Carpates

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En deux mots
Pour pouvoir terminer sa thèse de doctorat, Jeanne décide de se rendre avec Boris, son compagnon, dans les Carpates. Au cœur d’une vaste forêt de montagne, ils tombent en panne sèche. Ils sont alors recueillis par une étrange communauté vivant en autarcie et régie par les femmes. L’hiver qui s’installe va les obliger à séjourner là.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le voyage interrompu

D’origine roumaine, Liliana Lazar nous entraîne au cœur des Carpates, sur les pas d’un jeune couple à la recherche d’une «miraculée» dont le témoignage permettrait de conclure une thèse de doctorat. Mais en ce milieu d’automne 1992, il va se perdre dans la montagne et devoir partager le quotidien d’une étrange communauté. Un drame à l’atmosphère envoûtante.

Jeanne a finalement réussi à persuader son compagnon à partir pour les Carpates. L’étudiante a lu l’histoire d’une femme qui serait revenue d’entre les morts et qui appartiendrait aux Lipovènes, un groupe ethnique persécuté par le tsar Pierre le Grand à la fin du XVIIe siècle et qui aurait trouvé refuge en Roumanie. Son témoignage pourrait lui permettre de terminer sa thèse de doctorat et à lui assurer une belle carrière.
Voici donc le couple parti pour un périple de 2000 km jusqu’en Roumanie via l’Autriche et la Hongrie. Au volant de sa Peugeot 504, Boris va vite se rendre compte que le voyage s’annonce bien plus périlleux que prévu. En cet automne 1992, la Roumanie ne dispose en effet que de peu de routes asphaltées. «Les nids-de-poule parsemaient la nationale, risquant à chaque virage de vous tordre les essieux. Quant aux voies secondaires, elles se limitaient à une succession de chemins de terre, que les pluies récentes avaient transformés en torrents de boue.»
Après un voyage éreintant, Jeanne et Boris finissent par trouver une auberge où ils pourront se reposer avant d’entamer leur dernière étape jusqu’à Rodna. Sur les conseils de l’aubergiste, ils décident d’emprunter l’itinéraire passant par le col qui devrait leur faire économiser quelques heures de route. Mais sur les flancs de la montagne enneigée leur Peugeot tombe en panne. Ils n’ont alors d’autre choix que de chercher un refuge dans cet endroit isolé. Fort heureusement, ils vont être recueillis par une communauté discrète qui a décidé de s’installer à l’abri des regards après avoir fui la Russie en 1910. Si Boris va chercher par tous les moyens à quitter cet endroit, Jeanne va essayer de nouer le dialogue, se disant qu’elle tenait là un bon sujet d’études. Il faut dire que les premiers entretiens qu’elle mène avec la colonie ne manquent pas de la surprendre. Ici, les femmes règnent en maître, les hommes sont relégués à l’écart et appelés les boucs. Cette inversion de la domination est du reste l’une des clés de ce livre envoûtant par bien des aspects, terrifiant par d’autres.
La nature hostile et les accidents vont contraindre nos deux rescapés à prolonger leur séjour. C’est alors que va se nouer le drame qui va donner à ce récit sa dimension tragique et séparer le couple.
Liliana Lazar nous fait découvrir ces «vieux-croyants» chassés par Pierre Le Grand et dont une partie a fini en Roumanie dans un roman construit en trois parties à la tension toujours plus croissante. Du voyage d’études, on passe très vite à la nuit mystérieuse, à une sorte de piège qui se referme sur les intrépides voyageurs à un moment où le pays vivait encore dans des conditions proches du Moyen-Âge pour finir sur une âme errante. Mais ne dévoilons pas tout de ce roman qui se lit comme un thriller, rebondissements compris. Le Clézio ne s’est pas trompé en parlant de plume superbe et de science du récit. On ne saurait trop vous conseiller de prendre à votre tour la route des Carpates !

Carpates
Liliana Lazar
Éditions Plon
Roman
320 p., 21,90 €
EAN 9782259318518
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, avant de partir par la route vers les Carpates. On y traverse la Roumanie en direction de Rodna.

Quand?
L’action se déroule en 1992.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une plume superbe, un univers à part, une science du récit: un talent déjà salué par le prix Nobel de littérature, J.M.G. Le Clézio.
Un voyage dans les Carpates ne s’improvise pas.
Piégés par la neige au cœur de la montagne roumaine, Jeanne et Boris, un couple de Français, trouvent refuge dans un étrange hameau – la Colonie – dirigée par des femmes.
Alors qu’ils se croient sauvés, débute une plongée vertigineuse dans le monde des vieux-croyants, une communauté aux lois archaïques, qui protège un impensable secret.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Bastille Magazine (Éric Faye)
Page des libraires (Maria Ferragu, librairie Le Passeur de l’Isle à L’Isle-sur-la-Sorgue)
Blog Sur la route de Jostein

Les premières pages du livre
« Prologue
Dans cette force étrange de la montagne à créer un sentiment de malaise, le vent n’est pas pour rien. S’il n’a pas la puissance du ponant ni la chaleur de l’harmattan, s’il n’est pas chargé de sable comme le sirocco ou ne réchauffe pas comme un foehn en automne, s’il ne rend pas fou comme le mistral en Provence, il peut se révéler plus redoutable encore. Parfois nordet piquant en rafales à faire ployer sous ses bourrasques les plus grosses branches, il ressemble à la tramontane dont le souffle glacial vous refroidit aussitôt. Un de ces vents qui se lèvent quand on ne l’attend pas, forcissant au gré du jour puis s’apaisant, mollissant jusqu’à ce qu’on finisse par l’oublier. Ses accalmies ne sont que subterfuges. C’est quand on le croit mort qu’il se réveille de plus belle. De simple murmure il devient chant, musique envoûtante et hallucinante à la fois. De bruissement presque inaudible il se mue en plainte, se met à gémir, à bramer, à mugir tant et si bien qu’on le sait parti en chasse. Tel un monstre, il vous suit et son haleine a un goût âcre à vous remplir la bouche de sa puanteur. Si tous les vents ont un nom, le sien est bien trouvé : Mouma.
Extrait du journal de Jeanne Ballard

Un vent chargé de cris soufflait sur les bois. La traque durait depuis des heures. L’homme n’arrivait plus à courir. Il marchait désormais, vacillant à chaque pas et ses pieds nus, meurtris par les ronces, lui causaient de telles souffrances qu’il dut s’arrêter un instant pour s’appuyer contre le tronc d’un arbre. Il aurait aimé rester ainsi plus longtemps mais les appels derrière lui avaient déjà repris. Bientôt ses poursuivants seraient là : l’écho de leurs voix résonnait partout dans la forêt. Sans parler du grognement de la bête qui les accompagnait. À présent qu’il les sentait si proches, sa peur s’intensifiait. S’il n’avançait pas, il serait rattrapé avant la nuit. Dans un effort surhumain, il se redressa et reprit sa course à travers un dédale de fougères.
Il suffit qu’une branche hérissée d’épines lui fouettât le visage pour qu’il fermât les yeux, trébuchât, perdît l’équilibre. Projeté dans une roulade en avant que rien ne pouvait plus arrêter, son corps finit par percuter une souche. Tel un pantin désarticulé, il bascula en arrière et s’étala de tout son long sur le dos. Dans sa chute, sa tête heurta le sol. Tout se figea sur l’instant. Immobile, les yeux rivés au ciel – un ciel de pleine lune, bien que la nuit ne fût pas encore tombée –, il essaya de deviner la direction du vent. Un groupe d’oiseaux sauvages le survola. Puis, plus rien. Ses chasseurs avaient-ils cessé leur traque ? Ou était-ce leur dernier subterfuge pour l’attraper vivant ? Suffoquant, l’homme tremblait de tous ses membres car, d’avoir tourné sur lui-même, son ancienne plaie venait de se rouvrir. De grosses gouttes perlaient à travers sa tunique, là où le liquide formait déjà un long tablier vermeil autour de sa taille. Avec tout le sang qu’il avait perdu, il s’étonnait d’en avoir encore dans les veines. Jusqu’au bout il s’était agrippé à cette vie, comme l’on saisit le vêtement de quelqu’un qu’on ne veut pas voir partir. Il n’avait aucune idée de ce qui pouvait l’attendre, une fois passé de l’autre côté ; c’était pour cela qu’il avait tant de mal à lâcher prise. Jamais il n’avait imaginé qu’il soit si difficile de mourir. Il avait cru qu’il suffisait de le décider pour s’offrir à la mort comme l’on sombre dans un profond sommeil. Et là, à des kilomètres de tout lieu habité, où personne ne viendrait le secourir, avec comme unique témoin de sa lente agonie des bois à perte de vue, il réalisait à quel point il était pénible d’accepter son propre anéantissement. Quand bien même il aurait voulu hurler, aucun son ne serait sorti de sa bouche. Pas de mot pour dire sa détresse. À quoi bon ? Il ne se rappelait aucune prière. Sa conscience évoluait au gré des spasmes qui secouaient sa poitrine. Il pensa à sa mère qui ne saurait jamais ce qui lui était arrivé. À cet enfant qu’il aurait tant aimé avoir. Des larmes coulaient sur ses joues. Tout allait s’arrêter. Lentement, les minutes s’égrenaient, le rapprochant de l’inévitable départ. Blotti au milieu d’un enchevêtrement de souches, il en était réduit à regarder les aiguilles virevolter dans l’air avant de fondre sur lui comme un jeu de fléchettes. Bientôt elles seraient son linceul. Les branches des mélèzes se courbèrent un peu plus au-dessus de sa tête comme pour mieux l’ensevelir. Il ferma les yeux, prêt à s’abandonner au repos sans fin. C’était cela, l’éternité. Une longue nuit glaciale, comme une hibernation perpétuelle. Maintenant, il n’avait plus peur. Il était prêt, attendant la mort comme on attend une libération. Surtout ne plus souffrir.
Un bruit sourd retentit au loin. Le ronronnement d’un moteur. Le blessé parvint à tourner la tête, à écarter les paupières. Ce n’était pas un rêve. Dans la semi-obscurité, un halo doré filtrait entre les arbres, à la manière d’un feu éblouissant au cœur des ténèbres. La route était là, si proche. Le moteur ralentit. Le point de lumière se fixa sur un tronc, signe que la voiture s’était arrêtée. Le moribond fit un dernier effort pour se relever sur les coudes quand un craquement sec l’arrêta. Le vent amena à ses narines une odeur qu’il connaissait. La puanteur du fauve qui l’avait suivi à la trace. Ses doigts se crispèrent, ses ongles s’incrustèrent dans la paume de ses mains, collantes de résine. Terrorisé, il comprit que les autres ne lui avaient concédé aucune chance. « Mutter, ich bin dumm1 ! »
1. En allemand : « Mère, je suis stupide ! »

La portière du conducteur s’ouvrit sur l’asphalte pour laisser descendre un jeune homme.
— Ne t’éloigne pas trop, lança en français une voix de femme.
Le type fit quelques pas afin de se dégourdir les jambes, alluma une cigarette en inspirant profondément la fumée, puis s’avança jusqu’à la lisière des bois où des détritus en tout genre jonchaient le sol : un bidon d’essence, des bouteilles en plastique, une vieille batterie. Autant d’objets que les routiers de passage jetaient là. Rares étaient ceux osant s’aventurer plus loin. La plupart étaient des gars de la ville, pour qui la forêt marquait une limite à ne pas franchir, une frontière invisible au-delà de laquelle commençait le temps du monde sauvage. L’homme éteignit sa cigarette avant de humer les miasmes soulevés par la bise.

Journal de Jeanne Ballard
Contrairement au vent du sud qui se charge de parfums aux fragrances chaudes de cèdres et d’aromates, à celui des mers qui transporte des embruns au goût salé, et à la brise des plaines qui exhale des senteurs d’herbe fraîche, de terres noires et de blé mûr, le vent d’ici est lourd d’une odeur entêtante. Tel un puissant baume d’apothicaire, il laisse dans son sillage des relents de térébenthine, de bois mort et d’animaux sauvages.

D’abord simple murmure, le blizzard se muait en plainte. Les arbres grincèrent sous l’effet de son souffle froid qui agitait leurs branches. Vint ensuite un bruit de pas cadencés, comme si la forêt était traversée par un régiment. Le Français écarquilla les yeux à la vue des feux follets se déplaçant entre les arbres. Il pensa au scintillement de lampes électriques, mais il aurait tout aussi bien pu s’agir de torches en feu. Les lumières se rapprochèrent, étincelantes, oscillant dans la nuit avant de s’éteindre une à une, soufflées par le vent. Avaient-elles jamais existé ? Soudain, il y eut des bris de branchages. Un tronc roula sur quelques mètres. L’homme sur l’asphalte jeta sa cigarette et plissa les yeux afin de tenter de distinguer quelque chose. Il eut beau scruter l’obscurité des sous-bois, il ne perçut rien. Il entendit un râle, un appel au secours, le halètement d’une lutte dans les bois. Des branches s’agitèrent de nouveau, et un grognement lui donna la chair de poule. Le sol se mit à trembler sous les pas d’un animal qui s’apprêtait à charger.
— Boris ! s’écria la femme restée dans la voiture, en passant la tête par la portière.
Revenu en courant se mettre à l’abri, celui-ci redémarra et s’éloigna, tout en vérifiant dans le rétroviseur que rien ne sortait de la forêt pour les poursuivre.
Loin derrière eux, gisant sur son grabat d’herbe et de ronces, le fugitif ne bougeait plus. Légère comme une plume, son âme s’était élevée jusqu’à la cime des arbres, d’où elle pouvait à présent observer l’ours en train de mettre son corps en lambeaux. La souffrance avait pris fin et la vue de cette chair déchiquetée ne lui provoquait plus aucune émotion. Tel un fil fragile qui s’allonge et s’étire, l’âme plana un temps au-dessus des bois, à la recherche d’un autre corps à habiter. Elle trouva le plumage d’un grand-duc, immobile sur une branche. À peine l’eut-elle touché que l’oiseau, électrisé par cette force nouvelle, déploya ses ailes et s’envola le long de la route, sur laquelle la Peugeot 504 immatriculée en France venait de disparaître.

PREMIÈRE PARTIE
LE PAS DE L’OURS
La nuit était si claire que l’on aurait pu suivre la DN62 sans l’aide du moindre éclairage, ce qui n’empêchait pas la Peugeot grise de remonter la route, tous phares allumés. Cela faisait des heures que le couple de Français roulait, ne s’accordant que de brèves haltes.
— Qu’est-ce que ça pouvait bien être, tout à l’heure ? demanda la jeune femme, assise côté passager.
— Quoi donc ?
— Ce bruit dans les bois.
— Qu’est-ce que j’en sais ? Un animal… Ça doit grouiller de gibier, par ici.
— Il devait être sacrément gros. Si t’avais vu ta tête, quand t’es revenu à la voiture…
— Tu ferais mieux de repérer cette foutue intersection ! Si le type de la station-service a dit vrai, on devrait bientôt arriver à une auberge.
— Pourquoi aurait-il menti ?
— Il avait l’air bizarre…
— Arrête de juger les gens à leur allure.
— Ton guide n’en parle pas non plus.
La femme dirigea la lampe de poche, qu’elle gardait à portée de main, vers le livre déployé sur ses genoux. C’était vrai, l’auberge n’y était pas mentionnée.
— Mon guide est trop vieux, voilà tout, lança-t-elle pour le rassurer, tout en vérifiant la date d’édition sur la couverture : 1982.
Soit dix ans plus tôt.
— Qu’est-ce qu’il dit sur le coin ?
Elle parcourut le chapitre traitant de la région qu’ils traversaient, puis éteignit sa lampe afin d’en économiser les piles.
— Après l’intersection, il n’y a plus rien jusqu’à Rodna.
— Il ne manquait plus que ça ! s’exclama le conducteur, sans pouvoir retenir un mouvement nerveux du bras.
Il s’étira comme il put sur son siège, car il commençait à ressentir d’insupportables crampes dans les jambes. S’il ne s’arrêtait pas pour dormir, ils risquaient de finir écrasés contre l’un de ces gros arbres qui jalonnaient la route.
— Quand je pense qu’il y a deux jours, on était à la maison…
— S’il te plaît, Boris, tu ne vas pas recommencer ! On était d’accord.
— N’empêche, ce voyage, c’était ton idée. Si c’était à refaire…
L’homme revoyait sa compagne, un mois plus tôt, déployer une mappemonde sur la table du salon afin de lui faire découvrir le trajet. Sur la carte, le massif des Carpates ne lui avait pas semblé si loin du sud de la France. « Deux mille kilomètres, ce n’est pas la mer à boire, avait-elle dit pour le convaincre. L’affaire d’une dizaine de jours, séjour compris. » Avant le départ, il n’avait pas mesuré les difficultés d’un tel périple. Mais, une fois l’Autriche passée, les ennuis avaient commencé. À peine entrés en Hongrie, la chaussée s’était faite étroite et les limitations excessives de vitesse les avaient ralentis d’au moins une journée. Sans parler des heures perdues à chaque poste-frontière, avec ces pots-de-vin qu’il avait fallu verser aux douaniers. Et le pire les attendait en Roumanie. En ce milieu d’automne 1992, le pays était plongé dans un tel état de délabrement que seuls les axes principaux étaient à peu près goudronnés. Les nids-de-poule parsemaient la nationale, risquant à chaque virage de vous tordre les essieux. Quant aux voies secondaires, elles se limitaient à une succession de chemins de terre, que les pluies récentes avaient transformés en torrents de boue. Le système d’éclairage public ne fonctionnait que par intermittence, et la plupart des localités restaient plongées dans l’obscurité jusqu’à l’aube. Il fallait aussi une vigilance de tous les instants afin d’éviter les piétons, nombreux à marcher sur le bas-côté, ou les charrettes dépourvues de signalisation, qu’à tout moment l’on risquait de trouver en travers de sa route. Pour toutes ces raisons, le Français redoutait d’avoir à conduire après la tombée de la nuit. Néanmoins, l’appréhension qui ne l’avait pas quitté depuis le dernier arrêt s’estompa un peu quand il aperçut un néon lumineux qui clignotait sur une façade en bois : « TAVERNA ».
Devant l’entrée, une imposante sculpture représentant un ours, debout, semblait veiller sur la bâtisse. Cloués de part et d’autre de l’enseigne, plusieurs trophées de chasse, des têtes de cerfs et de sangliers empaillés, accueillaient les voyageurs de leurs regards de verre.

Comme souvent les soirs d’automne, le vent n’avait pas attendu la nuit pour descendre sur la vallée. Zanov s’apprêtait à fermer les rideaux de son auberge, signe qu’il n’espérait plus personne. Mais en commerçant avisé, il avait laissé éclairée son enseigne lumineuse afin d’indiquer au voyageur de passage que, même à une heure aussi tardive, il restait le bienvenu.

Avec ses deux chambres en mansarde, louées à la nuit, et son toit en pente recouvert de tôles ondulées, la Taverna est la dernière habitation avant l’ascension des Carpates. La bâtisse est située à l’endroit où la voie se sépare en deux. Car si la DN62 est de loin la route la plus connue pour franchir ces montagnes, elle n’est pas la seule. Une seconde bifurque à droite, juste après l’auberge. Les camionneurs l’ont surnommée « le passage des Cols ». En poursuivant sur la nationale, il faut compter près de sept heures pour rallier Rodna. Mais en empruntant l’autre, on peut gagner trois heures. Ce calcul n’est pas toujours justifié tant la voie est réputée dangereuse, à cause de sa succession de virages en épingle qui serpentent jusqu’à une série de cols, tous plus difficiles à franchir les uns que les autres. Et, s’il vaut mieux tenter la traversée du « passage des Cols » aux beaux jours, il se trouve toujours des téméraires pour s’y engager en cette saison incertaine.

Convaincu que l’ouverture des frontières ferait venir des touristes dans le coin, Zanov y avait installé son commerce juste après la révolution de 1989. Mais, trois ans plus tard, rares étaient les étrangers à s’aventurer jusqu’ici. De temps à autre, il en voyait bien quelques-uns franchir le seuil de son modeste établissement : des routards avec sacs à dos, faisant le plus souvent de l’auto-stop ou alors circulant au volant de voitures déglinguées, un peu à l’image de ces Français en train de garer leur vieille Peugeot 504 sur le parking.
Les feux de la voiture à peine éteints, les portières claquèrent dans le noir. L’aubergiste eut juste le temps de discerner les silhouettes qui traversaient la cour, serrées l’une contre l’autre pour se protéger du vent, avant que deux jeunes gens, emmitouflés dans des vestes colorées, ne pénètrent dans la salle du bar. Leurs capuches rabattues sur la tête, ils portaient des pantalons trop larges et des baskets faussement usées. Zanov les observa d’un œil oblique puis se ravisa, car il savait que, sous leurs airs de vagabonds, ces voyageurs n’étaient jamais complètement fauchés. Il leur adressa un large sourire en les voyant choisir l’une de ses tables et monta le volume du poste radio qui, depuis le comptoir, crachait de la musique folklorique. Tout empressé de se mettre au chaud, le couple ne fit pas vraiment attention à l’agencement de la pièce.

L’endroit est des plus modestes, avec ses murs en contreplaqué recouverts de papier journal et d’affiches publicitaires en guise de tapisserie. Les tables, bricolées avec de vulgaires planches de récupération, sont dissimulées sous des toiles cirées, élimées aux angles. Des fils électriques courent le long du plafond et, çà et là, une ampoule pend dans le vide.

D’un geste indolent, le patron vint placer sur la table un bouquet de fleurs en plastique. Puis il vissa dans sa douille la petite lampe à incandescence qui se trouvait au-dessus, jusqu’à ce qu’une faible lumière jaune l’éclaire. Dans cette lueur difficile, son visage apparut si glabre et si pâle qu’on lui aurait donné n’importe quoi pour qu’il aille se faire soigner.
— Mancare1 ? demanda-t-il d’une voix nasillarde, tout en pointant ses doigts vers sa bouche.
— Santem rupti de foame2, lui répondit la Française.
Le Roumain ne put cacher sa surprise en entendant une étrangère s’exprimer si bien dans sa langue. Dans d’autres circonstances, ce compliment aurait suffi à la jeune femme pour qu’elle se mette à raconter comment elle l’avait apprise grâce aux cours dispensés par l’université d’Aix-en-Provence. Mais ce soir-là, trop fatiguée par la route, elle ne donna aucune explication.
— Zanov ! se présenta l’hôte en tendant la main.
— Jeanne. Lui, c’est Boris.
— Boris ? Pas français, ça. Nom russe.
— Son père était communiste. Alors il a donné un prénom russe à chacun de ses enfants.
— Tiens ! Chez vous aussi, il y a eu des communistes ? s’étonna-t-il.
Boris, qui ne pouvait suivre l’échange, laissa sa compagne commander et, retirant sa parka d’un mouvement brusque, alla la ranger sur ce qu’il prit pour un portemanteau, en fait un trophée de chasse avec des cornes de mouflon.
— Il mange quoi, votre mari ? demanda l’aubergiste.
— Il n’est pas difficile… Et puis, confia Jeanne comme un secret, nous ne sommes pas mariés.
— Hum, fit le Roumain avec un clin d’œil qui se voulait complice. Dites-lui que j’ai des œufs et du fromage. Et le meilleur vin de Roumanie !
— Une bière fera l’affaire. On a surtout besoin de souffler un peu.
Le tavernier hocha la tête et s’éloigna vers un poêle à bois qui chauffait la pièce. Une bûche rongée par les braises crépitait dans son âtre. Des rafles de maïs s’amoncelaient sur le côté. Zanov en prit une poignée et la lança dans le feu, qui reprit de plus belle, avant de retourner dans le réduit lui servant de cuisine. De temps à autre, il jetait un coup d’œil dans la salle, en direction des voyageurs. À première vue, le Français avait dans les vingt-cinq ans. Petit et vif ; ses gestes secs trahissaient un tempérament nerveux. Le tee-shirt blanc qui moulait son torse sculpté portait dans le dos le nom d’un club de sport : « BOXE CLUB AIX ». Un tatouage coloré courait sur son bras droit, remontant vers l’épaule jusqu’à l’échancrure du col. En observant ce corps noueux, Zanov mesura à quel point le jeune homme n’était fait que de muscles et de tendons. Tout son contraire, lui qui était grand et avachi, avec des bras osseux, pendant comme des cordes le long de son tronc.
Enfin réchauffée, la Française enleva elle aussi sa veste et alla l’accrocher au-dessus de celle de Boris. Elle se dirigea ensuite vers le comptoir et éteignit le poste de radio. Zanov l’observa sans rien dire. Malgré sa tenue négligée et ses cheveux coiffés en bataille, Jeanne renvoyait l’image d’une femme sûre d’elle. À côté de son compagnon, elle paraissait très grande. De retour à sa table, elle sortit un carnet de son sac et s’apprêta à faire le croquis de l’endroit. En l’embrassant du regard, elle remarqua une jeune fille qui se tenait appuyée au carreau de la fenêtre. Son crayon à la main, la Française s’approcha d’elle pour mieux la dessiner.

Affublée d’une robe trop large pour elle, d’où dépassent deux jambes squelettiques gainées dans des bas de laine, l’adolescente ressemble à une longue tige fanée, au bout de laquelle on aurait ajouté une fine couche de cheveux coupés au carré. D’un mouvement lent et répétitif, l’air absent à ce qui l’entoure, elle porte des graines de tournesol à sa bouche avant de recracher les cosses par terre. De temps à autre, elle s’interrompt pour secouer celles qui restent accrochées à ses vêtements.

— Elle s’appelle Varda, la présenta Zanov depuis le seuil de sa cuisine.
— Votre fille ?
— Non. Ma sœur.
— Elle est jolie.
— Le portrait craché de ma pauvre mère.
— Ce n’est pas un peu triste, à son âge, de vivre ici ?
— Elle a bien essayé les montagnes, soupira l’homme en mettant le repas sur un plateau. Mais elle n’était pas faite pour ça.
Sans raison apparente, Varda arrêta de sucer ses graines et se mit à fredonner, tout en dévisageant Jeanne.
— Écoutez ! fit Zanov. Elle chante pour vous.
Jeanne prêta l’oreille à son murmure.
— Dragu’ mamei copilaș… dragu’ mamei copilaș3…
Elle en resta bouche bée. Cette fille d’apparence si simple aurait-elle deviné ce que tout le monde ignorait encore ?
Varda répétait sa comptine.
— Elle a toujours senti ces choses-là, ajouta Zanov, de l’admiration dans la voix. C’est lui, le père ?
— Vous pouvez lui demander de se taire ? supplia Jeanne en baissant les yeux.
Mais Boris était trop occupé à déchiffrer sa carte routière pour deviner le sens de leur conversation. Zanov fit signe à Varda d’arrêter.
— Je vois. Il n’est pas au courant, pas vrai ? conclut-il en posant le plateau sur la table pour remplir les verres de bière. Allez, noroc !
Boris laissa aller son regard de l’un à l’autre.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— « Bonne chance », expliqua Jeanne, devenue écarlate.
— Alors, noroc ! s’exclama le Français en levant son verre. Combien de temps jusqu’à Rodna ? demanda-t-il à l’aubergiste, qui avait repris son plateau.
Jeanne s’empressa de traduire.
— Avec une bagnole comme la vôtre, je dirais six ou sept heures, répondit Zanov.
Puis, allant chercher une carte derrière son comptoir, il la déplia et, se penchant dessus, fit glisser son doigt le long de la route 62 jusqu’à l’endroit où celle-ci bifurquait vers les montagnes.
— Mais par ce col, ça ne vous prendrait pas plus de trois heures.
Alors que son compagnon s’efforçait de suivre le trait fin qui serpentait à travers le relief, Jeanne tira de son sac le vieux guide de l’époque de Ceaușescu, avec sa couverture en bristol et ses photos en noir et blanc.
— Voilà, c’est ici ! s’exclama-t-elle en retrouvant la page qu’elle cherchait. Il est écrit : « Paysages très beaux mais aucun village avant Rodna. »
— Aucun village, répliqua Zanov, mais la montagne est habitée.
— Je ne voudrais pas prendre de risques, murmura Jeanne.
— Qu’est-ce qu’il peut bien nous arriver ? intervint Boris. Et puis on ne roulera pas de nuit… Demande à ce type si l’on peut planter notre tente sur son parking.
— J’ai besoin d’un vrai lit. Je suis crevée.
— Et moi, alors ! J’ai conduit tout du long.
— Tu n’as pas voulu me laisser le volant…
— C’était trop dangereux.
— La vérité, c’est que tu n’as pas confiance en moi ! Je sais conduire.
— C’est vrai, tu sais tout faire, ironisa Boris.
Comme s’il comprenait leur échange, Zanov leva deux doigts en souriant.
— Attendez demain pour partir. J’ai une chambre de libre, vingt dollars, repas compris.
Tout en flairant l’arnaque, Jeanne ne laissa pas le temps à son compagnon de refuser et tira de sa poche un billet qu’elle posa sur la table. Le patron le prit en lui adressant un large sourire.
— C’est pour quoi ? demanda Boris.
— Repas et chambre.
— Vingt dollars ? Décidément, tu te feras toujours avoir.
Le vacarme d’un paysan passablement éméché interrompit leur dispute. L’homme tituba en entrant dans le bar et alla s’accouder sur le zinc. Zanov lui servit une vodka que l’autre avala d’un trait. Ce n’est qu’après avoir descendu plusieurs verres cul sec que l’ivrogne finit par se redresser pour s’en aller. Il s’arrêta au passage à la table des Français, qui achevaient leur repas.
— Vous allez où, comme ça, les amoureux ?
— Rodna, répondit Jeanne.
— Qu’est-ce vous allez foutre dans un coin pareil ?
— Un travail pour l’université.
— Ah ! Une étudiante…
— Non, je suis chercheuse.
— Et vous cherchez quoi, à Rodna ?
— Une femme qu’on dit ressuscitée.
— Vous voulez dire celle enterrée vivante ! Dites pas que vous venez de si loin pour cette histoire à dormir debout !
— Vous en avez entendu parler ?
— Bah ! tout le monde en a entendu parler…
— Qu’est-ce que vous savez là-dessus ?
— Ils l’ont enterrée vivante, voilà tout.
— Et ceux qui l’ont vue deux jours après, assise au bord de sa tombe ?
— Foutaises ! Ce sont les Lipoveni4 qu’ont fait le coup. Ils ont inventé ce truc pour se faire du blé !
— Des Lipovènes, vous dites ? fit Jeanne, piquée de curiosité.
— Moi, j’suis comme saint Thomas. Tant que j’ai pas vu, j’y crois pas… Eh, l’aubergiste, t’as entendu ça ? Si les morts revenaient payer leur tournée, tu le saurais !
— Fous-leur la paix ! s’écria Zanov de derrière son comptoir, avant de venir l’empoigner par l’épaule pour le conduire vers la sortie.
— Quelle race d’hommes vous faites, les Lipoveni ! ricana encore l’ivrogne alors que Zanov ouvrait la porte. Vous vendriez père et mère si l’occasion se présentait !
— Dehors ! houspilla le tavernier en le tirant de force.
— Qu’est-ce qu’il racontait, ce poivrot ? demanda Boris, amusé par la scène.
— Rien d’important, bredouilla Jeanne. Des trucs incohérents.

1. En roumain : « Manger ».
2. « On meurt de faim. »
3. « Bébé… joli bébé… »
4. Ou « vieux-croyants ». Persécutés par le tsar Pierre le Grand à la fin du XVIIe siècle, ils quittèrent la Russie pour trouver refuge en Roumanie, sans vraiment se mélanger à la population.

Heureusement, on ne leur avait pas menti.
Quel soulagement cela avait été, d’apercevoir les lumières de la Taverna au bord de la route. Et cette chambre sommaire était plus confortable que leur toile de tente. Pourtant, malgré les heures passées au volant, le Français ne parvenait pas à trouver le sommeil. S’il y avait eu une télé, il l’aurait allumée, quitte à regarder n’importe quel programme dans cette langue qu’il ne comprenait pas. Cela l’aurait empêché de ressasser les idées noires qui l’empoisonnaient.
Boris observa Jeanne comme si c’était la première fois qu’il la voyait dormir. Les traits tirés par la fatigue, elle s’était allongée en travers du lit, qui occupait presque toute la pièce. Leur histoire était celle d’un malentendu. Lui le boxeur, elle l’intellectuelle. Contrairement à Boris, Jeanne avait grandi dans un milieu privilégié ; mais son père, colonel, conduisait sa famille comme il commandait son régiment. Et sa mère s’était tout entière dévouée à ses trois garçons, eux aussi promis à une vie sous l’uniforme. Jeanne, l’unique fille, avait très tôt cherché à fuir l’atmosphère de cette maison-caserne. Sa passion pour les études lui avait servi d’échappatoire. Elle avait intégré une prestigieuse école pour filles, loin de ses parents qu’elle n’avait plus vus que pendant les vacances. Convaincue que rien ne valait une existence consacrée à apprendre, elle avait, longtemps, tout ignoré des hommes.
Depuis qu’ils vivaient ensemble, chacun de leurs projets restait subordonné aux plans de carrière de la jeune femme. Le dernier en date : devenir chargée de cours à la faculté d’Aix-en-Provence, ce qui lui aurait enfin permis de sortir de son statut précaire de thésarde. Mais ce rêve ne se réaliserait pas. Boris le savait depuis qu’il avait intercepté un courrier de l’université – département d’anthropologie – notifiant le rejet de sa candidature. Il leur était arrivé la veille de leur départ. Et il n’avait pas eu le courage de lui annoncer la mauvaise nouvelle. De toute façon, cela n’aurait sans doute pas suffi à lui faire annuler le voyage. Mais, à présent qu’ils étaient loin de chez eux, il le regrettait.
Finir son doctorat était devenu, pour Jeanne, une véritable obsession. Elle lui avait consacré les trois dernières années et il ne se passait pas un jour sans qu’elle réfléchisse à son sujet d’étude. Un seul élément lui manquait pour boucler son travail avant la soutenance, prévue pour juin. Et ce dernier témoin se trouvait à Rodna qui, pour l’instant, se résumait à un minuscule point sur une carte. Il fixa la besace en cuir que sa compagne ne quittait jamais, comme pour se rappeler les innombrables sacrifices auxquels elle avait consenti. Du sac renversé sur le plancher dépassaient les trois cents pages de son manuscrit dactylographié. Il se leva, tira doucement le document et lut le titre, en remuant les lèvres : « Rituels mortuaires chez les vieux-croyants dans les Carpates orientales. Essai d’interprétation psycho-anthropologique. »
Dans l’idée que Boris s’en était faite jusqu’alors, les recherches de sa compagne auraient pu se cantonner à cette accumulation d’ouvrages qui avaient transformé leur petit appartement en véritable bibliothèque, le moindre meuble prenant des allures de rayonnage où s’amoncelaient des piles de fascicules que personne n’avait le droit de déplacer. Jeanne était capable de se plonger dans tout ce qui avait pu être écrit sur un thème. Rien ne parvenait à la décourager. Ni les obscures monographies que personne d’autre ne consultait ni les thèses les plus savantes. Mais, à l’écouter, aucune lecture ne pouvait remplacer les enquêtes de terrain, qu’elle considérait comme les seuls moments de vérité. Au fond, il n’avait jamais bien compris ce qu’elle cherchait lors de ces voyages à l’étranger, qui s’étalaient parfois sur plusieurs semaines. Il lui avait fallu arriver dans cette auberge minable pour enfin essayer de saisir en quoi consistait réellement son travail.
Placée en exergue de la première page, une citation piquait la curiosité : « L’étranger ne voit que ce qu’il connaît déjà. » Dans l’introduction, Jeanne expliquait sa méthode, son « approche guidée par le pragmatisme et l’humilité. Partir à la découverte de l’Autre, dépasser les apparences, se faire discrète, dans l’espoir de percer les mystères d’un monde qui, pour une part, restera toujours inconnu ». Combien de fois ne s’était-elle comparée à ces passionnés qui peuvent passer des jours entiers à assembler un puzzle sans connaître le modèle à réaliser ? Car, pour comprendre les sociétés humaines, « on ne fait que rassembler des parcelles du réel ».

