seulement il courait tous les matins sans exception, mais surtout il avait décalé le moment de sa course, si bien que Karine se retrouvait systématiquement seule avec les deux enfants et finissait immanquablement par arriver en retard au travail.
— Tu vas courir trop tard ! reprocha-t-elle à son mari.
— Je suis parti à 5 heures 45 ce matin ! se défendit Greg.
— Et le temps que Monsieur se douche, se prépare et vienne prendre tranquillement son petit-déjeuner, moi je dois gérer tout le reste ! Pourquoi tu as changé d’horaire ? Quand tu partais courir à 5 heures, ça fonctionnait très bien. Et tu disais que tu aimais ça, sortir tôt.
— C’était trop tôt, je suis crevé. J’ai le droit de dormir un peu !
— Et moi, j’ai le droit d’avoir un peu d’aide !
— Il faut bien que quelqu’un promène le chien, objecta Greg.
Sandy, le chien, était arrivé avec l’inauguration de la maison : très mauvaise idée. Le minuscule jardin de la Verrue ne lui offrait pas l’espace suffisant pour se dépenser.
— Sandy n’a pas besoin de courir dans les bois pendant une heure !
— Mais moi, j’ai besoin de m’aérer le matin, avant toute la pression du boulot.
— Eh bien, aère-toi le soir, quand tu ne mets pas tout le monde en retard ! Je vais encore arriver à la bourre à la boutique. Tu veux que je me fasse virer ?
Greg s’efforça de calmer le jeu :
— File, dit-il. Je m’occupe des enfants. Je peux arriver un peu plus tard au boulot.
Karine embrassa ses garçons, ignora délibérément les lèvres de son mari, et s’en alla.
L’air frais lui fit du bien. Elle marcha d’un pas pressé jusqu’à l’école et rejoignit l’arrêt de bus, espérant voir arriver Sophie. Elle aimait son côté facile et décontracté. Elle admirait l’aisance avec laquelle Sophie glissait sur la vie, alors qu’elle-même avait l’impression de trébucher sur chaque obstacle. Et ce n’était pas une question d’argent, mais de personnalité.
La voiture de Sophie n’était toujours pas en vue quand le bus arriva. Karine monta à bord. Elle prit place à l’arrière et sortit de son sac un petit paquet, une babiole achetée la veille à l’intention de Sophie. Elle défit le papier d’emballage et dévoila un gobelet isotherme pour le café, idéal pour les trajets en voiture. Sophie disait qu’elle n’avait jamais le temps de finir son café avant de quitter la maison. Karine se trouva soudain un peu ridicule, assise dans son bus, son cadeau à la main. Elle manquait terriblement de confiance en elle.
Peu après le passage du bus, Arpad, toujours en tenue de sport, déposa Léa et Isaak à l’école de Cologny. Au moment de s’élancer pour son jogging, il tomba sur Greg, qui venait lui aussi d’accompagner ses enfants en classe.
— Tu as le temps pour un café ? proposa Arpad.
Greg jeta un regard à sa montre pour mesurer son retard, puis décréta, dans un sourire malicieux :
— Allez, avec plaisir. Au point où j’en suis… Mais je ne veux pas empiéter sur ta course à pied…
— J’irai en fin de journée.
— Ta femme te laisse courir quand tu veux ?
— Oui, pourquoi ?
— Pour rien.
Les deux hommes s’installèrent au tea-room tout proche et commandèrent deux expressos. Greg se sentit soudain particulièrement bien. C’était lié à la présence d’Arpad, à sa décontraction, à sa faculté déconcertante de planifier un jogging en matinée de semaine pour finalement s’installer devant un café. Le quotidien de Greg était, lui, tout en rigueur et contraintes. Entre les enfants et le boulot, il avait l’impression de n’avoir le temps pour rien. Et quand il pouvait prendre quelques jours de congé pour récupérer des heures supplémentaires, Karine s’arrangeait pour l’envoyer faire des courses, lui demandait de réparer un meuble ou d’emmener Sandy chez le vétérinaire.
Arpad, entre deux gorgées de café, parlait à Greg mais celui-ci ne l’écoutait pas, trop occupé à l’observer. En dépit des apparences, Arpad et Greg se ressemblaient. Tous les deux étaient de bons pères de famille, des maris attentifs. Mais pour Greg, il était évident qu’Arpad avait quelque chose en plus. Une forme de supériorité naturelle. Il l’enviait pour cela. Il l’enviait surtout pour Sophie.
— Tu en penses quoi ? interrogea Arpad, ramenant Greg à la conversation.
Greg n’avait aucune idée de ce dont parlait Arpad. Il répondit :
— Qu’il me faudrait être un peu plus comme toi.
Arpad rit :
— C’est-à-dire ?
— Une vie avec des horaires plus flexibles, mieux payé, tout ça quoi !
— T’inquiète pas, j’ai aussi mon lot d’emmerdes, nuança Arpad. Crois-moi, à la banque l’essentiel de mes clients sont des enquiquineurs, jamais contents. Ils te demandent de faire des investissements pour eux, tu endosses toutes les responsabilités. Quand ça se passe bien, c’est normal à leurs yeux. Et quand les marchés sont chahutés, c’est de ta faute.
— Je ne parlais pas seulement du boulot. La famille aussi…
— Tout n’est pas toujours rose non plus. Qui dit enfants, dit soucis. Et il m’arrive de me prendre la tête avec Sophie.
Tu parles, songea Greg, je sais comment elle te réveille le matin.
Arpad poursuivit :
— D’ailleurs Sophie va avoir quarante ans dans exactement une semaine, et je ne lui ai pas encore trouvé son cadeau. Toute suggestion est la bienvenue.
Greg, désignant au poignet d’Arpad la Rolex en or offerte par Sophie, lui dit :
— Il faudra faire aussi bien que ça.
Arpad ne répondit rien.
— Vous allez organiser une fête chez vous ? reprit Greg.
— J’en sais rien. Sophie prétend qu’elle ne veut pas en faire une montagne. On va passer le week-end chez ses parents à Saint-Tropez pour le fêter en famille. On verra pour le reste.
Greg, ayant constaté l’heure au cadran de la Rolex, se leva.
— Faut que je file, dit-il.
— Moi aussi. Vas-y, les cafés sont pour moi.
Arpad paya l’addition, puis s’imposa malgré tout un jogging. Il rentra ensuite à la Maison de verre, prit une douche, revêtit un costume parfaitement coupé, et quitta son domicile à bord de sa Porsche. Cela faisait un moment qu’Arpad se creusait la tête à propos des quarante ans de Sophie : il voulait marquer le coup avec un cadeau unique, original, dont le symbole dépasserait la valeur pécuniaire. Mais depuis cette foutue Rolex, il se demandait s’il ne devait pas offrir à Sophie un bijou malgré tout ? Tracassé, il décida de faire un détour rapide par la rue du Rhône, l’artère de Genève qui concentrait toutes les bijouteries et les marques de luxe : un coup d’œil aux vitrines l’inspirerait peut-être. Il laissa sa voiture à la hauteur de la place Longemalle et remonta la rue du Rhône à pied, espérant ne pas tomber sur Sophie. Il passa rapidement les magasins de montres, puis ralentit devant les devantures des joailliers. Un bracelet ? Un pendentif ? Il n’était pas convaincu. Dans la vitrine de la boutique Cartier, il vit une bague en forme de tête de panthère, sculptée dans de l’or, sertie de diamants et dont les yeux étaient deux petites émeraudes. Arpad resta subjugué par la beauté et la perfection de l’objet. La panthère, c’était elle. Il entra aussitôt dans le magasin. Il ne pouvait pas, en cet instant, imaginer les conséquences de sa trouvaille.
À la fin de cette journée, lorsque Sophie quitta l’immeuble qui abritait ses bureaux, elle ne remarqua pas l’homme qui la guettait depuis plusieurs heures. C’était le conducteur, arrivé la veille au volant de la Peugeot grise d’occasion aux plaques françaises. Elle rejoignit d’un pas pressé le parking du Mont-Blanc pour y récupérer sa voiture. L’homme la suivit discrètement, en prédateur.
La chasse pouvait commencer.

Samedi 2 juillet 2022.
Le jour du braquage.
9 heures 33

C’était un ballet parfaitement orchestré.
La Cagoule tenait en respect les otages du bout de son fusil à canon scié, tandis que la Casquette passait des colliers de serrage en plastique autour des poignets et des jambes du vigile et du vendeur. Le seul à ne pas être saucissonné était le directeur du magasin. Les braqueurs savaient exactement ce qu’ils faisaient.
La Casquette l’entraîna avec lui et l’emmena jusqu’au coffre principal, tandis que la Cagoule surveillait les deux otages dans la pièce.
Il restait encore 4 minutes.

Chapitre 3.
18 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
Lundi 13 juin
→ Mardi 14 juin 2022
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

19 heures 30, à Cologny.
À son arrêt du centre du village, le bus déposa une habituée : Karine. Elle marcha en direction de la Verrue, d’un pas fatigué. La journée avait été longue, passée debout la plupart du temps, à présenter des vêtements à ses clients, ou accroupie pour les aider à enfiler des chaussures. Ses pieds, son dos et son crâne lui faisaient mal. Pour couronner le tout, le trajet du retour avait été particulièrement désagréable : le bus était bondé et elle s’était retrouvée écrasée au milieu des autres voyageurs, ballottée au gré des coups de frein et d’accélérateur. À l’époque de leur ancien appartement, elle pouvait rentrer à pied chez elle. Quinze minutes de marche en longeant les rives du lac Léman. Toujours un moment agréable, quelle que soit la météo. Mais ce satané bus… Sophie lui avait bien proposé de la ramener en fin de journée, mais elle finissait toujours trop tard, la boutique fermant ses portes à 19 heures.
En arrivant à la Verrue, Karine constata que la voiture de Greg n’était pas encore là : il avait dû faire des heures supplémentaires. Pour changer… Cela signifiait que le dîner n’était pas prêt. Elle eut un instant de découragement devant la porte de sa maison. Puis elle entra. Dans le petit salon en désordre, ses deux garçons hurlaient et s’écharpaient, sous l’œil impuissant de Natalia, la nounou.
Natalia, vingt ans, passait l’essentiel de son temps à se prendre en photo. Elle ne rangeait pas, ne nettoyait pas, ne faisait pas à manger (je suis là pour m’occuper des enfants) mais, comme disait Greg : « Elle est de confiance, c’est le plus important. » Surtout, elle acceptait un salaire horaire incroyablement bas qui contentait tout le monde : Karine et Greg pouvaient se le permettre et Natalia était payée pour jouer sur son téléphone pendant que les enfants tournaient en rond jusqu’au retour de leurs parents.
Karine libéra Natalia, envoya les garçons à la douche et entreprit de cuisiner. Après avoir inspecté le frigo, elle renonça à tout épluchage, nettoyage, découpage et opta pour des lasagnes surgelées. Il y avait une bouteille de vin ouverte, elle s’en servit un verre. Il n’était plus très bon, mais tant pis. Pendant que le four préchauffait, elle vida l’évier de son lot de vaisselle sale (merci, Natalia). Puis elle nettoya le gobelet isotherme qu’elle avait acheté pour Sophie et qu’elle avait finalement utilisé, elle. Son téléphone portable sonna : c’était précisément Sophie. Karine décrocha avec empressement.
— Je t’ai ratée ce matin à l’arrêt de bus, regretta Sophie.
— Je suis de nouveau partie à la bourre, soupira Karine. Les enfants et tout ça. Greg et sa foutue course à pied…
Karine perçut de la musique en arrière-fond, elle imagina Sophie à un concert. Peut-être à l’Opéra. Elle demanda :
— Je te dérange ?
— Non pas du tout, c’est d’ailleurs moi qui t’appelle, fit remarquer Sophie.
— C’est parce que j’entends de la musique classique derrière toi, je me disais que…
— C’est Arpad qui nous inflige ça, expliqua Sophie en lançant un clin d’œil amusé à son mari affairé à ses casseroles.
Elle dégustait un verre de vin, lovée dans le canapé du salon. Arpad, depuis le comptoir de la cuisine, rappela à l’attention de sa femme et de son interlocutrice : Celui qui fait le dîner choisit la musique !
— Ton mari cuisine ? demanda Karine.
— Il dit que ça le détend.
— L’homme parfait, décréta Karine.
Tout en parlant, elle contemplait son intérieur en désordre et ses lasagnes industrielles. Ses garçons déboulèrent de l’étage en hurlant de plus belle. Elle n’était qu’à l’autre bout du fil, mais elle se sentait dans un autre monde.
— Il faut que je te laisse, dit Karine à Sophie, j’ai deux enfants à moitié nus et affamés dans mon salon.
— Je connais ça, dit Sophie en souriant.
— J’en doute, répondit Karine. Toi, tu as un orchestre symphonique dans ton salon, moi j’ai un zoo.
Sophie éclata de rire :
— Je te prends demain matin ? demanda-t-elle.
— Si je suis prête à temps…
— Je te prends chez toi. Je klaxonne quand je suis là, et tu n’as qu’à laisser Greg se débrouiller. À demain, ma belle.
Sophie l’avait appelée ma belle. Personne ne lui avait dit ça depuis bien longtemps. Karine s’empara du gobelet isotherme et décida de l’emballer à nouveau. Elle avait bu dedans, mais elle pouvait le lui offrir quand même, non ?
Ce soir-là, à la Maison de verre, la famille Braun dîna du repas préparé par Arpad. Puis Léa et Isaak partirent se coucher et ce fut le rituel du soir : les enfants et Sophie se serrèrent dans le lit d’Isaak, et Arpad leur lut théâtralement quelques chapitres du livre qu’ils avaient commencé quelques soirs auparavant. La lecture du soir était toujours un moment de grande connivence familiale. Arpad ne se lassait jamais de voir sa petite troupe suspendue à ses lèvres. Et plus son auditoire était pris dans l’histoire, plus il redoublait d’efforts et d’effets dans sa narration. Le temps pouvait s’arrêter.
Ce soir-là, à la Verrue, la famille Liégean dîna tardivement des lasagnes qui avaient trop cuit. Puis, au moment où les enfants étaient enfin sur le point de se coucher, l’aîné avoua en pleurant qu’il n’avait pas fait ses devoirs et qu’il aurait des ennuis en classe. Greg dut l’aider pour ses maths. Il y eut des agacements, des cris et les devoirs furent finalement faits par Greg lui-même. Après cet épisode, les enfants étaient très agités et leur père dut déployer des trésors de patience pour les mettre au lit. Lorsqu’ils furent enfin endormis, Greg rejoignit Karine dans la cuisine. Elle terminait la vaisselle. Le silence froid qui régnait dans la pièce était l’indice de la mauvaise humeur ambiante. Greg s’efforça de lancer la conversation :
— Tout le monde dort enfin. Natalia aurait quand même pu contrôler les devoirs.
— Je te laisserai le lui dire, répondit Karine d’un ton sarcastique. La dernière fois que je lui ai fait une remarque, elle s’est vexée.
— Il faudrait quand même vérifier les devoirs avant le dîner, suggéra Greg.
— Est-ce que le il faudrait s’adresse à moi ? demanda Karine, qui contenait difficilement son agacement. Il faudrait peut-être aussi que tu ne rentres pas aussi tard à la maison, non ?
— Je t’ai envoyé un message…
— Si tu crois que je vois mes messages avec les garçons qui crient autour de moi. Je n’ai même pas le temps d’aller aux toilettes !
— Je suis désolé, dit Greg qui voulait à tout prix éviter une nouvelle dispute. La prochaine fois j’appellerai. Je devais absolument terminer des rapports. Tout est devenu tellement bureaucratique, c’est fatigant. Comme si on n’avait pas déjà assez de paperasse. Le prochain que j’entends dire que les fonctionnaires ne fichent rien, je lui en colle une !
Karine, qui voulait elle aussi désamorcer la tension, acquiesça pour montrer de l’intérêt à ces propos insipides. Elle s’en fichait de ces histoires de paperasse et de ces intrigues de bureau. Elle voulait un peu plus de rêve dans sa vie. Au fond, elle ne pouvait pas le dire à son mari, mais elle voulait une vie comme celle d’Arpad et Sophie. La vaisselle terminée, Greg s’installa au salon devant la télévision.
— Je vais vite prendre une douche, dit Karine. On peut continuer notre série ensuite.
Mais lorsque Karine réapparut dans le salon, en robe de chambre, Greg avait déserté le canapé. Il était sur le pas de la porte, en train d’enfiler son manteau, la laisse du chien à la main.
— Tu vas où ? s’étonna-t-elle.
— Promener Sandy.
— À cette heure-ci ? Il peut parfaitement aller faire pipi dans le jardin.
— Est-ce que quelqu’un a promené Sandy depuis ce matin ? demanda Greg en connaissant déjà la réponse.
— Non, concéda Karine.
— Alors il faut bien que quelqu’un s’y colle. Si je ne le promène pas, personne ne le fera.
— C’est un reproche ? s’agaça Karine.
— Non. Un simple constat.
— C’est toi qui voulais un chien, rappela-t-elle.
— Ce sont les enfants qui voulaient un chien, nuança Greg.
— Les enfants veulent aussi un poney. Est-ce que cela veut dire que nous aurons bientôt un poney dans notre salon ?
Greg haussa les épaules. Inutile d’ergoter. Il siffla Sandy et disparut avec lui dans la nuit.
Il avait quitté la maison en pensant ne faire que le tour du pâté de maisons. Mais un pas en entraînant un autre, il se retrouva sur la route de la Capite et continua jusqu’au chemin privé qui menait à la Maison de verre. C’était plus fort que lui. Il pénétra dans la forêt et se faufila entre les rangées d’arbres, comme il l’avait déjà fait le matin même. Arrivé à proximité de la lisière, Greg enroula la laisse de Sandy autour d’un tronc : le chien, familier de la manœuvre, se coucha placidement sur un tapis de feuilles mortes. Greg disparut dans les taillis, guidé par les lumières de la maison. Il se tapit dans les branchages pour observer l’intérieur du grand cube dont les baies vitrées offraient une impressionnante vue de coupe. Et quel spectacle il découvrit dans le salon ! Sophie, nue sur le canapé, s’offrait à son mari, qui, derrière elle, imprimait en elle son mouvement.
Greg les dévorait du regard. Après la scène du salon, il les épia jusque dans leur chambre. Il les devina prenant une douche, puis il les vit se promener nus dans la pièce, aller et venir avec leur brosse à dents dans la bouche, avant de se blottir dans le lit l’un contre l’autre. Ils lurent pendant un moment. Lorsque la lumière s’éteignit, Greg rentra chez lui et se glissa dans le lit conjugal aux côtés de Karine qui dormait déjà.
À la Maison de verre, une fois que Sophie fut endormie, Arpad se releva et descendit à la cuisine. Il était incapable de fermer l’œil. Il ruminait. Il attrapa son téléphone portable et fit défiler sur l’écran les photos qu’il avait prises le matin même à la boutique Cartier. Il contempla longuement cette bague en forme de tête de panthère. Pour l’enfiler, on glissait le doigt à travers la gueule de l’animal. C’était un travail d’orfèvrerie extraordinaire. Il était convaincu que cette panthère représentait le cadeau d’anniversaire parfait pour Sophie. Mais, au vu du prix astronomique du bijou, il avait eu une hésitation et avait dit au vendeur qu’il reviendrait.
Il était tourmenté. Il savait qu’il devait renoncer à ce bijou.
Il était temps de tout avouer à Sophie. De cesser cette mascarade.
Mais il ne pouvait pas lui faire ça à une semaine de son anniversaire.

15 ans plus tôt.
Septembre 2007.
Saint-Tropez

Il ne reviendrait plus jamais à Saint-Tropez.
Cet endroit qu’il avait tant aimé, il le quittait pour toujours. Il ne pouvait plus rester ici, c’était trop risqué.
En quelques heures, Arpad venait de tirer un trait sur une partie de sa vie. Il allait disparaître vite et bien, sans laisser de traces.
Il avait commencé par son appartement. À la petite vieille qui lui louait un meublé au-dessus de chez elle, il avait fait valoir un « impératif familial ». Elle n’avait pas posé de questions et s’était surtout empressée d’accepter les deux mois de loyer qu’il lui avait apportés dans une enveloppe en guise de préavis. Puis il avait vidé les lieux et entassé tout ce qu’il possédait dans sa petite voiture.
Il s’était ensuite rendu au Béatrice, l’un des hauts lieux de la nuit tropézienne, où il travaillait depuis une année. Il supervisait toute la partie bar et accueil de ce restaurant branché qui se métamorphosait en club au fil de la soirée. Au gérant de l’établissement, il raconta qu’il venait de décrocher un emploi dans la finance : une offre qu’on ne pouvait pas refuser. Le gérant avait été très compréhensif. « Arpad, tu n’as pas à t’excuser. Tu as été à l’université pendant cinq ans. Je n’avais encore jamais vu un responsable du bar diplômé en économie. Tant mieux pour toi. Mais j’aurais aimé que tu me dises que tu cherchais un job en parallèle, que je puisse commencer à recruter un remplaçant. »
Au Béatrice, il espéra voir Sophie, mais elle n’était pas encore là. Comme il ne parvenait pas à la joindre par téléphone, il arpenta les rues de Saint-Tropez à sa recherche. En vain. Tant mieux, au fond : elle n’aurait avalé aucun de ses mensonges. Il devrait peut-être renoncer à elle pour la protéger.
Son dernier arrêt dans la région fut dans une station-service où il fit le plein. Pendant qu’il remplissait le réservoir d’essence, il copia dans un calepin deux numéros : celui de Sophie et celui de Patrick Müller, un banquier suisse, rencontré au Béatrice, qui pourrait certainement lui être utile. Lorsque ce fut fait, il détruisit sa carte SIM et se débarrassa de son téléphone en l’abandonnant dans une poubelle. On ne le retrouverait plus.
Il rejoignit ensuite l’autoroute. Direction nord.
Il ne reviendrait plus.
C’est ce qu’il croyait.

