Ton silence m’appartient

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En deux mots
Ce coin d’Irlande est aussi beau que terrifiant, car au bord de ces falaises les gens viennent se suicider. Sean, qui a perdu sa fille, tente de leur venir en aide. Il recueille Liam qui, à son tour, va sauver Moïra en train de se noyer. Ils vont alors tenter de redonner un sens à leurs existences.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La différence est le lit de l’amour»

Avec ce troisième roman fort en émotions, Bertrand Touzet confirme son talent à sublimer les vies ordinaires. Sur les pas d’une famille irlandaise, il donne ses lettres de noblesse à l’entraide et appelle à plus d’humanité dans un monde en perte de valeurs.

L’endroit est autant magnifique qu’il est terrible. Si le long des falaises de Kilkee et de la plage de Lahinch on rencontre des surfeurs intrépides, l’endroit est aussi connu pour ses suicides. Régulièrement des hommes et des femmes viennent se jeter dans le vide, s’assurant une mort certaine.
C’est dans ce coin sauvage d’Irlande, où «les saignées de la tourbe et la tête des moutons ont la couleur de la Guinness», que vit Sean et sa famille. Le vieil homme s’est donné pour mission d’aller à la rencontre de ces désespérés, d’entamer un dialogue, de tenter de les persuader qu’une autre voie est possible, qu’ils peuvent au moins s’accorder le temps de la réflexion. S’il ne réussit pas toujours et s’il ne sait pas si ceux qui acceptent de le suivre ne récidiverons pas, il n’oublie aucun visage.
Ce n’est malheureusement pas le cas de son épouse Erin qu’il a été contraint de placer en pension, sachant pertinemment que l’amour de sa vie arrivait ainsi dans l’antichambre de la mort. Chacune de ses visites est une épreuve à laquelle il ne dérogerait pas.
Le soir au pub où il va manger et boire un verre, il lui arrive de croiser le regard noir de Cilian, son fils qui n’a pas été épargné par la vie lui non plus. Un soir sa femme a quitté la maison pour ne plus jamais revenir. Sinead était toute sa vie, une vie qui le hante tous les soirs, mêlée de regrets et de culpabilité. «J’aurais dû essayer de la retenir, j’aurais dû essayer davantage… même si rien ne retient une femme qui a décidé de partir, ni les cris ni les plaintes, encore moins les larmes. Je suis assailli par mes souvenirs d’elle. Ceux du bonheur passé ne sont pas de bons compagnons, ils enfoncent plutôt qu’ils ne réparent, alors je me concentre sur autre chose, je viens jouer au pub, je bois un peu, trop peut-être, Le whisky, le piano, comme quand elle est partie… ça aide à oublier, momentanément, mais les souvenirs sont impossibles à écraser, trop épais.»
Sean a recueilli Liam avant qu’il ne commette le geste fatal. Ce dernier le seconde désormais… aussi dans sa mission de sauveteur. Il va venir au secours de Moïra quand cette dernière est emportée par les flots, qu’elle a décidé de laisser la mer la prendre. La jeune femme, qui avait quitté la région au bras d’un champion, n’avait pas davantage réussi à trouver sa place en ville qu’au sein de son couple. Une blessure qui la rend farouche, peu encline aux confidences. Et pourtant…
On sait depuis Aurore, son premier roman, combien Bertrand Touzet est attentif aux gens simples que la vie n’a pas épargnée. Cette fois encore, il s’attache à tisser des liens entre des êtres désespérés qui semblent être arrivés au bout de la route, que plus rien ne retient, sinon peut-être un instinct vital dont ils se sentaient pourtant dépourvus. En parcourant cette lande irlandaise, il nous rappelle combien un regard, une parole, une main tendue peuvent être nécessaires. À l’heure du repli sur soi, de l’individualisme érigé en doctrine, cette belle leçon d’humanité touche au cœur.
Um message universel, une magnifique déclaration d’amour au genre humain qui n’est jamais aussi vrai que lorsqu’il prend la peine d’écouter.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Ton silence m’appartient
Bertrand Touzet
Presses de la Cité
Roman
272 p., 21 €
EAN 9782258204669
Paru le 8/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Irlande, le long des falaises de Kilkee et Lahinch. On y évoque aussi Killorglin, Athlone, Corofin, Ennis, Galway et Limerick, Dublin, Londres et Perth, en Australie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sauvages et désertes, les falaises de Kilkee, dans l’ouest de l’Irlande, attirent les âmes désespérées. Depuis la mort de sa fille, Sean, un fermier des environs, a pris l’habitude de les arpenter chaque soir, pour être cette dernière main tendue à ceux qui ne croient plus en rien.
Un jour, Liam, brebis égarée recueillie par Sean sur son exploitation, sauve une jeune femme, Moïra, de la noyade.
S’il l’imagine perdue, elle semble être pourtant exactement à l’endroit désiré. Et si ce retour était pour elle l’occasion de renouer les liens défaits et d’apaiser les douleurs du passé?
Une ode à la vie et aux hasards des rencontres qui peuvent changer son cours.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Petite dédicace
Vendredi 24 septembre 2021
Je viens de perdre un patient.
Ça arrive, ça fait partie du « job ».
Ce n’était pas le patient que je voyais le plus, ni le plus bavard. De ces gens dont la parole est rare, un clown triste.
Je vous fais part de cette anecdote, même si le mot me gêne ici, car il avait été touché par un de mes précédents romans, Aurore. Le sujet traité – la vieillesse, la solitude, le besoin des autres – le préoccupait beaucoup. Il disait souvent : « La vieillesse est un naufrage. »
Récemment, il avait acheté cinq exemplaires de mon livre pour les offrir à ses amis proches.
Ce matin, une femme m’a téléphoné pour m’annoncer qu’il était décédé, qu’il s’était suicidé dans la journée de mardi.

