Insula

CAUGANT_insula  RL_2024

En deux mots
Line, hôtesse de l’air, est à Tokyo quand survient un séisme dévastateur dans lequel elle est ensevelie. Retrouvée vivante huit jours plus tard, elle rentre à Paris où elle l’attend Thomas, son compagnon. Qui ne la reconnaît plus. Elle décide alors de partir seule sur une île pour combattre ses fantômes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le séisme qui change toute la vie

En racontant comment Line, victime d’un tremblement de terre au Japon, tente de redonner un sens à sa vie, Caroline Caugant explore la psyché humaine après un traumatisme majeur. Un roman aussi éclairant que bouleversant.

Comment se remettre d’un tel traumatisme? Line, hôtesse de l’air, se promène dans un quartier populaire de Tokyo au moment où se déclenche le Big One, ce tremblement de terre tant redouté. Le séisme ravageur l’engloutit littéralement et durant des jours, on n’a aucune nouvelle d’elle. Mais le miracle va avoir lieu. Elle est déterrée vivante au milieu du chaos, ayant pu boire l’eau qui ruisselait autour d’elle.
Après deux soins, elle peut regagner Paris et retrouver Thomas, l’homme croisé lors d’un vol pour Montréal et qui partageait sa vie depuis six mois. Mais la Line qui lui revient n’est plus la même: «Le corps de Line avait gardé, intact, caché quelque part dans une zone inaccessible ce que le choc avait effacé de sa mémoire. Puis un jour, les souvenirs de Tokyo sont remontés avec une telle clarté, une telle intensité, qu’ils l’ont submergée. Alors elle a fui. Elle est partie là où l’appelait sa mémoire.»
Thomas va alors tout faire pour l’aider, mais sans y parvenir. La vie en société, les déplacements, les incertitudes du quotidien sont autant de piqûres de rappel d’un traumatisme persistant. Alors prendre un métro qui s’enfonce sous terre ou voir la nuit tomber hors de chez soi deviennent des épreuves. Si Thomas se dit que reprendre son travail au sol peut servir à retrouver de la stabilité, Line ne va pas pouvoir assumer. Elle n’a alors qu’une envie, fuir.
C’est ce qu’elle va finir par faire, direction une île sur l’Atlantique où elle va pouvoir se confronter à ses fantômes. Un père absent, un premier copain victime d’un accident de la route, le rêve d’une carrière de danseuse qui se brise, mais surtout Saki, son double, celle qui a partagé sa «longue nuit sous terre», celle qui a survécu à ses côtés. «Line le savait maintenant, elle était revenue de Tokyo uniquement parce qu’elles étaient deux. Deux âmes affrontant la folie qui guettait, refusant de s’incliner, se tenant la main, et dialoguant pour ne pas sombrer. Ensemble elles pourraient se souvenir. Et guérir.»
Aux côtés de Rose, une insulaire qui va lui proposer de faire quelques heures de ménage dans sa maison, elle va avancer vers la lumière.
En retraçant ce difficile parcours, Caroline Caugant n’élude rien de ce combat à l’issue incertaine, mais à l’image des courts poèmes, comme des haïkus, qui viennent clore certains chapitres, elle montre la force des mots, l’importance du lien, la nécessité de pouvoir s’appuyer sur des histoires pour se construire et se reconstruire.
Comme dans son précédent roman, Les heures solaires, la romancière s’appuie sur un voyage pour permettre à son intrigue de se dénouer et à son personnage principal de se transformer. Billie gagnait le Sud de la France, Line la côte Atlantique. Mais à chaque fois, cette quête se fait dans la douleur. À la hauteur du traumatisme subi.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Insula
Caroline Caugant
Éditions du Seuil
Roman
288 p., 20 €
EAN 9782021545791
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris puis à Tokyo et enfin sur une île au large de la Côte Atlantique.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Printemps 2024. Line, hôtesse de l’air, se trouve à Tokyo au moment où le Japon célèbre les cerisiers en fleurs. Cette nuit-là survient le Big One, séisme majeur que tous redoutaient. La terre avale la jeune femme. Puis la recrache des jours plus tard.
Miraculée, elle rentre à Paris, vacillante. De ce qu’elle a vécu, elle ne garde aucun souvenir. Commence alors le délicat travail de la reconstruction et de la mémoire. Comment revenir d’un tel voyage ?
Flashs et réminiscences la mèneront vers une île de l’Atlantique, soumise aux assauts du vent et de l’océan, à la recherche de ce qui la hante.
Récit du séisme et de ses ondes de choc, Insula révèle les failles des êtres et leur dualité, tout en dépeignant une existence animée par le désir violent de renaître.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Sarah Clément)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
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Blog Domi C Lire
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)


Bande-annonce du roman Insula de Caroline Caugant © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« Automne 2024
Des îles apparaissent après les séismes. L’océan Pacifique, la mer Rouge ou la mer d’Arabie ont un jour vu naître ces jeunes terres. En 2013, l’une d’elles a émergé au large de la côte de Gwadar, au sud-ouest du Pakistan. Les Pakistanais l’ont surnommée la montagne du séisme. La poussière du tremblement de terre se dissipant, la silhouette haute, impressionnante, est apparue au-dessus de la mer d’Arabie. Un lieu nouveau, vierge, était né.
L’île était un amas de sédiments et de roche, poussé vers la surface par la puissance sismique. Dans les mois, les années qui suivirent, ce volcan de boue, précaire, se désagrégea. À l’échelle de l’humanité, l’île disparut aussi soudainement qu’elle était née. Ce miracle contenait son propre effacement.

Lorsqu’elle pense à l’île de Gwadar, Line imagine une courbe lente, sinusoïdale se dessinant sur le ciel blanc, une terre neuve promettant moissons et floraisons avant de s’effondrer sur elle-même. Elle aime se raconter cette histoire, penser qu’une vie aurait pu y naître.

1855, Edo. 1923, Tokyo. 1995, Kobe. 2011, Fukushima.
Il y a les mots des survivants, qui racontent la même histoire : le grondement extraordinaire de la terre, la manière dont celle-ci hurle avant d’avaler les hommes. Certains parlent d’un cri de colère, d’une rage immense laminant les sols, d’autres évoquent une souffrance, déchirante, celle d’un monstre à l’agonie.
Et il y a les images, gravées dans les mémoires : la foule brûlée vive dans les grands incendies de Tokyo, les corps soulevés par les tornades de feu sur le site du Hifukushô, les chevelures des femmes s’enflammant comme des torches, les geishas et les courtisanes flottant dans leurs vêtements pourpres à la surface de l’étang du parc de Yoshiwara. La terre se soulevant sur la côte Pacifique du Tōhoku, déclenchant une vague gigantesque au large de l’île de Honshū et provoquant l’accident nucléaire de Fukushima. On raconte que l’énergie libérée par le séisme fut telle que l’axe de rotation de la Terre se déplaça de plusieurs centimètres. Les côtes, les collines, les reliefs se transformèrent, forçant les hommes à revoir les cartes de la région.

Et il existe tant d’autres séismes – tant d’autres pertes – dont on ne parlera jamais car ils n’ont pas eu la force des géants.

Bien sûr, dans tous ces détails sordides, dans tous ces témoignages, Line n’a trouvé aucune réponse. Aucune de ces histoires ne ressemble à la sienne. Aucune n’a le pouvoir de la consoler. Toutes finissent par se confondre dans son esprit.
La Line d’aujourd’hui – celle qu’on déterre et qu’on ramène à la vie – est née d’un séisme. Elle incarne un miracle. Comme ces légendes, au cœur des catastrophes, qui échappent au désastre – fantômes sortant des décombres, bébés aux sourires immaculés extraits de l’enfer, arbres centenaires et vieux temples épargnés par les secousses meurtrières. Ces histoires, on les murmure comme des contestations ; elles désobéissent aux lois d’un monde dévasté.
Au cœur du chaos, elles ouvrent des chemins de lumière.

Ce qui est arrivé à Line aurait pu faire partie de ces récits extraordinaires chuchotés près des tombes : car, contre toute attente, elle en a réchappé. La miraculée de Tokyo, transfigurée, retrouvant la lumière, c’est ainsi qu’elle aurait pu être représentée dans une version idéale des choses. Mais cette image aurait été si éloignée de la réalité de son retour ; un poème mensonger, irrecevable. Aussi fragile et trompeur que l’île de Gwadar.

Tous ont cru à ce mirage. Mais les répliques furent brutales, incessantes. Depuis des mois, le séisme a continué d’opérer à distance. Et le corps est comme la terre. Soumis à une pression persistante, insistante, il finit par lâcher. Lorsque le seuil de rupture est atteint, c’est une déchirure, foudroyante, libérant une énergie fantôme accumulée depuis un temps infini. Le corps n’oublie pas.
Le corps de Line avait gardé, intact, caché quelque part dans une zone inaccessible ce que le choc avait effacé de sa mémoire. Puis un jour, les souvenirs de Tokyo sont remontés avec une telle clarté, une telle intensité, qu’ils l’ont submergée. Alors elle a fui.
Elle est partie là où l’appelait sa mémoire.

PREMIÈRE PARTIE
LA MIRACULÉE
1. Printemps 2024
« Allô ? Thomas ? Je pars… Je suis déclenchée. »
Derrière la voix de Line résonnent les bruits familiers de l’aéroport. À l’autre bout du fil, Thomas l’imagine arpenter l’une des allées qui précèdent les sas de sécurité – veste bleu marine, talons carrés, collants de contention sous sa jupe droite, chignon serré, peau fardée et lèvres rouges, et, autour de son cou, le foulard bleu et blanc, aux couleurs de la Compagnie.
« Tu pars où ? »
Il attrape nerveusement sa tasse, renverse du café sur l’une de ses copies.
« Tokyo. Je rentrerai vendredi matin. »
Il y a de la lassitude dans sa voix. Une très légère inflexion qu’une oreille distraite n’aurait pas perçue. Mais lui l’a entendue. Il en connaît toutes les intonations. Chaque variation. Il sait déchiffrer ses temps de pause, ses respirations lentes ou altérées, plus sûrement que les expressions de son visage – son regard triche parfois, maquille ses intentions. S’il la connaît si bien, c’est peut-être parce que la voix de Line est la toute première chose qu’il a saisie d’elle, un matin, dans un Boeing 777 en partance pour Montréal, cinq ans auparavant.

Le visage blême, tendu sur son siège, Thomas luttait contre l’envie d’enjamber son voisin et d’aller trouver les membres de l’équipage pour leur expliquer qu’un événement de dernière minute l’empêchait de prendre cet avion. Il avait avalé un anxiolytique trente minutes avant l’embarquement, avait baissé le volet du hublot et attendait le décollage imminent. En général, il évitait les voyages lointains, mais cette fois il n’avait pu s’y soustraire.
Une voix féminine avait résonné dans l’habitacle, listant les consignes de sécurité pendant qu’un steward les mimait dans l’allée étroite. Lorsque celui-ci avait enfilé le gilet de sauvetage, Thomas avait fermé les yeux et s’était concentré sur la voix. Grave, enveloppante, elle tressautait légèrement à la fin des mots, au niveau de la dernière syllabe. Elle semblait danser.
Lorsqu’il lui avait avoué plus tard qu’il était d’abord tombé amoureux de sa voix, Line lui avait répondu que l’amour tenait finalement à si peu : ce jour-là, la vidéo des consignes de sécurité était en panne et l’équipage avait dû opter pour la vieille méthode du Public Address.

Il l’avait rencontrée au milieu du vol, alors que la plupart des passagers étaient endormis. Recroquevillé depuis des heures sur son siège, il avait fini par se lever, avait déplié son grand corps et fait quelques pas dans l’allée pour se dégourdir les jambes. Il était remonté jusqu’au galley et avait demandé un verre de whisky à l’hôtesse.
« Vous devriez prendre de l’eau », lui avait-elle suggéré.
Il avait reconnu sa voix, l’accent tonique sur la dernière syllabe.
Line était presque aussi grande que lui, ses cheveux bruns, tirant vers le roux, solidement noués, sa peau parsemée de taches de son. Celles-ci transparaissaient comme de petits îlots bruns sous la couche de fond de teint. Au milieu de son visage pâle, ses yeux gris tirant vers le vert avaient la couleur des lacs en hiver. Dans son regard, on pouvait lire un mélange d’entêtement et de force tranquille. Elle avait levé le menton en lui tendant un verre d’eau.
Des années plus tard, Thomas repenserait à ce tout premier regard de Line, qui racontait déjà ce qu’elle était – une âme sereine, solide. Et il s’interrogerait : où se logent nos fêlures ? Sous quels remparts intimes se cachent-elles, trompant notre vigilance ? Où se trouvait la faille dans le corps de Line ?

