La Tragédie de l’orque

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En deux mots
Pour la première fois depuis bien longtemps, en 2173, un problème survient sur un vaisseau Orca: Slow et Sara se retrouvent prises au piège derrière un trou noir. Fort heureusement un second vaisseau est dans les parages. Youri et Tom vont tenter de venir au secours de leurs collègues.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Partis à la recherche de l’antimatière

Dans ce roman de science-fiction, Pierre Raufast raconte la tentative de sauvetage d’un équipage bloqué dans un trou noir en 2173. L’occasion d’ausculter l’état de notre planète et d’imaginer les progrès scientifiques. Passionnant!

Quand s’ouvre ce roman d’anticipation, nous nous retrouvons en 2173, à bord du vaisseau Orca-7013 qui achève sa mission et prend la direction de la terre. Pour Youri, son commandant de 59 ans, qui s’était engagé à l’Agence de recherche de l’antimatière à sa sortie d’école, c’est le sixième et dernier voyage. Parti à la recherche de l’antimatière, il semble une fois de plus rentrer bredouille: «On a vu des soleils dans les parages, on a détecté quelques planètes gazeuses. La spectrométrie n’a rien trouvé d’extraordinaire. Ce système ressemble étrangement à la soixantaine de systèmes que j’ai déjà visités.»
Un second vaisseau, l’Orca-7131, féminin celui-là, s’apprête à franchir un trou noir. Mais pour l’heure Slow révise son examen de commandante. À 28 ans, la jeune femme a prouvé qu’elle avait des capacités exceptionnelles, même si elle n’aime pas trop l’histoire ou s’agace de l’absence de logique dans l’évolution de l’Histoire. Sara, la commandante de bord se charge de lui rafraîchir la mémoire: «Au début du XXIe siècle, la Terre se réveille avec la gueule de bois. Ses habitants comprennent que le dérèglement climatique est inéluctable et que la civilisation est en danger. Malheureusement, le progrès technique est alors limité. L’énergie est maladroitement assurée par un panaché d’énergies fossiles et de fission nucléaire ; l’informatique quantique n’en est qu’à ses balbutiements. (…) Globalement, c’est le bazar jusqu’en 2049. Les gouvernements n’arrivent pas à s’entendre, se rejettent la responsabilité du dérèglement climatique et tout le monde tire la couverture à soi. Puis vient la construction des premières centrales à fusion nucléaire. C’est une vraie révolution. Grâce à cette énergie propre et quasi infinie, les humains règlent enfin leur problème énergétique.» Mais le dérèglement climatique est irréversible et cause des milliards de mort et provoque une migration de masse. Ce n’est qu’en 2126, avec la création de l’Agence de recherche de l’antimatière, que l’espoir renaît.
Mais les expéditions ne sont pas sans risque, l’énergie des trous noirs devant être compensée par un trou blanc, les passages refermés immédiatement. Quand Sara et Slow s’engagent dans l’ouverture, le vaisseau connaît une avarie et disparaît des écrans radar. Il a bien traversé le trou noir, mais ce dernier n’a pas été refermé. C’est le branle-bas de combat sur terre. Déjà les titres les plus alarmistes font la une. Et Mia, la fille de Sara, oubliée sur terre, exprime d’abord sa colère avant d’espérer le retour sa mère.
Après avoir évalué la situation, la communauté scientifique décide l’envoi d’un vaisseau de secours, l’Orca-7013 de Tom et Youri. Si tout l’enjeu est dès lors de savoir si Sara et Slow pourront être sauvées, l’ampleur des questions que posent leur incursion va engendrer des débats scientifiques, politiques et éthiques tout aussi passionnants pour le lecteur. Mais n’est-ce pas là la définition même du genre qui associe au mieux science et fiction?
Pierre Raufast a appris depuis son premier roman, La fractale des raviolis, à construire une tension dramatique qui s’intensifie au fil des pages, sans toutefois oublier l’humour, qui est aussi sa marque de fabrique. Les lecteurs de ses précédents romans en retrouveront du reste des références au fil de cet ouvrage. Et en parlant de références, on trouvera aussi grands noms de la SF, d’Isaac Asimov à Arthur C. Clarke, dans ce livre aussi riche que passionnant. Sans aller jusqu’à ranger Pierre Raufast, qui rappelons-le est diplômé de l’École des Mines de Nancy, dans le camp de ceux qui pensent que les progrès scientifiques apporteront la solution au dérèglement climatique, on notera combien les progrès enregistrés en robotique, physique quantique ou encore intelligence artificielle ont permis de surmonter bien des périls. Sans anticiper sur les deux prochains volumes de cette trilogie baryonique que l’on attend avec impatience, on sent bien cette volonté de ne pas opposer la science à l’écologie, mais d’en faire un allié face aux défis gigantesques qu’il va falloir affronter.
Laissons à Asimov le soin de conclure cette chronique avec cette citation des Cavernes d’acier qui me semble parfaitement résumer la philosophie de cette Tragédie des Orques: «Nous chercherons à comprendre ce qui restera toujours incompréhensible. Et c’est précisément cela qui fait de nous des hommes.»

La tragédie de l’orque
La Trilogie baryonique tome 1
Pierre Raufast
Éditions Aux forges de Vulcain
Roman
368 p., 20 €
EAN 9782373056792
Paru le 3/03/2023

Où?
Le roman est situé quelque part dans notre univers ainsi que sur terre.

Quand?
L’action se déroule en 2173.

Ce qu’en dit l’éditeur
2173. L’humanité se remet progressivement de la grande migration climatique qui a décimé sa population. Le progrès scientifique est au point mort.
Seule perspective possible: mettre la main sur les gisements d’antimatière qui doivent se cacher quelque part dans l’espace. A cette fin, des mineurs d’espace-temps génèrent des trous de ver pour explorer les strates de l’Univers.
Sara et Slow sont ainsi embarquées dans le module Orca-7131. Mais une avarie improbable transforme cette mission de routine en catastrophe. Une expédition de la dernière chance s’organise alors – une tentative de sauvetage qui va peut-être marquer le retour de la denrée devenue la plus rare: l’espoir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
SoundCloud (Entretien entre David Meulemans et Pierre Raufast)

Les premières pages du livre
« 1
Orca-7013, mars 2173
Un mois avant l’accident
« Voilà, Tom, nous tenons le record de la bière décapsulée le plus loin de la Terre. Cinquante millions d’années-lumière et des brouettes, rien qu’avec un seul forage. Personne n’est jamais allé aussi loin. C’est un joli lot de consolation. »
L’autre ne répondit pas et dégusta la première gorgée. Youri observa sa bouteille et continua : « Moi, je trouve ça fascinant. N’importe où dans l’univers, on ne retrouve que les 118 mêmes éléments chimiques. L’homme vient là, et en rajoute un 119e : la bière. »
Son coéquipier sourit et fit un mouvement de tête pour l’inciter à poursuivre.
« Note bien que ce n’est pas récent. La bière est un marqueur, pour ne pas dire le seul, de l’humanité. Depuis l’Antiquité, toutes les civilisations, sans exception, ont découvert la fermentation des céréales. Sur la Terre, tu ne trouves pas un pays où tu ne peux pas boire de la bière. C’est encore plus universel que l’eau. Là où l’Homme s’installe, il installe une brasserie. »
Tom fit tourner lentement sa bouteille et contempla la mousse.
« Tu as raison. J’aime bien boire une blonde loin de chez moi ; ça a quelque chose de rassurant, de familier.
— Ouais. Les humains ont sans doute développé le gène de la bière pour ça.
— Tu crois que c’est universel ? Je veux dire, est-ce que la première chose que l’on partagera avec des extraterrestres, c’est une canette de bière ? Une sorte de constante extragalactique ?
— Le test ultime, signe qu’une civilisation a atteint un stade avancé ? C’est une idée, surtout que les levures sont des organismes monocellulaires à la base de tout… »
Tom sourit à cette nouvelle théorie et balança ses jambes. Assis sur la table blanche, les deux hommes contemplaient l’immensité de l’espace au travers de l’écran panoramique. La musique de fond réglementaire empêchait le vide omniprésent de prendre trop de place. Youri plongea son regard dans l’immensité noire. Il aurait fallu éteindre les lumières de la salle de repos pour distinguer la kyrielle d’étoiles, mais pour leur moral, il était recommandé de maintenir les lumières durant tout leur cycle d’éveil. Il se retourna légèrement et ordonna à voix haute :
« Expert, affiche la maison. »
Une vallée enneigée apparut sur l’écran. Tom plissa des yeux, incommodé par cette nouvelle clarté.
« Oh oh ! On dirait qu’il a neigé !
— Au mois de mars, c’est encore possible.
— Déjà en mars ? Je ne vois pas les semaines filer. »
Youri sauta de la table et fit quelques pas.
« Pourquoi crois-tu que l’Expert nous simule les saisons sur la Terre ? Pour nous donner un repère tangible… Sans ça, j’ai toujours du mal à appréhender le temps qui passe à bord de ces satanés vaisseaux.
— Quand j’étais petit, je faisais pousser des plantes avec ma mère. Elle disait que c’était un excellent exercice pour apprendre la patience et la mesure du temps. »
Youri toucha une branche enneigée sur l’écran et un frisson le traversa. De la patience, il lui en avait fallu. Trente-cinq ans de missions spatiales à miner l’espace-temps sans aucun résultat probant. Engagé à l’Agence de recherche de l’antimatière à sa sortie d’école, il en était à son sixième et dernier voyage. Depuis qu’il était mineur, il avait passé moins de neuf ans sur Terre. Aujourd’hui, à cinquante-neuf ans, le commandant de l’Orca-7013 était un homme fatigué. Grand, les cheveux désormais gris, mais le regard d’un bleu métallique toujours tranchant, il avait ce profil longiforme de ceux qui ont passé trop de temps dans l’espace. Il jeta la bouteille à la poubelle et se tourna vers son jeune second.
« Sais-tu où est l’endroit le plus chaud de l’univers ?
— Je dirais une naine blanche, vers le milieu de sa vie.
— Non, tu cumules à peine à 300 000 °C. C’est à Randers, au Danemark.
— Comment ça ?
— Dans un des derniers super-collisionneurs de hadrons de plus de cinq cents kilomètres de circonférence. Quand deux particules se rencontrent, ça crée un plasma temporaire de quarks et de gluons à plus de quinze milliards de degrés. Soit la température des premières secondes du Big Bang.
— Incroyable ! Et alors ?
— Attends la suite… Et l’endroit le plus froid de l’univers ?
— Je dirais dehors, là, dans le vide.
— Pas du tout ! Encore à Randers, dans un des centres de calcul quantique. Les puces des ordinateurs sont refroidies pas loin du zéro absolu, à – 273,15 °C. Dehors, là, il fait 3 °C de plus. Tu te rends compte ? »
Tom observa le fond de sa bouteille : « Oui, et alors ? »
Youri regarda son collègue pendant quelques secondes sans vraiment le voir. La perspective d’arrêter ce métier, la passion de toute une vie, changeait sa façon d’aborder les choses : « À moins de cinq kilomètres de distance, tu as les deux températures extrêmes de l’univers ! Parfois, je me demande vraiment ce que l’on vient foutre ici, si tout est déjà sur la Terre.
— Nous faisons le plus beau métier du monde ; nous travaillons pour les générations futures, tu sais bien… »
Youri soupira. Il savait bien qu’en choisissant le métier de mineur d’espace-temps, à des milliers d’années-lumière de son ranch, il avait sacrifié une vie terrestre confortable au profit d’une grande espérance, aujourd’hui réduite à peau de chagrin.
« Quand j’étais petit, ma mère me racontait l’histoire des papillons monarques. Jusqu’à la moitié du XXIe siècle environ, des millions de papillons partaient du Canada pour rejoindre le Mexique. Une migration annuelle de plus de quatre mille kilomètres. Il fallait six générations de papillons pour atteindre leur but. »
Tom baissa la tête, c’était au moins la troisième fois depuis le début de la mission que le commandant lui racontait cette anecdote. Il prit une boule de karikozam et la mâcha longuement.
« Tu te rends compte de l’altruisme de ces bestioles ? Sacrifier trois générations pour que la quatrième puisse batifoler au milieu des fleurs mexicaines ? »
Tom s’étira, il connaissait la suite.
« Parfois, j’ai l’impression qu’on est des putains de papillons monarques. On risque notre vie pour que des petits-petits-petits-enfants puissent un jour tirer profit de l’antimatière, de son énergie et de la miniaturisation des centres de calcul quantique.
— Ça a toujours été comme ça. L’humanité a progressé au fil des générations, chacune apportant sa petite pierre à la suivante… »
Tom ouvrit le réfrigérateur et proposa une seconde bière que Youri refusa d’un bref signe de main. Tom referma la porte et interrogea son supérieur :
« À propos, l’analyse est terminée ?
— Oui. La spectrographie des étoiles environnantes n’a rien donné. Aucune habitable, aucune trace de vie, il fallait s’y attendre.
— Et l’antimatière ?
— La récolte des informations s’est terminée il y a deux heures. Demain, on retourne au front de taille, on fore et on retrouve notre vénérable système solaire. Là-bas, on enverra tout ça sur Terre pour connaître le résultat.
— Tu crois que l’Expert va nous annoncer une bonne nouvelle ? »
Youri secoua la tête. Sur l’écran, le soleil couchant teintait la neige d’une couleur orangée. Les branches ondulaient lentement, laissant tomber des blocs blancs.
« On a vu des soleils dans les parages, on a détecté quelques planètes gazeuses. La spectrométrie n’a rien trouvé d’extraordinaire. Ce système ressemble étrangement à la soixantaine de systèmes que j’ai déjà visités. »
Tom baissa les yeux. Il ne se faisait aucune illusion sur les résultats, mais il avait posé la question pour sonder le moral de son collègue. Ces derniers temps, la perspective d’une fin de carrière vierge de tout résultat positif avait tendance à déprimer son supérieur.

Sur l’écran, la nuit était tombée et des flocons illuminaient d’une pâle lumière l’obscurité. Tom se souvint de ses cours, là-bas, à l’Institut : normalement, depuis le Big Bang, l’antimatière et la matière devraient être également réparties dans l’univers. Problème : à ce jour, personne n’avait réussi à localiser cette fichue antimatière à part quelques particules éparses dans l’atmosphère et cette asymétrie intriguait les scientifiques depuis très longtemps. Son existence avait pourtant été formulée depuis plus de deux cent cinquante ans par un certain Dirac. Vers la fin du XXe siècle, un centre de recherche avait même réussi à en générer quelques particules et à les stocker. Pourtant, depuis que l’Agence de recherche de l’antimatière avait été créée en 2126, aucun vaisseau n’avait réussi à en détecter parmi les multiples strates de l’espace-temps répertoriées par l’Institut de la stratigraphie. La théorie dit que lorsqu’une particule de matière rencontre sa particule d’antimatière, elles se détruisent mutuellement en libérant une quantité d’énergie considérable. Aussi, si matière et antimatière cohabitaient dans l’Univers, on devrait détecter des éclairs lumineux extrêmement puissants à leur point de rencontre. Ce qu’aucun satellite n’avait jamais observé. L’hypothèse la plus probable était que l’antimatière, repoussée par la matière, se cachait dans un endroit de l’Univers, très loin de nous, donc inobservable depuis la Terre. Cette fuite continuelle de l’antimatière expliquerait même l’expansion de l’Univers, à l’image d’un filet de pêche qui se déformerait par deux bancs de poissons s’éloignant l’un de l’autre. C’était l’image utilisée par sa professeure de cosmologie.

Le commandant posa la main sur l’épaule de Tom qui sursauta.
« J’ai lancé l’Expert pour la localisation du front de taille et le calcul du boutefeu. Il n’y a plus rien d’autre à faire que dormir maintenant. Demain est une journée importante. »
Tom s’étira de nouveau. Malgré les deux heures de sport quotidiennes, son corps athlétique était en manque d’action. À trente et un ans, c’était son premier vol. Un voyage d’une année et demie pour atteindre le front de taille, dix-huit mois à miner frénétiquement une dizaine de strates différentes et déjà la perspective du voyage retour. Tout cela avait filé à une vitesse incroyable et Tom se réveillait chaque matin un sourire aux lèvres : il réalisait enfin le rêve de son enfance. Demain, Orca-7013 entamerait son long voyage pour revenir sur Terre. Ils auraient alors le temps d’envoyer les données récoltées aux centres de calcul quantiques, analyser les résultats, rédiger leurs rapports et rendre leurs conclusions sur la topographie des strates visitées à l’Institut de stratigraphie. Ils étaient ces nouveaux éclaireurs, ces aventuriers qui parcourent des territoires vierges et qui donnent de précieuses informations aux cartographes, ces bureaucrates de l’Univers.

