La Louisiane

MALYE_louisiane

  RL_2024

Finaliste du Prix de la Closerie 2024
En lice pour le Prix France Bleu – Page des libraires 2024
En lice pour le Prix Nice baie des Anges 2024

En deux mots
Parmi les pensionnaires de la Salpêtrière, 90 femmes sont choisies pour rejoindre la Louisiane, épouser les colons et peupler la colonie du Mississipi. Mais après avoir débarqué en Louisiane en 1721, Geneviève, Charlotte, Pétronille et leurs sœurs d’infortune connaîtront des destins très différents.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois femmes dans le Nouveau Monde

En explorant un pan méconnu de l’Histoire des colonies françaises, l’envoi de femmes pour peupler ces vastes territoires, Julia Malye réussit une admirable fresque autour d’un trio de femmes bien décidées à cesser de subir la loi des hommes. Documenté, dense et poignant.

En cette année 1720, John Law, le contrôleur général des finances voit son système s’effondrer avec les actions du Mississipi, l’obligeant à se retirer. Si la colonie est loin de regorger de l’or et d’autres richesses miroitées, le Roi Louis XV n’entend pas l’abandonner et décide de plusieurs expéditions. Il ordonne notamment l’envoi de femmes à Biloxi, situé dans un pays marécageux, aux eaux malsaines et au sol stérile, où il a à érigé un fort.
C’est à Marguerite Pancatelin, la Supérieure de la Salpêtrière, qu’échoit la tâche de dresser la liste des volontaires qui seront aptes à affronter un tel voyage et qui peuvent enfanter.
Ajoutons d’emblée que ses pensionnaires sont plutôt réticentes et qu’à part Geneviève, prisonnière à la Grande Force et qui n’a plus grand chose à perdre, personne ou presque n’est candidate pour cette mission. Alors elle choisit toutes celles qui lui semblent convenir, allant même jusqu’à désigner une enfant de 12 ans.
Encadrées par des religieuses, les femmes quittent Paris pour les bords de Loire avant de rejoindre la Bretagne et d’embarquer à bord de La Baleine pour un voyage périlleux.
Après bien des péripéties – le mal de mer, le confinement, une attaque de pirates – elles débarquent à Biloxi.
La seconde partie du roman raconte comment elles ont été mariées à peine débarquées et leur quotidien dans ces contrées hostiles, mais aussi combien le voyage leur a permis de mieux se connaître, de tisser des liens.
Charlotte, Pétronille et Geneviève vont toutefois connaître des destins bien différents. En les suivant au fil des années, Julia Malye nous raconte la vie des colons, entre les maladies, les ouragans, la guerre contre les tribus autochtones. Petit à petit, la région va tout de même parvenir à se développer avec l’arrivée d’une nouvelle génération, les enfants de ces femmes de la Salpêtrière.
Si ce roman est si réussi, c’est que ll’autrice s’est abondamment documentée, à la fois sur la Salpêtrière et sur la Louisiane, un territoire qui s’étendait alors jusqu’au Canada. Les conditions de vie, la faune et la flore, les populations autochtones et les esclaves, le climat, rien ne manque. Pas même le romanesque et ses rebondissements en cascade.

La Louisiane
Julia Malye
Éditions Stock
Roman
560 p., 23 €
EAN 9782234094116
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé à Paris, puis au terme d’un voyage le long de la Loire jusqu’en Bretagne et plusieurs mois en mer, à Saint-Domingue puis à Biloxi. On y sillonne ensuite les contrées et villes de Louisiane.

Quand?
L’action se déroule de 1720 à 1739.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Pour la première fois depuis trois mois, elles discernent enfin le sable que leur cachait l’eau lors de la traversée de l’Atlantique, ce fond de l’océan qu’elles ont brièvement aperçu ce matin en débarquant de La Baleine. Personne ne leur a expliqué où elles seraient logées ce soir, dans combien de temps elles seraient fiancées. On ne dit pas tout aux femmes. »
Paris, 1720. Marguerite Pancatelin, la Supérieure de la Salpêtrière, est mandatée pour sélectionner une centaine de femmes «volontaires» qui seront envoyées en Louisiane afin d’y épouser les colons français.
Parmi elles, trois amies improbables : une orpheline de douze ans à la langue bien pendue, une jeune aristocrate désargentée et rejetée par sa famille ainsi qu’une femme condamnée pour avortement. Comme leurs compagnes à bord de La Baleine, Charlotte, Pétronille et Geneviève ignorent tout de ce qui les attend au-delà des mers. Et n’ont pas leur mot à dire sur leur avenir.
Ces étrangères réunies par le destin devront braver l’adversité – maladie, guerre, patriarcat –, traverser une vie faite de chagrins d’amour, de naissances et de deuils, de cruauté et de plaisirs inattendus. Et d’une amitié forgée dans le feu.
Un roman d’une profondeur et d’une émotion saisissantes, qui nous transporte au cœur d’une terre impitoyable, aux côtés d’héroïnes animées d’une extraordinaire soif d’amour et de vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter
Quotidien
La Presse (Laila Maalouf)
Le Journal de Québec (Marie-France Bornais)
Le Devoir (Caroline Monpetit)
Culture tops (Cécile Rault)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Page des libraires (entretien mené par Linda Pommereul, Librairie Doucet, Le Mans)
Blog La Culture dans tous ses états
Blog de Médiapart (Patrick Le Henaff)
Blog Au fil des livres
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Charlotte parlotte


Julia Malye présente son roman «La Louisiane» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
En 1720, le navire La Baleine quitte la France, emportant à son bord des femmes élevées ou enfermées à l’hôpital de la Salpêtrière, à Paris. Elles embarquent pour la Louisiane à un moment où les colons ont désespérément besoin d’épouses et rejoignent en 1721 ces contrées aussi connues sous le nom de « Mississippi ». Inspiré de leur histoire, ce roman est un hommage à toutes ces femmes qui, pendant trop longtemps, ont sombré dans l’oubli, en France comme aux États-Unis.

Partie I
À leur arrivée en Louisiane, elles sont aveuglées. Le soleil tombe sur Biloxi, étonnamment éblouissant pour un après-midi de janvier. Les femmes clignent des yeux dans la lumière d’hiver et bientôt la plage blanche et sa foule immobile apparaissent, des hommes hâlés et émaciés dressés sur la pointe des pieds. Dans les pirogues, les passagères se serrent les unes contre les autres. Les semelles de leurs chaussures sont si élimées qu’elles devinent les aspérités du bois. Quand les marins arrêtent de ramer, à quelques mètres du rivage, certaines tentent de se lever. Sous leur poids, les pirogues ondoient ; l’air humide colle à leurs gorges comme du pain mouillé.
Pour la première fois depuis trois mois, elles discernent le sable que leur cachait l’eau lors de la traversée de l’Atlantique, ce fond de l’océan qu’elles ont brièvement aperçu ce matin en débarquant de La Baleine. Personne ne leur a expliqué où elles seraient logées ce soir, dans combien de temps elles seraient fiancées. On ne dit pas tout aux femmes.
Certaines se penchent par-dessus le plat-bord. Roches, coquillages, poissons : leurs écailles brillantes, leurs mouvements vifs, un éclat argenté logé dans le coin du regard. Lorsqu’un cri retentit, les passagères s’agitent dans les canoës. Une jeune fille bascule dans la mer avec un bruit mat. La pirogue vacille dangereusement, ne se retourne pas, et plusieurs mains se tendent vers la naufragée. Sous l’eau, sa robe sombre se déploie comme de l’encre. Elle cesse soudain de se débattre. Contrairement à tout ce que les femmes ont toujours cru savoir des flots qui les ont menées jusqu’ici, elle ne coule pas. Elle a pied. Elles la regardent se redresser, le dos droit et le corps tendu, son souffle court balayant la surface, la tête tournée vers la plage où la rumeur des hommes se mêle au ressac de la mer. Ses compagnes l’imitent, l’air inquiet, enthousiaste, nerveux. Elle n’essaye pas de remonter dans la pirogue. Elle se dirige vers le rivage. Ses cheveux sont un masque noir plaqué contre ses tempes.
Les femmes font la seule chose qu’il leur reste à faire – elles attrapent la main la plus proche et sautent.