Il avait rendez-vous avec moi le matin même, mais il avait annulé.
Cette amie de Gérard m’a dit : « Je ne sais pas pourquoi je vous appelle ; j’en avais envie. J’ai lu le livre que Gérard m’a offert, il avait été touché par l’histoire, moi aussi, il parlait souvent de vous… »
Je raccroche, ému par ce coup de téléphone, par l’annonce de la perte d’un patient à part. Une heure plus tard, une autre de ses amies, une infirmière à qui j’avais dédicacé Aurore, m’appelle à son tour, elle non plus ne sachant pas trop pourquoi, mais un besoin…
Nous, les auteurs, écrivons des histoires, inventons, brodons, mélangeons le réel et l’imaginaire. La portée de ces histoires, ce qu’en font les gens nous échappent.
Je n’avais pas imaginé que ce patient choisisse de partir si vite. Je le savais désenchanté, mais pas à ce point. Le fait qu’il distribue Aurore à ses amis avant de décider de mourir, j’ai l’impression qu’il s’en est servi comme d’un message.
J’étais en train d’écrire ce nouveau roman, j’ai mis un peu de lui dedans, ça lui aurait plu, je pense.
Alors, à Gérard.

Limerick, Irlande
Vous nous avez sauvé la vie et nous vous en remercions infiniment.
Selon vos conseils, nous nous sommes rendus aux services sociaux de Limerick, mais nous ne rentrions dans aucune case. Pour toutes les aides, tout était trop compliqué.
Quand vous êtes vieux, la société ne veut plus de vous et vous le fait sentir, vous êtes un poids pour qui veut avancer. Les vieux, on les voit aux caisses des supermarchés, à remplir les sacs de courses des clients, à distribuer des prospectus, mais ils ne font déjà plus partie de cette vie.
Nous avons été traités comme des sans domicile fixe, des marginaux, par ces gens censés nous venir en aide.
Nous avions tout, un pub, un toit pour nous abriter, nous n’avons plus rien.
Quand les portes se ferment, vous comprenez qu’il ne reste qu’une seule issue.
Nous avons insisté, avec mon épouse, poussés par le soutien de votre main tendue au bord de la falaise. Nous avons insisté en souvenir de vous, en nous disant que cette société, c’était aussi des personnes comme vous.
Aujourd’hui, nous sommes donc retournés à l’antenne sociale, où cet homme nous a reçus.
Il a refusé de nous aider, comme les autres. Au moment de repartir, il pleuvait, il y avait du tonnerre, nous n’avions pas emporté de parapluie, et quand nous lui avons demandé s’il pouvait nous en prêter un, il a répondu : « Et puis quoi encore ? » Il nous a pris sans doute pour des mendiants.
Notre vie ne pouvait pas continuer à être cela, être regardé de travers, sentir que vous coûtez plus cher que vous ne rapportez.
Alors nous lui avons demandé si la solution n’était pas de disparaître complètement. Sans lever les yeux, il a marmonné que ce n’était pas son affaire.
Nous avions décidé de sauter de ces falaises, vous le savez ; pourtant, grâce à vous, nous avions repris courage et étions prêts pour un nouveau départ.
Mais toute cette errance est épuisante, et nous n’avons plus l’énergie de nous battre.
Même morts, nous n’oublierons pas les mots de cette personne aux services sociaux, « Ce n’est pas mon affaire ». Nous n’oublierons pas non plus les vôtres et combien vous vous êtes efforcé de nous aider.
Nous sommes passés en quelques jours du désespoir à l’espoir, qui a été ensuite réduit en miettes.
Bien que ma femme et moi ayons peur de mourir, nous avons pris notre décision et prions pour qu’à l’avenir personne n’ait à suivre le même chemin que nous.
Ted et Kelly O’Reilly

1
C’était une lettre écrite sur un bout de papier, l’enveloppe à mon nom, sans timbre, fermée par un pansement. Une lettre d’adieu à mon intention. Cette lettre a déterminé ma mission, ma vie.
Depuis toujours, j’étais confronté à la réalité de cette falaise. Je venais pêcher dans les eaux froides qui la fouettent les jours de gros temps. J’observais les oiseaux qui nichent dans ses recoins, allongé sur l’herbe humide, les doigts bien agrippés au bord, seule ma tête dépassant dans le vide. Je porte en moi le souvenir du vent remontant le long des parties abruptes, assourdissant, chargé d’écume.