Chapitre 4.
17 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
Lundi 13 juin
Mardi 14 juin
→ Mercredi 15 juin 2022
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

5 heures 45 du matin, à Cologny.
La campagne était encore plongée dans l’obscurité. Greg courait à un bon rythme sur la route de campagne, son chien filait à côté de lui. Les deux silhouettes, qui venaient de quitter la Verrue, rejoignirent rapidement la forêt. Greg s’arrêta au milieu des bois, attacha Sandy à un arbre et alla s’installer dans les taillis pour observer la Maison de verre. Tout était encore éteint.
Greg s’assit par terre et sortit de son sac à dos un thermos de café. Il se servit une tasse et attendit le début du spectacle. Une lumière s’alluma soudain dans la cuisine. Sophie y apparut et se fit un café. Greg rangea sa gourde et s’empara de ses jumelles. Il nota qu’elle était de plus en plus matinale.
Sophie se posta devant la baie vitrée, sa tasse à la main. Elle était vêtue d’un t-shirt et d’un short. Greg admira ses jambes, les examinant longuement au travers de ses jumelles. Il remonta lentement le tracé de ses chevilles, ses mollets, ses genoux puis ses cuisses, et s’arrêta sur le tatouage de panthère. Une sonnerie retentit dans sa poche, brisant le silence tranquille des bois. C’était son téléphone. Merde ! pesta Greg. Il s’empara de l’appareil et comprit, au numéro qui s’affichait sur l’écran, que c’était le boulot. Il décrocha – il n’avait pas le choix – et s’adressa à son interlocuteur en chuchotant, comme il l’aurait fait si sa femme dormait à côté de lui.
Il faisait encore sombre dehors, aussi le regard de Sophie fut-il immédiatement attiré par un bref faisceau de lumière à l’orée de la forêt. Cela n’avait duré qu’un instant, mais elle avait parfaitement identifié une lueur artificielle. Elle ouvrit la porte-fenêtre et crut percevoir une voix d’homme. Son cœur bondit dans sa poitrine : il y avait quelqu’un dans la forêt, juste là. Elle poussa un cri et alluma toutes les lumières.
Greg comprit qu’il avait été repéré. Il détala jusqu’à son chien pour le détacher, mais la laisse, au gré des mouvements de l’animal, s’était enroulée en un nœud que Greg n’arrivait plus à défaire. Il commença à paniquer. Il pouvait entendre Sophie qui appelait Arpad à la rescousse. La lumière de la chambre s’alluma.
Greg s’acharnait sur la laisse. Plus il tirait, plus le nœud se serrait. Cet imbécile de chien ! Il n’avait pas de couteau, impossible de couper l’épaisse lanière de cuir. Il se retourna vers la Maison de verre et aperçut Arpad qui déboulait de la cuisine dans le jardin en hurlant Qui est là ?
Le nœud de la laisse résistait toujours. Greg était en proie à la panique. Il voyait la lumière d’une lampe de poche approcher dangereusement et entendait les cris d’Arpad, qui devait être aussi effrayé que lui. Encore quelques mètres et il serait pris. Ne pouvant faire autrement, il décrocha la laisse du collier de son chien et détala à toute allure, entraînant l’animal avec lui et laissant la lanière autour de l’arbre. Arpad arriva à l’orée des bois et balaya les troncs du faisceau de sa lampe. Il vit une ombre s’enfuir. Stop ! s’écria-t-il, le cœur dopé par l’adrénaline. Arrêtez-vous !
Greg courait aussi vite qu’il pouvait. La peur lui donnait des ailes. Son chien avait de la peine à le suivre. Sur la route, il accéléra encore la cadence et prit la direction de la Verrue.
Arpad avait renoncé à poursuivre la silhouette. Il retourna à la maison et appela la police.
Greg, de retour chez lui, abandonna le chien au rez-de-chaussée et se précipita dans la chambre pour prévenir Karine. Le bureau m’a appelé, je dois partir tout de suite. Elle dormait encore, mais la phrase de Greg la fit se dresser immédiatement dans son lit. Sois prudent, lui dit-elle d’une voix douce. Appelle-moi quand ce sera terminé. Il acquiesça et quitta la maison en tenue de sport. Comme le voulait le protocole, il fallait, en cas d’appel urgent, rejoindre le quartier général le plus vite possible. Il sauta à bord de son Audi de fonction garée devant la maison et démarra en trombe. En pleine accélération, tenant le volant d’une main, il ramassa de l’autre le gyrophare posé sur le tapis de sol côté passager et le colla sur le toit du véhicule. Puis il enclencha les lumières et la sirène de son véhicule banalisé.
Dans la Maison de verre, l’agitation avait réveillé Isaak et Léa. Arpad et Sophie s’étaient efforcés de calmer le jeu pour ne pas traumatiser les deux enfants.
— Rien de grave, mes chéris, leur assura Sophie. Sans doute un promeneur. Je ne m’y attendais pas, ça m’a surprise.
— Si c’était un promeneur, pourquoi vous avez appelé la police ?
— Quand on a un doute, il vaut mieux vérifier, la police est là pour ça, répondit Arpad comme si c’était parfaitement normal.
Sophie s’enferma avec les enfants dans sa chambre et leur mit un film à la télévision. Isaak, enchanté, demanda si on ne pouvait pas appeler la police tous les jours et Léa voulait savoir si, en raison des évènements, l’école était annulée.
— C’est mercredi, lui rappela Sophie, il n’y a pas école, ma chérie.
— Est-ce qu’on pourra prendre le petit-déjeuner au lit ? demanda Léa.
— Bonne idée, approuva Sophie.
— Est-ce qu’on pourra voir les policiers ? espéra Isaak.
— Certainement, confirma Sophie qui peinait à dissimuler sa préoccupation.
Léa saisit sa chance :
— Est-ce qu’on peut manger des bonbons pour le petit-déjeuner ?
— Non, répondit Sophie avec une inflexion agacée qu’elle regretta aussitôt.
Son ton trahissait sa nervosité. Elle avait un mauvais pressentiment.
Dans le jardin, Arpad sillonnait le gazon, à la lisière de la forêt. Il n’y avait pas de barrière, ni de haie. La nature faisait la démarcation, c’était d’ailleurs le charme particulier de cet endroit. Il songea qu’il avait peut-être été naïf de s’y croire à l’abri.
Greg, à bord de sa voiture de police, filait à toute allure sur la rampe de Cologny et rejoignit les quais du bord du lac Léman. Les voitures des travailleurs matinaux se rangèrent sur le bas-côté pour laisser place au véhicule d’urgence qui fonça jusqu’au rond-point de Rive puis continua sa route jusqu’au quartier des Acacias, où se trouvait le quartier général de la police.
Quelques minutes plus tard, Greg entrait dans les vestiaires du groupe d’intervention où ses collègues étaient déjà en train de s’équiper. Comme toujours dans ces moments-là, l’ambiance était tendue mais calme. L’heure était au sérieux et à la concentration. Greg, comme les autres policiers, revêtit son uniforme noir, son gilet pare-balles, et posa sa cagoule sur la tête sans la dérouler encore. Puis, en tant que commandant de permanence, il donna le briefing général sur la base des informations reçues un peu plus tôt par téléphone. « Départ pour la rue des Pâquis. La brigade criminelle a voulu cueillir un individu chez lui. Grosse résistance du mec, qui a repoussé les inspecteurs et qui est maintenant enfermé chez lui. À nous d’aller le déloger. On en saura davantage sur place. »
La dizaine de policiers monta à bord de trois véhicules qui partirent en file indienne. Ils traversèrent la ville, projetant sur les façades des immeubles les lumières de leurs gyrophares. Greg, sur le siège passager de la voiture de tête, se dévisageait avec malaise dans le rétroviseur. Il avait eu chaud. Lui, le chef d’équipe du groupe d’intervention, respecté et apprécié de tous, avait manqué de se faire prendre comme un vulgaire voyeur.

7 heures, à la Maison de verre.
Deux véhicules de patrouille de police-secours étaient garés devant le portail des Braun. À l’intérieur de la maison, un agent prenait la déposition de Sophie, tandis que les trois autres policiers sur place inspectaient l’orée des bois, accompagnés par Arpad. À l’étage, Léa et Isaak regardaient la télévision.
Dans la forêt, les policiers ne savaient plus guère où regarder. Leur ronde ne les avait menés à rien. Ils avaient examiné attentivement la partie limitrophe du sous-bois sur toute la longueur de la propriété des Braun sans trouver d’indices. Il y avait bien cette laisse attachée à un arbre. Mais il y avait aussi, à proximité, un vélo pour enfant complètement rouillé, et des emballages en plastique par-ci par-là. Même ici, les forêts étaient des poubelles.
— Et vous dites que l’individu était derrière ce buisson ? demanda encore un policier à Arpad pour montrer qu’il prenait la situation au sérieux.
— Oui.
Par acquit de conscience, le policier s’accroupit pour observer le sol une énième fois, mais la terre sèche était vierge de toute trace.
— Malheureusement, il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire, expliqua-t-il à Arpad. C’était peut-être un rôdeur, ou un cambrioleur en repérage. Si ça peut vous rassurer, je doute qu’il s’agisse de quelqu’un qui voulait pénétrer chez vous : les cambrioleurs n’entrent pas dans les maisons à l’heure où tout le monde se lève. Ils préfèrent opérer quand les lieux sont vides, ou la nuit quand tout le monde dort.
— C’est rassurant, dit Arpad.
— Vous avez une alarme chez vous ? demanda le policier.
— Non.
— Vous devriez. De nos jours, ce n’est pas un gros investissement.
— Vous allez faire venir la police scientifique ? demanda Arpad.
— Pour quoi faire ? On n’a pas trouvé d’empreintes.
— Est-ce que ce n’est pas justement à eux de trouver les empreintes ? fit remarquer Arpad. Il y a cette laisse, attachée à un arbre. C’est quand même étrange, non ?
— Laissez-moi appeler la brigade des cambriolages pour les informer, indiqua alors l’agent d’un ton faussement concerné.
Le policier s’éloigna de quelques pas pour téléphoner à la centrale. Il demanda à parler à l’inspecteur de permanence de la brigade des cambriolages, rattachée à la police judiciaire. Il se doutait bien que son interlocuteur l’enverrait sur les roses, mais il voulait être irréprochable : on ne savait jamais à quoi s’en tenir avec ces types des quartiers huppés qui connaissaient tous du beau monde et qui n’hésitaient pas à se plaindre en haut lieu lorsqu’ils considéraient ne pas avoir été pris suffisamment au sérieux.
L’inspecteur décrocha et l’agent de police-secours lui fit un rapide exposé des faits.
— Donc, si je résume, tu as quoi ? demanda l’inspecteur.
— Au mieux, une laisse de chien attachée à un arbre sur la voie publique.
— Une laisse attachée à un arbre, tu es sérieux ? Par quel moyen sont-ils entrés dans la maison ?
— Non, personne n’est entré dans la maison, précisa l’agent. Il n’y a pas eu d’effraction. »

À propos de l’auteur
DICKER_joel_©markus_lamprechtJoël Dicker © Photo Markus Lamprecht

Joël Dicker est né en 1985 à Genève où il vit toujours. Ses romans sont traduits dans le monde entier et sont lus par des millions de lecteurs. Son œuvre a été primée dans de nombreux pays. En France, il a reçu le Prix Erwan Bergot pour Les derniers jours de nos pères, puis le Prix de la vocation Bleustein-Blanchet, Le Grand prix du roman de l’Académie française et le Prix Goncourt des lycéens pour La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Ce roman a aussi été élu parmi «les 101 romans préférés des lecteurs du monde» et a été adapté en série télévisée par Jean-Jacques Annaud. Il a publié en 2015 Le livre des Baltimore, en 2018 La Disparition de Stéphanie Mailer, en 2020 L’Énigme de la chambre 622 et en 2022 L’Affaire Alaska Sanders. Un animal sauvage, paru en 2024 est son second roman publié au sein de sa propre maison d’édition Rosie & Wolfe.

Site internet de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#unanimalsauvage #JoelDicker #editionsrosieetwolfe #hcdahlem #RentréeLittéraire2024 #litteraturesuisse #littératurefrancophone #romannoir #polar #thriller #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #roman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Nietzsche au piano

PAJAK_nietzsche_au_piano

  RL_2024

En deux mots
Encore enfant, Nietzsche se met au piano puis compose de la musique. S’il étudie la théologie puis la philologie et sera plus tard enseignant, il n’a jamais cessé d’écrire de la musique, de l’écouter et de la critiquer. Un parcours entre admiration et frustration.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Nietzsche et la musique

Friedrich Nietzsche a voué une passion pour la musique qu’il considérait comme l’art ultime. S’il est passé à la postérité pour ses écrits, Frédéric Pajak retrace ici son parcours de mélomane, ami puis ennemi de Richard Wagner, de compositeur et de critique.

François Cavanna avait trouvé une jolie formule, «Beethoven était tellement sourd que, toute sa vie, il a cru qu’il faisait de la peinture», que l’on peut la paraphraser pour résumer ce récit de Frédéric Pajak en disant que Nietzsche était tellement possédé par cet art que toute sa vie, il a cru qu’il faisait de la musique.
En retraçant la biographie du philosophe, Frédéric Pajak va s’attacher à nous faire découvrir le mélomane. Une passion née dans l’enfance. Il n’a pas dix ans quand il se met au piano et commence à composer en même temps qu’il s’essaie à la poésie et à l’écriture.
Durant toutes ses années de formation, il va poursuivre dans cette voie, cherchant des modèles tout en cherchant à percer grâce à ses compositions. jeune Nietzsche écrit et compose. À Bonn et Bâle, il étudie la théologie et la philologie, suit les cours de Burkhardt sur la civilisation grecque avant de devenir à son tour professeur. En 1868, à Leipzig, il rencontre Wagner et Cosima, la femme aux côtés du maître, qui va le fasciner. Durant les années qui suivent, il va passer de l’amitié à l’admiration. «C’est le plus grand génie et le plus grand homme de notre époque, véritablement incommensurable ! Toutes les deux, trois semaines, je passe quelques jours dans sa propriété du lac des Quatre Cantons et je considère ce rapprochement comme la plus grande conquête de mon existence, au même titre que celle que je dois à Schopenhauer».
Il publie Wagner à Bayreuth. Il est du reste l’un des artisans du Festival bavarois, connaît tout des œuvres du compositeur de la tétralogie. Mais déjà des critiques se font jour. Elles vont devenir de plus en plus vives, jusqu’à devenir Le cas Wagner et entraîner une rupture brutale entre les deux hommes qui se tenaient jusque-là en haute estime.
Frédéric Pajak montre bien le renoncement de la musique wagnérienne et la découverte de celle de Bizet, une vraie révélation pour celui qui, avant de sombrer dans la folie, aura toujours considéré que la musique était un art majeur.
Peut-être même faut-il voir dans l’absence de reconnaissance de ses œuvres musicales, la dépression et les problèmes psychiques de l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra.
Avec sa plume élégante et avec l’aide d’une documentation fournie que l’auteur a déjà rassemblé pour Nietzsche et son père et L’immense solitude, on découvre combien durant cette fin de XIXe siècle l’esprit des Lumières et l’envie de confronter la science et les arts, de jeter des passerelles entre les disciplines était forte. Un petit livre fécond qui souligne aussi la musicalité de l’écriture du philosophe. Une autre preuve de l’enrichissement d’un art lorsqu’il se marie avec un autre.

Nietzsche au piano
Frédéric Pajak
Éditions Noir sur Blanc
Récit
96 p., 15 €
EAN 9782882508935
Paru le 18/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en en Allemagne, à Naumburg, Weimar, Leipzig, Bonn, Bayreuth, en Suisse, à Bâle, à Tribschen près de Lucerne, en Italie, à Sorrente, Turin, Gênes, Venise.

Quand?
L’action se déroule durant la seconde moitié du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nietzsche a quitté sa patrie en 1886. Il vit désormais entre Nice, Sils Maria et Turin, à la recherche d’un climat qui épargnerait ses nerfs, ses yeux, sa tête, son estomac. C’est un exilé ; il abomine l’Allemagne, sa langue, sa religion, sa cuisine. Il s’est débarrassé de Dieu et voilà qu’il veut provoquer la naissance d’un monde nouveau, inspiré par une esthétique nouvelle. Mais qu’est-ce que l’esthétique, quand on n’a que dédain pour l’architecture et la peinture ? C’est évidemment la musique. Il se déclare musicien avant tout, et c’est parce qu’il est musicien qu’il peut être philosophe. C’est donc par la musique qu’il veut dynamiter son époque et la civilisation judéo-chrétienne. Curieuse utopie que celle de ce solitaire intraitable, visionnaire, attaché à pourfendre le nihilisme.
La musique salvatrice ne sera pas la grande musique allemande, celle de Bach et de Beethoven qu’il admire ; et encore moins celle de Wagner, qu’il a fini par exécrer. Non, cette musique du monde nouveau sera méditerranéenne ; elle est à retrouver dans les chœurs antiques et dionysiaques de l’Antiquité — dont toute trace est effacée. L’utopie de Nietzsche est extravagante ; lui-même ne pouvait que s’y perdre. À sa vision de la musique est attaché irrémédiablement son destin ô combien tragique.

Les critiques
Babelio
France Inter (Grand canal)
Blog de Fabien Ribery

Les premières pages du livre
« Depuis mes dix-sept ans, Friedrich Nietzsche D ne m’a pas quitté. J’ai d’abord été séduit par son nom illisible: un z mal placé, et un sche imprononçable. Je l’ai lu pour la première fois en découvrant son poème excessif, son évangile à l’envers, Ainsi parlait Zarathoustra, auquel je n’ai rien compris. Mais j’en ai savouré l’éloquence, la cadence, la démesure. Par la suite, j’ai lu Par-delà bien et mal. Le titre me plaisait; il parlait à celui que j’étais, au plus profond de moi, adolescent échoué sur le sable gris des adultes, offert sans réserve aux tourments de l’âme: je me sentais concerné. Et puis, j’ai fini par lire son œuvre complète, assis sur un tabouret dans une chambre d’étudiant à Pékin. Je me suis enivré de celui qui avait fini par signer ses lettres « Dionysos». Très vite, je compris que je n’avais pas affaire à un philosophe, mais à un artiste, un poète considérable. Son style m’emportait, me faisait tourner la tête, par ses intuitions, ses clameurs tournées en dithyrambes. J’y retrouvais aussi l’élégance et l’ironie des moralistes français, à commencer par Vauvenargues, La Rochefoucauld, Chamfort et Joubert, que je chérissais. Nietzsche écrivait en français, avec des mots allemands. Dans ses phrases, j’entendais distinctement une authentique musique, piano, cordes, Cuivres et percussions.
J’ai donc tout lu tout, puis je me suis égaré dans d’autres littératures. J’ai avalé la tiédeur des livres inutiles ou accessoires. Je n’ai pas réussi tout à fait à me désennuyer.
Un jour, par curiosité, J’ai écouté une petite pièce pour piano composée par Nietzsche. J’ai été ému par ces notes claudicantes, ces harmonies presque inachevées qui cherchent sans détour à vous arracher des larmes, Cette musique innocente, mélancolique à souhait, d’une inspiration ô combien juvénile, il l’avait rêvée dionysiaque, musique de danseur et de satyre surgie de la nuit du monde. Il n’en fut rien: ces frêles compositions n’annoncèrent pas le grand renouveau de la grande musique allemande. Mais le dilemme du philosophe musicien, écartelé entre sa délicatesse romantique et ses rêves d’Antiquité, me bouleverse toujours. J’ai aussi longuement médité sur son rapport parricide à Wagner; j’ai entendu son aversion pour cette musique trop «teutonne », obéissant avant tout aux injonctions du théâtre. Et j’ai ressenti sa blessure, faite d’amertume et de colère froide.
Enfin, j’ai admis que la rencontre de Nietzsche ne se limitait pas à la seule lecture: il s’agissait d’une expérience totale, en partie philosophique, mais surtout esthétique, c’est-à-dire poétique et musicale. Nul n’en sort indemne, pas même ceux qui ont porté l’auteur aux nues dans leurs folles années, avant de se montrer désabusés. Ils lui tiennent rancœur de les avoir étourdis. Ingrats, ils voudraient l’oublier, mais Nietzsche ne s’oublie pas: sa pensée tourbillonnante, paradoxale, polémique, à la fois désespérante et gaie, nous hante. À le lire et à le relire, on s’aperçoit que la musique imprègne son écriture: ses phrases sont toujours musicales, ses livres sont des symphonies. Nietzsche est musicien avant tout; la musique ne l’a jamais quitté. Sa vie se lit à livre ouvert dans les quelques partitions qu’il nous a laissées, et qu’il faut entendre pour ce qu’elles sont : des promesses.
À une demi-heure de Leipzig, au milieu d’une campagne verdoyante piquée de coquelicots, se dresse le petit village de Röcken, aujourd’hui menacé d’être détruit par le projet d’exploitation d’un gisement de lignite. La maison est imposante, avec son toit immense percé de trois larges fenêtres, comme des yeux mi-clos. C’est là que Friedrich Nietzsche est né le 15 octobre 1844, et c’est là qu’il passe ses premières années dans une heureuse insouciance. Viennent une sœur, Élisabeth, et un frère, Joseph. La mère, Franziska, couve littéralement le petit Friedrich; elle le surveille sans cesse, s’inquiétant de ses moindres faits et gestes, au point qu’il ne parvient pas à parler comme les enfants de son âge. Il faut l’intervention du médecin de famille pour qu’il accède à la parole.
Après des mois de maladie, Ludwig Nietzsche, le père adoré, meurt d’un ramollissement du cerveau.
Il a trente-cinq ans, et son fils aîné en a cinq. Ce fut un pasteur résolument luthérien, lui-même fils de pasteur, doublé d’un excellent pianiste, féru de grande musique. Le dimanche, dans son église, on chantait, on composait même quelque lied à l’occasion d’un anniversaire ou d’une veillée de Noël.
Le jour de ses obsèques, en début d’après-midi, on entendit une grande sonnerie de cloches jusque loin à la ronde. Ce «glas caverneux » ne quittera plus les oreilles de Friedrich, lequel frémira longtemps au souvenir de la sombre mélodie du choral chanté dans l’église: Jésus mon refuge.
Quelques mois plus tard, après une courte maladie, c’est au tour du petit frère de trouver la mort. Friedrich restera à tout jamais meurtri par ces deux disparitions.
Privé de son père, privé de son frère, il grandit dans une société composée entièrement de femmes: la mère, la sœur, la tante, la demi-sœur de Ludwig et la vieille domestique. Toutes ont vu en lui un futur pasteur, digne de son père et de ses grands-pères, puisque sa mère descend elle-même d’une lignée de pasteurs. Le destin est déconcertant, qui fera de ce petit garçon entouré d’une famille pieuse le grand ennemi du christianisme et de la religion réformée.
Très tôt, il se met au piano; il passe pour un élève doué, apprend à lire la musique et à déchiffrer des œuvres symphoniques qu’il joue dans leur transcription pour clavier.
Friedrich, par ses manières affectées, sa politesse excessive et son élocution d’ecclésiastique, devient la risée de ses camarades qui le surnomment «le petit pasteur ». Il délaisse l’emploi du dialecte pour ne plus parler que dans la langue classique.
Il ressent pour la musique une attirance profonde. Sa mère s’attache à ce qu’il suive une instruction musicale poussée. Elle prend elle-même des cours de piano afin de pouvoir jouer avec lui et le voir progresser. Il étudie les traités d’Albrechtsberger, et acquiert suffisamment de connaissances en matière de composition et d’harmonie pour se mettre à écrire d’innombrables fugues.
À l’âge de quatorze ans, il compose différentes pièces pour piano, notamment des fantaisies et des mazurkas. Il note: «Si Dieu nous a donné la musique, c’est d’abord pour qu’elle nous aide à nous élever plus haut. Elle possède tous les pouvoirs; elle peut nous exalter, nous divertir, nous rasséréner, ou briser le cœur le plus rude par la douceur mélancolique de ses accents. Mais sa destination principale est de diriger notre pensée vers ce qui est au-dessus de nous, d’élever notre âme et même de nous ébranler. […] Si la musique ne sert qu’au divertissement ou à la vaniteuse ostentation, elle est coupable et nuisible. Ce double défaut est pourtant très fréquent; toute la musique moderne en est envahie. »
Dans la chorale du village, il a le sentiment d’être parfaitement intégré. Il chante à l’église, part pour des excursions avec ses camarades. Il se familiarise avec les œuvres de Schumann, Mendelssohn et Mozart, compose un petit chant de Noël sur ces paroles: « Ouvrez-vous toutes grandes, ô portes du monde, devant la gloire du Seigneur… »
En revanche, le dessin lui est un supplice. Il se montre absolument réticent à cet enseignement et ne parvient pas à accomplir le moindre exercice satisfaisant. On a conservé des croquis de sa main, notamment une bataille navale — pour le moins embrouillée. La peinture ne l’attire pas, malgré quelques velléités suscitées par la visite de différentes expositions; l’architecture non plus: son goût se porte très nettement vers la poésie, qu’il lit et écrit dès l’âge de neuf ans. Et vers la musique — l’oreille avant l’œil.
En souvenir de son père, il compose un arrangement pour quatre voix et des chorals, des messes, un oratorio de Noël, restés à l’état d’ébauches. Il parvient à achever un Miserere. La musique religieuse est pour lui le plus court chemin pour accéder au sacré. Écoutant La Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, il est ébloui: « Le christianisme, pour qui l’a totalement désappris, retentit ici véritablement comme un évangile. »
Il réclame sans cesse des feuilles de partition, surtout à l’approche de Noël — il ne peut imaginer cette fête sans nouvelles compositions. Il assiste à de nombreux concerts, à des récitals privés et à des séances de musique de chambre. II chante volontiers, mais c’est au piano qu’il s’exprime le mieux. Il aime improviser et ses auditeurs en sont durablement impressionnés. Ce goût pour l’inattendu, pour le jaillissement spontané des notes, des accords, des tempos ne l’abandonnera jamais.