Six mois après leur rencontre, ils s’étaient installés dans l’appartement de la rue Taine, et depuis, Thomas vivait au rythme de ses vols long-courriers. Elle partait quatre fois par mois et couvrait toutes les destinations internationales, au-delà de l’Europe. Parfois elle lui racontait : Le Cap, à la pointe de l’Afrique du Sud, où se rejoignent les océans Indien et Atlantique, New York et son énergie électrique, la douceur de vivre des Antilles, Rio et la vue sur le Pão de Açúcar…
Avant chacun de ses départs, il la regardait se connecter sur l’intranet de la Compagnie pour connaître les détails de son vol : spécificités de l’avion, liste de l’équipage et heure du briefing. Il écoutait ses récits, comprenant peu à peu ce que son rôle impliquait – la vigilance, le sang-froid, la patience face aux exigences des passagers, la capacité à sourire en toutes circonstances, l’aptitude à réagir vite et bien s’il le fallait. Il avait été étonné d’apprendre qu’ils étaient des milliers d’hôtesses et de stewards à faire partie de la Compagnie et qu’il était extrêmement rare que Line vole deux fois avec la même personne. Chaque départ signifiait de nouveaux visages. Au fil de ces rencontres fugitives, ils finissaient par former une grande famille. C’est ainsi que Line parlait des membres d’équipage avec lesquels elle partageait des nuits et des jours entiers dans les espaces confinés des avions, puis dans des escales lointaines. La plupart de ses émerveillements et insomnies, elle les partageait avec d’autres.
« Lorsque je vole, je remonte le temps », lui avait-elle dit un matin, aux aurores, en ramassant ses cheveux et en piquant dedans des épingles qu’elle perdait ensuite aux quatre coins de l’appartement. Tout en épuisant son corps, les décalages horaires l’exaltaient encore. Elle aimait ce jeu perpétuel avec le temps. Line portait toujours deux montres à son poignet, celle marquant l’heure française et l’autre, qu’elle réglait sur chacune de ses escales.
Il s’était habitué à ses départs, avait appris à étouffer sa jalousie ; mais ce qui n’avait jamais changé, c’était la peur.
Thomas était incapable de monter dans l’un de ces grands oiseaux métalliques. Il aurait pu accompagner quelquefois Line en vol, profiter de son statut de conjoint pour sillonner le monde avec elle, mais il ne l’avait jamais fait.

Plusieurs fois par semaine, Thomas enseignait le français dans un collège privé du XIIe arrondissement. Le reste du temps, il s’asseyait à son bureau, face au mur de l’immeuble voisin, et il préparait ses cours, corrigeait les copies de ses élèves, bercé par les bruits de la cour où tout résonnait – musiques et conversations, poubelles jetées dans les bacs, cycles des lave-linge et roucoulements des pigeons. Thomas râlait, disait que ça le déconcentrait, mais ces vies qui se déroulaient tout près l’extrayaient de sa solitude.
Huit mètres à peine séparaient leur appartement du mur d’en face. Un mur nu, sans fenêtres. Thomas y distinguait la peinture sale, les traces de pluie et la longue fissure qui le traversait.
C’était là, devant cette fenêtre aveugle, dans le renfoncement prolongeant le salon, qu’il avait installé son coin pour travailler. Une planche et deux tréteaux.
« Tu es sûr ? avait demandé Line lorsqu’il avait aménagé son bureau. Tu ne veux pas plutôt t’installer de l’autre côté ? »
Elle parlait de l’autre fenêtre du salon, celle donnant sur l’angle de l’immeuble, qui plongeait sur la rue avec la possibilité de voir un morceau de ciel. Elle imaginait pour Thomas un horizon dégagé.

En dehors de ses plannings de vol, Line était de réserve six fois par an : pendant quatre jours, elle devait se tenir prête à remplacer tout membre d’équipage défaillant. Elle se rendait le matin à Roissy sans savoir si elle volerait dans les prochaines heures, ni le cas échéant vers quelle destination. Sa valise cabine contenait de quoi s’adapter à toutes les conditions climatiques. Line avait un sens de l’organisation redoutable et, pourtant, elle semait un désordre extraordinaire dans l’appartement de la rue Taine, laissant traîner ses affaires et les vieux objets douteux qu’elle ramenait de ses brocantes.

Un matin, Line fut donc déclenchée sur Tokyo : elle avait quitté l’appartement à l’aube pour assurer son astreinte. Thomas ne s’était pas rendormi, il s’était préparé un café, avait fini de corriger des copies et lu quelques pages d’un magazine qui traînait dans le salon. Après l’appel de Line, passé depuis l’aéroport, il partit pour le collège.
Le lendemain, il passa une partie de sa matinée à préparer ses cours, déjeuna, puis il sortit faire un tour. À Paris, le soleil inondait les rues et les terrasses pleines. À l’heure qu’il était, la nuit recouvrait maintenant Tokyo. Il s’installa à l’intérieur d’un café non loin de la bibliothèque François-Mitterrand et commanda un allongé.
Il étudia le manège du serveur qui circulait entre les tables, regardant distraitement la télévision accrochée au fond de la salle. Les mots du présentateur étaient couverts par le brouhaha ambiant. Cela valait mieux. Thomas fuyait les actualités débilitantes. Pourtant, quelques instants plus tard – il ne le savait pas encore –, il ramperait devant cet écran et rien n’existerait plus que les mots du journaliste.
Très vite, un bandeau rouge apparut en bas du téléviseur, annonçant un flash spécial. Et en même temps surgirent sur l’écran des images de fin du monde : dans la nuit une ville en ruine, des torches que l’on agitait et, dans les faisceaux de lumière, des silhouettes grises de poussière ayant l’air de revenants.
Hypnotisé par les images, Thomas lâcha sa tasse. Peut-être les clients du bar s’arrêtèrent-ils de parler, de boire. Il ne le sut pas. Il ne les voyait pas. Il se concentrait sur le béton fragmenté, les immeubles renversés et les éclats de verre scintillant comme des gouttes d’eau dans la nuit.
En bas de l’écran, les mots commencèrent à défiler, répétant en boucle une unique information, qui couvrirait toutes les clameurs, prendrait d’assaut les nuits et les jours qui suivraient, habiterait Thomas et les autres – les perdants, les endeuillés – pendant un temps infini.
En attendant, la nouvelle se répétait, peut-être pour aider les gens comme lui à la déchiffrer avant de tout à fait la comprendre. Cette nouvelle insensée qu’il lut, en même temps qu’il renversait sa chaise. Il courut vers l’écran, demanda qu’on monte le son, s’agrippa au serveur, lui enjoignant de monter le son encore, modifiant définitivement l’atmosphère du bar, et hurlant peut-être, oui, hurlant sans doute, lâchant son cri de géant.

Tremblement de terre…
sans précédent…
14 h 31 heure française.
22 h 31 au Japon.
Nombreuses victimes…
Disparus…
Des milliers…
Les habitants surpris dans leur sommeil…
Les gens crient Jishin !
Pas d’informations précises pour le moment…
Nouvelles secousses attendues…
Tokyo sous les décombres.
Tokyo défiguré.
Tokyo.
Tokyo.
*
Tokyo au printemps
La saison de l’hanami
La beauté éphémère des fleurs des cerisiers
Sous la voûte du ciel
La grande lanterne rouge
À l’entrée du temple Senso-ji

Puis les cris
Les pulsations de la terre
La pluie de verre et d’acier

Line
Elle a six ans et elle ressemble à un lutin.

Ses cheveux raides sont retenus par un élastique blanc d’où pend une minuscule étoile. Trop serré, il tire sur sa nuque. Elle porte une brassière argentée et un jupon en tulle rose qui s’ouvre comme un éventail au niveau de sa taille. Dessous, le collant blanc et les petits chaussons de danse assortis. Dans le vestiaire, la maîtresse lui a peint deux ronds rouges sur les joues et a déposé des paillettes sur ses paupières et au coin de ses yeux. Ensuite elle a commencé à recouvrir ses lèvres d’une pâte rose et elle a soufflé, a demandé à Line d’arrêter de bouger. Mais ce n’est pas si simple de rester comme ça, parfaitement immobile ; la fillette a envie d’aller aux toilettes, et elle n’ose pas demander.

Line est sur scène maintenant. Tout est noir derrière le rideau de lumière. Les spots l’éblouissent et l’empêchent de distinguer le public. Line sait que ses parents sont là, assis quelque part dans la salle, qu’ils la regardent ; ils sont venus pour ça, pour voir les progrès de leur enfant, comme tous les autres parents.
Elle a peur tout à coup, une peur terrible de ne pas y arriver, de gâcher le spectacle. Ce spectacle qu’ils ont répété des dizaines de fois avec la maîtresse. Bientôt les trois notes marquant le début de sa chorégraphie vont résonner sur scène et dans la salle. Se souviendra-t-elle des pas appris pendant les répétitions ? Sa tête tourne, son cœur bat trop fort et il y a l’envie pressante de faire pipi. Line la combattante se sent soudain ridicule, fragile et vacillante ainsi exposée sur cette scène noire, immense ; elle voudrait fuir, s’échapper loin de la salle, loin des regards invisibles qui pèsent sur elle.

Puis les trois notes résonnent.
Trois sons qui déclenchent trois petits pas. Timides.
Ses mains s’ouvrent, se collent l’une contre l’autre et forment le cœur d’une fleur.
Ses bras s’écartent, se tendent vers le ciel et laissent entrer l’air dans ses poumons.

La musique accélère maintenant, virevolte dans la salle.
Les jambes de Line se réveillent alors, s’élancent derrière la musique. Ses jambes courent et ce n’est pas Line qui les commande.
Elle laisse son corps faire ce qu’il veut. Ce corps tout à coup libre – libre comme un animal –, ce corps qui court après les notes.
Dans la lumière des spots, brillent et se mélangent les paillettes, le tissu argenté et le jupon de tulle.

Le petit lutin s’envole.

2.
La poussière. C’est à ça que Thomas pensait en regardant ce que le tremblement de terre avait fait de Tokyo. Outre les dégâts matériels, outre les victimes que l’on dégageait des décombres – manège qui durerait des semaines –, il y avait cette brume persistante qu’aucun vent ne pouvait dissiper. La poussière dansait dans les rues, courait le long des trottoirs entre les façades démantibulées. Elle s’accrochait aux cheveux, à la sueur de ceux qui se démenaient au-dessus des corps inertes, agaçait leur peau et asséchait leurs pupilles. Elle recouvrait tout d’un linceul de cendre.
Thomas avait fini par quitter le café de la bibliothèque François-Mitterrand. Il était rentré en courant jusqu’à l’appartement. En enfonçant sa clé dans la serrure, il avait imaginé un instant que Line se trouverait là. Qu’elle aurait quitté Tokyo plus tôt que prévu. Qu’elle serait rentrée.
Depuis il passait sans relâche d’un écran à l’autre – celui de la télévision, de la tablette, de son téléphone, muet. Il avait composé inlassablement le numéro de Line, écoutant sa voix répéter le même message – Je ne manquerai pas de vous rappeler !
Il aurait dû tout éteindre ; les mêmes informations tournaient en boucle, sans le renseigner davantage sur ce qu’il advenait d’elle. Mais il restait là, prostré sur le canapé, à regarder la poussière voler au milieu d’une ville dévastée.

Les Japonais étaient habitués aux séismes. Ils vivaient sur la ceinture de feu du Pacifique, à l’intersection de plusieurs grandes plaques tectoniques. Mais depuis des années, ils redoutaient le monstre à venir, un séisme d’une magnitude exceptionnelle : le Big One. Il y avait des prévisions chiffrées, des estimations précises sur le nombre de victimes et les dégâts que ce séisme majeur, selon toute vraisemblance, occasionnerait.
Big One. Ce terme avait des résonances mythiques. Il évoquait la colère des dieux, un drame cataclysmique ravageant une terre lointaine. La fin d’un monde, à des milliers de kilomètres de chez eux.
Pourtant Line s’était trouvée là lorsque, une nuit de printemps, la terre avait enflé sous les pieds des Tokyoïtes. Le Big One tant redouté avait fini par montrer son visage.