Ce soir, comme tous les soirs depuis cette lettre, je commence ma ronde.
Je finis ma cigarette, attends patiemment l’heure bleue, celle qui suit le crépuscule. Ce moment de la journée entre chien et loup. C’est là que les candidats au suicide se montrent, s’approchent.
Le coucher de soleil est magnifique ici, peut-être le plus beau d’Irlande. Au loin, Spanish Point, immense baie de sable blond avec ses surfeurs. Il n’y a que les phoques et les Irlandais qui puissent se baigner dans ces eaux froides. Les seuls dont le sang ne craint pas le froid.
Mes désespérés viennent ici, à Kilkee, plutôt qu’à Moher, car si les falaises y sont tout aussi impressionnantes, il y a moins de touristes et l’on peut s’approcher du bord sans éveiller les soupçons des gardes. Certes, elles sont moins hautes que leurs célèbres voisines, mais l’équivalent de dix étages, cela suffit pour être sûr de mourir.
La réalité de cet endroit pour moi, depuis cette lettre, c’est que des gens viennent s’y tenir face au vide, celui de la falaise, celui de leur vie. Je n’y avais pas prêté attention avant tout ça, avant Sinead, avant le couple O’Reilly.
Je me suis renseigné, il y a toujours eu des suicides ici, mais il y en avait moins autrefois.
Avant, on se suicidait par désespoir amoureux, par folie ; pas parce que la vie est devenue trop dure. Parce que c’est nous qui l’avons rendue ainsi.
Généralement, je cherche les endroits où ils se cachent en attendant qu’il n’y ait plus personne, après avoir vu le dernier coucher de soleil de leur vie.
On pourrait mettre des barrières, mais je crois que cela fait venir les touristes. Aujourd’hui, dans les minicroisières qui partent vers les îles d’Aran, il est fréquent de leur montrer ces falaises meurtrières en faisant un décompte morbide : « Ici, depuis le début de l’année, quinze personnes ont trouvé la mort… » Qu’est-ce que pensent les vacanciers en entendant ça ? « Oh, c’est romantique de se suicider par amour, comme Juliette » ? Est-ce qu’ils espèrent se procurer des frissons si jamais quelqu’un fait le big jump au moment où leur bateau passe ?
Comme si le suicide était devenu une attraction en soi. Comme en tout, le profit est privilégié au détriment de l’humain et personne ne veut que ça change. La société a amené ces désespérés ici et continue de profiter d’eux, même morts.
La cabine téléphonique sur la corniche, c’est comme un dernier rempart. J’y laisse des affaires qui peuvent rattacher à la vie, une bible, des pièces pour acheter un billet retour pour Limerick, une carte de téléphone, des cigarettes…
Certains acceptent directement mon aide, d’autres plus difficilement. Mon approche est toujours la même : « Bonjour, ça va ? Qu’est-ce qui vous amène ici ? »
Qu’un autre être humain leur parle les surprend, leur fait du bien. Ils existent à nouveau.
Certains me répondent, d’autres fixent le sol, d’autres encore se mettent à trembler, fondent en larmes dans mes bras.
Aucun ne se jette du haut de ces falaises sans hésiter. Souvent, il leur faut la nuit entière pour rassembler leur courage. J’interprète cette attente comme l’espoir que quelqu’un vienne les sauver, jusqu’à la dernière seconde.
Alors je pose ma main sur leur épaule et je les écoute.
Il y a aussi ceux qui m’envoient promener : « Ça ne vous regarde pas, ça ne regarde que moi. » Même cette réponse, c’est un appel au secours. Donner des conseils ou faire la morale, ça ne sert à rien. Si je veux qu’ils s’en sortent, je dois faire le chemin à côté d’eux pour trouver la solution, prendre leur souffrance et marcher avec elle pour avancer.
Bref, me mettre à leur place. Je n’ai pas trop de mal, j’ai failli m’y trouver un jour.
J’en ai sauvé beaucoup, pas tous. Je suis une bouée, s’ils veulent me lâcher, repartir vers le bord, je n’y peux rien. Ceux-là laissent leurs chaussures, leur portable à l’endroit où ils sautent. Pour qu’on les retrouve, pour ne pas complètement disparaître, pour être enterrés convenablement.
C’est ici que j’ai rencontré ce vieux couple. Ted et Kelly O’Reilly. C’était peu de temps après avoir perdu Sinead, ma fille. J’étais là, en train de regarder la falaise, quand je les ai vus tous les deux, se tenant la main face à la mer. Ils avaient un pub à Limerick et avaient fait faillite. Ils n’avaient aucun moyen de rembourser leurs dettes. Je leur ai dit qu’il ne fallait pas mourir pour ça. Je croyais les avoir dissuadés de passer à l’acte et les avais orientés vers les services sociaux compétents… Quelques jours plus tard, j’ai reçu cette lettre, celle écrite sur un bout de papier. En la lisant, j’ai eu un choc violent, comme si un crime s’était commis devant mes yeux, comme s’ils avaient sauté devant moi depuis cette falaise.
J’ai appelé la mairie, où Ted et Kelly s’étaient rendus en dernier. On m’a passé le service social. Là, on m’a expliqué qu’ils s’étaient pendus dans le bois derrière les bâtiments. Je les ai traités de meurtriers, la mairie, les services sociaux. Parce que c’est ce qu’ils étaient, des meurtriers.