« D’un pays à l’autre, d’un siècle à l’autre, l’histoire se fait et se défait sur les ruines des mondes disparus. Qui aurait pu prédire les conséquences de la réforme religieuse voulue par le patriarche Nikon au XVIIe siècle, afin de rapprocher le rituel des Russes de celui des Grecs ? Comment imaginer que des millions de fidèles aient refusé cette réforme perçue comme étrangère ? La vague de persécutions qui s’est ensuivie a contraint nombre d’entre eux à fuir le pays. Certains de ces Raskolniki ont gagné la frontière occidentale de l’Empire tsariste et se sont réfugiés dans la république des Deux Nations. D’autres sont allés jusqu’en Moldavie, où vivent encore leurs descendants. Ici, on les appelle des Lipovènes, des Staroveri ou des vieux-croyants à cause de leur fidélité aux anciens rites. » « … Des gens laborieux et propres, respectant strictement leurs traditions, perpétuant les us et les coutumes de la Russie tsariste. »

Pour aller plus vite, Boris décida de laisser de côté les passages théoriques afin de se concentrer sur ceux relatant les observations de terrain. Il s’attarda enfin sur un chapitre consacré aux « Coutumes mortuaires chez les vieux-croyants de Siret ». Un an plus tôt, lors d’un voyage en Roumanie, Jeanne avait pu rencontrer l’une de ces communautés. Boris avait alors interprété son départ comme une fuite, un abandon, un caprice de plus. À présent, il en découvrait le récit comme s’il poussait une porte secrète, s’ouvrant sur un pan méconnu de la vie de sa compagne. C’est avec l’excitation de celui qui déflore le contenu caché d’un journal intime qu’il poursuivit, lisant chaque phrase avec attention, butant parfois sur un mot. À vrai dire, ce n’était pas tant le sujet qui l’intéressait, mais le cheminement de Jeanne.

C’est un village de deux cents âmes, logé sur les contreforts des Carpates. »

Extraits
« De toute évidence, ces hommes à la taille de géants se préparent à enterrer les morts de l’hiver, ce qui corrobore divers témoignages. Dans les endroits reculés comme celui-ci, il ne serait pas rare de devoir attendre le dégel pour pouvoir creuser les tombes. Durant les longs mois d’hiver, les familles conservent les dépouilles de leurs morts au grenier ou dans une cave. J’ai l’intuition qu’ils ne font pas cela uniquement à cause du froid qui congèle la terre. Ils accordent aux défunts un délai supplémentaire. Ces traditions sont guidées par la croyance en la possibilité de résurrection spontanée. En réalité, la fonction de ces rituels est d’apaiser les vivants face à leur propre peur de la mort. » p. 42-43

« L’intuition de Jeanne était juste. Et, si la Française était arrivée sur ces terres un siècle plus tôt, elle aurait pu assister à l’installation des fondateurs, non loin du passage de La Femme debout.
C’était en 1910. Par une froide journée d’automne, un convoi de plusieurs dizaines de charrettes venait de traverser la frontière des pays roumains. Une colonne de schismatiques, de ceux qu’en ancienne Russie on appelait Skoptzy, des purs, des plus blancs que neige, qui pratiquaient la chasteté en se soumettant au « baptême de feu ». Persécutés dans l’empire des tsars, ils avaient pris la route de l’exil depuis des semaines déjà. Vêtus de larges houppelandes et de toques faites en peau d’agneau, ils fuyaient dans leurs chariots bâchés, portant le peu qu’ils avaient réussi à sauver. » p. 159

« Mère de tous et de chacun, une Bogoridza est en quelque sorte une mère originelle. Aujourd’hui, c’est Otilia qui incarne ce rôle, bien qu’elle préfère le titre éminemment symbolique de Mama. Cheffe clanique et prêtresse, la qualifier de matriarche ne me paraît pas excessif, tant son autorité est forte. D’ailleurs, ici, la plupart des fonctions sacrées semblent dévolues aux femmes, si je me réfère aux cérémonies auxquelles j’ai assisté au sobor, au rituel de séparation des «colombes» et des «boucs» et à celui de la fertilité.
S’agit-il pour autant d’une culture patriarcale inversée?» p. 238

À propos de l’autrice

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Liliana Lazar © Photo DR

Écrivaine francophone, Liliana Lazar naît en 1972 à l’est de la Roumanie. Elle grandit dans le petit village de Slobozia, entourée par la forêt, un village qui servira de décor à son premier roman. Elle entre ensuite à l’Université Alexandru Ioan Cuza de Iași où elle étudie la littérature française. Après la chute du dictateur Ceaușescu, elle quitte son pays et s’installe en 1996 dans le sud de la France, à Gap, où elle réside encore aujourd’hui. Après un premier roman remarqué, Terre des affranchis, paru en 2009 chez Gaïa, elle gagne de nombreux prix littéraires. Suivront Enfants du diable, plongée dans l’enfer de la politique nataliste sous Ceaușescu, et Carpates, son troisième roman, publié chez Plon. Solidement ancrés dans le contexte de l’histoire de la Roumanie, les livres de Liliana Lazar sont également peuplés de créatures fantastiques, et proposent à chaque fois un voyage fascinant dans la vie religieuse des régions les plus reculées du pays. (Source: Institut Français)

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Ton silence m’appartient

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En deux mots
Ce coin d’Irlande est aussi beau que terrifiant, car au bord de ces falaises les gens viennent se suicider. Sean, qui a perdu sa fille, tente de leur venir en aide. Il recueille Liam qui, à son tour, va sauver Moïra en train de se noyer. Ils vont alors tenter de redonner un sens à leurs existences.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La différence est le lit de l’amour»

Avec ce troisième roman fort en émotions, Bertrand Touzet confirme son talent à sublimer les vies ordinaires. Sur les pas d’une famille irlandaise, il donne ses lettres de noblesse à l’entraide et appelle à plus d’humanité dans un monde en perte de valeurs.

L’endroit est autant magnifique qu’il est terrible. Si le long des falaises de Kilkee et de la plage de Lahinch on rencontre des surfeurs intrépides, l’endroit est aussi connu pour ses suicides. Régulièrement des hommes et des femmes viennent se jeter dans le vide, s’assurant une mort certaine.
C’est dans ce coin sauvage d’Irlande, où «les saignées de la tourbe et la tête des moutons ont la couleur de la Guinness», que vit Sean et sa famille. Le vieil homme s’est donné pour mission d’aller à la rencontre de ces désespérés, d’entamer un dialogue, de tenter de les persuader qu’une autre voie est possible, qu’ils peuvent au moins s’accorder le temps de la réflexion. S’il ne réussit pas toujours et s’il ne sait pas si ceux qui acceptent de le suivre ne récidiverons pas, il n’oublie aucun visage.
Ce n’est malheureusement pas le cas de son épouse Erin qu’il a été contraint de placer en pension, sachant pertinemment que l’amour de sa vie arrivait ainsi dans l’antichambre de la mort. Chacune de ses visites est une épreuve à laquelle il ne dérogerait pas.
Le soir au pub où il va manger et boire un verre, il lui arrive de croiser le regard noir de Cilian, son fils qui n’a pas été épargné par la vie lui non plus. Un soir sa femme a quitté la maison pour ne plus jamais revenir. Sinead était toute sa vie, une vie qui le hante tous les soirs, mêlée de regrets et de culpabilité. «J’aurais dû essayer de la retenir, j’aurais dû essayer davantage… même si rien ne retient une femme qui a décidé de partir, ni les cris ni les plaintes, encore moins les larmes. Je suis assailli par mes souvenirs d’elle. Ceux du bonheur passé ne sont pas de bons compagnons, ils enfoncent plutôt qu’ils ne réparent, alors je me concentre sur autre chose, je viens jouer au pub, je bois un peu, trop peut-être, Le whisky, le piano, comme quand elle est partie… ça aide à oublier, momentanément, mais les souvenirs sont impossibles à écraser, trop épais.»
Sean a recueilli Liam avant qu’il ne commette le geste fatal. Ce dernier le seconde désormais… aussi dans sa mission de sauveteur. Il va venir au secours de Moïra quand cette dernière est emportée par les flots, qu’elle a décidé de laisser la mer la prendre. La jeune femme, qui avait quitté la région au bras d’un champion, n’avait pas davantage réussi à trouver sa place en ville qu’au sein de son couple. Une blessure qui la rend farouche, peu encline aux confidences. Et pourtant…
On sait depuis Aurore, son premier roman, combien Bertrand Touzet est attentif aux gens simples que la vie n’a pas épargnée. Cette fois encore, il s’attache à tisser des liens entre des êtres désespérés qui semblent être arrivés au bout de la route, que plus rien ne retient, sinon peut-être un instinct vital dont ils se sentaient pourtant dépourvus. En parcourant cette lande irlandaise, il nous rappelle combien un regard, une parole, une main tendue peuvent être nécessaires. À l’heure du repli sur soi, de l’individualisme érigé en doctrine, cette belle leçon d’humanité touche au cœur.
Um message universel, une magnifique déclaration d’amour au genre humain qui n’est jamais aussi vrai que lorsqu’il prend la peine d’écouter.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Ton silence m’appartient
Bertrand Touzet
Presses de la Cité
Roman
272 p., 21 €
EAN 9782258204669
Paru le 8/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Irlande, le long des falaises de Kilkee et Lahinch. On y évoque aussi Killorglin, Athlone, Corofin, Ennis, Galway et Limerick, Dublin, Londres et Perth, en Australie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sauvages et désertes, les falaises de Kilkee, dans l’ouest de l’Irlande, attirent les âmes désespérées. Depuis la mort de sa fille, Sean, un fermier des environs, a pris l’habitude de les arpenter chaque soir, pour être cette dernière main tendue à ceux qui ne croient plus en rien.
Un jour, Liam, brebis égarée recueillie par Sean sur son exploitation, sauve une jeune femme, Moïra, de la noyade.
S’il l’imagine perdue, elle semble être pourtant exactement à l’endroit désiré. Et si ce retour était pour elle l’occasion de renouer les liens défaits et d’apaiser les douleurs du passé?
Une ode à la vie et aux hasards des rencontres qui peuvent changer son cours.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Petite dédicace
Vendredi 24 septembre 2021
Je viens de perdre un patient.
Ça arrive, ça fait partie du « job ».
Ce n’était pas le patient que je voyais le plus, ni le plus bavard. De ces gens dont la parole est rare, un clown triste.
Je vous fais part de cette anecdote, même si le mot me gêne ici, car il avait été touché par un de mes précédents romans, Aurore. Le sujet traité – la vieillesse, la solitude, le besoin des autres – le préoccupait beaucoup. Il disait souvent : « La vieillesse est un naufrage. »
Récemment, il avait acheté cinq exemplaires de mon livre pour les offrir à ses amis proches.
Ce matin, une femme m’a téléphoné pour m’annoncer qu’il était décédé, qu’il s’était suicidé dans la journée de mardi.

Il avait rendez-vous avec moi le matin même, mais il avait annulé.
Cette amie de Gérard m’a dit : « Je ne sais pas pourquoi je vous appelle ; j’en avais envie. J’ai lu le livre que Gérard m’a offert, il avait été touché par l’histoire, moi aussi, il parlait souvent de vous… »
Je raccroche, ému par ce coup de téléphone, par l’annonce de la perte d’un patient à part. Une heure plus tard, une autre de ses amies, une infirmière à qui j’avais dédicacé Aurore, m’appelle à son tour, elle non plus ne sachant pas trop pourquoi, mais un besoin…
Nous, les auteurs, écrivons des histoires, inventons, brodons, mélangeons le réel et l’imaginaire. La portée de ces histoires, ce qu’en font les gens nous échappent.
Je n’avais pas imaginé que ce patient choisisse de partir si vite. Je le savais désenchanté, mais pas à ce point. Le fait qu’il distribue Aurore à ses amis avant de décider de mourir, j’ai l’impression qu’il s’en est servi comme d’un message.
J’étais en train d’écrire ce nouveau roman, j’ai mis un peu de lui dedans, ça lui aurait plu, je pense.
Alors, à Gérard.

Limerick, Irlande
Vous nous avez sauvé la vie et nous vous en remercions infiniment.
Selon vos conseils, nous nous sommes rendus aux services sociaux de Limerick, mais nous ne rentrions dans aucune case. Pour toutes les aides, tout était trop compliqué.
Quand vous êtes vieux, la société ne veut plus de vous et vous le fait sentir, vous êtes un poids pour qui veut avancer. Les vieux, on les voit aux caisses des supermarchés, à remplir les sacs de courses des clients, à distribuer des prospectus, mais ils ne font déjà plus partie de cette vie.
Nous avons été traités comme des sans domicile fixe, des marginaux, par ces gens censés nous venir en aide.
Nous avions tout, un pub, un toit pour nous abriter, nous n’avons plus rien.
Quand les portes se ferment, vous comprenez qu’il ne reste qu’une seule issue.
Nous avons insisté, avec mon épouse, poussés par le soutien de votre main tendue au bord de la falaise. Nous avons insisté en souvenir de vous, en nous disant que cette société, c’était aussi des personnes comme vous.
Aujourd’hui, nous sommes donc retournés à l’antenne sociale, où cet homme nous a reçus.
Il a refusé de nous aider, comme les autres. Au moment de repartir, il pleuvait, il y avait du tonnerre, nous n’avions pas emporté de parapluie, et quand nous lui avons demandé s’il pouvait nous en prêter un, il a répondu : « Et puis quoi encore ? » Il nous a pris sans doute pour des mendiants.
Notre vie ne pouvait pas continuer à être cela, être regardé de travers, sentir que vous coûtez plus cher que vous ne rapportez.
Alors nous lui avons demandé si la solution n’était pas de disparaître complètement. Sans lever les yeux, il a marmonné que ce n’était pas son affaire.
Nous avions décidé de sauter de ces falaises, vous le savez ; pourtant, grâce à vous, nous avions repris courage et étions prêts pour un nouveau départ.
Mais toute cette errance est épuisante, et nous n’avons plus l’énergie de nous battre.
Même morts, nous n’oublierons pas les mots de cette personne aux services sociaux, « Ce n’est pas mon affaire ». Nous n’oublierons pas non plus les vôtres et combien vous vous êtes efforcé de nous aider.
Nous sommes passés en quelques jours du désespoir à l’espoir, qui a été ensuite réduit en miettes.
Bien que ma femme et moi ayons peur de mourir, nous avons pris notre décision et prions pour qu’à l’avenir personne n’ait à suivre le même chemin que nous.
Ted et Kelly O’Reilly

1
C’était une lettre écrite sur un bout de papier, l’enveloppe à mon nom, sans timbre, fermée par un pansement. Une lettre d’adieu à mon intention. Cette lettre a déterminé ma mission, ma vie.
Depuis toujours, j’étais confronté à la réalité de cette falaise. Je venais pêcher dans les eaux froides qui la fouettent les jours de gros temps. J’observais les oiseaux qui nichent dans ses recoins, allongé sur l’herbe humide, les doigts bien agrippés au bord, seule ma tête dépassant dans le vide. Je porte en moi le souvenir du vent remontant le long des parties abruptes, assourdissant, chargé d’écume.

Ce soir, comme tous les soirs depuis cette lettre, je commence ma ronde.
Je finis ma cigarette, attends patiemment l’heure bleue, celle qui suit le crépuscule. Ce moment de la journée entre chien et loup. C’est là que les candidats au suicide se montrent, s’approchent.
Le coucher de soleil est magnifique ici, peut-être le plus beau d’Irlande. Au loin, Spanish Point, immense baie de sable blond avec ses surfeurs. Il n’y a que les phoques et les Irlandais qui puissent se baigner dans ces eaux froides. Les seuls dont le sang ne craint pas le froid.
Mes désespérés viennent ici, à Kilkee, plutôt qu’à Moher, car si les falaises y sont tout aussi impressionnantes, il y a moins de touristes et l’on peut s’approcher du bord sans éveiller les soupçons des gardes. Certes, elles sont moins hautes que leurs célèbres voisines, mais l’équivalent de dix étages, cela suffit pour être sûr de mourir.
La réalité de cet endroit pour moi, depuis cette lettre, c’est que des gens viennent s’y tenir face au vide, celui de la falaise, celui de leur vie. Je n’y avais pas prêté attention avant tout ça, avant Sinead, avant le couple O’Reilly.
Je me suis renseigné, il y a toujours eu des suicides ici, mais il y en avait moins autrefois.
Avant, on se suicidait par désespoir amoureux, par folie ; pas parce que la vie est devenue trop dure. Parce que c’est nous qui l’avons rendue ainsi.
Généralement, je cherche les endroits où ils se cachent en attendant qu’il n’y ait plus personne, après avoir vu le dernier coucher de soleil de leur vie.
On pourrait mettre des barrières, mais je crois que cela fait venir les touristes. Aujourd’hui, dans les minicroisières qui partent vers les îles d’Aran, il est fréquent de leur montrer ces falaises meurtrières en faisant un décompte morbide : « Ici, depuis le début de l’année, quinze personnes ont trouvé la mort… » Qu’est-ce que pensent les vacanciers en entendant ça ? « Oh, c’est romantique de se suicider par amour, comme Juliette » ? Est-ce qu’ils espèrent se procurer des frissons si jamais quelqu’un fait le big jump au moment où leur bateau passe ?
Comme si le suicide était devenu une attraction en soi. Comme en tout, le profit est privilégié au détriment de l’humain et personne ne veut que ça change. La société a amené ces désespérés ici et continue de profiter d’eux, même morts.
La cabine téléphonique sur la corniche, c’est comme un dernier rempart. J’y laisse des affaires qui peuvent rattacher à la vie, une bible, des pièces pour acheter un billet retour pour Limerick, une carte de téléphone, des cigarettes…
Certains acceptent directement mon aide, d’autres plus difficilement. Mon approche est toujours la même : « Bonjour, ça va ? Qu’est-ce qui vous amène ici ? »
Qu’un autre être humain leur parle les surprend, leur fait du bien. Ils existent à nouveau.
Certains me répondent, d’autres fixent le sol, d’autres encore se mettent à trembler, fondent en larmes dans mes bras.
Aucun ne se jette du haut de ces falaises sans hésiter. Souvent, il leur faut la nuit entière pour rassembler leur courage. J’interprète cette attente comme l’espoir que quelqu’un vienne les sauver, jusqu’à la dernière seconde.
Alors je pose ma main sur leur épaule et je les écoute.
Il y a aussi ceux qui m’envoient promener : « Ça ne vous regarde pas, ça ne regarde que moi. » Même cette réponse, c’est un appel au secours. Donner des conseils ou faire la morale, ça ne sert à rien. Si je veux qu’ils s’en sortent, je dois faire le chemin à côté d’eux pour trouver la solution, prendre leur souffrance et marcher avec elle pour avancer.
Bref, me mettre à leur place. Je n’ai pas trop de mal, j’ai failli m’y trouver un jour.
J’en ai sauvé beaucoup, pas tous. Je suis une bouée, s’ils veulent me lâcher, repartir vers le bord, je n’y peux rien. Ceux-là laissent leurs chaussures, leur portable à l’endroit où ils sautent. Pour qu’on les retrouve, pour ne pas complètement disparaître, pour être enterrés convenablement.
C’est ici que j’ai rencontré ce vieux couple. Ted et Kelly O’Reilly. C’était peu de temps après avoir perdu Sinead, ma fille. J’étais là, en train de regarder la falaise, quand je les ai vus tous les deux, se tenant la main face à la mer. Ils avaient un pub à Limerick et avaient fait faillite. Ils n’avaient aucun moyen de rembourser leurs dettes. Je leur ai dit qu’il ne fallait pas mourir pour ça. Je croyais les avoir dissuadés de passer à l’acte et les avais orientés vers les services sociaux compétents… Quelques jours plus tard, j’ai reçu cette lettre, celle écrite sur un bout de papier. En la lisant, j’ai eu un choc violent, comme si un crime s’était commis devant mes yeux, comme s’ils avaient sauté devant moi depuis cette falaise.
J’ai appelé la mairie, où Ted et Kelly s’étaient rendus en dernier. On m’a passé le service social. Là, on m’a expliqué qu’ils s’étaient pendus dans le bois derrière les bâtiments. Je les ai traités de meurtriers, la mairie, les services sociaux. Parce que c’est ce qu’ils étaient, des meurtriers.

Cela fait quatorze ans que ma fille est morte, quatorze ans que j’arpente cette falaise. Je n’ai oublié aucun visage.

2
Sean remonte l’avenue qui longe la grande plage de Lahinch. Le soleil disparaît lentement au large, et avec lui le sentiment que les gens d’ici sont les derniers en Irlande à encore profiter de sa douce lumière.
Le bout d’une île, un « finistère » ; en face, ceux des îles d’Aran doivent sûrement se dire la même chose. Septembre offre de belles journées, mais semble abandonner chaque jour un rayon de son soleil, le rendant de plus en plus pâle.
Des surfeurs, torse nu, combi roulée en bas des hanches, rincent leurs planches à l’arrière des vans. Sean passe, les salue. Les odeurs de sel, d’iode, mélangées à celles du monoï et du gel douche à la vanille, semblent vouloir maintenir artificiellement l’été. Les surfeurs écoutent de la musique, boivent des bières, rient. Ils sont jeunes. Sean envie cette insouciance, cet âge où l’on rit de tout. Il aimerait pouvoir encore appréhender cette côte, cette ville avec la même candeur.
Ici, c’est chez lui, jamais il ne pourra en partir. Tout homme a besoin d’un ancrage, quel qu’il soit, même s’il résonne de son chagrin.
Devant lui l’océan, derrière le Burren.
Devant lui, cet ennemi magnifique qui lui a tant pris, et, derrière, un plateau karstique que même Cromwell n’a pas voulu soumettre, « pas assez d’eau pour noyer un homme, pas assez de bois pour le pendre, pas assez de terre pour l’enterrer ».
Chez lui, c’est cette bande de terre perdue entre deux immensités grises, tourmentées et chaotiques.
Le marchand de journaux range les présentoirs de cartes postales, les pelles et les râteaux en plastique coloré. Sean soulève sa casquette, lui sourit, ils se parleront plus tard au pub.
Depuis que sa femme n’est plus avec lui pour partager les repas du soir, il préfère les prendre au Cornerstone, un pub de Lahinch où il avait déjà ses habitudes. Il y venait pour voir les matchs de football gaélique, les courses de chevaux, les amis après la journée à la ferme, à la salle de boxe.
Le ciel se charge d’épais nuages. Un grain ne va pas tarder à tomber, vidant les rues.
En entrant dans le pub, Sean aperçoit Cilian, assis dans un coin de la salle, le regard perdu dans sa pinte de Smithwick’s.
Il le salue rapidement, il sait que cela ne sert à rien de venir lui parler quand il a cette noirceur dans les yeux.
Son couvert l’attend déjà à sa table. Sean s’assied et déplie le journal posé devant lui.
— Tout va bien ? lui demande Josh, en posant une assiette fumante et une pinte de Guinness sur la table. Pas de désespéré à sauver ce soir ?
— Non, personne, malgré le coucher de soleil magnifique.
— Tant mieux.
— Josh ?
— Oui.
— Il est là depuis longtemps ?
— Deux heures et six pintes. Ça fait plusieurs soirs qu’il finit ici, comme à l’époque de…
— Je ne l’avais pas vu depuis un moment.
— D’habitude, il arrive plus tard, il passe au Mulligan’s picoler et jouer du piano avant de venir ici. C’est pour ça que tu ne le vois pas.
— Je vais en parler à Moïra, je vais lui dire de venir le voir.
— Elle est dans le coin ?
— Non, mais peut-être que ça la décidera à revenir.
— Au fait, comment va ta petite-fille ?
— Bien, je crois. Elle est toujours à Limerick. Elle s’est entichée d’un joueur de football gaélique.
— Ben quoi ? Tu aurais préféré qu’elle se trouve un gardien de moutons comme toi ? C’est bien pour elle.
— Quitte à partir avec un pousseur de pelote, j’aurais préféré que ce soit un mec de Clare ou de Kerry, ils sont meilleurs.
— Pfff !
— En attendant, je ne la vois plus et elle me manque.
— Elle reviendra, elle est amoureuse, comprends-la.
La pluie fouette les carreaux, le grain n’aura pas mis longtemps à arriver.
Sean sait qu’ici, les nuages suivent la marée. Le temps de finir son verre, son assiette, il sera déjà loin.
— Il est bon, ton ragoût, Josh.
— Comme d’habitude.
— C’est toi qui le dis.
Sean sourit, s’essuie la commissure des lèvres, boit une gorgée de bière.
Sur l’écran passe un match de rugby. Le Munster contre Cardiff, une rediffusion du week-end. Sean connaît déjà le résultat final mais fixe le rectangle vert, attiré, désireux de meubler sa solitude. Bercé par le bruit des verres, du brouhaha des conversations, il sent son corps lentement plonger dans la torpeur de la fin du jour, ses joues s’empourprer à la chaleur du pub, du ragoût.
La journée a été longue, le travail à la ferme est de plus en plus difficile, même si le « petit » l’aide beaucoup. Il devrait se reposer, penser à la retraite, mais c’est impossible, l’exploitation a besoin de lui et lui a besoin de l’exploitation pour ne pas trop penser, finir comme Cilian au coin du bar.
Sean a toujours vécu à Lahinch. Il a connu la petite station balnéaire avant les désirs de mer des gens de la ville, avant l’essor du surf et l’arrivée des vans.
Il a rencontré sa femme Erin en livrant des bêtes au marché à bestiaux d’Ennis. Elle marchait dans la rue, droite, altière, remarquable. Il a croisé son regard et espéré secrètement qu’elle viendrait le soir à la fête qui clôturerait le marché.
Sean était plus jeune même si, par sa carrure, son assurance, il donnait le change. Il osa l’inviter à danser et jamais plus elle ne lâcha la main qu’il lui avait tendue. Elle fit les trente kilomètres qui séparent les deux villes pour venir s’installer à Lahinch avec lui.
Erin n’est plus là pour partager son repas du soir, mais Sean continue de venir la voir tous les jours à la maison de retraite. Contrairement à elle, il n’a pas oublié le moindre fragment de leur existence ensemble.
Cilian finit son verre, le pose sur la table, se lève, faisant crisser les pieds de sa chaise sur le parquet.
Sa démarche est hésitante mais il ne titube pas. Il fait signe à Josh de noter ses consommations et traverse le bar jusqu’à la porte d’entrée.
— Bonsoir, Sean.
— Bonsoir, Cilian, ça va aller ? Tu veux que je te ramène ?
— Je vais marcher un peu, voir les étoiles…
Sean sourit, regarde les gouttes perler sur la vitre.
— Tu es sûr de pouvoir les voir ce soir ?
— Quelqu’un doit aller leur dire qu’il faut qu’elles s’allument.
Le pub est calme, Cilian parti, Sean perdu dans ses pensées, le Munster mène 26 à 14, il reste dix minutes à jouer mais le score ne bougera plus.
Sean lève son verre en direction de Josh, qui commence à faire couler une nouvelle pinte.
— Tu as raison de ne pas attendre d’avoir fini celle-là. Il faut du temps pour tirer une Guinness.
— Oui, tu prends des libertés avec le temps, quelquefois tu oublies, même…
— C’est faux et tu le sais. « Le diable se cache dans les détails », et le respect du temps de repos en est un. Cent dix-neuf secondes et cinq centièmes, toujours à six degrés, c’est la durée nécessaire pour une pinte parfaite.
— Oui, pas le double, autrement elle s’évente !
Sean finit sa pinte, regarde celle qui repose sur le bar, les bulles fines remontent, donnant un aspect de cascade à l’intérieur du verre sombre.
Josh attend que les bulles se stabilisent, que la crème redescende.
Il prend la pinte, finit de la remplir et l’apporte à Sean.
— Les bonnes choses viennent à ceux qui savent attendre.