Ils sortirent de la salle de repos, traversèrent le hall et se quittèrent au pont supérieur qui menait aux deux chambres. Tom salua brièvement son collègue qui lui rendit son salut.
Ce soir-là, le jeune lieutenant s’endormit en pensant à sa prochaine mission. Qui serait son futur coéquipier ? Il espérait un commandant plus jeune, plus dynamique. Et puis une ou deux missions plus tard, ce serait lui, l’officier de bord. Enfin.
Il s’endormit, laissant Orca-7013 continuer sa route dans son incessante rotation sur lui-même.

2
Orca-7131, avril 2173
Deux semaines avant l’accident
Slow était au laboratoire et révisait son examen de commandante, qu’elle serait autorisée à passer lors de son prochain retour sur Terre, à vingt-huit ans, soit dix années plus tôt que la moyenne. Ce privilège était accordé à chaque major de promotion du concours d’entrée.
Malheureusement, son don et sa préférence pour les matières scientifiques depuis les petites classes lui jouaient à présent des tours : elle avait de grosses lacunes sur l’Histoire des civilisations et des technologies, matière importante pour l’examen.
Elle relut pour la troisième fois un passage et souffla. Comment pouvait-on aimer une discipline où le résultat se mesure au nombre de pages bêtement ingurgitées ? Sara, la commandante du vaisseau, leva les yeux de son écran et s’amusa de son agacement.
« Je vois que tes cours t’inspirent !
— Je n’en peux plus de l’Histoire. Tout cela est illogique. Peux-tu m’expliquer pourquoi Tao a reçu le prix Nobel de la paix pour son fameux théorème ? »
Sara sourit. À quarante-huit ans, c’était sa quatrième mission, et parmi toutes les personnes rencontrées dans ce milieu, Slow était manifestement la plus douée, mais aussi la plus surprenante des jeunes femmes. Elle semblait venir d’une autre planète, s’étonnant sans cesse de choses banales et trouvant normaux des phénomènes incroyables.
« Toi, tu ne connais pas l’histoire du XXIe siècle !
— Disons que je connais mieux ses équations que le folklore qui l’entoure ! À l’école, je séchais les cours sur l’Antiquité.
— Slow ! C’était le siècle dernier ! Tu aurais dû apprendre cela au lycée… »
Le visage de Slow s’assombrit comme chaque fois qu’elles parlaient de son adolescence. Sara fit semblant de ne pas le remarquer et expliqua :
« Il faut replacer les choses dans leur contexte historique. Au début du XXIe siècle, la Terre se réveille avec la gueule de bois. Ses habitants comprennent que le dérèglement climatique est inéluctable et que la civilisation est en danger. Malheureusement, le progrès technique est alors limité. L’énergie est maladroitement assurée par un panaché d’énergies fossiles et de fission nucléaire ; l’informatique quantique n’en est qu’à ses balbutiements. Les scientifiques s’acharnent sur le concept d’intelligence artificielle.
— C’était quoi ?
— Comme son nom l’indique. L’espoir de créer des robots humanoïdes, dotés d’une intelligence artificielle similaire, voire supérieure à celles des humains.
— C’est stupide, avec le théorème de Tao, ils savaient que…
— Attends. Tao vient plus tard dans l’histoire. »
Slow posa son dispositif d’écriture et regarda la commandante. Elle aimait le dynamisme que dégageait son visage : une coupe blonde militaire, des yeux bleus perçants et une mâchoire carrée. Sara disait ce qu’elle pensait, et c’était suffisamment rare pour que Slow l’apprécie. D’ailleurs, malgré la réputation qui la précédait, Sara l’avait traitée dès les premiers jours comme n’importe qui, avec ses forces et ses faiblesses.
« Globalement, c’est le bazar jusqu’en 2049. Les gouvernements n’arrivent pas à s’entendre, se rejettent la responsabilité du dérèglement climatique et tout le monde tire la couverture à soi. Puis vient la construction des premières centrales à fusion nucléaire. C’est une vraie révolution. Grâce à cette énergie propre et quasi infinie, les humains règlent enfin leur problème énergétique. Ils vont pouvoir arrêter les énergies fossiles, comme le gaz, le pétrole ou le charbon, et limiter l’usage des centrales nucléaires, réputées dangereuses. Terminés, les plans B foireux consistant à rechercher une exoplanète habitable de rechange.
— C’est la fin du réchauffement climatique ?
— Disons que pendant la seconde moitié du XXIe siècle, la température évolue encore un peu par inertie, puis se stabilise. Mais le mal qui est fait est irréversible. Le siècle et demi d’industrialisation a bouleversé le climat et les équilibres géopolitiques. Par exemple, à l’époque, la Sibérie était une région inhabitée, car trop froide.
— Ah bon ? C’est plutôt bien, alors, le réchauffement…
— Non, car cela s’est fait au détriment d’autres régions. Par exemple, le grand Est chinois était alors peuplé par des centaines de millions de personnes. Idem pour les zones quasi désertiques autour de la Méditerranée. C’est le début des grandes migrations avec la perte dramatique de plus de quatre milliards d’humains au total…
— Oui, j’en avais entendu parler, mais je pensais que c’était plus ancien que cela. On n’en parle pas beaucoup en classe.
— C’est un sujet tabou. Toujours est-il que moins peuplée et débarrassée de ses énergies fossiles, la Terre retrouve espoir et s’organise différemment. C’est la signature du Pacte des nations que tu connais et la création de l’EPON, Energy Pact Of Nations.
— Oui.
— La grande majorité des pays signe ce pacte qui autorise l’utilisation de la technologie de fusion nucléaire en échange d’une perte partielle de souveraineté. En gros, c’est un pacte de non-agression : on vous file de l’énergie gratuitement et vous renoncez à vos petites armées locales. Tout ça accompagné de l’obligation de signer une charte de coopération écologique, économique, sociale, migratoire, médicale, éthique…
— Passe, ce n’est pas au programme de l’examen. »
Sara fronça les sourcils et se leva pour remplir son mini arrosoir. Plusieurs cactus de tailles et de variétés différentes décoraient la salle. Elle commença sa tournée d’arrosage tout en continuant la leçon.
« La Terre semble repartir sur de bonnes bases quand, patatras ! Le mathématicien Tao déboule avec son fameux théorème des plafonds qu’il publie dans son célèbre article : Intelligence du progrès. Tu as entendu parler du théorème d’incomplétude de Gödel ?
— Oui, je l’ai démontré quand j’étais petite. »
Sara se figea et fixa sa collègue. Sa précocité était toujours une grande source d’étonnement.
« Bon, eh bien c’est exactement le même phénomène qui se produit. En 1931, quand Gödel énonce sa théorie de l’incomplétude, il démoralise toute une communauté de logiciens. Il démontre que certaines choses sont tout simplement indémontrables ou indécidables. Tao refait la même chose : il arrive et annonce à une communauté scientifique gonflée à bloc par le succès de la fusion qu’il ne faut pas rêver. Son théorème et tous ses corollaires démontrent que les progrès en intelligence artificielle sont plafonnés, que l’informatique quantique ne pourra résoudre que certaines classes de problèmes, qu’il ne faudra pas compter sur la téléportation ni sur les voyages interstellaires à des vitesses supérieures ou proches de celle de la lumière. Bref, son article coupe les pattes à toute une génération de chercheurs dans presque tous les domaines de la physique fondamentale.
— Je connais cette histoire et j’imagine leur déception ! En vrai, cela m’a fait le même effet quand je l’ai découvert vers quatorze ans. J’étais tellement dépitée, mais plutôt que de tout laisser tomber, j’ai décidé de l’étudier de plus près… »
Elle s’arrêta de parler et fixa la lumière bleutée de son pointeurion. Elle releva la tête d’un coup et lança d’un ton faussement enjoué : « Et c’est depuis ce temps qu’on parle plutôt d’expertise artificielle ?
— Non, ça viendra après. Après cette annonce, l’humanité entre dans un long tunnel où elle se concentre avant tout sur la Terre. Le Pacte des nations est progressivement mis en place via l’EPON, les mouvements de populations s’adaptent aux nouveaux climats, on démonte les centrales nucléaires et celles au charbon. Les grands équilibres économiques se redessinent et les États s’adaptent tant bien que mal. À cause de Tao, et contrairement à toi, des générations d’étudiants se détournent des sciences dures et participent à cet effort collectif de restructuration. »
Slow tournait sur sa chaise pivotante afin de suivre Sara du regard qui passait d’une plante à l’autre. Ainsi racontée, l’histoire de ses ancêtres était captivante.
« Et puis en 2065, contre toute attente, Tao reçoit le prix Nobel de la paix. Cela déclenche une controverse dans la communauté scientifique. Doit-on, peut-on récompenser un scientifique qui a détruit tout espoir de progrès ?
— Connaître les limites est un vrai résultat scientifique.
— Certes, mais son théorème avait aussi détourné des millions d’étudiants des sciences et on ne peut pas récompenser d’un Nobel ou d’une médaille Fields le fossoyeur de son domaine. »
Slow remua sur sa chaise ; toute cette histoire la passionnait, mais parler des plafonds de Tao la mettait mal à l’aise.
« Et alors ?
— Il reçut quand même le prix Nobel de la paix, car ses travaux avaient permis à l’humanité d’arrêter la folle course du progrès et de se recentrer sur l’essentiel : la santé de la Terre et de sa population.
— Je ne suis pas d’accord. C’est un effet secondaire qu’il n’avait pas anticipé.
— Je te rassure, plus d’un siècle après, cette décision fait encore polémique parmi les historiens. »
Ces petites leçons n’étaient pas rares à bord de l’Orca-7131. Slow était tout en paradoxes : considérée comme un génie depuis sa petite enfance, elle avait pourtant de grosses lacunes dans des connaissances élémentaires.
« Il faut attendre 2097 et la découverte de la docteure Xiu Mipikan pour que la science redécolle.
— Elle, je la connais ! Quand j’étais petite, j’avais un poster d’elle dans ma chambre.
— C’est elle qui théorise la structure en plis, ou en strates, de l’espace-temps et qui formalise la technique du minage d’espace-temps.
— Au lycée, j’avais un prof qui prenait l’image d’une grosse boule de papier froissée. “Voilà l’univers dans lequel on vit. Si à un endroit, on perce la feuille, on atteint un autre pli de l’univers, potentiellement distant de plusieurs millions d’années-lumière.”
— Exact. Même si nos fusées ne vont pas très vite, on comprend alors que l’on peut aller très loin, même avec le théorème des plafonds de Tao.
— Mais pas où on veut. On tombe “au pif” sur un autre pli.
— C’est tout le problème ! On peut potentiellement aller très loin, mais on ne peut pas décider d’aller à une petite année-lumière de chez nous.
— Jusqu’à ce que l’on comprenne la topologie de l’espace-temps… »
Sara ne répondit pas, c’était un domaine beaucoup trop complexe pour elle. Elle vida la dernière goutte dans le dernier pot ; depuis toutes ces années qu’elle faisait sa tournée d’arrosage, elle maîtrisait désormais les doses et les fréquences. Peu d’eau et pas trop souvent. Le reste du temps, elle trouvait toujours de quoi s’occuper, entre le rempotage et les semis.
Sur l’écran panoramique, la neige matinale tombait dru sur les toitures. Sara rajusta son châle comme par réflexe. Elle aimait la douceur des dernières neiges de mars.
« Le reste, tu le connais. En 2114 eut lieu la première expérimentation réussie d’un minage de trou de ver. Deux ans plus tard, création de l’Institut de la stratigraphie dont la mission est d’étudier et cartographier les strates de l’Univers.
— “Les modélisateurs de la boule de papier”, disait mon prof en plaisantant.
— Si tu veux. Puis en 2126, la création de l’Agence de recherche de l’antimatière. J’avais un an.
— Si ça se trouve, tout le monde en parlait autour de toi, c’est ça qui t’a donné inconsciemment la vocation ! »
Sara reposa l’arrosoir et sourit.
« Ça serait une jolie explication, bien plus originale qu’une Sofia qui te souffle à l’oreille ce que tu dois faire plus tard…»
Slow ne réagit pas à cette provocation. Sa Sofia était un sujet récurrent de taquineries entre elles, alimenté par leur différence de génération, mais aussi par le caractère très indépendant de sa commandante. Elle referma son ordinateur. « La leçon est terminée pour aujourd’hui, madame la professeure. Maintenant, allons courir ! »

Les deux femmes quittèrent le laboratoire, traversèrent le hall et passèrent par la salle de repos pour rejoindre « le gymnase », une des six salles habitables d’un Orca. Slow s’installa sur le premier tapis de course.
« Gravité ?
— Expert, règle la gravité sur 1,5 g. J’ai envie de transpirer aujourd’hui.
— Caroline va faire la gueule !
— Elle s’en remettra », fit Sara en clignant de l’œil.

Orca-7131, sphère métallique de quatorze mètres de diamètre, se mit à tourner plus vite sur son axe, tout en continuant sa route silencieuse dans la direction du front de taille, à environ onze minutes-lumières de la Terre, quelque part entre Mars et Jupiter, sur un plan vertical à celui de l’écliptique. Avec sa musique dans les oreilles. Sara n’entendit pas la sonnerie de rappel de son agenda personnel. Celui-ci afficha trois lettres clignotantes pendant quelques minutes, puis abandonna.

3
Terre, avril 2173
Deux semaines avant l’accident
Mia claqua la porte de sa chambre. Non, elle ne viendrait pas dans le salon sous prétexte que c’était son anniversaire. Elle entendit sa mère, Ness, l’interpeller d’en bas : « Ton grand-père sera là dans une heure, je compte sur toi pour faire bonne figure. »
« Il ne manquait plus que lui ! » murmura Mia en s’asseyant en tailleur sur son lit. Au-dessus d’elle, épinglées sur le mur, des dizaines de photos d’elle avec Diego, son petit ami, et d’autres avec ses copains du lycée – sa tribu, sa véritable famille. À bientôt dix-sept ans, Mia pouvait compter sur les doigts d’une main les années passées avec ses deux mères ensemble. Après son troisième anniversaire, Sara, sa mère biologique, avait repris ses missions au rythme officiel : quatre ans et demi de mission dans l’espace et dix-huit mois de repos sur Terre. Mia ne se remémorait plus son premier retour, autour de ses huit ans. Par contre, elle se souviendrait toujours de cette attente dans le hall du spatioport quand elle avait treize ans. Son cœur battait fort, tandis qu’elle attendait une quasi-inconnue, une mère dont elle avait tout oublié, jusqu’à l’odeur et le sourire.
Après une nécessaire période d’apprivoisement et de retrouvailles progressives, cela avait été une année et demie pleine de joie, de jeux et de découvertes. Sara allait la chercher à la sortie de l’école, elles faisaient les devoirs ensemble ou cuisinaient des muffins en attendant le retour de Ness.

Ness travaillait pour Goru Inc., dans un centre de calcul quantique. Elle était cénologue, technicienne support aux Experts dans les situations de détresse. Mia avait mis du temps à comprendre pourquoi les robots avaient parfois besoin des humains pour prendre des décisions. Pour elle, les machines étaient des compagnons de tous les jours, intelligents et parfaitement autonomes, à l’image de sa Sofia. Pourtant, même les Experts artificiels, réputés être le gratin de la robotique, avaient besoin de sa mère de temps en temps. Enfant, cette idée lui plaisait beaucoup jusqu’à ce qu’elle apprenne en classe les limites inhérentes au quantique, le théorème des plafonds de Tao et les effets sur « l’intelligence » des logiciels. Sa mère n’était pas une superhéroïne ; les experts étaient seulement limités. Pour débloquer certains problèmes, même les ordinateurs quantiques les plus puissants de la planète avaient besoin d’une pichenette d’intuition ou de créativité humaine. C’était le rôle des techniciens supports aux Experts qui intervenaient à distance pour aider les robots à sortir d’une indécision.
Il n’y avait que sept centres de calcul quantique dans le monde qui hébergeaient la totalité des milliards de « cerveaux » des robots en fonctionnement. Dans des locaux attenants, des équipes de support aux Experts se relayaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour renforcer leur apprentissage et répondre aux situations les plus urgentes.
C’est au début du XXIIe siècle que le terme « cénologie » était apparu avec le besoin d’analyser les comportements de cette nouvelle espèce artificielle. Les linguistes de l’Académie avaient tranché : le préfixe grec « céno » signifiant « nouveau, récent » désignerait tout ce qui tourne autour des Experts et des Sofias. De là découlait la cénologie, l’étude du comportement des Experts par des cénologues. L’épistémocène serait l’étude de la science des Experts, travail des ingénieurs de conception chez Goru Inc. Enfin, la cosmocène désignerait le monde souterrain et largement inconnu des humains où les Experts et Sofias sont interconnectés et « discutent » entre eux.