Cela fait quatorze ans que ma fille est morte, quatorze ans que j’arpente cette falaise. Je n’ai oublié aucun visage.

2
Sean remonte l’avenue qui longe la grande plage de Lahinch. Le soleil disparaît lentement au large, et avec lui le sentiment que les gens d’ici sont les derniers en Irlande à encore profiter de sa douce lumière.
Le bout d’une île, un « finistère » ; en face, ceux des îles d’Aran doivent sûrement se dire la même chose. Septembre offre de belles journées, mais semble abandonner chaque jour un rayon de son soleil, le rendant de plus en plus pâle.
Des surfeurs, torse nu, combi roulée en bas des hanches, rincent leurs planches à l’arrière des vans. Sean passe, les salue. Les odeurs de sel, d’iode, mélangées à celles du monoï et du gel douche à la vanille, semblent vouloir maintenir artificiellement l’été. Les surfeurs écoutent de la musique, boivent des bières, rient. Ils sont jeunes. Sean envie cette insouciance, cet âge où l’on rit de tout. Il aimerait pouvoir encore appréhender cette côte, cette ville avec la même candeur.
Ici, c’est chez lui, jamais il ne pourra en partir. Tout homme a besoin d’un ancrage, quel qu’il soit, même s’il résonne de son chagrin.
Devant lui l’océan, derrière le Burren.
Devant lui, cet ennemi magnifique qui lui a tant pris, et, derrière, un plateau karstique que même Cromwell n’a pas voulu soumettre, « pas assez d’eau pour noyer un homme, pas assez de bois pour le pendre, pas assez de terre pour l’enterrer ».
Chez lui, c’est cette bande de terre perdue entre deux immensités grises, tourmentées et chaotiques.
Le marchand de journaux range les présentoirs de cartes postales, les pelles et les râteaux en plastique coloré. Sean soulève sa casquette, lui sourit, ils se parleront plus tard au pub.
Depuis que sa femme n’est plus avec lui pour partager les repas du soir, il préfère les prendre au Cornerstone, un pub de Lahinch où il avait déjà ses habitudes. Il y venait pour voir les matchs de football gaélique, les courses de chevaux, les amis après la journée à la ferme, à la salle de boxe.
Le ciel se charge d’épais nuages. Un grain ne va pas tarder à tomber, vidant les rues.
En entrant dans le pub, Sean aperçoit Cilian, assis dans un coin de la salle, le regard perdu dans sa pinte de Smithwick’s.
Il le salue rapidement, il sait que cela ne sert à rien de venir lui parler quand il a cette noirceur dans les yeux.
Son couvert l’attend déjà à sa table. Sean s’assied et déplie le journal posé devant lui.
— Tout va bien ? lui demande Josh, en posant une assiette fumante et une pinte de Guinness sur la table. Pas de désespéré à sauver ce soir ?
— Non, personne, malgré le coucher de soleil magnifique.
— Tant mieux.
— Josh ?
— Oui.
— Il est là depuis longtemps ?
— Deux heures et six pintes. Ça fait plusieurs soirs qu’il finit ici, comme à l’époque de…
— Je ne l’avais pas vu depuis un moment.
— D’habitude, il arrive plus tard, il passe au Mulligan’s picoler et jouer du piano avant de venir ici. C’est pour ça que tu ne le vois pas.
— Je vais en parler à Moïra, je vais lui dire de venir le voir.
— Elle est dans le coin ?
— Non, mais peut-être que ça la décidera à revenir.
— Au fait, comment va ta petite-fille ?
— Bien, je crois. Elle est toujours à Limerick. Elle s’est entichée d’un joueur de football gaélique.
— Ben quoi ? Tu aurais préféré qu’elle se trouve un gardien de moutons comme toi ? C’est bien pour elle.
— Quitte à partir avec un pousseur de pelote, j’aurais préféré que ce soit un mec de Clare ou de Kerry, ils sont meilleurs.
— Pfff !
— En attendant, je ne la vois plus et elle me manque.
— Elle reviendra, elle est amoureuse, comprends-la.
La pluie fouette les carreaux, le grain n’aura pas mis longtemps à arriver.
Sean sait qu’ici, les nuages suivent la marée. Le temps de finir son verre, son assiette, il sera déjà loin.
— Il est bon, ton ragoût, Josh.
— Comme d’habitude.
— C’est toi qui le dis.
Sean sourit, s’essuie la commissure des lèvres, boit une gorgée de bière.
Sur l’écran passe un match de rugby. Le Munster contre Cardiff, une rediffusion du week-end. Sean connaît déjà le résultat final mais fixe le rectangle vert, attiré, désireux de meubler sa solitude. Bercé par le bruit des verres, du brouhaha des conversations, il sent son corps lentement plonger dans la torpeur de la fin du jour, ses joues s’empourprer à la chaleur du pub, du ragoût.
La journée a été longue, le travail à la ferme est de plus en plus difficile, même si le « petit » l’aide beaucoup. Il devrait se reposer, penser à la retraite, mais c’est impossible, l’exploitation a besoin de lui et lui a besoin de l’exploitation pour ne pas trop penser, finir comme Cilian au coin du bar.
Sean a toujours vécu à Lahinch. Il a connu la petite station balnéaire avant les désirs de mer des gens de la ville, avant l’essor du surf et l’arrivée des vans.
Il a rencontré sa femme Erin en livrant des bêtes au marché à bestiaux d’Ennis. Elle marchait dans la rue, droite, altière, remarquable. Il a croisé son regard et espéré secrètement qu’elle viendrait le soir à la fête qui clôturerait le marché.
Sean était plus jeune même si, par sa carrure, son assurance, il donnait le change. Il osa l’inviter à danser et jamais plus elle ne lâcha la main qu’il lui avait tendue. Elle fit les trente kilomètres qui séparent les deux villes pour venir s’installer à Lahinch avec lui.
Erin n’est plus là pour partager son repas du soir, mais Sean continue de venir la voir tous les jours à la maison de retraite. Contrairement à elle, il n’a pas oublié le moindre fragment de leur existence ensemble.
Cilian finit son verre, le pose sur la table, se lève, faisant crisser les pieds de sa chaise sur le parquet.
Sa démarche est hésitante mais il ne titube pas. Il fait signe à Josh de noter ses consommations et traverse le bar jusqu’à la porte d’entrée.
— Bonsoir, Sean.
— Bonsoir, Cilian, ça va aller ? Tu veux que je te ramène ?
— Je vais marcher un peu, voir les étoiles…
Sean sourit, regarde les gouttes perler sur la vitre.
— Tu es sûr de pouvoir les voir ce soir ?
— Quelqu’un doit aller leur dire qu’il faut qu’elles s’allument.
Le pub est calme, Cilian parti, Sean perdu dans ses pensées, le Munster mène 26 à 14, il reste dix minutes à jouer mais le score ne bougera plus.
Sean lève son verre en direction de Josh, qui commence à faire couler une nouvelle pinte.
— Tu as raison de ne pas attendre d’avoir fini celle-là. Il faut du temps pour tirer une Guinness.
— Oui, tu prends des libertés avec le temps, quelquefois tu oublies, même…
— C’est faux et tu le sais. « Le diable se cache dans les détails », et le respect du temps de repos en est un. Cent dix-neuf secondes et cinq centièmes, toujours à six degrés, c’est la durée nécessaire pour une pinte parfaite.
— Oui, pas le double, autrement elle s’évente !
Sean finit sa pinte, regarde celle qui repose sur le bar, les bulles fines remontent, donnant un aspect de cascade à l’intérieur du verre sombre.
Josh attend que les bulles se stabilisent, que la crème redescende.
Il prend la pinte, finit de la remplir et l’apporte à Sean.
— Les bonnes choses viennent à ceux qui savent attendre.