À propos de l’auteur
PAJAK_frederic_DRFrédéric Pajak © Photo DR

Frédéric Pajak est né en 1955 dans les Hauts-de-Seine. Il a publié une vingtaine d’ouvrages, souvent écrits et dessinés, dont : « Le Chagrin d’amour », « Humour – une biographie de James Joyce », « Nietzsche et son père », « Nervosité générale », « Mélancolie », aux PUF ; « La Guerre sexuelle », « J’entends des voix » et « Autoportrait », chez Gallimard. Il est l’éditeur des Cahiers dessinés. Après « L’Étrange Beauté du monde » et « En souvenir du monde », réalisés avec Lea Lund, après la nouvelle édition de « L’Immense Solitude » et les neuf volumes du « Manifeste incertain », les Éditions Noir sur Blanc poursuivent la publication des œuvres de Frédéric Pajak. Il a reçu, pour le Manifeste incertain 3, le prix Médicis Essai 2014 et le prix suisse de littérature 2015 ; ainsi que le prix Goncourt de la biographie 2019 pour le «Manifeste incertain 7». Il reçoit le Grand Prix suisse de littérature 2021 pour l’ensemble de son œuvre. (Source: Éditions Noir sur Blanc)

Page Wikipédia de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Nietzscheaupiano #FredericPajak #editionsnoirsurblanc #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #Nietzsche #musique #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Le vieil incendie

DUSAPIN_Le vieil_incendie  RL_automne_2023 coup_de_coeur

Finaliste du Prix Medicis 2023
En lice pour le prix Wepler-Fondation La Poste 2023

En deux mots
En un peu plus d’une semaine, du 6 au 14 novembre, Agathe va aider sa sœur Véra à vider la maison familiale après le décès de leur père. Partie aux États-Unis, elle n’est plus revenue depuis des années et appréhende ce séjour qui va lui rappeler des souvenirs pas forcément heureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Mon père, ma sœur et mon malaise

Dans son nouveau roman, Elisa Shua Dusapin raconte les retrouvailles de deux sœurs après la mort de leur père. En vidant la maison familiale, elles vident aussi tout ce qu’elles ont sur le cœur. Leurs ressentiments, leurs incompréhensions, leur… amour.

Agathe a passé son enfance dans le Périgord avant de partir dans une famille d’accueil aux États-Unis. Ce séjour, qui devait durer le temps du lycée, s’est prolongé. Désormais, elle vit et travaille outre-Atlantique. Quand s’ouvre ce court roman, elle revient après des années d’absence pour aider sa sœur à vider la maison familiale qui a été vendue.
Leurs retrouvailles se font dans une ambiance lourde, car Véra, de trois ans sa cadette, a ressenti le départ d’Agathe comme une trahison. Car sa sœur a choisi l’exil après l’aphasie dont elle a été victime. Sans doute n’a-t-elle pas supporté la charge mentale de son quotidien auprès de sa cadette qui ne parlait plus. Elle l’a certes aidée à surmonter son handicap, constaté sa volonté d’apprendre à lire et à écrire, mais elle a aussi dû faire face à l’incompréhension et aux quolibets des collégiennes, volontiers cruelles.
Très vite, elle va pourtant se rendre compte que Véra a changé, que les années de séparation lui ont plutôt été bénéfiques, même si elle a sans doute aussi été contrainte de s’adapter. Car il a bien fallu qu’elle s’occupe de son père durant ses dernières années d’existence, remplir les tâches ménagères et gérer les questions administratives, cuisiner et trouver le moyen de communiquer sans pouvoir parler. Elle va aussi constater l’efficacité de son organisation pour vider la maison, au point d’avoir soudain peur de finir trop vite et d’avoir du temps disponible qu’il lui faudrait bien partager avec sa sœur.
Alors, elle souligne qu’elle n’est pas en vacances et qu’elle doit travailler à l’adaptation en série de « W ou le souvenir d’enfance », le roman de Georges Perec. La production l’a choisie comme dialoguiste et vu la renommée des acteurs pressentis, elle n’a pas droit à l’erreur.
Alors que les souvenirs ressurgissent, qu’elle croise une ancienne connaissance, leur relation va prendre une autre tournure.
Depuis Hiver à Sokcho, on sait combien Elisa Shua Dusapin aime les ellipses et la suggestion. Ici, son style tout en retenue fait merveille. On ressent plus qu’on exprime des émotions à fleur de peau. Cette économie de moyens nous offre ainsi quelques jolies formules, comme lorsqu’Agathe relate sa rencontre avec Irvin, qui partage désormais sa vie à New York: «tout ce que j’avais connu s’est révélé idiot face à ma découverte de sa peau contre la mienne.» En une phrase tout est dit. Et fort joliment.

Le vieil incendie
Elisa Shua Dusapin
Éditions Zoé
Roman
144 p., 16,50 €
EAN 9782889072460
Paru le 22/08/2023

Où?
Le roman est situé dans le Périgord, entre Limoges et Périgueux. On y évoque aussi Sarlat et New York.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après quinze ans d’éloignement, Agathe, scénariste à New York chargée d’adapter un roman de Perec, retrouve Véra, sa cadette aphasique, dans la bâtisse du Périgord où elles ont grandi. Elles ont neuf jours pour la vider. Véra a changé, Agathe découvre une femme qui cuisine avec agilité, a pris soin de leur père décédé, et rétorque à sa sœur « Humour SVP » grâce à son smartphone dont elle lui tend l’écran. Les pierres des murs anciens serviront à restaurer le pigeonnier voisin, ravagé par un incendie vieux d’un siècle. C’est dans la campagne minérale de Dordogne qu’Elisa Shua Dusapin installe son quatrième roman, peut-être le plus personnel à ce jour. À travers un regard précis, empreint de douceur, elle confronte la violence des sentiments entre deux sœurs que le silence a séparées.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
RTS (Quartier livre)
RTS (Sarah Clément)
Slate (Thomas Messias)
RJB
Blog de Francis Richard
Blog Mémo Émoi


Elisa Shua Dusapin présente «Le vieil incendie » © Production Éditions Zoé

Les premières pages du livre
6 NOVEMBRE
À cause de la pluie, j’ai manqué le panneau du village. Elle a brouillé les vallons, effacé les ornières, j’ai fini par progresser à l’aveugle et m’arrêter sur le bas-côté. Toute cette eau qui s’abat sur le capot. La tempête a commencé hier. Je n’ai croisé personne depuis la sortie de l’autoroute. Même si la radio recommandait de ne pas prendre la route, je n’avais pas le choix. Il est dix-sept heures, le ciel anthracite. Je n’ai pas réussi à régler l’inclinaison du siège. J’attends, très droite, abrutie par le fracas. Au moins, la camionnette a l’air solide. On dirait un véhicule de voirie, couleur plasma. J’ai insisté sur l’aspect pratique au service de location. Une heure passe. Enfin les trombes s’atténuent. Je redémarre. Le GPS m’enfonce dans la forêt. Bientôt, ni pluie ni lumière ne transpercent le toit végétal. J’allume les grands phares. Le volant colle. Je roule sur des kilomètres au ralenti, devinant le chemin entre les pistes sous les ronces, jusqu’à déboucher au pied d’une pente raide. Un peu plus haut, le portail est ouvert. Pour la première fois, je refais les gestes de mon père. Je passe en première, accélère, les roues patinent dans la rocaille mais elles tiennent bon, je coupe le moteur devant la maison. L’ampoule automatique s’allume. Un lapin fuit. La bâtisse a l’air fatiguée, le toit affaissé sur les briques comme un géant asphyxié par le lierre. Une voiture est garée sous le noisetier. La fougère écartèle les marches du perron. Par la fenêtre, je devine de la lumière. Je me plaque contre l’œillet de sécurité, recule aussitôt. Je ne m’attendais pas au visage de ma sœur, front énorme, sourcils écartés, yeux de poisson, ma sœur enflée par cette loupe que mon père prétendait avoir délibérément installée à l’envers. D’après lui, nous n’avions rien à craindre ni à cacher, nos richesses étaient intérieures et le monde entier devait savoir que les plus belles personnes vivaient ici.
—Salut. Ma voix a sonné plus fort que prévu. Véra répond par un sourire trop grand pour sa bouche. Elle me prend la valise des mains, la pose en bas des escaliers dans la cuisine. Je retrouve le sol de pierre, les meubles en bois, la porte de la salle de bains dans l’ombre de la cheminée. Je ne l’avais pas connue ainsi, l’âtre bouché par des livres. Au-dessus de la table, une cage à oiseaux remplace le luminaire. Des fromages s’entassent derrière les barreaux.
Véra me montre les escaliers puis se désigne au plan de travail, je dois m’installer pendant qu’elle termine la préparation du repas. Je l’ai connue bordélique. Je la complimente. Elle écrit sur son téléphone, me montre l’écran: «C’est pour bien t’accueillir.» Je réponds un peu sèchement que nous sommes sœurs et c’est aussi chez moi, passons-nous de ce genre de politesse. Elle allume le gaz d’un geste précipité. Je ne peux m’empêcher d’ajouter:
—Surtout qu’on ne va rien garder.
L’escalier chuinte sous mes chaussettes. Je dois prendre garde à ne pas glisser. La chambre de nos parents est entrouverte. Je reste sur le seuil, dans le courant d’air de la porte-fenêtre mal isolée. Parquet noir. Au cœur de la pièce, le grand lit, la nudité du matelas, pas de draps ni de couverture. Je me demande encore comment mes parents pouvaient dormir sans paroi derrière la tête. Je referme la porte, vaguement soulagée. Je ne sais pas ce que j’appréhendais le plus, dormir dans ce lit, ou partager notre chambre avec ma sœur maintenant que nous sommes adultes. Son parfum sucré me prend la gorge. Elle a conservé nos lits superposés. Ce soir, leur vision me chagrine. Le fer forgé paraît trop fin pour nous supporter. La commode et le bureau sont à leur place, aussi joufflus qu’avant, peinture saumon. Je m’assure de capter internet. Je vais passer neuf jours ici, dois pouvoir communiquer avec mes collègues. Le réseau n’affiche qu’une seule barre. Parfois elle disparaît. En me penchant à la fenêtre, j’aperçois la camionnette. Sa couleur orange me fait rire. On dirait un gros bourdon. Elle détonne autant que ma sœur et moi réunies pour la première fois depuis le décès de mon père, il y a cinq ans. Véra a servi du vin dans les verres en cristal. Tendue par ce cérémonial, je dis que je ne bois pas.
Elle hausse les sourcils, reverse le vin dans la bouteille, ça coule, j’essuie avec mon pull puis le retire, j’ai chaud. La vaisselle en bambou m’est étrangère. Avec fierté, Véra me montre l’emballage du fromage orné de châtaignes, puis la cheminée: c’est un fromage fumé. Je chasse la pensée qu’il est au lait cru. Elle a préparé une salade d’endives avec figues et noix. Je lui demande si elle a réfléchi à notre façon de procéder ces prochains jours, moi pas, j’ai été très occupée. Elle pianote: «Bravo pour ton prix.»
Je murmure que c’est gentil. Je ne sais pas ce qu’elle sait des films que j’ai écrits. Le dernier vient d’être récompensé dans un festival italien, je n’ai pas pu m’y rendre et de toute façon, je ne l’avais pas invitée.
—Tu as des nouvelles d’Octave? je demande d’une voix que j’aimerais neutre.

Elle hoche la tête, bien sûr, elle montre les figues, les noix, ça vient de lui… Je la coupe. Je dis qu’en ce qui me concerne, il n’y a rien que je veuille garder. Qu’elle fasse son tri, nous déposerons le reste à la décharge. Ses doigts se crispent sur son téléphone. Du menton, elle désigne l’armoire, la cuisine, la salle de bains. Je lève les yeux, nous n’allons tout de même pas fouiller là-dedans? Son visage s’illumine dans le rétroéclairage de son écran:
«Comme tu veux.»
Je me radoucis. C’est que j’ai du travail. J’ai pris du retard. Il va falloir que je m’isole pour écrire. Avec une simplicité qui me décontenance, elle me remontre l’écran: «Comme tu veux.» Puis m’interroge sur mon actualité. J’évoque le dernier mandat, l’adaptation du roman de Georges Perec, W ou Le souvenir d’enfance. Véra ponctue mes phrases par des sourires. Je feins la nonchalance en évoquant le prestige de la production, la renommée des acteurs pressentis, celle de mes coscénaristes. Nous devons créer six épisodes. Le tournage est prévu dans deux ans. Véra applaudit. Je nuance. Adapter ce texte n’est pas simple. Et je ne suis que dialoguiste. Je commence à présenter Perec, elle hoche vivement la tête, elle sait, elle a lu La Disparition.
—Tu lis?
Elle fait signe que c’est évident.
—Je ne sais pas, mon père…
Silence.
—Je veux dire papa. Il ne m’avait pas dit. Sans se départir de son sourire, Véra me sert les dernières figues. J’avais quinze ans, Véra douze, quand je suis partie aux États-Unis. Le séjour devait durer le temps du lycée, dans une famille d’accueil. Véra ne parlait plus depuis longtemps. Elle apprenait à lire et à écrire, mais je ne la pensais pas à ce point capable.
—Et toi, ça va? je demande, réalisant que je ne lui ai posé aucune question depuis mon arrivée.
Nos derniers échanges remontent à l’an passé, pour son déménagement à Périgueux. Jusqu’alors, elle avait vécu ici avec mon père, même après sa mort. Je l’ai aidée à distance. Le studio était déjà meublé, elle ne voulait rien emporter de notre maison d’enfance sans mon accord. Maintenant que sa vente est signée, Véra comptait sur ma venue pour la vider. Je lis par-dessus son épaule. Elle a un geste agacé, je dois lui laisser le temps. Je lui demande pardon, me ressers de salade. À la suite d’un remaniement parcellaire, notre maison n’est plus considérée comme une métairie du château voisin, le Pigeon Froid, de la famille d’Octave. Les normes de sécurité ont changé. Pour leur obéir, nous devrions revoir le toit, le chauffage, le système électrique, nous n’avons pas les moyens, avons accepté l’offre d’un camping qui va raser. Octave souhaite récupérer nos pierres pour la réfection du pigeonnier.

Véra me montre l’écran. Le travail en boutique l’ennuyait. Elle se forme en stabilisation florale.
—En stabilisation?
«Je fais des fleurs qui ne fanent pas grâce à la chimie.»
Je prends l’air inspiré.
—Et ça marche?
«Ça dépend des fleurs.» Je précise, je parlais du commerce. Elle hausse les épaules: «Les gens ne veulent plus s’embêter.» Nous débarrassons la table.
—C’est vrai que les fleurs ne poussent pas en novembre, finis-je par dire platement.
Véra ne tarde pas à se coucher. Je reste au salon, pénétré par la nuit. Les lampes à pied font des demi-pénombres chaleureuses mais je ne suis pas à l’aise. Les fenêtres n’ont pas de rideaux. Je vois mon reflet sur le canapé cerclé de noir, dans le ronron du réfrigérateur, l’odeur du fromage que Véra a remis dans la cage. Je me sens oppressée par la cheminée bouchée, les tournesols de Van Gogh punaisés par dizaines. Mon père collectionnait les affiches de théâtre et d’expositions d’art. Il n’allait pas les voir et n’accordait pas d’importance au nom des artistes, mais choisissait les images les plus colorées pour en barder la maison. Je me sens lasse face au grand débarras. Si nous mettions le feu aux livres, il ne resterait que les pierres, ce serait le plus simple, étant donné qu’elles sont tout ce qu’il nous est demandé de préserver. Je remets le tri des e-mails au lendemain et passe la soirée à traîner sur mes messageries instantanées, inquiète du silence d’Irvin. C’est bientôt le soir à New York. Il aurait eu le temps de m’écrire. Je suis tentée d’attendre qu’il se manifeste en premier, me trouve puérile, lui souhaite une bonne nuit, je suis bien arrivée. J’hésite. Ajoute qu’il me manque. La salle de bains est fidèle à mon souvenir. On dirait une caverne, sol et murs de pierre brute. Véra m’a préparé une serviette, bien pliée sur le buffet. Il m’a toujours dégoûtée avec ses trous de vers, même s’ils sont traités. Elle a retiré ses bijoux. Style ethnique, plumes, coquillages. J’ouvre un tiroir. Il est plein d’ambre, colliers, broches. Je repousse du pied le tapis mouillé, entre dans la cabine de douche et fais disparaître des cheveux de Véra dans le siphon. J’espère ne pas le boucher. Je reste longtemps sous l’eau brûlante. Mes cheveux gardent la trace de l’élastique, ils ont séché avec la chute des hormones. Je ne sais pas quand reviendront mes règles. Je me tourne vers la pierre. J’ai encore le réflexe de chercher un appui quand je suis nue, de ne pas baisser les yeux sur ce bas-ventre qu’Irvin prétend ne jamais voir gonflé. D’après lui, c’est dans ma tête. Il veut me rassurer. Ce n’est pas sa faute. Il ne l’a pas vu se vider le long des jambes, rougir l’eau puis disparaître dans le tuyau. Il ne sait rien de mon corps. Moins j’essaie de faire de bruit, plus les marches craquent. La chambre baigne dans la lumière verdâtre de nos téléphones en train de se recharger. Seule la tête de Véra dépasse de la couverture, les mains en dôme sur la poitrine. Ses habits en boule sur la commode. L’échelle couine, les draps crissent. Bercée par l’odeur de lessive, je m’endors dans l’instant. »

Extrait
« J’ai rencontré Irvin un 14 novembre, le jour du Pickle Day, la fête juive du concombre en saumure. Son cabinet de conseil se trouvait quelques rues plus loin. Il profitait d’une pause. Ambiance foraine. Quand il m’a aperçue, il a acheté un deuxième cornichon, est venu me l’offrir en disant qu’il était sûrement trop salé. Irvin ne connaissait rien au monde du cinéma. Et tout ce que j’avais connu s’est révélé idiot face à ma découverte de sa peau contre la mienne.
Je lui ai parlé dès que j’ai su. J’avais mis le retard du cycle sur le compte du stress. Il a arrêté le feu sous l’eau des pâtes avant de s’approcher pour poser sa main sur mon ventre avec une délicatesse agaçante. Il a dit que je serais magnifique avec un gros ventre. J’ai rétorqué qu’il l’était tous les mois, gros, enflé, insupportable, avant mes règles. Irvin a retiré sa main, cherché mon regard. Il m’a enlacée. J’ai enfoui ma tête dans son cou pour faire semblant d’être joyeuse. Cacher ma peur. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Il m’était arrivé, dans le désir, de lui demander de jouir en moi. Une part de moi voulait être enceinte, je crois, pour l’expérience. Mais on ne tombe pas enceinte pour voir ce que ça fait, ma grande, ironise encore ma petite voix. » p. 64-65

À propos de l’autrice
DUSAPIN_Elisa_Shua_BNJElisa Shua Dusapin © Photo DR – BNJ

Issue d’une union entre un père français et une mère originaire de Corée du Sud, Elisa Shua Dusapin a passé son enfance entre Paris, Séoul et Porrentruy. Elle a fait ses débuts littéraires en 2016 avec Hiver à Sokcho, publié chez Zoé, qui a remporté plusieurs prix dont le Robert-Walser, l’Alpha, le Régine-Deforges, et le Prix Révélation SGDL. Elle a ensuite écrit Les Billes du Pachinko en 2018, couronné par le Prix suisse de littérature et le Prix Alpes-Jura, suivi de Vladivostok Circus en 2020, qui a été en lice pour le Prix Femina. Ses œuvres connaissent une renommée internationale avec des traductions à travers le globe. En 2021, la version anglaise de Hiver à Sokcho a été honorée par le National Book Award for Translated Literature. Elisa Shua Dusapin est devenue la première écrivaine francophone contemporaine à décrocher cette distinction, l’un des plus prestigieux prix littéraires aux États-Unis.

Page Wikipédia de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte Twitter de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#levieilincendie #ElisaShuaDusapin #editionszoe #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #littératurefrancophone #littératuresuisse #litteraturecontemporaine #sororite #coupdecoeur #VendrediLecture #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Nani

RICHOZ_nani RL_automne_2023

En deux mots
Albina vit en Suisse avec son mari, ses cinq enfants et ses beaux-parents. Vendue et mariée à quatorze ans en Albanie, elle est régulièrement insultée, battue et violée. Mais lorsqu’elle trouve à la laverie une offre d’emploi de femme de ménage, elle va par la même occasion gagner le droit de refuser l’inacceptable.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Comment résister aux coups assénés par son mari?