Mia avait grandi entre une mère absente à des minutes-lumière de la maison et une autre qui passait ses journées à aider des robots. Et elle, dans tout ça ? Qui l’aidait ? Qui lui apportait le support, l’affection nécessaire à combler ce grand vide ?
Mia regarda la photo posée sur la table de chevet. Elle avait été prise juste avant l’annonce du départ de Sara. La fille et ses deux mères étaient tout sourire devant un gros gâteau au chocolat-noisette. Après son décollage, Mia avait plié la photo pour cacher cette mère fuyante. Pourquoi repartait-elle ? Qu’est-ce qu’il y avait, là-haut, de plus important que sa fille ? Pourquoi n’avait-elle pas demandé un congé sabbatique pour profiter de sa vie de famille ? Pourquoi avoir donné naissance à un enfant si c’était pour l’abandonner ? Le jour du décollage, le chagrin était si puissant que Mia avait regretté le retour de sa mère ; il aurait mieux valu qu’elle l’abandonne définitivement à ses trois ans. Mia aurait pu se construire, difficilement, douloureusement, mais comme toute petite fille élevée dans un foyer monoparental. Depuis, l’idée de cette mère absente, cette ombre qui reviendrait un jour, l’obsédait. Elle devait continuellement prétendre avoir deux mères : à l’école, à la maison, devant son grand-père qui parlait de sa fille extraordinaire, mineuse d’espace-temps, comme si ce prestige compensait ses défaillances en tant que mère. Pourtant, jusqu’à son retour, Mia s’était faite à l’idée d’une maman dans les étoiles. Elle n’avait plus aucun souvenir de son enfance, et cette seconde mère était une forme de mythe, un conte auquel on veut croire le soir en s’endormant. Pourquoi avait-il fallu qu’elle rentre pour rouvrir cette cicatrice ?
À l’adolescence, la jeune fille avait mis de côté cette mère fantomatique. Qu’elle revienne ou pas, Mia souhaitait faire sa vie comme si elle n’existait pas, comme si elle n’avait jamais existé. Souvent, elle avait été tentée de déplier cette photo, mais chaque fois, une forme de rage intérieure l’en avait dissuadée.

Son autre mère, Ness, assumait cette décision commune, prise peu après la naissance de Mia. Sara était une femme libre, et Ness l’avait compris et accepté très tôt. Elle jouait son rôle de maman, rassurante et compréhensive. Certains soirs étaient pourtant plus difficiles que d’autres. Quand les problèmes au boulot se combinaient à la rugosité de l’adolescence, Ness se mettait à envier sa femme : « Comme sa vie doit être simple, là-haut. Sans chef, sans ado hystérique, sans robots empotés qui ont ce besoin permanent d’être maternés. » Elle laissait quelques gouttes d’amertume couler avant de se reprendre. Elle avait son remède miracle contre ces périodes d’abattement : ses cactus et sa serre où elle se réfugiait.
Ness aimait ces plantes depuis son adolescence et sa serre comportait plusieurs centaines de variétés différentes, nées de croisements, de boutures et d’échanges de graines avec d’autres collectionneurs. Quand on l’interrogeait sur cette passion, elle faisait volontiers le parallèle avec ces robots de Goru Inc., perçus par le grand public comme parfaitement intelligents et autonomes. Pourtant, chaque jour, des armées d’analystes support comme elle les aidaient dans leurs décisions. C’était pareil pour les cactus, capables de survivre dans des environnements extrêmes, n’exigeant ni terre grasse ni eau. Pourtant, un bon cactophile doit s’occuper de sa serre quotidiennement. Rempoter chaque plante une fois tous les trois ans – soit presque quatre ou cinq pots par semaine pour Ness, faire les vérifications sanitaires, traquer les araignées rouges, les parasites comme les cochenilles et appliquer les traitements phytosanitaires si nécessaire. Faire les semis, les boutures, repiquer les semis, récoler les graines, les référencer, les échanger. Nettoyer les plantes, enlever les fleurs fanées, dépoussiérer les feuilles, ôter les toiles d’araignées. Prendre le temps d’admirer les fleurs, les polliniser, s’émerveiller des jeunes pousses et attendre avec impatience les nouvelles couleurs de plantes hybrides. Sans parler de la logistique, préparer le substrat, réparer le circuit d’eau, le système de chauffage, etc.

Quand les gens lui demandaient comment elle faisait pour supporter les longues périodes d’absence de sa femme, Ness répondait spontanément que c’était grâce à sa fille, sans jamais s’étendre sur le sujet. Sans doute par pudeur, elle ne parlait pas de ses cactus ni de ses robots.
En vérité, Ness aimait la sincérité troublante des robots, leur courtoisie et leur dignité. Les choses étaient simples avec eux ; ils n’avaient aucun de ces travers narcissiques et belliqueux qui l’horripilaient chez les humains. Naturellement portés sur l’entraide, ils échangeaient entre eux dans la cosmocène toute difficulté personnelle. Ils étaient individuellement et collectivement doués, ils savaient beaucoup de choses, mais restaient humbles : en plein milieu d’un raisonnement fort savant, ils interrogeaient le centre de calcul quantique sur une futilité, un détail que bien d’autres auraient tu, ignoré ou évacué. C’est cette contradiction qui lui rendait les robots attachants. Un peu comme les cactus, qui, sous une apparente rusticité, cachaient une grande ingéniosité dans leurs nombreux stratagèmes de survie. Cactus et robots étaient les deux facettes d’une réalité nuancée qui convenait tout à fait à l’état d’esprit de Ness.

À propos de l’auteur
RAUFAST_pierre_DRPierre Raufast © Photo DR

Pierre Raufast est né à Marseille en 1973. Depuis son premier roman, La Fractale des raviolis (prix de la Bastide et prix Talents Cultura 2014), il se plaît à jouer avec les structures narratives. Quand il n’écrit pas, il travaille dans la cybersécurité (et vice versa). (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)

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Le passeur

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Prix de la Closerie des Lilas 2021

En deux mots
Après avoir été lui-même poussé à l’exil, Seyoum est désormais l’un des patrons du réseau de passeurs qui organise les voyages de migrants vers l’Europe depuis les côtes libyennes. Mais l’arrivée de la dernière «cargaison» de la saison va le replonger dans son passé et ébranler ses certitudes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le migrant, le bourreau et la terre promise

Stéphanie Coste a réussi un premier roman captivant en choisissant de parler des migrants du point de vue du passeur. Ce dernier, trafiquant sans foi ni loi, va être soudain rattrapé par son passé.

Seyoum est aujourd’hui un chef puissant du réseau de passeurs qui organisent la traversée des migrants et font fortune sur le dos de ceux qui n’ont pour seul espoir l’exil vers l’Europe. En échange d’un transport en convoi dans des camions bringuebalants et chargés comme des boîtes de sardines, d’un séjour dans des hangars insalubres où ils sont parqués et d’un voyage des plus aléatoires sur un vieux rafiot de plus en plus difficile à trouver, ils vont dépenser une fortune. Et faire prospérer ces trafiquants de chair humaine qui se soucient bien peu de la réussite de leurs voyages. Les douaniers et l’armée, complices de ce trafic, aimeraient pourtant ne pas avoir à repêcher constamment des corps et entendent aussi faire rémunérer cette «prestation». C’est dans ce contexte que Seyoum, qui a lui-même échappé à la dictature dans son Érythrée natale en prenant le chemin de l’exil, accueille la «cargaison» pour son dernier voyage de la saison. Une misère qu’il essaie d’oublier en se shootant au khat et en la noyant dans le gin. Mais le malaise persiste.
«Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J’y vois passer les ombres d’épreuves inracontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s’y vautrent sans qu’ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n’ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d’espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d’Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi.»
Car Seyoum était amoureux quand il a fui son pays. Il espérait se construire un avenir brillant, loin de ce régime qui lui a pris sa famille et s’apprêtait à faire de même avec lui. Pour s’en sortir, pour devenir un bourreau intraitable, il a dû se forger une solide carapace qui va pourtant se fendiller lorsqu’un réfugié comprend qu’il est l’un Érythréen comme lui. «Quelque chose explose à l’intérieur de moi. Une vanne béante qui déverse des torrents de rage.» Et qui va le conduire à prendre une décision radicale.
En choisissant Seyoum comme narrateur Stéphanie Coste a trouvé un angle aussi particulier qu’intéressant pour traiter l’un des sujets d’actualité les plus brûlants. En suivant son parcours, on comprend la complexité du problème et la difficulté à imaginer une solution, bien loin du manichéisme de certains, prompts à sortir leur «Yaka». Ce roman-choc, poignant et violent, fort et émouvant, est à placer dans votre bibliothèque aux côtés de ceux de Louis-Philippe Dalembert avec Mur Méditerranée de de Christiane de Mazières et La route des Balkans, de Marie Darrieussecq avec La Mer à l’envers, de Sarah Chiche et Les Enténébrés, ou encore du premier roman de Johann Guillaud-Bachet, Noyé vif. Tout comme Stéphanie Coste, ces œuvres de fiction disent sans doute mieux la «question migratoire» que ne peuvent le faire les reportages qui restent souvent, par la force des choses, très superficiels.

Le Passeur
Stéphanie Coste
Éditions Gallimard
Premier roman
136 p., 12,50 €
EAN 9782072904240
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en Lybie et en Érythrée puis quelque part en Méditerranée, sur la route de Lampedusa.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand on a fait, comme le dit Seyoum avec cynisme, «de l’espoir son fonds de commerce», qu’on est devenu l’un des plus gros passeurs de la côte libyenne, et qu’on a le cerveau dévoré par le khat et l’alcool, est-on encore capable d’humanité ?
C’est toute la question qui se pose lorsque arrive un énième convoi rempli de candidats désespérés à la traversée. Avec ce convoi particulier remonte soudain tout son passé : sa famille détruite par la dictature en Érythrée, l’embrigadement forcé dans le camp de Sawa, les scènes de torture, la fuite, l’emprisonnement, son amour perdu…
À travers les destins croisés de ces migrants et de leur bourreau, Stéphanie Coste dresse une grande fresque de l’histoire d’un continent meurtri. Son écriture d’une force inouïe, taillée à la serpe, dans un rythme haletant nous entraîne au plus profond de la folie des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le petit journal (Fernando Couto e Santos)
L’Écho magazine (propos recueillis par Isabelle Claret Lemarchand)
Blog Trouble Bibliomane
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Au fil des livres
Blog Domi C Lire
Blog Lili au fil des pages
Blog Les livres de Joëlle

Les premières pages du livre
« Zouara, Libye, 15 octobre 2015
J’ai fait de l’espoir mon fonds de commerce. Tant qu’il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux œufs d’or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d’en face.
Le nombre d’arrivées de Khartoum et Mogadiscio la semaine dernière m’a surpris. Je n’avais pas prévu qu’ils seraient tant à résister au Sahara. En général je fais un bon calcul avec les rabatteurs ; s’il en part cent cinquante de Somalie et d’ailleurs, à peine les deux tiers parviendront en Libye. Ils ne pourront éviter la traversée du désert, la mort assise sur leur cou comme une enclume. Il en meurt plus dans la fournaise des mirages qu’en mer en temps normal. La rage de survivre leur donne de plus en plus la gnaque.
Andarg doit en livrer une soixantaine de plus d’Érythrée aujourd’hui ou demain. Les Soudanais et les Somaliens sont déjà trop nombreux par rapport à la capacité du bateau. J’ai été trop gourmand, je le sais. J’ai voulu m’en mettre plein les poches pour la dernière traversée de la saison. Les croisières Seyoum ferment leurs portes pour l’hiver, allez-vous faire voir. Voilà ce que je me suis dit. Cette négligence finira par nuire à ma réputation. Une réputation construite en dix ans de boulot et trahisons diverses. La concurrence se moque comme moi de ses responsabilités. Du coup les fiascos se sont enchaînés de Tripoli jusqu’à Zouara, et ça commence à se savoir. La côte est devenue un dépotoir d’ordures pas tout à fait ordinaires. Le bouche-à-oreille a enflé dans le vent des récents naufrages. Et du Soudan jusqu’à la Somalie il a semé une graine de doute. Pour l’instant les candidats au mirage de l’Italie affluent toujours. Mais il va falloir faire gaffe.

— Seyoum ! Seyoum !
Ibrahim m’a fait sursauter. Mes mains tremblent. Un tic récent fait claquer ma mâchoire. J’ai encore brouté trop de khat hier soir, j’ai augmenté les doses, la botte quotidienne ne suffisait plus. J’ai presque tout fini. Heureusement Andarg a refait le plein en Éthiopie en attendant la livraison des Érythréens à la frontière. En pensant au goût amer des feuilles, je salive comme un animal attendant sa pitance. Je passe de plus en plus de temps à pioncer derrière mon cabanon. Ces dérives me laissent apathique et pourtant prêt à mordre. Mes yeux sont noyés en permanence de sang et de folie. Je commence à me foutre les jetons moi-même, je dois reprendre le contrôle. Ibrahim m’appelle encore. Je m’extirpe de l’ombre du palmier. Il fait encore chaud même si le soir va se pointer d’ici une heure. Je préfère traîner sur ce bout de sable plutôt qu’à l’entrepôt où je parque les migrants avant la traversée. Les Soudanais et les Somaliens qui y sont entassés depuis six jours n’ont plus rien à bouffer depuis hier. On leur file juste un peu de flotte pour les garder en vie. Certains portent sur leurs tronches les prémices de la révolte. Je les reconnais tout de suite. J’en fais tabasser trois ou quatre par jour pour maintenir l’ordre : l’épuisement gagne toujours, la peur les achève. Ils sont vite matés.
— Seyouuuum !
— Oui Ibrahim, je suis là. Qu’est-ce qu’il y a ? La cargaison des Érythréens est arrivée ?
Il déboule essoufflé devant moi.
— Non, pas encore. J’ai parlé avec Andarg tout à l’heure. Le camion a crevé près de Houn hier après-midi. Une grosse pierre sur la piste. Ils sont retardés d’une demi-journée. Mais y a tes amis, les deux gardes-côtes libyens, qui sont là. Enfin, sur la plage. Ils veulent te parler.
Amis, tu parles ! Ces sangsues s’accrochent à ma gorge et se gavent de mon pognon depuis quatre ans. Ils saignent aussi les autres gangs sur toute la côte jusqu’à Tripoli. Ces mecs-là font la fiesta tous les jours sur la tombe de Kadhafi en sirotant du thé noir. Merci mon pote pour le chaos que t’as laissé derrière ton cadavre, à la tienne. Je m’avance vers Ibrahim. Je le dépasse d’une bonne demi-tête.
— Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Ils sont déjà venus il y a même pas deux semaines récupérer leur enveloppe. On s’était mis d’accord que ça comptait pour deux traversées. Dis-leur que je suis pas là.
Ibrahim se balance sur ses jambes décharnées. Il évite mon regard en visant un point au milieu de ma poitrine. Son corps, tas d’os saillants, transpire la trouille. Par réflexe il voûte les épaules. Soudanais de Malakal, il est arrivé adolescent sur le port de Zouara, un mauvais film en boucle dans sa tête, celui de ses frères et de sa mère tombant les uns après les autres dans le Sahara. Un peu comme dans un jeu vidéo où le dernier debout est vainqueur. Il n’a pas gagné l’ultime manche de la partie : atteindre l’eldorado italien. La tempête a rabattu et coulé son bateau du mauvais côté, à vingt kilomètres de Zouara. Retour à la case enfer. C’était un de mes rafiots. Ibrahim n’a pas retenté la traversée. Et moi je le tolère depuis qu’il a échoué à ma porte, clébard craintif et loyal accroché à mes basques. Il finit par me dire, l’œil toujours fixé sur son point imaginaire :
— Je savais pas que tu voulais pas les voir. Je leur ai dit que t’étais là. Désolé Seyoum.
— Dégage, toi et ta gueule d’enflure, tu m’exaspères. Dis-leur que je viens mais d’abord je dois parler à Andarg. Fais-les attendre dans la cabane et sers-leur un verre de thé.
Il détale pour éviter une baffe éventuelle. Je m’éloigne de la cabane en me traînant. Un début de migraine s’installe. Le manque défonce mon cerveau chaque jour un peu plus tôt. Avant, le signal arrivait avec le coucher du soleil. Il survient maintenant en plein après-midi et plus rien de précis ne le déclenche. Je l’ignore comme je peux. Une envie de gerber s’installe dans ma gorge. Je déglutis difficilement. La nausée monte d’un cran. Ma peau pue encore les excès de la veille, l’acidité du jus de khat macéré dans ma bouche mélangée à celle du gin du marché noir que je bois par litres. Je sors mon portable de ma poche et appelle Andarg. Je dois faire plusieurs tentatives avant d’avoir la connexion.
— T’es où ? Et t’arrives quand exactement ?
— Ah Seyoum ! Quelle galère ! le camion a crevé, les deux roues avant en même temps à vingt-cinq bornes de Houn. Et Zaher n’avait chargé qu’une roue de secours avant le départ. Je l’ai envoyé à pied à Houn pour aller en chercher une autre. Du coup on a perdu un temps fou. Et y a deux vieux qui ont clamsé entre-temps. On sera là demain matin au plus tard.
Houn, encore à six cents bornes de la côte.
— Les Soudanais et les Somaliens cuisent dans l’entrepôt depuis des jours ! Et j’ai ces connards de gardes-côtes libyens qui sont revenus renifler. Heureusement que j’ai planqué le bateau. T’as acheté une came encore plus pourrie que la dernière fois, qu’est-ce que t’as foutu ?
Je regrette de l’avoir laissé négocier avec Mokhtar pendant que je réglais des affaires à Tripoli. Les pêcheurs du coin nous refourguent à des prix délirants du matos prêt à aller à la casse. Mokhtar est le pire mais on est obligés de passer par lui. Il connaît les plans pour choper des carcasses en tout genre quand les autres n’ont plus rien à offrir. Il connaît surtout l’art de l’arnaque. Ce mec est assis sur un tas d’or et de cadavres. Andarg, avec sa mollesse, n’a pas fait le poids. J’entends son crachat dans le téléphone. Je le sens sur la défensive.
— M’engueule pas ! Fallait payer le prix pour cette merde ou on avait rien. Y a plus assez de bateaux sur le marché en fin de saison, tu le sais aussi bien que moi. Y avait pas le choix.
— Mokhtar est une raclure, va falloir qu’on se bouge le cul pour trouver d’autres fournisseurs.
Andarg balance un deuxième crachat à distance.
— Justement y a le Soudanais qui voulait te voir pour en parler. Je l’ai croisé quand t’étais à Tripoli. J’ai oublié de te le dire. Mais bon l’essentiel c’est que j’aie trouvé un bateau pour la traversée, non ?
Le business a explosé ces dernières années. À la bonne époque avec dix mille dollars on pouvait acheter un bateau et des numéros de rabatteurs. Moi et quelques autres nous nous partagions le monopole. Depuis que Kadhafi s’est fait zigouiller, la concurrence a afflué, de la racaille qui vient profiter du chaos local et se faire de l’oseille sur nos plates-bandes. Tous ces mecs qui s’improvisent passeurs font monter les prix des bateaux en flèche. Même à Tripoli ça devient difficile d’acheter un chalutier. Les pêcheurs se gavent et n’ont plus besoin d’aller en mer. Heureusement, côté gouvernement, à part les gardes-côtes qui sont gourmands, on est encore à peu près tranquilles. Mais j’ai hâte que cette dernière traversée soit derrière moi, histoire de jauger en paix la nouvelle donne et de me reposer. D’ailleurs je me sens vidé d’un seul coup. Mes jambes flanchent dans le sable. Je trébuche sur une planche à moitié enlisée et manque de me casser la gueule. Je me retiens avec mon bras et me fais mal au poignet. Où est ma botte de khat ? Je réprime un frisson, je meurs de chaud pourtant.

