Vues d’intérieur après destruction

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En deux mots
Après la mort de son ami Gabriel qui n’a pas pu tenir sa promesse et lui faire découvrir son Liban natal, la narratrice décide partir pour Beyrouth sur les traces de la maison qu’il voulait lui faire découvrir. Le temps et la guerre ont laissé de lourds stigmates, mais elle va finir par retrouver tout ce que Gabriel a laissé derrière lui.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une maison au Liban

Dans ce court et bouleversant roman, Arielle Meyer MacLeod raconte la douleur de l’exil autour du voyage de la narratrice au Liban. Après la mort de son ami, elle part pour Beyrouth afin de retrouver son histoire, sa maison.

Ce roman est né d’une pulsion, d’une envie soudaine, sans doute un besoin. Après les obsèques de son ami Gabriel, mort après avoir lutté en vain contre sa maladie, la narratrice prend un billet à destination de Beyrouth. Elle entend tenir post-mortem la promesse qu’il lui avait faite, lui faire découvrir son pays natal et sa maison. Des lieux qu’il n’a jamais revus depuis son exil en France. Cet exil qui les avait tous deux rapprochés: «Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.»
En arrivant à Beyrouth, elle est à la fois triste de découvrir une ville défigurée par la guerre et l’explosion du port qui ont laissé de douloureux stigmates et heureuse de humer l’air de ce pays fantasmé depuis la France et qui a gardé une part de sa beauté, de ses parfums. Peut-être aussi ce goût de l’enfance qui laisse à l’imagination la liberté de s’appuyer sur des rêves. Comme celui de Gabriel décrivant sa maison, son palais. Mais comment retrouver une construction plus imaginaire que réelle, re-construite des dizaines de fois pour son amie? Car, il y a «des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir.» Pour les trouver, il faut laisser sa part au hasard et la chance guider vos pas. Elle va se personnifier dans Nassim, un chauffeur de taxi à l’optimisme chevillé au corps. Lorsqu’il s’engage sur les routes de montagne vers le village de Bhamdoun, il est sûr de parvenir à retrouver cette belle demeure. Promesse tenue, même s’il ne reste que quelques murs, quelques pierres, quelques traces de la demeure. À l’image de Gabriel, elle retourne à la poussière, ne vit plus que dans le souvenir de ceux qui ont pu la contempler.
Comme l’avait fait son père, parti trop vite, c’est avec les mots que Gabriel avait réussi à conserver la splendeur de sa maison, à adoucir son exil. Les mots qui disent la douleur de l’exil en sublimant la beauté du lieu. «Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes». Et si quelques clichés accompagnent le texte, c’est parce qu’ils réussissent, comme l’affirme la citation de W. G. Sebald en exergue du livre, à faire apparaître «sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs qui surgissent en nous au milieu de la nuit».
C’est en creusant l’intime dans ce qu’il a de plus fort qu’Arielle Meyer MacLeod atteint l’universel. Avec une écriture toute en pudeur et en finesse, elle donne ses lettres de noblesse à une humanité qui conserve par-delà les drames un souffle de vie. Alors souffle le vent de l’espoir, des montagnes du Liban jusqu’au cœur des exilés.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Vues d’intérieur après destruction
Arielle Meyer MacLeod
Éditions Arléa
Roman
96 p., 17 €
EAN 9782363083623
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman part de France pour aller jusqu’au Liban, à Beyrouth et dans les environs jusqu’au village de Bhamdoun. On y évoque aussi Genève, Tel-Aviv et le Vaucluse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, sur un coup de tête, sans avertir personne – je n’ai envoyé un texto à ma fille qu’une fois arrivée sur place – j’ai pris un billet sur internet, fourré quelques affaires dans une valise, rédigé une réponse automatique sur mon mail professionnel, un laconique Absente je ne répondrai que dans quelques jours, et je suis partie, seule, pour Beyrouth.
Gabriel, l’ami de toujours, meurt sans avoir tenu sa promesse: emmener la narratrice au Liban, où il est né, où il a grandi, où il n’est jamais retourné. Mue par un élan qu’elle ne comprend pas elle-même, elle entreprend alors seule ce voyage, à la recherche de la maison d’enfance de Gabriel dont elle ne sait que ce qu’il lui en a raconté.
Ce voyage sur les traces d’un passé dont ne subsistent que des ruines, d’une affolante beauté, va la mener face aux non-dits de sa propre histoire.
Ce roman est une enquête intime qui, de lettres en photographies retrouvées, fait émerger des maisons marquées par l’exil et le déracinement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Vertigo)
Actualitté (Sean Rose)
Mare Nostrum (Jean-Jacques Bedu)

Les premières pages du livre
« En jetant une pivoine blanche dans le trou béant où le cercueil venait d’être déposé, une pivoine charnue, en pleine maturité, sa fleur préférée – Gabriel en tapissait son intérieur pendant les quinze jours annuels de la floraison, des gerbes de pivoines blanches partout dans des vases chinés ici et là dont il faisait collection, de celles qui ne cessent de se déplier et se déplier encore, découvrant de nouveaux pétales alors qu’on les pense tous éclos, leur cœur d’une générosité inépuisable les multipliant à foison –, en jetant cette dernière pivoine dans la fosse où maintenant il gisait j’entendais cette phrase, promesse non tenue, ultime dérobade, Tu verras, quand nous irons ensemble à Beyrouth, je te montrerai la maison de mon enfance. Gabriel avait quitté le Liban en 1978 et n’y était jamais retourné. Il m’en parlait des soirées entières, les histoires devenant de plus en plus abracadabrantes avec le nombre de margaritas ingurgitées. Histoires de vie et de guerre, de fêtes hallucinantes, elles se transformaient, un détail ici un autre là – fruits de son imagination sans doute mais je m’en fichais, j’aimais les histoires de Gabriel. Je le prenais parfois en flagrant délit d’incohérence, il trouvait toujours la parade et s’en sortait d’une pirouette qui me faisait rire bien sûr – Gabriel était drôle – mais qui avait aussi le don de m’exaspérer, cette façon bien à lui de vous filer entre les doigts. Au cœur de ces histoires se tenait, immuable, la maison de famille où il passait ses étés. La maison de la montagne. Elle en était l’horizon immobile, le point de fixation. Le foyer vers lequel toujours le récit revenait. Ses aventures avaient beau l’en éloigner, les péripéties s’accumuler, le dénouement, invariablement, l’y ramenait. Une maison pleine de souvenirs dont il avait fait le leitmotiv décliné à l’envi d’une épopée dont il était à la fois le dépositaire et le conteur infatigable. Gabriel était mon ami. Il était sculpteur. Gabriel est mort sans revoir Beyrouth, où il a grandi, où il ne m’a jamais emmenée. Beyrouth dont le seul nom – ses inflexions molles mâtinées de rugosité – me touchait, évoquant un lieu inabordable, un territoire de légendes auréolé d’une aura mystérieuse, connu des seuls initiés. Un mirage – une image, floue. Beyrouth la magnifique – Paris levantine au cœur de la Suisse du Moyen-Orient. Beyrouth la massacrée, dont j’entendais les échos de la guerre lorsque, enfant, je vivais en Israël, n’en saisissant pas grand-chose. Un nom où résonnaient des bruits d’obus. Et dans les yeux des soldats revenus de cette guerre, l’effroi de Sabra et Chatila que j’ai mieux compris en voyant des années plus tard Valse avec Bachir. Beyrouth dont j’avais croisé la violence et l’attachant murmure dans les livres, des récits marquants. Beyrouth la résiliente, qui s’était relevée de ses cendres et dansait à nouveau dans les quartiers branchés vantés par les magazines.

Après sa mort, il y eut d’abord le temps arrêté, ce temps du deuil où l’intensité des émotions le dispute à la peine, une parenthèse pendant laquelle je m’étais retrouvée dans la sidération d’un événement que je savais pourtant inéluctable – je l’invoquais même tant sa souffrance, les derniers jours, était devenue intolérable. Sa mort me frappait néanmoins avec la violence d’un coup que je n’aurais pas vu venir. À l’hôpital je répétais les mêmes gestes – humecter ses lèvres desséchées, tenir sa main piquée d’un cathéter, gérer le flux de morphine quand la douleur déformait ses traits et augmentait les râles. Lui parler aussi, évoquer nos souvenirs communs, les moments drôles surtout et cette soirée où, étudiants encore, nous nous étions rencontrés. Le Moyen-Orient – nous avions chacun le nôtre – nous avait immédiatement rapprochés.
Le sentiment de l’exil aussi, cet état de flottement que nous connaissions bien, qui nous maintenait en permanence sur le côté, au bord, à la marge – tout désir d’appartenance (à un clan, une chapelle, une bande, une communauté) se doublant aussitôt d’un mouvement de retrait. En être et ne pas en être. Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.
Mais lui, Gabriel, avait un port d’attache, un endroit où revenir en pensée et s’ancrer depuis l’exil – cette maison dont il m’avait tout de suite parlé – alors que je suis, moi, une exilée de nulle part. Les amis – nombreux, Gabriel connaissait un nombre incalculable de gens – étaient venus de partout. Certains logeaient à la maison. Pour les uns Gabriel était le camarade d’enfance, pour les autres l’amour fou, la sensualité d’une nuit, la passion impossible, pour d’autres encore le frère réincarné, l’artiste admiré ou le compagnon de fête. Gabriel habitait mille vies et sans doute plus. Des vies publiques, d’autres secrètes. Il avait le goût de la nuit dans laquelle parfois il m’embarquait, et je l’accompagnais dans les hauts lieux de la culture gay où il rejoignait ses amants, toujours différents, je n’arrivais pas à suivre la valse des amants de Gabriel, il y avait les rencontres d’un soir ou d’une heure parfois, les amants de passage et les grandes romances toujours intenses et compliquées, le plus souvent platoniques celles-là, semées d’embûches qu’il semblait rechercher autant qu’elles le faisaient souffrir.
Gabriel se moulait dans le désir de l’autre tout en restant insaisissable. Il avait la faculté de se mouvoir avec la même aisance dans les milieux les plus disparates vers lesquels sa curiosité le menait et partout, quelles que soient les circonstances, il exerçait aussitôt une séduction dont il jouait, avec malice parfois. Tu es une surface de projection sur laquelle chacun vient plaquer son propre fantasme, je lui disais, stratégie assez efficace qui te permet d’échapper à tout le monde. Il riait.
Et puis l’enterrement. L’atmosphère lourde et dense, oppressante. Le soleil n’avait pointé le bout d’un rayon qu’au moment de la mise en terre, immobilisant soudain la pluie qui n’avait cessé depuis le matin, une pluie fine et sale qui bavait sur les yeux et fanait toutes les fleurs, les gerbes de fleurs recouvrant son cercueil. Mes mots d’adieu devant la tombe encore ouverte, une oraison que je n’ai pu terminer, où la maison forcément apparaissait – comment parler de Gabriel sans l’évoquer. Les larmes, la pluie, la morve coulaient sur mon visage, je m’essuyais du revers de la main. Et cette boule compacte dans ma gorge, étouffant mes derniers mots ravalés en un galimatias inaudible. »

Extraits
« Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes. Je ne sais quel fil, lien, corde, pourrait les tenir ensemble — feuille caillou ciseaux, un deux trois, je me souviens de ce jeu d’enfants, la feuille désarme la pierre en l’enveloppant. » p. 49

« Il y a des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir. Toutes me fascinent, toutes me sont étrangères. » p. 85

À propos de l’autrice
MEYER_MACLEOD_Arielle_DRArielle Meyer MacLeod © Photo DR

Après avoir été formée comme comédienne à l’École de la Rue Blanche à Paris, Arielle Meyer MacLeod a poursuivi ses études de Lettres à l’Université de Genève, où elle a décroché un doctorat en 1999. Avant de revenir au théâtre en se spécialisant en dramaturgie, elle a enseigné dans deux universités. Autrice de plusieurs articles ainsi que du Spectacle du secret (Droz, 2003) et de Tourner la page (avec Balzac), elle réside et travaille à Genève. Vues d’intérieur après destruction est son deuxième roman. (Source: Éditions Arléa)

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Marguerite et le mont Blanc

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En lice pour le Prix littéraire des Sciences Po

En deux mots
Depuis son enfance, le narrateur a été fasciné par la haute-montagne, découverte en accompagnant sa famille du côté de Chamonix. Lorsque ce musicien revient sur les flancs de la montagne pour grimper vers les sommets, il essaie de faire le deuil de sa sœur Marguerite.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La montagnothérapie

En liant la passion pour la montagne et le deuil, Michaël Sibony retrace le parcours d’un homme qui entend soigner sa peine en gravissant les montagnes. Un roman d’une grande sensibilité, un chemin vers l’apaisement.

Tout commence par une course en montagne offerte à un garçon de cinq ans. Nous sommes au-dessus de Chamonix sur la ligne du tramway du Mont-Blanc. Dans ce cadre prestigieux le narrateur se construit des souvenirs et s’imprègne d’un climat qui le marquera toute sa vie. Il reviendra souvent explorer les sentiers, escalader l’un après l’autre les sommets environnants, jusqu’à connaître les lieux comme sa poche: «Je sais avec exactitude le cheminement des trains, et pas seulement leur destination. Je ne peux ouvrir les yeux sur un détail du paysage sans l’associer à une image, un point sur la carte, un nom: chaque grincement de rail, chaque sonnerie de barrière qui se ferme, chaque toit neigeux, chaque piste discrète qui s’évanouit dans l’ombre des conifères.… Dans ce train, mes sens me hurlent que je ne suis pas un étranger.»
Mais cette fascination pour le Mont-Blanc va vite s’accompagner de nouvelles envies. Celles de grimper dans un autre décor, puis sur un autre continent. Multiplier les courses, accumuler les expériences, apprendre et découvrir.
Au fil des ans, il va aussi assister aux effets du réchauffement climatique, au recul des glaciers, à la fragilité accrue de pentes soumises aux aléas d’une météo changeante ainsi qu’à l’exploitation touristique. Un signe aussi du dévoiement de notre rapport à la nature. Ce qui fait dire à son oncle Ajzik, lui aussi amoureux de cette région qui lui rappelle Smolensk d’où il a dû fuir, «la montagne se consume, elle aussi, dans une autre temporalité.»
Un constat qui se double d’un symbole fort, quand la montagne libère des objets perdus ou relâche des cadavres jusque-là enserrés dans la glace.
Car, comme beaucoup d’alpinistes, ce conquérant de l’inutile cherche d’abord à conjurer la mort. À commencer celle qui entoure l’histoire familiale et qui a emporté sa sœur. Il va choisir de lui donner le nom de l’une des locomotives du tramway du Mont-Blanc, Marguerite, car elle symbolise pour lui cette quête vers des sommets immaculés.
Alors se conjuguent le deuil et l’ascension, comme une manière de conjurer ce sort funeste.
Voici l’alpiniste entouré de fantômes. Dans ses ascensions, il est désormais accompagné de ceux qui ont disparu. Ces hommes et femmes qui n’auront pu eu la chance de l’oncle Ajzik.
Michaël Sibony trace avec beaucoup de sensibilité ce chemin qui combine la vie et la mort, l’exploit et la douleur, la beauté et les horreurs. Il montre combien une passion, fut-elle obsédante, peut conduire à davantage de sérénité. Pour la montagne, mais aussi pour la musique, l’autre corde à l’archet du narrateur et dont je vous laisse découvrir les beaux passages qui lui sont consacrés.

Marguerite et le mont Blanc
Michaël Sibony
Éditions de l’Aube
Premier roman
192 p., 18,90 €
EAN 9782815958677
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Chamonix et dans la région, à Paris et en région parisienne ainsi qu’à Tulle. On y évoque aussi des expéditions vers les sommets du côté de Rio de Janeiro, dans le Sinaï, en Arménie, en Israël, en Suède ou encore au Vietnam. Côté histoire familiale, c’est la Russie et l’exil depuis Smolensk qui sont rappelés.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans cette histoire, il est d’abord question de montagne, et plus précisément du massif du Mont-Blanc, aussi envoûtant que majestueux. Il y a ensuite Marguerite, à la fois sœur non-née et locomotive du Tramway du ¬Mont-Blanc. De la musique – beaucoup –, des tours de manège – seulement quelques-uns –, un oncle, Ajzik, qui dit des choses comme «Faut-il se priver de sauter d’un train en marche quand il nous embarque vers une mauvaise destination?» Et un garçon amoureux d’une montagne, qui va devoir se construire entre deuil ¬impossible et passion obsédante. Une trame complexe et sensible, que Michaël Sibony dénoue avec subtilité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Le livre du week-end)
Blog La livrophage
Blog Un livre dans ma baignoire

Les premières pages du livre
« Chapitre 0
Nous marchons dans le petit tunnel pentu percé dans la roche. Il fait sombre, nous distinguons à peine les aspérités de sa voûte de pierre. Seuls des reflets luisants sur les rails nous guident par intermittence. Le reste du temps, nous nous fions au brouhaha saccadé émis par le frottement de nos pas sur les cailloux du sol. Des petits cailloux gris, tranchants, mélangés à quelques pierres, plus grosses et polies.
Au niveau du Nid d’Aigle – le terminus –, le train n’a pas pu redémarrer. Il est resté à l’entrée du tunnel, suspendu entre ciel et terre. Il est dix-huit heures trente. Les voyageurs, forcés de descendre de la montagne à pied, engorgent les voies. En convoi, à la queue leu leu, ils flanquent la ligne ferroviaire des deux côtés des rails comme on s’accroche à une ligne de vie. Après quelques dizaines de mètres, à la sortie du tunnel, la montagne nous expulse de ses entrailles et nous sommes tous aveuglés par la lumière : touristes en hordes familiales, solitaires du dimanche, alpinistes confirmés et jeunes rêveurs. Ébloui moi aussi, exalté, tout au plaisir de la situation singulière, je scande en continu : « Tchou-tchou, tchou-tchou. » Juché sur un rail, je pose mes pieds l’un après l’autre sur la tranche métallique et continue de progresser en équilibre, les bras tendus à l’horizontale. J’avance, tchou-tchou, tchou-tchou. Je suis le train. J’ai cinq ans.
Un barbu en uniforme, tenant dans ses mains des outils de mécanicien imprégnés de cambouis, surgit des flancs de la montagne. Il m’observe, attendri par l’enfant qui imite un train, puis il dit :
« Écoute. »
Je déraille et j’écoute.
« Sur la ligne du Tramway du Mont-Blanc, dit-il, on a trois trains. Le patron leur a donné le prénom de ses trois filles : Jeanne, Anne et Marguerite. Ils ont tous une motrice et un wagon, mais ils sont peints de couleurs différentes.
— À la montée, notre train était rouge et crème. Il s’appelait comment ?
— Ce devait être Marguerite.
— Marguerite ? »
Je cours vers le ventre arrondi de ma mère.
« Maman ! On pourrait appeler une des deux jumelles Marguerite ? C’est joli, Marguerite. »
Ma mère m’a laissé dire, amusée.
« Oui, c’est joli. »

Chapitre 1
Plus tôt ce même jour, avant de tomber en panne, le train nous a acheminés au Nid d’Aigle, à 2 372 mètres d’altitude. Il est bourré d’alpinistes encombrés de leur sac de montagne, épais comme deux hommes. Quand ils descendent des wagons, ils font rebondir leur paquetage contre les parois des portes. Un piolet menaçant est sanglé au dos d’un sac, la pointe vers le ciel. Parfois, un casque coiffe l’ensemble, suggérant la présence d’un enfant recroquevillé sur le dos du grimpeur.
Je pense à une histoire que mon père m’a racontée la veille.
« Dieu dit à Abraham : “Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, amène-le en haut du mont Moriah et offre-le-moi en sacrifice.”
— Et il a fait cela ? Il a tué son fils ?
— Abraham voulait apporter à Dieu une preuve d’amour. Il emmène Isaac en haut de la montagne et le ligote. Il lève son couteau. Mais à ce moment, un ange arrête la main du père et lui dit : “Épargne ton fils, tue le bélier qui est là à sa place.” Ce non-sacrifice marque la fin des sacrifices humains, il distingue le judaïsme des religions païennes. »
J’imagine, sur le dos des alpinistes, des enfants en partance vers le haut de la montagne.
Du quai, je fixe les yeux vers les chaussures aux semelles sculptées et aux longs lacets bicolores, entortillés autour de la languette, prêtes à me piétiner : les grimpeurs ne me voient pas, ma tête affleure le bas de leur sac. Je me faufile entre eux et j’esquive la bousculade avec toute l’habileté de mes petites jambes. Ils partent.
Du Nid d’Aigle démarre la « voie Normale » de l’ascension du mont Blanc, le chemin le plus fréquenté. Les prétentieux l’appellent la « voie Royale » au mépris de l’évidence : la route ne présente aucune difficulté technique, et aucun roi ne l’a empruntée. Ils veulent peut-être dire qu’on a une paix royale quand on la prend. Vu la quantité d’hommes harnachés, j’en doute.
Certains montagnards portent des cordes épaisses, du diamètre d’une bague, qu’ils enroulent avant de les accrocher sous le rabat de leur sac. Les boucles des cordages, violettes, roses ou d’autres couleurs vives, s’épanouissent de chaque côté en forme d’ailes de papillon. Elles lieront les membres du groupe entre eux quand ils atteindront le glacier de Tête Rousse, après deux heures de marche. Le plus souvent, un guide s’attache à deux clients et forme avec eux une seule entité solidaire : une cordée. Celle-ci comporte rarement plus de trois individus. Si l’un chute, les autres le rattrapent, sauf dans les cas rarissimes où ils tombent tous à la fois, car la corde ne casse jamais. Les prétendants au mont Blanc les moins expérimentés affichent un visage inquiet. L’idée de faillir les hante, et ils se donnent une contenance en scrutant les sommets.
Face à moi, un homme contraint par son guide de vider son sac se fait sermonner :
« Il est beaucoup trop lourd, votre sac !
— Je n’ai mis que le minimum, j’ai suivi à la lettre vos recommandations. »
Il le vide sur le coin d’un banc occupé par quelques marcheurs contemplatifs.
« Et ça ? Mais non, on ne sabre pas le champagne à 4 800 mètres d’altitude !
— Mais, dans ce cas, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue !
— Quand on grimpe, on ne porte que le strict nécessaire. L’eau, le casse-croûte et le matériel de montagne. Un change si vous voulez. Rien d’autre. Plus haut, le poids sera amplifié par la fatigue. Quant à l’effet de l’alcool, il sera décuplé. Sur certaines lignes de crête très étroites, pas plus larges qu’une coudée, un faux pas est fatal ; mieux vaut marcher droit ! »
Je me remémore le contenu de mon sac Polochon bleu et jaune – pas l’oreiller, le meilleur ami poisson d’Ariel, la petite sirène. J’y ai mis le strict nécessaire : une barre chocolatée, de l’eau et ma petite locomotive en bois rouge.
J’entends parler anglais, allemand, et d’autres langues que je ne reconnais pas. Beaucoup de nationalités sont représentées parmi les alpinistes. Le désir de monter sur le mont Blanc fait venir des citoyens du monde entier. Qu’est-ce qui les unit dans ce désir de grimper ?
L’homme rabroué remet avec une moue déçue son sac allégé sur le dos. À ses côtés, son guide, souriant après la séquence d’autorité, finit de lover sa corde et la place autour du cou, en bandoulière. À quelques mètres, une femme au visage tanné fixe un bout de caoutchouc élimé sur la pointe de son piolet. Une autre s’acharne pour la seconde fois sur ses longs lacets et les serre bien fort, en faisant un triple nœud. La préparation à laquelle j’assiste m’impressionne. Tiraillé entre l’envie de les rejoindre et la peur du danger, le froid et l’effort qu’ils s’apprêtent à réaliser, j’entends au fond de ma tête une chanson que ma mère fredonne parfois :
Donna donna donna
Tu regretteras le temps
Donna donna donna
Où tu étais un enfant

Il est trop tôt pour regretter. Je tourne la tête. Mes parents commencent à marcher et m’arrachent au spectacle des alpinistes bossus, effrayants et captivants. Le rythme saccadé de mes petites foulées rattrape vite les lentes enjambées de mes parents.
« Le Tramway du Mont-Blanc ne va pas jusque tout là-haut, il s’arrête là où démarre le sentier, au Nid d’Aigle. Un jour, moi, j’irai. Tout là-haut là-haut là-haut, dis-je en pointant le ciel du doigt et en me hissant sur la pointe des pieds. Oui, sur le mont Blanc.
— Là, tu désignes l’aiguille de Bionnassay. Le mont Blanc, lui, est encore caché, rectifie mon père.
— Il est plus haut mais on ne le voit pas ?
— Parfaitement. Les choses les plus hautes ne sont pas toujours les plus visibles. »

En attendant d’avoir l’âge de la grande ascension, je traîne des pieds sur le sentier monotone qui mène du Nid d’Aigle à un point de vue sur le glacier de Bionnassay. La marche, d’une durée de trente minutes à peine, se pratique en famille avec des enfants.
« Pourquoi je dois marcher si on ne verra même pas le mont Blanc ?
— Tu dois t’entraîner dès maintenant.
— Mais pourquoi ? »
Une bifurcation scinde notre route en deux. Point de vue glacier de Bionnassay – 30 minutes à droite, Refuge Tête Rousse – 3 heures à gauche. Je m’arrête. Mon père, qui a continué vers le glacier, se retourne et m’appelle.
« Qu’est-ce que tu fais ? Avance ! »
Des randonneurs dévalent du chemin de gauche, poursuivis par un nuage de poussière.
« Eux, ils reviennent du mont Blanc ? »
Ils ont le maillot et les cheveux tout mouillés, comme s’il avait plu de l’eau chaude et de l’eau froide sur leur tête. Même leurs yeux sont brillants de transpiration, et d’autre chose, je ne sais pas quoi.
Je montre à mon père la sente de gauche :
« La voie Normale est par là ?
— Normale ou Royale, tu as le choix. »
Ceux qui en reviennent n’ont rien de normal, avec leurs yeux fiévreux, leurs joues piquées de rouge sombre et leurs jambes chancelantes. »

Extraits
« Elle connaît ma relation intime avec cette œuvre; j’en ai enregistré chaque note avec la même précision que le tracé du réseau ferroviaire de la vallée de Chamonix. Je sais avec exactitude le cheminement des trains, et pas seulement leur destination. Je ne peux ouvrir les yeux sur un détail du paysage sans l’associer à une image, un point sur la carte, un nom: chaque grincement de rail, chaque sonnerie de barrière qui se ferme, chaque toit neigeux, chaque piste discrète qui s’évanouit dans l’ombre des conifères.… Dans ce train, mes sens me hurlent que je ne suis pas un étranger. » p. 49

« La montagne se consume, elle aussi, dans une autre temporalité. » p. 93

À propos de l’auteur
SIBONY_michael_DRMichaël Sibony © Photo DR

Michaël Sibony trentenaire, déambule dans les rues de Paris quand il ne sillonne pas les sentiers de montagne. Marguerite et le mont Blanc est son premier roman. (Source: Éditions de l’Aube)

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Carpates

LAZAR_carpates  RL_2024  coup_de_coeur

En deux mots
Pour pouvoir terminer sa thèse de doctorat, Jeanne décide de se rendre avec Boris, son compagnon, dans les Carpates. Au cœur d’une vaste forêt de montagne, ils tombent en panne sèche. Ils sont alors recueillis par une étrange communauté vivant en autarcie et régie par les femmes. L’hiver qui s’installe va les obliger à séjourner là.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le voyage interrompu

D’origine roumaine, Liliana Lazar nous entraîne au cœur des Carpates, sur les pas d’un jeune couple à la recherche d’une «miraculée» dont le témoignage permettrait de conclure une thèse de doctorat. Mais en ce milieu d’automne 1992, il va se perdre dans la montagne et devoir partager le quotidien d’une étrange communauté. Un drame à l’atmosphère envoûtante.

Jeanne a finalement réussi à persuader son compagnon à partir pour les Carpates. L’étudiante a lu l’histoire d’une femme qui serait revenue d’entre les morts et qui appartiendrait aux Lipovènes, un groupe ethnique persécuté par le tsar Pierre le Grand à la fin du XVIIe siècle et qui aurait trouvé refuge en Roumanie. Son témoignage pourrait lui permettre de terminer sa thèse de doctorat et à lui assurer une belle carrière.
Voici donc le couple parti pour un périple de 2000 km jusqu’en Roumanie via l’Autriche et la Hongrie. Au volant de sa Peugeot 504, Boris va vite se rendre compte que le voyage s’annonce bien plus périlleux que prévu. En cet automne 1992, la Roumanie ne dispose en effet que de peu de routes asphaltées. «Les nids-de-poule parsemaient la nationale, risquant à chaque virage de vous tordre les essieux. Quant aux voies secondaires, elles se limitaient à une succession de chemins de terre, que les pluies récentes avaient transformés en torrents de boue.»
Après un voyage éreintant, Jeanne et Boris finissent par trouver une auberge où ils pourront se reposer avant d’entamer leur dernière étape jusqu’à Rodna. Sur les conseils de l’aubergiste, ils décident d’emprunter l’itinéraire passant par le col qui devrait leur faire économiser quelques heures de route. Mais sur les flancs de la montagne enneigée leur Peugeot tombe en panne. Ils n’ont alors d’autre choix que de chercher un refuge dans cet endroit isolé. Fort heureusement, ils vont être recueillis par une communauté discrète qui a décidé de s’installer à l’abri des regards après avoir fui la Russie en 1910. Si Boris va chercher par tous les moyens à quitter cet endroit, Jeanne va essayer de nouer le dialogue, se disant qu’elle tenait là un bon sujet d’études. Il faut dire que les premiers entretiens qu’elle mène avec la colonie ne manquent pas de la surprendre. Ici, les femmes règnent en maître, les hommes sont relégués à l’écart et appelés les boucs. Cette inversion de la domination est du reste l’une des clés de ce livre envoûtant par bien des aspects, terrifiant par d’autres.
La nature hostile et les accidents vont contraindre nos deux rescapés à prolonger leur séjour. C’est alors que va se nouer le drame qui va donner à ce récit sa dimension tragique et séparer le couple.
Liliana Lazar nous fait découvrir ces «vieux-croyants» chassés par Pierre Le Grand et dont une partie a fini en Roumanie dans un roman construit en trois parties à la tension toujours plus croissante. Du voyage d’études, on passe très vite à la nuit mystérieuse, à une sorte de piège qui se referme sur les intrépides voyageurs à un moment où le pays vivait encore dans des conditions proches du Moyen-Âge pour finir sur une âme errante. Mais ne dévoilons pas tout de ce roman qui se lit comme un thriller, rebondissements compris. Le Clézio ne s’est pas trompé en parlant de plume superbe et de science du récit. On ne saurait trop vous conseiller de prendre à votre tour la route des Carpates !