3
La pluie a cessé en abandonnant une légère brume sur les trottoirs humides. Les nuages se détachent les uns des autres, laissant un peu de place au ciel pour s’exprimer.
Cilian remonte l’avenue principale, passe devant le Mulligan’s, regarde ses mains, le piano derrière la vitre du pub. Elles tremblent, il ne jouera pas ce soir, même s’il en a envie, même s’il sait que cela lui ferait plus de bien que des verres de whisky.
Il s’assied sur le parapet de la digue, suffisamment loin des lumières du centre-ville pour profiter des étoiles. L’océan s’est retiré, mais il entend toujours le ressac au loin.
J’ai essayé, j’ai réellement essayé mais tout me ramène à toi. Je me suis jeté dans cet océan, espérant partir loin de tout ça, mais inlassablement il me ramène ici. Comme s’il t’avait laissée partir et qu’il ne voulait pas me prendre. J’ai fini par accepter de vivre une vie que je n’aurais jamais voulu vivre, arrêter de me laisser flotter dans cette mer en espérant couler. Tu vas me dire que je suis ici parce que je me suis encore fait larguer, qu’à force de chercher à te remplacer je me suis encore planté. Tu as peut-être raison.
Je me rends compte que les filles se servent de moi pour réapprendre à voler, et quand elles retrouvent leurs ailes c’est pour partir loin de moi. La différence entre elles et toi, c’est que je ne cherche pas à les retenir alors que toi, je n’y suis pas arrivé.
Cilian passe sa main sur la pierre du muret, ses doigts jouant avec l’eau qui affleure des aspérités de la roche.
J’ai encore rêvé de toi hier soir. Quand je bois je rêve de toi.
Nous étions bien, nous riions de bêtises, de phrases que tu n’arrivais pas à dire, de fourchelangues, nous riions de tes erreurs, de toutes ces choses insignifiantes, tout ce à quoi nous ne faisons pas attention au jour le jour, tout ce qui me manque le plus finalement, ces petits riens qui me venaient de toi. C’était tellement bon de t’entendre, de me souvenir de ton rire.
C’était là, palpable, simple, comme dans les rêves.
Cet instant au bord de la conscience où tu es presque éveillé, comme dans la réalité, mais où il y a toujours quelque chose qui t’indique que tu rêves. Là, je ne pouvais pas te toucher, impossible. Je t’entendais, tu étais tellement proche que je pouvais sentir ton cœur, la vibration de ton corps, mais mes mains ne pouvaient pas t’atteindre, te prendre pour t’approcher complètement de moi. Au bout d’un moment j’ai compris que tout allait se dissoudre, disparaître, alors j’ai ouvert les yeux. Je suis resté là, immobile, avec mes mains vides de toi et la sensation d’être condamné à me réveiller dans un lit vide ou à côté d’un corps qui ne serait plus jamais le tien.
Je me souviens de la première femme que j’ai eue après toi.
C’est con, mais j’avais l’impression de te tromper. Je sentais son corps sur le mien, pas plus lourd mais plus dense, je le sentais surtout quand elle était sur moi, ses jambes enserrant mon bassin.
J’avais ta voix : « Tu pensais vraiment trouver une autre femme qui te ferait oublier mes jambes ? »
Plus j’essayais de me perdre en elle, plus tu étais présente. Elle était douce, tendre, mais elle n’était pas toi. Je me suis dit que ça passerait, que je finirais par ne plus me souvenir de ton corps, mais à cet instant cette femme me permettait d’être un peu avec toi. C’est bizarre comme sensation, faire l’amour avec un autre corps pour convoquer le souvenir du tien. Au moment de jouir, les yeux fermés, tu étais presque là.
C’est ma croix, m’efforcer de vivre uniquement avec ton souvenir. Tu n’étais pas mon premier amour, mais tu as rendu les autres insignifiants.
Depuis le temps, j’aurais dû m’y habituer, mais non, je suis toujours là, à regarder les étoiles, la mer, à marcher dans la rue en calquant mon rythme sur le tien, à essayer de prier pour que tu m’entendes, où que tu sois, une prière idiote avec des mots creux, car je crois en toi mais pas en Dieu.
J’ai vu ton père tout à l’heure au pub, il rentrait de sa ronde quotidienne sur la falaise. Il doit être comme moi, qui tente de retenir mes rêves. En tendant la main à ces gens sur la falaise, c’est un peu ton souvenir qu’il attrape.
Quelquefois je me dis que j’aurais dû me foutre en l’air, mais il y avait Moïra.
Les psys me répétaient que je devais me raccrocher à autre chose qu’à ma fille, que ça ne suffisait pas, qu’elle avait sa vie à vivre, elle aussi. Je leur répondais que je me satisfaisais de ça, survivre pour mon enfant. Maintenant qu’elle est partie avec ce type, que je ne la vois plus, je comprends qu’ils avaient raison, rien ne m’attache à cette vie que je n’ai pas voulue, que je ne veux plus.
Cilian regarde les étoiles. Quelqu’un l’a entendu et a bien voulu les allumer. À présent, le ciel en est rempli.
Tu vois ce que tu as fait de moi, j’en suis à prier le ciel comme un foutu croyant.
Avant, je ne pouvais te parler que là-bas, maintenant le ciel me suffit. Ici ou à la cabane, c’est le même de toute façon.
Sinead, notre histoire, j’aurais préféré que ce soit celle d’une femme qui s’en va. Je l’ai pensé dès le départ, même Brian D’Arcy, notre ami de la police d’Ennis qui avait commencé l’enquête, le pensait. Il était désolé d’avoir à me poser toutes ces questions pour élucider les raisons de ta disparition, éliminer l’hypothèse que tu aies pris la tangente pour échapper à quelque chose. Est-ce que je te connaissais un amant, est-ce que je te battais…
J’avais le sentiment de double peine, celui qui souffre de la disparition et celui que l’on soupçonne. Même quand ils t’ont retrouvée, j’ai senti qu’ils se demandaient si je ne t’avais pas poussée de ces falaises. Tu n’avais rien laissé, pas de lettre, comme si tu n’avais pas prémédité ton geste.
Je t’imaginais partant sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Moïra. Poser le camée que je t’avais offert sur le lit, fermer la porte, puis te retourner une dernière fois vers la maison avant de monter dans cette voiture.
Une voiture qui t’amènerait loin, celle d’un amant ou un taxi… je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours imaginé un break. Bizarre, non, une familiale, justement pour quitter sa famille ? Je t’imagine le regard perdu, le front appuyé sur la vitre, paisible, soulagée, pensant à notre réveil, à moi gérant le petit déjeuner de Moïra, son départ pour l’école, tout en essayant de te téléphoner.
Éparpille-toi, déchire-toi, constelle mon air de tes confettis, fais-moi oublier un instant que tu pars !
Je préfère encore t’imaginer partie que plus là.
Quand j’ai su que l’on ne te retrouverait pas vivante, je t’ai appelée, pour entendre ta voix une dernière fois, j’ai laissé un message pour te dire adieu. Ton portable qui est resté ici, chez nous, éteint dans une boîte, doit contenir des dizaines de messages de moi, des soucieux, des agacés au début, des suppliants, des éperdus, nostalgiques, futiles, quotidiens, et puis un dernier, tout simplement d’adieu. C’est con, mais de parler à ce téléphone, ça me faisait du bien, entendre ta voix, neutre, sur le message du répondeur m’était nécessaire. Je te racontais ma vie, celle de notre fille, te demandais ton avis sur tel ou tel truc…
Cilian sort une cigarette, l’allume, souffle la première bouffée vers le ciel, les yeux sur le bout incandescent.
Tu vois, je fume toujours, j’ai l’impression que cette fumée m’aide à combler les vides de mon âme. Tu imagines, sept ans, c’est le temps qu’il faut au corps humain pour régénérer toutes ses cellules, comme s’il repartait de zéro. Sept ans, c’est aussi le cycle de l’amour, tous les sept ans, une remise en question. Cela fait deux fois sept ans que tu es partie, je me suis régénéré deux fois. Plus aucune de mes cellules n’a non seulement connu ton corps, mais aucune n’en a connu qui aient été en contact avec toi. Pourtant, rien n’a changé. Je suis toujours là à parler à un fantôme.
Il ne me reste presque plus rien de toi, seule ton absence m’appartient encore.
Cilian souffle vers le ciel des volutes bleues, y cherche les pensées que l’alcool libère mais dont il rend l’expression confuse.
Tu te rends compte que je n’ai jamais voulu dormir dans notre chambre ? J’en ai fait un débarras, une chambre d’amis où personne ne vient jamais dormir. Dès le premier soir j’ai laissé notre lit, pas la force, et puis Moïra voulait dormir avec moi, je ne voulais pas créer une habitude, mais je me suis dit que le premier soir on a le droit. Nous n’avions pas commencé à vivre notre vie sans toi, alors ce n’était pas grave. Ensuite j’ai dormi dans le canapé-lit, Moïra me disait que j’avais trop de chance de dormir dans le salon, face à la télévision.
Je me demande quand elle a découvert pour toi, à quel âge.
Je ne lui ai jamais dit que tu étais morte, je l’ai laissée espérer et puis accepter que l’espoir s’éteigne.
Elle a mesuré le manque et a appris à renoncer, même pour ça j’ai été lâche.
Je ne parlais pas de toi, ou quasiment pas. Elle ne m’a jamais posé la question, elle devait se dire que cela me faisait de la peine, elle avait raison. Maintenant, nous ne nous parlons plus du tout, pas que l’on soit fâchés, juste éloignés. C’est en partie ma faute, bon, surtout celle de la femme avec qui je vivais et de ma couardise à prendre des décisions, à imposer mes choix. Tu te rends compte, je n’ai pas réussi à prendre la défense de ma fille, j’ai honte, je n’ai que ce que je mérite.
Cilian se lève, rejoint petit à petit les lumières du remblai.
Mourir c’est pour toujours. À six ans, le toujours s’arrête à après-demain, je n’avais pas envie de ressasser ta mort trois fois par semaine.
La vie n’a pas de sens, Sinead, elle n’en a jamais eu, même avec toi. On doit rester là, debout, profiter des gens tant qu’ils sont là, leur dire qu’on les aime avant qu’ils meurent.
On aurait pu avoir une vie différente, ne pas se connaître du tout, ou tu pourrais être encore là, mais on ne choisit rien, on peut juste apprécier quand c’est là, et puis subir.
Cilian écrase sa cigarette. Le silence l’accompagne le long du remblai. Il croise un groupe de jeunes partant finir la soirée sur la plage, refaire le monde au son des vagues, le sable humide ne semble pas pouvoir les arrêter.

4
Un café filtre dans un mug. C’est la seule chose qu’est capable d’avaler Sean avant de partir travailler. Après la traite du matin, il lui arrive de prendre du fromage ou un verre de lait frais, un morceau de brown bread. Mais au saut du lit il n’a jamais rien pu avaler.
Il rince sa tasse dans l’évier face à la fenêtre, la pose sur l’égouttoir. Il regarde comme chaque matin les champs devant lui, comme s’ils avaient pu changer pendant la nuit.
Les cottages aux toits de tuiles brunes posés sur les prés d’un vert intense, les murets de pierre laissant suffisamment d’espace pour que les moutons et les vaches paissent en toute tranquillité.
Ici, les saignées de la tourbe et la tête des moutons ont la couleur de la Guinness.
Au loin, sur l’océan, la nuée donne l’impression que le ciel et l’eau se confondent, que tout est mélangé.
Il ferme la porte de la maison à clé, remonte le col de son blouson, observe les jardinières, les parterres laissés à l’abandon. Les fleurs c’était elle, ça a toujours été Erin.
Il ne fait pas froid, mais le vent souffle par bourrasques. Le vent d’ouest, celui qui grille les cigarettes à votre place, qui cingle les joues de gouttes de pluie presque salées.
Comme tous les jours depuis qu’ils ont pris la décision de la placer, il va voir Erin à la maison de retraite.
Et chaque matin il a cette boule au ventre en partant, la sensation de l’avoir abandonnée.
Même s’il sait qu’il est allé au bout de ce qu’il pouvait faire, il ne pensait pas finir sa vie avec elle séparés par cinq kilomètres.
Au début, elle lui reprochait de l’avoir laissée là, comme s’il l’avait en effet abandonnée. Les médecins, les aides-soignants avaient beau le rassurer, lui dire qu’il avait fait ce qu’il fallait, que tous les résidents faisaient le même reproche à leurs familles, que les paroles qu’il entendait n’étaient déjà plus vraiment les siennes… la boule grossissait encore plus.
Et puis, avec le temps, ses mots s’étaient enfuis, eux aussi. Sean se demande où vont les souvenirs quand ils se perdent. Existe-t-il un lieu où retrouver, réclamer ses idées, sa mémoire perdue ? Existe-t-il un endroit où les sourires, les querelles, tout ce qui fait une vie à deux se rassemblent comme les feuilles mortes poussées par le vent au coin d’une rue, au fond d’une allée ?
En arrivant dans le hall d’accueil, Sean salue tout le monde, un geste, un sourire, un mot pour chacun. Souvent des banalités, mais il a besoin de ça, oublier le contexte, les blouses, l’odeur des couloirs, les bruits, les fauteuils. Chaque matin, il s’arrête à côté de l’ascenseur qui déverse les fauteuils dans le hall, prend une chaise et discute quelques minutes avec Donncha Flagerty. Cet homme fait partie des visages qu’il a toujours croisés à Lahinch, sans jamais vraiment lui parler. Il se souvient de lui, plus jeune, participant aux fêtes comme aux corvées organisées pour rendre service aux autres éleveurs. Une véritable force de la nature, d’une grande discrétion, nimbée de ces mystères qui impressionnent les enfants. Sean lui donne les nouvelles du village, des champs, des bêtes. Donncha l’écoute sans répondre, il acquiesce, parfois sourcille. Donncha a toujours été un taiseux et le grand âge ne rend pas bavard, mais quand Sean s’assied le matin à côté de lui, qu’il lui serre la main comme il l’a toujours fait, qu’il croise son regard bleu intense, il a l’impression que le vieux Flagerty est tout à coup ailleurs, sur son banc devant sa ferme, regardant passer les gens sur la route.

En entrant dans le studio, Sean passe la main sur la commode, celle qui était dans leur chambre à la ferme, et dans la chambre d’Erin à Ennis lorsqu’elle était enfant. Cette commode l’aura accompagnée toute sa vie, elle fera partie du peu de meubles qui l’entoureront jusqu’au bout. Il pose sa casquette à côté de la coupelle de pot-pourri. Elle adorait ça, elle en mettait partout. Celui-ci, depuis le temps, ne dégage quasiment plus de parfum, et ses couleurs intenses, rose, violet, se sont fanées.
Il l’embrasse sur le front, caresse sa main. Elle ne réagit presque plus aux attentions qui faisaient leurs habitudes.
Normalement il lui parle, raconte la vie du bourg, enchaîne, trouve les mots, les sujets de discussion. Aujourd’hui il n’y arrive pas et laisse le silence s’installer entre eux. Alors il occupe l’espace par ses gestes, vérifie les placards, le linge, les magazines qu’elle ne lit plus depuis longtemps, change de chaîne à la télévision.
Il a beau se dire que ce n’est plus vraiment elle, que son esprit est presque parti, le plus dur est que son corps est encore là, face à lui, l’étincelle dans le regard en moins, mais physiquement là.

Extraits
« Le plus dur c’est pour ceux qui restent. Le problème du corps que tu nous as laissé, c’est qu’il contient tous mes souvenirs. Au début, tu avais peur de perdre tes feuilles une à une, que le vent les emporte en secouant tes branches, ne laissant qu’un squelette sec. Des feuilles comme des souvenirs… Tout à l’heure, je me demandais où étaient partis les tiens. Dans ton monde, Sinead était encore là, tu la réclamais, tu me demandais des nouvelles. » p. 34-35

« Quand j’ai perdu Sinead, j’ai pleuré, j’ai tellement pleuré dans mon coin que la mousse verdissait à cet endroit. Je me disais: À quoi bon pleurer, ça ne va pas la faire revenir. Avec le recul, je me dis qu’il est nécessaire de laisser couler les larmes, elles permettent de faire de la place pour que les autres puissent entrer. » p. 79

« — Ça revient tous les soirs. On ne refait pas sa vie, Moïra. On continue le chemin, c’est tout. Kate et toutes les autres ne sont que des sourdines à ma mémoire. J’aurais dû essayer de retenir ta mère, j’aurais dû essayer davantage… même si rien ne retient une femme qui a décidé de partir, ni les cris ni les plaintes, encore moins les larmes. Je suis assailli par mes souvenirs d’elle. Ceux du bonheur passé ne sont pas de bons compagnons, ils enfoncent plutôt qu’ils ne réparent, alors je me concentre sur autre chose, je viens jouer au pub, je bois un peu, trop peut-être, Le whisky, le piano, comme quand elle est partie… ça aide à oublier, momentanément, mais les souvenirs sont impossibles à écraser, trop épais. » p. 118

À propos de l’auteur
TOUZET_Bertrand_DRBertrand Touzet © Photo DDM Sophie Vigroux

Né à Toulouse il y a une quarantaine d’années, Bertrand Touzet a grandi au pied des Pyrénées. Après des études à Nantes, il est revenu exercer sa profession de masseur-kinésithérapeute en région toulousaine. Il y a cinq ans, il a décidé d’écrire et puise dans son quotidien personnel et professionnel les expériences qui nourrissent ses romans. Après Aurore, premier roman finaliste du Prix Jean Anglade 2020 et lauréat du Grand Prix national du Lions Club de littérature 2022, il a publié Immortelle(s) en 2022 et Ton silence m’appartient en 2024. (Source: Presses de la Cité)

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Un coup au cœur

BOYSSON_un_coup_au_coeur RL_2024  coup_de_coeur

En lice pour le Prix des libraires 2024

En deux mots
Si son compagnon n’avait eu les bons réflexes, Emmanuelle de Boysson serait morte le 7 février 2022. Il n’en reste pas moins que son cœur a cessé de battre et qu’elle est allée rendre visite dans l’au-delà. Une expérience qui laisse des traces et dont elle témoigne ici.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Journal de bord d’une miraculée

Emmanuelle de Boysson a vécu une expérience de mort imminente le 7 février 2022. Dans ce roman, elle en retrace les circonstances et surtout les sensations éprouvées, sans oublier les suites. Bouleversant et revigorant!

Commençons par décerner à Emmanuelle de Boysson le titre de meilleur incipit de l’année. En trois lignes tout est dit: «Je suis morte le 7 février 2022. Il était 17 h 20 lorsque mon cœur s’est arrêté. Je ne me suis aperçue de rien.»
Reste à développer cette singulière expérience d’arrêter de vivre avant de revenir au sein de la communauté des hommes.
Il y a d’abord une succession de hasards qui font qu’au moment où son cœur a lâché, Anton, son compagnon était présent. Il devait être à la rédaction de son journal, mais on lui avait demandé de rédiger une nécrologie.
«C’est donc grâce à un mort que je suis vivante» explique la narratrice qui, grâce au témoignage de son sauveur a pu reconstituer la chronologie des faits, le massage cardiaque en attendant les secours, puis les tentatives des ambulanciers de la réanimer, en vain. Le même combat du médecin du SAMU qui a pris le relais, a intubé sa patiente pour l’oxygéner. Mais le cœur reste inerte. Si bien qu’il ordonne un septième électrochoc. En vain. «Le temps est passé. Tout a été tenté. C’est fini.»
Les pompiers auront finalement l’idée d’en rajouter un huitième, «un dernier pour la route». Et c’est alors que le miracle se produit!
Entre soulagement et peur des séquelles, la famille et les proches vont se succéder à l’hôpital Cochin où se joue une partie décisive.
Mais la miraculée, plongée dans un profond coma, n’en a pas conscience. Elle vit dans un univers parallèle.
Comme dans d’autres témoignages d’expérience de mort imminente, ou en anglais de NDE (Near death experience), son esprit est dissocié de son enveloppe charnelle. Elle s’envole, par exemple vers les ballons des Vosges. «Les ailes déployées, je plane au-dessus des prairies, des lacs et des forêts qui parsèment les sommets arrondis, lorsque j’aperçois mon père sur un champ d’herbes blondes. De là-haut, il semble tout petit, mais peu à peu, il m’apparaît tel qu’il était lors de nos balades sur les sentiers de randonnée, quand nous nous arrêtions pique-niquer dans une clairière, faire griller des saucisses, cueillir des myrtilles ou déguster une omelette au lard dans une ferme-auberge.» Une sensation qui va se renouveler et l’emmener dans divers endroits, seule ou en compagnie de différentes personnes, avec toujours ce même sentiment de plénitude. Et cette envie de garder une trace de ces voyages. Mais clouée sur un lit d’hôpital et appareillée de partout, l’objectif est difficile à atteindre.
Jusqu’à cet «après-midi tristounet de mars» où elle peut reprendre la plume. «La tête embuée, la main pâteuse, j’ai du mal à pianoter, les yeux qui se ferment, mais le crissement du crayon sur la feuille finit par restituer le murmure d’une fontaine, l’odeur du jasmin, la douceur d’une fourrure. Peu à peu, je renoue avec ce délié, ce lâcher, cette magie d’une pensée en action. Les phrases coulent et s’entrelacent, suivant une géographie intérieure faite d’impressions. Un pur plaisir, une renaissance, un instant à moi, la satisfaction, que jamais l’ordinateur ne donnera, d’épouser des arabesques, de vagabonder, de jouer aux devinettes, de filer la métaphore à n’en plus finir. Sans complexes, je me vautre dans le moelleux des figures et des tournures.» Et par la grâce de cette plume virevoltante, elle nous offre le cadeau de ce roman inattendu.
Avouons-le, je fais partie des sceptiques et des mécréants, de ceux qui se disent qu’un mort retourne à la poussière et qu’une fois de l’autre côté, il ne revit que dans le souvenir de ses proches. Ce qui n’est déjà pas mal. Mais je me souviens avoir été impressionné par la lecture de La Traversée de Philippe Labro. Au point de faire ensuite comme Emmanuelle de Boysson, c’est-à-dire de creuser le sujet en me plongeant dans L’Expérience de mort imminente, Une enquête aux frontières de l’après-vie de Jocelin Morisson. Préfacé par le journaliste scientifique Stéphane Allix, cet ouvrage a fait vaciller mes certitudes. Ajoutons pour faire bonne mesure, le témoignage de David Foenkinos qui, à l’occasion de la sortie de La vie heureuse, a confié à Minh Tran Huy pour Madame Figaro qu’à seize ans, il avait lui aussi fait cette expérience : «J’ai eu ce sentiment physique d’être arrêté dans cette chute extatique, et d’être remonté vers la vie. Je sais à quel point la rencontre avec la mort peut vous propulser dans une nouvelle énergie, une forme de renaissance, et cette expérience de mort a fait de moi une seconde personne. Après, pendant les mois à l’hôpital, je me suis mis à lire alors que je ne lisais pas, j’étais animé par la beauté, la sensibilité. Cela m’a propulsé de manière foudroyante ans une autre personnalité. On devient plus fort d’avoir été ainsi fragile.» Mais après tout chacun se fera sa propre opinion.
En revanche ce témoignage a une autre vertu, trop peu soulignée à mon gré. Il nous rappelle combien les gestes qui sauvent sont importants, que les premières minutes sont très importantes et qu’il ne faut pas renoncer trop vite à laisser la Camarde gagner. Jamais peut-être l’expression coup de cœur n’aura mieux porté son nom pour un livre!

Signalons qu’Emmanuelle de Boysson partagera un apéro-littéraire avec ses lecteurs à la Librairie Bisey à Mulhouse ce mercredi 21 février à 19h 15.

Un coup au cœur
Emmanuelle de Boysson
Éditions Calmann-Lévy
Roman
200 p., 18 €
EAN 9782702188606
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi la maison de campagne de Dorcy, les Vosges et l’Alsace ainsi que la Bretagne du côté de Fouesnant, Concarneau et Beg-Meil, sans oublier des souvenirs du Maroc.

Quand?
L’action se déroule du 7 février 2022 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Il était 17 h 20 lorsque mon cœur s’est arrêté. Je ne me suis aperçue de rien.
Ça s’est passé comme si je m’endormais. C’était doux, presque un soulagement.»
Emma est morte le 7 février 2022. Son cœur a cessé de battre pendant trente minutes. Un coup au cœur raconte la bataille qu’elle a dû mener pour revenir à la vie, de la réanimation à la rééducation. Pour se remémorer aussi où elle est partie quand tout le monde la pensait disparue.
Au fil de cette traversée, Emma explore ses sensations, les images qui lui viennent – certaines d’une beauté à couper le souffle, d’autres, plus inquiétantes, qui interrogent son rapport à la mort, entre attirance et répulsion – puis célèbre, avec un enthousiasme contagieux, ces petits riens qui font notre bonheur quotidien.
Une plongée dans l’au-delà, qu’Emmanuelle de Boysson partage avec allégresse et une sincérité bouleversante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
TV5 Monde (L’invité)
Le Pavillon de la littérature (Apolline Elter)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Binchy and her Hobbies


Confidences Littéraires d’Emmanuelle de Boysson © Production In The Mood For Books par Natalie Vigne

Les premières pages du livre
« Je suis morte le 7 février 2022. Il était 17 h 20 lorsque mon cœur s’est arrêté. Je ne me suis aperçue de rien. Ça s’est passé comme si je m’endormais. C’était doux, presque un soulagement. Je savais où j’allais : il m’a suffi d’ouvrir une porte pour entrer dans un endroit que j’avais l’impression de connaître, où je me sentais bien. Trente minutes dans l’au-delà. Si Anton n’avait pas été là, j’y serais encore. S’il n’avait pas eu la présence d’esprit de me faire un massage cardiaque, j’aurais pu devenir un légume. Il m’a sauvée, repêchée in extremis, ou plutôt, ressuscitée. Un vrai miracle.
C’était un lundi, jour de la réunion culture du journal, mais ce funeste lundi, sa rédactrice en chef lui avait commandé une nécro de Jean-Pierre Grédy, auteur de pièces de boulevard, dont le décès à cent un ans venait d’être annoncé, et il a préféré l’écrire à la maison. C’est donc grâce à un mort que je suis vivante.
Installé à la table du salon où s’entassent livres et magazines, Anton a relu sa nécro, avant de l’envoyer, pile en temps voulu, à quinze heures. Ensuite, il aurait pu faire une course pour le dîner ou aller chercher un livre dans son studio, à deux pas de chez moi. S’il était sorti, à son retour, il aurait trouvé un cadavre.
Bizarrement, je ne garde aucun souvenir des heures qui ont précédé mon arrêt cardiaque. Il a fallu que j’interroge Anton plusieurs fois pour savoir ce qui s’était passé. Au début, traumatisé par ce qu’il qualifiait de « scène de guerre », il n’avait pas envie d’en parler. J’ai appris les choses petit à petit et mené mon enquête, afin de reconstituer les faits.

À quatorze heures trente, comme l’atteste un SMS sur mon portable, je vais prendre un café aux Officiers, un bistrot près de chez moi, avec Benjamin, un jeune éditeur. En rentrant, je raconte ce rendez-vous à Anton et me plains d’avoir mal au dos. Il me conseille de m’étendre, d’avaler un Doliprane. Peu après, il vient voir si le cachet fait effet. Adossée à un oreiller, le regard dans le vague, je lui dis que je me sens moins oppressée.
— J’espère que ça va aller ! Je n’ai pas envie de me taper une deuxième nécro dans la journée, plaisante-t-il.
Après s’être plongé dans Ulysse de Joyce, son roman préféré, il réapparaît. Cette fois, j’ai changé de couleur. Le teint blafard, je lui avoue d’une voix pâteuse que j’ai envie de vomir et lui demande un sac en plastique. Il se rappelle alors une scène de roman où une femme qui souffre de nausée est victime d’un infarctus. L’espace d’un instant, il hésite à m’emmener chez le généraliste dont le cabinet se trouve dans l’immeuble voisin. Devant ma tête de déterrée et ma respiration haletante, il décide d’appeler le SAMU. Pendant qu’il est en ligne, je saisis son téléphone et raccroche en décrétant :
— Je ne veux pas aller aux urgences, on attend des heures.
Là encore, je ne me souviens de rien, mais cette réaction ne m’étonne guère : avant mon séjour à Cochin, je détestais les hôpitaux, l’odeur de l’éther me faisait tourner de l’œil. Anton s’empresse de refaire le 15. La même voix rassurante en ligne :
— On vous envoie les pompiers.
Quelques secondes plus tard, je murmure :
— Je vais mourir.
Ce sont mes derniers mots. Après, tout s’accélère. Pas le temps de lui dire adieu, ni d’agoniser, ni de voir ma vie défiler. Les yeux clos, je suffoque, bave, pousse des râles, perds connaissance. Peu dégoûté, Anton n’a qu’une idée en tête : me sauver. Il se souvient des gestes que sa sœur, infirmière, lui avait montrés sur une plage de Beg-Meil lorsqu’il était adolescent, s’exerçant sur lui comme sur un mannequin. Au lieu de perdre du temps à m’allonger par terre, il attrape deux bouquins qui traînent sur ma descente de lit, les glisse sous mes épaules et retire l’oreiller, afin que je sois à plat et sur du dur. Puis il prend ma tête au creux de sa main, la pose avec soin sur le matelas, la cale légèrement en arrière, relève mon menton et desserre ma mâchoire pour m’empêcher d’étouffer. Les mains l’une sur l’autre, les avant-bras tendus, il appuie sur mon plexus avec force, relâche la pression et recommence trente fois de suite, au même rythme rapide, avant d’entamer une autre série. Tandis que ses mains s’enfoncent entre mes côtes, je continue à cracher des glaires, à grogner telle une moribonde. Sans cesser de pomper, il guette un souffle, un battement de cils, un froncement de sourcils, un frémissement de la joue. Aucun signe de vie : spectrale, je me suis statufiée, aussi raide que du bois mort. Mon cœur ne bat plus. Anton ne se pose pas de questions et poursuit son marathon, ne s’arrêtant que pour tenter d’ouvrir ma mâchoire, dans l’espoir que je puisse respirer. Trop tard : elle s’est durcie, j’ai « cassé ma pipe ». En forçant un peu, il réussit à la débloquer, en profite pour soulever mes paupières : mes yeux sont blancs, mes pupilles dilatées. La peur le saisit. À ce stade, il pourrait abdiquer et attendre l’arrivée du médecin pour le constat de décès. Il pourrait aussi prendre mon pouls et mettre la main devant ma bouche afin de vérifier si de l’air en sort encore, mais il se rappelle que, quoi qu’il en soit, il faut faire circuler le sang, irriguer les organes, le foie, la rate, les reins et surtout le cerveau. Alors il accélère la cadence, écrasant de plus belle ma poitrine, quitte à me casser les côtes. Déjà mes joues se creusent, mes lèvres bleuissent, ma peau vire au gris, mon visage ressemble au masque mortuaire de ma grand-mère sur son lit de mort. La bouche de travers, inerte, je suis une autre, un macchabée, une momie. Tandis qu’Anton lutte contre les courants qui m’emportent loin des vivants, j’ai lâché sa main, je me suis éclipsée, je dérive au fil de l’eau vers l’autre berge. Ne pas flancher, ils ne vont pas tarder, se dit-il. Le temps d’une nouvelle pause, l’oreille sur mon sein gauche, il tente de capter un son, un murmure, un écho : rien, la mort a gagné. Vaille que vaille, il reprend le combat, et chaque seconde lui semble une éternité, un pas de plus vers le néant. Des gouttes de sueur perlent sur son front. Il se demande si mon cœur éjecte encore du sang, s’il n’a pas épuisé ses réserves, lui qui doit être bouché quelque part, qui a dû tout donner, se vider, pneu crevé. Anton finit par agir mécaniquement, persuadé que c’est foutu. La vie s’en est allée, cette sève, ce regard, cette voix, la chaleur de cette peau, ce sourire, tout ce qui vibrait, tout ce qu’il aimait. Quinze, vingt minutes, ça fait combien de temps ? Qu’est-ce qu’ils foutent, bordel ? Bon Dieu que c’est long ! Tenir, lutter jusqu’à l’arrivée des pompiers, y croire, même s’il ne reste qu’une chance sur dix mille.
Lui qui ne répond pas souvent au téléphone a pris soin de poser le sien sur la table de nuit. Au moment où il commence une nouvelle série de pressions, la sonnerie, enfin. La voix grave d’un pompier : « On est en bas, c’est quoi le code ? » Anton n’en a aucune idée. Il ne l’a jamais noté, se sert d’un bip. Il dit : « J’arrive. » Il a peur de m’abandonner, peur que l’ascenseur tombe en panne, attrape ses clefs, cavale. La descente n’en finit pas. Au rez-de-chaussée, il ouvre en vitesse la porte vitrée, puis celle de l’entrée. Ils sont six, une brigade de cinq hommes et une femme, leur véhicule de secours et d’assistance garé dans la contre-allée. Un grand blond frisotté le salue : « Vous êtes le mari ? – Non, le compagnon », dit-il avant de bloquer les portes afin qu’elles restent ouvertes pour le SAMU qui ne devrait pas tarder. De retour dans l’ascenseur, il reconnaît qu’il a fait ce qu’il a pu et regarde sa montre : trois minutes d’absence. Pas le choix.
Désolé.
À peine débarqués, les pompiers se mettent à trois pour m’étendre sur le parquet. Un petit brun sec et musclé cisaille mon cachemire noir, mon tee-shirt et mon soutien-gorge, afin de dégager mon torse. Un rouquin à lunettes carrées sort de sa sacoche un défibrillateur, tandis qu’une jeune femme à queue-de-cheval étale du gel sur ma poitrine pour y plaquer des électrodes.
— Sortez, monsieur, ce qu’on va faire est pénible à voir, ordonne-t-elle à Anton qui aperçoit mon buste se soulever en un spasme.
Au bout de six électrochocs, le cœur n’est toujours pas reparti. Prostré sur le canapé, les mains tremblantes, Anton allume une cigarette et s’apprête à appeler ma fille Laura, lorsque deux gars de la brigade ouvrent la fenêtre.
— L’ascenseur est trop étroit. On pourrait la faire descendre par la rue, propose un maigrelet.
— Impossible, les arbres prennent toute la place, le brancard ne passera pas, fait remarquer son collègue qui veut savoir où se trouve l’escalier de secours.
Anton le lui indique, se disant que s’ils se préoccupent du transport à l’hôpital, c’est bon signe.
Dix-sept heures cinquante. Le médecin du SAMU a fini par rejoindre les pompiers. Il m’ausculte et commence à m’intuber. Le tuyau qu’il enfonce dans ma gorge ne passe pas. Il insiste. Du sang jaillit, éclabousse les murs, le placard, les draps. Après plusieurs manœuvres, la sonde est reliée à un respirateur artificiel qui prend le relais des poumons pour m’oxygéner. Si ceux-ci se gorgent d’air, le cœur reste inerte et le docteur ordonne un septième électrochoc. En vain. Le rouquin sort de la chambre, demande à Anton une serviette, lui tape sur l’épaule et lui lance d’un air affligé :
— Courage.
Le temps est passé. Tout a été tenté. C’est fini.

Il a fallu un huitième électrochoc pour que le cœur reparte. Un dernier pour la route. Si les pompiers avaient renoncé, le médecin aurait constaté le décès. Pas d’autopsie ni d’enquête. Une mort banale, précoce, annoncée sur les réseaux, avec en prime une petite nécro dans Le Figaro. Le vendredi suivant, j’aurais été enterrée au cimetière de Dorcy, le village de ma maison de campagne, là où reposent mes parents, à une dizaine de kilomètres de Fontainebleau. Auparavant, en prévision d’un don d’organes, j’aurais été conduite à la morgue et casée dans le frigidaire d’un funérarium semblable à celui où la dépouille de ma mère a été conservée après son trépas à l’hôpital américain de Neuilly. À l’époque, avec mes frères et sœurs, nous n’avions pas pu la veiller. Il fallait débarrasser la chambre au plus vite.
Il paraît que je suis une miraculée: au bout d’une trentaine de minutes, les médecins ont tendance à cesser la réanimation.