MARGUERITE
Paris, mars 1720
Marguerite doit dresser une liste. Elle replie la lettre de l’avocat général, s’efforce de trouver une meilleure posture pour sa jambe raide. Après la pluie de ces derniers jours, la douleur enfle de ses orteils à sa cuisse, bourgeonne jusque dans les articulations de ses mains. C’est l’heure où les filles ont quitté les ouvroirs, où les voix récitant les derniers psaumes se sont tues, où les sœurs officières lui ont remis leurs derniers inventaires. Les ateliers sont fermés et les artisans retirés dans leurs logements. On n’entend même plus les prisonnières des loges aux folles. Marguerite enlève sa coiffe. Elle ne devrait pas être à son bureau après le coucher du soleil mais dans son jardin, sous le mimosa en fleur, avec ses épais bouquets qui lui rappellent les perruques de certains hommes. Là, au milieu des pâquerettes et des asphodèles, elle parvient à oublier la véritable odeur de la Salpêtrière.
Elle ouvre un dossier presque vide. Ses mains sont devenues maladroites, agitées de tremblements soudains, et la liste de l’année précédente manque de filer sous le secrétaire. Depuis presque un an et demi, elle choisit les femmes envoyées au Mississippi. Sa première sélection a plu à l’avocat général ; dans son courrier, M. Joly de Fleury lui annonce que le gouverneur de Louisiane en personne réclame davantage d’épouses pour la colonie. Marguerite approche la bougie de la feuille. Ce soir, elle ne sait pas par où commencer.
Les choses étaient différentes l’hiver dernier. L’idée de transférer des détenues au Mississippi était la sienne : elle avait été libre de choisir les candidates idéales. À la Salpêtrière, il ne restait plus assez de lits pour celles qui avaient véritablement besoin d’un refuge. Les dortoirs étaient occupés par des filles qui ne changeraient jamais. Il lui avait suffi de décider de qui elle voulait se débarrasser en premier – des empoisonneuses, des libertines, des rebelles ou des sorcières.
Oui, cette première liste comprenait toutes sortes de prisonnières. Des deux cent neuf pensionnaires sélectionnées l’an passé, elle se souvient particulièrement bien de l’affabulatrice qui, depuis la prison des femmes, avait passé son temps à hurler des insultes sordides contre le roi. Mais cette fois, fini les filles enfermées à la Grande Force. M. Joly s’est montré clair : le gouverneur Bienville ne veut plus d’anciennes détenues, mais demande environ quatre-vingt-dix futures mères. Des femmes fertiles, compétentes, discrètes. Ce qui, pour Marguerite, signifie des repentantes de la Maison de Correction ou des filles de l’orphelinat de la Salpêtrière, la Maison Saint-Louis. Elle imagine aussitôt Charlotte Couturier, l’orpheline rousse de douze ans, embarquant pour la Louisiane, cette contrée inconnue et barbare qui lui inspire plus de crainte que d’admiration. Non, pas Charlotte. La fillette restera à la Salpêtrière, sauve ; dans quelques années, elle pourra y devenir sœur officière. Le Mississippi a besoin de femmes fortes.
Elle remue sa plume dans l’encrier. L’affabulatrice avait une sœur, plus jeune, pas encore corrompue. Marguerite essaye de se souvenir de son prénom, mais seul son nom lui revient. Sous le titre « Passagers de La Baleine », elle écrit : « 1) Étiennette (ou Antoinette ?) Janson – entre 15 et 17 ans. »
Plus que quatre-vingt-neuf noms à ajouter. Marguerite s’appuie contre le dossier de sa chaise, et la douleur galope de ses pieds à son cou. Dans le pot en porcelaine, l’encre se souvient des cercles dessinés par sa plume.
« Madame ? »
De l’autre côté de la porte, la femme répète le même mot d’une voix plaintive. Mlle Bailly sait qu’elle n’a rien à faire ici après complies, la dernière prière du soir.
« Qu’y a-t-il ? »
La porte en bois gémit lorsque sa nouvelle assistante entre dans la pièce. Ses gestes reflètent sa manière de penser – grossière, méticuleuse, timorée.
« Que voulez-vous ?
– La sous-officière de la Grande Force a signalé de nouveaux cas de morsures de rat. »
La peur qui transparaît dans ses yeux exaspère Marguerite. Une fois de plus, son assistante est incapable de se débrouiller seule.
« Dites-moi donc quelque chose que je ne sais pas déjà, Mlle Bailly.
– La démente. Émilie Le Néant. »
Marguerite touche sa mauvaise jambe du bout des doigts.
« Avez-vous appelé les gardes ? Où est la sœur officière ?
– Ils ont essayé, en vain. Elle refuse de se calmer. »
Évidemment. Même le fouet n’a rien donné avec Le Néant. Un mois plus tôt, Marguerite a ordonné que la fille soit tenue à l’écart de tout sacrement – il n’y a plus rien à espérer d’une femme se vantant de ne pas avoir fait le signe de croix depuis dix ans.
« Les autres prisonnières commencent à s’agiter. »
Marguerite prend appui sur son secrétaire pour se redresser. On ne peut pas se passer d’elle. Ces derniers temps, cette pensée lui vient de plus en plus souvent, et avec elle un sentiment de fierté, de soulagement. Puis lui succèdent l’épuisement et la peur.
« Dépêchons. »
Elles ne peuvent pas se dépêcher. Marguerite fait de son mieux pour traverser la cour Lassay d’un pas rapide, mais elles doivent s’arrêter devant le dortoir Sainte-Claire. La nuit est tombée, l’obscurité engloutit les quelques ouvriers qui se hâtent de rentrer chez eux, les sœurs vérifient que les pauvres sont bien couchés et qu’ils ont assez d’eau pour la nuit. Mlle Bailly scrute l’église Saint-Louis comme si elle venait de découvrir ses quatre nefs. Appuyée contre le mur, Marguerite attend que la douleur se résorbe avant de se remettre en marche.
Elles coupent par le bâtiment des Vieilles Femmes et Marguerite avance en regardant droit devant, jusqu’à ce qu’elles atteignent la cour Sainte-Claire. D’autres pavés ici, de petits pièges qui agrippent le bout de sa canne. La Salpêtrière, sa cité, lui semble immense ce soir. À leur droite, les bâtiments Saint-Augustin et Saint-Jacques sont silencieux – il ne reste plus qu’une seule fenêtre éclairée dans l’atelier des Jeunes Filles. Un éclat de rire transperce soudain la nuit, juste à côté de la prison. Alors qu’elles pénètrent dans la rue du Corps-des-Gardes, d’autres sons leur parviennent : les pleurs des logements des petits garçons, les grognements de l’enclos des cochons, les insultes du bâtiment des Archers. À gauche, la prison de la Grande Force se dresse dans la nuit. Il y a dans ce quartier quelque chose de vicieux qui affecte toujours Marguerite. Si elle avait eu la charge de la construction de la Salpêtrière, elle aurait fait bâtir les cellules des femmes à l’autre bout de la ville, où se trouvent actuellement les Cuisines et la cour des Chèvres. Elle aurait préféré garder les folles à la périphérie de l’hôpital.
« Par ici », lance Mlle Elautin.
Les gardes baissent la voix quand la sous-officière de la Grande Force apparaît sur le seuil de la prison ; leurs rires s’éteignent tout à fait une fois la porte refermée. Dans le couloir humide, l’odeur de renfermé, froide et écœurante, glisse dans la gorge de Marguerite.
« J’ai répété à Mlle Bailly qu’il était inutile de vous déranger, dit Mlle Elautin.
– Elle hurlait si fort qu’on l’entendait depuis le cimetière, explique Mlle Bailly.
– Il est grand temps que vous vous fassiez aux sons de cette institution, rétorque Mlle Elautin.
– Cela n’a plus d’importance. Racontez-moi ce qu’il s’est passé », intervient Marguerite.
À l’étage, on demande du vin, Pierre ou Jean, puis simplement de l’aide. La responsable croise les bras.
« L’une des prisonnières l’a calmée.
– Quelqu’un est entré dans la cellule de Le Néant ? » demande Mlle Bailly.
Marguerite lui jette un regard agacé.
« Bien sûr que non, répond Mlle Elautin. Si cela avait été le cas, vous auriez eu une bonne raison de déranger notre Supérieure.
– Qui l’a fait taire ? »
La bougie n’éclaire qu’une partie du visage de la sous-officière, et son profil aplati rappelle à Marguerite les têtes de carpes alignées dans un cageot.
« Une certaine Geneviève Menu. »
Habituellement, Marguerite se débrouille plutôt bien pour éviter de penser à sa sœur. Mais c’est pourtant Lucie qui a fait arrêter cette Geneviève Menu il y a deux mois, et qui l’a mise en garde contre les vices de son ancienne blanchisseuse. À cette occasion, sa sœur n’a pas manqué de rappeler à Marguerite ses liens avec des hommes puissants : avant que le fils de Lucie ne suive l’exemple de son père et ne devienne le nouveau chef de police, personne ne se souciait de contrôler les décisions de Marguerite. Elle n’avait eu aucun mal à déporter les femmes de son choix ; à présent, l’homme à la tête des autorités porte à nouveau le nom de sa sœur, d’Argenson, une famille de marquis et de comtes.
« Allons-y », déclare Marguerite et lorsqu’elle lève sa canne vers la prison, elle manque de peu la robe de Mlle Elautin. Penser à Lucie l’irrite.
Les deux autres femmes obéissent en silence. Elles traversent des antichambres désertes ; les murs aveugles donnent sur d’étroites cours, des cellules extérieures où le ciel n’est plus qu’un mince rectangle. Marguerite essaye de rassembler ce qu’elle sait de Geneviève Menu. À son arrivée à la Salpêtrière, elle était capable de retenir des centaines de noms et de visages. Elle se souvient encore de ceux des prisonnières enfermées aux loges aux folles il y a trente ans, des traits des jeunes protestantes qu’on lui avait confiées en 1700 après leur fuite avortée en Angleterre. Elle revoit les yeux de Charlotte, alors âgée de huit ou neuf mois, scrutant son visage puis celui de la responsable de l’orphelinat, un soir glacial de janvier 1709. Mais aujourd’hui, Marguerite est incapable de se remémorer précisément les accusations portées contre Menu.
La sœur officière se fige et le cliquetis de son trousseau de clés résonne dans le couloir. Mlle Bailly et un garde l’aident à ouvrir la porte.
« Le Néant est gardée à l’isolement, au fond. »
Marguerite se pince le nez. C’est le moment du mois où les dortoirs sentent le métal et la peau humide. Comme tous les hivers, le système d’évacuation qui longe le mur à l’est de la Salpêtrière a débordé quand les eaux épaisses de la Seine se sont mises à couler trop vite ; la prison trempe dans une odeur qui paraît aussi solide que de la boue séchée, de la fiente d’oiseau – une pestilence qui, Marguerite le sait, pénétrera le tissu de sa robe, se glissera sous sa coiffe. Dans l’obscurité, elle entend les corps remuer dans la paille, un sanglot sourd, une toux grasse, mais aucun des hurlements auxquels elle s’attendait. Elle s’arrête devant l’avant-dernière porte.
Au début, elle ne remarque rien d’anormal. La lumière de sa bougie traverse la première cellule, éclabousse la pierre d’une lueur jaune. L’air frais de la nuit coule depuis la lucarne, dissout momentanément les effluves fétides de la prison. Puis elle l’entend : un martèlement monotone et insistant. Marguerite connaît bien ce bruit – à la Crèche, elle a vu plus d’un bébé heurter son crâne contre son panier, se berçant avec de petits à-coups qui auraient dû être les caresses d’une mère. Le Néant gît immobile, endormie. Ses chevilles semblent plus maigres là où ses chaînes les encerclent ; la peau de ses bras est desséchée par le froid, son corps nu recouvert d’une couverture élimée. Le son ne faiblit pas.
En levant sa bougie vers la lucarne de la cellule mitoyenne, Marguerite y trouve une silhouette agenouillée, enveloppée dans une robe de tiretaine, les genoux enfoncés dans un matelas esquinté. Les doigts de la prisonnière sont rouges, abîmés par la pierre. Elle continue de taper du poing contre le mur, même lorsque Marguerite croise ses yeux délavés. La détenue la fixe juste assez longtemps pour que Marguerite aperçoive les vaisseaux sanguins qui tissent une fine toile autour de ses iris bleus. En rendant la bougie à la sœur officière, elle ne saurait dire qui a détourné le regard la première – elle, ou la femme qui travaillait pour sa sœur.
« Faites le nécessaire pour que cette pauvre créature soit vêtue », ordonne Marguerite à Mlle Elautin. « Et transférez Menu à la Maison de Correction. »
Mlle Bailly offre timidement son bras et cette fois-ci, Marguerite le saisit sans tarder. De retour à son bureau, elle ajoute un deuxième nom à la liste des futures passagères de La Baleine.
*
À l’arrivée de Marguerite à la Salpêtrière, l’Hôpital général avait treize ans, et elle dix-huit. Pour la dernière fois de sa vie, elle portait une robe bleu cyan, aux manches brodées de fil d’argent qui enserraient ses poignets comme des menottes. Ses cheveux avaient encore la couleur d’une pomme croquée. Marguerite n’avait pas choisi de devenir sous-officière mais elle était déterminée à ne pas rentrer chez elle, à ne pas se marier comme sa sœur.
On était en 1669. Molière était enfin autorisé à jouer sa pièce Le Tartuffe ; le comte de Grignan et Françoise-Marguerite de Sévigné venaient de célébrer leur union à l’église de Saint-Nicolas-des-Champs ; par un tiède après-midi d’avril, face à une foule silencieuse, Louis XIV embrassait les pieds de douze indigents. La veille du départ de Marguerite pour la Salpêtrière, Lucie ne parlait que de Paris. Assise à sa coiffeuse, elle étalait sur son visage un mélange d’œufs et de blanc de céruse, lissant les cicatrices creusées par la petite vérole qui avait ravagé sa peau claire. Elle avait dessiné des veines bleutées sur sa poitrine pour sembler plus pâle.
Marguerite se fichait des pièces de théâtre et des noces. Avant que son père décide qu’elle servirait un jour la cause du jeune hôpital, elle n’aurait pas non plus prêté attention aux pouvoirs guérisseurs du roi. Mais maintenant qu’elle était sur le point de s’installer à la Salpêtrière, elle écoutait avec intérêt les histoires d’indigents. Bientôt, elle vivrait parmi eux, les soignerait. En écoutant Lucie décrire les baisers royaux, Marguerite imaginait des orteils noirs et des ongles émaillés, les lèvres charnues du souverain. « Ne vous inquiétez pas », lui dit Lucie. « Là où vous allez, vous ne serez contrainte d’embrasser personne. Et je doute que vous touchiez qui que ce soit. »
Il s’avéra que sa sœur n’avait qu’à moitié raison. On ne s’embrassait pas à l’Hôpital général. Mais on se touchait. Après cinquante et un ans passés à la Salpêtrière, Marguerite ne saurait compter le nombre de mains malades qu’elle a dû serrer entre les siennes.
Enfant, son père lui parlait souvent des pauvres gens à Paris. Après la Fronde, il lui racontait des histoires de paysans dépossédés fuyant les campagnes, s’agglutinant dans des faubourgs si exigus que l’air et le soleil ne filtraient que par les cheminées. Il évoquait le quartier du Chasse-Midi où, la nuit, des garçons volaient des charognes aux abattoirs. En 1642, plus de trois cents hommes avaient été assassinés dans les rues de Paris ; son père répétait ces chiffres, émerveillé, comme s’il comptait des pièces d’or. Même après que la cour des Miracles avait été nettoyée, il continuait de lui décrire le faux soldat, celui qui enlevait les bandages de sa jambe soi-disant blessée après des heures passées à mendier. Son père parlait de lui comme s’il le connaissait personnellement ; sous l’hôtel particulier, la rivière charriait des os et des feuilles vers la Seine. Il fallut des années à Marguerite pour comprendre que son père ne connaissait rien à la condition des pauvres. Que les indigents n’avaient jamais été qu’un sujet de conversation pendant les conseils royaux, des fantômes derrière les rideaux de la berline qui le ramenait de Versailles.
Marguerite n’était pas le premier choix de son père pour travailler à la Salpêtrière. Quelques années après la création de l’Hôpital sur ordre du roi, il pensait y envoyer Lucie. L’idée n’avait surpris personne, pas même Marguerite. Lucie était vive et intelligente ; elle faisait preuve d’un entêtement que les gens prenaient pour de la patience ou de la détermination. Leur père était convaincu qu’avec ses idées et son audace, l’aînée ferait de l’Hôpital une institution moderne.
Il changea d’avis le jour où le futur lieutenant général de police demanda la main de Lucie. C’était un chaud matin d’hiver, le ciel orangé faisait fondre la neige. Il se tourna vers Marguerite ; il avait une façon de faire des propositions qui laissait ses interlocuteurs penser que l’idée venait d’eux. Il évoqua une fois de plus l’homme de la cour des Miracles jouant au soldat blessé, déclara que les gens comme lui avaient grand besoin de l’aide de filles comme elle.
Marguerite ignore toujours quel genre de fille elle est. Ce qu’elle sait, c’est qu’à soixante-neuf ans, elle essaye encore de prouver qu’elle aurait dû être le premier choix.
*
Les sœurs officières entreront bientôt dans le réfectoire et elles seront ravies de découvrir leur nouvelle mission. Depuis sa visite à la Grande Force, il y a cinq jours, Marguerite a décidé de demander aux responsables de chaque maison de composer une liste – une simple source d’inspiration pour l’aider à choisir les quatre-vingt-dix femmes qui partiront pour la Louisiane. Elle se penche près de la fenêtre. Elle pourrait décrire les yeux fermés ce qui se trouve de l’autre côté du bâtiment Mazarin et de l’atelier Saint-Léon : l’église Saint-Louis, et au-delà, un labyrinthe de cours, des dizaines de dortoirs et d’ateliers, suivis d’autres rues menant aux Cuisines, à la Lingerie et à l’Infirmerie, et enfin, au plus grand jardin de l’Hôpital, le Marais. Marguerite cherche du regard l’uniforme noir et blanc des sœurs officières mais l’heure du dîner approche et la foule grossit entre la Porte des Champs et l’Allée des Prêtres. Les apprentis chaudronniers et serruriers se hâtent de retourner aux ateliers de leurs maîtres. Au milieu des étals du marché, des garçons ramassent les pelures de légumes qui nourriront les cochons, des enfants de chœur sont rappelés à l’ordre par un prêtre. Quatre officières chargées de surveiller la distribution du repas se précipitent vers le bâtiment des Vieilles Femmes. Marguerite souffle. Elles sont en retard pour la bénédiction. Elle les imagine courir dans les escaliers ; elle voit les yeux vitreux qui les fixent, connaît le silence qui tombe au début de la prière. La Salpêtrière n’a pas de secret pour elle. Marguerite, mieux que personne, sait les devoirs de chaque quêteuse, veilleuse, palefrenier ou maîtresse d’ouvrage qui traverse les cours de sa ville.
« Madame. »
Elle se tourne juste à temps pour voir la responsable de la Maison de Correction se redresser de sa révérence. Mlle Suivit rougit en permanence, et Marguerite ne sait jamais si c’est à cause du froid, de la chaleur ou d’une autre émotion mystérieuse.
« Je voulais m’entretenir avec vous au sujet de la nouvelle pensionnaire. Geneviève Menu. Je doute qu’une femme comme elle soit capable de repentir. »
Marguerite avale une gorgée de vin. Il y a quelques années, personne n’aurait osé remettre en cause ses décisions – elle transférait les prisonnières d’un dortoir à un autre au gré de ses envies.
« Je crains ne pas être la seule de cet avis, reprend Mlle Suivit. Je pense que Menu devrait retourner à l’isolement.
– Auquel cas vous serez heureuse d’apprendre qu’elle ne restera pas dans votre maison bien longtemps. »
La sous-officière fronce les sourcils et Marguerite se rend aussitôt compte de son erreur. Elle s’est toujours efforcée de ne partager avec son personnel que le strict nécessaire ; ignorantes, ses équipes remettent rarement en cause ses choix. Dehors, les cloches de l’église sonnent sexte, la prière de midi, et trois gouvernantes entrent en chuchotant dans le réfectoire. La sœur officière de la Maison de Correction la fixe toujours – un regard plein de pitié et de nostalgie, de ceux qu’on lancerait à une poupée abîmée, un jour adorée.
De retour dans ses appartements, Marguerite n’est pas surprise de trouver une lettre de Lucie posée sur son secrétaire. Elle ne l’ouvre pas immédiatement, se dirige vers l’étagère où s’entassent les dossiers des pensionnaires. Les papiers les plus anciens ont pris la couleur brune des coquilles d’œuf ; le document qu’elle retire est d’un blanc laiteux. En haut de la page sont indiqués l’âge de l’accusée au moment de son arrestation (22), les noms de ses parents (Jacques Menu & Françoise Boisseau), la date de son incarcération (12 janvier 1720), la personne ayant demandé la lettre de cachet (Lucie de Voyer de Paulmy d’Argenson). Et, tout en bas, écrit si petit que Marguerite peine à déchiffrer les lettres tortueuses : avorteuse.
Elle sait ce qu’elle devrait faire : convoquer la sœur officière de la Grande Force, lui ordonner de ramener Menu dans sa cellule. Dans l’ouvroir le plus proche, les filles entonnent les litanies de la Sainte Vierge. Marguerite déplie la lettre de sa sœur. Lucie exagère tout. À douze ans, elle avait crié à l’empoisonnement le jour où une servante avait eu le malheur de lui servir une chopine de lait tourné. À soixante et onze ans, elle est capable de faire passer une débauchée pour une meurtrière.
Dans sa lettre, Lucie profère de pires accusations. Elle a appris que Menu est sortie de prison et demande qu’elle soit renvoyée à l’isolement sur-le-champ. Les paragraphes sont ponctués de questions rhétoriques et d’exclamations, typiques de son style. Marguerite s’attarde sur la dernière phrase : « Ayez pitié de ces enfants dont les mères savent l’art de ces meurtres barbares ! » Mais Marguerite n’éprouve aucune pitié. Elle est furieuse et déçue – furieuse contre Lucie qui ne peut jamais s’empêcher d’intervenir, déçue envers Geneviève dont les crimes rendent le pardon si difficile, pour qui la Louisiane demeure le seul espoir de sortir de prison. Elle revoit le regard déterminé de la détenue, accroupie dans sa cellule.
Marguerite déplace la fiche de Menu des archives de la Grande Force à la pile réservée à celles des pensionnaires de la Maison de Correction. Que Geneviève soit le monstre que sa sœur décrit a peu d’importance. Marguerite expliquera à Lucie ce qu’elle aurait dû comprendre il y a des années – que sous ses ordres, la Salpêtrière peut transformer une faiseuse d’anges en une mère dévouée.
*
Marguerite n’a jamais remis en question la mission de l’Hôpital. Elle n’en a douté qu’une seule fois, il y a onze ans, pendant l’hiver 1709. Cette année-là, quand la vague de froid s’abattit sur la France, personne n’était préparé. Au cours des premiers jours de janvier, un vent glacial balaya Paris. Les troncs des arbres du bois de Boulogne éclatèrent et des morceaux d’écorce gelée recouvrirent les sentiers. En l’espace de deux nuits, la Seine se mua en un lit de glace. Très vite, les dortoirs de la Salpêtrière se remplirent de nouveaux pensionnaires. Une foule désespérée affluait tous les jours aux portes de l’hôpital.
Un soir de cet interminable hiver reste gravé dans la mémoire de Marguerite. La nuit était déjà tombée lorsqu’on l’appela à l’orphelinat des petits enfants. Elle se souvient du froid qui avait traversé son corps une fois dehors, si brutalement qu’elle en avait eu le vertige. Elle entendit les hurlements des bébés, respira l’odeur nauséeuse de la laine souillée bien avant d’avoir atteint le dortoir principal. La moitié de la pièce était plongée dans l’obscurité. Les bougies manquaient ; un feu timide brûlait dans l’une des deux cheminées. Des sœurs officières, connues sous le nom de « Tantes » à la Crèche, nourrissaient, changeaient et berçaient les enfants. Dans leurs bras, les visages des petits semblaient anciens ; le regard des femmes, dur. Il fallut à Marguerite plusieurs minutes pour trouver la responsable de l’orphelinat.
Elle lui fit signe de la suivre dans le couloir qui menait à l’escalier de service. La sœur officière avait l’air si éreintée que Marguerite fut tentée de lui proposer de s’asseoir, mais il n’y avait aucune chaise. Elle s’apprêtait à suggérer que les nouveau-nés, ceux qui n’avaient pas de berceaux, soient envoyés à la Maison Saint-Louis pour dormir avec les orphelines plus âgées lorsqu’elles entendirent un bruit. On aurait dit un chaton, un chiot, un être blessé. C’était une petite fille, âgée d’à peine un an.
Comme la sœur officière ne bougeait pas, Marguerite prit l’enfant dans ses bras. Sa tête semblait énorme ; le bébé était si maigre qu’elle sentait ses omoplates rouler sous son pouce. Elle releva la tête juste à temps pour voir la sœur officière se précipiter dans le dortoir, sans un regard pour la fillette. Marguerite considéra la petite – des yeux gris, bleutés, des cheveux fins qui se révélèrent être roux à la lumière orange du dortoir. Elle avait été abandonnée, puis oubliée. Marguerite ne pouvait rien pour les gens qui mouraient dans les rues de Paris. Mais la Salpêtrière était différente de la capitale. Dans sa ville, Seine gelée ou non, on s’occupait des tout-petits.
Elle se rendit à l’orphelinat le lendemain, et le jour qui suivit. Traverser l’hôpital lui rappelait ses vingt ans, les journées passées à courir d’un dortoir à un autre. À cinquante-huit ans, elle se disait qu’elle retournait à la Crèche pour s’assurer du bien-être de tous les enfants, et non pas de celui d’une seule fillette. Elle avait appris à ses dépens, en tant que jeune sœur officière, que ses pouvoirs étaient limités : la femme épileptique aurait fini par succomber à l’une de ses crises, la libertine de treize ans avait toujours été trop fragile pour survivre à un accouchement. Mais son institution, son personnel pouvaient sauver des gens.
Marguerite ne tint plus jamais la petite contre elle. Comme n’importe quel autre pensionnaire, elle pourrait être morte à sa prochaine visite. On la baptisa Charlotte, pour une raison que Marguerite ignorait ; on lui donna le nom de « Couturier », à cause du tissu brodé qu’elle serrait dans son poing le jour de son admission à l’Hôpital. Marguerite ne saurait jamais rien d’autre d’elle. Ça n’avait pas d’importance. La Salpêtrière était l’avenir de cette enfant, le seul qu’elle et les autres orphelines aient jamais eu.
*
En avril, les sœurs officières lui annoncent que leurs listes sont prêtes. Les plantes du Jardin des Pauvres gouttent entre deux averses ; on devine du jaune et du rouge dans les poings encore fermés des bourgeons. La semaine dernière, une grande messe a rassemblé une foule ébahie dans les nefs de l’église Saint-Louis. Le parloir n’a pas désempli de la journée. Quatre jours après Pâques, Marguerite se rend à la Maison Saint-Louis.
Elle sait qu’elle ne trouvera pas Charlotte parmi la quarantaine de pensionnaires alignées dans le dortoir. La nouvelle responsable de l’orphelinat a été prévenue ; Charlotte n’ira pas en Louisiane, son nom ne doit pas figurer sur la liste. « Elles reviennent tout juste de Sainte-Claire », lui chuchote maintenant Mlle Brandicourt, enthousiaste. Elles y passent la matinée, jusqu’à tierce, elles y apprennent à coudre et à broder. Elles connaissent la Bible. Les plus brillantes savent lire et écrire. La sous-officière continue de parler à l’oreille de Marguerite, comme si elle, la Supérieure, n’avait pas conçu l’emploi du temps des orphelines. « De précieux atouts pour notre colonie », conclut la jeune femme.
Marguerite choisit une enfant au hasard. Elle lui demande si elle est disposée à partir en Louisiane et, bien que sa voix soit un simple murmure, l’expression fière de Mlle Brandicourt confirme ce que Marguerite veut entendre. Elle tapote le bras de la fillette. Au dernier conseil du Bureau, l’avocat général du roi a bien insisté : les passagères doivent, dans une certaine mesure, se porter volontaires. Si elles le sont, a ajouté M. Joly de Fleury, il ne sera pas nécessaire de les enchaîner pendant le voyage comme les femmes précédentes. Plus d’archers du guet payés pour arracher des enfants et des vagabonds aux rues de la capitale. Le mois dernier, les Parisiens, rendus furieux par ces arrestations, se sont soulevés contre les bandouliers du Mississippi – certaines rumeurs disent que plusieurs ont été tués par la foule révoltée.
Cette image hante toujours Marguerite. La réaction de ces habitants suggère qu’ils avaient pressenti, d’une façon ou d’une autre, ce qu’elle craint. Que l’or caché dans les rivières de la Louisiane n’est peut-être rien d’autre que le reflet aveuglant du soleil sur l’eau ; que les forêts de ce pays immense, inhospitalier regorgent de bêtes assez féroces pour vous avaler tout entier.
Mlle Brandicourt la raccompagne ; Marguerite a fait son devoir. Leurs maris les protégeront. Elle jette un dernier regard aux orphelines. Au milieu de la pièce, Charlotte se précipite vers l’une des pensionnaires rassemblées. Elle est frêle, même pour son âge. Ses traits ciselés, presque abrupts, s’adouciront sûrement. »