Les journalistes décrivaient un enfer auquel nul ne s’attendait. Même ceux qui vivaient là, Tokyoïtes de souche ou expatriés, parfaitement informés des risques des séismes, n’avaient su comment réagir. Surpris dans leur sommeil, il leur avait fallu un moment pour reprendre leurs esprits, comprendre et agir en conséquence. Un immense vent de panique avait gagné les quartiers ravagés. Personne n’avait prévu ce qui était arrivé cette nuit-là, ni les sismologues ni les diseuses de bonne aventure. Le tremblement de terre de l’hanami avait libéré une quantité d’énergie inédite, dépassant les mesures du séisme de 1960 au Chili, qui avait atteint 9,5 sur l’échelle de Richter.

À Tokyo, comme à Kobe des décennies plus tôt, les journalistes arrivèrent sur les lieux avant les secours. Les premiers détails macabres commencèrent à affluer dans l’heure qui suivit le tremblement de terre. Cela devint vite une course contre la montre, à laquelle tous les médias du monde se livrèrent. Estimations du nombre de disparus, rues effondrées, coupures d’électricité, lignes téléphoniques saturées, incendies déclarés. Certains quartiers plus touchés que d’autres restaient isolés et inaccessibles.
Une orgie d’informations, précises et floues, parfois contradictoires, n’ayant d’autre effet que de renforcer la solitude de ceux qui étaient touchés de plein fouet – Thomas et les autres, les proches des disparus. Ceux qui attendaient. Ceux qui avaient tant à perdre.

Extrait
« La seule personne dont elle avait besoin, la seule à qui elle pourrait parler, c’était Saki. Car elles avaient partagé ça, cette longue nuit sous terre.
Line le savait maintenant, elle était revenue de Tokyo uniquement parce qu’elles étaient deux. Deux âmes affrontant la folie qui guettait, refusant de s’incliner, se tenant la main, et dialoguant pour ne pas sombrer. Ensemble elles pourraient se souvenir. Et guérir. » p. 145

À propos de l’autrice
CAUGANT_caroline_©astrid-di-crollalanzaCaroline Caugant © Photo Astrid di Crollalanza

Caroline Caugant est née à Paris en 1975. Après des études supérieures de Lettres à la Sorbonne, elle a travaillé dans la communication puis a décidé de se consacrer à l’écriture, parallèlement à son activité professionnelle de graphiste. Après Une baigneuse presque ordinaire et Les heures solaires, Insula est son troisième roman (Source: Éditions du Seuil)

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Géantes

MAGELLAN_Geantes

  RL-automne-2021 coup_de_coeur

En deux mots
Dans ce livre le roman alterne avec le journal. On suit d’une part l’histoire de Laura dont le remplacement au pied levé d’un spécialiste de littérature japonaise lors d’une rencontre en librairie va changer la vie, d’autant qu’à partir de ce moment, elle va recommencer à grandir, gagnant régulièrement des centimètres. Et d’autre part, les affres de la romancière en panne d’inspiration nous entraînent dans une réflexion sur la place de la femme dans notre société.

Ma note

★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand la femme prend toute sa place

Murielle Magellan nous revient avec un livre aussi surprenant que passionnant. En racontant l’histoire de Laura, sa passion pour la littérature japonaise et sa curieuse affection – elle recommence à grandir – et en la doublant du récit de la genèse de cette œuvre, elle double notre plaisir.

Une fois n’est pas coutume, vous me permettrez d’évoquer un souvenir personnel pour commencer cette chronique. Lors de mes études de journalisme à Strasbourg, notre professeur nous demandait systématiquement de rendre non seulement l’article demandé – reportage, portrait ou interview – mais ce qu’il appelait un «méta-papier» qui devait retracer l’expérience vécue dans la conception et la rédaction de l’article. Nous devions y retracer la manière dont le sujet nous est venu, les difficultés rencontrées, l’amabilité ou non des interlocuteurs, l’ambiance et les circonstances ou encore les lieux parcourus. Quelquefois ce méta-papier s’avérait tout aussi intéressant que l’article lui-même. Si j’évoque aujourd’hui ce souvenir, c’est parce que Murielle Magellan a construit son nouveau livre sur ce principe, faisant alterner les chapitres du roman et son journal de romancière à la recherche de l’inspiration.
Le roman raconte comment Laura, qui voue une passion pour la littérature japonaise, s’est soudainement vue propulser sur scène aux côtés d’un journaliste local pour animer une rencontre dans une librairie de Marmande, le spécialiste convoqué pour l’occasion ayant été bloqué dans le train qui l’amenait dans le Sud-Ouest.
Le journal quant à lui revient sur l’émission La Grande Librairie du 6 février 2019 durant laquelle François Busnel recevait aux côtés de Murielle Magellan Andreï Makine, Patrice Franceschi, Vanessa Bamberger et Joseph Ponthus. Murielle retrace les coulisses de l’émission, le regard qu’Andreï Makine portait sur elle et la teneur de leurs échanges lors du pot qui a suivi l’émission. Le romancier conseillant à sa consœur d’écrire sur une femme que l’âge va priver de sa beauté. Goujaterie ou vrai conseil d’auteur? Vous en jugerez.
Retour au roman et à la gloire de Laura qui éclabousse de toute sa beauté les pages culture de La Dépêche. La parution de cet article va lui valoir une brassée de compliments, à commencer par son mari Paul qu’elle seconde dans leur entreprise de Peintures et rénovations. Mais l’article va aussi la conduire à une proposition de collaboration de la part d’une vigneronne qui veut préparer au mieux sa conquête du marché nippon. Laura sera chargée de mieux faire connaître la culture et la littérature du pays du soleil levant à l’équipe et de la seconder dans son travail de communication.
La voilà sur un petit nuage, même si son bonheur s’accompagne d’un bien curieux effet: Laura a repris brutalement sa croissance! Au fil des jours sa peau se tend, sa silhouette s’affine et sa taille augmente, augmente… Mais où cela va-t-il s’arrêter?
Murielle cherche toujours pour sa part le sujet de son prochain roman, tournant autour de la proposition de Makine sans vraiment être convaincue. Comment aborder ce rapport entre jeunesse et beauté, entre âge et déchéance physique? Dans ses lectures autant que ses conversations elle enrichit sa réflexion.
Si on se doute que ce n’est qu’au bout de notre lecture que l’on découvrira comment le journal et le roman finiront par se rencontrer, on ne peut lâcher le des deux récits, avides de savoir de quelle façon va s’achever le parcours de la géante et curieux de pénétrer dans le laboratoire de la créatrice. En passant, on aura pu se constituer une imposante bibliothèque japonaise à l’aide des jolis résumés de Laura et comprendre comment Murielle Magellan écrit, aidée par ses anges. Après Changer le sens des rivières, ce nouveau portrait de femme qui s’émancipe, qui entend ne pas rester figée dans son statut. Grâce à sa touche de fantastique, on la voit prendre de plus en plus d’espace jusqu’à faire peur. Son mari et son employeur ne résisteront pas à cet «envahissement», dépassés par l’ampleur de la chose. Voilà comment Laura est grande. Et voilà comment les hommes doivent apprendre à laisser davantage de place aux femmes. Jusqu’en haut!
Reste à savoir comment est venue la belle idée de ce «dispositif narratif». Pour cela notamment, je me réjouis de notre prochaine rencontre*.

* Murielle Magellan sera l’une des invitées du Festival MotàMot 2021 qui se tiendra dimanche 29 août de 10h à 20h à la bibliothèque Grand’Rue et à la Chapelle Saint-Jean de Mulhouse et dont le programme complet se trouve ICI.

Géantes
Murielle Magellan
Éditions Mialet Barrault
Roman
288 p., 19 €
EAN 9782080219947
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement du côté de Marmande et Beaupuy.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Laura Delabre vit paisiblement à Marmande où elle gère l’entreprise de peinture de son mari. Passionnée de littérature japonaise, elle est heureuse d’apprendre que la médiathèque de la ville organise une rencontre avec Takumi Kondo, un de ses auteurs favoris. Le hasard veut que le spécialiste parisien qui doit animer la soirée se retrouve bloqué dans son TGV. La directrice du lieu, paniquée, demande à Laura de le remplacer au pied levé. La prestation de la jeune femme est remarquable. Très agréablement surpris, le romancier en parle le lendemain sur une grande chaîne de radio. À la suite de ce succès inattendu, elle est félicitée et sollicitée de toute part. Ces changements produisent sur Laura une étrange réaction. Elle grandit. Un mètre soixante-dix… Un mètre quatre-vingts… Mais plus elle grandit, plus sa vie se fragilise. Son mari, ses amis, tous ceux qu’elle aime et apprécie se détournent d’elle, l’abandonnent. Si elle en souffre, elle fait aussi d’autres rencontres. Un mètre quatre-vingt-dix. Deux mètres… Et elle continue à s’épanouir. Deux mètres dix… Elle est devenue une géante magnifique.
À ce récit mené tambour battant, avec une allégresse communicative, Murielle Magellan mêle des extraits de son journal où vient résonner en écho l’évolution de la place des femmes dans notre société.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Blog Sur la route de Jostein
Blog envie de partager les livres
Blog Des livres aux lèvres


Murielle Magellan présente son roman Géantes © Production Mialet-Barrault Éditeurs

Les premières pages du livre
« Roman
Laura aime les rituels. Au réveil, elle fait glisser ses petits pieds dans des surippas qui enveloppent du talon aux orteils, et lui procurent immédiatement une sensation de confort élégant. C’est Mélodie, une amie du club d’œnologie, qui lui a rapporté du Japon ces chaussons en satin rose et parme, ornés d’éventails dessinés à l’encre par une main experte. Ensuite Laura enfile un kimono, qui souligne son embonpoint sans le dénoncer, et allume la machine à café avant de se diriger vers la salle de bains. Là, elle ne manque pas de jeter un œil dans son miroir pour rectifier ce que la nuit a pu déranger de sa chevelure blonde et mi-longue. Elle n’aime pas son reflet ; elle déteste plus encore prendre son petit déjeuner la tête en vrac. Certes, le plus souvent, Paul, son mari, est déjà sur un chantier, mais il lui arrive de commencer sa journée à la maison, lorsque par exemple il doit vérifier les stocks, répondre à des commandes ou se documenter sur les couleurs tendance. Son entreprise « Peintures et Rénovations » fait parfois du conseil et, s’il n’est pas architecte, il se plaît à dire qu’il n’est pas qu’un peintre en bâtiment non plus. Il a du goût, un œil attentif à l’esthétique des choses, et c’est pour cela que Laura ne souhaite pas se montrer à lui dans une tenue négligée, même si on doit à la vérité de dire qu’il ne lui a jamais fait le moindre reproche à ce sujet.
Ce jour-là, Paul est déjà parti et Laura poursuit sa danse des habitudes : elle revient vers la cuisine, sort la confiture, met du pain à griller, appuie sur le bouton de la cafetière, ouvre le frigo et en extrait la bouteille de lait, tient la porte ouverte avec son genou pendant qu’elle en verse quelques gouttes au fond d’une tasse puis la remet dans son compartiment, retire sa jambe, ce qui suffit à refermer en douceur le battant docile ; elle répartit le tout sur un plateau qu’elle trimballe habilement vers la table en verre du salon sur laquelle repose déjà le livre qu’elle est en train de lire : Le Rire du hibou, l’un des premiers romans de Takumi Kondo, le seul qu’elle n’avait pas encore lu. L’écrivain célèbre vient ce soir à la médiathèque de Marmande présenter son œuvre et Laura ne veut rater ça pour rien au monde. Depuis l’enfance, la jeune femme, à l’esprit pourtant plutôt scientifique (elle a fait une école de commerce à Bordeaux), lit des romans japonais, et ce de façon presque exclusive. Tout est parti de la mort de son arrière-grand-mère Marthe, survenue quand elle avait 10 ans. Laura, à cette époque-là uniquement passionnée de couture, aimait Marthe d’un amour inconditionnel. La vieille femme, un peu honteuse de ne pas avoir étudié, portait en elle mille récits d’Occitanie qu’elle avait l’art de dérouler en roulant les « r » et en chantant les nasales, ce qui ralentissait la narration et créait un suspens involontaire mais efficace. Parfois, lasse de fouiller sa mémoire, elle choisissait de raconter à Laura un roman en cours de lecture qu’elle dévorait à la loupe. Le plus souvent, le livre avait été emprunté à la bibliothèque ou prêté par une voisine institutrice à la retraite en laquelle elle avait entière confiance.
Quand Laura se rendit à Agen avec son père pour un dernier adieu à l’appartement vide, elle se déroba à l’attention paternelle pour pénétrer dans la chambre de Marthe. L’ancêtre reposait dans un cercueil fermé. Pour lutter contre son imagination macabre, l’enfant se mit à scruter la chambre comme si elle contenait un antalgique puissant dissimulé quelque part : le lit, dans les draps duquel elle s’était si souvent blottie pour écouter les histoires de la vieille, le chien en bronze sur l’armoire, le tapis berbère mal dépoussiéré. Quand son regard flottant se posa sur la table de nuit, il s’ajusta pour noter la présence d’un livre duquel dépassait un marque-page fluorescent. Elle s’approcha ; manipula l’objet. C’était un livre de bibliothèque dont le titre, Gibier d’élevage, sonnait comme un roman du terroir lot-et-garonnais. Le nom de l’auteur en revanche, Kenzaburô Ôé, transportait de quelques milliers de kilomètres vers l’Est et l’Asie inconnue. « Mamie ne connaîtra jamais la fin de cette histoire. » Cette pensée glaça l’enfant plus encore que la présence assourdissante de son arrière-grand-mère dans la boîte près d’elle. Elle prit le livre, le mit dans sa poche, et l’emporta chez elle avec une seule obsession : finir la lecture de Marthe. Laura n’avait jusqu’ici lu que Les Six Compagnons ou la série des Alice en Bibliothèque verte et ignorait qu’on écrivait des livres au Japon. Qu’importe. Le soir même, elle reprit la lecture de son aïeule là où elle l’avait laissée, se retrouva en 1944 dans ce village pierreux des montagnes japonaises, suivit les aventures de l’enfant et du prisonnier noir américain sans y rien comprendre et tourna la dernière page à 3 heures du matin, épuisée mais sûre d’avoir maintenu son arrière-grand-mère en vie quelques heures de plus en s’imposant l’achèvement de ce texte mystérieux. Dès lors, elle troqua sa passion des aiguilles et des machines à coudre pour celle, inaltérable, des romans japonais.