Extraits
« Toujours est-il que c’est au moment où je me repose sur la berge des défunts que je m’envole vers les ballons des Vosges. Les ailes déployées, je plane au-dessus des prairies, des lacs et des forêts qui parsèment les sommets arrondis, lorsque j’aperçois mon père sur un champ d’herbes blondes. De là-haut, il semble tout petit, mais peu à peu, il m’apparaît tel qu’il était lors de nos balades sur les sentiers de randonnée, quand nous nous arrêtions pique-niquer dans une clairière, faire griller des saucisses, cueillir des myrtilles ou déguster une omelette au lard dans une ferme-auberge. » p. 49

« L’aurore fait pâlir la rue Saint-Jacques. Un camion-poubelle passe, la cloche d’une église sonne. Des bruits qui m’effraient: je n’en peux plus d’attendre le matin. En même temps, je n’ai pas envie d’atterrir, je suis encore là-haut. Si le jour, je suis soumise au personnel médical, la nuit, je vole vers mon jardin enchanteur. Eh oui, je mène une double vie: c’est l’obscurité qui me permet d’entrevoir le pays d’où je viens. Comme l’autre soir, des sensations resurgissent. Telle une hirondelle, je m’élançais, je tournoyais sans effort. Libérée de tout souci, je revivais, sans crainte de me blesser ni de mourir, puisque j’étais déjà morte, l’éternité devant moi. Aucun risque d’agression, de perversion ou de jalousie, juste la paix. Rien à voir avec les tribulations du coma. C’était si fort un besoin vital enfin réalisé, une irradiation dont les effets agissent encore. » p. 64-65

« Je me suis juré de me battre. Le début d’un long chemin semé de thérapies diverses et avariées, jusqu’à ce que le désir soit enfin retrouvé, et avec lui, le jeu, l’écriture et les rêves. Des années pour retisser l’ouvrage, même si la bête est restée tapie dans les fourrés. Je voulais vivre vite, publier coûte que coûte, quitte à me brouiller avec ma famille. Par peur du vide, j’étais prête à me soumettre aux désirs des éditeurs. Gloire interdite, barrée, piétinée. Contente-toi de peu. Efface-toi, marche à l’ombre. » p 105

« Un après-midi tristounet de mars, pour la première fois depuis mon accident, l’envie de prendre la plume me taraude. La tête embuée, la main pâteuse, j’ai du mal à pianoter, les yeux qui se ferment, mais le crissement du crayon sur la feuille finit par restituer le murmure d’une fontaine, l’odeur du jasmin, la douceur d’une fourrure. Peu à peu, je renoue avec ce délié, ce lâcher, cette magie d’une pensée en action. Les phrases coulent et s’entrelacent, suivant une géographie intérieure faite d’impressions. Un pur plaisir, une renaissance, un instant à moi, la satisfaction, que jamais l’ordinateur ne donnera, d’épouser des arabesques, de vagabonder, de jouer aux devinettes, de filer la métaphore à n’en plus finir. Sans complexes, je me vautre dans le moelleux des figures et des tournures. Si j’en avais la force, cela pourrait durer des heures, tant l’écriture rend la vie, me redonne ce qui fait de moi quelqu’un d’unique, m’unifie, me pose et me repose, me relie aux scribes, aux bâtisseurs de cathédrales, aux potiers, aux moissonneuses, tisseuses et brodeuses. Et c’est ainsi, dans cette récréation, qu’apparaissent des dorures, des lustres, des miroirs et des sofas profonds où il fait bon s’étirer. C’est ainsi que la joie se faufile alors que le ciel m’intimide, le soleil me brûle. La joie d’être choisie. » p. 114

« Alors que je me vante d’être rétablie, même plus en forme qu’avant puisque je ne fume plus, je m’aperçois, à des petites choses qui en disent long, que je ne suis plus tout à fait la même. Je me sens souvent perdue, une exilée, une enfant délaissée, une maison de famille abandonnée. Suis-je plus fragile, plus vulnérable, comme le pense Prune? La moindre contrariété, la moindre remarque désobligeante, perfide ou fielleuse, me poignardent au cœur. Chaque fois, un peu de vie s’en va. Cette hypersensibilité et une certaine paranoïa feraient partie des invisibles séquelles qui subsistent chez les victimes d’arrêt cardiaque, des effets si discrets que personne ne s’en rend compte. » p. 121

« Le désir de flirter avec la Camarde, de tout plaquer pour le saut dans le vide, Hemingway en parle si bien. La mort l’obsédait. Il la défiait sur le champ de bataille, dans les arènes de corrida ou à la chasse au gros gibier. Tirer sur un lion ou un buffle lui procurait un malin plaisir. Il avait le goût du sang, celui de la fraîcheur des tombeaux aussi. L’appel du néant, William Styron l’évoque dans un récit autobiographique, Face aux ténèbres. Il y confie sa dépression avec son cortège d’angoisses, d’insomnies, de rafales dévastatrices, et prouve que cette «tempête des ténèbres» peut frapper n’importe qui, n’importe quand, et surtout les artistes. Virginia Woolf, Romain Gary, Primo Levi, Van Gogh, la liste des proies de l’ombre est longue. Et le passage à l’acte, une délivrance. » p. 127

« Tant que le soleil se lève à l’est, je veux recevoir chaque jour comme une grâce. » p. 134

« Seule évidence: des scènes de ma vie surgissent, plutôt dans le désordre, flash-back en accéléré. Tout va si vite que j’en ai le tournis. Parmi ces instantanés, je me souviens de ceux où je frise le danger: mes premiers pas lorsque je lâche la main de mon père, le jour où je me lance sur un vélo, ceux où je pédale à toute berzingue dans notre vélodrome de Mohammadia, où je cours sur les dalles brûlantes de la piscine vers le plongeon et dévisse sur la plaque de glace d’une piste noire. » p. 162

À propos de l’autrice
BOYSSON_emmanuelle_de©BestImage_Pierre_PerusseauEmmanuelle de Boysson © Photo BestImage Pierre Perusseau

Romancière et journaliste, cofondatrice du prix de la Closerie des Lilas, Emmanuelle de Boysson est l’autrice de quelques essais et d’une douzaine de romans dont Les Grandes Bourgeoises (Lattès, 2006), Les Années Solex (Héloïse d’Ormesson, 2017), Que tout soit à la joie (Héloïse d’Ormesson, 2019) et June (Calmann-Lévy, 2022). (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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Border la bête

VUILLEMIN_border-la-bete RL_2024  Logo_second_roman

Finaliste du Prix François Sommer 2024

En deux mots
Après la mort d’un proche, une femme décide de partir vers l’océan. En pleine nature, elle va croiser la route de Jeff et d’Arden au moment où ils tentent de sauver une orignale. Un respect pour la vie qui la pousse à faire étape chez eux. Au côté d’Arden, elle va retrouver un sens à sa vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le combat pour toutes les vies

Dans ce roman de Nature writing, Lune Vuillemin raconte la rencontre de la narratrice avec Arden et Jeff, une femme et un homme qui se battent pour sauver les animaux et leur milieu. Un combat qu’elle va partager, car il devient pour elle une planche de salut.

Au sortir de l’hiver, la narratrice décide prendre la route et d’affronter une nature encore hostile. Un voyage ressenti comme une nécessité, après la mort de l’homme à qui elle devait tout et qui travaillait à ses côtés dans une brasserie. Chemin faisant, elle croise deux personnes qui s’affairent autour d’une orignale prise dans la glace et qui vont réussir à la sortir de ce mauvais pas. Elle va alors se joindre à Arden et Jeff qui lui propose de l’embaucher dans sa ferme. Au fil des jours, elle apprend à mieux le connaître et va lui confier son histoire. Quand Jeff lui demande d’où elle vient, elle lâche: «J’aurais pu te dire que je venais de voir un homme mourir, que je n’avais pas dormi depuis deux jours parce que je faisais du stop pour me rapprocher de la côte et que je voulais voir l’océan parce que j’avais l’impression qu’il me soignerait de la mort. Peut-être que j’aurais dû te répondre Je viens d’un endroit où l’on brasse du houblon dans de l’eau, un endroit imprégné d’eau qui sent parfois l’amer, le clou de girofle et les produits d’entretien. Je travaillais pour un homme que j’aimais comme un père et qui est mort tôt un matin pendant que je dansais dans la pièce d’à côté en écoutant The Clash. J’ai ses cendres dans mon sac, chez Arden. Je ne sais pas quoi en faire, je me suis dit que l’océan ça lui plairait. Mais en fait je ne sais pas trop.»
Une confidence en entraînant une autre, Jeff va lui raconter comment il a rencontré Arden et combien elle a souffert, victime d’un frère-bourreau.
En parcourant la contrée, en cherchant à sauver des castors ou un renard, les deux femmes vont se rapprocher, se reconnaître, s’aimer. «Faire l’amour avec elle, c’est comme grimper un séquoia géant à mains nues, une fois arrivé à la cime on regarde en bas avec le vertige, surtout ne pas tomber mais surtout ne pas redescendre non plus, lâcher le cœur qui sursaute comme un animal.»
Mais est-il besoin de rappeler que les histoires d’amour finissent mal? Lune Vuillemin va en apporter une nouvelle preuve avec une écriture pleine de sensualité et de poésie. En situant la rencontre entre la narratrice et Jeff et Arden au début du printemps, elle fait communier la fin de la période de deuil et le renouveau de la nature, elle fait renaître l’espoir, sans pour autant masquer les périls qui la menace.
Ajoutant une dimension onirique à sa quête, elle réussit un roman qui s’ouvre aux grands espaces.
On pense bien sûr à Thoreau et à ses disciples américains, mais aussi aux francophones Sylvain Tesson et sa Panthère des neiges ou encore à André Bucher avec La Montagne de la dernière chance. Deux noms auxquels il conviendra désormais d’ajouter celui de Lune Vuillemin.

Border la bête
Lune Vuillemin
Éditions La Contre-Allée
Roman
192 p., 19 €
EAN 9782376651338
Paru le 12/01/2024

Où?
Le roman est situé dans une nature sauvage proche d’un Océan, quelque part en Amérique du Nord.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout me rappelle combien le sol sous nos pieds est fragile.
Sur les berges d’un lac gelé, la narratrice assiste au sauvetage d’une orignale. Touchée par Arden, la femme aux mains d’araignée, et Jeff, l’homme à l’œil de verre, qui se démènent l’un et l’autre pour sauver l’animale, elle décide de les accompagner dans le refuge dont ils s’occupent.
Au cœur d’une nature marquée par les saisons, où humains et non-humains tentent de cohabiter, notre narratrice apprivoisera ses propres fêlures tout en apprenant à soigner les bêtes sauvages, et à interpréter les sons et les odeurs de la forêt et de la rivière.
Dans ces lieux qui façonnent les êtres qui les peuplent, comment exister sans empiéter sur ce qui nous entoure ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog L’élégance des livres


Lune Vuillemin présente «Border la bête » © Production Éditions La Contre-Allée

Les premières pages du livre
« Quand le vent reprend son souffle, l’air se fige au-dessus du lac Petit. La glace soliloque sous le ciel blanc, parfois elle grince des dents, se met à rire et sa mâchoire claque. Sa peau blanche gercée de bleu semble forte et prête à recevoir les baisers ardents du printemps. Il y a d’abord une expiration de brume sur les sapins baumiers, puis le froid bondit d’un bout à l’autre du lac à la manière des chevreuils en fuite. Le chant de la glace rencontre le rire de la sittelle. Les trembles nus se tendent la main, si blancs et lourds d’une neige glacée. Dans la forêt, le pas silencieux des biches alertes, le ventre rond d’une mésange sur une branche tordue, une petite martre baille, dents minuscules et poils hérissés par une couverture de neige fondue tombée d’en haut. Le matin pointe le long de la rivière Babine. Elle vient du nord de la vallée et rejoint le lac Petit, séparé du lac Grand par une forêt dense qui fait ricocher les bruissements d’ailes, les fracas de la neige et les silences éphémères.
Un corbeau sur une souche blanche, le bec enneigé, espiègle, regarde un peu alentour, surveille le lac Petit. Il neige, doucement et silencieusement, une neige fine et timide. Quelque chose grignote ou dépiaute, ça crépite comme un feu sec. Un groupe de trois mésanges sur une branche gigote, elles font les yeux doux à l’air piquant du matin. L’une d’elles plonge, flocon tacheté de noir, et disparaît.
Le corbeau sur sa souche, avec sa moustache de poudreuse, croasse un coup, regarde par là, pense. Haute sur ses pattes, l’orignale avance doucement. Elle traverse le matin blanc, grandes oreilles vers le ciel, narines écartées. Douceur dans le regard. La solitaire a le ventre rond, le poil épais et brun avec un cœur qui cogne en dessous, peut-être même deux. Ses longs doigts agiles évitent les roches et les branches dissimulées par la neige. Des yeux sous les pattes, elle avance confiante vers Lac Petit. La neige s’arrête, si l’on regarde bien. La troisième mésange se pose à nouveau sur la branche. Une chose indicible se déroule entre les trois petits oiseaux à tête noire. Sur la souche, en bas, au pied du sapin, le corbeau n’est plus là. Le lac chuchote sous la glace qui lui met la main sur la bouche. L’animal sur ses longues et fines jambes envisage la robe d’hiver de l’étendue d’eau qu’elle connaît bien. De l’autre côté elle longera la rivière Babine, remontera un peu vers les tourbières qui regorgent de vie, croisera quelques loutres au regard fourbe et rejoindra une autre forêt calme où l’on ne chasse pas. Y croquer les pousses de cèdres et de sapins. Le grand corbeau fend le ciel blanc, fait rebondir un chant de gorge entre les arbres. Derrière le lac, le long de la rivière aux rives recouvertes de névés, enflées comme des lèvres tuméfiées, les jeunes bouleaux ont la peau fragile.

Un ventre lourd s’abîme. Les muscles tendus dans les eaux de griffes, eaux-poignards. Des hommes aux bras fatigués ont extirpé la bête du lac blanc.
Nous restons là, à observer le cervidé exténué couché sur son flanc. Les heures tournent comme nos regards perdus, nos sourcils qui se froncent.
Sous le ventre gonflé d’angoisse et de vie qui s’affole, passer les sangles robustes. Dans le jour qui se couche, entendre les coyotes au loin et le moteur du débusqueur qui doucement soulève son treuil, sorte de poing fermé prêt à frapper la terre. Une grande femme aux épaules lourdes fait un signe à l’homme qui manœuvre le débusqueur. Il recule d’un coup sec, le moteur cale, l’orignale laisse échapper un râle.
Je ne regarde que ses yeux qui cherchent à se fermer.
Mes mains s’engourdissent de froid dans les poches de ma veste alors que l’animale est hissée vers un van à chevaux attelé à un pick-up. Elle paraît déjà morte, sa tête semble trop lourde à porter. Le treuil la dépose sur un tapis posé devant le van et les hommes aux bras fatigués aident à tirer la bête à l’intérieur.
C’est long, il faut s’y reprendre à deux fois. La grande femme aux épaules lourdes me fait signe d’entrer dans le van avec elle. Elle pose une vieille serviette de bain sur le haut de la tête de l’animale, cache ses yeux, et je l’aide à étendre une couverture sur l’orignale.
Je regarde les mains de cette femme, blanches et tordues comme des pattes d’araignées. Elle me parle avec le regard et le menton et je comprends tout, je crois. Son nez est incroyable, une falaise.
Elle sort du van, jette un regard sur l’animale, puis sur moi, je hoche la tête. Elle fait basculer la porte arrière comme un pont-levis et je me retrouve dans l’obscurité avec la bête. Je peux voir par un hublot le paysage que nous traversons. Je pétris la poche d’électrolytes avec ce qu’il me reste de force dans les mains. Je n’ai pas dit au revoir au garde forestier qui m’a conduite ici, au bord d’un lac, en lisière d’une vallée que je ne connais pas. Nous partons vers un refuge, un sanctuaire, où cette femme au nez gigantesque accueille des animaux sauvages. Chacun de mes doigts se contracte et brûle mais je continue à pétrir le sac. L’orignale ne bouge plus. Je serre les dents sur ma peur qu’elle meure avant que nous arrivions. Entre nous, le cordon ombilical. Comme ça, sans prévenir, l’hiver a décidé d’ouvrir grand la bouche. Avaler cette mère dans le calme formidable du matin.

Au refuge, le pick-up continue sur un chemin qui contourne une grange bleu-gris un peu sinistre et s’arrête plus loin sur une piste forestière. Les pneus font craquer la fine couche de gel recouvrant la terre. Le pont du van s’ouvre sur une clairière flanquée d’épinettes hautes. Le poing du débusqueur fait à nouveau glisser la bête hors du van puis la hisse au-dessus du sol avec ses gestes mécaniques.
L’homme et la femme parlent français, lui a un fort accent anglophone. Quelque chose dans sa voix à elle, comme un accent qui tente de se dérober. Une inflexion déguisée, qui me semble familière. Elle murmure un ordre sec et nos mains si petites se mettent à masser les pattes de l’orignale suspendue au-dessus de nous. Sous mes doigts la peau si dure, la peau froide et tendue, les murs d’une prison qui ne tombent pas. Des poils, longs comme mon annulaire, se collent à mes paumes. J’aimerais que mes phalanges pénètrent la chair de l’animale mais tout est si raide. Ça résiste. J’ai des poils dans la bouche. Je voudrais pleurer, je regarde les autres qui pétrissent les muscles avec force. Ils ont la même grimace au visage. Masque d’impuissance. Eaux froides du lac qui engloutissent la vie. J’essaye de chanter tout bas une chanson que j’aime mais les mots n’ont pas de sens. J’enrage et donne un coup de poing dans la cuisse glacée, l’orignale a encore les yeux ouverts mais plus rien ne semble battre sous la peau. Une tique, grosse comme un bleuet, trace un sillage dans le pelage brun. Une autre la suit, puis une autre encore. Petite meute à la queue leu leu dans les poils épais et trempés de l’orignale. Un vent désagréable se lève, personne n’a son manteau sur le dos.
La grande femme aux épaules lourdes et l’homme ne massent plus. Elle lui dit quelque chose que je n’entends pas. J’abandonne aussi et nous restons un instant tête baissée, les mains noires de crasse, de poils et de terre, les genoux qui tremblent. Sous les épinettes frissonnantes, la nuit s’en vient. Je prie pour que, cette nuit, les coyotes épargnent l’orignale.
Que personne n’ouvre ce ventre encore chaud, où un souffle respire peut-être encore. L’orignale, les yeux toujours ouverts, les membres tordus sous son lourd corps de bête des bois, garde la tête haute. Je regarde la grande femme aux épaules lourdes qui a enfilé un bonnet, elle a le visage marqué, elle pourrait avoir quarante ans, elle pourrait aussi en avoir cinquante.
Au-dessus de nous, les grands corbeaux s’exclament et hoquettent, chantent et accompagnent une vie qui part. L’homme relève la tête vers moi.
– Avec ça, on ne s’est pas présentés. I’m Jeff, this is Arden.
Je serre sa main, tout est froid, la clairière et nos peaux. Il me sourit faiblement. Sous ses yeux se dessinent des arroyos qui s’écoulent vers la joue, parfois remontent vers la source de l’œil, la paupière crevassée de fines failles qui tranchent dans la peau.
Un de ses yeux semble éteint. Il me demande si je crois en Dieu. Je lui dis que non, en tout cas pas celui auquel il pense, mais il m’arrive de prier, souvent, de m’adresser à d’autres… choses. I get that, il dit.
Nous restons là, incapables de quitter l’orignale. Je me sens fatiguée. Mes doigts sont durs, petits cailloux ocre. Personne ne prie. Je ne trouve pas les mots pour cette animale merveilleuse que nous ne parvenons pas à sauver. Arden remonte la couverture sur l’encolure de l’orignale qui a posé son énorme tête au sol. Ce geste, remonter la couverture, sans recouvrir la tête, me donne comme un espoir que l’orignale s’en sorte. Pourtant le froid s’engouffre dans la clairière, chasse les corbeaux, fait trembler ma poitrine. Arden se redresse, me dit que je peux dormir chez elle, sur le canapé. On discutera demain.
Je les suis jusqu’au van vide. Arden le referme et le décroche de l’attelage du pick-up. Jeff m’ouvre la porte passager, nous tenons à deux sur la banquette en nous serrant. Je regarde mes mains souillées et anéanties, je les rapproche de la petite bouche du chauffage qui crache sa chaleur. Fuck souffle Arden en manœuvrant pour faire demi-tour. Je regarde encore ses mains à elle. Longues et tordues, comme des pattes d’araignées. Jeff demande ce que je faisais avec le garde forestier. Je réponds qu’il m’a prise en stop une heure avant et qu’en chemin il y a eu le coup de téléphone. Il a parlé de l’orignale, m’a proposé de me laisser au premier motel mais je suis restée avec lui. Je voulais voir ça. Jeff ne demande pas où je vais mais d’où je viens. Je ne sais pas quoi répondre à ça. Une image me pénètre. J’essaye de la
chasser. Jeff n’insiste pas. Je ne sais pas quoi faire de mes réponses. Arden ne dit rien. Je regarde ses doigts arachnéens sur le volant. Au-dehors la noirceur vient saisir le jour dans la forêt, je m’endors un peu dans une odeur qui, bientôt, sera aussi familière que la robe trouble d’une bière noire au café.

Arden me laisse dans le vestibule, le sol est brun et granuleux sous mes chaussettes mouillées. Des morceaux de terre séchée s’y collent. Il y a cette odeur de chien-poils-cuir-écorce-terre-femme. Je me suis réveillée quand Jeff a refermé la portière. Arden, le pick-up et moi avons continué à rouler dans la nuit. Je ne voyais rien, je n’avais pas compris qu’on faisait demi-tour, qu’on retournait vers l’orignale, vers le refuge. Dans ce territoire inconnu brouillé par la nuit, Arden s’est garée devant une petite maison. C’est peut-être là que tout commence. Et en même temps je ne sais pas s’il doit y avoir un début, ni où il se situe vraiment. Je dépose mon blouson par-dessus deux parkas sur le portemanteau qui étouffe. Derrière la porte du vestibule, il n’y a qu’une seule grande pièce dans laquelle Arden est accroupie devant la bouche ouverte d’un énorme poêle à bois. Je vois ses chaussettes qui traînent sur une couche de cendres recouvrant le parquet.
Elle se redresse, me propose un café, je dis que je n’aime pas le café, enfin, j’aime le goût, par exemple dans certaines stouts, mais pas le café. Elle reste là, sourcils froncés, à me regarder. Je me rends compte à quel point elle est grande. Un thé alors. Dans un coin de la pièce, un frigo qui est aussi haut qu’elle, une cuisinière et une petite table ovale en bois
sombre font office de cuisine. Elle fourrage dans les armoires et se retourne, triomphante, tenant à la main un sachet de thé. Je souris poliment. Je lui demande si je peux utiliser la salle de bain le temps qu’elle fasse le thé, lui montre mes mains poisseuses.
Elle m’indique un petit escalier à l’autre bout de la pièce. Avant de me lever, je frotte mes pieds contre la barre latérale de la chaise pour me débarrasser des miettes de boue. Il fait encore frais. Le petit escalier en forme de coude mène à une toute petite chambre à coucher et à une salle d’eau si basse de plafond que je me demande comment une telle femme peut se mouvoir là-haut. Mes habits collent à ma peau, j’ai du mal à enlever mon sweat-shirt, comme si ma tête avait gonflé. J’étire mon cou et ça craque, je vois la glace qui cède en silence sous le poids de l’orignale et me demande si ça ressent la solitude, un animal aussi sacré, lorsque la mort s’empare de lui. Je m’assois dans la petite baignoire et pose le pommeau de douche sur mon ventre. L’eau coule, chaude, épaisse, elle rigole entre mes jambes et disparaît brune dans la bonde. Je gratte une piqûre d’araignée sur mon bras. Mes ongles s’enfoncent dans la chair de ma rose écarlate tatouée. Ses pétales sont plus forts que les jambes de l’orignale, car ils ne s’écroulent pas sous mes griffes. Quelque chose escalade mon œsophage alors que je revois les tiques recouvrir l’animale. Je lâche un petit glapissement pour ne pas pleurer et attrape le pain de savon. Je le frotte partout, mes mains, mes bras, mes pieds, le brun de mon ventre,
sur les encres, mes seins, mes jambes, je frotte tout, même ce qui n’a pas touché l’orignale. Je ne peux pas laver mon cœur au savon. Dedans, la peine de ne pas l’avoir sauvée implose. J’entends Arden qui monte les escaliers et s’arrête derrière la porte de la salle de bain. Elle dit Le thé est prêt. Je me rince, je remplis ma bouche d’eau chaude, recrache.
Quand je descends, je m’arrête à l’articulation du coude de l’escalier, sur un minuscule palier, et regarde par la fenêtre posée là. C’est étrange d’avoir mis une fenêtre ici. Une forêt noire dans un carré. L’orignale est seule. J’ai une crampe à la main gauche. Il fait bien plus chaud au rez-de-chaussée maintenant que le poêle, bouche fermée, rumine le bois, le digère. Elle a posé une tasse sur la table basse près du canapé. J’aime qu’il n’y ait pas de télé mais un feu à regarder. Le thé est âpre, il a un goût de vieillesse et de calcaire. Le chaud fait du bien, alors je ne dis rien. Arden monte se laver, je termine mon thé. J’ai peur qu’en refroidissant il ne devienne encore plus écœurant. Je somnole un peu en écoutant l’eau de sa douche couler. Mes mains sont encore noires, l’orignale qui ne part pas. Quand Arden redescend, elle me tend un t-shirt propre, pour dormir. Je peux faire des œufs brouillés si tu as faim. Son visage tout blanc est boursouflé, la pointe de son nez rose. Elle a pleuré dans l’eau, comme moi. Quand les œufs sont prêts, elle s’assoit à côté de moi et nous partageons la même assiette. Elle a arrosé sa part de Tabasco. On ne parle pas. Le poêle miaule de temps en temps et je lui trouve un prénom dans ma tête. J’aimerais savoir d’où vient le prénom Arden, s’il veut dire quelque chose, qui sont ses parents, pourquoi elle vit seule ici, qui est Jeff, si elle se cogne beaucoup aux poutres et au plafond là-haut, pourquoi sauver les animaux.
Je ne pose aucune question. Pas encore. Puis, je prends mon courage à deux mains et je plonge les dents de ma fourchette de son côté de l’assiette, œufs flous tachés d’une épaisseur de Tabasco. Elle me laisse faire, ne dit rien. Accord tacite, un silence pour dire que c’est OK de rester là un peu.
Alors je reste. »

Extraits
« Quand tu m’as demandé d’où je venais, je n’ai pas su quoi répondre. Je ne sais jamais ce qu’entendent les gens lorsqu’ils me demandent d’où je viens. J’ai pensé que tu voulais savoir d’où je sortais, là tout de suite. J’aurais pu te dire que je venais de voir un homme mourir, que je n’avais pas dormi depuis deux jours parce que je faisais du stop pour me rapprocher de la côte et que je voulais voir l’océan parce que j’avais l’impression qu’il me soignerait de la mort. Peut-être que j’aurais dû te répondre Je viens d’un endroit où l’on brasse du houblon dans de l’eau, un endroit imprégné d’eau qui sent parfois l’amer, le clou de girofle et les produits d’entretien. Je travaillais pour un homme que j’aimais comme un père et qui est mort tôt un matin pendant que je dansais dans la pièce d’à côté en écoutant The Clash. J’ai ses cendres dans mon sac, chez Arden. Je ne sais pas quoi en faire, je me suis dit que l’océan ça lui plairait. Mais en fait je ne sais pas trop.
Je dis tout ça sans pleurer, Jeff me regarde sans sourire, avec une énorme tendresse dans son œil qui marche. Ça m’enveloppe, cette tendresse. » p. 36-37

« Les vergetures sur les cuisses, ces petits coups de griffes, je les caresse comme les marques horizontales sur l’écorce des bouleaux. Sous la peau pulse une sève chaude. J’empoigne une fesse, un souffle chaud dans la gorge, à expirer. J’embrasse son cou et il y a sa main sur mon sexe et sur mon ventre qui caresse les rebonds, les plis, les interstices, les cavités. Faire l’amour avec elle, c’est comme grimper un séquoia géant à mains nues, une fois arrivé à la cime on regarde en bas avec le vertige, surtout ne pas tomber mais surtout ne pas redescendre non plus, lâcher le cœur qui sursaute comme un animal. Deux coccinelles tracent péniblement leur chemin dans les draps. Arden voudrait les écarter alors je les fais monter sur mon index, les pose sur la table de chevet. Elle ferme les yeux et soupire longuement. » p. 106-107»

À propos de l’autrice
VUILLEMIN_lune_©seb_germainLune Vuillemin © Photo Seb Germain

Née en 1994, Lune Vuillemin a grandi au fond d’une forêt de l’Aude puis a vécu en Colombie-Britannique, au Québec et en Ontario. Aujourd’hui, elle réside dans le Sud de la France, dans l’Hérault (34), où elle écrit, toujours à la recherche du vivant, aussi petit soit-il, en forêt, à flanc de falaise ou dans la garrigue, un roman et son carnet d’écriture dans la poche. En 2019, Quelque chose de la poussière paraissait aux éditions du Chemin de fer et en 2024 Border la bête à la Contre-Allée (Source: Éditions La Contre-Allée)

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Tout blanc

PLOUSSARD_tout-blanc  RL_automne_2023  Logo_second_roman

En deux mots
Une jeune femme qui fuit son mari violent, un savant dont l’invention – une neige qui ne fond qu’à 36°C – lui échappe, un maire corrompu et un jeune homme placé en foyer, voilà quelques-uns des personnages de ce road-trip déjanté où il s’agit d’éviter de mourir sous des amas de neige incontrôlables.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Il nous en fait voir de toutes les couleurs

Frédéric Ploussard confirme toute l’originalité de sa plume avec ce second roman tout aussi déjanté que Mobylette. Cette fois, il imagine un savant débordé par son invention, une neige qui ne fond pas et va envahir la planète. Un roman noir tout blanc.

Longtemps elle aura retardé l’échéance – par peur, par honte ou par lassitude – mais cette fois tout est prêt. Blanche prend la fuite, quitte l’ouest et un mari violent. Ce n’était que «lorsqu’il n’était pas là ou trop saoul pour l’emmerder» qu’elle pouvait éviter les coups. Elle part pour les Alpes où elle espère retrouver son frère et se construire une nouvelle vie. Après une étape à Lyon chez Malika, une ancienne collègue, la voilà dans cette station qui dépérit et où pourtant elle espère pouvoir se construire une nouvelle vie, s’inventer un avenir radieux.
L’avenir radieux, c’est aussi ce qu’espère Arsène Tapelot, patron des textiles Tapelot, qui a investi dans l’invention de François Tapinski, le coton thermorégulé , c’est-à-dire qu’il permet au corps de rester toujours à la même température, peu importe le climat dans lequel se meut l’individu qui a enfilé cette invention. Si Arsène a très vite compris le potentiel de ces vêtements, les ventes ne décollent pas car «la couleur Allemagne de l’Est» de ce coton est rédhibitoire. Il faudrait trouver un moyen pour que l’on puisse teindre la matière. Alors le savant cherche…
C’est alors que le roman va basculer.
Ah, la figure du savant fou! On pense au Docteur Jekyll devenant Mister Hyde, à Mabuse, à Frankenstein ou encore au docteur Moreau de H.G. Wells. À cette liste, il convient désormais d’ajouter François Tapinski. Comme beaucoup de ses prédécesseurs, le chercheur est animé de bonnes intentions, mais va se laisser entraîner dans une dangereuse spirale. Pour relancer Bourgevel, la station de sports d’hiver qui se meurt – le réchauffement climatique a fait disparaître son beau manteau blanc – Tapinski a l’idée de créer une neige artificielle qui ne fondrait qu’à 36°C. Autant dire que le maire du village accueille à bras ouverts l’idée et le savant. Son premier essai ira bien au-delà de ses espérances puisque son usine va produire, produire, produire… Devenue une boîte de Pandore incontrôlable, sa fabrique va non seulement transformer la vallée, mais s’étendre bien au-delà. La neige s’accumule partout et ne fond pas. Il faut désormais se mouvoir dans des mètres de neige qui recouvrent le pays et bientôt le continent, avant de s’attaquer à la planète tout entière. Seul un petit archipel du Pacifique a pu éviter le désastre. Au milieu de ce «tout blanc», il ne reste qu’à fuir!
Et nous voilà partis dans un road-trip totalement improbable, passant de la motoneige au chalutier, mais qui va nous réserver son lot de surprises. On y croisera à nouveau Blanche et son frère, un tueur à gages finnois, Arsène et son épouse Mélina – qui va révéler son vrai visage –, un éleveur de chiens, un survivant de la station spatiale ou encore la Présidente de la République. Bref, vous l’aurez compris, il y a là de quoi vous régaler.
Creusant le sillon entamé avec Mobylette, Frédéric Ploussard laisse son imagination débordante envahir toutes les pages – encore blanches – pour nous offrir un roman noir. Ce faisant , il n’oublie pas en chemin son humour corrosif. En s’amusant et en nous amusant, il nous offre ce conte apocalyptique qui est aussi une mise en garde contre les excès de la science, contre les atteintes à la nature. Un avertissement de ce calibre, on en redemande!

Tout blanc
Frédéric Ploussard
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
320 p., 19 €
EAN 9782350878911
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, de l’Ouest aux alpes, en passant par Lyon. On y voyage jusque dans le sud de la France avant de partir jusqu’aux îles Chatham, en Océanie.