À propos de l’autrice

Julia Malye Paris Juin 2023

Julia Malye © Photo Astrid di Crollalanza

Julia Malye est née à Paris en 1994. Elle a publié son premier roman, La Fiancée de Tocqueville (éditions Balland), à l’âge de 15 ans. Diplômée de Sciences Po et de la Sorbonne en sciences sociales et lettres modernes, elle est également titulaire d’un Master of Fine Arts en creative writing de l’Université d’État de l’Oregon. Elle est traductrice de l’anglais pour Les Belles Lettres et, depuis 2018, elle enseigne l’écriture de fiction à Sciences Po. Son quatrième roman, La Louisiane, écrit parallèlement en français et en anglais, est en cours de traduction dans plus de vingt pays et sera adapté en série. (Source: Éditions Stock)

Page Facebook de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#lalouisiane #JuliaMalye #editionsstock #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #NetGalleyFrance #Louisiane #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Assises

Screenshot

  RL_2024  Logo_premier_roman

En deux mots
Diane Delaurel, avocate installée à Montreuil-sur-mer, s’est emparée du dossier de Jeanne, une enfant victime d’inceste, de Laura qui n’a plus supporté les violences conjugales et a fini par tuer son bourreau. On va la suivre jusqu’au verdict, cherchant la meilleure stratégie, essayant de ne pas se laisser envahir par les émotions, y compris dans sa vie privée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’avocate, sa cliente et la cour d’assises

Tiphaine Auzière est avocate. Aussi a-t-elle choisi pour son premier roman de nous entraîner dans les pas d’une consœur fictive, en charge de délicats dossiers d’affaires familiales. Une plongée réussie dans un milieu que chacun croit connaître, souvent à tort.

«On ne sort jamais indemne d’une cour d’assises, qu’on y soit victime, accusé ou auxiliaire de justice». En choisissant de retracer les affaires dont Diane, avocate installée à Montreuil-sur-Mer sur la Côte d’Opale, Tiphaine Auzière nous démontre route la justesse de cette affirmation. Quand nous faisons sa connaissance, elle se rend au tribunal de Boulogne-sur-Mer pour y retrouver Jeanne, une fillette victime d’inceste. Il lui faut user de beaucoup de pédagogie, d’humour et d’empathie pour pouvoir entendre l’histoire de cette enfant. Un premier dossier qu’elle mènera à bien et qui assoit sa réputation d’avocate aussi ambitieuse que tenace.
Et de la ténacité, il va lui en falloir pour défendre Laura, qui se retrouve derrière les barreaux pour avoir assassiné son conjoint. Un coup de couteau porté au cou qu’elle ne nie pas et des aveux qu’elle accompagne d’un mutisme qui ne va pas faciliter la tâche de celle qui entend la défendre. Tout au long de l’instruction qui nous est ici détaillée jusqu’au verdict final, Diane va user de toute son expérience, de sa connaissance des méandres de la justice et des secrets de la procédure pour réussir à atténuer la peine encourue par sa cliente.
Pour cela, elle va même devoir user de son charme qui n’a pas échappé au procureur et avec lequel elle va jouer une danse très troublante.
Au fil des entretiens au parloir avec Laura, elle va chercher à gagner la confiance de la prévenue, à l’amener à lui ouvrir d’autres perspectives qu’une vie derrière les barreaux, en bref à se défendre après avoir subi pendant des années des violences conjugales.
Bien entendu, il n’est pas question ici de dévoiler l’issue du procès, par ailleurs très bien raconté, mais bien de souligner qu’effectivement il va changer la vie de tous ceux qui l’ont vécu. L’avocate et sa cliente, mais aussi les magistrats et les jurés, autres rouages essentiels de cette justice qu’on aimerait toujours juste.
Avec beaucoup de finesse et de sensibilité, Tiphaine Auzière nous fait partager les doutes et les interrogations des uns et des autres, rendant toute son humanité à une institution à laquelle il arrive d’en manquer cruellement. Mais pour la fille de Brigitte Macron, il n’est pas question d’écrire un réquisitoire soulignant les failles de l’institution, mais bien davantage de faire preuve de pédagogie et de nous faire découvrir le fonctionnement d’un tribunal. Exercice parfaitement réussi pour l’avocate qui peut désormais se targuer d’avoir rejoint les autrices qui l’ont inspirée comme Delphine de Vigan avec Les Loyautés et Karine Tuil avec Les Choses humaines. Un duo auquel j’associerai également une autre primo-romancière, Claire Jéhanno avec La Jurée. Car j’ai perçu là aussi, derrière le besoin de partager une expérience et un univers, l’envie – sinon le besoin – d’écrire. Un second roman viendra sans doute étayer cette hypothèse, du moins je l’espère.

Assises
Tiphaine Auzière
Éditions Stock
Premier roman
220 p., 20,90 €
EAN 9782234096875
Paru le 06/03/2024

Où?
Le roman est situé principalement dans les Hauts-de-France, principalement sur la Côte d’Opale.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir ordinaire de violences conjugales, quand la victime consentante dit non, et ôte la vie de son compagnon et persécuteur.
À la croisée des chemins et des tribunaux, autour de Diane, avocate, se nouent et se dénouent les destins. Laura accusée du meurtre de son conjoint, la petite Jeanne victime d’inceste, qui va tenter de se reconstruire. Comment certains ont pu se retrouver là? Que vont-ils devenir? On les découvre, on s’y attache, on vit avec eux le temps d’un procès. Tantôt du côté des victimes, tantôt de celui des coupables; mais la frontière est-elle si évidente? Entre la droiture de la justice et l’ambivalence des êtres, les individus évoluent sur des lignes de crêtes mouvantes.
Dans son premier roman, Tiphaine Auzière nous plonge au cœur de la justice, elle décompose le mécanisme des assises, on écoute le ressac des vies brisées, on entre dans les considérations parfois contradictoires de la plaidoirie, finalement on se questionne sur sa propre posture; qu’aurions-nous fait à leur place?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
Diverto (Pauline Laforgue)
Affiches Parisiennes (Boris Stoykov)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)


Tiphaine Auzière présente son roman «Assises» au micro de Léa Salamé © Production France Inter

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
Jeanne patientait sur une chaise, ses pieds ne touchaient pas le sol. Elle semblait si petite dans ce couloir interminable. Tout était sombre, sauf elle. Elle avait mis une robe en jean, des baskets neuves et un nœud rouge pour attacher sa queue-de-cheval blonde. Elle paraissait prête et déterminée au milieu de ce dédale du tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer.
Un enchevêtrement de chemins, de recoins, dans lesquels se côtoient victimes, coupables et auxiliaires de justice. La lumière y est artificielle, l’angoisse réelle et le brouhaha permanent. On y court, on y attend, on craint autant que l’on espère. Même si parfois l’air est difficilement respirable. Une cohabitation bruyante, surprenante, normée, où chacun a sa place, son rôle, son temps d’audience.
Ce jour-là, dans le couloir de l’instruction, devant le cabinet 2, on pouvait apercevoir une succession de chaises vides puis cette petite fille aux yeux marron qui serrait son doudou contre son cœur. Elle emplissait tout l’espace par sa présence. Jeanne était ce paradoxe de la jeunesse et de la maturité. Face à elle, Sandra, sa maman, s’agitait, tournait en rond, froissant nerveusement la convocation qu’elle tenait dans sa main. Ce 1er septembre 2016, c’était le jour de leur audition devant M. Deiss, juge d’instruction en charge du pôle des mineurs.
Jeanne avait tenu à prendre son cartable, elle voulait se rendre à l’école dès sa sortie du tribunal. Elle aurait préféré faire sa rentrée comme tout le monde, à 9 heures, avec ses amies et le mot d’accueil du directeur. D’autant que c’était sa dernière année en primaire. Mais depuis un an, la vie de Jeanne n’était plus tout à fait normale.
C’est de cela qu’elle devait parler ce matin alors qu’elle aurait aimé se taire. La petite fille joyeuse et bavarde aurait souhaité qu’on arrête de la questionner. Ou alors qu’on l’interroge sur son chien, ses copines, les menus de la cantine, mais pas sur ça. Ça, comme elle l’appelait, c’était le viol qu’elle avait subi par son beau-père quand elle avait huit ans.
« Maman, quand est-ce qu’elle arrive ? On en a pour longtemps ?
– On parle de moi ? Je te manquais déjà, Jeanne ? rétorqua une jeune femme souriante.
– Si vous saviez, elle n’arrête pas de vous réclamer depuis ce matin, maître Delaurel. Elle est très énervée parce que c’est la rentrée.
– Ah oui, j’avais oublié ! »
Diane Delaurel sortit de sa sacoche en cuir sa robe d’avocat.
« Comme d’habitude, à toi puis à moi ? »
Jeanne sauta de sa chaise avec un hochement de tête satisfait. Elle enfila la robe, fit quelques pas dans le couloir, puis défia sa mère et Diane en tendant un bras vers elles.
« C’est moi, maître Jeanne.
– Alors dites-moi, maître, vous avez une stratégie pour notre rencontre de ce matin avec M. Deiss ? lui demanda Diane.
– Garder le silence. »
Tout était dit. Jeanne était toujours ainsi, déconcertante de vérité.
« J’entends, maître, mais permettez-moi de vous proposer autre chose. Pour cela, accepteriez-vous de vous approcher ? »
Intriguée, Jeanne s’avança vers son avocate qui lui tendit un petit paquet dont elle s’empressa de déchirer le papier cadeau. Elle découvrit un carnet de notes, une trousse et un joli stylo plume gravé à ses initiales.
« Ouah, vous n’aviez pas oublié du tout !
– Que c’est la rentrée. Que j’accompagne la petite fille la plus incroyable que je connaisse et qu’elle mérite bien un cadeau pour cette nouvelle année scolaire ? Ou que tu dois me rendre ma robe ? Non, je n’ai pas oublié. »
Jeanne fit un dernier pas de danse avant de rendre à Diane son armure.
« Ce stylo et ce carnet, c’est pour te permettre d’écrire et dessiner ce que tu veux et de me le montrer ou non. Notre aventure continue, avec cette audition et, dans quelques mois, le procès aux assises. Sans doute auras-tu des questions, de la colère, de la tristesse, ou peut-être voudras-tu juste faire une BD de toi et moi ?
– Ça me plairait bien, ça, mais je vais réfléchir.
– En attendant, ce matin, j’ai besoin de toi maître Jeanne pour m’assister. Il faut que tu répondes une dernière fois à M. Deiss pour qu’il puisse terminer son rapport afin d’aider les juges aux assises. En es-tu d’accord ?
– Je vais essayer. »
M. Deiss, qui avait suivi la scène à l’autre bout du couloir, s’était bien gardé de se montrer ou d’intervenir. Cet homme de loi, proche de la retraite, à la patience infinie et l’écoute attentive, connaissait la difficulté de l’exercice qui attendait la petite. Comment faire parler un enfant de choses dont il devrait tout ignorer à son âge ?
Cet ancien policier, devenu magistrat sur le tard, avait voué sa vie aux mineurs. Il s’était formé auprès de psychologues, se remettait sans cesse en question, se réinventant à chaque affaire pour être en capacité de rendre des instructions cohérentes et objectives pour ses pairs, dans le respect des jeunes victimes.
Il faut dire qu’il œuvrait dans un tribunal hanté par le fantôme de l’affaire Outreau. Ce procès, qui avait eu lieu douze ans plus tôt, mettait en cause dix-sept adultes pour des faits de viols, de corruption de mineurs ou encore de proxénétisme sur douze enfants. Des habitants de Boulogne et des environs dont le bruit des pas retentissait encore dans le couloir de l’instruction. Tout le monde gardait à l’esprit la décision de la cour d’appel de Paris de novembre 2005 qui avait fini par innocenter treize des mis en cause au motif notamment d’une dénonciation mensongère de certains enfants souffrant d’un syndrome d’aliénation parentale. Face à cette débâcle judiciaire, le garde des Sceaux de l’époque, Pascal Clément, ainsi que le président Jacques Chirac avaient même présenté leurs excuses au nom de l’institution judiciaire. Des excuses à qui ? Et pourquoi ? Aux adultes, évidemment, pour avoir été privés injustement de leur liberté. Ceux dont la réputation et la vie sociale avaient été définitivement ruinées sur l’autel médiatique.
Quid des enfants ? Hélas, pas un mot sur ces victimes collatérales du rouleau compresseur de la justice. Ces enfants violés, à la fois victimes et coupables d’un système qui n’avait su ni les entendre ni les protéger.
L’erreur judiciaire avait mis en lumière deux dysfonctionnements majeurs que le tribunal de Boulogne s’efforçait d’oublier et de corriger. D’une part, l’isolement du jeune magistrat, chargé d’enquêter seul sur une importante affaire de pédophilie. Il lui avait été reproché d’avoir instruit contre les accusés et non à charge et à décharge, comme le lui imposait la loi, pour connaître la vérité. À cela, il fallait remédier par la collégialité en assurant aux magistrats instructeurs la possibilité de traiter à plusieurs ce type de dossiers pour permettre à chacun de partager ses doutes, remettre les autres en question, éviter l’erreur. Et surtout repenser la manière dont on recueille la parole des enfants. Des mots qui défilent parfois sous la contrainte, les conflits de loyauté, ou qui reprennent la parole d’un adulte ayant autorité. Comment faire parler et entendre un enfant ?
Avec les années, le juge Deiss n’avait acquis aucune certitude. Il vivait de ses doutes, qui le rendaient humain, sensible et assurément juste. Tous regrettaient son départ prochain à la retraite. Ainsi, dans ce couloir du tribunal de Boulogne-sur-Mer, il était ému par la scène qu’il venait de voir entre Jeanne et son avocate. Cette complicité de cour, ces instants volés et des rires qui, même entre ces murs, pouvaient résonner.
« Bonjour, Jeanne, madame, maître Delaurel. J’ai cru comprendre que j’aurais affaire à deux avocates ce matin, j’ai intérêt à bien me tenir. »
Ils entrèrent dans son bureau.
« Jeanne, tu connais mon poisson presque rouge, Maurice ?
– Oui. Je peux lui donner à manger, comme la dernière fois ?
– OK, et après on commence, ça te va ? »
Jeanne s’approcha du poisson et versa quelques granulés dans l’eau.
« Regardez, maître, il est comme moi, il ne tourne pas tout à fait rond dans son bocal. »
Jeanne retourna s’asseoir en prenant au passage la poupée qui était sur l’étagère. Après quatre auditions, elle savait ce qui l’attendait. La figurine était le témoin de son effraction corporelle. D’abord la déshabiller puis la caresser, la toucher, au niveau des cuisses, de la poitrine, en terminant par les fesses et le sexe. Son beau-père suivait toujours le même rituel dès que sa mère était absente. Jeanne mimait les gestes presque mécaniquement. Sa mémoire corporelle était intacte tandis que son cerveau semblait ailleurs. Il n’y avait plus qu’en ce lieu qu’elle jouait à la poupée. À la maison, elle les avait toutes jetées.
Son avocate la regardait avec admiration autant qu’avec compassion. Elle percevait en elle une résilience et une force dont bien des adultes ne pouvaient se targuer. Une fois l’exercice terminé, les yeux de Jeanne se rallumaient.
« C’est bon, j’ai tout bien fait ? On peut y aller ? »
Jeanne souffrait du « syndrome du premier de la classe ». En présence du juge, ou de son beau-père, elle cherchait toujours à être la meilleure, à faire plaisir aux autres.
« Jeanne, tu sais ici il n’y a pas de notes. Et moi, ce qui me rend heureux, c’est déjà ta présence et que tu acceptes de répondre à mes questions. Tes réponses t’appartiennent et, pour ton âge, tu fais déjà sacrément entendre ta voix. Alors, ce qui compte, c’est ta vérité. Pas celle que l’on a pu te demander de raconter. Pas celle que tu aurais envie de dire pour épargner ta maman, ton beau-père ou le reste de ta famille. Celle que tu ressens, qui est juste, pour nous permettre de faire notre travail. »
Jeanne poussa un léger soupir de soulagement et regarda son avocate.
« De toute façon, je ne connais qu’une seule histoire, la mienne. »
Cette phrase sonna la fin de l’audition et la clôture prochaine de l’instruction.
« Jeanne, si on allait manger un welsh pour fêter ça ? À moins bien sûr que tu préfères aller à la cantine, lui lança Diane.
– Ah oui ! Hein, maman, je peux ? »
Sandra hocha la tête en guise d’assentiment. Si, au départ, il lui avait été difficile d’accepter le lien qui s’était créé entre Diane et sa fille, elle avait compris qu’il était nécessaire pour Jeanne de pouvoir refaire confiance à d’autres adultes et de pouvoir s’exprimer devant une personne extérieure à la famille. Unique moyen pour Jeanne de parler sans la crainte de déplaire ou de faire souffrir. Aussi, elle s’amusa de voir sa fille partir au restaurant comme si rien ne s’était passé.
« Promis, je vous la ramène à temps pour l’école cette après-midi. Faut bien qu’elle bosse, cette petite, si un jour elle veut reprendre mon cabinet. »