Carpates
Liliana Lazar
Éditions Plon
Roman
320 p., 21,90 €
EAN 9782259318518
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, avant de partir par la route vers les Carpates. On y traverse la Roumanie en direction de Rodna.

Quand?
L’action se déroule en 1992.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une plume superbe, un univers à part, une science du récit: un talent déjà salué par le prix Nobel de littérature, J.M.G. Le Clézio.
Un voyage dans les Carpates ne s’improvise pas.
Piégés par la neige au cœur de la montagne roumaine, Jeanne et Boris, un couple de Français, trouvent refuge dans un étrange hameau – la Colonie – dirigée par des femmes.
Alors qu’ils se croient sauvés, débute une plongée vertigineuse dans le monde des vieux-croyants, une communauté aux lois archaïques, qui protège un impensable secret.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Bastille Magazine (Éric Faye)
Page des libraires (Maria Ferragu, librairie Le Passeur de l’Isle à L’Isle-sur-la-Sorgue)
Blog Sur la route de Jostein

Les premières pages du livre
« Prologue
Dans cette force étrange de la montagne à créer un sentiment de malaise, le vent n’est pas pour rien. S’il n’a pas la puissance du ponant ni la chaleur de l’harmattan, s’il n’est pas chargé de sable comme le sirocco ou ne réchauffe pas comme un foehn en automne, s’il ne rend pas fou comme le mistral en Provence, il peut se révéler plus redoutable encore. Parfois nordet piquant en rafales à faire ployer sous ses bourrasques les plus grosses branches, il ressemble à la tramontane dont le souffle glacial vous refroidit aussitôt. Un de ces vents qui se lèvent quand on ne l’attend pas, forcissant au gré du jour puis s’apaisant, mollissant jusqu’à ce qu’on finisse par l’oublier. Ses accalmies ne sont que subterfuges. C’est quand on le croit mort qu’il se réveille de plus belle. De simple murmure il devient chant, musique envoûtante et hallucinante à la fois. De bruissement presque inaudible il se mue en plainte, se met à gémir, à bramer, à mugir tant et si bien qu’on le sait parti en chasse. Tel un monstre, il vous suit et son haleine a un goût âcre à vous remplir la bouche de sa puanteur. Si tous les vents ont un nom, le sien est bien trouvé : Mouma.
Extrait du journal de Jeanne Ballard

Un vent chargé de cris soufflait sur les bois. La traque durait depuis des heures. L’homme n’arrivait plus à courir. Il marchait désormais, vacillant à chaque pas et ses pieds nus, meurtris par les ronces, lui causaient de telles souffrances qu’il dut s’arrêter un instant pour s’appuyer contre le tronc d’un arbre. Il aurait aimé rester ainsi plus longtemps mais les appels derrière lui avaient déjà repris. Bientôt ses poursuivants seraient là : l’écho de leurs voix résonnait partout dans la forêt. Sans parler du grognement de la bête qui les accompagnait. À présent qu’il les sentait si proches, sa peur s’intensifiait. S’il n’avançait pas, il serait rattrapé avant la nuit. Dans un effort surhumain, il se redressa et reprit sa course à travers un dédale de fougères.
Il suffit qu’une branche hérissée d’épines lui fouettât le visage pour qu’il fermât les yeux, trébuchât, perdît l’équilibre. Projeté dans une roulade en avant que rien ne pouvait plus arrêter, son corps finit par percuter une souche. Tel un pantin désarticulé, il bascula en arrière et s’étala de tout son long sur le dos. Dans sa chute, sa tête heurta le sol. Tout se figea sur l’instant. Immobile, les yeux rivés au ciel – un ciel de pleine lune, bien que la nuit ne fût pas encore tombée –, il essaya de deviner la direction du vent. Un groupe d’oiseaux sauvages le survola. Puis, plus rien. Ses chasseurs avaient-ils cessé leur traque ? Ou était-ce leur dernier subterfuge pour l’attraper vivant ? Suffoquant, l’homme tremblait de tous ses membres car, d’avoir tourné sur lui-même, son ancienne plaie venait de se rouvrir. De grosses gouttes perlaient à travers sa tunique, là où le liquide formait déjà un long tablier vermeil autour de sa taille. Avec tout le sang qu’il avait perdu, il s’étonnait d’en avoir encore dans les veines. Jusqu’au bout il s’était agrippé à cette vie, comme l’on saisit le vêtement de quelqu’un qu’on ne veut pas voir partir. Il n’avait aucune idée de ce qui pouvait l’attendre, une fois passé de l’autre côté ; c’était pour cela qu’il avait tant de mal à lâcher prise. Jamais il n’avait imaginé qu’il soit si difficile de mourir. Il avait cru qu’il suffisait de le décider pour s’offrir à la mort comme l’on sombre dans un profond sommeil. Et là, à des kilomètres de tout lieu habité, où personne ne viendrait le secourir, avec comme unique témoin de sa lente agonie des bois à perte de vue, il réalisait à quel point il était pénible d’accepter son propre anéantissement. Quand bien même il aurait voulu hurler, aucun son ne serait sorti de sa bouche. Pas de mot pour dire sa détresse. À quoi bon ? Il ne se rappelait aucune prière. Sa conscience évoluait au gré des spasmes qui secouaient sa poitrine. Il pensa à sa mère qui ne saurait jamais ce qui lui était arrivé. À cet enfant qu’il aurait tant aimé avoir. Des larmes coulaient sur ses joues. Tout allait s’arrêter. Lentement, les minutes s’égrenaient, le rapprochant de l’inévitable départ. Blotti au milieu d’un enchevêtrement de souches, il en était réduit à regarder les aiguilles virevolter dans l’air avant de fondre sur lui comme un jeu de fléchettes. Bientôt elles seraient son linceul. Les branches des mélèzes se courbèrent un peu plus au-dessus de sa tête comme pour mieux l’ensevelir. Il ferma les yeux, prêt à s’abandonner au repos sans fin. C’était cela, l’éternité. Une longue nuit glaciale, comme une hibernation perpétuelle. Maintenant, il n’avait plus peur. Il était prêt, attendant la mort comme on attend une libération. Surtout ne plus souffrir.
Un bruit sourd retentit au loin. Le ronronnement d’un moteur. Le blessé parvint à tourner la tête, à écarter les paupières. Ce n’était pas un rêve. Dans la semi-obscurité, un halo doré filtrait entre les arbres, à la manière d’un feu éblouissant au cœur des ténèbres. La route était là, si proche. Le moteur ralentit. Le point de lumière se fixa sur un tronc, signe que la voiture s’était arrêtée. Le moribond fit un dernier effort pour se relever sur les coudes quand un craquement sec l’arrêta. Le vent amena à ses narines une odeur qu’il connaissait. La puanteur du fauve qui l’avait suivi à la trace. Ses doigts se crispèrent, ses ongles s’incrustèrent dans la paume de ses mains, collantes de résine. Terrorisé, il comprit que les autres ne lui avaient concédé aucune chance. « Mutter, ich bin dumm1 ! »
1. En allemand : « Mère, je suis stupide ! »

La portière du conducteur s’ouvrit sur l’asphalte pour laisser descendre un jeune homme.
— Ne t’éloigne pas trop, lança en français une voix de femme.
Le type fit quelques pas afin de se dégourdir les jambes, alluma une cigarette en inspirant profondément la fumée, puis s’avança jusqu’à la lisière des bois où des détritus en tout genre jonchaient le sol : un bidon d’essence, des bouteilles en plastique, une vieille batterie. Autant d’objets que les routiers de passage jetaient là. Rares étaient ceux osant s’aventurer plus loin. La plupart étaient des gars de la ville, pour qui la forêt marquait une limite à ne pas franchir, une frontière invisible au-delà de laquelle commençait le temps du monde sauvage. L’homme éteignit sa cigarette avant de humer les miasmes soulevés par la bise.

Journal de Jeanne Ballard
Contrairement au vent du sud qui se charge de parfums aux fragrances chaudes de cèdres et d’aromates, à celui des mers qui transporte des embruns au goût salé, et à la brise des plaines qui exhale des senteurs d’herbe fraîche, de terres noires et de blé mûr, le vent d’ici est lourd d’une odeur entêtante. Tel un puissant baume d’apothicaire, il laisse dans son sillage des relents de térébenthine, de bois mort et d’animaux sauvages.

D’abord simple murmure, le blizzard se muait en plainte. Les arbres grincèrent sous l’effet de son souffle froid qui agitait leurs branches. Vint ensuite un bruit de pas cadencés, comme si la forêt était traversée par un régiment. Le Français écarquilla les yeux à la vue des feux follets se déplaçant entre les arbres. Il pensa au scintillement de lampes électriques, mais il aurait tout aussi bien pu s’agir de torches en feu. Les lumières se rapprochèrent, étincelantes, oscillant dans la nuit avant de s’éteindre une à une, soufflées par le vent. Avaient-elles jamais existé ? Soudain, il y eut des bris de branchages. Un tronc roula sur quelques mètres. L’homme sur l’asphalte jeta sa cigarette et plissa les yeux afin de tenter de distinguer quelque chose. Il eut beau scruter l’obscurité des sous-bois, il ne perçut rien. Il entendit un râle, un appel au secours, le halètement d’une lutte dans les bois. Des branches s’agitèrent de nouveau, et un grognement lui donna la chair de poule. Le sol se mit à trembler sous les pas d’un animal qui s’apprêtait à charger.
— Boris ! s’écria la femme restée dans la voiture, en passant la tête par la portière.
Revenu en courant se mettre à l’abri, celui-ci redémarra et s’éloigna, tout en vérifiant dans le rétroviseur que rien ne sortait de la forêt pour les poursuivre.
Loin derrière eux, gisant sur son grabat d’herbe et de ronces, le fugitif ne bougeait plus. Légère comme une plume, son âme s’était élevée jusqu’à la cime des arbres, d’où elle pouvait à présent observer l’ours en train de mettre son corps en lambeaux. La souffrance avait pris fin et la vue de cette chair déchiquetée ne lui provoquait plus aucune émotion. Tel un fil fragile qui s’allonge et s’étire, l’âme plana un temps au-dessus des bois, à la recherche d’un autre corps à habiter. Elle trouva le plumage d’un grand-duc, immobile sur une branche. À peine l’eut-elle touché que l’oiseau, électrisé par cette force nouvelle, déploya ses ailes et s’envola le long de la route, sur laquelle la Peugeot 504 immatriculée en France venait de disparaître.

PREMIÈRE PARTIE
LE PAS DE L’OURS
La nuit était si claire que l’on aurait pu suivre la DN62 sans l’aide du moindre éclairage, ce qui n’empêchait pas la Peugeot grise de remonter la route, tous phares allumés. Cela faisait des heures que le couple de Français roulait, ne s’accordant que de brèves haltes.
— Qu’est-ce que ça pouvait bien être, tout à l’heure ? demanda la jeune femme, assise côté passager.
— Quoi donc ?
— Ce bruit dans les bois.
— Qu’est-ce que j’en sais ? Un animal… Ça doit grouiller de gibier, par ici.
— Il devait être sacrément gros. Si t’avais vu ta tête, quand t’es revenu à la voiture…
— Tu ferais mieux de repérer cette foutue intersection ! Si le type de la station-service a dit vrai, on devrait bientôt arriver à une auberge.
— Pourquoi aurait-il menti ?
— Il avait l’air bizarre…
— Arrête de juger les gens à leur allure.
— Ton guide n’en parle pas non plus.
La femme dirigea la lampe de poche, qu’elle gardait à portée de main, vers le livre déployé sur ses genoux. C’était vrai, l’auberge n’y était pas mentionnée.
— Mon guide est trop vieux, voilà tout, lança-t-elle pour le rassurer, tout en vérifiant la date d’édition sur la couverture : 1982.
Soit dix ans plus tôt.
— Qu’est-ce qu’il dit sur le coin ?
Elle parcourut le chapitre traitant de la région qu’ils traversaient, puis éteignit sa lampe afin d’en économiser les piles.
— Après l’intersection, il n’y a plus rien jusqu’à Rodna.
— Il ne manquait plus que ça ! s’exclama le conducteur, sans pouvoir retenir un mouvement nerveux du bras.
Il s’étira comme il put sur son siège, car il commençait à ressentir d’insupportables crampes dans les jambes. S’il ne s’arrêtait pas pour dormir, ils risquaient de finir écrasés contre l’un de ces gros arbres qui jalonnaient la route.
— Quand je pense qu’il y a deux jours, on était à la maison…
— S’il te plaît, Boris, tu ne vas pas recommencer ! On était d’accord.
— N’empêche, ce voyage, c’était ton idée. Si c’était à refaire…
L’homme revoyait sa compagne, un mois plus tôt, déployer une mappemonde sur la table du salon afin de lui faire découvrir le trajet. Sur la carte, le massif des Carpates ne lui avait pas semblé si loin du sud de la France. « Deux mille kilomètres, ce n’est pas la mer à boire, avait-elle dit pour le convaincre. L’affaire d’une dizaine de jours, séjour compris. » Avant le départ, il n’avait pas mesuré les difficultés d’un tel périple. Mais, une fois l’Autriche passée, les ennuis avaient commencé. À peine entrés en Hongrie, la chaussée s’était faite étroite et les limitations excessives de vitesse les avaient ralentis d’au moins une journée. Sans parler des heures perdues à chaque poste-frontière, avec ces pots-de-vin qu’il avait fallu verser aux douaniers. Et le pire les attendait en Roumanie. En ce milieu d’automne 1992, le pays était plongé dans un tel état de délabrement que seuls les axes principaux étaient à peu près goudronnés. Les nids-de-poule parsemaient la nationale, risquant à chaque virage de vous tordre les essieux. Quant aux voies secondaires, elles se limitaient à une succession de chemins de terre, que les pluies récentes avaient transformés en torrents de boue. Le système d’éclairage public ne fonctionnait que par intermittence, et la plupart des localités restaient plongées dans l’obscurité jusqu’à l’aube. Il fallait aussi une vigilance de tous les instants afin d’éviter les piétons, nombreux à marcher sur le bas-côté, ou les charrettes dépourvues de signalisation, qu’à tout moment l’on risquait de trouver en travers de sa route. Pour toutes ces raisons, le Français redoutait d’avoir à conduire après la tombée de la nuit. Néanmoins, l’appréhension qui ne l’avait pas quitté depuis le dernier arrêt s’estompa un peu quand il aperçut un néon lumineux qui clignotait sur une façade en bois : « TAVERNA ».
Devant l’entrée, une imposante sculpture représentant un ours, debout, semblait veiller sur la bâtisse. Cloués de part et d’autre de l’enseigne, plusieurs trophées de chasse, des têtes de cerfs et de sangliers empaillés, accueillaient les voyageurs de leurs regards de verre.

Comme souvent les soirs d’automne, le vent n’avait pas attendu la nuit pour descendre sur la vallée. Zanov s’apprêtait à fermer les rideaux de son auberge, signe qu’il n’espérait plus personne. Mais en commerçant avisé, il avait laissé éclairée son enseigne lumineuse afin d’indiquer au voyageur de passage que, même à une heure aussi tardive, il restait le bienvenu.

Avec ses deux chambres en mansarde, louées à la nuit, et son toit en pente recouvert de tôles ondulées, la Taverna est la dernière habitation avant l’ascension des Carpates. La bâtisse est située à l’endroit où la voie se sépare en deux. Car si la DN62 est de loin la route la plus connue pour franchir ces montagnes, elle n’est pas la seule. Une seconde bifurque à droite, juste après l’auberge. Les camionneurs l’ont surnommée « le passage des Cols ». En poursuivant sur la nationale, il faut compter près de sept heures pour rallier Rodna. Mais en empruntant l’autre, on peut gagner trois heures. Ce calcul n’est pas toujours justifié tant la voie est réputée dangereuse, à cause de sa succession de virages en épingle qui serpentent jusqu’à une série de cols, tous plus difficiles à franchir les uns que les autres. Et, s’il vaut mieux tenter la traversée du « passage des Cols » aux beaux jours, il se trouve toujours des téméraires pour s’y engager en cette saison incertaine.

Convaincu que l’ouverture des frontières ferait venir des touristes dans le coin, Zanov y avait installé son commerce juste après la révolution de 1989. Mais, trois ans plus tard, rares étaient les étrangers à s’aventurer jusqu’ici. De temps à autre, il en voyait bien quelques-uns franchir le seuil de son modeste établissement : des routards avec sacs à dos, faisant le plus souvent de l’auto-stop ou alors circulant au volant de voitures déglinguées, un peu à l’image de ces Français en train de garer leur vieille Peugeot 504 sur le parking.
Les feux de la voiture à peine éteints, les portières claquèrent dans le noir. L’aubergiste eut juste le temps de discerner les silhouettes qui traversaient la cour, serrées l’une contre l’autre pour se protéger du vent, avant que deux jeunes gens, emmitouflés dans des vestes colorées, ne pénètrent dans la salle du bar. Leurs capuches rabattues sur la tête, ils portaient des pantalons trop larges et des baskets faussement usées. Zanov les observa d’un œil oblique puis se ravisa, car il savait que, sous leurs airs de vagabonds, ces voyageurs n’étaient jamais complètement fauchés. Il leur adressa un large sourire en les voyant choisir l’une de ses tables et monta le volume du poste radio qui, depuis le comptoir, crachait de la musique folklorique. Tout empressé de se mettre au chaud, le couple ne fit pas vraiment attention à l’agencement de la pièce.

L’endroit est des plus modestes, avec ses murs en contreplaqué recouverts de papier journal et d’affiches publicitaires en guise de tapisserie. Les tables, bricolées avec de vulgaires planches de récupération, sont dissimulées sous des toiles cirées, élimées aux angles. Des fils électriques courent le long du plafond et, çà et là, une ampoule pend dans le vide.

D’un geste indolent, le patron vint placer sur la table un bouquet de fleurs en plastique. Puis il vissa dans sa douille la petite lampe à incandescence qui se trouvait au-dessus, jusqu’à ce qu’une faible lumière jaune l’éclaire. Dans cette lueur difficile, son visage apparut si glabre et si pâle qu’on lui aurait donné n’importe quoi pour qu’il aille se faire soigner.
— Mancare1 ? demanda-t-il d’une voix nasillarde, tout en pointant ses doigts vers sa bouche.
— Santem rupti de foame2, lui répondit la Française.
Le Roumain ne put cacher sa surprise en entendant une étrangère s’exprimer si bien dans sa langue. Dans d’autres circonstances, ce compliment aurait suffi à la jeune femme pour qu’elle se mette à raconter comment elle l’avait apprise grâce aux cours dispensés par l’université d’Aix-en-Provence. Mais ce soir-là, trop fatiguée par la route, elle ne donna aucune explication.
— Zanov ! se présenta l’hôte en tendant la main.
— Jeanne. Lui, c’est Boris.
— Boris ? Pas français, ça. Nom russe.
— Son père était communiste. Alors il a donné un prénom russe à chacun de ses enfants.
— Tiens ! Chez vous aussi, il y a eu des communistes ? s’étonna-t-il.
Boris, qui ne pouvait suivre l’échange, laissa sa compagne commander et, retirant sa parka d’un mouvement brusque, alla la ranger sur ce qu’il prit pour un portemanteau, en fait un trophée de chasse avec des cornes de mouflon.
— Il mange quoi, votre mari ? demanda l’aubergiste.
— Il n’est pas difficile… Et puis, confia Jeanne comme un secret, nous ne sommes pas mariés.
— Hum, fit le Roumain avec un clin d’œil qui se voulait complice. Dites-lui que j’ai des œufs et du fromage. Et le meilleur vin de Roumanie !
— Une bière fera l’affaire. On a surtout besoin de souffler un peu.
Le tavernier hocha la tête et s’éloigna vers un poêle à bois qui chauffait la pièce. Une bûche rongée par les braises crépitait dans son âtre. Des rafles de maïs s’amoncelaient sur le côté. Zanov en prit une poignée et la lança dans le feu, qui reprit de plus belle, avant de retourner dans le réduit lui servant de cuisine. De temps à autre, il jetait un coup d’œil dans la salle, en direction des voyageurs. À première vue, le Français avait dans les vingt-cinq ans. Petit et vif ; ses gestes secs trahissaient un tempérament nerveux. Le tee-shirt blanc qui moulait son torse sculpté portait dans le dos le nom d’un club de sport : « BOXE CLUB AIX ». Un tatouage coloré courait sur son bras droit, remontant vers l’épaule jusqu’à l’échancrure du col. En observant ce corps noueux, Zanov mesura à quel point le jeune homme n’était fait que de muscles et de tendons. Tout son contraire, lui qui était grand et avachi, avec des bras osseux, pendant comme des cordes le long de son tronc.
Enfin réchauffée, la Française enleva elle aussi sa veste et alla l’accrocher au-dessus de celle de Boris. Elle se dirigea ensuite vers le comptoir et éteignit le poste de radio. Zanov l’observa sans rien dire. Malgré sa tenue négligée et ses cheveux coiffés en bataille, Jeanne renvoyait l’image d’une femme sûre d’elle. À côté de son compagnon, elle paraissait très grande. De retour à sa table, elle sortit un carnet de son sac et s’apprêta à faire le croquis de l’endroit. En l’embrassant du regard, elle remarqua une jeune fille qui se tenait appuyée au carreau de la fenêtre. Son crayon à la main, la Française s’approcha d’elle pour mieux la dessiner.

Affublée d’une robe trop large pour elle, d’où dépassent deux jambes squelettiques gainées dans des bas de laine, l’adolescente ressemble à une longue tige fanée, au bout de laquelle on aurait ajouté une fine couche de cheveux coupés au carré. D’un mouvement lent et répétitif, l’air absent à ce qui l’entoure, elle porte des graines de tournesol à sa bouche avant de recracher les cosses par terre. De temps à autre, elle s’interrompt pour secouer celles qui restent accrochées à ses vêtements.

— Elle s’appelle Varda, la présenta Zanov depuis le seuil de sa cuisine.
— Votre fille ?
— Non. Ma sœur.
— Elle est jolie.
— Le portrait craché de ma pauvre mère.
— Ce n’est pas un peu triste, à son âge, de vivre ici ?
— Elle a bien essayé les montagnes, soupira l’homme en mettant le repas sur un plateau. Mais elle n’était pas faite pour ça.
Sans raison apparente, Varda arrêta de sucer ses graines et se mit à fredonner, tout en dévisageant Jeanne.
— Écoutez ! fit Zanov. Elle chante pour vous.
Jeanne prêta l’oreille à son murmure.
— Dragu’ mamei copilaș… dragu’ mamei copilaș3…
Elle en resta bouche bée. Cette fille d’apparence si simple aurait-elle deviné ce que tout le monde ignorait encore ?
Varda répétait sa comptine.
— Elle a toujours senti ces choses-là, ajouta Zanov, de l’admiration dans la voix. C’est lui, le père ?
— Vous pouvez lui demander de se taire ? supplia Jeanne en baissant les yeux.
Mais Boris était trop occupé à déchiffrer sa carte routière pour deviner le sens de leur conversation. Zanov fit signe à Varda d’arrêter.
— Je vois. Il n’est pas au courant, pas vrai ? conclut-il en posant le plateau sur la table pour remplir les verres de bière. Allez, noroc !
Boris laissa aller son regard de l’un à l’autre.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— « Bonne chance », expliqua Jeanne, devenue écarlate.
— Alors, noroc ! s’exclama le Français en levant son verre. Combien de temps jusqu’à Rodna ? demanda-t-il à l’aubergiste, qui avait repris son plateau.
Jeanne s’empressa de traduire.
— Avec une bagnole comme la vôtre, je dirais six ou sept heures, répondit Zanov.
Puis, allant chercher une carte derrière son comptoir, il la déplia et, se penchant dessus, fit glisser son doigt le long de la route 62 jusqu’à l’endroit où celle-ci bifurquait vers les montagnes.
— Mais par ce col, ça ne vous prendrait pas plus de trois heures.
Alors que son compagnon s’efforçait de suivre le trait fin qui serpentait à travers le relief, Jeanne tira de son sac le vieux guide de l’époque de Ceaușescu, avec sa couverture en bristol et ses photos en noir et blanc.
— Voilà, c’est ici ! s’exclama-t-elle en retrouvant la page qu’elle cherchait. Il est écrit : « Paysages très beaux mais aucun village avant Rodna. »
— Aucun village, répliqua Zanov, mais la montagne est habitée.
— Je ne voudrais pas prendre de risques, murmura Jeanne.
— Qu’est-ce qu’il peut bien nous arriver ? intervint Boris. Et puis on ne roulera pas de nuit… Demande à ce type si l’on peut planter notre tente sur son parking.
— J’ai besoin d’un vrai lit. Je suis crevée.
— Et moi, alors ! J’ai conduit tout du long.
— Tu n’as pas voulu me laisser le volant…
— C’était trop dangereux.
— La vérité, c’est que tu n’as pas confiance en moi ! Je sais conduire.
— C’est vrai, tu sais tout faire, ironisa Boris.
Comme s’il comprenait leur échange, Zanov leva deux doigts en souriant.
— Attendez demain pour partir. J’ai une chambre de libre, vingt dollars, repas compris.
Tout en flairant l’arnaque, Jeanne ne laissa pas le temps à son compagnon de refuser et tira de sa poche un billet qu’elle posa sur la table. Le patron le prit en lui adressant un large sourire.
— C’est pour quoi ? demanda Boris.
— Repas et chambre.
— Vingt dollars ? Décidément, tu te feras toujours avoir.
Le vacarme d’un paysan passablement éméché interrompit leur dispute. L’homme tituba en entrant dans le bar et alla s’accouder sur le zinc. Zanov lui servit une vodka que l’autre avala d’un trait. Ce n’est qu’après avoir descendu plusieurs verres cul sec que l’ivrogne finit par se redresser pour s’en aller. Il s’arrêta au passage à la table des Français, qui achevaient leur repas.
— Vous allez où, comme ça, les amoureux ?
— Rodna, répondit Jeanne.
— Qu’est-ce vous allez foutre dans un coin pareil ?
— Un travail pour l’université.
— Ah ! Une étudiante…
— Non, je suis chercheuse.
— Et vous cherchez quoi, à Rodna ?
— Une femme qu’on dit ressuscitée.
— Vous voulez dire celle enterrée vivante ! Dites pas que vous venez de si loin pour cette histoire à dormir debout !
— Vous en avez entendu parler ?
— Bah ! tout le monde en a entendu parler…
— Qu’est-ce que vous savez là-dessus ?
— Ils l’ont enterrée vivante, voilà tout.
— Et ceux qui l’ont vue deux jours après, assise au bord de sa tombe ?
— Foutaises ! Ce sont les Lipoveni4 qu’ont fait le coup. Ils ont inventé ce truc pour se faire du blé !
— Des Lipovènes, vous dites ? fit Jeanne, piquée de curiosité.
— Moi, j’suis comme saint Thomas. Tant que j’ai pas vu, j’y crois pas… Eh, l’aubergiste, t’as entendu ça ? Si les morts revenaient payer leur tournée, tu le saurais !
— Fous-leur la paix ! s’écria Zanov de derrière son comptoir, avant de venir l’empoigner par l’épaule pour le conduire vers la sortie.
— Quelle race d’hommes vous faites, les Lipoveni ! ricana encore l’ivrogne alors que Zanov ouvrait la porte. Vous vendriez père et mère si l’occasion se présentait !
— Dehors ! houspilla le tavernier en le tirant de force.
— Qu’est-ce qu’il racontait, ce poivrot ? demanda Boris, amusé par la scène.
— Rien d’important, bredouilla Jeanne. Des trucs incohérents.

1. En roumain : « Manger ».
2. « On meurt de faim. »
3. « Bébé… joli bébé… »
4. Ou « vieux-croyants ». Persécutés par le tsar Pierre le Grand à la fin du XVIIe siècle, ils quittèrent la Russie pour trouver refuge en Roumanie, sans vraiment se mélanger à la population.