C’est à partir d’un témoignage que Mélanie Richoz a construit ce roman sur les violences conjugales. L’histoire d’Albina, vendue à 14 ans à un mari qui la considère comme sa chose émeut autant qu’elle révolte.

En Albanie, au tournant de ce siècle, la société est restée très archaïque, les traditions solidement ancrées. À quatorze ans, Albina est vendue par son frère à Burim, un homme qui ne va pas tarder à en faire sa chose, à l’abreuver d’insultes, de coups de plus en plus violents. Et à la violer régulièrement. «A la place du mariage, la jeune femme aurait préféré la prison. Pour s’instruire. Pour apprendre. Pour se préparer à un demain libre.»
À 16 ans, elle met au monde son premier enfant, un garçon prénommé Leotrim. Quatre autres suivront à un rythme soutenu, Vlorie, Lirie, Siara et Arben.
Accompagnée des beaux-parents, la famille s’installe en Suisse où la situation ne s’arrange pas, bien au contraire. Burim, qui ne travaille pas et cherche son salut dans la petite délinquance, rentre souvent ivre et lâche toute sa frustration sur Albina. Qui encaisse et ne dit rien car elle sait que se plaindre pourrait avoir de funestes conséquences.
Le hasard va cependant lui venir en aide. Comme le lave-linge est en panne, elle doit se rendre à la laverie. Là, elle va trouver une petite annonce pour quelques heures de ménage. La vieille dame qui l’embauche est une ancienne juriste. Elle va très vite se douter des mauvais traitements infligés à son employée et l’inciter à se défendre. Mais la peur et le manque de connaissances continue à la paralyser. D’autant que son aîné prend le parti de son père. «Albina n’arrive plus à trouver le sommeil. Des idées noires émergent. La terre se fissure, se fend, se partage. Entrevoir la déchéance de son fils lui fait perdre pied; encaisser sa hargne la dévaste. L’eau de la tourbière monte, l’attire, l’aspire. L’appelle. Son cœur s’emballe. Palpite. Panique. Elle peine à respirer. et survient encore l’envie de sombrer. De mourir.»
Elle va pourtant trouver le moyen de réagir. Essayer de s’émanciper.
Mélanie Richoz, qui souligne en postface qu’elle s’est appuyée sur un témoignage pour écrire ce roman, a choisi d’être très factuelle. Elle nous livre ce drame en chapitres courts. Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’en rajouter pour dire la souffrance endurée par cette esclave des temps modernes. La romancière réussit aussi fort bien à cerner les enjeux du combat qui s’engage. Il n’est pas seulement question ici de violences conjugales, mais du poids de toute une société patriarcale. Burim peut compter sur le soutien de ses beaux-parents, de ses compatriotes albanais. Il s’estime dans son bon droit et n’entend pas céder un pouce de ses prérogatives. Les questions d’intégration et de différences culturelles sont parfaitement mises en lumière dans ce roman bouleversant.

Nani
Mélanie Richoz
Éditions Slatkine
Roman
184 p., 24 €
EAN 9782832112410
Paru le 1/08/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Comme si chaque détail exige d’être évoqué, revécu, pour se désagréger dans la vase avec les cellules meurtries de ce corps. Son corps. Épuisé, souillé, appartenant plus à sa progéniture et à son mari qu’à elle-même, ce corps nourricier. Objet. Torture. Étranger. Ce corps déjà mort. Nani, c’est l’histoire d’une jeune femme vendue par ses frères à l’âge de quatorze ans à un mari violent. Une fiction désarmante et nécessaire sur la domination masculine et les violences conjugales.
Postface de Martine Lachat Clerc, Directrice de Solidarité femmes fribourg – centre LAVI

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Coralie Claude)
RTS (Drôle d’époque)
Blog Cathjack
Blog Daily passions

Les premières pages du livre
« Albina emmène Siara et Arben à l’école. Sur le trottoir, devant le grillage, elle s’agenouille et les enlace. Très fort. Elle resserre les bretelles de leur sac à dos et arrange le col de leur veste, un peu légère pour la saison. Au loin, les Vanils ont déjà enfilé leur capuchon blanc. Sur les joues rondes et rouges de ses enfants, Albina dépose un baiser sonore, puis plonge son nez à la racine de leurs cheveux. Elle ne sent rien. Depuis plusieurs années, la seule odeur perçue est celle, putride et âcre, de la peur. Elle inspire néanmoins encore une fois leur nuque blonde et savoure la moiteur de leur peau si douce, effleurée à bout de lèvres. Elle les relâche, les laisse se détacher, les regarde courir vers le porche, là où les autres mamans se séparent de leur enfant, là où les autres mamans ont le droit de se rendre. Il lui semble que c’était hier qu’elle accompagnait à cette même école, derrière ce même grillage, Leotrim, Vlora et Lirie, ses trois aînés qui, à présent, fréquentent le collège. Qu’hier encore elle changeait leurs couches et les nourrissait au sein.
Le temps file si vite.
Fuit, comme elle aurait voulu s’enfuir.

L’odeur avinée de Burim embaume la cage d’escalier et donne la nausée à Albina qui pâlit dans le miroir attenant à la porte de l’ascenseur. Son mari a sans doute quitté l’appartement il y a quelques minutes. Pour aller où, elle l’ignore ; mais pas au travail. Ses employeurs l’ont viré les uns après les autres pour escroquerie. Sa réputation s’est répandue en ville comme une traînée de poudre ; depuis, plus aucun n’accepte ses services.
Albina gravit les cinq étages et réintègre la prison familiale – 5, rue de la Passerelle. Sans bruit, elle ôte son manteau, le suspend à un long clou coudé planté dans la paroi, attache ses cheveux et se met à l’ouvrage. Elle dessert les couverts du petit déjeuner, passe un chiffon sur la table constellée de miettes de pain et de confiture d’orange, lave la vaisselle, l’essuie, la range, nettoie la salle de bains, ouvre toutes les fenêtres, secoue et aère couettes, oreillers et doudous, plie avec amour les pyjamas des enfants, ramasse et range Playmobil, Lego, petites voitures, tapis de route, poupées et crayons de couleur, fredonne des mélodies désormais permises, car avalées par le ronflement de l’aspirateur puis, en silence, récure.
Pendant que le carrelage sèche, Albina se retire dans la chambre à coucher et procède aux ablutions d’avant la prière afin de se présenter à Dieu dans un état de pureté : avec de l’eau, elle se lave les mains jusqu’aux poignets, se rince la bouche, le nez, se nettoie le visage, les avant-bras, passe ses mains mouillées dans ses cheveux du front à la nuque puis de la nuque au front, se lave l’intérieur et l’extérieur des oreilles et enfin les pieds en longeant chaque orteil de son auriculaire. Puis elle se voile, déroule et étend un tapis sur le parquet. Debout, avec les deux mains sur le cœur, elle récite l’invocation du commencement et quelques versets du Coran. S’agenouille, se penche vers le sol, front et paumes contre la terre pour glorifier Dieu et lui livrer sa propre prière plus intime, plus secrète et plus libre qu’aucune prière d’aucune religion, s’assoit ensuite sur ses talons pour lui demander pardon, se redresse et, les mains à nouveau sur le cœur, achève sa première prière de la journée en remerciant Dieu.
Elle enroule son tapis, le pousse sous le lit ; ôte son foulard, le plie avec minutie et le range dans le tiroir de sa table de nuit, au-dessus d’une grande enveloppe blanc crème contenant ses papiers d’identité.
De retour à la cuisine, Albina prépare le repas de midi tandis que sa belle-mère, Veprime, enfoncée dans le canapé du salon, regarde la télévision à plein régime. Krenar, son beau-père, lui, fume des Marlboro sur le balcon.

Après leur matinée d’école, petits et grands débarquent à la maison, sautent au cou de leur nani1 et filent se laver les mains à la salle de bains. Les grands aident les petits, sauf Siara qui veut se débrouiller seule : elle grimpe sur l’escabeau, allonge ses bras potelés, ferme et ouvre le robinet, toute seule ! Puis se savonne, se rince, s’essuie à la serviette humide avant de rejoindre ses frères et sœurs qui, entre rires et querelles, s’installent à table avec leurs grands-parents. Exaspéré par le bruit, Krenar ordonne aux filles de se taire.
Burim est en retard. Peut-être ne viendra-t-il pas ?
Albina fatigue la salade, adresse un Ju bëftë mirë ! à tout le monde et retourne aux fourneaux. Lorsqu’elle transvase les pâtes dans la passoire, un claquement de porte l’a fait sursauter, une poignée s’échoue dans l’évier. « E ngathët!, dit la belle-mère, do t’i hash ato që t’u derdhën në lavaman! » Albina acquiesce d’un signe de tête et lance un regard perdu à son mari qui apparaît dans le contre-jour. Décidée à ne pas ingurgiter les pâtes qui se sont mélangées aux détritus alimentaires imbibés de produit vaisselle dans la grille de l’évier, Albina en jette le contenu à la poubelle. Veprime élève la voix et somme sa belle-fille de les récupérer et de les manger. Une à une. Devant elle. Albina fait la sourde oreille et poursuit la préparation du dîner. Elle dresse et sert le plat, apporte la sauce bolognaise, les boissons, ramène le bol de salade vide à la cuisine et entame la vaisselle. L’eau brûlante qui jaillit contre les parois en inox recouvre les bruits alentours, les propos envenimés, …

Extraits
« L’affection de Mme Dey pour Albina, éprouvée dès le premier instant, se confirme aujourd’hui et se renforcera de semaine en semaine. Avant d’échanger des mots, des rires et des confidences, elles partageront beaucoup de silences où Albina épongera la solitude de Louisa; et Louisa, la souffrance d’Albina. » p. 50

« Persuadée que les histoires de Burim finiront par tuer Leotrim, Albina n’arrive plus à trouver le sommeil. Des idées noires émergent. La terre se fissure, se fend, se partage. Entrevoir la déchéance de son fils lui fait perdre pied; encaisser sa hargne la dévaste. L’eau de la tourbière monte, l’attire, l’aspire. L’appelle. Son cœur s’emballe. Palpite. Panique. Elle peine à respirer. et survient encore l’envie de sombrer. De mourir. Elle attire contre son corps en sueur ses deux cadets qui dorment à poings fermés; entre ses bras, les serre en étau. Les serre fort, très fort, puis, les os glacés, s’endort à peine une demi-heure avant que le réveil ne sonne. » p. 64

À propos de l’autrice
RICHOZ_melanie_DRMélanie Richoz © Photo DR

Mélanie Richoz, autrice suisse, a publié jusqu’ici une quinzaine de livres: romans, nouvelles, biographie et livres illustrés (BD, poésie). Elle a notamment publié aux Éditions Slatkine le roman Mouches (2022) et Contre-la-Montre, une biographie de Jean-Marc Berset (2021). Son dernier roman, Nani, raconte l’histoire d’une jeune femme vendue par son frère à l’âge de quatorze ans à un mari violent. (Source: Éditions Slatkine)

Blog de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Nani #MelanieRichoz #editionsSlatkine #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancophone #litteraturecontemporaine #litteraturesuisse #violencesconjugales #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Azad

CROUBALIAN_Azad  Logo_premier_roman

En deux mots
Après avoir perdu toute sa famille dans les bombardements qui ont détruit Alep, Nayef prend le chemin de l’exil. Avec deux amis, il part pour l’Angleterre. Dans ses bagages, il emporte le journal intime d’Azad qui a lui aussi été contraint à l’exil en 1915. Deux histoires qui se croisent à un siècle d’écart.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’Odyssée de Nayef et celle d’Azad

Dans ce roman poignant Mélanie Croubalian mêle deux récits, celui de Nayef fuyant Alep en 2015 et celui d’Azad l’arménien fuyant les massacres de 1915. En découvrant ce qui lie leurs destins, on comprend aussi le déchirement qui habite tous les migrants.

Longtemps Alep a tenté de «résister à la folie qui s’est emparée de la Syrie», mais les bombes ont fini par détruire tous les espoirs des habitants restés sur place en espérant poursuivre leur cohabitation harmonieuse. Quand Nayef est saisi par la puissante déflagration qui touche la maison familiale qui rassemblait encore il y a peu trois générations, il comprend que cette fois, LA bombe tant redoutée a frappé. Ses grands-parents et ses parents sont morts. Sa sœur Layla rend son dernier souffle dans ses bras. Il n’a désormais plus qu’une option, fuir cet enfer.
Il prend le sac à dos et l’argent préparés pour cette échéance et rejoint deux amis qui vont tenter avec lui de gagner la Turquie. Au milieu du chaos, ils ont la chance de pouvoir disposer d’une voiture. Mais, en prenant la route, ils savent que le voyage sera périlleux. Ce n’est toutefois qu’après avoir gagné la Turquie que leur périple va virer au drame. Après Izmir, où Nayef a eu la chance de retrouver une tante qui lui propose de rester avec elle, les trois amis persistent dans leur projet de gagner l’Europe. Tout au long de la route, ils vont avoir affaire aux autorités, aux filières mafieuses, aux passeurs et aux autres migrants qui sont loin d’être tous solidaires. Partout le danger est réel, partout la mort rôde.
Dans ses bagages, Nayef a trouvé un carnet noir déposé par sa grand-mère et sobrement intitulé Azad. Il s’agit du journal intime d’un chirurgien Arménien qui cherche à fuir les massacres perpétrés contre son peuple en 1915 et dont on va découvrir l’histoire au fil du roman. Les deux odyssées, en miroir, montrent combien l’histoire peut bégayer, combien les mêmes causes peuvent entraîner les mêmes effets.
Des drames à répétition qui pourraient nous faire désespérer du genre humain. Pourtant, Azad et Nayef sont deux personnages qui s’accrochent à leur rêve et qui vont démontrer que l’humanité et la solidarité sont aussi des armes puissantes.
En choisissant de faire résonner leurs deux histoires, Mélanie Croubalian – née d’une mère suisse et d’un père arménien – réussit un premier roman bouleversant. Dans la lignée de Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert et de La route des Balkans de Christine de Mazières, elle montre avec la force de la simplicité, en se contentant de relater les faits, le drame de l’exil. Non, les migrants ne prennent pas la route par gaîté de cœur. Ce roman édifiant, qui devrait être lu par tous ceux qui refusent de tendre la main aux victimes, nous apprend aussi que les chemins de l’exil ne sont pas à sens unique. Il y a un siècle la Syrie était une terre d’accueil. On se prend alors à rêver du jour où elle pourrait le redevenir…

Azad
Mélanie Croubalian
Éditions Slatkine
Premier roman
224 p., 21 €
EAN 9782832111703
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est d’abord situé en Syrie, puis tout au long de la route qui mène en Angleterre, en passant notamment par la Syrie, les Balkans ou encore la France

Quand?
L’action se déroule en 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alep, septembre 2015. Le matin de ses vingt ans, Nayef quitte sa maison sous les bombes. Le conflit qui déchire la Syrie et le laisse orphelin le pousse sur la route de l’exil. Dans le sac qu’il emporte à la hâte, il découvre un carnet manuscrit. Sur la couverture, un seul mot: AZAD. D’où vient ce journal ? Qui l’a rédigé ? D’Alep à Calais, sur la route périlleuse empruntée par des milliers de migrants, Nayef découvre que le voyage le plus bouleversant n’est peut-être pas celui qu’il croit…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Liberté (Stéphane Maffli)
RCF (Daniel Bernard)
Blog Daily passions
Webliterra (Marylène Rittiner)

Les premières pages du livre
Chapitre 1
Alep, 20 septembre 2015, 8 h
Nayef se réveille en sursaut. Les murs tremblent, le lustre s’agite, des morceaux du plafond tombent sur le parquet. En caleçon dans son lit de métal, il repousse la couverture de laine qui le pique à travers le drap. Il se lève, court vers la porte et se cogne contre le mur. Sous ses pieds nus, il sent le sol vaciller sous le choc de l’explosion. Avec le temps, il a appris à reconnaître la provenance des bombardements à l’odeur et au bruit. Une diversion pour tenter d’atténuer cette vague de terreur qui déferle à chaque fois qu’une déflagration retentit. Aujourd’hui, il ne peut empêcher la panique de le submerger. L’impact n’a jamais été aussi proche. Ruissellement de ferraille, odeur de pétrole, de charbon et de soufre, détonation assourdissante. Une bombe baril de l’armée syrienne, simple fût de métal rempli de clous et qui, lancée du haut d’un hélicoptère, éclate en mille morceaux pour cribler de shrapnels combattants et civils, sans favoritisme. Elle sera sans doute suivie d’une riposte des rebelles, roquettes moins bruyantes, plus petites, plus nombreuses, accompagnées de tirs de snipers embusqués dans les immeubles le long de la rue du marché.
Recouvert de sueurs froides, Nayef tremble de manière incontrôlée. Ses jambes maigres le portent à peine, il tente de retrouver son souffle en pressant ses paumes moites sur ses oreilles pour faire taire les sifflements qui envahissent son cerveau. Debout sur le plancher, dos à la fenêtre, le jeune homme sanglote, ses pieds sont de plomb, il suffoque. D’où viendra la prochaine salve? Y survivra-t-il? Recevra-t-il une balle de sniper en plein cœur dans une seconde? Les soldats de Bachar ou les barbus de l’État islamique vont-ils entrer dans la maison? Nayef est dans sa chambre de jeune homme, au premier étage de sa maison, dans un pays en guerre. Seul, perdu, fragile au cœur même de son foyer, sans savoir ou se réfugier. Il a vingt ans aujourd’hui, sa nuit vient d’être guillotinée. Il vomit de la bile, l’estomac vide, désormais complètement réveillé. Il sait que cette bombe était LA bombe, celle qu’il redoute depuis des années. Il vient de passer de ses rêves à un cauchemar.
Depuis des générations, Nayef et sa famille habitent cette maison du quartier historique, un bijou de trois étages aux colonnades décaties. Un caravansérail ou s’arrêtaient les voyageurs sur la route de la soie. Le grand-père de Nayef a quatre-vingt-douze ans, il veille encore sur son royaume, invectivant régulièrement la domestique qui frotte sans relâche les parquets à la cire. Dans cet îlot où l’on tente de résister à la folie qui s’est emparée de la Syrie, Nayef et sa sœur Layla vivent depuis quatre ans avec leurs grands-parents. Leur père, Nadim, médecin, avait couru dans la rue lors de la première manifestation anti-Bachar. Il avait pansé les plaies, extrait les balles et recousu les crânes fracassés par les gourdins idiots des policiers du président. Il ne cachait pas son manque de sympathie pour le régime. Mariam, la mère, d’origine chrétienne, secondait son époux sur le trottoir devant la maison quand la police les avait emmenés tous les deux sous les yeux effarés du reste de la famille cachée derrière la fenêtre grillagée du premier étage, la d’où autrefois les femmes observaient sans être vues l’activité du bazar. Emmenés, emprisonnés, torturés, probablement tués pour s’être montrés simplement humains.
Nayef sort en titubant dans le couloir, il s’essuie la bouche du revers de la main, sa salive a un goût amer. En claquant des dents, il tente de se concentrer sur la minute en cours. Avancer pas à pas. Être dans l’action. Il progresse millimètre par millimètre, comme un petit vieux, en trainant les pieds. On dirait un automate mal réglé, il doit s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber. En passant devant ce qui fut la chambre de ses parents, Nayef caresse le montant de la porte, comme si elle allait s’ouvrir et révéler le visage assoupi de sa mère, yeux gonflés, presque bridés, bordés de traces de kohl. C’est que Mariam ne sortait jamais sans être maquillée, coiffée, toujours en robe et talons hauts. Elle avait fait de l’élégance sa marque de fabrique et tout le quartier la reconnaissait à son allure. Aucune nouvelle ne lui est jamais parvenue de ses parents, aucune preuve de leur survie ou de leur exécution. Il espère qu’ils sont morts, qu’ils n’ont pas à subir les séances de torture menées dans les prisons d’État, sans parler des viols et sévices sexuels sur les prisonniers, femmes et hommes. Il secoue la tête pour chasser ces images. Y penser n’y changera rien.
Pas à pas, Nayef avance comme s’il gravissait l’Everest. Il souffle, il gémit, il sanglote, il parle tout seul, il lutte pour reprendre le contrôle de ses membres. Au bout d’un temps qui lui paraît infini, il arrive devant la porte du petit salon, là où sa grand-mère Aziza a pris l’habitude de dormir, car selon elle on y respire mieux. Ses oreilles sifflent toujours, l’explosion l’a assourdi, ce qui accentue sa panique. Il redoute à chaque seconde d’être surpris, enseveli par un nouveau bombardement ou fusillé de la fenêtre d’en face.
Le jeune homme inspire et ouvre la porte d’un coup. II est assailli par un nuage de poussière, par l’odeur du ciment et des briques en morceaux, l’odeur de la destruction, l’odeur de la haine et des instincts guerriers. Tout cela s’infiltre par ses narines, il tousse. Il pose sa main sur son visage pour se protéger. Elle sent la confiture de fraises, mais cela ne suffit pas à couvrir l’émanation d’apocalypse qui s’est infiltrée dans sa gorge.
À travers les bourdonnements qui faiblissent, il perçoit des gémissements étouffés. Il hurle le nom de sa grand-mère:
– Aziza! en priant Allah et tous les autres dieux qu’elle ait dormi ailleurs cette nuit-là.
Le soir précédent, il l’avait quittée dans la cuisine alors qu’elle préparait de la confiture de fraises. L’odeur de fruits caramélisés envahissait la maison, Nayef était descendu de sa chambre pour en voler une ou deux cuillerées. Comme d’habitude, Aziza avait écumé la confiture en train de cuite et avait déposé la mousse rose sur une soucoupe. En voyant arriver Nayef vêtu d’un jean et d’un t-shirt des Rolling Stones, elle avait roulé des yeux d’un air faussement réprobateur, le regard brillant et le sourire immense. »

À propos de l’auteur
CROUBALIAN_Melanie_DRMélanie Croubalian © Photo DR

Née au Canada d’une mère suissesse et d’un père arménien d’Égypte, Mélanie Croubalian a grandi entre Genève et le Caire. Elle vit et travaille à Lausanne, où elle anime et produit depuis près de vingt ans de nombreuses émissions pour la RTS. Azad est son premier roman. (Source: Éditions Slatkine)

Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Azad #MelanieCroubalian #editionsslatkine #hcdahlem #premierroman
#RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #primoroman #roman #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

L’école de la forêt

DEMIERRE_lecole_de_la_foret  RL_2023 Logo_premier_roman
En lice pour le Prix Françoise Sagan 2023

En deux mots
Arole et Bleuet viennent d’arriver dans une cabane délabrée qui leur servira de refuge. Elles fuient une secte où des « gourous » entendaient endoctriner les « idiotes » dont elles faisaient partie. Désormais, elles vont tenter de comprendre cet engrenage en explorant leurs archives et leurs souvenirs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand les «idiotes» lâchent leurs «gourous»

Dans un roman à la langue très travaillée, Carla Demierre suit deux sœurs échappées d’une secte et qui vont tenter de se construire un avenir. Mais le chemin, entre emprise et émancipation, n’est pas aisé à trouver.