Chapitre 2
La calculette mentale de Diane fonctionnait à plein régime. Plus que trois jours, une garde à vue, une plaidoirie et une visite en centre pénitentiaire pour clore cette année. Quelle ironie que d’être enfermée pour les derniers jours de décembre ! Ultime manière de retenir encore les jours tranquilles de 2016, comme si 2017 devait s’annoncer tumultueuse. C’était son truc, à Diane, de compter – les jours, les tâches à réaliser, les bougies sur les gâteaux –, lui donnant l’illusion de la maîtrise du temps. Elle s’appliquait d’ailleurs à l’organiser méticuleusement – pour les autres, évidemment.
Diane s’était toujours sentie légitime à le faire puisqu’elle anticipait et faisait siens les désirs des autres. Pas un délire de toute-puissance, plutôt un don qu’elle s’était évertuée à développer. En effet, elle avait vite compris qu’en devançant les besoins des autres, en s’attelant à les combler, elle pouvait tout obtenir. Offrez de la réussite scolaire, et vous aurez le respect de vos parents. Offrez de la franche camaraderie, et vous aurez des amis. Offrez de l’écoute, de l’admiration, du sexe, et vous aurez un homme. C’était devenu son mantra : contenter les autres pour se réaliser. Ce faisant, elle avait obtenu tout ce qu’elle voulait. Pas de redoublement, pas de détour, de la réussite dans le travail comme en amour. À commencer par une trajectoire professionnelle ascendante. Diane pouvait se targuer d’avoir créé son cabinet d’avocats, là où beaucoup de ses camarades avaient choisi la collaboration dans des cabinets dont la réputation n’était plus à faire. Elle avait pris ce risque en décidant de s’installer sur la place de Montreuil-sur-Mer. Une jolie ville des Hauts-de-France dans laquelle Diane se sentait heureuse. Elle y trouvait le confort d’une ville bourgeoise de province, protégée par ses remparts, avec une perspective sans limites sur la campagne et l’horizon.
Diane incarnait les contrastes de cette terre qu’elle avait arpentée enfant avec ses grands-parents, de riches industriels du Nord qui avaient fait fortune dans le textile. À chaque période de vacances, ils se rendaient en villégiature au Touquet en emmenant avec eux la petite Diane, son père étant trop occupé par son travail, et sa mère à l’attendre.
Faute d’avoir hérité de l’affaire familiale dont la transmission se faisait uniquement de père en fils, la mère de Diane avait opté pour un bon mariage. Celui qui la mettrait à l’abri du besoin et lui permettrait d’avoir des enfants, comme sa mère et sa grand-mère avant elle. Avec l’âge, ses critères avaient évolué. Elle avait oublié un point : l’amour ! Celui que son mari accordait à d’autres et qui lui manquait cruellement. La dépression l’avait cueillie alors que Diane n’avait que neuf ans tandis que ses deux frères venaient de quitter la maison. Dès lors, avec sa mère, elle vivait les montagnes russes de la bipolarité. Elle la relevait lorsqu’elle sombrait, tentait de l’apaiser lorsqu’elle s’enflammait. Son père avait quitté le champ de bataille, achetant l’amour de Diane à coups de cadeaux faramineux. Assurément, elle ne manquait de rien, sauf d’un père.
Dans sa jeunesse, la Côte d’Opale avec ses grands-parents était devenue son échappatoire. Elle n’avait plus à porter le poids des angoisses de sa mère, à peser chacun de ses mots pour éviter de déclencher une crise aussi inattendue qu’inexpliquée. Loin de ses parents, elle n’était plus obligée de mentir pour sauver les apparences. Là, personne ne connaissait sa famille, elle n’avait donc plus besoin de la survendre. Le Touquet avait pour Diane la saveur de l’insouciance. Tout lui y paraissait plus doux – la caresse du sable fin sous ses pieds, l’enveloppante lumière de la fin de journée qui se reflétait sur les vagues. Elle était si heureuse lorsque sa grand-mère l’emmenait rue Saint-Jean pour acheter un jouet à La Boîte à joujoux et déguster une crêpe à la cassonade aux Mignardises. Diane aimait aussi accompagner son grand-père au marché le samedi matin. Ces étals colorés, cette ambiance où se mêlaient les familles et les vendeurs ambulants. Son préféré, c’était « Aster », comme elle l’avait surnommé. Un homme convivial qui haranguait la foule avec un slogan imparable : « Y a des affaires à faire à cette heure ! »
Au fil des années, Diane avait fait un refuge de la maison de ses grands-parents. Dessinée par l’architecte Louis Quételart, cette demeure au charme anglo-normand était typique des habitations touquettoises, avec de larges fenêtres donnant au sud, une grande hauteur sous plafond et un salon immense dans lequel Diane jouait avec Hutch, le labrador noir de la famille. Avec lui, elle explorait chaque parcelle du jardin et s’amusait à guetter le passage des chevaux qui se promenaient le long des allées cavalières bordant le terrain. Diane avait toujours été fascinée par ces animaux qui l’attiraient autant qu’ils l’effrayaient. Elle était sensible à leur beauté, la grâce de leurs mouvements, la vivacité de leur instinct et l’imprévisibilité de leur comportement. Elle aurait tant aimé ressentir la liberté du cavalier qui galope sans destination. Ses parents lui avaient formellement interdit de monter à cheval, de crainte qu’elle ne se blesse. Alors, Diane se contentait de les regarder avant de regagner la maison. Elle adorait jouer au Uno avec ses grands-parents devant la large cheminée du salon qui la réchauffait après les journées denses et fraîches qu’elle passait au club de plage Caddy Sports. Là-bas, elle nourrissait des amitiés estivales faites de bonheurs simples et de soucis passagers. Le temps des vacances était pour elle celui de l’enfance.
C’est à cette époque-là que Diane avait tissé un lien fusionnel avec la plage du Touquet. Son relief était à l’image de son être, pluriel et changeant, ses dunes comme autant de petites collines de sable qu’elle s’évertuait à gravir toujours plus haut – hauteur dont elle avait besoin pour s’apaiser en contemplant le paysage. Elle aimait le jeu entre les marées et le sable, cet éternel recommencement où la mer recouvrait en quelques heures ce qu’elle venait de découvrir. Diane préférait la marée basse, sa plage immense et la confusion qu’elle entraînait pour le regard du promeneur, quand la mer et l’horizon semblaient ne faire qu’un, une ligne lointaine et continue où rien ne s’arrête et tout commence. Sur cette plage sans limites, Diane ne s’en fixait aucune. Chaque parcelle de sable conquise, chaque nouveau sommet franchi était autant de victoires pour cette petite fille qui n’aspirait qu’à la liberté des grands espaces. Un jour, elle cesserait de subir le choix des autres et déciderait par elle-même de sa vie.
Aussi, ce fut pour elle une évidence de s’établir sur cette terre d’Opale dans laquelle elle avait puisé sa force. Lorsqu’elle vissa la plaque de son cabinet d’avocats devant ses amis et ses frères, elle esquissa un sourire et pointa les remparts en déclarant :
« Pourvu que je ne finisse pas en ruine ! »
Connaissant l’ironie de Diane, tous n’y avaient vu qu’une facétie. Pourtant elle avait beau lutter, elle sentait parfois la fragilité de son édifice. Et puis, elle repensait à cette tirade de Roméo à qui l’on annonce qu’il est banni de Vérone : « Ah ! le bannissement ! Par pitié, dis la mort ! L’exil a l’aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort. […] Hors des murs de Vérone, le monde n’existe pas […]. Être banni d’ici, c’est être banni du monde […]. »
C’était bien là ce que pensaient ses anciens camarades des grandes écoles parisiennes. Pour eux, le Nord, c’était la mort professionnelle. Comment avait-elle pu faire ce choix, d’autant qu’elle avait reçu de multiples offres de la part de prestigieux cabinets de la capitale ? C’était le chemin tout tracé, la collaboration dans une grande et belle enseigne pour cinq ans avant d’envisager de devenir associée d’un cabinet dont la carte de visite faisait rêver le Tout-Paris. Certains accusaient Diane de fuir son destin ; c’était pour elle un retour aux sources. Elle refusait d’être comme ses jeunes confrères qui grattent du papier pour leurs associés sans jamais rencontrer un client avant d’avoir quarante ans. Diane avait choisi cette profession pour côtoyer des gens, non des conclusions. Elle avait envie d’échanger, de ressentir, de s’investir aux côtés de personnes de chair et d’os, pas de cas A ou B qu’on lui soumettrait sur papier. Alors, qu’importent les avis, elle s’était bannie en province et promis de réussir, même si ça devait prendre plus de temps. Elle n’avait pas pour habitude de choisir, encore moins de renoncer, elle voulait tout et elle y était parvenue.
À trente-six ans, elle s’était hissée au classement Choiseul Hauts-de-France des leaders économiques de demain avec pour objectif de devenir la pénaliste incontournable en France pour ses quarante ans.
Dans sa vie privée, Diane n’avait également laissé aucune place au hasard. La jolie brune aux yeux verts avait eu l’embarras du choix. Pourtant, elle ne s’était jamais égarée en chemin, usant avec parcimonie de sa beauté, dont elle ne mesurait pas la portée. Elle était allée droit au but en rencontrant au lycée celui qui deviendrait quelques années plus tard son mari, Georges. Un jeune homme de bonne famille au charme simple qui avait rapidement suscité son intérêt. Il était doux et attentionné. À l’âge des beaux parleurs, Georges était un garçon timide et honnête en qui elle pouvait avoir confiance. Il lui était à la fois familier et prévisible, lui apportant la sérénité dont elle avait toujours manqué. Ne restait plus à Diane qu’à dérouler son plan de vie : le diplôme, le métier, le mari et la famille.
Loin des romans du XIXe siècle dont elle s’était abreuvée et des héroïnes qu’elle avait admirées, Diane avait écrit son conte de fées, s’évertuant à dissimuler ses élans romantiques pour ne pas sombrer comme Emma Bovary. Elle s’efforçait donc de se départir de sa sensibilité qui lui apparaissait comme une fragilité. Elle avait bâti autour d’elle et de ses émotions une forteresse qu’elle pensait imprenable. À l’abri des passions et de tout emportement, elle en avait fait son havre de paix – d’aucuns diraient sa cage dorée –, avec pour corollaire son lot d’envieux. Après tout, c’était énervant, les gens heureux ! En cette fin d’année-là, Diane elle-même semblait s’en agacer. Chaque nouvel an était pour elle un éternel recommencement, où il lui fallait tout questionner, comme si quelque chose lui avait jusqu’alors toujours échappé. Elle repensa à un article qu’elle avait lu la veille sur l’espérance de vie des femmes, 83,5 ans dans l’Union européenne. Une question la percuta : si elle avait déjà tout, n’avait-elle donc plus rien à se souhaiter pour les 46,5 années qu’il lui restait à tirer? »

Extrait
« On ne sort jamais indemne d’une cour d’assises, qu’on y soit victime, accusé ou auxiliaire de justice.» p. 159-160

À propos de l’autrice
AUZIERE_Tiphaine_DRTiphaine Auzière © Photo DR

Tiphaine Auzière est née le 30 janvier 1984 à Amiens. Elle est la troisième enfant du couple formé par Brigitte Macron et André-Louis-Auzière, décédé en 2019. Elle grandit à Amiens et y passe la majeure partie de sa scolarité. Après l’obtention de son baccalauréat, elle déménage à Paris et entame dans un premier temps une prépa hypokhâgne, qu’elle arrête cependant au bout d’un mois. Elle intègre par la suite l’université Panthéon-Sorbonne et y suit des études de droit. Elle choisit alors une spécialisation en droit du travail, et finit par intégrer l’école de la formation du barreau de Paris en 2009. Durant un stage d’étude, elle exerce pendant plusieurs mois le rôle de défenseur syndical auprès de la CFDT. Elle prête serment en 2009 et exerce d’abord au barreau de Lille, puis au barreau de Boulogne-sur-Mer. Elle se spécialise à nouveau dans la défense des salariés et des syndicats. Mariée au gastro-entérologue Antoine Choteau, Tiphaine Auzière est également la maman de deux filles : Élise et Aurèle. Aujourd’hui inscrite au barreau de Paris, elle vit dans les Hauts-de-France. Assises est son premier roman. (Source Marie-Claire / Éditions Stock)

Page Wikipédia de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte X (ex-Twitter) de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#assises #TiphaineAuziere #editionsstock #hcdahlem #premierroman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #NetGalleyFrance #VendrediLecture #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #roman #primoroman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Camera obscura

LENOIR_camera_obscura

  RL_2024  Logo_premier_roman coup_de_coeur

En lice pour le Prix Régine Deforges 2024
En lice pour le Prix littéraire des Sciences Po

En deux mots
«César» est photographe militaire, chargé de documenter les victimes d’accident qui arrivent à la morgue. Mais au fil des jours, il comprend que les blessures et mutilations des cadavres ont une autre cause. Alors, il enregistre les noms et dresse des listes au péril de sa vie, de son épouse Ania et de ses enfants Najma et Jamil.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les atrocités dans l’objectif

Gwenaëlle Lenoir fait une entrée fracassante en littérature. Pour son premier roman, la journaliste a choisi de nous raconter les exactions du régime syrien à travers l’œil d’un photographe chargé de faire cinq clichés de chaque cadavre arrivant à la morgue. Très vite, il ne va plus supporter ce que les morts lui disent. Mais il a aussi une famille à préserver.