La vie de Laura reprit son cours serein. À 17 ans, elle rencontra Paul et son regard doux, l’épousa à 23, avec la simplicité des femmes qui reconnaissent en elles l’amour profond, puis choisit de l’aider à mener à bien ce projet joyeux : être l’un des meilleurs ouvriers peintres de la région. Son époux construisit presque de ses mains leur maison de Beaupuy, dont le salon-cathédrale vitré et le jardin à l’arrière ont une vue sur Marmande et toute la vallée. Ils en firent le siège social de la société, et c’est d’ici que Laura s’applique à la comptabilité de « Peintures et Rénovations », délestant son époux de l’aspect administratif pour qu’il puisse se dévouer à la qualité de sa tâche. La société compte à présent neuf employés et Paul est un homme respecté et épanoui. Sa dégaine ramassée de rugbyman, sa chevelure épaisse et brune, son regard clair attirent la sympathie de tous. Il ne manque jamais de citer Laura quand il évoque son succès ; il n’aurait rien pu faire sans elle. La petite flamme dans ses yeux à cet énoncé prouve sa sincérité. Leur difficulté à avoir un enfant est la seule ombre à leur jolie vie, mais le docteur Bombard leur a promis qu’ils y parviendraient ensemble. Laura n’est pas pressée, elle profite du temps qu’elle a pour bien tenir sa maison – elle aime ranger – et surtout lire. Des livres japonais donc. Et ceux de Takumi Kondo en particulier.

Journal
J’ai rencontré Andreï Makine hier quand je suis passée à La Grande Librairie. Il m’a dit un truc dingue quand j’y réfléchis. Avant de faire l’émission, je pensais justement que pour écrire le livre qu’il vient de publier, Par-delà les frontières, aussi désespéré, aussi ambigu, aussi provocateur, il fallait « être Andreï Makine ». Qu’un autre écrivain ne pouvait pas produire un livre comme ça et espérer être lu, à part Houellebecq peut-être, ou un auteur agonisant, fidèlement édité, dont la mort prochaine permet tous les excès. Et ce qu’il m’a dit lors du sympathique pot qui suit l’émission, c’est du même ordre : il faut être Andreï Makine pour le dire. Très peu d’hommes se permettraient ce genre de propos.
J’avais mis une belle veste achetée cher pour l’occasion – ou plutôt dans l’espoir de l’occasion – quelques semaines plus tôt. C’est une taille 40, ils n’avaient pas plus grand. Moi, je porte facilement du 42 en ce moment, mais la vendeuse a argumenté, ça peut se porter ouvert, elle vous va bien, et Jean-Pierre [mon compagnon] a confirmé elle te va bien, de toutes celles que tu as essayées c’est celle qui te va le mieux. Mon miroir me le disait aussi, l’absence de col fait ressortir mon cou, mes cheveux, les petits fils dorés éclairent tout en restant sobres, je m’y sens bien. Bon achat. J’avais mis également des bottines à hauts talons que j’adore. Elles m’allongent, elles ont une touche de fantaisie, elles sont noires (donc discrètes) avec des éclats de rouge sur le côté, bref, je les ai choisies pour l’émission ainsi qu’un pantalon en toile et un chemisier noir légèrement transparent, un petit top en dessous, c’est bien. C’est ample. Ça cache la misère. Je n’ai pas à tirer dessus sans cesse. Être à l’aise, surtout, c’est ce qui comptait pour moi. Si possible élégante et à l’aise.
J’avais envie de parler de mon livre, de saisir l’opportunité précieuse, défendre le bébé. Je suis assez premier degré il faut dire. Très consciente de la chance que j’ai, quand j’en ai. Pas du genre à penser que ça m’est dû. Impressionnée par la qualité du plateau (Vanessa Bamberger, Patrice Franceschi, Andreï Makine, Joseph Ponthus), j’ai tenté de dissimuler derrière un visage fermé ma sensation ravie de la crèche. Malheureusement pour moi, elle trouve toujours un interstice pour s’exprimer, souvent sous la forme d’un sourire benêt. Cette béatitude enfantine ne me prive pas de mon aptitude à observer. L’un n’empêche pas l’autre.

Roman
Quand Laura arrive ce soir-là à la médiathèque au bras de Paul fatigué, elle remarque aussitôt que les choses ne se déroulent pas comme d’habitude. Le public stationne dans l’entrée et les ouvreurs bloquent l’accès à la salle de conférences alors qu’habituellement, à cette heure, les spectateurs entrent. Mais ce qui la surprend encore davantage, c’est l’air affairé de Nadja, la directrice du lieu, quinquagénaire à mèche blanche, pendue à son téléphone tout en écoutant trois collègues qui paraissent lui parler en même temps. Son regard rebondit sur chacun, perçant, à la recherche d’une bouée de sauvetage. Un cinquième énergumène court rejoindre le groupe et articule une information qui fait cesser toute agitation. Sans doute une mauvaise nouvelle puisque Nadja raccroche son téléphone, abattue. Ses yeux balayent le grand hall, dont elle connaît chaque vibration, en quête d’une solution à son problème. Laura tente de lui faire un signe courtois et un sourire mais elle devine, à l’indifférence de la bibliothécaire, que même si ses yeux noirs se sont arrêtés sur son cas, elle n’a pas été vue. Il faut dire que la pression autour de cette rencontre littéraire est grande : l’écrivain japonais a préféré Marmande à Bordeaux pour dialoguer, et des lecteurs sont arrivés de toute la région. Nadja a même fait venir de Paris Emmanuel Depussé, spécialiste de littérature japonaise et exégète reconnu. C’est lui qui interrogera Kondo. On peut s’attendre à un entretien de grande qualité. Même France Bleu s’est déplacée et compte diffuser un florilège des meilleurs moments de la soirée.
Laura s’inquiète soudain. Est-il arrivé quelque chose à Takumi Kondo ? Il a déjà fait un arrêt cardiaque et elle sait sa santé fragile. Elle avance cette hypothèse à Paul, qui consulte ses alertes, serviable, et ne voit rien pour attester un tel drame. Soulagée, elle fixe à nouveau Nadja, toujours à sa sidération malgré le babillage qui l’entoure. C’est alors qu’elle voit Laura. Mais plus de cette façon éthérée de tout à l’heure, non, elle la voit réellement. L’information visuelle, cette fois, se coordonne avec le cerveau et crée l’étincelle. Nadja voit Laura, finalement, comme personne ne la voit. Elle voit Laura, pourtant, de la seule façon possible pour elle. Non pas comme l’épouse discrète et rieuse de Paul. Non pas comme une petite ronde à qui ça irait bien, sans doute, de perdre une dizaine de kilos. Non pas comme une jeune femme qui n’arrive pas à avoir d’enfant, élément qu’elle ignore d’ailleurs. Elle voit Laura comme cette lectrice passionnée de littérature japonaise qui se faufile discrète dans les rayons de sa bibliothèque pour n’en extraire que des Murakami, ou des Ogawa, ou des Kawabata. Alors, sans hésiter, faussant compagnie à son entourage affairé, elle se dirige vers elle.

— Madame Delabre, je peux vous parler ?
— À moi ?
— Oui ! Bonjour monsieur.
Paul salue, surpris.
— Oui, oui, bien sûr…
— Venez.
Nadja s’isole avec Laura. Elle a une voix grave qui intimide, tant elle sort d’un corps émacié et longiligne.

— Voilà, nous avons un problème. Emmanuel Depussé, qui devait interviewer Takumi Kondo, est bloqué dans un train entre Paris et Bordeaux. Le pire c’est qu’il n’y a aucune raison valable, simplement un principe de précaution qui fait que la SNCF, suite à un appel malveillant concernant une pièce manquante du train, ne veut pas repartir sans avoir vérifié. Ce n’est pas Tanizaki qui a écrit un éloge du risque ?
— Un Éloge de l’ombre. Je l’aime beaucoup.
— Ah oui ! Bref, Depussé ne pourra pas interroger Kondo. Nous avons convoqué le journaliste culturel de La Dépêche, Gérard Lartigue, qui se réjouit, mais autant vous dire qu’il ne connaît rien à son œuvre.
— Ah…
— Alors je me demandais… Vous avez lu Kondo ? Je ne sais même pas pourquoi je vous pose la question.
— Oui. J’ai tout lu.
— Est-ce que vous accepteriez d’épauler Lartigue ? Je vous rassure, madame Delabre, il ne s’agirait pas de mener l’entretien mais de faire référence aux textes de Kondo, de lui montrer qu’il a été lu. Il n’y a rien de plus blessant pour un auteur que d’être interrogé par quelqu’un qui ne l’a jamais lu.
— Mais vous voulez dire… comment ça… ?
— Vous iriez sur scène avec Lartigue, vous pourriez intervenir pour préciser, donner des exemples tirés des romans que vous connaissez. Je sais, madame Delabre, à quel point vous êtes férue de littérature japonaise. Je me dis que ça peut donner une couleur joyeuse à cet entretien. Quitte à subir un incident imprévu, autant l’affronter avec une solution originale.
— …
— Qu’est-ce qui vous ennuie ?
Nadja vient de mettre le cœur de Laura dans un tambour d’enfant violent. C’est une panique inconnue pour la jeune femme qui n’a plus vécu de sollicitation exceptionnelle depuis la mort de ses parents et le discours exigé par son frère cadet pour la cérémonie d’enterrement. Impossible de refuser tant il l’avait ligotée dans ses certitudes : ne pas prendre la parole pour la mort de ses parents c’est ne pas savoir aimer – ne pas dépasser sa douleur c’est de l’égoïsme – ne pas trouver les mots c’est ne pas chercher. Son frère renvoyait chaque argument de Laura chargé d’explosif. Elle était si démunie, si éprouvée, que sans Paul, elle se serait noyée au sens littéral du terme. Elle aurait suivi le chemin du canal du Midi et se serait laissée glisser lentement dans l’eau verte. C’est Paul qui a tenu sa main pour écrire le discours-torture. C’est lui qui l’a poussée à aller au-devant de la soixantaine de personnes présentes ce jour-là (tous les collègues de l’usine de confiserie). Cet homme, sentinelle en éveil dans ce hall agité, a servi de tuteur au tronc malade qu’elle était devenue. Mais ce qu’elle ressent aujourd’hui n’a rien à voir. Cette chamade en elle, au contraire, est un influx stimulant. Pourtant, se tenir sur une scène, dans la lumière, aux côtés de Lartigue (dont Paul qui a repeint sa maison ne pense pas grand bien d’ailleurs) pour interroger Takumi Kondo, ce n’est pas sa place. Elle aime écouter, de temps en temps, les spécialistes parler. Elle ne comprend pas toujours, mais l’érudition a un effet presque érotique sur elle. Ceux qui approfondissent, confrontent, affirment, doutent, même publiquement, l’élargissent, comme des cuisses ouvertes pour l’amour ou la naissance. Mais elle n’est experte en rien. Et c’est cela qu’elle formule à Nadja, sans coquetterie. « Ce qui m’ennuie, c’est que je connais bien les romans de Kondo, mais j’oublie souvent le nom des personnages, il peut m’arriver de les confondre aussi. Je lis des romans japonais, mais je ne suis pas spécialiste. C’est pour mon plaisir. Je n’analyse jamais. Enfin, je crois pas. Ça ne m’intéresse pas tellement. C’est un loisir pour moi. Ce n’est pas vraiment ma place d’interroger Kondo. C’est un métier. »
Un sourire à ridules égaye le visage mat de Nadja, émue par cette sincérité. Sans chercher à argumenter davantage, se fiant à un instinct qu’elle n’a ni l’envie ni le temps de mettre en doute, elle dit :
— On peut essayer quand même ? Au pire, on se plante. Au mieux…
Et dans un geste surprenant, elle enserre le cou de Laura de son bras vigoureux, presque virile, et ainsi flanquée, se dirige vers Paul à qui elle lance :
— Vous savez quoi, monsieur Delabre ? C’est votre épouse qui va interroger Takumi Kondo ce soir.
Sur le visage de Laura rosit une joie brouillonne qui lui donne un air de lycéenne à quelques heures de l’oral du bac. La foule va pouvoir entrer dans la salle.