Heureusement, on ne leur avait pas menti.
Quel soulagement cela avait été, d’apercevoir les lumières de la Taverna au bord de la route. Et cette chambre sommaire était plus confortable que leur toile de tente. Pourtant, malgré les heures passées au volant, le Français ne parvenait pas à trouver le sommeil. S’il y avait eu une télé, il l’aurait allumée, quitte à regarder n’importe quel programme dans cette langue qu’il ne comprenait pas. Cela l’aurait empêché de ressasser les idées noires qui l’empoisonnaient.
Boris observa Jeanne comme si c’était la première fois qu’il la voyait dormir. Les traits tirés par la fatigue, elle s’était allongée en travers du lit, qui occupait presque toute la pièce. Leur histoire était celle d’un malentendu. Lui le boxeur, elle l’intellectuelle. Contrairement à Boris, Jeanne avait grandi dans un milieu privilégié ; mais son père, colonel, conduisait sa famille comme il commandait son régiment. Et sa mère s’était tout entière dévouée à ses trois garçons, eux aussi promis à une vie sous l’uniforme. Jeanne, l’unique fille, avait très tôt cherché à fuir l’atmosphère de cette maison-caserne. Sa passion pour les études lui avait servi d’échappatoire. Elle avait intégré une prestigieuse école pour filles, loin de ses parents qu’elle n’avait plus vus que pendant les vacances. Convaincue que rien ne valait une existence consacrée à apprendre, elle avait, longtemps, tout ignoré des hommes.
Depuis qu’ils vivaient ensemble, chacun de leurs projets restait subordonné aux plans de carrière de la jeune femme. Le dernier en date : devenir chargée de cours à la faculté d’Aix-en-Provence, ce qui lui aurait enfin permis de sortir de son statut précaire de thésarde. Mais ce rêve ne se réaliserait pas. Boris le savait depuis qu’il avait intercepté un courrier de l’université – département d’anthropologie – notifiant le rejet de sa candidature. Il leur était arrivé la veille de leur départ. Et il n’avait pas eu le courage de lui annoncer la mauvaise nouvelle. De toute façon, cela n’aurait sans doute pas suffi à lui faire annuler le voyage. Mais, à présent qu’ils étaient loin de chez eux, il le regrettait.
Finir son doctorat était devenu, pour Jeanne, une véritable obsession. Elle lui avait consacré les trois dernières années et il ne se passait pas un jour sans qu’elle réfléchisse à son sujet d’étude. Un seul élément lui manquait pour boucler son travail avant la soutenance, prévue pour juin. Et ce dernier témoin se trouvait à Rodna qui, pour l’instant, se résumait à un minuscule point sur une carte. Il fixa la besace en cuir que sa compagne ne quittait jamais, comme pour se rappeler les innombrables sacrifices auxquels elle avait consenti. Du sac renversé sur le plancher dépassaient les trois cents pages de son manuscrit dactylographié. Il se leva, tira doucement le document et lut le titre, en remuant les lèvres : « Rituels mortuaires chez les vieux-croyants dans les Carpates orientales. Essai d’interprétation psycho-anthropologique. »
Dans l’idée que Boris s’en était faite jusqu’alors, les recherches de sa compagne auraient pu se cantonner à cette accumulation d’ouvrages qui avaient transformé leur petit appartement en véritable bibliothèque, le moindre meuble prenant des allures de rayonnage où s’amoncelaient des piles de fascicules que personne n’avait le droit de déplacer. Jeanne était capable de se plonger dans tout ce qui avait pu être écrit sur un thème. Rien ne parvenait à la décourager. Ni les obscures monographies que personne d’autre ne consultait ni les thèses les plus savantes. Mais, à l’écouter, aucune lecture ne pouvait remplacer les enquêtes de terrain, qu’elle considérait comme les seuls moments de vérité. Au fond, il n’avait jamais bien compris ce qu’elle cherchait lors de ces voyages à l’étranger, qui s’étalaient parfois sur plusieurs semaines. Il lui avait fallu arriver dans cette auberge minable pour enfin essayer de saisir en quoi consistait réellement son travail.
Placée en exergue de la première page, une citation piquait la curiosité : « L’étranger ne voit que ce qu’il connaît déjà. » Dans l’introduction, Jeanne expliquait sa méthode, son « approche guidée par le pragmatisme et l’humilité. Partir à la découverte de l’Autre, dépasser les apparences, se faire discrète, dans l’espoir de percer les mystères d’un monde qui, pour une part, restera toujours inconnu ». Combien de fois ne s’était-elle comparée à ces passionnés qui peuvent passer des jours entiers à assembler un puzzle sans connaître le modèle à réaliser ? Car, pour comprendre les sociétés humaines, « on ne fait que rassembler des parcelles du réel ».

« D’un pays à l’autre, d’un siècle à l’autre, l’histoire se fait et se défait sur les ruines des mondes disparus. Qui aurait pu prédire les conséquences de la réforme religieuse voulue par le patriarche Nikon au XVIIe siècle, afin de rapprocher le rituel des Russes de celui des Grecs ? Comment imaginer que des millions de fidèles aient refusé cette réforme perçue comme étrangère ? La vague de persécutions qui s’est ensuivie a contraint nombre d’entre eux à fuir le pays. Certains de ces Raskolniki ont gagné la frontière occidentale de l’Empire tsariste et se sont réfugiés dans la république des Deux Nations. D’autres sont allés jusqu’en Moldavie, où vivent encore leurs descendants. Ici, on les appelle des Lipovènes, des Staroveri ou des vieux-croyants à cause de leur fidélité aux anciens rites. » « … Des gens laborieux et propres, respectant strictement leurs traditions, perpétuant les us et les coutumes de la Russie tsariste. »

Pour aller plus vite, Boris décida de laisser de côté les passages théoriques afin de se concentrer sur ceux relatant les observations de terrain. Il s’attarda enfin sur un chapitre consacré aux « Coutumes mortuaires chez les vieux-croyants de Siret ». Un an plus tôt, lors d’un voyage en Roumanie, Jeanne avait pu rencontrer l’une de ces communautés. Boris avait alors interprété son départ comme une fuite, un abandon, un caprice de plus. À présent, il en découvrait le récit comme s’il poussait une porte secrète, s’ouvrant sur un pan méconnu de la vie de sa compagne. C’est avec l’excitation de celui qui déflore le contenu caché d’un journal intime qu’il poursuivit, lisant chaque phrase avec attention, butant parfois sur un mot. À vrai dire, ce n’était pas tant le sujet qui l’intéressait, mais le cheminement de Jeanne.

C’est un village de deux cents âmes, logé sur les contreforts des Carpates. »

Extraits
« De toute évidence, ces hommes à la taille de géants se préparent à enterrer les morts de l’hiver, ce qui corrobore divers témoignages. Dans les endroits reculés comme celui-ci, il ne serait pas rare de devoir attendre le dégel pour pouvoir creuser les tombes. Durant les longs mois d’hiver, les familles conservent les dépouilles de leurs morts au grenier ou dans une cave. J’ai l’intuition qu’ils ne font pas cela uniquement à cause du froid qui congèle la terre. Ils accordent aux défunts un délai supplémentaire. Ces traditions sont guidées par la croyance en la possibilité de résurrection spontanée. En réalité, la fonction de ces rituels est d’apaiser les vivants face à leur propre peur de la mort. » p. 42-43

« L’intuition de Jeanne était juste. Et, si la Française était arrivée sur ces terres un siècle plus tôt, elle aurait pu assister à l’installation des fondateurs, non loin du passage de La Femme debout.
C’était en 1910. Par une froide journée d’automne, un convoi de plusieurs dizaines de charrettes venait de traverser la frontière des pays roumains. Une colonne de schismatiques, de ceux qu’en ancienne Russie on appelait Skoptzy, des purs, des plus blancs que neige, qui pratiquaient la chasteté en se soumettant au « baptême de feu ». Persécutés dans l’empire des tsars, ils avaient pris la route de l’exil depuis des semaines déjà. Vêtus de larges houppelandes et de toques faites en peau d’agneau, ils fuyaient dans leurs chariots bâchés, portant le peu qu’ils avaient réussi à sauver. » p. 159

« Mère de tous et de chacun, une Bogoridza est en quelque sorte une mère originelle. Aujourd’hui, c’est Otilia qui incarne ce rôle, bien qu’elle préfère le titre éminemment symbolique de Mama. Cheffe clanique et prêtresse, la qualifier de matriarche ne me paraît pas excessif, tant son autorité est forte. D’ailleurs, ici, la plupart des fonctions sacrées semblent dévolues aux femmes, si je me réfère aux cérémonies auxquelles j’ai assisté au sobor, au rituel de séparation des «colombes» et des «boucs» et à celui de la fertilité.
S’agit-il pour autant d’une culture patriarcale inversée?» p. 238

À propos de l’autrice

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Liliana Lazar © Photo DR

Écrivaine francophone, Liliana Lazar naît en 1972 à l’est de la Roumanie. Elle grandit dans le petit village de Slobozia, entourée par la forêt, un village qui servira de décor à son premier roman. Elle entre ensuite à l’Université Alexandru Ioan Cuza de Iași où elle étudie la littérature française. Après la chute du dictateur Ceaușescu, elle quitte son pays et s’installe en 1996 dans le sud de la France, à Gap, où elle réside encore aujourd’hui. Après un premier roman remarqué, Terre des affranchis, paru en 2009 chez Gaïa, elle gagne de nombreux prix littéraires. Suivront Enfants du diable, plongée dans l’enfer de la politique nataliste sous Ceaușescu, et Carpates, son troisième roman, publié chez Plon. Solidement ancrés dans le contexte de l’histoire de la Roumanie, les livres de Liliana Lazar sont également peuplés de créatures fantastiques, et proposent à chaque fois un voyage fascinant dans la vie religieuse des régions les plus reculées du pays. (Source: Institut Français)

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Du même bois

FAYOLLE_du_meme_bois  RL_2024  Logo_premier_roman

En lice pour le Prix Régine Deforges 2024
En lice pour le Prix Habiter le monde 2024

En deux mots
Cette chronique de la vie dans une ferme de montagne raconte la nature et les bêtes, les saisons et la famille qui réunit plusieurs générations sous un même toit. On y voit aussi les aspirations des plus jeunes à fuir cette vie de labeur et les problèmes brûlants de l’agriculture.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les hommes, les bêtes et la nature

Marion Fayolle réussit son entrée en littérature. Servie par une langue poétique, sa chronique de la vie dans une ferme de montagne résonne avec l’actualité la plus brûlante. En partageant le quotidien de cette famille, qui rassemble plusieurs générations sous un même toit, on comprend la difficulté de tenir le cap.

Une ferme familiale, comme il en existe de moins en moins, mais qui dessine nos campagnes. Celle-ci est perchée à quelques encablures de la source de la Loire. Autour du chef de famille et de son épouse, il y a les grands-parents, les enfants et un beau-frère différent. «Ici, on fait toute sa vie sous la même toiture, on naît dans le lit de gauche, on meurt dans celui de droite et entre-temps, on s’occupe des bêtes à l’étable.»
C’est autour de la vie de celle qu’on appellera tout au long du livre la gamine que va se centrer cette chronique pleine de sensualité. Une gamine qui a eu du mal à arriver et qui a une enfance difficile, qui chouine et renâcle, qui ne fait pas honneur aux repas qu’on lui sert. En s’acharnant sur les morceaux de viande, «c’est toute sa famille qu’elle dissèque, qu’elle décortique dans l’assiette. Le travail de toute une vie qu’elle abîme, qu’elle recrache, qu’elle n’arrive pas à déglutir, tout cet amour qu’elle refuse d’avaler, c’est ça surtout qui fait mal au cœur.»
Car ici les hommes, les bêtes et la nature vivent en symbiose, avec leurs bruits et leurs odeurs, avec leur instinct et leurs peurs.
L’activité se concentre autour de l’élevage, de l’entretien des bêtes, des vaches qu’il faut aider à mettre bas, des poules qu’il faut nourrir, des repas qu’il faut préparer. Une vie qui ne permet pas de trop s’éloigner ou de prendre des vacances.
Alors la gamine s’évade par un imaginaire puissant qui déroute les siens. Quand elle regarde une vache, elle voit bien davantage que ses taches. Elle s’évade. «Il y a, vers ses hanches, des petites îles, un archipel de taches de rousseur. Personne ne voit que c’est beau, que cette vache, ce n’est pas un vieux torchon sale mais un tableau, une percée sur le monde, une promesse d’évasion.»
Construit autour des chapitres thématiques qui peuvent ressembler à des nouvelles qui disent la gamine, le beau-frère, les bêtes, l’orphelin ou encore la mort, le cimetière et l’héritage, ce roman à l’écriture poétique raconte toutefois avec force détails le quotidien de ces paysans de montagne au moment où leur fin approche, où le cycle de la vie, de la naissance à la mort, va laisser la place au vide. Car continuer à «résister à la solitude et au climat» est devenu impossible.
À l’heure où les agriculteurs reviennent au cœur de l’actualité, ce premier roman éclaire bien davantage la dure réalité de ce métier qui est d’abord un sacerdoce, que des colonnes de statistiques. Mais il dit aussi l’attachement à la terre et la peine que l’on peut éprouver quand il faut la quitter, se séparer du troupeau. Alors résonnent les paroles du pépé Il a souvent répété «que le jour où il n’y aura plus de bêtes, ça ne sera plus vivable.»
Si on peut inscrire ce roman dans la lignée des autres chroniqueurs de famille d’agriculteurs que sont Serge Joncour avec Nature humaine et Chaleur humaine et d’Éric Fottorino avec Mohican, on trouvera davantage de points communs avec Corinne Royer et Pleine Terre et surtout Marie-Hélène Lafon qui partage avec la primo-romancière cette écriture qui trouve sa sève dans la sensualité et la poésie. Une référence qui prouve que Marion Fayolle a brillamment réussi son entrée en littérature !

Du même bois
Marion Fayolle
Éditions Gallimard
Roman
128 p., 16,50 €
EAN 9782073025814
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans la Haute-Loire, tout près de l’embouchure du fleuve.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Les enfants, les bébés, ils les appellent les “petitous”. Et c’est vrai qu’ils sont des petits touts. Qu’ils sont un peu de leur mère, un peu de leur père, un peu des grands-parents, un peu de ceux qui sont morts, il y a si longtemps. Tout ce qu’ils leur ont transmis, caché, inventé. Tout.
C’est pas toujours facile d’être un petit tout, d’avoir en soi autant d’histoires, autant de gens, de réussir à les faire taire pour inventer encore une petite chose à soi. »
Dans une ferme, l’histoire se reproduit de génération en génération : on s’occupe des bêtes, on vit avec, celles qui sont dans l’étable et celles qui ruminent dans les têtes. Peintes sur le vif, à petites touches, les vies se dupliquent en dégradé face aux bêtes qui ont tout un paysage à pâturer.
Marion Fayolle crée un monde saisissant dont la poésie brutale révèle ce qui s’imprime par les failles, par les blessures familiales, comme dans les creux des gravures en taille-douce.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Franceinfo Culture (Neil Senot)
France Bleu
Blog Les lectures de Cannetille


Marion Fayolle présente «Du même bois» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« La ferme
La bâtisse est tout en longueur, une habitation d’un côté, une de l’autre, et au milieu une étable. Le côté gauche pour les jeunes, ceux qui reprennent la ferme, le droit pour les vieux. On travaille, on s’épuise, et un jour, on glisse vers l’autre bout. C’est plus pratique, il y a une chambre au rez-de-chaussée, les escaliers sont moins raides, les pièces semblent disposées pour vieillir. Et puis, quand l’un meurt, le mari souvent, les enfants sont à l’autre bout, ça rassure, ça évite la solitude, ils regardent en passant s’il y a de la lumière, si les volets sont ouverts, si le linge est étendu, ils s’arrêtent en coup de vent pour mettre des bas à varices, recompter les cachets pour la tension et s’agacer un peu des oreilles qui ne les entendent plus.
Et un jour, ils remarquent que c’est devenu dur de se lever la nuit pour les vêlages, que le corps fait mal. Ils le savent, bientôt, ça sera à leur tour d’aménager dans l’aile droite, d’occuper les pièces de la fin de vie. Mais tant qu’il reste la mémé, ça les rassure, c’est qu’ils ont du temps, encore, devant eux. Une étable encore devant eux, avant l’autre bout. Alors, oui, elle est fatigante parfois, la mémé, à ne plus comprendre, à se mêler de tout, à parler du Bon Dieu, mais ils en prennent soin parce qu’ils ne sont pas pressés qu’elle laisse sa place, que le temps qui passe les fasse déménager à droite et dormir dans le lit où sont morts les parents, les grands-parents, les arrière-grands-parents et les arrière-arrière-arrière.
Les enfants courent pour relier les deux bouts, ramener des œufs frais aux parents, des casseroles vides à la mémé. Ils trébuchent dans les calades et regardent leur avenir à travers ses vitres.
Ici, on fait toute sa vie sous la même toiture, on naît dans le lit de gauche, on meurt dans celui de droite et entre-temps, on s’occupe des bêtes à l’étable.
Elles sont alignées et rangées, elles aussi selon un cycle. En entrant, les petits veaux, plus loin, les génisses, ensuite, les mères et, au fond, les vieilles qui partiront bientôt. Les gamins apprennent tôt le métier, ils déambulent avec des bâtons derrière cette collection de culs. Ils savent ce que racontent leurs vulves, quand ça gonfle, quand ça saigne, quand les queues se lèvent, que les reins se creusent, quand il faut appeler les parents, que la vache a le mal du veau. Ils voient naître et ils voient mourir, parce que parfois ça arrive et qu’il faut bien s’endurcir.
Ils voient aussi vieillir la mémé, on ne la leur cache pas dans une maison de retraite, et il faudra qu’ils soient forts si c’est eux qui la trouvent inerte un jour en ramenant quelques gamelles vides. La mort des veaux, tout petits, tout mignons, ça les entraîne à accepter la mort des anciens, comme ils disent.

La gamine
C’est une de ses meilleures vaches, aucun vice, des vêlages toujours faciles, jamais de mammite, des veaux qui profitent bien. Mais là, on ne la reconnaît pas. Le père lui approche le veau, elle envoie les postérieurs, elle balance les cornes. Qu’elle est mauvaise, poussez-vous, les petites, ne restez pas là. Il lui parle en patois, la rassure. Ce veau, on ne sait pas pourquoi elle ne veut pas le voir. Si elle n’était pas attachée, elle le tuerait, il en est sûr. Mais qu’elle est mauvaise. Si c’était son premier veau, il ne la garderait pas, il n’aurait aucun regret à s’en séparer, mais là, c’est sa préférée, celle qui a toujours été si douce, qui accueillait même les jumeaux de sa voisine quand elle manquait de lait. Tu te souviens, il dit à sa femme, tu te souviens comme elle était maternelle, l’hiver dernier. Qu’est-ce qu’il a ce veau pour qu’elle refuse de le nourrir? Il est gros, c’est vrai. Il a fallu le tirer avec la vêleuse, elle avait du mal à s’en dégager. Il s’en veut, il n’a pas bien choisi son taureau, celui-là fait des veaux trop costauds, ça abîme ses vaches, il ne pouvait pas savoir, et là, ça s’est bien fini, le veau n’a pas souffert, la mère va bien. Alors pourquoi elle ne l’a pas nettoyé avec sa langue, pourquoi elle n’a pas voulu le regarder, le respirer, pourquoi elle est devenue aussi mauvaise ?
D’habitude, il est toujours un peu attendri, il regarde de loin la mère et le petit se rencontrer, se lécher, il se félicite quand le veau tient déjà debout et réussit à prendre le pis. Dans la pénombre de l’étable, ce jour-là, il ne reconnaît pas sa bête. Rentrez les petites, ne restez pas là, c’est pas beau à voir.
La vache bouscule son petit. Il tient à peine sur ses pattes trop longues et fragiles, sur ses pattes comme des béquilles et, alors qu’il vient chercher la chaleur de sa mère, elle s’agite, le menace avec ses cornes, fait claquer ses chaînes et propulse ce petit corps tout neuf, encore couvert de sang, sur le sol froid de l’étable. Qu’elle est mauvaise, ne restez pas là, les petites, rentrez. Qu’elle est mauvaise. Elle va le tuer si on la laisse faire. Qu’est-ce qu’il a ce veau pour avoir rendu sa vache aussi mauvaise. Une vache si douce, sans aucun vice, la première de la rangée, celle qu’il a volontairement installée là, à l’entrée de l’étable, pour pouvoir voir ses yeux, sa tête, ses oreilles alors que des autres, on ne voit que la queue.
*
L’accouchement dure longtemps, c’est souvent le cas pour un premier. Son bébé ne veut pas descendre, à moins que ce soit elle qui le retienne. La sage-femme lui explique que chaque contraction est un pas du bébé vers elle, qu’il faut l’accueillir. Oui, mais les contractions, elle ne les sent pas. Avec la péridurale, elle ne sent rien, elle ne pousse peut-être pas au bon moment, elle pousse quand on le lui demande et comme on le lui a expliqué.
Elle repense à cette vache, elle aurait dû écouter son père, ne pas rester là, quitter l’étable, ne pas regarder. Elle a peur, elle ne veut pas devenir mauvaise, elle se demande si c’est possible de ne pas aimer son enfant.
On lui demande de se détendre, il faut appeler le médecin, il faudra les forceps, le bébé commence à se fatiguer, on ne sait pas pourquoi il ne s’engage pas davantage, pourquoi, entre chaque poussée, il remonte aussi profondément en elle.
On lui pose sa gamine sur la poitrine, elle aimerait la lécher, elle l’embrasse, la respire, elle se sent si soulagée de ne pas avoir envie de la tuer. C’est tout le contraire, elle ne peut plus la quitter des yeux. Elle fait tout comme les autres mères, et plus encore. Tout ce qu’il faut, elle donne le bain, elle donne le sein, elle fredonne, elle berce, elle garde son bébé contre sa peau, le jour, la nuit, même si c’est pas conseillé. Elle a mal à sa déchirure, mais qu’importe, elle veut que le bébé soit bien, elle veut être là, ne pas l’abandonner, même pour dormir.

La petite ne prend pas beaucoup de poids, et ça l’inquiète. Il lui semble qu’elle se calme moins vite que les bébés des chambres voisines, qu’elle a en elle une sorte d’angoisse, quelque chose de pas normal. Un bébé né avec les forceps ne peut pas être tout à fait serein, elle va s’apaiser, l’accouchement n’a pas été facile pour elle non plus. Elle se tortille, digère mal sans doute. C’est peut-être son lait, et si elle n’était pas assez douée pour nourrir sa fille, elle panique. Elle la remet au sein, la gamine s’énerve vite, n’arrive pas à attraper le téton, se décroche, fait de drôles de bruits avec ses lèvres, elle ne s’endort pas, garde ses yeux ouverts, soutient le regard même, ne s’abandonne jamais, son corps se tord comme un ver, s’enroule, fait des nœuds.
C’est son premier bébé, elle s’inquiète sans doute pour rien. Elle marche pendant des heures dans les couloirs de la maternité, elle lit les numéros sur les portes des chambres, regarde les bébés qui dorment, sereins, les bras levés, elle fait son maximum pour tenter d’apaiser sa petite boule de nerfs mais, au fond d’elle, elle sait. Elle sait que sa gamine a en elle cette chose qu’ils ont tous du côté de son mari et à laquelle on a pas donné de nom.
D’ailleurs, c’est cette fragilité qui pousse son mari à boire et à trop travailler. Elle pensait qu’être père allait le changer, le rendre plus fort et plus présent, mais non. Pour ne pas élever sa gamine seule, elle passe son temps à la ferme, elle retourne finalement chez ses parents.
*
On n’a jamais vu une gamine comme ça, qui ne veut rien avaler, à qui aucun plat ne fait plaisir, même ceux avec des patates, avec du fromage fondu, avec du sucre. Pour la mémé, manger c’est ce qu’il y a de plus important ; cuisiner c’est une preuve d’amour. Alors ça la désole de voir la gamine rester des heures devant son assiette, à tout trier, à tailler les bords de sa viande parce qu’elle les trouve trop durs, à retirer chaque minuscule nerf. Une bonne viande comme ça, des bêtes de la ferme, qui ont grandi là, qui ont eu tout un paysage à brouter, une vie de travail. Et elle, elle en fait des petits tas, elle perfore la chair, enlève des liserés, appuie dessus pour faire sortir le jus. Son morceau de viande ressemble au crochet que faisait l’arrière-grand-mère, elle l’ajoure, en picore de tout petits morceaux. On voit bien qu’elle ne le fait pas exprès, qu’elle a un palais trop délicat, mais quand même, c’est toute sa famille qu’elle dissèque, qu’elle décortique dans l’assiette. Le travail de toute une vie qu’elle abîme, qu’elle recrache, qu’elle n’arrive pas à déglutir, tout cet amour qu’elle refuse d’avaler, c’est ça surtout qui fait mal au cœur.
*
Mais qu’est-ce qu’elle a cette gamine, à toujours chouiner ?
On tape sur le baromètre. Pourvu qu’il pleuve !
Allez, arrête un peu de renifler, tu ne sais même plus pourquoi tu pleures. La mémé sort un mouchoir de son décolleté. Sèche tes larmes, ça suffit maintenant.
On tape sur le baromètre, on regarde le sens du vent, on attend la bonne lune. Pourvu qu’il pleuve ! On n’a jamais vu le pré aussi sec. Et la source ? Il ne faudrait pas qu’elle se tarisse. Rassure-toi, ce n’est jamais arrivé.
Mais qu’est-ce qu’elle a cette gamine ? C’est pas avec ses chagrins qu’on arrosera le potager. Sinon, on ne s’inquiéterait pas. Il faudrait une pluie fine. Mais là, ça va tomber dru. C’est souvent comme ça sur les hauts plateaux, on vit entre les bras des éclairs. Ça claque, ça fait vibrer la maison : les volets se cognent contre la pierre, les petits se cognent contre leur mère. L’orage a plus de colère encore que l’enfant.
Ça se calme enfin.
L’oncle, le gendre du pépé et de la mémé, fait le tour des parcs. Deux vaches raides sous les grands arbres. Putain.
Quoi ? Pas avant la semaine prochaine ? Mais elles auront le temps de sentir, de gonfler, d’attirer les charognards. Tu ne veux pas rappeler le service d’équarrissage pour insister? Si la gamine voit ça, on n’a pas fini de l’entendre pleurer.
Rappelle-toi, la dernière fois, elle était convaincue que c’étaient ses colères qui avaient foudroyé les bêtes.

Extrait
« Les jeunes se donnent rendez-vous dans les bois, se faufilent entre les arbres, cherchent un coin pour leur désir. Ici, c’est bien, on nous voit pas. Tu es sûr ? Ça fait comme un lit. Et ils s’embrassent avec la langue, et ils la tournent dans tous les sens, et ils se lèchent dans le cou, et ils se mordent les oreilles. Il faudra cacher les suçons. Les mains s’introduisent sous les tissus, partent à la rencontre des seins encore timides, si menus, tout pointus, se glissent sur des tailles douces, défont des nattes rousses, s’attardent sur des ventres brûlants. S’ils n’avaient pas de ceinture, ils iraient plus loin, c’est sûr, mais là, ils font le tour, sans oser s’approcher plus, ils y glissent juste quelques doigts. Ils retirent le haut, se serrent, se respirent, se frottent, gonflent, mouillent. La forêt les regarde, les cache, les tamise, les éclaire en sélectionnant des endroits, la nuque, la cambrure, là où c’est le plus beau. Ils ont des copains qui l’ont déjà fait, comme ça, sans s’aimer, juste pour que ça soit fait. Entre leurs jambes, ça a envie de s’offrir, ça pulse, ça va chercher l’autre, ça ne leur appartient plus, ça devient sauvage. » p. 57

À propos de l’autrice

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Marion Fayolle © Photo Renaud Monfourny / Leextra

Née le 4 mai 1988, Marion Fayolle grandit en Ardèche et intègre l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg en 2006. Elle obtient son diplôme en juin 2011. Elle est dessinatrice de presse et autrice de romans graphiques, dont Les amours suspendues, qui a reçu le prix spécial du jury du Festival d’Angoulême (Éditions Magnani, 2018). Du même bois est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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Cartographie d’un feu

DEMOULIN_cartographie_dun_feu  RL_2024

En deux mots
Le feu a pris en plein hiver sur les contreforts du Jura. Un incendie inattendu qui va provoquer un vent de panique et mettre en danger la propriété et l’usine de Jason, mais aussi secouer toute sa famille, son père, son frère, son épouse. Réussira-t-il à sortir indemne de ce drame?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La forêt s’embrase en plein hiver

Autour d’un feu de forêt qui prend en plein hiver dans la forêt jurassienne et provoque de gros dégâts, Nathalie Démoulin a construit un roman à l’atmosphère lourde. Un drame qui va déchirer une famille et réveiller bien des fantômes.

«Les arbres meurent debout. Ils ne gardent que leurs branches principales, noires et fendues, ouvertes comme de grosses bouches ébréchées. Par endroits, on voit grouiller les uniformes, des types de la taille d’un Playmobil manœuvrent des tuyaux géants. Une flamme immense, dix mètres de largeur environ, lèche la départementale…» La forêt jurassienne brûle autour de la Cuisance, bien que ce genre de catastrophe n’est pas censée se produire en février. Si le maire parie sur des dégâts contenus, les faits ne vont pas tarder à lui donner tort. Il faut évacuer les maisons et les bâtiments qui sont proches du périmètre de l’incendie. Pour Jason, c’est déjà la double-peine. Sa maison et son usine sont menacées. Carole, son épouse, a pris les devants et s’est réfugiée chez son beau-père, au grand dam de son mari. Il aurait préféré trouver une chambre d’hôtel et ne pas se retrouver aux côtés de son père qui ne s’est jamais vraiment remis de la mort de son épouse. Il ne lui reste plus qu’à espérer que le sinistre sera vite circonscrit.
Un espoir que partagent nombre d’habitants et notamment ses employés. Car il est le premier employeur de la ville. Son entreprise, spécialisée dans les assemblages mécanosoudés et les superalliages, fournit l’aéronautique, le nucléaire et le secteur médical. Jason explique ainsi son activité et son succès: «Nous soudons des formes complexes, des matériaux qui seront bientôt plus précieux que l’or. Je parle de métaux de transition comme le cobalt, le titane ou le tungstène. Je parle de richesses prises aux ténèbres de la terre, de celles qui dorment dans nos montagnes. C’est moi qui ai développé la fabrication d’outils chirurgicaux. Et c’est ce secteur qui nous permet aujourd’hui une croissance exceptionnelle à deux chiffres.»
Dans cette atmosphère particulièrement tendue, chacun essaie de trouver de quoi apprivoiser sa peur. Carole se plonge dans son travail, une étude sur le peintre britannique Peter Doig. Mais à ses feuillets raturés et froissés, on voit qu’elle ne peut guère se concentrer. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur l’ambiance et les couleurs utilisées par cet artiste pour des toiles qui résonnent avec le drame qui se joue, avec cet univers oppressant (voir ci-dessous trois toiles évoquées dans la roman).
La peur se fait de plus en plus présente et offre un terreau favorable à toutes les histoires macabres, aux accidents de la vie, aux disparitions mystérieuses. Chacun ressasse les pans noirs de son histoire, les rêves de gloire avortés, les amours mortes, les accidents et les flirts avec la mort «j’étais passé du côté des anges, entre les vivants et les autres, et je ne savais plus bien, dans ce coma de draps blancs et d’intraveineuses, où commençait le rêve».
Et c’est bien là le secret de l’écriture de Nathalie Démoulin, cette faculté à passer du rêve à la réalité, de la mort à la vie. Alors que les frontières s’estompent, que les personnages se perdent dans le paysage, que leur âme participe de cet incendie qui donne l’impression de ne jamais devoir s’arrêter. Alors, on se dit que les portes de l’enfer viennent d’être franchies.