Les premières lignes du livre, comme un photographe effectuant sa mise au point, nous expliquent que le personnage principal du roman est bien réel. «Ce photographe existe et vit caché quelque part en Europe. Son nom de code est César. Les atrocités décrites sont avérées, les faits sont documentés, mais sa voix est la mienne.» Si le pays et le président ne sont jamais cités, on comprend à la lecture et aux détails que nous sommes en Syrie sous le régime Bachar el-Assad.
On comprend aussi très vite que ce choix de discrétion est ici une question de vie ou de mort. Au fil des années, l’emprise du régime sur sa population s’est accentuée au point de rendre suspect tout regard un peu appuyé, toute remarque un tant soit peu critique. C’est dans ce contexte que le narrateur, photographe militaire, chargé de réaliser cinq photos règlementaires des cadavres livrés à la morgue, va comprendre que ses clichés racontent une histoire bien différente de celle qui figure sur les dossiers. Les blessures et les hématomes documentent la torture et l’homicide. Ce qui dans le service n’émeut plus personne, chacun ayant appris à ne jamais poser de questions et à détourner le regard. Tony et « moustache frémissante » vont même plus loin, entonnant un hymne à la gloire du régime dans l’espoir d’un avancement ou de privilèges.
César quant à lui se tait. Mais ce qu’il voit à travers son objectif s’imprime dans sa mémoire. Alors le soir, quand il rentre chez lui, il emporte avec lui toutes ces images perturbantes. Si Najma et Jamil, ses enfants, ne s’aperçoivent pas de ses doutes, Ania, son épouse, comprend très vite ses tourments et sa volonté de tout faire pour préserver les siens jusqu’à lui cacher la vérité: «Je ne parle pas des morts à Ania. Je les ramène pourtant à la maison, soir après soir. Au début, j’ai essayé de les semer. J’ai pris des chemins détournés pour rentrer. Mais ils m’ont suivi. Les morts sont des gens têtus. Ils m’accompagnent dans l’escalier de l’immeuble, rentrent dans l’appartement, dorment dans notre lit et commentent les informations à la télévision. Ils font les gros yeux quand Najma ou Jamil chantonnent leurs nouvelles comptines à la gloire du président.»
Aussi est-ce presque malgré lui qu’il enregistre ses photos sur une puce, qu’il note les noms sur une liste qui ne va cesser de s’allonger.
Gwenaëlle Lenoir réussit à merveille à rendre le dilemme qui l’assaille, entre son éthique et l’envie de protéger sa famille, entre l’envie de dénoncer les exactions de ce régime et le besoin quasi viscéral de ne pas abandonner les victimes aux mains de leurs bourreaux. «Je ne pouvais rien pour eux, seulement les photographier. Seulement refuser de participer à la danse macabre orchestrée par les employeurs des Tony de ce pays.»
Il va alors prendre de plus en plus de risques, se rapprocher d’un groupe de résistants et ainsi précipiter un épilogue d’une haute densité dramatique.
Si Gwenaëlle Lenoir s’est appuyée sur une histoire vraie, son écriture tout en ellipses et sa volonté de ne pas situer son récit dans le temps et l’espace, donnent à ce premier roman une valeur universelle. C’est le combat contre toutes les dictatures, la volonté de résistance, la soif d’humanité qui en font un bréviaire pour les temps troublés. C’est fort et émouvant. C’est une histoire bouleversante qui ne vous laissera pas indifférents.

Camera obscura
Gwenaëlle Lenoir
Éditions Julliard
Roman
224 p., 20 €
EAN 9782260056249
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Syrie, mais le pays n’est pas nommé.

Quand?
L’action se déroule de 2011 à 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, un photographe militaire voit arriver, à l’hôpital où il travaille, quatre corps torturés. Puis d’autres, et d’autres encore. Au fil des clichés réglementaires qu’il est chargé de prendre, il observe, caché derrière son appareil photo, son pays s’abîmer dans la terreur. Peu à peu, lui qui n’a jamais remis en cause l’ordre établi se pose des questions. Mais se poser des questions, ce n’est pas prudent.
Avec une justesse troublante, ce roman raconte le cheminement saisissant d’un homme qui ose tourner le dos à son éducation et au régime qui a façonné sa vie. De sa discrétion, presque lâche, à sa colère et à son courage insensé, il dit comment il parvient à vaincre la folie qui le menace et à se dresser contre la barbarie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV info
L’Éclaireur Fnac (Léa Boisset)
Orient XXI (Nina Chastel)
Blog de Karen Lajon
Blog Baz’Art
Blog L’Œil noir
Blog Le temps de la lecture
Blog Les livres de Joëlle
Blog Bibliofeel
Blog En lisant, en écrivant

Les premières pages du livre
« Ce livre est un roman dont le personnage principal est réel. Ce photographe existe et vit caché quelque part en Europe. Son nom de code est César. Les atrocités décrites sont avérées, les faits sont documentés, mais sa voix est la mienne.

UN
Ania dort et elle sait que je suis mort. Elle a lu le communiqué. Tout le monde a lu le communiqué. Tout le monde sait que je suis mort, mes amis aussi bien que mes ennemis.
Ania fronce les sourcils, ses paupières battent, ses lèvres se tendent. Son épaule gauche tressaute en petits mouvements saccadés puis s’arrête, s’affaisse, calme et blanche au-dessus de la couverture bleue. Alors ce sont ses doigts qui se mettent à danser, ceux de la main gauche, toujours, le majeur et l’index. Peut-être l’alliance est-elle trop lourde pour permettre à l’annulaire de se joindre aux autres.
Je suis mort. J’ai été abattu comme un traître sur cette route grise et droite.
Je me rappelle bien comment je suis mort. Je suis en voiture. Je roule et je roule. La route express vers le nord est défoncée par endroits. J’évite un cratère de justesse. Une roquette, sûrement. La radio n’a pas parlé de combats par ici. La radio ne parle pas de ce genre de choses. Je chantonne.
Les deux voitures devant moi ralentissent, je vois leurs feux stop rougir. Je devine quelque chose sur la route, mais trop loin encore pour que je distingue ce que c’est. Je me rapproche vite, même si je lève le pied. C’est un barrage. Les deux voitures arrêtées sont entourées par des hommes armés. L’un d’eux fait de grands gestes avec son fusil dans ma direction, je pile. Les uniformes que portent les hommes du barrage ne sont pas réglementaires. Leurs vestes et leurs pantalons ne correspondent pas. Ils ont des baskets aux pieds et les cheveux longs. L’un d’eux a une queue-de-cheval, à la mode chez les jeunes Occidentaux. Un autre arbore une barbe fournie et des cheveux bouclés qui descendent dans sa nuque. Ce ne sont pas des soldats, ce sont des rebelles.
Je suis soulagé. Je préfère un check-point de la résistance à un barrage de l’armée du président. Un des hommes s’approche de ma voiture. J’ouvre la vitre. Il me dévisage. Il me demande mes papiers, je lui tends ma carte d’identité. Je sens le soulagement me quitter, il reflue, il va se nicher tout au fond de mon estomac et commence à former une boule d’angoisse. Le type ne sourit pas. Il me fait signe avec son revolver : « Descends. » J’obéis. Je coupe le moteur et sors de la voiture. Il appelle un autre homme, me désigne d’un signe de tête. Ils me poussent vers une baraque en tôle à moitié brûlée sur le bas-côté. Ça devait être un abri pour des vendeurs à la sauvette de boissons et de fruits, il y en a tout le long des routes express du pays. Nous passons derrière. L’homme qui me suit sort son revolver et tire. Le monde explose sous le bruit de la détonation.

DEUX
Ma vie est morte bien avant moi.
Mon enfance était belle. J’habitais la même impasse qu’Ania. Ania était déjà plus importante pour moi que les jeux de cerceaux et les ballons tirés dans la poussière. Pour sortir de chez elle, pour rentrer chez elle, elle devait passer devant ma fenêtre. Elle était jolie dans son uniforme d’écolière, sa jupe au-dessous du genou, sa chemise blanche et sa veste grise. Elle secouait ses tresses aux rubans verts et blancs quand je prenais son cartable trop lourd pour elle. Elle me disait : « On voit que le printemps arrive, il y a des fleurs aux arbres et tu n’as plus peur de marcher dans les flaques d’eau, que tu es valeureux, dis-moi ! » Elle avait, quoi ? neuf ans, dix ans, et moi un peu moins. J’aimais presque autant qu’elle les gâteaux à la fleur d’oranger que sa mère nous servait au retour de l’école.
L’hiver, les ornières dans le sol se remplissaient d’eau et de boue, l’été d’un sable décoloré. Les feuilles des arbres n’étaient jamais vraiment vertes, toujours un peu grises. Le bruit de la ville parvenait à nos fenêtres, étouffé et doux. À l’adolescence, vivre ainsi à l’écart du vacarme de la ville me pesait. Je l’aurais bien fait sauter, notre impasse. Mais le doux bruit des talons d’Ania sur le sol et le léger balancement de ses hanches d’un bout à l’autre de la rue la rendaient unique.
J’ai pourtant quitté notre impasse sans regret, du moins je l’ai pensé à l’époque. Lorsque je me suis marié avec Ania, nous avons emménagé dans un autre quartier, dans un appartement rien qu’à nous. Les fenêtres donnaient sur une belle avenue sans ornière, aux hauts arbres couverts de feuilles plus vertes que dans l’impasse. On voyait la montagne en se penchant un peu sur le balcon. Il y avait même un petit jardin au pied de notre immeuble. Je trouvais que ce serait bien pour les enfants, sans le dire encore à Ania.
Mes parents aussi ont quitté la rue. Ils sont devenus vieux, ils ont pris leur retraite, sont retournés au village et ont fini tranquillement leur vie entre leur potager et leur champ d’amandiers. Je ne suis pas allé sur leur tombe depuis longtemps. Je n’aime pas déranger les morts. Et puis ça n’aurait pas été prudent.

TROIS
Après, bien après, notre pays s’est abîmé dans les flots de sang.
Je me souviens des premiers suppliciés. Je me souviens du matin où ils sont arrivés. Ils étaient quatre. Il faisait beau, la pluie de la nuit avait lavé le ciel et les rues. Elle m’avait mis d’humeur joyeuse et légère, je n’avais pas envie d’aller travailler, je voulais continuer à regarder Ania courir après les enfants, les presser pour avaler le petit déjeuner, leur répéter qu’ils étaient en retard. Elle avait oublié sur la table du salon leurs gâteaux et leurs berlingots de lait pour la récréation. J’ai descendu les escaliers quatre à quatre, l’ai rattrapée avant que la voiture ne tourne au coin de la rue, puis je suis resté un moment sur le seuil de l’immeuble pour profiter des bouffées de printemps. La rue sentait bon. Le petit jardin au pied de notre immeuble était propre, prêt à accueillir les gamins, ses balançoires et son toboggan fraîchement brossés par le concierge. J’avais hâte de retrouver ces fins de journées printanières, d’observer depuis notre fenêtre Ania qui surveillait distraitement Najma et Jamil. Mes étoiles. Je regardais Najma et Jamil grandir depuis déjà huit et cinq ans. Ils me ravissaient chaque jour davantage. Ania aussi me ravissait davantage de jour en nuit. J’ai eu du mal à quitter la douceur de notre appartement. Mais mon supérieur ne transigeait pas avec les horaires, ni avec le reste d’ailleurs. « Le service de l’État ne supporte pas l’imperfection » était sa phrase préférée. Il m’avait prévenu dès mon premier jour de travail, la moustache frémissante : dans son service, pas d’à peu près, les horaires devaient être strictement respectés. J’ai lavé les bols des enfants et ma tasse de café. J’ai mis mon Canon dans ma sacoche, ajouté deux gâteaux secs à la fleur d’oranger confectionnés par la mère d’Ania, et je suis parti pour une journée de travail aussi banale qu’une autre.
La sentinelle à l’entrée de l’hôpital m’a salué comme tous les matins, sans chaleur. Les jeunes gens qui occupent ce poste ne m’aiment pas beaucoup, en général. Ils n’ont qu’une vague idée de mon métier, mais les ouï-dire leur suffisent. Je sens bien qu’ils hésitent tous entre dégoût et circonspection. Celui-là ne faisait pas exception. Il ne faisait exception en rien, d’ailleurs. Dix-huit ou dix-neuf ans, une veste kaki trop légère pour la saison, des chaussures impeccablement cirées, une kalachnikov aussi raide que la justice et une colonne vertébrale plus ou moins souple selon son interlocuteur. Avec moi, il ne savait pas trop comment la tenir. Je n’entrais pas dans la catégorie des pékins, mais ma profession ne me valait ni prestige ni honneur. À vrai dire, je m’en foutais, ce matin-là encore plus que les autres. Il faisait beau. C’était le printemps. J’étais heureux.
Les quatre étaient là quand je suis arrivé au bureau. Ils avaient dû être amenés juste avant l’aube. Parmi le personnel de jour, nul ne les avait vu arriver, je me suis renseigné plus tard, l’air de rien. Ils avaient en tout cas chamboulé le service. Moustache frémissante, mon supérieur, avait quitté son bureau et se tenait debout au milieu du service, une lettre officielle entre les doigts. Face à lui, son adjoint Salim tirait sur sa cigarette en apnée, son mauvais œil, le droit, tressautait sous sa paupière morte. Il m’avait raconté un soir qu’il avait pris un coup de poing vicieux alors qu’il essayait de protéger sa cousine d’une bande de voyous sur la promenade de la rivière. Les médecins n’avaient pas réussi à sauver l’œil, ni la paupière, il avait eu au moins la satisfaction de mettre en fuite les agresseurs et de sauver l’honneur de sa parente. Il déclamait son récit aussi fort que s’il s’agissait d’une épopée, tantôt sombre, tantôt facétieux, avec des phrases grandiloquentes. Nous fêtions le départ en retraite d’un collègue et avions tous abusé de l’arak qu’il avait apporté de son village. La vantardise de Salim traversait mon esprit embrouillé et je me retenais de rire. Je soupçonnais chez lui de longue date une susceptibilité à la hauteur de sa lâcheté. Je connaissais aussi sa capacité de nuisance. Mieux valait ne pas prêter le flanc au soupçon d’ironie ni laisser traîner le moindre sourcil dubitatif. Même si l’arak affaiblissait son acuité. J’avais donc fait semblant de le croire et m’étais exclamé comme il fallait. Depuis, il m’invitait de temps à autre à boire un verre dans un bar faussement branché tenu par un de ses amis, dans un quartier résidentiel à un jet de pierre de la vieille ville. Il épanchait sa soif et son manque de reconnaissance en me débitant ses conquêtes féminines, se lamentait sur son sort d’homme marié à une matrone frigide, m’assommait de ses certitudes footballistiques, le tout arrosé d’odes au président chantées à voix trop haute. Les deux premières fois, une Ania glaciale m’avait accueilli à mon retour. Elle avait inspecté mes vêtements et mon haleine. Elle avait fini par convenir que décliner ces invitations pouvait me porter préjudice. Désormais, je lui racontais par le menu les élucubrations de Salim et nous en riions ensemble, une fois Najma et Jamil endormis.
« Le service de l’État ne supporte pas l’imperfection, tu as trois minutes de retard », a lâché Moustache frémissante, en désignant mon bureau. Salim a tenté un clin d’œil complice et apaisant auquel je n’ai pas réagi. Je sais que toute protestation, toute justification, tout mouvement des lèvres sont dangereux quand on a affaire à un supérieur. J’ai posé ma sacoche, sorti mon appareil photo, ôté ma veste, l’ai suspendue au porte-manteau et j’ai saisi les actes de décès que Salim me tendait. Deux accidents de la route, une rixe et une chute du sixième étage. Quatre. Ça faisait beaucoup pour un matin de printemps.