Journal
Je passe au maquillage. La maquilleuse, grande quinqua bienveillante et fine, me demande si j’ai une requête particulière. Je dis non, à part le rouge à lèvres. Je n’en veux pas. Juste du gloss. Pour le reste je la laisse faire. Elle élabore particulièrement le teint. Elle m’explique qu’il faut varier les fonds selon les zones. C’est l’une des plus grandes difficultés du maquillage, le teint. Elle est parfois enseignante dans une école et elle insiste beaucoup là-dessus auprès de ses élèves. Le teint, les cernes (j’en ai !), la poudre. Elle s’attarde ensuite sur mes yeux avec les consignes habituelles, les cils, le rimmel. La deuxième magicienne demande si Makine a été maquillé, on lui répond que non. J’en déduis que je ne le verrai que sur le plateau. J’ai le trac.
François Busnel passe une tête dans la pièce, me salue, me dit quelques mots gentils sur mon livre. Je suis encombrée par ma position captive face au miroir, mais je le remercie pour l’invitation en tournant à peine la tête. « N’hésitez pas à intervenir », dit-il. Et il disparaît.
Quand je retourne dans ma loge, Betty m’attend, elle lance « Formidable ! » en voyant l’effet du maquillage sur mes traits tendus et, en précieuse éditrice atypique, dégaine son appareil photo pour immortaliser l’instant devant l’affichette fixée sur la porte « Murielle Magellan, LGL ». La photo est réussie, à mon avantage, je ne le saurai que plus tard quand je la verrai sur les réseaux sociaux et que je la relaierai à mon tour.
C’est seulement sur le plateau que je vois Andreï Makine. Au moment où l’on nous demande de nous asseoir pour les essais son et lumière. Joseph Ponthus est à ma gauche. On a déjà fait connaissance ; il est passé pour se présenter, il a aimé mon livre et moi le sien, beaucoup. Makine est installé en face de moi. À peine suis-je assise qu’il plante ses yeux bleus dans les miens. Il me regarde avec une insistance slave, dirais-je. J’ai lu son roman. J’ai lu les scènes crues. Son héroïne Gaïa aux hanches larges qui s’abandonne dans l’acte sexuel, qui s’envoie en l’air à la fois tristement et joyeusement, dans un mouvement d’humiliation choisie, ou presque. Je ne suis pas vraiment étonnée de ce regard. Il est cohérent. Pensée libre, ancrée dans un corps animal, provocation « littéraire ». Il a quelque chose de faussement dangereux et ça m’amuse. De ma place en vis-à-vis, je pourrai l’observer.
Le départ est imminent ; on nous demande de quitter le plateau. C’est du direct. L’appréhension monte. En régie, les cinq écrivains patientent. Andreï Makine se met en queue de peloton. Quand le régisseur lui demande d’entrer le premier, il est gêné. Son accent russe roucoule : il n’aime pas passer devant les femmes. Je lui souris. Je suis concentrée. Je lui dis « Ce n’est pas un problème pour moi, allez-y. » Il hésite vraiment. Il parvient tout juste à se tenir à ma hauteur. Apparemment, ce n’est pas de l’affectation ; il ne veut pas nous-me « passer devant ». Il semble sincère et timide. Je me dis que c’est un tombeur.
L’émission est lancée. Je sens par bribes son intérêt, sa curiosité, pour ce qui vient de moi. Je ne crois pas me tromper. Je ne me trompe pas. Rien de compromettant cependant. Je sens plutôt une reconnaissance qu’il oubliera bientôt. J’en joue d’ailleurs en me servant de lui lors de l’une de mes interventions. Il hausse un sourcil étonné. Me répond. Il est érudit et son expression d’une grande fluidité. Je parviens à attraper quelques secondes d’espièglerie dans cet exercice d’équilibriste.

Roman
Laura n’imaginait pas Kondo si petit. D’ailleurs, elle ne l’imaginait pas vraiment. Elle connaît son visage car il est presque systématiquement imprimé au dos de ses publications, en format photo d’identité. Au fur et à mesure des années, la tête a blanchi et embelli, mais ne révèle toujours rien de la silhouette. Certes, l’écrivain a été reçu récemment dans l’une des rares émissions de télévision consacrées aux livres, mais il était assis, souvent filmé en gros plan, et donc sans corps, d’une certaine façon. En lisant Mishima, obsédé par sa chair douloureuse, morcelée, cherchant à se façonner des « muscles d’acier, bronzés, luisants », Laura s’était demandé pourquoi on ne voyait pas davantage à la télévision les écrivains dépliés, tels des acteurs offerts à l’objectif.
Dans la coulisse, debout à son côté, elle constate que Takumi Kondo mesure à peine dix centimètres de plus qu’elle, ce qui, pour un garçon, est peu. Paul est haut de 1 m 75 et a avoué plusieurs fois à Laura qu’il aimait la petite taille de sa femme car elle lui donnait la sensation de pouvoir la protéger, ce à quoi elle a répondu qu’elle espérait bien, du haut de ses 1 m 58, pouvoir le protéger aussi si nécessaire. Tout près de l’écrivain, Sanae Garrand, sa traductrice, n’est pas beaucoup plus grande, et Laura se dit que pour une fois, c’est Lartigue et ses 1 m 85 qui semblent venir d’une autre humanité. Elle se demande si c’est pour cela qu’il se balance d’un pied sur l’autre, encombré par sa morphologie en surplomb ? Ou simplement parce qu’il est inquiet de cette interview improvisée ? Qu’importe. Le journaliste aux rides avantageuses dégage une solidité de bourlingueur. Il sait que le trac n’est qu’un passage obligé. Il en a vu d’autres.
Toutefois, la tension est perceptible. Quelques minutes plus tôt, Kondo a été informé par Nadja de l’absence de Depussé et il en a été irrité. Il connaît bien ce spécialiste, qui a d’ailleurs préfacé l’un de ses ouvrages, et c’était l’une des raisons pour lesquelles il avait accepté l’invitation. N’y a-t-il vraiment plus aucune chance qu’il arrive, même en retard ? Nadja l’a déploré mais non. Plus aucune. Il a fini par murmurer, en regardant Lartigue et Laura qui assistaient à l’échange « Nous nous débrouillerons… » et il a ajouté « enfin, je l’espère… », ce qui n’a pas manqué de faire blêmir la petite troupe marmandaise.

Désormais les quatre intervenants sont installés sur la scène. Laura remarque immédiatement qu’il n’y a que trois micros et cela crée en elle une sensation contradictoire. Un soulagement, car elle ne devra prendre la parole que lorsqu’on la lui donnera, et une contrariété, exactement pour la même raison. Alors que Lartigue décline la biographie de l’auteur, elle remarque Paul, au premier rang ; il paraît terrorisé pour elle.
Kondo réagit à l’énoncé de sa biographie. Il confirme qu’il a longtemps hésité entre le sport et la création. Le sport lui apparaissait plus sain, moins pollué par une rivalité qui ne dit pas son nom. L’art ne l’intéresse que hors compétition, et pourtant la compétition souterraine est l’une des composantes du monde de l’art. Les artistes se comparent de façon aussi stupide que les Japonais qui, quand il était jeune, se mesuraient sans cesse au modèle américain ! Or, écrire n’avait de valeur à ses yeux que s’il s’extrayait de ce jeu-là. Il ne voyait plus grand monde pour pratiquer la littérature ainsi. En rapprochement. En amitié. En correspondance. Cette vérité taboue l’a longtemps handicapé et il préférait aller sur un terrain de tennis où l’affrontement est nommé et où la recherche de la perfection et de la beauté ne sont pas moins actives. Mais il avait fini par se rendre à l’évidence : il ne pouvait se passer d’écrire.
Laura s’agite. Tout ce qu’il dit là fait surgir en elle mille extraits de ses livres. Mille personnages aussi. Aya dans L’Étrangère volontaire, qui renonce à toute forme de comparaison, Kenzo et Yuri dans Tokyo nocturne, qui veulent battre des records sans cesse, et le vieux Ryu dans Vigilances. Le narrateur aussi, dans son dernier roman, devenu ce que les Japonais nomment un hikikomori, un jeune homme retiré volontairement du monde à la suite d’un événement que l’écrivain ne révèle jamais, mais dont un long paragraphe décrit la violence. Laura regarde la table sans micro. Elle voudrait entrer dans la discussion. Mais Lartigue est plongé dans ses notes, Kondo est concentré sur sa réponse et sa traductrice entièrement dévouée à son office. Personne ne voit que Laura trépigne. Tant pis. Son tour est passé puisque le journaliste local est déjà à sa prochaine question « Comment un écrivain vit Fukushima ? » – peu à l’aise avec la culture japonaise, Lartigue pense ainsi qu’en évoquant l’accident nucléaire de 2011, il saura rebondir, car il avait élaboré un dossier spécial dans les pages du journal. Il se souvient notamment de l’écrivain d’anticipation Furukawa pour qui il y avait un avant et un après Fukushima, ou encore du sociologue travesti Yasutomi qui estimait que le Japon était dans le déni de ce désastre majeur – Lartigue ose même « D’ailleurs, peut-être avez-vous écrit sur cet événement ? » Kondo tressaille. « Certainement pas ! » Il n’écrit jamais sur l’exceptionnel pour tous. Il écrit toujours sur l’exceptionnel pour l’un. Un qui est un personnage qu’on ne regarde pas, en général, mais qui vit quelque chose de hors-norme. Il ne nie pas qu’un événement de cette gravité puisse imprégner inconsciemment sa littérature, mais il ne sera jamais son sujet. Qu’est-ce qu’un écrivain peut apporter de plus ? Et il demande « Avez-vous vécu un grand amour, monsieur ? » Lartigue est surpris par la trivialité de la question. « Et vous, madame ? » Laura ouvre de grands yeux. Kondo enchaîne. « Quand on vit un grand amour, il se passe quelque chose d’exceptionnel. Je le pense vraiment. Aimer, quand ça engage l’être tout entier, la perte de contrôle, le glissement vers le vide, le trou noir, c’est exceptionnel. Mais c’est exceptionnel pour Un. L’autre regarde, confronte, envie, se moque. L’autre, c’est le lecteur qui engloutit cet exceptionnel qui ne lui est pas arrivé, mais pourrait lui arriver. » Kondo ne s’intéresse pas au collectif, à l’évolution des sociétés, au destin de l’humanité. Rien ne l’ennuie davantage que ces prédictions prétentieuses qui consistent à s’approcher au plus près de ce qui sera. Ce qui sera ne l’intéresse pas. Il a trop à faire avec ce qui est. Ni cause ni mission. Raconter, scruter, s’amuser. C’est tout ce qui intéresse Kondo. Il ne saurait vraiment pas quoi faire de Fukushima. Ni de la guerre. Ni des attentats.
Le ton est si ferme et fidèlement retransmis par la traductrice que Lartigue a reculé sur son siège et s’est légèrement voûté. Il pensait prononcer « Fukushima » sans risque. Un nom propre fédérateur, générateur de grands sujets, tant pour l’économiste, le politique, l’artiste, le chanteur révolté. Il se retrouve face à un écrivain vexé de façon si épidermique qu’à la manière d’un passeur de relais qui a raté sa course, Lartigue tend le micro à Laura.
Elle l’attrape. Le regarde. S’étonne. C’est un peu long. Pourquoi ne comprend-elle pas tout de suite qu’il faut qu’elle s’empare de la parole, elle qui l’a pourtant si vivement souhaitée ? Les yeux de Kondo et de sa traductrice se posent sur elle comme des pointes de feu. Il s’agit simplement de calmer le battement tempétueux dans son ventre. La moiteur de ses doigts. Il s’agit simplement de se lancer.