Quand?
L’action se déroule dans un avenir plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Déjanté, outrageusement drôle, toujours plus givré!
Cette fois, c’est décidé, Blanche se casse pour de bon. Pas question de finir dans la rubrique « féminicide » d’un canard local. Déterminée, elle s’en va trouver refuge à la montagne, chez son frère. Là-bas, elle est embauchée comme vendeuse par Tapelot textiles, une marque de prêt-à-porter connue pour son invention révolutionnaire : le coton 19. Qu’importe la météo, les vêtements demeurent à température ambiante. Seulement voilà, le scientifique Tapinski à l’origine de cette trouvaille ne s’en tient pas là. Un nouveau projet, plus grandiose encore, tourne à la catastrophe. Son but ? Faire tomber la neige. Le hic ? La neige est tiède, elle ne fond pas et, à son contact, une partie de la population tombe malade avant de succomber. Sans le vouloir, avec son expérience, Tapinski a créé l’Apocalypse.
La France est à l’arrêt, mais pas seulement. Aucun des cinq continents n’est épargné. Pour s’en sortir, Blanche s’allie avec Anthony, son nouveau compagnon, et Mélina, sa patronne. Ensemble, ils vont déjouer le terrible Salvetat, un tueur à gages sans pitié et pas vraiment pétillant (bien qu’un peu poète), affronter des congères géantes (un lion aussi) et rejoindre le chalutier qui les conduira aux îles Chatham, dernière terre sauve en vue.
Avec son humour corrosif et son imagination débridée, Frédéric Ploussard s’amuse des excès de la science. Dans ce roman d’anticipation tout aussi extravagant que visionnaire, il déploie à loisir une écriture sur-vitaminée et désopilante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Wukali (Émile Cougut)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Positive Rage
Blog A l’écoute des livres
Blog L’Atelier de Litote
Blog Mic Mac dans la bibliothèque

Présentation de «tout blanc» dans «Toujours à la page». © Production France Bleu Drôme Ardèche

Les premières pages du livre
« Elle lisait le message qu’elle venait de recevoir sur son smartphone. Jérôme, son mari, dormait encore. Il s’était couché ivre au petit matin. Comme presqu’à chaque fois qu’il n’était pas d’équipe de nuit. Après avoir traîné au bar du port, il avait continué à boire à la maison, avec son pote, le gros Evan, celui qui avait perdu une jambe sous un container. Elle s’était pris une claque dans la nuit parce qu’elle leur avait demandé de baisser le son du match de baseball…Partir. Un thé infusait sur le plan de travail. Le message émanait de son beau-père. Il était en mer sur son chalutier à proximité des côtes anglaises et il avait pensé à elle. Blanche avait nettoyé et rangé le salon. Evan avait probablement dormi dans le canapé qu’il avait quitté à l’aube. Le salon, la cuisine, les chiottes. Un sac poubelle plein de merdouilles, puis elle s’était douchée, habillée, maquillée. Toujours un minimum de fond de teint à fort pouvoir couvrant pour cacher la misère, même s’il évitait son visage le plus souvent. Ce dont il se vantait. «Son cul et son visage, qu’est-ce qu’elle a d’autre?» Humour de docker.
Mais pas vraiment, pas cette nuit. Elle avait un bleu marbré sur la pommette en se levant.
Partir.
Il était dix heures. Par la fenêtre de la cuisine, elle aperçut la factrice devant l’immeuble alors qu’elle portait la tasse à ses lèvres. L’appartement était au troisième étage, les boîtes aux lettres au bord de la route, la fenêtre donnait de ce côté-là. C’était son anniversaire aujourd’hui. Le père de Jérôme le lui souhaitait dans son message. Trente-et-un-ans. Il lui demandait également des nouvelles de son frère. Blanche avait eu son frère au téléphone la veille au soir. Geoffrey lui avait annoncé avoir posté un cadeau. Il travaillait dans un atelier de confection à Bourgevel et chaque année, pour son anniversaire, il lui envoyait des grosses écharpes ou des moufles qui servaient peu dans le Finistère. Ça les faisait marrer avec Malika, sa meilleure amie. C’était l’intention qui comptait. Il l’avait appelée du standard de son foyer dans les Alpes, il avait perdu son portable, ce n’était pas la première fois. Elle avait toujours un pincement au cœur en pensant à son petit frère. Geoffrey ne s’était jamais complétement remis de l’accident de voiture qui avait coûté la vie à leur mère et dont Blanche était sortie indemne vingt ans plus tôt. Il avait été hospitalisé plus d’un an. Hébergé quelques mois avec elle en famille d’accueil à sa sortie pour ensuite être placé dans un premier foyer pour handicapés, puis un deuxième et, à sa majorité, un centre d’aide par le travail dans les Alpes qui l’hébergeait depuis onze ans. Elle le voyait peu. La dernière fois, c’était à son mariage. Son mari n’appréciait pas son beubeu de frangin, comme il l’appelait.
Blanche était restée dans la famille d’accueil. Leur père n’existait pas. Adolescente perdue et apeurée, une période tellement difficile, la pire. Quoiqu’aujourd’hui c’était la pire aussi, apeurée encore. Différemment.
Partir.
Elle le remercia pour son message. Le père de son mari, comme son mari, était un filou, mais lui n’était pas doublé d’un sale con. Elle frissonna en débouchant dans le hall. Son beau-père savait ce qu’elle endurait et il prenait toujours de ses nouvelles. Un filou délicat, le beau-père. Une fois dehors, elle se retourna pour regarder la façade de l’immeuble: la fenêtre de leur chambre, volets fermés, aucun mouvement derrière les vitres du salon, calme plat. Encore en train de cuver. Les meilleurs moments de sa vie de couple quand elle y réfléchissait.
Lorsqu’il n’était pas là ou trop saoul pour l’emmerder.
Au matin, elle ne craignait plus sa violence. Juste ses excuses ou son arrogance ; ce qui n’était pas moins douloureux. Elle se mit sur la pointe des pieds pour atteindre la boîte aux lettres. Capuche rabattue sur le visage, en sweat, ses longs cheveux auburn ramassés ; elle portait un jeans et des Vans bleues aux pieds. Une grosse enveloppe se trouvait bien à l’intérieur. L’écriture du petit frère en diagonale sur le papier, le cachet du foyer dans un angle. Elle s’en saisit. Geoffrey lui avait dit qu’elle serait fraîche, et c’était vrai. Elle la décacheta avant de remonter. Elle contenait un tee-shirt gris-noir qu’elle déplia. De taille 6XL au moins le maillot. Et un mot au feutre sur un papier à carreau qui lui glissa des mains : BONE ANNIVAIRSERE GRANDE SŒUR !
Entouré d’une trentaine de cœurs dessinés aux crayons de couleur.
Un tee-shirt toile de tente quasi-noir.
Il faisait chaud dans l’ascenseur mais le tee-shirt lui semblait bel et bien frais. Au téléphone, Geoffrey lui avait expliqué qu’ils ne produisaient plus de moufles pour les maisons de retraite. Les prisonniers leur avaient piqué le marché, moins chers, plus adroits et tout aussi disponibles. Eux cousaient désormais de la lingerie de corps dans un tissu fait d’une matière grise thermorégulée. De la matière grise, son frère en avait toujours eu à revendre mais l’accident avait tout rempilé autrement. Il avait ajouté qu’il avait eu super mal au ventre les jours précédents, parce qu’ils avaient mangé trop de nouilles chinoises pendant la semaine du goût. Elle était habituée à ses histoires sans queue ni tête. Elle ouvrit la porte de l’appartement et déposa le tee-shirt dans le vestibule en apercevant Jérôme assis à la table de la cuisine. Il s’était manifestement fait couler un café tout seul et c’était presque un deuxième cadeau d’anniversaire. L’apercevant, il lança :
– T’as une sale gueule Blanche !
Presque.

Un mois plus tard, Blanche faisait défiler les photos qu’elle venait de prendre sur l’écran de son smartphone. Son buste, son cou, son visage, pris en reflet dans le miroir.
Un bip se fit entendre. Un autre SMS de Jérôme. Il l’avait déjà appelée deux fois depuis qu’elle était dans la salle de bains. Elle n’avait pas décroché. Aucun bruit derrière la porte. Le verrou était tiré. Elle alluma la radio. Une journaliste interviewait Matthias Lescut, un cosmonaute français. Blanche lut le message: «Tu sais les couleurs de nos vies, celles qui demeurent. J’avais besoin du tee-shirt et j’ai oublié le psy. La nuit sucrée nous sortira de cette journée acide. Sors et maintenant et demain…»
Patati patata. Ses excuses.
Les couleurs. Ses couleurs à lui, mais ses couleurs à elle aussi. Elle les voyait bien, là, dans la glace. Violacées. Sa poitrine sur tout le côté droit, mélange d’ancien et de nouveau. Son sein gauche, toujours le gauche, avec la trace de ses doigts. Et son œil qui bleuissait déjà. Sa lèvre. Elle prit un pantalon, un sweat. Sa naïveté.
La raison n’était pas importante. Il y en avait toujours une. Ce soir, deux. D’abord celle de ne pas foutre la main sur le tee-shirt. Jérôme l’adorait ce tee-shirt. Elle aurait dû se taire, ne rien ajouter, mais elle avait commis la maladresse de lui demander ensuite s’il était passé chez le psy, c’était lui qui avait proposé, et les coups avaient commencé à pleuvoir.
Les insultes habituelles. Poussée, secouée, acculée contre la porte de la salle de bains. Une bonne dérouillée. Réfugiée à l’intérieur.
Il était resté derrière la porte un moment. Elle, immobile contre la baignoire, à serrer les dents, à écouter sa douleur pulser. Elle avait préparé un sac. Caché dans le vaisselier. Toujours une raison. Elle n’avait pas répondu. Alors il avait mis un coup dans la porte. Puis il avait essayé de lui téléphoner. Deux fois. Puis de la chambre le message : « Sors et maintenant et demain… »
Et demain tout continuera.
Elle n’avait jamais pensé le quitter, jamais vraiment pensé le quitter. Jusqu’à la mort de Brune. Ils étaient en couple depuis plusieurs années, mariés depuis deux. Il l’avait toujours battue. Peut-être pas les six premiers mois, ou c’était sa mémoire qui la trahissait. Une claque au début. « Oh ! chérie t’arrêtes! » Des pincements, des tapes du dos de la main. Et ces dévalorisations incessantes: «Ce que t’es conne!», «Tu me pousses à bout princesse», «Je m’en veux poulette, tu es tout pour moi, mais t’abuses!» Elle l’excusait. Elle s’excusait aussi. S’excusait de le pousser à bout. Excusait l’inexcusable pour tout encaisser. Tout recommencer. Se rabibocher. Pardonner.
Jusqu’à la semaine dernière, Brune Parchoie, première goutte, et hier, deuxième…
Hier, son frère l’avait appelée pour lui annoncer qu’on l’avait changé de foyer. Elle ne l’avait pas eu depuis son anniversaire. Un problème d’intoxication à cause des nouilles chinoises, il y avait eu deux morts. Qu’elle ne s’inquiète pas, il allait bien. Les projets individuels avaient été reconsidérés: le sien étant équitation, il allait probablement se retrouver à bosser dans un chenil parce qu’un haras, fallait pas rêver !
Il n’avait toujours pas de téléphone, mais il en aurait un dès qu’il aurait rejoint son nouveau lieu de vie. Geoffrey lui avait demandé si le tee-shirt lui plaisait. Il paraissait tellement heureux. Elle lui avait dit que oui et même avoué que c’était devenu le tee-shirt préféré de Jérôme. Geoffrey n’avait rien répondu. Il n’aimait pas davantage Jérôme que Jérôme ne l’appréciait.
Après avoir raccroché, elle avait repensé à l’article du journal paru la semaine précédente, celui qu’elle avait photographié, qui lui avait donnée envie de remplir un sac. Il concernait la mort d’une femme appelée Brune Parchoie quelques jours plus tôt.
Pour rien, pour tout, une autre couleur, Brune, Blanche, effacée l’une, l’autre…
Brune Parchoie avait été tuée par son compagnon lors d’une querelle dans leur appartement. Après l’avoir frappée, il l’avait jetée du deuxième étage devant leur fille. Un étage de moins que le sien dans un quartier tout proche. Parce qu’elle avait refusé ses avances. L’homme, comme Jérôme, travaillait sur les docks. Quelques affaires, du maquillage, un disque dur: Blanche avait préparé un sac. Partir avant. Brune était morte trois jours plus tard sans avoir repris connaissance. Avant l’inéluctable. Jérôme avait promis de consulter un psy. Son rendez-vous était ce matin. Il s’en voulait. Promis de bien se tenir mais…Pour ce que ça valait mais il n’avait même pas essayé.
Éviter de se faire balancer par la fenêtre, rester en vie, choisir. Ce que prononcent ses lèvres tuméfiées devant le miroir. Prendre le sac, franchir la porte avant qu’il s’en aperçoive. Aussi simple que ça. Partir maintenant ce soir tout de suite. Respirer prendre la fuite.

Prendre un train. Recommencer ailleurs. Aller chez Malika le temps de rebondir. Rebondir. Se rapprocher de son frère. Cela faisait si longtemps. Geoffrey dans un refuge pour animaux. Elle regarda son œil. L’ecchymose prenait forme. Heureusement, elle avait son fond de teint magique. Son humiliation. Ne pas fléchir.
Partir.
Prévenir Malika.
Elle ôta le verrou, entrouvrit la porte de la salle de bains. Le couloir était sombre, la cuisine au bout simplement éclairée par la veilleuse du four. Aucun autre bruit que la chaleur tournante. Il était en haut. Habitué à ce qu’elle le rejoigne. Ce qu’elle faisait toujours. Habitué aussi à la frapper pour clore certaines discussions. Tellement souvent. Habitué…
À l’étrangler, la cogner, la laisser gisante contre le carrelage. La balancer, l’insulter, la terrifier. Pas tous les soirs mais presque. Peut-être que c’était sa faute à elle, comme il disait. Trois fois cette semaine. Elle s’était pissée dessus ce soir.
Mécaniquement, elle acheva de remplir sa trousse de toilette. Derrière la panière à linge sale, elle le vit. En boule. Foutu tee-shirt frais. Elle avait mal au cou. Elle ferma la trousse, traversa le couloir à pas feutrés. Évita de renifler. La pizza était par terre devant le plan de travail, celle qu’elle préparait lorsqu’il s’était énervé. Elle faillit la ramasser, se retint. Elle récupéra le sac, y glissa la trousse de toilette. Nouveau message : « Ne traîne pas trop ma chérie!»
Il n’y avait plus rien pour elle dans cette maison.
La soirée s’étirait, Blanche se tirait.
Elle envoya un message à Malika: «J’arrive dans la nuit.» Malika savait, la seule à qui elle en avait parlé. Au magasin, ils ne faisaient que se douter. Malika était une ancienne collègue. Une amie qui habitait loin désormais. Suffisamment loin.

Blanche saisit au passage une photo. Une petite somme dans le cadre. Il devait imaginer qu’elle nettoyait la cuisine, qu’elle enfournait la pizza. Elle enfourna la bouteille de bourbon en fait, celle de son apéro. Bien au fond du four, le referma. Elle donna un coup de lingette sur le plan. Plus fort qu’elle. Elle se passa un doigt sur les lèvres et enclencha la pyrolyse. Un couteau traînait. Comme un point de non-retour. Elle enfila son manteau. Son bonnet alors qu’il ne faisait pas froid dehors. Mit le couteau dans une poche. Elle avait tout. Des rafales d’images assaillirent son esprit. Elle pouvait encore renoncer. Elle avait essayé d’éviter le deuxième coup. Parfois ça suffisait. Parfois il se contentait d’un coup. Parfois pas. Ce soir, cela n’avait pas suffi. „On t’attend» suivi d’une adresse à Lyon. La réponse de Malika. Pas davantage. Téléphone en mode silencieux. Pas de questions. Blanche referma le sac. Une part d’elle avait envie de baisser le thermostat du four. Une part d’elle avait envie de monter rejoindre son mari. Une part d’elle avait envie de mourir.
À la porte vitrée, nouveau message: «Tu ranges la cuisine?»
C’était sa vie. C’était normal ce qui venait de se passer. C’était normal de s’écrire d’une pièce à l’autre de la maison. De ranger la cuisine après s’être pris des gnons dans la gueule. De remonter avec le tee-shirt et une part de pizza. De se déshabiller. De se faire reprocher de marquer si facilement, d’avoir la peau si fine. De se faire pardonner. De s’appeler Blanche et d’être couverte de bleus. Puis de dîner en l’écoutant parler de la grue qu’il manipulait au boulot pour déplacer les containers, de ses collègues, d’Hervé que sa gonzesse menait par le bout du nez, ou encore de Corinne, la responsable containers du port de Tréboul, toujours bien roulée malgré ses deux grossesses. Des problèmes avec un chalutier en difficulté vers les grands bans à l’ouest de Guernesey…

«Ressers-moi un verre mon amour s’il te plaît.» Le resservir, débarrasser, le rejoindre devant la télé. Il sifflerait une bière ou deux ou trois ou dix. La main sur sa cuisse jusqu’au signal du coucher. Comme si elle ne s’était pas prise une branlée trois heures plus tôt. Comme s’il n’était pas bourré. Comme s’ils s’aimaient encore.
Maintenant ou jamais. Elle était prête. Elle s’approcha de l’écran 16 pouces et débrancha le câble qui le reliait à la box. Petite pulsion. Il lui avait tellement pris la tête au sujet de ce câble. Toujours une raison.
Elle observa le salon une dernière fois, avec calme. Elle enroula le câble autour de sa main. La dernière fois. Ses objets, ses doudous, la pendule de sa mère. Elle s’en passerait. Cinq ou six minutes depuis qu’elle était sortie de la salle de bains. Elle ouvrit la porte d’entrée doucement car elle grinçait. Elle se faufila, sac à l’épaule. Ascenseur. En bas de l’immeuble, elle jeta le câble de toutes ses forces. L’Acura, sa voiture, était devant les garages. Elle sentit le couteau dans sa poche. Lorsqu’elle l’avait pris, elle s’était demandé pourquoi, elle comprit. Elle creva la roue arrière en le plantant dans la gomme d’un seul coup. Elle ne put ressortir la lame du pneu. Le message était clair. Elle rabattit son bonnet pour masquer son œil marbré, l’étole dissimulait le reste. Elle se dirigea vers le bas de la rue. La gare était de l’autre côté de la rivière.
Lyon. Malika habitait à Lyon.
Une ville où il faisait bon mourir. Elle se souvenait d’une série dans laquelle une des actrices avait eu cette phrase étrange. Blanche marchait vite. Douarnenez n’était pas une ville où il faisait bon mourir. Elle s’arrêta pour retirer le maximum à un distributeur. Elle pensait payer son billet en liquide à une borne. Il allait la chercher. Ne serait-ce que pour son câble. Elle avait intérêt à brouiller les pistes en prenant une correspondance.

Une vibration. «T’as pas fini, qu’est-ce que tu fous ma belle?»
Belle, elle ne l’était plus, mais ça reviendrait.
Elle le connaissait si bien. Il s’énervait de ne pas pouvoir s’excuser, comme un con allongé sur leur lit, à mater n’importe quoi sur Netflix. Il s’impatientait. Il appellerait. De plus en plus fort. Est-ce que la bouteille allait exploser? Il finirait par descendre, s’étonnant de l’écran noir normalement toujours allumé le soir. Il hésiterait un instant peut-être. Il tenterait d’allumer l’écran – faut tout faire bordel ! –, il découvrirait l’absence du câble et…
BOUM ! la bouteille de bourbon lui chaufferait les miches dans l’idéal.
Il ouvrirait en grand la porte de la salle de bains.
Il ouvrirait en grand celle du couloir.
Le silence.
Le prochain train partait dans six minutes. Paris-Montparnasse. Blanche verrait pour la suite là-bas. Elle avait faim.

À l’autre bout de la France, un peu plus tôt cette même semaine, dans une pièce attenante à un atelier de confection, une pièce vaste, bien remplie, encombrée même, deux hommes: l’un était à son poste de travail derrière un microscope électronique, une centrifugeuse à sa gauche, l’autre franchissait le sas d’accès, sécurité renforcée et précautions d’usage.
– Que me vaut le plaisir petit poulet? minauda celui qui était assis.
Le petit poulet en question fit de gros yeux sans lâcher le renfort de la porte.
– On est seuls, ne flippe pas Arsène! François Tapinski souriait. J’espère que tu ne viens pas que pour me parler d’opaque couché ?
– Entre autres…
– Laisse-moi deviner! poursuivit Tapinski, dit le Taps, dit la Flèche, depuis son siège de gamer à l’entrée du laboratoire Tapelot. Tu passes m’annoncer que les ventes ont décollé malgré tes récriminations envers la teinte et qu’on va enfin pouvoir s’équiper de cette cuve que je réclame à cor et à cri.

Arsène Tapelot, patron des textiles Tapelot, parut comme désemparé une seconde. Une longue seconde. À croire qu’il s’était trompé d’endroit. Impression chaque fois répétée lorsqu’il se rendait au laboratoire. Drôle de truc.
Il franchissait les portes de cette pièce sécurisée réaménagée en laboratoire le plus rarement possible. Peut-être une dizaine de fois depuis l’embauche du chercheur. Lors de sa dernière visite, quelques semaines plus tôt, il avait quitté Tapinski allongé au sol. Une des soirées parmi les plus riches en connerie de toute la vie d’Arsène. Mais pas que…
La pièce était dans le prolongement du bâtiment en L. L’ancien entrepôt des ateliers Tapelot avait été reconverti en centre de recherche et d’application dans le domaine textile. À la suite du retour de l’autre farfelu. À l’intérieur, un cube de test à pression négative côtoyait un vivarium, une douche…L’espace était bien plus encombré que dans son souvenir.
– Je suis mort de rire, Taps.
– Tu as vu les souris? Viens voir les souris. En pleine forme. Hydratées à l’eau de rinçage depuis trois semaines et elles vont bien. Aucun décès façon poupée de cire. Ce qui s’est passé à l’atelier protégé est possiblement sans lien avec notre expérimentation.
– Le chef d’atelier a jugé bon de réorienter les autres quand même. Deux morts et huit cents tee-shirts géants.
– Oh arrête ! OK, ils ont déconné dans la production, mais les deux morts étaient hors du groupe témoin. Et même s’ils ont été en contact avec l’eau, le test est validé pour les dix participants recrutés. La mise de départ. Sur les cent soixante-dix pensionnaires. C’est bon, détends-toi !
– C’est bon? Tu y vas fort. Tu as vu le deuxième? Le chef de service m’a montré des photos avant de faire nettoyer. Pas mort d’une fausse route, le gars!
– Le panel des cobayes est indemne et les souris aussi. Avec la cuve, je vais vraiment pouvoir travailler sur la couleur du textile.
Les ateliers Tapelot avaient fourni l’eau de la semaine du goût organisée par l’institut d’aide par le travail qui sous-traitait une partie de la production de la collection Désir d’opaque. Arsène n’en avait été informé qu’au troisième jour. Cette eau était le résidu des dernières expérimentations du chercheur. Elle avait connu la haute pression de l’opaque profond et de sa bactérie vorace avant de cuire les pâtes à l’institut. Deux pensionnaires étaient décédés dans la semaine. Le premier assis dans son fauteuil, dur comme du bois. Le deuxième, dans l’escalier. Le chef de service avait dû faire scier la rampe.
– Une légère constipation pour les autres, le chef de service a flippé c’est tout, se justifia Tapinski. La mort fait pleinement partie de la prise en charge dans ce genre d’établissement. Que ça tombe la semaine du goût les a un peu embarrassés, mais pour ta gouverne, ils ont connu d’autres problèmes depuis, des soucis de canalisations dans les sanitaires. Les aléas du quotidien au crépuscule.
– Franchement je m’en tape de savoir qu’ils ne peuvent plus tirer la chasse. On peut dire que tu sais me rassurer François.
– Toi, tu profites mais moi je vivote Arsène, comme elles.
Tapinski désignait les souris.
– Tu plaisantes, j’espère? J’aimerais surtout ne pas couler la boîte avec tes conneries ! Le coton thermorégulé est une merveille, mais sa couleur Allemagne de l’Est est rédhibitoire. Tu sais cette couleur utilisée sur les paquets de clopes depuis plus de vingt ans. »

À propos de l’auteur
PLOUSSARD_frederic_©charlene-boirieFrédéric Ploussard © Photo Charlène Boirie

Né en 1968, dans les Vosges, Frédéric Ploussard a longtemps exercé le métier d’éducateur spécialisé. Il vit aujourd’hui en Ardèche où il se consacre à l’écriture. Mobylette, son premier roman, prix Stanislas, prix du premier roman de la ville d’Angoulême, a paru en 2021. Tout blanc est son second roman. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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Combien de lunes

EL_MAKKI_combien_de_lunes RL_automne_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Dans le village, les habitants sont confrontés à un angoissant phénomène. La nuit s’est installée pour durer. Sous la seule lumière de la lune, ils doivent essayer de comprendre et chercher à s’en sortir. Josselin y voit quant à lui l’œuvre d’une sorcière.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

« Les choses arrivent. C’est tout. »

Sous des airs de conte apocalyptique, le premier roman de Laura El Makki confronte des villageois à une nuit qui n’en finit pas. Une situation de crise qui révèle les personnalités.

Cette nuit est pour Anna «comme un vœu fait avant d’éteindre une bougie et qui s’exauce». En prenant le chemin de la maison, elle sait que désormais rien ne sera plus comme avant. Elle a franchi une étape sur son parcours initiatique et rentre discrètement chez elle et «s’endort tout habillée, l’odeur de Pierre sur sa peau. Son corps à lui encore en elle.»
Ce qu’elle ignore, c’est que dans le village endormi Ethel l’a vu passer. Ethel qui aime ces heures qui lui donnent l’impression qu’elle domine ce coin reculé, que son idée de tout reprendre de zéro a fonctionné. Un jour, elle avait quitté son domicile et son métier d’enseignante et était montée dans un train, venant compléter la liste des quelque 10000 personnes qui disparaissent chaque année. Elle voulait «décider de l’histoire à écrire. Elle était une femme libre, après tout. De choisir, d’essayer, de rater, de souffrir. Un couteau qui joue à se planter entre les doigts.»
Alors, elle avait débarqué dans ce village perdu. Alors, elle avait choisi Josselin qui lui n’avait jamais pris le train, ne vivait que de sa maison et ses bêtes. Si son homme se réveille alors que le jour ne s’est pas levé, c’est en raison du bruit qui a trahi Ethel. Un instant, il se demande ce qu’elle peut faire de si bon matin, mais très vite ses pensées vont être accaparées par un problème autrement plus sérieux. Les bêtes ont disparu, l’électricité est coupée, les montres ne fonctionnent pas davantage que les téléphones et les voitures ne démarrent plus. Tout semble figé, jusqu’à la lune qui semble un peu plus grande que d’habitude, seul point positif dans cette malédiction, car elle les éclaire.
Pour rassurer les villageois désorientés, et peut-être aussi pour asseoir son autorité, Josselin décide que cette femme solitaire qui vit un peu à l’écart leur a jeté un sort, qu’il faut la chasser pour que tout revienne dans l’ordre. Y croit-il vraiment? Toujours est-il qu’il cherche à persuader la communauté de monter une expédition pour en avoir le cœur net.
Gautier, un jeune orphelin, va lui aussi faire preuve d’imagination pour trouver les causes de ce drame et essayer d’en sortir.
Car tout n’est pas noir dans ce conte postapocalyptique. C’est peut-être aussi ce qui en fait son originalité par rapport aux autres œuvres partant de ce même postulat comme Si le soleil ne revenait pas de Charles-Ferdinand Ramuz (qui a aussi donné lieu au film éponyme de Claude Goretta) ou Le soleil ne se leva pas d’André Dahl. Dans le style mêlé d’envolées poétiques de Laura El Makki, on ne sait combien de lunes il va falloir attendre, mais il se pourrait bien qu’à nouveau le jour se lève…
La primo-romancière dit s’être inspirée de la période du confinement – quand soudain tout s’arrête – pour écrire ce conte noir. Un moment suspendu durant lequel, il faut remettre en question ses choix, se reconnecter à la nature. Voilà en quelque sorte la version poétique de Chaleur humaine de Serge Joncour.

Combien de lunes
Laura El Makki
Éditions Les Escales
Roman
160 p., 20 €
EAN 9782365697798
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé dans un village isolé, sans davantage de précisions.

Quand?
L’action n’est pas davantage située dans le temps.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sommes-nous capables de nous reconnaître dans la nuit ?
Un matin comme un autre, le soleil ne se lève pas. Les bêtes disparaissent. Les voitures et les téléphones cessent de fonctionner. Et c’est tout un village – le monde, peut-être – qui est plongé dans le noir.
La jeune Anna, qui vient de connaître l’amour, Ethel, qui a perdu depuis longtemps le fil de sa vie, Josselin, qu’un accident a rendu aussi monstrueux qu’hostile, et le petit Gautier, à l’imagination admirable, cherchent à vivre dans cette nuit souveraine. Une femme étrange, vivant en retrait du village, est vite soupçonnée d’avoir jeté un sort au ciel et devient l’objet de toutes les obsessions.
Colossale, éblouissante, la Lune seule les éclaire tous, désarmés et tâtonnants. Elle les guide et peu à peu les transforme, remettant tout en jeu : leurs choix passés et leurs désirs enfouis. Et si, loin d’être la fin d’un monde, cette nuit était le début d’un autre ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Laura El Makki présente «Combien de lunes » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« car ce qu’il s’est passé n’a pas d’importance
seul compte ce qui n’a pas encore eu lieu
mais je sais la soif de comprendre
je sais ce qui traverse les cœurs et construit les jours
les questions les regrets et les choses jamais dites qui resteront au fond quelque part
parce qu’il faudrait soudain un peu de courage
le moment propice qu’on attend et qui ne vient jamais
pour oser aller dans cet endroit arracher les racines regarder en face ce qu’on a à l’intérieur
le prendre dans ses mains s’en occuper comme d’un enfant perdu
et dire ces choses leur enlèverait du sens de la justesse
tout ce qui les a polies
l’informulable l’inavouable
et elles se multiplieront
toutes les ramifications
les petites branches pousseront sous la peau comme un arbre
elles poussent déjà dans le silence le sommeil quand nous parlons rions mangeons aimons
elles chatouillent la fine écorce
ne les entendez-vous pas pousser parfois
nous les entendrons longtemps si nous sommes chanceux
et nous nous dirons que ce n’est pas possible
nous n’en aurons rien à faire
nous déciderons de les ignorer les moquer les étouffer
parce qu’il faut bien vivre
et pourtant un jour il faudra l’écouter la chérir
la forêt en nous

1
Anna
Avec une agilité parfaite, Anna retombe sur ses pieds. Le mur a frotté son ventre et éraflé ses genoux. Sa peau brûle un peu. « Fais gaffe au chien », dit Pierre. Elle s’est laissée tomber de deux mètres, plus rien ne lui fait peur. Elle longe la façade, évite le gravier qui réveillerait tout le monde et marche sur les gros cailloux qui délimitent les fuchsias, les fleurs préférées de Mme Letourneur, ex aequo, aime-t-elle souvent préciser, avec les hortensias bleus. Anna avance en funambule. Le matin arrive. Victorieuse, elle atteint la route et regarde Pierre à la fenêtre. Elle croit voir un sourire sur son visage et lui fait un signe rapide de la main. Le mouvement de son ombre fait aboyer le chien qui se lance après elle. Anna se met à courir, ivre de cette nuit qu’elle n’oubliera jamais.

Dans l’obscurité bleue, son corps se découpe, sec, léger, plein d’une assurance nouvelle. Elle n’en revient pas de ce qui vient de se passer et rit en pensant qu’elle n’est plus la même, que cela se verra peut-être, que les copines, sa mère, son père, sa sœur, ceux qui la connaissent lui demanderont demain si elle va bien, ils seront à l’affût d’un changement, la coiffure peut-être, et elle répondra « non », évidemment, alors que si, tout aura changé. Plus elle y pense, plus c’est clair. Même ces maisons de pierre qu’elle voit depuis toujours, cette route qu’elle foule depuis toute petite et qu’elle connaît par cœur, tout lui paraît différent. La vie n’est plus la même.

Maintenant la nuit l’enserre. C’est une nuit comme un vœu fait avant d’éteindre une bougie et qui s’exauce.

Anna pense à toutes ces fois où le chagrin l’a gouvernée, à ce qu’il faut de force pour tenir, aux choses qu’elle aimerait faire désormais. Tout lui semble possible. Il faut se dépêcher, répondre à chaque intention qui se manifeste. Et même si un jour tout est amené à se défaire, si tout doit s’arrêter, elle saura que cet instant a existé. Dans sa tête, elle en trace les contours pour s’en souvenir, pour après. Les yeux fermés, les poings serrés, elle sent son cœur prêt à heurter ses côtes. C’est donc ça, vivre. Elle court et son corps ne ressent pas la fatigue. Au loin, elle aperçoit les rondeurs franches de la lune qui perce derrière les arbres. Certains semblent flotter sans tronc dans le ciel noir.

Arrivée à hauteur de la rivière, elle s’arrête pour reprendre son souffle. L’air charrie une mélodie indistincte, le cri d’un hibou, des feuilles nerveuses, des branches qui craquent, et le courant léger avec son bruit de toujours. Anna plonge sa main dans l’eau. De petites vagues se forment au contact de ses doigts puis de grands arcs souples, et sur cette toile qui lèche sa peau, elle n’arrive pas à distinguer ce qui s’y reflète, la pierre voisine, son visage ou l’ombre du grand saule qui flotte à côté. Elle boit, pose ses doigts frais sur sa nuque, et repart.

La route monte en faux plat. Elle poursuit tout droit, passe au coin de la « mortelle », devant le Christ sur sa croix, elle résiste au point de côté qui s’installe, elle entend d’ici son père qui dirait que ça se corse. Depuis dix ans au moins, il s’entraîne pour le marathon mais déclare forfait dès qu’il s’agit d’y aller. C’est avec lui qu’elle court d’habitude. Les dimanches matin, ils vont jusqu’au mascaret. D’une même foulée, ils filent droit vers la vague et, quand la terre n’est pas trop molle, ils rejoignent le vieux presbytère en ruine de l’autre côté sans jamais dire un mot, sauf quand Anna sent la petite aiguille derrière ses côtes. Alors son père lui dit de vider ses poumons, complètement, de souffler. « Voilà, encore et… inspire ! » Anna sait comment faire. Elle vide ses poumons et maintient sa foulée, comme son père le lui a appris. L’aiguille disparaît. L’air lui chatouille la gorge. Elle ricoche sur le sol.

Le vent soulève les graminées géantes qui ornent les grilles entrouvertes du domaine. Anna évite les chaises abandonnées sur la pelouse, le fouillis du tuyau d’arrosage et s’agenouille comme on prie à hauteur du lion en granit qui surveille la porte. Il a les muscles saillants et une crinière massive. Dans l’escalier, il y a une photo d’elle assise à côté de lui, elle doit avoir trois ans, son bras est posé autour de son cou. Sa mère a toujours aimé qu’elle prenne la pose et lui a appris à sourire, même si l’envie lui manquait. C’est ainsi que se bâtissent les souvenirs chez elle, en ayant l’air heureux.

Anna glisse sa main entre les deux grosses pattes et saisit une clef. Elle reprend son souffle et fixe les yeux déserts de l’animal qui a tout vu, qui voit tout depuis si longtemps, et elle pense aux secrets qu’il garde. Des choses lui reviennent en tête. L’impulsion est forte. Anna la sent venir et s’échapper, soudain nostalgique d’un instant qu’elle aurait voulu retenir.