Cartographie d’un feu
Nathalie Démoulin
Éditions Denoël
Roman
146 p., 17 €
EAN 9782207180198
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, principalement dans le Jura, le long de la Cuisance. On y évoque aussi Besançon.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Ai-je compris à ce moment-là que l’incendie désormais était en nous? Dans nos reins et nos cœurs ses ailes ardentes. Éclairant tout à sa façon anarchique, sur le point de tout dévaster. »
Les montagnes du Jura sont couvertes des neiges de février. C’est pourtant là, par des températures négatives, que s’est déclenché un incendie menaçant la ville de Cuisance. Chassé par les flammes, Jason Sangor part s’abriter dans la maison où il a grandi. Il y retrouve sa femme, mais aussi son père et son frère, avec lesquels rien n’est simple – l’un a trop de secrets, l’autre trop de folie. Dans cette bâtisse qui semble abriter des fantômes, encombrée d’objets qui témoignent de guerres anciennes ou familiales, Jason perd pied.
Quand le réel se teinte de fantastique, quand le feu dessine autour de la vallée un cercle de l’Enfer, les vivants, les morts, les disparus et les égarés se croisent autour d’un lac couleur de lune. Un roman intense sur le pouvoir des souvenirs et le chagrin de ceux qui restent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Marie-Ange Pinelli)
Blog Kanoubook


Bande-annonce du roman © Production Éditions Denoël

Les premières pages du livre
« La montagne flambe depuis bientôt vingt-quatre heures. La montagne blanche, la montagne de froid et de neige, la montagne de février est en feu. Elle brûle en cercle tout autour de la ville. La peau de glace des sapins se brise à distance, la forêt éclate comme du verre, puis se couvre d’une autre peau, de sa seconde et vraie mort, de résine ardente.
Un anneau de cendres flotte, silencieux et immobile, un peu plus qu’à mi-hauteur du cratère. Dessous, le feu remue dans les congères, immense déjà, et ses flammes grandissent par instants jusqu’à toucher l’anneau, agiter la fumée. Les camions des pompiers ont dû grimper jusque-là, et pour ça
il a fallu déneiger les chemins forestiers à la force des bras.
Ils stationnent dans des reculées délaissées, à l’aplomb de sapinières austères, et il me semble voir leurs jets, dirigés à l’aveugle, hachurer le ciel.
— Un feu d’enfants, me dit le maire.
Décidément, des contes il nous en aura servi, celui-là, en trois mandatures, lui qui a survécu à tout, aux listes dissidentes, à l’usure des affiches électorales, à la fermeture des ateliers de diamantaires et à celle de l’usine de plasturgie.

Il porte une tenue immuable, je ne lui en connais pas d’autre.
Un costume un peu mou, qui gondole sur ses chaussures, qui ne donne pas le change à sa face épaisse, aux paupières tombantes, au nez énorme, bulbeux, marbré de couperose, des
traits simplets qui trompent le monde. Je secoue la tête, ce vieux geste malgré moi, ma vieille tête de cheval, le mors qui griffe mes lèvres, le silence qui tourne dans ma bouche. La
montagne, je croyais la connaître. J’ai payé des ingénieurs, des géologues, des spéléologues pour radiographier ses richesses, ses minerais, ses terres rares. Je sais où il faut creuser, mes relevés sont plus précis que ceux du BRGM. Mais
cet incendie dans la neige, ces rougeurs soudaines hier, les sapins partant en torche dans le grand blanc, je ne savais pas ça possible.
— De petits vauriens, de la graine de salopiots, ceux-là brûleront tout, insiste Noirot.
Pour un peu il me parlerait de mon frère, un archétype, dans son genre, mais il n’ose pas me fâcher, j’emploie tout de même la moitié de la population active de la ville. Alors il se tait, le regard insaisissable sous la peau lourde des paupières.
Je lui serre la main. Nous nous quittons sans rien ajouter. Il est pataud et fatigué. Je parie qu’il n’a pas dormi de la nuit. Je parie qu’il est soulagé qu’on lui parle d’autre chose que du
cabinet d’audit, des emprunts toxiques, de la dette de la ville qui s’élèverait à cinquante millions d’euros, de sa possible démission. Il y aura bien quelqu’un pour l’accuser d’avoir mis
le feu lui-même, vous ne croyez pas ?
Dehors, j’entends tout de nouveau. La bouche géante du brasier respire avec force. Les arbres gémissent comme se plaint ce qui meurt. Est-ce le premier, est-ce le dernier cercle ? Celui des lâches, celui des luxurieux, celui des perfides? Les villes qui brûlent à l’écart de nos frontières, les sphères ardentes qui tournent dans le ciel sont-elles orientées vers nous comme des miroirs ? Je fais démarrer ma voiture qui
tangue comme une barque sur la chaussée gelée. Il n’y a plus de ciel au-dessus de la cluse qui brûle. Une simple paupière de fumée soudée à la montagne. Ici la lumière se tait. Les cœurs se fendent. Les feux s’enténèbrent.
Vous connaissez Cuisance. Notre ville est encaissée au coude d’une vallée dont les pentes abruptes sont des murailles de sapins. À la fonte des neiges, quand on longe la crevasse, quand le pied s’enfonce légèrement dans une tourbe brune, souple, pneumatique, on est tenté de croire que la montagne est faite d’aiguilles de conifères, assemblées comme les cartes
ou le sable qui font les châteaux. En bas, la lumière est froide.
Le ciel, lointain. La nuit tombe tôt.
À la fenêtre de mon bureau, le feu est toujours là, on devine des chicots gris dans la houle des sapins et par instants une lueur comme un astre tapi dans la montagne. Nous avons le bilan à examiner, des chiffres à lire et au lieu de ça
Léontin se détourne sans arrêt, sur son visage tatoué, comme sur un réflecteur, l’anneau de cendres tombe puis remonte, oscillant devant un soleil froid, quasi lunaire.
Je m’interroge. Peut-il s’agir d’une manigance de Noirot qui aura voulu une catastrophe plus grande que ses erreurs ?
Ai-je ma part dans ce malheur, moi qui ne considère plus guère la montagne que comme le gisement de richesses issues du carbonifère ? Ou bien cet incendie qui défie la raison est-il l’amorce des jours redoutables qui nous sont promis ?
À dix heures, des avions larguent des nappes prises aux lacs, elles tombent en vastes coulées livides, repeignent la montagne de traits blêmes, sales. Cette fois je renonce à la réunion. Nous sommes à la fenêtre tous les trois. Léontin,
Sage et moi. J’ai froid. Il faudrait davantage d’avions. En faire venir de Marseille, de Ligurie, de Rome. Le feu qui progressait le long des fosses aménagées pour le contenir semble
à présent les franchir. Je ne vois plus les camions, ni les silhouettes au bout des lances. Le feu monte vers le crêt de Furieuse. Ma maison est là-haut, à une altitude moins riche
en oxygène. La forêt s’ouvre dans sa direction à la manière d’un nuage. Elle devient nuage. S’il neige, la neige sentira la fumée. L’odeur est déjà sur notre peau. Dans notre cerveau.
Il est quinze heures. J’ai roulé deux kilomètres vers Furieuse quand une alerte interrompt le programme sur lequel était réglée la radio. La route est coupée au niveau du bois de Sombes. Furieuse sera abandonnée aux flammes s’il
faut. Qu’y a-t-il à ces hauteurs ? Quelques cabanes, une poignée de chalets confondus à la forêt, ma maison chauffée par un insert, les livres de ma femme. J’avance. J’accélère.
Des chevreuils se sont jetés sur la route. Une petite troupe désorientée qui ne s’écarte pas à l’approche de ma voiture.
Pattes légères et bifides, mouvements incohérents. Suis-je devenu invisible ? Je coupe le moteur. Leurs flancs respirent follement. Je sens la résine qui coule dans l’air. Chaude et
entêtante. Soudain le groupe s’éparpille. Les sabots crépitent sur l’asphalte. Ils s’élancent vers les hauteurs de Sombes, vers le crêt de Furieuse, un trait de neige sur le ciel blanc. Après
eux une nuée de fumée. Elle roule, épaisse, langoureuse, sur mon pare-brise.
Au barrage, le gendarme me salue.
— Servant, dit-il.
— Sangor, je réponds.
Il hoche la tête. Bien sûr il me connaît.
— Vous ne passerez pas.
Je ne crois pas que ma maison soit menacée par les flammes, pas à cette altitude, pas avec les bancs de neige, les congères qui ne fondent pas. Même si ce feu joue avec nos esprits cartésiens, je suis un homme qui s’obstine à brandir des raisonnements. Il se fout de ce que je lui dis. Il tape ses bottes sur le bitume.
— Votre femme est partie, elle ne vous a pas prévenu ?
Je fouille dans ma veste, chope mon portable. J’y trouve un message que Carole a envoyé, en début de matinée, vers Cuisance où les antennes dorment, où les signaux se déclenchent avec des heures de décalage. C’est une photo de sa main, doigts blancs, alliance, saphirs à côté d’une patte de chien noire. Bon sang, elle sait pourtant à quel point cet animal me dégoûte.
— L’incendie ne montera pas jusqu’à Furieuse, dis-je quand même.
Le type recule, lève la tête, mordille ses lèvres gercées. Au soleil, son visage est traversé d’anneaux sombres, globuleux, explosifs, comme ce matin celui de Léontin. Il hausse les épaules.

Carole aurait pu choisir un hôtel. Ou bien louer une maison. Oui, une maison confortable, équipée d’un sauna, de celles que louent les hivernants pour suer lorsqu’ils rentrent du ski, ou après une trop longue nuit en boîte. N’importe quoi mais pas aller chez mon père, à Messia. Et c’est pourtant ce qu’elle a fait.

Je pourrais l’appeler, dénouer le sort. À la place, je fais demi-tour. Je bute contre la neige drossée sur le côté par les engins. D’ici on aperçoit une coulure de braises au pied des Grands Bois. Des sapins se consument sans flamme. Des choucas tournent autour sans se poser. Cuisance est invisible dans sa crevasse. On ne distingue que les lèvres rêches, bleutées, compactes, de l’anticlinal et immédiatement sous la paroi la masse des épicéas qui tombe hors du regard vers quelque chose qu’on soupçonne aussi profond que la nuit.

Je prends par la vallée, je traverse Cuisance, le cercle de nouveau est au-dessus de ma tête, le cercle des flammes et des fumées, le cercle des luttes. Le tunnel n’est pas fermé. Les phares éclairent la roche humide. La voiture traverse de larges flaques noires. Des traits jaunes, fluorescents, dessinent la chaussée dans l’obscurité. À l’autre bout, ce n’est pas encore le crépuscule, les jours durent plus longtemps de ce côté de la montagne. Le lac s’est refermé après la morsure des hydravions. Une brume bleue sourd en surface. Il n’y a pas un souffle d’air. La route suit la berge, fait un immense écart avant de piquer au nord. Là où la neige ne tient plus affleurent de vastes plaques d’herbe roussie.

Je fais le plein à la station-service. Les lumières sont déjà allumées, des néons rouges et bleus qui clignotent en vain, dans l’immense pâleur d’un jour d’hiver. C’est à peine s’ils colorent l’Express garé derrière le manomètre. Dans l’aquarium où la patronne encaisse, trois globes à cent watts valsent sur ma rétine, ferment mes yeux. Le bas-rouge grogne dans le dos de Magali. À travers mes cils, je vois vibrer ses doigts chargés de bagouses. Elle me déleste fissa de ma carte bleue.
— Alors, elle a pas fini de brûler, la cluse ?
C’est comme ça. Pas de bonjour, des questions dont elle connaît les réponses, son petit visage précis, à peine fané, au-dessus d’un col en renard. Carole appelle la station L’Observatoire. D’ici, on a vue sur pratiquement toute la vallée de Messia. Madame Je-sais-tout a une paire de jumelles à portée de main, juste à côté du téléphone. Elle fait des listes, comme les enfants. Les voitures qui passent. Celles qui stationnent trop longtemps sur le parking du lac. Lorsqu’elle n’a pas eu la présence d’esprit de refermer son carnet, on lit ses relevés, à l’envers: date, heure, numéro minéralogique.

Rien ne défend la maison de mon père. Mais une vasière en été contient les estivants à l’écart, au long d’un embryon de plage et d’un sentier entretenu entre quelques vieux arbres. Comme une paupière rougie, un sable fin sépare l’eau de la prairie. Il arrive que des canoteurs accostent au ponton que mon père a fait installer, il arrive qu’ils croient bon de s’allonger sur l’herbe, il arrive que mon père leur envoie son chien. En hiver ne passent à pied que quelques chasseurs. La maison grandit sur la neige. Il ne reste qu’elle au bord du lac.

De loin, je vois les cheveux blonds de ma femme qui volettent autour de son visage. Elle est tournée vers la montagne, comme s’il était possible de voir à travers, de lire des présages. Elle a enfilé une de ces vieilles capotes militaires qu’on trouve accrochées dans les maisons, encore toutes clinquantes de leurs breloques et chaudes d’odeurs qui ne sont pas les nôtres. Et c’est dans cet attirail qu’elle vient vers moi, grande, nerveuse, étrange. Son menton pointu posé sur un col d’officier amidonné de poussière et de poudre à canon. Mes bras sont retombés. Comment l’enlacer dans cette défroque de soldat, dans ces vêtements d’un oncle de mon père qui attendent depuis cent ans de reprendre l’air ? Qu’elle ne soit plus elle-même, voilà qui m’inquiète. Je n’ai pas le temps de lui faire des reproches. Elle a le souffle un peu court, la voix saccadée, l’incendie met du rose sur ses joues, du brillant dans ses yeux, elle a dû quitter Furieuse en moins d’une demi-heure, pressée par les pompiers, et quand elle est arrivée ici il n’y avait personne, sauf le chien, qui montait la garde mais l’a laissée entrer. L’animal.

Elle est plus grande que moi, et plus encore dans ce long manteau raide qui traînerait dans la neige si on le posait sur mon dos. Elle qui connaît mes désirs, comment a-t-elle pu concevoir venir ici ? À cette heure nous devrions être nus dans une cabine de bois, nous jetterions de l’eau sur les pierres brûlantes, une vapeur nous envelopperait, un parfum de sauge. Au lieu de quoi, il faut marcher pesamment jusqu’à la maison sur le chemin mal déneigé et je ne dis rien de cette angoisse qui grandit, revenir dans cette maison c’est entrer dans ma nuit, et sans doute ce feu qui brûle la cluse est-il une force, une force maligne et irrésistible qui m’oblige à rebrousser chemin, à revenir là où je croyais ne plus revenir, jamais, ne plus jamais reprendre ma place d’enfant, jamais.

Dedans, la télévision est allumée. On y voit l’incendie. Filmé par des drones qui traversent des écrans de fumée avant de s’en échapper d’un coup pour survoler un brasier étouffé et lent. Les arbres meurent debout. Ils ne gardent que leurs branches principales, noires et fendues, ouvertes comme de grosses bouches ébréchées. Par endroits, on voit grouiller les uniformes, des types de la taille d’un Playmobil manœuvrent des tuyaux géants. Une flamme immense, dix mètres de largeur environ, lèche la départementale qui grimpe vers Furieuse. Carole a passé l’après-midi ici. Sur le divan, des feuillets tapuscrits, raturés, froissés, une litière, les épreuves de son étude sur Peter Doig. Peter Doig, vous savez, le peintre. Swamped. The House that Jack Built. Echo Lake. Non ? »

Extraits
« L’entreprise est spécialisée dans les assemblages mécanosoudés de superalliages. Nous fournissons l’aéronautique, le nucléaire mais aussi le secteur médical. Nous soudons des formes complexes, des matériaux qui seront bientôt plus précieux que l’or. Je parle de métaux de transition comme le cobalt, le titane ou le tungstène. Je parle de richesses prises aux ténèbres de la terre, de celles qui dorment dans nos montagnes. C’est moi qui ai développé la fabrication d’outils chirurgicaux. Et c’est ce secteur qui nous permet aujourd’hui une croissance exceptionnelle à deux chiffres. J’ai embauché des ouvriers spécialisés dans le soudage Tungsten Inert Gas. Léontin forme toutes nos recrues. » p. 31

« (Traité des prescriptions, de l’aliénation des biens d’Église, et des dixmes, en 1730). Ses premières toiles coïncident avec le retrait des troupes de Condé de la Franche-Comté au terme de la Guerre de Dix Ans, en 1644. Dans une région décimée par les armes et la famine, où l’on a vu des mères et des pères se faire cannibales, où près de six habitants sur dix ont été portés en terre, il peint des sujets religieux empreints d’une sourde gravité. À une époque où Rubens prête à ses Christs une chair tendre comme le beurre, Dunod de Charnage fait percer de fragiles nativités dans des ténèbres oppressantes, réduit les ciels à de pâles lueurs d’orage, fait lourde la tête des crucifiés. Il peint comme on donne la mort. En vérité, on ne connaît de lui qu’une poignée d’œuvres, dont les signatures sont fluctuantes, parfois un simple Charnage, parfois les initiales DC, parfois un Dunod de Charnage fait plus affirmatif, ou plus officiel. Carole a inspecté les inventaires, consulté des érudits locaux, parcouru à la loupe des liasses d’archives. Il y dans son ordinateur des photographies de toutes les toiles recensées, des vues de détail, l’empreinte du pinceau dans l’huile, figée en tourbillons que les années ont assombris.
Claude Dunod de Charnage a connu des incendies. Il a vu des survivants, réduits à se nourrir d’herbes et d’écorces. Il n’en montre rien dans sa peinture. Pas même cet écran que forme la chaleur dans l’air lorsque les villes brûlent. Il peint un pays polaire. Mais il est vrai que les hivers du siècle sont terribles. Les armées traversent à pied les fleuves gelés, les rivages d’Europe sont pris dans des banquises, les flottes royales immobilisées par les glaces. » p. 61

« Dunod de Charnage a peint des fratries pour les bourgeois de Besançon. Dans l’une d’elles, commente Carole dans l’un de ses articles, est représenté un enfant mort, un bambin qui n’aura pas survécu plus de quelques jours à une époque où la mortalité infantile est effroyable. Au milieu de ses aînés vêtus de chausses et de pourpoints comme de jeunes adultes, lui est nu. » p. 68

« Trois mois après la mort de ma mère, Biljana est repartie en Serbie. Je me suis retrouvé seul entre mon père et mon frère. J’ai fait ce qu’il fallait. J’ai volé une dernière fois au sortir d’un virage en épingle, dans les tôles encore intactes de ma voiture. J’ai passé une entière saison de ski cloué à un lit. C’en était fini pour moi des podiums. Lorsqu’il neigeait, il me semblait que ma mère posait sa main sur mon front. Je n’étais plus l’oiseau, jaillissant de la piste d’envol, dessinant ma trajectoire comme on le fait d’un jet de flèche, j’étais passé du côté des anges, entre les vivants et les autres, et je ne savais plus bien, dans ce coma de draps blancs et d’intraveineuses, où commençait le rêve. » p. 69

À propos de l’autrice

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Nathalie Démoulin © Photo DR

Née à Besançon en 1968, Nathalie Démoulin est éditrice. Romancière, elle a publié Après la forêt (2005), Ton nom argentin (2007), La Grande Bleue (2012) aux éditions du Rouergue, et Bâtisseurs de l’oubli (2015) chez Actes Sud. (Source: Éditions Denoël)

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Une ascension

DESNUELLES_une_ascension

  RL_automne_2023

En deux mots
Aurore vient de perdre son compagnon, porté disparu après une course en montagne. Avec sa fille Laure, elle va essayer de remonter la pente, chercher dans son travail de journaliste et ses recherches sur la première femme à avoir dévalé le Mont-Blanc une échappatoire. Eva, la bibliothécaire, va suivre son ascension.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Aurore, Laure, Marguette et Eva

Dans ce roman polyphonique, Pauline Desnuelles donne la parole à quatre femmes. Autour de leur attrait commun pour la montagne, elle raconte leur soif d’émancipation, génération après génération.

Dans les sorties en montagne, il y a toujours l’ascension, la montée vers les cimes et la descente qui, si elle se fait à ski, apporte aussi sa dose d’adrénaline. Aurore fait partie de ceux qui aiment les deux. Quand elle grimpe avec ses peaux de phoque, quand l’effort la transcende, elle se sent bien. On dira qu’elle se vide la tête et qu’elle en a bien besoin. Parce qu’elle est «hantée par des spectres. Théo, ma grand-mère, Marguette. Je deviens folle avec ces morts. Théo surtout.»
Théo était son compagnon. Il la délaissait un peu pour partir en expédition avant de se réconcilier sur l’oreiller. Sauf qu’un jour il n’est pas rentré. Porté disparu. Alors Aurore a cru qu’elle ne se relèverait pas. «Envie de hurler, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Juste des pleurs sans fin à la tombée du jour, quand j’en avais fini avec les tâches professionnelles et domestiques. Lorsque j’étais venue à bout de la logistique quotidienne, je laissais toute l’eau de mon corps se déverser en petits sanglots sourds sur mon oreiller.»
Seulement voilà, elle n’est pas seule avec son chagrin. Il faut bien qu’elle s’occupe de sa fille Laure, qu’elle la console. À moins que ce ne soit l’inverse? Toujours est-il qu’il faut bien continuer à vivre. Alors elle retrouve son métier de journaliste et ses enquêtes. Et si elle n’a plus le cœur aux reportages d’investigation, elle va trouver dans le portrait qu’elle veut réaliser de la première femme qui a dévalé le Mont-Blanc à ski en 1929, un nouvel élan. Mieux même, Marguerite Bouvier, Marguette, va entrer dans sa tête et lui parler: «Aurore, j’ai l’impression de dicter mes Mémoires. Loin de moi l’idée de faire de vous une vulgaire dactylo, mais en m’ouvrant ainsi à vous, je me repasse le film de ma vie.»
Une vie qui mérite effectivement qu’on la raconte. Une vie d’aventurière, de sportive accomplie, d’amie de grands peintres, de guerrière aussi. Une vie qui va permettre à Aurore de combler sa solitude.
«Théo et Marguette m’accompagnent où que j’aille. J’ai parfois envie de leur emboîter le pas, de partir avec eux. Le monde terrestre me semble vide.
Je m’agrippe aux arbres de mon arrière-cour.»
Pauline Desnuelles a eu la bonne idée de donner tour à tour la parole à Aurore, à Marguette, à Laure ainsi qu’à Eva, une bibliothécaire qui est un témoin discret mais aussi une fine observatrice de l’humeur de ses congénères. Car vous n’imaginez pas tout ce que peuvent raconter les livres que vous empruntez sur votre vie et même votre santé mentale!
Dans cette histoire de résilience accrochée aux décors somptueux des Alpes, on peut aussi lire la volonté farouche, le caractère volontaire de femmes qui, à des générations différentes, se sont battues pour être libres. Une liberté qui a aussi son prix, mais dont on sent bien qu’elle n’est pas négociable.

Une ascension
Pauline Desnuelles
Éditions Slatkine
Roman
186 p., 00 €
EAN 9782832112465
Paru le 28/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans les Alpes, notamment en Valais et sur les pentes du Mont-Blanc.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, mais on y évoque aussi la vie de Marguette Bouvier (1908-2008)

Ce qu’en dit l’éditeur
Défier la montagne pour survivre au deuil
Encore quelques centaines de mètres et nous y voici, nous y sommes. Le sommet du Mont-Blanc. Tout en haut. On ne peut pas aller plus haut à moins de marcher dans l’ozone. » Après la disparition de Théo, emporté par une avalanche, sa femme Aurore erre entre tristesse et colère. Sur la voie de l’acceptation, elle se frotte à d’autres corps, ouvre peu à peu les yeux sur la réalité de son mariage et se confronte à la montagne. Une ascension intérieure. La voix de sa fille et celle, spectrale, de la première femme à avoir descendu le Mont-Blanc à ski dessinent, à travers ce roman polyphonique, une peinture délicate des étapes du deuil.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Assumag (Entretien avec Stefanie Rossier)
Radio Chablais
RCF
L’1dex (Stéphane Riand)
Radio Cité
Blog T’as où les livres
Blog La nuit sera mots

Les premières pages du livre
« AURORE
Mes skis glissent vers le haut. Sur ma droite, une enfilade de sommets, leurs roches gris pâle, leur élan suspendu. Sous les parois verticales, je discerne des grottes, des anfractuosités, de minces replats. Si j’étais bouquetin, je me posterais sur l’un de ces promontoires et, le museau relevé, je humerais l’air vif.
La peau de phoque adhère sur la neige, me hisse gentiment. La pente douce s’est faite raidillon. Le ciel est grand et étiré, barre de pur cobalt. J’ai le museau tellement relevé que j’en oublie de regarder devant moi. Je trébuche sur une souche et chute. Mon sac à dos est lourd. Tortue pataude, je bataille pour me relever.
De retour à la verticale, je bois du thé brûlant à petites lampées. Un rapace plane au-dessus de moi. Il glisse sur la brise, lui, sans remuer les ailes. Je me demande s’il dirige sa trajectoire ou s’abandonne dans l’éclat de la lumière, emmené par les courants. Probablement les deux, il se laisse emporter puis ajuste, d’un infime coup d’aile, d’une inflexion de la tête, il bifurque. Composer avec les vents et les aléas du jour, une saine façon de conduire sa vie. J’ai encore du dénivelé. Je reprends mon ascension.
Nul mouvement, nul son alentour. Le monde s’est tu. Je suis venue ici pour ça. Pour le silence, pour mon souffle. Pour un paysage brut d’avant les hommes.
Chaque pas me rapproche de la masse bleutée du glacier. J’observe et le paysage m’observe. Mes skis suivent les traces de randonneurs plus matinaux. J’aime la solitude de ces pentes blanches, pourtant des signes d’humains me rassurent. J’atteins un col et soudain je suis face au vent qui ébouriffe mes cheveux retenus par mon bandeau. J’ai froid malgré la braise de mes joues échauffées par la montée.
Je suis maintenant une ligne de crête bordée de sapins qui me protègent des rafales, je me baisse parfois pour éviter leurs branches striées d’aiguilles, enfin j’attaque la côte la plus raide. La neige est dure. J’ahane. Je lève les yeux vers le dernier versant glacé à gravir. J’appuie plus fort sur mes skis, sans doute devrais-je mettre les couteaux. Un animal me coupe la route, dévale la pente devant moi. Est-ce un chamois ou un bouquetin ? Il a détalé trop vite.
Mais la bête revient sur ses pas, se poste au sommet d’un monticule neigeux à quelques mètres de moi et me dévisage. Poil brun et court, petites cornes crochues, tête blanche et masque de voleur. C’est un chamois. Ses yeux dorés brillent et peut-être les miens brillent-ils tout autant dans la lumière pailletée. Nos regards se croisent. Hé humaine, que fais-tu ici ? Pourquoi monter encore ? Hé humaine, tu es aussi seule que moi. Seule seule seule.
Je crois qu’il m’invite à descendre derrière lui. Car le ciel s’est enflé d’un voile sombre.
L’animal me lance un regard interrogateur mais calme, je crois voir un de ses sourcils se lever, puis il bondit dans la pente et se volatilise dans un nuage de poudre blanche. Sa disparition fait tanguer mon humeur.
Je jette un regard contrit vers l’amont, ouvre les épaules et me redresse. Je poursuis sur un sol glissant. Je dérape sans cesse, me rattrape sur mes bâtons. Pas le choix, une halte s’impose pour fixer les couteaux sur mes skis.
Ainsi équipée, je grimpe mieux, les crans du métal mordent sur la glace. Je ne regarde pas ma montre, je monte encore deux heures, peut-être trois. Enfin j’atteins une épaule arrondie sous une aiguille rocheuse. Le glacier est tout près maintenant, avec ses crevasses, gueules immobiles et voraces, prêtes à engloutir animaux, rochers, alpinistes égarés. Je frissonne et j’enfile ma veste de duvet synthétique. Je retire les couteaux et les peaux de phoque le plus vite possible, en gardant mes gants, dans le vent froid qui a forci. Je colle les peaux poisseuses sur le filet Colltex, les enroule sur elles-mêmes et les fourre dans mon sac.
Soudain, Marco est là. Marco Siffredi – au nom grotesquement connoté par les films pornos. Ce jeune snowboardeur de l’extrême disparu avant ses vingt-cinq ans.
Je ne sais pas si je rêve, tout a l’air si réel. Dans un prodigieux dérapage, il m’éclabousse de copeaux de neige et se campe à côté de moi. Comme moi, il se penche en avant dans la pente, la jauge. Il sourit, dévoile ses dents du bonheur écartées. Il me regarde, soulève un sourcil puis l’autre, interrogateur comme le chamois, sourit encore. – Dans la poudreuse, on est tous champions du monde. Mais dès que c’est gelé, y en a plus un pour faire le malin sur ses lattes. Je suis à plus de trois mille mètres et je respire mal. C’est de la folie, d’être montée seule ici. Il va falloir trouver le moyen de descendre. Regagner le monde d’en bas.
Côté matériel, je crois que je suis prête, mais mon esprit caracole, fait des figures compliquées. J’ai lâché la bride à l’angoisse et elle ne se gêne pas, elle prend toute la place. Je pourrais rester ici, le râle du vent dans les oreilles, devenir la démente, celle qui se tient sur les hauteurs et refuse de descendre. J’ai peur. En contrebas, plus aucune habitation. Plus de trace du monde humain. Comme s’il avait été effacé. Rayé de la surface de la Terre. Marco me tend la main, il me dit que c’est le moment d’y aller, maintenant. N’attends plus. Le ciel s’est bouffi, d’épais nuages noirs avancent derrière moi. Il me dit : Maintenant ! Tu dois y aller maintenant. Mets ton casque.
Ah oui, le casque. Lui n’en porte pas, sa chevelure peroxydée flotte à l’air libre, mais j’obéis. Je détache mon casque de mon sac à dos et le place sur ma tête, la boucle émet un petit son mat quand je la verrouille. Je vérifie mes fixations. Une dernière fois Marco plonge ses yeux dans les miens, il s’élance, disparaît de mon champ de vision, avalé par la pente la plus raide, celle que je ne comptais pas emprunter.
Encore un regard vers le ciel et une grande inspiration, un air glacé circule dans mes poumons. Ça y est, j’y vais.
Marco doit déjà être loin, à enchaîner les virages, à faire gicler en étincelles la neige sous son snow. Je dessine d’abord de petites courbes serrées dans un couloir étroit. Je reste proche d’une ligne de crête et remonte sur elle régulièrement. La neige est compacte, pas facile. Je sinue d’abord doucement, avec des pauses. Je prends enfin de la vitesse, je laisse aller. Mon sac me semble léger, je décolle parfois, les bosses me propulsent, je flotte, j’atterris, je glisse, je glisse, glisse encore, mon plaisir grandit. Je prends confiance. La douceur de cette neige me grise. L’œil en alerte, je cherche les passages moins pentus, mes cuisses brûlent dans l’effort. Je connais mes limites, je dois me ménager.
Alors que je reprends mon souffle sur une petite corniche plate, mon corps fourmille soudain, des picotements parcourent mes joues, le bout de mes doigts. Je perds l’équilibre. Mes pieds, mes jambes ne répondent plus. La montagne se dérobe sous mes skis. Mon cerveau fait une rapide analyse : je me trouve sur une plaque qui s’est détachée, mais déjà je suis projetée vers l’avant. Je chute, je roule, je dégringole, je cabriole cul par-dessus tête, des coups retentissent, ça résonne, je hurle et la montagne hurle, coups de tambour dans ma poitrine. Des décharges électriques traversent mes membres, je ne sais plus où est le ciel, où est la terre. Des cristaux froids se tassent dans ma bouche. Mes bâtons sont arrachés de mes mains par le magma qui me pétrit violemment. Autour, tout rugit et frappe. Je percute des rochers, ou alors sont-ce eux qui me percutent ? Mes yeux ne voient plus.
Les grondements s’espacent, peu à peu ils font place au silence. Je ne sais pas où est l’envers, où est l’endroit de ce monde. Je suis cosmonaute prise dans l’étau d’un air froid et solide. Mes jambes sont-elles au-dessus de ma tête ? Je ne flotte pas. Je suis enfouie. Mon corps est prisonnier. Ça pèse des tonnes, cette neige. Dans mon esprit, les recommandations données dans les cours de gestion des avalanches défilent à toute blinde. Creuser un espace devant son visage pour respirer, oui, moi, je le voudrais bien, je ne demande pas mieux ! Mais mes bras n’obéissent pas et de nouveau ma vision se brouille, je ne vois plus que du noir.
– Maman, tu as crié fort.
Je me réveille, haletante. Un torrent de sueur coule entre mes seins. Laure se tient à l’entrée de ma chambre dans son vieux tee-shirt Totoro. Elle s’avance vers mon lit, me tend ses bras longs et fins.
Elle se couche près de moi, m’enlace. Dans le lit parental, je serre ma fille contre moi. Elle pose sa tête sur mon épaule et se rendort. Mon esprit continue à s’agiter un moment, les avalanches, le barrage de Mattmark, notre week-end à Arolla. Puis le souffle de l’adolescente me berce. Avec elle, je m’enfouis dans la neige noire du sommeil.
* * *
Genève. J’ai fini mon petit-déjeuner. Je me refais du thé et mets un peu de musique. Ibrahim Maalouf donne de la trompette dans mon salon.
Depuis quelque temps, il y a cette présence, cet appel d’un autre monde. Je me suis toujours sentie escortée par l’invisible, mais ces manifestations sensorielles sont nouvelles. Un voile humide sur mes yeux et une caresse sur mon front, qui est-ce ? Ma grand-mère adorée ?
Ce n’est pas Théo, ni même Marco Siffredi qui m’apparaît en rêve. C’est une femme. Elle m’observe dans ma nudité la plus crue. Avec mes failles, mes ratés. Mes pattes d’oie au coin des yeux et le fin bourrelet de peau autour de ma cicatrice de césarienne. Ma blessure plus profonde, celle du rejet, de l’indifférence, de l’abandon.
Une douche chaude achevée par un jet d’eau froide réveille enfin mon corps. J’enfile un jean et un chemisier. Je me mets au travail. J’étale sur la table de la cuisine mes coupures de presse sur l’accident de Mattmark.