Journal
C’est lors du pot qui suit l’émission que l’échange a eu lieu : les écrivains, les attachés de presse, les éditeurs et l’équipe de La Grande Librairie s’y croisent. On se félicite. On se dit « C’était bien ». Éventuellement on râle un peu. Je n’ai pas dit ci, j’aurais dû citer ça. On vérifie « Vraiment, c’était bien ? » C’est inavouable, mais notre envie de toucher le lecteur est forte. Sauf à avoir la chance d’une reconnaissance bien installée, cette émission peut influencer la vie d’un livre. Comme tous, j’espère que ce roman creusera avec moi le sillon d’une voix que je tente de préciser texte après texte. Betty et l’attachée de presse me rassurent. Andreï Makine se tient là, discret, près de son accompagnateur. Moins inquiet que moi, il me sourit. Je papillonne, j’hésite. Et quand je le vois seul, je ne sais pas vraiment pourquoi, j’y vais. Je lui dis que j’ai trouvé son livre douloureux, pessimiste, presque tragique, mais libre. J’y vois de la provocation. Aussi, surtout, de la liberté.
Je suis sincère. Même si elles me choquent parfois, j’aime ces voix qui ne rejoignent pas les refrains ambiants ; ces voix qui interrogent le monde et son évolution sans idéologie, ou presque, en prenant en compte les aberrations de la nature humaine. Au-delà des frontières laisse une trace de désespoir mais surprend par son issue utopique, mégalomane : les héros se retrouvent à la fin du roman au fin fond de la Sibérie et repartent à zéro, en quelque sorte, pour imaginer un nouveau monde, une nouvelle humanité, fondés sur de tout autres valeurs que les nôtres. Avant cela, l’écrivain s’est amusé avec notre société, les extrêmes – droite et gauche – sont moquées à traits satiriques. Il y a du Brecht réac dans l’exagération du tableau. Le texte n’émeut pas mais tourmente ; ce n’est pas rien.
L’œil bleu de Makine s’éclaire. Ses « r » roulent et notre langue qu’il parle si bien chante tellement qu’on dirait la ligne de basse d’une ballade pop. « Oui, vraiment, de la liberté, c’est le plus important. Je crois beaucoup à cette troisième voie dont je parle, le prochain texte est là-dessus. Il y a mon être de naissance, il y a mon être social, et le troisième… la liberté. Ou plutôt… » Quoi ? « L’amour. Oui, on peut le dire ainsi. L’amour. » L’amour ? Tout simplement ? Et alors que j’aimerais lui demander de préciser, car je suis un peu décontenancée par cette réponse toute chrétienne – ou à la Jan Patočka –, il enchaîne « On se connaît, nous, non ? » Je bredouille « Heu… Moi, je vous connais, oui » [c’est un mensonge de politesse, je le connais en réalité très peu] mais je ne pense pas que lui me connaisse. « Si, si, on se connaît, je suis sûr. On ne s’est pas vus à Strasbourg ? » et il ajoute « On n’oublie pas une femme comme vous. » Le compliment me trouble. Dans le mille. Je cherche. Je sonde. Je suis allée quelques fois à la librairie Kléber à Strasbourg, mais je ne me souviens pas l’avoir croisé, et je suis sûre de ne pas avoir participé à une rencontre littéraire avec lui. Je m’en souviendrais. On n’oublie pas un homme comme lui. Je lui dis « Peut-être à la librairie Kléber ? J’y ai signé deux fois. Est-ce que vous vous souvenez qu’on s’est parlé ? » « Non, on s’est croisés… Je suis sûr… »
Ça me flatte et confirme la sensation identifiée plus tôt : je suis le genre de cet homme, et il est mon genre aussi, ou plutôt il l’a été, à une époque déjà racontée dans un livre. « On n’oublie pas une femme comme vous. » Cela pourrait suffire. Mais l’animal est allé plus loin. Dans un registre différent.

Roman
On ne sait pas comment, mais le plus souvent on surmonte l’insurmontable. On ne sait pas d’où ça vient, mais ce premier baiser qu’il faut donner, cette parole engageante qu’il faut prononcer pour obtenir davantage, cet avis qu’on nous demande, cette réclamation qu’on doit faire, tout cela, souvent – au prix d’un effort considérable, certes –, finit par arriver. Le temps passe et on ne se souvient plus de l’effort. Ne reste que la satisfaction de la chose accomplie.
C’est de cet endroit mystérieux que part la première parole de Laura. Elle n’est ni plus ni moins pertinente qu’une autre. Elle est simplement le début d’une immense audace « Quand vous évoquiez ce grand amour tout à l’heure, cet amour exceptionnel, j’ai pensé à votre roman Suspensions qui m’a beaucoup plu. »

Extrait
« Nadja jubile et distribue les verres de Dansefou, vin d’un producteur local talentueux, à qui veut s’enivrer avec elle. Elle enlace Laura et Paul, les félicite et les remercie un nombre de fois incalculable, obligeant Paul à répéter à l’envi « Je n’y suis pour rien ». Il est vrai que Paul n’avait pas mesuré l’étendue de la culture nippone de son épouse. Discrète, elle y fait peu allusion, et les quelques fois où elle s’était aventurée à lui raconter le contenu perturbant ou enthousiasmant d’un roman, au point de n’en pas dormir la nuit, il l’avait taquinée : comment pouvait-elle se laisser affecter par une histoire qui n’avait pas eu lieu, une histoire « inventée » ? N’avait-on pas déjà assez de soucis et d’émotions avec le réel ? Elle avait tenté, un jour, de faire une analogie avec la fascination que Paul portait aux couleurs, mais son époux, espiègle, ne voyait pas d’équivalence. Il avait beau s’enflammer pour certaines teintes (il est intarissable sur les pastels), il n’avait jamais fait d’insomnie pour un bleu cendre ou un rose lilas! »

À propos de l’auteur
MAGELLAN_Murielle_DRMurielle Magellan © Photo DR – éditions Mialet Barrault

Murielle Magellan est romancière et dramaturge. Depuis Le Lendemain, Gabrielle (2007), elle a publié Un refrain sur les murs (2011), N’oublie pas les oiseaux (2014), Les Indociles (2016) et Changer le sens des rivières (2019). Géantes est son sixième roman. (Source: Éditions Mialet Barrault)

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Lettre d’amour sans le dire

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  RL2020

En deux mots:
Alice pousse un jour la porte d’un salon de thé et fait la rencontre d’un masseur japonais qui la révèle à elle-même. Éprise de cet homme, elle veut lui déclarer son amour, mais il a déjà regagné le Japon. Alors elle prend la plume et s’offre à lui par correspondance.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Mes leçons de japonais

Ce court et précieux roman d’Amanda Sthers raconte la confession épistolaire d’Alice à son masseur japonais, reparti au pays du soleil levant. L’occasion d’évoquer sa vie et de se plonger dans une nouvelle culture.

On pourrait raconter ce roman à la manière d’un inventaire à la Prévert. On peut même s’imaginer que cette liste figure dans l’almanach d’Alice, qui «dessine un rythme à sa vie et au peu d’événements qui la ponctuent». On y trouverait d’abord une théière noire et une tasse bleu ciel, un pyjama bleu marine, quelques classiques de la littérature française comme Cyrano de Bergerac ou à La Princesse de Clèves ainsi qu’une pile de livres japonais, Le Dit du Genji, ce chef-d’œuvre de Murasaki Shikibu, Les Belles Endormies de Kawabata, l’œuvre de Mishima et l’Éloge de l’ombre de Tanizaki sans oublier Natsume Sôseki ou encore Notes de chevet de Sei Shônagon, dans lequel on peut se perdre, un disque de Claude François, de préférence Magnolias for ever, un dorayaki et des bêtises de Cambrai.

STHERS_theiere_noirepyjama_bleumarineLA_FAYETTE_la_princesse_de-clevesSHIKIBU_le_dit_du-genjiSHONAGON_notes_de_chevetKAWABATA_les_belles_endormiesmagnolias_for_everDorayakiBêtises_de_Cambrai
En essayant d’ordonner tout cela, on fait la connaissance d’Alice, femme née dans le nord mais qui a suivi sa fille à Paris, une ville qu’elle n’a vraiment apprivoisée. Cherchant à vaincre sa solitude, elle entre dans un salon de thé. Après avoir dégusté un futsumushi sencha aux feuilles d’un vert intense, on lui propose un massage. Une expérience qui va la transformer: « Quand vous posez les mains sur moi, j’ai la sensation que vous me comprenez. Cet habit de peau et d’os cesse d’être un poids et devient un moyen de vous dire mes douleurs, mon passé, mes désirs. La sensualité qui émanait de moi jadis se délie, se délivre sous vos doigts. Certaines choses se passent de mots. Ce que je ressens c’est une langue qui flotte, que nous pouvons comprendre sans même nous regarder, car il y a dans la salle une atmosphère qui naît de nous et nous dépasse tout à la fois. »
Dès lors, Alice retrouve vitalité et envie. Ce miracle la pousse à découvrir la littérature japonaise et même à vouloir en connaître la langue. Roger Tanaka, son prof de japonais, va l’initier aux subtilités d’un idiome et d’une calligraphie qui pourront lui servir à séduire ce masseur dont elle n’a désormais plus envie de se passer. «J’avais mis un mois à admettre que je voulais vous revoir, qu’il ne s’agissait pas simplement d’un massage. On peut sentir qui sont les gens qui nous touchent physiquement, leurs émotions. Il y a dans la peau les traces de ce qu’on est, il se dégage de notre chair comme un effluve de notre cruauté ou au contraire comme chez vous, de bonté. À la fin de nos massages, l’odeur de votre peau sur la mienne était un pansement, et complétait mon parfum pour en créer un autre: nous.»
Amanda Sthers joue à merveille cette partition de mystère et de sensualité, ce désir renaissant, cet amour ardent qui est aussi une quête mystique. Aussi quand elle découvre que son masseur est reparti au Japon, elle lui écrit cette Lettre d’amour sans le dire, veut tout lui expliquer: « Pour que vous me compreniez, il faut que vous me connaissiez mieux. Je vais vous raconter des morceaux de ma vie afin que vous sachiez qui je suis et que vous puissiez m’accueillir sans mensonge ou que vous fermiez la porte à jamais. Je ne vais rien vous épargner de la vérité ni de mes parts d’étrangeté, ainsi nous saurons si nous pouvons espérer les faire cohabiter avec les vôtres.»
On retourne à Cambrai, on comprend que l’enfance d’Alice n’a pas été heureuse, qu’après avoir cherché à fuir sa famille en se mariant rapidement, elle a vécu une nouvelle déconvenue que la naissance de sa fille a encore accentuée. La douceur d’Antonin aurait pu panser ses plaies, mais cet homme «s’est occupé de moi et de ma fille comme s’il avait adopté des chats dans un refuge». Alors suivre sa fille était une option comme une autre. Jusqu’à la rencontre avec ce masseur japonais.
Le style limpide d’Amanda Sthers fait ici merveille et souligne avec délicatesse le parfum des amours mortes. Car au-delà des souvenirs, c’est une infinie tristesse qui nous étreint au moment de refermer ce livre. Décidément, la vie ne fait pas de cadeau.

Playlist
Voici les chansons qui sont évoquées au fil des pages du roman:


Claude François, Magnolias for ever

INXS, Need You Tonight.