Dans la maison, ça sent encore le repas du soir, une odeur de légumes bouillis et de vin. Les pièces muettes attendent d’être envahies. Anna pense au peu d’heures qui lui restent avant que le réveil sonne, au contrôle de maths à 10 h 30, aux dix balles qu’elle doit à Lucie. Hier, elles avaient trois heures devant elles, elles ont marché le long de la départementale pour aller en ville dans le magasin qu’elles préfèrent. Anna a essayé un rouge à lèvres très rouge. Dans le miroir, elle ne s’est pas reconnue et cela lui a plu d’être quelqu’un d’autre. Lucie lui a dit « Prends-le ! Il te va trop bien. » Et Anna a répondu « J’ai pas assez sur moi et puis ma mère voudra jamais que je mette ça. » Alors Lucie a ouvert son porte-monnaie, un cœur au tissu abîmé auquel elle tient plus que tout. « Tu me les rendras. » Elles étaient reparties en se tenant par le bras, le rouge à lèvres dans un étui doré qu’Anna ne porterait probablement jamais mais qui était une promesse, qui scellait une amitié que les deux jeunes filles voulaient indéfectible, surtout Lucie qui la faisait passer avant le reste, les cours, la famille et bien sûr les copains. C’était elle, la gardienne de leurs phrases fétiches, des gestes, des goûts et des souvenirs communs, de tout ce qui s’amoncelait comme un trésor imprenable et que chacune chérissait sans se le dire.

Anna monte l’escalier, longe le couloir tapissé qui file jusqu’à sa chambre, passant discrètement devant celle de ses parents puis devant la porte vitrée qui mène au grenier. À cet instant, elle ferme les yeux, un réflexe de l’enfance, comme si cela pouvait la protéger de la peur ridicule qui est là, tapie en elle, avec ses images informes, ses mains énormes, toutes ces chimères qui ont fini par la façonner entre autres choses inoubliables : les amis imaginaires, les carnets enfouis sous les matelas, les rires sur la balançoire, les étreintes et les pleurs aussi, et puis ce que les doigts ont désigné à l’horizon, les nuages comme des histoires, le vide des dimanches après-midi, ces moments où l’on sait que quelqu’un vous manque.

Elle tombe en étoile sur son lit. Les bruits vagues de la maison s’estompent et elle n’entend plus bientôt qu’une branche caresser la vitre de sa chambre, et son cœur tambouriner.

Demain, maintenant déjà, la nouvelle vie.

Elle s’endort tout habillée, l’odeur de Pierre sur sa peau. Son corps à lui encore en elle.

2
Ethel
Le froid lui tire des larmes. Elle n’aurait pas dû mettre de mascara. C’est pourtant son plaisir, « sa coquetterie » dit son mari, et il souligne souvent ce mot d’un geste appuyé avant de s’éclipser, la laissant comme sur le bord de la route, ne sachant trop où aller.

Ethel s’essuie le coin des paupières. Elle pense à ce mot prononcé par Josselin et à tous ces mots, toutes ces phrases qu’ils n’échangent plus, à la parole qui entre eux a étrangement disparu et au risque que chacun prend, quelquefois, pour la faire de nouveau exister. Elle réfléchit, tente de se souvenir du moment où ils ont cessé de s’adresser l’un à l’autre, se demande comment leur vie peut, depuis si longtemps, s’organiser dans le silence. Elle a peur de trouver des réponses. Dans le noir, elle imagine que tout va bien.

Elle est passée très vite. Des cheveux qui volent et une foulée légère, presque pas de bruit. La petite Anna. Enfin, petite, plus vraiment. Elle a l’âge des grandes choses et elle doit le savoir. Le meilleur à venir, pense Ethel, le meilleur, juste devant.

C’est plutôt rare de voir passer quelqu’un à cette heure-ci, une heure qui n’appartient qu’à Ethel d’habitude. C’est le seul avantage de son travail, un privilège même : connaître ce temps d’avant le jour que la plupart des gens, toujours endormis, ne connaîtront jamais.

Elle jette un œil à l’étage de la maison. L’essaim n’est plus là. Josselin a fait le nécessaire, c’est ce qu’il a dit hier. Il avait dit la même chose la semaine dernière mais elles bourdonnaient encore entre les pierres, elles avaient pénétré les poutres et, d’épuisement peut-être, s’étaient laissées mourir sur le sol. Ethel n’avait pas osé les toucher, elle avait toujours eu peur des abeilles. Dans le silence, elle avait assisté à leur mort et observé leurs abdomens tremblants sur le parquet, hypnotisée par la finesse de leurs ailes aux reflets opalins.

Ses pieds sur le gravier brisent un silence qu’elle aurait voulu total. À chaque pas, elle regrette son élan, s’arrêtant parfois quelques secondes, retenant comme elle peut son poids pour mesurer ce qu’elle va de nouveau déchirer. C’est tout elle ça, la précaution dans l’intention, la peur infinie de déranger le monde. Josselin dort là-haut. Ils se sont couchés tard hier, elle n’a presque pas dormi.

Elle repense au dîner, les courbes de la viande, le feu qu’il aurait fallu chahuter. Elle avait si peu parlé, elle aurait pu s’en charger. Et la voix de Suzanne qui repose son verre tout juste rempli, ce verre de vin qu’elle n’a pas bu et cette phrase : « On a quelque chose à vous annoncer. » Ethel savait exactement ce qu’elle allait dire, et elle aurait voulu ne pas être là pour l’entendre. Elle avait posé ses couverts, levé les yeux vers Suzanne, vers Adalric qui lui tenait la main, et elle avait senti la vague arriver, « C’est pas vrai ! », elle avait souri, joué la surprise et la joie, disant ce que n’importe quelle amie aurait dit à cet instant, « C’est merveilleux ! T’es à combien ? Tu te sens comment ? », et dans cette comédie qui la sauvait provisoirement du naufrage, elle avait renversé son verre, le vin s’était étalé comme du sang sur la nappe qui était fichue maintenant, et elle avait ressenti une peine immense qui l’avait écrasée, une peine inconnue, idiote, et elle avait regardé Josselin qui ne disait pas un mot, n’endiguait pas le vin. Josselin, qui n’avait aucune idée de ce qui se passait en elle.

Ethel les avait raccompagnés à la porte et elle avait remarqué la délicatesse des genoux de Suzanne, ses chevilles, les attaches fragiles de ses articulations. Elle avait de belles jambes. Suzanne avait serré sa main très fort. « On fait un truc toutes les deux bientôt ? » Ethel avait fait oui de la tête et s’était sentie obligée d’ajouter « Je suis si heureuse pour vous », c’était une évidence mais il fallait s’en persuader encore. « Je t’appelle demain ? » Suzanne avait embrassé sa joue chaude et Ethel avait retenu sa main encore un peu, elle voulait la garder auprès d’elle, lui dire un mot peut-être, juste prendre quelque chose de son bonheur et de la force qui désormais l’habitait et allait grandir, et elle s’était dit : « Avec un peu de chance, cette force traversera ma peau, pénétrera mes veines, mon cœur, l’irriguera d’un coup et pour toujours et je serai sauvée. » Elle avait serré la main de Suzanne comme elle boirait à une source. La vie, peut-être, viendrait la contaminer.

Ethel s’engouffre dans la voiture. Elle pense à la route, aux champs humides, à l’inconfort de ce trajet sans relief, au vide de ce pays de pierres qui, au fond, ne lui a jamais plu. Cette vie à la campagne, elle l’a pourtant voulue. Elle cherchait un endroit pour calmer ce qui la consumait, elle n’en pouvait plus des rêves, de leurs décombres, elle avait tout fait pour que quelque chose arrive mais rien n’était arrivé et elle s’était demandé jusqu’où aller encore, à quel moment elle mettrait un terme à tout cela, et un matin, elle avait tout lâché, tout laissé derrière elle. La cuisine où elle aimait réfléchir, son bureau recouvert de livres, la chambre, les vêtements, les photos et Louis qui, comme chaque jour avant de partir, l’avait embrassée dans le cou et avait claqué la porte. Il ne rentrerait pas tard, il achèterait du pain sur le chemin, ils se raconteraient leur journée avant de tomber de fatigue. « À ce soir ! » Elle avait entendu l’ascenseur s’ouvrir en bas, le porche grincer et se refermer.

Elle n’avait pas vraiment réfléchi. Elle était perdue, elle voulait se trouver. Mieux, devenir. À la gare, elle avait regardé l’écran des départs et elle avait pensé à ce chiffre entendu à la radio il y avait quelques semaines. Dix mille. C’était le nombre de personnes qui disparaissaient chaque année dans le pays sans qu’on retrouve leur trace. Dix mille, c’était beaucoup, et elle se demandait où étaient tous ces corps, s’ils étaient encore vivants, s’ils se cachaient, comment vivre sans être vu. Ethel avait souvent pensé à disparaître. Pas mourir, juste s’évaporer. Elle s’était demandé comment effacer les traces qu’on laisse sans s’en rendre compte, elle aurait aimé avoir le pouvoir de la mer qui avale en quelques secondes les châteaux de sable qu’on a mis des heures à construire. Elle avait pensé aux autres aussi, au chagrin que sa disparition causerait. C’était une idée tordue, l’espoir inavouable qu’elle puisse être regrettée. Voie 9, un train partait. Devenir, peut-être. Elle était montée dedans sans le dire à personne, sans prévenir sa mère, ses collègues, ses élèves, sans un mot pour Louis. Juste avant, elle avait jeté son téléphone dans une poubelle. Elle avait aimé tout reprendre de zéro, décider de l’histoire à écrire. Elle était une femme libre, après tout. De choisir, d’essayer, de rater, de souffrir. Un couteau qui joue à se planter entre les doigts.

Parfois, elle frissonnait de son audace. Ce que certains rêvent de faire en silence, tout quitter, tout oublier, cette petite révolution de l’âme qu’on tente par tous les moyens de faire taire, elle lui avait donné sa chance. Pour inaugurer sa nouvelle vie, elle s’était teint les cheveux et elle avait travaillé comme serveuse au bar-tabac du coin. Elle y travaille encore. Le patron avait accepté de ne pas la déclarer, de ne pas poser de questions. Elle gardait un œil sur les journaux, quelqu’un la cherchait peut-être mais les nouvelles tombaient et rien ne se passait. Son évaporation fonctionnait.

C’est là-bas, un matin, qu’elle a rencontré Josselin. Il venait presque tous les jours acheter ses cigarettes. Il habitait plus loin, dans les champs. Il disait toujours « Ma terre, mes bêtes. » Sa maison, c’était sa mémoire et sa vie.

Josselin était né et avait toujours vécu dans la région. Comme les autres, il ne fermait jamais sa porte à clef avant d’aller dormir, il savait comment les vieux se tuaient, au cidre ou aux poutres des granges, les jours de pluie et de solitude. Il avait grandi au milieu d’hommes et de femmes dont le cœur avait disparu, qui ne lisaient pas, sortaient peu et n’avaient jamais appris à aimer. Ethel savait tout cela quand elle s’était installée avec Josselin, qu’il était rempli d’une colère capable de se fracasser contre n’importe quoi pourvu qu’elle sorte et qu’il n’ait plus à la subir. Elle l’avait vu faire, tuer un agneau, découper du bois, sans jamais retenir son bras ni douter de son devoir. Ses gestes fendaient le vide et la matière. Elle gardait de ces instants des images brèves et nettes : le soleil pâle à travers les branches, l’herbe humide sur les bottes, cette odeur de terre qui flotte. Elle avait tout de suite aimé Josselin, elle n’aurait su dire pourquoi.

Ethel ajuste son rétroviseur et frotte le contour inférieur de son œil, léchant un peu son doigt pour éclaircir la traînée noire. Elle met les clefs sur le volant. La voiture s’emballe légèrement et le moteur, comme épuisé, grince en continu. Elle essaie de nouveau, s’acharne, soudain grossière. Elle éventre son sac, cherche entre les mouchoirs, les tickets de caisse et un vieux gilet son téléphone tout juste rechargé qu’elle trouve éteint. Dans le coffre, sa main pressée trouve le parasol de l’été dernier. Le sable colle à ses mains moites et se loge sous ses ongles faits de la veille. Dans un coin, une vieille lampe torche qui ne sert jamais. Foutue, elle aussi. Un léger vent fait lentement plier un arbre contre la porte ouverte. Un grand bras feuillu caresse la tôle et frôle Ethel qui croit un instant être en danger. Mais elle aime avoir peur. Elle a toujours pensé qu’ainsi, elle pouvait exercer son courage.

Ethel lève la tête vers le ciel et regarde la lune comme si c’était la première fois. Elle s’étonne qu’elle soit si grande, si belle, elle se demande pourquoi elle ne la regarde jamais et si elle a toujours été comme ça, grande et belle. Elle ferme les yeux pour les reposer et sent le sommeil la prendre. De petites boules noires, bleues et rouges flottent comme des feux follets sous ses paupières puis se réunissent pour former une boule unique et incandescente. Elle rit, se sait ridicule. Ça fait si longtemps, elle pensait en être débarrassée, mais elle doit bien reconnaître l’évidence. Elle est là, tout habillée dans le jardin, en pleine nuit, alors que tout le monde dort. Elle fait une crise, elle en est certaine.

3
Josselin
Comme toujours, c’est la porte qui le réveille. Josselin connaît la partition par cœur. Les pièces traversées, la prudence des pas dans l’escalier aveugle, les meubles frôlés, le manteau qu’on décroche et les clefs qu’on attrape. Tous les recoins de cette maison, les poignées et les fenêtres sont gravés en lui. Parfois, des silences se font plus longs que d’habitude et il se demande ce qu’Ethel peut bien faire, pourquoi elle ne bouge plus. La bouche déformée, le regard vainqueur dans le miroir, à se faire belle pour quoi, … »

Extrait
« Et Anna comprend. La nuit qui reste, la lune plus grande que d’habitude. Pierre lui a déjà tout expliqué et elle a toujours refusé de le croire. Elle voyait bien qu’il amplifiait les choses, c’était devenu entre eux un sujet pénible, une occasion de dispute, à un moment donné chacun se retenait d’insulter l’autre. Pour elle, l’idée de l’apocalypse avait été fabriquée pour faire peur aux gens, pour les forcer à vivre, il leur fallait une histoire qui les mette en mouvement, leur fasse éprouver l’inutilité des conflits, les heures périssables, l’urgence d’aimer. Et puis, elle avait observé Pierre compter les séismes chaque année, sans en omettre un seul, voir leur nombre croître, tout comme les éruptions volcaniques et la fonte des pôles, le vent qui souffle des villes entières, les gens flottant sur des radeaux, des toits. Elle avait assisté, amusée, à l’’empilement de boîtes de conserve, à l’inventaire précis de ses outils, à sa soudaine obsession pour la musculation et aux heures qu’il passait dans la forêt au lieu d’aller en cours. Elle avait voulu en savoir plus, regarder le monde avec lui et, tout en retenant son opinion, elle avait compris que, peut-être, la vie telle qu’on l’avait connue disparaîtrait un jour, mais elle imaginait qu’ils avaient encore le temps, elle pensait être à l’abri ou que l’avenir donnerait tort à ces prédictions. À l’échelle de sa vie en tout cas, tout lui semblait tenir. » p. 70

À propos de l’autrice
EL_MAKKI_Laura_©Philippe_MatsasLaura El Makki © Photo Philippe Matsas

Laura El Makki est l’autrice de plusieurs biographies (Henry David Thoreau et H. G. Wells, éd. Gallimard ; Les Sœurs Brontë, la force d’exister, éd. Tallandier). Productrice de radio et de podcasts, elle a notamment dirigé les séries Un été avec Proust (2013) et Un été avec Victor Hugo (2015) sur France Inter, adaptées en livres aux Éditions des Équateurs. Combien de lunes est son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

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La Tragédie de l’orque

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En deux mots
Pour la première fois depuis bien longtemps, en 2173, un problème survient sur un vaisseau Orca: Slow et Sara se retrouvent prises au piège derrière un trou noir. Fort heureusement un second vaisseau est dans les parages. Youri et Tom vont tenter de venir au secours de leurs collègues.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Partis à la recherche de l’antimatière

Dans ce roman de science-fiction, Pierre Raufast raconte la tentative de sauvetage d’un équipage bloqué dans un trou noir en 2173. L’occasion d’ausculter l’état de notre planète et d’imaginer les progrès scientifiques. Passionnant!

Quand s’ouvre ce roman d’anticipation, nous nous retrouvons en 2173, à bord du vaisseau Orca-7013 qui achève sa mission et prend la direction de la terre. Pour Youri, son commandant de 59 ans, qui s’était engagé à l’Agence de recherche de l’antimatière à sa sortie d’école, c’est le sixième et dernier voyage. Parti à la recherche de l’antimatière, il semble une fois de plus rentrer bredouille: «On a vu des soleils dans les parages, on a détecté quelques planètes gazeuses. La spectrométrie n’a rien trouvé d’extraordinaire. Ce système ressemble étrangement à la soixantaine de systèmes que j’ai déjà visités.»
Un second vaisseau, l’Orca-7131, féminin celui-là, s’apprête à franchir un trou noir. Mais pour l’heure Slow révise son examen de commandante. À 28 ans, la jeune femme a prouvé qu’elle avait des capacités exceptionnelles, même si elle n’aime pas trop l’histoire ou s’agace de l’absence de logique dans l’évolution de l’Histoire. Sara, la commandante de bord se charge de lui rafraîchir la mémoire: «Au début du XXIe siècle, la Terre se réveille avec la gueule de bois. Ses habitants comprennent que le dérèglement climatique est inéluctable et que la civilisation est en danger. Malheureusement, le progrès technique est alors limité. L’énergie est maladroitement assurée par un panaché d’énergies fossiles et de fission nucléaire ; l’informatique quantique n’en est qu’à ses balbutiements. (…) Globalement, c’est le bazar jusqu’en 2049. Les gouvernements n’arrivent pas à s’entendre, se rejettent la responsabilité du dérèglement climatique et tout le monde tire la couverture à soi. Puis vient la construction des premières centrales à fusion nucléaire. C’est une vraie révolution. Grâce à cette énergie propre et quasi infinie, les humains règlent enfin leur problème énergétique.» Mais le dérèglement climatique est irréversible et cause des milliards de mort et provoque une migration de masse. Ce n’est qu’en 2126, avec la création de l’Agence de recherche de l’antimatière, que l’espoir renaît.
Mais les expéditions ne sont pas sans risque, l’énergie des trous noirs devant être compensée par un trou blanc, les passages refermés immédiatement. Quand Sara et Slow s’engagent dans l’ouverture, le vaisseau connaît une avarie et disparaît des écrans radar. Il a bien traversé le trou noir, mais ce dernier n’a pas été refermé. C’est le branle-bas de combat sur terre. Déjà les titres les plus alarmistes font la une. Et Mia, la fille de Sara, oubliée sur terre, exprime d’abord sa colère avant d’espérer le retour sa mère.
Après avoir évalué la situation, la communauté scientifique décide l’envoi d’un vaisseau de secours, l’Orca-7013 de Tom et Youri. Si tout l’enjeu est dès lors de savoir si Sara et Slow pourront être sauvées, l’ampleur des questions que posent leur incursion va engendrer des débats scientifiques, politiques et éthiques tout aussi passionnants pour le lecteur. Mais n’est-ce pas là la définition même du genre qui associe au mieux science et fiction?
Pierre Raufast a appris depuis son premier roman, La fractale des raviolis, à construire une tension dramatique qui s’intensifie au fil des pages, sans toutefois oublier l’humour, qui est aussi sa marque de fabrique. Les lecteurs de ses précédents romans en retrouveront du reste des références au fil de cet ouvrage. Et en parlant de références, on trouvera aussi grands noms de la SF, d’Isaac Asimov à Arthur C. Clarke, dans ce livre aussi riche que passionnant. Sans aller jusqu’à ranger Pierre Raufast, qui rappelons-le est diplômé de l’École des Mines de Nancy, dans le camp de ceux qui pensent que les progrès scientifiques apporteront la solution au dérèglement climatique, on notera combien les progrès enregistrés en robotique, physique quantique ou encore intelligence artificielle ont permis de surmonter bien des périls. Sans anticiper sur les deux prochains volumes de cette trilogie baryonique que l’on attend avec impatience, on sent bien cette volonté de ne pas opposer la science à l’écologie, mais d’en faire un allié face aux défis gigantesques qu’il va falloir affronter.
Laissons à Asimov le soin de conclure cette chronique avec cette citation des Cavernes d’acier qui me semble parfaitement résumer la philosophie de cette Tragédie des Orques: «Nous chercherons à comprendre ce qui restera toujours incompréhensible. Et c’est précisément cela qui fait de nous des hommes.»

La tragédie de l’orque
La Trilogie baryonique tome 1
Pierre Raufast
Éditions Aux forges de Vulcain
Roman
368 p., 20 €
EAN 9782373056792
Paru le 3/03/2023

Où?
Le roman est situé quelque part dans notre univers ainsi que sur terre.

Quand?
L’action se déroule en 2173.

Ce qu’en dit l’éditeur
2173. L’humanité se remet progressivement de la grande migration climatique qui a décimé sa population. Le progrès scientifique est au point mort.
Seule perspective possible: mettre la main sur les gisements d’antimatière qui doivent se cacher quelque part dans l’espace. A cette fin, des mineurs d’espace-temps génèrent des trous de ver pour explorer les strates de l’Univers.
Sara et Slow sont ainsi embarquées dans le module Orca-7131. Mais une avarie improbable transforme cette mission de routine en catastrophe. Une expédition de la dernière chance s’organise alors – une tentative de sauvetage qui va peut-être marquer le retour de la denrée devenue la plus rare: l’espoir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
SoundCloud (Entretien entre David Meulemans et Pierre Raufast)

Les premières pages du livre
« 1
Orca-7013, mars 2173
Un mois avant l’accident
« Voilà, Tom, nous tenons le record de la bière décapsulée le plus loin de la Terre. Cinquante millions d’années-lumière et des brouettes, rien qu’avec un seul forage. Personne n’est jamais allé aussi loin. C’est un joli lot de consolation. »
L’autre ne répondit pas et dégusta la première gorgée. Youri observa sa bouteille et continua : « Moi, je trouve ça fascinant. N’importe où dans l’univers, on ne retrouve que les 118 mêmes éléments chimiques. L’homme vient là, et en rajoute un 119e : la bière. »
Son coéquipier sourit et fit un mouvement de tête pour l’inciter à poursuivre.
« Note bien que ce n’est pas récent. La bière est un marqueur, pour ne pas dire le seul, de l’humanité. Depuis l’Antiquité, toutes les civilisations, sans exception, ont découvert la fermentation des céréales. Sur la Terre, tu ne trouves pas un pays où tu ne peux pas boire de la bière. C’est encore plus universel que l’eau. Là où l’Homme s’installe, il installe une brasserie. »
Tom fit tourner lentement sa bouteille et contempla la mousse.
« Tu as raison. J’aime bien boire une blonde loin de chez moi ; ça a quelque chose de rassurant, de familier.
— Ouais. Les humains ont sans doute développé le gène de la bière pour ça.
— Tu crois que c’est universel ? Je veux dire, est-ce que la première chose que l’on partagera avec des extraterrestres, c’est une canette de bière ? Une sorte de constante extragalactique ?
— Le test ultime, signe qu’une civilisation a atteint un stade avancé ? C’est une idée, surtout que les levures sont des organismes monocellulaires à la base de tout… »
Tom sourit à cette nouvelle théorie et balança ses jambes. Assis sur la table blanche, les deux hommes contemplaient l’immensité de l’espace au travers de l’écran panoramique. La musique de fond réglementaire empêchait le vide omniprésent de prendre trop de place. Youri plongea son regard dans l’immensité noire. Il aurait fallu éteindre les lumières de la salle de repos pour distinguer la kyrielle d’étoiles, mais pour leur moral, il était recommandé de maintenir les lumières durant tout leur cycle d’éveil. Il se retourna légèrement et ordonna à voix haute :
« Expert, affiche la maison. »
Une vallée enneigée apparut sur l’écran. Tom plissa des yeux, incommodé par cette nouvelle clarté.
« Oh oh ! On dirait qu’il a neigé !
— Au mois de mars, c’est encore possible.
— Déjà en mars ? Je ne vois pas les semaines filer. »
Youri sauta de la table et fit quelques pas.
« Pourquoi crois-tu que l’Expert nous simule les saisons sur la Terre ? Pour nous donner un repère tangible… Sans ça, j’ai toujours du mal à appréhender le temps qui passe à bord de ces satanés vaisseaux.
— Quand j’étais petit, je faisais pousser des plantes avec ma mère. Elle disait que c’était un excellent exercice pour apprendre la patience et la mesure du temps. »
Youri toucha une branche enneigée sur l’écran et un frisson le traversa. De la patience, il lui en avait fallu. Trente-cinq ans de missions spatiales à miner l’espace-temps sans aucun résultat probant. Engagé à l’Agence de recherche de l’antimatière à sa sortie d’école, il en était à son sixième et dernier voyage. Depuis qu’il était mineur, il avait passé moins de neuf ans sur Terre. Aujourd’hui, à cinquante-neuf ans, le commandant de l’Orca-7013 était un homme fatigué. Grand, les cheveux désormais gris, mais le regard d’un bleu métallique toujours tranchant, il avait ce profil longiforme de ceux qui ont passé trop de temps dans l’espace. Il jeta la bouteille à la poubelle et se tourna vers son jeune second.
« Sais-tu où est l’endroit le plus chaud de l’univers ?
— Je dirais une naine blanche, vers le milieu de sa vie.
— Non, tu cumules à peine à 300 000 °C. C’est à Randers, au Danemark.
— Comment ça ?
— Dans un des derniers super-collisionneurs de hadrons de plus de cinq cents kilomètres de circonférence. Quand deux particules se rencontrent, ça crée un plasma temporaire de quarks et de gluons à plus de quinze milliards de degrés. Soit la température des premières secondes du Big Bang.
— Incroyable ! Et alors ?
— Attends la suite… Et l’endroit le plus froid de l’univers ?
— Je dirais dehors, là, dans le vide.
— Pas du tout ! Encore à Randers, dans un des centres de calcul quantique. Les puces des ordinateurs sont refroidies pas loin du zéro absolu, à – 273,15 °C. Dehors, là, il fait 3 °C de plus. Tu te rends compte ? »
Tom observa le fond de sa bouteille : « Oui, et alors ? »
Youri regarda son collègue pendant quelques secondes sans vraiment le voir. La perspective d’arrêter ce métier, la passion de toute une vie, changeait sa façon d’aborder les choses : « À moins de cinq kilomètres de distance, tu as les deux températures extrêmes de l’univers ! Parfois, je me demande vraiment ce que l’on vient foutre ici, si tout est déjà sur la Terre.
— Nous faisons le plus beau métier du monde ; nous travaillons pour les générations futures, tu sais bien… »
Youri soupira. Il savait bien qu’en choisissant le métier de mineur d’espace-temps, à des milliers d’années-lumière de son ranch, il avait sacrifié une vie terrestre confortable au profit d’une grande espérance, aujourd’hui réduite à peau de chagrin.
« Quand j’étais petit, ma mère me racontait l’histoire des papillons monarques. Jusqu’à la moitié du XXIe siècle environ, des millions de papillons partaient du Canada pour rejoindre le Mexique. Une migration annuelle de plus de quatre mille kilomètres. Il fallait six générations de papillons pour atteindre leur but. »
Tom baissa la tête, c’était au moins la troisième fois depuis le début de la mission que le commandant lui racontait cette anecdote. Il prit une boule de karikozam et la mâcha longuement.
« Tu te rends compte de l’altruisme de ces bestioles ? Sacrifier trois générations pour que la quatrième puisse batifoler au milieu des fleurs mexicaines ? »
Tom s’étira, il connaissait la suite.
« Parfois, j’ai l’impression qu’on est des putains de papillons monarques. On risque notre vie pour que des petits-petits-petits-enfants puissent un jour tirer profit de l’antimatière, de son énergie et de la miniaturisation des centres de calcul quantique.
— Ça a toujours été comme ça. L’humanité a progressé au fil des générations, chacune apportant sa petite pierre à la suivante… »
Tom ouvrit le réfrigérateur et proposa une seconde bière que Youri refusa d’un bref signe de main. Tom referma la porte et interrogea son supérieur :
« À propos, l’analyse est terminée ?
— Oui. La spectrographie des étoiles environnantes n’a rien donné. Aucune habitable, aucune trace de vie, il fallait s’y attendre.
— Et l’antimatière ?
— La récolte des informations s’est terminée il y a deux heures. Demain, on retourne au front de taille, on fore et on retrouve notre vénérable système solaire. Là-bas, on enverra tout ça sur Terre pour connaître le résultat.
— Tu crois que l’Expert va nous annoncer une bonne nouvelle ? »
Youri secoua la tête. Sur l’écran, le soleil couchant teintait la neige d’une couleur orangée. Les branches ondulaient lentement, laissant tomber des blocs blancs.
« On a vu des soleils dans les parages, on a détecté quelques planètes gazeuses. La spectrométrie n’a rien trouvé d’extraordinaire. Ce système ressemble étrangement à la soixantaine de systèmes que j’ai déjà visités. »
Tom baissa les yeux. Il ne se faisait aucune illusion sur les résultats, mais il avait posé la question pour sonder le moral de son collègue. Ces derniers temps, la perspective d’une fin de carrière vierge de tout résultat positif avait tendance à déprimer son supérieur.

Sur l’écran, la nuit était tombée et des flocons illuminaient d’une pâle lumière l’obscurité. Tom se souvint de ses cours, là-bas, à l’Institut : normalement, depuis le Big Bang, l’antimatière et la matière devraient être également réparties dans l’univers. Problème : à ce jour, personne n’avait réussi à localiser cette fichue antimatière à part quelques particules éparses dans l’atmosphère et cette asymétrie intriguait les scientifiques depuis très longtemps. Son existence avait pourtant été formulée depuis plus de deux cent cinquante ans par un certain Dirac. Vers la fin du XXe siècle, un centre de recherche avait même réussi à en générer quelques particules et à les stocker. Pourtant, depuis que l’Agence de recherche de l’antimatière avait été créée en 2126, aucun vaisseau n’avait réussi à en détecter parmi les multiples strates de l’espace-temps répertoriées par l’Institut de la stratigraphie. La théorie dit que lorsqu’une particule de matière rencontre sa particule d’antimatière, elles se détruisent mutuellement en libérant une quantité d’énergie considérable. Aussi, si matière et antimatière cohabitaient dans l’Univers, on devrait détecter des éclairs lumineux extrêmement puissants à leur point de rencontre. Ce qu’aucun satellite n’avait jamais observé. L’hypothèse la plus probable était que l’antimatière, repoussée par la matière, se cachait dans un endroit de l’Univers, très loin de nous, donc inobservable depuis la Terre. Cette fuite continuelle de l’antimatière expliquerait même l’expansion de l’Univers, à l’image d’un filet de pêche qui se déformerait par deux bancs de poissons s’éloignant l’un de l’autre. C’était l’image utilisée par sa professeure de cosmologie.

Le commandant posa la main sur l’épaule de Tom qui sursauta.
« J’ai lancé l’Expert pour la localisation du front de taille et le calcul du boutefeu. Il n’y a plus rien d’autre à faire que dormir maintenant. Demain est une journée importante. »
Tom s’étira de nouveau. Malgré les deux heures de sport quotidiennes, son corps athlétique était en manque d’action. À trente et un ans, c’était son premier vol. Un voyage d’une année et demie pour atteindre le front de taille, dix-huit mois à miner frénétiquement une dizaine de strates différentes et déjà la perspective du voyage retour. Tout cela avait filé à une vitesse incroyable et Tom se réveillait chaque matin un sourire aux lèvres : il réalisait enfin le rêve de son enfance. Demain, Orca-7013 entamerait son long voyage pour revenir sur Terre. Ils auraient alors le temps d’envoyer les données récoltées aux centres de calcul quantiques, analyser les résultats, rédiger leurs rapports et rendre leurs conclusions sur la topographie des strates visitées à l’Institut de stratigraphie. Ils étaient ces nouveaux éclaireurs, ces aventuriers qui parcourent des territoires vierges et qui donnent de précieuses informations aux cartographes, ces bureaucrates de l’Univers.

Ils sortirent de la salle de repos, traversèrent le hall et se quittèrent au pont supérieur qui menait aux deux chambres. Tom salua brièvement son collègue qui lui rendit son salut.
Ce soir-là, le jeune lieutenant s’endormit en pensant à sa prochaine mission. Qui serait son futur coéquipier ? Il espérait un commandant plus jeune, plus dynamique. Et puis une ou deux missions plus tard, ce serait lui, l’officier de bord. Enfin.
Il s’endormit, laissant Orca-7013 continuer sa route dans son incessante rotation sur lui-même.