QUATRE
J’accroche habituellement ma blouse à une patère à l’entrée de la morgue. Je ne veux pas qu’elle soit dans le bureau, qu’elle côtoie ma veste civile, mon paquet de cigarettes, ma sacoche et mes gâteaux à la fleur d’oranger. Ma blouse ne fait pas partie de ma vraie vie, elle fait partie de mon travail. Sa place est près des morts. J’ai instauré un rituel : enfiler le bras gauche en premier, laisser les pans flotter, tenir l’appareil photo du bras droit et pousser les battants de la porte avec l’épaule. Je l’ai respecté ce matin-là. Il faut maintenir les habitudes. C’est plus prudent.
Tony, l’assistant, s’est levé de sa chaise. Il n’avait pas son verre de thé habituel à la main. Il triturait sa manche. Salim est entré derrière moi. Je ne l’avais pas vu me suivre. Normalement, il ne vient jamais ici. « Commence par celui en bas à droite. » Je n’ai pas compris, mais j’ai acquiescé. Il faut toujours acquiescer au ton du commandement. Tony a tiré le tiroir le plus à droite. « La chute du sixième étage», a dit Salim.
Et il est resté là, juste derrière moi, à nous observer, Tony, moi et le corps. Le cadavre avait une étiquette au poignet droit, comme tous les autres. J’ai regardé le nom, j’ai pris le certificat de décès correspondant et je l’ai déposé dans le panier « départ ». J’agis de cette manière depuis que j’ai commencé ce travail. C’est une habitude que j’ai prise, de regarder le nom du mort avant de le photographier. Mon prédécesseur, Abou Georges, celui qui m’a appris le métier, faisait l’inverse. Il photographiait avant de jeter un coup d’œil à l’identité du défunt. « C’est plus facile, m’avait-il expliqué. Les visages des uns et les noms des autres se mélangent et on les oublie plus facilement. À la fin de la journée, je ne sais plus qui j’ai photographié, qui est mort de quoi, et je rentre chez moi l’esprit serein. Tu devrais faire pareil. » J’ai bien essayé de suivre son exemple, mais ça me perturbait. Je préfère connaître mes morts. Abou Georges n’a pas insisté longtemps. Il était compréhensif, Abou Georges, et las, surtout. Il avait hâte de me passer le flambeau. Il m’a formé en deux semaines et puis il a pris sa retraite. Je le vois de temps en temps dans un café près de la grande mosquée. Il joue au trictrac avec ses amis, il me salue de la tête, m’offre parfois un thé. Il me demande des nouvelles de l’hôpital, je sens que c’est pour la forme, je réponds brièvement et nous n’abordons plus ce sujet. De toute façon, nous ménageons nos mots.
La chute du sixième étage s’appelait Hassan Faysal al-Mouni. Sans le certificat, je n’aurais jamais deviné qu’il était mort à dix-neuf ans. Il était comme raccourci, la tête un peu rentrée dans les épaules, une hanche déviée, un bras, le droit, de travers. Il avait la tête cabossée. « Cabossée », c’est le seul mot qui m’est venu à l’esprit. La présence de Salim derrière moi me dérangeait, je ne réussissais pas à trouver la fluidité de mes gestes, ni de mes pensées. En général, le premier de la journée, je lui parle un peu, parce qu’il m’est moins indifférent que les suivants. J’ai une pensée pour ses parents, pour sa femme, pour ses enfants, pour sa grand-mère, pour n’importe qui que je peux imaginer l’avoir aimé. Avec Salim derrière moi et Tony debout qui triturait sa manche, je n’y arrivais pas. Je n’avais que des questions dans ma tête. Pourquoi ce matin-là ne ressemblait-il pas aux autres ? Pourquoi fallait-il commencer par celui du tiroir en bas à droite ? Pourquoi je me pose des questions ? Ce n’est pas prudent de se poser des questions. J’ai vite collé mon œil au viseur et j’ai pris les photos, en m’efforçant d’agir comme d’habitude et de ne pas laisser mes interrogations transparaître. Il faut cinq ou six clichés par client. Abou Georges n’a jamais su m’expliquer pourquoi cinq ou six, et pas trois ou huit. Il n’a jamais su me dire qui avait décidé ça ni si la consigne était écrite quelque part, dans un cahier, dans un décret, dans un règlement interne ou national, ou dans une loi. « Ne pose pas trop de questions, fiston. » C’est grâce à ça qu’il a réussi à arriver jusqu’à l’âge de la etraite et au temps du trictrac, sans se laisser grignoter par les morts, ni dévorer par les vivants. À travers l’œilleton de mon appareil, j’ai saisi les arcades sourcilières, une orbite et une tempe enfoncées, le sang coagulé dans les cheveux, les lèvres éclatées sur des dents cassées, une oreille écrasée, des os brisés qui sortaient des chairs au niveau des articulations, des contusions violettes, des lambeaux de peau. Hassan Faysal al-Mouni était ma première chute d’un sixième étage. Ce n’est pas si fréquent, même ici, à la morgue de l’hôpital militaire. Même ici, les gens tombent rarement d’un sixième étage.
Salim a pressé Tony : « le suivant ». Tony a rangé Hassan Faysal al-Mouni et tiré le tiroir d’à côté. J’ai regardé l’étiquette, c’était la rixe et il s’appelait Mohammed Tabir. Il avait le même âge que le précédent. « Blessures à l’arme blanche et objet contondant », était écrit sur le formulaire. J’ai posé la feuille dans le casier « départ », ai collé mon œil au viseur et me suis appliqué. Peut-être qu’un chef, dans un bureau, avait trouvé que mes clichés laissaient à désirer et avait envoyé Salim vérifier que je ne bavardais pas avec Tony ou que je ne rêvais pas à Ania pendant le travail. Peut-être que Salim voulait s’assurer que je ne traînais pas. Peut-être qu’il cherchait à échapper à la surveillance de Moustache frémissante ou qu’il voulait un peu de silence. Peut-être qu’il était juste venu se distraire. Ou qu’il retardait l’écriture d’un rapport ennuyeux. Ou alors qu’il devait donner un cours à l’université sur le métier de photographe au service funéraire de l’armée, comme disent les bureaucrates de chez nous. J’ai essayé d’appliquer à la lettre l’enseignement d’Abou Georges. Pas de questions. Le cadre le plus neutre possible. La focale sur 50. La symétrie du corps. J’ai soigné comme ça Mohammed Tabir et les deux accidents de la route, deux frères, presque encore adolescents, Haytham Mahmoud et Bassel Mahmoud. Je me suis tant concentré que je n’ai pas bien remarqué les blessures des uns et des autres. Tony a refermé le dernier tiroir doucement, j’ai eu l’impression qu’il était soulagé de voir pendre mon appareil sur ma poitrine. Il a murmuré « de rien » quand je l’ai remercié avant de sortir, Salim sur mes talons.
J’ai enlevé ma blouse, l’ai suspendue à la patère et me suis dirigé vers mon bureau. Salim était toujours derrière moi. Il aurait pu marcher de front avec moi, le couloir est assez large pour deux personnes, mais il restait sur mes talons. Si je m’étais arrêté brusquement, il me serait rentré dedans. Je ne me suis pas arrêté, j’ai poussé la porte du service, Moustache frémissante était là. Il m’a fixé. Normalement, Moustache frémissante n’est pas là quand je reviens de la morgue en milieu de matinée. Il a regagné depuis longtemps l’ancienne chambre de malades qui lui sert de bureau, ou il est dans d’autres services, à boire le thé en compagnie d’autres chefs, ou il a quitté l’hôpital en prétextant une mission urgente à l’extérieur. En fait, il est rentré chez lui, est allé faire des courses pour sa femme, a rejoint sa maîtresse ou joue au trictrac en compagnie de ses amis. Je le sais parce qu’Abou Georges me l’a raconté. Abou Georges fait partie des compagnons de trictrac de Moustache frémissante, il l’a tellement fréquenté qu’il connaît tout de lui, jusqu’à la fois où il s’est emmêlé les pinceaux dans les cadeaux pour son épouse et sa maîtresse. Moustache frémissante aime beaucoup la lingerie, il a l’habitude d’en offrir. Un jour, en veine de générosité, il a acheté deux parures, une crème pour sa légitime, une violette pour son illégitime. Chacune enveloppée dans du papier de soie gris foncé et glissée dans un élégant sac cartonné. Seulement, il n’a pas pensé à mettre un sac sur le siège avant de sa voiture et l’autre sur le siège arrière, et il les a confondus. Le problème, c’est que sa femme a horreur du violet et qu’il ne peut l’ignorer tant elle s’en vante, jugeant que c’est une marque de distinction. Je ne sais pas comment Abou Georges a eu vent de l’histoire, en tout cas il en a ri pendant des jours.
Aujourd’hui, Moustache frémissante est debout devant mon bureau et je me retrouve coincé entre lui et Salim, toujours sur mes talons. « Tout s’est bien passé ? », me demande mon chef. Je hoche la tête en essayant de rester absolument impassible, je dois quand même avoir l’air étonné. « Il faut les envoyer vite, les photos, le bureau des décès les attend, les familles sont impatientes », il me presse. « Bien, bien », je réponds. Surtout ne pas poser de question. Ce n’est pas prudent.

CINQ
La procédure est simple et la routine apaisante. C’est un moment que je n’aurais jamais cru apprécier quand j’ai été embauché à l’hôpital militaire mais que j’ai aimé très vite, sans doute parce que j’ai toujours chéri le silence. La première fois qu’Abou Georges m’a emmené dans cette pièce exiguë, il m’a juste dit : « Maintenant, c’est le meilleur moment de la journée, prends ton appareil photo et n’oublie pas ton verre de thé. » Il a sorti une clé de sa poche, a ouvert une porte, tout au fond du couloir, à l’opposé de celle de la morgue. Ce n’est pas une pièce à proprement parler, plutôt un cagibi. Une seule fenêtre, très haute, une chaise, une table et un ordinateur à écran plat, l’un des très rares de l’hôpital. Ce jour-là, Abou Georges m’a montré comment insérer la carte mémoire de l’appareil photo dans le port de l’ordinateur et envoyer les photos au bureau des décès. « Elles arriveront avant les formulaires, eux, ils doivent attendre que la navette de fin de journée ait fini de remplir ses autorisations de sortie. »
Deux semaines plus tard, pour fêter mon embauche définitive et sa retraite, il m’a invité dans un petit restaurant de la vieille ville, près de la grande mosquée, à quelques rues de chez lui. Il y a ses habitudes depuis des décennies. Le patron, un de ses condisciples de l’école secondaire, a choisi son épouse pour ses talents de cuisinière et ses clients pour leur discrétion. L’intérieur est masqué de la rue par des voilages gris aux grosses fleurs rose passé. La peinture de la devanture tombe par écailles. Il n’y a pas d’enseigne, pas de pancarte, pas le moindre nom. « C’est le meilleur restaurant et l’endroit le plus tranquille de toute la ville », a assuré Abou Georges en posant son large postérieur sur une des étroites chaises en bois. « Aucune ligne dans aucun guide touristique. Pas un moukhabarat. Il n’y a plus rien à manger ni à boire quand il y en a un qui débarque. » Je me suis dit qu’il était vraiment en confiance dans cette gargote, qu’il m’avait pris en amitié ou alors qu’il voulait me piéger. Jamais jusque-là il n’avait prononcé le mot maudit à haute voix devant moi.
On ne parle pas des services secrets. Ce n’est pas prudent. Votre interlocuteur peut en être, des moukhabarat, et de la pire branche. Il peut boire avec vous, manger avec vous, jouer au trictrac avec vous et, le jour où il l’a décidé, vous faire enfermer là d’où on ne sort jamais. Abou Georges a bien remarqué ma réaction. Il a haussé les épaules, a grimacé un petit rictus et a fait signe au patron. « Abou Bassel, voici mon jeune camarade de l’hôpital militaire, c’est lui qui me remplace. Ce soir, je fête ma retraite. » Abou Bassel a souri et sa moustache est allée lui chatouiller les narines. Il a posé une main sur son cœur et l’autre sur sa bedaine. « Dans ce cas, Oum Bassel te fera marquer cette soirée d’une pierre blanche, mon ami ! » Et il s’est faufilé vers la cuisine par une porte deux fois moins large que son ventre. Il est revenu avec un grand pichet d’arak et deux verres pleins de glaçons. Abou Georges me regardait en plissant les yeux.
— Tu sais, la pièce de l’ordinateur, c’est le seul endroit où personne ne viendra jamais surveiller ton travail par-dessus ton épaule.

Extraits
« Je ne parle pas des morts à Ania. Je les ramène pourtant à la maison, soir après soir. Au début, j’ai essayé de les semer. J’ai pris des chemins détournés pour rentrer. Mais ils m’ont suivi. Les morts sont des gens têtus. Ils m’accompagnent dans l’escalier de l’immeuble, rentrent dans l’appartement, dorment dans notre lit et commentent les informations à la télévision. Ils font les gros yeux quand Najma ou Jamil chantonnent leurs nouvelles comptines à la gloire du président.
Les morts sont des gens discrets. Pendant longtemps, ni Ania ni les enfants ne se sont rendu compte de leur présence. » p. 73

« Je suis resté seul avec les morts. J’allais les quitter moi aussi, j’allais les abandonner à leurs souffrances, seuls sur les carreaux blancs, sans respect ni tendresse, aux mains de leurs bourreaux. Je ne pouvais rien pour eux, seulement les photographier. Seulement refuser de participer à la danse macabre orchestrée par les employeurs des Tony de ce pays. » p. 105

À propos de l’autrice
LENOIR_gwenaelle_©charlotte_krebsGwenaëlle Lenoir © Photo Charlotte Krebs

Gwenaëlle Lenoir est journaliste indépendante, spécialiste de l’Afrique orientale et du Proche et Moyen-Orient. (Source: Éditions Julliard)

Page Facebook de l’autrice
Compte X (ex-Twitter) de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#cameraobscura #GwenaelleLenoir #editionsjulliard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #Photo #Syrie #NetGalleyFrance #coupdecoeur #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Le rouge et le blanc

COBERT_le_rouge_et_le_blanc  coup_de_coeur

En deux mots
Alexeï et Ivan Narychkine ne sont que des enfants quand la révolution couve en Russie. Mais en 1917, les deux frères, fils d’aristocrates, vont choisir des voies différentes. Entre le rouge, bien décidé à faire triompher le communisme, et le blanc, en faveur d’un gouvernement réformateur et modéré, la guerre va s’engager.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ivan le terrible, Alexeï le rêveur

En imaginant le destin de deux frères engagés sur des voies politiques opposées, Harold Cobert réussit une fresque éblouissante, pleine de bruit et de fureur sur la Russie de 1910 à 1990. Un tour de force éclairant et éblouissant.

La famille Narychkine séjourne dans sa datcha aux alentours de Saint-Pétersbourg. Nous sommes à l’orée du XXe siècle et déjà les gamins perçoivent leur statut privilégié est bien moins enviable que celui du peuple, à commencer par leur personnel de maison. Une hiérarchie qui les empêche notamment de partager ne fut ce qu’un goûter avec leurs amis d’extraction modeste. Une situation qui leur déplait d’autant plus qu’ils sont tous deux amoureux de Natalia, leur sœur de lait, fille de leur gouvernante et de l’administrateur des terres familiales.
On comprend dès lors leur volonté de faire changer les choses, de réformer un pays qui laisse au tsar et à sa cour tout le pouvoir et toutes les richesses. Et puis, il faut bien s’opposer au père pour s’émanciper.
Mais alors qu’Ivan veut faire la révolution et s’engage dans un groupe secret de bolchéviks, Alexeï – auquel on prédit une future carrière de diplomate – veut abolir le tsar pour réformer en profondeur le pays et les institutions et le doter d’une constitution libérale.
Deux conceptions qui vont très vite devenir irréconciliables et pousser les deux frères l’un contre l’autre.
Quand éclate la Première guerre mondiale, Ivan défend les révolutionnaires qui entendent profiter du conflit pour faire triompher leurs idées, quitte à retourner leurs armes contre la classe dirigeante et Alexeï espère voir les élites montrer le chemin d’une démocratie apaisée.
Bien mieux que les livres d’histoire qui s’arrêtent tous à 1917, à la chute du tsar et à l’avènement de la Révolution menée par Lénine, Harold Cobert nous raconte ces années de trouble, ces moments où tour à tour les forces en présence progressent ou se voient soudain laminées au gré de circonstances que ni les uns, ni les autres ne maîtrisent vraiment. Après le coup d’État raté de Kornilkov, Kerenski se voit vainqueur, mais son pouvoir aussi s’étiole. «À l’image du soviet de Petrograd, désormais présidé par Trotski, les bolcheviks dominaient l’ensemble des soviets du pays, tant dans les grandes agglomérations que dans les campagnes. Les moujiks, lassés d’attendre les mesures agraires sans cesse repoussées dans l’expectative brumeuse de la convocation d’une Assemblée constituante, avaient pris leur destin en main. Ils avaient procédé au partage des terres, allant jusqu’à brûler les propriétés des maîtres récalcitrants et à assassiner sauvagement leurs anciens oppresseurs. Lorsque la nouvelle était parvenue sur les lignes de front, les conscrits, majoritairement d’origine paysanne, avaient commencé à déserter pour rentrer dans leur village natal et participer à ce mouvement.»
On imagine aisément la violence brutale, les exactions sanglantes, l’aveuglement idéologique d’un pays qui se rêvait en paradis du peuple libéré et se retrouve en enfer.
Un enfer qu’Ivan va mettre toute son énergie à construire, allant même jusqu’à tuer ses parents pour prouver qu’aucun aristocrate ou tenant de l’ancien régime ne se mettra désormais en travers de sa route. Le voilà en totale adéquation avec Staline déclarant: «La mort résout tous les problèmes. Pas d’hommes, pas de problèmes.»
Avant d’ajouter «La mort d’un homme est une tragédie. La mort de millions d’hommes est une statistique. Et les tchékistes sont appelés à devenir les meilleurs statisticiens du monde.»
Harold Cobert, qui s’appuie sur une solide documentation, va nous entraîner dans cette Union des Républiques Socialistes Soviétiques qui va supprimer les libertés les unes après les autres, qui va asseoir un pouvoir dictatorial grandissant au fil des années.
Après avoir vainement tenté de résister à ce rouleau compresseur, Alexeï va être contraint à l’exil. Après avoir traversé un pays exsangue où «les paysages d’apocalypse et les charniers se succédaient les uns aux autres dans une monotonie funèbre. Partout, le même chapelet de villes et de villages fantômes, pillés, saccagés ou incendiés; partout les mêmes tableaux d’exécutions massives dont les dépouilles avaient été abandonnées en des tas de chairs putréfiées à même le sol ou dans des fosses hâtivement creusées et laissées à ciel ouvert; partout, la même litanie de corps mutilés, violés, éventrés, brûlés vifs», le voilà prêt à mener le combat depuis l’étranger, aux côtés d’autres russes blancs qui ont réussi à fuir.
En suivant les deux frères, l’auteur réussit un roman tout en nuances là où les manuels d’histoire écrits par les vainqueurs pour les vainqueurs en manquent cruellement. Si l’idéal révolutionnaire devait justifier les pires exactions, le combat antisoviétique et la chasse aux communistes ne s’est pas davantage accompagné de scrupules. Cette vaste fresque, qui nous conduira jusqu’aux années 1980, résonne aussi fortement avec l’actualité. Elle nous livre quelques clés pour comprendre ce que ce peuple russe a vécu, ce qui constitue cette âme qui ne peut accéder au bonheur et qui n’aura, de fait, jamais goûté à la liberté.

Signalons la rencontre en ligne organisée le jeudi 4 avril 2024 à 19h avec Harold Cobert par «Un endroit où aller». Rencontre animée par Nathalie Couderc.
https://us02web.zoom.us/j/85954278438
Vous pouvez aussi vous connecter directement le site internet à 19h: http://www.1endroitoualler.com pour assister au direct.

Le rouge et le blanc
Harold Cobert
Éditions Les Escales
Roman
520 p., 22 €
EAN 9782365698504
Paru le 7/03/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Russie, à Saint-Pétersbourg et Moscou, en Carélie ou ncore dans les camps d’internement. On y voyage aussi beaucoup, de New York à Berlin en passant par Londres, Birmingham ou encore Paris.