Arole et Bleuet sont sœurs. Elles se retrouvent en forêt, dans une cabane délabrée, pour tenter de reconstruire leur histoire. Elles ne savent plus précisément si elles ont été les membres d’une secte à laquelle aurait appartenu leur mère Violette, ni ce que disent leurs enregistrements sur smartphone et qu’elles tentent de trier et de classer. Il y a bien quelques indices, comme cette classification entre «gourous» et «idiotes», semblant instaurer une hiérarchie machiste et les leçons de développement personnel qui semblent n’avoir pour but que de leur prouver combien elles sont inférieures, inaptes, incapables de s’élever. Alors, elles convoquent leurs propres souvenirs, échangent leur vécu et leur ressenti, cherchent à comprendre et à structurer leurs pensées. Et à séparer le bon grain de l’ivraie et la vérité des rumeurs incertaines qui « alimentent la légende familiale et fournissent des hantises communes garantissant la cohésion du groupe, tout en jouant le rôle du nid de guêpes sous la charpente prêt à libérer des essaims de secrets. »
Comment percer ces secrets? Peut-être en affichant au mur les photographies emportées dans leur fuite? En cherchant derrière ces instantanés ce qui constitue la personnalité de ces gens qui ont partagé leur existence. Marco, Daniel, Cosme, Mariana, Bruce, Violette, Granit, Jade, Ambre, les gourous, les idiotes et les membres de la famille sont passés au crible de leur analyse, sans oublier la chatte Dourga. Mais quand on sort d’une longue période durant laquelle le langage même a fait l’objet d’une manipulation constante, la tâche n’est pas aisée. Arole et Bleuet, au milieu d’une nature qui leur est tout à la fois refuge et danger, dans un climat peu serein, vont chercher la voie de l’émancipation. Mais parviendront-elles à se laver de leurs longues séances d’endoctrinement?
Des fiches, des citations, des enregistrements, des notes de lecture forment aussi un matériau au service de leur décryptage qui est aussi l’occasion pour Carla Demierre de démultiplier son registre narratif. Entre poésie et pensées, fiches techniques et retranscriptions de conversations, on sent la romancière – qui a longtemps enseigné l’écriture créative à la Haute École d’art et de design (HEAD) de Genève – jouer avec bonheur sur ces multiples registres. Un chemin qu’emprunte le lecteur avec la même curiosité, la même excitation.
Maintenant qu’elle a mis un terme à sa carrière d’enseignante pour se son consacrer à ses propres textes, elle vit pour écrire, écrit pour vivre, selon la belle formule qu’elle a trouvée. On se réjouit d’ores et déjà de son prochain opus.

L’école de la forêt
Carla Demierre
Éditions Corti
Roman
150 p., 18 €
EAN 9782714312884
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé dans une forêt que l’on pourrait localiser en Suisse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une cabane au milieu de la forêt. Un enregistreur, un cahier, une boîte de craies, un bandana violet. Deux sœurs, Arole et Bleuet, viennent de quitter la maison. Elles ont grandi dans une communauté. Petite école et grande famille guidées par une poignée d’hommes. Dans cette maison, on apprend à devenir la «meilleure version de soi-même» en se détachant de ses émotions ou en construisant des murs. Comme la plupart des filles de la maison, les sœurs font partie des mauvaises élèves. Elles imitent les guides sans jamais parvenir au même degré de maîtrise et ont bien souvent le sentiment d’être stupides. Au lieu d’écouter les leçons, elles se mettent à tout enregistrer, sermons, repas, promenades. Dans la cabane au fond des bois, elles mènent de longues séances d’écoute. Ça ressemble à une enquête dont le but serait, pour commencer, de mettre les pièces de leur histoire dans un ordre qui la rende intelligible.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Lenaïg Cariou)
Blog Lune Depassage

Les premières pages du livre
« Arole écrabouille entre ses mains une grande feuille de papier journal. Elle jette la balle qu’elle vient de former au centre du cercle de pierre. Par-dessus, elle dispose des branches sèches, des brindilles, quelques pommes de pin puis craque une allumette. Le papier prend feu en quelques secondes. Trois flammes entrelacées font miroiter le pelage fauve de la chatte endormie
sur ses genoux. Le bois d’allumage s’illumine de l’intérieur, les brindilles se tortillent comme des vers et dans les pommes de pin se produisent de petites explosions.
Arole attrape une autre feuille sur la pile de journaux à côté d’elle mais au lieu de la jeter dans le feu, elle commence à lire un article tout en résumant à sa sœur les passages intéressants.
— Savais-tu que dans notre corps il y a assez de carbone pour fabriquer neuf cents crayons et assez de phosphore pour produire deux-cent-vingt-mille allumettes ?
Arole aimerait pouvoir communiquer un peu d’enthousiasme à Bleuet qui se plaint depuis leur arrivée de l’état de délabrement de la cabane. Tout en prêtant attention aux prédictions du journal, celle-ci lève son sac de couchage en l’air comme un bâton de sourcier à la recherche d’un lit perdu.
En admettant qu’elles meurent dans la moyenne à l’âge de quatre-vingt-quatre ans et demi, elles auront passé sept ans sans trouver le sommeil et vingt-six ans à dormir.
Elles auront passé trente ans debout, dix-neuf ans assises, seize ans à marcher, trois ans dans une voiture et six mois dans les embouteillages.
Elles auront mangé pendant deux ans, passé cent-vingt jours à uriner, cinq ans à faire des recherches sur internet.
Elles auront pris un bain de soleil de deux-mille- cent-soixante-dix heures et attendu le train pendant six-cent-cinquante-trois heures.
Elles auront consacré seize minutes par an à se tromper de sens pour brancher un câble usb et trois ans à faire la lessive.
Elles auront passé quatre ans au téléphone et cinq mois complets à se plaindre.
Au cours de leur vie, elles auront dû froncer deux-
cent-mille fois les sourcils pour faire apparaître une première ride.
Elles auront saigné pendant six ans. Elles auront produit quarante-mille litres de salive.
Elles auront fait pousser quatre mètres d’ongles et dix mètres de cheveux. Et elles auront perdu dix-huit kilos de peau morte, conclut Arole avant d’écraser la feuille entre ses mains, forçant les plis dans l’intention de les emboîter les uns
dans les autres. Une compression pas vraiment sphérique. Un origami brutal qu’elle jette dans les flammes avec une satisfaction visible.
— En ce qui me concerne tu peux remplacer tous les nombres par un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout.
Dans l’ordre que tu veux ! déclare Bleuet en installant son sac de couchage sur un panneau de bois qui était autrefois une porte.
Une casserole est posée sur une grille au-dessus du feu. Arole laisse tomber trois feuilles de sauge dans l’eau frémissante avant d’ouvrir un mince cahier de papier glacé, probable relique d’un livre de travaux manuels.
Pendant que la tisane infuse, elle guide sa sœur vers le sommeil en lui faisant la lecture comme à une enfant.
Et à cette heure avancée de la nuit, il est facile de prendre pour des oracles de simples conseils de bricolage.
Si votre lampe s’allume, c’est que le courant passe.
Il est indispensable à toute femme d’avoir un coin de pièce qui lui est réservé et son bureau bien à elle. Un pot de peinture suffit à délimiter ce coin.
Attention, les fissures réapparaissent tout le temps à travers la peinture ou le papier peint. Souvent, elles vous découragent.

Bleuet n’a pas fermé l’œil de la nuit, tourmentée par la présence de nombreuses échardes et agrafes sur l’ancienne porte. Arole a mal dormi, assise sur une souche rugueuse et constamment réveillée par des pensées alarmantes.
Quand elles ne luttent pas pour trouver le sommeil, les sœurs surveillent le feu et observent le ciel. Les arbres qui s’élèvent au-dessus de la cabane ne sont pas rassurants. Leurs silhouettes élancées font penser à de longues mères poilues et mutiques veillant sur un nourrisson endormi. Ces végétaux dont le tronc se garnit de branches à une certaine hauteur ont presque l’air de respirer. Les
sœurs ont la pénible impression que les arbres miment leur souffle. Le léger balancement des cimes paraît calqué sur le rythme de leur respiration. Le feuillage qui gonfle dans le vent rappelle la manière dont une cage thoracique se soulève. Même découpés en planches,
les arbres inspirent et expirent littéralement comme les sœurs inspirent et expirent. Cette nuit, tout ce qui se trouve dans la forêt respire par le même Grand Poumon. Prisonnières volontaires de ce battement cosmique, les
sœurs hésitent entre l’extase et la crise d’angoisse. Et le ciel, qui paraît aussi épais et vivant qu’un potage de haricots noirs, n’aide pas à les rassurer. Il y a dans cette forêt autant d’oiseaux prêts à chanter que de branches disposées à tomber. Pendant leur insomnie, Arole et Bleuet guettent les traces d’une présence humaine dans le paysage sonore. Le bois des murs travaille en faisant craquer la cabane comme le ferait un ostéopathe avec un squelette. Les sangliers frottent bruyamment leurs groins contre la terre avant de détaler vers une autre destination ou de dégringoler par jeu
dans un talus à proximité. Les pics donnent des coups de bec réguliers contre l’écorce des arbres, en quête des meilleures larves. Des rapaces nocturnes nichant dans un trou poussent des ululements sinistres. De grands
mammifères à la tête garnie de bois ramifié tordent leurs sabots sur des conglomérats de pierres et les cailloux se cognent les uns aux autres en se dispersant.
Il n’en faut pas plus pour provoquer la vision d’un
homme massif au visage tordu par la colère, zigzaguant entre les pins, marchant dans leur direction. Un être enragé et à bout de souffle, frappant les troncs qui se trouvent sur le chemin avec un bâton. Un père furax cognant les arbres pour faire savoir qu’il arrive ou pour s’échauffer avant la bagarre. Pourtant elles savent que
personne ne passe jamais par ici. »

Extrait
« Dans la maison d’autres récits de ce genre s’échangent sous forme de rumeurs incertaines. Elles alimentent la légende familiale et fournissent des hantises communes garantissant la cohésion du groupe, tout en jouant le rôle du nid de guêpes sous la charpente prêt à libérer des essaims de secrets. » p. 53

À propos de l’auteur
DEMIERRE_Carla_©Dorothee_Thebert_FilligerCarla Demierre © Photo Dorothée Thébert Filliger
Carla Demierre est née en 1980 et vit à Genève. Elle a publié des livres de poésie et un récit. Ses textes mélangent poésie et narration, expérimentation formelle et cut-up documentaire. L’école de la forêt est son premier roman. (Source: Éditions Corti)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lecoledelaforet #CarlaDemierre #editionsjosecorti #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #litteratureesuisse #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Le piège de papier

DUPONT_TROUBETSKOY_le_piege_de_papier

  RL_2023

En deux mots
Quand la narratrice rencontre L, c’est le coup de foudre. Les deux étudiantes deviennent vite inséparables et vont réussir brillamment. La narratrice part en Bolivie au service d’une ONG, L publie un recueil de nouvelles. Les deux amies se retrouvent trois ans plus tard, mais c’est alors que leur complicité va laisser place à la rivalité.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Amitié, rivalité et littérature

Dans son sixième roman, Kyra Dupont Troubetzkoy imagine une amitié forgée durant les études et qui va virer à la rivalité lorsque les deux amies décident d’écrire. Un drame qui permet aussi d’explorer le milieu littéraire parisien.

«La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt. Il faudrait toujours se fier à sa première impression.» Dès les premières lignes, le lecteur comprend qu’entre L et la narratrice, la relation sera passionnée. Pourtant les deux jeunes filles s’ignorent et se séparent après le bac. Ce n’est qu’une année plus tard, sur les bancs de science-po, qu’elles se retrouvent et qu’une amitié forte va se construire entre la rousse et la blonde.
Bien que de caractère fort différent, elles vont réussir toutes deux un joli parcours, réussissant même à décrocher les mêmes notes. Un mimétisme qui va connaître son acmé lors d’un bal masqué, lorsque – sous couvert de travestissement – elles vont échanger un baiser passionné.
Mais c’est alors que leurs chemins vont diverger. La narratrice part trois ans pour le compte d’une ONG en Bolivie. Un séjour qu’elle mettra à profit pour réaliser des reportages et affûter sa plume. L, quant à elle, se choisit un mari et va mettre au monde un enfant. Et publier un recueil de nouvelles.
Si après son retour en France, les deux amies se retrouvent, ce n’est que le temps que la narratrice découvre dans l’une des nouvelles un portrait peu flatteur d’elle. Dès lors la guerre est déclarée. Une rivalité qui va s’exacerber sur le terrain de la littérature. Mais alors que L parvient à s’installer durablement dans le paysage littéraire, sa rivale peine à trouver un éditeur.
Jusqu’au jour où, presque en transes, elle trouve LE sujet de son roman et se venge.
La plume de Kyra Dupont Troubetzkoy fait merveille dans ce registre d’amour-haine, se plongeant tour à tour dans le miel et le vitriol. Elle réussit aussi fort bien à brouiller les cartes entre réalité et fiction, faisant de la littérature l’objet et le sujet de leur rivalité. Et dont leurs vies privées respectives ne sortiront pas indemnes. L’occasion aussi de dresser un portrait peu reluisant du milieu de l’édition parisien. Sous les traits de Charles, un éditeur plus soucieux de bons coups que de beaux textes, elle met en scène l’affairisme qui semble avoir gagné les prestigieuses maisons sises du côté du boulevard Saint-Germain. À moins que… On peut toujours compter sur les libraires pour redonner au livre la place qu’il mérite.
Mais le vrai sujet de ce roman à la tension de plus en plus forte jusqu’à un dénouement inattendu, reste cette relation aussi forte que toxique. Deux femmes qui vont se trouver puis se perdre dans une rivalité presque maladive, car les coups portés aujourd’hui sont à la hauteur de leur complicité d’hier.

Le piège de papier
Kyra Dupont Troubetzkoy
Éditions Favre
Roman
264 p., 19 €
EAN 9782828920586
Paru le 19/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi un séjour en Bolivie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elles ont presque vingt ans quand elles se retrouvent sur les bancs de l’Université et se découvrent de troublants points communs. La méfiance initiale fait vite place à une complicité sans faille. Les deux jeunes femmes noueront une amitié amoureuse, vivant un véritable Éden, inventant leur monde, le modelant au gré de leurs imaginations fécondes, se cachant derrière des identités fictives, aiguisant sans le savoir leurs ruses d’écrivaines. Ce qu’elles deviendront. Autrices, mais aussi rivales.
Suite à une série de trahisons dont on ne sait jamais si elles naissent de l’esprit troublé de la narratrice pour qui fiction et réalité ne semblent faire qu’un, celle-ci s’emploie à se venger de son double dont elle jalouse le succès. Elle imagine alors un stratagème dangereux. Un piège de papier qui se refermera sur elle comme un origami aux multiples plis…
Un roman ardent à la trame tendue qui explore le milieu courtisé du monde des lettres et des prix littéraires, et aborde avec talent l’imposture en écriture. L’histoire, surtout, d’une amitié exclusive et excessive, qui poussée par la société devient une véritable rivalité entre les deux protagonistes et qui dénonce les biais du monde littéraire toujours plus cruel, surtout lorsqu’on est une femme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radiocité Genève
RTS
Blog Rainfolk’s Diaries
Blog de Francis Richard
Femina.ch

Les premières pages du livre
« Prologue
Je marchais d’un pas décidé quand je passai devant L’Écume des jours. Moi aussi, comme Boris Vian, j’espérais « décrocher la lune ». Allez, je pouvais bien m’offrir le luxe d’une halte dans la plus prestigieuse des librairies parisiennes. Après tout, elle se trouvait sur mon chemin. J’y vis un signe, combien ce que ce conte écrit en grand secret et en un éclair m’inspirait, et poussai la porte du saint des saints.
C’est là que je le vis. Au milieu de l’îlot central qui faisait la part belle aux écrivains les plus en vue, aux romans ou essais susceptibles de cartonner et dont les ventes assureraient des lendemains qui chantent aux libraires et aux éditeurs, se trouvait une fois encore le dernier opus de « L », « la jeune écrivaine en vogue », mon « amie ». L’exemplaire présenté reposait sur des dizaines d’autres comme pour signifier aux amateurs qu’ils avaient bien raison de l’aimer, d’autres qu’eux se jetteraient sur ce petit chef-d’œuvre. On avait devancé l’engouement du public et veillé à en imprimer suffisamment pour éviter la rupture de stock. Il fallait s’assurer que les lecteurs (qui n’étaient rien moins que des consommateurs de livres) puissent voir leur désir immédiatement satisfait avant qu’ils ne zappent et ne portent leur intérêt sur autre chose. Un malencontreux accroc dans la chaîne d’approvisionnement pouvait, en effet, s’avérer fatal. La durée de vie d’un nouvel ouvrage était de trois semaines, maximum. Ensuite, pfft… il disparaissait, rangé dans les rayons, à l’abri des regards, oublié, périmé, rendu à son éditeur pour finir au pilon. Une mise à mort des livres trop longtemps abandonnés était ainsi orchestrée pour répondre aux impératifs économiques des distributeurs qui ne toléraient que les stocks « utiles ». J’avais toujours été sensible à ce guillotinage littéraire et œuvré du mieux que je le pouvais à leur sauvetage. Un engagement sans nul doute exalté par ma fréquentation et l’amitié qui en découla envers deux libraires en particulier qui, bien qu’ils s’y pliassent, réprouvaient ces pratiques sauvages.
Dès mon plus jeune âge, je flânais des heures dans la librairie de notre village tandis que mes camarades lui préféraient l’épicerie et son large choix de bonbons. Je lisais avec gourmandise toute la bibliothèque rose, puis toute la bibliothèque verte tandis qu’ils suçaient avec avidité caramels mous et sucres d’orge. Je tenais les écrivains, dont les livres trônaient en vitrine, en haute estime, priant secrètement qu’un jour les miens y soient, eux aussi, érigés en majesté. Enfant, je rêvais déjà de romans et de célébrité. La libraire, Madame Jaquet, avait fini par m’attribuer un de ces tabourets roulants dont elle se servait pour saisir les indociles opuscules qui narguaient sa petite taille. Sinon je continuerais à dévorer, affalée au pied de ses rayons, ses acquisitions que je n’achèterais pas, sauf quand je touchais enfin mon argent de poche ou des enveloppes un peu plus fournies pour Noël et mon anniversaire. Elle finit même par s’habituer à ma présence et à m’apprécier, me semble-t-il, malgré notre différence d’âge. Elle glissa entre mes mains les livres qu’elle jugeait « indispensables », m’introduisit aux classiques qui recelaient des trésors cachés seuls réservés aux initiés et m’offrit même une ou deux rares éditions reliées. Je faisais montre d’un goût naturel pour les livres et, en gardienne des belles-lettres, elle ne pouvait y demeurer éternellement insensible.
Je pense qu’on ne dit pas assez la place que tiennent les libraires dans la carrière d’un écrivain, combien ils nous aiment et nous protègent. Non seulement ils exercent en toute discrétion l’un des plus beaux métiers qui soit, mais un peu comme des sorciers, vivant à la marge du monde, en souterrain, ils fraient dans des sphères parallèles à portée de fantômes et de chimères dont ils aiment plus que tout autre la compagnie. Ils possèdent leurs rites, leurs formules, et de grandes échelles sur lesquelles ils se hissent pour vous tendre la perle rare. « Je l’ai ! », s’exclament-ils du haut de leurs cathédrales de papier comme s’ils avaient remporté une bataille, des conquêtes. On sous-estime leur pouvoir. En missionnaires, ils convertissent ignares et réfractaires et propagent le goût de la lecture et Dieu sait combien l’exercice est devenu confidentiel. Ils font aussi écrire les aspirants prosateurs comme moi et les plus expérimentés ; ils font jaillir des vocations et donnent enfin aux écrivains le courage d’exister aux côtés des plus prolifiques, les savants, ces plumes qui nous intimident, les monuments : les Hugo, les Dumas, les Dostoïevski, les Proust, tous ces salauds qui ont si bien écrit avant nous et même tout écrit avant nous, clament les plus méchants. Aussi les idolâtrons-nous en les haïssant tout autant, même si peu d’écrivains l’admettent. La plupart de mes confrères préfèrent se dire « intimidés ». Mais les libraires, eux, ne sont pas dupes. Certains d’entre eux scribouillent eux aussi, en secret. Ils mijotent des livres inachevés, rêvent la nuit d’enfanter « le » livre, l’élu, celui qu’ils auraient voulu voir tomber entre leurs mains, un trésor, le Graal des romans, une histoire parfaite, ciselée, menée à son terme d’une main de maître, sûre et habile. Le petit Jésus en culotte parcheminée.
Madame Jaquet sut mieux que tout autre – parents et professeurs de français réunis – entretenir cette flamme qui brûlait déjà et l’empêcher de vaciller à l’adolescence quand le désir charnel vient concurrencer les page turners. Elle savait aussi combien la littérature peut être un jeu dangereux et m’en avertir. Du fond de ma mémoire d’enfant, il me semble qu’elle la comparait aux grands crus. Il était bon de rappeler que l’abus de lecture en avait enivré plus d’un et qu’on pouvait mal finir. Elle m’alerta sur le pouvoir de la littérature et, quand elle comprit que j’ambitionnais d’en faire mon métier, les responsabilités qui incombaient aux écrivains. Ne disait-on pas de certains livres – et surtout d’un livre en particulier – qu’il vous avait « transformé », ou pire « changé votre vie » ? Je ne sais si elle me prévint ou si elle m’excita, mais peu de temps après cet avertissement, elle ferma boutique. Notre libraire prenait sa retraite et les habitants du village perdirent toute chance de fréquenter d’autres enseignes que l’épicerie ou le bar du coin. Et moi, toute trace de mon initiatrice. Voilà pourquoi Bertille prit tant d’importance. Des années plus tard, elle combla tout naturellement le vide laissé par Madame Jaquet. La propriétaire de la librairie du bourg de mes beaux-parents endossa peu à peu son rôle de mentor. Bertille était ma bonne conscience.
J’en étais là de mes considérations quand mes yeux butèrent sur un titre : Déclaration d’amour à mon libraire. Je ne pris même pas la peine de regarder le nom de l’auteur, cette perle rare lui était évidemment destinée. Je n’étais donc pas entrée ici uniquement pour y voir L à l’œuvre, ni faire le énième constat de sa notoriété. Et comme il n’est rien de plus difficile que dénicher le bon livre pour un libraire, je m’empressai de passer à la caisse. Je ne manquerais pas de lui offrir ce présent lors de ma visite prochaine. Mon petit paquet bien calé sur le cœur, Bertille me servait de bouclier. Elle s’était trouvée là, sur mon chemin et m’encourageait dans mon entreprise. Grâce à elle, j’étais invincible. Oui, cette halte me porterait chance, j’en étais sûre à présent. C’est cela que vendent les libraires : un horizon, des possibilités, une revanche. Plus que des marchands de rêve, ce sont des trafiquants de certitudes.
Ainsi, quittai-je la plus belle librairie de Saint-Germain, vaillante et conquérante, plus que jamais prête à me rendre, deux pâtés de maisons plus loin, chez l’un des éditeurs les plus en vue du cénacle parisien y déposer le manuscrit qui modifierait radicalement mon destin d’écrivain.