3
La pluie a cessé en abandonnant une légère brume sur les trottoirs humides. Les nuages se détachent les uns des autres, laissant un peu de place au ciel pour s’exprimer.
Cilian remonte l’avenue principale, passe devant le Mulligan’s, regarde ses mains, le piano derrière la vitre du pub. Elles tremblent, il ne jouera pas ce soir, même s’il en a envie, même s’il sait que cela lui ferait plus de bien que des verres de whisky.
Il s’assied sur le parapet de la digue, suffisamment loin des lumières du centre-ville pour profiter des étoiles. L’océan s’est retiré, mais il entend toujours le ressac au loin.
J’ai essayé, j’ai réellement essayé mais tout me ramène à toi. Je me suis jeté dans cet océan, espérant partir loin de tout ça, mais inlassablement il me ramène ici. Comme s’il t’avait laissée partir et qu’il ne voulait pas me prendre. J’ai fini par accepter de vivre une vie que je n’aurais jamais voulu vivre, arrêter de me laisser flotter dans cette mer en espérant couler. Tu vas me dire que je suis ici parce que je me suis encore fait larguer, qu’à force de chercher à te remplacer je me suis encore planté. Tu as peut-être raison.
Je me rends compte que les filles se servent de moi pour réapprendre à voler, et quand elles retrouvent leurs ailes c’est pour partir loin de moi. La différence entre elles et toi, c’est que je ne cherche pas à les retenir alors que toi, je n’y suis pas arrivé.
Cilian passe sa main sur la pierre du muret, ses doigts jouant avec l’eau qui affleure des aspérités de la roche.
J’ai encore rêvé de toi hier soir. Quand je bois je rêve de toi.
Nous étions bien, nous riions de bêtises, de phrases que tu n’arrivais pas à dire, de fourchelangues, nous riions de tes erreurs, de toutes ces choses insignifiantes, tout ce à quoi nous ne faisons pas attention au jour le jour, tout ce qui me manque le plus finalement, ces petits riens qui me venaient de toi. C’était tellement bon de t’entendre, de me souvenir de ton rire.
C’était là, palpable, simple, comme dans les rêves.
Cet instant au bord de la conscience où tu es presque éveillé, comme dans la réalité, mais où il y a toujours quelque chose qui t’indique que tu rêves. Là, je ne pouvais pas te toucher, impossible. Je t’entendais, tu étais tellement proche que je pouvais sentir ton cœur, la vibration de ton corps, mais mes mains ne pouvaient pas t’atteindre, te prendre pour t’approcher complètement de moi. Au bout d’un moment j’ai compris que tout allait se dissoudre, disparaître, alors j’ai ouvert les yeux. Je suis resté là, immobile, avec mes mains vides de toi et la sensation d’être condamné à me réveiller dans un lit vide ou à côté d’un corps qui ne serait plus jamais le tien.
Je me souviens de la première femme que j’ai eue après toi.
C’est con, mais j’avais l’impression de te tromper. Je sentais son corps sur le mien, pas plus lourd mais plus dense, je le sentais surtout quand elle était sur moi, ses jambes enserrant mon bassin.
J’avais ta voix : « Tu pensais vraiment trouver une autre femme qui te ferait oublier mes jambes ? »
Plus j’essayais de me perdre en elle, plus tu étais présente. Elle était douce, tendre, mais elle n’était pas toi. Je me suis dit que ça passerait, que je finirais par ne plus me souvenir de ton corps, mais à cet instant cette femme me permettait d’être un peu avec toi. C’est bizarre comme sensation, faire l’amour avec un autre corps pour convoquer le souvenir du tien. Au moment de jouir, les yeux fermés, tu étais presque là.
C’est ma croix, m’efforcer de vivre uniquement avec ton souvenir. Tu n’étais pas mon premier amour, mais tu as rendu les autres insignifiants.
Depuis le temps, j’aurais dû m’y habituer, mais non, je suis toujours là, à regarder les étoiles, la mer, à marcher dans la rue en calquant mon rythme sur le tien, à essayer de prier pour que tu m’entendes, où que tu sois, une prière idiote avec des mots creux, car je crois en toi mais pas en Dieu.
J’ai vu ton père tout à l’heure au pub, il rentrait de sa ronde quotidienne sur la falaise. Il doit être comme moi, qui tente de retenir mes rêves. En tendant la main à ces gens sur la falaise, c’est un peu ton souvenir qu’il attrape.
Quelquefois je me dis que j’aurais dû me foutre en l’air, mais il y avait Moïra.
Les psys me répétaient que je devais me raccrocher à autre chose qu’à ma fille, que ça ne suffisait pas, qu’elle avait sa vie à vivre, elle aussi. Je leur répondais que je me satisfaisais de ça, survivre pour mon enfant. Maintenant qu’elle est partie avec ce type, que je ne la vois plus, je comprends qu’ils avaient raison, rien ne m’attache à cette vie que je n’ai pas voulue, que je ne veux plus.
Cilian regarde les étoiles. Quelqu’un l’a entendu et a bien voulu les allumer. À présent, le ciel en est rempli.
Tu vois ce que tu as fait de moi, j’en suis à prier le ciel comme un foutu croyant.
Avant, je ne pouvais te parler que là-bas, maintenant le ciel me suffit. Ici ou à la cabane, c’est le même de toute façon.