Quand?
L’action se déroule de 1910 à 1980.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une fresque historique magnifique qui raconte le destin tragique de deux frères désunis par l’Histoire mais liés par l’amour d’une femme.
Russie, 1914. Tout oppose Alexeï et Ivan Narychkine, deux frères issus de l’aristocratie. Alexeï, l’aîné, a hérité de leur père son tempérament déterminé et réfléchi. Libéral, il prône la modernisation et la démocratisation de la Russie. Ivan, lui, ressemble à leur mère : d’un naturel tourmenté et exalté, il épouse volontiers les pensées anarchistes et marxistes.
Mais les deux jeunes hommes ont quelque chose en commun : leur amour pour Natalia, leur sœur de lait, fille de leur gouvernante et de l’administrateur des terres familiales.
Quand, en 1917, la Révolution éclate, tous se déchirent et chacun choisit son camp, au risque de devoir un jour s’affronter…
À travers les parcours d’Alexeï, d’Ivan et de Natalia, Harold Cobert livre une épopée passionnante de près d’un siècle, portée par des personnages inoubliables.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culture vs News
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)

Les premières pages du livre
« PRÉLUDE
LES ESPOIRS DU CRÉPUSCULE
Le soleil déclinait doucement dans le ciel. Sa luminosité ricochait sur la surface de l’eau en un clapotis de larmes d’or tremblantes. Ses rayons frappaient de leurs reflets cuivrés une demeure laissée à l’abandon, rongée par la végétation et le sel du temps. Du pied de l’un des murs d’enceinte, entaillé de quelques pierres effondrées, montaient des éclats de rire.
Deux jeunes garçons escaladaient cette paroi grumeleuse, aux prises rendues instables par les touffes de mousse glissantes et les veinules de lierre irrégulières. Leur respiration saccadée trahissait une rivalité entêtée derrière leur amusement apparent.
« Gagné ! », s’écria le plus âgé en s’asseyant sur le rebord tant convoité.
« Non, c’est moi ! », hurla son concurrent, installé de l’autre côté de la brèche balafrant la fortification.
Alexeï se tourna vers son frère qui le toisait avec hostilité.
« Ivan, tu sais très bien que je suis arrivé le premier. »
À tout juste 15 ans, Alexeï était habitué à déminer l’impétuosité volcanique de son cadet. Blond, les iris d’un bleu arctique, la peau pâle et les traits typiquement slaves, il avait la physionomie racée et élancée de leur père, Vladimir Piotrovitch Narychkine. Il tenait également de lui un esprit agile, capable d’englober et de relier des questions complexes sans lien manifeste, ainsi qu’un tempérament avenant, souple et conciliant, mais fier, ferme et intraitable lorsqu’on touchait aux principes libéraux ou aux valeurs d’honneur auxquelles il croyait.
« Tu mens, comme tous les capitalistes de ton espèce ! », fulmina Ivan.
Du haut de ses 13 ans, il ne s’en laissait pas conter par son aîné. Brun, les sourcils broussailleux surplombant des yeux noirs, le teint blafard, presque maladif, il tenait plus de leur mère ukrainienne, Ekaterina Viktorovna Narychkine, tant pour le physique que pour le caractère tourmenté. Doté d’une intelligence effervescente et d’une capacité d’abstraction précoce, lecteur insatiable depuis sa plus tendre enfance, il épuisait à la manière d’un acide chaque sujet auquel il s’attaquait jusqu’à ce qu’il l’ait excavé de part en part. D’une nature révoltée, il était farouchement enclin aux idées radicales issues des pensées anarchistes et marxistes, un rebelle à sa classe, en opposition constante au progressisme libéral de son père et de son frère qu’il jugeait « petit bourgeois ».
Alexeï sourit face à l’argument outrageusement politique d’Ivan en la circonstance.
«Le capitalisme n’a rien à voir avec ma victoire, sauf si on considère qu’il est le meilleur des systèmes.»
Ivan ricana entre ses dents.
«Tu as vraiment la morgue de tous ceux que nous voulons détruire.»
Alexeï s’agaça.
«“Nous” ? Parce que tu crois que ton amitié avec Kolya suffit à faire de toi un membre de la classe ouvrière?»
Ivan s’apprêtait à réagir avec virulence lorsqu’une voix féminine le devança.
« Aliocha, laisse mon frère hors de vos disputes. »
Perchée sur une branche au-dessus d’eux, ils découvrirent avec stupeur Natalia, leur sœur de lait, fille de leur njanja1 adorée dont ils avaient partagé la tendresse et les bontés.
« Et toi, Ivanka, cesse de croire que tu n’es pas le fruit de ta race. Jamais tu ne travailleras à l’usine comme Kolya ou à labourer les champs comme mon père.
— Qu’est-ce que tu en sais ? maugréa Ivan. Lorsque nous aurons fait la révolution et que la société sans classes aura triomphé…
— Arrête un peu avec tes chimères de “Grand Soir” et tes sermons révolutionnaires, le coupa Alexeï, tu es pire qu’un pope ! »
Natalia éclata de rire et les entraîna dans son hilarité. Âgée de 14 ans, brune, le teint diaphane hérité de sa mère, le regard vert d’eau pétillant de vivacité et d’espièglerie, elle avait le don de les diviser ou de les réconcilier, c’était selon son humeur. Fille d’Olena Anatolievna Lishenko, la gouvernante d’origine allemande de leurs parents, et d’Anton Petrovitch Lishenko, le métayer géorgien qui gérait les terres de la datcha en leur absence, elle avait été élevée à leurs côtés dans une égalité quasi fraternelle, bénéficiant dans sa prime jeunesse des cours dispensés par les précepteurs d’Alexeï et Ivan où elle avait manifesté de réelles capacités intellectuelles, notamment pour les langues. D’un naturel impétueux et d’une âme passionnée, brûlante comme de la glace, elle était aussi imprévisible dans ses réactions qu’excessive dans ses fureurs et ses attachements.
« De toute façon, reprit-elle, c’est moi qui suis arrivée la première, et plus haut que vous, vous avez donc perdu tous les deux. Par conséquent, je n’embrasserai ni l’un ni l’autre. »
Ils baissèrent la tête avec dépit.
« Et ne profitez pas de votre position d’infériorité, qui est celle que vous méritez, pour loucher sur ma culotte. »
Alexeï et Ivan levèrent les yeux et aperçurent à leur grand enchantement l’éclat du tissu blanc entre les cuisses nues de Natalia. Elle demeura quelques secondes ainsi, à les fixer d’un air narquois et provocant, avant de serrer les jambes et de ramener sa robe sous ses fesses.
« N’en rêvez même pas. »
Les deux garçons échangèrent un coup d’œil goguenard et complice.
« Ce n’est pas la première fois qu’on la voit, ni que tu nous la montres d’ailleurs, répliqua Ivan.
— On t’a même vue sans à maintes reprises, quand on prenait le bain tous les trois », ajouta Alexeï.
Natalia resta un long moment silencieuse, puis répondit :
« Nous étions innocents alors. Nous avons changé. Tout change.
— Sauf Ivanka, il est toujours aussi petit ! », plaisanta Alexeï en esquissant un geste amical que son benjamin contra d’un réflexe brusque.
Natalia soupira, soudainement grave.
« Je suis sérieuse. Le monde que nous avons connu va disparaître.
— Et c’est tant mieux, commenta Alexeï. Il est temps que la société russe entre enfin dans le progrès et la modernité.
— Je suis d’accord avec toi, acquiesça Ivan, il est plus que temps que la révolution fasse voler en éclats toutes ces structures archaïques.
— Ce n’est pas le sens que je donne au progrès et à la modernité, précisa Alexeï.
— Je sais, répondit Ivan, mais c’est le mien.
— Ça suffit tous les deux, les rabroua Natalia, vous gâchez la beauté du lieu et du moment. »
Ils se turent et conservèrent une attitude contemplative.
« Tout cela va me manquer, dit Natalia.
— Tu vas adorer Saint-Pétersbourg, répliqua Alexeï d’un ton rassurant, tout est possible dans cette ville.
— Pas pour elle, trancha Ivan.
— Si, argumenta Alexeï, quand notre père et ses amis auront réussi à faire de la Russie un pays moderne, alors quiconque pourra s’élever par son mérite, quelle que soit son origine.
— Dans votre monde, objecta Ivan, il ne cessera jamais d’y avoir des dominants et des dominés, des exploiteurs et des exploités. Seule la société sans classes permettra d’éradiquer réellement les inégalités liées à la naissance. »
Natalia coupa court à leur querelle en descendant de sa branche.
« Je préfère profiter d’être ici plutôt que de vous écouter vous crêper les idées comme des chipies. On va se baigner ? »
Les deux frères la dévisagèrent avec une expression éberluée.
« C’est que… je… enfin…, bredouilla Ivan en cherchant l’appui de son aîné.
— On n’a pas ce qu’il faut avec nous… », compléta Alexeï.
Natalia les considéra tour à tour.
« Qui vous parle de ça ? »
Alors qu’elle parvenait en bas du mur, elle lança négligemment :
« J’ai toujours aimé nager sans rien. »
Elle s’éloignait d’un pas guilleret quand elle fit subitement volte-face.
« Bien évidemment, le premier dans l’eau aura un baiser. »
Et elle reprit sa marche en sautillant.
Alexeï et Ivan restaient bouche bée tandis qu’elle serpentait avec facétie entre les arbres en direction du rivage. Ils ne s’étaient plus retrouvés nus en sa présence depuis qu’ils avaient commencé leur mue vers l’âge adulte. Cette pudeur n’était pourtant pas dans leur caractère. Ils étaient de vrais Russes, élevés dans le culte du corps naturel et de la force physique, habitués à la nudité collective des douches et des dortoirs du pensionnat ; mais pas avec Natalia, dont les seins saillaient sous l’étoffe de ses robes et dont le sexe devait se dissimuler sous un buisson de poils pubiens légèrement frisés. Ivan était le plus en proie à cette timidité embarrassée, lui dont les transformations anatomiques n’en étaient qu’aux balbutiements en comparaison de la masculinité déjà affirmée de son frère.
Il croisa les prunelles brillantes d’Alexeï et, sans s’être consultés, ils dévalèrent les pierres éboulées les séparant du sol pour courir à toute bride vers la mer Baltique. Dans leur précipitation, ils jetaient à la diable leurs habits dans les broussailles et les futaies. Après avoir dépassé Natalia sans ralentir leur allure effrénée, ils retirèrent leurs derniers sous-vêtements et plongèrent en même temps dans l’onde fraîche.
En émergeant des flots, ils se regardèrent, incapables de se départager de manière certaine. Ils se retournèrent vers la terre ferme à la recherche de Natalia et de son verdict. Celle-ci les observait en riant à gorge déployée de les voir trempés dans leur plus simple appareil au milieu de l’immensité aqueuse. D’un air badin, elle ramassa leurs pantalons et leurs culottes.
Alexeï et Ivan comprirent instantanément quel tour elle était en train de leur jouer. Les mains sur leur sexe, ils essayèrent tant bien que mal de la rejoindre pour l’empêcher de mettre son projet à exécution.
Malheureusement, le temps qu’ils claudiquent ainsi, Natalia avait pris la poudre d’escampette.
*
Le profil altier d’Ekaterina passait de la cuisine au perron, de la salle de réception aux différents salons, précisant là une instruction, corrigeant ici l’agencement d’un bouquet. Élancée, la peau et le teint blanc porcelaine d’où saillait parfois le fin liseré vert pâle de ses veines, les yeux et les cheveux noir d’encre, d’un caractère à fleur de nerf, l’humeur fragile, sans cesse prête à basculer dans une euphorie excessive ou dans une affliction abyssale, elle virevoltait de pièce de pièce, attentive au moindre détail pour les festivités données en l’honneur de l’anniversaire du maître des lieux.
L’événement était d’autant plus solennel que, parmi le prestigieux aréopage d’invités, étaient notamment attendus Serge Witte, ancien ministre des Finances du tsar Alexandre III et inaugurateur de la fonction de Premier ministre sous la nouvelle Constitution instituée par Nicolas II ; le ministre des Affaires étrangères Sergueï Dmitrievitch Sazonov ; son secrétaire particulier Viktor Igorovitch Lvov et son épouse Tatiana Fiodorovna ; le ministre de l’Intérieur Nikolaï Alexeïevitch Maklakov et sa femme Marie Boulgakovna ; les généraux Anton Ivanovitch Dénikine et Piotr Nikolaïevitch Wrangel ; Sir William Scott Nelson, ambassadeur de la Couronne britannique, et Lady Margaret Scott Nelson ; ou encore le riche industriel allemand Siegfried von Metternich. Tout devait donc être plus que parfait, Ekaterina ne supportait pas l’approximation, encore moins l’imperfection.
Pour la suppléer dans cette tâche titanesque, du personnel supplémentaire avait été engagé pour la soirée. En outre, elle pouvait compter sur le soutien indéfectible d’Olena et Anton, les parents de Natalia, la vigueur allemande de l’une et la robustesse géorgienne de l’autre, auxquelles s’ajoutait l’énergie de leur fille et de leur aîné, Kolya, libéré pour l’occasion de ses obligations ouvrières dans l’usine pétersbourgeoise de l’homme du jour.
Alors qu’elle s’affairait telle une abeille au milieu d’une ruche bourdonnante, Ekaterina se figea. Par la fenêtre du petit boudoir lilas, elle avait aperçu Alexeï et Ivan qui, les jambes passées par le col de leur chemise et les manches nouées autour de leur taille, revenaient ainsi fagotés sans pour autant se départir de leur dignité.
À leur vue, Natalia et son frère Kolya ne purent s’empêcher de rire tandis que, affolée, Ekaterina se précipitait à leur rencontre.
« Mon Dieu, mais qu’avez-vous encore fait tous les deux, vous allez attraper la mort ! »
Alexeï la rassura.
« Ce n’est rien, mère, des va-nu-pieds nous ont volé une partie de nos habits alors que nous étions en train de nous baigner. »
Elle s’inquiéta.
« Vous baigner, en cette saison ? Ce n’est pas raisonnable. »
Ivan argumenta.
« Mère, nous sommes fin juin.
— Ce n’est pas une raison. On commence par un bain et on finit au cimetière.
— Nous ne sommes pas en sucre ! », s’indigna Ivan.
Ekaterina les considéra avec tendresse.
« Bon, n’en parlons plus. Dépêchez-vous de vous vêtir décemment, votre père vous attend tous les deux dans la bibliothèque. »
Elle les embrassa rapidement et ils filèrent dans leurs chambres respectives. Vladimir Piotrovitch Narychkine n’aimait pas attendre.
*
Dissimulée au bout d’une longue allée au désordre végétal savamment orchestré, la datcha Narychkine s’imposait par son ampleur et sa luxuriance architecturale. Située à quelques verstes de la mer Baltique, construite en bois sculpté et les façades peintes en bleu roi, son exubérance Art nouveau se fondait dans la nature environnante avec une harmonie raffinée. Asymétrique, alternant balcons et terrasses en péristyles, hautes fenêtres rectangulaires et en ogives, traverses bleu ciel rehaussées de touches pourpres et bow-windows décorés d’arcatures gothiques, elle offrait de multiples ambiances et possibilités de s’isoler du reste de ses habitants ou pour un aparté avec certains visiteurs. L’intérieur déployait la même profusion, dévidant au gré des pièces une atmosphère de style troubadour, disséminant ses nervures, ses rosaces et ses pinacles sur les boiseries et les plafonds. Les murs, vert émeraude dans un salon, jaune poussin ou encore rose poudré dans un autre, exhibaient des tableaux d’inspiration pastorale ou romantique, tandis que des myriades de bibelots et curiosités s’accumulaient sur les consoles et les guéridons. Les étages accueillaient les chambres, salles de jeux des enfants, cabinets de travail, de lecture ou de toilettes, alors que le rez-de-chaussée était dévolu à la vie commune et sociale. La vaste bibliothèque, au cachet anglais malgré son billard français, était réservée aux liqueurs et aux cigares que partageaient les hommes après les longs dîners ; on y parlait affaires, économie, politique ; on commentait les réformes en cours, celles à réaliser, les difficultés posées par une paysannerie archaïque, la naissance d’une classe ouvrière aux velléités révolutionnaires ; on discutait du tsar, de la tsarine, de Raspoutine et de son influence néfaste sur le couple impérial ; on spéculait, en somme, sur le destin incertain de la Sainte Russie.
En fin d’après-midi, Vladimir Piotrovitch Narychkine s’y retirait pour lire la presse ou rédiger son courrier sur le large bureau qui trônait dos à la croisée ouvrant sur les jardins. Sa silhouette à la stature imposante pouvait rester plusieurs heures penchée au-dessus du maroquin recouvrant l’acajou pendant que ses yeux perçants bleu délavé parcouraient un article ou un livre, qu’il écrivait en roulant de ses doigts pâles et effilés sa longue moustache blonde toujours impeccablement taillée. À la tête de plusieurs usines de métallurgie à travers le pays, il fréquentait les hautes sphères du pouvoir, encore plus depuis que la guerre avec le Japon l’avait amené à consacrer une partie de ses productions à l’armement, activité qu’il développait de plus en plus tant l’équilibre de la paix vacillait aux frontières de l’Empire. Son mariage avec Ekaterina, née comtesse de Voronzov, lui avait ouvert les portes de l’aristocratie en étendant ses domaines d’influence. Libéral au sens occidental et philosophique du terme, il œuvrait avec ses alliés à la modernisation de la Russie, dont le retard était préoccupant en comparaison des grandes nations européennes telles que l’Angleterre, la France ou l’Allemagne.