— Seyoum, tu m’écoutes ? Allô ? Allô ? Ça passe plus ?

Les paroles d’Andarg vrombissent dans mes tympans. L’angoisse et ses hallucinations surgissent derrière le palmier, là-bas. J’éloigne le téléphone de mon oreille. Le ciel se renverse. La plage devient plafond. Je suis désorienté. Une salive épaisse scotche mes lèvres. Des mouches grouillantes s’agglutinent devant mes yeux explosés, cherchent à rentrer dans mes orbites. Je tousse violemment pour relancer le battement de mon cœur, me file une baffe. Le ciel et la plage retrouvent leur place. Andarg continue sa litanie. J’aboie :
— Arrête de bavasser ! Il faut faire embarquer la cargaison après-demain au plus tard. Ils annoncent des tempêtes et des vents contraires pour les prochains jours. Pas question que les mecs chopent la trouille et refusent de traverser.
— Ok, on va mettre les gaz. Au fait, à part les deux vieux d’hier y en a huit qui sont tombés du camion du côté soudanais, donc si tout se passe bien d’ici demain ils seront quarante-cinq.
— C’est quarante-cinq de trop vu l’épave que Mokhtar t’a refourguée. Allez, grouillez-vous. Et ne vous arrêtez même pas pour pisser.

Je raccroche et me dirige vers la cahute sur la plage où ces gros porcs de gardes-côtes m’attendent. Des groles défoncées et des lambeaux de vêtements sont éparpillés un peu partout sur le sable blanc, la mer turquoise en arrière-plan. Ils ont à peine nettoyé après le dernier naufrage. Du côté italien, on doit plus souvent ramasser des bouteilles de Pepsi et des emballages de sandwichs. Je ricane en pensant à ça. Au bord de l’eau un reste de canot éventré dégueule des paquets d’algues noirâtres. J’aperçois un morceau de jouet rose coincé à l’intérieur. Une bourrasque soulève le magma et laisse voir un visage de poupée. Les algues m’évoquent des bestioles immondes qui auraient tout dévoré sauf cette tête en plastique. Un nouveau coup de vent embarque des sacs plus loin. On dirait des ballons crevés de toutes les couleurs sortis d’une fiesta. Un nuage venu de nulle part cache le soleil et me rappelle la tempête prévue. Qu’elle ne moufte pas dans les deux jours à venir. Si le bateau doit chavirer, autant qu’il chavire en face.
Depuis que j’ai démarré mon business il y a dix ans je n’achète des coques ou des zodiacs que pour un seul passage. Certains concurrents ne le savent pas mais le rendement financier est meilleur, et ce système comporte moins de risques pour mes hommes. Ils font juste les premiers milles de la traversée pour mettre le rafiot sur le cap. Après il suffit de fourrer un GPS entre les mains d’un des passagers en lui expliquant que c’est tout droit. Moi je récupère mes mecs en zodiac, et à la volonté du bon Dieu pour le reste. À cause des prévisions météo cette fois, j’estime à deux chances sur dix le succès de l’expédition. Je me retrouve potentiellement avec cent quinze macchabées sur la conscience, mais c’est le business. Après avoir réglé mes hommes, les passeurs du Sahara, le bateau et autres broutilles, je ne vais pas m’asseoir sur cent mille dollars de bénéfices.

CHAPITRE DEUX
Les gardes-côtes assis autour de ma table branlante tirent tous les deux sur une clope. Leurs doigts jaunâtres dessinent des ronds dans l’air suffocant de ma piaule. Mohsan Ftis, le chef, lève un œil mauvais en me voyant. Son bide dépasse de son uniforme et exhibe ses poils drus. Des taches de sueur tatouent ses aisselles et son fute au niveau des couilles. Ce type me dégoûte.
— Mes amis, excusez-moi de vous avoir fait attendre. Je vois que vous êtes déjà installés. Encore un peu de thé à la menthe ?
— Arrête ton bullshit Seyoum, on est pas là pour faire un concours de politesses. Assieds-toi, il faut qu’on parle.
Je me méfie de ce rat obèse comme de moi-même. Un filet de thé coule sur son menton. Sa lèvre inférieure légèrement pendante me dit l’étendue de son faux-cuisme. Je sais par le gang des Égyptiens que Ftis a balancé plusieurs collègues ces derniers mois, malgré les gros bakchichs qu’on lui file. J’attrape le tabouret près de ma paillasse et le pose près de lui. L’odeur de graillon qu’il rote en même temps qu’il parle imprègne tout de suite mes fringues.
— Oui assieds-toi là, et écoute-moi bien.
Je fais semblant de ne pas capter la menace, et tire machinalement sur ma barbe pour gagner du temps. Tiens, je la taillerai ce soir.
— Je vous écoute capitaine, mais je croyais que tout était en règle depuis votre dernière visite. Comme vous êtes là, j’en profite pour vous informer que la traversée est prévue pour demain soir. On fait comme d’hab…
Ftis se lève d’un bond. Les verres de thé giclent sur la table. Ibrahim qui se tenait en chien de garde devant la porte se précipite avec le thermos. Je lui fais signe de sortir de la cabane. On reprendra du thé plus tard. Ftis postillonne:
— Justement on va pas faire comme d’habitude ! Qu’est-ce que vous foutez toi et tes potes depuis trois semaines ? ! Quatre naufrages ! Quatre !

ÉPILOGUE
Asmara, Érythrée, 9 juin 2005, jour de la fuite
Mon maigre bagage est prêt. Tout est organisé. Enfin, dans quelques heures, je vais retrouver mon Seyoum. Plus d’un an que je ne l’ai vu ! Je n’ai plus d’ongle à ronger ni de peau à arracher autour pour calmer mon angoisse, alors je focalise mon esprit sur ma dernière vision de lui, son visage grave, et sa main m’envoyant un baiser évaporé dans l’air. On a parlé du déroulement des opérations avec Maeza hier soir, ma grande cousine. Grâce à elle et à son mari Hailé, l’impossible est devenu possible. Pourtant l’appréhension noue mon ventre et fait trembler mes mains. Je les joins l’une à l’autre, comme une prière.
La journée s’égrène, interminable. Maeza viendra me chercher là-haut quand la voiture arrivera. Je regarde le soleil décliner, bas et rouge, à travers la fenêtre.

— Madiha, viens, c’est le moment.
Je n’ai pas entendu Maeza monter. J’attrape mon baluchon. Elle me fait signe de ne pas parler. Mon cœur fait un boucan pas possible. On descend dans la cuisine. Deux hommes en treillis nous y attendent. Je n’en reconnais aucun.
— Ce n’est pas Hailé qui devait m’emmener retrouver Seyoum ?
Maeza sans un mot prend le sac de mes mains, l’ouvre, et le montre à l’un des types :
— C’est bon, vous avez la preuve.
L’homme en regarde à peine le contenu. Puis il dit machinalement :
— Madiha Hagos, vous êtes en état d’arrestation pour tentative de fuite du pays. Vous encourez quatre ans de prison. Si vous opposez une quelconque résistance votre peine sera prolongée.
Je me tourne stupéfaite vers ma cousine. Elle hausse les épaules.
— Tu connais le montant de la prime pour dénoncer une fille de ministre en taule ? Alors, ta liberté, qu’est-ce que j’en ai à faire ? Seyoum on s’en fout, son père ne vaut plus rien. D’ailleurs ton chéri s’est cassé il y a déjà trois mois. Il a refilé aux autorités les petits mots que vous vous faisiez passer en douce en échange de sa liberté. On l’a laissé s’évader. Il n’a pas hésité une seconde. C’est beau l’amour !
Sa trahison m’anéantit, mais c’est celle de Seyoum qui écorche mon corps à vif. Je me refuse à y croire. Je suis muette de désespoir et d’incompréhension. Pourtant les deux soldats m’empoignent, me traînent jusqu’à leur véhicule, et me jettent à l’arrière. L’un d’eux file une liasse de billets à Maeza qui l’empoche, exultante, sans un regard sur moi. Elle-même lui tend un morceau de papier plié en deux et lui dit :
— Tu donnes cette lettre à qui tu sais, à l’endroit prévu, après que tu auras déposé Madiha au centre de détention. Et n’oublie pas de la boucler, Hailé n’est pas encore au courant de notre arrangement. Je lui expliquerai plus tard.
La voiture démarre et la silhouette de Maeza agrippée à son butin s’éloigne. Le soldat sur le siège passager déplie le morceau de papier bleu clair et le lit. Je ne comprends pas son rire qui éclate soudain dans l’habitacle. Une fourmi rouge, qui me rappelle celles de Sawa, court le long de mon bras. Je ne la chasse pas. Quelle importance si elle me mord ou pas ? »

Extraits
« Je me détourne de lui et examine vaguement la cargaison. Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J’y vois passer les ombres d’épreuves inracontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s’y vautrent sans qu’ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n’ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d’espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d’Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi. » p. 36

« — T’as vraiment un problème de comportement mec. Pourquoi tu me regardes comme ça?
— Tu t’appelles Ephrem ? ! T’es érythréen alors! T’as un lien avec le journaliste Osman Ephrem?
Quelque chose explose à l’intérieur de moi. Une vanne béante qui déverse des torrents de rage. Je me jette sur lui et l’empoigne par le cou. Il tombe à la renverse en criant de surprise. Avant qu’il ne puisse réagir je me penche sur lui et lui envoie de toutes mes forces mon poing dans la tronche. L’impact du coup fait craquer mes phalanges et sa mâchoire. Il hurle de douleur. Dans ma furie qui balaie tout, je l’entends à peine. Il met ses bras devant son visage pour parer au prochain coup, que je suspends. Je secoue la main en maugréant entre mes dents «Putain il m’a fait mal ce con». L’air est irrespirable. Ma fureur irradie dans chaque parcelle de mon corps. Toute pensée rationnelle a quitté mon cerveau. N’y reste qu’un hurlement muet. Oui, mais pourquoi? Ce pourquoi me fait descendre d’un cran. Reprends-toi bon sang. Reprends-toi.
L’Érythréen me regarde, apeuré. Il s’imaginait quoi ? Réveiller ma corde sensible en invoquant une patrie commune ? Il voulait me dire «toi et moi on est frères, le même sang coule dans nos veines, nos pères et nos mères se connaissaient c’est sûr avant la terreur, avant l’indicible, peut-être aussi qu’on était dans la même école, tu te rappelles?». Ce mec croit qu’on a encore un passé? Je déglutis ma rage. L’air revient fluide dans mes poumons. Je m’approche de lui.
— Allez, relève-toi! Et arrête ton numéro sinon je l’en recolle une. » p. 49

À propos de l’auteur
COSTE_Stephanie_©francesca_mantovaniStéphanie Coste © Photo Francesca Mantovani

Stéphanie Coste a vécu jusqu’à son adolescence entre le Sénégal et Djibouti. Elle vit à Lisbonne depuis quelques années. Le Passeur est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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L’été en poche (13): Mur Méditerranée

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En 2 mots:
Dans un roman bouleversant et richement documenté Louis-Philippe Dalembert nous fait découvrir le parcours de trois femmes venues du Nigéria, d’Érythrée et de Syrie et qui se retrouvent à bord d’un bateau voguant vers l’Europe. Elles s’appellent Chochana, Sembar et Dima et voguent vers Lampedusa. Alors que l’issue du voyage s’annonce de plus en plus incertain, on va découvrir leurs parcours respectifs.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes
LARGUEZ LES AMARRES!
La nuit finissait de tomber sur Sabratha lorsque l’un des geôliers pénétra dans l’entrepôt. Le soleil s’était retiré d’un coup, cédant la place à un ciel d’encre d’où émergeaient un croissant de lune pâlotte et les premières étoiles du désert limitrophe. L’homme tenait à la main une lampe torche allumée qu’il braqua sur la masse des corps enchevêtrés dans une poignante pagaille, à même le sol en béton brut ou, pour les plus chanceux, sur des nattes éparpillées çà et là. En dépit de la chaleur caniculaire à l’intérieur du bâtiment, les filles s’étaient repliées les unes contre les autres au seul bruit de la clé dans la serrure.
Comme si elles avaient voulu se protéger d’un danger qui ne pouvait venir que du dehors. Une odeur nauséeuse d’eau de Cologne se précipita pour se mêler aux relents de renfermé. Le maton balaya les visages déformés par les brimades et les privations quotidiennes, avant de figer la lumière sur l’un d’eux, le crispant de terreur. Le hangar résonna d’un « You. Out ! », accompagné d’un geste impérieux de l’index. La fille désignée s’empressa de ramasser sa prostration et le balluchon avec ses maigres affaires dedans, comme ça lui avait été demandé, de peur d’être relevée à coups de rangers dans les côtes.
En temps normal, le geôlier, le même ou un autre, en choisissait trois ou quatre qu’il ramènerait une poignée d’heures plus tard, quelquefois au bout de la journée, les propulsant tels des sacs de merde au milieu des autres recroquevillées par terre. La plupart trouvaient refuge dans un coin de la pièce, murées dans leur douleur ou blotties dans les bras de qui avait encore un peu de compassion à partager. D’aucunes laissaient échapper des sanglots étouffés, qui ne duraient guère, par pudeur ou par dignité. Toutes savaient l’enfer que les « revenantes » avaient vécu entre le moment où elles avaient été arrachées de l’entrepôt et celui où elles rejoignaient le groupe. Même les dernières arrivées étaient au courant, les anciennes les avaient mises au parfum.
Au besoin, l’état de leurs camarades d’infortune, se tenant le bas-ventre d’une main, les fesses de l’autre, le visage tuméfié parfois, suffisait à leur donner une idée de ce qui les attendait au prochain tour de clé.
Ce soir-là, le surveillant en désigna beaucoup plus que d’habitude, les houspillant et les bousculant pour accélérer la sortie de la pièce. « Move ! Move ! Prenez vos affaires. Allez, bougez-vous le cul. » Dieu seul sait selon quel critère il les choisissait, tant l’évacuation se passait dans la hâte. Le hasard voulut que Semhar et Chochana en fassent partie.
Ces deux-là ne se quittaient plus, sinon pour aller aux toilettes ou lorsque le geôlier avait décidé, un jour, d’en lever une et pas l’autre. N’était la différence de physionomie et d’origine – Semhar était une petite Érythréenne sèche ;
Chochana, une Nigériane de forte corpulence –, on aurait dit un bébé koala et sa mère. Elles dormaient collées l’une à l’autre. Partageaient le peu qu’on leur servait à manger. Échangeaient des mots de réconfort et d’espoir, dans un anglais assez fluide pour Semhar, bien que ce ne soit pas sa langue maternelle. Priaient, chacune, dans une langue mystérieuse pour l’autre. Et fredonnaient des chansons connues d’elles seules. « Quoi qu’il se passe, pensa Semhar, au moins on sera ensemble. »
Au total, une soixantaine de filles se retrouvèrent à l’extérieur, agglutinées dans le noir, attendant les ordres du cerbère. Elles savaient d’instinct ou par ouï-dire que ça n’aurait servi à rien de tenter de fuir. Lors même qu’elles auraient réussi à échapper à la vigilance de leurs bourreaux, où auraient-elles pu aller ? Le hangar où elles étaient retenues se trouvait à des kilomètres de l’agglomération urbaine la plus proche. À un quart d’heure de marche d’une piste en terre battue, où ne semblaient s’aventurer que les 4 X 4 des matons et les pick-up qui avaient servi à les transporter dans cette bâtisse aux murs décrépits, oubliée du ciel et des hommes. Les seuls bruits de moteur qu’elles aient entendus jusque-là. Aucune chance de tomber sur une âme charitable qui se serait hasardée à leur porter secours.
Les plus téméraires l’avaient payé au prix fort, peut-être même de leur vie. Personne n’avait plus eu de nouvelles de ces têtes brûlées. À moins qu’elles n’aient touché enfin au but. Qui sait ! Dieu est grand. Elohim HaGadol. Peut-être étaient-elles parvenues au bout de leur pérégrination, sur une terre où coulent le lait et le miel. Après avoir arpenté les routes du continent des mois, voire des années durant.
Affronté vents et marées, forêts, déserts et catastrophes divers. Tout ça pour atterrir dans ce foutu pays qu’elles n’avaient pas choisi. Dans ce bagne qui ne disait pas son nom, où elles étaient gardées en otage. Soumises à toutes sortes de travaux forcés. Complices, malgré elles, du rançonnement des proches restés derrière. Dans l’attente d’une traversée qui dépendait de l’humeur des passeurs.