Sinead, notre histoire, j’aurais préféré que ce soit celle d’une femme qui s’en va. Je l’ai pensé dès le départ, même Brian D’Arcy, notre ami de la police d’Ennis qui avait commencé l’enquête, le pensait. Il était désolé d’avoir à me poser toutes ces questions pour élucider les raisons de ta disparition, éliminer l’hypothèse que tu aies pris la tangente pour échapper à quelque chose. Est-ce que je te connaissais un amant, est-ce que je te battais…
J’avais le sentiment de double peine, celui qui souffre de la disparition et celui que l’on soupçonne. Même quand ils t’ont retrouvée, j’ai senti qu’ils se demandaient si je ne t’avais pas poussée de ces falaises. Tu n’avais rien laissé, pas de lettre, comme si tu n’avais pas prémédité ton geste.
Je t’imaginais partant sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Moïra. Poser le camée que je t’avais offert sur le lit, fermer la porte, puis te retourner une dernière fois vers la maison avant de monter dans cette voiture.
Une voiture qui t’amènerait loin, celle d’un amant ou un taxi… je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours imaginé un break. Bizarre, non, une familiale, justement pour quitter sa famille ? Je t’imagine le regard perdu, le front appuyé sur la vitre, paisible, soulagée, pensant à notre réveil, à moi gérant le petit déjeuner de Moïra, son départ pour l’école, tout en essayant de te téléphoner.
Éparpille-toi, déchire-toi, constelle mon air de tes confettis, fais-moi oublier un instant que tu pars !
Je préfère encore t’imaginer partie que plus là.
Quand j’ai su que l’on ne te retrouverait pas vivante, je t’ai appelée, pour entendre ta voix une dernière fois, j’ai laissé un message pour te dire adieu. Ton portable qui est resté ici, chez nous, éteint dans une boîte, doit contenir des dizaines de messages de moi, des soucieux, des agacés au début, des suppliants, des éperdus, nostalgiques, futiles, quotidiens, et puis un dernier, tout simplement d’adieu. C’est con, mais de parler à ce téléphone, ça me faisait du bien, entendre ta voix, neutre, sur le message du répondeur m’était nécessaire. Je te racontais ma vie, celle de notre fille, te demandais ton avis sur tel ou tel truc…
Cilian sort une cigarette, l’allume, souffle la première bouffée vers le ciel, les yeux sur le bout incandescent.
Tu vois, je fume toujours, j’ai l’impression que cette fumée m’aide à combler les vides de mon âme. Tu imagines, sept ans, c’est le temps qu’il faut au corps humain pour régénérer toutes ses cellules, comme s’il repartait de zéro. Sept ans, c’est aussi le cycle de l’amour, tous les sept ans, une remise en question. Cela fait deux fois sept ans que tu es partie, je me suis régénéré deux fois. Plus aucune de mes cellules n’a non seulement connu ton corps, mais aucune n’en a connu qui aient été en contact avec toi. Pourtant, rien n’a changé. Je suis toujours là à parler à un fantôme.
Il ne me reste presque plus rien de toi, seule ton absence m’appartient encore.
Cilian souffle vers le ciel des volutes bleues, y cherche les pensées que l’alcool libère mais dont il rend l’expression confuse.
Tu te rends compte que je n’ai jamais voulu dormir dans notre chambre ? J’en ai fait un débarras, une chambre d’amis où personne ne vient jamais dormir. Dès le premier soir j’ai laissé notre lit, pas la force, et puis Moïra voulait dormir avec moi, je ne voulais pas créer une habitude, mais je me suis dit que le premier soir on a le droit. Nous n’avions pas commencé à vivre notre vie sans toi, alors ce n’était pas grave. Ensuite j’ai dormi dans le canapé-lit, Moïra me disait que j’avais trop de chance de dormir dans le salon, face à la télévision.
Je me demande quand elle a découvert pour toi, à quel âge.
Je ne lui ai jamais dit que tu étais morte, je l’ai laissée espérer et puis accepter que l’espoir s’éteigne.
Elle a mesuré le manque et a appris à renoncer, même pour ça j’ai été lâche.
Je ne parlais pas de toi, ou quasiment pas. Elle ne m’a jamais posé la question, elle devait se dire que cela me faisait de la peine, elle avait raison. Maintenant, nous ne nous parlons plus du tout, pas que l’on soit fâchés, juste éloignés. C’est en partie ma faute, bon, surtout celle de la femme avec qui je vivais et de ma couardise à prendre des décisions, à imposer mes choix. Tu te rends compte, je n’ai pas réussi à prendre la défense de ma fille, j’ai honte, je n’ai que ce que je mérite.
Cilian se lève, rejoint petit à petit les lumières du remblai.
Mourir c’est pour toujours. À six ans, le toujours s’arrête à après-demain, je n’avais pas envie de ressasser ta mort trois fois par semaine.
La vie n’a pas de sens, Sinead, elle n’en a jamais eu, même avec toi. On doit rester là, debout, profiter des gens tant qu’ils sont là, leur dire qu’on les aime avant qu’ils meurent.
On aurait pu avoir une vie différente, ne pas se connaître du tout, ou tu pourrais être encore là, mais on ne choisit rien, on peut juste apprécier quand c’est là, et puis subir.
Cilian écrase sa cigarette. Le silence l’accompagne le long du remblai. Il croise un groupe de jeunes partant finir la soirée sur la plage, refaire le monde au son des vagues, le sable humide ne semble pas pouvoir les arrêter.

4
Un café filtre dans un mug. C’est la seule chose qu’est capable d’avaler Sean avant de partir travailler. Après la traite du matin, il lui arrive de prendre du fromage ou un verre de lait frais, un morceau de brown bread. Mais au saut du lit il n’a jamais rien pu avaler.
Il rince sa tasse dans l’évier face à la fenêtre, la pose sur l’égouttoir. Il regarde comme chaque matin les champs devant lui, comme s’ils avaient pu changer pendant la nuit.
Les cottages aux toits de tuiles brunes posés sur les prés d’un vert intense, les murets de pierre laissant suffisamment d’espace pour que les moutons et les vaches paissent en toute tranquillité.
Ici, les saignées de la tourbe et la tête des moutons ont la couleur de la Guinness.
Au loin, sur l’océan, la nuée donne l’impression que le ciel et l’eau se confondent, que tout est mélangé.
Il ferme la porte de la maison à clé, remonte le col de son blouson, observe les jardinières, les parterres laissés à l’abandon. Les fleurs c’était elle, ça a toujours été Erin.
Il ne fait pas froid, mais le vent souffle par bourrasques. Le vent d’ouest, celui qui grille les cigarettes à votre place, qui cingle les joues de gouttes de pluie presque salées.
Comme tous les jours depuis qu’ils ont pris la décision de la placer, il va voir Erin à la maison de retraite.
Et chaque matin il a cette boule au ventre en partant, la sensation de l’avoir abandonnée.
Même s’il sait qu’il est allé au bout de ce qu’il pouvait faire, il ne pensait pas finir sa vie avec elle séparés par cinq kilomètres.
Au début, elle lui reprochait de l’avoir laissée là, comme s’il l’avait en effet abandonnée. Les médecins, les aides-soignants avaient beau le rassurer, lui dire qu’il avait fait ce qu’il fallait, que tous les résidents faisaient le même reproche à leurs familles, que les paroles qu’il entendait n’étaient déjà plus vraiment les siennes… la boule grossissait encore plus.
Et puis, avec le temps, ses mots s’étaient enfuis, eux aussi. Sean se demande où vont les souvenirs quand ils se perdent. Existe-t-il un lieu où retrouver, réclamer ses idées, sa mémoire perdue ? Existe-t-il un endroit où les sourires, les querelles, tout ce qui fait une vie à deux se rassemblent comme les feuilles mortes poussées par le vent au coin d’une rue, au fond d’une allée ?
En arrivant dans le hall d’accueil, Sean salue tout le monde, un geste, un sourire, un mot pour chacun. Souvent des banalités, mais il a besoin de ça, oublier le contexte, les blouses, l’odeur des couloirs, les bruits, les fauteuils. Chaque matin, il s’arrête à côté de l’ascenseur qui déverse les fauteuils dans le hall, prend une chaise et discute quelques minutes avec Donncha Flagerty. Cet homme fait partie des visages qu’il a toujours croisés à Lahinch, sans jamais vraiment lui parler. Il se souvient de lui, plus jeune, participant aux fêtes comme aux corvées organisées pour rendre service aux autres éleveurs. Une véritable force de la nature, d’une grande discrétion, nimbée de ces mystères qui impressionnent les enfants. Sean lui donne les nouvelles du village, des champs, des bêtes. Donncha l’écoute sans répondre, il acquiesce, parfois sourcille. Donncha a toujours été un taiseux et le grand âge ne rend pas bavard, mais quand Sean s’assied le matin à côté de lui, qu’il lui serre la main comme il l’a toujours fait, qu’il croise son regard bleu intense, il a l’impression que le vieux Flagerty est tout à coup ailleurs, sur son banc devant sa ferme, regardant passer les gens sur la route.

En entrant dans le studio, Sean passe la main sur la commode, celle qui était dans leur chambre à la ferme, et dans la chambre d’Erin à Ennis lorsqu’elle était enfant. Cette commode l’aura accompagnée toute sa vie, elle fera partie du peu de meubles qui l’entoureront jusqu’au bout. Il pose sa casquette à côté de la coupelle de pot-pourri. Elle adorait ça, elle en mettait partout. Celui-ci, depuis le temps, ne dégage quasiment plus de parfum, et ses couleurs intenses, rose, violet, se sont fanées.
Il l’embrasse sur le front, caresse sa main. Elle ne réagit presque plus aux attentions qui faisaient leurs habitudes.
Normalement il lui parle, raconte la vie du bourg, enchaîne, trouve les mots, les sujets de discussion. Aujourd’hui il n’y arrive pas et laisse le silence s’installer entre eux. Alors il occupe l’espace par ses gestes, vérifie les placards, le linge, les magazines qu’elle ne lit plus depuis longtemps, change de chaîne à la télévision.
Il a beau se dire que ce n’est plus vraiment elle, que son esprit est presque parti, le plus dur est que son corps est encore là, face à lui, l’étincelle dans le regard en moins, mais physiquement là.

Extraits
« Le plus dur c’est pour ceux qui restent. Le problème du corps que tu nous as laissé, c’est qu’il contient tous mes souvenirs. Au début, tu avais peur de perdre tes feuilles une à une, que le vent les emporte en secouant tes branches, ne laissant qu’un squelette sec. Des feuilles comme des souvenirs… Tout à l’heure, je me demandais où étaient partis les tiens. Dans ton monde, Sinead était encore là, tu la réclamais, tu me demandais des nouvelles. » p. 34-35

« Quand j’ai perdu Sinead, j’ai pleuré, j’ai tellement pleuré dans mon coin que la mousse verdissait à cet endroit. Je me disais: À quoi bon pleurer, ça ne va pas la faire revenir. Avec le recul, je me dis qu’il est nécessaire de laisser couler les larmes, elles permettent de faire de la place pour que les autres puissent entrer. » p. 79

« — Ça revient tous les soirs. On ne refait pas sa vie, Moïra. On continue le chemin, c’est tout. Kate et toutes les autres ne sont que des sourdines à ma mémoire. J’aurais dû essayer de retenir ta mère, j’aurais dû essayer davantage… même si rien ne retient une femme qui a décidé de partir, ni les cris ni les plaintes, encore moins les larmes. Je suis assailli par mes souvenirs d’elle. Ceux du bonheur passé ne sont pas de bons compagnons, ils enfoncent plutôt qu’ils ne réparent, alors je me concentre sur autre chose, je viens jouer au pub, je bois un peu, trop peut-être, Le whisky, le piano, comme quand elle est partie… ça aide à oublier, momentanément, mais les souvenirs sont impossibles à écraser, trop épais. » p. 118

À propos de l’auteur
TOUZET_Bertrand_DRBertrand Touzet © Photo DDM Sophie Vigroux

Né à Toulouse il y a une quarantaine d’années, Bertrand Touzet a grandi au pied des Pyrénées. Après des études à Nantes, il est revenu exercer sa profession de masseur-kinésithérapeute en région toulousaine. Il y a cinq ans, il a décidé d’écrire et puise dans son quotidien personnel et professionnel les expériences qui nourrissent ses romans. Après Aurore, premier roman finaliste du Prix Jean Anglade 2020 et lauréat du Grand Prix national du Lions Club de littérature 2022, il a publié Immortelle(s) en 2022 et Ton silence m’appartient en 2024. (Source: Presses de la Cité)

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