Valais, août 1965
La situation est très confuse à la suite de l’écroulement du glacier de l’Allalin, dont 200 000 mètres cubes de glace ont recouvert une partie du chantier, ensevelissant une cinquantaine d’ouvriers, peut-être plus. L’ingénieur en chef Ducommun est parmi les disparus.
Le glacier de l’Allalin, dont la rupture a provoqué la catastrophe de lundi après-midi, figure parmi les dix glaciers en crue. Son avancée a été de 7,3 mètres, après un recul de 10,5 mètres en 1961-1962. Cependant, entre l’automne 1960 et l’automne 1963, la poussée a été de près de 38 mètres. Le fond du glacier se trouvait alors à 2328 mètres sur une pente rocheuse assez lisse dominant la vallée.
Il y a un peu plus de quarante ans, ce glacier était sujet à une avancée spectaculaire. Son extrémité traversait la vallée de la Viège, au-dessous de Mattmark, à 2210 mètres d’altitude, recouvrant le chemin muletier du Monte-Moro qu’il a fallu en conséquence déplacer à une ou deux reprises. Nos reporters sur les lieux de la catastrophe. Voir pages 7, 8 et 12. Nombreuses photos prises cette nuit.

Je saisis une pomme dans le compotier, la lisse entre mes doigts avant de la croquer. »

Extraits
« Je suis hantée par des spectres. Théo, ma grand-mère, Marguette. Je deviens folle avec ces morts.
Théo surtout.
J’ai cru que je ne me relèverais pas.
Envie de hurler, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Juste des pleurs sans fin à la tombée du jour, quand j’en avais fini avec les tâches professionnelles et domestiques. Lorsque j’étais venue à bout de la logistique quotidienne, je laissais toute l’eau de mon corps se déverser en petits sanglots sourds sur mon oreiller.
Je repensais alors aux Fées, ce conte de Perrault que j’avais souvent raconté à Laure, les cervicales tordues, allongée dans son lit étroit de petite fille. Quand Théo était là.
Je me demandais à quoi ressemblerait notre appartement si, comme dans le conte, mes larmes étaient des diamants, ou au contraire si, en glissant de mes yeux, elles se muaient en de coassants crapauds qui s’empileraient en pyramide dans un coin de la chambre. » p. 49

« En me racontant, Aurore, j’ai l’impression de dicter mes Mémoires. Loin de moi l’idée de faire de vous une vulgaire dactylo, mais en m’ouvrant ainsi à vous, je me repasse le film de ma vie. » p. 119

« Je vis avec des spectres. Des gentils, des doux, des égoïstes. Théo et Marguette m’accompagnent où que j’aille. J’ai parfois envie de leur emboîter le pas, de partir avec eux. Le monde terrestre me semble vide.
Je m’agrippe aux arbres de mon arrière-cour.
J’ai passé une nuit avec un homme. Sa peau était sombre, ses bras noueux. Il m’a serrée fort. » p. 132

À propos de l’autrice
DESNUELLES_Pauline_DRPauline Desnuelles © Photo DR

Pauline Desnuelles est une autrice franco-suisse. Originaire de Perpignan, elle a étudié la littérature entre Lille, Paris et Berlin avant de s’établir à Genève. Parallèlement à son travail de traductrice dans une organisation internationale, elle a publié des romans et un recueil de portraits de migrants. Elle a également mené des projets destinés aux enfants (album jeunesse Comment j’ai rencontré le Minotaure, ateliers en bibliothèque). Passionnée de montagne, elle partage son temps entre Genève et le Valais. (Source: Éditions Slatkine)

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Tout blanc

PLOUSSARD_tout-blanc  RL_automne_2023  Logo_second_roman

En deux mots
Une jeune femme qui fuit son mari violent, un savant dont l’invention – une neige qui ne fond qu’à 36°C – lui échappe, un maire corrompu et un jeune homme placé en foyer, voilà quelques-uns des personnages de ce road-trip déjanté où il s’agit d’éviter de mourir sous des amas de neige incontrôlables.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Il nous en fait voir de toutes les couleurs

Frédéric Ploussard confirme toute l’originalité de sa plume avec ce second roman tout aussi déjanté que Mobylette. Cette fois, il imagine un savant débordé par son invention, une neige qui ne fond pas et va envahir la planète. Un roman noir tout blanc.

Longtemps elle aura retardé l’échéance – par peur, par honte ou par lassitude – mais cette fois tout est prêt. Blanche prend la fuite, quitte l’ouest et un mari violent. Ce n’était que «lorsqu’il n’était pas là ou trop saoul pour l’emmerder» qu’elle pouvait éviter les coups. Elle part pour les Alpes où elle espère retrouver son frère et se construire une nouvelle vie. Après une étape à Lyon chez Malika, une ancienne collègue, la voilà dans cette station qui dépérit et où pourtant elle espère pouvoir se construire une nouvelle vie, s’inventer un avenir radieux.
L’avenir radieux, c’est aussi ce qu’espère Arsène Tapelot, patron des textiles Tapelot, qui a investi dans l’invention de François Tapinski, le coton thermorégulé , c’est-à-dire qu’il permet au corps de rester toujours à la même température, peu importe le climat dans lequel se meut l’individu qui a enfilé cette invention. Si Arsène a très vite compris le potentiel de ces vêtements, les ventes ne décollent pas car «la couleur Allemagne de l’Est» de ce coton est rédhibitoire. Il faudrait trouver un moyen pour que l’on puisse teindre la matière. Alors le savant cherche…
C’est alors que le roman va basculer.
Ah, la figure du savant fou! On pense au Docteur Jekyll devenant Mister Hyde, à Mabuse, à Frankenstein ou encore au docteur Moreau de H.G. Wells. À cette liste, il convient désormais d’ajouter François Tapinski. Comme beaucoup de ses prédécesseurs, le chercheur est animé de bonnes intentions, mais va se laisser entraîner dans une dangereuse spirale. Pour relancer Bourgevel, la station de sports d’hiver qui se meurt – le réchauffement climatique a fait disparaître son beau manteau blanc – Tapinski a l’idée de créer une neige artificielle qui ne fondrait qu’à 36°C. Autant dire que le maire du village accueille à bras ouverts l’idée et le savant. Son premier essai ira bien au-delà de ses espérances puisque son usine va produire, produire, produire… Devenue une boîte de Pandore incontrôlable, sa fabrique va non seulement transformer la vallée, mais s’étendre bien au-delà. La neige s’accumule partout et ne fond pas. Il faut désormais se mouvoir dans des mètres de neige qui recouvrent le pays et bientôt le continent, avant de s’attaquer à la planète tout entière. Seul un petit archipel du Pacifique a pu éviter le désastre. Au milieu de ce «tout blanc», il ne reste qu’à fuir!
Et nous voilà partis dans un road-trip totalement improbable, passant de la motoneige au chalutier, mais qui va nous réserver son lot de surprises. On y croisera à nouveau Blanche et son frère, un tueur à gages finnois, Arsène et son épouse Mélina – qui va révéler son vrai visage –, un éleveur de chiens, un survivant de la station spatiale ou encore la Présidente de la République. Bref, vous l’aurez compris, il y a là de quoi vous régaler.
Creusant le sillon entamé avec Mobylette, Frédéric Ploussard laisse son imagination débordante envahir toutes les pages – encore blanches – pour nous offrir un roman noir. Ce faisant , il n’oublie pas en chemin son humour corrosif. En s’amusant et en nous amusant, il nous offre ce conte apocalyptique qui est aussi une mise en garde contre les excès de la science, contre les atteintes à la nature. Un avertissement de ce calibre, on en redemande!

Tout blanc
Frédéric Ploussard
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
320 p., 19 €
EAN 9782350878911
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, de l’Ouest aux alpes, en passant par Lyon. On y voyage jusque dans le sud de la France avant de partir jusqu’aux îles Chatham, en Océanie.

Quand?
L’action se déroule dans un avenir plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Déjanté, outrageusement drôle, toujours plus givré!
Cette fois, c’est décidé, Blanche se casse pour de bon. Pas question de finir dans la rubrique « féminicide » d’un canard local. Déterminée, elle s’en va trouver refuge à la montagne, chez son frère. Là-bas, elle est embauchée comme vendeuse par Tapelot textiles, une marque de prêt-à-porter connue pour son invention révolutionnaire : le coton 19. Qu’importe la météo, les vêtements demeurent à température ambiante. Seulement voilà, le scientifique Tapinski à l’origine de cette trouvaille ne s’en tient pas là. Un nouveau projet, plus grandiose encore, tourne à la catastrophe. Son but ? Faire tomber la neige. Le hic ? La neige est tiède, elle ne fond pas et, à son contact, une partie de la population tombe malade avant de succomber. Sans le vouloir, avec son expérience, Tapinski a créé l’Apocalypse.
La France est à l’arrêt, mais pas seulement. Aucun des cinq continents n’est épargné. Pour s’en sortir, Blanche s’allie avec Anthony, son nouveau compagnon, et Mélina, sa patronne. Ensemble, ils vont déjouer le terrible Salvetat, un tueur à gages sans pitié et pas vraiment pétillant (bien qu’un peu poète), affronter des congères géantes (un lion aussi) et rejoindre le chalutier qui les conduira aux îles Chatham, dernière terre sauve en vue.
Avec son humour corrosif et son imagination débridée, Frédéric Ploussard s’amuse des excès de la science. Dans ce roman d’anticipation tout aussi extravagant que visionnaire, il déploie à loisir une écriture sur-vitaminée et désopilante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Wukali (Émile Cougut)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Positive Rage
Blog A l’écoute des livres
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Blog Mic Mac dans la bibliothèque

Présentation de «tout blanc» dans «Toujours à la page». © Production France Bleu Drôme Ardèche

Les premières pages du livre
« Elle lisait le message qu’elle venait de recevoir sur son smartphone. Jérôme, son mari, dormait encore. Il s’était couché ivre au petit matin. Comme presqu’à chaque fois qu’il n’était pas d’équipe de nuit. Après avoir traîné au bar du port, il avait continué à boire à la maison, avec son pote, le gros Evan, celui qui avait perdu une jambe sous un container. Elle s’était pris une claque dans la nuit parce qu’elle leur avait demandé de baisser le son du match de baseball…Partir. Un thé infusait sur le plan de travail. Le message émanait de son beau-père. Il était en mer sur son chalutier à proximité des côtes anglaises et il avait pensé à elle. Blanche avait nettoyé et rangé le salon. Evan avait probablement dormi dans le canapé qu’il avait quitté à l’aube. Le salon, la cuisine, les chiottes. Un sac poubelle plein de merdouilles, puis elle s’était douchée, habillée, maquillée. Toujours un minimum de fond de teint à fort pouvoir couvrant pour cacher la misère, même s’il évitait son visage le plus souvent. Ce dont il se vantait. «Son cul et son visage, qu’est-ce qu’elle a d’autre?» Humour de docker.
Mais pas vraiment, pas cette nuit. Elle avait un bleu marbré sur la pommette en se levant.
Partir.
Il était dix heures. Par la fenêtre de la cuisine, elle aperçut la factrice devant l’immeuble alors qu’elle portait la tasse à ses lèvres. L’appartement était au troisième étage, les boîtes aux lettres au bord de la route, la fenêtre donnait de ce côté-là. C’était son anniversaire aujourd’hui. Le père de Jérôme le lui souhaitait dans son message. Trente-et-un-ans. Il lui demandait également des nouvelles de son frère. Blanche avait eu son frère au téléphone la veille au soir. Geoffrey lui avait annoncé avoir posté un cadeau. Il travaillait dans un atelier de confection à Bourgevel et chaque année, pour son anniversaire, il lui envoyait des grosses écharpes ou des moufles qui servaient peu dans le Finistère. Ça les faisait marrer avec Malika, sa meilleure amie. C’était l’intention qui comptait. Il l’avait appelée du standard de son foyer dans les Alpes, il avait perdu son portable, ce n’était pas la première fois. Elle avait toujours un pincement au cœur en pensant à son petit frère. Geoffrey ne s’était jamais complétement remis de l’accident de voiture qui avait coûté la vie à leur mère et dont Blanche était sortie indemne vingt ans plus tôt. Il avait été hospitalisé plus d’un an. Hébergé quelques mois avec elle en famille d’accueil à sa sortie pour ensuite être placé dans un premier foyer pour handicapés, puis un deuxième et, à sa majorité, un centre d’aide par le travail dans les Alpes qui l’hébergeait depuis onze ans. Elle le voyait peu. La dernière fois, c’était à son mariage. Son mari n’appréciait pas son beubeu de frangin, comme il l’appelait.
Blanche était restée dans la famille d’accueil. Leur père n’existait pas. Adolescente perdue et apeurée, une période tellement difficile, la pire. Quoiqu’aujourd’hui c’était la pire aussi, apeurée encore. Différemment.
Partir.
Elle le remercia pour son message. Le père de son mari, comme son mari, était un filou, mais lui n’était pas doublé d’un sale con. Elle frissonna en débouchant dans le hall. Son beau-père savait ce qu’elle endurait et il prenait toujours de ses nouvelles. Un filou délicat, le beau-père. Une fois dehors, elle se retourna pour regarder la façade de l’immeuble: la fenêtre de leur chambre, volets fermés, aucun mouvement derrière les vitres du salon, calme plat. Encore en train de cuver. Les meilleurs moments de sa vie de couple quand elle y réfléchissait.
Lorsqu’il n’était pas là ou trop saoul pour l’emmerder.
Au matin, elle ne craignait plus sa violence. Juste ses excuses ou son arrogance ; ce qui n’était pas moins douloureux. Elle se mit sur la pointe des pieds pour atteindre la boîte aux lettres. Capuche rabattue sur le visage, en sweat, ses longs cheveux auburn ramassés ; elle portait un jeans et des Vans bleues aux pieds. Une grosse enveloppe se trouvait bien à l’intérieur. L’écriture du petit frère en diagonale sur le papier, le cachet du foyer dans un angle. Elle s’en saisit. Geoffrey lui avait dit qu’elle serait fraîche, et c’était vrai. Elle la décacheta avant de remonter. Elle contenait un tee-shirt gris-noir qu’elle déplia. De taille 6XL au moins le maillot. Et un mot au feutre sur un papier à carreau qui lui glissa des mains : BONE ANNIVAIRSERE GRANDE SŒUR !
Entouré d’une trentaine de cœurs dessinés aux crayons de couleur.
Un tee-shirt toile de tente quasi-noir.
Il faisait chaud dans l’ascenseur mais le tee-shirt lui semblait bel et bien frais. Au téléphone, Geoffrey lui avait expliqué qu’ils ne produisaient plus de moufles pour les maisons de retraite. Les prisonniers leur avaient piqué le marché, moins chers, plus adroits et tout aussi disponibles. Eux cousaient désormais de la lingerie de corps dans un tissu fait d’une matière grise thermorégulée. De la matière grise, son frère en avait toujours eu à revendre mais l’accident avait tout rempilé autrement. Il avait ajouté qu’il avait eu super mal au ventre les jours précédents, parce qu’ils avaient mangé trop de nouilles chinoises pendant la semaine du goût. Elle était habituée à ses histoires sans queue ni tête. Elle ouvrit la porte de l’appartement et déposa le tee-shirt dans le vestibule en apercevant Jérôme assis à la table de la cuisine. Il s’était manifestement fait couler un café tout seul et c’était presque un deuxième cadeau d’anniversaire. L’apercevant, il lança :
– T’as une sale gueule Blanche !
Presque.

Un mois plus tard, Blanche faisait défiler les photos qu’elle venait de prendre sur l’écran de son smartphone. Son buste, son cou, son visage, pris en reflet dans le miroir.
Un bip se fit entendre. Un autre SMS de Jérôme. Il l’avait déjà appelée deux fois depuis qu’elle était dans la salle de bains. Elle n’avait pas décroché. Aucun bruit derrière la porte. Le verrou était tiré. Elle alluma la radio. Une journaliste interviewait Matthias Lescut, un cosmonaute français. Blanche lut le message: «Tu sais les couleurs de nos vies, celles qui demeurent. J’avais besoin du tee-shirt et j’ai oublié le psy. La nuit sucrée nous sortira de cette journée acide. Sors et maintenant et demain…»
Patati patata. Ses excuses.
Les couleurs. Ses couleurs à lui, mais ses couleurs à elle aussi. Elle les voyait bien, là, dans la glace. Violacées. Sa poitrine sur tout le côté droit, mélange d’ancien et de nouveau. Son sein gauche, toujours le gauche, avec la trace de ses doigts. Et son œil qui bleuissait déjà. Sa lèvre. Elle prit un pantalon, un sweat. Sa naïveté.
La raison n’était pas importante. Il y en avait toujours une. Ce soir, deux. D’abord celle de ne pas foutre la main sur le tee-shirt. Jérôme l’adorait ce tee-shirt. Elle aurait dû se taire, ne rien ajouter, mais elle avait commis la maladresse de lui demander ensuite s’il était passé chez le psy, c’était lui qui avait proposé, et les coups avaient commencé à pleuvoir.
Les insultes habituelles. Poussée, secouée, acculée contre la porte de la salle de bains. Une bonne dérouillée. Réfugiée à l’intérieur.
Il était resté derrière la porte un moment. Elle, immobile contre la baignoire, à serrer les dents, à écouter sa douleur pulser. Elle avait préparé un sac. Caché dans le vaisselier. Toujours une raison. Elle n’avait pas répondu. Alors il avait mis un coup dans la porte. Puis il avait essayé de lui téléphoner. Deux fois. Puis de la chambre le message : « Sors et maintenant et demain… »
Et demain tout continuera.
Elle n’avait jamais pensé le quitter, jamais vraiment pensé le quitter. Jusqu’à la mort de Brune. Ils étaient en couple depuis plusieurs années, mariés depuis deux. Il l’avait toujours battue. Peut-être pas les six premiers mois, ou c’était sa mémoire qui la trahissait. Une claque au début. « Oh ! chérie t’arrêtes! » Des pincements, des tapes du dos de la main. Et ces dévalorisations incessantes: «Ce que t’es conne!», «Tu me pousses à bout princesse», «Je m’en veux poulette, tu es tout pour moi, mais t’abuses!» Elle l’excusait. Elle s’excusait aussi. S’excusait de le pousser à bout. Excusait l’inexcusable pour tout encaisser. Tout recommencer. Se rabibocher. Pardonner.
Jusqu’à la semaine dernière, Brune Parchoie, première goutte, et hier, deuxième…
Hier, son frère l’avait appelée pour lui annoncer qu’on l’avait changé de foyer. Elle ne l’avait pas eu depuis son anniversaire. Un problème d’intoxication à cause des nouilles chinoises, il y avait eu deux morts. Qu’elle ne s’inquiète pas, il allait bien. Les projets individuels avaient été reconsidérés: le sien étant équitation, il allait probablement se retrouver à bosser dans un chenil parce qu’un haras, fallait pas rêver !
Il n’avait toujours pas de téléphone, mais il en aurait un dès qu’il aurait rejoint son nouveau lieu de vie. Geoffrey lui avait demandé si le tee-shirt lui plaisait. Il paraissait tellement heureux. Elle lui avait dit que oui et même avoué que c’était devenu le tee-shirt préféré de Jérôme. Geoffrey n’avait rien répondu. Il n’aimait pas davantage Jérôme que Jérôme ne l’appréciait.
Après avoir raccroché, elle avait repensé à l’article du journal paru la semaine précédente, celui qu’elle avait photographié, qui lui avait donnée envie de remplir un sac. Il concernait la mort d’une femme appelée Brune Parchoie quelques jours plus tôt.
Pour rien, pour tout, une autre couleur, Brune, Blanche, effacée l’une, l’autre…
Brune Parchoie avait été tuée par son compagnon lors d’une querelle dans leur appartement. Après l’avoir frappée, il l’avait jetée du deuxième étage devant leur fille. Un étage de moins que le sien dans un quartier tout proche. Parce qu’elle avait refusé ses avances. L’homme, comme Jérôme, travaillait sur les docks. Quelques affaires, du maquillage, un disque dur: Blanche avait préparé un sac. Partir avant. Brune était morte trois jours plus tard sans avoir repris connaissance. Avant l’inéluctable. Jérôme avait promis de consulter un psy. Son rendez-vous était ce matin. Il s’en voulait. Promis de bien se tenir mais…Pour ce que ça valait mais il n’avait même pas essayé.
Éviter de se faire balancer par la fenêtre, rester en vie, choisir. Ce que prononcent ses lèvres tuméfiées devant le miroir. Prendre le sac, franchir la porte avant qu’il s’en aperçoive. Aussi simple que ça. Partir maintenant ce soir tout de suite. Respirer prendre la fuite.

Prendre un train. Recommencer ailleurs. Aller chez Malika le temps de rebondir. Rebondir. Se rapprocher de son frère. Cela faisait si longtemps. Geoffrey dans un refuge pour animaux. Elle regarda son œil. L’ecchymose prenait forme. Heureusement, elle avait son fond de teint magique. Son humiliation. Ne pas fléchir.
Partir.
Prévenir Malika.
Elle ôta le verrou, entrouvrit la porte de la salle de bains. Le couloir était sombre, la cuisine au bout simplement éclairée par la veilleuse du four. Aucun autre bruit que la chaleur tournante. Il était en haut. Habitué à ce qu’elle le rejoigne. Ce qu’elle faisait toujours. Habitué aussi à la frapper pour clore certaines discussions. Tellement souvent. Habitué…
À l’étrangler, la cogner, la laisser gisante contre le carrelage. La balancer, l’insulter, la terrifier. Pas tous les soirs mais presque. Peut-être que c’était sa faute à elle, comme il disait. Trois fois cette semaine. Elle s’était pissée dessus ce soir.
Mécaniquement, elle acheva de remplir sa trousse de toilette. Derrière la panière à linge sale, elle le vit. En boule. Foutu tee-shirt frais. Elle avait mal au cou. Elle ferma la trousse, traversa le couloir à pas feutrés. Évita de renifler. La pizza était par terre devant le plan de travail, celle qu’elle préparait lorsqu’il s’était énervé. Elle faillit la ramasser, se retint. Elle récupéra le sac, y glissa la trousse de toilette. Nouveau message : « Ne traîne pas trop ma chérie!»
Il n’y avait plus rien pour elle dans cette maison.
La soirée s’étirait, Blanche se tirait.
Elle envoya un message à Malika: «J’arrive dans la nuit.» Malika savait, la seule à qui elle en avait parlé. Au magasin, ils ne faisaient que se douter. Malika était une ancienne collègue. Une amie qui habitait loin désormais. Suffisamment loin.

Blanche saisit au passage une photo. Une petite somme dans le cadre. Il devait imaginer qu’elle nettoyait la cuisine, qu’elle enfournait la pizza. Elle enfourna la bouteille de bourbon en fait, celle de son apéro. Bien au fond du four, le referma. Elle donna un coup de lingette sur le plan. Plus fort qu’elle. Elle se passa un doigt sur les lèvres et enclencha la pyrolyse. Un couteau traînait. Comme un point de non-retour. Elle enfila son manteau. Son bonnet alors qu’il ne faisait pas froid dehors. Mit le couteau dans une poche. Elle avait tout. Des rafales d’images assaillirent son esprit. Elle pouvait encore renoncer. Elle avait essayé d’éviter le deuxième coup. Parfois ça suffisait. Parfois il se contentait d’un coup. Parfois pas. Ce soir, cela n’avait pas suffi. „On t’attend» suivi d’une adresse à Lyon. La réponse de Malika. Pas davantage. Téléphone en mode silencieux. Pas de questions. Blanche referma le sac. Une part d’elle avait envie de baisser le thermostat du four. Une part d’elle avait envie de monter rejoindre son mari. Une part d’elle avait envie de mourir.
À la porte vitrée, nouveau message: «Tu ranges la cuisine?»
C’était sa vie. C’était normal ce qui venait de se passer. C’était normal de s’écrire d’une pièce à l’autre de la maison. De ranger la cuisine après s’être pris des gnons dans la gueule. De remonter avec le tee-shirt et une part de pizza. De se déshabiller. De se faire reprocher de marquer si facilement, d’avoir la peau si fine. De se faire pardonner. De s’appeler Blanche et d’être couverte de bleus. Puis de dîner en l’écoutant parler de la grue qu’il manipulait au boulot pour déplacer les containers, de ses collègues, d’Hervé que sa gonzesse menait par le bout du nez, ou encore de Corinne, la responsable containers du port de Tréboul, toujours bien roulée malgré ses deux grossesses. Des problèmes avec un chalutier en difficulté vers les grands bans à l’ouest de Guernesey…

«Ressers-moi un verre mon amour s’il te plaît.» Le resservir, débarrasser, le rejoindre devant la télé. Il sifflerait une bière ou deux ou trois ou dix. La main sur sa cuisse jusqu’au signal du coucher. Comme si elle ne s’était pas prise une branlée trois heures plus tôt. Comme s’il n’était pas bourré. Comme s’ils s’aimaient encore.
Maintenant ou jamais. Elle était prête. Elle s’approcha de l’écran 16 pouces et débrancha le câble qui le reliait à la box. Petite pulsion. Il lui avait tellement pris la tête au sujet de ce câble. Toujours une raison.
Elle observa le salon une dernière fois, avec calme. Elle enroula le câble autour de sa main. La dernière fois. Ses objets, ses doudous, la pendule de sa mère. Elle s’en passerait. Cinq ou six minutes depuis qu’elle était sortie de la salle de bains. Elle ouvrit la porte d’entrée doucement car elle grinçait. Elle se faufila, sac à l’épaule. Ascenseur. En bas de l’immeuble, elle jeta le câble de toutes ses forces. L’Acura, sa voiture, était devant les garages. Elle sentit le couteau dans sa poche. Lorsqu’elle l’avait pris, elle s’était demandé pourquoi, elle comprit. Elle creva la roue arrière en le plantant dans la gomme d’un seul coup. Elle ne put ressortir la lame du pneu. Le message était clair. Elle rabattit son bonnet pour masquer son œil marbré, l’étole dissimulait le reste. Elle se dirigea vers le bas de la rue. La gare était de l’autre côté de la rivière.
Lyon. Malika habitait à Lyon.
Une ville où il faisait bon mourir. Elle se souvenait d’une série dans laquelle une des actrices avait eu cette phrase étrange. Blanche marchait vite. Douarnenez n’était pas une ville où il faisait bon mourir. Elle s’arrêta pour retirer le maximum à un distributeur. Elle pensait payer son billet en liquide à une borne. Il allait la chercher. Ne serait-ce que pour son câble. Elle avait intérêt à brouiller les pistes en prenant une correspondance.

Une vibration. «T’as pas fini, qu’est-ce que tu fous ma belle?»
Belle, elle ne l’était plus, mais ça reviendrait.
Elle le connaissait si bien. Il s’énervait de ne pas pouvoir s’excuser, comme un con allongé sur leur lit, à mater n’importe quoi sur Netflix. Il s’impatientait. Il appellerait. De plus en plus fort. Est-ce que la bouteille allait exploser? Il finirait par descendre, s’étonnant de l’écran noir normalement toujours allumé le soir. Il hésiterait un instant peut-être. Il tenterait d’allumer l’écran – faut tout faire bordel ! –, il découvrirait l’absence du câble et…
BOUM ! la bouteille de bourbon lui chaufferait les miches dans l’idéal.
Il ouvrirait en grand la porte de la salle de bains.
Il ouvrirait en grand celle du couloir.
Le silence.
Le prochain train partait dans six minutes. Paris-Montparnasse. Blanche verrait pour la suite là-bas. Elle avait faim.

À l’autre bout de la France, un peu plus tôt cette même semaine, dans une pièce attenante à un atelier de confection, une pièce vaste, bien remplie, encombrée même, deux hommes: l’un était à son poste de travail derrière un microscope électronique, une centrifugeuse à sa gauche, l’autre franchissait le sas d’accès, sécurité renforcée et précautions d’usage.
– Que me vaut le plaisir petit poulet? minauda celui qui était assis.
Le petit poulet en question fit de gros yeux sans lâcher le renfort de la porte.
– On est seuls, ne flippe pas Arsène! François Tapinski souriait. J’espère que tu ne viens pas que pour me parler d’opaque couché ?
– Entre autres…
– Laisse-moi deviner! poursuivit Tapinski, dit le Taps, dit la Flèche, depuis son siège de gamer à l’entrée du laboratoire Tapelot. Tu passes m’annoncer que les ventes ont décollé malgré tes récriminations envers la teinte et qu’on va enfin pouvoir s’équiper de cette cuve que je réclame à cor et à cri.

Arsène Tapelot, patron des textiles Tapelot, parut comme désemparé une seconde. Une longue seconde. À croire qu’il s’était trompé d’endroit. Impression chaque fois répétée lorsqu’il se rendait au laboratoire. Drôle de truc.
Il franchissait les portes de cette pièce sécurisée réaménagée en laboratoire le plus rarement possible. Peut-être une dizaine de fois depuis l’embauche du chercheur. Lors de sa dernière visite, quelques semaines plus tôt, il avait quitté Tapinski allongé au sol. Une des soirées parmi les plus riches en connerie de toute la vie d’Arsène. Mais pas que…
La pièce était dans le prolongement du bâtiment en L. L’ancien entrepôt des ateliers Tapelot avait été reconverti en centre de recherche et d’application dans le domaine textile. À la suite du retour de l’autre farfelu. À l’intérieur, un cube de test à pression négative côtoyait un vivarium, une douche…L’espace était bien plus encombré que dans son souvenir.
– Je suis mort de rire, Taps.
– Tu as vu les souris? Viens voir les souris. En pleine forme. Hydratées à l’eau de rinçage depuis trois semaines et elles vont bien. Aucun décès façon poupée de cire. Ce qui s’est passé à l’atelier protégé est possiblement sans lien avec notre expérimentation.
– Le chef d’atelier a jugé bon de réorienter les autres quand même. Deux morts et huit cents tee-shirts géants.
– Oh arrête ! OK, ils ont déconné dans la production, mais les deux morts étaient hors du groupe témoin. Et même s’ils ont été en contact avec l’eau, le test est validé pour les dix participants recrutés. La mise de départ. Sur les cent soixante-dix pensionnaires. C’est bon, détends-toi !
– C’est bon? Tu y vas fort. Tu as vu le deuxième? Le chef de service m’a montré des photos avant de faire nettoyer. Pas mort d’une fausse route, le gars!
– Le panel des cobayes est indemne et les souris aussi. Avec la cuve, je vais vraiment pouvoir travailler sur la couleur du textile.
Les ateliers Tapelot avaient fourni l’eau de la semaine du goût organisée par l’institut d’aide par le travail qui sous-traitait une partie de la production de la collection Désir d’opaque. Arsène n’en avait été informé qu’au troisième jour. Cette eau était le résidu des dernières expérimentations du chercheur. Elle avait connu la haute pression de l’opaque profond et de sa bactérie vorace avant de cuire les pâtes à l’institut. Deux pensionnaires étaient décédés dans la semaine. Le premier assis dans son fauteuil, dur comme du bois. Le deuxième, dans l’escalier. Le chef de service avait dû faire scier la rampe.
– Une légère constipation pour les autres, le chef de service a flippé c’est tout, se justifia Tapinski. La mort fait pleinement partie de la prise en charge dans ce genre d’établissement. Que ça tombe la semaine du goût les a un peu embarrassés, mais pour ta gouverne, ils ont connu d’autres problèmes depuis, des soucis de canalisations dans les sanitaires. Les aléas du quotidien au crépuscule.
– Franchement je m’en tape de savoir qu’ils ne peuvent plus tirer la chasse. On peut dire que tu sais me rassurer François.
– Toi, tu profites mais moi je vivote Arsène, comme elles.
Tapinski désignait les souris.
– Tu plaisantes, j’espère? J’aimerais surtout ne pas couler la boîte avec tes conneries ! Le coton thermorégulé est une merveille, mais sa couleur Allemagne de l’Est est rédhibitoire. Tu sais cette couleur utilisée sur les paquets de clopes depuis plus de vingt ans. »

À propos de l’auteur
PLOUSSARD_frederic_©charlene-boirieFrédéric Ploussard © Photo Charlène Boirie

Né en 1968, dans les Vosges, Frédéric Ploussard a longtemps exercé le métier d’éducateur spécialisé. Il vit aujourd’hui en Ardèche où il se consacre à l’écriture. Mobylette, son premier roman, prix Stanislas, prix du premier roman de la ville d’Angoulême, a paru en 2021. Tout blanc est son second roman. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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Reste

DIEUDONNE_reste

  RL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du prix France Bleu / Page des libraires 2023

En deux mots
Quand M. meurt, noyé dans un lac de montagne, sa maîtresse avec laquelle il s’était offert une escapade de quelques jours, entend encore le garder quelques temps pour elle. Commence alors un road-trip macabre qui est aussi une folle déclaration d’amour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Encore un soir, encore une heure»

Adeline Dieudonné nous dévoile une nouvelle facette de son talent avec ce roman introspectif qui confronte une femme au cadavre de son amant. Il vient de se noyer dans un lac de montagne. Elle décide alors de le garder encore un peu pour elle.

M. est mort. Il est parti se baigner dans le lac du haut et s’est noyé. C’est sa maîtresse, avec laquelle il venait passer quelques jours dans le chalet de son ami Jacky, qui l’a trouvé flottant sur l’eau et qui l’a ramené dans leur chambre après avoir vainement essayé de le ranimer. Elle le lave et le remet dans leur lit. «Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain.»
Car pour l’heure, il n’est pas question d’appeler la police ou les secours. Il est plutôt question de partager encore quelques heures avec le bel homme, l’amant, l’amour de sa vie. Et surtout ne rien dire à personne, pendant que tout le monde croit que M. est toujours vivant.
Des instants qu’elle met aussi à profit pour écrire à sa femme qui attend son retour à la fin du week-end. «J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas. Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.»
Le roman prend alors un ton plus personnel et introspectif en même temps qu’il vire vers l’absurde. Tout en retraçant son parcours de femme, ses difficultés à partager une relation déséquilibrée – c’est toujours à la femme de faire des concessions – jusqu’à cette rencontre avec M. avec lequel elle a enfin trouvé un équilibre, même si elle comprend très vite qu’il ne quittera jamais la mère de ses enfants. Il reste «celui à qui elle pouvait tout dire, absolument tout, devant qui elle était moins pudique qu’envers elle-même». Elle va s’enferrer dans son idée de ne plus se séparer de M. Elle le rhabille et l’installe dans sa voiture pour un road-trip étonnant, ponctué d’une rencontre étonnante qui donnera ses lettres de noblesse à l’expression «l’avoir dans la peau».
La seconde lettre de ce roman épistolaire est datée du 4 mai 2022, un mois après la mort de M. et détaillera la chronologie de cette curieuse épopée qui n’a pourtant rien de morbide, bien au contraire. On est bien davantage dans cet humour belge teinté d’absurde dont Odile d’Oultremont nous a déjà régalé cette année avec Une légère victoire qui confrontait déjà une femme à la mort.
Après La vraie vie et Kérosène, voici une nouvelle confirmation du talent d’Adeline Dieudonné à traiter avec poésie de sujets difficiles et à trouver de la lumière dans le registre le plus noir.
Ajoutons que, comme à son habitude, la romancière nous offre en fin de volume, la playlist qui a accompagné l’écriture de son roman. Entre Nina Simone, Leonard Cohen ou encore Nick Cave, j’ajouterai Neil Young et son album Harvest évoqué dans le roman et ces quelques paroles de Jean-Jacques Goldmann écrites pour Céline Dion après le décès de son mari René. Je crois qu’elles résument bien l’état d’esprit de Camille:
«Un peu de nous, un rien de tout
Pour tout se dire encore ou bien se taire en regards
Juste un report, à peine encore, même s’il est tard
J’ai jamais rien demandé, ça c’est pas la mer à boire
Allez, face à l’éternité, ça va même pas se voir
Ça restera entre nous, oh juste un léger retard»

Reste
Adeline Dieudonné
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
282 p., 20 €
EAN 9782378803544
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans un chalet de montagne isolé des Alpes et dans la région.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne suis pas certaine d’avoir pleinement saisi ce qui m’est arrivé, ni ce qui m’a conduite à agir comme je l’ai fait. Certains matins, tout me semble limpide. A d’autres moments, je me vois comme un monstre, une créature que je ne reconnais pas, qui m’aurait possédée dans un instant de vulnérabilité. Mais je crois que cette image vient du regard des autres, j’ai fait ce que je pouvais. Il n’y a pas de morale à cette histoire. Tout ce que je sais, c’est que je vous dois les faits. Je vais donc m’attacher à les relater pour vous, et sans doute aussi pour moi, avec toute la précision dont je suis capable. Ils m’emmèneront sur des territoires obscurs, dans les marécages de ma conscience et, pour quelques secondes encore, contre la peau de M.

Cadavre exquis
Dans un chalet au milieu des montagnes, une femme et son amant se retrouvent en secret, sans que son épouse ne soit au courant. Tous deux vivent une idylle, une parenthèse hors du temps. L’amoureux succombe d’une crise cardiaque en quelques secondes. La narratrice se retrouve seule avec le corps sans vie de son amant. Elle décide de garder le corps et, pour surmonter son chagrin et la violence de l’évènement, commence à̀ écrire des lettres à l’épouse et lui raconte cette histoire d’amour infidèle.
Une initiation sentimentale
Auprès du corps inerte de celui qu’elle a tant aimé, toute sa vie sentimentale refait surface : les hommes qu’elle a côtoyés, ceux qui l’ont blessée ou ont abusé d’elle. Elle repense à ses échecs, jusqu’à̀ la rencontre de cet amant qui l’a révélée. Pour la première fois, elle a appris à̀ aimer. Maintenant que plus rien ne compte à ses yeux, un seul objectif lui donne le courage de vivre : lui offrir la plus belle des sépultures.
Une nouvelle facette d’Adeline Dieudonné
Après le détour par le récit choral avec Kérozène, l’autrice de La vraie vie revient au roman. Adeline Dieudonné est moins féroce, moins surréaliste, mais plus touchante, amoureuse.

Les critiques
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Adeline Dieudonné présente son roman Reste à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Première lettre
Mardi 5 avril 2022.
M. est là, allongé près de moi. Il est mort.
Il est mort.
J’espère, en les écrivant, que ces mots m’aideront à appréhender cette réalité.
Je les observe, les déchiffre tandis qu’ils se forment sous ma main, les écris encore, pour en saisir la chair.
Ils m’échappent, me glissent hors des yeux, je recommence.

J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas.
Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.

9 h 32. J’ai regardé sa montre sur la table de nuit, là où il l’a laissée.
Je vous imagine en réunion de chantier. Ou à votre bureau, à dessiner des plans.
M. ne parle pas souvent de vous. Ne parlait. Ne parlait pas souvent de vous. Une forme de pudeur, je suppose.
Il vous aimait, il n’y a pas à en douter.

Peut-être que vous écrire, maintenant, me permet d’échapper à ici. Vous vous tenez droite, assise face à votre ordinateur, une tasse de thé tiède à portée de main – vous avez oublié de retirer le sachet, il doit être amer –, vous dessinez un garage, des lignes rouges jaunes vertes bleues sur l’écran noir. Vous êtes absorbée, projetée dans ce garage en devenir. Et vous pouvez y être absorbée, projetée, parce que quelque part, au fond de vous, sommeille la certitude que M. se promène à une poignée de kilomètres, que ses poumons se dilatent, se contractent, que son cœur palpite, que sa peau frémit.
Je tends la main, la pose sur son torse froid, immobile.
Je m’installe dans votre peau, dans votre tête, et je suis vous, pour quelques secondes, et pour quelques secondes mon problème le plus important consiste à décider s’il faut une porte déroulante ou abattante à ce garage, et de quel côté je vais placer le panneau de commande électrique. Ce faisant, je ne vous vole rien, puisque je ne vous prive pas de votre bureau, de votre thé amer, de votre innocence.
Il faudrait que je me lève. Que je m’habille.
M. semble endormi à mes côtés. Il est nu. Depuis hier matin déjà. Je crois que je suis en train de m’habituer. C’est son nouveau lui. Je l’ai secoué, j’ai pleuré, beaucoup, je me suis fâchée, l’ai giflé, je crois, je savais qu’il était mort, je ne suis pas folle, mais la colère m’a engloutie. Pourquoi n’arrivait-il pas à sortir de là ? Pourquoi se laissait-il aller comme ça ?
Il me faut du vin.

Le chalet n’est pas grand. Une chambre, une salle de bains, une cuisine sommaire qui ouvre sur un salon fatigué. Des truites naturalisées aux murs, des hameçons et des appâts dans des vitrines poussiéreuses. Un poêle à bois. Les murs exhalent un parfum de sel, froid, minéral. Je crois que nous aimions venir ici pour l’exiguïté du lieu. Poser nos brosses à dents côte à côte sur la petite vasque en pierre, écouter la même musique, nous frôler pour mettre le couvert, cuisiner.
Ici il n’y a rien. Et puisqu’il n’y a rien, il y a tout, pardon pour ce poncif, mais la forêt, le lac, les oiseaux, les herbes sauvages, c’est tout. Quand je dis qu’il n’y a rien, je veux dire qu’il n’y a personne. Personne d’autre que M. et moi. J’ignore ce qu’il vous racontait pour justifier ses absences. Un séminaire, quelques jours entre copains, un stage de natation… Nous n’en parlions jamais. Il avait honte, sans doute, et moi aussi.
Ici, on pouvait s’imaginer qu’on ne rentrerait jamais. Qu’on vieillirait comme ça, tous les deux. Un chien, quelques poules. Nous nous suffirions. Nous aimions ce mensonge. Et puis moi parfois j’y croyais.
En réalité, c’était un mensonge par omission. Non parce qu’il omettait ma fille – Nina est grande – mais plutôt mon besoin de solitude. J’aimais l’incursion de M. dans mon espace durant ces quelques jours que nous volions de temps en temps. Mais est-ce que je l’aurais supportée toute l’année ?
En fait oui, probablement oui. Nous étions assez vieux tous les deux, je veux dire lui et moi, pour savoir comment préserver notre espace de l’autre. Nous nous connaissions assez. Peut-être qu’il aurait suffi de me construire une cabane à côté du chalet, mon atelier, ma chambre à moi.
Alors, qu’est-ce que ce mensonge cachait au juste ?
Sans doute la terreur qui nous habitait tous les deux d’épuiser notre dialogue jusqu’ici intarissable. Dialogue des mots, bien sûr, dialogue des corps, dialogue affamé de ceux qui viennent de se rencontrer.
La terreur du silence blasé, du désir sec.
Et évidemment ce mensonge vous omettait vous. Et votre fils. Et le monde qui brûle.

12 h 43 à la montre de M., toujours posée sur la table de chevet. Je n’ose pas toucher à ses affaires. Je n’ose pas regarder son téléphone posé sur le buffet, à côté du poêle. J’aurais accès à sa vie. Son courrier, ses réseaux sociaux.
Est-ce que tout ça va disparaître avec lui ? Est-ce que son adresse mail sera supprimée ? Ou continuera-t-elle d’exister, comme une maison abandonnée, hantée par les échanges professionnels, les newsletters non lues, les vieilles factures, vos disputes ? Je sais que vous vous disputiez essentiellement par mail. C’est une chose que M. m’avait confiée. Lorsqu’une tension naissait, vous vous taisiez et poursuiviez la discussion par écrit. Est-ce que vous allez archiver ces échanges ? Je crois que si c’était mon histoire, mes disputes, mon couple, ces messages me seraient plus précieux que des photos de vacances, moins mensongers.
J’ai envie d’aller les lire. Je pourrais vérifier si le récit que M. me faisait de votre couple correspond à la réalité. Peut-être que si j’ouvrais son téléphone je découvrirais un tout autre M. Peut-être que je trouverais des horreurs, des vidéos abominables, de la pédopornographie, des chatons égorgés. On ne sait jamais.

Vous écrire me réconforte un peu. J’ai quitté la chambre, allumé un feu, mis de la musique. Nick Cave. Sa voix va bien avec le décor, le lac, les nuages fades. Mon gilet en laine trop grand, le crépitement du feu, le sol en pierres du pays. Tout sied. Un vrai cliché, on dirait une pub pour, pour je sais pas quoi, pour un truc que j’emmerde. Fait chier. Je me ressers un verre de vin. La bouteille que nous avons entamée avant-hier.
Aujourd’hui c’est mon anniversaire. Bon anniversaire ! J’ai quarante et un ans. J’imagine que quelque part, au fond de la valise de M., il doit y avoir un petit cadeau pour moi. Je préfère ne pas y penser. Quelle est la date de votre anniversaire ? Que vous offrait-il ? Vous disait-il encore « je t’aime » ? Vous embrassait-il encore ?
Demain je devrai rendre les clefs. Demain vous vous attendez à le voir revenir. Demain, il faudra partir.
Je pourrais appeler la police maintenant. J’aurais pu l’appeler hier.
Je n’ai pas pu. On me l’aurait pris. On vous l’aurait rendu. Et puis quoi ? S’il n’est pas avec moi, il est seul. Il aurait traversé seul les préparatifs des funérailles, on l’aurait couché dans une chambre froide, des mains l’auraient touché, qui ne sont pas les miennes.
Seul dans son cercueil pendant la cérémonie, seul dans le four. Je n’ai pas besoin de condoléances, pas besoin de cendres. Je ne suis rien. Mais M. a besoin de moi. Ou j’ai besoin de veiller sur lui. Je ne l’abandonnerai pas.
Je sais qu’il ne manquera à personne chez moi. Ma fille le connaît peu. Idem pour mes amis. Ça n’a pas d’importance, je l’ai aimé seule, je peux le pleurer seule. Mais je ne peux pas l’abandonner maintenant.
Ça n’est pas votre faute, je sais que vous auriez fait ce qu’il fallait. Mais ça n’aurait pas suffi.
Je vais retourner m’allonger contre lui.

Depuis ma rencontre avec M. je me demande comment ça va finir. J’ai toujours cru qu’il me quitterait, c’était dans l’ordre des choses. Ou alors que je rencontrerais quelqu’un. Classique. Quelqu’un qui voudrait partager son plan d’épargne-pension avec moi. Ça, j’avais essayé avant M. L’épargne-pension avait perdu. Romain. Sur le papier, c’était tentant. Il donnait un cours de menuiserie et je voulais menuiser. Il voulait un enfant, j’avais un ventre.
Romain était gentil, brillant, son intelligence m’érotisait, ça n’était pas réciproque. Il aimait me montrer, il aimait mes shorts courts, il aimait mon cul. Non, il n’aimait pas mon cul. Il était fier de mon cul. La lueur d’envie dans les yeux de ses potes l’égayait. J’étais son cul. Et la gentille mère de son enfant. Attentionnée, présente, certes, mais jamais assez. Jamais aussi dévouée que sa mère à lui. Il ne formulait pas de reproches, il se raidissait, laissait échapper des micro-tics d’insatisfaction, suivis d’un conseil, d’une suggestion. Il n’aimait pas que je m’investisse dans mon travail plus que nécessaire. Je suis prof de français. Il détestait que j’accompagne les voyages scolaires. Sa fille, sa femme, ses potes, le rugby le dimanche et voilà. Quatre potes. Il les avait rencontrés en maternelle et ils ne s’étaient plus quittés. J’admirais cette fidélité, cette constance. Un deuil, une séparation, un épisode alcoolique, dépressif, chacun posait quelques jours de congé, ils embarquaient le blessé et venaient lécher leurs plaies, ici au chalet. Le chalet de Jacky. Jacky, le parrain de Romain. Et donc le parrain de tous. Ce que les quatre potes avaient en commun, c’était l’absence du père. Père parti, jamais arrivé ou mort. Alors Jacky avait adopté tout le monde, en quelque sorte. Et il possédait ce chalet, ce lac.
Depuis ma séparation avec Romain, je suis restée en contact avec lui. Il reste fidèle aux ex aussi. Il comprend, il en a vu d’autres. La bande m’a répudiée, pas Jacky. Puis il a adopté M., presque sans poser de questions, même si M. n’avait pas vraiment besoin d’un père.
Demain, je devrai lui rendre les clefs du chalet.
Demain, je devrai prendre une décision.

J’ai eu peur de vieillir. C’est banal, évidemment. Ça m’est arrivé un jour par surprise. J’ai toujours entretenu un rapport serein avec mon âge, accueillant mes premières rides avec une relative indifférence. Été plutôt amusée de me trouver quelques poils et cheveux gris vers la fin de la trentaine. Il ne m’est pas venu à l’idée de les camoufler. Je marchais vers la quarantaine, droite, sereine, croyant avoir échappé à cette angoisse de l’âge par je ne sais quel miracle ou je ne sais quelle sagesse.
Et puis, trois jours avant mes quarante ans, lors d’un dîner chez une connaissance, une femme a évoqué devant moi une soirée passée avec M., sans savoir qui j’étais pour lui, ni qui il était pour moi. Elle racontait, le sourire lourd de sous-entendus, comme M. avait sympathisé avec une de ses amies. Une jeune femme charmante, fin de vingtaine, drôle, captivante. Il n’était pas question de drague, mais de la fascination de M., je pense même que l’expression « bave aux lèvres » a été prononcée. J’ai pris congé, prétextant une migraine foudroyante. Je suis rentrée chez moi, sous la pluie d’avril, furieuse d’avoir été obligée de laisser cette femme brosser un portrait aussi minable de M. sans réagir. Et puis furieuse de constater que ce récit m’avait ébranlée. Pas tant l’idée qu’une autre puisse capter l’attention de M., ce sont des choses qui arrivent, j’ai appris à dompter mon ego de ce côté-là. C’était l’âge de cette autre. Dix ans de moins que moi, seize de moins que M. « Le marché de la bonne meuf. » Je me suis sentie poussée vers la sortie de la foire aux bestiaux, où je tenais pourtant une place honorable, non par cette femme plus jeune que moi mais par lui, et sa terreur de vieillir. Qu’il venait de me transmettre.
Je me suis retrouvée ce soir-là face à ce constat comme devant une route éventrée par un cours d’eau souterrain. J’avais quarante ans moins trois jours, je me tenais au bord de ce gouffre, à la fois lasse et effrayée, à me demander comment remblayer tout ça. Une part de moi-même a tenté un vain « quitte-le, c’est lui le problème, ou c’est chez lui que réside le problème, pourquoi deviendrait-il le tien ? ». Mais je n’avais pas envie de quitter M. J’ai pensé que je pouvais vivre avec cette angoisse, cette épée au-dessus de la tête. Un jour M. se trouverait une maîtresse plus jeune. Dernier tour de carrousel, je serais remerciée, il faudrait rentrer.
Comment vivez-vous avec ça ? Est-ce que vous savez qu’il ne vous quittera jamais ? Enfin, qu’il ne vous aurait jamais quittée ? Parce que, vraiment, c’était le cas. Et ça me convenait, je crois l’avoir déjà dit, je ne sais plus.
Il y avait ces mots qui flottaient entre nous, que nous n’avions plus besoin de prononcer. « Aussi léger à porter que fort à éprouver. » C’était comme ça que nous définissions notre lien, nous en avions fait une sorte de devise ou de promesse, que nous avions empruntée à Camus, ou à René Char, je ne sais plus. L’un écrivait à l’autre : « Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. »

Quelle heure est-il ? Le soleil écrase le lac. Un troupeau d’ânes est venu boire il y a quelques minutes. Je me demande s’ils appartiennent à quelqu’un. Est-ce qu’on les élève pour une raison précise ? Est-ce qu’on les mange ? Quand j’étais petite, mes parents me racontaient que la viande des grisons était de la viande d’âne. Je crois que c’était pour que j’arrête de me jeter sur le plateau de charcuteries. Je ne sais plus si ça fonctionnait. Sans doute. Je pensais à Cadichon, dans les Mémoires d’un âne, et me rabattais sur les pistaches.
Une pie s’est posée sur l’encolure de l’un d’entre eux, a picoré quelques parasites dans sa crinière. L’âne a tendu le cou, il semblait aimer ça. Puis la pie s’est envolée et l’âne l’a suivie des yeux, presque triste, comme s’il se sentait abandonné. Est-ce qu’ils se connaissent ? Est-ce qu’elle vient l’épouiller régulièrement ? Possèdent-ils un langage commun ? Est-ce qu’elle le préfère aux autres ?
J’entends le cri d’un rapace. Une buse, un faucon, un aigle ? J’ignore qui vit dans ces montagnes. Je peux le voir tournoyer, trop haut pour que je puisse l’identifier. Encore que, même s’il venait se poser sur mon bras, je serais incapable de différencier un faucon d’une buse. Un aigle royal, peut-être.
Je regarde l’heure sur mon portable, je n’ose plus trop entrer dans la chambre. J’irai tout à l’heure, pour dormir près de lui. Il n’y a aucun réseau ici. Si j’avais voulu appeler les secours, je ne sais pas si j’aurais pu. Mais je n’ai pas essayé.

Je vous ai dit que je lui ai donné un bain ?
Il adorait les bains. C’était hier, dans l’après-midi. Il était si froid, j’ai voulu le réchauffer. Il n’était pas encore raide. Je l’avais ramené dans le chalet, luttant contre son poids et mon chagrin. Je pleurais sans arrêt, peinant à retrouver mon souffle. Aujourd’hui j’ai des courbatures dans les bras, les épaules, les cuisses. Je l’ai traîné, en passant mes avant-bras sous ses aisselles depuis la plage de galets. Ou alors c’est une grève ? Quelle est la différence entre plage et grève ? Un jour je vérifierai. En tout cas, l’étroite étendue de galets sur laquelle vient mourir le lac. « Vient mourir le lac », stupide formule… Le lac ne meurt pas, lui. Il ne mourra jamais.
Je réalise que je vous raconte tout dans le désordre. J’écris ce qui me vient, parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. Et que c’est à vous que je me sens liée maintenant. Est-ce que vous avez commencé à vous inquiéter ? J’espère que non. J’espère que vous vous endormirez confiante – demain soir il va rentrer –, que vous gagnerez une nuit de plus avec lui, même s’il n’est pas là, avec la certitude de lui dans votre vie. J’ai terminé la bouteille de vin. Je rêve d’une cigarette.

Je crois que je me suis trompée. Sur les raisons qui me poussent à vous écrire. J’ai cru que c’était un moyen d’échapper à l’instant, à ce chalet, à la douleur, au corps de M. gisant là sur le lit. J’ai cru qu’en m’adressant à vous, à travers l’espace et le temps, je pourrais être vous, me glisser dans votre peau, dans votre ignorance. Voir avec vos yeux, toucher ce que vous touchez. Est-ce que ce n’est pas ce que j’ai secrètement souhaité depuis ma rencontre avec M. ? Dormir près de lui chaque nuit, connaître ses gestes intimes, où il pose ses clefs en rentrant, comment il embrasse votre fils, ses rituels quotidiens, sa façon de ranger les courses, sa voix lorsqu’il prend un rendez-vous chez le médecin… Je ne sais pas. Il y a un prix à payer pour connaître ces détails-là. J’aurais aimé y accéder, découvrir chaque recoin de M. sans avoir à les côtoyer chaque jour. Vous pourriez dire la même chose. Je connais un autre M. que vous. M. dans son costume de mari infidèle. C’est si banal, pardon. Mais voilà où je voulais en venir. Je me suis trompée, je vous écris par amour, pas par amour pour M., quoique si, probablement aussi. Mais parce que je vous aime, vous. C’est ce que j’aimerais me faire croire en tout cas. C’est tordu, oui. Garder le corps de son amant mort c’est tordu, aimer c’est tordu. Je suis tordue, voilà. Mais donc je vous aime. Ou j’aimerais me le faire croire. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rivalité ? Nous ne sommes pas rivales. Vous ne l’auriez peut-être pas vu comme ça, et c’est la raison pour laquelle M. ne vous a jamais parlé de moi, mais moi je peux vous l’affirmer, il n’existe pas de compétition entre nous, je ne vous ai rien pris. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Et je vous aime, sans vous avoir rencontrée, parce que M. vous aimait. Et si je vous aime à travers ses mots, c’est que ses mots étaient tendres pour vous. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Au fond je ne sais rien. Rien de ce que vous avez ressenti quand l’homme que vous aimiez, qui vous avait tout promis, avec lequel vous aviez connu mille étreintes, avec lequel vous avez décidé d’avoir un enfant, cet homme qui a dû pleurer de bonheur sur votre corps, quand il s’est mis à vous appeler par votre prénom, quand son regard s’est éteint, quand vous avez fini par comprendre qu’une partie de votre histoire était terminée, ou morte, ou, si on veut utiliser un terme plus optimiste, s’était transformée. Il y a une part de transformation dans les histoires d’amour, j’en suis certaine, mais le désir qui meurt, c’est le désir qui meurt. Point.