Michael Jackson, Bad

Madonna, Papa Don’t Preach

Jean-Jacques Goldman, Elle a fait un bébé toute seule

George Michael, I Want Your Sex

Lettre d’amour sans le dire
Amanda Sthers
Éditions Grasset
Roman
140 p., 00,00 €
EAN 9782246824954
Paru le 3/06/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi le Nord d’où est originaire Alice, notamment Cambrai, Roubaix et Lille, ainsi que le Japon à Miyazaki

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alice a 48 ans, c’est une femme empêchée, prisonnière d’elle-même, de ses peurs, de ses souvenir douloureux (origines modestes, native de Cambrai, séduite et abandonnée, fille-mère, chassée de chez elle, cabossée par des hommes qui l’ont toujours forcée ou ne l’ont jamais aimée). Ancienne professeur de français, elle vit dans ses rêves et dans les livres auprès de sa fille, richement mariée et qui l’a installée près d’elle, à Paris.
Tout change un beau jour lorsque, ayant fait halte dans un salon de thé, Alice est révélée à elle-même par un masseur japonais d’une délicatesse absolue qui la réconcilie avec son corps et lui fait entrevoir, soudain, la possibilité du bonheur.
Cet homme devient le centre de son existence: elle apprend le japonais, lit les classiques nippons afin de se rapprocher de lui. Enfin, par l’imaginaire, Alice vit sa première véritable histoire d’amour. Pendant une année entière, elle revient se faire masser sans jamais lui signifier ses sentiments, persuadée par quelques signes, quelques gestes infimes qu’ils sont réciproques.
Le jour où elle maitrise assez la langue pour lui dire enfin ce qu’elle ressent, l’homme a disparu…
D’où la lettre qu’elle lui adresse, qui lui parviendra peut-être, dans laquelle elle se raconte et avoue son amour. Tendre, sensuelle, cette lettre est le roman que nous avons entre les mains : l’histoire d’un éveil. Ce qu’Alice n’a pas dit, elle l’écrit magnifiquement. Prête, enfin, à vivre sa vie.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Paris-Match (Valérie Trierweiler – entretien avec Amanda Sthers)
Le Blog de Gilles Pudlowski 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Cher monsieur,
Je vous écris cette lettre car nous n’avons jamais pu nous dire les choses avec des mots. Je ne parlais pas votre langue et maintenant que j’en ai appris les rudiments, vous avez quitté la ville. J’ai commencé les leçons de japonais après notre septième rencontre. C’était en hiver, les feuilles prenaient la couleur que je prêtais à votre pays. Je voulais vous demander de le décrire afin de vous comprendre avec lui.
Lors de mon premier cours, mon professeur m’a fait la courtoisie de ne pas me questionner sur la raison qui me poussait à apprendre le japonais à mon âge. Il m’a simplement demandé s’il y avait une échéance, je lui ai répondu qu’elle était celle du destin.
«Unmei», a-t-il dit, et ce fut le premier mot que m’offrait votre culture.
C’est aussi le destin qui m’a mise sur votre route, pourtant je le croyais étranger à ma vie. Mon nom est Alice Cendres mais vous me connaissez sous le nom d’Alice Renoir. Je ne vous ai jamais expliqué cette confusion car cela ne me semblait pas nécessaire au début et le temps passant il eût été étrange de me débaptiser. Plus tard, j’ai pensé que j’avais été stupide, qu’il vous était impossible de me retrouver si jamais vous aussi vous aviez voulu apprendre mes mots comme je me saisis des vôtres et venir me dire ce que je m’apprête à essayer de vous écrire. Je vous supplie d’accorder de l’attention à ces quelques pages. Elles peuvent vous sembler légères par endroits, graves ou impudiques à d’autres, mais vous comprendrez peu à peu que ma vie en dépend.
Je suis entrée dans le salon de thé le 16 octobre de l’an dernier. Je consigne tout dans un carnet, comme une sorte d’almanach qui tient dans ma poche et dessine un rythme à ma vie et au peu d’événements qui la ponctuent. Je me serais souvenue de ce jour sans en avoir rien écrit. Mais je l’ai fait. Sous cette date, il est indiqué le nom du lieu : « Ukiyo » et j’ai glissé la carte de visite du salon de thé pour être certaine de le retrouver. Je sais maintenant que le mot Ukiyo n’existe pas dans mon langage, qu’il veut dire profiter de l’instant, hors du déroulement de la vie, comme une bulle de joie. Il ordonne de savourer le moment, détaché de nos préoccupations à venir et du poids de notre passé. Il était seize heures quand j’ai poussé la porte. Les enfants de l’école voisine jouaient sous la pluie et sautaient dans les flaques tandis que d’autres couraient avec leurs cartables sur le dos. Sur le mien je portais une vie qui endolorissait tout mon être mais je ne le savais pas. J’ai souri, une jeune femme que je sais maintenant se prénommer Kyoko m’a fait m’asseoir juste d’un mouvement des lèvres.
J’ai retiré mon manteau et mon bonnet mouillés. Sans que je ne le demande, elle a posé devant moi un petit plateau sur lequel étaient disposées une théière noire et une tasse bleu ciel fragile qu’elle a remplie à moitié. Elle a précisé que ce thé provenait de Miyazaki, la ville où je vous adresserai ce courrier au matin. Je ne l’ai pas bu tout de suite, je me suis contentée d’observer le liquide qui m’a réchauffée ; un futsumushi sencha aux feuilles d’un vert intense qui donne un breuvage aux couleurs du soleil qu’on regarde à travers les herbes hautes quand on est adolescent et qu’on se couche dans les prés. J’ai pensé « il faudrait un nom à cette couleur », sans savoir qu’il existait dans votre pays un mot pour qualifier les rayons qui se dispersent dans les feuilles des arbres : komorebi. Cette teinte qui se diffuse dans le vent et à travers laquelle on voit les choses plus belles. Pourtant le goût n’est pas aussi limpide et transparent que la robe de ce thé, il a une densité qui ressemble à de la liqueur. Sa saveur ressemble à du miel adouci par un cacao amer. Pardonnez mon extase et mon souci du détail mais il est important que vous compreniez que ce jour-là a transformé ma vie. Pas comme un choc mais plutôt une vague qui s’en revient vers la plage, et s’apprête à repartir à l’assaut de l’océan tout entier.
Je viens d’un monde où nous ne goûtions pas aux choses exotiques, je n’ai jamais voyagé que dans des livres et c’est ainsi que je suis devenue professeur de français. Sans doute aurais-je mieux fait de choisir le métier d’hôtesse de l’air, de sentir de vrais bras autour de ma taille, d’embrasser des visages d’autres couleurs. Au lieu de ça, je n’ai pas quitté le Nord pendant mes quarante-huit premières années, j’ai imaginé l’amour, les gens et les odeurs. J’ai trouvé l’aventure dans le confort de mon salon, sous une couverture, accrochée aux pages que je ne cessais de tourner. Je vis à Paris depuis trois ans et je suis toujours effrayée de ne pas y être à ma place. J’ai emménagé ici à la demande de ma fille qui a épousé un homme riche et m’a « installée » dans un appartement confortable ; sans doute afin ne pas avoir à prendre le train pour me rendre visite et ne pas s’embarrasser d’une mère qui ne répond pas aux exigences de sa nouvelle position sociale. Elle a pensé que je déménageais avec plaisir tandis que je tentais de satisfaire le sien. J’ai pris une retraite très anticipée et elle m’a convaincue que j’allais enfin « pouvoir écrire mon roman » mais aucune d’entre nous n’y a cru. Cela a toujours été un fantasme. Elle pensait que sa démarche me consolait de son arrivée prématurée dans ma vie, des sacrifices qu’elle avait impliqués, qu’elle me rendait une part de la jeunesse qu’elle s’imagine m’avoir volée. Mais elle est ce que j’ai fait de mieux et de plus beau. Je suis triste qu’elle ne soit pas plus en feu, qu’elle ne soit pas de ces filles qui courent sous la pluie, qui rient, qui pleurent et qui brisent des cœurs. De ces filles qui dansent pieds nus. Je n’ai jamais souhaité qu’elle me rende mon insouciance mais qu’elle profite de la sienne.
Quand j’ai eu fini mon thé, Kyoko m’a fait monter quelques marches et amenée jusqu’à une pièce attenante en disant « Renoir », qu’elle prononçait avec un accent qui m’a d’abord rendu la chose impossible à comprendre, je pensais qu’elle me demandait de la suivre en japonais, je n’ai pas osé refuser. Elle insistait. Elle m’a menée dans une pièce plus sombre et nue, seules deux branches de cerisier fleuries tenaient dans un vase rectangulaire, un plancher de bois et au milieu un grand sol mou, comme ceux des salles d’arts martiaux. Sur le côté un petit banc laqué permettait de poser ses affaires. À son geste, j’ai compris qu’il fallait enlever mes chaussures et j’ai saisi le pyjama bleu marine qu’elle me tendait. J’allais protester mais elle a refermé la porte avec un sourire. Je me suis dit qu’elle allait me faire un massage et que c’était compris dans la formule avec le thé. Je n’ai pas osé refuser.
Je ne me rappelle plus ce que je portais. Sans doute mon pantalon noir un peu trop court et un col roulé gris. Rien qui vaille la peine de s’en souvenir. »

Extraits
« J’avais mis un mois à admettre que je voulais vous revoir, qu’il ne s’agissait pas simplement d’un massage. On peut sentir qui sont les gens qui nous touchent physiquement, leurs émotions. Il y a dans la peau les traces de ce qu’on est, il se dégage de notre chair comme un effluve de notre cruauté ou au contraire comme chez vous, de bonté. À la fin de nos massages, l’odeur de votre peau sur la mienne était un pansement, et complétait mon parfum pour en créer un autre: nous. »

« Pour que vous me compreniez, il faut que vous me connaissiez mieux. Je vais vous raconter des morceaux de ma vie afin que vous sachiez qui je suis et que vous puissiez m’accueillir sans mensonge ou que vous fermiez la porte à jamais. Je ne vais rien vous épargner de la vérité ni de mes parts d’étrangeté, ainsi nous saurons si nous pouvons espérer les faire cohabiter avec les vôtres. »

« Antonin m’a ouvert ses bras mais il ne m’a jamais fait l’amour. Il s’est occupé de moi et de ma fille comme s’il avait adopté des chats dans un refuge. Peu à peu, le désir est monté mais Antonin repoussait mes quelques assauts maladroits. Le soir, il m’embrassait sur le front. Mes larmes coulaient en silence. Deux ans après, mon père est mort et j’ai pu rentrer à la maison. Je n’ai jamais revu le soldat mais je tremblais à chaque pas. Avant d’avoir l’âge d’être une femme j’avais été souillée ou ignorée et déformée par une grossesse. Je me sentais sale et moche et j’ai nié mon corps. Antonin a tenté de me rattraper mais sa tendresse ressemblait à une prison, je pleurais l’idée de ce que nous aurions pu être. » p. 75

« J’aimerais vous parler des souvenirs que je ne connais pas encore. J’ai cette impression singulière qu’on ne vit pas par ordre chronologique ; que le temps fait des boucles. On se remémore soudain certaines choses qui nous paraissaient oubliées alors qu’on vient seulement de les vivre. Et ces souvenirs influent directement sur notre présent. » P. 108

« Quand vous posez les mains sur moi, j’ai la sensation que vous me comprenez. Cet habit de peau et d’os cesse d’être un poids et devient un moyen de vous dire mes douleurs, mon passé, mes désirs. La sensualité qui émanait de moi jadis se délie, se délivre sous vos doigts. Certaines choses se passent de mots. Ce que je ressens c’est une langue qui flotte, que nous pouvons comprendre sans même nous regarder, car il y a dans la salle une atmosphère qui naît de nous et nous dépasse tout à la fois. » p. 112-113

À propos de l’auteur
Amanda Sthers, scénariste et auteur, a connu le succès tant dans l’univers de la littérature adulte (Chicken Street) que dans celui du théâtre (Le vieux juif blonde) et dans la littérature jeunesse. (Source : Éditions Grasset)

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Le Bureau des Jardins et des Étangs

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En deux mots
Après le décès par noyade de son mari, fournisseur officiel de carpes pour les étangs de l’empereur, sa veuve décide d’honorer une commande et part avec seize carpes. Un beau périple initiatique commence.