I. Au commencement
La première fois que je la vis, c’était de loin. Une lourde cascade de cheveux roux sur un corps légèrement voûté, L discutait d’un peu trop près avec mon ex. Je la détestai aussitôt.
Il faudrait toujours se fier à sa première impression.
Comment cette fille dont les membres semblaient flottants, aux muscles mous, se permettait-elle de tutoyer mon Victor si dynamique, l’esprit aussi virevoltant qu’un derviche tourneur en pleine danse de sema ? Leurs corps si proches l’un de l’autre, bien qu’ils ne se touchassent point, la façon qu’ils avaient de se faire face tout en donnant l’impression de s’emboîter parfaitement comme deux cuillères de même format, fondues au même moule, sans même être en contact… ils sortaient ensemble, j’en avais le cœur net.
Non seulement cette inconnue me volait mon premier amour, mais elle mettait fin à toutes mes illusions. Depuis la rentrée, j’espérais secrètement une résurgence de notre idylle. Je décortiquais chacun des gestes de Victor, le moindre signe, une œillade, un vague sourire, une de ses remarques à l’emporte-pièce dont il avait le secret et qui me faisait littéralement fondre. Victor avait le sens de la formule, j’admirais son esprit facétieux, ses jeux de mots impayables. Nous passions des heures au téléphone avec Nina à débusquer la plus petite preuve de son intérêt pour moi. Tout était prétexte à disserter des soirées entières, à élaborer des plans complexes pour attirer son attention, capter son regard. Les doigts enroulés à m’en couper le sang autour du fil de caoutchouc qui reliait les combinés d’alors à leur matrice, je dissertais sans fin : que porterais-je le lendemain, jouerais-je l’indifférence, dégainerais-je la vanne qui le ferait réagir, laisserais-je planer le doute quant à mes intentions, le regard doux, cajoleur, la bouche pour autant venimeuse ? Nina et moi épluchions tous les scénarios jusqu’à épuisement.
Et voilà que cette pimbêche arrivée en milieu d’année réduisait tout à néant et me couvrait de honte. J’étais remplacée. Cette fille inexistante quelques semaines plus tôt, s’incarnait. Elle était partout désormais, se nichait dans les coins, en embuscade, à l’orée des buissons qui entouraient le portail de l’entrée. Elle semblait chuchoter des choses tandis qu’elle fumait des cigarettes, noyée dans des pulls trop larges. Elle cherchait probablement à dissimuler une poitrine généreuse. Moi qui avais de tout petits seins, tout en l’enviant, je voyais bien qu’elle était encombrée et m’en réjouissais.
Tantôt planquée dans les toilettes des filles, tantôt tapie derrière les portes battantes qui menaient aux classes, on aurait dit une messagère chargée de recevoir et délivrer des secrets. Elle évoluait dans une atmosphère intime, énigmatique, jamais plus d’une ou deux personnes à ses côtés. L semblait s’être intégrée comme un gant, cooptée par une paire de filles en particulier, une blonde toute en boucles d’or qui faisait l’unanimité – tout le monde s’accordait à dire qu’elle était « la plus belle fille du secondaire » – et une brune minuscule au physique insignifiant qui fascinait pourtant tous genres confondus. On ne savait pas très bien à quoi tenait le magnétisme de cette dernière, mais elle était bel et bien escortée d’une garde rapprochée dont L faisait partie et qui semblait lui prêter une loyauté à toute épreuve. Ce binôme improbable rehaussait son aura. Ainsi L était-elle respectée par procuration. Car ces filles en imposaient. Ensemble, elles trônaient en reines sur la cafétéria, louvoyant entre le bar et le baby-foot, leur chasse gardée. Je n’osais même pas pénétrer ce lieu sacré. Lorsque vous vous y aventuriez à force d’auto-persuasion, en mal d’un sandwich ou d’une boisson gazeuse, tous les regards se tournaient vers vous comme un seul homme pour vous jauger de pied en cap. Non, vraiment, je n’avais pas le cran de me promener nue devant ces prédateurs, même mineurs. J’étais de celles qui s’agglutinaient en grappe sur les escaliers, notre purgatoire, le ventre vide, ou s’adossaient à la rampe pour se donner un air vaguement nonchalant lorsque les marches ne pouvaient accueillir plus de pleutres.
Je ne cessais de croiser L, mais jamais seule. Elle semblait même faire exprès de m’ignorer tandis que je m’évertuais à dissimuler ma curiosité. J’aurais tout donné pour savoir ce qu’ils se disaient, ce que Victor lui trouvait, quel lien secret les unissait. Était-ce le sexe ? Lui faisait-elle bien l’amour ? Avaient-ils déjà couché ensemble ? Nous avions failli le faire avant les vacances d’été, mais la nuit avait été trop courte. Allongés sur son lit, nous nous étions longuement embrassés, ses mains s’étaient aventurées sous mon t-shirt, mais une fois le bouton de mon jean défait… il avait hésité. Peut-être avait-il senti un léger tressaillement, ma crispation, et s’était contenté de caresser le haut de mon corps. L’heure des adieux approchait, l’aube ne tarderait pas à poser sa lumière ingrate sur nos visages insomniaques, gonflés d’alcool, la peau enflammée à force de se frotter l’un à l’autre. Victor m’avait déposée au bout du chemin, me promettant qu’il m’écrirait avant que je ne coure chez moi, mes chaussures à la main, les pieds nus sur l’asphalte pour ne pas réveiller mes parents qui ne savaient rien de mes escapades nocturnes. On le ferait à la rentrée. Ce serait ma première fois.
Mais à la rentrée, j’avais attendu son appel et le téléphone était resté muet. Même le jour de mes seize ans, tandis que les heures passaient, mes espoirs avaient fait place à une détresse immense. Victor était mon premier chagrin d’amour, banal et si cruel. Mes parents, désolés de me voir aussi malheureuse, essayaient tant bien que mal, et plutôt mal, de me consoler. Le gâteau n’avait aucun goût, j’ouvrais mes cadeaux à reculons. Seule dans mon lit, ce soir-là, les yeux brouillés de larmes, je louchais sur ses lettres reçues tout au long de l’été, espérant y trouver des réponses. Mais Victor n’était pas du genre à se justifier. On se retrouverait au lycée, dans des classes parallèles, et je passerais toute l’année scolaire à admirer sa nuque tant convoitée lors de nos cours en commun. Sans explication et toujours vierge.
L était devenue une rivale même si Victor ne cessait de me taquiner affectueusement comme il l’avait toujours fait, cultivant même un semblant de relation. Nous aimions tous deux les traits d’esprit, les jeux de mots, connaissions par cœur les phrases des films d’Audiard. Je finis par me persuader que L n’était qu’une fille au physique un peu mièvre, passée après moi, et avec laquelle il couchait sûrement tandis que mes soupirs s’élevaient au rang de fantasmes. À force de la scruter, sa peau si blanche qu’on en devinait les veines, son corps sans muscles, ses traits grossiers, ses petits yeux ternes, des taches de rousseur éparses, je finis par me convaincre qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Décidément, cette fille n’avait rien. Si Victor continua à la fréquenter, je finis par m’y habituer, un peu déçue qu’il s’investisse dans une affaire aussi quelconque. Mon bac en poche, il fut bientôt temps de quitter le lycée, le monde ouaté de l’école, pour me jeter dans l’univers féroce et impitoyable de la vie universitaire. L, un degré au-dessous, moisirait là une année de plus. Sans lui.
Ma consolation.

II. Le jardin d’Éden
J’avais rêvé de liberté. Ma relation avec mes parents avait toujours été assez compliquée et s’était envenimée à l’adolescence. Bonne élève, j’étais devenue impossible à contrôler. Ma nouvelle vie en studio promettait donc d’être riche à tous points de vue. Je plongeai avec délectation dans ce nouveau monde sans entraves ni couvre-feu et profitai de ce premier mois sans cours – l’année universitaire avait pour principal avantage de ne commencer qu’en octobre – pour transformer mon modeste logement en petit nid douillet. Situé dans un quartier populaire, un peu excentré, je trouvai assez facilement tout ce dont j’avais besoin à moindre coût. Finis la campagne, les transports en commun trop rares ou carrément inexistants le dimanche. Ici, la vie battait son plein, les rues grouillaient de monde, il fallait même faire attention à monter dans le bon bus tant les lignes convergeaient toutes vers ce point névralgique qu’était ma rue. J’étais bien au centre du monde.
Les cours pouvaient démarrer.
Seulement, rien ne se passa comme prévu. Je ne savais que faire de cette autonomie dont j’avais été si friande. Sans cadre, ni remontrances, je me dissolvais sans savoir par quel bout empoigner l’espace-temps. Mon ennemi parental avait complètement disparu sur mes injonctions à me « foutre la paix, ça vaaaa… ». Je flottais sans attaches dans un monde devenu trop vaste qui me terrifiait, même s’il était hors de question de l’admettre. Tout était possible, y compris de n’avoir de comptes à rendre qu’à moi-même. Seule dans mon nouveau chez-moi, je passais des heures à contempler cet intérieur et ses effets dans lequel j’avais canalisé toute mon énergie et qui restait désespérément muet, le silence encore exacerbé par les bruits sourds de l’ascenseur ou des voisins qui semblaient tous vivre en communauté. Personne ne m’attendait, ni le midi, ni le soir. À peine rentrée chez moi, j’allumais la télévision, espérant tromper ma solitude.
Pour ne rien arranger, je m’étais inscrite dans une faculté où je n’avais aucune prédisposition. Parce que j’y avais une ou deux connaissances et qu’on m’avait rebattu que les Lettres ne faisaient pas une carrière, de guerre lasse, j’avais opté pour des études de commerce. Je n’avais décidément rien à faire en cours de comptabilité ou en sciences économiques, matières auxquelles je ne comprenais pas un traître mot et qui ne faisaient que creuser l’écart entre mon être intérieur et le reste du monde. Je passais donc tout mon temps à la cafétéria à siroter du café, breuvage dédaigné jusqu’alors, que j’associais, je ne sais pour quelle raison, à cette nouvelle existence d’adulte et que je finis par apprécier. J’étais à cran et ma relation déjà tumultueuse avec François, auquel j’avais cédé après qu’il m’avait fait une cour assidue tout le long de l’année, devint carrément insupportable. Elle l’était plus encore pour notre entourage qui nous observait nous déchirer à tous propos. Ma vie d’étudiante était assurément plus complexe que prévu et les mois passèrent, confirmant que cette année serait un coup d’épée dans l’eau, perdue à ne rien faire sinon qu’à louper lamentablement mes examens et me vautrer plus encore lors de la session de rattrapage : mes notes s’étaient dangereusement rapprochées de zéro. Fin septembre, j’étais inscrite en sciences politiques, une ligne médiane, un horizon.
J’espérais un miracle.
Elle se planta devant moi, me gratifiant d’un «Salut ! Je peux m’asseoir ici?» L’amphithéâtre était gigantesque, mais elle avait choisi cette place entre toutes. Il est vrai que l’auditorium était en ébullition, les étudiants de première année, comme des abeilles dans un essaim entraient, sortaient, incertains d’être au bon endroit. En retard et manifestement complètement égarés, certains se ruaient dans les couloirs à la recherche de leur salle de cours, parcourant les listes de noms placardées sur les murs comme des survivants à la recherche de leurs proches disparus. L’université est une jungle et je m’en amusais : j’avais connu ça l’année précédente. Je pouvais me permettre de les toiser même si, cette fois, je n’avais plus le droit à l’erreur.
Je n’eus pas le temps de formuler une réponse qu’elle était déjà installée, plutôt contente d’avoir échappé au désordre ambiant et trouvé une place dans les premiers rangs. Oui, c’était bien elle. Légèrement transformée : était-ce la couleur de ses cheveux moins orangés (ils renvoyaient des éclats auburn) et leur coupe effilée qui affinaient ses traits et lui donnaient l’air ingénu ? L était bien plus jolie que dans mon souvenir, mais notre professeur de droit constitutionnel qui tapotait sur son micro pour se faire entendre dans ce brouhaha infernal mit un terme à mes réflexions. Le cours commençait.
Je remarquai très vite sa façon singulière de prendre des notes. Elle écrivait très petit, imprimant consciencieusement sur le papier des caractères qui ressemblaient à des pattes de mouche minuscules comme ses doigts délicats et ses articulations qu’elle avait particulièrement fines. Le stylo glissait avec aisance sur la page blanche y imprimant ses hiéroglyphes. J’avais déjà noirci une page entière, peinant à retranscrire chacune des phrases prononcées par le professeur afin de ne rien perdre de la substance de son enseignement. Je veillais à ce que tout ce qui sortait de cette bouche savante soit consigné au mot près pour être certaine d’en comprendre le sens au moment des révisions, quand ce début d’année ne serait plus qu’un vague souvenir, noyé dans les trop nombreuses fêtes estudiantines. Je secouais régulièrement mon poignet droit, soumis à rude épreuve. L, de son côté, s’était contentée de noter deux ou trois points sommaires de la main gauche. Elle était donc gauchère… on les disait plus créatifs. Soit son esprit était ailleurs, soit elle faisait montre d’une capacité de synthèse hors du commun, mais je savais combien l’on payait cher son arrogance sur les bancs de la fac.
La cloche électronique, qui sonnait la fin du cours, mit un terme à cette séance de torture. À ce rythme, des rendez-vous hebdomadaires chez le physio s’imposeraient au risque de perdre l’usage de mes membres supérieurs. L me jeta un regard désemparé qui, j’allais le découvrir, participait de son charme et avait le don d’envoûter les moins candides, avant de louvoyer vers la sortie.
Je ne sais ce qui pousse deux êtres à devenir si proches qu’ils ne peuvent désormais se passer l’un de l’autre, comme les faces d’une même pièce. Enfant déjà, j’étais « tombée amoureuse » d’une ou deux filles sur lesquelles j’avais jeté mon dévolu. Soudain, elles me devenaient vitales, de leur amitié dépendait ma survie. Une amitié à la vie, à la mort, de celles où l’on décide abruptement de se couper le doigt à l’aide d’un canif mal aiguisé pour s’échanger une larme de sang, « unies pour toujours ça s’appelle », une sorte de pacte que l’on trouvait complètement idiot la veille encore. J’en étais toujours l’instigatrice. J’avais de véritables coups de foudre qui me saisissaient sans crier gare, comme une pulsion, une certitude, et je courais aussitôt faire ma déclaration à la dernière élue de mon cœur. Ainsi, du haut de mes huit ans, m’étais-je postée devant Nina, les mains dans les poches de mon pantalon beige en velours côtelé élimé aux genoux, et lui avais-je crânement annoncé : « Toi, tu seras ma copine. » Ce fut le début d’une longue amitié qui dure encore.
Quelques années plus tard, je m’étais entichée d’une fille au prénom prémonitoire, Idyl, que je ne quittais plus et qui faisait ma joie. Elle pouvait tout faire, tout dire, tout me faire, tout me dire, je lui passais absolument tout. Cette fille était parfaite, de mon point de vue certes, mais tout de même elle l’était presque. Je me trompais rarement sur les gens, j’en avais l’intuition, savais les cerner, sans être capable de dire exactement pourquoi, ou mettre des mots sur les raisons qui me faisaient fuir tel ou tel ou, à l’inverse, miser sur un cas particulier. Tout semblait d’emblée assez clair pour moi. Je savais à qui l’on pouvait faire confiance, sur qui l’on pouvait compter.
Aussi, ce matin-là, lorsque L avait pris place à côté de moi, m’avait-elle prise de court. Contre toute attente, un déclic s’était produit. Mon être tout entier, mes instincts primaires s’étaient mis à palpiter. Elle avait réveillé en moi la petite part enfantine qui rend nos existences moins mornes. Qu’avais-je donc fait les mois précédents, me contentant de fréquenter des êtres que je trouvais banals et insipides, auxquels je donnais peu de crédit et qui se destinaient à un avenir vainement commercial ? Quand elle s’était levée à la fin du cours, j’avais senti comme un pincement, un infime déchirement. J’espérais déjà, de façon sourde, que L reprenne sa place près de moi, une fois la pause terminée.
Ils étaient tous là, Melys la blonde sublime, Rebecca la petite brune dont le sourire révélait des dents trop pointues, et deux trois types, les mêmes qui deux ans plus tôt régnaient en maître sur la cafétéria de l’école. Je les connaissais de vue, mais ils avaient totalement disparu de mon champ de vision depuis que j’avais quitté le lycée. Je me retrouvais maintenant coincée avec cette volée qui squattait mon habitat. Le premier jour de la rentrée, ils avaient colonisé la moitié des tables dressées dans le corridor à l’entrée du restau U, un endroit on ne peut plus glauque, en plein courant d’air, glacial l’hiver et sombre l’été, mais ils se comportaient comme s’ils s’en moquaient et se déplaçaient sur le mode des chaises musicales au gré des départs des uns et des autres sans jamais laisser la place totalement vacante. Ils semblaient vous prévenir : ici, c’est chez nous, c’est chasse gardée, ne vous avisez même pas de vous approcher ou ce sera à vos risques et périls. En se concentrant un peu, on aurait presque pu voir des cordons de sécurité encercler cette réserve d’animaux rares, particulièrement prisés, ou un drapeau signalant que le territoire était conquis. Ils semblaient seuls au monde, une caste à part, les brahmanes du campus. Ils faisaient ça, vous faire sentir que vous n’en étiez pas, un peu moins cool, un peu moins séduisants, un peu moins sûrs de vous. J’avais oublié combien ils étaient impressionnants à se la jouer collectif tandis que vous erriez invariablement seul, affichant votre singularité comme un aveu d’échec, quelque chose que vous subissiez forcément. J’en vins même à regretter mes ex-confrères économistes qui avaient cours dans un autre bâtiment dévolu aux « deuxième année ». J’étais tétanisée à l’idée qu’il me faudrait jour après jour faire fi de leur présence pour accéder à mon plateau-repas ou alors je serais condamnée à ne plus me nourrir le temps de l’année académique.
« C’est toi ? »
Elle avait presque crié, mais j’eus à peine le temps de me retourner que Judith se jeta sur moi en sautant de joie. Un court instant, tous les regards se tournèrent vers nous. Gigantesque blonde, elle avait fait montre d’un enthousiasme aussi visible que sonore. Le volume des conversations avait chuté d’un coup suite à son interruption fracassante qui semblait encore faire écho sur les murs des couloirs adjacents. Je songeai à m’enfoncer dix pieds sous terre, m’enterrer à jamais dans les catacombes universitaires, quand elle m’entraîna, « viens t’asseoir avec nous ! » Le brouhaha avait repris son cours, son fond sonore habituel qui agissait comme une canopée phonique au-dessus de nos têtes déjà saturées d’informations. Judith s’était inscrite en relations internationales, on aurait donc quelques classes en commun ! Rien ne semblait lui faire plus plaisir. Elle était si contente de me voir, je me souvenais de Melys et Rebecca ? Et L ? N’était-ce pas « tellement cool » de se retrouver toutes ensemble ? Redoubler sa terminale s’était avéré un malheur opportun, c’était grâce à ça qu’elle avait fait leur connaissance. Elles étaient devenues « inséparables ». Je sentais leurs regards glisser sur moi, les entendais presque me renifler, jauger si oui ou non j’avais le pedigree nécessaire à rejoindre leur clan. Pouvait-on se fier à Judith ?
L s’avéra la plus accueillante. Était-ce une forme de loyauté après que j’avais accepté de lui céder une place à mes côtés dans l’amphithéâtre ? Elle me regardait gentiment et écoutait avec attention notre amie commune raconter comment nous nous étions connues. Intarissable, elle racontait par le menu nos sorties clandestines et autres plans de combat mis sur pied pour ne pas nous faire attraper par nos parents. L ne semblait pas du tout m’associer à Victor. Soit l’époque était révolue, soit j’avais été la seule à en faire tout un plat. Si ça se trouve, il ne lui avait même jamais parlé de nous. Je compris qu’elle sortait avec l’un des types de la table voisine, un grand blond, plutôt beau gosse, qui passerait l’année dans le même jean et t-shirt blanc tout juste agrémenté d’un blouson de cuir à col fourrure en hiver. Il lui lançait régulièrement des regards interrogateurs, l’air de dire « tu la connais, c’est qui celle-là ? » dont elle prenait acte de ses grands yeux de biche effarouchée. Il s’avérerait être l’un des piliers de la bande, leur couple un point névralgique autour duquel gravitaient leurs amis. Manifestement, L était passée à autre chose. Sa relation avec Victor n’avait-elle pas supporté la distance ? Je l’avais perdu de vue moi aussi, mais on le disait parti outre-Manche. Je ne savais ni quelles études il suivait, ni dans quelle université exactement. En tout cas, il avait quitté le territoire.
Il n’y avait, a priori, plus d’obstacle entre L et moi.
J’ai toujours été un peu sauvage. Assez solitaire, j’aimais la compagnie des livres qui peuplaient mon destin d’enfant unique d’amis imaginaires dont j’aimais prolonger l’existence dans la vraie vie, leur parlant le plus souvent dans la salle de bains, seul endroit de la maison où ils pouvaient s’incarner sans qu’on puisse me surprendre. Quoi, je me parlais à moi-même ? À mon âge ? J’ai toujours eu l’impression d’être différente, un peu misanthrope sans vraiment le définir. Je me méfiais de mes congénères que cette superbe de façade fascinait sans que j’en aie conscience. La vie était une jungle peuplée de prédateurs où il fallait manger si l’on ne voulait être mangé et la cour de l’école le théâtre de pratiques particulièrement inhumaines. J’en savais quelque chose car c’était là que je réglais mes comptes avec ceux qui s’avisaient de me provoquer, me dénoncer ou remettre en question ma position dans la chaîne alimentaire. Les adultes n’étaient pas en reste, je fuyais leur compagnie, m’en méfiant comme de la peste. Sournois, ils passaient leur temps à vous barrer la route, la semant d’interdits le plus souvent incohérents ou en lien avec des principes dont on ne connaissait même plus l’origine ou alors ils remontaient si loin dans le temps qu’ils étaient, en tout cas, anachroniques. Mes parents m’étaient étrangers, leurs préoccupations professionnelles et sociales à des lieues de mes centres d’intérêt auxquels ils ne faisaient même pas semblant de s’intéresser. C’était l’époque où les enfants dînaient avant et je me retrouvais donc invariablement seule devant mon assiette à échanger une ou deux banalités polies avant de remonter dans ma chambre, rejoindre mes amis imaginaires et poursuivre mes lectures jusqu’au bout de la nuit lorsqu’un roman conseillé par Madame Jaquet me tenait en haleine. Et c’était souvent le cas. Cette habitude me valait de bons résultats scolaires puisque généralement j’étais en avance sur le programme, ayant avalé la plupart des classiques qu’elle mettait de force entre mes mains avant tout le monde. Mes parents pouvaient continuer de me ficher la paix et nous avancions ainsi dans une entente cordiale qui se mua en guerre froide à l’adolescence. Mais le résultat de cette enfance solitaire à la campagne fut que je me révélai peu douée pour les relations sociales. J’avais passé mon temps à mépriser les mondanités de province auxquelles mes parents consacraient tout leur temps libre. J’avais en horreur le simulacre social, les faux-semblants, ce grand show dans lequel se complaît la petite-bourgeoisie, les qualificatifs exagérément affectueux avec lesquels s’interpellaient leurs soi-disant « amis », les « ma chérie », les déterminants possessifs en général, mielleux et hypocrites. À mon avis, l’amitié valait mieux que cette pâte sucrée et écœurante dont ils tapissaient leur relationnel.
Je n’avais donc jamais gravité dans aucune bande, je n’appartenais à aucun groupe, j’évoluais seule ou en paire. Pourtant, passé la douzaine, je perdis de ma superbe et ma confiance en moi. Je n’aimais pas le reflet que me renvoyait la glace, mes cheveux filasse et mon teint terne, et ce que mes copains appelaient le charme n’avait rien pour me rassurer. À cet âge-là, il n’y a que deux groupes qui comptent vraiment : les beaux et les moches. Et l’immense nasse intermédiaire des gens quelconques en réalité n’intéresse personne. Je pensais faire partie de ceux-là. J’étais invisible. Ainsi, mon entrée dans la bande dont L faisait partie était une première, une sorte de victoire sur moi-même.
Contrairement à l’année précédente qui n’avait fait que traîner en longueur, celle-ci démarra sur les chapeaux de roues. Tout devint joyeux et léger. La plupart des matières enseignées m’intéressaient, je découvrais les joies de la bibliothèque où nous posions nos affaires à la première heure pour être sûrs d’être assis tous ensemble et où nous ne revenions presque jamais, trop occupés à fumer des cigarettes à l’extérieur tout en discutant de l’état du monde et d’autres questions moins futiles comme les coups de cœur des uns et des autres. En général, nous récupérions nos sacs à la fermeture pour la transhumance nocturne. Notre troupeau migrait alors dans un café, le Central, qui était bien notre centre des opérations, situé à quelques encablures de l’université et où l’on était certains de se retrouver si, par hasard, on avait eu un contretemps ou que nos emplois du temps différaient. Je passais de moins en moins de temps dans mon studio devenu un vrai foutoir. J’y revenais tard pour m’effondrer sur mon lit et repartir en coup de vent dès que possible. J’étais aussi de moins en moins enthousiaste à l’idée de revoir François qui faisait son apparition les week-ends quand ses études à l’autre bout du territoire lui en donnaient l’occasion. Il fonçait me rejoindre, roulant comme un bolide dans sa Lancia bridée en vue d’écourter au plus vite notre séparation de corps. Il avait compris que j’étais devenue réticente à sauter dans un TGV pour tromper mon cafard. Ma vie était devenue palpitante et j’étais lasse de nos rapports houleux. De plus, je trouvais qu’il freinait mon intégration dans le groupe, avec Max et Richard, ça ne prenait pas. Je sentais leurs regards fuyants ou entendus, les rires un peu jaunes, et carrément de l’indifférence, ce qui était peut-être le pire. Quand on ne disait rien, on n’en pensait pas moins. François n’était clairement pas de leur ligue.
Un soir que nous traînions devant le Central qui avait pour seul défaut de fermer trop tôt, passablement éméché, il me fit une scène de jalousie. Il parlait fort, la bouche pâteuse, marmonnant des accusations sans fondement, probablement fantasmées par des semaines de frustration. Il sentait bien que je lui échappais. Comme il s’avançait vers moi de manière un peu vive, je fis un mouvement de recul mais il réussit à empoigner ma veste dont je me dégageai pour courir à l’autre bout de la place. La scène était plutôt cocasse, mais François, grand et costaud, en imposait. Un ami de Richard qui ne le connaissait pas, pensant qu’il me voulait du mal, s’interposa pour le calmer. Furieux, François vociféra qu’il ferait mieux de s’occuper de ses affaires. Ils étaient à deux doigts d’en venir aux mains quand le reste des garçons s’en mêlèrent. Médusée, j’assistai de loin à la scène, entourée de mes nouvelles amies comme d’un bastion protecteur, me promettant que c’était « fini », « bien fini ». On entendait des éclats de voix, on les voyait se rapprocher dangereusement, s’empoigner, se relâcher, et l’on vit finalement François, vaincu, se résoudre à partir en maugréant. On s’assura qu’il s’engouffre tant bien que mal dans sa voiture et démarre tout en faisant crisser les pneus dans un sursaut de dignité, me laissant là, mortifiée et un peu inquiète. François était ma béquille et même si nos rapports étaient compliqués et passionnels, cela faisait plus d’un an qu’il l’était. Désormais, il faudrait que je me débrouille seule.
Le hasard voulut que L et moi partagions la même chambre durant le camp annuel de l’université, le séjour dont tous les anciens parlaient comme d’un événement « incontournable » de la vie académique, cinq jours durant lesquels une horde de jeunes se voyaient réserver un village entier au bord d’un lac – il n’était pas fermé au public, mais aucun citoyen sain d’esprit n’osait y séjourner. En effet, de mémoire d’étudiant, aucun n’avait encore échappé à la mutation effrayante qui s’opérait dès le départ en train. Les énormes sacs à dos empilés dans le couloir rendaient, d’emblée, l’accès aux wagons qui leur étaient réservés impraticable et inaccessible à toute forme d’autorité. »