2
Orca-7131, avril 2173
Deux semaines avant l’accident
Slow était au laboratoire et révisait son examen de commandante, qu’elle serait autorisée à passer lors de son prochain retour sur Terre, à vingt-huit ans, soit dix années plus tôt que la moyenne. Ce privilège était accordé à chaque major de promotion du concours d’entrée.
Malheureusement, son don et sa préférence pour les matières scientifiques depuis les petites classes lui jouaient à présent des tours : elle avait de grosses lacunes sur l’Histoire des civilisations et des technologies, matière importante pour l’examen.
Elle relut pour la troisième fois un passage et souffla. Comment pouvait-on aimer une discipline où le résultat se mesure au nombre de pages bêtement ingurgitées ? Sara, la commandante du vaisseau, leva les yeux de son écran et s’amusa de son agacement.
« Je vois que tes cours t’inspirent !
— Je n’en peux plus de l’Histoire. Tout cela est illogique. Peux-tu m’expliquer pourquoi Tao a reçu le prix Nobel de la paix pour son fameux théorème ? »
Sara sourit. À quarante-huit ans, c’était sa quatrième mission, et parmi toutes les personnes rencontrées dans ce milieu, Slow était manifestement la plus douée, mais aussi la plus surprenante des jeunes femmes. Elle semblait venir d’une autre planète, s’étonnant sans cesse de choses banales et trouvant normaux des phénomènes incroyables.
« Toi, tu ne connais pas l’histoire du XXIe siècle !
— Disons que je connais mieux ses équations que le folklore qui l’entoure ! À l’école, je séchais les cours sur l’Antiquité.
— Slow ! C’était le siècle dernier ! Tu aurais dû apprendre cela au lycée… »
Le visage de Slow s’assombrit comme chaque fois qu’elles parlaient de son adolescence. Sara fit semblant de ne pas le remarquer et expliqua :
« Il faut replacer les choses dans leur contexte historique. Au début du XXIe siècle, la Terre se réveille avec la gueule de bois. Ses habitants comprennent que le dérèglement climatique est inéluctable et que la civilisation est en danger. Malheureusement, le progrès technique est alors limité. L’énergie est maladroitement assurée par un panaché d’énergies fossiles et de fission nucléaire ; l’informatique quantique n’en est qu’à ses balbutiements. Les scientifiques s’acharnent sur le concept d’intelligence artificielle.
— C’était quoi ?
— Comme son nom l’indique. L’espoir de créer des robots humanoïdes, dotés d’une intelligence artificielle similaire, voire supérieure à celles des humains.
— C’est stupide, avec le théorème de Tao, ils savaient que…
— Attends. Tao vient plus tard dans l’histoire. »
Slow posa son dispositif d’écriture et regarda la commandante. Elle aimait le dynamisme que dégageait son visage : une coupe blonde militaire, des yeux bleus perçants et une mâchoire carrée. Sara disait ce qu’elle pensait, et c’était suffisamment rare pour que Slow l’apprécie. D’ailleurs, malgré la réputation qui la précédait, Sara l’avait traitée dès les premiers jours comme n’importe qui, avec ses forces et ses faiblesses.
« Globalement, c’est le bazar jusqu’en 2049. Les gouvernements n’arrivent pas à s’entendre, se rejettent la responsabilité du dérèglement climatique et tout le monde tire la couverture à soi. Puis vient la construction des premières centrales à fusion nucléaire. C’est une vraie révolution. Grâce à cette énergie propre et quasi infinie, les humains règlent enfin leur problème énergétique. Ils vont pouvoir arrêter les énergies fossiles, comme le gaz, le pétrole ou le charbon, et limiter l’usage des centrales nucléaires, réputées dangereuses. Terminés, les plans B foireux consistant à rechercher une exoplanète habitable de rechange.
— C’est la fin du réchauffement climatique ?
— Disons que pendant la seconde moitié du XXIe siècle, la température évolue encore un peu par inertie, puis se stabilise. Mais le mal qui est fait est irréversible. Le siècle et demi d’industrialisation a bouleversé le climat et les équilibres géopolitiques. Par exemple, à l’époque, la Sibérie était une région inhabitée, car trop froide.
— Ah bon ? C’est plutôt bien, alors, le réchauffement…
— Non, car cela s’est fait au détriment d’autres régions. Par exemple, le grand Est chinois était alors peuplé par des centaines de millions de personnes. Idem pour les zones quasi désertiques autour de la Méditerranée. C’est le début des grandes migrations avec la perte dramatique de plus de quatre milliards d’humains au total…
— Oui, j’en avais entendu parler, mais je pensais que c’était plus ancien que cela. On n’en parle pas beaucoup en classe.
— C’est un sujet tabou. Toujours est-il que moins peuplée et débarrassée de ses énergies fossiles, la Terre retrouve espoir et s’organise différemment. C’est la signature du Pacte des nations que tu connais et la création de l’EPON, Energy Pact Of Nations.
— Oui.
— La grande majorité des pays signe ce pacte qui autorise l’utilisation de la technologie de fusion nucléaire en échange d’une perte partielle de souveraineté. En gros, c’est un pacte de non-agression : on vous file de l’énergie gratuitement et vous renoncez à vos petites armées locales. Tout ça accompagné de l’obligation de signer une charte de coopération écologique, économique, sociale, migratoire, médicale, éthique…
— Passe, ce n’est pas au programme de l’examen. »
Sara fronça les sourcils et se leva pour remplir son mini arrosoir. Plusieurs cactus de tailles et de variétés différentes décoraient la salle. Elle commença sa tournée d’arrosage tout en continuant la leçon.
« La Terre semble repartir sur de bonnes bases quand, patatras ! Le mathématicien Tao déboule avec son fameux théorème des plafonds qu’il publie dans son célèbre article : Intelligence du progrès. Tu as entendu parler du théorème d’incomplétude de Gödel ?
— Oui, je l’ai démontré quand j’étais petite. »
Sara se figea et fixa sa collègue. Sa précocité était toujours une grande source d’étonnement.
« Bon, eh bien c’est exactement le même phénomène qui se produit. En 1931, quand Gödel énonce sa théorie de l’incomplétude, il démoralise toute une communauté de logiciens. Il démontre que certaines choses sont tout simplement indémontrables ou indécidables. Tao refait la même chose : il arrive et annonce à une communauté scientifique gonflée à bloc par le succès de la fusion qu’il ne faut pas rêver. Son théorème et tous ses corollaires démontrent que les progrès en intelligence artificielle sont plafonnés, que l’informatique quantique ne pourra résoudre que certaines classes de problèmes, qu’il ne faudra pas compter sur la téléportation ni sur les voyages interstellaires à des vitesses supérieures ou proches de celle de la lumière. Bref, son article coupe les pattes à toute une génération de chercheurs dans presque tous les domaines de la physique fondamentale.
— Je connais cette histoire et j’imagine leur déception ! En vrai, cela m’a fait le même effet quand je l’ai découvert vers quatorze ans. J’étais tellement dépitée, mais plutôt que de tout laisser tomber, j’ai décidé de l’étudier de plus près… »
Elle s’arrêta de parler et fixa la lumière bleutée de son pointeurion. Elle releva la tête d’un coup et lança d’un ton faussement enjoué : « Et c’est depuis ce temps qu’on parle plutôt d’expertise artificielle ?
— Non, ça viendra après. Après cette annonce, l’humanité entre dans un long tunnel où elle se concentre avant tout sur la Terre. Le Pacte des nations est progressivement mis en place via l’EPON, les mouvements de populations s’adaptent aux nouveaux climats, on démonte les centrales nucléaires et celles au charbon. Les grands équilibres économiques se redessinent et les États s’adaptent tant bien que mal. À cause de Tao, et contrairement à toi, des générations d’étudiants se détournent des sciences dures et participent à cet effort collectif de restructuration. »
Slow tournait sur sa chaise pivotante afin de suivre Sara du regard qui passait d’une plante à l’autre. Ainsi racontée, l’histoire de ses ancêtres était captivante.
« Et puis en 2065, contre toute attente, Tao reçoit le prix Nobel de la paix. Cela déclenche une controverse dans la communauté scientifique. Doit-on, peut-on récompenser un scientifique qui a détruit tout espoir de progrès ?
— Connaître les limites est un vrai résultat scientifique.
— Certes, mais son théorème avait aussi détourné des millions d’étudiants des sciences et on ne peut pas récompenser d’un Nobel ou d’une médaille Fields le fossoyeur de son domaine. »
Slow remua sur sa chaise ; toute cette histoire la passionnait, mais parler des plafonds de Tao la mettait mal à l’aise.
« Et alors ?
— Il reçut quand même le prix Nobel de la paix, car ses travaux avaient permis à l’humanité d’arrêter la folle course du progrès et de se recentrer sur l’essentiel : la santé de la Terre et de sa population.
— Je ne suis pas d’accord. C’est un effet secondaire qu’il n’avait pas anticipé.
— Je te rassure, plus d’un siècle après, cette décision fait encore polémique parmi les historiens. »
Ces petites leçons n’étaient pas rares à bord de l’Orca-7131. Slow était tout en paradoxes : considérée comme un génie depuis sa petite enfance, elle avait pourtant de grosses lacunes dans des connaissances élémentaires.
« Il faut attendre 2097 et la découverte de la docteure Xiu Mipikan pour que la science redécolle.
— Elle, je la connais ! Quand j’étais petite, j’avais un poster d’elle dans ma chambre.
— C’est elle qui théorise la structure en plis, ou en strates, de l’espace-temps et qui formalise la technique du minage d’espace-temps.
— Au lycée, j’avais un prof qui prenait l’image d’une grosse boule de papier froissée. “Voilà l’univers dans lequel on vit. Si à un endroit, on perce la feuille, on atteint un autre pli de l’univers, potentiellement distant de plusieurs millions d’années-lumière.”
— Exact. Même si nos fusées ne vont pas très vite, on comprend alors que l’on peut aller très loin, même avec le théorème des plafonds de Tao.
— Mais pas où on veut. On tombe “au pif” sur un autre pli.
— C’est tout le problème ! On peut potentiellement aller très loin, mais on ne peut pas décider d’aller à une petite année-lumière de chez nous.
— Jusqu’à ce que l’on comprenne la topologie de l’espace-temps… »
Sara ne répondit pas, c’était un domaine beaucoup trop complexe pour elle. Elle vida la dernière goutte dans le dernier pot ; depuis toutes ces années qu’elle faisait sa tournée d’arrosage, elle maîtrisait désormais les doses et les fréquences. Peu d’eau et pas trop souvent. Le reste du temps, elle trouvait toujours de quoi s’occuper, entre le rempotage et les semis.
Sur l’écran panoramique, la neige matinale tombait dru sur les toitures. Sara rajusta son châle comme par réflexe. Elle aimait la douceur des dernières neiges de mars.
« Le reste, tu le connais. En 2114 eut lieu la première expérimentation réussie d’un minage de trou de ver. Deux ans plus tard, création de l’Institut de la stratigraphie dont la mission est d’étudier et cartographier les strates de l’Univers.
— “Les modélisateurs de la boule de papier”, disait mon prof en plaisantant.
— Si tu veux. Puis en 2126, la création de l’Agence de recherche de l’antimatière. J’avais un an.
— Si ça se trouve, tout le monde en parlait autour de toi, c’est ça qui t’a donné inconsciemment la vocation ! »
Sara reposa l’arrosoir et sourit.
« Ça serait une jolie explication, bien plus originale qu’une Sofia qui te souffle à l’oreille ce que tu dois faire plus tard…»
Slow ne réagit pas à cette provocation. Sa Sofia était un sujet récurrent de taquineries entre elles, alimenté par leur différence de génération, mais aussi par le caractère très indépendant de sa commandante. Elle referma son ordinateur. « La leçon est terminée pour aujourd’hui, madame la professeure. Maintenant, allons courir ! »

Les deux femmes quittèrent le laboratoire, traversèrent le hall et passèrent par la salle de repos pour rejoindre « le gymnase », une des six salles habitables d’un Orca. Slow s’installa sur le premier tapis de course.
« Gravité ?
— Expert, règle la gravité sur 1,5 g. J’ai envie de transpirer aujourd’hui.
— Caroline va faire la gueule !
— Elle s’en remettra », fit Sara en clignant de l’œil.

Orca-7131, sphère métallique de quatorze mètres de diamètre, se mit à tourner plus vite sur son axe, tout en continuant sa route silencieuse dans la direction du front de taille, à environ onze minutes-lumières de la Terre, quelque part entre Mars et Jupiter, sur un plan vertical à celui de l’écliptique. Avec sa musique dans les oreilles. Sara n’entendit pas la sonnerie de rappel de son agenda personnel. Celui-ci afficha trois lettres clignotantes pendant quelques minutes, puis abandonna.

3
Terre, avril 2173
Deux semaines avant l’accident
Mia claqua la porte de sa chambre. Non, elle ne viendrait pas dans le salon sous prétexte que c’était son anniversaire. Elle entendit sa mère, Ness, l’interpeller d’en bas : « Ton grand-père sera là dans une heure, je compte sur toi pour faire bonne figure. »
« Il ne manquait plus que lui ! » murmura Mia en s’asseyant en tailleur sur son lit. Au-dessus d’elle, épinglées sur le mur, des dizaines de photos d’elle avec Diego, son petit ami, et d’autres avec ses copains du lycée – sa tribu, sa véritable famille. À bientôt dix-sept ans, Mia pouvait compter sur les doigts d’une main les années passées avec ses deux mères ensemble. Après son troisième anniversaire, Sara, sa mère biologique, avait repris ses missions au rythme officiel : quatre ans et demi de mission dans l’espace et dix-huit mois de repos sur Terre. Mia ne se remémorait plus son premier retour, autour de ses huit ans. Par contre, elle se souviendrait toujours de cette attente dans le hall du spatioport quand elle avait treize ans. Son cœur battait fort, tandis qu’elle attendait une quasi-inconnue, une mère dont elle avait tout oublié, jusqu’à l’odeur et le sourire.
Après une nécessaire période d’apprivoisement et de retrouvailles progressives, cela avait été une année et demie pleine de joie, de jeux et de découvertes. Sara allait la chercher à la sortie de l’école, elles faisaient les devoirs ensemble ou cuisinaient des muffins en attendant le retour de Ness.

Ness travaillait pour Goru Inc., dans un centre de calcul quantique. Elle était cénologue, technicienne support aux Experts dans les situations de détresse. Mia avait mis du temps à comprendre pourquoi les robots avaient parfois besoin des humains pour prendre des décisions. Pour elle, les machines étaient des compagnons de tous les jours, intelligents et parfaitement autonomes, à l’image de sa Sofia. Pourtant, même les Experts artificiels, réputés être le gratin de la robotique, avaient besoin de sa mère de temps en temps. Enfant, cette idée lui plaisait beaucoup jusqu’à ce qu’elle apprenne en classe les limites inhérentes au quantique, le théorème des plafonds de Tao et les effets sur « l’intelligence » des logiciels. Sa mère n’était pas une superhéroïne ; les experts étaient seulement limités. Pour débloquer certains problèmes, même les ordinateurs quantiques les plus puissants de la planète avaient besoin d’une pichenette d’intuition ou de créativité humaine. C’était le rôle des techniciens supports aux Experts qui intervenaient à distance pour aider les robots à sortir d’une indécision.
Il n’y avait que sept centres de calcul quantique dans le monde qui hébergeaient la totalité des milliards de « cerveaux » des robots en fonctionnement. Dans des locaux attenants, des équipes de support aux Experts se relayaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour renforcer leur apprentissage et répondre aux situations les plus urgentes.
C’est au début du XXIIe siècle que le terme « cénologie » était apparu avec le besoin d’analyser les comportements de cette nouvelle espèce artificielle. Les linguistes de l’Académie avaient tranché : le préfixe grec « céno » signifiant « nouveau, récent » désignerait tout ce qui tourne autour des Experts et des Sofias. De là découlait la cénologie, l’étude du comportement des Experts par des cénologues. L’épistémocène serait l’étude de la science des Experts, travail des ingénieurs de conception chez Goru Inc. Enfin, la cosmocène désignerait le monde souterrain et largement inconnu des humains où les Experts et Sofias sont interconnectés et « discutent » entre eux.

Mia avait grandi entre une mère absente à des minutes-lumière de la maison et une autre qui passait ses journées à aider des robots. Et elle, dans tout ça ? Qui l’aidait ? Qui lui apportait le support, l’affection nécessaire à combler ce grand vide ?
Mia regarda la photo posée sur la table de chevet. Elle avait été prise juste avant l’annonce du départ de Sara. La fille et ses deux mères étaient tout sourire devant un gros gâteau au chocolat-noisette. Après son décollage, Mia avait plié la photo pour cacher cette mère fuyante. Pourquoi repartait-elle ? Qu’est-ce qu’il y avait, là-haut, de plus important que sa fille ? Pourquoi n’avait-elle pas demandé un congé sabbatique pour profiter de sa vie de famille ? Pourquoi avoir donné naissance à un enfant si c’était pour l’abandonner ? Le jour du décollage, le chagrin était si puissant que Mia avait regretté le retour de sa mère ; il aurait mieux valu qu’elle l’abandonne définitivement à ses trois ans. Mia aurait pu se construire, difficilement, douloureusement, mais comme toute petite fille élevée dans un foyer monoparental. Depuis, l’idée de cette mère absente, cette ombre qui reviendrait un jour, l’obsédait. Elle devait continuellement prétendre avoir deux mères : à l’école, à la maison, devant son grand-père qui parlait de sa fille extraordinaire, mineuse d’espace-temps, comme si ce prestige compensait ses défaillances en tant que mère. Pourtant, jusqu’à son retour, Mia s’était faite à l’idée d’une maman dans les étoiles. Elle n’avait plus aucun souvenir de son enfance, et cette seconde mère était une forme de mythe, un conte auquel on veut croire le soir en s’endormant. Pourquoi avait-il fallu qu’elle rentre pour rouvrir cette cicatrice ?
À l’adolescence, la jeune fille avait mis de côté cette mère fantomatique. Qu’elle revienne ou pas, Mia souhaitait faire sa vie comme si elle n’existait pas, comme si elle n’avait jamais existé. Souvent, elle avait été tentée de déplier cette photo, mais chaque fois, une forme de rage intérieure l’en avait dissuadée.

Son autre mère, Ness, assumait cette décision commune, prise peu après la naissance de Mia. Sara était une femme libre, et Ness l’avait compris et accepté très tôt. Elle jouait son rôle de maman, rassurante et compréhensive. Certains soirs étaient pourtant plus difficiles que d’autres. Quand les problèmes au boulot se combinaient à la rugosité de l’adolescence, Ness se mettait à envier sa femme : « Comme sa vie doit être simple, là-haut. Sans chef, sans ado hystérique, sans robots empotés qui ont ce besoin permanent d’être maternés. » Elle laissait quelques gouttes d’amertume couler avant de se reprendre. Elle avait son remède miracle contre ces périodes d’abattement : ses cactus et sa serre où elle se réfugiait.
Ness aimait ces plantes depuis son adolescence et sa serre comportait plusieurs centaines de variétés différentes, nées de croisements, de boutures et d’échanges de graines avec d’autres collectionneurs. Quand on l’interrogeait sur cette passion, elle faisait volontiers le parallèle avec ces robots de Goru Inc., perçus par le grand public comme parfaitement intelligents et autonomes. Pourtant, chaque jour, des armées d’analystes support comme elle les aidaient dans leurs décisions. C’était pareil pour les cactus, capables de survivre dans des environnements extrêmes, n’exigeant ni terre grasse ni eau. Pourtant, un bon cactophile doit s’occuper de sa serre quotidiennement. Rempoter chaque plante une fois tous les trois ans – soit presque quatre ou cinq pots par semaine pour Ness, faire les vérifications sanitaires, traquer les araignées rouges, les parasites comme les cochenilles et appliquer les traitements phytosanitaires si nécessaire. Faire les semis, les boutures, repiquer les semis, récoler les graines, les référencer, les échanger. Nettoyer les plantes, enlever les fleurs fanées, dépoussiérer les feuilles, ôter les toiles d’araignées. Prendre le temps d’admirer les fleurs, les polliniser, s’émerveiller des jeunes pousses et attendre avec impatience les nouvelles couleurs de plantes hybrides. Sans parler de la logistique, préparer le substrat, réparer le circuit d’eau, le système de chauffage, etc.

Quand les gens lui demandaient comment elle faisait pour supporter les longues périodes d’absence de sa femme, Ness répondait spontanément que c’était grâce à sa fille, sans jamais s’étendre sur le sujet. Sans doute par pudeur, elle ne parlait pas de ses cactus ni de ses robots.
En vérité, Ness aimait la sincérité troublante des robots, leur courtoisie et leur dignité. Les choses étaient simples avec eux ; ils n’avaient aucun de ces travers narcissiques et belliqueux qui l’horripilaient chez les humains. Naturellement portés sur l’entraide, ils échangeaient entre eux dans la cosmocène toute difficulté personnelle. Ils étaient individuellement et collectivement doués, ils savaient beaucoup de choses, mais restaient humbles : en plein milieu d’un raisonnement fort savant, ils interrogeaient le centre de calcul quantique sur une futilité, un détail que bien d’autres auraient tu, ignoré ou évacué. C’est cette contradiction qui lui rendait les robots attachants. Un peu comme les cactus, qui, sous une apparente rusticité, cachaient une grande ingéniosité dans leurs nombreux stratagèmes de survie. Cactus et robots étaient les deux facettes d’une réalité nuancée qui convenait tout à fait à l’état d’esprit de Ness.

À propos de l’auteur
RAUFAST_pierre_DRPierre Raufast © Photo DR

Pierre Raufast est né à Marseille en 1973. Depuis son premier roman, La Fractale des raviolis (prix de la Bastide et prix Talents Cultura 2014), il se plaît à jouer avec les structures narratives. Quand il n’écrit pas, il travaille dans la cybersécurité (et vice versa). (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)

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Le passeur

COSTE_le_passeur  RL_hiver_2021  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Prix de la Closerie des Lilas 2021

En deux mots
Après avoir été lui-même poussé à l’exil, Seyoum est désormais l’un des patrons du réseau de passeurs qui organise les voyages de migrants vers l’Europe depuis les côtes libyennes. Mais l’arrivée de la dernière «cargaison» de la saison va le replonger dans son passé et ébranler ses certitudes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le migrant, le bourreau et la terre promise

Stéphanie Coste a réussi un premier roman captivant en choisissant de parler des migrants du point de vue du passeur. Ce dernier, trafiquant sans foi ni loi, va être soudain rattrapé par son passé.

Seyoum est aujourd’hui un chef puissant du réseau de passeurs qui organisent la traversée des migrants et font fortune sur le dos de ceux qui n’ont pour seul espoir l’exil vers l’Europe. En échange d’un transport en convoi dans des camions bringuebalants et chargés comme des boîtes de sardines, d’un séjour dans des hangars insalubres où ils sont parqués et d’un voyage des plus aléatoires sur un vieux rafiot de plus en plus difficile à trouver, ils vont dépenser une fortune. Et faire prospérer ces trafiquants de chair humaine qui se soucient bien peu de la réussite de leurs voyages. Les douaniers et l’armée, complices de ce trafic, aimeraient pourtant ne pas avoir à repêcher constamment des corps et entendent aussi faire rémunérer cette «prestation». C’est dans ce contexte que Seyoum, qui a lui-même échappé à la dictature dans son Érythrée natale en prenant le chemin de l’exil, accueille la «cargaison» pour son dernier voyage de la saison. Une misère qu’il essaie d’oublier en se shootant au khat et en la noyant dans le gin. Mais le malaise persiste.
«Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J’y vois passer les ombres d’épreuves inracontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s’y vautrent sans qu’ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n’ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d’espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d’Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi.»
Car Seyoum était amoureux quand il a fui son pays. Il espérait se construire un avenir brillant, loin de ce régime qui lui a pris sa famille et s’apprêtait à faire de même avec lui. Pour s’en sortir, pour devenir un bourreau intraitable, il a dû se forger une solide carapace qui va pourtant se fendiller lorsqu’un réfugié comprend qu’il est l’un Érythréen comme lui. «Quelque chose explose à l’intérieur de moi. Une vanne béante qui déverse des torrents de rage.» Et qui va le conduire à prendre une décision radicale.
En choisissant Seyoum comme narrateur Stéphanie Coste a trouvé un angle aussi particulier qu’intéressant pour traiter l’un des sujets d’actualité les plus brûlants. En suivant son parcours, on comprend la complexité du problème et la difficulté à imaginer une solution, bien loin du manichéisme de certains, prompts à sortir leur «Yaka». Ce roman-choc, poignant et violent, fort et émouvant, est à placer dans votre bibliothèque aux côtés de ceux de Louis-Philippe Dalembert avec Mur Méditerranée de de Christiane de Mazières et La route des Balkans, de Marie Darrieussecq avec La Mer à l’envers, de Sarah Chiche et Les Enténébrés, ou encore du premier roman de Johann Guillaud-Bachet, Noyé vif. Tout comme Stéphanie Coste, ces œuvres de fiction disent sans doute mieux la «question migratoire» que ne peuvent le faire les reportages qui restent souvent, par la force des choses, très superficiels.

Le Passeur
Stéphanie Coste
Éditions Gallimard
Premier roman
136 p., 12,50 €
EAN 9782072904240
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en Lybie et en Érythrée puis quelque part en Méditerranée, sur la route de Lampedusa.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand on a fait, comme le dit Seyoum avec cynisme, «de l’espoir son fonds de commerce», qu’on est devenu l’un des plus gros passeurs de la côte libyenne, et qu’on a le cerveau dévoré par le khat et l’alcool, est-on encore capable d’humanité ?
C’est toute la question qui se pose lorsque arrive un énième convoi rempli de candidats désespérés à la traversée. Avec ce convoi particulier remonte soudain tout son passé : sa famille détruite par la dictature en Érythrée, l’embrigadement forcé dans le camp de Sawa, les scènes de torture, la fuite, l’emprisonnement, son amour perdu…
À travers les destins croisés de ces migrants et de leur bourreau, Stéphanie Coste dresse une grande fresque de l’histoire d’un continent meurtri. Son écriture d’une force inouïe, taillée à la serpe, dans un rythme haletant nous entraîne au plus profond de la folie des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le petit journal (Fernando Couto e Santos)
L’Écho magazine (propos recueillis par Isabelle Claret Lemarchand)
Blog Trouble Bibliomane
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Au fil des livres
Blog Domi C Lire
Blog Lili au fil des pages
Blog Les livres de Joëlle

Les premières pages du livre
« Zouara, Libye, 15 octobre 2015
J’ai fait de l’espoir mon fonds de commerce. Tant qu’il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux œufs d’or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d’en face.
Le nombre d’arrivées de Khartoum et Mogadiscio la semaine dernière m’a surpris. Je n’avais pas prévu qu’ils seraient tant à résister au Sahara. En général je fais un bon calcul avec les rabatteurs ; s’il en part cent cinquante de Somalie et d’ailleurs, à peine les deux tiers parviendront en Libye. Ils ne pourront éviter la traversée du désert, la mort assise sur leur cou comme une enclume. Il en meurt plus dans la fournaise des mirages qu’en mer en temps normal. La rage de survivre leur donne de plus en plus la gnaque.
Andarg doit en livrer une soixantaine de plus d’Érythrée aujourd’hui ou demain. Les Soudanais et les Somaliens sont déjà trop nombreux par rapport à la capacité du bateau. J’ai été trop gourmand, je le sais. J’ai voulu m’en mettre plein les poches pour la dernière traversée de la saison. Les croisières Seyoum ferment leurs portes pour l’hiver, allez-vous faire voir. Voilà ce que je me suis dit. Cette négligence finira par nuire à ma réputation. Une réputation construite en dix ans de boulot et trahisons diverses. La concurrence se moque comme moi de ses responsabilités. Du coup les fiascos se sont enchaînés de Tripoli jusqu’à Zouara, et ça commence à se savoir. La côte est devenue un dépotoir d’ordures pas tout à fait ordinaires. Le bouche-à-oreille a enflé dans le vent des récents naufrages. Et du Soudan jusqu’à la Somalie il a semé une graine de doute. Pour l’instant les candidats au mirage de l’Italie affluent toujours. Mais il va falloir faire gaffe.

— Seyoum ! Seyoum !
Ibrahim m’a fait sursauter. Mes mains tremblent. Un tic récent fait claquer ma mâchoire. J’ai encore brouté trop de khat hier soir, j’ai augmenté les doses, la botte quotidienne ne suffisait plus. J’ai presque tout fini. Heureusement Andarg a refait le plein en Éthiopie en attendant la livraison des Érythréens à la frontière. En pensant au goût amer des feuilles, je salive comme un animal attendant sa pitance. Je passe de plus en plus de temps à pioncer derrière mon cabanon. Ces dérives me laissent apathique et pourtant prêt à mordre. Mes yeux sont noyés en permanence de sang et de folie. Je commence à me foutre les jetons moi-même, je dois reprendre le contrôle. Ibrahim m’appelle encore. Je m’extirpe de l’ombre du palmier. Il fait encore chaud même si le soir va se pointer d’ici une heure. Je préfère traîner sur ce bout de sable plutôt qu’à l’entrepôt où je parque les migrants avant la traversée. Les Soudanais et les Somaliens qui y sont entassés depuis six jours n’ont plus rien à bouffer depuis hier. On leur file juste un peu de flotte pour les garder en vie. Certains portent sur leurs tronches les prémices de la révolte. Je les reconnais tout de suite. J’en fais tabasser trois ou quatre par jour pour maintenir l’ordre : l’épuisement gagne toujours, la peur les achève. Ils sont vite matés.
— Seyouuuum !
— Oui Ibrahim, je suis là. Qu’est-ce qu’il y a ? La cargaison des Érythréens est arrivée ?
Il déboule essoufflé devant moi.
— Non, pas encore. J’ai parlé avec Andarg tout à l’heure. Le camion a crevé près de Houn hier après-midi. Une grosse pierre sur la piste. Ils sont retardés d’une demi-journée. Mais y a tes amis, les deux gardes-côtes libyens, qui sont là. Enfin, sur la plage. Ils veulent te parler.
Amis, tu parles ! Ces sangsues s’accrochent à ma gorge et se gavent de mon pognon depuis quatre ans. Ils saignent aussi les autres gangs sur toute la côte jusqu’à Tripoli. Ces mecs-là font la fiesta tous les jours sur la tombe de Kadhafi en sirotant du thé noir. Merci mon pote pour le chaos que t’as laissé derrière ton cadavre, à la tienne. Je m’avance vers Ibrahim. Je le dépasse d’une bonne demi-tête.
— Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Ils sont déjà venus il y a même pas deux semaines récupérer leur enveloppe. On s’était mis d’accord que ça comptait pour deux traversées. Dis-leur que je suis pas là.
Ibrahim se balance sur ses jambes décharnées. Il évite mon regard en visant un point au milieu de ma poitrine. Son corps, tas d’os saillants, transpire la trouille. Par réflexe il voûte les épaules. Soudanais de Malakal, il est arrivé adolescent sur le port de Zouara, un mauvais film en boucle dans sa tête, celui de ses frères et de sa mère tombant les uns après les autres dans le Sahara. Un peu comme dans un jeu vidéo où le dernier debout est vainqueur. Il n’a pas gagné l’ultime manche de la partie : atteindre l’eldorado italien. La tempête a rabattu et coulé son bateau du mauvais côté, à vingt kilomètres de Zouara. Retour à la case enfer. C’était un de mes rafiots. Ibrahim n’a pas retenté la traversée. Et moi je le tolère depuis qu’il a échoué à ma porte, clébard craintif et loyal accroché à mes basques. Il finit par me dire, l’œil toujours fixé sur son point imaginaire :
— Je savais pas que tu voulais pas les voir. Je leur ai dit que t’étais là. Désolé Seyoum.
— Dégage, toi et ta gueule d’enflure, tu m’exaspères. Dis-leur que je viens mais d’abord je dois parler à Andarg. Fais-les attendre dans la cabane et sers-leur un verre de thé.
Il détale pour éviter une baffe éventuelle. Je m’éloigne de la cabane en me traînant. Un début de migraine s’installe. Le manque défonce mon cerveau chaque jour un peu plus tôt. Avant, le signal arrivait avec le coucher du soleil. Il survient maintenant en plein après-midi et plus rien de précis ne le déclenche. Je l’ignore comme je peux. Une envie de gerber s’installe dans ma gorge. Je déglutis difficilement. La nausée monte d’un cran. Ma peau pue encore les excès de la veille, l’acidité du jus de khat macéré dans ma bouche mélangée à celle du gin du marché noir que je bois par litres. Je sors mon portable de ma poche et appelle Andarg. Je dois faire plusieurs tentatives avant d’avoir la connexion.
— T’es où ? Et t’arrives quand exactement ?
— Ah Seyoum ! Quelle galère ! le camion a crevé, les deux roues avant en même temps à vingt-cinq bornes de Houn. Et Zaher n’avait chargé qu’une roue de secours avant le départ. Je l’ai envoyé à pied à Houn pour aller en chercher une autre. Du coup on a perdu un temps fou. Et y a deux vieux qui ont clamsé entre-temps. On sera là demain matin au plus tard.
Houn, encore à six cents bornes de la côte.
— Les Soudanais et les Somaliens cuisent dans l’entrepôt depuis des jours ! Et j’ai ces connards de gardes-côtes libyens qui sont revenus renifler. Heureusement que j’ai planqué le bateau. T’as acheté une came encore plus pourrie que la dernière fois, qu’est-ce que t’as foutu ?
Je regrette de l’avoir laissé négocier avec Mokhtar pendant que je réglais des affaires à Tripoli. Les pêcheurs du coin nous refourguent à des prix délirants du matos prêt à aller à la casse. Mokhtar est le pire mais on est obligés de passer par lui. Il connaît les plans pour choper des carcasses en tout genre quand les autres n’ont plus rien à offrir. Il connaît surtout l’art de l’arnaque. Ce mec est assis sur un tas d’or et de cadavres. Andarg, avec sa mollesse, n’a pas fait le poids. J’entends son crachat dans le téléphone. Je le sens sur la défensive.
— M’engueule pas ! Fallait payer le prix pour cette merde ou on avait rien. Y a plus assez de bateaux sur le marché en fin de saison, tu le sais aussi bien que moi. Y avait pas le choix.
— Mokhtar est une raclure, va falloir qu’on se bouge le cul pour trouver d’autres fournisseurs.
Andarg balance un deuxième crachat à distance.
— Justement y a le Soudanais qui voulait te voir pour en parler. Je l’ai croisé quand t’étais à Tripoli. J’ai oublié de te le dire. Mais bon l’essentiel c’est que j’aie trouvé un bateau pour la traversée, non ?
Le business a explosé ces dernières années. À la bonne époque avec dix mille dollars on pouvait acheter un bateau et des numéros de rabatteurs. Moi et quelques autres nous nous partagions le monopole. Depuis que Kadhafi s’est fait zigouiller, la concurrence a afflué, de la racaille qui vient profiter du chaos local et se faire de l’oseille sur nos plates-bandes. Tous ces mecs qui s’improvisent passeurs font monter les prix des bateaux en flèche. Même à Tripoli ça devient difficile d’acheter un chalutier. Les pêcheurs se gavent et n’ont plus besoin d’aller en mer. Heureusement, côté gouvernement, à part les gardes-côtes qui sont gourmands, on est encore à peu près tranquilles. Mais j’ai hâte que cette dernière traversée soit derrière moi, histoire de jauger en paix la nouvelle donne et de me reposer. D’ailleurs je me sens vidé d’un seul coup. Mes jambes flanchent dans le sable. Je trébuche sur une planche à moitié enlisée et manque de me casser la gueule. Je me retiens avec mon bras et me fais mal au poignet. Où est ma botte de khat ? Je réprime un frisson, je meurs de chaud pourtant.