Ma note
etoileetoileetoileetoile (j’ai adoré)

Le Bureau des Jardins et des Étangs
Didier Decoin
Éditions Stock
Roman
396 p., 20,50 €
EAN : 9782234074750
Paru en janvier 2017

Où?
Le roman se déroule principalement à l’ouest de l’île de Honshu, dans la région de San’in au Japon. De Shimae on va cheminer vers Heankyō, Hongu et Tsugizakura

Quand?
L’action se situe au XIIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Empire du Japon, époque Heian, XIIe siècle. Être le meilleur pêcheur de carpes, fournisseur des étangs sacrés de la cité impériale, n’empêche pas Katsuro de se noyer. C’est alors à sa jeune veuve, Miyuki, de le remplacer pour porter jusqu’à la capitale les carpes arrachées aux remous de la rivière Kusagawa.
Chaussée de sandales de paille, courbée sous la palanche à laquelle sont suspendus ses viviers à poissons, riche seulement de quelques poignées de riz, Miyuki entreprend un périple de plusieurs centaines de kilomètres à travers forêts et montagnes, passant de temple en maison de rendez-vous, affrontant les orages et les séismes, les attaques de brigands et les trahisons de ses compagnons de route, la cruauté des maquerelles et la fureur des kappa, monstres aquatiques qui jaillissent de l’eau pour dévorer les entrailles des voyageurs. Mais la mémoire des heures éblouissantes vécues avec l’homme qu’elle a tant aimé, et dont elle est certaine qu’il chemine à ses côtés, donnera à Miyuki le pouvoir de surmonter les tribulations les plus insolites, et de rendre tout son prestige au vieux maître du Bureau des Jardins et des Étangs.

Ce que j’en pense
Après Le Maître, le très taoïste roman de Patrick Rambaud, Monsieur Origami, le très artistique et poétique roman de Jean-Marc Ceci, voici Le Bureau du Jardin et des Étangs, le très romantique et parfumé roman japonais de Didier Decoin. Ce délicieux conte initiatique nous fait cheminer dans le Japon du XIIe siècle, dans le sillage de Miyuki qui vient de perdre son mari. Ce dernier était un pêcheur, chargé de fournir les poissons pour les étangs de la cité impériale. «Katsuro ne posait pas de questions. Il était le meilleur pêcheur de carpes de la Kusagawa».
Pour le village tout entier il est essentiel de continuer les livraisons afin de préserver un statut privilégié et pour Miyuki il est tout aussi important de poursuivre l’œuvre de son mari, même si la route jusqu’à la capitale n’est pas aisée à suivre. D’autant qu’elle devra faire la route chargée d’un lourd fardeau. Huit des plus vigoureuses carpes pêchées par Katsuro sont placées dans chacun des deux récipients qu’elle porte, amarrées à une perche.
Le courage et la détermination de Miyuki nous pourront toutefois éviter la perte de la quasi-totalité du précieux bagage. Ce sont à la fois les difficiles conditions topographiques, climatiques et les rencontres qu’elle va faire qui vont entraîner cette hécatombe. Dès lors, faut-il poursuivre la route ? La réponse viendra d’un sage homme qui croisera sa route, lui apportant par la même occasion la preuve qu’il n’y a pas que des personnages mal intentionnés sur sa route : « Il y a toujours du sens à continuer d’agir comme on doit dit Togawa Shinobu, même si l’on croit que cela ne sert plus à rien. Mon désir est de vous aider à prendre conscience de cette vérité. »
Okono Mitsutada, patron d’une barque de pêche, va lui proposer de la renflouer, moyennant un petit service. Elle s’offrira en tant que Yŭjo à un riche client et sera couverte de cadeaux. Miyuki accepte cette proposition non sans crainte, elle qui n’a jamais connu d’autre homme que son mari («quand il est mort nous étions encore en train de nous étonner l’un l’autre») et avait jusque-là refusé de jouer les «empileuses de riz».
Cette expérience va non seulement la transformer, mais révéler à son client le parfum étrange de sa concubine. C’est cet aspect qui va, au-delà des malheureuses carpes, plaire au directeur du Bureau des Jardins et des Étangs. Car en sa qualité de responsable de l’acclimatation des arbres aromatiques, il est le gardien du livre des mille odeurs et entend bien participer aux côtés de l’empereur au concours de compositeur de parfum. Le thème choisi est cette fois l’image d’une demoiselle des brumes franchissant un pont en dos d’âne.
Laissons au lecteur le soin d’imaginer quel rôle jouera Miyuki durant cette épreuve. Toujours est-il qu’elle pourra reprendre le chemin du retour vers son village – toujours autant parsemé d’embûches – enrichie d’expériences nouvelles. Il paraît que « les dieux avaient créé le néant pour persuader les hommes de le combler». Une jeune femme qui semblait traverser «la vie en sautillant d’une ignorance à l’autre» va nous apporter une preuve étincelante qu’il y a bien des manières de conjurer le sort. Et Didier Decoin va, une nouvelle fois, nous enchanter. En nous entraînant, après La pendue de Londres, sur un terrain aussi inattendu qu’éblouissant.

Autres critiques
Babelio
Télérama (Nathalie Crom)
Europe 1 (Le livre du jour – Nicolas Carreau)
La Croix (Jean-Claude Raspiengeas)
RTL (Laissez-vous tenter – Bernard Lehut)
Blog À l’ombre du noyer

Télématin (Olivia de Lamberterie)

Extrait
« Les dieux avaient créé le néant pour persuader les hommes de le combler. Ce n’était pas la présence qui régulait le monde, qui le comblait: c’était le vide, l’absence, le désempli, la disparition. Tout était rien. Le malentendu venait de ce que, depuis le début, on croyait que, vivre, c’était avoir prise sur quelque chose, or il n’en était rien, l’univers était aussi désincarné, subtil et impalpable, que le sillage d’une demoiselle d’entre deux brumes dans le rêve d’un empereur.
Un monde flottant. »

A propos de l’auteur
Né en 1945, Didier Decoin est écrivain et scénariste. Il a vingt ans lorsqu’il publie son premier livre. Celui-ci sera suivi d’une vingtaine de titres, dont Abraham de Brooklyn (prix des Libraires), et John l’Enfer pour lequel, en 1977, il reçoit le prix Goncourt. (Source : Éditions Stock)

Site Wikipédia de l’auteur 

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La voix des vagues

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La voix des vagues
Jackie Copleton
Éditions Les Escales
Roman
traduit de l’anglais par Freddy Michalski
360 p., 21,90 €
EAN : 236569165X
Paru en octobre 2016

Où?
Le roman se déroule au Japon, à Nagasaki notamment ainsi qu’aux États-Unis.

Quand?
L’action se situe en 1945 et durant les années qui ont suivi.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lorsqu’un homme complètement défiguré frappe à sa porte et lui annonce qu’il est son petit-fils disparu depuis des années, Amaterasu Takahashi est bouleversée. Mais peut-elle le croire ?
Sa vie a basculé le 9 août 1945, le jour où les Américains ont bombardé Nagasaki. Pendant des semaines, elle a cherché les siens dans la ville en ruine. En vain.
Avec l’arrivée de cet homme, s’ouvre une boîte de Pandore d’où s’échappent les souvenirs. Amaterasu qui a quitté le Japon pour les Etats-Unis se remémore ce qu’elle a cherché à oublier : son pays, sa fille qu’elle a tant voulu protéger, l’histoire d’amour qui les a séparées et le secret qu’elle a enfoui au plus profond d’elle-même.

Ce que j’en pense
***
Un matin, un homme sonne à la porte d’une vieille dame et lui annonce qu’il est son petit-fils. La surprise d’Amaterasu Takahashi est d’autant plus forte que Hideo fait partie des victimes du bombardement de Nagasaki le 9 août 1945 et qu’elle a fui le Japon pour s’installer aux Etats-Unis. Que l’enfant ait pu survivre tient du miracle, qu’il ait pu retrouver la trace de sa grand-mère en serait un second. Du coup, c’est avec la plus grande méfiance, pour ne pas dire l’incrédulité, que ce «survivant» recouvert de cicatrices est accueilli. D’autant qu’il fait resurgir un traumatisme qui, malgré les années, est resté très vivace.
En ce jour funeste, elle a perdu de nombreux amis, connaissances et membres de sa famille, à commencer par sa fille Yuko.
L’auteur, qui a enseigné l’anglais à Nagasaki, alterne les époques au fil des chapitres. Elle revient sur la genèse du conflit durant les années 30 et 40, le récit du bombardement et ses conséquences immédiates, l’exil d’Amaterasu en 1946 et sa vie aux Etats-Unis, le dilemme de cet homme qui aimerait avoir des réponses à ses questions, mais ne veut pas pour autant faire souffrir ses interlocuteurs. Un choix très judicieux qui rend la lecture particulièrement agréable tout en confrontant les questions d’aujourd’hui au drame de l’époque. Car c’est également dans la forme que nous sommes invités à reconstituer ce puzzle. Journal intime, récit quasi journalistique, dialogue, extraits de correspondance permettent d’éclairer de différentes manières ce drame. Sans oublier la touche japonisante qui arrive ici fort à propos : les chapitres s’accompagnent d’expressions ou de mots japonais avec leur signification particulière au pays du soleil levant.
En s’appuyant sur des faits et sur la douloureuse réalité Jackie Copleton évite l’écueil de la stigmatisation. Mieux encore, elle nous fait comprendre à travers les témoignages, que les victimes souffrent d’un complexe de culpabilité, ne comprenant pas pourquoi le malheur s’est abattu sur les innocents et qu’il les a épargnées. On se rend alors compte de la force morale qu’il aura fallu déployer pour simplement survivre. Que le silence était une arme et non une volonté de dissimulation. Car les secrets, petits et grands, qui se cachent dans chaque famille et derrière chacun de ses membres finissent par apparaître au grand jour, comme c’est le cas lorsque l’on découvre un journal intime.
Avec beaucoup d’habileté, le récit vient alors confronter l’Histoire avec les histoires, démontrer que des ressorts tels que la trahison, l’ambition, le besoin d’émancipation ou l’offense sont dans les deux cas des moteurs, mais aussi les déclencheurs de drames qui emportent les familles et les peuples et qu’il convient de traduire afin de pouvoir les supporter.
La traduction littérale du titre original de ce premier roman «a dictionary of mutual understanding» (un dictionnaire de compréhension mutuelle) est à ce titre plus éclairante que La Voix des vagues. Mais la poésie du titre français, secondée par une superbe couverture, est bien l’autre clé de cette superbe évocation.

Autres critiques
Babelio 
Blog Les mots de Junko 
Blog Lire le Japon comme si vous y étiez
Blog Arthémiss 
Blog Que lire ? 
Blog Le Puy des livres 
Blog Cousines de lecture 

Extrait
« À Amaterasu Takahashi,
Tout d’abord, je dois vous présenter mes excuses pour le choc de cette révélation. L’homme que vous avez sans doute rencontré est votre petit-fils, Hideo Watanabe. Je peux vous le confirmer. Il est bien possible que vous n’ayez guère de raisons de me croire mais je peux seulement dire que je ne mens pas. Hideo n’est pas mort ce jour-là, il a survécu. N’est-ce pas une chose merveilleuse à savoir ? Mais ainsi que vous l’aurez constaté de vos yeux, il a été très grièvement blessé lors de Pikadon.
Si gravement en fait que les autorités ont été dans l’incapacité de l’identifier. Un an après la fin de la guerre, on l’a envoyé dans un orphelinat pour enfants victimes à l’extérieur de la ville. C’est là que mon mari l’a trouvé et c’est là que nous avons découvert par la suite qui il était. À ce moment-là, vous deviez déjà être partie en
Amérique. Il nous a fallu bien des années pour vous retrouver. La chance a voulu qu’une de vos anciennes employées, Mme Goto, ait lu un article sur notre organisation pacifiste qui mentionnait le nom de naissance de Hideo. Elle m’a contactée et fourni une adresse vous concernant, vous et votre mari, une ancienne adresse, ainsi qu’il s’est avéré. Au moment même où je vous écris, nous essayons toujours de localiser votre lieu d’existence actuel. Acceptez mes excuses pour ce retard. Je ne peux qu’imaginer la confusion dans laquelle cette nouvelle vous plonge. » (p. 21-22)

A propos de l’auteur
Jackie Copleton est diplômée d’Anglais à l’Université de Cambridge. En 1993, elle part pour Japon où elle enseigne l’anglais à Nagasaki et à Sapporo. Elle retourne au Royaume-Uni en 1996 pour suivre des études en journalisme. Elle a travaillé comme journaliste et a collaboré à plusieurs journaux. La Voix des vagues (A Dictionary of Mutual Understanding, 2015) est son premier roman. Elle vit avec son mari à Newcastle. (Source : Babelio)

Site internet de l’auteur (en anglais)

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