À propos de l’auteur
DUPONT_TROUBETSKOY_Kyra_DRKyra Dupont Troubetzkoy © Photo DR

Née en 1971 à Genève, Kyra Dupont Troubetzkoy débute sa carrière comme grand reporter au Cambodge pour le correspondant de CNBS Asia. Après de nombreuses collaborations en presse écrite, radio et télévision en France, aux États-Unis et en Suisse, elle prend la tête de la rubrique internationale d’un grand quotidien. Journaliste freelance depuis 2007, elle se lance alors dans l’écriture de fiction. Le piège de papier est son sixième roman. (Source: Éditions Favre

Site internet de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lepiegedepapier #KyraDupontTroubetzkoy #editionsfavre #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancophone #litteraturecontemporaine #littératurersuisse #litterature #edition #ecrivaine #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Fête des pères

OLIVIER-fete_des_peres  RL_ete_2022  coup_de_coeur

En deux mots
La belle histoire d’amour entre l’acteur Damien Maistre et la journaliste américaine Leslie Nott va tourner au vinaigre lorsque Donald Trump arrive à la Maison-Blanche. Une remarque un peu déplacée et c’est le couple qui vole en éclats. Reste alors pour Damien à endosser un nouveau rôle, celui de «père du dimanche».

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’enfant du divorce

Jean-Michel Olivier raconte les «pères du dimanche» et leur vie déchirée, ici doublée d’un éloignement géographique entre la Suisse et la France et plus tard les États-Unis. Une réflexion aussi lucide que désenchantée.

Le narrateur de ce roman vit depuis des années entre la France et la Suisse, entre Genève et Paris. Quand s’ouvre le roman, il rejoint la capitale pour y passer le week-end avec son fils, comme tous les «pères du dimanche». Après avoir rendu l’enfant à Leslie, sa mère, il repart pour Genève et se remémore sa rencontre avec son ex-femme, fille d’une bonne famille de Chicago.
C’est à l’ambassade de Suisse de Paris qu’il avait rencontré cette journaliste américaine et que très vite tous deux avaient fini à l’horizontale, peut-être à leur propre surprise. Mais la chimie à l’air de prendre, leurs cultures différentes devenant objet de curiosité qui pimentent une relation qui devient de jour en jour plus évidente. Jusqu’au mariage – que la belle famille de Romain voit d’un œil circonspect – et à la naissance de leur enfant. Le grain de sable qui va enrayer la machine si bien huilée va survenir avec l’élection de Donald Trump. Une catastrophe pour Leslie dont Romain ne saisit pas la gravité. Pire encore, il va se permettre une remarque ironique qui va détruire leur couple en quelques secondes.
On pourra dire que le ver était déjà dans le fruit, que le temps avait commencé son travail de sape et que la fameuse usure du couple était inévitable dans une telle constellation. Les sociologues du XXIe siècle noteront que les couples divorcés constituaient désormais la norme. Un symbole de plus dans un monde incertain.
Une évolution des mœurs qui, comme fort souvent pour les faits de société, ne s’accompagne pas d’une législation adaptée et qui finir de déstabiliser Romain.
Déjà dans le mariage il cherchait sa place de père. En-dehors, il ne la trouvera pas davantage.
Le titre de ce roman est ironique, mais il peut aussi se lire phonétiquement: «faites des pères». Car Jean-Michel Olivier en fait aussi une réflexion douce-amère sur la paternité, sur le rôle dévolu à cet homme qui ne voit son enfant que par intermittence. Comment dès lors construire une relation solide? Comment transmettre des valeurs qui pourront être balayées en quelques secondes par l’ex, sa belle-famille, son nouvel homme? Ceci explique sans doute pourquoi, le jour où la mère n’est pas au rendez-vous – elle qui est si pointilleuse sur le respect des règles – il décide de s’offrir une escapade avec l’enfant pour lui montrer un coin de terre sauvage, pour lui dire aussi combien ses lectures l’ont formé, pour l’encourager à développer son propre libre-arbitre. Sous l’égide de Nicolas Bouvier, il retrouve l’île d’Aran et des émotions qu’il croyait oubliées.
Si mon expérience de père divorcé a forcément joué dans l’empathie ressentie pour cet anti-héros, je me suis demandé en refermant le livre si ma lecture était avant tout «masculine». En tout état de cause, je me réjouis de débattre avec les lectrices…

Fête des pères
Jean-Michel Olivier
Coédition Serge Safran éditeur / Éditions de l’Aire
Roman
384 p., 21 €
EAN 9782889562664
Paru le 18/11/2022

Où?
Le roman est situé principalement en Suisse et en France, à Genève et Paris. On y évoque aussi Chicago.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je m’appelle Damien Maistre et je suis né un mardi, à Genève, le 9 février 1971, d’une mère institutrice et d’un père qui vendait des balances de précision. Et j’ai toujours mené une double vie. Deux passeports (suisse et français). Deux appartements (Genève et Paris). Deux professions (comédien au théâtre et doubleur au cinéma). Deux psys (jungien et lacanien). Parfois deux femmes (Ambre et Leslie) et deux foyers. Entre mes ports d’attache, je suis un funambule.»
À l’ambassade de Suisse à Paris, Damien Maistre, acteur, rencontre Leslie Nott, journaliste américaine. Début d’une histoire d’amour. Un enfant naît de l’union. Mais la carrière de Damien s’enlise. Quant à l’élection de Donald Trump à la présidence américaine, elle entraîne… la rupture du couple ! Les deux amoureux se séparent et se partagent la garde de l’enfant. Damien devient dès lors un père du dimanche. Qui, parfois, s’adonne aux amours tarifées. Or une nuit où il sort de chez Selma, il est attiré par des cris dans une cave et se trouve face à deux dealers agonisant qui lui abandonnent un sac de sport bourré de billets de banque. Un jour de la Fête des Pères, Damien ramène son enfant chez sa mère qui n’est pas là. Il décide alors de partir à l’aventure avec l’enfant. S’ensuit une longue équipée qui les mène jusqu’à l’île d’Aran, sur les traces de Nicolas Bouvier, écrivain qu’il vénère et qui a chanté la rude beauté de l’île…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Blog de Francis Richard

Les premières pages du livre
« Dans le TGV
Je somnole sur la banquette de velours gris du TGV. À côté de moi, une femme entre deux âges travaille sur son ordinateur. Je l’entends soupirer de temps en temps devant des graphiques illisibles. Le contrôleur vient de passer. Il a scanné mon abonnement Prestige. Pour la millième fois, je vois défiler les champs de blé et de maïs, les bosquets dans la brume, les animaux broutant dans les prairies, les marécages, les villages sous la pluie.
J’ai toujours eu une double vie. Deux passeports (suisse et français). Deux appartements (Genève et Paris). Deux professions (comédien au théâtre et doubleur au cinéma). Deux psys (jungien et lacanien). Parfois deux femmes (Ambre et Leslie) et deux foyers. Deux motos (une BMW F 850 GS Adventure et une Harley-Davidson 1340 Electra Glide Side Car). Etc.
Éternelle dialectique du miroir: lequel des deux est le reflet de l’autre ?
J’avale un Xanax et j’essaie de dormir. Mais je n’y arrive pas. Tout se mélange dans ma tête. Les visages et les voix. Paris et Genève. Les larmes des mères et les cris de l’enfant. Je ferme les yeux, je tâche à faire le vide en moi. Mais l’orage se déchaîne, impitoyable.

Pères du dimanche
Hier, c’était dimanche, un dimanche comme les autres.
Il a plu toute la nuit et au matin la pluie s’est transformée en grésil, les nuages ont migré vers la côte atlantique et le soleil a fait une pâle apparition. L’enfant s’est levé tôt, mais il n’est pas venu tambouriner à la porte de ma chambre. Il n’est pas venu vérifier si j « étais seul dans mon lit ou si je faisais semblant de dormir. Comme un grand, il est allé chercher un berlingot de lait chocolaté dans le frigo, s’est installé devant la télévision, puis a passé en revue les chaînes du bouquet numérique.
Le dimanche matin, le choix n’est pas varié: il y a les émissions religieuses et les programmes pour les enfants. Autrefois, l’enfant passait ses matinées avec Petit Ours Brun ou les fameuses Histoires u Père Castor. Maintenant, il a grandi, c’est presque un homme, il a huit ans, il aime les aventures de Bob l’éponge, Il suçote son lait en riant à gorge déployée devant ces personnages grotesques,
Vers midi, la pluie s’est arrêtée, J’ai éteint la télévision et l’enfant a grogné, comme si on le réveillait en pleine nuit. On est sorti manger un hamburger sur les Champs. L’enfant s’est goinfré de frites bien grasses, puis a avalé un soda, ça l’a calmé. L’humeur était de nouveau au beau fixe. On a pris la moto et on s’est retrouvés comme chaque dimanche aux Buttes Chaumont à donner du pain sec aux canards.
Tout près du parc, il y a des terrains de football. Sur la pelouse artificielle, les cris fusaient, comme les menaces et les insultes. Quand les rouges ont marqué un but, les jaunes ont laissé éclater leur colère. Un mec a eu des mots avec l’arbitre. On n’a rien entendu. Mais l’arbitre l’a aussitôt expulsé. Ça a mis le feu aux poudres. Bordel! Tous les joueurs en sont venus aux mains. Un jaune a poursuivi l’arbitre à travers le terrain pour lui casser la gueule. Par chance, le type en noir a pu trouver refuge dans une cahute où il s’est enfermé.
L’enfant riait comme un fou. Ça lui rappelait les bastons dans le préau de son école. On est restés là comme deux imbéciles, puis tout le monde s’est dispersé et on s’est promenés jusqu’aux balançoires. On a attendu longtemps qu’une place se libère. Ensuite, on est allés jusqu’au train en bois qui longe la pataugeoire. Un joli train en miniature avec locomotive et wagons. On s’est assis sur les banquettes au milieu des feuilles mortes. J’ai sifflé entre mes doigts pour annoncer le départ du convoi et on a fait semblant de partir. On aurait pu se croire dans un vrai train, sauf que le train ne bougeait pas et qu’on restait éternellement en gare. En rade, quoi! Mais assez vite l’enfant s’est lassé de ce jeu.
On s’est promenés le long du lac artificiel.
Soudain, l’enfant a lâché ma main. Un gosse qu’il ne connaissait pas est venu le chercher et tous les deux ont couru sur le terrain de football.
Autour de la pelouse, il n’y avait que des hommes, Des pères du dimanche. Comme moi. On les reconnaît facilement, car ils sont mal rasés, ils portent souvent des survêtements de sport informes, de vieilles baskets, ils ont les cheveux en bataille. Ils ne savent pas ce qu’ils font là. Et le dimanche on dirait qu’ils ont tous la même idée en même temps.
Ensemble, on se lamente et on se console. Comme il y a des écrivains du dimanche, on est aussi des philosophes du dimanche.
«Chaque minute passée avec mon fils est importante, me confie Adrien (dont la femme est partie avec un collègue de travail). C’est le temps qui fait et défait nos vies. »
D’habitude, je me lasse assez vite de ces pensées amères — ces cris de haine et d’impuissance — apparemment sincères. Mais aujourd’hui je n’y échappe pas.
« Sais-tu ce qu’elle m’a fait ?

— Qui?
— Julie, Mon ex.
— Non.
— Elle m’a empêché de voir Audrey, ma fille, pendant un mois, Sous prétexte que je sortais avec une femme rencontrée sur Tinder. Une Africaine…
— Bordel !
— Pour elle, je suis un type instable. Un nostalgique des colonies. Elle prétend que sa fille, notre fille, va être traumatisée…
— C’est absurde!
— On en est là… »
Après un détour par L’Âge d’Or — «les meilleures pizzas de Paris » —, c’est la route du retour.
On traverse des quartiers enchantés. La terre des souvenirs. Le Dôme où j’ai mangé pour la première fois avec Leslie. Le Bagelstein de la rue Vaugirard où on se retrouvait pour déjeuner sur le pouce. Et l’hôtel Saint Vincent, 5 rue du Pré-aux-Clercs, pour les siestes crapuleuses. Le Luxembourg pour le tennis et les promenades du dimanche.
C’est le pays où j’ai vécu six ans.
Sur la moto, l’enfant chantonne. Il est heureux. Il a passé le week-end avec son père du dimanche. Mais il se réjouit de rentrer chez lui, à la maison. Les routes sont encore luisantes de pluie. Je roule lentement. Je gagne du temps sur le malheur.
Mais pas trop: si je suis en retard, il y aura des représailles
J’arrive dans la cour. L’enfant descend de la bécane. Ôte son casque, le pose sur le siège de cuir. Au troisième étage, les fenêtres sont allumées. Quelqu’un guette notre venue. On ne voit pas son visage, mais on devine la femme debout derrière les rideaux. On est arrivés. On est déchirés. »

Extraits
« Je m’appelle Damien Maistre, je suis né un mardi, à Genève, le 9 février 1971, d’une mère institutrice et d’un père qui vendait des balances de précision. Pour l’histoire de la Suisse contemporaine, c’est une date importante: l’avant-veille, le dimanche 7 février, les Suisses avaient accordé le droit de vote et d’éligibilité aux femmes. » p. 18

« – Je voulais te demander si, by chance, tu pouvais t’occuper de l’enfant le week-end prochain. Ce n’est pas ton week-end, je sais, mais c’est la Fête des Pères, tu pourrais passer du temps avec lui et ça nous permettrait de nous retrouver, avec Russ, nous en avons besoin.
– Vous vous êtes perdus de vue ? dis-je ingénument.
– Non. Mais je crois qu’il ne supporte plus l’enfant… — Ou toi, peut-être.
– Bullshit ! Tu ne peux pas dire quelque chose de gentil de temps en temps?» p. 101-102

À propos de l’auteur
OLIVIER_jean_michel_DRJean-Michel Olivier © Photo Indra Crittin

Jean-Michel Olivier est né à Nyon (Suisse) en 1952. Journaliste et écrivain, il a publié de nombreux livres sur la photographie et l’art contemporain, ainsi que treize romans. Il est considéré comme l’un des meilleurs écrivains de sa génération. En 2004, il a reçu le Prix Michel-Dentan pour L’Enfant secret, puis en 2010 le Prix Interallié pour L’Amour nègre. Après Lucie d’enfer, un conte noir, paru aux éditions Bernard de Fallois en 2020, il publie Fête des pères, une coédition des éditions de L’Aire (Suisse) et Serge Safran éditeur (France) en 2022. (Source: Serge Safran éditeur)

Blog de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#fetedesperes #JeanMichelOlivier #editionsdelaire #sergesafranediteur #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturesuisse #litteraturecontemporaine #suisseromande #geneve #divorce #enfantsdudivorce #MardiConseil #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Kariba ou le secret du barrage

VENTURELLI_kariba_ou_le_secret  RL_ete_2022  drapeau_suisse

En deux mots
Un couple commence à se déchirer durant ses vacances au Zimbabwe avant que le fossé ne se creuse de retour en Suisse. Giada décide alors de partir en Italie chez sa mère. Au lieu de l’apaisement espéré, elle va vivre un drame.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Après les vacances de la discorde

Dans ce roman qu’on ne lâche plus, car la tension y est permanente, Adelmo Venturelli associe un couple en crise, une famille déchirée par un secret de famille et une quête de liberté. Un drame retracé par chacun des personnages.