— Seyoum, tu m’écoutes ? Allô ? Allô ? Ça passe plus ?

Les paroles d’Andarg vrombissent dans mes tympans. L’angoisse et ses hallucinations surgissent derrière le palmier, là-bas. J’éloigne le téléphone de mon oreille. Le ciel se renverse. La plage devient plafond. Je suis désorienté. Une salive épaisse scotche mes lèvres. Des mouches grouillantes s’agglutinent devant mes yeux explosés, cherchent à rentrer dans mes orbites. Je tousse violemment pour relancer le battement de mon cœur, me file une baffe. Le ciel et la plage retrouvent leur place. Andarg continue sa litanie. J’aboie :
— Arrête de bavasser ! Il faut faire embarquer la cargaison après-demain au plus tard. Ils annoncent des tempêtes et des vents contraires pour les prochains jours. Pas question que les mecs chopent la trouille et refusent de traverser.
— Ok, on va mettre les gaz. Au fait, à part les deux vieux d’hier y en a huit qui sont tombés du camion du côté soudanais, donc si tout se passe bien d’ici demain ils seront quarante-cinq.
— C’est quarante-cinq de trop vu l’épave que Mokhtar t’a refourguée. Allez, grouillez-vous. Et ne vous arrêtez même pas pour pisser.

Je raccroche et me dirige vers la cahute sur la plage où ces gros porcs de gardes-côtes m’attendent. Des groles défoncées et des lambeaux de vêtements sont éparpillés un peu partout sur le sable blanc, la mer turquoise en arrière-plan. Ils ont à peine nettoyé après le dernier naufrage. Du côté italien, on doit plus souvent ramasser des bouteilles de Pepsi et des emballages de sandwichs. Je ricane en pensant à ça. Au bord de l’eau un reste de canot éventré dégueule des paquets d’algues noirâtres. J’aperçois un morceau de jouet rose coincé à l’intérieur. Une bourrasque soulève le magma et laisse voir un visage de poupée. Les algues m’évoquent des bestioles immondes qui auraient tout dévoré sauf cette tête en plastique. Un nouveau coup de vent embarque des sacs plus loin. On dirait des ballons crevés de toutes les couleurs sortis d’une fiesta. Un nuage venu de nulle part cache le soleil et me rappelle la tempête prévue. Qu’elle ne moufte pas dans les deux jours à venir. Si le bateau doit chavirer, autant qu’il chavire en face.
Depuis que j’ai démarré mon business il y a dix ans je n’achète des coques ou des zodiacs que pour un seul passage. Certains concurrents ne le savent pas mais le rendement financier est meilleur, et ce système comporte moins de risques pour mes hommes. Ils font juste les premiers milles de la traversée pour mettre le rafiot sur le cap. Après il suffit de fourrer un GPS entre les mains d’un des passagers en lui expliquant que c’est tout droit. Moi je récupère mes mecs en zodiac, et à la volonté du bon Dieu pour le reste. À cause des prévisions météo cette fois, j’estime à deux chances sur dix le succès de l’expédition. Je me retrouve potentiellement avec cent quinze macchabées sur la conscience, mais c’est le business. Après avoir réglé mes hommes, les passeurs du Sahara, le bateau et autres broutilles, je ne vais pas m’asseoir sur cent mille dollars de bénéfices.

CHAPITRE DEUX
Les gardes-côtes assis autour de ma table branlante tirent tous les deux sur une clope. Leurs doigts jaunâtres dessinent des ronds dans l’air suffocant de ma piaule. Mohsan Ftis, le chef, lève un œil mauvais en me voyant. Son bide dépasse de son uniforme et exhibe ses poils drus. Des taches de sueur tatouent ses aisselles et son fute au niveau des couilles. Ce type me dégoûte.
— Mes amis, excusez-moi de vous avoir fait attendre. Je vois que vous êtes déjà installés. Encore un peu de thé à la menthe ?
— Arrête ton bullshit Seyoum, on est pas là pour faire un concours de politesses. Assieds-toi, il faut qu’on parle.
Je me méfie de ce rat obèse comme de moi-même. Un filet de thé coule sur son menton. Sa lèvre inférieure légèrement pendante me dit l’étendue de son faux-cuisme. Je sais par le gang des Égyptiens que Ftis a balancé plusieurs collègues ces derniers mois, malgré les gros bakchichs qu’on lui file. J’attrape le tabouret près de ma paillasse et le pose près de lui. L’odeur de graillon qu’il rote en même temps qu’il parle imprègne tout de suite mes fringues.
— Oui assieds-toi là, et écoute-moi bien.
Je fais semblant de ne pas capter la menace, et tire machinalement sur ma barbe pour gagner du temps. Tiens, je la taillerai ce soir.
— Je vous écoute capitaine, mais je croyais que tout était en règle depuis votre dernière visite. Comme vous êtes là, j’en profite pour vous informer que la traversée est prévue pour demain soir. On fait comme d’hab…
Ftis se lève d’un bond. Les verres de thé giclent sur la table. Ibrahim qui se tenait en chien de garde devant la porte se précipite avec le thermos. Je lui fais signe de sortir de la cabane. On reprendra du thé plus tard. Ftis postillonne:
— Justement on va pas faire comme d’habitude ! Qu’est-ce que vous foutez toi et tes potes depuis trois semaines ? ! Quatre naufrages ! Quatre !

ÉPILOGUE
Asmara, Érythrée, 9 juin 2005, jour de la fuite
Mon maigre bagage est prêt. Tout est organisé. Enfin, dans quelques heures, je vais retrouver mon Seyoum. Plus d’un an que je ne l’ai vu ! Je n’ai plus d’ongle à ronger ni de peau à arracher autour pour calmer mon angoisse, alors je focalise mon esprit sur ma dernière vision de lui, son visage grave, et sa main m’envoyant un baiser évaporé dans l’air. On a parlé du déroulement des opérations avec Maeza hier soir, ma grande cousine. Grâce à elle et à son mari Hailé, l’impossible est devenu possible. Pourtant l’appréhension noue mon ventre et fait trembler mes mains. Je les joins l’une à l’autre, comme une prière.
La journée s’égrène, interminable. Maeza viendra me chercher là-haut quand la voiture arrivera. Je regarde le soleil décliner, bas et rouge, à travers la fenêtre.

— Madiha, viens, c’est le moment.
Je n’ai pas entendu Maeza monter. J’attrape mon baluchon. Elle me fait signe de ne pas parler. Mon cœur fait un boucan pas possible. On descend dans la cuisine. Deux hommes en treillis nous y attendent. Je n’en reconnais aucun.
— Ce n’est pas Hailé qui devait m’emmener retrouver Seyoum ?
Maeza sans un mot prend le sac de mes mains, l’ouvre, et le montre à l’un des types :
— C’est bon, vous avez la preuve.
L’homme en regarde à peine le contenu. Puis il dit machinalement :
— Madiha Hagos, vous êtes en état d’arrestation pour tentative de fuite du pays. Vous encourez quatre ans de prison. Si vous opposez une quelconque résistance votre peine sera prolongée.
Je me tourne stupéfaite vers ma cousine. Elle hausse les épaules.
— Tu connais le montant de la prime pour dénoncer une fille de ministre en taule ? Alors, ta liberté, qu’est-ce que j’en ai à faire ? Seyoum on s’en fout, son père ne vaut plus rien. D’ailleurs ton chéri s’est cassé il y a déjà trois mois. Il a refilé aux autorités les petits mots que vous vous faisiez passer en douce en échange de sa liberté. On l’a laissé s’évader. Il n’a pas hésité une seconde. C’est beau l’amour !
Sa trahison m’anéantit, mais c’est celle de Seyoum qui écorche mon corps à vif. Je me refuse à y croire. Je suis muette de désespoir et d’incompréhension. Pourtant les deux soldats m’empoignent, me traînent jusqu’à leur véhicule, et me jettent à l’arrière. L’un d’eux file une liasse de billets à Maeza qui l’empoche, exultante, sans un regard sur moi. Elle-même lui tend un morceau de papier plié en deux et lui dit :
— Tu donnes cette lettre à qui tu sais, à l’endroit prévu, après que tu auras déposé Madiha au centre de détention. Et n’oublie pas de la boucler, Hailé n’est pas encore au courant de notre arrangement. Je lui expliquerai plus tard.
La voiture démarre et la silhouette de Maeza agrippée à son butin s’éloigne. Le soldat sur le siège passager déplie le morceau de papier bleu clair et le lit. Je ne comprends pas son rire qui éclate soudain dans l’habitacle. Une fourmi rouge, qui me rappelle celles de Sawa, court le long de mon bras. Je ne la chasse pas. Quelle importance si elle me mord ou pas ? »

Extraits
« Je me détourne de lui et examine vaguement la cargaison. Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J’y vois passer les ombres d’épreuves inracontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s’y vautrent sans qu’ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n’ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d’espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d’Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi. » p. 36

« — T’as vraiment un problème de comportement mec. Pourquoi tu me regardes comme ça?
— Tu t’appelles Ephrem ? ! T’es érythréen alors! T’as un lien avec le journaliste Osman Ephrem?
Quelque chose explose à l’intérieur de moi. Une vanne béante qui déverse des torrents de rage. Je me jette sur lui et l’empoigne par le cou. Il tombe à la renverse en criant de surprise. Avant qu’il ne puisse réagir je me penche sur lui et lui envoie de toutes mes forces mon poing dans la tronche. L’impact du coup fait craquer mes phalanges et sa mâchoire. Il hurle de douleur. Dans ma furie qui balaie tout, je l’entends à peine. Il met ses bras devant son visage pour parer au prochain coup, que je suspends. Je secoue la main en maugréant entre mes dents «Putain il m’a fait mal ce con». L’air est irrespirable. Ma fureur irradie dans chaque parcelle de mon corps. Toute pensée rationnelle a quitté mon cerveau. N’y reste qu’un hurlement muet. Oui, mais pourquoi? Ce pourquoi me fait descendre d’un cran. Reprends-toi bon sang. Reprends-toi.
L’Érythréen me regarde, apeuré. Il s’imaginait quoi ? Réveiller ma corde sensible en invoquant une patrie commune ? Il voulait me dire «toi et moi on est frères, le même sang coule dans nos veines, nos pères et nos mères se connaissaient c’est sûr avant la terreur, avant l’indicible, peut-être aussi qu’on était dans la même école, tu te rappelles?». Ce mec croit qu’on a encore un passé? Je déglutis ma rage. L’air revient fluide dans mes poumons. Je m’approche de lui.
— Allez, relève-toi! Et arrête ton numéro sinon je l’en recolle une. » p. 49

À propos de l’auteur
COSTE_Stephanie_©francesca_mantovaniStéphanie Coste © Photo Francesca Mantovani

Stéphanie Coste a vécu jusqu’à son adolescence entre le Sénégal et Djibouti. Elle vit à Lisbonne depuis quelques années. Le Passeur est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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L’été en poche (13): Mur Méditerranée

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En 2 mots:
Dans un roman bouleversant et richement documenté Louis-Philippe Dalembert nous fait découvrir le parcours de trois femmes venues du Nigéria, d’Érythrée et de Syrie et qui se retrouvent à bord d’un bateau voguant vers l’Europe. Elles s’appellent Chochana, Sembar et Dima et voguent vers Lampedusa. Alors que l’issue du voyage s’annonce de plus en plus incertain, on va découvrir leurs parcours respectifs.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes
LARGUEZ LES AMARRES!
La nuit finissait de tomber sur Sabratha lorsque l’un des geôliers pénétra dans l’entrepôt. Le soleil s’était retiré d’un coup, cédant la place à un ciel d’encre d’où émergeaient un croissant de lune pâlotte et les premières étoiles du désert limitrophe. L’homme tenait à la main une lampe torche allumée qu’il braqua sur la masse des corps enchevêtrés dans une poignante pagaille, à même le sol en béton brut ou, pour les plus chanceux, sur des nattes éparpillées çà et là. En dépit de la chaleur caniculaire à l’intérieur du bâtiment, les filles s’étaient repliées les unes contre les autres au seul bruit de la clé dans la serrure.
Comme si elles avaient voulu se protéger d’un danger qui ne pouvait venir que du dehors. Une odeur nauséeuse d’eau de Cologne se précipita pour se mêler aux relents de renfermé. Le maton balaya les visages déformés par les brimades et les privations quotidiennes, avant de figer la lumière sur l’un d’eux, le crispant de terreur. Le hangar résonna d’un « You. Out ! », accompagné d’un geste impérieux de l’index. La fille désignée s’empressa de ramasser sa prostration et le balluchon avec ses maigres affaires dedans, comme ça lui avait été demandé, de peur d’être relevée à coups de rangers dans les côtes.
En temps normal, le geôlier, le même ou un autre, en choisissait trois ou quatre qu’il ramènerait une poignée d’heures plus tard, quelquefois au bout de la journée, les propulsant tels des sacs de merde au milieu des autres recroquevillées par terre. La plupart trouvaient refuge dans un coin de la pièce, murées dans leur douleur ou blotties dans les bras de qui avait encore un peu de compassion à partager. D’aucunes laissaient échapper des sanglots étouffés, qui ne duraient guère, par pudeur ou par dignité. Toutes savaient l’enfer que les « revenantes » avaient vécu entre le moment où elles avaient été arrachées de l’entrepôt et celui où elles rejoignaient le groupe. Même les dernières arrivées étaient au courant, les anciennes les avaient mises au parfum.
Au besoin, l’état de leurs camarades d’infortune, se tenant le bas-ventre d’une main, les fesses de l’autre, le visage tuméfié parfois, suffisait à leur donner une idée de ce qui les attendait au prochain tour de clé.
Ce soir-là, le surveillant en désigna beaucoup plus que d’habitude, les houspillant et les bousculant pour accélérer la sortie de la pièce. « Move ! Move ! Prenez vos affaires. Allez, bougez-vous le cul. » Dieu seul sait selon quel critère il les choisissait, tant l’évacuation se passait dans la hâte. Le hasard voulut que Semhar et Chochana en fassent partie.
Ces deux-là ne se quittaient plus, sinon pour aller aux toilettes ou lorsque le geôlier avait décidé, un jour, d’en lever une et pas l’autre. N’était la différence de physionomie et d’origine – Semhar était une petite Érythréenne sèche ;
Chochana, une Nigériane de forte corpulence –, on aurait dit un bébé koala et sa mère. Elles dormaient collées l’une à l’autre. Partageaient le peu qu’on leur servait à manger. Échangeaient des mots de réconfort et d’espoir, dans un anglais assez fluide pour Semhar, bien que ce ne soit pas sa langue maternelle. Priaient, chacune, dans une langue mystérieuse pour l’autre. Et fredonnaient des chansons connues d’elles seules. « Quoi qu’il se passe, pensa Semhar, au moins on sera ensemble. »
Au total, une soixantaine de filles se retrouvèrent à l’extérieur, agglutinées dans le noir, attendant les ordres du cerbère. Elles savaient d’instinct ou par ouï-dire que ça n’aurait servi à rien de tenter de fuir. Lors même qu’elles auraient réussi à échapper à la vigilance de leurs bourreaux, où auraient-elles pu aller ? Le hangar où elles étaient retenues se trouvait à des kilomètres de l’agglomération urbaine la plus proche. À un quart d’heure de marche d’une piste en terre battue, où ne semblaient s’aventurer que les 4 X 4 des matons et les pick-up qui avaient servi à les transporter dans cette bâtisse aux murs décrépits, oubliée du ciel et des hommes. Les seuls bruits de moteur qu’elles aient entendus jusque-là. Aucune chance de tomber sur une âme charitable qui se serait hasardée à leur porter secours.
Les plus téméraires l’avaient payé au prix fort, peut-être même de leur vie. Personne n’avait plus eu de nouvelles de ces têtes brûlées. À moins qu’elles n’aient touché enfin au but. Qui sait ! Dieu est grand. Elohim HaGadol. Peut-être étaient-elles parvenues au bout de leur pérégrination, sur une terre où coulent le lait et le miel. Après avoir arpenté les routes du continent des mois, voire des années durant.
Affronté vents et marées, forêts, déserts et catastrophes divers. Tout ça pour atterrir dans ce foutu pays qu’elles n’avaient pas choisi. Dans ce bagne qui ne disait pas son nom, où elles étaient gardées en otage. Soumises à toutes sortes de travaux forcés. Complices, malgré elles, du rançonnement des proches restés derrière. Dans l’attente d’une traversée qui dépendait de l’humeur des passeurs.

L’avis de… Catherine (Librairie Les beaux Titres, Levallois-Perret)
« Un livre essentiel: il rappelle que tous ces hommes, femmes et enfants, que l’on voit dans les rues et sous leurs tentes au bord du périphérique, ont un visage, une histoire, une soif de liberté, des rêves. Ces migrants sont des réfugiés politiques, économiques, écologiques. Certes, ils arrivent en Europe — pour ceux qui y parviennent — broyés, ruinés, anéantis. Dès l’instant où ils sont tombés entre les mains des passeurs, leur vie est devenue violence. Ils sont musulmans, juifs ; ils viennent de toute l’Afrique ; et chacun tente de puiser sa force dans sa croyance.
Ce livre dit donc ce courage insensé, celui de ceux qui choisissent un jour de tout quitter.»

Vidéo

Louis-Philippe Dalembert présente Mur Méditerranée © Production Page des libraires

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La mer à l’envers

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  RL_automne-2019

 

En deux mots:
Rose passe des vacances sur un bateau de croisière lorsqu’en pleine nuit l’équipage vient au secours de migrants. La mère de famille, touchée par la détresse d’un jeune homme va lui confier le portable de son fils. Elle n’imagine pas alors les conséquences de son geste…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La Mère à l’endroit

Alors qu’elle est en croisière en Méditerranée, une mère de famille est brutalement confrontée à la tragédie des migrants. Marie Darrieussecq a choisi de nous confronter à l’actualité avec humour et ironie. Une belle réussite!

« »La Mer à l’envers » se lit aussi comme « La Mère à l’endroit »». La formule est d’Olivia de Lamberterie, dans sa chronique pour le magazine ELLE. Elle résume parfaitement le propos de ce roman tour à tour drôle et émouvant en montrant qu’il est davantage centré sur la mère de famille et les choix qu’elle fait que sur le migrant qui va croiser sa route. Une façon habile aussi de happer le lecteur et de le confronter à cette question: qu’aurait-il fait à la place de Rose? Aurait-il réagi à l’endroit ou à l’envers face à la tragédie qui se joue devant ses yeux?
Car rien ne préparait les passagers de ce bateau de croisière conçu pour le farniente à se retrouver soudain confronté à la «question des migrants», pour reprendre le langage des chaînes d’information en continu.
Prévenu de la présence d’une embarcation qui tentait de se diriger vers un port européen, le capitaine est parti à leur secours et a réussi à recueillir ces candidats à l’exil à son bord. Pour la plupart des vacanciers, ce sauvetage en mer tient du spectacle et, une fois la manœuvre réussie, ils sont retournés à leurs loisirs.
Marie Darrieussecq réussit parfaitement dans le registre ironique, donnant tout à la fois à son récit la dose de cynisme qui fait le quotidien de ces gens dont on préfère ne pas connaître le destin et accentuant ainsi le fort contraste avec l’attitude de Rose qui, elle, ne détourne pas les yeux. Mieux, elle va se rapprocher d’un jeune homme et lui confier le téléphone portable de son fils afin qu’il puisse prévenir sa famille de sa situation.
Ce faisant, elle devient acteur du drame qui se joue. Au moment de débarquer, elle reste reliée à Younès, dont elle peut suivre les déplacements en traçant son portable. Retournée à Clèves, ce village imaginaire du Sud-ouest, elle «voit» son protégé à Calais et comprend que sa situation n’est pas très enviable. Aussi décide-t-elle de partir pour l’aider une fois de plus, un peu contre l’avis de sa famille.
Quand elle débarque avec le jeune homme, il faudra pour tous une période d’adaptation. Mais n’en disons pas davantage.
Rappelons plutôt que c’est à ce moment que le roman bascule. Lorsqu’il place le mari, la fille et le fils, mais aussi Rose face à Younès et face à leur indifférence, sans jamais être moralisateur. On se régale de ces pages drôles et vraies, graves et sarcastiques qui, dans un tout autre registre – mais aussi très réussi – que Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert où Ceux qui partent de Jeanne Benameur, enrichit notre réflexion sur l’un des problèmes majeurs que les pays occidentaux ont et auront à gérer dans les mois et les années qui viennent.

La Mer à l’envers
Marie Darrieussecq
Éditions P.O.L
Roman
256 pp., 18,50 €
EAN 9782818048061
Paru le 22/08/2019

Où?
Le roman se déroule en Méditerranée puis à Clèves, localité imaginaire du sud-ouest et sur la route allant jusqu’à Calais.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rien ne destinait Rose, parisienne qui prépare son déménagement pour le pays Basque, à rencontrer Younès qui a fui le Niger pour tenter de gagner l’Angleterre. Tout part d’une croisière un peu absurde en Méditerranée. Rose et ses deux enfants, Emma et Gabriel, profitent du voyage qu’on leur a offert. Une nuit, entre l’Italie et la Libye, le bateau d’agrément croise la route d’une embarcation de fortune qui appelle à l’aide. Une centaine de migrants qui manquent de se noyer et que le bateau de croisière recueille en attendant les garde-côtes italiens. Cette nuit-là, poussée par la curiosité et l’émotion, Rose descend sur le pont inférieur où sont installés ces exilés. Un jeune homme retient son attention, Younès. Il lui réclame un téléphone et Rose se surprend à obtempérer. Elle lui offre celui de son fils Gabriel. Les garde-côtes italiens emportent les migrants sur le continent. Gabriel, désespéré, cherche alors son téléphone partout, et verra en tentant de le géolocaliser qu’il s’éloigne du bateau. Younès l’a emporté avec lui, dans son périple au-delà des frontières. Rose et les enfants rentrent à Paris.
Le fil désormais invisible des téléphones réunit Rose, Younès, ses enfants, son mari, avec les coupures qui vont avec, et quelques fantômes qui chuchotent sur la ligne… Rose, psychologue et thérapeute, a aussi des pouvoirs mystérieux. Ce n’est qu’une fois installée dans la ville de Clèves, au pays basque, qu’elle aura le courage ou la folie d’aller chercher Younès, jusqu’à Calais où il l’attend, très affaibli. Toute la petite famille apprend alors à vivre avec lui. Younès finira par réaliser son rêve: rejoindre l’Angleterre. Mais qui parviendra à faire de sa vie chaotique une aventure voulue et accomplie?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Cécile Dutheil)
Les Échos (Fanny Guyomard)
La Croix (Stéphanie Janicot)
La Voix du Nord (Catherine Painset)
Les Inrocks (Nelly Kaprièlian)
La Presse (Nathalie Collard)
Actualitté (Laure Emblesec)
Untitled Magazine (Marie Heckenbenner)
Blog aux bouquins garnis
Blog Encres vagabondes (Isabelle Rossignol)
Blog La lectrice à l’œuvre (Christine Bini)


Marie Darrieussecq nous parle de son nouveau roman, dans lequel elle met une bobo parisienne face à un jeune migrant. © Production Les Inrockuptibles


Marie Darrieussecq présente La Mer à l’envers © Production éditions P.O.L

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Cette nuit-là, quelque chose l’a réveillée. Un tap tap, un effort différent des moteurs. La cabine flottait dans le bleu. Les enfants dormaient. Depuis sa couchette, les mouvements du paquebot étaient difficiles à identifier. Elle était dedans – à bord – autant essayer de sentir la rotation de la Terre. Elle et ses deux enfants devaient peser un quintal de matière vivante dans des centaines de milliers de tonnes. Leur cabine était située au cinquième étage de la masse de douze étages, trois cents mètres de long et quatre mille êtres humains.
Elle entendait des cris. Des appels, des ordres? Un claquement peut-être de chaîne? Il était quoi, trois heures du matin. Au hublot on n’y voyait rien: le dessus ridé de la mer, opaque, antipathique. Le ciel noir. La cabine «deLuxe» (c’est-à-dire économique) n’avait pas de balcon (les Prestige et les Nirvana étant hors des moyens de sa mère, qui leur a fait ce cadeau de Noël), et sans balcon, donc, on n’y voyait rien.
Elle arrangea l’édredon de la petite, resta une minute. La cabine était sombre, douillette, mais l’irruption des bruits faisait un nœud qui tordait les lignes. Elle ouvrit la porte sur le couloir. Un passager des cabines Confort (au centre, sans hublot) la regardait, debout devant sa porte ouverte. Elle portait un pyjama décent sur lequel elle avait enfilé une longue veste en laine. Lui, il était en pantalon à pinces et chemise à palmiers. Des cris en italien venaient du dessus, un bruit de pas rapides. Le voisin se dirigea vers les ascenseurs. Elle hésita – les enfants – mais au ding de l’ascenseur elle le suivit.
Ils descendirent sans un mot dans la musique d’ambiance. Peut-être aurait-il été plus malin d’aller vers le haut, vers la passerelle et le commandement? A moins que l’histoire ne se loge tout au fond, vers les cales et les machines? Le bateau semblait creuser un trou dans la mer, s’enfoncer à force de taper, interrogatif, comme cherchant un passage.
Les portes s’ouvrirent sur de la fumée de tabac et une musique éclatante. Décor pyramide et pharaons, lampes en forme de sarcophages. Des filles en lamé or étaient perchées sur des tabourets. Des hommes âgés parlaient et riaient dans des langues européennes. Le type des cabines Confort entra dans le bar à cognacs. Elle resta hésitante, à la jointure de deux bulles musicales : trois Noirs en blanc et rouge qui jouaient du jazz; une chanteuse italienne à boucles blondes, accompagnée d’un pianiste sur une estrade pivotante.
Elle traversa en apnée le casino enfumé. Dans quel sens marchait-elle? Bâbord était fumeur et tribord non fumeur. Ou l’inverse, elle ne se rappelait jamais. Le casino se trouvait sous la ligne de flottaison. Les joueurs s’agglutinaient en paquets d’algues autour des tables. Elle avait envie d’une coupe de champagne ou de n’importe quel cocktail comme les filles en lamé or. Un couple très âgé se hurlait dessus en espagnol pendant qu’une femme à peine plus jeune leur attrapait les mains pour les empêcher de se battre, que lucha la vida, prenant on ne sait qui à témoin, elle peut-être, qui se déplaçait en crabe. Elle aurait aimé voir un officiel, un de ces types en uniforme qui fendent les bancs de passagers. Elle traversa un libre-service, pizzas, hamburgers et frites, l’odeur mêlée au tabac et aux parfums et à quoi, cette légère trépidation, la vibration de quelque chose, lui flanquait légèrement la nausée. Sa mère lui avait offert le tout-inclus-sans-alcool. Sortie de ce boyau-là c’était une autre salle de jeu, vidéo cette fois, pleine d’adolescents pas couchés. Puis des couloirs déserts, des boutiques fermées, un décor égyptien mauve et rose, et le grand escalier en faux marbre vers la discothèque Shéhérazade. Malgré la musique on percevait une rumeur, mais à tenter d’isoler les sons on ne l’entendait plus.
Elle hésita. Un amas de retraités ivres titubait au bas de l’escalier. Elle visualisa son petit corps debout dans la masse creuse du bateau, et la mer dessous, énorme, indifférente. Les passagers du Titanic eux aussi avaient mis un certain temps à interpréter les signes. Ce voyage était une promotion de Noël, peut-être parce qu’un des paquebots avait fait naufrage quelques années auparavant, trente-deux morts. Partir en croisière aussi comportait des risques.
No pasa nada, niente, nothing, l’officiel à casquette souriait, tout va bien, tutto bene. Elle se sentit un peu bête mais charmante dans ses lainages près du corps. La piscine était fermée mais éclairée. La fontaine en forme de sirène était à l’arrêt bouche ouverte. La trépidation devenait certaine en contemplant l’eau : l’eau carrée faisait des cercles, il faisait du surplace, ce bateau. Elle attrapa un plaid sur une chaise longue et traversa un sas vers le pont supérieur. Le vent s’engouffra, elle enroula le plaid autour de sa tête. La Voie lactée jaillit au-dessus d’elle. Elle était une astronaute prête pour l’apesanteur.
Un rivage se tenait loin. L’Italie? Malte? La Grèce? Quand même pas la Libye. Elle avait vérifié sur internet: à raison de quelques millimètres de «convergence» par an, dans très longtemps la Méditerranée ressemblera à un fleuve. On pourra la passer à pied (sauf qu’à ce rythme il ne restera plus d’humains). C’est la Grèce qui se glisse sous l’Afrique, le Péloponnèse tombe comme une grosse goutte. Athènes et Alexandrie ne feront qu’une, songe-t-elle, noyées ou enfouies.
Les croisières rendent rêveur (quand on ne passe pas sa vie au casino). On est légèrement abasourdie, bercée. Rose s’abritait du vent sous la grande cheminée. Des lumières ondulaient sur l’horizon très noir. Il y eut de nouveau comme un bruit de chaînes, est-ce qu’un bateau de cette taille peut jeter l’ancre n’importe où, ou quoi, dériver? La mer semblait tellement froide en cette saison, la pensée reculait. Quelqu’un courait – en ciré jaune – venait vers elle dans un raffut de lourdes semelles sur le métal du pont : «Est-ce que?…» demanda-t-elle, mais il la dépassa dans un crépitement de talkie-walkie. Le pont retomba dans le silence. Elle voyait son ombre dans les guirlandes de Noël, une grosse bulle de tête sur un corps en fil de fer. On gelait. Est-ce que les astronautes devant la courbe de la Terre se sentent seuls en charge du monde ?
Bon. Elle retourna à sa cabine. Les enfants dormaient. Elle enfila un jean, son blouson chaud et ses baskets. Elle vérifia que le téléphone de son fils était allumé. 4 h 02. Elle prit les gilets de sauvetage dans le placard, le petit pour sa fille, le grand pour son fils, et les posa sur leurs couchettes. Ça faisait comme deux gros doudous fluo. Elle se vit à la maison avec eux, et son mari, leur père. La sensation familière, l’oppression sous le sternum. Elle prit une photo, sans flash, de ses magnifiques enfants superposés et endormis, sur le fond doré de la cabine deLuxe.
Au douzième et dernier étage, on pouvait rejoindre la proue, avec vue sur les deux côtés. Il fallait passer par la piste de rollers, le square de jeux pour enfants, et longer l’autre piscine, celle en plein air, couverte d’un filet pour la nuit. Elle se repérait. Et maintenant il suffisait de se laisser guider par les sons. Des voix, des cris, oui, des pleurs? Le paquebot était immobile sur le gouffre noir. Elle se pencha. A chaque croisière un suicide. Les bateaux partent à quatre mille et rentrent à combien. Un point jaune assez fixe brillait au loin, à quelle distance? Descendre une passerelle, une autre : impasse. Retraverser un sas vers l’intérieur, large couloir chaud, section Prestige, portes espacées, enjamber des plateaux de room service abandonnés sur la moquette, trouver un autre sas et ressortir sur une coursive dans le vent. Un puzzle en 3D.
Tout en bas, sous elle, on mettait une chaloupe à la mer. Ratatata faisaient les chaînes. La chaloupe diminuait, diminuait, la surface de la mer vue d’en haut comme d’un immeuble. Silence. Les bruits fendaient la nuit de rayures rouges. Un officiel et deux marins descendaient le long de la paroi dans la chaloupe, un gros tas de gilets de sauvetage à leurs pieds. En mer il y avait comme des pastilles effervescentes, écume et cris. Et elle voyait, elle distinguait, un autre bateau, beaucoup plus petit mais grand quand même. Ses yeux protégés de la main contre les guirlandes de Noël s’habituaient à la nuit, et rattachaient les bruits aux mouvements, elle comprenait qu’on sauvait des gens.
D’autres passagers au bastingage tentaient de voir aussi. C’étaient des Français de Montauban, elle les croisait au restaurant deLuxe. Ils la saluèrent, ils étaient ivres. Les deux femmes, jeunes, piétinaient en escarpins, il y en a pour des plombes estima l’une d’elles. Un homme criait à l’autre «mais putain tu es dentiste, dentiste comme moi», la phrase les faisait rire sans qu’on sache pourquoi. Un autre couple courait vers eux, baskets et survêtement, faisaient-ils du sport à cette heure ? Ils ne parlaient aucune langue connue: des Scandinaves? Rose leur expliqua dans son anglais du lycée qu’il y avait, là, dans la mer, des gens. Et peu à peu et comme se donnant on ne sait quel mot mystérieux, des passagers se regroupaient. Il était quoi, quatre heures et demie du matin. La chaloupe avait touché l’eau, cognant contre le flanc du paquebot, le moteur démarrait impeccable sous l’œil des passagers penchés, l’officier à la proue et les deux marins derrière, debout très droits, comme un tableau. D’autres canots de sauvetage étaient parés à la descente. Elle se demanda s’il fallait qu’elle aille réveiller ses enfants pour qu’ils voient. Un employé surgit, «Ladies and gentlemen, please go back to your cabins». Les canots peu à peu s’éloignaient, bruits de moteur mêlés. Les voix semblaient marcher sur l’eau. On demandait dans de multiples langues ce qui se passait, alors que c’était évident, pourquoi ils n’appellent pas les flics? C’est à la police des mers d’intervenir. Ces gens sont fous, ils emmènent des enfants. On ne va quand même pas les laisser se noyer. C’était une des Françaises qui venait de parler et Rose eut un élan d’amour pour sa compatriote honorable. Un officier insistait en anglais et en italien pour que tout le monde quitte le pont. Les Français ivres et dentistes avaient froid et un peu la gerbe: le bateau imprimait aux corps son léger mouvement vertical, sa légère chute répétée. Venez, on va s’en jeter un, dit un dentiste. Rose resta avec la Française honorable pendant que l’autre femme se tordait les chevilles à la suite des hommes. »

À propos de l’auteur
Marie Darrieussecq est née le 3 janvier 1969 au Pays Basque. Elle est écrivain et psychanalyste. Elle vit plutôt à Paris. (Source: Éditions P.O.L)

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