L’avis de… Catherine (Librairie Les beaux Titres, Levallois-Perret)
« Un livre essentiel: il rappelle que tous ces hommes, femmes et enfants, que l’on voit dans les rues et sous leurs tentes au bord du périphérique, ont un visage, une histoire, une soif de liberté, des rêves. Ces migrants sont des réfugiés politiques, économiques, écologiques. Certes, ils arrivent en Europe — pour ceux qui y parviennent — broyés, ruinés, anéantis. Dès l’instant où ils sont tombés entre les mains des passeurs, leur vie est devenue violence. Ils sont musulmans, juifs ; ils viennent de toute l’Afrique ; et chacun tente de puiser sa force dans sa croyance.
Ce livre dit donc ce courage insensé, celui de ceux qui choisissent un jour de tout quitter.»

Vidéo

Louis-Philippe Dalembert présente Mur Méditerranée © Production Page des libraires

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La mer à l’envers

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  RL_automne-2019

 

En deux mots:
Rose passe des vacances sur un bateau de croisière lorsqu’en pleine nuit l’équipage vient au secours de migrants. La mère de famille, touchée par la détresse d’un jeune homme va lui confier le portable de son fils. Elle n’imagine pas alors les conséquences de son geste…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La Mère à l’endroit

Alors qu’elle est en croisière en Méditerranée, une mère de famille est brutalement confrontée à la tragédie des migrants. Marie Darrieussecq a choisi de nous confronter à l’actualité avec humour et ironie. Une belle réussite!

« »La Mer à l’envers » se lit aussi comme « La Mère à l’endroit »». La formule est d’Olivia de Lamberterie, dans sa chronique pour le magazine ELLE. Elle résume parfaitement le propos de ce roman tour à tour drôle et émouvant en montrant qu’il est davantage centré sur la mère de famille et les choix qu’elle fait que sur le migrant qui va croiser sa route. Une façon habile aussi de happer le lecteur et de le confronter à cette question: qu’aurait-il fait à la place de Rose? Aurait-il réagi à l’endroit ou à l’envers face à la tragédie qui se joue devant ses yeux?
Car rien ne préparait les passagers de ce bateau de croisière conçu pour le farniente à se retrouver soudain confronté à la «question des migrants», pour reprendre le langage des chaînes d’information en continu.
Prévenu de la présence d’une embarcation qui tentait de se diriger vers un port européen, le capitaine est parti à leur secours et a réussi à recueillir ces candidats à l’exil à son bord. Pour la plupart des vacanciers, ce sauvetage en mer tient du spectacle et, une fois la manœuvre réussie, ils sont retournés à leurs loisirs.
Marie Darrieussecq réussit parfaitement dans le registre ironique, donnant tout à la fois à son récit la dose de cynisme qui fait le quotidien de ces gens dont on préfère ne pas connaître le destin et accentuant ainsi le fort contraste avec l’attitude de Rose qui, elle, ne détourne pas les yeux. Mieux, elle va se rapprocher d’un jeune homme et lui confier le téléphone portable de son fils afin qu’il puisse prévenir sa famille de sa situation.
Ce faisant, elle devient acteur du drame qui se joue. Au moment de débarquer, elle reste reliée à Younès, dont elle peut suivre les déplacements en traçant son portable. Retournée à Clèves, ce village imaginaire du Sud-ouest, elle «voit» son protégé à Calais et comprend que sa situation n’est pas très enviable. Aussi décide-t-elle de partir pour l’aider une fois de plus, un peu contre l’avis de sa famille.
Quand elle débarque avec le jeune homme, il faudra pour tous une période d’adaptation. Mais n’en disons pas davantage.
Rappelons plutôt que c’est à ce moment que le roman bascule. Lorsqu’il place le mari, la fille et le fils, mais aussi Rose face à Younès et face à leur indifférence, sans jamais être moralisateur. On se régale de ces pages drôles et vraies, graves et sarcastiques qui, dans un tout autre registre – mais aussi très réussi – que Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert où Ceux qui partent de Jeanne Benameur, enrichit notre réflexion sur l’un des problèmes majeurs que les pays occidentaux ont et auront à gérer dans les mois et les années qui viennent.

La Mer à l’envers
Marie Darrieussecq
Éditions P.O.L
Roman
256 pp., 18,50 €
EAN 9782818048061
Paru le 22/08/2019

Où?
Le roman se déroule en Méditerranée puis à Clèves, localité imaginaire du sud-ouest et sur la route allant jusqu’à Calais.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rien ne destinait Rose, parisienne qui prépare son déménagement pour le pays Basque, à rencontrer Younès qui a fui le Niger pour tenter de gagner l’Angleterre. Tout part d’une croisière un peu absurde en Méditerranée. Rose et ses deux enfants, Emma et Gabriel, profitent du voyage qu’on leur a offert. Une nuit, entre l’Italie et la Libye, le bateau d’agrément croise la route d’une embarcation de fortune qui appelle à l’aide. Une centaine de migrants qui manquent de se noyer et que le bateau de croisière recueille en attendant les garde-côtes italiens. Cette nuit-là, poussée par la curiosité et l’émotion, Rose descend sur le pont inférieur où sont installés ces exilés. Un jeune homme retient son attention, Younès. Il lui réclame un téléphone et Rose se surprend à obtempérer. Elle lui offre celui de son fils Gabriel. Les garde-côtes italiens emportent les migrants sur le continent. Gabriel, désespéré, cherche alors son téléphone partout, et verra en tentant de le géolocaliser qu’il s’éloigne du bateau. Younès l’a emporté avec lui, dans son périple au-delà des frontières. Rose et les enfants rentrent à Paris.
Le fil désormais invisible des téléphones réunit Rose, Younès, ses enfants, son mari, avec les coupures qui vont avec, et quelques fantômes qui chuchotent sur la ligne… Rose, psychologue et thérapeute, a aussi des pouvoirs mystérieux. Ce n’est qu’une fois installée dans la ville de Clèves, au pays basque, qu’elle aura le courage ou la folie d’aller chercher Younès, jusqu’à Calais où il l’attend, très affaibli. Toute la petite famille apprend alors à vivre avec lui. Younès finira par réaliser son rêve: rejoindre l’Angleterre. Mais qui parviendra à faire de sa vie chaotique une aventure voulue et accomplie?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Cécile Dutheil)
Les Échos (Fanny Guyomard)
La Croix (Stéphanie Janicot)
La Voix du Nord (Catherine Painset)
Les Inrocks (Nelly Kaprièlian)
La Presse (Nathalie Collard)
Actualitté (Laure Emblesec)
Untitled Magazine (Marie Heckenbenner)
Blog aux bouquins garnis
Blog Encres vagabondes (Isabelle Rossignol)
Blog La lectrice à l’œuvre (Christine Bini)


Marie Darrieussecq nous parle de son nouveau roman, dans lequel elle met une bobo parisienne face à un jeune migrant. © Production Les Inrockuptibles


Marie Darrieussecq présente La Mer à l’envers © Production éditions P.O.L

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Cette nuit-là, quelque chose l’a réveillée. Un tap tap, un effort différent des moteurs. La cabine flottait dans le bleu. Les enfants dormaient. Depuis sa couchette, les mouvements du paquebot étaient difficiles à identifier. Elle était dedans – à bord – autant essayer de sentir la rotation de la Terre. Elle et ses deux enfants devaient peser un quintal de matière vivante dans des centaines de milliers de tonnes. Leur cabine était située au cinquième étage de la masse de douze étages, trois cents mètres de long et quatre mille êtres humains.
Elle entendait des cris. Des appels, des ordres? Un claquement peut-être de chaîne? Il était quoi, trois heures du matin. Au hublot on n’y voyait rien: le dessus ridé de la mer, opaque, antipathique. Le ciel noir. La cabine «deLuxe» (c’est-à-dire économique) n’avait pas de balcon (les Prestige et les Nirvana étant hors des moyens de sa mère, qui leur a fait ce cadeau de Noël), et sans balcon, donc, on n’y voyait rien.
Elle arrangea l’édredon de la petite, resta une minute. La cabine était sombre, douillette, mais l’irruption des bruits faisait un nœud qui tordait les lignes. Elle ouvrit la porte sur le couloir. Un passager des cabines Confort (au centre, sans hublot) la regardait, debout devant sa porte ouverte. Elle portait un pyjama décent sur lequel elle avait enfilé une longue veste en laine. Lui, il était en pantalon à pinces et chemise à palmiers. Des cris en italien venaient du dessus, un bruit de pas rapides. Le voisin se dirigea vers les ascenseurs. Elle hésita – les enfants – mais au ding de l’ascenseur elle le suivit.
Ils descendirent sans un mot dans la musique d’ambiance. Peut-être aurait-il été plus malin d’aller vers le haut, vers la passerelle et le commandement? A moins que l’histoire ne se loge tout au fond, vers les cales et les machines? Le bateau semblait creuser un trou dans la mer, s’enfoncer à force de taper, interrogatif, comme cherchant un passage.
Les portes s’ouvrirent sur de la fumée de tabac et une musique éclatante. Décor pyramide et pharaons, lampes en forme de sarcophages. Des filles en lamé or étaient perchées sur des tabourets. Des hommes âgés parlaient et riaient dans des langues européennes. Le type des cabines Confort entra dans le bar à cognacs. Elle resta hésitante, à la jointure de deux bulles musicales : trois Noirs en blanc et rouge qui jouaient du jazz; une chanteuse italienne à boucles blondes, accompagnée d’un pianiste sur une estrade pivotante.
Elle traversa en apnée le casino enfumé. Dans quel sens marchait-elle? Bâbord était fumeur et tribord non fumeur. Ou l’inverse, elle ne se rappelait jamais. Le casino se trouvait sous la ligne de flottaison. Les joueurs s’agglutinaient en paquets d’algues autour des tables. Elle avait envie d’une coupe de champagne ou de n’importe quel cocktail comme les filles en lamé or. Un couple très âgé se hurlait dessus en espagnol pendant qu’une femme à peine plus jeune leur attrapait les mains pour les empêcher de se battre, que lucha la vida, prenant on ne sait qui à témoin, elle peut-être, qui se déplaçait en crabe. Elle aurait aimé voir un officiel, un de ces types en uniforme qui fendent les bancs de passagers. Elle traversa un libre-service, pizzas, hamburgers et frites, l’odeur mêlée au tabac et aux parfums et à quoi, cette légère trépidation, la vibration de quelque chose, lui flanquait légèrement la nausée. Sa mère lui avait offert le tout-inclus-sans-alcool. Sortie de ce boyau-là c’était une autre salle de jeu, vidéo cette fois, pleine d’adolescents pas couchés. Puis des couloirs déserts, des boutiques fermées, un décor égyptien mauve et rose, et le grand escalier en faux marbre vers la discothèque Shéhérazade. Malgré la musique on percevait une rumeur, mais à tenter d’isoler les sons on ne l’entendait plus.
Elle hésita. Un amas de retraités ivres titubait au bas de l’escalier. Elle visualisa son petit corps debout dans la masse creuse du bateau, et la mer dessous, énorme, indifférente. Les passagers du Titanic eux aussi avaient mis un certain temps à interpréter les signes. Ce voyage était une promotion de Noël, peut-être parce qu’un des paquebots avait fait naufrage quelques années auparavant, trente-deux morts. Partir en croisière aussi comportait des risques.
No pasa nada, niente, nothing, l’officiel à casquette souriait, tout va bien, tutto bene. Elle se sentit un peu bête mais charmante dans ses lainages près du corps. La piscine était fermée mais éclairée. La fontaine en forme de sirène était à l’arrêt bouche ouverte. La trépidation devenait certaine en contemplant l’eau : l’eau carrée faisait des cercles, il faisait du surplace, ce bateau. Elle attrapa un plaid sur une chaise longue et traversa un sas vers le pont supérieur. Le vent s’engouffra, elle enroula le plaid autour de sa tête. La Voie lactée jaillit au-dessus d’elle. Elle était une astronaute prête pour l’apesanteur.
Un rivage se tenait loin. L’Italie? Malte? La Grèce? Quand même pas la Libye. Elle avait vérifié sur internet: à raison de quelques millimètres de «convergence» par an, dans très longtemps la Méditerranée ressemblera à un fleuve. On pourra la passer à pied (sauf qu’à ce rythme il ne restera plus d’humains). C’est la Grèce qui se glisse sous l’Afrique, le Péloponnèse tombe comme une grosse goutte. Athènes et Alexandrie ne feront qu’une, songe-t-elle, noyées ou enfouies.
Les croisières rendent rêveur (quand on ne passe pas sa vie au casino). On est légèrement abasourdie, bercée. Rose s’abritait du vent sous la grande cheminée. Des lumières ondulaient sur l’horizon très noir. Il y eut de nouveau comme un bruit de chaînes, est-ce qu’un bateau de cette taille peut jeter l’ancre n’importe où, ou quoi, dériver? La mer semblait tellement froide en cette saison, la pensée reculait. Quelqu’un courait – en ciré jaune – venait vers elle dans un raffut de lourdes semelles sur le métal du pont : «Est-ce que?…» demanda-t-elle, mais il la dépassa dans un crépitement de talkie-walkie. Le pont retomba dans le silence. Elle voyait son ombre dans les guirlandes de Noël, une grosse bulle de tête sur un corps en fil de fer. On gelait. Est-ce que les astronautes devant la courbe de la Terre se sentent seuls en charge du monde ?
Bon. Elle retourna à sa cabine. Les enfants dormaient. Elle enfila un jean, son blouson chaud et ses baskets. Elle vérifia que le téléphone de son fils était allumé. 4 h 02. Elle prit les gilets de sauvetage dans le placard, le petit pour sa fille, le grand pour son fils, et les posa sur leurs couchettes. Ça faisait comme deux gros doudous fluo. Elle se vit à la maison avec eux, et son mari, leur père. La sensation familière, l’oppression sous le sternum. Elle prit une photo, sans flash, de ses magnifiques enfants superposés et endormis, sur le fond doré de la cabine deLuxe.
Au douzième et dernier étage, on pouvait rejoindre la proue, avec vue sur les deux côtés. Il fallait passer par la piste de rollers, le square de jeux pour enfants, et longer l’autre piscine, celle en plein air, couverte d’un filet pour la nuit. Elle se repérait. Et maintenant il suffisait de se laisser guider par les sons. Des voix, des cris, oui, des pleurs? Le paquebot était immobile sur le gouffre noir. Elle se pencha. A chaque croisière un suicide. Les bateaux partent à quatre mille et rentrent à combien. Un point jaune assez fixe brillait au loin, à quelle distance? Descendre une passerelle, une autre : impasse. Retraverser un sas vers l’intérieur, large couloir chaud, section Prestige, portes espacées, enjamber des plateaux de room service abandonnés sur la moquette, trouver un autre sas et ressortir sur une coursive dans le vent. Un puzzle en 3D.
Tout en bas, sous elle, on mettait une chaloupe à la mer. Ratatata faisaient les chaînes. La chaloupe diminuait, diminuait, la surface de la mer vue d’en haut comme d’un immeuble. Silence. Les bruits fendaient la nuit de rayures rouges. Un officiel et deux marins descendaient le long de la paroi dans la chaloupe, un gros tas de gilets de sauvetage à leurs pieds. En mer il y avait comme des pastilles effervescentes, écume et cris. Et elle voyait, elle distinguait, un autre bateau, beaucoup plus petit mais grand quand même. Ses yeux protégés de la main contre les guirlandes de Noël s’habituaient à la nuit, et rattachaient les bruits aux mouvements, elle comprenait qu’on sauvait des gens.
D’autres passagers au bastingage tentaient de voir aussi. C’étaient des Français de Montauban, elle les croisait au restaurant deLuxe. Ils la saluèrent, ils étaient ivres. Les deux femmes, jeunes, piétinaient en escarpins, il y en a pour des plombes estima l’une d’elles. Un homme criait à l’autre «mais putain tu es dentiste, dentiste comme moi», la phrase les faisait rire sans qu’on sache pourquoi. Un autre couple courait vers eux, baskets et survêtement, faisaient-ils du sport à cette heure ? Ils ne parlaient aucune langue connue: des Scandinaves? Rose leur expliqua dans son anglais du lycée qu’il y avait, là, dans la mer, des gens. Et peu à peu et comme se donnant on ne sait quel mot mystérieux, des passagers se regroupaient. Il était quoi, quatre heures et demie du matin. La chaloupe avait touché l’eau, cognant contre le flanc du paquebot, le moteur démarrait impeccable sous l’œil des passagers penchés, l’officier à la proue et les deux marins derrière, debout très droits, comme un tableau. D’autres canots de sauvetage étaient parés à la descente. Elle se demanda s’il fallait qu’elle aille réveiller ses enfants pour qu’ils voient. Un employé surgit, «Ladies and gentlemen, please go back to your cabins». Les canots peu à peu s’éloignaient, bruits de moteur mêlés. Les voix semblaient marcher sur l’eau. On demandait dans de multiples langues ce qui se passait, alors que c’était évident, pourquoi ils n’appellent pas les flics? C’est à la police des mers d’intervenir. Ces gens sont fous, ils emmènent des enfants. On ne va quand même pas les laisser se noyer. C’était une des Françaises qui venait de parler et Rose eut un élan d’amour pour sa compatriote honorable. Un officier insistait en anglais et en italien pour que tout le monde quitte le pont. Les Français ivres et dentistes avaient froid et un peu la gerbe: le bateau imprimait aux corps son léger mouvement vertical, sa légère chute répétée. Venez, on va s’en jeter un, dit un dentiste. Rose resta avec la Française honorable pendant que l’autre femme se tordait les chevilles à la suite des hommes. »

À propos de l’auteur
Marie Darrieussecq est née le 3 janvier 1969 au Pays Basque. Elle est écrivain et psychanalyste. Elle vit plutôt à Paris. (Source: Éditions P.O.L)

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Mur Méditerranée

Mur Méditérannée.eps
  RL_automne-2019  coup_de_coeur

En deux mots:
Elles s’appellent Chochana, Sembar et Dima. Le destin a voulu qu’elles se retrouvent toutes trois à bord d’un bateau qui prend l’eau et qui vogue vers Lampedusa. Alors que l’issue du voyage s’annonce de plus en plus incertain, on va découvrir leurs parcours respectifs depuis le Nigéria, l’Érythrée et la Syrie.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’Odyssée des «migrants»

Dans un roman bouleversant et richement documenté Louis-Philippe Dalembert nous fait découvrir le parcours de trois femmes venues du Nigéria, d’Érythrée et de Syrie et qui se retrouvent à bord d’un bateau voguant vers l’Europe.

La chose devient malheureusement courante: les êtres humains se transforment en statistique, les vies se marchandent en quotas et les destins individuels se retrouvent agglomérés sous le terme générique de «migrant». C’est pourquoi il convient de remercier d’emblée Louis-Philippe Dalembert pour ce roman qui leur dignité à ces personnes et en particulier aux trois femmes qui se retrouvent à bord d’un bateau qui vogue vers Lampedusa.
Chochana vient du Nigéria, Sembar d’Érythrée et Dima de Syrie. La construction du roman va nous permettre de découvrir successivement leurs parcours respectifs et nous faire comprendre combien le choix de l’exil ne se fait pas par gaieté de cœur, combien les risques sont extrêmes. Chochana vit tous les jours dans la crainte d’être la proie des partisans de Boko Haram, d’être prisonnière dans son propre pays, de n’avoir plus d’autre choix que la soumission et qui voit dans la fuite le seul espoir d’une vie meilleure.
Semhar, qui rêve de devenir institutrice, est quant à elle soumise à un pouvoir dictatorial qui l’enrôle dans son armée pour une durée qui n’est pas précisée – les habitants parlent de «prison à ciel ouvert» – et qui élabore avec son fiancé un plan pour fuir ce pays qui a l’indice de développement humain (IDH) le plus bas au monde et où elle n’a pas d’avenir.
Pour Dima, l’idée même de l’exil était impensable quelques mois plus tôt, faisant partie de la bourgeoisie syrienne et vivant très agréablement avec son mari ingénieur et ses deux filles à Alep. Au début de la guerre, elle a fait le dos rond et a pensé que la paix reviendrait vite, mais il lui a vite fallu déchanter en constatant que le déluge de bombes prenait de l’ampleur et qu’il était plus raisonnable de suivre les convois de réfugiés profitant d’un cessez-le-feu provisoire pour se mettre à l’abri, pour échapper aux Islamistes autant qu’à l’armée de Bachar el-Assad.
Si ce roman, qui s’appuie sur des témoignages et en particulier sur le récit du sauvetage effectuée en juillet 2014 par l’équipage du tanker danois Torm Lotte, est si fort, si prenant, c’est qu’il nous place littéralement aux côtés de ces centaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont quasiment déjà tout perdu avant de monter à bord, victimes de passeurs sans scrupules et dont la survie devient au fil du temps de plus en plus incertaine.
Comment aurions-nous réagi en constatant que dans la cale l’air devenait de plus en plis irrespirable et que la place sur le pont était déjà réduite au minimum vital, en découvrant qu’une voie d’eau rendait les conditions de navigation de plus en plus aléatoire, que les passeurs devenaient de plus en plus nerveux et n’hésitaient pas à tabasser toutes les voix protestataires et à jeter par-dessus bord tous ceux qui étaient trop affaiblis pour survivre?
Bouleversant par son réalisme et par l’intensité extrême des situations, ce roman touche aussi par son humanité. On y découvre des femmes qui ne se connaissaient pas avant de se retrouver sur ce bateau, se solidariser, se battre pour sauver un enfant, s’unir pour survivre. Au moment où le jour se lève, où cette Odyssée tragique s’achève, on se prend à rêver que l’Europe sera à la hauteur, même en sachant qu’il ne sera rien.
Avec Louis-Philippe Dalembert, on ne pourra toutefois plus dire qu’on ne savait pas, que le message de Chochana, Semhar, Dima et les autres doit être entendu et relayé.

Mur Méditerranée
Louis-Philippe Dalembert
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
330 p., 22 €
EAN 9782848053288
Paru le 29/08/2019

Où?
Le roman se déroule en Syrie, à Alep et Damas, au Nigéria et en Érythrée ainsi qu’en Lybie, en particulier à Sabratha, puis en Méditerranée jusqu’aux côtes italiennes, du côté de Lampedusa.

Quand?
L’action se situe il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
À Sabratha, sur la côte libyenne, les surveillants font irruption dans l’entrepôt des femmes. Parmi celles qu’ils rudoient, Chochana, une Nigériane, et Semhar, une Érythréenne. Les deux se sont rencontrées là après des mois d’errance sur les routes du continent. Depuis qu’elles ont quitté leur terre natale, elles travaillent à réunir la somme qui pourra satisfaire l’avidité des passeurs. Ce soir, elles embarquent enfin pour la traversée.
Un peu plus tôt, à Tripoli, des familles syriennes, habillées avec élégance, se sont installées dans des minibus climatisés. Quatre semaines déjà que Dima, son mari et leurs deux fillettes attendaient d’appareiller pour Lampedusa. Ce 16 juillet 2014, c’est le grand départ.
Ces femmes aux trajectoires si différentes – Dima la bourgeoise voyage sur le pont, Chochana et Semhar dans la cale – ont toutes trois franchi le point de non-retour et se retrouvent à bord du chalutier unies dans le même espoir d’une nouvelle vie en Europe.
Dans son village de la communauté juive ibo, Chochana se rêvait avocate avant que la sécheresse ne la contraigne à l’exode ; enrôlée, comme tous les jeunes Érythréens, pour un service national dont la durée dépend du bon vouloir du dictateur, Semhar a déserté ; quant à Dima, terrée dans les caves de sa ville d’Alep en guerre, elle a vite compris que la douceur et l’aisance de son existence passée étaient perdues à jamais.
Sur le rafiot de fortune, l’énergie et le tempérament des trois protagonistes – que l’écrivain campe avec humour et une manifeste empathie – leur seront un indispensable viatique au cours d’une navigation apocalyptique.
S’inspirant de la tragédie d’un bateau de clandestins sauvé par le pétrolier danois Torm Lotte pendant l’été 2014, Louis-Philippe Dalembert, à travers trois magnifiques portraits de femmes, nous confronte de manière frappante à l’humaine condition, dans une ample fresque de la migration et de l’exil.

Les critiques
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Les Échos (Jean-Philippe Louis)
Marianne (Clara Dupont-Monod)
Le Nouveau Magazine littéraire (Kerenn Elkaïm)
Le Monde (Zoé Courtois)
L’Express (Marianne Payot)
Le Point (Tahar Ben Jelloun)
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Louis-Philippe Dalembert présente Mur Méditerranée © Production Page des libraires

INCIPIT (Les premières pages du livre)
LARGUEZ LES AMARRES!
La nuit finissait de tomber sur Sabratha lorsque l’un des geôliers pénétra dans l’entrepôt. Le soleil s’était retiré d’un coup, cédant la place à un ciel d’encre d’où émergeaient un croissant de lune pâlotte et les premières étoiles du désert limitrophe. L’homme tenait à la main une lampe torche allumée qu’il braqua sur la masse des corps enchevêtrés dans une poignante pagaille, à même le sol en béton brut ou, pour les plus chanceux, sur des nattes éparpillées çà et là. En dépit de la chaleur caniculaire à l’intérieur du bâtiment, les filles s’étaient repliées les unes contre les autres au seul bruit de la clé dans la serrure.
Comme si elles avaient voulu se protéger d’un danger qui ne pouvait venir que du dehors. Une odeur nauséeuse d’eau de Cologne se précipita pour se mêler aux relents de renfermé. Le maton balaya les visages déformés par les brimades et les privations quotidiennes, avant de figer la lumière sur l’un d’eux, le crispant de terreur. Le hangar résonna d’un « You. Out ! », accompagné d’un geste impérieux de l’index. La fille désignée s’empressa de ramasser sa prostration et le balluchon avec ses maigres affaires dedans, comme ça lui avait été demandé, de peur d’être relevée à coups de rangers dans les côtes.
En temps normal, le geôlier, le même ou un autre, en choisissait trois ou quatre qu’il ramènerait une poignée d’heures plus tard, quelquefois au bout de la journée, les propulsant tels des sacs de merde au milieu des autres recroquevillées par terre. La plupart trouvaient refuge dans un coin de la pièce, murées dans leur douleur ou blotties dans les bras de qui avait encore un peu de compassion à partager. D’aucunes laissaient échapper des sanglots étouffés, qui ne duraient guère, par pudeur ou par dignité. Toutes savaient l’enfer que les « revenantes » avaient vécu entre le moment où elles avaient été arrachées de l’entrepôt et celui où elles rejoignaient le groupe. Même les dernières arrivées étaient au courant, les anciennes les avaient mises au parfum.
Au besoin, l’état de leurs camarades d’infortune, se tenant le bas-ventre d’une main, les fesses de l’autre, le visage tuméfié parfois, suffisait à leur donner une idée de ce qui les attendait au prochain tour de clé.
Ce soir-là, le surveillant en désigna beaucoup plus que d’habitude, les houspillant et les bousculant pour accélérer la sortie de la pièce. « Move ! Move ! Prenez vos affaires. Allez, bougez-vous le cul. » Dieu seul sait selon quel critère il les choisissait, tant l’évacuation se passait dans la hâte. Le hasard voulut que Semhar et Chochana en fassent partie.
Ces deux-là ne se quittaient plus, sinon pour aller aux toilettes ou lorsque le geôlier avait décidé, un jour, d’en lever une et pas l’autre. N’était la différence de physionomie et d’origine – Semhar était une petite Érythréenne sèche ;
Chochana, une Nigériane de forte corpulence –, on aurait dit un bébé koala et sa mère. Elles dormaient collées l’une à l’autre. Partageaient le peu qu’on leur servait à manger. Échangeaient des mots de réconfort et d’espoir, dans un anglais assez fluide pour Semhar, bien que ce ne soit pas sa langue maternelle. Priaient, chacune, dans une langue mystérieuse pour l’autre. Et fredonnaient des chansons connues d’elles seules. « Quoi qu’il se passe, pensa Semhar, au moins on sera ensemble. »
Au total, une soixantaine de filles se retrouvèrent à l’extérieur, agglutinées dans le noir, attendant les ordres du cerbère. Elles savaient d’instinct ou par ouï-dire que ça n’aurait servi à rien de tenter de fuir. Lors même qu’elles auraient réussi à échapper à la vigilance de leurs bourreaux, où auraient-elles pu aller ? Le hangar où elles étaient retenues se trouvait à des kilomètres de l’agglomération urbaine la plus proche. À un quart d’heure de marche d’une piste en terre battue, où ne semblaient s’aventurer que les 4 X 4 des matons et les pick-up qui avaient servi à les transporter dans cette bâtisse aux murs décrépits, oubliée du ciel et des hommes. Les seuls bruits de moteur qu’elles aient entendus jusque-là. Aucune chance de tomber sur une âme charitable qui se serait hasardée à leur porter secours.
Les plus téméraires l’avaient payé au prix fort, peut-être même de leur vie. Personne n’avait plus eu de nouvelles de ces têtes brûlées. À moins qu’elles n’aient touché enfin au but. Qui sait ! Dieu est grand. Elohim HaGadol. Peut-être étaient-elles parvenues au bout de leur pérégrination, sur une terre où coulent le lait et le miel. Après avoir arpenté les routes du continent des mois, voire des années durant.
Affronté vents et marées, forêts, déserts et catastrophes divers. Tout ça pour atterrir dans ce foutu pays qu’elles n’avaient pas choisi. Dans ce bagne qui ne disait pas son nom, où elles étaient gardées en otage. Soumises à toutes sortes de travaux forcés. Complices, malgré elles, du rançonnement des proches restés derrière. Dans l’attente d’une traversée qui dépendait de l’humeur des passeurs.

À propos de l’auteur
Louis-Philippe Dalembert est né à Port-au-Prince et vit à Paris. Il a publié depuis 1993 chez divers éditeurs, en France et en Haïti, des nouvelles (au Serpent à plumes dès 1993: Le Songe d’une photo d’enfance), de la poésie (dont son dernier recueil paru chez Bruno Doucey en 2017: En marche sur la terre), des essais (chez Philippe Rey/Culturesfrance en 2010, avec Lyonel Trouillot: Haïti, une traversée littéraire) et des romans (les derniers en date, au Mercure de France: Noires blessures en 2011 et Ballade d’un amour inachevé en 2013). Professeur invité dans diverses universités américaines, il a été pensionnaire de la Villa Médicis (1994-1995), écrivain en résidence à Jérusalem et à Berlin, et a été lauréat de nombreux prix dont le prix RFO en 1999, le prix Casa de las Américas en 2008 et le prix Thyde Monnier de la SGDL en 2013.
Avant que les ombres s’effacent, paru en mars 2017 chez Sabine Wespieser éditeur, a remporté le prix Orange du Livre et le prix France Bleu/Page des libraires. Mur Méditerranée, est paru en août 2019. (Source: Sabine Wespieser Éditeur)

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Juste après la vague

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En deux mots:
Une famille de onze personnes se trouve seule sur une île, après un terrible raz-de-marée. Dès lors une seule question va se poser: comment s’en sortir? L’heure des choix impossibles a sonné.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Une famille en péril

Sandrine Collette n’a pas son pareil pour installer une atmosphère tendue, pour pousser les émotions à leur paroxysme. Juste après la vague en apporte une nouvelle preuve.

Nous avions quitté Sandrine Collette avec un groupe de femmes tentant de se fuir une sorte de camp de concentration dans Les larmes noires sur la terre. Avec Juste après la vague, elle ne quitte pas l’ambiances lourde, le danger permanent, la tension extrême, même si le monde qu’elle décrit est totalement différent. Cette fois, une famille va devoir se battre contre les éléments, tenter de survivre à une catastrophe naturelle.
Le roman débute six jours après le passage d’un gigantesque raz-de-marée consécutif à une éruption volcanique. Sur la petite île où Louie, ses parents et tous ses frères et sœurs ont résisté à la fureur de la nature, le moral est au plus bas : « Ils étaient là tels des chatons trempés sous la pluie, calés les uns contre les autres avec leurs regards hébétés, les yeux qui cillaient à cause des rafales de vent et des averses chaudes. Devant eux, c’était la mer, mais pas que. Derrière, à gauche, à droite, c’était aussi la mer. En six jours, ils n’avaient pas eu le temps de s’habituer, mais ils avaient compris que le monde ne serait plus jamais comme avant. Ils ne disaient rien. Juste, ils se tenaient pas la main tous les onze, le père, la mère et les neuf enfants, visages fouettés par le temps devenu fou, par le déluge qui ne s’arrêtait pas, ou si peu, les obligeant à se replier autour de la maison. »
Ils sont sauvés, mais ne sont qu’en sursis. Car autour d’eux il n’y a pas âme qui vive, l’eau continue à manquer et les ressources sont très limitées. Avant que les secours ne puissent s’organiser, il faudra vraisemblablement attendre très longtemps, si tant est que quelqu’un puisse imaginer qu’il y a encore des survivants. Pour ne pas effrayer les plus jeunes, on tente de cacher une vérité qui devient pourtant de jour en jour plus criante: si on ne quitte pas l’île et aucun bateau ne vient les secourir, alors ils finiront tous engloutis.
Dans ce roman des choix cruciaux et des décisions douloureuses, les parents préparent une barque pour tenter de rejoindre la terre ferme à la rame. Mais ils savent d’une part qu’il n’y aura pas la place pour tout le monde sur la frêle embarcation et d’autre part que le risque de ne jamais arriver à bon port est très élevé. Au matin du treizième jour, Louie se réveille sans humer l’odeut du café et du pain grillé. Perrine et Noé dorment encore et ne se doutent pas qu’ils sont désormais seuls. Le reste de la famille les a laissés là – pourquoi pas les autres – en promettant de revenir les chercher.
Avec le sens de la construction qui la caractérise, Sandrine Collette va dès lors découper son roman en deux parties, l’histoire des trois enfants livrés à eux-mêmes, face à un niveau d’eau qui poursuit inexorablement son ascension, et qui doivent s’inventer un quotidien qui ne soit pas englouti… par le désespoir. Lorsqu’un bateau passe à l’horizon, ils vont imaginer durant quelques minutes que leur calvaire va prendre fin, mais l’horizon est à nouveau vide. Alors ils décident de construire un radeau pour quitter l’île avant qu’il ne soit trop tard.
Le reste de la famille a tenu le coup sur le bateau, le père et les aînés se relayant pour ramer. Ils auront même l’occasion de se dégourdir un peu les jambes et de manger des mûres sur une île qui croise leur route. Mais la route est encore longue et les provisions s’amenuisent. Quand ils sont attaqués par un énorme poisson, c’est la panique. «Deux mètres de force et de colère» vont coûter la vie à Mattéo et laisser Madie «tout entière fermée, repliée sur son désespoir». Une mère déjà rongée par l’abandon de trois autres de ses enfants. Et qui n’a pas fini de souffrir…
À ce stade du récit, il serait dommage d’en dire davantage et de raconter le destin des uns et des autres. En revanche, je peux vous garantir que vous ne lâcherez plus le livre et que vos émotions vont jouer les montagnes russes. Aussi bien à côté des trois enfants qui doivent décider quelle est la meilleure option pour s’en sortir qu’à côté des parents rongés par le doute et la culpabilité, vous allez être bouleversé par les choix impossibles qui s’offrent à eux. C’est diabolique, tendu, irrespirable. C’est bien plus qu’un thriller efficace, c’est un grand roman sur cette mystérieuse cellule que constitue une famille.

Juste après la vague
Éditions Denoël
Roman
304 p., 19,90 €
EAN : 9782207140680
Paru en 18 janvier 2018

Ce qu’en dit l’éditeur
Une petite barque, seule sur l’océan en furie.
Trois enfants isolés sur une île mangée par les flots.
Un combat inouï pour la survie d’une famille.
Il y a six jours, un volcan s’est effondré dans l’océan, soulevant une vague titanesque, et le monde a disparu autour de Louie, de ses parents et de ses huit frères et sœurs. Leur maison, perchée sur un sommet, a tenu bon. Alentour, à perte de vue, il n’y a plus qu’une étendue d’eau argentée. Une eau secouée de tempêtes violentes, comme des soubresauts de rage. Depuis six jours, ils espèrent voir arriver des secours, car la nourriture se raréfie. Seuls des débris et des corps gonflés approchent de leur île.
Et l’eau recommence à monter. Les parents comprennent qu’il faut partir vers les hautes terres, là où ils trouveront de l’aide. Mais sur leur barque, il n’y a pas de place pour tous. Il va falloir choisir entre les enfants.
Une histoire terrifiante qui évoque les choix impossibles, ceux qui déchirent à jamais. Et aussi un roman bouleversant qui raconte la résilience, l’amour, et tous ces liens invisibles mais si forts qui soudent une famille.

Les critiques
Babelio
Blog Passion Bouquins
Emotions – blog littéraire et musical 
La Cause littéraire (Christelle d’Herart-Brocard)
RTL (Bernard Lehut – Les livres ont la parole)
Blog La fée lit
Blog Quatre sans quatre
Blog Carobookine


Sandrine Collette évoque Juste après la Vague © Production BePolar TV

Les premières pages du livre
« Louie se pencha pour ramasser la petite chose mouillée que la mer avait poussée jusqu’à la rive et qui se tenait là, inerte, à peine agitée par l’eau, se heurtant à la terre. C’était une mésange, une bleue, de celles qu’ils essayaient de préserver, avant, parce qu’elles se faisaient rares. Il la prit entre ses mains et la tendit à son père.
– Tiens, Pata. Encore une.
Le père hocha la tête et la garda contre lui. Les autres regardaient en silence. Ils iraient l’enterrer plus tard, là où ils avaient mis les oiseaux morts. Ce serait le cent trente-quatrième – Louie connaissait le chiffre par cœur.
Et comme les autres, il se remit à contempler l’océan en rage.
Ils étaient là tels des chatons trempés sous la pluie, calés les uns contre les autres avec leurs regards hébétés, les yeux qui cillaient à cause des rafales de vent et des averses chaudes. Devant eux, c’était la mer, mais pas que. Derrière, à gauche, à droite, c’était aussi la mer. En six jours, ils n’avaient pas eu le temps de s’habituer, mais ils avaient compris que le monde ne serait plus jamais comme avant. Ils ne disaient rien. Juste, ils se tenaient pas la main tous les onze, le père, la mère et les neuf enfants, visages fouettés par le temps devenu fou, par le déluge qui ne s’arrêtait pas, ou si peu, les obligeant à se replier autour de la maison.
Six jours depuis la vague.
Le raz-de-marée était arrivé et personne ne l’avait entendu.
Ou si quelqu’un l’avait entendu, c’était déjà trop tard.
S’ils auraient dû le prévoir? À quoi bon se torturer, avait chuchoté le père, à présent que c’est fait.
Depuis, ils n’avaient pas vu âme qui vive; Pata avait dit qu’ils étaient peut-être les seuls survivants, rapport à cette fichue colline qui coupait les pattes des petiots quand ils rentraient de l’école à la fin de la journée, oui cette colline qui leur avait sauvé la vie parce qu’elle était perchée trop haut et qu’elle montait trop fort. Le village se trouvait en bas, dans la vallée où il n’y avait plus rien à voir. Cependant, à cet instant, ils se tournèrent d’un bloc vers elle, comme si la pensée leur était venue tous ensemble; et dans la vallée, c’était encore la mer.
La vague avait déferlé sur le monde et avait tout emporté, maisons, voitures, bêtes et humains par milliers, attrapant les chair et les murs en béton pour ls enfouir sous les lames et les courants effrayants, les écraser, les gober sans retenue – si elles s’étaient retirées, les eaux auraient laissé derrière elles des champs lessivés, jonchés de corps morts et de débris d’os, de métal et de verre, mais elles n’étaient pas redescendues, elles s’étaient installées là, envahissantes et meurtrières, et depuis six jours elles charriaient des arbres arrachés, des poutres brisées, des cadavres au ventre gonflé que les petiots regardaient passer en essayant de les reconnaître. »

Extrait
« Le temps glisse sur elle. La mort de Lotte lui a fait une étrange carapace. Personne ne la voit qu’elle, une toile transparente qui lui amène les bruits feutrés, les images voilées. Les lumières atténuées, et les voix qui se déforment. La mère n’y peut rien, c’est venu tout seul. Parfois cela l’arrange ; parfois elle aimerait s’en détacher car quelque chose en elle est conscient que cette curieuse léthargie ne doit pas vaincre tout à fait, qu’il faut l’en empêcher sinon elle sombrera pour de bon, ce qui ne la gênerait pas tant, Dieu, mais tout de même, il y a les autres. Elle ne devine pas que son cœur lentement se répare, jouant des aller-retours sur le chemin d’une guérison qui n’en sera jamais une, un pansement peut-être, une compresse pour appuyer bien fort là où cela saigne, juste de quoi continuer, se lever le matin, une pommade pour l’enfant disparue.
Mais non, Madie n’en a pas idée, c’est trop vite. Elle n’imagine pas que la nécessité puisse avoir raison de la douleur de cette façon-là, avec tant d’indifférence et tant de renoncement. Le chagrin la dévore et la déserte. »

À propos de l’auteur
Sandrine Collette est née en 1970. Elle partage son temps entre l’écriture et ses chevaux dans le Morvan. Elle est l’auteur de Des nœuds d’acier, Grand Prix de Littérature policière 2013 et best-seller dès sa sortie, de Un vent de cendres, de Six fourmis blanches et de Il reste la poussière, couronné par le prix Landerneau 2016 et de Les larmes noires sur la terre. (Source: éditions Denoël)

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Mon père, l’Algérie et un bain forcé

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En deux mots:
Une partie de pêche en compagnie de son père au large de Carqueiranne, l’occasion de dérouler l’histoire familiale, de revenir à l’installation de la famille en Algérie et sur les événements qui ont émaillé le siècle passé.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré) 

Ma chronique:

Mon père, l’Algérie et un bain forcé

En explorant l’histoire familiale, l’auteur revient sur plus d’un siècle d’occupation de l’Algérie par la France et cherche à dresser ainsi sa propre carte d’identité.

Dans un entretien avec Pascal Bourgeais dans le Quotidien La République du Centre, Jean-Marie Blas de Roblès donne une belle définition de son projet. Un retour aux sources, une interrogation sur ses propres racines « cette histoire de Français d’Algérie, de pied-noir, de rapatrié ; j’avais huit ans… Qui était vraiment colon, qui ne l’était pas? Qu’est ce qui s’est passé pendant la guerre d’Algérie, pourquoi ils s’en sont autant voulus? J’avais besoin de tirer ça au clair par rapport à ma propre identité, parce que ça a été compliqué, et ça l’est toujours… Je ne sais pas d’où je suis, en fait: c’est étrange de se vivre juste Méditerranéen… Je ne voulais pas écrire quelque chose de nostalgique; le personnage essaie de se réconcilier avec son père, mais il essaie aussi de réconcilier les Français avec les Algériens… Comme dans la tragédie grecque, il y a un moment où il faut passer par la réconciliation, quelles que soient les horreurs commises des deux côtés, et Dieu sait qu’il y en a eu. Sinon, c’est l’Iliade à jamais… »
Mais une fois explicité le propos, on sait qu’avec l’auteur de L’Île du Point Némo, il faut s’attendre à quelques surprises. Comme par exemple avec cette partie de pêche au large de Carqueiranne qui ouvre ce roman, dense, passionnant, parfois drôle et qui va nous permettre une recréation à la fois de l’histoire familiale et celle du XXe siècle. L’occasion pour nous d’en apprendre beaucoup sur les techniques utilisées, sur la faune marine, mais aussi sur le caractère de ce père que le narrateur tente de cerner.
« Cela fait un certain temps – depuis l’anniversaire de ses quatre-vingt-dix ans – que je tanne mon père pour qu’il se raconte. Une espèce d’urgence à récupérer le plus possible de sa vie, comme si la mienne et celle de mes enfants en dépendaient. Cette urgence même lui déplaît, il y perçoit l’imminence de sa mort, et j’imagine, comme sa précipitation. Par amour pour moi, il se fait violence… »
En fait, c’est depuis 1982 et La mémoire de riz, un recueil de 22 nouvelles qui mettait en scène tout autant de personnages que Jean-Marie Blas de Roblès s’était juré d’y revenir, d’enreichir cette galerie d’anecdotes et de souvenirs pour raconter la saga des Cortès.
On peut, pour cela revenir au mois de juillet 1882, le jour où le grand-père Juanico fête ses quatre ans et qui coïncide avec l’arrivée en Algérie. «Ses parents s’étaient longtemps agrippés à leur terre andalouse» avant de jeter l’éponge en s’imaginant un avenir meilleur de l’autre côté de la Méditerranée. Mais l’acclimatation est tout sauf facile, les affaires ne sont guère florissantes et le couple tangue. Après quelques trafics peu honnêtes, quelques infidélités et un gros coup de blues, voilà Juanico résolu à se suicider dans les toilettes. Ce qui donnera un fiasco de plus…
« Mon père, avait résumé son fils Manuel un soir d’été à Carqueiranne, c’était rien : un joueur de cartes, un gros travailleur et un gros baiseur. Il trompait ma mère avec tout ce qui passait. »
Voilà qui nous conduit début du XXe siècle sur les pas de Manuel, dont le fils tente de recueillir les confidences. Mêlant avec beaucoup d’originalité les épisodes familiaux et historiques, le narrateur va nous offrir un portrait sans doute plus vrai que bien des manuels d’Histoire sur les soubresauts qui ont alors secoué le pays et le monde. « En Algérie, comme ailleurs, le fascisme avait réussi à scinder la population en deux camps farouchement opposés. Les antijuifs d’autrefois adhéraient maintenant aux Croix-de-Feu du colonel de La Rocque, au Parti populaire français de Jacques Doriot, reprenant à leur compte les invectives de Maurras, de Henri Béraud, de Brasillach. »
Un contexte qui ne peut qu’exacerber les tensions, heurter les sensibilités et les opinions, monter les communautés les unes contre les autres. On passe d’une Guerre mondiale à l’autre et l’on découvre à chaque fois les mêmes exactions, les mêmes dérives, les mêmes scènes de viol, de meurtres, d’arbitraire. Comme les cadavres qui reposent sous le jardin public de Bel-Abbès où le narrateur va jouer sans se douter qu’il s’agit en fait un cimetière, il va tenter d’oublier les épisodes les plus noirs de sa campagne d’Italie et sera sauvé par un éclat d’obus à la fesse qui le contraindra à abandonner le front.
S’il a «pas mal morflé», il sera ensuite apte à reprendre le combat lors du débarquement en Provence et traversera la France jusqu’aux contreforts des Vosges. À son retour auprès des siens, le médecin militaire sera un autre homme. Lesté d’un poids douloureux, il sait ce que représente la comptabilité morbide qui, de jour en jour, pousse les deux camps à la surenchère. « Combien de morts en tout? Au 30 juin 1945, l’administration française avait compté avec certitude cent deux Européens tués, cent dix blessés et dix viols. Côté indigène, en revanche, ce fut et c’est toujours une estimation dont l’amplitude varie avec le temps et la volonté de minimiser ou de grossir le nombre des victimes. Entre le « moins de deux mille Arabes » du colonel Goutard et les quarante-cinq mille morts » de l’historiographie officielle algérienne, la réalité se dérobe dans le flou qui sépare ces deux excès de la dissimulation. Plusieurs milliers de victimes, à coup sûr, mais dont le nombre importe peu au regard de ce que son caractère flottant suppose de ratonnades, de mitraillages à vue, d’exécutions sommaires, de fosses communes camouflées, de désintérêt total pour la personne humaine. Un chasseur ne se préoccupe pas, lui non plus, d’identifier chacun des merles qu’il a tués, mais il connaît au moins le chiffre exact de son tableau de chasse. »
Est-ce pour cette raison que Manuel livrera bien des années plus tard cette sentence à son fils jusque là épargné par un conflit qui se rapproche pourtant jour après jour
«– Toi, de toute façon, tu n’as jamais été un vrai pied-noir! »
Mais c’est dans doute l’élément déclencheur de ce beau roman. À l’image de Brigitte Giraud dans Un loup pour l’homme et d’Alice Zéniter avec L’Art de perdre, l’auteur va revenir sur le début des années soixante et sur la fin de la colonisation. Lorsqu’en janvier 1961, peu avant le naissance de sa seconde fille, Manuel décide d’emménager dans une belle villa, il ne se rend pas compte que les événements vont se précipiter. En quelques semaines, tout va basculer. Il faut partir. « La France s’est dédouanée de l’Algérie française en fustigeant ceux-là même qui ont essayé tant bien que mal de faire exister cette chimère. Les pieds-noirs sont les boucs émissaires du forfait colonialiste. Manuel ne voit pas, si profonde est la blessure, que ce poison terrasse à la fois ceux qui l’absorbent et ceux qui l’administrent. La meule a tourné d’un cran, l’écrasant au passage, sans même s’apercevoir de sa présence. Il y aura un dernier pied-noir, comme il y a eu un dernier des Mohicans. »
Avec cette scène poignante du père restant pour liquider les affaires courantes et déléguant la responsabilité à son fils: « C’est toi, dorénavant, l’homme de la maison. Je te confie ta mère et tes sœurs, veille sur elles. Fais honneur à ta famille, fais honneur à notre nom! Un dernier signe de la main, et je me suis retourné pour entrer dans l’avion. Les mots seuls ne parviennent pas à dire les choses, mais il y a des combinaisons possibles, je le sais, qui permettent au moins d’en effleurer le cœur. Comment trouver la bonne pour dire cette pleine conscience, alors, d’avoir vieilli d’un coup, d’être devenu – à huit ans et à jamais – ce que je suis ?»
Je n’en dirais pas davantage afin de vous laisser découvrir les années «françaises» et sonder dans l’épaisseur de la chair ce sensible hommage d’un fils à son père. Je me peremttrai toutefois un souvenir personnel en guise de conclusion. Mon père, qui tenait sans doute ce conseil du sien, nous livrait régulièrement ce conseil: «mets toujours dans la poche de ton pantalon un mouchoir, un couteau et un bout de ficelle. Cela peut te sauver la vie». En refermant ce livre, vous comprendrez combien il ne faut pas prendre les conseils de son père à la légère.

Dans l’épaisseur de la chair
Jean-Marie Blas de Roblès
Éditions Zulma
Roman
384 p., 20 €
EAN : 9782843047992
Paru en août 2017

Où?
Le roman se déroule en Algérie, à Sidi-Bel-Abbès, Oran, Montagnac, Parmentier, Mercier-Lacombe ainsi qu’en France, au large de Carqueiranne, à Cassis, Toulon, Marseille, Grenoble, Luxeuil, Cornimont, Vagney, Bâmont, Saulxures, Mulhouse, Aix-en-Provence, Épinal, Brignoles. On y évoque aussi l’Andalousie et l’Italie, pays que le père du narrateur traverse durant le Seconde guerre mondiale.

Quand?
L’action se situe de 1882 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est l’histoire de ce qui se passe dans l’esprit d’un homme. Ou le roman vrai de Manuel Cortès, rêvé par son fils – avec le perroquet Heidegger en trublion narquois de sa conscience agitée. Manuel Cortès dont la vie pourrait se résumer ainsi : fils d’immigrés espagnols tenant bistrot dans la ville de garnison de Sidi-Bel-Abbès, en Algérie, devenu chirurgien, engagé volontaire aux côtés des Alliés en 1942, accessoirement sosie de l’acteur Tyrone Power – détail qui peut avoir son importance auprès des dames…
Et puis il y a tous ces petits faits vrais de la mythologie familiale, les rituels du pêcheur solitaire, les heures terribles du départ dans l’urgence, et celles, non moins douloureuses, de l’arrivée sur l’autre rive de la Méditerranée.
Dans l’épaisseur de la chair est un roman ambitieux, émouvant, admirable – et qui nous dévoile tout un pan de l’histoire de l’Algérie. Une histoire vue par le prisme de l’amour d’un fils pour son père.

Les critiques
Babelio 
La Cause littéraire (Sylvie Ferrando)
La République du Centre (Pascal Bourgeais – entretien avec l’auteur)
Salon littéraire (Bertrand du Chambon)
Blog Les petits livres by smallthings
Blog Encres vagabondes


À l’occasion du festival « Étonnants voyageurs » de Saint Malo, Jean-Marie Blas de Roblès présente Dans l’épaisseur de la chair © Production Librairie Mollat

Extrait
« Lui rendre justice demanderait plusieurs tomes d’une patrologie manuscrite – avec des ratures visibles, des reprises, des corrections notariales – comme elle s’est ébauchée dans mon esprit durant ces dernières heures. Non par souci de vérité – cette chose affreuse – mais pour faire mienne sa blessure, coïncider avec elle dans l’épaisseur de la chair ; parce qu’il s’agit d’abord d’entrailles et de terre rouge, d’ivresse de vivre, d’embrasement de l’âme sous la lumière du plein été. »

À propos de l’auteur
Né en 1954 à Sidi-Bel-Abbès, Jean-Marie Blas de Roblès est notamment l’auteur de Là où les tigres sont chez eux (Prix Médicis 2008) et, plus récemment, du très remarqué L’Île du Point Némo. (Source : Éditions Zulma)

Site Wikipédia de l’auteur 

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Focus Littérature

Tags:
#danslepaisseurdelachair #jeanmarieblasderobles #editionszulma #RL2017 #roman #rentreelitteraire #unLivreunePage. #livre #lecture #books #RLN2017 #littérature #lecture #lire #lectrices #lecteurs #MardiConseil

Dans l’épaisseur de la chair

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Voici cinq bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce que j’ai adoré son précédent roman L’île du Point Némo.

2. Parce que ce roman fait écho à tous ceux qui parlent de la guerre d’Algérie en cette rentrée littéraire 2017, avec cette fois un hommage appuyé d’un fils à son père: « Lui rendre justice demanderait plusieurs tomes d’une patrologie manuscrite – avec des ratures visibles, des reprises, des corrections notariales – comme elle s’est ébauchée dans mon esprit durant ces dernières heures. Non par souci de vérité – cette chose affreuse – mais pour faire mienne sa blessure, coïncider avec elle dans l’épaisseur de la chair ; parce qu’il s’agit d’abord d’entrailles et de terre rouge, d’ivresse de vivre, d’embrasement de l’âme sous la lumière du plein été. »

3. Parce que, comme le souligne Bertrand du Chambon sur L’Internaute, on apprend des tas de choses « en lisant ce roman derechef, puis une troisième fois, je continue d’être séduit par ses réflexions futées sur l’effet placebo en pharmacie, sur l’histoire de la colonisation, sur les Algériens subtilement comparés à des Comanches qui auraient réussi à se débarrasser des colons anglophones, et, comble de finesse, sur le jeu d’échecs.»

4. Parce que les libraires semblent unanimes derrière ce roman, à en juger par l’impressionnante liste de critiques élogieuses publiée par Zulma, son éditeur.

5. Pour le beau travail de construction que l’auteur a lui même expliqué à Pascal Bourgeais : «je passe beaucoup de temps à faire mon plan puis je suis mon plan ! Il peut y avoir des digressions, mais c’est très minime par rapport à la structure générale. Là, je savais exactement le nombre de mes chapitres, à peu près le nombre de pages ; les tableaux que je voulais raconter… Petit à petit, le travail se fait ; j’avance ; on arrive au dernier chapitre. Et la dernière phrase, comme par hasard, a déjà été écrite un an auparavant « Elle est sortie un jour, elle était belle ». »

Dans l’épaisseur de la chair
Jean-Marie Blas de Roblès
Éditions Zulma
Roman
traduit de l’anglais (États-Unis) par
384 p., 20 €
EAN : 9782843047992
Paru en août 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est l’histoire de ce qui se passe dans l’esprit d’un homme. Ou le roman vrai de Manuel Cortès, rêvé par son fils – avec le perroquet Heidegger en trublion narquois de sa conscience agitée. Manuel Cortès dont la vie pourrait se résumer ainsi : fils d’immigrés espagnols tenant bistrot dans la ville de garnison de Sidi-Bel-Abbès, en Algérie, devenu chirurgien, engagé volontaire aux côtés des Alliés en 1942, accessoirement sosie de l’acteur Tyrone Power – détail qui peut avoir son importance auprès des dames…
Et puis il y a tous ces petits faits vrais de la mythologie familiale, les rituels du pêcheur solitaire, les heures terribles du départ dans l’urgence, et celles, non moins douloureuses, de l’arrivée sur l’autre rive de la Méditerranée.
Dans l’épaisseur de la chair est un roman ambitieux, émouvant, admirable – et qui nous dévoile tout un pan de l’histoire de l’Algérie. Une histoire vue par le prisme de l’amour d’un fils pour son père.

Les critiques
Babelio 
La Cause littéraire (Sylvie Ferrando)
La République du Centre (Pascal Bourgeais – entretien avec l’auteur)
Salon littéraire (Bertrand du Chambon)
Blog Les petits livres by smallthings
Blog Encres vagabondes


À l’occasion du festival « Étonnants voyageurs » de Saint Malo, Jean-Marie Blas de Roblès présente Dans l’épaisseur de la chair © Production Librairie Mollat

Extrait
« Lui rendre justice demanderait plusieurs tomes d’une patrologie manuscrite – avec des ratures visibles, des reprises, des corrections notariales – comme elle s’est ébauchée dans mon esprit durant ces dernières heures. Non par souci de vérité – cette chose affreuse – mais pour faire mienne sa blessure, coïncider avec elle dans l’épaisseur de la chair ; parce qu’il s’agit d’abord d’entrailles et de terre rouge, d’ivresse de vivre, d’embrasement de l’âme sous la lumière du plein été. »

À propos de l’auteur
Né en 1954 à Sidi-Bel-Abbès, Jean-Marie Blas de Roblès est notamment l’auteur de Là où les tigres sont chez eux (Prix Médicis 2008) et, plus récemment, du très remarqué L’Île du Point Némo. (Source : Éditions Zulma)

Site Wikipédia de l’auteur 

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L’été en poche (55)

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Ciel d’acier

En 2 mots
La saga des Mohawks, constructeurs de gratte-ciel, est formidablement mise en scène, du 11 septembre à aujourd’hui. Un roman vertigineux.

Ma note
etoileetoileetoileetoile (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes

L’avis de… Le Parisien magazine
« La réputation des ironworkers (« monteurs d’acier ») vient de là. Ils se risquent sur des poutres suspendues dans le vide pour poser leurs rivets à grands coups de marteau. Leurs aventures sont peuplées de drames sanglants, de bagarres terribles, d’amours impossibles… Michel Moutot nous les restitue avec toute l’authenticité qu’autorise le travail d’un romancier animé par la flamboyance de ces hommes d’exception. On sort de cette lecture pantelant, mais ébloui.»

Vidéo


Michel Moutot présente «Ciel d’acier». © Production Librairie Mollat.

La petite fille qui avait avalé un nuage grand comme la Tour Eiffel

La petite fille qui avait avalé un nuage grand comme la Tour Eiffel
Romain Puértolas
Le Dilettante
Roman
256 p., 19 €
ISBN: 9782842638122
Paru en octobre 2014
Le livre de poche
ISBN : 9782253098676
Version poche parue en février 2016

Où?
L’action se situe dans la banlieue parisienne, à Orly ainsi qu’au Maroc, notamment à Marrakech.

Quand?
L’action se situe de nos jours, après que Conchita Wurst ait gagné le Grand Prix Eurovision de la chanson.

Ce qu’en dit l’éditeur
Si tout a commencé, pour Romain Puértolas, par l’ambulation à succès, chahutée et planétaire, d’une armoire bien complète de son Fakir, tout va continuer avec la geste aérienne d’une donzelle hors norme : Providence Dupois, debout dès l’aube, flair de reine, six orteils au pied droit, factrice de profession et mère par instinct. Coincée en aérogare par la nuageuse colère d’un volcan islandais, Providence ne peut aller quérir-guérir au Maroc l’enfant malade qu’elle a adoptée : Zahera, fillette aux poumons embrumés (toujours des nuages) par la mucoviscidose. Elle tempête, trépigne et songe à l’enfant qu’elle a découverte, petite boule de charmants prodiges, lors d’une hospitalisation au Maroc. Quand soudain les dieux suscitent un génie : le maître 90, dit aussi Hué, pour qui vole qui veut, suffit d’ouvrir les bras, l’envol se prend comme un élan : hop ! Et Providence de voler, cap Maroc ! Mais si, en définitive, tout cela n’était que chimère à réacteurs, un conte odoriférant, une rêverie en altitude… Qui sait ? « le monde est un enfant qui veut voler, avant de savoir marcher » nous glisse l’artiste : dont acte, rêvons, volons, rêvons que nous volons. Lisons.

Ce que j’en pense
***
Que tous ceux qui se ont aimé L’extraordinaire aventure du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea se réjouissent. Romain Puértolas n’a pas dérogé à sa manière de raconter des histoires, ni même à celle de leur donner un titre à rallonge. Mais cette fois, le nuage grand comme la Tour Eiffel est la métaphore d’une saloperie de maladie : « Avaler un nuage, c’était Providence qui avait trouvé cette expression pour parler de sa maladie, la mucoviscidose. C’était bien trouvé. Ce que la petite fille ressentait au fond de ses poumons, c’était un peu ça, une douleur vaporeuse et sournoise qui l’étouffait légèrement mais sûrement, comme si elle avait avalé, un jour, par inattention, un gros cumulonimbus et qu’il était resté, depuis, coincé en elle. »
La petite fille s’appelle Zahera. Elle est marocaine et attend sa mère adoptive, Providence Dupois, bien décidée à la guérir. Le problème, c’est qu’aucun avion ne décolle. Un volcan islandais clouant au sol toute l’aviation civile.
Mais Providence n’est pas genre à se laisser abattre. A trente-cinq ans et sept mois, la factrice – qui préfère dire facteur – va trouver le moyen de rejoindre l’autre rive de la Méditerranée : s’envoler !
Bien entendu, il faut avoir du courage et un peu d’inconscience, voire de crédulité pour croire à la réussite d’un tel projet. Mais les quelques personnes qu’elle va croiser vont la conforter et l’encourager. Sans doute parce qu’elles sont aussi bien frappées. Maître Hué, sorte de Marabout parisien, un groupe de Tibétains installés à Versailles ou encore un aiguilleur du ciel, Léo Machin – dont c’est bien le nom – lui donneront chacun à sa manière la motivation nécessaire à ce périple salvateur.
Gai et joyeusement entraînant, ce conte vous fera tour à tour sourire, parviendra sans doute à vous émouvoir et, pour peu que vous ayez gardé votre âme d’enfant, vous fera passer un excellent moment !

Autres critiques
Babelio
Culturebox
RTL (Bernard Lehut)
Blog Passion lectures
Blog Les lectures de Lily
Emotions Blog littéraire et musical

Extrait
« Parce que la vie, c’était un peu comme la mayonnaise. Faite de choses simples, comme des jaunes d’œuf et de l’huile, et qu’il ne fallait surtout pas brusquer mais qu’un effort régulier transformait en le plus savoureux des mélanges. Cela l’aidait à calmer ses nerfs et cette hâte innée qui la dévorait. Alors oui, Providence était persuadée qu’en améliorant sa recette de la mayonnaise, c’était sa vie qu’elle améliorerait. »

A propos de l’auteur
Romain Puértolas est né le premier jour de l’hiver 1975 à Montpellier. Conscient de la brièveté de la vie, il décide de vivre plusieurs vies en une seule. Tour à tour professeur de langues, traducteur-interprète, compositeur, DJ-turntabliste, nettoyeur de machines à sous, steward dans une dizaine de compagnies aériennes puis lieutenant de police, il déménage 31 fois en 38 ans. L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea, son premier roman, revêtu d’une couverture du plus beau jaune citron, a paru en septembre 2013 (après une longue série de manuscrits refusés). Il a été traduit en 35 langues, a remporté le Grand Prix Jules Verne 2014 et le prix Audiolib 2014 pour la version audio lue par Dominique Pinon. L’auteur travaille en ce moment à son adaptation cinématographique. Son deuxième roman, La petite fille qui avait avalé un nuage grand comme la tour Eiffel, est aux couleurs du ciel quand il est bleu. Détail d’importance, car « Happyculteur », ou heureux chronique par nature, comme il se définit, Romain Puértolas s’est mis en tête de dessiner un magnifique arc-en-ciel sur les étagères de ses lecteurs. (Source : Editions Le Dilettante)

Site Internet de l’auteur

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