La tension s’installe dès les premières lignes du roman, quand Yanis avoue que le couple qu’il forme avec Giada bat de l’aile. Leur différend s’est exacerbé lorsqu’ils ont constaté que l’analyse de leur situation était diamétralement opposée. En arrivant au Zimbabwe, ils ont dû constater la situation économique catastrophique du pays et l’extrême difficulté à trouver de l’argent liquide, mais aussi à se fournir en carburant. Prudent, Yanis a proposé de renoncer et de visiter la Zambie voisine. Ce qui a provoqué la colère de Giada qui a pris les clés du 4X4 et n’est rentrée qu’en fin de journée, avec l’assurance d’avoir des billets et de l’essence. C’est qu’elle a croisé la route d’Alessio, originaire comme elle de Domodosolla, et qui revient régulièrement au pied du barrage qui a coûté la vie à son père, employé par l’entreprise Girola chargée d’édifier l’ouvrage.
Outre ses conseils avisés, il a remis à Giada des émeraudes en lui faisant promettre qu’elle viendrait lui rapporter à Domodossola.
Yanis a fini par accepter de se rendre au parc national de Mana Pools où la faune et la flore s’offraient quasiment pour eux seuls. Aussi, après avoir crevé, ils ont vécu une nuit d’angoisse avant l’arrivée des secours.
C’est au grand soulagement de Yanis qu’ils ont regagné la Suisse, mais sans pour autant effacer le malaise. D’autant que la maison familiale était occupée par la sœur de Yanis et son fils, invitée inopinée qui a provoqué la colère de Giada. Pour leurs derniers jours de vacances, ils vont alors décider de rendre visite à la mère de Giada en Italie. L’occasion de faire franchir la frontière aux émeraudes.
Arrivée chez sa mère Giada va faire expertiser les pierres par un gemmologue et les cacher dans la maison de sa mère, car elle n’arrive plus à joindre Alessio. C’est alors que se produit un horrible drame.
Adelmo Venturelli choisit alors de nous ramener en 1958, au moment de la construction du barrage. Il nous dévoile alors la vie du père d’Alessio, sa découverte des émeraudes et cet accident mortel qui a poussé un fils à partir en Afrique sur les pas de son père.
Les secrets de famille vont alors éclater les uns après les autres…
Construit autour des versions successives livrées par tous les protagonistes, ce roman choral montre combien les non-dits peuvent faire des ravages, combien la dissimulation peut entraîner de drames intimes, combien ils peuvent détruire les vies. Adelmo Venturelli réussit avec Kariba ou le secret du barrage un suspense qui va entrecroiser les destinées, ne laissant personne indemne. Un roman fort, tendu comme un arc, et qui touche au cœur.

Kariba ou le secret du barrage
Adelmo Venturelli
Pearlbooksedition
Roman
196 p., 18 €
EAN 9783952547502
Paru le 28/09/2022

Où?
Le roman est situé au Zimbabwe, à Kariba puis au parc national de Mana Pools avant le retour en Suisse, précédent un voyage en Italie, à Domodossola, Sesto Calende et Salecchio.

Quand?
L’action se déroule de 1958 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le barrage de Kariba, construit par des Italiens, a balafré le Zambèze dans les années 1950. D’un côté, il s’accroche en Zambie, de l’autre il empoigne la roche du Zimbabwe. Dans l’église, érigée sur la colline de la petite ville de Kariba, une stèle porte les noms des quatre-vingt-six victimes de la construction de cet ouvrage.

Une odeur familiale planait dans la pièce, mais je ne l’identifiai pas tout de suite. Elle devint pénétrante, puis évidente lorsque je me rapprochai du panier. Des champignons, bien sûr ! Je fus surprise de constater que les spécimens que j’avais sous les yeux étaient tous identiques et, surtout, tous vénéneux: des amanites tue-mouches !

Giada et Yanis vivent en Suisse et sont de grands amateurs de voyages en Afrique. Bien que leur couple batte de l’aile, ils partent ensemble au Zimbabwe. À Kariba, Giada fait la connaissance d’Alessio, originaire de la même ville italienne qu’elle. Celui-ci lui confie l’une des raisons de ses voyages : la quête d’émeraudes, qu’il rapporte clandestinement en Italie. Fascinée par cet homme, elle accepte de transporter pour lui quelques pierres précieuses. Les émeraudes arrivent à bon port, mais Giada se demande si elles n’auraient pas un lien avec un événement tragique qui, peu de temps après, va bouleverser sa vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le blog de Francis Richard
viceversa littérature

Les premières pages du livre

« Prologue

Giada est ma compagne. Contrairement à tous les autres personnages de ce récit, elle n’est pas fictive. J’ai écrit cette histoire à cause de notre couple qui bat de l’aile. Elle m’apparaît de plus en plus agressive. Je la crains, n’ose plus la contrarier, exprimer une opinion différente. Mes souffrances demeurent vives et lancinantes. Je voudrais qu’elle comprenne, en lisant ce texte, comment je la vois.

Giada est distante. Au fond, je crois qu’elle s’éloigne, qu’elle se laisserait volontiers séduire par tout homme à son goût qui croiserait son chemin. Je prie le Bon Dieu pour qu’il nous réserve des derniers moments de tendresse. Pour écrire cette histoire, je l’ai regardée avec des yeux plus grands que jamais. J’ai pu lui dire ce que j’aurais été incapable d’exprimer à haute voix. Je l’ai dépeinte avec ses arrogances et ses caprices. Une héroïne à laquelle le lecteur n’osera pas toujours s’identifier. Il ne sait pas qu’elle peut aussi être adorable, confuse, parfois immature. Il faut être un écorché, avoir une sensibilité singulière, pour percevoir son insouciance, son charme.

Yanis

Zimbabwe, 30 juillet

Le barrage de Kariba a imprimé de profondes marques dans la gorge humide du Zambèze. Il s’y agrippe comme un forcené qui ne lâchera plus jamais prise. Il a donné vie à ce gigantesque lac turquoise que des bandes d’oiseaux sillonnent en permanence. Je le contemplais depuis le jardin du lodge suspendu comme un balcon. Les taches noires des cormorans en contrebas se succédaient en file indienne pour disparaître dans une brume lointaine. Le ciel immense se mêlait avec l’eau. La Zambie, de l’autre côté, se fondait avec le Zimbabwe. J’aspirai une grande bouffée de cette magie africaine.

Pour tromper l’inquiétude qui me rattrapait, je pris mes jumelles pour observer le ballet des guêpiers au bout du jardin. Ils passaient des branches des arbres à la clôture avant de rebrousser chemin. Les alentours de ce lodge regorgeaient d’oiseaux. Au petit matin, le chant du calao trompette nous avait réveillés. Il criait comme un enfant qui pleure…

Ce fut plus tard que tout bascula, après le petit déjeuner, à la suite de notre altercation. Je n’avais jamais vu Giada se cabrer si vite. Comme dans un duel, le doigt sur la gâchette, elle s’était retournée et avait tiré.

— J’ai besoin de prendre l’air, avait-elle lâché. Et de s’emparer des clés du quatre quatre. Je ne fis rien pour la retenir. Elle aurait tiré une seconde fois. « Dégonflé ! » m’aurait-elle répété. Avait-elle raison ?

Le cyclone qui dormait en elle se réveilla subrepticement à la première difficulté. Nous étions arrivés à Kariba la veille, en franchissant le barrage depuis la Zambie, et notre premier contact avec le Zimbabwe se révéla assez rude. Nous avions largement sous-estimé la crise économique que traversait le pays. Je pestais encore à l’annonce de l’employé de banque qui nous dit clairement :

— Impossible de changer vos dollars, nous n’avons plus d’argent liquide ! Ahuri, je lui demandai si on pouvait payer en dollars. Sa réponse me glaça :

— Personne ne les acceptera ! Un goût amer m’était aussitôt venu à la bouche, amer comme la fin d’un voyage. Au lodge, la propriétaire accepta de nous fournir l’équivalent de cinquante dollars en monnaie locale. La somme me semblait dérisoire pour un périple de trois semaines. Giada, visiblement satisfaite, se montra bien plus optimiste.

— Je suis sûre qu’on en trouvera encore. J’étais loin d’en être aussi certain.

— Tu t’angoisses pour un rien. On a des cartes de crédit ! Elle fut bien forcée d’en rabattre lorsque plus tard, au supermarché, la caissière refusa notre carte de crédit et que nous utilisâmes une part importante de notre argent liquide. Pourtant rien ne semblait la désarçonner. Elle voulut tout de même tester un distributeur automatique de billets.

— Ils sont vides, ne rêve pas ! Ils l’étaient, évidemment. Je ne voyais aucune lueur d’espoir. Giada s’obstinait à chercher de petites lumières, des vers luisants cachés dans cette obscure mélasse.

— Il y a forcément des magasins où ils acceptent les dollars !

La situation ne laissait rien présager de bon. Giada retrouvait les élans d’agressivité que je lui avais connus au début de l’été. L’orage approchait. Lorsque nous apprîmes l’existence d’une deuxième difficulté majeure, mon souhait de renoncer définitivement au Zimbabwe mit le feu aux poudres. Comment, en effet, allions nous parcourir plus de deux mille kilomètres dans un pays confronté à une pénurie de carburant ? À Kariba, une interminable file de voitures s’étirait le long de la route en direction de la seule station-service à être approvisionnée. L’attente pouvait durer des heures, avec le risque d’arriver trop tard, de voir s’évaporer la dernière goutte de carburant. Cette nouvelle entrave avait ravivé mon angoisse latente.

— Tu veux vraiment continuer ? m’étais-je écrié. Giada, qui n’avait rien perdu de son enthousiasme, me répondit aussitôt :

— Il doit bien y avoir une solution, sinon comment expliques-tu une telle circulation ?

— Quelle circulation ?

— Tu es aveugle, tu ne vois pas tous ces véhicules qui passent ? Je compris alors qu’un voile obscur allait nous envelopper, nous enfermer chacun de notre côté. C’est pourquoi, ce matin-là, après le petit déjeuner, et une nuit d’hésitations à la recherche de la bonne formulation, j’avais osé le lui annoncer sans trop de fioritures. Elle me tournait alors le dos, debout devant le lavabo, dans la pénombre de la salle de bains.

— On est quasiment obligés d’y renoncer ! dis-je. Elle cessa de se brosser les dents, pivota et, immobile, me foudroya du regard. Je battis en retraite dans la chambre pour me soustraire à ses yeux écarquillés, riboulants. Un silence envahit l’espace, avant qu’elle ne riposte :

— Pas question, je veux faire ce voyage ! Elle apparut dans l’embrasure de la porte, visiblement très agacée. J’aurais voulu l’amener à reconnaître qu’elle faisait preuve d’un optimisme exagéré, mais cette envie butait contre ma culpabilité. Ne lui avais-je pas déjà imposé notre déménagement ? Je tentai de lui présenter mon plan B, avec un enthousiasme qui s’avéra aussitôt insuffisant.

— Nous pourrions retraverser la frontière, faire un périple en Zambie…

— On y était l’an dernier, protesta-t-elle.

— On n’a pas tout vu… Elle retourna dans l’obscurité de la salle de bains. Je l’entendis se rincer la bouche, cracher à plusieurs reprises et marmonner des mots dont je ne compris pas le sens. Puis, comme accrochée à un ressort qui vient de se détendre, elle resurgit pour me lancer :

— Tu es un dégonflé ! Je reculai de quelques pas. Elle s’avança dans ma direction, menaçante. Elle respirait bruyamment, haletait.

— Je veux visiter ce pays ! tonna-t-elle. Et elle sortit en me poussant de côté, comme si je lui bloquais le passage. Elle alla se poster sur la terrasse face au lac Kariba, les bras croisés, les jambes rigides, dans une attitude de bouderie évidente. Je sentis les tendons de mon cou se crisper. Je m’essuyai le visage en soufflant un grand coup, et répétai :

— Franchement, je ne vois pas comment nous pourrions nous en sortir ! Impossible de faire taire cette anxiété qui grandissait en moi. J’aspirais à des vacances faciles, fluides et sans embûches. Giada, silencieuse, semblait très distante. Sans doute ruminait elle d’anciennes rancœurs. Dehors, seuls les oiseaux bougeaient. J’aurais dû la rejoindre avant qu’elle n’agisse. Au lieu de cela, immobile, je laissai la situation se figer.

— J’ai besoin de prendre l’air, dit-elle enfin. J’avais posé la clé du quatre quatre sur ma table de nuit. Elle la prit sans un mot ni un regard et sortit de la pièce en levant un bras en guise d’au revoir. Surpris, stupéfait, incapable de bouger, je parvins tout juste à prononcer son nom.

— Giada ! Elle avait quitté le lodge vers 10 heures du matin. J’étais seul dans cette prison suspendue au-dessus du lac, isolée sur la colline, à plusieurs kilomètres de la ville. Je ne pouvais pas partir à sa recherche. D’abord certain qu’elle ne tarderait pas à revenir, j’attendis calmement. Mais les minutes et les heures s’écoulaient, et je commençais à craindre qu’elle n’ait eu un accident. Elle ne mesurait vraisemblablement pas l’ampleur du tourment que me causait son absence prolongée.

Toute la journée, je guettai les bruits de moteur en approche, épiai les véhicules dans les lacets de la route en contrebas. Je crus, ou je voulus croire, à plusieurs reprises que c’était Giada. Les quatre quatre sont souvent blancs. Je réussis tout de même à lire quelques chapitres du guide sur le Zimbabwe, histoire de me convaincre que ce pays était passionnant. Je devais me préparer à affronter mon angoisse. Giada ne céderait pas, cette fois, me disais-je en repensant au déménagement.

Depuis son départ, j’éprouvais un horrible sentiment d’abandon, de trahison, et une envie profonde de me révolter, mais j’eus le temps de comprendre que cela ne ferait qu’envenimer la situation. Il me faudrait rester calme à son retour. Si seulement je pouvais lui prouver l’invraisemblance d’un circuit au Zimbabwe. Si seulement j’avais pu l’appeler ! Mais son téléphone trônait sur sa table de nuit.

Lorsqu’elle rentra, à 16h 30, elle était rayonnante. Elle ne semblait aucunement gênée de m’avoir abandonné tout ce temps. Je la trouvais impudente, irresponsable. Elle s’approcha de moi, voulut même me donner un baiser. Je me montrai glacial et détournai la tête. J’attendais d’abord des excuses, mais elle fit une deuxième tentative avec l’empressement de quelqu’un qui a un irrépressible besoin d’affection. Aurait-elle connu le même calvaire que moi ?

— Je suis désolée, me susurra-t-elle enfin.

Je lui accordai mes lèvres. Le fait qu’elle prolonge le contact me dérangea. Je voulais des explications, entendre que des circonstances indépendantes de sa volonté l’avaient empêchée de rentrer plus tôt. Mais elle me raconta tout autre chose.

— Je me suis renseignée. Je sais où trouver de l’essence. Et de reculer d’un pas, comme effectuant un pas de danse, certainement pour mieux observer ma réaction. Elle était toujours aussi rayonnante. Je restai impassible. Je ne croyais pas trop à ce genre de miracles. Elle se répéta en haussant un peu le ton. Puis elle gagna la terrasse de la chambre. Se retournant, elle perçut de toute évidence mon scepticisme. Elle fit une moue, sans doute prête à me donner de nouvelles explications. Je m’avançai jusqu’au rideau – qui faisait office de porte entre la chambre et la terrasse –, le fermai pour lui faire comprendre ma contrariété mais, bien entendu, elle en était très consciente. Sa voix transperça la toile :

— Il y a un chantier naval au bord du lac. Ils pourraient nous vendre de l’essence. Je voyais sa silhouette se dessiner derrière le tissu qu’une petite brise silencieuse faisait trembler. Quant à elle, sans doute ne me voyait-elle pas, car je me tenais dans l’obscurité de la chambre. S’il y avait eu une sortie derrière moi, j’aurais pu partir et la laisser parler dans le vide.

— Tu m’as entendue ? me lança-t-elle comme si elle voulait, en effet, s’assurer de ma présence. Pour moi, ses paroles étaient des sornettes destinées à ne pas m’avouer ce qu’elle avait réellement fait. Je voulais plus d’informations sur sa journée, qu’elle parvienne à me rassurer. Comment pourrait-on nous proposer de l’essence alors que la population locale n’arrivait plus à s’en procurer ? Un coup de vent plus intense froissa le rideau. Le contour de Giada, de l’autre côté de la toile, se lézarda. Les mots qui traversèrent le rideau me parvinrent déformés :

— Tout est une question de moyens ! Soudain, le dessin de son corps changea d’aspect. Giada marchait, sa silhouette grandissait, s’approchait du rideau. Je battis en retraite derrière les lits. Une main apparut au bord de l’étoffe, qu’elle écarta juste au moment où je fuyais vers la salle de bains.

— Où es-tu ? Ne fais pas l’idiot ! J’aurais aimé disparaître, histoire de la déstabiliser, de lui rendre la pareille.

— Tu ferais mieux de m’écouter, ajouta Giada. J’étais conscient du ridicule de ma fuite, mais ce petit jeu atténuait mes frustrations. Le silence se fit, et je craignis que Giada ne soit repartie. De longues secondes s’égrenèrent avant qu’elle reprenne la parole.

— Viens, il faut qu’on parle. Je sais, je t’ai abandonné. Je suis désolée. Je ne voulais pas perdre la face. Aussi trouvai je une excuse puérile.

— Laisse-moi une seconde. J’attendis encore un court laps de temps, puis je tirai la chasse, ouvris le robinet, fis semblant de me laver les mains. Je retournai dans la chambre.

— C’est quoi, cette histoire d’essence ?

— Si on paie le prix fort, on pourra en avoir.

— Qui te l’a dit ? Giada s’embourba dans des explications confuses à propos d’un Italien qu’elle disait avoir rencontré à l’église dans l’après-midi.

— Quelle église ?

— Un sanctuaire au sommet de la colline, bâti par des Italiens.

— Par des Italiens ? Qu’est-ce qu’ils sont venus faire à Kariba ?

— Ils ont construit le barrage sur le Zambèze. J’eus alors droit à un petit exposé sur l’édifice. Il avait été érigé dans les années 1950 par l’entreprise Umberto Girola. Giada fut tout excitée de me révéler ce détail, parce que cette entreprise avait son siège à Domodossola, d’où elle était originaire.

— L’Italien que j’ai rencontré est aussi de Domodossola, m’annonça-t-elle. Par quel étrange concours de circonstances Giada avait-elle croisé quelqu’un de cette petite ville d’Italie du Nord ? Elle me rapporta la poignante histoire de cet individu d’une manière étrange, comme si elle évoquait ses propres souvenirs. Il était le fils d’un ouvrier décédé lors de la construction du barrage.

— Il a aussi perdu sa mère en bas âge, c’est un orphelin, ajouta-t-elle, visiblement émue. Il lui avait raconté qu’il venait régulièrement au Zimbabwe, à la recherche d’un lien avec son père. Je trouvai étrange qu’un homme qui devait approcher la soixantaine fasse encore ce voyage. Qui était ce type ? Avait-il tenté de séduire ma Giada ? Giada, toujours aussi agitée, me relata sa descente jusqu’au chantier naval avec cet homme qu’elle appelait par son prénom, Alessio. Elle tournait autour de moi comme pour me désorienter, brouiller la logique de mes pensées. Cherchait-elle à me convaincre du bien-fondé de sa longue absence ? Me cachait elle autre chose ? Elle testait mon attention par des regards furtifs. Je sentais qu’elle voulait me dire : « Je ne pouvais tout de même pas abandonner ce type ! J’ai dû écouter son histoire jusqu’au bout. » J’aurais aussi aimé savoir ce qu’elle avait fait avant de rouler jusqu’à cette église au sommet de la colline. J’interrompis sa déambulation. Je voulais endiguer ce flot de mots sur l’Italien. Ils m’étourdissaient. Je la saisis par un bras. Elle me regarda avec surprise.

— Qu’as-tu fait avant de te rendre dans cette église ?

— J’étais contrariée, furieuse. Tu es tellement peureux ! Elle évoqua une crique, où elle avait fait une longue halte pour réfléchir.

— Je ne voulais pas revenir au lodge avant d’être certaine qu’on n’avait pas le choix. Je tiens vraiment à visiter ce pays. Je la retenais encore par le bras, elle se libéra en grimaçant. Elle se remit à déambuler nerveusement, sans me quitter des yeux.

— De toute façon, maintenant que j’ai trouvé de l’essence… Je tentai d’entamer son assurance.

— Notre voyage sera long. Il n’y aura pas des Italiens pour nous aider à chaque difficulté. Mais cet Alessio lui avait, paraît-il, fait comprendre qu’en y mettant le prix il y aurait toujours une solution pour remplir le réservoir : il suffisait de demander. J’avais de sérieux doutes.

— Et l’argent liquide ? Giada plongea la main dans la poche de son jean. Elle en sortit une petite liasse de billets de la monnaie locale.

— Où te les es-tu procurés ?

— Au marché noir… Giada semblait avoir surmonté toutes les difficultés. Je me sentis minable et, pour ne plus la voir, je m’échappai sur la terrasse et m’enfonçai dans le fauteuil en cuir tourné vers le large. J’entendais sa voix derrière ma nuque : avec Alessio, ils étaient passés à la station-service Total et n’avaient pas eu besoin d’attendre longtemps. Quelqu’un s’était approché, attiré par notre Toyota immatriculée en Zambie.

— Le taux est un peu usurier… six bonds pour un dollar, au lieu de neuf au change officiel ! précisa-t-elle. Je regardais le lac, honteux de ne pas avoir moi-même découvert toutes ces combines. Mais quelle initiative pouvais-je prendre, enfermé dans ce lodge ? J’en voulais à Giada. Elle mit une main sur mon épaule, certainement pour me témoigner son affection. Je le ressentis comme un geste de domination et lui lançai, d’une voix sèche :

— À cause de toi, je suis resté coincé ici toute la journée ! Giada ne répondit pas. Elle comprenait l’humiliation que je pouvais éprouver. Un martin pêcheur vint se poser sur un pieu de la palissade au fond du pré. Giada ramassa les jumelles que j’avais laissées sur les dalles en granit, à côté du fauteuil. Elle fit la mise au point et s’exclama:

— Magnifique ! Je compris à cet instant que nous allions faire le tour complet du Zimbabwe, malgré mes angoisses qui étaient toujours là. »

Extrait
« Les émeraudes avaient cristallisé le long d’un filon d’une vingtaine de kilomètres où s’échelonnaient cinq à six exploitations. Des Shonas creusaient inlassablement à ciel ouvert, tandis que d’autres triaient le minerai pour en extraire les pierres précieuses. Elles étaient petites, leur poids souvent inférieur à un carat, mais si riches en chrome que leur couleur verte était splendide, inimitable. De temps à autre, comme par magie, de grosses gemmes sortaient aussi de la gangue. »

À propos de l’auteur
VENTURELLI_Adelmo_DRAdelmo Venturelli © Photo DR

Adelmo Venturelli est né en 1955. Il est lycéen lorsqu’il compose ses premiers récits. Il s’oriente ensuite vers la biologie et la protection de l’environnement, sans délaisser pour autant l’écriture. Un premier roman est édité en 1987. Les hasards de l’existence le plongent ensuite dans l’univers de la sculpture. Pour donner vie à son monde imaginaire, il modèle, taille pendant de nombreuses années, travail qui donnera lieu à plusieurs expositions. À la cinquantaine, il retrouve l’écriture. Des romans naissent, son style s’affine, et il se découvre un penchant pour le thriller. En 2019 paraît La Sterne et en 2022 Kariba ou le secret du barrage. (Source: PEARLBOOKSEDITION)

Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Karibaoulesecretdubarrage #AdelmoVenturelli #pearlbooksedition #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturesuisse #thriller #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire22 #rentreelitteraire #RentreeLitteraire2022 #lundiLecture #LundiBlogs #rentree2022 #RL2022 #RentreeLitteraire2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #auteurs #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #passionlecture #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots