Filles du ciel

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En deux mots
Envoyé aux États-Unis pour aider à ériger la statue de la liberté, Philibert Boucher va briser le cou d’une jeune indienne avant de regagner la France où un nouveau chantier l’attend, celui de la Tour Eiffel. Ce qu’il ignore, c’est que Tëme, l’oncle de la jeune fille est sur ses traces, missionné pour venger sa nièce.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

De Miss Liberty à la Dame de fer

La nouvelle épopée de Michel Moutot nous offre de découvrir les merveilles de l’ingénierie française à la fin du XIXe siècle, de l’édification de la statue de la liberté à celle de la Tour Eiffel, en passant par le viaduc de Garabit. Le tout sur fond de meurtre et de vengeance. Un bonheur de lecture!

Michel Moutot remélange ses ingrédients préférés pour nous offrir une nouvelle passionnante épopée. Cette fois nous sommes en 1885, au moment où les pièces de la statue de la liberté sont préparées pour le voyage qui va les mener sur l’île de Bedloe, face à Manhattan où se dressera ce symbole de paix, cadeau de la France à son amie américaine. Imaginée par Auguste Bartholdi et financée par une souscription publique, cette monumentale statue est aussi une réussite d’ingénierie. À partir des esquisses de l’artiste colmarien, différentes statues de modèles et matières différentes ont été réalisées jusqu’à cette statue finale construite et assemblée par petits morceaux avant d’être démontée et conditionnée dans quelques 300 caisses pour être acheminée et remontée à l’entrée de New York.
Outre les ingénieurs, quelques-uns des ouvriers qui ont travaillé durant des mois dans les ateliers de la Plaine Monceau seront du voyage pour épauler leurs collègues américains et apporter leur indispensable expérience. Parmi eux, il y a un impressionnant colosse, Philibert Boucher. Réputé pour abattre le travail de plusieurs hommes, il est aussi connu pour son caractère de cochon.
Avant même d’arriver à New York, il en fera la démonstration, notamment lors de l’escale aux Açores. Et à destination, quand on constate que le piédestal destiné à accueillir Miss Liberty n’est pas prêt, il va poursuivre dans ce registre. Les semaines vont passer, la statue va finir par s’ériger fièrement et Philibert, à quelques jours de regagner la France, va commettre l’irréparable en brisant le cou d’une jeune femme qui lui résistait.
Ce qu’il ignorait alors, c’est que cette dernière était une princesse indienne, de la tribu des Lenape, venue là avec son oncle pour rendre compte de ce que les pionniers avaient fait de leurs terres, étant les premiers habitants de Manhattan. Après avoir ramené le cadavre de sa nièce auprès des siens à Tulsa, ce dernier est chargé de venger la jeune fille. Tëme sera accompagné d’un jeune indien québécois qui maîtrise le français.
En débarquant au Havre, ils vont d’emblée prendre la direction de Paris, et plus précisément des ateliers Eiffel à Levallois Perret car ils savent que leur cible a mis ses compétences au service d’un nouveau projet fou, l’édification d’une tour métallique de 300 m au cœur de Paris pour l’exposition universelle de 1889.
Mais en arrivant sur place, ils ne le trouveront pas, car notre homme a été missionné pour assurer les finitions du viaduc de Garabit, autre réalisation majeure de la société Eiffel.
Embauchés à leur tour pour construire la tour, ils vont devoir patienter pour assouvir leur vengeance…
Un suspense qui permet à Michel Moutot de rajouter de l’émotion à son récit qui accompagne désormais les péripéties autour de la construction de l’un des plus emblématiques monument de Paris.
Tout autant documenté que ne l’étaient Ciel d’acier – sur la construction des gratte-ciels de New York – ou Route One – sur le chantier de la désormais mythique route californienne – ce roman est à nouveau un bonheur de lecture. On y apprend des tas de choses sans jamais bouder son plaisir. On découvre une formidable aventure humaine avec la tension d’un thriller. Bref, on ne s’ennuie pas une seconde avec ce roman addictif au possible. Une nouvelle réussite à mettre au crédit d’un Michel Moutot au meilleur de sa forme!

Filles du ciel
Michel Moutot
Éditions du Seuil
Roman
288 p., 20,50 €
EAN 9782021526288
Paru le 10/05/2024

Où?
Le roman est situé à Paris et en banlieue, notamment à Levallois-Perret ainsi qu’à Garabit. On y voyage aussi jusqu’aux États-Unis, notamment à New York en passant par les Açores ou encore à Tulsa dans l’Oklahoma.

Quand?
L’action se déroule de 1885 à 1889.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pendant l’assemblage de la Statue de la Liberté, dans le port de New York en 1886, puis l’édification à Paris quelques mois plus tard de la tour de trois cents mètres de Gustave Eiffel, se croisent les destins d’un ouvrier français au regard de tueur, d’une princesse indienne et de Tëme, son oncle et protecteur, chef de guerre de la tribu des Lenape.
Après la mort de la Fille du ciel, Tëme va partir, à rebours de la conquête de l’Ouest, pour la capitale française où se prépare dans l’effervescence l’Exposition universelle du centenaire de la Révolution.
Les reflets de cuivre de Lady Liberty, les feux d’artifice de son inauguration, les étincelles des braseros chauffant au rouge les rivets de la Tour illuminent cette histoire d’amour, de fer et de vengeance qui illustre, de Brooklyn au Champ-de-Mars, l’avènement d’un monde nouveau.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
Paris
Janvier 1885
Sur l’échafaudage, au-dessus des toits de la Plaine-Monceau, Philibert Boucher dévisse la plaque de cuivre. Façonnée au maillet sur une forme de bois, c’est une joue et une aile du nez de la statue. Le geste est précis, rapide ; l’outil semble un jouet dans sa main de géant. Il fourre les vis dans sa poche. Ne les gardez pas, a dit un contremaître. En Amérique, elles seront remplacées par des rivets.
Il retourne la pièce de métal rouge orangé, deux millimètres et demi d’épaisseur, observe les traces des milliers de coups qui, en lui faisant épouser à chaud les contours du modèle, ont créé ce fragment du visage au profil de déesse grecque. Sacrément forts, ces gars-là, pense-t-il. Pas étonnant qu’ils soient les mieux payés de l’atelier. Il le suspend à deux crochets, noue la corde à une potence, le bascule dans le vide ; pieds calés, dos rond, il contrôle la descente. Les autres s’y mettent à deux pour cette opération mais Boucher, avec ses bras épais comme des branches de cèdre, n’a besoin de personne. Et personne ne veut faire équipe avec lui.
Dans la cour pavée des établissements Gaget, Gauthier et Cie, au 25 de la rue Chazelles, deux ouvriers attrapent la pièce avant qu’elle ne touche le sol, la guident vers un chariot à bras et l’apportent à un contremaître qui désigne une caisse et note sa référence dans un cahier à couverture de cuir. La joue de cuivre est marquée, une lettre et deux chiffres au verso reportés sur un plan, puis calée dans de la paille, pour éviter qu’elle ne s’abîme dans la soute du bateau qui bientôt traversera l’Atlantique.
Dans l’idée de ses concepteurs, cette œuvre monumentale, la plus grande statue du monde, devait être offerte « par le peuple français au peuple américain » pour célébrer le centenaire de la glorieuse Indépendance américaine, en 1876. Elle n’a que dix ans de retard, alors maintenant on n’est plus vraiment pressés, plaisante un ingénieur de l’entreprise Eiffel. C’est lui qui a conçu l’armature de fer, en forme de pile de pont, de La Liberté éclairant le monde, du fameux sculpteur Auguste Bartholdi. Elle résistera aux vents et aux tempêtes, dans la rade de New York, je vous le garantis.
Depuis l’été, sa torche, son diadème et son profil altier surplombent les maisons et les immeubles du quartier de la Plaine-Monceau, à l’ouest de la capitale. Par beau temps, le soleil couchant embrase sa peau de cuivre et baigne le quartier, jusqu’au parc, d’une lueur dorée que chantent les poètes. Les enfants la montrent du doigt, les curieux viennent de loin admirer le prodige qui semble veiller sur la ville, dessins et gravures font la une d’une presse admirative. Au soir de sa vie, le grand Victor Hugo est venu en personne à l’atelier saluer cette « belle œuvre, gage de paix permanent ».
Le 4 juillet, jour de la fête nationale des États-Unis, celle que le Nouveau Monde baptisera bientôt Miss Liberty a été symboliquement remise par Ferdinand de Lesseps, président du comité de l’Union franco-américaine qui a financé l’opération, au représentant de Washington, l’ambassadeur Levi Morton.
Fanfare des Batignolles, hymnes nationaux, flonflons tricolores, discours emphatiques, applaudissements, « amitié séculaire entre nos deux pays », curieux massés jusque sur les toits, froufrous des élégantes, « Huitième merveille du monde », fierté des ouvriers, satisfaction des officiels en hauts-de-forme, sourire béat de l’artiste devant l’œuvre de sa vie, résultat de quinze ans de travail et d’obstination.
Premier monument en kit de l’histoire, la prodigieuse allégorie va maintenant être démontée. Ses trois-cent-cinquante pièces de cuivre vont être mises en caisses puis embarquées à Rouen sur une frégate de la Marine. Dans la baie de New York le minuscule îlot de Bedloe, face à Manhattan, a été repéré par Bartholdi lors de son premier voyage, quinze ans plus tôt. Par chance, il abrite une base militaire sans grande utilité que le gouvernement fédéral a accepté de céder. Ce sera sa seule contribution. Des deux côtés de l’Atlantique, gouvernants, diplomates, milieux d’affaires et religieux se méfient du grandiose projet. Plutôt que l’hommage universel à la liberté que chantent ses concepteurs, ils soupçonnent une entreprise subversive, un appel à l’insurrection, une incitation à la révolution, à la violence, à la mise en cause de l’ordre social ; un encouragement aux classes populaires à se soulever contre leur condition. Dans cette main levée tenant un flambeau, ils voient surtout un poing dressé. L’influente Église catholique, sans le dire, n’apprécie guère cette œuvre immense aux allures de déesse païenne. Impossible de la condamner ouvertement ou de l’interdire, mais pas question de la soutenir, encore moins la financer.
La monumentale utopie est donc depuis son origine portée par des idéalistes, des rêveurs, des amoureux des Lumières, de la République, de l’Amérique et de la Démocratie. Et s’ils sont tous, ou presque, francs-maçons, ce n’est pas un hasard : quelle meilleure illustration des idéaux défendus par les descendants des bâtisseurs de cathédrales que le faisceau d’une torche géante trouant les ténèbres de l’ignorance et des superstitions ? La Liberté face à l’obscurantisme, le visage d’une femme laïque défiant les conventions ; une héroïne du peuple faisant trembler les puissants. Ils ont mis, en France et aux États-Unis, leurs influents réseaux au service de la Grande Dame de cuivre, multipliant collectes et levées de fonds, banquets et réunions payantes, le temps de boucler son budget, au bout de cinq ans. Chaque étape de sa construction, de la première esquisse jusqu’à son inauguration, sera accompagnée, louée et célébrée par les « Frères ». Leurs symboles, l’équerre et le compas, l’œil qui voit tout et les rayons de lumière, sont omniprésents.
Au soir du 4 juillet, après les discours et le banquet offert par le comité de l’Union franco-américaine, Auguste Bartholdi retourne rue Chazelles. La fête est terminée, les invités partis, drapeaux et décorations flottent au doux vent de la nuit.
Il frappe trois coups au portail de l’atelier, salue le concierge tiré de son sommeil. Il veut la voir une dernière fois, lui dire au revoir avant son grand voyage. La torche va être démontée demain, lui dit-il. Elle renaîtra en Amérique.
Dans la pâle clarté d’une lune presque pleine, il s’adosse à l’un des murs de briques et lève la tête. La voilà, dans toute sa splendeur ; immense, fière, plus belle que dans ses rêves et ses esquisses. Il se souvient, la première fois qu’il a osé l’imaginer : une statue géante, femme nourricière et bienveillante tenant à bout de bras le flambeau des Lumières. C’était il y a bien longtemps, en réponse à un appel d’offres lancé par l’Égypte pour l’édification d’un phare monumental à l’entrée du canal de Suez qui venait d’être percé. Le projet n’a jamais vu le jour, à cause de sombres intrigues diplomatico-financières.
Mais quand son ami Édouard de Laboulaye, fin lettré, éminent professeur de droit public au Collège de France, admirateur de la démocratie américaine, lui a parlé de son idée de statue que la France pourrait offrir aux États-Unis pour célébrer le centenaire de leur glorieuse révolution, il a ressorti ses dessins préparatoires. Il avait même, dans un coin de son atelier de la rue Vavin, une ébauche en glaise de celle qu’il avait baptisée L’Égypte apportant la lumière à l’Asie. Il l’a redessinée pour qu’elle ressemble davantage à une déesse grecque qu’à une paysanne du Nil, et la voilà, elle existe. La financer n’a pas été facile, mais ils y sont parvenus. Elle est passée par le plâtre, puis le bronze, puis les gigantesques formes de bois que son armée de menuisiers et de charpentiers aux mains d’or ont conçues ont permis de façonner en cuivre les pièces de son chef-d’œuvre, enfin assemblées. Cette nuit, elle semble veiller sur le sommeil des Parisiens, et bientôt elle accueillera voyageurs et émigrants, à la Porte d’or, l’entrée du Nouveau Monde. Quel beau symbole ! Et quel malheur que ce cher Édouard soit mort voilà deux ans, alors qu’étaient martelées les premières tôles. Comme il serait heureux aujourd’hui ! Autant que lui-même. Davantage peut-être.

Au lendemain du Nouvel An, les visites du public parisien, qui se pressait à l’atelier pour admirer, contre un modeste droit d’entrée, ce prodige des arts et de la technique, sont terminées. Les deux-cent-douze caisses à claire-voie commandées à un menuisier du Morvan ont été livrées. Une trentaine d’ouvriers grimpent dans les échafaudages et, commençant par la torche et la coiffe aux sept rayons figurant les sept continents, dévissent les plaques de cuivre et les descendent avec crochets, cordes et poulies.
Parmi eux, la stature de Philibert Boucher se détache. Ce colosse hirsute d’un mètre quatre-vingt-douze, épaules de bûcheron, poigne de fer, balafre sur la tempe et l’oreille gauche, souvenir d’une bagarre à coups de tesson de bouteille dans un bouge de Romainville quand il n’avait pas seize ans, est détesté sur le chantier. Ses pairs lui reprochent son mutisme, sa violence – il cogne dur sans prévenir, parfois sans raison apparente –, son vin mauvais ; les contremaîtres redoutent ses colères, son mépris des consignes et son regard de tueur.
Mais il abat la tâche de trois hommes, ignore la fatigue et ne refuse aucune heure supplémentaire. Par deux fois, les demandes de le chasser de l’atelier ont été refusées par la direction. « Ce type est odieux, mais j’en voudrais quinze comme lui, a dit Émile Gaget. Débrouillez-vous, pas question de le virer. »
À trente ans, Boucher partage avec sa mère impotente une roulotte décatie, sans roues ni chauffage, dans la Zone au Pré-Saint-Gervais. De l’autre côté des fortifications, cette bande de terre décrétée non constructible par l’armée, amas de cabanes et de cahutes flottant sur un océan de boue qui jamais ne sèche vraiment, même en été, est le plus grand bidonville de France. S’y entassent miséreux, déclassés, vieux sans ressources, immigrants, lépreux, enfants perdus, tziganes, mendiants, infirmes, ouvriers chassés par la spéculation immobilière et les travaux du baron Haussmann, paysans sans terre attirés par le mirage de la grande ville, communards en cavale, déserteurs, chiffonniers, propres à rien, Apaches, voleurs, malfrats et réprouvés. D’improbables gargotes nourrissent cette humanité semblant sortie du Moyen Âge. Des barbecues empestent le mauvais charbon et grillent des saucisses aux contenus suspects. Des cabarets à six sous accueillent les bourgeois parisiens en quête de frissons, d’absinthe et de plaisirs faciles, qui se donnent bonne conscience en baptisant « filles de joie » les prostituées, souvent mineures, dont le maquillage cache mal les cernes et les tourments.
C’est dans cette cour des Miracles, sur un sol en terre battue, entre quatre planches disjointes, qu’est né voilà trente ans le petit Philibert. Il n’a jamais connu son père, livreur de pierres écrasé sous sa charrette quand il avait un an. Sa mère fut femme de ménage chez de riches familles parisiennes, tant qu’elle a pu marcher. Enfant, elle ne l’a jamais aimé ; toujours sur le point de l’abandonner, renonçant à la dernière minute, prise de remords que vite elle regrettait et noyait dans l’alcool. Elle le nourrissait peu et mal, disparaissait pendant des jours en le confiant à de vagues voisins incapables de calmer ses pleurs et ses terreurs. Aujourd’hui, la haine entre eux est presque palpable. Ils passent des jours sans se parler, communiquent par gestes ou signes de tête. Elle l’a longtemps battu comme plâtre, jusqu’au jour où, à douze ans, il lui a cassé une chaise sur le dos et l’aurait tuée si des chiffonniers n’étaient pas intervenus. Ses souvenirs d’enfance, c’est la faim, le froid et la violence, entre taudis, cabanes et masures insalubres.
Heureusement il y avait les copains, la bande. Une dizaine de morveux tireurs de frondes, chasseurs de rats, rois des passages secrets et des cachettes dans les buissons, des vols à l’étalage rue de Belleville, détrousseurs de touristes sur les boulevards ; feux à la belle étoile en été, agglutinés autour d’un poêle récupéré dans les ordures en hiver, se racontant les histoires de pères imaginaires partis chercher de l’or au Pérou ou en Californie et qui un jour, c’est sûr, reviendront les chercher.
Tous sont morts ou en prison, aujourd’hui. Seul Philibert s’en est sorti, grâce à ses mains habiles et sa force herculéenne. Il apporte à sa mère son seul repas de la journée, du pain noir, du lard ou des croûtes de fromage, le soir en rentrant du chantier. Quand il rentre. Certains jours de paie, il passe la nuit dans un bordel de Saint-Lazare ou, aux beaux jours, cuve son vin dans un fossé des fortifs. Sa mère mange un bol de soupe si la voisine, une lavandière qui partage avec une douzaine de chats une cahute de tôles et de toile goudronnée, pense à elle. Sinon, c’est pas sauter un repas qui la tuera, la vieille. Dommage, d’ailleurs. J’en serais débarrassé depuis longtemps, pense-t-il.

La partie haute de la statue, jusqu’à la taille, a été démontée et empaquetée quand un matin, comme les hommes se regroupent autour de braseros pour se réchauffer les mains avant de se mettre à la tâche malgré la bise et les flocons de neige fondue, un membre du comité de l’Union franco-américaine, chargé de superviser la mise en caisse, les rassemble sous l’auvent.
– Messieurs, j’ai une grande nouvelle : la direction propose à douze volontaires d’accompagner en Amérique notre magnifique statue et de travailler à son remontage, aux côtés des ouvriers américains. Au moins six mois de travail à New York, pour soixante francs la semaine. Et l’honneur d’ériger dans la capitale du Nouveau Monde ce symbole éternel de la grandeur de la France et de l’amitié entre nos deux pays. Le gouvernement prend à sa charge le transport de notre chef-d’œuvre. C’est donc sur une frégate de la Marine, avec les caisses, que les chanceux vont voyager, tous frais payés. Monsieur Boyer, à cette table, prendra les noms des volontaires. Comme vous serez, je n’en doute pas, nombreux à vouloir profiter d’une opportunité qui ne se présente qu’une fois dans une vie, nous prévoyons de procéder à un tirage au sort. Bonne chance à tous. Et je suis chargé par M. de Lesseps, le président de notre comité, de vous féliciter pour votre excellent travail. Les délais ont été tenus, sans le moindre dommage ou accident. Bravo.
Six mois d’emploi en Amérique, une paie convenable et le passage payé, même s’il ne voit pas bien où se trouve cette ville de New York, Philibert Boucher n’hésite pas. D’un coup d’épaule, il passe devant un jeune moustachu et se présente le premier à la table. Que deviendra la vieille ? Au diable. La grosse Lulu n’aura qu’à s’en occuper. Pas mon problème. Il y a du travail à foison, de l’autre côté de l’océan, à ce qu’on dit. Ils donnent aux ouvriers qui savent bâtir des ponts ou des immeubles des salaires qu’un contremaître n’aurait pas ici, racontait un Italien l’autre jour à la cambuse. On peut même y devenir millionnaire, avec du travail et de la chance. Je vais y aller, et on verra bien. Si ça se trouve je ne reviendrai jamais.
– Nom ?
– Boucher
– Prénom ?
– Philibert.
– Tu connais ton âge ?
– Trente ans.
– Ton lieu de naissance ?
– Aubervilliers.
M. Boyer se tourne vers l’un des chefs d’atelier, qui approuve d’un signe de tête. Il note le nom en tête de liste.
– Suivant.
Contre toute attente, trois jours plus tard, la liste ne compte que dix volontaires. Le comité devra promettre dix francs de plus par semaine pour trouver deux autres candidats à l’aventure transatlantique.
Jour après jour, les caisses s’empilent dans la cour. Un matin d’avril, quand ne restent à démonter que les pieds de la géante autour desquels s’enroulent les maillons de chaînes brisées symbolisant la fin de l’esclavage des Noirs d’Afrique, des charrettes tirées par des percherons commencent à les emporter vers un hangar de la gare Saint-Lazare toute proche. Deux semaines plus tard, la dernière caisse est clouée. C’est la numéro un, sur laquelle est inscrit au pochoir, à la peinture noire : « Chaînes, pieds, anneaux et diverses feuilles de la draperie ». La numéro trente-sept contient la « Tête », la sept, une « Semelle et talon », la trente-et-un le « Bas du livre côté droit ». Elles sont de tailles différentes, en fonction du contenu, la plus lourde pèse huit cents kilos. En tout, cent-vingt tonnes de fer, quatre-vingts tonnes de cuivre. Trente-six caisses sont remplies de rivets, rondelles et boulons.
Quand elles quittent, sous les bravos des ouvriers et des employés, la cour des ateliers, rendez-vous est donné à la gare, le lendemain matin, aux douze « Américains », comme on les surnomme. Ce soir-là, Philibert Boucher hésite à parler à sa mère, y renonce. À quoi bon, pense-t-il. Elle ne se rendra pas compte de mon absence avant des jours, et je ne vais pas lui dire que je pars en Amérique. Elle n’a aucune idée de ce que c’est l’Amérique. Quand j’étais petit, elle disait que le plus loin qu’elle soit allée en dehors de Paris c’était Compiègne, et qu’elle avait détesté prendre le train.
Il rend visite à la voisine, dépose sur la table deux billets de vingt francs en disant qu’il doit s’absenter quelques jours, peut-être davantage, et que si c’est le cas il trouvera un moyen d’envoyer de l’argent pour nourrir la vieille, en sachant qu’il n’en fera rien. Non, je ne lui ai rien dit. Elle dort.
Peu avant midi, un train spécial de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, soixante-dix wagons pavoisés de cocardes, lâche un coup de sifflet et un jet de vapeur aux premiers tours de roues sur le quai de la gare. Des dignitaires de la loge maçonnique Alsace-Lorraine, celle de Bartholdi, des officiels de l’Ouest parisien, des membres de l’état-major de la Marine en grand uniforme, des ouvriers des ateliers Gaget et des écoliers du huitième arrondissement brandissant de petits drapeaux français et américains saluent le départ vers Rouen du glorieux chargement. Un wagon à banquettes de bois a été accroché à l’arrière, dans lequel prennent place Philibert Boucher, ses onze compagnons de voyage et le contremaître Laurent, qui transporte dans une sacoche de toile la documentation technique sur laquelle il veille comme sur le Saint Sacrement.
– J’ai entendu une conversation entre Gauthier et un comptable, il y a deux jours, dit-il à son voisin de banc. Aux dernières nouvelles le piédestal de la statue, que les Américains doivent construire sur l’île dans le port de New York, est à peine commencé. Des mois de retard, peut-être un an. Vous êtes bien optimistes de partir si loin sans être sûrs d’avoir du travail. Pas de statue à remonter, pas de salaire… Moi, ma mission s’arrête sur le quai du port de Rouen, je donne la sacoche à Bartholdi et je rentre à la maison.
– Mais toi, tu as une femme et des enfants, non ? répond Eugène Riobert, un ouvrier de vingt-deux ans qui aurait payé son passage pour l’Amérique s’il avait fallu. Moi, j’ai un oncle qui est parti chercher fortune en Californie, il y a trente ans. Aujourd’hui il dit dans ses lettres qu’il est l’un des hommes les plus riches de San Francisco. Il a deux hôtels et trois restaurants. Alors, statue ou pas, je compte bien l’y rejoindre. La République m’offre le bateau, au revoir et merci !
– Moi, j’ai confiance dans le comité, dit un autre. Ils n’enverraient pas un chargement pareil si tout n’était pas prêt pour l’accueillir.
Philibert Boucher cale sa tête contre la fenêtre, baisse sa casquette sur ses yeux et, dans le bruit et la fumée, fait semblant de dormir. Il pense à l’océan, qu’il va voir pour la première fois, aux récits des marins dans les bouges de la Zone, à leurs descriptions des filles à trois sous et des bars sur les quais, dans tous les ports du monde.
En fin d’après-midi, le train s’immobilise aux abords de la gare de Rouen. Une noria de charrettes attend, près d’une grue à vapeur, pour transporter les caisses sur le quai Cavelier-de-La-Salle, dans un méandre de la Seine en plein centre-ville, où est amarrée une frégate de la Marine, l’Isère.
C’est un trois-mâts moderne à coque métallique de soixante-sept mètres, mille trois cents tonneaux, avec une machine à vapeur de cent-soixante chevaux et une hélice de bronze flambant neuve. Elle rentre du Tonkin où elle ravitaillait les troupes coloniales. Son commandant, le capitaine de vaisseau Gabriel Lespinasse de Saune, doit à ses états de service et ses contacts familiaux à l’Amirauté l’honneur d’avoir été désigné pour cette prestigieuse mission.
En ville, les « Américains » sont logés, aux frais du comité, dans une auberge à marins à deux rues de là. Certains proposent leurs services pour aider au chargement, les débardeurs refusent. On n’aime pas les touristes, par ici, ou les amateurs qui voudraient piquer notre boulot. Docker, c’est un métier, et ces grues sont dangereuses. Tirez-vous de là !
Le lendemain Boucher se lève à midi, traîne de bouge en taverne, dépense ses derniers sous en rhum coupé d’eau, prostituées édentées et mauvais vin. Un matin, il aperçoit sur le quai Auguste Bartholdi en conversation avec un officier, sans doute le commandant à en juger par son uniforme à galons dorés. Les caisses se balancent au bout des cordages et disparaissent dans la soute où elles sont arrimées serré pour ne pas déséquilibrer le bateau en cas de tempête. Le 20 mai, la dernière disparaît dans les entrailles du navire. Le jour suivant, l’Isère lève l’ancre, saluée par le conseil municipal, la loge maçonnique et la musique militaire qui joue La Marche du drapeau. Elle descend la Seine au rythme lent de sa chaudière, toutes voiles carguées contre les vergues. Deux heures plus tard, elle mouille à Caudebec-en-Caux, dans le troisième méandre du fleuve après Rouen. Les ouvriers voient débarquer le sculpteur et sa femme, accompagnés de M. Gaget, qui retournent à Rouen, puis à Paris.
– Vous ne croyiez quand même pas qu’ils allaient voyager dans le dortoir puant d’un navire militaire ? lance un marin. Le beau monde, ça traverse l’océan en paquebot, dans des cabines de luxe, en buvant du champagne. Le second m’a dit qu’ils partaient dans une semaine. Ils seront sans doute à New York avant nous.
En début de soirée, le trois-mâts croise au large du Havre et pénètre dans la Manche. Le faisceau du phare, comme un doigt divin, pointe vers l’ouest la direction du Nouveau Monde. Une longue houle se lève, qui retourne les estomacs des douze ouvriers, dont aucun n’avait jamais mis le pied sur un bateau. Les voiles sont larguées, le cap mis sur l’archipel des Açores.

2
Horta – Île de Faial (Açores)
Juin 1885
Les deux marins américains ont dégainé leurs couteaux de baleiniers et menacent Philibert Boucher qui leur fait face, dos au mur dans la taverne de Porto Pim. Il répond aux éclairs des lames par de grands moulinets avec le tabouret qui lui a servi à assommer leur quartier-maître. Personne n’a compris comment la querelle a éclaté, dans la salle de l’Azorean House. Mais dans le café du port de Horta, escale réputée de l’archipel des Açores où se côtoient équipages et passagers de steamers, matelots de toutes les marines du monde, pêcheurs du grand large et chasseurs de cachalots, le patron a l’habitude des rixes.
Aux premiers éclats de voix, insultes en jargon baleinier de la côte est des États-Unis d’un côté, argot des faubourgs parisiens de l’autre, il a envoyé un commis chercher trois membres de la Guarda Nacional Republicana qui entrent dans la pièce et braquent leurs fusils sur les bagarreurs. Ils ordonnent aux Yankees de poser à terre leurs coutelas à trancher la peau des cétacés, au colosse français de lâcher ce tabouret, sortent d’une sacoche des fers de marchands d’esclaves datant du XVIIe siècle, les menottent et embarquent le trio dans la prison du port.
Le lendemain matin Charles Dabney, tout-puissant consul des États-Unis sur l’île, arrête son buggy attelé derrière un hongre blanc au pied de l’échelle de coupée de l’Isère, amarrée sur le quai des marchands de charbon.
– Le consul américain aux Açores demande permission de monter à bord, commandant ! crie le planton de garde sur le quai.
– Permission accordée.
Le diplomate porte un costume de lin clair, un chapeau à large bord, une courte cravache de cuir tressé avec laquelle il frappe contre sa jambe de petits coups censés souligner son exaspération.
– La brute qui a failli tuer hier soir un officier de notre flotte baleinière affirme faire partie de votre équipage, dit-il, mi en français, mi en portugais, au lieutenant de vaisseau Lespinasse de Saune, descendu à sa rencontre.
– Ce n’est pas l’un de nos hommes, monsieur le consul. Nos marins ont interdiction de se battre aux escales, et sont disciplinés. Il s’agit d’un passager. L’un des ouvriers qui accompagnent à New York la statue monumentale que nous avons à bord, et que nous nous apprêtons à offrir à votre pays, de la part du peuple français. Je ne sais pas si vous avez eu vent de ce formidable projet. Elle va être érigée dans cette baie magnifique, dans laquelle j’ai déjà eu le plaisir de mouiller.
– Je ne sais pas de quoi vous parlez… Et je m’en moque. Marin ou passager, il sera condamné à trois mois de cachot, à moins que vous ne payiez son amende. La grande flotte baleinière américaine fait vivre cette île, et j’exige que nos courageux chasseurs de monstres des mers y soient respectés. Le quartier-maître du Charles Morgan a mis deux heures à retrouver ses esprits, le médecin du bord craint une fracture du crâne. En tant que représentant du gouvernement fédéral des États-Unis, je ne peux tolérer cela.
– J’entends bien, monsieur le consul. Mais d’après ce qui m’a été rapporté, mon compatriote a été pris à partie par trois hommes ivres armés de couteaux. Il s’est défendu.
– Les faits ne sont pas clairs. C’est pour cela que le capitaine de la garde, un ami, accepte de régler cela entre nous, par une simple amende. Je vous conseille d’accepter.
– Bien entendu. Mon intendant est à votre disposition. Avec mes remerciements, monsieur le consul.
– Et je vous demande de consigner cet individu à bord pendant votre escale.
– Cela va de soi. Nous terminons le plein de charbon et appareillons demain à l’aube. Nous sommes en mission officielle pour la République française, cela n’attend pas.
Peu après, deux gendarmes portugais en armes escortent Philibert Boucher jusqu’à la frégate. Il marche d’un bon pas, épaules en arrière, mais son œil droit est tuméfié, sa main droite écorchée. La bagarre s’est poursuivie dans la cellule de la prison, où les gardes nationaux ont eu l’étrange idée d’enfermer ensemble les trois détenus, avant de les séparer à la hâte.
– Comment vous appelez-vous, ouvrier ? lance le commandant à l’homme qui se tient devant lui sur le pont, tête haute, demi-sourire aux lèvres.
– Boucher. Philibert Boucher.
– La République vient de payer l’équivalent de quatre-vingts francs pour vous sortir de là. Je ne veux pas savoir ce qui s’est passé. Misérable querelle d’ivrognes. Votre mission en Amérique est de la plus haute importance, il n’est pas question de vous laisser ici. Mais sachez que cette somme sera retenue sur votre salaire, je laisserai les consignes et veillerai à ce qu’elles soient appliquées.
– Comme vous voulez.
– La ferme ! Vous n’avez rien à répondre. Je vais vous apprendre à parler sur ce ton au commandant de ce navire. Vous effectuerez la suite de la traversée à fond de cale, avec les caisses. Interdiction de monter sur le pont. Second maître, escortez-le. Non, attendez… Avant de descendre, il va aider au chargement du charbon. Donnez-lui une pelle.
Quatre chariots tirés par des bœufs font des allers-retours entre les entrepôts de combustible, au bout du quai, et le navire. Grâce à sa position géographique, presque à mi-chemin de l’Amérique, Horta est devenu, depuis l’avènement de la marine à vapeur, le principal point de ravitaillement des navires transatlantiques, qui multiplient les traversées. Les panaches de leurs cheminées se détachent sur l’horizon, équipages et passagers se pressent dans les tavernes et les magasins de souvenirs de l’île. Les entrepreneurs locaux qui avaient les bonnes connexions à Lisbonne et ont été capables de monter, puis approvisionner, des entrepôts à coke ont fait fortune en trois ans. Mais dans le bassin de Porto Pim, ce n’est pas l’odeur du charbon qui domine. C’est celle, plus âcre, des fours qui fument sur les ponts des trois-mâts de la flotte baleinière américaine. Les quartiers de cétacés chassés dans le Grand Sud y sont cuits et fondus pour devenir cette huile qui, depuis un siècle, éclaire les rues des capitales du monde et a fait la fortune des Quakers de l’île de Nantucket ou du port de New Bedford, dans le Massachusetts. Ceux que les îliens appellent les Yankee Whalers sont chez eux à Horta, le plus grand village de Faial. Ce matin, la bannière étoilée flotte sur une douzaine de trois-mâts aux ponts luisants de graisse. Certains, de retour d’une campagne de chasse de plusieurs mois, voire plusieurs années dans l’Atlantique sud, font escale pour un dernier ravitaillement avant de mettre cap à l’ouest et rentrer à leurs ports d’attache. D’autres, partis pour une campagne de chasse avec un équipage américain incomplet – les dangers de la chasse et les mauvaises paies rebutent les candidats dans les ports de la côte Est –, font escale aux Açores pour y embaucher des îliens, dont la réputation de harponneurs et de marins intrépides a franchi l’Atlantique. Contre la promesse de rester à bord tant que les cales ne sont pas pleines d’huile, ils reçoivent l’assurance de pouvoir, en fin de campagne, débarquer en Amérique et s’y installer sans formalités. Ils obtiennent en quelques mois une naturalisation que d’autres attendent des années. Dans le port de New Bedford, près de Boston, où s’entassent les tonneaux luisants, on jure en portugais, la morue y est cuisinée comme au pays et les récits de fortunes baleinières sont envoyés dans les îles, où ils suscitent de nouvelles vocations. La chasse aux géants des mers est une tradition séculaire aux Açores, et les harponneurs locaux se sont taillé une réputation de bravoure et d’efficacité au sein de la flotte américaine, qui offre des salaires et des perspectives d’émigration qui font rêver les jeunes de l’archipel.
Sur le pont de l’Isère, près de l’ouverture de la cale à charbon, Philibert Boucher regarde l’énorme godet de fer suspendu à une poulie dans la mâture descendre vers lui. Un marin, d’un coup de perche, déclenche le mécanisme d’ouverture. Une partie du chargement de coke tombe dans la soute, une autre se répand sur le pont. – Allez, mon gars, à toi ! lui lance un marin en uniforme. Dégage tout ça en vitesse. On n’a pas toute la journée.
Cet abruti de commandant croyait me punir, pense Philibert en empoignant sa pelle, mais je suis content d’avoir quelque chose à faire. Je m’emmerde, sur ce bateau. Et rien à foutre de finir le voyage avec les caisses. Au moins je n’aurai plus à supporter les ronflements et les odeurs de tous ces crétins dans leurs hamacs.

3
Baie de New York
Juin 1885
À l’aube du 17 juin, la vigie de l’Isère signale enfin la pointe de Sandy Hook, l’entrée sud de la baie de New York. La frégate longe depuis la veille la côte américaine, les dunes et lagunes du New Jersey, après vingt-cinq jours de navigation sans encombre. Deux jours de tempête, au large de Cuba, ont secoué le navire mais n’ont provoqué aucun dégât dans la cale, où les caisses étaient bien arrimées. Le commandant ordonne d’affaler les voiles et de mettre la chaudière au ralenti pour arriver avec le jour.
Un port aussi vaste et important sans un phare pour en marquer l’entrée, voilà qui est étrange, pense-t-il en abaissant sa longue-vue. C’est aussi cela, le Nouveau Monde. Il est si nouveau que des balises indispensables que nos ancêtres ont depuis longtemps bâties sur nos côtes manquent encore ici. Il doit y avoir des fortunes à faire en construisant des phares sur les côtes de l’Amérique. Il faudra que j’en parle à mon cousin Henri, ingénieur à l’arsenal de Brest. Il pourrait peut-être tenter sa chance ici et devenir riche en quelques années.
L’officier ordonne la mise en panne et l’envoi sur les haubans extérieurs des pavillons de cérémonie. Puis il descend dans sa cabine passer son uniforme de parade. Il glisse dans sa poche la lettre officielle signée par Ferdinand de Lesseps, qui l’instruit de remettre son chargement à Joseph W. Drexel, banquier et président du Comité américain pour le piédestal de la statue et au général Charles P. Stone, du Corps des ingénieurs de l’armée américaine, qui en dirige les travaux.
Le roulement sourd de la chaîne d’ancre et les ordres du quartier-maître dans un porte-voix réveillent marins et passagers. Dans la soute, Philibert Boucher s’étire sur le lit qu’il s’est aménagé, avec des couvertures pliées, entre deux caisses. Une chance, cette punition… J’étais peinard ici, avec la Grande Dame en morceaux. Ils m’ont apporté à manger, dispensé de corvées, vidé mon pot de chambre… Dans la tempête j’étais mieux installé que les autres, j’parie, même si cela a bien secoué. On dirait que nous sommes arrivés. Combien de jours depuis l’île des chasseurs de baleines ? Deux semaines ? Plus ? Je ne sais pas, perdu le compte. À entendre le raffut là-haut, on ne devrait pas être loin du port. »

À propos de l’auteur
MOUTOT_michel_ ©Hermance_TriayMichel Moutot © Photo Hermance Triay

Michel Moutot est journaliste à l’Agence France-Presse. Lauréat du prix Albert-Londres en 1999, correspondant à New York en 2001, il a reçu le prix Louis-Hachette pour sa couverture des attentats du 11 Septembre. Filles du ciel est son cinquième roman, après Ciel d’acier, récompensé par le prix du Meilleur Roman des lecteurs de Points en 2016, Séquoias, prix Relay des Voyageurs en 2018, L’America, prix Livre & Mer Henri-Queffélec en 2020, et Route One en 2022. (Source: Éditions du Seuil)

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La Louisiane

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  RL_2024

Finaliste du Prix de la Closerie 2024
En lice pour le Prix France Bleu – Page des libraires 2024
En lice pour le Prix Nice baie des Anges 2024

En deux mots
Parmi les pensionnaires de la Salpêtrière, 90 femmes sont choisies pour rejoindre la Louisiane, épouser les colons et peupler la colonie du Mississipi. Mais après avoir débarqué en Louisiane en 1721, Geneviève, Charlotte, Pétronille et leurs sœurs d’infortune connaîtront des destins très différents.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois femmes dans le Nouveau Monde

En explorant un pan méconnu de l’Histoire des colonies françaises, l’envoi de femmes pour peupler ces vastes territoires, Julia Malye réussit une admirable fresque autour d’un trio de femmes bien décidées à cesser de subir la loi des hommes. Documenté, dense et poignant.

En cette année 1720, John Law, le contrôleur général des finances voit son système s’effondrer avec les actions du Mississipi, l’obligeant à se retirer. Si la colonie est loin de regorger de l’or et d’autres richesses miroitées, le Roi Louis XV n’entend pas l’abandonner et décide de plusieurs expéditions. Il ordonne notamment l’envoi de femmes à Biloxi, situé dans un pays marécageux, aux eaux malsaines et au sol stérile, où il a à érigé un fort.
C’est à Marguerite Pancatelin, la Supérieure de la Salpêtrière, qu’échoit la tâche de dresser la liste des volontaires qui seront aptes à affronter un tel voyage et qui peuvent enfanter.
Ajoutons d’emblée que ses pensionnaires sont plutôt réticentes et qu’à part Geneviève, prisonnière à la Grande Force et qui n’a plus grand chose à perdre, personne ou presque n’est candidate pour cette mission. Alors elle choisit toutes celles qui lui semblent convenir, allant même jusqu’à désigner une enfant de 12 ans.
Encadrées par des religieuses, les femmes quittent Paris pour les bords de Loire avant de rejoindre la Bretagne et d’embarquer à bord de La Baleine pour un voyage périlleux.
Après bien des péripéties – le mal de mer, le confinement, une attaque de pirates – elles débarquent à Biloxi.
La seconde partie du roman raconte comment elles ont été mariées à peine débarquées et leur quotidien dans ces contrées hostiles, mais aussi combien le voyage leur a permis de mieux se connaître, de tisser des liens.
Charlotte, Pétronille et Geneviève vont toutefois connaître des destins bien différents. En les suivant au fil des années, Julia Malye nous raconte la vie des colons, entre les maladies, les ouragans, la guerre contre les tribus autochtones. Petit à petit, la région va tout de même parvenir à se développer avec l’arrivée d’une nouvelle génération, les enfants de ces femmes de la Salpêtrière.
Si ce roman est si réussi, c’est que ll’autrice s’est abondamment documentée, à la fois sur la Salpêtrière et sur la Louisiane, un territoire qui s’étendait alors jusqu’au Canada. Les conditions de vie, la faune et la flore, les populations autochtones et les esclaves, le climat, rien ne manque. Pas même le romanesque et ses rebondissements en cascade.

La Louisiane
Julia Malye
Éditions Stock
Roman
560 p., 23 €
EAN 9782234094116
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé à Paris, puis au terme d’un voyage le long de la Loire jusqu’en Bretagne et plusieurs mois en mer, à Saint-Domingue puis à Biloxi. On y sillonne ensuite les contrées et villes de Louisiane.

Quand?
L’action se déroule de 1720 à 1739.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Pour la première fois depuis trois mois, elles discernent enfin le sable que leur cachait l’eau lors de la traversée de l’Atlantique, ce fond de l’océan qu’elles ont brièvement aperçu ce matin en débarquant de La Baleine. Personne ne leur a expliqué où elles seraient logées ce soir, dans combien de temps elles seraient fiancées. On ne dit pas tout aux femmes. »
Paris, 1720. Marguerite Pancatelin, la Supérieure de la Salpêtrière, est mandatée pour sélectionner une centaine de femmes «volontaires» qui seront envoyées en Louisiane afin d’y épouser les colons français.
Parmi elles, trois amies improbables : une orpheline de douze ans à la langue bien pendue, une jeune aristocrate désargentée et rejetée par sa famille ainsi qu’une femme condamnée pour avortement. Comme leurs compagnes à bord de La Baleine, Charlotte, Pétronille et Geneviève ignorent tout de ce qui les attend au-delà des mers. Et n’ont pas leur mot à dire sur leur avenir.
Ces étrangères réunies par le destin devront braver l’adversité – maladie, guerre, patriarcat –, traverser une vie faite de chagrins d’amour, de naissances et de deuils, de cruauté et de plaisirs inattendus. Et d’une amitié forgée dans le feu.
Un roman d’une profondeur et d’une émotion saisissantes, qui nous transporte au cœur d’une terre impitoyable, aux côtés d’héroïnes animées d’une extraordinaire soif d’amour et de vie.

Les critiques
Babelio
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La Presse (Laila Maalouf)
Le Journal de Québec (Marie-France Bornais)
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Blog Au fil des livres
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Charlotte parlotte


Julia Malye présente son roman «La Louisiane» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
En 1720, le navire La Baleine quitte la France, emportant à son bord des femmes élevées ou enfermées à l’hôpital de la Salpêtrière, à Paris. Elles embarquent pour la Louisiane à un moment où les colons ont désespérément besoin d’épouses et rejoignent en 1721 ces contrées aussi connues sous le nom de « Mississippi ». Inspiré de leur histoire, ce roman est un hommage à toutes ces femmes qui, pendant trop longtemps, ont sombré dans l’oubli, en France comme aux États-Unis.

Partie I
À leur arrivée en Louisiane, elles sont aveuglées. Le soleil tombe sur Biloxi, étonnamment éblouissant pour un après-midi de janvier. Les femmes clignent des yeux dans la lumière d’hiver et bientôt la plage blanche et sa foule immobile apparaissent, des hommes hâlés et émaciés dressés sur la pointe des pieds. Dans les pirogues, les passagères se serrent les unes contre les autres. Les semelles de leurs chaussures sont si élimées qu’elles devinent les aspérités du bois. Quand les marins arrêtent de ramer, à quelques mètres du rivage, certaines tentent de se lever. Sous leur poids, les pirogues ondoient ; l’air humide colle à leurs gorges comme du pain mouillé.
Pour la première fois depuis trois mois, elles discernent le sable que leur cachait l’eau lors de la traversée de l’Atlantique, ce fond de l’océan qu’elles ont brièvement aperçu ce matin en débarquant de La Baleine. Personne ne leur a expliqué où elles seraient logées ce soir, dans combien de temps elles seraient fiancées. On ne dit pas tout aux femmes.
Certaines se penchent par-dessus le plat-bord. Roches, coquillages, poissons : leurs écailles brillantes, leurs mouvements vifs, un éclat argenté logé dans le coin du regard. Lorsqu’un cri retentit, les passagères s’agitent dans les canoës. Une jeune fille bascule dans la mer avec un bruit mat. La pirogue vacille dangereusement, ne se retourne pas, et plusieurs mains se tendent vers la naufragée. Sous l’eau, sa robe sombre se déploie comme de l’encre. Elle cesse soudain de se débattre. Contrairement à tout ce que les femmes ont toujours cru savoir des flots qui les ont menées jusqu’ici, elle ne coule pas. Elle a pied. Elles la regardent se redresser, le dos droit et le corps tendu, son souffle court balayant la surface, la tête tournée vers la plage où la rumeur des hommes se mêle au ressac de la mer. Ses compagnes l’imitent, l’air inquiet, enthousiaste, nerveux. Elle n’essaye pas de remonter dans la pirogue. Elle se dirige vers le rivage. Ses cheveux sont un masque noir plaqué contre ses tempes.
Les femmes font la seule chose qu’il leur reste à faire – elles attrapent la main la plus proche et sautent.

MARGUERITE
Paris, mars 1720
Marguerite doit dresser une liste. Elle replie la lettre de l’avocat général, s’efforce de trouver une meilleure posture pour sa jambe raide. Après la pluie de ces derniers jours, la douleur enfle de ses orteils à sa cuisse, bourgeonne jusque dans les articulations de ses mains. C’est l’heure où les filles ont quitté les ouvroirs, où les voix récitant les derniers psaumes se sont tues, où les sœurs officières lui ont remis leurs derniers inventaires. Les ateliers sont fermés et les artisans retirés dans leurs logements. On n’entend même plus les prisonnières des loges aux folles. Marguerite enlève sa coiffe. Elle ne devrait pas être à son bureau après le coucher du soleil mais dans son jardin, sous le mimosa en fleur, avec ses épais bouquets qui lui rappellent les perruques de certains hommes. Là, au milieu des pâquerettes et des asphodèles, elle parvient à oublier la véritable odeur de la Salpêtrière.
Elle ouvre un dossier presque vide. Ses mains sont devenues maladroites, agitées de tremblements soudains, et la liste de l’année précédente manque de filer sous le secrétaire. Depuis presque un an et demi, elle choisit les femmes envoyées au Mississippi. Sa première sélection a plu à l’avocat général ; dans son courrier, M. Joly de Fleury lui annonce que le gouverneur de Louisiane en personne réclame davantage d’épouses pour la colonie. Marguerite approche la bougie de la feuille. Ce soir, elle ne sait pas par où commencer.
Les choses étaient différentes l’hiver dernier. L’idée de transférer des détenues au Mississippi était la sienne : elle avait été libre de choisir les candidates idéales. À la Salpêtrière, il ne restait plus assez de lits pour celles qui avaient véritablement besoin d’un refuge. Les dortoirs étaient occupés par des filles qui ne changeraient jamais. Il lui avait suffi de décider de qui elle voulait se débarrasser en premier – des empoisonneuses, des libertines, des rebelles ou des sorcières.
Oui, cette première liste comprenait toutes sortes de prisonnières. Des deux cent neuf pensionnaires sélectionnées l’an passé, elle se souvient particulièrement bien de l’affabulatrice qui, depuis la prison des femmes, avait passé son temps à hurler des insultes sordides contre le roi. Mais cette fois, fini les filles enfermées à la Grande Force. M. Joly s’est montré clair : le gouverneur Bienville ne veut plus d’anciennes détenues, mais demande environ quatre-vingt-dix futures mères. Des femmes fertiles, compétentes, discrètes. Ce qui, pour Marguerite, signifie des repentantes de la Maison de Correction ou des filles de l’orphelinat de la Salpêtrière, la Maison Saint-Louis. Elle imagine aussitôt Charlotte Couturier, l’orpheline rousse de douze ans, embarquant pour la Louisiane, cette contrée inconnue et barbare qui lui inspire plus de crainte que d’admiration. Non, pas Charlotte. La fillette restera à la Salpêtrière, sauve ; dans quelques années, elle pourra y devenir sœur officière. Le Mississippi a besoin de femmes fortes.
Elle remue sa plume dans l’encrier. L’affabulatrice avait une sœur, plus jeune, pas encore corrompue. Marguerite essaye de se souvenir de son prénom, mais seul son nom lui revient. Sous le titre « Passagers de La Baleine », elle écrit : « 1) Étiennette (ou Antoinette ?) Janson – entre 15 et 17 ans. »
Plus que quatre-vingt-neuf noms à ajouter. Marguerite s’appuie contre le dossier de sa chaise, et la douleur galope de ses pieds à son cou. Dans le pot en porcelaine, l’encre se souvient des cercles dessinés par sa plume.
« Madame ? »
De l’autre côté de la porte, la femme répète le même mot d’une voix plaintive. Mlle Bailly sait qu’elle n’a rien à faire ici après complies, la dernière prière du soir.
« Qu’y a-t-il ? »
La porte en bois gémit lorsque sa nouvelle assistante entre dans la pièce. Ses gestes reflètent sa manière de penser – grossière, méticuleuse, timorée.
« Que voulez-vous ?
– La sous-officière de la Grande Force a signalé de nouveaux cas de morsures de rat. »
La peur qui transparaît dans ses yeux exaspère Marguerite. Une fois de plus, son assistante est incapable de se débrouiller seule.
« Dites-moi donc quelque chose que je ne sais pas déjà, Mlle Bailly.
– La démente. Émilie Le Néant. »
Marguerite touche sa mauvaise jambe du bout des doigts.
« Avez-vous appelé les gardes ? Où est la sœur officière ?
– Ils ont essayé, en vain. Elle refuse de se calmer. »
Évidemment. Même le fouet n’a rien donné avec Le Néant. Un mois plus tôt, Marguerite a ordonné que la fille soit tenue à l’écart de tout sacrement – il n’y a plus rien à espérer d’une femme se vantant de ne pas avoir fait le signe de croix depuis dix ans.
« Les autres prisonnières commencent à s’agiter. »
Marguerite prend appui sur son secrétaire pour se redresser. On ne peut pas se passer d’elle. Ces derniers temps, cette pensée lui vient de plus en plus souvent, et avec elle un sentiment de fierté, de soulagement. Puis lui succèdent l’épuisement et la peur.
« Dépêchons. »
Elles ne peuvent pas se dépêcher. Marguerite fait de son mieux pour traverser la cour Lassay d’un pas rapide, mais elles doivent s’arrêter devant le dortoir Sainte-Claire. La nuit est tombée, l’obscurité engloutit les quelques ouvriers qui se hâtent de rentrer chez eux, les sœurs vérifient que les pauvres sont bien couchés et qu’ils ont assez d’eau pour la nuit. Mlle Bailly scrute l’église Saint-Louis comme si elle venait de découvrir ses quatre nefs. Appuyée contre le mur, Marguerite attend que la douleur se résorbe avant de se remettre en marche.
Elles coupent par le bâtiment des Vieilles Femmes et Marguerite avance en regardant droit devant, jusqu’à ce qu’elles atteignent la cour Sainte-Claire. D’autres pavés ici, de petits pièges qui agrippent le bout de sa canne. La Salpêtrière, sa cité, lui semble immense ce soir. À leur droite, les bâtiments Saint-Augustin et Saint-Jacques sont silencieux – il ne reste plus qu’une seule fenêtre éclairée dans l’atelier des Jeunes Filles. Un éclat de rire transperce soudain la nuit, juste à côté de la prison. Alors qu’elles pénètrent dans la rue du Corps-des-Gardes, d’autres sons leur parviennent : les pleurs des logements des petits garçons, les grognements de l’enclos des cochons, les insultes du bâtiment des Archers. À gauche, la prison de la Grande Force se dresse dans la nuit. Il y a dans ce quartier quelque chose de vicieux qui affecte toujours Marguerite. Si elle avait eu la charge de la construction de la Salpêtrière, elle aurait fait bâtir les cellules des femmes à l’autre bout de la ville, où se trouvent actuellement les Cuisines et la cour des Chèvres. Elle aurait préféré garder les folles à la périphérie de l’hôpital.
« Par ici », lance Mlle Elautin.
Les gardes baissent la voix quand la sous-officière de la Grande Force apparaît sur le seuil de la prison ; leurs rires s’éteignent tout à fait une fois la porte refermée. Dans le couloir humide, l’odeur de renfermé, froide et écœurante, glisse dans la gorge de Marguerite.
« J’ai répété à Mlle Bailly qu’il était inutile de vous déranger, dit Mlle Elautin.
– Elle hurlait si fort qu’on l’entendait depuis le cimetière, explique Mlle Bailly.
– Il est grand temps que vous vous fassiez aux sons de cette institution, rétorque Mlle Elautin.
– Cela n’a plus d’importance. Racontez-moi ce qu’il s’est passé », intervient Marguerite.
À l’étage, on demande du vin, Pierre ou Jean, puis simplement de l’aide. La responsable croise les bras.
« L’une des prisonnières l’a calmée.
– Quelqu’un est entré dans la cellule de Le Néant ? » demande Mlle Bailly.
Marguerite lui jette un regard agacé.
« Bien sûr que non, répond Mlle Elautin. Si cela avait été le cas, vous auriez eu une bonne raison de déranger notre Supérieure.
– Qui l’a fait taire ? »
La bougie n’éclaire qu’une partie du visage de la sous-officière, et son profil aplati rappelle à Marguerite les têtes de carpes alignées dans un cageot.
« Une certaine Geneviève Menu. »
Habituellement, Marguerite se débrouille plutôt bien pour éviter de penser à sa sœur. Mais c’est pourtant Lucie qui a fait arrêter cette Geneviève Menu il y a deux mois, et qui l’a mise en garde contre les vices de son ancienne blanchisseuse. À cette occasion, sa sœur n’a pas manqué de rappeler à Marguerite ses liens avec des hommes puissants : avant que le fils de Lucie ne suive l’exemple de son père et ne devienne le nouveau chef de police, personne ne se souciait de contrôler les décisions de Marguerite. Elle n’avait eu aucun mal à déporter les femmes de son choix ; à présent, l’homme à la tête des autorités porte à nouveau le nom de sa sœur, d’Argenson, une famille de marquis et de comtes.
« Allons-y », déclare Marguerite et lorsqu’elle lève sa canne vers la prison, elle manque de peu la robe de Mlle Elautin. Penser à Lucie l’irrite.
Les deux autres femmes obéissent en silence. Elles traversent des antichambres désertes ; les murs aveugles donnent sur d’étroites cours, des cellules extérieures où le ciel n’est plus qu’un mince rectangle. Marguerite essaye de rassembler ce qu’elle sait de Geneviève Menu. À son arrivée à la Salpêtrière, elle était capable de retenir des centaines de noms et de visages. Elle se souvient encore de ceux des prisonnières enfermées aux loges aux folles il y a trente ans, des traits des jeunes protestantes qu’on lui avait confiées en 1700 après leur fuite avortée en Angleterre. Elle revoit les yeux de Charlotte, alors âgée de huit ou neuf mois, scrutant son visage puis celui de la responsable de l’orphelinat, un soir glacial de janvier 1709. Mais aujourd’hui, Marguerite est incapable de se remémorer précisément les accusations portées contre Menu.
La sœur officière se fige et le cliquetis de son trousseau de clés résonne dans le couloir. Mlle Bailly et un garde l’aident à ouvrir la porte.
« Le Néant est gardée à l’isolement, au fond. »
Marguerite se pince le nez. C’est le moment du mois où les dortoirs sentent le métal et la peau humide. Comme tous les hivers, le système d’évacuation qui longe le mur à l’est de la Salpêtrière a débordé quand les eaux épaisses de la Seine se sont mises à couler trop vite ; la prison trempe dans une odeur qui paraît aussi solide que de la boue séchée, de la fiente d’oiseau – une pestilence qui, Marguerite le sait, pénétrera le tissu de sa robe, se glissera sous sa coiffe. Dans l’obscurité, elle entend les corps remuer dans la paille, un sanglot sourd, une toux grasse, mais aucun des hurlements auxquels elle s’attendait. Elle s’arrête devant l’avant-dernière porte.
Au début, elle ne remarque rien d’anormal. La lumière de sa bougie traverse la première cellule, éclabousse la pierre d’une lueur jaune. L’air frais de la nuit coule depuis la lucarne, dissout momentanément les effluves fétides de la prison. Puis elle l’entend : un martèlement monotone et insistant. Marguerite connaît bien ce bruit – à la Crèche, elle a vu plus d’un bébé heurter son crâne contre son panier, se berçant avec de petits à-coups qui auraient dû être les caresses d’une mère. Le Néant gît immobile, endormie. Ses chevilles semblent plus maigres là où ses chaînes les encerclent ; la peau de ses bras est desséchée par le froid, son corps nu recouvert d’une couverture élimée. Le son ne faiblit pas.
En levant sa bougie vers la lucarne de la cellule mitoyenne, Marguerite y trouve une silhouette agenouillée, enveloppée dans une robe de tiretaine, les genoux enfoncés dans un matelas esquinté. Les doigts de la prisonnière sont rouges, abîmés par la pierre. Elle continue de taper du poing contre le mur, même lorsque Marguerite croise ses yeux délavés. La détenue la fixe juste assez longtemps pour que Marguerite aperçoive les vaisseaux sanguins qui tissent une fine toile autour de ses iris bleus. En rendant la bougie à la sœur officière, elle ne saurait dire qui a détourné le regard la première – elle, ou la femme qui travaillait pour sa sœur.
« Faites le nécessaire pour que cette pauvre créature soit vêtue », ordonne Marguerite à Mlle Elautin. « Et transférez Menu à la Maison de Correction. »
Mlle Bailly offre timidement son bras et cette fois-ci, Marguerite le saisit sans tarder. De retour à son bureau, elle ajoute un deuxième nom à la liste des futures passagères de La Baleine.
*
À l’arrivée de Marguerite à la Salpêtrière, l’Hôpital général avait treize ans, et elle dix-huit. Pour la dernière fois de sa vie, elle portait une robe bleu cyan, aux manches brodées de fil d’argent qui enserraient ses poignets comme des menottes. Ses cheveux avaient encore la couleur d’une pomme croquée. Marguerite n’avait pas choisi de devenir sous-officière mais elle était déterminée à ne pas rentrer chez elle, à ne pas se marier comme sa sœur.
On était en 1669. Molière était enfin autorisé à jouer sa pièce Le Tartuffe ; le comte de Grignan et Françoise-Marguerite de Sévigné venaient de célébrer leur union à l’église de Saint-Nicolas-des-Champs ; par un tiède après-midi d’avril, face à une foule silencieuse, Louis XIV embrassait les pieds de douze indigents. La veille du départ de Marguerite pour la Salpêtrière, Lucie ne parlait que de Paris. Assise à sa coiffeuse, elle étalait sur son visage un mélange d’œufs et de blanc de céruse, lissant les cicatrices creusées par la petite vérole qui avait ravagé sa peau claire. Elle avait dessiné des veines bleutées sur sa poitrine pour sembler plus pâle.
Marguerite se fichait des pièces de théâtre et des noces. Avant que son père décide qu’elle servirait un jour la cause du jeune hôpital, elle n’aurait pas non plus prêté attention aux pouvoirs guérisseurs du roi. Mais maintenant qu’elle était sur le point de s’installer à la Salpêtrière, elle écoutait avec intérêt les histoires d’indigents. Bientôt, elle vivrait parmi eux, les soignerait. En écoutant Lucie décrire les baisers royaux, Marguerite imaginait des orteils noirs et des ongles émaillés, les lèvres charnues du souverain. « Ne vous inquiétez pas », lui dit Lucie. « Là où vous allez, vous ne serez contrainte d’embrasser personne. Et je doute que vous touchiez qui que ce soit. »
Il s’avéra que sa sœur n’avait qu’à moitié raison. On ne s’embrassait pas à l’Hôpital général. Mais on se touchait. Après cinquante et un ans passés à la Salpêtrière, Marguerite ne saurait compter le nombre de mains malades qu’elle a dû serrer entre les siennes.
Enfant, son père lui parlait souvent des pauvres gens à Paris. Après la Fronde, il lui racontait des histoires de paysans dépossédés fuyant les campagnes, s’agglutinant dans des faubourgs si exigus que l’air et le soleil ne filtraient que par les cheminées. Il évoquait le quartier du Chasse-Midi où, la nuit, des garçons volaient des charognes aux abattoirs. En 1642, plus de trois cents hommes avaient été assassinés dans les rues de Paris ; son père répétait ces chiffres, émerveillé, comme s’il comptait des pièces d’or. Même après que la cour des Miracles avait été nettoyée, il continuait de lui décrire le faux soldat, celui qui enlevait les bandages de sa jambe soi-disant blessée après des heures passées à mendier. Son père parlait de lui comme s’il le connaissait personnellement ; sous l’hôtel particulier, la rivière charriait des os et des feuilles vers la Seine. Il fallut des années à Marguerite pour comprendre que son père ne connaissait rien à la condition des pauvres. Que les indigents n’avaient jamais été qu’un sujet de conversation pendant les conseils royaux, des fantômes derrière les rideaux de la berline qui le ramenait de Versailles.
Marguerite n’était pas le premier choix de son père pour travailler à la Salpêtrière. Quelques années après la création de l’Hôpital sur ordre du roi, il pensait y envoyer Lucie. L’idée n’avait surpris personne, pas même Marguerite. Lucie était vive et intelligente ; elle faisait preuve d’un entêtement que les gens prenaient pour de la patience ou de la détermination. Leur père était convaincu qu’avec ses idées et son audace, l’aînée ferait de l’Hôpital une institution moderne.
Il changea d’avis le jour où le futur lieutenant général de police demanda la main de Lucie. C’était un chaud matin d’hiver, le ciel orangé faisait fondre la neige. Il se tourna vers Marguerite ; il avait une façon de faire des propositions qui laissait ses interlocuteurs penser que l’idée venait d’eux. Il évoqua une fois de plus l’homme de la cour des Miracles jouant au soldat blessé, déclara que les gens comme lui avaient grand besoin de l’aide de filles comme elle.
Marguerite ignore toujours quel genre de fille elle est. Ce qu’elle sait, c’est qu’à soixante-neuf ans, elle essaye encore de prouver qu’elle aurait dû être le premier choix.
*
Les sœurs officières entreront bientôt dans le réfectoire et elles seront ravies de découvrir leur nouvelle mission. Depuis sa visite à la Grande Force, il y a cinq jours, Marguerite a décidé de demander aux responsables de chaque maison de composer une liste – une simple source d’inspiration pour l’aider à choisir les quatre-vingt-dix femmes qui partiront pour la Louisiane. Elle se penche près de la fenêtre. Elle pourrait décrire les yeux fermés ce qui se trouve de l’autre côté du bâtiment Mazarin et de l’atelier Saint-Léon : l’église Saint-Louis, et au-delà, un labyrinthe de cours, des dizaines de dortoirs et d’ateliers, suivis d’autres rues menant aux Cuisines, à la Lingerie et à l’Infirmerie, et enfin, au plus grand jardin de l’Hôpital, le Marais. Marguerite cherche du regard l’uniforme noir et blanc des sœurs officières mais l’heure du dîner approche et la foule grossit entre la Porte des Champs et l’Allée des Prêtres. Les apprentis chaudronniers et serruriers se hâtent de retourner aux ateliers de leurs maîtres. Au milieu des étals du marché, des garçons ramassent les pelures de légumes qui nourriront les cochons, des enfants de chœur sont rappelés à l’ordre par un prêtre. Quatre officières chargées de surveiller la distribution du repas se précipitent vers le bâtiment des Vieilles Femmes. Marguerite souffle. Elles sont en retard pour la bénédiction. Elle les imagine courir dans les escaliers ; elle voit les yeux vitreux qui les fixent, connaît le silence qui tombe au début de la prière. La Salpêtrière n’a pas de secret pour elle. Marguerite, mieux que personne, sait les devoirs de chaque quêteuse, veilleuse, palefrenier ou maîtresse d’ouvrage qui traverse les cours de sa ville.
« Madame. »
Elle se tourne juste à temps pour voir la responsable de la Maison de Correction se redresser de sa révérence. Mlle Suivit rougit en permanence, et Marguerite ne sait jamais si c’est à cause du froid, de la chaleur ou d’une autre émotion mystérieuse.
« Je voulais m’entretenir avec vous au sujet de la nouvelle pensionnaire. Geneviève Menu. Je doute qu’une femme comme elle soit capable de repentir. »
Marguerite avale une gorgée de vin. Il y a quelques années, personne n’aurait osé remettre en cause ses décisions – elle transférait les prisonnières d’un dortoir à un autre au gré de ses envies.
« Je crains ne pas être la seule de cet avis, reprend Mlle Suivit. Je pense que Menu devrait retourner à l’isolement.
– Auquel cas vous serez heureuse d’apprendre qu’elle ne restera pas dans votre maison bien longtemps. »
La sous-officière fronce les sourcils et Marguerite se rend aussitôt compte de son erreur. Elle s’est toujours efforcée de ne partager avec son personnel que le strict nécessaire ; ignorantes, ses équipes remettent rarement en cause ses choix. Dehors, les cloches de l’église sonnent sexte, la prière de midi, et trois gouvernantes entrent en chuchotant dans le réfectoire. La sœur officière de la Maison de Correction la fixe toujours – un regard plein de pitié et de nostalgie, de ceux qu’on lancerait à une poupée abîmée, un jour adorée.
De retour dans ses appartements, Marguerite n’est pas surprise de trouver une lettre de Lucie posée sur son secrétaire. Elle ne l’ouvre pas immédiatement, se dirige vers l’étagère où s’entassent les dossiers des pensionnaires. Les papiers les plus anciens ont pris la couleur brune des coquilles d’œuf ; le document qu’elle retire est d’un blanc laiteux. En haut de la page sont indiqués l’âge de l’accusée au moment de son arrestation (22), les noms de ses parents (Jacques Menu & Françoise Boisseau), la date de son incarcération (12 janvier 1720), la personne ayant demandé la lettre de cachet (Lucie de Voyer de Paulmy d’Argenson). Et, tout en bas, écrit si petit que Marguerite peine à déchiffrer les lettres tortueuses : avorteuse.
Elle sait ce qu’elle devrait faire : convoquer la sœur officière de la Grande Force, lui ordonner de ramener Menu dans sa cellule. Dans l’ouvroir le plus proche, les filles entonnent les litanies de la Sainte Vierge. Marguerite déplie la lettre de sa sœur. Lucie exagère tout. À douze ans, elle avait crié à l’empoisonnement le jour où une servante avait eu le malheur de lui servir une chopine de lait tourné. À soixante et onze ans, elle est capable de faire passer une débauchée pour une meurtrière.
Dans sa lettre, Lucie profère de pires accusations. Elle a appris que Menu est sortie de prison et demande qu’elle soit renvoyée à l’isolement sur-le-champ. Les paragraphes sont ponctués de questions rhétoriques et d’exclamations, typiques de son style. Marguerite s’attarde sur la dernière phrase : « Ayez pitié de ces enfants dont les mères savent l’art de ces meurtres barbares ! » Mais Marguerite n’éprouve aucune pitié. Elle est furieuse et déçue – furieuse contre Lucie qui ne peut jamais s’empêcher d’intervenir, déçue envers Geneviève dont les crimes rendent le pardon si difficile, pour qui la Louisiane demeure le seul espoir de sortir de prison. Elle revoit le regard déterminé de la détenue, accroupie dans sa cellule.
Marguerite déplace la fiche de Menu des archives de la Grande Force à la pile réservée à celles des pensionnaires de la Maison de Correction. Que Geneviève soit le monstre que sa sœur décrit a peu d’importance. Marguerite expliquera à Lucie ce qu’elle aurait dû comprendre il y a des années – que sous ses ordres, la Salpêtrière peut transformer une faiseuse d’anges en une mère dévouée.
*
Marguerite n’a jamais remis en question la mission de l’Hôpital. Elle n’en a douté qu’une seule fois, il y a onze ans, pendant l’hiver 1709. Cette année-là, quand la vague de froid s’abattit sur la France, personne n’était préparé. Au cours des premiers jours de janvier, un vent glacial balaya Paris. Les troncs des arbres du bois de Boulogne éclatèrent et des morceaux d’écorce gelée recouvrirent les sentiers. En l’espace de deux nuits, la Seine se mua en un lit de glace. Très vite, les dortoirs de la Salpêtrière se remplirent de nouveaux pensionnaires. Une foule désespérée affluait tous les jours aux portes de l’hôpital.
Un soir de cet interminable hiver reste gravé dans la mémoire de Marguerite. La nuit était déjà tombée lorsqu’on l’appela à l’orphelinat des petits enfants. Elle se souvient du froid qui avait traversé son corps une fois dehors, si brutalement qu’elle en avait eu le vertige. Elle entendit les hurlements des bébés, respira l’odeur nauséeuse de la laine souillée bien avant d’avoir atteint le dortoir principal. La moitié de la pièce était plongée dans l’obscurité. Les bougies manquaient ; un feu timide brûlait dans l’une des deux cheminées. Des sœurs officières, connues sous le nom de « Tantes » à la Crèche, nourrissaient, changeaient et berçaient les enfants. Dans leurs bras, les visages des petits semblaient anciens ; le regard des femmes, dur. Il fallut à Marguerite plusieurs minutes pour trouver la responsable de l’orphelinat.
Elle lui fit signe de la suivre dans le couloir qui menait à l’escalier de service. La sœur officière avait l’air si éreintée que Marguerite fut tentée de lui proposer de s’asseoir, mais il n’y avait aucune chaise. Elle s’apprêtait à suggérer que les nouveau-nés, ceux qui n’avaient pas de berceaux, soient envoyés à la Maison Saint-Louis pour dormir avec les orphelines plus âgées lorsqu’elles entendirent un bruit. On aurait dit un chaton, un chiot, un être blessé. C’était une petite fille, âgée d’à peine un an.
Comme la sœur officière ne bougeait pas, Marguerite prit l’enfant dans ses bras. Sa tête semblait énorme ; le bébé était si maigre qu’elle sentait ses omoplates rouler sous son pouce. Elle releva la tête juste à temps pour voir la sœur officière se précipiter dans le dortoir, sans un regard pour la fillette. Marguerite considéra la petite – des yeux gris, bleutés, des cheveux fins qui se révélèrent être roux à la lumière orange du dortoir. Elle avait été abandonnée, puis oubliée. Marguerite ne pouvait rien pour les gens qui mouraient dans les rues de Paris. Mais la Salpêtrière était différente de la capitale. Dans sa ville, Seine gelée ou non, on s’occupait des tout-petits.
Elle se rendit à l’orphelinat le lendemain, et le jour qui suivit. Traverser l’hôpital lui rappelait ses vingt ans, les journées passées à courir d’un dortoir à un autre. À cinquante-huit ans, elle se disait qu’elle retournait à la Crèche pour s’assurer du bien-être de tous les enfants, et non pas de celui d’une seule fillette. Elle avait appris à ses dépens, en tant que jeune sœur officière, que ses pouvoirs étaient limités : la femme épileptique aurait fini par succomber à l’une de ses crises, la libertine de treize ans avait toujours été trop fragile pour survivre à un accouchement. Mais son institution, son personnel pouvaient sauver des gens.
Marguerite ne tint plus jamais la petite contre elle. Comme n’importe quel autre pensionnaire, elle pourrait être morte à sa prochaine visite. On la baptisa Charlotte, pour une raison que Marguerite ignorait ; on lui donna le nom de « Couturier », à cause du tissu brodé qu’elle serrait dans son poing le jour de son admission à l’Hôpital. Marguerite ne saurait jamais rien d’autre d’elle. Ça n’avait pas d’importance. La Salpêtrière était l’avenir de cette enfant, le seul qu’elle et les autres orphelines aient jamais eu.
*
En avril, les sœurs officières lui annoncent que leurs listes sont prêtes. Les plantes du Jardin des Pauvres gouttent entre deux averses ; on devine du jaune et du rouge dans les poings encore fermés des bourgeons. La semaine dernière, une grande messe a rassemblé une foule ébahie dans les nefs de l’église Saint-Louis. Le parloir n’a pas désempli de la journée. Quatre jours après Pâques, Marguerite se rend à la Maison Saint-Louis.
Elle sait qu’elle ne trouvera pas Charlotte parmi la quarantaine de pensionnaires alignées dans le dortoir. La nouvelle responsable de l’orphelinat a été prévenue ; Charlotte n’ira pas en Louisiane, son nom ne doit pas figurer sur la liste. « Elles reviennent tout juste de Sainte-Claire », lui chuchote maintenant Mlle Brandicourt, enthousiaste. Elles y passent la matinée, jusqu’à tierce, elles y apprennent à coudre et à broder. Elles connaissent la Bible. Les plus brillantes savent lire et écrire. La sous-officière continue de parler à l’oreille de Marguerite, comme si elle, la Supérieure, n’avait pas conçu l’emploi du temps des orphelines. « De précieux atouts pour notre colonie », conclut la jeune femme.
Marguerite choisit une enfant au hasard. Elle lui demande si elle est disposée à partir en Louisiane et, bien que sa voix soit un simple murmure, l’expression fière de Mlle Brandicourt confirme ce que Marguerite veut entendre. Elle tapote le bras de la fillette. Au dernier conseil du Bureau, l’avocat général du roi a bien insisté : les passagères doivent, dans une certaine mesure, se porter volontaires. Si elles le sont, a ajouté M. Joly de Fleury, il ne sera pas nécessaire de les enchaîner pendant le voyage comme les femmes précédentes. Plus d’archers du guet payés pour arracher des enfants et des vagabonds aux rues de la capitale. Le mois dernier, les Parisiens, rendus furieux par ces arrestations, se sont soulevés contre les bandouliers du Mississippi – certaines rumeurs disent que plusieurs ont été tués par la foule révoltée.
Cette image hante toujours Marguerite. La réaction de ces habitants suggère qu’ils avaient pressenti, d’une façon ou d’une autre, ce qu’elle craint. Que l’or caché dans les rivières de la Louisiane n’est peut-être rien d’autre que le reflet aveuglant du soleil sur l’eau ; que les forêts de ce pays immense, inhospitalier regorgent de bêtes assez féroces pour vous avaler tout entier.
Mlle Brandicourt la raccompagne ; Marguerite a fait son devoir. Leurs maris les protégeront. Elle jette un dernier regard aux orphelines. Au milieu de la pièce, Charlotte se précipite vers l’une des pensionnaires rassemblées. Elle est frêle, même pour son âge. Ses traits ciselés, presque abrupts, s’adouciront sûrement. »

À propos de l’autrice

Julia Malye Paris Juin 2023

Julia Malye © Photo Astrid di Crollalanza

Julia Malye est née à Paris en 1994. Elle a publié son premier roman, La Fiancée de Tocqueville (éditions Balland), à l’âge de 15 ans. Diplômée de Sciences Po et de la Sorbonne en sciences sociales et lettres modernes, elle est également titulaire d’un Master of Fine Arts en creative writing de l’Université d’État de l’Oregon. Elle est traductrice de l’anglais pour Les Belles Lettres et, depuis 2018, elle enseigne l’écriture de fiction à Sciences Po. Son quatrième roman, La Louisiane, écrit parallèlement en français et en anglais, est en cours de traduction dans plus de vingt pays et sera adapté en série. (Source: Éditions Stock)

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Brûlez tout!

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En deux mots
Le journaliste Rodolphe Darzens se voit confier la mission de retrouver Arthur Rimbaud, un jeune poète qui a suscité l’attention avant de disparaître mystérieusement. Menant sa difficile mission avec abnégation, il va finir par retrouver l’homme et l’œuvre et contribuer à la gloire de ce prince des poètes.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’homme qui a sauvé Rimbaud de l’oubli

Pour son premier roman, Henri Guyonnet a choisi de réhabiliter Rodolphe Darzens. C’est à ce journaliste, émigré russe, que l’on doit la (re)découverte d’Arthur Rimbaud et de son œuvre. Oubliant la biographie et l’hagiographie, son roman est une passionnant enquête, romanesque en diable.

C’est par le plus grand des hasards que Rodolphe Darzens va se voir confier la mission de retrouver Arthur Rimbaud. Lui qui s’intéresse plutôt aux sports et aux courses va se battre en duel avec un collègue. Son patron, qui veut l’éloigner, lui demande de retrouver le poète.
Muni des seules informations à sa disposition, «Il a eu une liaison avec Paul Verlaine et a disparu depuis vingt ans, déterrez-moi des témoins, des révélations, et où se trouve Rimbaud, c’est clair? Et surtout pas de vagues, c’est compris?», le voilà lancé dans une enquête qui va s’avérer aussi difficile que passionnante.
Il commence par se rendre dans une librairie et y déniche un exemplaire des poètes maudits. Sous la plume de Verlaine, il apprend que «que la plupart des œuvres du poète n’ont jamais été publiées ou ont disparu. Une Saison en enfer, parue en 1873, sombra corps et biens dans un oubli monstrueux, l’auteur ne l’ayant pas lancée du tout. Il avait bien autre chose à faire. Il courut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement…»
Il décide alors de rendre visite à Verlaine, mais leur entrevue ne l’avance guère. Peut-être que l’éditeur pourra davantage le renseigner, lui fournir une adresse?
Comme dans un polar, on va suivre ses pérégrinations à la fois sur les pas du poète et de son œuvre. Car fort heureusement ses ordres de tout brûler n’ont pas été suivis.
Henri Guyonnet a eu la bonne idée de faire alterner les chapitres consacrés à l’enquête avec ceux qui suivent Arthur Rimbaud au même moment. De retour d’Afrique, amputé et aigri, il a trouvé refuge chez sa mère et ses sœurs dans les Ardennes où il va essayer de se soigner pour repartir vers le continent noir. Des éléments biographiques qui donnent au récit toute sa vraisemblance et offrent au lecteur de (re)découvrir l’homme et son œuvre, de mieux comprendre certains de ses poèmes ici placés dans leur contexte.
Au plaisir de la lecture s’ajoute alors la furieuse envie de se plonger dans les recueils désormais passés à la postérité. Voilà encore une vertu de ce premier roman très réussi!
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Brûlez tout
Henri Guyonnet
Éditions Anne Carrière
Roman
368 p., 20 €
EAN 9782380822489
Paru le 10/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris, à Marseille, dans les Ardennes, du côté de Charleville-Mézières. On y évoque aussi la Russie et l’Abyssinie, Aden et Douai.

Quand?
L’action se déroule de 1885 à 1938.

Ce qu’en dit l’éditeur
Fin du XIXe siècle. Depuis vingt ans, le silence d’Arthur Rimbaud interroge le Paris artistique. Rodolphe Darzens, jeune pigiste aventureux, se voit confier l’enquête sur sa disparition. Le journaliste infiltre le milieu littéraire d’avant-garde et part à vélo sur la route des Ardennes pour retrouver la trace du poète. Il découvre chez l’un de ses anciens amis vingt-deux poèmes autographes inédits, et décide de les publier dans un recueil intitulé Le Reliquaire. Darzens s’attire les foudres de Verlaine, seul protecteur des œuvres de Rimbaud.
Pendant ce temps, Arthur Rimbaud est rentré d’Abyssinie, malade et amputé. Il séjourne à Roche, dans la ferme familiale, et questionne sa vie, ses amours, sa quête spirituelle et poétique.
Dans un chassé-croisé haletant, Brûlez tout ! mêle la traque du journaliste à la poésie prophétique de «l’homme aux semelles de vent».

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diversions mag.
Publik’Art

Blog Calliope Pétrichor


Valentin Roten, libraire, présente «Brûlez tout» de Henri Guyonnet lors d’un entretien avec Isabelle Bratschi © Production Librairie Payot

Les premières pages du livre
« Avant-propos
À la fin du XIXe siècle, Rodolphe Darzens, jeune immigré russe, est chroniqueur dans différents périodiques littéraires et revues. Grâce à Jean-Louis Forain, célèbre caricaturiste, il découvre la poésie d’Arthur Rimbaud et en tombe amoureux. À cette époque, le poète est pratiquement inconnu, et il a disparu depuis près de vingt ans. Darzens entreprend alors une enquête pour reconstituer la vie de Rimbaud et retrouve chez l’un de ses anciens amis vingt-deux poèmes autographes inédits. Ces poèmes auraient dû être brûlés, selon la volonté de leur auteur.
Darzens décide de publier ces textes originaux dans un recueil intitulé Reliquaire. Quelques jours avant le décès ¬d’Arthur Rimbaud, dans l’anonymat à Marseille, le livre paraît.
Le Reliquaire révèle le poète au grand public et lance le mythe du génie des Ardennes.
À partir de cette intrigue historique, l’auteur a laissé libre cours à son imagination pour proposer cette exofiction mêlant la poésie prophétique de « l’homme aux semelles de vent » à la traque du journaliste, tel un voyage initiatique en Rimbaldie.
Ce livre n’est ni un récit historique, ni une biographie sur Rimbaud, mais un hommage au poète, et à celui sans qui certains de ses poèmes célèbres comme « Le dormeur du val », « Ma bohème » ou « Sensation », n’auraient peut-être jamais été connus.
Pour les besoins de l’intrigue, l’auteur a pris des libertés avec certains éléments historiques et personnages, dont Verlaine, qui n’a jamais été impliqué dans l’affaire du Reliquaire.

Prologue
Cimetière de Neuilly-sur-Seine, 1938

Par cette belle matinée d’hiver, le cortège avançait lentement le long des allées du cimetière.
En accompagnant la veuve et sa famille, le froid piquant serrait les témoins dans une assemblée insolite. Journalistes, écrivains, sportifs, industriels, hommes de théâtre, poètes bohèmes, connus ou anonymes ; ils étaient venus nombreux rendre hommage à Rodolphe Darzens.
Un peu à l’écart, une délégation de gens du voyage suivait le convoi. Leurs tenues bigarrées égayaient un peu le tableau.

Dans son testament, le défunt avait souhaité être conduit à sa dernière demeure en corbillard hippomobile. Toquade d’un vieillard sénile ou souvenir de sa jeunesse, son vœu exaucé donnait à la cérémonie ce panache désuet réservé aux personnages célèbres.
Soudain, le cheval noir surmonté d’un toupet blanc, sans doute dérangé par les cris de corbeaux matinaux, claqua du sabot sur l’allée, secoua son licol, hennit et prit le petit trot. Le cocher, sidéré, tirait sur les rênes. On entendit quelqu’un prononcer : « Il a toujours été impatient », et la procession hâta le pas pour se réchauffer.
Arrivés au caveau, certains s’étonnèrent qu’il s’agisse d’une sépulture commune déjà peuplée de quatre journalistes. Ils apprirent que Darzens, chevalier de la Légion d’honneur, ancien directeur du Théâtre des Arts, membre de la Société des gens de lettres, avait fini sa vie dans la misère et que l’Association des journalistes sportifs, en témoignage de ses hauts faits rédactionnels, lui avait réservé une place dans cette sépulture à la gloire des chroniqueurs.

Après la bénédiction du prêtre orthodoxe, Julien Le Cardonnel, du Journal, s’approcha, une feuille à la main et prononça cet éloge : « Ce fut l’une des figures les plus intéressantes du journalisme, des lettres et du théâtre. Darzens fut l’un des créateurs du journalisme sportif et l’un des premiers apôtres du sport en France. Par-dessus tout cela, il fut un grand directeur de théâtre, que le théâtre n’enrichit pas. On emploie, souvent à la légère, l’expression de personnage balzacien, mais s’il est un homme auquel elle convient, c’est bien à l’homme extraordinaire que fut Rodolphe Darzens, dont la personnalité fut diverse, riche, variée comme un personnage de la Renaissance… »
À cet instant, le miaulement guttural d’un chat de gouttière planqué derrière une stèle interrompit le panégyrique. L’orateur fit une pause, eut un sourire discret et reprit : « Né à Moscou de commerçants d’origine basque, il vint à Paris avec une troupe de cirque et commença une carrière journalistique étonnante. Darzens, grand amoureux de la vie, a dirigé vers l’action une imagination qu’il eût pu utiliser pour une grande œuvre littéraire… »
Le public écoutait dans le recueillement l’allocution hagiographique. Certains pourtant se lançaient des œillades sarcastiques.
S’ensuivirent l’homélie du prêtre orthodoxe et le scellement du caveau, ensuite le cortège prit le chemin du retour. Par familles, les petits groupes se reformèrent naturellement. Un bel homme emmitouflé dans un manteau brun au col fourré s’approcha de l’un d’eux.
« C’est qui ? chuchota une femme.
— Marcel Pagnol », répondit son amie.
Pagnol salua le discours mais regretta que l’apologie n’ait pas évoqué l’enquête passionnante sur Rimbaud que Darzens avait initiée le premier.
Son interlocutrice, surprise, lui avoua qu’elle n’avait jamais eu connaissance de cette affaire. Pagnol prit un air entendu et, dans un sourire, de sa voix chaude teintée de l’accent du Midi : « C’est très mystérieux, en fait… mais il gèle ici, je vous raconterai tout cela dans la voiture, si vous voulez bien. » Ils pressèrent le pas.
Les derniers à quitter le cimetière furent les Gitans.

La Grande Russie
Moscou, 1885

Une nuit d’orage. Les éclairs qui déchirent la voûte obscure et profonde révèlent avec brutalité l’horreur sur terre. Des piles de livres que les militaires russes jettent dans un bûcher monstrueux. Les flammes affolées lancent aux fronts des lumières pourpres et fugaces, des cendres étincellent dans l’obscurité. Le fracas du tonnerre ajoute à la terreur, le ciel prend part aux événements. Les uniformes cuirassés tranchent sur les corps mous des pauvres gens, couverts de laines grises comme les cendres. C’est tout ce que voit Rodolphe Darzens du haut de son mètre quatre-vingts, l’autodafé, les livres gémissants, les uniformes et le peuple soumis. L’odeur de livres qui brûlent est particulière, l’encre des mots semble alourdir l’air et le charger d’une vérité à jamais perdue. Rodolphe s’agite derrière le cordon de sécurité des gardes.
Une rixe éclate devant le libraire. Darzens l’apprécie beaucoup, ce M. Bloomfield, l’homme le plus aimable de la rue Arbat. Quand Rodolphe était petit, il lui avait offert son premier abécédaire. Quinze ans qu’ils se connaissent et le voilà sous ses yeux molesté, battu par ces brutes, ces cosaques ! Darzens profite de la mêlée devant l’échoppe pour se frayer un passage dans la foule qui manifeste sa haine du Juif.
Au moment d’enjamber la corde des sentinelles, une main de fer se pose sur son épaule. Il arme déjà son poing, quand il reconnaît son camarade Igor.
« Ne fais pas le con, Rodolphe.
— Laisse-moi, Igor. Tu vois bien ce qu’ils font ! » Il se dégage de la poigne de son ami.
Igor le retient par le bras. « Tu crois que tu vas les arrêter en te battant avec tes poings ?
— Je fais ce que j’ai à faire, lâche-moi !
— Calme-toi, il y a d’autres moyens de lutter. Rentre chez toi et retrouve-moi demain chez Dimitri. On en parlera avec les autres. »
Un officier les observe dans la lumière des torches. Rodolphe, la rage au cœur, se retire.

Le lendemain, dans sa modeste datcha, la famille Darzens est réunie pour le dîner. Rodolphe fait allusion au libraire. Son père, un petit homme rond à moitié chauve, est désolé que ce soit arrivé mais il rapporte, à mi-voix, que Bloomfield vendait des livres interdits…
« Lesquels ? demande vivement le jeune Darzens.
— Je n’en sais rien, et cela ne nous regarde pas ! » réplique le père, qui en profite pour reprocher à Rodolphe ses fréquentations et ses idées révoltées. Il craint pour son commerce de vin. La mère essaie timidement de défendre son fils. Le père s’emporte : « Il n’y a jamais eu de hors-la-loi chez nous ! » appuie-t-il d’un poing sur la table.
Rodolphe jette sa serviette et monte dans sa chambre. La tête dans les mains, assis sur son lit, il se demande s’il est vraiment son fils…
Plus tard, après avoir enjambé le garde-corps de sa fenêtre, il s’accroche à la vigne sauvage et saute dans la rue.
Chez Dimitri est un lieu de rendez-vous clandestin dans le quartier des tanneurs. La maison délabrée ne présente aucune entrée accessible et semble abandonnée. On y pénètre en passant par le jardin derrière la bâtisse, ensuite il faut descendre à la cave.
Rodolphe, après s’être assuré qu’il n’est pas suivi, s’approche de la maison. Il ouvre la trappe, s’engouffre furtivement et retrouve son ami Igor au bas des marches. Celui-ci lui donne l’accolade et le félicite d’avoir su garder son calme. Il faut se faire respecter en restant unis. Plusieurs cerveaux valent mieux qu’un. Il le présente aux nouveaux membres du groupe La Phalange.
L’endroit humide sent le vert-de-gris et la vieille barrique. La seule lumière, blanche et oblique, provient d’un bec de gaz et aboutit sur la dalle poussiéreuse au centre de la pièce. Au fond de la salle voûtée, encombrée de chaises, un comptoir rassemble les invités à la fin des réunions.
L’assistance est composée de jeunes gens, d’intellectuels et d’ouvriers, mais elle reçoit aussi des artistes et des moines orthodoxes. Igor y prend ses missions. Il a introduit Rodolphe dans ce mouvement anarchiste, sentant chez lui la même flamme de révolte contre le pouvoir. Les deux amis se sont connus au collège de Saint-Pancrace au sud de Moscou. Rodolphe, plus jeune que lui de trois ans, le voit comme un modèle. Igor le Magnifique, son surnom au collège, impressionne par ses reparties, sa culture et son allure princière. Darzens rêve de devenir un jour aussi populaire que lui. Il répond toujours présent à ses appels et l’accompagne dans des campagnes clandestines d’affichage.
Le débat porte ce soir sur le pogrom des Juifs et des Gitans. À la suite des votes, l’option pour l’information directe a été préférée à l’affrontement. La non-violence, plutôt que l’imitation des brutes au pouvoir. Cette opération devra se réaliser pendant le discours du voïvode, le représentant du tzar, dimanche prochain sur la place Alexandre-II.
Rodolphe et Igor lèvent la main pour signifier qu’ils en seront. La réunion se termine au comptoir servant de buvette. Dans les échanges concernant l’organisation, ils apprennent que d’autres groupes d’opposants au gouvernement doivent les rejoindre au cours de la manifestation.

Quelques jours plus tard, un cortège officiel décoré de gerbes de fleurs blanches escorte le gouverneur militaire à travers les rues en liesse. Certains pourtant regardent passer le défilé la haine dans les yeux.
À deux pas de la place Alexandre-II, dans l’arrière-salle d’un bistrot discret, se tient une réunion de jeunes activistes russes. Igor et Rodolphe sont désignés pour tracter dans les rues qui mènent à la place. Ils récupèrent leurs paquets d’imprimés, ronéotypés la veille, et attendent les ordres. La consigne est claire : diffuser le maximum de pamphlets et éviter toute arrestation.
Ils sortent sur l’esplanade et se mêlent au flux qui converge vers la tribune, distribuant sous le manteau leurs tracts aux passants. Rodolphe va pour s’engager dans une rue mais Igor le retient : « On reste ensemble. »
Des policiers en civil, un peu à l’écart, surveillent la foule. Rodolphe et Igor ont été repérés. Ils se retrouvent pris à partie par des sbires du tzar, qui essaient de leur arracher les pamphlets. Ils résistent et s’enfuient. Soudain, des cris, des jurons, des bras se lèvent… Une bousculade renverse des femmes, qui hurlent… Un objet noir décrit une trajectoire au-dessus des têtes et atterrit sur la tribune. Panique générale. La bombe, dans un sifflement interminable, tourne sur elle-même, fait long feu mais n’explose pas. Le voïvode, livide, est évacué dans la confusion totale.
La police encercle les manifestants. Rodolphe et Igor se débattent dans la cohue, arrivent à s’échapper et s’enfuient dans les rues désertes. Mais des militaires les poursuivent. Au coin d’une artère, ils les mettent en joue. Des coups partent. Igor titube et s’effondre, touché dans le dos. Darzens essaie de le secourir, son ami le supplie de se sauver. Le regard d’Igor se fige dans ses yeux. Les gardes approchent.
Rodolphe, affolé, prend ses jambes à son cou et détale dans la première traverse. L’officier retient ses hommes : « Laissez-le, on sait où le trouver. »

Darzens déboule chez lui. Il se jette sans un mot dans les bras de sa mère, qui comprend que quelque chose de grave vient d’arriver. Elle lui saisit le visage et le regarde avec son cœur. Il tremble. « Igor est mort, maman. » Elle le serre dans ses bras.
Un moment plus tard, son père entre dans la pièce. « Que se passe-t-il dans cette maison ? » La mère de Rodolphe l’informe doucement que l’ami de son fils vient d’être abattu par la police. « C’est bien triste mais c’est le sort de ceux qui défient l’autorité. Désolé pour toi, mon fils, mais cela vaut mieux ainsi, peut-être. Quelle vie misérable aurait-il mené, ce garçon, toujours dans la lutte, le complot ?… »
Rodolphe se relève d’un bond et court à l’étage en dissimulant à grand-peine sa fureur et son dégoût. Dans sa chambre, il jette quelques affaires dans un sac, sa montre, un médaillon de saint Thomas et saute par la fenêtre pour ne pas affronter son père qui l’appelle : « Rodolphe ! »

Darzens erre pendant des jours et des nuits par les routes et les chemins déserts. Se nourrissant de cueillette ou mendiant sa pitance, il couche où il peut. Effrayé au moindre galop dans son dos, sur ses gardes constamment, il s’épuise sur la route de l’exil. Sa cavale dure sept jours. Il entre enfin dans une petite ville. Un cirque s’est installé sur la place avec un attroupement autour d’une belle Gitane montreuse d’ours…

Retour au Terrier des Loups
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre,
l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte.
J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent
ces féroces infirmes retour des pays chauds.

Sur le quai de la gare Saint-Charles à Marseille, en cette fin juillet 1891, l’horloge indique 12 h 30. Dans la chaleur du Midi, les monstres d’acier crachent leurs vapeurs blanches. Au milieu des voyageurs, masses sombres en mouvement ou immobiles, se détache un infirme. Grand, maigre, coiffé d’un casque colonial à large bord, vêtu de cotonnades blanches, le burnous sur les épaules, il est amputé de la jambe droite.
Deux employés de la Compagnie des chemins de fer l’aident maintenant à se hisser dans le train.
L’œil noir, encombré de ses cannes anglaises, il arpente le couloir exigu. Il trouve son compartiment, s’installe sur la banquette de velours mauve et dépose ses béquilles près de lui, afin de dissuader quiconque de s’asseoir à son côté.
Il ouvre le journal. Le Temps annonce la prochaine Exposition universelle. Je devrais me présenter, songe-t-il ironiquement, les yeux brillants de fièvre. Je suis sûr qu’ils n’ont jamais vu une espèce comme la mienne.
Le train s’ébranle. Le regard d’acier du voyageur déchire la foule et le quai disparaît peu à peu. Bientôt, le roulis charitable de l’express apaise l’amputé, qui s’assoupit.

Le lendemain, sur le quai de la gare de Lyon à Paris, un individu vêtu d’une livrée rustique pousse un fauteuil à roues. Il cherche un unijambiste. Il le trouve assis sur ses malles, dissimulé sous un large chapeau colonial. « Vous êtes M. Rimbaud ? »
L’amputé au burnous relève la tête et dévisage le quidam. Il acquiesce après une seconde d’hésitation. Le gars l’aide avec ses bagages, Rimbaud lui recommande de manipuler avec précaution la boîte à chapeaux.
Le domestique le conduit à une calèche. Le voyageur étrange fait abaisser la capote. Il ne veut pas être importuné pendant la traversée de Paris.
Le fiacre se dirige vers l’est, vers la Marne. Par le carreau, Rimbaud observe la vie parisienne. Toutes ces transformations, tout ce changement depuis son départ, sa période, sa saison. Haussmann a fini son œuvre de démolisseur du passé, nous sommes dans une ère nouvelle, se dit-il, songeur. Tout en souplesse, la voiture glisse sur le nouveau ruban d’asphalte des boulevards. Des automobiles se croisent en klaxonnant gaiement. Le coche s’engage dans une rue pavée, Rimbaud retrouve ses sensations cahotantes. Il se penche au carreau, mais rien ne le surprend, le passé est loin derrière. Il esquisse un sourire pourtant quand un facteur de Paris sur un deux-roues dépasse son fiacre.

Oh ! la science ! On a tout repris. […] Et les divertissements
des princes et les jeux qu’ils interdisaient ! […] Géographie,
cosmographie, mécanique, chimie… !
La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde
marche !
Pourquoi ne tournerait-il pas ?
C’est la vision des nombres. Nous allons à l’Esprit.

Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez. Toujours pleins
du Nombre et de l’Harmonie, les poèmes seront faits pour rester.

Après un voyage pénible d’ennui, il est de retour dans ses Ardennes. L’envol de corbeaux criards sur un champ de labour détrempé accueille l’enfant du pays.

Seigneur, quand froide est la prairie
Quand dans les hameaux abattus,
Les longs angélus se sont tus…
Sur la nature défleurie
Faites s’abattre des grands cieux
Les chers corbeaux délicieux.
[…]
Sur les fossés et sur les trous
Dispersez-vous, ralliez-vous!…

Les chemins qui sillonnent la campagne, les étangs, les sources claires et au loin les sombres forêts bleues ne recèlent aucun mystère pour lui.
La calèche couverte traverse la Meuse. L’averse mouille le carreau de la portière. Sur les chaussées cabossées, les secousses tourmentent un Rimbaud recroquevillé sur lui-même.
Le coche passe dans une petite ville de Champagne. Une enseigne attire l’attention du voyageur : Bonneterie de belle façon. Rimbaud songe à ce que pourrait rapporter un ballot de dentelles à Aden, transport compris. Les affaires reviennent vite à l’esprit du fils de famille.
Malgré lui, il scrute aux carrefours une trace de son passé. Au détour d’un chemin, un autre Arthur peut-être…

[…] assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur!

La calèche arrive enfin, sous une pluie battante, à la ferme des Rimbaud, près de Roche, « Le Terrier des Loups ».
La grande maison de pierres corrodées avec le toit à pignons et son colombier attenant impose le respect dans la région. Gravé au-dessus de la porte cochère, « 1791 » rappelle glorieusement le centenaire de la grande Révolution.
Une solide paysanne de noir vêtue, raide comme un arbre calciné, attend, immobile sur le seuil de la porte. À son côté, Isabelle, la trentaine vieillissante, trépigne, impatiente de retrouver son frère.
Le fiacre entre dans la cour et achève son voyage. Rimbaud en descend avec peine, ses douleurs ont décuplé pendant le trajet. Il cherche ses appuis. Isabelle veut se précipiter à son aide, sa mère l’en dissuade : « Vous n’irez que s’il vous fait signe. »
Après une courte hésitation, Isabelle accourt néanmoins à la rencontre de son frère. Elle passe son cou sous l’aisselle d’Arthur, pour le soulager. Ils se regardent.
« Salut, sœurette.
— Mon Arthur. Enfin toi ! »
Elle lui sourit. Il répond à son enjouement dans une grimace d’épuisement. Puis s’approche de sa mère qui reste impassible, mais d’un regard bleu intense le dévisage.
Elle est consternée par son état : amputé, les traits tirés, des cheveux grisonnants, si mat de peau qu’il ressemble à un Arabe. Ses yeux fiévreux, d’un bleu métallique, sont d’autant plus pénétrants.
La mère l’accueille d’un fort accent ardennais : « Bonsoir, l’Arthur. T’as l’air bien darne, mon fils, alors, tu viens te requinquer au Terrier ? Je ne te demande pas si tu as fait bon voyage. Tu ne nous as pas ramené du soleil en tout cas. Entre. »
Rimbaud désigne une aile du bâtiment : « Tu as agrandi, on dirait ?
— On verra ça plus tard, tu grelottes. Viens te réchauffer à l’intérieur. »
Le vestibule donne sur le salon et plus loin la chambre de la mère. Un escalier de chêne part sur la gauche, à son pied un guéridon supportant un bassin d’argent. De la cuisine, à droite, Jeanne la bonne salue le fils de famille. Un grand crucifix trône au-dessus de la cheminée. Tout est à sa place. Ça sent bon le vieux chêne et l’encaustique mêlés aux relents de cuisine. Une atmosphère épaisse que Rimbaud reconnaît aussitôt.
« C’est Versailles ici ! » s’exclame-t-il en toussant.
La mère lui demande s’il veut boire quelque chose. Il la remercie : fatigué du voyage, il préfère aller se reposer.
Des images tremblantes de sa jeunesse glissent dans l’esprit embrumé du voyageur. Il revoit les sempiternelles séances de récitation en latin devant la table du repas, la lecture quotidienne des saints livres au salon, la destruction de sa Saison en enfer dans l’âtre… Le cratère d’argent.
« Vous avez vendu le piano ?
— Tu sais, Arthur, on n’a pas trop le temps de s’amuser, ici », dit la mère dans un rictus.
Rimbaud ouvre la malle à chapeaux : « Je vous ai apporté du moka et des fioles de parfum. On se verra tantôt. Tu m’as préparé la chambre du haut, mère ? »
Isabelle, qui le dévore des yeux : « Oui, tout est prêt. »
Il ajuste son moignon dans la jambe de bois, hésite devant l’escalier et enfin se décide. Il monte dans sa chambre comme un pirate, la canne cadence son ascension, l’horloge sonne six heures.
La mère le regarde gravir les marches une à une et songe à voix haute : « Le pauvre, c’est affreux ce qui lui arrive, mais il l’a bien cherché après tout. »
Isabelle fait mine de ne pas avoir entendu : « Comme il est impressionnant. Il a gardé sa fière allure et ses beaux yeux.
— Pour les yeux je veux bien, mais pour ce qui est de l’allure, il va en faire une belle dans les Allées… tiens !
— Vous êtes injuste, mère, le pauvre a tellement souffert, loin de tout… Et personne pour le soutenir.
— Personne ? Et moi ! Vous ne savez pas la moitié de ce que j’ai fait pour lui. Et voilà ma récompense : un infirme. Allez, Isabelle ! Ne restez pas là plantée comme une asperge, allez surveiller le déballage de ses malles. Je vais prier pour lui. »
La sœur cueille son cadeau, encore sous le charme et l’angoisse de retrouver son frère, dix ans après son départ en Afrique, une jambe en moins. Elle va rejoindre les domestiques.
La mère écoute le silence de la demeure un instant, se saisit de la fiole, la débouche et hausse les sourcils dans une stupéfaction chagrine. Si elle n’est pas certaine d’avoir rien senti d’aussi étrange, elle est bien sûre de ne jamais s’en servir. Un attire-poussière de plus…

La pièce est mansardée, une table-bureau devant la fenêtre ouverte, les volets tirés. Rimbaud allume le bec Auer et retrouve sa chambre, celle où il a composé sa Saison, où il a trouvé refuge après les coups de feu de Bruxelles, dans l’état où il l’avait quittée des années auparavant. Des livres partout, un globe, des cartes jaunies accrochées aux murs, un canapé défoncé, un buffet de chêne et le lit rustique en noyer.
Il repousse la porte. Une étrange sensation, pourtant prévisible, l’envahit. Il prend une grande inspiration et ferme les yeux. L’intensité du passé rejaillit, incontrôlable, et lui donne le vertige. Les meubles semblent s’adresser à lui et lui reprocher son absence. Les formes se mettent à danser dans une valse macabre. Le vieux buffet salue sa présence en ouvrant ses portes noires grinçantes.

C’est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;
Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries […]

Rimbaud, épuisé, s’allonge dans le lit et murmure :
Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires.

Après une journée harassante, dans le demi-sommeil qui précède la perte de conscience volontaire du corps, l’esprit vaque librement. Celui de Rimbaud ne retient, parmi les ombres du passé, que cette vision du bassin d’argent aperçu au bas des marches et qui le ramène trente ans plus tôt…
*
Le tic-tac sonore de l’horloge emplit le silence de la demeure. Arthur enfant, allongé sur son lit, étudie son gros dictionnaire qui le recouvre presque entièrement.
Frédéric, son frère de deux ans son aîné, arpente le couloir sur la pointe des pieds. Tout à coup il se rue dans la chambre d’Arthur et se jette sur lui. Il lui écrase le livre sur le nez, Arthur se défend, envoie les genoux, les jambes. Frédéric crie : « Aïe ! » Il saigne du nez. L’encyclopédie chute dans un bruit sourd sur le sol.
La mère en prière sous le grand crucifix s’est redressée. Elle scrute l’étage, terrible, et se signe. Elle passe devant les deux jeunes sœurs de Rimbaud occupées à jouer à la poupée et prend l’escalier.
Au rez-de-chaussée, le père pousse du pied la porte de son bureau. La mère le voit et hausse les épaules. À l’étage, les deux frères épient, inquiets, la réaction maternelle.
Frédéric chuchote : « Abruti ! C’est malin. »
Arthur (sur le même ton) : « C’est toi qui l’as cherché. »
La mère pousse la porte de la chambre d’Arthur : « Qu’est-ce que c’est que tout ce raffut ! »
Les enfants essaient de justifier leur maladresse.
« Vous, Frédéric, vous êtes au pain sec. Vous, Arthur, vous me réciterez, avant de dîner, tous vos devoirs. » Elle redescend et frappe à la porte du père. Pas de réponse, elle entre dans le bureau et, tout en faisant mine de ranger : « Mon ami, vous pourriez un peu vous préoccuper de votre progéniture. Arthur et Frédéric n’en font qu’à leur tête. Je vous rappelle que c’est toujours moi qui vaque à l’ordre dans cette maison. Ce sont des garçons, bon sang. Pour un capitaine d’infan¬terie, avouez que vous n’en…
— Je travaille.
— Et moi, je me tourne les pouces ?
— Il ne semble pas que vous étiez si occupée tout à l’heure », réplique le militaire.
Elle arrête subitement son activité et le fixe : « De quoi, grand Dieu, parlez-vous ?
— Grand Dieu justement !
— Pardon ! La raison vous abandonne, mon ami. » Elle le querelle d’un ton menaçant : « Vous n’allez pas me reprocher, tout de même, d’être une bonne chrétienne ! Ah ça ! »
Le père reprend sa lecture : « Loin de moi cette pensée, je disais simplement que, tout à l’heure, pendant que j’écrivais mon traité sur les déplacements de troupes en Algérie… » Il se retourne et, dans un sourire carnassier : « Tu sais que c’est un peu mon métier, que de rédiger des rapports et des plans pour l’armée… Donc pendant que je travaillais et que les enfants chahutaient, toi, tu priais, de toute évidence. Et vu l’état dans lequel tu es rendue, je n’ai pas l’impression que tes vœux aient été exaucés. » Il se repenche sur ses copies et prend son air détaché : « Si vous voulez mon avis, priez moins et occupez-vous plus de votre progéniture. Tout le monde s’en portera mieux. Sur ce, laissez-moi, je vous prie. Et fermez la porte. »
La mère, dont le visage s’est empourpré d’indignation, vocifère : « Monstre, misérable, abominable athée, comment ai-je pu t’épouser ? Mais va, tu ne l’emporteras pas au paradis ! » Elle claque la porte et se précipite vers la cuisine.
Dans sa chambre, Arthur repose son gros livre et se lève de son lit. Il s’accroupit en haut de l’escalier et attend à travers les barreaux la suite des événements.
Le père sort de sa chambre. Il porte une robe de chambre soyeuse, sa haute taille lui donne un air de grand seigneur. Il se saisit du cratère de métal étincelant installé sur le guéridon d’acajou et se place au centre de l’entrée sous le lustre. Là, il laisse tomber la coupe sur le carrelage de grès. Bing wong-wong-wong tac-ga-da-tac-tac-tac…, fait le bassin d’argent qui danse dans un bruit de spirale. Des éclairs de lumières vives flamboient en virevoltant sur les murs.
Arthur, les mains sur les oreilles, sourit, fasciné ; il attendait ce moment. Le père interrompt les circonvolutions du cratère et le dépose sur son socle, avant de retourner, satisfait, dans sa chambre.
La mère sort illico de la cuisine la tête haute et envoie le bassin répéter la même chorégraphie ! Elle repose ensuite la vasque à sa place, sans manquer de l’essuyer de son tablier, pour retourner dans sa cuisine engueuler la bonne.
*
Ce rituel de la discorde amusait beaucoup l’enfant, mais aujourd’hui l’homme blessé, blotti dans la tiédeur de son lit, songe à tout cela avec amertume. Il s’endort enfin.

Un pigiste russe à bicyclette
Sur la place des Abbesses à Paris, par cette chaude ¬journée d’été 1891, Rodolphe Darzens adossé à l’ombre d’un frêne parcourt le journal Le Gaulois à la rubrique des courses. Sa crinière noire laisse dépasser des mèches en bataille sous un feutre mou, gris sale. Un paletot d’un autre temps recouvre sa liquette au col droit et un foulard chamarré dissimule une croix byzantine en sautoir.
Il consulte sa montre sans arrêt et lève la tête dès qu’une demoiselle passe. Enfin, une élégante jeune femme se glisse dans son dos et lui pose ses doigts gantés sur les yeux. Ils s’embrassent et filent. Elle lui reproche sa tenue débraillée, et lui son allure de coquette.
Un peu plus tard, Rodolphe descend à grands pas le boulevard de Clichy. À son bras, sa petite amie trottine sur ses bottines à talons. Elle semble essoufflée, mais il l’entraîne, jovial, en la guidant par le coude.
« Pas si vite, Rodo, je n’en peux plus.
— On est presque arrivés, Sarah, le magasin va fermer. »
Ils débarquent dans une boutique de vente et de réparation de cycles. Rodolphe se présente au comptoir, un grand espoir dans les yeux.
« Oui, monsieur Darzens, elle est arrivée, elle est là, derrière. Bonjour, madame. »
Sarah remarque tout de suite la jolie caissière Angèle.
La boutique-atelier exhale le caoutchouc, le cuir et la graisse cuite. Ancien maréchal-ferrant, Albert, le patron, a senti le vent tourner et s’est mis à la vente de bicyclettes.
Une nausée monte à la gorge de Sarah. Elle se détourne pour crachouiller une toux sèche dans son mouchoir de batiste. Angèle a un sourire discret. Darzens soutient sa petite amie tandis que le patron les accompagne vers l’arrière-boutique.
Là, suspendu à des crochets, parade un magnifique deux-roues : la dernière création des Manufactures Mercier brille de mille feux. Darzens l’inspecte sous toutes ses brasures, admiratif et connaisseur. Albert ne tarit pas d’éloges sur sa conception moderne : le cadre « diamant » en acier galvanisé parfaitement géométrique, la courbe étudiée de la fourche pour plus de sûreté, le cintre rabaissé, aérodynamique. « C’est très ingénieux », précise le patron. Un braquet de neuf mètres ! Le système de freinage, lui aussi révolutionnaire grâce aux nouvelles chambres à air de Michelin, beaucoup plus confortables que les boyaux. Monsieur Albert lui vante pour finir une dernière innovation : un grand pignon pour les côtes et en retournant la roue, hop, un petit pour la course !
Darzens, courbé sur la machine, un large sourire aux lèvres, fait tourner la roue arrière. Sans quitter des yeux la perfection de la superbe bicyclette, il sort une liasse de billets de sa poche et la tend au patron.
Sarah ne peut réprimer une stupéfaction muette devant la somme incroyable que Rodolphe est prêt à dépenser pour une « machine à courir ».
Le couple quitte le magasin de cycles. Darzens, très fier, guide sa nouvelle conquête par la potence et sa petite amie par le bras. Puis soudain, n’y tenant plus, il embrasse Sarah sur la tempe et saute sur sa bécane rutilante avant de dévaler la rue, en zigzag, heureux… « Je te retrouve chez toi demain ! » lance-t-il à Sarah, et il est déjà loin.
Elle fronce les sourcils et lui envoie un : « Tu me le paieras, ça, mon coco ! », en se dirigeant vers un magasin de nouveautés.

Le soir même, dans une ruelle tortueuse du quartier des Halles encombrée de barriques, des becs de gaz éclairent l’enseigne Au Tord-Boyaux. Darzens débarque sur son vélo étincelant. Il l’attache d’une chaîne à la devanture de la salle, salue le portier et lui glisse une pièce pour surveiller sa machine. Il entre dans le caboulot.
Dès qu’on pénètre dans ce cloaque, l’odeur âcre de tabac et de bière vous saute à la gorge. La fumée empêche de voir à plus d’un mètre. Des numéros miteux de music-hall se succèdent sur la scène.
Darzens rejoint au fond du bouge un homme tatoué sur l’avant-bras d’une ancre prise dans une tête de mort. Il le congratule d’une grande bourrade dans le dos pour son tuyau aux courses. Le bookmaker lui en a pris cinquante, mais il a levé un joli magot sur « Rose des Sables » à 7 contre 1. Il en a profité pour se faire plaisir : la bécane dernier cri de chez Mercier qui l’attend dehors.
Le Tatoué, bougon, se moque de Darzens et le traite de « pédale ». Darzens tique à ce genre de sous-entendu et le fait savoir d’un geste vif et suspendu. Néanmoins, il se rapproche du Tatoué et essaie de le convaincre : c’est le nec plus ultra du progrès, l’alliance de la force, de l’élégance et de la technique, la liberté sur le cheval, l’homme-machine, le surhomme ! En plus, fini le crottin, l’avoine, tous les besoins de l’animal, bref, l’avenir !
Ils trinquent aux temps modernes. Le Tatoué lui demande pourquoi il n’invite pas sa régulière. Darzens montre le plafond enfumé, Sarah ne supporterait pas ce genre d’atmo¬sphère. Il en profite pour lui réclamer les cigarettes indiennes qu’il lui a commandées. Le Tatoué lui remet discrètement un paquet.
Sonneries : on installe une tombola géante avec sa roue chiffrée pour le clou du spectacle. Le premier numéro tombe. Un homme en goguette se lève devant Darzens en criant : « J’ai gagné ! » Son portefeuille dépasse de la poche, Rodolphe fait un signe à son comparse. Il bouscule le client tandis que le Tatoué en profite pour le délester. Tous deux sortent en plaisantant pendant que le badaud va chercher son lot. Ils se partagent la monnaie et jettent le larfeuille dans le caniveau avant de se séparer.
En récupérant son vélo, Darzens entend un miaulement famélique. Il se dirige vers une remise sombre encombrée de cageots et de barriques abandonnés. Alors qu’il essaie d’y voir quelque chose, il sent la pression d’un petit chat roux qui se frotte à ses jambes. L’animal se laisse prendre dans les bras du jeune homme qui l’observe. « Tu me sembles affamé, toi. Tu veux bien devenir mon ami ? Je vais t’appeler… Polo. Je te donnerai du lait et un peu de mou de temps en temps. D’ac ? » lui dit-il de sa voix roucoulante de Slave. Il le serre contre sa poitrine, referme son paletot et fait démarrer sa bécane. Polo ronronne d’aise…

Le lendemain, Darzens déboule à vélo dans la « République du Croissant », ce quartier de la rive droite, entre la butte Montmartre et les rues Réaumur et Richelieu, siège des grands titres parisiens. Là se trouvent les locaux du Gaulois.
Le Gaulois a alors la réputation d’un quotidien plutôt républicain, populaire et satirique. Sa ligne éditoriale phare couvre les affaires de cœur des célébrités. Il entretient avec son lectorat une relation particulière faite d’attraction et de répulsion. Un style quelque peu direct, mais toujours avec délicatesse pour ne pas heurter le public féminin.
Depuis dix ans que la liberté d’expression, et de fait celle de la presse, a été votée, la frénésie des chroniqueurs à débusquer les travers de l’élite n’a pas cessé. Le fameux « bon goût à la française » représente la seule censure au Gaulois. Le rédacteur en chef, le grand « Mondanitaire » comme on l’appelle, Arthur Meyer, y veille de près.
Les rubriques les plus appréciées sont assurément La chronique mondaine, L’écho de la vie des salons et Le carnet du jour, avec ses faits divers qui ravissent les curieux.
La vaste salle de la rédaction ressemble à un gymnase, l’effort cérébral remplaçant l’effort physique. Les bureaux des différentes rubriques s’étagent de chaque côté de l’allée centrale traversée par des journalistes et commis affairés. Sur son pupitre, chaque rédacteur a son organisation et ses manies. Certains, prolixes, remplissent des corbeilles de papier froissé et hèlent sans cesse le commis – « Va me chercher un tel », « Trouve-moi des feuillets »… Les uns travaillent sur un coin de table tandis que d’autres, rejetés en arrière sur leur siège, rêvassent de la tournure d’une expression. Ailleurs, des groupes se forment pour discuter avec volubilité un point capital. Une véritable ruche de messieurs en ébullition.
La banque des faits divers, sous le bureau de la direction, tout au fond, se distingue des autres desks. Une succession d’employés à visières de celluloïd, debout sous les becs de gaz, trie les billets bleus, les télégrammes des reporters de terrain, les comptes rendus d’audience, les petites annonces, et tamponne les reçus. Cela donne à l’ensemble l’aspect insolite d’un travail à la chaîne, rythmé par le tambourinement des cachets.
Juxtaposées au hangar de la livraison des journaux, la « presse » et la salle de rédaction du journal sont mitoyennes pour faciliter le circuit de l’information.

Rodolphe Darzens arrive en sifflotant sur sa bécane rutilante au journal. Il fonce sur un groupe de jeunes saute-ruisseau devant les entrepôts. D’un dérapage acrobatique, il les évite.
« Hourra, monsieur Darzens ! » s’exclament-ils en se précipitant. Ils veulent tous faire un tour. Le journaliste a bien du mal à attacher son engin futuriste au bec de gaz. Ils lui crient : « Le manège, monsieur Rodolphe ! »
Darzens, souriant, sélectionne trois jeunes qui n’ont pas encore eu ce plaisir. Il retire son galure, s’accroupit et les enfants se cramponnent aux longues mèches de sa tignasse. Il se relève et se met à pivoter sur lui-même en faisant tournoyer les gamins en l’air dans les éclats de rire. Il faisait ce numéro quand il bossait pour le cirque qui l’avait accueilli et fait sortir de Russie. Les gosses ovationnent une nouvelle fois leur grand frère Rodolphe.
Une casquette à visière bleue émerge de la porte du journal. On l’appelle. Au boulot ! Darzens donne des conseils aux crieurs sur les meilleurs endroits où vendre le papier et rejoint le Gaulois.
Il se met à trier le courrier avec Pierre Lefranc, le chef du service des faits divers. Le Mondanitaire descend de son bureau, Darzens se précipite vers lui et l’aborde de sa voix chaude à l’accent slave : « Monsieur Meyer, écoutez-moi, je sais, je vous en ai déjà parlé, mais je vous promets qu’une rubrique sportive…
— On en a déjà une, mon cher, occupez-vous plutôt de vos traductions, je n’ai pas vu beaucoup de papiers sur mon bureau, ces derniers temps…, réplique le patron, absorbé par son inspection des rédactions.
— Il n’y a pas d’infos intéressantes dans le Journal de Pétersbourg ces jours-ci, alors je donne un coup de main à M. Lefranc au classement des courriers, monsieur Meyer… », se justifie Darzens en le suivant.
Le patron hausse les épaules et continue son tour des services. Accroché aux basques du Mondanitaire, Rodolphe reprend : « Et puis, dans la rubrique sportive du Gaulois, si je peux me permettre, monsieur Meyer, on ne trouve que le turf !… Moi, je vous propose une vraie chronique d’aujourd’hui avec des articles sur les nouveaux sports à la mode : le cyclisme, l’aéronautique, l’automobile… »
Il poursuit son exposé avec exaltation, mais le patron s’en moque. « Ces fichus sports mécaniques finiront par tous nous tuer un de ces jours… » Seules les nouvelles des vedettes de l’art ou de la politique intéressent Meyer, qui laisse Darzens en plan.
Rodolphe s’en retourne, dépité, au bureau des chiens écrasés, ce qui ravit certains journalistes qui n’apprécient pas du tout l’ambitieux jeune journaliste à l’accent russe. Ce dernier reprend son tri sous le regard compatissant de Pierre Lefranc, quand Ferdinand fait une entrée fracassante.
La cinquantaine bedonnante, le célèbre grand reporter des arts harangue les employés de sa voix nasillarde en tendant au-dessus de sa tête Le Petit Parisien : « Un attentat de Juifs russes anarchistes déjoué à Montreuil ! Hourra pour les services du renseignement qui sauvent la République ! » Il se pavane dans l’allée et se lance dans la lecture de l’article comme s’il en était l’auteur. L’ensemble du journal salue le prêche de Ferdinand.
Devant l’attitude indifférente de Darzens, qui continue de tamponner ses billets bleus, le grand reporter le toise : « N’est-ce pas, Darzinnsky ? » lance-t-il perfidement.
Pierre surveille Rodolphe, qui ne bronche pas et se concentre sur son travail. Ferdinand monte dans le bureau de Meyer après avoir jeté un regard méprisant sur le pigiste immigré de Russie.

Le repas de famille

Les calculs de côté, l’inévitable descente du ciel et la visite
des souvenirs et la séance des rythmes occupent la demeure,
la tête et le monde de l’esprit1.

Rimbaud sort de sa chambre à midi. Il a passé la matinée à se reposer et à écrire à ses associés en Abyssinie. Il descend avec appréhension les marches jusqu’au vestibule. Sur son socle, le bassin de métal poli et cabossé le nargue de ses reflets. Il entre dans la salle à manger. La mère et Isabelle patientent chacune derrière leur chaise.
Rimbaud prend sa place en bout de table et déplie sa serviette : « Et Frédéric, toujours pas de nouvelles ? » La mère s’assoit et assène d’un air méprisant : « Il doit cuver son gueuleton avec ses amis de la Compagnie… »
Rimbaud reprend, comme pour l’excuser : « Il a toujours préféré la troupe. »
Un souvenir lui traverse l’esprit pendant que la mère touille la soupe.
*
Il va sur ses seize ans et bouquine comme à son habitude dans le silence de la demeure familiale. Soudain, des bruits suspects venant de la chambre de son frère le surprennent. Il s’y rend sans faire de bruit.
Frédéric est en train d’enjamber sa fenêtre. Arthur se précipite. « Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Je me taille, frangin !
— Tu vas où ?
— À la guerre, mon ami, à la guerre, défendre la patrie et toucher la solde ! » Il passe la jambe dans le vide et se retourne vers Arthur, il a l’air plus vieux : « Prends soin de notre famille, Arthur, c’est toi l’aîné maintenant. Souhaite-moi bonne chance.
— Et maman ?
— Ne lui dis rien. J’ai laissé un mot… Tu corrigeras les fautes… »
Il s’accroche à la descente de pluie et saute dans la rue, des recrues le rejoignent ; ils s’enfoncent dans la nuit. »

Extraits
« Rodolphe a une semaine de mise à pied, s’il ne trouve rien d’intéressant avant la fin, il sera viré. Il le rappelle, il lui faut un pseudo: ce sera. Lardenay, et le congédie d’un geste en reprenant ses lectures.
Darzens, satisfait et un peu surpris, reste sur place et lui demande le sujet de l’enquête. Interloqué, le patron répond: «Rimbaud.
— Rambot? répète Rodolphe, dérouté.
— Rimbaud Arthur, le poète! articule Meyer, agacé. Il a eu une liaison avec Paul Verlaine et a disparu depuis vingt ans, déterrez-moi des témoins, des révélations, et où se trouve Rimbaud, c’est clair? Et surtout pas de vagues, c’est compris?» Ses yeux transpercent le journaliste à travers ses binocles.
Darzens acquiesce, comme absent. Il réalise dans quel traquenard il vient de se fourrer. Tout ce qu’il ne supporte pas: les poètes, homosexuels en plus! Disparus depuis vingt ans, tant qu’à faire.
Rodolphe sort du bureau accablé. En passant, il fait signe à son ami Pierre de ne pas s’inquiéter et quitte le journal sous les regards plissés des sympathisants de Ferdinand.
De retour chez lui, dans son petit garni sous les toits, le journaliste tourne en rond avec cette enquête improbable. «Un poète, en plus! Disparu depuis vingt ans! Que personne ne connaît, à part quelques intellectuels ou pseudo-artistes, pour sûr! À mettre tous dans le même panier, comme Moréas! J’aurais été verni que je serais tombé sur un sculpteur, au moins ceux-là ils transpirent. » p. 73

« Darzens, étourdi, a perdu ses repères, il se pose sur le lit pour reprendre sa lecture. Verlaine révèle que, incompris dès sa jeunesse, Rimbaud en vrai maudit a rejeté les valeurs de la société. Il s’est conduit de manière provocante, dangereuse, asociale ou autodestructrice. Le journaliste apprend aussi que la plupart des œuvres du poète n’ont jamais été publiées ou ont disparu.
Une Saison en enfer, parue en 1873, sombra corps et biens dans un oubli monstrueux, l’auteur ne l’ayant pas lancée du tout. Il avait bien autre chose à faire. Il courut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement.., écrit Verlaine.
Poursuivant le recueil, les louanges dithyrambiques de Verlaine sur son amant n’étonnent plus le journaliste, mais la destinée troublante de ce poète inconnu commence à l’intriguer. » p. 88-89

À propos de l’auteur
GUYONNET_Henri_DRHenri Guyonnet © Photo DR

Enfant de Marseille, Henri Guyonnet fonde des groupes de rock avant de s’installer à Paris, où il écrit et met en scène pour le théâtre. Brûlez tout! est son premier roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Les invités de Marc

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En deux mots
Avec ses amis d’école de commerce, Léonore se rend chez Marc pour une soirée qui risque d’être mémorable. Mais pour la jeune femme, elle va tourner au fiasco. Elle se retrouve au petit matin dans la rue, seule et blessée à la jambe. Qu’a-t-il bien pu se passer dans ce luxueux appartement ?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Léonore perd le nord

Pour son premier roman Tiphaine du Boÿs a choisi de mettre en scène sa génération. Celle d’un groupe d’amis, diplômés d’une école de commerce, qui entendent conjurer les années qui passent en continuant de faire la fête. Acide et mordant.

«J’avais vingt ans lorsque j’ai intégré mon école de commerce et, avec elle, un microcosme dans lequel tout était prétexte aux abus. (…) J’ai présenté Yasmine à Charlie, Axel, Mathis et Jeanne, et nous nous sommes bourré la gueule tous ensemble. Plus tard, Yasmine a abandonné les Yello Shots au profit de la viande maigre du régime Dukan. Jeanne a pris un petit boulot. Les rangs se sont clairsemés, resserrant plus encore le noyau dur que nous constituions, Axel, Mathis, Charlie et moi.»
Léonore, la narratrice de ce premier roman signé d’une cheffe de projet dans le secteur bancaire, s’apprête à retrouver ses amis pour passer une nouvelle soirée ensemble. D’abord, elle retrouvera le studio de son amie Charlie pour y prendre l’apéro. Ensuite toute la troupe a rendez-vous chez Marc qui organise une fête dans son grand appartement de l’avenue Bugeaud dans le 16e arrondissement de Paris. La soirée promet d’être mémorable, car tous les ingrédients semblent réunis, de la bonne musique, de l’alcool et des substances illicites venant compléter un buffet bien garni. Mais bien vite les choses vont déraper et Léonore se voit, en bonne samaritaine, contrainte de prendre soin d’une jeune femme victimes d’excès en tout genre. C’est en essayant de la soutenir qu’elle va être victime d’un bien curieux accident. Sa jambe saigne et lui fait un mal de chien. Aussi décide-t-elle de rentrer chez elle au lieu de finir la soirée avec Mathis. Seule, sur le trottoir de l’avenue Bugeaud, elle dresse un bilan peu amène de sa situation et de celle de ses collègues. Tous ont peu ou prou rêvé d’un avenir radieux avant de réviser petit à petit leurs ambitions à la baisse. «Jeanne cherchait un sens à son métier: elle est devenue acheteuse pour un conglomérat spécialisé dans les protections hygiéniques. Yasmine, architecte, a abandonné ses projets de restauration du patrimoine pour décliner des normes de construction chez un promoteur immobilier. Axel a suivi un électif sur la transformation digitale avant de céder aux mêmes sirènes que moi. Par crainte de faire le mauvais choix, il n’en a fait aucun et a grossi les rangs du cabinet. Nos singularités se sont noyées dans une masse indistincte d’horaires tardifs, de tableurs Excel et de notes de frais.»
Si l’analyse de Tiphaine du Boÿs sonne si juste, c’est qu’on sent le vécu. Sans parler d’autobiographie, son récit a le goût acide des lendemains de cuite, quand on tente de se remémorer ce qui s’est vraiment passé et quand, dans un éclair de lucidité, on essaie de donner une cohérence à une vie pourtant loin d’être réglée. C’est du reste ce qui rend ce premier roman, servi par une ironie mordante, si touchant. On comprend, à l’image de l’incident surprenant qui a causé la blessure de Léonore, que la réussite sociale n’est pas un garant pour la réussite tout court. Que cette génération se cherche, qu’elle préfère noyer son anxiété dans la fête et l’alcool plutôt que de désespérer. L’instabilité et les coups d’éclat président à un quotidien que l’on aimerait plutôt bien rangé. Et l’avenir est tout sauf balisé. Si Léonore perd le nord, c’est qu’elle n’a pas trouvé sa boussole.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Les invités de Marc
Tiphaine du Boÿs
Éditions Bouquins
Premier roman
240 p., 20 €
EAN 9782382924075
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris . On y évoque aussi Senlis et la Creuse avec Guéret ainsi que Limoges et Montluçon. Un voyage en Allemagne, à Krampnitz via Berlin et Potsdam et des séjours à Guadalajara et Hong Kong complètent cette géographie

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un premier roman qui navigue habilement entre comédie de mœurs et roman noir.
Paris s’endort, Léonore s’impatiente. Ce samedi soir, ses amis lui ont promis une fête mémorable. Ils se retrouvent dans le très bel appartement d’un certain Marc où se presse une foule d’invités égotiques, pétris d’ambition et dévorés par leur volonté de paraître. Les masques tombent à mesure que la nuit avance. La tension monte, jusqu’à ce que, par mégarde, Léonore décèle le secret de leur hôte.
Ni amitié, ni faux-semblants ne résistent à cette découverte. Le monde de Léonore vacille, et une question demeure : qui étaient vraiment les invités de Marc ?
La forme resserrée du récit sert une narration tendue. L’esprit aiguisé de Tiphaine du Boÿs se révèle autant dans son humour caustique que dans ses descriptions inattendues, souvent à la faveur de flash-back savoureux. L’auteure témoigne d’un style bien à elle, nerveux, précis, tranchant, et façonne un premier roman qui navigue habilement entre comédie de mœurs et roman noir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog La page qui marque

Les premières pages du livre
« Partie I
OCTOBRE LA NUIT
Prologue
0 h 25. Avenue Bugeaud. Troisième étage.

La porte se referme en silence.

La soirée m’a recrachée sur le palier comme un noyau d’olive. Sans sourciller, j’ai vidé les lieux. J’ai déclaré forfait. À présent, je regrette de m’être inclinée. Briser verres et bouteilles, punir, détruire, voilà qui n’aurait pas manqué de panache. J’aurais dû faire valser le battant, envoyer valdinguer le pan de bois. Les murs en auraient tremblé ; acte dramatique, à la hauteur de la rancœur qui m’anime.

Au lieu de cela, j’ai quitté la fête à pas de loup. Je me suis effacée sans un au revoir, un coup d’œil par-dessus l’épaule à l’affût d’un mot, d’un geste, je ne sais pas. Personne ne m’a prêté attention. J’ai passé mon manteau dans l’indifférence générale. Le couloir était bâché comme un macchabée. Un instant encore j’ai écouté la musique, l’éclat des rires, le crachat des baffles puis, écœurée, j’ai attrapé mes mocassins et, les chaussures à la main, une bouteille coincée sous le bras, j’ai filé à l’anglaise dans un feulement de plastique. J’ai repoussé la porte de l’appartement. La rumeur de la fête s’est étouffée dans un râle. La minuterie s’est enclenchée. La serrure a cliqueté. Ensuite, plus rien.

Plus rien si ce n’est moi, là, debout sur le palier, le front moite, les doigts glacés, la cuisse en sang. La douleur irradie ma blessure. Plus bas, au travers de mon collant, deux orteils exhibent leur extrémité grotesque. Je les agite mollement. La colère retombe. Persiste le sentiment du gâchis : toute cette attente, pour ça.

19 h 45. Rue des Trois-Frères. Sixième étage.

Charlie nous a donné rendez-vous à 20 heures et la soirée débute chez elle, dans un studio du 18e arrondissement. J’ai quinze minutes d’avance. Elle m’ouvre en soutien-gorge, une serviette enroulée autour du crâne, un bol d’une pâte laiteuse à la main, le shampoing qu’elle fabrique maison. Presque malgré moi, je lorgne ses seins. Je suis soulagée d’être arrivée avant les garçons.
« Sers-toi, Léonore, me lance-t-elle en enfilant un gilet de grosse maille. Gaël va bien ?
— Il t’embrasse. »
Deux ramequins de tapenade trônent sur la table basse. J’ai apporté une bouteille de rouge et du jambon cru. Le vin, médiocre, m’a coûté quatre euros trente-huit chez Carrefour City. L’étiquette fait illusion. Charlie n’y connaît pas grand-chose en œnologie. Elle salue son apparition d’un claquement de la langue, et déjà Jeanne toque à la porte. Vingt heures sonnantes et trébuchantes, Jeanne ponctuelle, toujours. Ses épais cheveux roux sont noués en chignon. Sa droiture, sa lisibilité me réjouissent. Elle observe la pièce exigüe et se fend d’une platitude sur le charme des mansardes. Une odeur fumée se diffuse autour de nous lorsqu’elle entreprend de dresser la charcuterie dans un plat. Charlie fronce le nez. Il y a trois ans, le documentaire The End of Meat lui a ouvert les yeux. Elle dédaigne la viande depuis.

Axel débarque trente minutes plus tard.
« Mathis n’est pas avec toi ? m’étonné-je.
— T’inquiète, on le rejoint plus tard. »
Je suis soulagée : ce soir encore, nous nous retrouverons tous les cinq, au complet, comme avant.
Charlie, Jeanne, Axel, Mathis et moi nous sommes rencontrés en école de commerce. C’était il y a dix ans déjà, une éternité. Le hasard nous a placés dans la même classe où, au-delà des obligations scolaires, nous avons commencé à nous fréquenter. Charlie dégageait une assurance naturelle qui m’a immédiatement obsédée. Elle postulait alors à la Junior-Entreprise avec Axel et Mathis. Les élections de novembre ont entériné la défaite de leur liste et la victoire de notre amitié. Jamais je ne leur ai avoué avoir voté contre eux. Je craignais que, propulsés au sein de l’une des associations les plus populaires de l’école, ils ne se détournent de moi. Jeanne a croisé ma route à ce moment-là. J’ai apprécié sa simplicité et tous les cinq, nous avons partagé nos premières victoires, nos premiers échecs, une sorte de parcours initiatique. Les épreuves unissent davantage que la réussite. Cela explique sans doute pourquoi nous sommes devenus si proches dès le départ, et pourquoi ce samedi, les esprits se sont si vite échauffés.

« Champagne ! », s’exclame Axel, la porte d’entrée à peine franchie.
Il jette son manteau dans notre direction. L’imperméable s’affaisse contre l’accoudoir du canapé-lit tandis qu’il exhibe la bouteille, sa sacoche pendue à l’épaule. L’humidité corne les coins de l’étiquette. Le bouchon saute.
« J’ai des courbatures à force de trinquer à tes succès. Qu’est-ce qu’on fête, encore ? »
Axel s’affale sur le sofa.
« J’ai liquidé mes crypto-monnaies. Mais, surtout, je quitte le conseil !
— C’est la crise de la trentaine ? le taquiné-je. T’envoies tout balader pour ouvrir un café solidaire ? »
Charlie me lance un regard noir.
« Jamais de la vie, s’esclaffe-t-il. Je bouge en finance, comme Mathis. »
Axel et moi travaillons tous les deux dans le même cabinet. Je le soupçonne de jalouser l’aisance de Mathis, le prestige que lui confère sa carrière en banque d’investissement. Les signes extérieurs de richesse dans lesquels Axel se vautre peinent à juguler ce complexe. Il joue au golf, collectionne les montres, commande des vins hors de prix dans les clubs branchés. Ses excès seraient ridicules s’il les consommait en solitaire, mais il nous embarque volontiers et, dans son sillage, assises à l’arrière d’une limousine clinquante ou sur la banquette d’une boîte huppée, les filles et moi nous contentons d’un soupir amusé : sacré Axel.

Jeanne étale de la tapenade sur des tartines grillées. Charlie siffle son champagne, avant de s’incliner dans une révérence moqueuse. Les dernières gouttes d’alcool me giclent au visage.
« Félicitations Axel, tu restes à la solde du grand capital ! »
Elle a quitté son poste en marketing l’année précédente. Ce coup d’éclat l’astreint, considère-t-elle, aux prises de position radicales. Elle fustige nos velléités carriéristes, les gentils petits soldats que nous sommes devenus. La plupart du temps, ses bravades m’attendrissent. Charlie a tout plaqué, rien reconstruit. Pas étonnant qu’elle éprouve le besoin de conforter ses choix. Depuis peu, son assurance m’agace. La quête de sens dont elle se fait l’apôtre m’apparaît de plus en plus légitime. J’étouffe dans mon rôle de jeune cadre dynamique, mais Charlie condamne le confort de vie auquel j’aspire et, faute d’alternative modérée, je sacrifie mon épanouissement personnel à la sécurité financière. Mes convictions oscillent quelque part entre les siennes et celles d’Axel. Les huîtres que je m’offre aux beaux jours en terrasse exhalent des arômes amers.

J’expie mes contradictions d’une répartie mesquine.
« Charlie a raison, Axel. Tu devrais prendre exemple sur elle.
— Qui veut un toast ? m’interrompt Jeanne.
— Explique, Léo », m’encourage-t-il en s’emparant d’une tartine.
Il est suspendu à mes lèvres. J’aimerais prolonger ce moment mais déjà Charlie s’impatiente, elle me met au défi de poursuivre. Axel détourne les yeux.
« Elle contribue à la mise en place d’un nouvel ordre mondial, grâce aux trois boutures d’érable qu’elle a plantées au parc de Sceaux.
— Au moins j’essaye de changer les choses », se défend-elle, vexée.
Son engagement s’est d’abord traduit par un projet de végétalisation de l’Île-de-France, abandonné au profit de la permaculture puis de l’hébergement des réfugiés. Ces tentatives n’ont débouché sur rien sinon une liaison décevante avec le responsable d’un tiers-lieu. Fauchée, Charlie est retournée habiter chez ses parents. Elle réemménage tout juste à Paris, bien décidée à sauver sa vie sociale, quitte à le faire dans ce studio crasseux sous-loué à un cousin lointain. Deux Velux s’ouvrent sur les toits de la capitale. La soirée fait office de crémaillère ; Jeanne a apporté des chocolats.
« Alors c’est ici que tu vas vivre, tente-t-elle justement pour faire diversion. J’aime bien la déco. Tu restes longtemps ?
— Ça dépend », répond Charlie sans préciser de quoi.
L’unique ornement de la pièce tient dans un ficus maigrichon. Pour le reste, les meubles sont fonctionnels et les efforts de Jeanne, touchants. Elle applique le protocole à la lettre. Après le cadeau, viennent les compliments puis le tour du propriétaire, mais puisque l’appartement ne compte qu’une pièce, j’estime le sujet clos.
« Alors Axel, c’était ça, la grande nouvelle ? Ta démission ? »
Il secoue la tête. Quinze jours plus tôt, Mathis et lui nous ont adressé une invitation sibylline, nous sommant de réserver notre soirée. Ni le procédé, ni le ton formel ne correspondaient à leurs habitudes. Aucun n’a consenti à nous livrer la moindre explication. Axel s’est borné à une liste de superlatifs. Il nous a promis une rencontre inoubliable, des révélations incroyables. Aussi ai-je éprouvé une vague déception lorsqu’il a proposé que nous nous rejoignions chez Charlie. Ce studio me semble bien étroit pour un si grand moment.
« Raté, Léo, sourit-il. Patience. Tu vas halluciner. »
Il jubile. Deux semaines que je tente de percer le mystère et me heurte à son exaspérante satisfaction. Je refuse de lui donner à nouveau ce plaisir.
« Au fait Charlie, je suis passée au parc de Sceaux ce week-end. Tes boutures sont mortes. L’association ne vous a pas expliqué comment vous en occuper ? »
Elle me toise, perplexe. Le noyau d’olive qu’elle mâchonnait atterrit dans l’assiette du jambon. J’ignore pourquoi je m’escrime à la provoquer.
« Et toi Léo, comment vont les gens que t’as virés ? »
Jeanne me tend le bol des tomates cerises. J’en porte une à ma bouche, qui éclate et projette une large giclée de jus vers le canapé.
« Je suis chef de projet, pas directrice des ressources humaines.
— Des projets de réduction des coûts. On sait ce que ça veut dire.
— Elle n’a pas tort, admet Axel en reluquant sa Breitling. Léo, savoure ton passage sur cette terre car ensuite, t’iras brûler en enfer !
— Bon, c’est pas bientôt fini ? »
Jeanne tape dans ses mains à la manière d’une institutrice. Elle rassemble les assiettes sales, y fait glisser les miettes de pain et les tiges des tomates. Charlie pose un genou à terre en gage de pénitence.
« Pardon, Léo, d’avoir remis en cause ta contribution au progrès social. Axel, je me réjouis que la finance mondiale puisse compter sur toi. »
Un rire abrège son simulacre. Charlie se redresse, Axel l’enlace et Jeanne applaudit l’étreinte. La bouteille de champagne est déjà vide.

Dehors, l’obscurité est tombée sur la ville. Je m’approche du Velux pour m’en griller une et Axel me rejoint. Il lance un regard à la ronde.
« Je vais te dire un truc, Léo. Promets-moi de ne rien répéter. »
Je m’approche, les yeux brillants. Axel jouit de son effet, puis, après avoir constaté que les autres se trouvent à portée de voix, comme s’il pouvait en être autrement dans un studio de dix-neuf mètres carrés, il chuchote :
« J’ai été débauché par une boîte américaine, un géant de l’agroalimentaire. J’ai pas le droit de révéler le nom tant que le contrat n’est pas signé mais c’est vraiment un big deal. »
J’expire un nuage pâle. Le vent me retourne la fumée en pleine face. J’espérais découvrir ce qui nous réunit ce soir mais une fois encore, il ne s’agit que de carrière et d’égo. L’enthousiasme d’Axel me renvoie à mon manque d’ambition. Dépitée, je l’invite à poursuivre. Il s’enflamme. Évoque la rigueur du processus de recrutement, la fraîcheur de ce nouvel écosystème, plaisante même : « Tu sais, parce qu’ils vendent des produits frais ». Il a reçu l’offre la veille. Les bureaux étaient vides, le technicien de surface terminait sa tournée dans l’open space baigné d’une lumière pourpre. Axel aime agrémenter ses récits de ce genre de détails. Le rouge est la couleur de l’amour autant que du désastre.
« Mon futur boss a fait un MBA à Stanford, se réjouit-il. J’ai un doute sur le salaire en revanche. Tu me diras ce que t’en penses, c’est un gros poste, faut être gourmand. Ah, attends. Ça sonne ! »
Axel jette sa cigarette dans la nuit. Sans attendre ma réponse, il se détourne de la fenêtre et s’empare de l’iPhone qui vibre sur la table basse. L’écran affiche 21 h 15. Dans le coin cuisine, Jeanne empile les assiettes. Charlie a disparu dans la salle de bains.

« C’était Mathis, déclare-t-il après avoir raccroché. Ça vous branche une petite fête en l’honneur de Marc ? »
Axel a déjà enfilé sa veste. Il opère comme s’il s’agissait d’une invitation fortuite mais ses cheveux gominés, sa barbe nette et sa tenue soignée trahissent une préparation minutieuse. Nous y voilà, je songe. Sacré Axel.
« C’est qui ? demande Jeanne.
— Tu verras. Vous en dites quoi ? »
Charlie, toujours à l’affût de nouvelles rencontres, piaffe d’excitation. Jeanne abandonne sa vaisselle. J’aurais préféré que Mathis nous rejoigne ici, que nous restions entre nous encore un peu, mais déjà Axel ferme le Velux et Charlie éteint l’halogène. La pénombre accentue le dépouillement du studio. Les restes du jambon dégagent une odeur âcre. J’observe la moquette râpée, le canapé maculé de taches, et me lève à mon tour. À quoi bon ? L’immuable scénario se répète d’un week-end à l’autre. »

Extraits
« Les cabinets se targuaient de placer l’humain au centre, de tourner le regard vers l’avenir, de proposer une expertise digitale disruptive. Tous affichaient les mêmes avantages distinctifs. J’ai battu des cils et des diplômes en plagiant leurs fiertés. On m’a recontactée. Peu importaient mes aspirations.
L’intuition de ne pas être la seule à capituler a rendu la reddition acceptable. Mes amis eux aussi renonçaient à leurs rêves. Jeanne cherchait un sens à son métier: elle est devenue acheteuse pour un conglomérat spécialisé dans les protections hygiéniques. Yasmine, architecte, a abandonné ses projets de restauration du patrimoine pour décliner des normes de construction chez un promoteur immobilier. Axel a suivi un électif sur la transformation digitale avant de céder aux mêmes sirènes que moi. Par crainte de faire le mauvais choix, il n’en a fait aucun et a grossi les rangs du cabinet. Nos singularités se sont noyées dans une masse indistincte d’horaires tardifs, de tableurs Excel et de notes de frais.
Cette synchronisation m’a rassurée. Nous constituions les bouteilles d’un vin du même cru. Nos talents, appréciés trop tôt, auraient eu le goût acide des erreurs de jeunesse. Trop tard, l’aigreur des occasions manquées, mais nous n’en étions pas là, et j’ai relégué dans l’ombre la question de mon épanouissement personnel. » p. 106

« J’ai repris le contrôle. C’est le sentiment qui me vient, là, trempée sous mon porche et, apaisée, Je boite hors de ma cachette. Il est temps de rentrer à la maison.
De Mathis]: J’ai vu tes appels. Je suis dans le taxi claqué, direction l’appart. Au fait, c’est quoi cette photo?
À Mathis] : Ma jambe. J’ai dû me manger un clou chez Marc. On sortira une autre fois. Je suis partie, ça fait un mal de chien.
J’arrive devant mon immeuble. Enfin tout s’ordonne.
[De Mathis] : Un peu d’eau oxygénée, de Bétadine et ça va passer.

J’attends la suite mais rien ne vient, ni réconfort, ni compassion, ni mot doux. Je repense à Jeanne, qui pleure le revers de Ben. À Charlie, qui espérait noyer ses doutes dans la nuit. À Mathis, harassé dans sa berline. Nous sommes les porcs-épics de Schopenhauer. Notre soif d’amour et de chaleur nous a attirés les uns vers les autres. Celle-ci à peine étanchée, nos épines nous ont transpercé la chair, et nous nous sommes quittés blessés, plus seuls que Jamais.
1Je pénètre dans le hall. M’éloigner des autres me rapproche de Gaël. Il a dû boire une bière ou deux, fêter l’anniversaire de David, commenter l’actualité sportive, rentrer tôt. Sa droiture appelle la duplicité. Pour lui je réinventerai le monde, à commencer par cette horrible soirée. Il est si simple de mentir. » p. 119

« J’avais vingt ans lorsque j’ai intégré mon école de commerce et, avec elle, un microcosme dans lequel tout était prétexte aux abus. Nos professeurs déterminaient les dates des partiels en fonction de celles des soirées. Une partie des élèves séchait les cours de toute façon. J’ai présenté Yasmine à Charlie, Axel, Mathis et Jeanne, et nous nous sommes bourré la gueule tous ensemble. Plus tard, Yasmine a abandonné les Yello Shots au profit de la viande maigre du régime Dukan. Jeanne a pris un petit boulot. Les rangs se sont clairsemés, resserrant plus encore le noyau dur que nous constituions, Axel, Mathis, Charlie et moi. » p. 143

À propos de l’autrice
BOYS_Tiphaine_du_DRTiphaine du Boÿs © Photo DR

Tiphaine du Boÿs vit en région parisienne. Diplômée de l’ESCP, elle exerce aujourd’hui en tant que chef de projet dans le secteur bancaire. Les Invités de Marc, son premier roman, a bénéficié de l’accompagnement du comité éditorial de l’école Les Mots. (Source: Éditions Bouquins)

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Trois femmes dans la vie de Vincent Van Gogh

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En deux mots
Saskia aux Pays-Bas en 1863, Agostina à Paris en février 1888 et Gabrielle à Auvers-sur-Oise durant l’été 1890. Trois rencontres qui vont marquer Vincent Van Gogh, trois femmes qui éclairent l’œuvre du père.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Saskia, Agostina et Gabrielle

Dans un court roman Mika Biermann raconte trois rencontres dans la vie de Vincent Van Gogh. Le garçon, l’homme dans la force de l’âge et celui qui déprime, à quelques heures de sa fin, vont croiser la route de Saskia, Agostina et Gabrielle. Une jolie manière de résumer la vie et l’œuvre du peintre.

Quand il fait la rencontre de Saskia, le jeune Vincent Van Gogh va sur ses dix ans. Nous sommes aux Pays-Bas, à Groote-Zundert et le futur peintre découvre la vie. Il peut se réjouir du soleil qui brille sur la campagne, mettant un peu de relief dans des paysages le plus souvent gris et ternes. Mais sa journée va devenir vraiment mémorable quand il va assister à un spectacle aussi merveilleux qu’inattendu. La gardeuse d’oies profite de cette chaleur pour se déshabiller et prendre un bain dans la rivière, ne cachant rien de ses formes sculpturales, de ses rondeurs affriolantes. La vie est belle et l’occasion idéale pour réfuter le précepte de son père pasteur qui énonçait que Dieu avait créé le monde en noir et blanc et que c’est le diable qui y avait mis des couleurs.
Quelques années plus tard, le jeune homme est à Paris. Il est toujours sans le sou, mais il peut compter sur le soutien de son frère Théo et sur la plantureuse Agostina qui partage sa couche avec lui. La patronne d’un petit estaminet du côté du Boulevard de Clichy va bientôt faire faillite. Mais avant de qui la capitale, elle partage quelques rêves avec le peintre. Un voyage en Italie, un beau mariage…
Las, le ciel de la capitale reste désespérément gris et froid. Il n’est en réalité que question de survivre, alors que jamais peut-être autant de grands peintres ne réalisent des œuvres majeures durant cette période d’une richesse artistique sans égale. Mais l’ironie de l’histoire veut que ses toiles qui se vendent aujourd’hui des millions d’euros pouvaient alors être cédées à un tripier pour régler une ardoise et que ce dernier considérait ce cadeau comme une arnaque.
Gabrielle, quant à elle, ne connaît le peintre que pour l’avoir croisé à Auvers-sur-Oise, traînant sa mélancolie. Occupée à venger la mort de son chien, elle ne prêtera guère attention à ce vagabond qui, quelques heures plus tard aura cessé de vivre.
Mika Biermann, qui connaît la vie de Van Gogh comme sa poche, réussit le tour de force de nous la raconter à travers ces trois femmes. Mais au-delà, son style très imagé lui permet aussi d’évoquer les toiles les plus emblématiques du grand artiste. En le suivant dans ses pérégrinations, on voit ses sources d’inspiration, les paysages et les hommes, les couleurs et les ombres. Voilà une heureuse initiation à une œuvre majeure qui fait suite à Trois Jours dans la vie de Paul Cézanne et Trois Nuits dans la vie de Berthe Morisot.

Trois femmes dans la vie de Vincent Van Gogh
Mika Biermann
Éditions Anacharsis
Roman
96 p., 13 €
EAN 9791027904693
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé d’abord au Pays-Bas, à Groote-Zundert et La Haye puis en France à Paris. On y évoque aussi des voyages à Lyon et Marseille ainsi qu’en Italie, à Ancône ou encore à Londres.

Quand?
L’action se déroule de 1860 à 1890.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sur Vincent van Gogh, tout a été dit. Que rajouter encore? Peut-être ces trois moments, trois rencontres de trois femmes en trois épisodes décisifs de la vie du peintre: l’enfance, l’âge mûr, le dernier jour – une balle dans le ventre.
Mika Biermann sublime son écriture pour offrir ici un tableau en peinture fraîche de ces instants volés, peut-être fondateurs, peut-être pas. Dans tous les cas un bijou, un bonheur de lecture comme on n’en trouve guère ailleurs, une méditation en acte sur l’art et ses tromperies magnifiques.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Sébastien Omont)
Les Notes
Blog de Fabien Ribery

Les premières pages du livre
« Van Gogh gazouille, Il remue ses bras dodus, éclate en rires édentés, bave sur son menton, Ses yeux, deux billes bleues, roulent; son regard erre au plafond,
Areuh, areuh.
Il lui reste 37 ans à vivre et 871 tableaux à peindre. Un tableau tous les quinze jours.
Un jeu d’enfant.

Saskia
Un crayon. Cadeau de l’oncle Cent. Il est passé à Groote-Zundert, il a bu de la bière, il a raconté les boulevards de Paris, il a fait des clins d’œil appuyés aux femmes, il a donné des bonbecs aux petits et un crayon à son filleul, Un crayon de charpentier, usé, laqué de rouge. Vincent n’en a jamais vu, de crayon. À l’école, les élèves écrivent à la craie sur une ardoise. Son père écrit à la plume d’acier Birmingham. Sa mère ne note jamais rien, elle a une mémoire infaillible. Un crayon, c’est une chose rare. Vincent a peur qu’on lui confisque l’objet. Il ne sait pas quoi en faire. Il lui faudrait du papier pour l’essayer; on n’en trouve pas dans la maison, sauf sur le bureau de son père, à côté de l’encrier, où s’empilent les lettres pour le diocèse. Il n’est pas question d’y toucher quoi que ce soit.
Vincent prend l’exemplaire des pièces de Shakespeare sur l’étagère. Le nom de l’auteur est gravé en lettres dorées dans le cuir de la couverture. Anna Birnie s’en sert pour lui apprendre l’anglais. It was the lark, the herald of the morn, no nightingale..… Les autres ne savent pas qu’ils lisent Romeo and Juliet. C’est un secret entre lui et la gouvernante. Il ouvre le livre, La dernière page est vide. Il y trace une ligne au crayon. L’horizon. Une deuxième, parallèle à la première. Un chemin. Puis il fait un V. C’est un oiseau. Puis il dessine deux personnages. On reconnaît Roméo à l’épée dans sa main, et Juliette à ses longs cheveux. Il ajoute deux U sur le devant de la robe, les seins. C’est osé. C’est cochon.
Het is schandalig. En passant le pouce, ça ne s’efface pas. Maintenant une tache grise souligne la poitrine. Il faudrait arracher la page. Vincent tire. C’est du papier de bonne qualité; il gondole, il se froisse, mais il ne cède pas. Il repose le livre sur l’étagère. Ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un s’en aperçoive, il sera certainement puni par son père, probablement consolé par sa mère, et on lui prendra le crayon. Ce n’est pas grave, il n’a pas de couteau pour le tailler, de toute façon.
Son père est au presbytère, sa mère au marché, Anna Birnie ne revient que demain, la vieille Leetie dort assise sur le banc de la cuisine, devant une bassine de petits pois à écosser. Dehors brille une belle journée d’été.
Le garçon sort dans la rue.

Les oies n’ont pas froid aux yeux. Elles trempent leur cul dans l’eau, ondines aux becs jaunes, vêtues de leurs toges blanches. Elles sautent du bord du ruisseau, pattes en avant, et glissent — enfin ! — de l’ombre au soleil. Les grenouilles, à l’abri d’un rideau de mousse, observent, soucieuses, le spectacle. Les pieds palmés des palmipèdes remuent les barbes vertes des renoncules. De temps en temps une tête cacarde avant de plonger pour fouiller la vase. Les noisetiers se penchent et mêlent leurs branches, le soleil pique entre les feuilles, darde ses aiguilles sur les vaguelettes, les plumages, les herbes, tricote un tapis d’orient,
Le soleil ! Saskia jubile. Ce n’est pas tous les jours qu’il brille ici. Elle connaît le même paysage muet sous la neige, le ruisseau gelé, les branches écriture illisible, les champs couverts d’un linceul. Les oies pendent de la poutre, leurs plumes remplissent les édredons.
Saskia s’est promenée ici sous une pluie printanière, ses oies tachetées de la boue du chemin. Ce ne sont pas des pluies saines et vivifiantes; les nuages laissent traîner leurs doigts; on dirait une vieille qui essore ses cheveux. Les toits des fermes courbent l’échine.
Ne parlons pas de l’automne, où les feuilles pourrissent sur les arbres avant de chuter lourdement sur le sol. Le vent déshabille la lande et découvre un squelette.
Le soleil! Des perles aux cochons! Une oie rigole, la blague était bonne. Saskia a chaud dans ses sabots-bottes. Elle s’assoit dans le cerfeuil et bataille pour retirer ses chaussures. Ses pieds sont grands, à ce qu’on dit. Les ongles sont un peu sales, c’est vrai. Elle n’aime pas les couper avec les ciseaux à couture, les tailler au canif lui fait mal, impossible de les ronger avec les dents, ce n’est pas faute d’avoir essayé, et d’avoir fait rire son petit frère.
Saskia trempe un pied dans l’eau. C’est comme boire du cidre en cachette. C’est frais. Ça lui fait tourner la tête. Elle décide de se mettre nue. Ils le font tous, quand personne ne regarde. Un jour elle a vu sa grand-mère défaire sa camisole pour s’essuyer les seins flasques avec un chiffon, sous le saule, dans la cour.
La vieille n’avait plus toute sa tête, c’est vrai; elle est morte à la Pentecôte.
Saskia dénoue la ficelle de sa jupe en coton bleu qui lui arrive aux chevilles, épaisse et ample: pas besoin de caleçon, et pour pisser, il suffit de s’accroupir. C’est l’heure du cul à l’air. Les oies flottent au gré du courant, une seule pédale dans l’autre sens. Saskia dénoue son fichu. Elle se débarrasse du gilet en feutre, elle l’avait mis parce que le matin, à l’ombre de la grange, il fait frisquet même au mois d’août. Reste la chemise, les boutons sont lisses, usés par les doigts, le dernier cède; l’étoffe vole sur le tas.
Saskia est nue.
Faudrait pas que son père l’attrape.
Ni son grand frère.
Ni sa mère.
Qu’ils aillent au diable. N’ont qu’à garder leurs stupides oies eux-mêmes.
Saskia s’allonge sur la berge et remet un pied dans la flotte.
Vincent marche à l’orée du bois, en longeant Le champ. L’orge est encore sur pied, le mois de juillet a été pluvieux. Des lianes de houblon serpentent entre les tiges. Le pays est plat comme un parchemin, des haies de peupliers plongent vers l’horizon, des pommiers rabougris gesticulent. Au-dessus, fixé par un artisan habile, s’étend un ciel bleu. La couleur est uniforme et soutenue, c’est un son de cor que les habitants du Brabant-du-Nord n’entendent pas souvent, ils sont plus habitués au roulement du tambour de la pluie ou au murmure de la grisaille, quand ce n’est pas la harpe aux cordes coupées du brouillard qui donne le la dès le matin.
Le garçon écrase des pissenlits sous ses bottines, aigrettes se collent à son pantalon. Il porte une veste et un chapeau; il n’y a que les fils des gueux qui se promènent en bras de chemise et sans couvre-chef. Son feutre au bord très large lui donne un air un air étrange, un air d’étranger ; les gens d’ici portent tous l’éternelle casquette sauf quelques snobs qui arborent le melon, le pasteur, qui porte le bonnet à pans rabattus l’hiver le reste du temps. Le pasteur en question, c’est son père, qui n’aimerait pas, mais alors pas du tout, le chapeau fantasque de son fils. Vincent le cache sous sa veste pour sortir de la maison, il s’en coiffe seulement à l’abri des sous-bois, une fois le canal franchi. Son ami Henner le lui a vendu pour un dubbeltje, en disant qu’il était déjà porté par les mousquetaires du roi. Vincent s’est admiré dans l’eau de l’étang, ça lui donne une fière allure, ça serait encore mieux couronné d’une plume, évidemment… Vincent est navré d’avoir vendu son âme aux Français, mais un stadthouder Guillaume n’arrive simplement pas à la cheville d’un d’Artagnan. Il l’a lu, De drie Musketiers. À son père il mentait. Il disait qu’il était en train d’étudier l’histoire de France. Ce qui lui manque maintenant, c’est une épée, pour frapper les terribles pappus des pissenlits. Il s’enfonce dans les fourrés à la recherche de la branche idéale.

Extrait
« Étaler du bleu sur la toile pour dire ciel… Tremper son pinceau dans des colombins de couleur et prétendre faire des arbres. Un musicien n’embête pas les oiseaux, un poète laisse vivre la fleur… un peintre, droit dans ses bottes, égorge le paysage comme on égorge une truie un matin d’hiver.
Toute peinture est un assassinat du bon sens.
Le peintre est un assassin. » p. 82

À propos de l’auteur
BIERMANN_Mika_©DRMika Biermann © Photo DR

Après des études à l’université des Beaux-Arts de Berlin, Mika Biermann s’installe à Marseille où il apprend le français. Il explore successivement la peinture, la photo, le dessin et l’écriture. Aujourd’hui, il est conférencier aux musées de la ville de Marseille dans des domaines aussi variés que la mythologie de l’ouest dans l’art américain, Van Gogh-Monticelli…
Mika Biermann développe, en français, une œuvre littéraire des plus originales dans le paysage contemporain. Il détourne les codes du western et se moque du temps dans Booming : l’arrêtant, l’accélérant, le retournant à sa guise et sans coup férir. Avec Un Blanc, expédition polaire déjantée, l’espace se trouve sens dessus dessous. Quel nouveau genre à détourner pour son troisième roman? Le péplum! Et c’est au tour des personnages de brouiller les pistes dans Roi. Il est aussi l’auteur de trois romans chez POL, Palais à volonté, Mikki et le village miniature et Sang, et de Ville propre chez La Tangente. (Source: Éditions Anacharsis)

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L’impossible retour

Screenshot

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En lice pour le Prix Régine Deforges 2024

En deux mots
Au moment où son père meurt, sa fille entreprend de raconter sa vie, de son exil d’Algérie en 1956 à sa vie parisienne. Elle retrace aussi sa rencontre avec Ana, sa future épouse, elle aussi immigrée, fuyant le régime franquiste. Puis vient la chronique familiale et la projection de leurs rêves sur leurs enfants.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Deux immigrés, une même volonté

Dans ce premier roman sensible, Nathalie Hadj raconte l’exil de son père algérien et celui de sa mère espagnole. Après leur décès, elle essaie de mettre des mots sur leurs silences, de découvrir enfin leurs secrets et leurs aspirations. Une chronique émouvante.

2014, 1956, 1962. Autour de ces trois dates, trois histoires vont s’entremêler, trois histoires qui commencent par trois départs. Il y a d’abord le plus douloureux, l’ultime voyage d’un père emporté par la maladie. Un père que sa fille assiste, décidée à la croire jusqu’au bout quand il affirme qu’il ne boit plus.
On le retrouve en 1956. Il est alors adolescent, s’appelle Karim et prend le bateau qui le fera quitter son Algérie natale pour la France.
Enfin 1962 est l’année où Ana choisit également l’exil. Dans une Espagne franquiste qui ne lui offre un avenir qui lui fait de plus en plus peur, elle choisit de quitter Malaga pour aller rejoindre sa sœur à Paris. Sa dernière lettre lui fait espérer des lendemains qui chantent à l’ombre de la tour Eiffel.
Mais pour l’un comme pour l’autre, le déracinement est une épreuve, la France est loin d’être l’eldorado. Karim constate très vite que la France, en proie aux événements, se méfie des arabes. Ana déchante quand elle découvre la minuscule chambre de bonne de sa sœur qu’il n’est pas question de partager.
Karim va trouver un emploi de manutentionnaire chez Monsieur Jean. Ce juif polonais va lui conseiller de changer de prénom, lui expliquant que lui aussi avait dû changer de prénom, de nom même: «je ne m’appelle pas Jean Izard mais Jakub Itskowitz. On ne trahit personne en changeant de nom, ni même de nationalité. C’est une question de survie, Karim, on ne peut pas prévoir ce qui va se passer. Je n’aurais jamais cru que je finirais là-bas, dit Monsieur Jean, en retroussant la manche de sa chemise pour montrer les numéros tatoués sur son avant-bras gauche.»
Dès lors, Paul peut voir l’avenir avec davantage de sérénité. Et s’intéresser à Ana, la plisseuse que tous dévorent du regard. La jeune femme va accepter de découvrir Paris à ses côtés lors de longues promenades, tout comme elle acceptera quelques semaines plus tard sa demande en mariage. Le couple va s’installer dans une loge de concierge rue Édouard-Lockroy, dans le XIe arrondissement. C’est là que vont grandir la narratrice et son frère, assignés à s’intégrer et à réussir pour justifier les heures et les heures de travail de parents qui rêvent un avenir meilleur pour leur progéniture.
La loge va alors devenir un vrai poste d’observation, car les habitants de l’immeuble n’hésitent pas à faire leurs confidences les plus intimes à Ana. Elle a beau faire marcher sa machine à coudre pour que sa fille n’entende pas, au moins par bribes la jeune fille va ainsi découvrir la complexité des relations humaines.
Elle va aussi constater combien son père est mal à l’aise quand on évoque son Algérie natale et combien le traumatisme de l’exil est fort. Il sent bien que de l’autre côté de la Méditerranée, il n’est plus considéré comme l’un des leurs.
Il en va tout autrement de son épouse qui se réjouit tous les ans de retourner à Malaga pour les vacances et rêve de retourner au pays après sa retraite. Une aspiration qui va la ronger toute sa vie: «Ma mère tenait debout tant qu’elle pouvait croire à son retour au pays mais dès que La réalité l’assaillait et la mettait face à l’impossibilité de réaliser la plupart de ses illusions, elle sombrait dans un état de désespoir tel qu’elle devenait un automate, hermétique au monde.»
Ce sont ces silences, ces douleurs impossibles à exprimer que Nathalie Hadj va chercher à comprendre en rassemblant des témoignages, en creusant dans ses souvenirs, en cherchant dans les rares archives. Cette histoire, dont l’aspect autobiographique ne fait guère de doute, est tout à la fois le témoignage d’une intégration réussie pour deux enfants qui ont su saisir leur chance et la chronique de l’impossible retour pour des parents déracinés.
Le style fluide, l’écriture très soignée venant relever avec force les failles de ces deux parcours et raconter une France qui alors savait être ouverte et solidaire, riche de ses différences, sans pour autant sombrer dans l’angélisme. La dramatique manifestation de 1961, réprimée dans le sang, est là pour le rappeler. On retiendra cependant le courage et la dignité de ces exilés et la naissance d’une autrice, à laquelle on souhaite le même succès qu’à Maria Larrea avec Les gens de Bilbao naissent où ils veulent, un roman à la même forte teneur autobiographique. Il n’est besoin que de lire les touchants mots de remerciements pour s’en rendre compte: «J’offre ces mots perdus à mon père, Rabia/André, pour qu’ils servent d’échelle jusqu’à lui et s’élèvent au-dessus des silences qui nous ont empêchés de nous dire combien nous nous aimions. À ma mère, Maria, qui a écouté tous les mots/maux des autres et qui aujourd’hui est enfermée dans le silence du passé, et à ma fille, Margaux, mon plus grand soutien, ma lumière et ma force.»

L’impossible retour
Nathalie Hadj
Éditions du mercure de France
Roman
200 p., 18 €
EAN 9782715262522
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi l’Algérie avec Tizi-Ouzou et Alger, l’Espagne avec Malaga.

Quand?
L’action se déroule de 1956 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
En 1956, Karim, adolescent, quitte l’Algérie pour la France, où il change de prénom. Ana, elle, fuit Malaga et l’Espagne franquiste en 1962 pour venir faire des ménages à Paris. Lorsqu’ils se rencontrent, chacun reconnaît en l’autre l’exilé qu’il est lui-même : ils se marient et fondent une famille. Ana sera concierge, Karim devenu Paul travaillera dans un atelier de confection, avant de devenir employé de banque. Ils auront deux enfants, la narratrice et son frère.
Au moment où son père disparaît, la narratrice constate que, hormis les grandes lignes, elle ignore presque tout de l’histoire de ses parents. Convoquant ses souvenirs d’enfance, interrogeant les témoins de l’époque encore présents, elle va arpenter sa mémoire comme les rues du XIe arrondissement de Paris, où elle a vécu, pour découvrir leur vérité, peut-être leurs secrets…
En explorant ce passé familial, Nathalie Hadj part à la recherche de sa propre histoire, de sa double culture, et tisse avec émotion le fil d’un récit des origines. L’impossible retour est son premier roman.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Céline O’Clin)
Actualitté
Les Notes
RCF

Les premières pages du livre
Première partie
LES DÉPARTS
22 avril 2014
Il est là, allongé sur son lit, les bras croisés sur sa poitrine, le regard perdu mais intense, rempli des émotions qu’il étouffe sous ses paupières tombantes. Ses lèvres semblent scellées, elles ne s’ouvrent même pas pour expirer. Des sourires qu’arborait si souvent cette bouche pulpeuse, il ne reste plus que les deux seules rides de son visage, comme des coups de canif sur ses joues creuses. De temps à autre, ses yeux parcourent la chambre, les moulures du plafond, la télévision sans le son, la chaise où sont posées ses affaires, pour revenir vers la fenêtre qui lui offre un petit coin de ciel.
Mon père, c’est le silence, un silence lointain, épais, le silence maladroit de celui qui craint les mots et qui les retient comme des aliments qu’on mâche difficilement sans parvenir à les avaler. Il y a longtemps qu’il a décidé de ne plus rien dire, de s’effacer, si discret qu’on perçoit à peine sa présence. On l’oublie et il ne s’en plaint pas. Il ne reproche jamais rien à personne, comme si son glissement vers la transparence était dans l’ordre des choses.
Lui qui n’a jamais voulu aller voir un médecin de sa vie, il a l’air presque content d’être hospitalisé. Il trouve que sa chambre ressemble à celle d’un hôtel et que les infirmières sont très aimables. On ne lui a rien dit, Thomas et moi, mais c’est justement pour nous assurer qu’on le traiterait correctement, qu’on ne le jugerait pas à sa peau mate, ses cheveux frisés, ses deux dents en or, à sa tête d’Arabe, en somme, qu’on l’a placé dans une clinique privée. Ici, ils sont obligés de lui sourire, de faire semblant de s’intéresser à lui. Et puis, surtout, il n’y a pas d’horaires de visite, je peux être à ses côtés toute la journée, même si on se parle à peine. Il sait que je suis là et je devine que ça lui fait du bien. C’est tout ce qui compte.
Il ne semble pas avoir mal. Il accepte, sans même grimacer, toutes les perfusions, prises de sang, piqûres et tous les examens que les médecins lui prescrivent. Lui si frêle, si maigre, fragile, qui peine à marcher, semble soudain être doté d’un squelette en acier et d’une force prodigieuse. L’espace d’un instant, il redevient ce héros qu’il était pour moi, quand j’étais petite fille, surtout lorsqu’on lui enfonce les seringues et qu’il élève, en silence, son profil de sphinx, au fur et à mesure que l’aiguille pénètre sa veine frémissante. C’est justement parce qu’il ne semble pas souffrir que je me dis que ce n’est rien de grave, qu’il va s’en sortir. Pourtant, les résultats des premières analyses laissent présager le contraire. Il a de l’hypotension alors que ça fait des années qu’il suit un traitement pour l’inverse. Il a une grosse anémie, ses reins fonctionnent à minima, son foie a grossi. Je surprends le médecin en train de faire une grimace en analysant sa radio des poumons.
« Votre père a eu des pneumonies ? me demande-t-il.
— Des ? Au pluriel ? Je n’ai même pas le souvenir qu’il en ait eu une.
— Et est-ce qu’il a eu une tuberculose ?
— Non, pas à ce que je sache. »
Il n’a pas l’air de me croire et baisse les yeux dans un geste de résignation teintée de pitié. Il doit se demander quelle histoire de famille se cache derrière mon ignorance. S’il voulait bien me poser la question, je lui répondrais que je ne sais rien d’autre de mon père que ce à quoi j’ai assisté. Rien de sa vie d’avant, de son enfance en Kabylie, de sa jeunesse à Paris, de son histoire familiale, de ses amours. Alors les maladies, c’est un registre auquel je n’ai jamais eu accès. D’ailleurs, je ne l’ai jamais vu souffrant. Pas une grippe qui l’a cloué au lit, pas de fièvre, pas un seul congé maladie en quarante ans de travail. Comme une chasseuse de papillons, il m’a fallu attraper au vol des bribes de conversation pour reconstituer le passé de mon père. Avec ces morceaux, j’ai recomposé le patchwork de sa vie, mais il manque des pièces et je viens juste de prendre conscience, là, devant ce médecin, que mon père est comme un livre dont on aurait arraché les premières pages et que, pour le comprendre, il m’a fallu imaginer ce qui ne m’a pas été raconté.
Le médecin reprend le diagnostic. Mon père a sans doute une hémorragie interne mais on en ignore pour l’instant l’origine. Il est si faible qu’il faudra attendre que les transfusions de sang fassent leur effet pour pouvoir procéder à des examens plus poussés. Il a l’air si calme, si serein que j’ai du mal à croire qu’à l’intérieur tout se détraque.
« Votre père boit ?
— Non, plus depuis des années. »
Là encore, je sens que le regard fuyant du médecin et que la feuille qu’il agite entre ses mains taisent des commentaires que je peux facilement deviner, du genre : « Mais ma petite dame, vous n’êtes vraiment au courant de rien ? Vous faites semblant ou vous avez du mal à voir les choses en face ? » Certes, j’ai toujours fait l’autruche ; à vrai dire c’est pratiquement la seule manière de survivre au sein de cette famille. Regarder ailleurs, ne pas mettre des mots sur les maux, c’est une stratégie que j’ai apprise très tôt pour maintenir à distance la douleur. D’ailleurs je suis la seule à avoir toujours défendu mon père quand ma mère et mon frère se plaignaient de sa consommation d’alcool. Pour moi, il ne buvait pas plus que les autres. Il allait au café tous les soirs après le travail, comme tous les hommes du quartier. Il payait sa tournée chez Jeanine et il rentrait à la maison pour dîner, avec son France Soir sous le bras et une baguette qu’il posait sur la table. À son retour, il était gai, souriant, nous prenait dans ses bras, mon frère et moi, plaisantait et ne semblait pas entendre ma mère qui gigotait derrière et se plaignait de l’heure à laquelle il arrivait et surtout du fait qu’il dépense son argent pour inviter les paumés du quartier.
C’est curieux, lui qui a passé sa vie à cacher ses tatouages sous des chemises à manches longues qu’il n’enlevait même pas sur la plage, il n’a plus cette pudeur ici. Je revois à nouveau, après tant d’années, cette rose à l’encre bleue sur son avant-bras, qui semble s’effacer comme lui, puis un symbole que je présume kabyle qui consiste en quatre traits, comme les pointes d’une croix, et une date, 1956, que j’imagine être celle de son arrivée en France, pendant la guerre d’Algérie. Mais ça peut être autre chose parce que je ne sais même pas à quoi correspondent les marques sur son corps et que cette ignorance est d’autant plus douloureuse qu’elle me renvoie à une évidence cruelle : je connais à peine l’homme que j’aime le plus au monde.
« Tu vois, papa, le médecin dit que l’alcool a fait des dégâts sur ton foie.
— Il ne dit que des conneries, comme tous les médecins. Je ne bois plus une goutte depuis des années et puis, de toute façon, je n’ai jamais bu au travail, jamais de la vie. »
Quand mon père veut être catégorique et convaincant, il accompagne ses dires d’un geste énergique, un grand non qu’il fait en l’air avec son bras, index pointé vers le ciel comme s’il agitait la baguette invisible d’un chef d’orchestre.
« Tu sais, chez Harmis, si je m’étais trompé sur la coupe du tissu ne serait-ce qu’une seule fois, j’aurais été mis à la porte. Jamais de la vie je n’ai bu au travail. Ça, c’est encore les conneries de ta mère.
— Mais, papa, là, ça n’a rien à voir avec maman, c’est le médecin qui le dit.
— Ben, il dit des conneries comme ta mère ! »

1956
Karim était assis sur le pont du paquebot. Recroquevillé sur le plancher humide, la tête enfoncée dans ses genoux. Il fermait les yeux, non pas pour pleurer, un homme ça ne pleure pas, mais plutôt pour retenir les dernières images des siens, les garder en tête avec la netteté que le souvenir immédiat pouvait encore lui permettre. Il voulait les marquer comme une empreinte dans sa mémoire parce qu’il savait que le temps agirait comme une éponge et que leurs visages finiraient par se diluer comme une aquarelle sous la pluie. Il revoyait le visage anguleux de sa mère, cette peau fine et lumineuse, d’une pâleur presque olivâtre, marquée au front et au menton de tatouages berbères, et il regrettait déjà d’avoir voulu jouer les hommes et de ne pas avoir su pleurer comme l’enfant qu’il était, en se blottissant dans ses bras.
Karim commençait à avoir peur de l’immensité de cette mer qui l’entourait, du bruit des vagues frappant la coque noire du Ville d’Alger qui le menait à Marseille mais, s’il y avait bien une chose qui lui serrait les tripes et fermait son diaphragme au point de l’étouffer, c’était son incapacité à imaginer ce qui l’attendait de l’autre côté de la Méditerranée.
Tout s’était passé très vite. La veille encore, sa vision du monde était si réduite qu’elle se limitait à celle de son village, perché dans les montagnes de la wilaya de Tizi Ouzou. Au-delà, le néant. Et puis soudain, il se retrouvait là, propulsé sur ce bateau, sans préavis, au milieu de cette mer hostile, avec pour seule arme face à ce futur incertain sa langue, le français, qu’il était si fier de parler sans une pointe d’accent et d’écrire sans fautes. Rien d’autre que ça pour survivre, à part l’adresse d’un oncle à Paris, griffonnée sur un bout de papier.

Quelques jours avant, à l’aube, il avait arpenté les ruelles du village, se collant aux murs de pierres ocre pour reprendre son souffle de temps à autre et surveillant sans cesse qu’il n’était pas suivi. Seul, dans cette obscurité moribonde, il ne pouvait palper que le silence qui venait de gagner un bras de fer contre les cris qui étaient sortis des maisons toute la nuit durant. Les hurlements de douleur du début s’étaient transformés en plaintes, puis peu à peu en gémissements, jusqu’à s’éteindre complètement. Cette absence de bruit offrait une quiétude suspicieuse, la sérénité qui ne s’atteint que lorsque la mort s’est présentée dans chaque demeure.
Lorsque Karim arriva à la fontaine, Hocine était déjà là, impatient, avec son baluchon à terre, séchant nerveusement à l’aide d’un mouchoir la sueur de son front et de sa nuque. Son regard agité ne cessait de scruter les montagnes alentour.
« Il était temps ! Où tu étais passé ? Il faut qu’on parte, ils vont revenir d’un moment à l’autre et cette fois-ci personne ne va être épargné. Mais elles sont où tes affaires ? Tu viens comme ça ? Sans rien ? Bon, c’est pas grave, viens, on s’en va, dépêche-toi ! »
Karim n’osait pas avancer davantage, ni même soulever la tête pour regarder son ami. Les yeux rivés au sol, il ne savait pas quoi faire de ses mains, les mettait dans ses poches, les ressortait, essaya par trois fois d’allumer la cigarette qui dansait entre ses doigts. Enfin, il tira anxieusement dessus en espérant que la fumée qu’il exhalait saurait expirer les mots qu’il ne parvenait pas à prononcer. Face à lui, Hocine, l’ami de toujours, le compagnon de jeu, des premières fois pour tout, la première cigarette derrière les buissons, la première cuite et les confidences après avoir passé la première nuit avec une femme. Pas une expérience sans lui.
Hocine se tenait là devant lui, observant de ses yeux verts le paysage où il prévoyait de se réfugier jusqu’à ce qu’il parvienne à retrouver les rebelles fellaghas et puisse participer à leur côté à la révolution, comme il aimait nommer cette guerre sans nom. Cela faisait déjà des mois qu’Hocine ne parlait plus que de Messali Hadj et de sa promesse de libérer le pays de la présence française. C’était devenu son seul sujet de discussion. Dans les champs où il emmenait ses chèvres, Hocine racontait à Karim le déroulement de la bataille imaginaire de libération du village. Il mimait les coups de feu sans pouvoir éviter de postillonner en imitant le bruit des balles. Parfois, il se prenait à inventer le discours d’intimidation qu’il tiendrait à un militaire français, il adoptait pour l’occasion un ton si grave et autoritaire que la scène finissait toujours en éclats de rire tant il était improbable qu’il puisse un jour maintenir son sérieux au-delà de cinq minutes. La guerre pour lui n’était qu’un jeu auquel il voulait participer, un rite d’initiation qui ferait de lui un homme, tout comme on joue aux gendarmes et aux voleurs, il voulait sa place dans les combats qui se déroulaient dans la région pour exister enfin. Là-bas, dans les montagnes, Hocine pensait que les jeunes comme eux seraient plus utiles à la révolte qu’à travailler la terre des colons. Karim, en revanche, n’avait pas l’intention de lutter pour un pays dans lequel il ne voulait plus vivre. Il le voulait, certes, libre de soumission, de cette identité postiche sans aucun sens, mais il voulait avant tout se sentir libre lui de choisir sa vie, et son choix était fait, il voulait la France. Son souhait, plutôt que de combattre c’était surtout de partir pour éviter un mariage arrangé avec une cousine, une motivation inavouable et peu héroïque en temps de guerre.
« Je ne vais pas partir avec toi, Hocine, je suis désolé, finit enfin par dire Karim, tête baissée. Je ne peux pas. Ils finiront par nous tuer et je ne veux pas mourir. Je veux vivre, vivre bien et pas ici, où on n’a aucun avenir. Ils ont réussi à te remplir la tête de désir d’indépendance, mais ouvre les yeux, Hocine, les Français ne partiront jamais. Ils sont ici depuis des générations, ils se disent français mais ils ne connaissent pas plus la France que nous. Ils ne s’en iront jamais parce que pour eux cette terre est autant la leur que la nôtre.
— Tu veux vivre Karim ? C’est ça ? Tu veux vivre ? Alors viens avec moi ou tu finiras comme Abdel hier, tu n’as pas le choix. Tu as vu la même chose que moi, tu as entendu ses cris lorsqu’on le torturait dans la cour de sa maison devant ses enfants. Ils l’ont mitraillé comme un chien. Ils nous tueront un à un, jour après jour. On ne pourra jamais plus vivre ensemble, c’est trop tard. Tiens, regarde, ils sont là à nouveau. Ça ne se terminera jamais. »
Du haut des montagnes, on pouvait distinguer une traînée de poussière comme celles que tracent les avions dans le ciel. Les jeeps des parachutistes descendaient à toute vitesse annonçant de nouvelles représailles, des coups de crosse de fusils contre les portes qui obligeraient les habitants du village à sortir pour se réunir sur la place en attendant l’événement de la journée, une menace, une arrestation, une exécution peut-être.
Les militaires se placèrent face à la foule en pointant leurs armes au hasard sur un vieillard, un homme, une femme, un enfant. N’importe qui faisait l’affaire. Quelques-uns des villageois regardaient la montagne, à l’affût d’un assaut des fellaghas ou tout simplement parce qu’il leur était impossible de soutenir le regard imprégné d’angoisse de celui qui, face à eux, sentait la mort rôder trop près et en avait autant peur qu’eux. Les militaires réajustaient leurs armes parce que l’alcool qu’ils consommaient pour supporter cette guerre ne leur permettait pas de maintenir leurs fusils avec fermeté. La peur de mourir était aussi palpable que celle de tuer. Le commandant mit fin à cette attente en annonçant que l’incendie du campement des parachutistes dans le village voisin ne resterait pas impuni. Il traîna ses bottes vers Hocine et, une fois face à lui, il lui demanda pourquoi il avait un baluchon. Hocine ne répondit rien mais il exécuta immédiatement l’ordre qui lui avait été donné de prendre la pelle qu’on lui avait jetée au sol et de commencer à creuser. Une fois la tâche terminée, Hocine, épuisé, s’appuya sur la pelle pour rester debout et demanda :
« Et maintenant ? Qu’est-ce que je fais ?
— Maintenant ? répondit le commandant. Maintenant, tu meurs parce que tu viens de creuser ta tombe. »
Et il vida le chargeur de son fusil sur Hocine qui tomba sur le dos en couvrant de sang son baluchon.
*
Sur le pont du paquebot, Karim se leva pour regarder les vagues faire leur révérence à Alger la blanche. C’était une nuit agitée mais Alger était là, impassible au loin, magistrale, avec ses bâtiments soignés, superposés en une pyramide anarchique de maisons qui maintenaient une harmonie dans le chaos. Alger si paisible, vermoulue dans ses entrailles, à la Casbah, par la violence qui faisait courir la mort dans ses ruelles transpirant le sang et le désir avide d’indépendance. Tout paraissait si calme depuis cette distance et pourtant, chaque fois que Karim fermait les yeux, il revoyait les yeux d’Hocine, billes immobiles fixant le ciel. Il tremblait à cause de cette mort injuste et de cette fuite tout aussi injuste pour éviter sa propre mort, évidente, immédiate, imprévisible et pourtant si certaine. Il n’y avait pas d’autre issue que de partir pour la France même s’il s’agissait aussi d’une terre hostile où il continuerait d’être l’indigène, le raton, le bougnoul dont la présence dérange. Karim baissa la tête et se mit à pleurer en hurlant le nom de sa mère avec le désespoir des enfants perdus. Un homme s’approcha et lui tendit une bouteille de vin. Au petit matin, son bras saignait encore. Une date y était tatouée : 1956.

23 avril 2014
Elle n’a pas voulu l’accompagner chez le médecin hier matin parce qu’elle ne peut pas se passer d’un jour à la plage. Quelle que soit la saison, ma mère a besoin de sa dose quotidienne de soleil pour compenser le froid qu’elle a supporté durant ses années d’immigration en France et rien, sauf la pluie, ne peut faire obstacle à ce rendez-vous, pas même la maladie.
Elle vient pourtant aux nouvelles sans sembler avoir vraiment envie d’en avoir. Peut-être est-ce à cause de Thomas qui, exaspéré par ses excuses absurdes, a fini par lui dire « s’il arrive quelque chose à mon père, tu t’en souviendras » ou bien, et c’est sans doute la véritable raison, parce qu’elle n’a rien de mieux à faire cet après-midi ou parce qu’elle se sent contrainte de jouer son rôle social d’épouse bienveillante.
Je la regarde s’installer dans le fauteuil en skaï blanc de la chambre d’hôpital, près de la fenêtre, ses cheveux gris en bataille, son visage ridé et ses paupières tombantes qui gênent l’ouverture de ses yeux vert d’eau, la seule touche délicate et douce sur ce visage griffé par le temps et l’excès de soleil. Je ne parviens pas à retrouver sous ces traits la femme troublante de beauté et de perspicacité qu’elle a été autrefois. Il ne lui reste plus que ses extravagances comme cordon ombilical pour la relier à ce qu’elle a été.
« Ça va coûter une fortune, cet hôpital ! »
Et voilà que dès son entrée, elle souligne par sa remarque, l’obsession de toute sa vie : l’argent. L’argent dont elle a manqué durant toute son enfance, dans l’Espagne d’après-guerre où la faim a frappé davantage ceux qui ne se trouvaient pas dans le camp des vainqueurs. L’absence d’argent qui l’a privée d’une enfance de jeux et d’insouciance pour la forcer à travailler, dès ses huit ans, dans les champs comme porteuse d’eau pour les paysans qui récoltaient du coton. L’argent qui lui a valu d’être battue lorsqu’elle ne rapportait pas le salaire complet de sa journée parce que sa gourmandise avait décidé pour elle que l’achat d’une meringue méritait bien quelques coups. L’argent qu’elle a accumulé, dans un dévouement sacerdotal, en sacrifiant tout plaisir, dans le seul but de construire une maison en Espagne, la consécration de sa réussite d’enfant pauvre. Enfin, l’argent qui l’a contrainte à rester dans un couple qui ne la rendait pas heureuse mais auquel elle ne pouvait renoncer, sous peine d’avoir à partager des biens qu’elle considérait exclusivement siens et d’être privée de son rêve de retour triomphal au pays.
« Quel gaspillage ! Il y a d’excellents hôpitaux publics ! renchérit-elle, voyant que personne ne lui répond.
Mon père n’a pas prononcé un mot depuis son arrivée. Il regarde, par-dessus ses lunettes, un documentaire sur les gazelles, sans le son. Il n’y a pas d’animosité dans son comportement, pas l’ombre d’un détachement forcé dû à l’ambiance à couteaux tirés de la pièce. Habitué au silence, il se concentre sur l’écran muet. Cette sagesse qui le maintient hors des conflits qu’il abhorre tant est admirable et inquiétante. Autrefois, il se serait tu un long moment puis, à bout, il aurait fini par l’insulter. Pourtant, depuis un certain temps, quand ma mère le provoque, il se contente de prendre délicatement le sac en plastique où il garde une bouteille d’eau et Le Canard enchaîné et de partir d’un pas qu’il voudrait plus vif mais que son corps, fatigué, ralentit. Le couple qu’il forme avec ma mère est une énigme que je ne parviendrai jamais à élucider. C’est Jean Gabin et Simone Signoret dans Le Chat, l’histoire d’un drame conjugal, d’un ménage malheureux qui se déchire, se méprise et se hait jusqu’à l’épuisement.
J’étouffe dans cette chambre d’hôpital. À la douleur de la maladie et à la colère due à l’insouciance de ma mère s’ajoute l’amertume d’être confrontée à l’échec de ma vie. Je me retrouve coincée face à mon histoire, et le bilan me fait honte : quarante-huit ans, femme seule avec un enfant sans père, surdiplômée au chômage n’ayant eu aucun équilibre professionnel ni sentimental et qui, de surcroît, n’a même pas 400 euros à la banque pour soulager l’angoisse d’un père qui lui a tout donné et qui, pour la première fois de sa vie, a besoin de son aide. Il y a encore un instant, je lui disais qu’il fallait qu’on envisage de rentrer en France pour le soigner. J’allais passer l’agrégation, ce qui me permettrait d’avoir un emploi stable. J’allais me ranger, arrêter de m’obstiner à vivre en Espagne, j’allais enfin faire les choses comme il se doit, avec la sagesse et la résignation de qui n’est plus en mesure de lutter. Il a acquiescé et j’ai cru deviner un sourire sur son visage. Il n’est bien qu’en France et cette idée de retour le réconforte, le soulage.
« Papa est très malade. Tu vois, c’était grave, tu aurais pu te priver d’un jour à la plage pour l’emmener chez le médecin !
— Ah, si tu commences comme ça, je m’en vais !
— Si tu ne veux pas donner un coup de main, tu as raison, tu ferais mieux de partir. D’ailleurs pourquoi es-tu venue ? »
Ma mère se lève soudainement, enfile sa veste, noue son foulard autour du cou et se précipite vers la porte, qu’elle claque en promettant de ne plus jamais revenir. Mon père se détourne de la télévision, me regarde et prononce ses deux seuls mots de l’après-midi : « Bon vent ! ».

Extraits
« Pas si vite, Karim. Je comprends votre situation, trop bien d’ailleurs. Je vais vous mettre à l’essai une semaine comme manutentionnaire et, si vous faites vos preuves, vous pourrez rester parmi nous, mais avant de commencer, il va falloir changer de prénom. Karim, ça fait trop arabe et, par les temps qui courent, mieux vaut ne pas trop attirer l’attention. Vous êtes encore peut-être trop jeune pour le comprendre, mais un prénom, c’est comme un vêtement, vous pouvez en changer autant que vous voudrez, l’essentiel, c’est de ne pas perdre ce que vous êtes vraiment. Vous continuerez d’être un Kabyle d’Algérie et moi un juif polonais. Moi aussi j’ai dû changer de prénom, de nom même, je ne m’appelle pas Jean Izard mais Jakub Itskowitz. On ne trahit personne en changeant de nom, ni même de nationalité. C’est une question de survie, Karim, on ne peut pas prévoir ce qui va se passer. Je n’aurais jamais cru que je finirais là-bas, dit Monsieur Jean, en retroussant la manche de sa chemise pour montrer les numéros tatoués sur son avant-bras gauche.
— Vous n’êtes pas français ?
— Si, sur les papiers, mais ça ne signifie rien. Je suis juif, rien d’autre, et je ne suis chez moi nulle part, et partout à la fois. À partir de maintenant, si vous le voulez bien, vous serez Paul. » p. 45

« Ma mère tenait debout tant qu’elle pouvait croire à son retour au pays mais dès que La réalité l’assaillait et la mettait face à l’impossibilité de réaliser la plupart de ses illusions, elle sombrait dans un état de désespoir tel qu’elle devenait un automate, hermétique au monde. Son regard perdu ne reconnaissait personne et, consternée, elle ne nous entendait pas davantage lorsque nous la suppliions de rentrer, rien ne l’atteignait. » p. 119

« Raconter mes parents, c’est m’essayer à l’art du kintsugi, cette tradition japonaise qui consiste à restaurer des pots cassés à l’aide de pâte d’or en faisant en sorte que la réparation soit plus belle que la pièce originale. Je ne dispose que de morceaux de leur histoire, c’est pour cette raison qu’il faut ainsi que j’aligne avec minutie mes souvenirs, tous, ceux qui jaillissent spontanément comme la vapeur soudaine quand on soulève un couvercle, et ceux qu’il faudra aller chercher et extraire au forceps. Il faut que je transforme leur vie en mots parce que les mots résistent à l’absence et que, même quand on ne les prononce pas, leur silence parle. » p. 197

À propos de l’autrice
HADJ_Nathalie_DRNathalie Hadj © Photo DR

Nathalie Hadj occupe le poste de consule honoraire de France à Malaga. Elle signe son premier roman avec L’impossible retour. (Source: Éditions du Mercure de France)

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Insula

CAUGANT_insula  RL_2024

En deux mots
Line, hôtesse de l’air, est à Tokyo quand survient un séisme dévastateur dans lequel elle est ensevelie. Retrouvée vivante huit jours plus tard, elle rentre à Paris où elle l’attend Thomas, son compagnon. Qui ne la reconnaît plus. Elle décide alors de partir seule sur une île pour combattre ses fantômes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le séisme qui change toute la vie

En racontant comment Line, victime d’un tremblement de terre au Japon, tente de redonner un sens à sa vie, Caroline Caugant explore la psyché humaine après un traumatisme majeur. Un roman aussi éclairant que bouleversant.

Comment se remettre d’un tel traumatisme? Line, hôtesse de l’air, se promène dans un quartier populaire de Tokyo au moment où se déclenche le Big One, ce tremblement de terre tant redouté. Le séisme ravageur l’engloutit littéralement et durant des jours, on n’a aucune nouvelle d’elle. Mais le miracle va avoir lieu. Elle est déterrée vivante au milieu du chaos, ayant pu boire l’eau qui ruisselait autour d’elle.
Après deux soins, elle peut regagner Paris et retrouver Thomas, l’homme croisé lors d’un vol pour Montréal et qui partageait sa vie depuis six mois. Mais la Line qui lui revient n’est plus la même: «Le corps de Line avait gardé, intact, caché quelque part dans une zone inaccessible ce que le choc avait effacé de sa mémoire. Puis un jour, les souvenirs de Tokyo sont remontés avec une telle clarté, une telle intensité, qu’ils l’ont submergée. Alors elle a fui. Elle est partie là où l’appelait sa mémoire.»
Thomas va alors tout faire pour l’aider, mais sans y parvenir. La vie en société, les déplacements, les incertitudes du quotidien sont autant de piqûres de rappel d’un traumatisme persistant. Alors prendre un métro qui s’enfonce sous terre ou voir la nuit tomber hors de chez soi deviennent des épreuves. Si Thomas se dit que reprendre son travail au sol peut servir à retrouver de la stabilité, Line ne va pas pouvoir assumer. Elle n’a alors qu’une envie, fuir.
C’est ce qu’elle va finir par faire, direction une île sur l’Atlantique où elle va pouvoir se confronter à ses fantômes. Un père absent, un premier copain victime d’un accident de la route, le rêve d’une carrière de danseuse qui se brise, mais surtout Saki, son double, celle qui a partagé sa «longue nuit sous terre», celle qui a survécu à ses côtés. «Line le savait maintenant, elle était revenue de Tokyo uniquement parce qu’elles étaient deux. Deux âmes affrontant la folie qui guettait, refusant de s’incliner, se tenant la main, et dialoguant pour ne pas sombrer. Ensemble elles pourraient se souvenir. Et guérir.»
Aux côtés de Rose, une insulaire qui va lui proposer de faire quelques heures de ménage dans sa maison, elle va avancer vers la lumière.
En retraçant ce difficile parcours, Caroline Caugant n’élude rien de ce combat à l’issue incertaine, mais à l’image des courts poèmes, comme des haïkus, qui viennent clore certains chapitres, elle montre la force des mots, l’importance du lien, la nécessité de pouvoir s’appuyer sur des histoires pour se construire et se reconstruire.
Comme dans son précédent roman, Les heures solaires, la romancière s’appuie sur un voyage pour permettre à son intrigue de se dénouer et à son personnage principal de se transformer. Billie gagnait le Sud de la France, Line la côte Atlantique. Mais à chaque fois, cette quête se fait dans la douleur. À la hauteur du traumatisme subi.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Insula
Caroline Caugant
Éditions du Seuil
Roman
288 p., 20 €
EAN 9782021545791
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris puis à Tokyo et enfin sur une île au large de la Côte Atlantique.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Printemps 2024. Line, hôtesse de l’air, se trouve à Tokyo au moment où le Japon célèbre les cerisiers en fleurs. Cette nuit-là survient le Big One, séisme majeur que tous redoutaient. La terre avale la jeune femme. Puis la recrache des jours plus tard.
Miraculée, elle rentre à Paris, vacillante. De ce qu’elle a vécu, elle ne garde aucun souvenir. Commence alors le délicat travail de la reconstruction et de la mémoire. Comment revenir d’un tel voyage ?
Flashs et réminiscences la mèneront vers une île de l’Atlantique, soumise aux assauts du vent et de l’océan, à la recherche de ce qui la hante.
Récit du séisme et de ses ondes de choc, Insula révèle les failles des êtres et leur dualité, tout en dépeignant une existence animée par le désir violent de renaître.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Sarah Clément)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog T Livres T Arts
Blog Domi C Lire
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)


Bande-annonce du roman Insula de Caroline Caugant © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« Automne 2024
Des îles apparaissent après les séismes. L’océan Pacifique, la mer Rouge ou la mer d’Arabie ont un jour vu naître ces jeunes terres. En 2013, l’une d’elles a émergé au large de la côte de Gwadar, au sud-ouest du Pakistan. Les Pakistanais l’ont surnommée la montagne du séisme. La poussière du tremblement de terre se dissipant, la silhouette haute, impressionnante, est apparue au-dessus de la mer d’Arabie. Un lieu nouveau, vierge, était né.
L’île était un amas de sédiments et de roche, poussé vers la surface par la puissance sismique. Dans les mois, les années qui suivirent, ce volcan de boue, précaire, se désagrégea. À l’échelle de l’humanité, l’île disparut aussi soudainement qu’elle était née. Ce miracle contenait son propre effacement.

Lorsqu’elle pense à l’île de Gwadar, Line imagine une courbe lente, sinusoïdale se dessinant sur le ciel blanc, une terre neuve promettant moissons et floraisons avant de s’effondrer sur elle-même. Elle aime se raconter cette histoire, penser qu’une vie aurait pu y naître.

1855, Edo. 1923, Tokyo. 1995, Kobe. 2011, Fukushima.
Il y a les mots des survivants, qui racontent la même histoire : le grondement extraordinaire de la terre, la manière dont celle-ci hurle avant d’avaler les hommes. Certains parlent d’un cri de colère, d’une rage immense laminant les sols, d’autres évoquent une souffrance, déchirante, celle d’un monstre à l’agonie.
Et il y a les images, gravées dans les mémoires : la foule brûlée vive dans les grands incendies de Tokyo, les corps soulevés par les tornades de feu sur le site du Hifukushô, les chevelures des femmes s’enflammant comme des torches, les geishas et les courtisanes flottant dans leurs vêtements pourpres à la surface de l’étang du parc de Yoshiwara. La terre se soulevant sur la côte Pacifique du Tōhoku, déclenchant une vague gigantesque au large de l’île de Honshū et provoquant l’accident nucléaire de Fukushima. On raconte que l’énergie libérée par le séisme fut telle que l’axe de rotation de la Terre se déplaça de plusieurs centimètres. Les côtes, les collines, les reliefs se transformèrent, forçant les hommes à revoir les cartes de la région.

Et il existe tant d’autres séismes – tant d’autres pertes – dont on ne parlera jamais car ils n’ont pas eu la force des géants.

Bien sûr, dans tous ces détails sordides, dans tous ces témoignages, Line n’a trouvé aucune réponse. Aucune de ces histoires ne ressemble à la sienne. Aucune n’a le pouvoir de la consoler. Toutes finissent par se confondre dans son esprit.
La Line d’aujourd’hui – celle qu’on déterre et qu’on ramène à la vie – est née d’un séisme. Elle incarne un miracle. Comme ces légendes, au cœur des catastrophes, qui échappent au désastre – fantômes sortant des décombres, bébés aux sourires immaculés extraits de l’enfer, arbres centenaires et vieux temples épargnés par les secousses meurtrières. Ces histoires, on les murmure comme des contestations ; elles désobéissent aux lois d’un monde dévasté.
Au cœur du chaos, elles ouvrent des chemins de lumière.

Ce qui est arrivé à Line aurait pu faire partie de ces récits extraordinaires chuchotés près des tombes : car, contre toute attente, elle en a réchappé. La miraculée de Tokyo, transfigurée, retrouvant la lumière, c’est ainsi qu’elle aurait pu être représentée dans une version idéale des choses. Mais cette image aurait été si éloignée de la réalité de son retour ; un poème mensonger, irrecevable. Aussi fragile et trompeur que l’île de Gwadar.

Tous ont cru à ce mirage. Mais les répliques furent brutales, incessantes. Depuis des mois, le séisme a continué d’opérer à distance. Et le corps est comme la terre. Soumis à une pression persistante, insistante, il finit par lâcher. Lorsque le seuil de rupture est atteint, c’est une déchirure, foudroyante, libérant une énergie fantôme accumulée depuis un temps infini. Le corps n’oublie pas.
Le corps de Line avait gardé, intact, caché quelque part dans une zone inaccessible ce que le choc avait effacé de sa mémoire. Puis un jour, les souvenirs de Tokyo sont remontés avec une telle clarté, une telle intensité, qu’ils l’ont submergée. Alors elle a fui.
Elle est partie là où l’appelait sa mémoire.

PREMIÈRE PARTIE
LA MIRACULÉE
1. Printemps 2024
« Allô ? Thomas ? Je pars… Je suis déclenchée. »
Derrière la voix de Line résonnent les bruits familiers de l’aéroport. À l’autre bout du fil, Thomas l’imagine arpenter l’une des allées qui précèdent les sas de sécurité – veste bleu marine, talons carrés, collants de contention sous sa jupe droite, chignon serré, peau fardée et lèvres rouges, et, autour de son cou, le foulard bleu et blanc, aux couleurs de la Compagnie.
« Tu pars où ? »
Il attrape nerveusement sa tasse, renverse du café sur l’une de ses copies.
« Tokyo. Je rentrerai vendredi matin. »
Il y a de la lassitude dans sa voix. Une très légère inflexion qu’une oreille distraite n’aurait pas perçue. Mais lui l’a entendue. Il en connaît toutes les intonations. Chaque variation. Il sait déchiffrer ses temps de pause, ses respirations lentes ou altérées, plus sûrement que les expressions de son visage – son regard triche parfois, maquille ses intentions. S’il la connaît si bien, c’est peut-être parce que la voix de Line est la toute première chose qu’il a saisie d’elle, un matin, dans un Boeing 777 en partance pour Montréal, cinq ans auparavant.

Le visage blême, tendu sur son siège, Thomas luttait contre l’envie d’enjamber son voisin et d’aller trouver les membres de l’équipage pour leur expliquer qu’un événement de dernière minute l’empêchait de prendre cet avion. Il avait avalé un anxiolytique trente minutes avant l’embarquement, avait baissé le volet du hublot et attendait le décollage imminent. En général, il évitait les voyages lointains, mais cette fois il n’avait pu s’y soustraire.
Une voix féminine avait résonné dans l’habitacle, listant les consignes de sécurité pendant qu’un steward les mimait dans l’allée étroite. Lorsque celui-ci avait enfilé le gilet de sauvetage, Thomas avait fermé les yeux et s’était concentré sur la voix. Grave, enveloppante, elle tressautait légèrement à la fin des mots, au niveau de la dernière syllabe. Elle semblait danser.
Lorsqu’il lui avait avoué plus tard qu’il était d’abord tombé amoureux de sa voix, Line lui avait répondu que l’amour tenait finalement à si peu : ce jour-là, la vidéo des consignes de sécurité était en panne et l’équipage avait dû opter pour la vieille méthode du Public Address.

Il l’avait rencontrée au milieu du vol, alors que la plupart des passagers étaient endormis. Recroquevillé depuis des heures sur son siège, il avait fini par se lever, avait déplié son grand corps et fait quelques pas dans l’allée pour se dégourdir les jambes. Il était remonté jusqu’au galley et avait demandé un verre de whisky à l’hôtesse.
« Vous devriez prendre de l’eau », lui avait-elle suggéré.
Il avait reconnu sa voix, l’accent tonique sur la dernière syllabe.
Line était presque aussi grande que lui, ses cheveux bruns, tirant vers le roux, solidement noués, sa peau parsemée de taches de son. Celles-ci transparaissaient comme de petits îlots bruns sous la couche de fond de teint. Au milieu de son visage pâle, ses yeux gris tirant vers le vert avaient la couleur des lacs en hiver. Dans son regard, on pouvait lire un mélange d’entêtement et de force tranquille. Elle avait levé le menton en lui tendant un verre d’eau.
Des années plus tard, Thomas repenserait à ce tout premier regard de Line, qui racontait déjà ce qu’elle était – une âme sereine, solide. Et il s’interrogerait : où se logent nos fêlures ? Sous quels remparts intimes se cachent-elles, trompant notre vigilance ? Où se trouvait la faille dans le corps de Line ?

Six mois après leur rencontre, ils s’étaient installés dans l’appartement de la rue Taine, et depuis, Thomas vivait au rythme de ses vols long-courriers. Elle partait quatre fois par mois et couvrait toutes les destinations internationales, au-delà de l’Europe. Parfois elle lui racontait : Le Cap, à la pointe de l’Afrique du Sud, où se rejoignent les océans Indien et Atlantique, New York et son énergie électrique, la douceur de vivre des Antilles, Rio et la vue sur le Pão de Açúcar…
Avant chacun de ses départs, il la regardait se connecter sur l’intranet de la Compagnie pour connaître les détails de son vol : spécificités de l’avion, liste de l’équipage et heure du briefing. Il écoutait ses récits, comprenant peu à peu ce que son rôle impliquait – la vigilance, le sang-froid, la patience face aux exigences des passagers, la capacité à sourire en toutes circonstances, l’aptitude à réagir vite et bien s’il le fallait. Il avait été étonné d’apprendre qu’ils étaient des milliers d’hôtesses et de stewards à faire partie de la Compagnie et qu’il était extrêmement rare que Line vole deux fois avec la même personne. Chaque départ signifiait de nouveaux visages. Au fil de ces rencontres fugitives, ils finissaient par former une grande famille. C’est ainsi que Line parlait des membres d’équipage avec lesquels elle partageait des nuits et des jours entiers dans les espaces confinés des avions, puis dans des escales lointaines. La plupart de ses émerveillements et insomnies, elle les partageait avec d’autres.
« Lorsque je vole, je remonte le temps », lui avait-elle dit un matin, aux aurores, en ramassant ses cheveux et en piquant dedans des épingles qu’elle perdait ensuite aux quatre coins de l’appartement. Tout en épuisant son corps, les décalages horaires l’exaltaient encore. Elle aimait ce jeu perpétuel avec le temps. Line portait toujours deux montres à son poignet, celle marquant l’heure française et l’autre, qu’elle réglait sur chacune de ses escales.
Il s’était habitué à ses départs, avait appris à étouffer sa jalousie ; mais ce qui n’avait jamais changé, c’était la peur.
Thomas était incapable de monter dans l’un de ces grands oiseaux métalliques. Il aurait pu accompagner quelquefois Line en vol, profiter de son statut de conjoint pour sillonner le monde avec elle, mais il ne l’avait jamais fait.

Plusieurs fois par semaine, Thomas enseignait le français dans un collège privé du XIIe arrondissement. Le reste du temps, il s’asseyait à son bureau, face au mur de l’immeuble voisin, et il préparait ses cours, corrigeait les copies de ses élèves, bercé par les bruits de la cour où tout résonnait – musiques et conversations, poubelles jetées dans les bacs, cycles des lave-linge et roucoulements des pigeons. Thomas râlait, disait que ça le déconcentrait, mais ces vies qui se déroulaient tout près l’extrayaient de sa solitude.
Huit mètres à peine séparaient leur appartement du mur d’en face. Un mur nu, sans fenêtres. Thomas y distinguait la peinture sale, les traces de pluie et la longue fissure qui le traversait.
C’était là, devant cette fenêtre aveugle, dans le renfoncement prolongeant le salon, qu’il avait installé son coin pour travailler. Une planche et deux tréteaux.
« Tu es sûr ? avait demandé Line lorsqu’il avait aménagé son bureau. Tu ne veux pas plutôt t’installer de l’autre côté ? »
Elle parlait de l’autre fenêtre du salon, celle donnant sur l’angle de l’immeuble, qui plongeait sur la rue avec la possibilité de voir un morceau de ciel. Elle imaginait pour Thomas un horizon dégagé.

En dehors de ses plannings de vol, Line était de réserve six fois par an : pendant quatre jours, elle devait se tenir prête à remplacer tout membre d’équipage défaillant. Elle se rendait le matin à Roissy sans savoir si elle volerait dans les prochaines heures, ni le cas échéant vers quelle destination. Sa valise cabine contenait de quoi s’adapter à toutes les conditions climatiques. Line avait un sens de l’organisation redoutable et, pourtant, elle semait un désordre extraordinaire dans l’appartement de la rue Taine, laissant traîner ses affaires et les vieux objets douteux qu’elle ramenait de ses brocantes.

Un matin, Line fut donc déclenchée sur Tokyo : elle avait quitté l’appartement à l’aube pour assurer son astreinte. Thomas ne s’était pas rendormi, il s’était préparé un café, avait fini de corriger des copies et lu quelques pages d’un magazine qui traînait dans le salon. Après l’appel de Line, passé depuis l’aéroport, il partit pour le collège.
Le lendemain, il passa une partie de sa matinée à préparer ses cours, déjeuna, puis il sortit faire un tour. À Paris, le soleil inondait les rues et les terrasses pleines. À l’heure qu’il était, la nuit recouvrait maintenant Tokyo. Il s’installa à l’intérieur d’un café non loin de la bibliothèque François-Mitterrand et commanda un allongé.
Il étudia le manège du serveur qui circulait entre les tables, regardant distraitement la télévision accrochée au fond de la salle. Les mots du présentateur étaient couverts par le brouhaha ambiant. Cela valait mieux. Thomas fuyait les actualités débilitantes. Pourtant, quelques instants plus tard – il ne le savait pas encore –, il ramperait devant cet écran et rien n’existerait plus que les mots du journaliste.
Très vite, un bandeau rouge apparut en bas du téléviseur, annonçant un flash spécial. Et en même temps surgirent sur l’écran des images de fin du monde : dans la nuit une ville en ruine, des torches que l’on agitait et, dans les faisceaux de lumière, des silhouettes grises de poussière ayant l’air de revenants.
Hypnotisé par les images, Thomas lâcha sa tasse. Peut-être les clients du bar s’arrêtèrent-ils de parler, de boire. Il ne le sut pas. Il ne les voyait pas. Il se concentrait sur le béton fragmenté, les immeubles renversés et les éclats de verre scintillant comme des gouttes d’eau dans la nuit.
En bas de l’écran, les mots commencèrent à défiler, répétant en boucle une unique information, qui couvrirait toutes les clameurs, prendrait d’assaut les nuits et les jours qui suivraient, habiterait Thomas et les autres – les perdants, les endeuillés – pendant un temps infini.
En attendant, la nouvelle se répétait, peut-être pour aider les gens comme lui à la déchiffrer avant de tout à fait la comprendre. Cette nouvelle insensée qu’il lut, en même temps qu’il renversait sa chaise. Il courut vers l’écran, demanda qu’on monte le son, s’agrippa au serveur, lui enjoignant de monter le son encore, modifiant définitivement l’atmosphère du bar, et hurlant peut-être, oui, hurlant sans doute, lâchant son cri de géant.

Tremblement de terre…
sans précédent…
14 h 31 heure française.
22 h 31 au Japon.
Nombreuses victimes…
Disparus…
Des milliers…
Les habitants surpris dans leur sommeil…
Les gens crient Jishin !
Pas d’informations précises pour le moment…
Nouvelles secousses attendues…
Tokyo sous les décombres.
Tokyo défiguré.
Tokyo.
Tokyo.
*
Tokyo au printemps
La saison de l’hanami
La beauté éphémère des fleurs des cerisiers
Sous la voûte du ciel
La grande lanterne rouge
À l’entrée du temple Senso-ji

Puis les cris
Les pulsations de la terre
La pluie de verre et d’acier

Line
Elle a six ans et elle ressemble à un lutin.

Ses cheveux raides sont retenus par un élastique blanc d’où pend une minuscule étoile. Trop serré, il tire sur sa nuque. Elle porte une brassière argentée et un jupon en tulle rose qui s’ouvre comme un éventail au niveau de sa taille. Dessous, le collant blanc et les petits chaussons de danse assortis. Dans le vestiaire, la maîtresse lui a peint deux ronds rouges sur les joues et a déposé des paillettes sur ses paupières et au coin de ses yeux. Ensuite elle a commencé à recouvrir ses lèvres d’une pâte rose et elle a soufflé, a demandé à Line d’arrêter de bouger. Mais ce n’est pas si simple de rester comme ça, parfaitement immobile ; la fillette a envie d’aller aux toilettes, et elle n’ose pas demander.

Line est sur scène maintenant. Tout est noir derrière le rideau de lumière. Les spots l’éblouissent et l’empêchent de distinguer le public. Line sait que ses parents sont là, assis quelque part dans la salle, qu’ils la regardent ; ils sont venus pour ça, pour voir les progrès de leur enfant, comme tous les autres parents.
Elle a peur tout à coup, une peur terrible de ne pas y arriver, de gâcher le spectacle. Ce spectacle qu’ils ont répété des dizaines de fois avec la maîtresse. Bientôt les trois notes marquant le début de sa chorégraphie vont résonner sur scène et dans la salle. Se souviendra-t-elle des pas appris pendant les répétitions ? Sa tête tourne, son cœur bat trop fort et il y a l’envie pressante de faire pipi. Line la combattante se sent soudain ridicule, fragile et vacillante ainsi exposée sur cette scène noire, immense ; elle voudrait fuir, s’échapper loin de la salle, loin des regards invisibles qui pèsent sur elle.

Puis les trois notes résonnent.
Trois sons qui déclenchent trois petits pas. Timides.
Ses mains s’ouvrent, se collent l’une contre l’autre et forment le cœur d’une fleur.
Ses bras s’écartent, se tendent vers le ciel et laissent entrer l’air dans ses poumons.

La musique accélère maintenant, virevolte dans la salle.
Les jambes de Line se réveillent alors, s’élancent derrière la musique. Ses jambes courent et ce n’est pas Line qui les commande.
Elle laisse son corps faire ce qu’il veut. Ce corps tout à coup libre – libre comme un animal –, ce corps qui court après les notes.
Dans la lumière des spots, brillent et se mélangent les paillettes, le tissu argenté et le jupon de tulle.

Le petit lutin s’envole.

2.
La poussière. C’est à ça que Thomas pensait en regardant ce que le tremblement de terre avait fait de Tokyo. Outre les dégâts matériels, outre les victimes que l’on dégageait des décombres – manège qui durerait des semaines –, il y avait cette brume persistante qu’aucun vent ne pouvait dissiper. La poussière dansait dans les rues, courait le long des trottoirs entre les façades démantibulées. Elle s’accrochait aux cheveux, à la sueur de ceux qui se démenaient au-dessus des corps inertes, agaçait leur peau et asséchait leurs pupilles. Elle recouvrait tout d’un linceul de cendre.
Thomas avait fini par quitter le café de la bibliothèque François-Mitterrand. Il était rentré en courant jusqu’à l’appartement. En enfonçant sa clé dans la serrure, il avait imaginé un instant que Line se trouverait là. Qu’elle aurait quitté Tokyo plus tôt que prévu. Qu’elle serait rentrée.
Depuis il passait sans relâche d’un écran à l’autre – celui de la télévision, de la tablette, de son téléphone, muet. Il avait composé inlassablement le numéro de Line, écoutant sa voix répéter le même message – Je ne manquerai pas de vous rappeler !
Il aurait dû tout éteindre ; les mêmes informations tournaient en boucle, sans le renseigner davantage sur ce qu’il advenait d’elle. Mais il restait là, prostré sur le canapé, à regarder la poussière voler au milieu d’une ville dévastée.

Les Japonais étaient habitués aux séismes. Ils vivaient sur la ceinture de feu du Pacifique, à l’intersection de plusieurs grandes plaques tectoniques. Mais depuis des années, ils redoutaient le monstre à venir, un séisme d’une magnitude exceptionnelle : le Big One. Il y avait des prévisions chiffrées, des estimations précises sur le nombre de victimes et les dégâts que ce séisme majeur, selon toute vraisemblance, occasionnerait.
Big One. Ce terme avait des résonances mythiques. Il évoquait la colère des dieux, un drame cataclysmique ravageant une terre lointaine. La fin d’un monde, à des milliers de kilomètres de chez eux.
Pourtant Line s’était trouvée là lorsque, une nuit de printemps, la terre avait enflé sous les pieds des Tokyoïtes. Le Big One tant redouté avait fini par montrer son visage.

Les journalistes décrivaient un enfer auquel nul ne s’attendait. Même ceux qui vivaient là, Tokyoïtes de souche ou expatriés, parfaitement informés des risques des séismes, n’avaient su comment réagir. Surpris dans leur sommeil, il leur avait fallu un moment pour reprendre leurs esprits, comprendre et agir en conséquence. Un immense vent de panique avait gagné les quartiers ravagés. Personne n’avait prévu ce qui était arrivé cette nuit-là, ni les sismologues ni les diseuses de bonne aventure. Le tremblement de terre de l’hanami avait libéré une quantité d’énergie inédite, dépassant les mesures du séisme de 1960 au Chili, qui avait atteint 9,5 sur l’échelle de Richter.

À Tokyo, comme à Kobe des décennies plus tôt, les journalistes arrivèrent sur les lieux avant les secours. Les premiers détails macabres commencèrent à affluer dans l’heure qui suivit le tremblement de terre. Cela devint vite une course contre la montre, à laquelle tous les médias du monde se livrèrent. Estimations du nombre de disparus, rues effondrées, coupures d’électricité, lignes téléphoniques saturées, incendies déclarés. Certains quartiers plus touchés que d’autres restaient isolés et inaccessibles.
Une orgie d’informations, précises et floues, parfois contradictoires, n’ayant d’autre effet que de renforcer la solitude de ceux qui étaient touchés de plein fouet – Thomas et les autres, les proches des disparus. Ceux qui attendaient. Ceux qui avaient tant à perdre.

Extrait
« La seule personne dont elle avait besoin, la seule à qui elle pourrait parler, c’était Saki. Car elles avaient partagé ça, cette longue nuit sous terre.
Line le savait maintenant, elle était revenue de Tokyo uniquement parce qu’elles étaient deux. Deux âmes affrontant la folie qui guettait, refusant de s’incliner, se tenant la main, et dialoguant pour ne pas sombrer. Ensemble elles pourraient se souvenir. Et guérir. » p. 145

À propos de l’autrice
CAUGANT_caroline_©astrid-di-crollalanzaCaroline Caugant © Photo Astrid di Crollalanza

Caroline Caugant est née à Paris en 1975. Après des études supérieures de Lettres à la Sorbonne, elle a travaillé dans la communication puis a décidé de se consacrer à l’écriture, parallèlement à son activité professionnelle de graphiste. Après Une baigneuse presque ordinaire et Les heures solaires, Insula est son troisième roman (Source: Éditions du Seuil)

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Blanches

VESIN_blanches  RL_2024  Logo_premier_roman

Présélectionné pour le prix «Coup de cœur de la 25e Heure»

En deux mots
Deux chirurgiens en fin de carrière, une étudiante en médecine qui décide de faire son stage d’interne aux urgences d’un hôpital de banlieue, une infirmière débordée et des patients qui patientent. Cette plongée dans le milieu médical, autour d’un drame qui aurait pu être évité, retrace de manière poignante des destins individuels et la naufrage d’un système.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un drame au service des urgences

Pour son premier roman, Claire Vesin a choisi de nous faire vivre de l’intérieur un milieu qu’elle connaît bien, celui de l’hôpital. En suivant notamment une jeune interne et une infirmière, elle décrit avec acuité la dégradation de notre système de santé et l’usure de ses personnels. Bouleversant et édifiant.

Jean-Claude est chirurgien à l’hôpital de Villedeuil, en proche banlieue parisienne. À 57 ans, il se retrouve désormais seul. Son aîné, Arnaud, a plongé dans la drogue avant de disparaître. Son épouse Nathalie a choisi de s’exiler au Canada avec son fils Vincent. Fort heureusement, il peut compter sur son ami Gilles, qui l’avait pris en charge durant leurs études, pour lui éviter de trop déprimer. C’est lors d’un dîner chez son collègue qu’il lui avait annoncé qu’Aimée, l’une de ses trois filles, avait choisi les urgences de Villedeuil pour son internat. «On voulait te prévenir, pour que tu ne sois pas étonné, si tu la croises ou si tu entends parler d’elle. Et puis peut-être que vous aurez l’occasion de travailler ensemble. Je suis certaine que ça lui ferait plaisir.»
En fait, Aimée a fait ce choix en souvenir du combat mené par Jean-Claude pour Arnaud, dont elle était tombée amoureuse et qu’elle avait rêvé de faire sortir de sa dépendance.
Mais les débuts de la jeune fille à Villedeuil vont s’apparenter à un chemin de croix. Très vite, elle va devoir constater l’énorme fossé entre la théorie et la pratique. «Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente (…), les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier.» Les files d’attente ne cessaient de croître, tout comme le stress. Sans compter les absences ou les démissions.
C’est dans ce climat de tension extrême que les équipes vont se retrouver réduites à la portion congrue durant les congés de fin d’année. Laetitia gérera l’accueil, Aimée posera un diagnostic, médecins et chirurgiens ne seront prévenus qu’en extrême urgence. C’est alors qu’un drame va se produire et que l’hôpital va essayer de protéger ses employées en travestissant les faits. Derrière un décès qui aurait pu être évité, reste la froideur implacable d’un engrenage infernal. «C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça.»
Le constat que pose Claire Vesin est nourri de son expérience et des chroniques de sa vie de médecin, ce qu le rend d’autant plus accablant. Et sans aucun doute plus touchant que des dizaines d’articles et d’études sur l’état de notre hôpital public. Car, comme le montre avec force ce drame, derrière les chiffres, il y a des hommes et des femmes qui souffrent. Des hommes et des femmes dont ‘abnégation force l’admiration.

Blanches
Claire Vesin
Éditions La Manufacture de livres
Premier roman
304 p., 18,90 €
EAN 9782385530549
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et dans la ville imaginaire de Villedeuil. Située au bout de la ligne 10, on peut imaginer qu’il s’agit de Boulogne. On y évoque aussi Montréal, l’Indre-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Villedeuil, aux portes de Paris. Ses tours, ses habitants, et son hôpital. Jean-Claude y a passé toute sa carrière – jours comme nuits – au sein du service de chirurgie. Mélancolique et désormais solitaire, il reste passionné, par cette ville comme par son métier. Laetitia y est née et y travaille, infirmière trop tendre pour l’âpreté de son poste à l’accueil des urgences. Aimée, jeune femme brillante autant que perdue, débute l’internat et décide d’effectuer son premier stage à Villedeuil, mue par des loyautés invisibles. Fabrice, médecin au SAMU, sera bientôt père mais fuit sa vie personnelle. Lors de ces mois vécus ensemble, leurs destins vont s’entremêler. Au sein d’un hôpital qui se fissure de toute part, ils partageront joies et échecs, détresse et amour du métier. Malgré les difficultés, ils tiennent, jusqu’à ce qu’une nuit, cet équilibre soit remis en question, bouleversant leurs vies à jamais.
Avec ce premier roman poignant, Claire Vesin nous fait entendre la voix vibrante de celles et ceux qui font l’hôpital public et sont marqués par le combat ordinaire mené pour soigner dignement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Ce que j’en dis…

Les premières pages du livre
PROLOGUE
19 août 2012
Il n’est pas encore dix heures, et des gouttes de sueur coulent déjà le long de ses flancs. Trente-quatre degrés sont prévus aujourd’hui; elle a ouvert les deux fenêtres de l’appartement, mais l’air reste immobile, comme figé.
Aimée lit une nouvelle fois le SMS d’Arnaud.
Salut Beauté
Je t’attendrai dimanche à 11 h à la gare du Nord, devant les quais des trains de banlieue. J’ai un endroit génial à te montrer.
Love you Beauté.
Elle l’entend le dire avec ce mélange irrésistible de dérision et de tendresse.
Elle voudrait se convaincre qu’il ne s’est rien passé pendant ces jours à l’attendre, dévorée par l’angoisse. Il est là, de nouveau, et il veut la voir. Il n’y a que cela qui compte. Il ne lui est sans doute rien arrivé. Rien de grave en tout cas.
Ces derniers mois ont été éprouvants. Leurs heures ensemble devenaient pesantes: elle travaillait ses cours, et il restait là à s’ennuyer, feuilletant un livre sur le lit. Et puis, le soir arrivant, il commençait à s’agiter. Il fixait le plafond, lui disait qu’il étouffait lentement, chez elle, et partait se perdre dans la nuit.
Le lundi précédent, il n’est pas rentré. Elle n’a rien dit à personne. Elle a eu raison finalement: il est revenu. De toute façon, Arnaud n’a jamais été un garçon stable.
Aimée baisse machinalement la tête pour entrer dans la salle de bains. Le chambranle de la porte est juste assez haut pour elle. L’appartement entier semble inadapté pour des adultes: deux petites pièces au plafond bas, percées
de deux fenêtres, l’une sur cour, l’autre sur rue, au travers desquelles on n’aperçoit jamais le ciel, ce qui accentue encore l’impression d’exiguïté du lieu.
Elle y vit depuis quatre ans. Elle et ses sœurs étaient toutes petites quand leurs parents ont acheté l’appartement en prévision de leurs années étudiantes. Elles en rient ensemble
aujourd’hui : ils avaient sans doute imaginé qu’elles ne grandiraient jamais. Aimée s’y sent bien. À l’abri. Elle sort de la douche, s’enroule dans une serviette et observe dans la glace ses longs cheveux blonds – les mêmes que sa mère – et ses yeux verts, qu’elle ne tient de personne.
On lui a toujours répété que la plus grande des politesses, lorsque l’on a rendez-vous, est d’être présentable : on se maquille, on s’habille correctement, on soigne ses ongles.
Sa mère pense que c’est important, les ongles: des mains abîmées, ça gâche toute la silhouette. Aimée s’imagine se laissant aller à lui confier qu’Arnaud ne voit rien de tout cela, et la devine incrédule. Elle se maquille quand même, les larmes au bord des paupières: la famille, la maison, soudain tout lui manque.

En réalité elle est terrifiée à l’idée de découvrir dans quel état il est.
Elle enfile une robe d’été sans manches, une de ses préférées, en popeline rayée jaune et blanche. Elle n’a pas mis de soutien-gorge. Arnaud va le remarquer, ça, quand même. Sa mère n’approuverait pas. Elle rit nerveusement en s’observant une dernière fois. Merde, ça va aller.
Elle prend son sac, ses cigarettes. Claque la porte et descend l’étage par l’escalier de pierre qui reste frais malgré la chaleur du mois d’août. Elle ouvre la lourde porte cochère et sort en plein soleil sur le trottoir brûlant. À ses pieds la rue dévale vers Jussieu et, comme à chaque fois, elle est submergée par la beauté de Paris.
Elle s’élance, il est dix heures trente-cinq, et elle est en retard.
*
Elle monte les escalators en courant. La foule se presse dans l’immense hall, et la chaleur y est suffocante. Elle avance peu à peu, frôlant d’autres corps moites, et s’approche des trains en le cherchant au loin. Elle finit par le repérer, assis par terre, devant le quai 12. Il porte son sweat bleu, un jean crasseux, ses vieilles baskets. Il a le regard perdu, ses cheveux sont trop longs, et leurs boucles noires lui caressent
les oreilles. Il est si beau! Avec ses coudes sur les genoux, les paumes en coupe sous le menton, on dirait que ses doigts caressent ses joues, rehaussant ses pommettes et lui redonnant l’air juvénile qu’il avait encore il y a quelques mois.
Elle plisse les yeux, et c’est l’Arnaud de quatorze ans qui apparaît. Celui de l’été de la canicule. Ils avaient passé cinq jours en Indre-et-Loire, en famille. Qui avait été à l’origine de ce voyage? Il n’y en avait plus eu d’autres ensuite.
Aimée et lui se connaissaient depuis toujours, leurs parents étaient amis. Mais au printemps, des histoires avaient été murmurées entre adultes, dans les cuisines. On parlait de lui, l’enfant à problèmes, et les dîners s’étaient espacés.
Au cours du séjour, cet été-là, les filles étaient restées entre elles, comme averties du danger. Arnaud leur avait à peine adressé la parole.
Quand elle repense aux journées de ce voyage, il ne lui reste que la chaleur extrême, des châteaux oubliés, et ses insomnies, le soir, dans la chambre étouffante, en pensant à lui. Il avait le charme des mauvais garçons, la moue boudeuse, le regard sombre derrière sa frange et fumait des cigarettes d’un air blasé. Il venait d’être renvoyé du collège, ses parents s’inquiétaient. Mais Aimée n’écoutait plus les discussions, trop occupée à le dévorer des yeux.
Tout l’été ensuite, elle avait rêvé de peaux nues et d’étreintes brûlantes. Son désir l’avait poursuivie longtemps.
Il suffisait qu’elle aperçoive Arnaud pour que de nouveau il flambe pendant des mois.
Lorsqu’ils s’étaient enfin embrassés, elle avait vingt-deux ans, et il avait déjà de sérieux ennuis. Les parents d’Aimée avaient défailli en apprenant la nouvelle. Ils avaient tenté de la raisonner: en s’obstinant elle courait à sa perte. Et puis comme ils l’avaient prédit, il s’était volatilisé quelques semaines plus tard, et elle avait cru mourir de chagrin.
Mais il était revenu, avait accepté de passer quatre mois à l’hôpital, en cure comme disait sa mère, et à sa sortie il avait emménagé chez elle, rue des Boulangers. Alors elle avait vraiment cru à leur bonheur.

Elle avance, décidée.
«Arnaud!»
Il tourne la tête et la regarde. Il sourit. Elle sent son cœur battre sous sa robe. Elle l’aime tellement! Elle se penche pour l’embrasser alors qu’il est encore assis. Il est sale, amaigri. Ses lèvres sont sèches, gercées. Ces détails s’additionnent malgré elle dans son esprit. Il se lève et l’enlace.
Il lui chuchote à l’oreille «Tu sens bon». De nouveau elle sent les larmes qui lui brûlent les yeux.
*
La pièce est vaste et haute de plafond. Elle correspond sans doute à une salle commune ou un réfectoire : on distingue une autre porte, au fond, menant à ce qui a dû être une cuisine, autrefois. Il s’en dégage une odeur de pourriture terreuse.
Aimée frissonne. Le lieu est interdit d’accès. Ils ont escaladé les barrières, traversé la haie en se griffant, et elle a déchiré sa robe. Le bâtiment va être en partie démoli, les plafonds ne risquent-ils pas de s’effondrer sur eux? Ils avancent en contournant les gravats, observant les pièces de mobilier abandonnées, le papier peint moisi, les détritus qui jonchent le sol.
Un arbre imposant est tombé, éventrant dans sa chute une partie du toit. Des branches pénètrent dans la pièce. Dehors, ses racines dénudées semblent implorer le ciel. L’endroit est lugubre, Aimée imagine les gémissements des malades, les hurlements des fous, mais tout est silencieux, incommodant.
Elle sort, et l’extérieur lui fait l’effet d’un four. Elle manque de s’évanouir. Alors elle s’assied dans les herbes folles, adossée au mur de l’hôpital, pose sa tête contre la brique et ferme les yeux. Elle finit par fouiller dans son sac et en sort ses cigarettes.
Arnaud la rejoint.
«– Ça ne va pas ?
– J’ai mal à la tête, je vais t’attendre ici.»
Il la regarde avec sollicitude. «Tu es sûre ?» Elle acquiesce en souriant.
«J’explore encore un peu. Laisse-moi dix minutes.»
En chemin, Arnaud lui a raconté sa nouvelle passion, sans préciser comment il s’y est initié. Il a passé ses derniers jours à explorer des bâtiments abandonnés. Usines, hôpitaux, cités-jardins: il visite tout. Ce monde-là disparaît sous nos yeux, lui a-t-il expliqué. En être le dernier témoin lui procure une émotion incroyable.
«Tu n’imagines pas ce que ça fait, de découvrir à quel point le temps avant l’oubli est compté. C’est… addictif».
Ils ont éclaté de rire. «Désolé, je trouve pas d’autre mot, pour décrire ça. C’est kiffant, c’est tout.»
Au départ de la gare du Nord, ils ont vu se succéder les immeubles haussmanniens, la petite ceinture, les tours, et puis progressivement le train a pris de la vitesse, et les jardins sont devenus des champs écrasés de soleil derrière lesquels l’horizon s’étendait à perte de vue. Ils sont descendus en rase campagne, et après une centaine de mètres le trottoir a laissé place à un talus herbeux derrière lequel se dressaient les épis du champ voisin. Ils ont marché longtemps, accompagnés par le bourdonnement des insectes, avant de voir
apparaître l’enceinte de l’hôpital.

Le bâtiment principal formait un arc de cercle au sein d’un parc redevenu sauvage. Une fontaine était enfouie sous les herbes hautes, et, tout au fond, à l’orée du bois, se dressait une chapelle en pierre blanche. L’endroit a dû être superbe. Maintenant, on ne remarque plus que les fenêtres aux montants arrachés, les portes béantes, l’abandon et le vide. Il n’y a pas encore de graffitis, l’hôpital est désaffecté depuis peu.
Avant d’entrer, ils ont lu l’avis de démolition et les travaux envisagés. L’ensemble va être transformé en résidence privée.
Maisonneuve, le plus grand asile psychiatrique du département, logera bientôt des familles heureuses. Arnaud la rejoint dehors et s’assied à côté d’elle.
«Je peux te prendre une cigarette ?»
Ils restent là, silencieux, les yeux mi-clos.
Il la regarde, incertain. Elle lui sourit, il se penche vers elle et l’embrasse. Ils s’enlacent, et Arnaud passe délicatement une main sous sa robe. Aimée se déshabille sans le quitter du regard, lui ôte son pull, son tee-shirt sale. Elle colle son corps contre le sien et se sent enfin complète : il lui a douloureusement manqué.
Plus tard ils fument une autre cigarette, allongés dans l’herbe. Elle se sent bien, la peur a presque disparu. Il ne reste que l’odeur grasse de la végétation et les pépiements des oiseaux.
Arnaud se redresse et sort de son sac une pièce de deux francs: «Regarde, c’est une pièce de 1989. Elle a notre âge. On explorait une école abandonnée l’autre jour, et je l’ai trouvée au fond d’un pupitre.»
Aimée le fixe sans comprendre.
« Je ne t’ai jamais raconté ? Ça me rappelle mon père, quand il rentrait de garde. Il allait directement se coucher, mais j’inventais toujours une excuse pour le réveiller. Un jour, il m’a dit de regarder dans les poches de son pantalon, que si j’y trouvais une pièce de deux francs elle serait à moi. C’est devenu une tradition, ensuite. Il faisait en sorte d’avoir toujours des pièces de deux francs. Et puis un jour j’ai tout pris, même les billets. Il a fait comme si de rien n’était. Mais bon, ça n’a plus été aussi drôle après.»
Il lui glisse la pièce dans la main: «Garde-la pour moi». Aimée finit par demander: «Pourquoi tu as choisi cet endroit ? C’est sinistre !»
Il rit en regardant le ciel.
«C’est vrai. Mais bon, un hôpital, la médecine, tout ça, je me suis dit que ça te plairait.»
Il reprend, sérieusement cette fois: «Ce qui me frappe, c’est à quel point l’endroit est sublime.
Tu imagines ce gâchis? En faire des appartements? Tu peux avoir passé ta vie à y souffrir, et à la fin il n’en reste rien. »
Il se tait, le regard dans le vague.
«J’aurais pu être hospitalisé ici, l’an dernier. Et on aurait tout rasé ? Tout oublié ? Le pire, c’est que ça me fait penser à mon père et son hôpital merdique, à Villedeuil. Seul comme un con à vouloir sauver le monde.»
Elle répond en riant à moitié : «Mais de quoi tu parles ?»
Elle n’a pas envie de discuter du père d’Arnaud.
Elle s’est bien gardée de le lui dire, mais elle admire Jean-Claude. Il a toujours été là quand il fallait récupérer son fils dans des endroits pas possibles, chez les flics ou dans le caniveau. C’est lui aussi qui s’est démené quand il a fallu lui trouver une place, pour le sevrage. Mais Arnaud n’a jamais rien voulu voir de tout cela. Il nourrit des rancœurs à son encontre, qu’il ne lui confie pas.
Aimée meurt de faim. Elle lui demande s’il a apporté à manger, mais non, son sac à dos est vide. Il a l’air épuisé, perdu dans ses pensées. Il écrase sa cigarette et essuie plusieurs fois ses mains sur son jean. Elle remarque de nouveau le tremblement de ses doigts.
Elle se lance, le cœur battant.
«Tu as recommencé, c’est ça ?» Il la regarde et hausse les épaules avec un petit sourire d’excuse.
«Il fallait bien que ça arrive un jour.»
Ils retournent vers la gare dans une chaleur accablante. L’orage est prévu pour la fin de journée, le ciel se couvre déjà. Ils n’ont pas vérifié les horaires, il y a plus d’une heure d’attente avant le prochain train. Les minutes passent lentement; elle lui prend la main, la serre trop fort dans la sienne en répétant Ça va aller, ça va aller.
Lorsqu’ils arrivent à la gare du Nord, il est dix-neuf heures. Ils ont passé le trajet collés l’un à l’autre, leurs mains entremêlées, elle, le nez enfoui au creux du cou d’Arnaud.
Il est d’accord pour rentrer rue des Boulangers, alors ils se dirigent vers le métro et elle lui tient la main pour franchir les tourniquets, puis dans les escaliers et sur le quai. La foule se presse à l’arrivée de la rame, et quand les portes s’ouvrent Aimée est bousculée à l’intérieur du wagon.
Quand la sonnerie retentit, Arnaud a disparu.

2013
Octobre
Le jour touchait à sa fin quand Jean-Claude Pouillat sortit de Cosmos d’un pas rapide, sans prêter attention à son environnement. Il prit une cigarette du paquet rangé dans la poche intérieure de son blouson, se figea un instant pour l’allumer et repartit. Depuis le temps qu’il travaillait ici, il ne remarquait plus les bâtiments. Parfois, quand arrivaient de nouveaux étudiants, il tentait d’observer d’un œil neuf son univers quotidien en se persuadant qu’on pouvait lui trouver du charme, mais ça devenait rare : il s’était lassé de
constater que les internes ne se fiaient qu’aux apparences.
On lui avait déjà soutenu que la laideur de l’endroit était rédhibitoire. D’ailleurs, une fois leur stage terminé, ceux-ci ne revenaient plus. Comment auraient-ils pu comprendre que, pour lui, Villedeuil incarnait la beauté torturée des
banlieues ouvrières ? Rien, ici, n’entrait dans les canons bourgeois, et c’était cela, précisément, qui l’émouvait. La partie la plus ancienne de l’hôpital était composée de six pavillons de brique ocre dont les noms rendaient hommage aux éminences médicales de l’époque. Ils avaient été construits au début du siècle, dispersés au sein d’une vaste étendue herbeuse parsemée de massifs arborés, reliés les uns aux autres par des chemins de gravier. Aujourd’hui, il
n’y avait plus qu’au printemps qu’un agent passait encore la tondeuse pour tenter de contenir la végétation qui envahissait tout. Pendant quelques heures alors, l’air était saturé de l’odeur champêtre du foin coupé. Le reste de l’année, la nature retournait à l’état sauvage, comme les vieux pavillons qui n’accueillaient maintenant plus que l’administratif et les archives.
À l’origine, un parterre fleuri s’étendait derrière la grille d’entrée, traversé par une allée de tilleuls qui reliait le portail à une fontaine autour de laquelle les six bâtiments se déployaient harmonieusement. La perspective était majestueuse, les clichés de l’époque en témoignaient. Mais dans les années soixante-dix, avec l’explosion démographique des banlieues, il avait fallu agrandir l’hôpital. Cinq tours étaient alors sorties de terre, parallélépipèdes dressés vers le ciel et recouverts de céramique blanche, à l’image des grands ensembles qui avaient poussé partout dans la ville.
Cosmos, dans laquelle il travaillait depuis trente ans, était l’une d’elles. Lors de la construction, aucun détail n’avait été négligé – rampes d’accès pour les ambulances, monte-malades, couloirs souterrains reliant les services: tout y était à la pointe du progrès. Le mur d’enceinte, en revanche, n’avait pas bougé, et il avait fallu sacrifier le parterre, l’allée et les tilleuls pour ériger les nouveaux bâtiments.
Au sein de cet ensemble disgracieux, la fontaine marquait désormais la frontière entre la brique et le carrelage, l’ancien et le neuf. Plus tard, le bassin avait été comblé, puis surmonté d’un arceau en béton sur lequel était gravé Centre hospitalier de Villedeuil, encadré par deux drapeaux français.
Les tours avaient prématurément vieilli. En réalité, rien n’avait été pensé pour durer. Les faux-plafonds fuyaient, les murs se fissuraient. Les carreaux de céramique se décollaient par dizaines. Les pigeons avaient colonisé les couloirs souterrains et lâchaient leurs fientes sur les malades en brancard. Des travaux étaient prévus depuis des années, et une troisième génération de bâtiments devait voir le jour, mais ce projet était sans cesse repoussé, faute de budget. C’était cela que découvraient les nouveaux internes en arrivant à Villedeuil, après leurs quinze minutes de marche depuis la gare : cinq tours recouvertes de filets antichute, enserrées dans le vieux mur d’enceinte. Et à qui s’aventurait entre celles-ci apparaissaient la fontaine condamnée, l’arche en béton et les vieux bâtiments. C’était laid, les internes n’avaient pas tout à fait tort, Jean-Claude en convenait. Mais lui n’arrivait pas à trouver cela repoussant. Il leur répondait toujours, à ces ingrats, que c’était ça, le baroque hospitalier, aujourd’hui.
Officiellement, Jean-Claude Pouillat avait terminé sa journée de travail. Il était dix-huit heures trente, le chirurgien de garde avait pris la relève. Il n’avait plus que ses comptes-rendus opératoires à dicter. Chaque jour c’était pareil : le poids de la journée s’effaçait d’un coup, il se sentait libre, et juste après, comme un réflexe, venait l’envie de boire.
Dépassant la fontaine, il prit l’allée goudronnée qui menait à l’entrée des urgences, au rez-de-chaussée de Neptune, puis franchit le portail. Sur l’avenue, la lueur chaude du Manhattane lui faisait face. Il pouvait voir Manuel, le patron, affairé derrière le bar. Il traversa.
En terrasse, toujours à la même table, se trouvaient les habitués. Œil flou, nez turgescent, voix traînante qui se perdait dans les méandres d’une argumentation dont l’objet était oublié en cours de route, ils tenaient leur rôle, soir après soir. Dès dix-sept heures, et plus tôt les jours d’ennui, ils s’asseyaient, serrés dans l’air froid et la fumée, enquillant les consommations jusqu’à ce que le bruit du rideau métallique les éparpille comme des moineaux. Pouillat les salua. Il avait toujours un petit sursaut de soulagement, en ouvrant la porte pour entrer: lui n’y était pas encore, au stade de la terrasse.
Il faisait bon, à l’intérieur. Manuel le héla, à peine la porte franchie : «Jean-Claude, salut! Ça y est, fini la journée ?»
Il sentait déjà la chaleur du lieu le détendre. Il sourit.
«– Oui, quasiment. Deux trois bricoles avant de rentrer.
Tu me sers une Stella ?
– Elle arrive !»
Manuel ne devançait pas sa commande, alors qu’elle ne variait jamais. Il lui laissait la possibilité du doute, et c’était suffisant. Dans la seconde, Jean-Claude vit le liquide doré couler sous la tireuse. Il s’installa au bar, but deux grandes gorgées, et le verre fut déjà presque vide. Il le posa pour se retourner face à la salle, les coudes sur le comptoir. Il n’y avait pas grand monde, ce soir. C’était bien. Il était tranquille.
Le Manhattane était le seul café à proximité de l’hôpital.
Sinon, il fallait pousser jusqu’à la gare pour espérer autre chose que des points chauds et des kebabs. Et encore, les deux bars-tabacs qui s’y trouvaient le faisaient fuir, avec leur salle vide et sombre, à l’exception des écrans géants qui surmontaient la caisse et devant lesquels se massait toujours la même foule de joueurs fébriles et désespérés.
Manuel, lui, s’était contenté de garder une activité traditionnelle. En dehors du nom, rien n’avait changé depuis les années cinquante. Dès sept heures, il servait cafés et petits blancs. À midi il proposait un plat unique ; les vendredis, c’était couscous. Ça marchait bien, la clientèle s’étendait des pavillons de l’avenue Allende aux tours de la ZUP un peu plus loin. Et puis il y avait l’hôpital, évidemment: chez lui, on attendait les malades, on fêtait les fins de stage, on soignait les matins difficiles. On y perdait aussi le temps
qu’on ne voulait plus passer chez soi.
De là où il était, Jean-Claude pouvait voir, se découpant dans la nuit à travers les vitres du café, les contours de l’hôpital, Neptune et Météore au premier plan. L’obscurité envahissait à présent le haut des tours, masquant leur silhouette. Par les fenêtres illuminées, on devinait l’activité du soir dans les services. C’était l’heure du dîner, et les portes des chambres s’ouvraient l’une après l’autre, laissant entrer les chariots des plateaux-repas qui refroidissaient déjà en dégageant cette odeur écœurante qu’il aurait reconnue entre mille. D’où il se trouvait, tout semblait familier, confortable.
Il était à sa place à Villedeuil: depuis le temps qu’il y passait ses jours et ses nuits, il appartenait à cette ville. Il tentait de faire le compte, parfois, de ceux qu’il avait opérés, mais c’était simple : tous, ici, le connaissaient.
Manuel, voyant son verre vide, l’avait rempli sans mot dire. Quand Jean-Claude se retourna pour le remercier, il leva son eau, et ils trinquèrent au week-end qui s’annonçait. Manuel ne faisait pas exception à la règle : à lui aussi Jean-Claude Pouillat avait recousu les entrailles.
Il tendit le bras vers Neptune, en se penchant pour murmurer:
«Il paraît qu’il y a encore eu du bordel, cette nuit, aux urgences ? Le vigile s’est fait agresser, c’est ça ? J’ai entendu que la police avait embarqué des jeunes au poste ? Les gens sont fous.»
Pouillat haussa les épaules.
«M’en parle pas. Le problème c’est le sous-effectif. Même en chirurgie, ça devient compliqué. Le poste d’interne n’a encore pas été pris, pour le prochain semestre. À partir de novembre je n’ai personne. Heureusement que la semaine est terminée !»
Il rit, comme pour démentir ses paroles. Il sentait de nouveau la tension dans sa nuque. Tant pis pour les comptes-rendus, il les ferait dimanche avant sa garde, il n’aurait qu’à venir un peu plus tôt. Retourner à l’hôpital maintenant lui semblait insurmontable. Il voulait juste rentrer chez lui. Il remit son blouson en cuir et fit mine, comme à chaque fois, de sortir son portefeuille.
«– Allez, je file, dis-moi combien je te dois.
– Laisse, je le mets sur ta note ! Passe un bon week-end, Jean-Claude !»
Manuel lui fit un clin d’œil tout en continuant d’essuyer les verres. Jamais il ne l’aurait laissé payer ses consommations.
Jean-Claude sortit du bar à grandes enjambées. Sa haute taille, sa silhouette mince et sa démarche souple le rendaient reconnaissable de loin. L’air froid déclencha la toux sèche qui ne le quittait plus depuis quelques mois.
Il s’arrêta, hors d’haleine, puis reprit sa descente, plus lentement cette fois-ci, vers le RER. En dix minutes il arriva sur l’esplanade noire de monde, remplie de travailleurs fatigués qui sortaient du train. Depuis la baisse des températures, les abords de la gare étaient éclairés par des braseros autour desquels la foule se pressait pour acheter des épis de maïs à un euro. Les vendeurs à la sauvette le frôlaient discrètement en susurrant Marlboro, Marlboro, l’œil aux aguets: une descente n’était jamais loin.
Avant de passer les tourniquets, il regarda les écrans d’affichage. Le train arrivait. Il serait à Paris dans sept minutes, il avait déjà changé de monde. Même si personne ne l’attendait, il rentrait chez lui, et il fallait s’en réjouir.
*
Cela faisait presque deux mois que Nathalie et Vincent étaient partis. Il aurait dû commencer à s’habituer à ces samedis sans fin. La première fois, le matin, il avait pris machinalement le chariot de courses près de la porte d’entrée et acheté fruits et légumes au marché, puis un poulet chez le boucher. Ce n’est qu’en rangeant ses achats, une fois chez lui, qu’il avait pris conscience de sa bêtise : il était seul désormais, à tous les repas. Les légumes avaient lentement pourri au fond du frigo, il n’était plus retourné
au marché. Maintenant il passait au Super U le soir, de temps en temps, quand il n’y avait vraiment plus rien à manger à la maison.
Il ne savait jamais quoi faire de cette journée d’oisiveté. Le plus souvent il restait chez lui, désœuvré. Vers onze heures, il téléphonait à sa mère. Ces appels le laissaient morose, entre pitié et nostalgie. Tout au long de leurs menus échanges entrecoupés de silences, il l’imaginait, assise à la cuisine devant la table en formica. Rien n’avait bougé depuis son enfance dans l’appartement étriqué face à la voie ferrée.
À peine avait-elle décroché qu’elle lui disait d’attendre, et posait le combiné pour se servir un café. Elle le sirotait ensuite tranquillement, entre deux hochements de tête, en l’écoutant raconter sa semaine. À intervalles réguliers lui parvenait le bruit assourdi d’un train qui passait, et ce son qui avait bercé sa jeunesse le rassurait.
Après avoir raccroché, il commençait à boire, chaque semaine un peu plus tôt, laissant errer ses pensées en observant le boulevard depuis la fenêtre du salon. Au début, il avait continué à fumer dehors, les bras appuyés sur la rambarde, comme si Nathalie avait encore son mot à dire. Et puis peu à peu, il avait repris possession des lieux. Maintenant, même dans la chambre il y avait un cendrier.
L’appartement était silencieux, et Jean-Claude pouvait entendre le chuintement des pneus sur le goudron humide, trois étages plus bas. Il observait les passants qui se pressaient sur le trottoir brillant de pluie. Sous les parapluies, il les devinait, bras chargés, ramenant leur butin du samedi. L’air était saturé d’humidité froide, et il n’avait aucune envie de sortir ce soir.
Pour tout dire, l’invitation l’avait surpris. Il n’avait pas revu Évelyne depuis la disparition d’Arnaud, et sa dernière soirée avec Gilles remontait à l’hiver précédent, quand ils avaient dîné au White Horse, face à la faculté de médecine.
Année après année, ils y retournaient, par manque d’imagination plus que par véritable envie, pour passer quelques heures ensemble. Ce soir-là, malgré les efforts de Gilles, ils n’avaient échangé que des banalités. Jean-Claude n’était alors qu’une boule de chagrin, il n’avait plus de place pour les vieilles amitiés. Leurs vies divergeaient depuis si longtemps que chacune était devenue le négatif de l’autre, comme une réponse aux doutes qui surgissaient parfois, la nuit.
Ils s’étaient quittés incertains, et Jean-Claude avait pensé qu’il n’y aurait plus d’autre fois. Mais Gilles était un garçon fidèle, qui finissait toujours par prendre de ses nouvelles, et la semaine précédente lui et son épouse l’avaient invité à dîner chez eux. En fin d’après-midi il se décida à prendre une douche. Il avait sorti une chemise blanche de son placard. Elle était propre et pas trop froissée ; avec un jean ce serait parfait.
Quand il avait trente ans, il lui suffisait d’arriver habillé ainsi n’importe où pour que les filles se mettent à lui tourner autour. Et si d’aventure il précisait qu’il était chirurgien, la soirée pouvait virer à l’émeute. »

Extraits
« Les arrivées aux urgences ne s’arrêtaient jamais. La salle d’attente était saturée en permanence. Elle l’apprendrait au fil des mois, il n’y avait guère qu’aux petites heures que les sièges étaient vides. Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente, en passant d’une otite à un diagnostic de tumeur cérébrale, d’une dépression à un paludisme. Les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier. La difficulté, ensuite, résidait dans la gestion des patients déjà examinés. La plupart restaient sur un brancard à attendre pendant des heures les radios, les prises de sang, les résultats, et enfin, pour les plus chanceux, le diagnostic. Venait alors, quand il fallait les hospitaliser, la recherche d’un lit disponible. » p. 82

« C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça. » p. 173

À propos de l’autrice
VESIN_Claire_©Pascal_ItoClaire Vesin © Photo Pascal Ito

Claire Vesin est née en 1977 à Champigny-sur-Marne. Après une adolescence aux États Unis et des études de médecine à Paris, elle décide d’exercer en banlieue parisienne, où elle vit aujourd’hui. Blanches est son premier roman. (Source: La Manufacture de livres)

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10, Villa Gagliardini

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En deux mots
C’est l’histoire d’un petit appartement situé dans le XXe arrondissement de Paris. C’est la chronique d’une famille sans père, puis avec un père trop présent avant de disparaître. C’est l’histoire d’une mère célibataire avec un, deux puis trois enfants. C’est l’histoire d’une enfant puis d’une adolescente qui va chercher sa voie des années quarante aux années soixante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Un petit chez-soi vaut mieux qu’un grand chez les autres»

Dans un roman qui fleure bon la nostalgie de l’enfance, Marie Sizun raconte ses jeunes années dans un appartement du XXe arrondissement. C’est là, dans le Paris de l’après-guerre, qu’elle a connu bonheurs et drames familiaux, c’est là qu’elle a grandi, c’est là qu’elle a construit son avenir.

Marie Sizun n’en a pas fini avec l’enfance. Après Éclat d’enfance, (paru en 2013 et disponible en poche), dans lequel l’autrice racontait ses jeunes années dans le XXe arrondissement de Paris, de la porte des Lilas à la place des Fêtes, voilà qu’elle entre dans «l’immeuble de briques rouges» qu’elle avait laissé jusque-là de côté. Le 10, villa Gagliardini où elle a grandi et où elle a vécu plusieurs drames familiaux. Ses premiers souvenirs remontent en 1942. Elle a deux ans et essaie d’apprivoiser cet espace qui lui paraît immense alors qu’il n’a que la taille d’un studio. Durant les mois qui suivront elle vivra avec bonheur dans ce cocon aux côtés d’une mère attentive et aimante.
Mais tout va changer avec le retour de son père, prisonnier en Allemagne jusqu’à la fin des hostilités. Cet homme va pour le coup prendre tout l’espace, vouloir remettre de l’ordre dans son foyer et montrer qu’il est le seul maître à bord. La peur et la violence s’installent. La tension devient permanente et va croître encore avec l’arrivée d’un petit frère qui va devenir le nouveau centre d’attraction de ses parents.
En fait, il faudra attendre des vacances en Bretagne, qui ne sont qu’un stratagème imaginé par son père pour divorcer et prendre le large, pour retrouver un peu de sérénité. Mais payée au prix d’une forte précarité.
Ce qui n’empêchera toutefois pas la narratrice de réussir un joli parcours scolaire après une école primaire plutôt mouvementée et d’entrevoir ce que pourrait être sa vie loin de la villa Gagliardini.
En refermant ce roman d’apprentissage, on pense à cette citation d’Alphonse de Lamartine: «Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer?» et l’on revoit à notre tour l’appartement ou la maison de notre enfance, son mobilier, ses objets qui nous ont accompagnés et que l’on dévalorise trop souvent en affirmant qu’ils n’ont qu’une valeur sentimentale. Or, c’est justement cette valeur qui est ici célébrée. Quelques dessins sur un mur, un berceau qui vient manger un espace déjà restreint ou encore une simple poussette deviennent alors les symboles d’une vie que la force du souvenir transcende.
Lire Marie Sizun nous permet de retrouver le Paris populaire des années d’après-guerre, mais au-delà de ce lieu et de cette période, c’est aussi l’occasion – au détour d’une phrase, d’une émotion ressentie – de replonger avec nostalgie dans nos propres souvenirs. C’est alors entre les lignes de cette belle écriture classique et limpide que chacun écrit sa propre histoire. Cette force d’évocation, que l’on pouvait déjà trouver dans La maison de Bretagne, donne à ce roman plein de tendresse et de nostalgie un parfum d’enfance et d’espérance. Car alors tout est encore possible.

10, villa Gagliardini
Marie Sizun
Éditions Arléa
Roman
248 p., 20 €
EAN 9782363083579
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement à Paris, dans le XXe arrondissement. On y évoque aussi Villemoisson, alors en Seine-et-Oise.

Quand?
L’action se déroule de 1942 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
On a tous un lieu d’enfance, lieu des premières années. Maison ou appartement, cet endroit littéralement lié aux souvenirs, bruits, lumières du tout début, enferme pour toujours le mystère de la petite enfance. C’est au 10, villa Gagliardini que Marie Sizun a décidé de retourner. Mais c’est d’un voyage tout intérieur dont il s’agit. Nous poussons la porte avec elle et nous découvrons, dans l’agencement du petit appartement une histoire romanesque. C’est là que l’auteur grandira, vivra le retour de captivité de son père après la guerre, l’arrivée d’un frère puis le délitement du couple qui, une fois le père en allé, lui rendra sa mère pour elle toute seule, en une espèce de compagnonnage où les rôles bientôt s’inverseront. Mais plus que le récit d’une enfance, c’est surtout l’histoire d’un combat pour trouver sa place. L’appartement est un refuge, une île merveilleuse où, malgré les difficultés financières, la petite vit dans un monde de fantaisie et de joie entretenu par sa mère dont l’originalité les protège des difficultés et des conventions sociales. Tout est bonheur : faire des dessins sur les murs, découvrir la lecture, écouter sa mère chanter. Chaque objet, chaque meuble raconte une histoire, s’anime. Et bien vite, l’enfant est attirée par le dehors. La vue de la fenêtre laisse entrevoir la beauté du monde : les toits de Paris luisant sous la pluie, les ciels changeants, tout est prétexte au ravissement. Puis la porte s’entrouvre sur le monde inconnu, l’école, les amies, la découverte du cinéma et ce quartier du vingtième arrondissement entre la rue Haxo et la place du Télégraphe. Les jalons sont posés, qui deviendront l’œuvre à venir. Le souvenir tenace d’une histoire familiale jadis éclatante, une certaine gêne financière pour ne pas dire pauvreté, et finalement une volonté farouche de lutter contre le déclassement. Une histoire de transfuge en somme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre
« J’ai deux ans et je suis dans l’appartement. Ce qu’il y avait avant, je ne m’en souviens pas. Ma vie commence au petit appartement. C’est mon écorce, ma coquille, mon nid. Je ne sais rien de lui, mais sa lumière, ses couleurs, son odeur sont à moi autant que la présence de ma mère.
J’ai trois ans, cinq, sept, dix ans, douze, quinze, seize, et je suis encore dans l’appartement. Mes connaissances se sont un peu enrichies, mais de l’appartement, je ne me dissocie pas encore. C’est un être vivant, fraternel, jumeau. Il est moi comme je suis lui, comme on peut s’aimer ou se haïr sans jamais cesser d’être soi.
Je le quitterai. Je vivrai ailleurs. Loin. Mais il sera toujours là. Au fond de moi.
Il est mon enfance et quelque chose de plus, comme un secret. Une empreinte génétique. Une

deuxième peau, inaliénable. Souvent il m’arrivera, des années plus tard, bien des années plus tard, de m’y retrouver en rêve, la nuit, quand, du grand immeuble de briques rouges où il s’inscrivait petitement, au deuxième étage, en bout de couloir, il ne me restera qu’une vision lointaine et, du 10, villa Gagliardini, qu’une adresse obsolète.

I
C’était un très petit, très modeste appartement, une pièce, une cuisine, une entrée, des toilettes. On appellerait cela aujourd’hui, je crois, un «studio»; pour moi, c’était la maison. Mes jeunes parents, à peine mariés, l’avaient déniché avec amour dans cet ensemble d’immeubles neufs à loyer modéré d’un quartier tranquille du XXème arrondissement, deux mois avant la déclaration de guerre de septembre 1939. Ils n’y ont pas été heureux longtemps : mon père a été mobilisé, envoyé au front, fait prisonnier. Il n’est revenu d’Allemagne que quatre ans et demi après. J’avais juste cet âge quand j’ai fait sa connaissance.
Pendant tout le temps de son absence, j’ai vécu seule avec maman, dans ce petit appartement qui m’apparaissait immense. C’était un univers dont, à peine debout, j’explorais avec bonheur les éléments familiers, simples extensions de moi-même semblait-il. Meubles, arêtes de mur, portes que je découvrais à tâtons, que je scrutais du regard, que je reniflais, dont j’écoutais le mystère, un silence que troublaient à peine les bruits venus de l’extérieur.
Dans la pièce principale – nous disions «la chambre», 20 mètres carrés tout au plus –, il y avait dans le coin droit un grand divan où mes parents n’avaient dormi ensemble qu’un été et, dans le coin gauche, mon lit d’enfant. Au centre, une table de chêne rectangulaire et ses deux chaises. Contre un mur, placée bien au milieu, une commode en bois blanc que, je le saurai plus tard, mon père avait teintée au brou de noix et cirée. Adossée au mur d’en face, simplement posée sur le plancher, une étagère basse en bois d’acajou, démodée, telle qu’on en voyait dans les intérieurs bourgeois de la fin du XIXème siècle, remplie de vieux livres, la plupart brochés. Et, entre la porte de la chambre et le pied du grand lit, une drôle de petite armoire – bonnetière? – étroite, jadis vitrée, dont le verre, fendu, avait été remplacé par un rideau de dentelle. Ma mère y rangeait le linge de maison et les papiers de famille. Cette pièce était tapissée d’un papier peint gris, à motifs plus sombres, pour moi longtemps indistincts. C’était juste gris et familier. Même si les motifs me sont bientôt apparus comme des espèces de ramages, plumages bleu nuit évoquant vaguement des oiseaux. Mais il y avait au fond de la chambre, lumineuse, magnifique, une haute fenêtre, large d’un peu plus d’1 mètre, qui ouvrait sur deux cours, une petite, celle de notre immeuble, close sur deux côtés de murs, jusqu’à la hauteur du deuxième étage, le nôtre. Juste en face de chez nous, le mur faisait place à une enfilade de toits que surmontait un grand morceau de ciel. À droite, la deuxième cour, plus importante, à peine séparée de la première par un muret, appartenait à l’immeuble voisin, dont les huit étages nous masquaient le paysage extérieur mais offraient, le soir, avec la mosaïque des fenêtres éclairées, un spectacle fascinant. Ouverte, notre fenêtre ménageait pour s’asseoir un rebord de 40 centimètres de large sur 1 mètre de long. Une idée de balcon en somme. Une petite balustrade de fer forgé, peinte en noir et coiffée d’une rambarde en bois, était censée protéger d’une chute. Ma mère s’y accoudait souvent. Moi, je m’étendais de tout mon long sur l’étroit balcon avec mes jouets. Les jours de beau temps, c’était notre jardin. Mais les pots de fleurs étaient interdits par le règlement. »

À propos de l’autrice

Portrait de Marie Sizun le 04/04/2022
Marie Sizun © Photo Philippe Matsas

Marie Sizun, agrégée en lettres, est née en 1940. Elle a d’abord exercé comme enseignante en France, puis en Allemagne et en Belgique, avant de se tourner vers l’écriture. Depuis 2001, elle vit entre Paris et la Bretagne. Sa carrière d’écrivaine débute en 2005 avec la publication de son premier roman, Le Père de la petite, qui a reçu le prix Librecourt. Elle a ensuite publié dix autres romans, dont La maison de Bretagne, récompensés de divers prix. (Source: Éditions Arléa)

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Les sept vies de Mlle Belle Kaplan

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En deux mots
Belle Kaplan, actrice adulée, est une femme bien mystérieuse. Elle a pris soin d’effacer les traces de ses vies antérieures jusqu’au jour où des lettres anonymes ne la menacent. Au fil des révélations, la pression va alors se faire de plus en plus forte. Devra-t-elle à nouveau fuir?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une actrice aux rôles multiples

Le nouveau roman de Gilles Paris s’appuie sur la mythologie hollywoodienne pour dresser le portrait d’une mystérieuse actrice. L’histoire de Belle Kaplan va alors nous entraîner vers le thriller, au fil des révélations sur son passé.

L’actrice la plus adulée est aussi la plus mystérieuse. Il faut dire qu’elle a mis un soin tout particulier à ne rien dévoiler de sa vie, tentant de parfaitement cloisonner vie publique – rares apparitions liées à la profession et à la promotion – et vie privée, jusqu’au choix de ses amants, soumis à des clauses drastiques de confidentialité.
Une stratégie du secret qui met tous les médias en transe, avides de pouvoir dévoiler un soupçon de sa vie, quitte à broder un peu quand ils constatent qu’ils n’ont que de maigres indices.
Il semble bien qu’un auteur de lettres anonymes soit plus au fait de l’histoire de Belle Kaplan que des milliers de journalistes. En lui écrivant « Je sais que tu t’es appelée Grâce, Paradis, Talia et Jade, avant de choisir Belle. Qui crois-tu berner? », il va l’inquiéter. Car elle n’a nulle envie que son passé soit révélé. Quand les sœurs qui l’ont recueillie dans un orphelinat de Montréal l’ont prénommée Grâce. Quand elle n’a dû son salut que grâce à Ben, son « frère jumeau » qui a grandi à ses côtés et avec lequel elle a commis ses premiers larcins. Et dont elle a perdu la trace. Ou pire encore, quand elle était prostituée de luxe et se faisait appeler Paradis.
Alors, elle est devenue Talia, a changé de continent. Jusqu’à ce jour où, au gré de ses rencontres avec des clients fortunés, elle ne croise un producteur. Ayant passé sa vie à changer constamment de rôle et d’identité, elle n’a eu aucun mal à endosser celui qui lui fera crever l’écran.
Alors, elle a engagé un détective privé pour tenter de retrouver Ben. Très vite, elle est alors devenue une star. Et très vite, elle a paradoxalement dû fuir la lumière.
Gilles Paris fait alors basculer l’histoire de l’ascension d’une femme partie de rien vers le thriller à rebondissements multiples. Se servant des codes des grands films noirs, il sème les indices qui vont peu à peu dévoiler le destin de cette femme hors du commun. L’amour contrarié, la soif de vengeance, l’ambition démesurée y sont autant de moteurs que d’obstacles. Les courts chapitres variant les styles et les époques – souvenirs d’enfance, confession épistolaire, rapport d’enquête – entraînent le lecteur dans cette ronde folle et captivante. De Rita Hayworth à Gene Tierney, de Lauren Bacall à Greta Garbo, on sent bien que les grandes actrices des années cinquante ont façonné cette Belle Kaplan. Mais au-delà de l’hommage aux grands films noirs et aux actrices qui les ont portés, les blessures de l’enfance et la solitude forcée apportent à ce roman qui se lit avec beaucoup de plaisir une note plus profonde. Que le ciel bleu d’Ischia aura bien du mal à faire oublier…

Les sept vies de Mlle Belle Kaplan
Gilles Paris
Éditions Plon
Roman
234 p., 19,90 €
EAN 9782259316965
Paru le 7/09/2023

Où?
Le roman est situé au Canada, à Montréal et Chambly, puis en France, à Paris et Montfermeil notamment. On y évoque aussi une île des Cyclades, Tokyo, Londres et les États-Unis, de la Floride à la Californie, en passant par New York. C’est du côté d’Ischia que se termine cette épopée.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Belle Kaplan est une star de cinéma aussi vénérée qu’insaisissable. Tous ses films sont des succès planétaires, mais elle se préserve autant des médias que des réseaux sociaux, et reste extrêmement discrète sur son parcours.
C’est elle qui se raconte et nous dévoile peu à peu cet avant sulfureux, tandis que des lettres anonymes lui parviennent n’ignorant rien de sa trajectoire d’autrefois.
Du présent à hier, nous suivons son histoire, à Paris, en Floride, à San Francisco, tandis qu’elle est sur le point de réaliser son plus grand rêve : tourner un film à Hollywood parmi un casting des plus prestigieux. Juste au moment où son grand amour réapparait, risquant de bouleverser son destin.

Les critiques
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Gilles Paris présente «Les 7 vies de Mlle Belle Kaplan» au micro d’Alexis Lacroix © Production Radio J

Les premières pages du livre
1 Je suis une femme libre qui décide seule de ses choix

Mon nom, Belle Kaplan, a été inventé par un producteur de films, qui l’a laissé surgir entre les volutes de son cigare. Je me tenais face à lui, après avoir obtenu le rôle de la duchesse de Polignac, fidèle amie de Marie-Antoinette, avec laquelle elle entretenait des relations ambiguës. Rares sont ceux, à part ce nabab rondelet, à se vanter de connaître mon ancienne identité, du moins l’une d’entre elles. Et je ne tiens pas à ce qu’elles émergent de ce passé sulfureux. À l’issue du tournage d’États généraux, qui m’a imposée dans ce milieu dont j’ignorais tout à l’époque, j’ai détruit le contrat original qui révélait ma distinction. J’ai escorté ce mentor jusqu’à ses bureaux, dans ce quartier haussmannien aussi désert qu’un dimanche de novembre. Je l’ai laissé m’embrasser. Sa bouche sentait la cendre et l’alcool fort. Son œil frisé contemplait mon corps sous l’étoffe relevée, alors que ses mains s’en emparaient.
Un mal pour un bien. C’est ce que j’ai pensé tandis qu’en moi tout n’était que simulation. J’ai interrompu nos ébats pour un verre. J’y ai versé un puissant hypnotique qui l’a renversé sur ce divan défraîchi où plus d’une comédienne avait dû se sacrifier. J’ai retrouvé mon engagement dans son ordinateur et je l’ai supprimé. Non sans difficultés : je n’entends rien à l’informatique. Avant d’abandonner cette agence aux lambris désuets, j’ai enfoncé mon talon aiguille dans son ventre replet, assez pour qu’il garde la marque de l’infamie. Je savais qu’il n’oublierait rien, à l’exception de mon patronyme. Mon agent, Basile Delorme, a toujours refusé, à ma demande, les scénarios qu’il me proposait. Je ne l’ai jamais revu. Il est mort d’une cirrhose l’an dernier.
Je n’ai pas de portable. Parfois, je profite d’un jetable que me procure mon assistante, Alice de Banville, et dont je me défais au plus vite. Je hais tout autant les réseaux sociaux. Je suis une femme libre qui décide seule de ses choix. Mon agent est un paravent, comme Alice. Tous deux sont avertis qu’ils ne doivent rien révéler à mon sujet. De toute façon, ils ignorent tout de moi. Je prends garde, à chacune de nos conversations, d’éviter tout épanchement. J’avais une vie différente avant d’être considérée comme la meilleure actrice française. J’ai enterré ce passé à l’exception de Ben, mon frère, que je recherche depuis des années. Personne ne doit soupçonner son existence. J’ai engagé un détective privé, grâce à l’un de mes gardes du corps, et payé son silence au prix fort. Julian Leclerc est un homme intègre – je sais les repérer. Je ne suis pas arrivée là où je suis sans prendre de risques mais j’ai toujours su faire taire les maîtres chanteurs ou les indiscrets. Je suis prête à tout pour préserver mes secrets. Tout ce qui compte aujourd’hui, c’est Ben, que je n’ai pas revu depuis le nom de Belle Kaplan. Il n’est pas vraiment mon frère, mais je ne fais pas la différence. Les dernières traces que j’ai de lui remontent en Floride, quand il était marié à Igor et qu’ils élevaient ensemble leurs trois enfants birmans adoptés. J’ai ressenti du bonheur pour lui. Mais il a quitté son cicérone, et s’est enfui. Ben ne sait que déconstruire. Il n’a pas cherché à me joindre. Comment aurait-il pu ? Je suis devenue aussi imprenable qu’une citadelle. Je dois le protéger après ce qu’il a enduré par ma faute. C’est la seule chose que je sais faire. En dehors de jouer la comédie.

2 J’ai toujours su dompter les hommes

C’est à mon passé que je dois cette rencontre avec le producteur Chaïm Haddad. À Devon Moore exactement, un magnat du timeshare de San Francisco, qui l’a convaincu de produire États généraux. Par la suite, ce milliardaire a financé d’autres productions qui ont creusé la dette du cinéma français. Mais à l’époque où le film est sorti sur les écrans, son nom s’étalait grassement dans toute la presse. Il organisait régulièrement des soirées et invitait tout ce que le cinéma charrie dans son sillage, comme le lit boueux d’un fleuve débordant. Chaïm dépensait des fortunes pour l’apparition de quelques vedettes certifiées et un nombre incommensurable de profiteurs que seul le septième art sait produire. J’étais alors une parfaite inconnue dans un casting qui n’aurait pas fait lever la tête à un cinéphile. Une erreur au casting. Le jour de la sortie, Chaïm Haddad s’est réfugié dans une salle de cinéma archipleine dès 10 heures, dans le quartier des Halles. Ce qui est de bon augure, selon les professionnels. Et quand il s’est avéré que le film tournait au triomphe, les médias ont commencé à s’intéresser à cette femme sublime surgie du néant, dont ils ignoraient tout. J’avais refusé d’écrire un seul mot pour le dossier de presse, je tenais à ce que le mystère soit total. Je n’éprouvais nulle envie de m’asseoir dans la suite d’un palace pour voir défiler face à moi des journalistes ayant pour seul but de satisfaire leurs lecteurs. Je laisse à ces écrivains éphémères et leurs lectrices de moins de cinquante ans se priver d’un passé que je me suis évertuée à faire disparaître. Je savais que j’aurais tout d’une diva sans le moindre égard pour les médias, dont je me passe à merveille. À vrai dire, je m’en fiche royalement. Si peu d’artistes sont réticents aux confidences, je m’enorgueillis de faire partie de ceux qui résistent. Je n’ai jamais été capricieuse, mais je serai toujours exigeante. Je n’ai que faire d’être aimée ou non. J’ai très vite imposé mes règles à Basile et à Alice : j’accepte de me rendre à une avant-première à condition que nul ne m’importune. Je suis prête à saluer la foule ou l’équipe d’un film, mais c’est ma seule concession. Pas de dîner, à la limite un déjeuner avec un décideur, producteur ou réalisateur, et, pour les soirées caritatives, je n’accepte que celles destinées à lever des fonds ou améliorer les lois en faveur des prostituées, ce qui surprend ma petite équipe, que je me garde bien d’éclairer.
Chaïm Haddad ne vaut pas qu’on s’y attarde davantage, il était un moyen pour parvenir à mes fins. J’ai fait de lui ce que bon me semblait – j’ai toujours su dompter les hommes. Enfin, si j’omets Pierre Lepage, mon géant. La voix, l’attitude, et le regard sont nécessaires pour cela. Aucun homme ne m’a vraiment résisté, et ceux qui ont tenté le regrettent amèrement aujourd’hui. Je n’ai ni remords ni regrets. Peut-être est-ce plus facile quand on vient de nulle part ? Comprendre la nature humaine est la clé pour se hisser au sommet. N’y voyez aucune prétention : je suis capable de convaincre mon plus farouche opposant. On change de vie comme on change de partenaire, aussi facilement, à condition d’en avoir les moyens. J’ai déjà eu six vies et cela me suffit. J’ai peu d’attaches, voire aucune. Ce sont sans doute des années d’observation et de privations qui m’ont menée à cette attitude. Je n’ai jamais eu besoin d’un mentor ou d’un gourou. Si étrange que cela puisse paraître, on s’en passe volontiers. L’essentiel est de rester aux aguets, car rien n’est jamais acquis ici-bas. Et une seule erreur de jugement peut vous réexpédier des années en arrière. Quoi que vous fassiez, il y a toujours un prix à payer. Jusqu’à maintenant, j’ai su éviter les pièges tendus par la comédie terrestre. Je suis faillible, évidemment, mais je m’efforce de me débarrasser du superflu. J’ai toujours su prendre les bonnes décisions dans les instants de solitude. Loin du chaos du monde.

3 Mon âme n’est plus à guérir

Je me trouvais au parc des Buttes-Chaumont quand j’ai été prise de panique, une attaque aussi intense que jadis au manoir d’Outremont, à la mort de Madeleine, mon entremetteuse. Je redoute plus que tout ces moments où je ne maîtrise plus rien. J’aurais dû consulter un psychanalyste, mais je savais par avance ce que j’allais entendre, ou plutôt ce à quoi je me serais soustraite. Mon âme n’est plus à guérir, elle ressemble sans doute au portrait de Dorian Gray que seul le vernis qui le recouvre rend encore présentable. Je venais d’être reconnue par un inconnu qui s’était assis à mes côtés sur un banc et disait m’avoir vendu des vêtements à Montréal. Je l’ai aussitôt détrompé, d’une voix glaciale, précisant même que je n’étais jamais allée au Canada. Il s’est excusé avant de quitter son siège et de se fondre dans la foule anonyme. Tout mon corps s’est aussitôt raidi, incapable du moindre mouvement.
Des feuilles d’automne virevoltaient autour des chênes. J’assistais telle une statue à ce ballet qui me rappelait les magnifiques saisons au Québec. Si je suis absente des réseaux sociaux et refuse d’être interviewée, c’est pour ne pas être reconnue dans la rue, comme cela venait de se produire. Je redoute ces succès qui ne me laisseront jamais en paix. Je dois m’habituer aux imprévus sans pour autant me fendre comme du bois sec. Je suis paralysée sur cette assise, transie de froid, accablée par la peur d’être découverte. Je sais bien qu’on ne gouverne pas tout dans une vie, même si je me persuade du contraire. J’en voudrais presque à sœur Clarence et à Madeleine de m’avoir fait porter l’armure en toute circonstance. Je me sens si démunie, exposée aux vents mauvais qui me font tant douter. De ma capacité à agir, à rester moi-même, sans avoir à me justifier.
Mon bras se désengourdit, j’arrive à remuer les doigts sous mon gant que je retire. J’enfonce mes ongles dans ma peau jusqu’au sang. Il n’est pas question de fendre l’armure. Peu à peu, la panique reflue, je la sens abandonner mon corps qui retrouve une certaine chaleur, malgré la fraîcheur d’octobre. La célébrité n’étant en rien préméditée, j’imaginais vivre dans un anonymat réconfortant. Aucun journaliste ne m’a connue à Montréal, je ne risque rien de ce côté-là. Je ne devrais pas me mettre dans un tel état pour un vieil homme inoffensif. Je m’en voudrais presque d’être aussi sensible quand tout m’a préparée à ne pas l’être. Je me garde bien de le montrer.
Ma vie est faite de retenues excessives, de rendez-vous manqués, à commencer par celui de ma naissance. On apprend de ses erreurs, évidemment. Mais chaque étape semble si difficile à franchir, surtout quand on s’est promis depuis la prime enfance de ne jamais faiblir. La vie paraît si dure quand on est privée de famille à peine sortie d’un ventre dont on ignore tout. Ne reste que la colère sourde qui s’atténue avec les années.
Tandis que je me lève lentement de ce banc, réajustant mon foulard et mes lunettes noires, il ne reste rien ou presque de ce moment d’égarement. Je dois me reprendre. Mes nombreuses métamorphoses à Montréal empêcheraient qui que ce soit de me reconnaître. Ce vendeur de fringues était une exception, renvoyée à la pénombre. Je n’irai plus jamais dans ce parc. La vie m’a appris à être seule. J’aime ce confort, sachant à quel point la nature humaine peut être décevante. Et tout ce que j’ai pu vivre à ce jour ne l’a jamais démenti.

4 Dire non est un luxe après tout ce que j’ai vécu

Je laisse Alice de Banville, mon assistante, me faire part des appels reçus à heure fixe, même si je suis sur un tournage. Autant regrouper ces frivolités auxquelles j’aime me soustraire la plupart du temps. Dire non est un luxe après tout ce que j’ai vécu, et je ne m’en prive pas. Un acteur audacieux qui souhaite me parler face à face. Un journaliste insistant qui pense à la couverture de son magazine, suivie d’un portrait de Belle Kaplan sur plusieurs pages. Une association de défense des animaux qui me sollicite pour son prochain spot télévisé. Invariablement je dis non, surtout s’il s’agit d’une demande d’interview. Je crains les journalistes. Sur chacun de mes contrats, je fais écrire en gras que je ne participerai qu’à une seule émission pour la promotion de mon film. En général le journal de 20 heures de TF1 ou France 2. J’interdis toute question, et si l’on m’en pose une, je me tais assez longtemps pour affoler le réalisateur en régie. Je refuse les contacts avec la presse écrite. Alors ces tabloïds se vengent, écrivent n’importe quoi, car aucun d’entre eux ne sait quoi que ce soit sur moi. Je n’ai pas d’addiction connue ni d’amant, on ignore tout de mon enfance ou de mon adolescence, je semble sans famille, et ça rend dingue cette presse-là. Je laisse faire, ne poursuis aucun journal : ils se ridiculisent eux-mêmes. Je ne suis pas mariée, n’ai aucune descendance, je semble aussi froide que la glace. Fatale, un féminin à gros tirage, a même suggéré que j’avais dû emprunter mon cœur dans une morgue. Pourtant, à les lire, on ne voit que moi à l’écran. Ils s’accordent tous sur ce point. La lumière me pare comme un coucher de soleil. Mes partenaires masculins, des plus inconnus aux plus célèbres, sont tous tombés amoureux de moi. Ils disent que sur un plateau je suis à la fois une mère attentive et soucieuse, une amante passionnée et charnelle, une amie idéale et généreuse. Ce que je ne suis pas dans la vie. Je n’ai rien d’incarné dans le réel, en dehors de ma beauté qu’on dit sidérante. Tous ces superlatifs ont le don de m’agacer. Mon regard s’accroche au hasard de mes interlocuteurs, sonde leur cœur comme un sonar, loin sous la surface. Impossible de le soutenir. Mon calme en toute situation étonne. C’est incroyable ce qu’on peut écrire sur moi sans même m’avoir croisée.
Quand Alice me lit les messages laissés à mon attention, elle voit bien que cela m’ennuie. D’un geste de la main je lui fais signe d’accélérer. Le mot « non » sort de ma bouche comme une balle qui ne rebondit pas. Si je suis intéressée, Alice le remarque à mon sourcil gauche qui se lève légèrement. Elle est heureuse, comme si elle dirigeait la marque célèbre dont j’accepterais de devenir l’égérie. Cette assistante a tout d’une oie blanche. Ensuite c’est Basile Delorme qui négocie l’accord – je ne parle jamais d’argent. Par ailleurs, je n’apprécie pas qu’Alice se tienne trop près de moi. Ni qu’elle s’asseye à mes côtés. Cela me rappelle trop la rue Gilford à Montréal, où les vendeuses s’affairaient près de moi, à la demande du géant, quand je me nommais Paradis. Alice a dû croire naïvement que nous pourrions devenir amies. Mais je n’en ai aucune. Je suppose qu’elle rêve de découvrir en moi une faille qui me rendrait humaine. Et ce ne sont pas les cadeaux que je lui fais à son anniversaire ou à Noël qui vont changer sa perception de moi. Même si les vêtements de grands couturiers qu’elle porte ou l’un de ces sacs luxueux sur son avant-bras semblent la combler. J’achète sa discrétion et la tiens à distance. J’imagine qu’elle se délecterait de vendre un de mes secrets au plus offrant. Pourtant, je l’aime bien, mais un peu comme un animal de compagnie dont on caresse distraitement la tête. Ce que faisait Madeleine au manoir, avec ses douze chiens. Ma vie m’a appris à ne faire confiance à personne.

5 Je sais qu’en fermant les yeux, il m’est facile de retrouver mon voleur

J’ai connu Régis Durand sur le tournage d’Incendiée, mon deuxième film. C’est un machiniste qui conçoit les décors au cinéma. Je lui ai interdit de parler de notre liaison à qui que soit. »

Extrait
« J’ai reçu la deuxième lettre anonyme à mon domicile. La même enveloppe, le même papier couché, le courrier toujours affranchi à la poste du Louvre. Je l’ai décacheté délicatement, retenant mon souffle en la lisant. Elle était encore plus précise que la précédente:
Je sais que tu t’es appelée Grâce, Paradis, Talia et Jade, avant de choisir Belle. Qui crois-tu berner? » p. 93

À propos de l’auteur
PARIS Gilles_©Didier_Gaillard-HohlwegGilles Paris © Photo Didier Gaillard-Hohlweg

Gilles Paris est l’auteur d’une quinzaine de livres. Son best-seller Autobiographie d’une Courgette a fait l’objet d’un film d’animation césarisé et multirécompensé en 2016. Il a été adapté au théâtre à Paris, au Tristan Bernard, où il sera à l’affiche jusqu’en janvier 2024. La pièce de Pamela Ravassard Courgette sera ensuite en tournée jusqu’en 2025. (Source: Éditions Plon)

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