Le lac n’a pas de nom. On l’appelle le lac d’en haut, par opposition à son frère, le lac d’en bas. Le lac d’en bas est plus grand. Jacky y élève des truites, pour les pêcheurs qui débarquent en saison. C’est lui qui m’a appris à pêcher, j’ai adoré ça. Passer des heures à observer le bouchon à la surface de l’eau. Espérer secrètement attraper un brochet. Jacky disait qu’il devait y en avoir une dizaine dans le lac. J’aurais adoré voir sa tête, et celle de Romain, et de tous les autres si moi j’en avais ramené un. Le soir, nous mangions ce que nous avions pris. Les truites goûtaient la vase. Jacky m’avait aussi montré comment les tuer, les ouvrir, les éviscérer.
Il tient l’hôtel du Lac. Personne ne se casse la tête sur les noms dans la région. Et de fait, quand on parle de l’hôtel du Lac, tout le monde sait de quoi on parle. Une grosse bâtisse de pierre et de bois, sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée, la réception, le restaurant, la boutique de location de matériel de pêche, un étage avec les chambres, un grenier aménagé en dortoir. Devant l’hôtel, un ponton en bois s’avance jusqu’au milieu du plan d’eau. Je ne connais pas sa surface exacte, je suis nulle en surface, je dirais qu’il doit être grand comme un terrain de foot et demi mais je dis sans doute n’importe quoi. J’imagine que vous sauriez. Une architecte sait ces choses-là, non ? D’ailleurs, pourquoi est-ce qu’on mesure toujours tout en terrains de foot ?
La première fois que je suis venue ici, c’était il y a dix-huit ans, j’étais enceinte de ma fille mais je ne le savais pas encore. Son père voulait me présenter à Jacky. Je dis « me présenter à Jacky » et pas « me présenter Jacky ». La seconde formule implique une réciprocité, or il n’y en avait pas. Romain était fier, comme s’il brandissait un trophée ou une médaille gagnée sur un champ de bataille, et j’étais fière d’être ce trophée. Jacky avait eu ce regard admiratif, un peu bluffé en me regardant, et j’avais senti Romain exulter. Je n’avais pas encore ouvert la bouche, c’était inutile. Le short en jean, sexy sans être outrancier, sur des jambes minces, les bottines western, le tee-shirt court et ample, le maquillage simple, les traits réguliers, le teint sain, le sourire facile. J’étais jolie, humble, sympa, pas chiante, pas hystérique, je savais où était ma place. J’étais ce qu’on attendait de moi. Je peux sembler amère, en réalité je ne le suis plus. Ni même en colère. Les années avec Romain sont des années d’oblitération. Si je voulais en parler avec douceur, je dirais que j’avais dressé un rideau de velours épais à l’intérieur de moi, derrière lequel j’avais caché mes besoins, mes aspirations, ma créativité. Derrière lequel je m’étais effacée. Si je voulais en parler avec plus de dureté j’évoquerais un cachot. Je m’en suis longtemps voulu de m’être infligé ça. Romain n’était pas un type brutal, j’aurais pu partir.
Il avait quatre ans quand son père avait quitté sa mère, Hélène. L’histoire banale du gars qui se montre un peu présent au début, jusqu’au jour où il demande une autre femme en mariage, fonde une autre famille. Hélène avait dû se débrouiller seule avec Romain et sa sœur, Annabelle. Jacky, le meilleur ami du père, sans doute un peu amoureux d’elle, l’avait soutenue. Il l’avait aidée à trouver un boulot de vendeuse dans un magasin de vêtements, lui avait appris à conduire pour qu’elle puisse passer son permis. Il était resté proche d’eux, loyal, sûr. Romain me racontait qu’il débarquait tous les dimanches après-midi avec des provisions pour la semaine, des petits cadeaux. Ça avait duré plusieurs années, jusqu’à ce qu’il rencontre Liliane. Ils s’étaient mariés et avaient acheté cet hôtel, loin d’Hélène. Mais Jacky n’avait jamais perdu le contact avec Romain et Annabelle, qui étaient alors de grands ados. Comme si Jacky avait attendu qu’ils soient assez âgés pour s’autoriser à partir. Ou alors c’est le temps qu’il lui avait fallu pour comprendre qu’Hélène ne l’aimerait jamais comme il l’aurait voulu.

Quand nous venions ici, M. se levait tôt pour aller nager.
Le lac n’est pas une simple cuvette comme celui d’en bas. C’est un cône profond d’une cinquantaine de mètres. La légende prétend qu’il aurait été formé par les larmes du diable. Romain m’avait raconté cette histoire, la première fois que j’étais venue ici avec lui. Il avait attendu la nuit. Il faisait froid, nous nous étions emmitouflés dans une couverture, assis sur la grève, les pieds dans l’eau. Nous partagions un joint. Romain s’était installé derrière moi, m’entourant de ses jambes, sa main qui ne tenait pas le joint me caressait les seins. Il portait un pantalon léger, je sentais son érection dans le bas de mon dos. Ses amis logeaient en bas chez Jacky, à l’hôtel du Lac, dans le dortoir sous les toits. Le petit chalet nous avait été réservé, comme à de jeunes mariés.
Le joint crépitait à quelques centimètres de mon oreille.
– On raconte que le diable avait une fille. Une créature effrayante et belle, moitié femme, moitié chèvre. Comme le diable, elle se tenait debout sur ses pattes arrière, le haut du corps et les seins nus, une chevelure broussailleuse, des yeux noirs. Elle vivait ici dans ces montagnes, heureuse. Et pendant ces années les hommes vécurent paisiblement, le diable ne tourmentant plus personne, fou d’amour pour sa fille. Il l’avait avertie : « Tu peux aller partout, dans ces montagnes, te lier d’amitié avec la marmotte, le bouquetin, le corbeau, le lynx. Mais tu ne dois jamais t’approcher des humains. » La petite avait grandi là-haut sur le glacier, elle connaissait chaque rocher, parlait le langage des fleurs et des insectes, nageait avec les loutres, avait appris à se cacher. Un jour, elle aperçut un berger et en tomba amoureuse. Elle l’observa de loin pendant plusieurs semaines, dissimulée derrière un rocher. Puis elle finit par braver l’interdit. Un matin, alors que le jeune homme veillait sur son troupeau, assis au soleil, elle approcha sans bruit, dressée sur ses pattes arrière…
– Et le chien du berger l’a bouffée !
– Non.
– Il a rameuté le village, ils l’ont pourchassée dans toute la montagne avec des torches et des fourches et ils l’ont brûlée ?
– Oh, t’es chiante, non. Il a pas voulu d’elle et elle s’est suicidée. Bref. Le diable s’est assis sur ce rocher et il a pleuré pendant des jours et des jours et des jours, ce qui a formé le lac.
Il avait cessé de me caresser les seins, son érection s’était tue.
J’ai l’impression de nous voir là, Romain et moi, assis au bord de l’eau, comme si les dix-huit ans qui me séparent de cette scène s’étaient réduits à l’épaisseur de la brume.

Les eaux sombres sont bordées d’une plage de cailloux clairs, couleur cendre, et tout autour les crocs montagneux qui lézardent le ciel. Hier je trouvais ça joli, majestueux, poétique, ce que vous voulez. Aujourd’hui ils m’apparaissent menaçants, sinistres, chargés d’une puissance maléfique.

Hier matin, j’ai senti M. se réveiller. Il m’a embrassé la nuque, m’a enlacée. Son corps du matin me paraissait presque étranger, tant les nuits que nous passions ensemble étaient rares. J’étais habituée à son corps de l’après-midi, ferme et frais. Au réveil, je le découvrais chaud, amolli par la nuit. Son souffle plus chargé que d’ordinaire. J’adorais ce nouveau M. Peut-être que dans ces moments-là j’étais un peu jalouse de vous. Et je lui en voulais presque d’écourter ces matins en partant nager. M. prend rarement son temps. Comme s’il était conscient d’une urgence qui m’échappait. Quand la soirée est bonne, je suis capable de tomber dans des gouffres temporels, oublier qu’il existe un lendemain, parler, danser, rire jusqu’à l’aube, jusqu’à l’épuisement. »

Extraits
« Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain. » p. 60

« M. était mon ami, c’était tout ce que je demandais, c’était tout ce que l’adolescente que j’étais demandait, «aussi léger à porter que fort à éprouver», celui à qui je pouvais tout dire, absolument tout, devant qui j’étais moins pudique qu’envers moi-même. Alors j’étais peut-être en train de fredonner une berceuse à un mort sur une montagne humide et blasée, prête à mourir moi-même d’une morsure de vipère, mais je l’avais eue, ma Harvest Moon. » p. 191

« — Je sais pas exactement… Je voulais… je voulais trouver autre chose pour lui, pas les funérailles classiques, je voulais qu’il soit bien, je voulais pas l’abandonner, je voulais pas le quitter mais maintenant je sais pas. Toute seule j’y arrive pas. Je pouvais pas affronter le regard de ma mère, ou de ma fille, je voulais pas les mêler à ça. On s’est aimés seuls tous les deux, je veux dire, dans notre coin, cachés, j’ai voulu continuer comme ça, le garder pour moi. Mais voilà, je suis fatiguée. Et puis il y a sa femme et son fils et tous les gens qui l’attendent et qui ne le voient pas revenir, je sais bien que je n’ai pas le droit de faire ça mais merde… » p. 202-203

À propos de l’auteur
DIEUDONNE_Adeline_DRAdeline Dieudonné © Photo DR

Adeline Dieudonné est née en 1982, elle habite Bruxelles. Elle a remporté avec son premier roman, La Vraie Vie, un immense succès. Multi-primé, traduit dans plus de 20 langues, ce livre a notamment reçu en 2018 le prix FNAC, le prix Renaudot des lycéens, le prix Russell et le prix Filigranes en Belgique ainsi que le Grand Prix des lectrices de ELLE en 2019. Il s’est vendu à 250 000 exemplaires. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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Jusqu’au prodige

Mise en page 1  RL_2023

En deux mots
Après avoir été recueillie puis séquestrée par un chasseur, Thérèse décide de fuir à travers la montagne pour rejoindre son frère qui a pris le maquis. Son voyage initiatique va lui réserver quelques surprises.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La petite fille entre en résistance

Dans son troisième roman, Fanny Wallendorf raconte la fuite d’une jeune enfant dans le massif du Vercors en 1944, à la recherche de son frère. Une quête initiatique dans une nature imposante.

Commençons par le commencement, en l’occurrence par le titre un peu énigmatique de ce court roman. La narratrice nous l’explique dès les premières pages, en soulignant que pour les chasseurs, le pistage « est une tradition dans le massif depuis des siècles, née avec la légende du Prodige, un grand renard noir qui habiterait dans la montagne et que seuls quelques individus apercevraient à chaque génération. (…) Il m’a simplement expliqué que le Prodige désignait initialement l’apparition de l’animal, qui avait fini par être baptisé ainsi. »
Le chasseur dont il est question ici est un homme brut de décoffrage qui a recueilli Thérèse, la narratrice, dans sa ferme au début de l’Occupation et qui la considère comme sa prisonnière. Mais comme la jeune fille l’assiste dans sa traque de toutes sortes d’animaux, il va lui délivrer ses secrets et son savoir-faire. Un « trésor » dont elle entend faire bon usage. Car elle a une promesse à honorer, retrouver son frère Jean qui a pris le maquis.
Après quatre années, elle se sent prête et s’enfuit dans la montagne. «La guerre se termine et je sais que tu seras au rendez-vous; rien ne peut troubler cette certitude. Valchevrière, que je ne connais pas, a été ma véritable maison depuis 1940. Mon corps était à la ferme Ségur mais ma tête et mon cœur logeaient là-bas. J’ai dessiné chaque jour mentalement la carte de la montagne. Et j’y suis maintenant, j’y suis. Je suis dans le rêve de ma fuite. Et je la sens cette terre de ma libération, je la sens, je la prends dans mon poing elle est humide, je hume son odeur, je suis vivante.»
Sera-t-elle rattrapée par le chasseur, par les Allemands ou réussira-t-elle à retrouver son frère? C’est tout l’enjeu de la dernière partie du livre.
Fanny Wallendorf joue avec les codes du conte pour suivre ce parcours initiatique, à commencer par la rencontre entre l’homme et l’animal alors pourvu de pouvoirs surnaturels et qui devient alors une sorte de guide en ces temps troublés.
Si Thérèse doit avant tout maîtriser sa peur, ce n’est pas à l’encontre de la nature, mais bien des hommes. Alors, à l’image des milliers d’hommes cachés dans ces massifs, elle entre à son tour en résistance.
On retrouve dans ce troisième roman le «nature writing» des Grands Chevaux (2021), mais aussi cette volonté farouche qui animait le sportif de L’Appel, qui nous avait permis de découvrir Fanny Wallendorf en 2019. On y retrouve aussi cette écriture claire et directe qui n’hésite pas à aller vers le merveilleux et la poésie.

Jusqu’au Prodige
Fanny Wallendorf
Éditions Finitude
Roman
104 p., 14,50 €
EAN 9782363391766
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le Vercors, du côté de Valchevrière. On y évoque aussi Arras.

Quand?
L’action se déroule de principalement de 1940 à 1944.

Ce qu’en dit l’éditeur
Thérèse est retenue prisonnière par le Chasseur. Elle est chargée de nourrir les animaux qu’il garde captifs avec un plaisir pervers. Un matin, la jeune fille trouve enfin le courage de s’enfuir, de quitter cette sinistre ferme où les hasards de l’Exode l’ont conduite. Elle court, court à perdre haleine à travers la forêt, et la nature se fait complice, apaise sa terreur et la protège de la noirceur des hommes. Sauvage et ardente, elle fuit à travers la montagne, portée pendant trois jours et trois nuits par le désir insensé de retrouver son frère, de tenir la promesse qu’elle lui a faite. Trois jours et trois nuits pour retrouver son passé et son avenir, dans un paysage où bêtes et hommes se cachent pour survivre ou pour tuer.
La poésie de l’écriture de Fanny Wallendorf, toute en émotion, illumine ce roman aux allures de conte.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Marie Étienne)
RTS (Céline O’Clin)
Toute la culture (Julien Coquet)
Charlie Hebdo (Yannick Haenel)
Blog K-Libre

Les premières pages du livre
« À la lisière du bois, après la pancarte indiquant Les Roches Bleues, prendre le deuxième sentier à droite, s’enfoncer dans la Forêt Feuillue jusqu’au cours d’eau, l’enjamber et continuer plein Ouest sans dévier, ne jamais dévier jusqu’au Bois Contigu – Forêt Feuillue, Bois Contigu, Plateau de Lossol, le village de Valchevrière est caché en contrebas sur le flanc nord du massif, répète Thérèse, répète, oui, je cours, je cours, je ne sais pas si le Chasseur me poursuit s’il va me rattraper en combien d’heures il peut me retrouver, c’est un grand pisteur le plus grand de la région il sent la moindre odeur de gibier, il voit à travers les arbres, il se déplace avec la rapidité d’un fauve, il dit toujours qu’aucune proie n’est tout à fait invisible, cours, peut-être te suit-il depuis les premières minutes de ta fuite dans la montagne, il sait interpréter n’importe quelle empreinte, il les enregistre les décrypte instantanément, mais en m’apprenant à pister les animaux sauvages il m’a appris à lui échapper, je suis devenue moi aussi un trophée vivant, Forêt Feuillue jusqu’au cours d’eau, Bois Contigu, Plateau de Lossol, il ne faut pas que mes chaussures me lâchent, si mes chaussures me lâchent c’est la mort, le plateau est à trois jours d’ici si tout se passe bien, puis Valchevrière à une journée supplémentaire de marche, fichues fougères qui s’enroulent à mes jambes, cours ne te retourne pas, les premières heures sont déterminantes, cours, de quel côté est le soleil je n’avais pas prévu que les frondaisons seraient si sombres en plein mois de juillet, je suis sûre qu’il va me retrouver, que me fera-t-il, et si je rencontre des soldats allemands, que dois-je faire si je rencontre des soldats allemands, on dit qu’ils sont partout dans la montagne, dans le Bois Contigu les conifères laisseront mieux filtrer la lumière, dépêche-toi, cette forêt est celle qu’il connaît le mieux, il s’y repère les yeux fermés, de jour, de nuit, cours Thérèse, si tout va bien j’atteindrai le Bois Contigu en deux jours, il m’y a emmenée quelques fois pister les sangliers, il faudra une journée pour le traverser si je ne m’égare pas si je suis le soleil pourvu que le soleil soit visible, pourvu que mes chaussures ne me lâchent pas, cours ne te retourne pas. A-t-il remarqué que je m’étais enfuie de la ferme, forêt de feuillus, bois de conifères en direction du nord-ouest, au troisième lacet gagner les alpages, traverser le plateau de Lossol à découvert jusqu’au Crêt, ne surtout pas prendre par le Col de Bure, tu entends Thérèse, oui Jean, j’entends, il y a un point d’eau là-bas, ensuite prends le chemin qui suit le bord de la falaise, et longe la crête à distance jusqu’à Valchevrière. Le vide est conséquent à cet endroit, éloigne-toi du bord, Forêt Feuillue, Bois Contigu, plateau de Lossol, Valchevrière. Il y aura plusieurs chalets d’alpage sur ta route, ne te trompe pas. C’est une montagne à vaches, elle ne présente aucune difficulté d’ascension. Tu te souviendras, Thérèse : à la fin de la guerre, dès que tu peux, rejoins-moi à Valchevrière. Oui, pour l’heure cours et tant pis pour l’épuisement, attention à ne pas revenir sur tes pas par mégarde, attention aux bêtes qui pourraient surgir des fourrés, aux soldats qui errent dans la montagne, que dois-je faire si je tombe sur un Allemand, il n’est plus temps d’y penser prends plein nord jusqu’au ruisseau. Les animaux sauvages je les connais, j’ai appris des années durant à les connaître, accélère, cent fois j’ai reconstitué l’itinéraire de ma fuite je l’ai affiné à chaque sortie de pistage des animaux avec le Chasseur, il m’a appris ses techniques de repérage dans la montagne et j’ai répété répété jour et nuit l’itinéraire pour le moment où je pourrai te rejoindre, cours Thérèse, mon Dieu la peur qui glace mon corps qui le rend tout raide le ralentit, atteindrai-je vivante l’autre versant, te rejoindrai-je enfin après tout ce temps, je cours, Jean, je cours

je cours au milieu des carrioles des voitures à bras, je cours je frôle de gros chevaux de trait, je joue des coudes parmi tous ces gens exténués blêmes ces enfants hurlant ces cages bourrées de lapins et de poules, je peux sentir ta main dans la mienne alors que tu ne me touches pas que tu presses le pas derrière moi dans la cohue, tu te souviens des trois petits Dorval accrochés au manteau de leur mère, cette grappe de visages inquiets chahutés dans la bousculade, je n’arrive pas à les oublier, et les filles du docteur attachées par les poignets pour ne pas se perdre, tu te rappelles le regard triste qu’on a échangé toi et moi en les voyant – le dernier regard, Jean, car à ce moment-là tu as vu le fils Solat se faire arrêter à cause du vélo qu’il avait volé devant l’usine pour quitter la ville avant l’arrivée des Allemands. Tu as fait demi-tour pour aller lui porter secours, j’ai crié non et la panique était telle autour de moi qu’en une seconde tu avais disparu. Les charrettes étaient pleines jusqu’à la gueule, de couvertures de meubles, des vieilles basculées dans des landaus pleuraient en silence, des enfants serraient convulsivement des chiens dans leurs bras, on n’y voyait rien, je n’ai pas bougé, me protégeant comme je pouvais dans ce chaos en attendant que tu reviennes, puis je me suis décidée à fendre la foule à contre-courant, dans la direction où tu avais disparu. Les gens par flots s’entassaient contre les murs des maisons, certains hurlaient pour retrouver les leurs ou pour protéger leurs affaires, partout ça appelait, et moi aussi je me suis mise à t’appeler, puis il y a eu un mouvement de panique parce qu’on a cru entendre un grondement dans le ciel, et j’ai été emportée malgré moi. Je me suis dit qu’on se retrouverait à la gare de la ville voisine, et j’ai rejoint un cortège de villageois mêlés à un groupe de fantassins. Personne ne s’adressait la parole, et si par hasard on croisait le regard de quelqu’un, son visage s’imprégnait d’une agressivité sinistre. Au bout d’une heure de marche, nous avons suivi la route d’un paysan qui menait son troupeau de vaches ; comme il nous ralentissait, la tension est devenue palpable et j’ai eu peur que ça tourne mal. La présence des soldats n’apaisait absolument rien.
Dans la gare bondée, aucune trace de toi. Les larmes me brûlaient les yeux, tout le monde se battait pour monter dans les wagons, et moi j’avais envie de crier. Une religieuse est venue me parler, je lui ai dit que j’avais perdu mon frère dans la panique, et lorsqu’elle m’a demandé où était ma mère, je crois qu’elle a deviné à mon regard qu’elle était morte depuis longtemps. Elle m’a aidée à me frayer un chemin au milieu des dizaines de landaus qui encombraient le hall et j’ai attendu toute la nuit assise sur mon paquetage de pouvoir prendre un train. Je suis montée dans un wagon à bestiaux tôt le matin et je me suis rendue seule à la ferme de la Mère Ségur, comme c’était prévu, pour y rester le temps que la guerre finisse, même si je détestais l’idée qu’on se sépare. De ton côté tu as dû rejoindre Valchevrière, chez les bergers qui t’embauchaient chaque été. Le massif du Vercors est une forteresse, disais-tu. Quand je suis arrivée à la ferme, seul le Chasseur vivait là : la Mère Ségur était morte au début de la guerre, apparemment au moment où Papa a été appelé sous les drapeaux.

J’ai un point de côté, je ralentis, d’où vient cette odeur de viande carbonisée en pleine forêt ? Aucun coin ne me semble sûr pour m’arrêter mais j’ai trop mal quand je respire et je suis fatiguée. J’ai apporté quelques rutabagas et des pommes de terre qui pèsent un peu lourd dans mon sac, je m’arrête ici, je dépose mon paquetage entre deux alisiers et j’écoute la rumeur confuse de la montagne. Ma respiration se calme, les sons s’harmonisent et redeviennent audibles. Il est bon de faire une pause. Je sors un morceau de pain rassis que j’ai volé dans le grenier avant de partir ; je n’ai pas faim et ne comprends pas l’émotion qui me survolte, je ne sais pas si c’est de la terreur ou de l’excitation, je sursaute sans cesse, je me retourne, j’ai peur de voir surgir le Chasseur. Sa brutalité est sordide, sa cruauté froide. Quand je suis endormie, il aime entrer dans ma chambre pour me faire peur. Il sort ensuite par la fenêtre pour aller se promener dans la nuit, ou pour grimper au peuplier qui jouxte la grange. Il ne fraie avec personne et a une passion secrète, une passion qui le rend fou : il collectionne les animaux rares, qu’il capture vivants et retient prisonniers au grenier. C’est pour ça qu’il a fini par me séquestrer à la ferme, parce que ses trophées ont cessé de dépérir dès l’instant où je me suis occupée d’eux.
La mort d’un trophée lui est insupportable, il doit le remplacer au plus vite. Sa perte la plus cruelle a été celle d’un grand-duc auquel il tenait beaucoup, et dont j’ignore comment il a pu l’attraper. C’est après sa mort qu’il a capturé le Fauve, grâce à de longues semaines de pistage. Je n’ai jamais vu une créature pareille et il m’a longtemps été impossible de le regarder en face. Ce chat forestier aux yeux jaunes, anormalement grand et massif, arbore une encolure épaisse comme une crinière. Ses oreilles de lynx et son front noir achèvent de le rendre effrayant. Je ne me suis jamais habituée à son apparence. Pour être sûr qu’il ne se sauve pas, le Chasseur a confectionné un licol avec une chaîne à bœuf qu’il a fixée dans le mur, et le Fauve n’est jamais détaché à l’intérieur de sa cage. Le soir, après le repas, il se déchausse et monte au grenier sur la pointe des pieds, et il s’adresse au chat avec une voix suraiguë, avant de se répandre en simagrées révérencieuses. Son amour dérangé pour cet animal a enfanté un délire duquel, très vite, il n’a plus été possible de m’échapper. Sa crainte maladive que l’animal meure lui a fait élaborer un dispositif dont je suis devenue l’élément central : le Fauve nécessitait, selon lui, une surveillance permanente ; il m’a donc très vite interdit de sortir de l’enceinte de la ferme. À sa terreur de voir mourir le chat s’est ajoutée celle de voir disparaître sa gardienne. La seule fois où je suis allée au village, je me suis rendue compte qu’il me pistait. Il apparaissait soudain à un coin de rue, et une minute plus tard à un endroit très éloigné du premier, de façon inexplicable. L’impression était si tétanisante que j’ai renoncé de moi-même à sortir. Il m’avait à l’œil même quand je discutais avec le rempailleur qui venait nous acheter des peaux de lièvre, rôdant autour de nous, le visage déformé par une étrange rancœur. À partir du moment où il n’a plus pu se passer de moi, il s’est répandu en humiliations de toutes sortes et a multiplié les privations. Je ne parlais qu’aux animaux, à quelques voisines. Durant toutes ces années j’ai ravalé ma haine, occupée à préparer ma fuite. Un an après mon arrivée, je l’ai convaincu de m’emmener pister les animaux avec lui afin qu’il m’enseigne sa technique et son savoir, pour que je l’aide à capturer des spécimens rares. À deux, nous chasserions aussi plus de gibier pour nourrir les trophées et pouvoir manger nous-mêmes : il fallait qu’il me maintienne suffisamment en bonne santé pour que je puisse veiller sur les animaux du grenier. On vendait des peaux au marché noir, et à l’automne on ramassait des glands pour remplacer le café. C’est comme ça que j’ai appris toutes les particularités de ce versant de la montagne, des abords de la ferme jusqu’au Bois Contigu. Comme ça que j’ai élaboré l’itinéraire précis qui me ramènerait à mon frère.
Son art du pistage est proprement stupéfiant. C’est une tradition dans le massif depuis des siècles, née avec la légende du Prodige, un grand renard noir qui habiterait dans la montagne et que seuls quelques individus apercevraient à chaque génération. Plus personne n’y croit vraiment, mais le silence du Chasseur la seule fois où je l’ai interrogé à ce propos m’a laissé entendre qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse pour lui. Il m’a simplement expliqué que le Prodige désignait initialement l’apparition de l’animal, qui avait fini par être baptisé ainsi. Durant des décennies de pratique, le Chasseur a élaboré une technique secrète pour débusquer certaines espèces. Il sait repérer la salive d’un sanglier sur un tronc, sentir les odeurs stagnantes dans les fougères qui signalent la présence d’un lynx boréal. Au début, je pensais qu’il en rajoutait. Puis j’ai constaté qu’il ne se trompait jamais. C’était effrayant, cette perception des proies et des prédateurs autour de nous alors que je ne discernais absolument rien. Il disait qu’aucun être ne vit sans laisser de traces. Que c’est dans la lumière que sont dissimulés les secrets, que la montagne avoue tout à qui sait déchiffrer ses rébus, fouiller dans ses plis. N’est-ce pas ce que tu voulais dire, Jean, quand tu me répétais ces mots que je comprenais mal : Mystérieuse est la lumière…? En me montrant les fines empreintes d’un oiseau, il reconstituait sa journée devant moi, et quand il parvenait à débusquer un trophée, comme une chauve-souris sérotine, il me répétait : ne doute jamais de l’invisible. Éduque ton attention. Je mémorisais certaines de ses phrases pour les ajouter au butin des nôtres, compulsées depuis l’enfance et échangées lors de nos tête-à-tête. À Valchevrière, je te les offrirai. C’est tout ce que je pourrai te rapporter de la guerre.

J’observe le revers velu des feuilles d’alisier, j’en caresse le velours. Toutes ces belles vérités que le Chasseur m’a transmises étaient exploitées au service de sa manie barbare : il traquait la beauté à sang chaud pour la soumettre. Toi et moi c’était différent, nous étions fascinés par le mystère à l’œuvre dans la nature, mais il nous suffisait de savoir que nous en faisions partie. C’est cette confirmation que nous cherchions sans cesse en pénétrant dans les grottes, en fuguant dans la combe en pleine nuit. Comme tout était fête, quand nous étions ensemble, Jean ! Comme il est bon de retrouver notre complicité en fermant simplement les yeux !
Je n’ai reçu qu’une lettre de toi, en avril 43, dans laquelle tu me disais te trouver dans un camp de réfractaires installé à Valchevrière, où tu passais tes journées à faire des rondes et à effectuer des corvées en attendant de recevoir une instruction militaire. J’ai appris par cœur le trajet de la ferme Ségur jusqu’à la bergerie où je dois me rendre et demander à voir Sarciron – le nouveau nom que tu t’es choisi. Tu as enfreint le règlement en m’envoyant ce courrier, et le détruire comme tu l’exigeais a été un crève-cœur. Je l’ai fait après avoir récité tes instructions toute une nuit. Je ne sais pas si le Chasseur en a pris connaissance, mais le lendemain matin il est venu me trouver au poulailler et, plein de hargne rentrée, il a sifflé que tu étais un sale petit maquisard, que votre camp était un repaire de jeunes fuyards qui refusaient de partir en Allemagne, que vous n’étiez que des mioches et que vous vous feriez coincer. Quelques jours plus tard nous avons croisé des collégiens qui se promenaient au Crêt, avec de gros sacs à dos ; il m’a dit qu’ils apportaient des ravitaillements aux Résistants. J’ai été saisie d’émotion en imaginant que peut-être ils descendraient de l’autre côté du plateau, que peut-être ils te verraient. Mais ils se trouvaient à deux jours de marche au moins du hameau. J’ai repris sans un mot le pistage ; cet après-midi-là nous cherchions des œufs de tétras-lyre, un bel oiseau noir qui pond à même le sol. Je n’aurai pas besoin de t’expliquer tout ce que j’ai appris durant la guerre quand nous nous retrouverons, puisque nous irons vivre ensemble à la Ville, comme tu me l’as toujours promis, et ça ne nous servira plus à rien alors.

Quand je suis arrivée à la ferme, il y avait au grenier une minuscule chouette grise, très belle, enfermée dans une cage emplie de branches et de feuilles séchées. Écrasée sur elle-même, les yeux perpétuellement mi-clos, elle ne devait pas peser plus de cinquante grammes. Il avait mis des semaines à la capturer en utilisant des happeaux et l’avait dénichée au printemps, juste avant la ponte, dans un arbre creux en lisière du Bois Contigu. Lorsqu’elle est morte, il l’a remplacée par un oiseau étonnant, un petit spécimen cendré à ailes rouges qui se déplace à la verticale sur les falaises et qui, quand il est affolé, bat des ailes comme un papillon. L’échelette est un passereau mythique pour les ornithologues, difficile à apercevoir, et le Chasseur m’a dit qu’un homme était venu d’Angleterre, un jour, pour tenter d’en débusquer dans la Forêt Feuillue. Dès l’arrivée de l’échelette, j’ai pris l’habitude de monter au grenier quand je sentais le courage m’abandonner. Je la nourrissais de larves, d’araignées et d’insectes, et je crois pouvoir dire que nous nous sommes attachées l’une à l’autre. Sa vivacité m’arrachait des sourires, j’aimais sa façon gaie d’être à l’affût malgré sa condition, et la douceur du duvet à l’arrière de son cou. La regarder avivait une sorte d’espoir confus en moi. Très vite, elle ne m’a plus crainte, et je savais à ses pépiements si elle était d’humeur joyeuse ou inquiète. Nous dialoguions dans notre propre langage, et d’un même réflexe nous interrompions dès que le Chasseur montait l’escalier. »

Extrait
« C’était il y a quatre ans. La guerre se termine et je sais que tu seras au rendez-vous; rien ne peut troubler cette certitude. Valchevrière, que je ne connais pas, a été ma véritable maison depuis 1940. Mon corps était à la ferme Ségur mais ma tête et mon cœur logeaient là-bas. J’ai dessiné chaque jour mentalement la carte de la montagne. Et j’y suis maintenant, j’y suis. Je suis dans le rêve de ma fuite. Et je la sens cette terre de ma libération, je la sens, je la prends dans mon poing elle est humide, je hume son odeur, je suis vivante. » p. 27

À propos de l’auteur
WALLENDORF_fanny_DRFanny Wallendorf © Photo DR

Fanny Wallendorf est romancière et traductrice. On lui doit la traduction de textes de Raymond Carver, des lettres de Neal Cassady (2 volumes, Finitude, 2014-2015) ainsi que de deux romans de Phillip Quinn Morris, Mister Alabama (Finitude, 2016) et La Cité de la soif (Finitude, 2019). (Source: Éditions Finitude)

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Vertiges persans

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En deux mots
Émilie a enfin concrétisé son rêve, elle suit les traces de son père décédé alors qu’elle n’avait que dix ans. Accompagnée de Zohre, guide expérimentée, elle escalade le plus haut sommet d’Iran, le Damavand. Une ascension difficile et riche en émotions.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Sur les pas de son père en Iran

Émilie Talon raconte son expédition en Iran où elle concrétise un projet un peu fou: faire comme son père en 1956 l’ascension du Trône de Salomon et du Damavand, le plus haut sommet iranien. Quand l’escalade prend un tour mémoriel.

Émile, le père d’Émilie qu’on appelait Milou, est mort en 1992. Sa fille n’avait dix ans. Trente ans plus tard, elle décide de partir sur ses traces, d’aller à son tour à l’assaut du Trône de Salomon et du Mont Damavand en Iran. Ce sommet qu’il avait gravé en 1956, à 27 ans. Une expédition qui tient à la fois du pèlerinage, de l’exploit sportif et de l’envie de découvrir des sensations nouvelles dans un monde où le minéral remplace peu à peu le végétal.
Mais avant de partir pour l’Iran, il faut s’approprier cette histoire. Un dossier récupéré dans les affaires héritées après la mort de son père, la bibliographie succincte disponible sur l’alpinisme en Iran et surtout la solidarité entre alpinistes vont lui permettre de poser les premiers jalons. De découvrir qu’en 1954 un premier groupe avait déjà pris la direction de la montagne de Téhéran, que des liens s’étaient alors formés avec les Français.
Quand Michel, Jean, Gérard, André, Milou et Amos, les six membres de l’expédition de 1956, partent pour l’Iran via Beyrouth, ils ont dans leurs bagages le témoignage de leurs prédécesseurs.
Et quand Émilie s’attaque à son tour à la montagne avec son amie Zohre, elle est déjà forte de cette histoire, d’un film tourné à ce moment et des conversations avec les passionnés stéphanois du club alpin. En marchant dans les pas de sa guide, elle marche aussi sur la trace de son père.
Émilie Talon a alors la bonne idée de retracer en parallèle les deux ascensions, 12 juillet 1956 et 6 août 2021. De chercher les différences, de deviner comment il a réagi face à tel obstacle, s’il a eu peur… Il n’est alors plus question de savoir si elle a bien fait d’entreprendre cette ascension, mais de ne pas laisser les émotions prendre le pas sur la sécurité. Mais pour cela, il y a fort heureusement Zohre, véritable ange gardien qui n’hésitera pas à payer de sa personne pour aider Émilie à atteindre son objectif. On ajoutera que ce comparatif entre 1956 et 2021 permet aussi de saisir l’ampleur de réchauffement climatique. Quand son père se battait contre la glace, elle doit éviter les éboulements de pierre. La roche est devenue instable et l’ascension au moins tout aussi dangereuse.
Après un premier récit, Iran, la paupière du jour (ed. Elytis 2021) qui retraçait ses voyages en Iran – où vit une partie de sa famille – Émilie Talon a conjugué ses deux passions dans ce second opus. La montagne, dont on comprend ici combien cet héritage lui est vital et l’écriture qu’elle soigne et peaufine dans de jolies formules où la poésie vient rehausser le récit, ou comme elle le dit si joliment, «croiser des fils ténus tirés d’une grosse pelote». En fouillant les traces, en y mêlant les souvenirs, les échanges avec les spécialistes et les journaux intimes, elle parvient à en démêler les nœuds pour nous offrir «quelques centimètres d’une tresse» que nous pourrons ceindre de cette belle citation: «Le bec de la plume peigne la chevelure du langage.»

Vertiges persans
Émilie Talon
Éditions Paulsen
Récit
160 p., 22 €
EAN 9782352213703
Paru le 21/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Rhône-Alpes du côté du Châtelard-en-Bauges, Bourg d’Oisans, Saint-Sorlin d’Arves et Saint-Étienne. Puis c’est l’expédition en Iran, avec l’ascension du Trône de Salomon et des pentes du volcan Damavand.

Quand?
L’action se déroule en 1956 et en 2021 avec de constants allers et retours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une jeune autrice part sur les traces de son père dans les montagnes d’Iran.
Une femme s’en va sur les traces de son père, disparu alors qu’elle avait 10 ans. Il était alpiniste et, bien avant cela, dans les années 1950, il était parti gravir le Trône de Salomon et le volcan Damavand en Iran. Elle arpente ces montagnes, fouille ses souvenirs, où survivent les traces les plus profondes de cet homme qu’elle a aimé. Sur place, une autre histoire s’écrit avec Zohre, formidable guide iranienne, belle, libre en ses hautes altitudes, audacieuse, qui devient son amie et l’accompagne pour apprivoiser sa peur et son histoire.
« Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Je ne me fraie pas seulement un chemin dans la montagne, je descends et je remonte le long d’un fil ténu. Je dévale derrière Zohre et je le cherche lui. Mon père.
Il est venu par ici, dans les montagnes du nord de l’Iran. Il descendait du Trône de Salomon, la neige couvrait tous ces versants. C’était en 1956, il avait 27 ans, il brassait la neige.
Plus tard, je suis née. Il s’appelait Émile, on l’appelait Milou, je m’appelle Émilie. Il m’a appelée Émilie.
Cela fait trente ans qu’il n’est plus de ce monde et je marche sur ses traces sous les pas de Zohre. J’ai fouillé ses papiers, ses pitons, j’ai interrogé ses témoins, sa jeunesse, je questionne mes souvenirs, mon enfance, je le cherche sur la montagne et dans ma mémoire. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Altitude news (Adélie F.)

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
LES AVALANCHES
Nous sommes deux avalanches, la pente de pierre descend en même temps que nous, dans une fumée grise, jaune ; nous glissons, poussières. Nous déshabillons la montagne de sa parure de roches brisées. Nous sommes deux femmes devenues avalanches, glissements.
Comme elle me l’a demandé, je me tiens tout près derrière Zohre, ainsi les pierres que je déloge en déboulant ne prennent pas trop de vitesse avant d’atteindre ses chevilles. De loin en loin, nous nous arrêtons, le pied enfoncé dans la pente, enracinées dans la montagne dégringolante. Zohre se tourne alors, me sourit, elle m’appelle Miel, Honey. Nous rions même, nous conjurons la petite peur et les injonctions à la prudence de nos pères, que nous percevons sans avoir besoin de les entendre. Dans la montagne ne retentit que l’écho des pierres qui chutent libres, éclatent ou se replantent plus loin comme un poignard jeté dans la terre meuble.
Zohre, mon amie, ma guide, m’a proposé que nous nous encordions, cela m’a paru plus dangereux qu’autre chose : en équilibre précaire, secouée par une petite chute de l’une, l’autre pourrait voler et nous nous précipiterions l’une l’autre tout en bas, responsables et coupables, soudées par la corde et solidaires, mortes peut-être. J’ai donc refusé. Rien ne nous attache mais un même mouvement nous entraîne, nous descendons ensemble du Trône de Salomon, aux aguets, sur le fil et vivantes. Par un chemin de traverse.
Les rochers les plus imposants zippent, roulent sur les petits qui entraînent les autres pièces du puzzle : ce versant très peu arpenter qui doit nous permettre de prendre pied sur un glacier apparemment plat. De là, nous comptons glisser doucement jusqu’à une épaule un peu verte, où des plantes poussent, où nous pourrons nous reposer. Au début de la descente, nous voyions déjà l’épaule et nous nous amusions. Nous nous enfoncions dans la matière qui dévalait mais que j’imaginais alors seulement superficielle, je me figurais un roc solide sous elle, je m’élançais. En réalité, c’était la montagne elle-même qui dévalait déjà. Bientôt, j’ai réalisé que je n’avais jamais provoqué de tels éboulements. Le plus effrayant, c’est quand la pierre qu’on détache sous son pied tient l’ensemble des autres au-dessus de soi.
Nous ne sommes pas encore à mi-pente. Nous descendons du Trône à petits pas retenus. Nous contractons nos corps, indolores, soumis au désir qui nous anime, boucler notre ascension, serrer le nœud qui nous liera à cette montagne, puis nous retourner vers sa cime, la voir et nous souvenir.
Soudain : un fracas ! La montagne et Zohre filent, qui ont déplacé une pièce maîtresse et descendent comme un radeau de pierre et de chair. Tous les tessons de pierraille entassés dans un pli coulent ensemble, Zohre se transforme en avalanche, elle est une pierre, à plat ventre en un instant. Le haut du corps dressé pour rester en surface, elle ne nage pas car la pierre n’a pas la fluidité de la neige, mais elle émerge et la poussière n’éteint pas tout à fait sa couleur, l’orange des nœuds dans ses cheveux noirs, le rouge de ses lèvres sur lesquelles demeure un reste de cosmétique, le vert et le bleu dont elle s’habille dans la pente grisée qui drape la montagne comme un tchador sale et immense, et qui glisse. Elle part sous mes yeux, le buste dressé face à la pente…
Elle s’accroche à la poussière.
Elle s’arrête.
Cela a duré un instant.
Elle s’extrait avec lenteur, je m’approche prudemment, pour éviter une suravalanche. Je vois d’abord des gouttes écarlates sur le rocher, son sang rouge, sombre comme ses lèvres et ses ongles dont il dégoutte. Sa main s’est ouverte. Elle se tourne alors, elle me sourit, elle m’appelle Miel. Je l’appelle Azizam, ça veut dire « chérie » en persan, on se le dit entre filles, entre garçons, entre les deux, je le lui dis comme elle me dit Miel. Elle me demande si l’on peut s’asseoir un peu, je me dis que oui mais je pense qu’elle pourrait tomber dans mes bras si elle le voulait – malheureusement, le mètre qui nous sépare est trop abrupt pour être franchi sans danger.
À la verticale, les fesses posées, avec le plus de légèreté possible, contre un éclat de pierre, chacune se tient donc assise. Elle me dit que tout va bien en modulant sa voix comme le font les Iraniennes pour se montrer douces. Sa tête part un moment en arrière, ses yeux se sont fermés, elle se retient au bord du malaise. Bougeant à peine, je tends mon sac derrière elle pour lui faire un dossier, je le maintiens pour qu’il ne prenne pas la voie des airs.
La poussière est déjà retombée, une lumière pure baigne le profil de Zohre, plaquée dos à la pente, dans la traînée que nous seules pouvons discerner dans le chaos. Je module ma voix à mon tour, Azizam. Elle sourit, déchire l’emballage d’un biscuit puis le biscuit lui-même avec ses dents, sort la pharmacie de sa main sauve. Je la vois regarder le reste de la descente, tracer sa ligne. Elle n’a pas pleuré ou alors ses larmes ont été arrêtées net par ses cils de princesse des Mille et une nuits – ça ne sert pas qu’à faire des œillades au sultan. Elle s’empare des compresses. Je regarde et détourne les yeux alternativement ; moi non plus, je ne veux pas me pâmer. Elle tient la gaze autour sa main, je l’enturbanne avec du sparadrap, contractée au-dessus du mètre qui ne nous sépare plus complètement. Le sang maquille tout mais un long lambeau se détache clairement. Il faudrait suturer, nous ne le ferons pas, nous avons renoncé aux travaux de couture. Et puis Zohre se redresse, elle me sourit, Miel, tu es prête à descendre ? Les nœuds orange au bout de ses tresses vont recommencer à tressauter, nous visons le glacier. Je me lève, je franchis le mètre qui nous sépare. Je me remets en marche derrière Zohre.

Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Je ne me fraie pas seulement un chemin dans la montagne, je descends et je remonte le long d’un fil ténu. Je dévale derrière Zohre et je le cherche lui. Mon père.
Il est venu par ici. Tandis qu’il descendait du Trône, il y a soixante-dix ans, la neige couvrait tous ces versants. C’était en 1956, il avait 27 ans, il brassait la neige.
Plus tard, je suis née, en 1982. Et il est mort en 1992. Il s’appelait Émile, on l’appelait Milou, je m’appelle Émilie. Il m’a appelée Émilie.
Cela fait trente ans qu’il n’est plus de ce monde et je marche sur ses traces sous les pas de Zohre. J’ai fouillé ses papiers, ses pitons, j’ai interrogé ses témoins, sa jeunesse, je questionne mes souvenirs, mon enfance, je le cherche sur la montagne et dans ma mémoire.

Ces versants dans lesquels Zohre et moi déboulons à nouveau, la main bandée, le corps serré, il y a soixante-dix ans, la neige les couvrait donc comme une chape royale… Le talon des Koflach d’Émile se plantait dans la pente blanche. Alors qu’aujourd’hui, sous les semelles d’Émilie, le socle du Trône s’effrite, les petites pierres roulent sous les grandes en crissant, les grandes glissent sur les petites comme des radeaux, avec fracas.
Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Soudain, sous moi, la montagne s’effondre.

Chapitre 2
LIGNE DE FAILLE
Bien avant de parvenir dans les pentes du Trône de Salomon, quand j’ai décidé de partir dans les pas de mon père, ma mémoire s’est ébrouée doucement, me resservant les scènes profondément ancrées, ressassées, et celles appartenant au folklore familial. Écrire ces premières scènes m’a permis d’en révéler les subtilités, de rappeler quelques autres fragments.
J’étais une adulte de 38 ans qui pensait à son père, auquel l’avait liée – la liait ? – une relation fusionnelle. Prête à descendre vers son passé, à se laisser glisser le long du lien. Car qui me dit père, me dit enfance. L’histoire y prend sa source, c’est là que la pente se fracture et que l’avalanche commence à couler.

Ma mémoire me mène d’abord dans le petit creux – tout part du corps de mon père. Ma joue en épouse parfaitement la forme : il se dessine entre ses muscles pectoraux et son épaule, c’est un nid, un havre d’où j’écoute les mille et une histoires dont il me gâte.
Nous sommes allongés dans l’herbe, sous le ciel intense de l’Oisans, un ruisseau qui traverse le replat du Carrelet tinte tout près de nous. Le bruit de l’eau se mêle au conte de mon père. Il s’allonge toujours sur le dos, prenant comme oreiller soit son vieux sac, soit un caillou, il ouvre son bras et je viens me loger dans le fameux petit creux. Il scrute le ciel de l’Oisans, il sent sa fille aux anges contre lui et il fait pleuvoir des histoires dans l’air bleu qui nous entoure. Son imagination s’étend comme ce ciel, sans limite, les histoires ne cessent jamais, nous vivons avec elles, elles n’ont ni début ni fin clairement établis. S’y bousculent des hermines, la noble girouette Moitié de Poulet, les canards de Walt Disney, des cimes et partout, qui me fascinent, des fils d’Ariane qui permettent d’évoluer à travers les labyrinthes dissimulés par les glaciers. Des cristaux brillent dans la vitrine de Bourg d’Oisans et à tous les coins de nos fables. Pour raconter, mon père ne prend jamais de livre, il est le livre, l’album, le grimoire. Son bras s’ouvre comme une page moelleuse, sa voix s’élève, douce : c’est celle d’un homme qui a la cinquantaine, une grave maladie et une petite fille folle de lui.
Il conte l’histoire en regardant le ciel et en me tenant contre son flanc. Parfois sa main libre se lève pour dessiner quelque chose dans l’air. À d’autres moments, lorsque seule la minuscule lampe au plafond de notre van ou la bougie du foyer éclaire la nuit, il fait des ombres chinoises. Ses mains entrent en scène, grandes, larges, polies par des milliers de prises, quelquefois ornées d’une chevalière – rarement, l’usure sur le rocher l’a tant affinée qu’elle est devenue trop coupante pour être portée en permanence. Dans la nuit, ses mains projettent des figures de loups, d’oiseaux, d’écureuils sur les surfaces éclairées où le récit prend forme. Je joins alors mon poing au sien, ouvert, qui m’accueille, et nous formons la tête d’un ours brun énorme. D’autres fois encore, de nuit ou de jour, sa main me protège : au volant quand il freine, elle se tend instantanément devant moi, elle se pose sur mon ventre. Ce n’est pas la ceinture, qu’il a pourtant renforcée de bretelles pour en faire une forme de baudrier, qui me retient. C’est sa main immense posée sur moi.
Le berceau de l’épaule, le bouclier de la main : deux repères sur ce territoire originel que scinde aussi une faille, un point faible et central. Pourtant, quand le ruisseau tinte sous le ciel bleu d’Oisans, quand j’écoute l’histoire depuis son petit creux, je l’oublie un temps. Le ventre de mon père. Là où la douleur sourd. Je ne touche jamais ce ventre qu’on lui ouvre régulièrement, pendant sept ans, pour en déloger le cancer.
Mon père s’habille en salopette pour ne pas se faire mal là. Quand il conduit, il bloque sa ceinture de sécurité avec des pinces à linge afin que rien n’appuie sur sa douleur. D’ailleurs, si nous avions eu un accident, l’aurait-elle retenu, cette sangle au mécanisme entravé ? Mais nous n’en avons pas eu car il maniait les voitures avec le même doigté que les histoires. Sur la route de l’Oisans, à bord de notre VW, large vaisseau, il frôlait le précipice avec grâce. Rien ne l’attachait. Et moi, j’avais sa main qui me protégeait mieux que tout le reste.
Mais je voudrais revenir ici et maintenant en Oisans, en revenir au souvenir à l’estomac : je dois avoir 7 ans, l’âge de l’imagination, j’ai toujours 7 ans. Dans le petit creux, j’écoute l’eau et l’histoire : « Moitié de Poulet a trouvé des cristaux noirs entre les lames de glace. Ils brillent, couleur chocolat, couleur tabac. Ils brillent, ils éblouissent, dans le soleil… » Je tourne un peu la tête sans quitter le petit creux, un instant je regarde le ciel en face, puis le profil du conteur. Les rayons rebondissent sur son front, qu’il a grand et bombé, comme le mien. Ce front de mon père me fait penser au globe terrestre. Quelques rides horizontales le creusent, les ultraviolets l’ont cuivré pour toujours, ses cheveux blonds, paille, secs sont peignés sur le côté. Mon père entretient une élégance sportive, détendue, naturelle?
Je pose mes doigts sur son front, j’interromps le récit des cristaux noirs et nous jouons à « peau de pêche ». Une autre histoire prend alors nos visages pour supports : mon père dit « peau de pêche » et me caresse la joue, « cheveux de blé » dans mes mèches… il me chatouille, je prends le relais, j’appuie sur son front, même si ce que je préfère, c’est lui pincer doucement le nez, ce qui le fait sourire dans la seconde. « Peau de pêche » peut durer à l’infini, comme l’histoire. J’ignore si sa patience vis-à-vis de l’enfance vient de son âge apaisé ou s’il en a toujours fait preuve. Vingt-deux ans plus tôt, une autre petite fille blonde se blottissait contre lui : Bibi, ma douce et grande demi-sœur. Lui pressait-elle le nez ? J’ai 7 ans et il me semble alors qu’elle habite une autre terre, loin de la planète Père – ici ne vivent que deux êtres : lui et moi qui lui serre allègrement le nez et suis du bout du pouce la lisière de ses cheveux.
Le soleil de l’été uissan luit toujours sur nos fronts, mon père reprend l’histoire des cristaux, qui évolue. Son héros, Moitié de Poulet, personnage protéiforme et romanesque, mue. Sans explication excessive, il resurgit en jeune homme athlétique et devient un autre grand personnage de mon panthéon féerique : mon père jeune. Il admire les cristaux tabac et il grille une cigarette au sommet de la montagne, lors d’une ascension d’antan donc, du temps de la corde en chanvre autour de la taille. Là va survenir l’accident, on le sent déjà…
Le conteur n’a pas d’ambition didactique, il ne fait pas les histoires pour m’instruire mais pour notre bon plaisir. Nous voguons sur le fil de l’émotion. Il n’empêche que, par hasard et parce que sa mémoire l’inspire, son récit nous guide parfois sur des lieux périlleux. La peur se pointe alors, davantage que l’exaltation : on n’héroïse pas, on ne se complaît pas face au danger. D’autant que l’histoire sert avant tout à rendre inoffensifs les assauts malveillants du réel.
Le récit du péril encouru par le père jeune et fantasmatique, par le père de chair et d’os auquel je m’accroche, se déploie donc : au sommet, il roule sa cigarette. Lui et ses compagnons se sont décordés pour être plus à l’aise. Il n’y a pas de vent, on ne sent plus le danger. Une photo ? Oui, ce serait bien de faire une belle photo là ! Clope au bec, mèche sur le côté, mon père jeune met son œil dans le viseur. Il ne voit pas tout le monde. Alors il recule. Il recule encore. Un instant, il voit tout le monde, et puis il ne voit plus que la paroi : il tombe ! À la verticale, droit comme un i.
Puis il s’arrête : cette montagne-là est solide, une prise en granit, grosse comme le poing, vient de bloquer la pointe de sa Koflach… Il serre alors la paroi contre lui. « C’est sur les pieds que ça se passe », j’entendrai mille fois ce précepte. C’est sur les pieds que ça se passe pour grimper. Pour marcher. Pour se tenir debout. Et jusqu’à ce jour d’accident frôlé.
Maintenant, dans notre Oisans, mon père lève sa grande main dans le bleu du ciel. Il représente un cercle avec son pouce et son index : OK, c’était la taille de la prise. Confusément effrayée, je me blottis mieux dans le petit creux, et je jette un œil à la pointe de ces pieds qui l’ont sauvé, qui dépassent là-bas. Jamais il ne les dénude ailleurs que dans son lit qu’il déborde systématiquement : ils ont dû avoir trop froid, il en a gardé une sensibilité accrue au niveau des orteils. Aussi, dans la maison, dehors, partout, il craint que quelque chose tombe dessus, un caillou par exemple. Chaussée de sandales, ma mère l’inquiète, l’énerve même : quelque chose pourrait tomber sur son pied ! Le jour de la photo qui l’a lui-même fait chuter à pic, c’est son pied qui est tombé sur la pierre plutôt que l’inverse : nous soufflons.

Le ruisseau miroite au soleil maintenant, l’ombre a tourné. Nous nous redressons et regardons le moulin de bois que nous avons construit avant la sieste. Ses pales d’écorce virevoltent à toute berzingue. Une boîte de conserve rouillée, type corned-beef, trouvée sur place, maintient le dispositif concocté à partir de lambeaux de bois que mon père a retaillés. Avec son couteau – qu’il ne faut pas imaginer comme un Opinel mais comme un poignard –, il fait naître des formes nouvelles, des pièces du puzzle : le monde, aussi réel qu’imaginaire, reste notre grand jeu. En aval du Carrelet, ce sont les cailloux qui constituent le jouet par excellence ; roulés là par le fracassant Vénéon, ils s’arrondissent, deviennent de doux galets. En fin d’après-midi, quand nous serons descendus, nous nous rendrons sur le bord du torrent : je bâtis là des montagnes de cailloux, des montagnes qui débaroulent.

Enfant, je l’ignore encore, mais le lit du Vénéon et le large sommet du Trône de Salomon se font écho. Arrivée là-haut, adulte, je sursauterai : c’est, pour moi, le même terrain de jeux, des cailloux à peine plus anguleux, où des enfants joueraient à faire des tas, des cairns, des châteaux et des hommes de pierre, à se cacher derrière les rochers.

Au bord du Vénéon, mon père me regardait faire mes montagnes qui dégringolaient. Pensait-il alors au sommet du Trône ? Aux pentes qui s’étaient échappées sous ses pieds ? À celle sur laquelle nous nous tenions, joue dans le petit creux, en équilibre, fragiles ?

Chapitre 3
UNE LETTRE À LA SOURCE
Remonter à la source paternelle. Adolescente, je le souhaitais confusément. Jeune adulte, je le désirais ardemment sans oser le dire. Trentenaire, j’entame mes recherches à bas bruit. Je veux tirer et tisser le fil d’Ariane, découvrir l’histoire et la faire mienne. Jusqu’au voyage qui n’est encore qu’un désir confus.
Je cherche donc, comme on erre, jusqu’à ce que Bibi, ma demi-sœur, me remette une pochette qui contient un fatras de documents relatifs à notre père, conservés pendant des décennies par sa première épouse. Je la reçois comme un cadeau, quoique j’ignore à quels souvenirs, au-delà des miens, je m’apprête à me confronter.

Je touche et tourne ce porte-documents banal, dont la couleur a peut-être été vive avant qu’on ne l’oublie trop longuement au soleil, qu’elle y pâlisse comme les cheveux blondis par l’été au grand air. Une teinte beige, un or passé. Je fais glisser le ruban satiné dans la pièce métallique qui ferme le tout. La masse d’un livre non relié. Et dans ce tout, quelques mystères de mon père. Comme je l’ouvre, une page se soulève d’une liasse de feuilles légères, si fines qu’on dirait du papier bible.
Un rebord bleu attire mon œil. Cette première chose que j’examine, c’est une peinture : une carte simple, tracée par un pinceau qui y a représenté deux mers en bleu pâle sur la teinte plus sombre du papier, mer Noire et mer Caspienne. Entre elles et plus au sud, court une série de montagnes orange : Caucase, Alborz, mont Zagros, Alam Kouh, le Damavand assorti d’une mention erronée de son altitude – 6 010 mètres.
Je me suis moi-même baignée dans la mer Caspienne, sur la berge de l’Iran, avec ma famille maternelle qui, coïncidence, vit dans ce pays. J’en ai admiré les lions de mer. Mais ce qui m’interpelle ici, c’est la mention Alam Kouh: l’inconnu. J’effectue une recherche, découvre que le nom de ce massif signifie « la montagne du monde ».

Extrait
« Essayez d’écrire sur votre père, vous vous retrouverez à croiser des fils ténus tirés d’une grosse pelote : la maille des traces, les souvenirs de l’ex-belle-sœur, de votre mère, l’analyse du spécialiste, les journaux intimes, les filaments de votre mémoire. Si vous parvenez à en démêler les nœuds, vous ferez quelques centimètres d’une tresse. « Le bec de la plume peigne la chevelure du langage. » p. 137

À propos de l’auteur
TALON_emilie_DRÉmilie Talon © Photo DR

Ancrée au pied des Alpes, Émilie Talon entretient une connivence avec l’Iran où vit une partie de sa famille franco-iranienne. Son goût de l’ailleurs et de l’interculturalité l’ont aussi amenée à vivre au Portugal et en Tunisie. Elle a publié un premier récit en 2021: Iran, la paupière du jour (édition Élytis, 2021). (Source: Éditions Paulsen)

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