C’était ici qu’il convoquait ses fils lorsqu’il avait à s’entretenir avec eux de sujets importants. Il les recevait assis dans la pénombre du contrejour qui laissait uniquement saillir le bleu glacial et coupant de ses iris, masquant ainsi ses potentielles réactions dont il maîtrisait par ailleurs les moindres expressions et manifestations.
Au moment exact où la pendule sonnait 6 heures du soir, on frappa à la porte.
« Oui ! »
Alexeï et Ivan entrèrent. L’aîné avait revêtu son uniforme de l’Académie militaire de Saint-Pétersbourg alors que le benjamin portait des habits civils de villégiature avec une casquette d’ouvrier. Ils restèrent debout quelques minutes tandis que Vladimir terminait sa lettre en cours. Une fois paraphée, cachetée et scellée, il leva ses pupilles sombres sur sa progéniture.
« Alexeï, viens à mes côtés. »
Il s’exécuta. Vladimir fixa longuement Ivan, qui restait immobile dans une posture qui fleurait le défi.
« Cesse cette provocation ridicule et inutile. »
L’intéressé resta tout d’abord impassible avant de consentir à retirer son couvre-chef et de le glisser sous son bras. Le sourire narquois qui flottait sur ses lèvres arracha un soupir irrité à son père.
« Ivan, je voudrais que tu répondes à cette question : pourquoi mets-tu autant d’énergie à vouloir salir notre nom ?
— Pardonnez-moi, père, je crains de ne pas bien vous comprendre.
— Tu m’as parfaitement compris, au contraire. Maintenant, je t’écoute.
— Je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir d’infamant pour notre nom dans mon attitude. N’est-ce pas le peuple russe qui fait l’honneur de notre Mère Patrie ? »
Alexeï lui adressa un coup d’œil suppliant afin qu’il quitte cette insolence dangereuse. Vladimir posa ses coudes sur le bureau et joignit ses mains à hauteur de son menton.
« As-tu une idée de la raison pour laquelle je vous ai mandés tous les deux ?
— Sauf votre respect, père, je n’ai aucune idée de ce qui motive cette convocation solennelle de votre part. Toutefois, j’imagine qu’elle n’a pas pour objet de débattre des dernières tendances vestimentaires.»
Le regard de Vladimir se fit aussi tranchant que l’acier.
« En effet, Ivan. »
Il détailla son fils avec minutie.
« Je suis tout ouïe, père. »
Le maître des lieux s’appuya contre le dossier de son fauteuil.
« Tu es un jeune homme extrêmement doué, Ivan, et pourtant tu t’évertues à ruiner tous tes talents. Tes prédispositions pour les mathématiques, les sciences et les langues te promettent à un brillant avenir, et cependant tes impertinences répétées risquent de gâcher tous les espoirs que tes professeurs, ta mère et moi plaçons en toi. Aussi ai-je décidé, comme j’en ai déjà parlé à ton frère, que tu quitterais l’Académie militaire impériale à la rentrée prochaine pour aller étudier à l’École des cadets de Saint-Pétersbourg. Leur discipline de fer saura venir à bout de ton mauvais caractère. »
Ivan avait beau afficher un détachement dédaigneux face à cette annonce, les crispations de ses maxillaires trahissaient l’aversion radicale qu’il nourrissait envers l’armée en général et le corps des cadets en particulier. Il parvint néanmoins à donner l’illusion de la placidité et de l’indifférence.
« Si telle est votre volonté, père.
— Telle est effectivement ma volonté. »
Ils restaient face à face. Le silence s’éternisait.
« Est-ce tout, père ? »
Vladimir abattit violemment son poing sur le maroquin et se leva avec fureur.
« Non, ce n’est pas tout ! J’en ai assez de ta défiance envers mon autorité ! J’en ai assez de tes lubies révolutionnaires qui sont indignes de quelqu’un de ta race ! Désormais, je ne veux plus entendre parler dans cette maison d’“aliénation”, de “prolétariat” et de toutes ces stupidités anarchistes !
— Communistes, père, et non pas anarchistes.
— Peu importe ! Dorénavant, tous tes livres séditieux seront confisqués et à jamais interdits sous ce toit. Tu vas rentrer dans le rang de gré ou de force, est-ce clair ?
— Très clair, père. »
Vladimir se pencha légèrement en arrière.
« Alexeï, tu veilleras à ce que toutes ces mauvaises lectures disparaissent avant l’arrivée de nos invités, et tu feras de même à notre retour à Saint-Pétersbourg. Et maintenant, laissez-moi. »
Les deux garçons obtempérèrent. Alors qu’ils allaient ouvrir la porte de la bibliothèque, Vladimir les interpella :
« Ivan, je compte sur toi pour te vêtir convenablement et faire honneur à notre nom ce soir. »
Ivan le toisa de loin et, sans un mot, sortit.
*
Dans le hall, Alexeï saisit Ivan par le bras.
« Pourquoi t’obstines-tu à le provoquer ? Tu sais pertinemment que cela ne peut t’apporter que des ennuis !
— Tu savais, tu savais et tu ne m’as rien dit…
— J’ai dit à notre père qu’un tel châtiment ne ferait que renforcer ta colère et tes convictions. Il n’avait rien arrêté avant de nous voir aujourd’hui, mais ton attitude et ton arrogance bornées l’ont convaincu du bien-fondé de sa décision.
— Lâche-moi, lâche-moi sale traître ! »
Il se dégagea avec brutalité de la main d’Alexeï et le dévisagea avec haine.
« Ivan, attends…
— Laisse-moi, tu n’es plus mon frère. »
Il s’engouffra dans les cuisines, passa sans desserrer les dents devant Natalia et Kolya pour disparaître dans le jardin.
« Que se passe-t-il ? », interrogea Natalia.
Alexeï restait muet, incapable d’articuler le moindre mot. Depuis l’étage retentit la voix d’Ekaterina :
« Aliocha, tu veux bien monter s’il te plaît ? »
Il adressa un coup d’œil empli de désarroi à Natalia et à Kolya.
« Ne le laissez pas seul. »
Il s’éclipsa pour se rendre auprès de sa mère. Natalia et son frère échangèrent un regard interloqué. Kolya retira son tablier et partit rejoindre Ivan.
Il le trouva assis sur le rebord du grand bassin, scrutant les profondeurs de l’eau stagnante. Il prit place à côté de lui, roula une cigarette et l’alluma.
« Tu savais que le froid modifiait la trajectoire des poissons ? »
Kolya hocha négativement la tête, amusé par cette question saugrenue.
« Ne te moque pas, c’est absolument vrai. Un ichtyologue de Moscou a publié un article passionnant sur le sujet.
— Un quoi ?
— Un scientifique qui étudie les poissons. Il a démontré que le froid modifiait le tracé de leur déplacement. Regarde : là, nous sommes en été, ils tournent en solitaire dans le même sens en décrivant des cercles, des ellipses plutôt. Si on diminuait la température, on les observerait décrire des boucles plus petites et on les verrait nager par paires ou couples. »
Il resta quelques secondes silencieux, puis reprit, souriant à ses propres pensées :
« On pourrait conjecturer que, si la révolution a un jour lieu chez nous, elle éclatera en hiver, le froid poussant le peuple à serrer ses rangs pour ne former qu’une seule lame de fond unie dans un même objectif. »
Kolya le considéra avec une tendresse fraternelle mêlée d’admiration.
« Tu as toujours eu des idées différentes des autres.
— Je sais, répondit Ivan, c’est idiot cette histoire de poissons ! »
Ils rirent ensemble. Bien que Kolya fût d’extraction populaire et âgé de trois ans de plus qu’Ivan, tous deux s’entendaient comme des frères depuis leur plus tendre enfance. Kolya avait hérité du robuste physique géorgien de son père, le faciès rond et massif, les cheveux bruns et drus aux reflets roux, les yeux marron teintés d’éclats miel, le front court, l’ossature épaisse et imposante. Un an auparavant, il avait débuté en tant que manœuvre dans l’usine Narychkine de Saint-Pétersbourg, travail dont il était fier tant il représentait pour lui, fils de petit paysan, une forme d’élévation sociale lui permettant de côtoyer les progrès du monde moderne et l’univers foisonnant d’une grande ville en pleine transformation.
« Il s’est passé quoi dans la bibliothèque ? demanda-t-il. Alexeï avait l’air très préoccupé dans la cuisine.
— Lui, préoccupé par mon sort ? Je le déteste, ce n’est qu’un sale traître !
— Arrête, Alexeï s’est toujours soucié de toi. Et ce n’est pas parce qu’il s’intéresse moins que toi aux personnes de ma condition que ce n’est pas un type bien. Alexeï est tout sauf un salaud. »
Kolya se tut un instant. Il passa la cigarette à son ami avant d’insister.
« Alors, que s’est-il passé ? »
Ivan inhala une profonde bouffée.
« Mon père m’envoie chez les Cadets pour mater mon sale caractère et confisque tous mes livres qu’il juge “dangereux” pour mon esprit, c’est-à-dire tous ceux qui parlent de notre combat. S’il s’imagine que cela mettra un terme à mon engagement, il se trompe. »
Il soupira.
« Je n’en peux plus, Kolya. Je ne supporte plus la morgue de mon père, sa suffisance de classe et son idéologie libérale. Il voudrait que notre pays devienne une sorte de monarchie constitutionnelle à l’anglaise, mais pas pour le bien commun, non, uniquement pour le sien et ceux de sa caste, afin de gagner plus d’argent sur le dos des travailleurs et avoir plus de pouvoir. Une révolution bourgeoise, à mille lieues de celle à laquelle nous rêvons toi et moi. Alexeï est plus progressiste, sans toutefois pousser l’ambition et le processus jusqu’à la société sans classes. Il s’arrête à un simple changement de mains de la domination, au remplacement d’une élite par une autre. Parfois, je me dis que je ne suis pas né dans la bonne famille. Cela peut te sembler fou, car j’ai tout, et pourtant je ne me sens pas à ma place. Un jour, je m’enfuirai de cette prison dorée et j’irai rejoindre ceux auxquels je me sens réellement appartenir, le peuple de Russie, mes vrais frères. »
Kolya acquiesça. Il vérifia qu’il n’y avait personne alentour et chuchota :
« Je peux te confier un secret ? »
Ivan écrasa la cigarette en fronçant les sourcils comme s’il avait été insulté.
« Évidemment ! »
Kolya se pencha vers lui.
« Je fais partie d’un soviet clandestin ! »
Ivan le fixa, le regard incandescent.
« Alors ça y est, la révolution est en marche ? Raconte, je veux tout savoir !
— Eh bien, on se réunit à plusieurs dans des ateliers ou des chambres, on change de lieu à chaque fois pour éviter d’attirer l’attention de l’Okhrana. Il y a des ouvriers, des étudiants, des professeurs et même des bourgeois.
— Et vous faites quoi ?
— On discute, on réfléchit à comment faire la révolution, je veux dire, comment la faire concrètement. Moi, j’écoute surtout, car je n’ai pas ta culture ni ton éducation et, à les entendre, je commence à me dire que c’est peut-être possible.
— Possible ? C’est certain, c’est le mouvement inexorable de l’Histoire !
— C’est exactement ce que dit Bogdan Dmitriovitch, un professeur de philosophie de l’université, “le mouvement inexorable de l’Histoire”. »
Ivan le scrutait avec intensité.
« Tu pourrais m’introduire à vos réunions ?
— Bien sûr, je voulais te le proposer. Mais comment faire maintenant que tu seras chez les Cadets ? »
Ivan plongea dans une profonde et fugitive réflexion, où son esprit envisageait toutes les éventualités à la fois en fonction des différentes hypothèses qu’il élaborait.
« Je me débrouillerai. »
Les deux amis se sourirent avec une complicité fiévreuse.
« Et pas un mot, à personne. »
Ils firent le geste de jurer et crachèrent ensemble dans le bassin.
Ivan avait le feu aux joues. Son cerveau était en ébullition.
« Kolya, j’ai un service à te demander pour ce soir. »
*
Dans la chambre d’Ivan, Alexeï rassemblait les livres bannis par le maître des lieux. Lassé de cette besogne qu’il jugeait stupide et inutile, il les abandonna en désordre sur le secrétaire. Mains sur les hanches, tête baissée, il fit quelques pas soucieux et s’immobilisa devant une croisée. Il ne comprenait pas pourquoi son frère s’acharnait à provoquer leur père d’une manière aussi franche. Il aurait pu continuer d’avoir des idées révolutionnaires sans pour autant s’y draper ostensiblement comme dans un étendard. Alexeï comprenait encore moins pourquoi Ivan s’était entiché à ce point des théories anarchistes et marxistes, non parce que ces pensées étaient hostiles à la classe à laquelle appartenait leur famille, maintes raisons pouvaient expliquer qu’on rejette le milieu dont on est issu, mais parce que leur mise en pratique aboutirait à l’exact contraire des aspirations qui les portaient. Ivan était intelligent, trop peut-être, il aurait dû selon lui percevoir qu’une société sans classes n’était qu’une utopie, que la possibilité de son avènement impliquait la création d’une nouvelle oligarchie qui maintiendrait les masses dans une médiocrité absolue, sinon dans la misère, au prix d’un contrôle drastique des esprits et des individus représentant la négation absolue de toute forme de libération. Comment un garçon aussi brillant que son frère, capable de dérouler avec une rigueur et une aisance stupéfiantes l’ensemble des conséquences d’un système ou d’un phénomène, ne le voyait-il pas ? Quelles raisons avait-il de s’aveugler ou de se laisser aveugler de la sorte ?
Il en était là de ses tergiversations lorsque Ivan entra dans la pièce.
« Ah, je vois que l’exécuteur des basses œuvres de Monsieur Notre Père est déjà à la tâche… »
Il marcha jusqu’à son lit, jeta sa casquette sur l’édredon et s’allongea. Alexeï s’appuya dans l’encadrement de la fenêtre.
« Ça ne m’amuse pas de devoir confisquer tes livres.
— Il fallait y songer avant.
— Avant quoi ?
— Tu aurais dû m’informer des projets de notre père me concernant. »
Alexeï croisa les bras.
« Parce que ça aurait changé quelque chose ? »
Ivan scruta le plafond.
« Non, tu as raison, j’aurais agi de la même façon. »
Alexeï rejoignit le secrétaire, tira la chaise et s’assit avec dépit.
« Je ne te comprends pas.
— Tu ne comprends pas quoi ?
— Pourquoi tu détestes tellement ce que nous sommes ?
— C’est ce que nous représentons que je déteste, pas ce que nous sommes.
— Tu as tort.
— Je ne crois pas, non.
— Si. Parce que de même qu’un ouvrier ou un paysan n’a pas choisi de naître dans la condition qui est la sienne, ni toi ni moi n’avons choisi la nôtre, nous ne sommes donc coupables de rien. »
Ivan s’assit à son tour.
« C’est là où tu trompes. Nous sommes coupables de ne rien faire pour que cela change, et doublement, puisque notre position nous donne le pouvoir d’agir.
— Je ne suis pas d’accord. La modernisation de la Russie à laquelle œuvre notre père et à laquelle j’aspire apportera plus de liberté à ceux qui veulent s’élever par leur travail et leur mérite.
— C’est là où nous ne nous entendrons jamais, toi et moi. Tu veux la liberté, qui favorisera toujours la domination d’un groupe sur un autre ; moi je veux l’égalité, qui abolit à jamais toute forme de domination.
— Ton égalité n’est que la tyrannie du même et la négation des différences naturelles qui existent entre les hommes. Ton idéal est aussi gris qu’une prison.
— Je garde mes convictions et te laisse à tes certitudes.
— Je ne sais pas lequel de nous deux a plus de convictions que de certitudes ; celui qui voudrait que les choses soient telles qu’elles devraient selon lui être ou celui qui essaie de faire avec ce qu’elles sont ?
— Ta deuxième proposition est la définition parfaite de la collaboration avec l’ennemi et de la compromission. »
Alexeï passa sa main sur ses traits crispés. Ivan se leva.
« Natalia m’a dit que mère t’avait appelé tout à l’heure ?
— Oui, elle voulait savoir comment ça s’était passé dans la bibliothèque.
— Elle n’a pas dû être déçue.
— Je lui ai dit que père n’avait pas forcément pris sa décision et qu’elle ferait mieux d’en parler directement avec lui. J’en ai assez qu’elle me demande sans arrêt de me mettre entre vous deux. »
Ivan sourit comme on mord.
« Ta lâcheté te promet la belle et grande carrière dans la diplomatie à laquelle notre père te destine. »
Alexeï se leva également, fatigué par les propos de son frère.
« Tu sais quoi, fais ce que tu veux après tout. Je te laisse tes lectures et tes chimères. Je ne veux pas confisquer des livres.
— Oh, un acte de rébellion ! Méfie-toi, à ce rythme-là, un jour tu seras plus communiste que moi. Au moins tu connaîtras un peu mieux la réalité de l’humanité. »
Alexeï explosa.
« Parce que tu la connais, toi, la réalité de l’humanité ? Tu sais ce que Kolya t’en raconte et ce que tu peux en observer de loin, bien au chaud dans nos voitures, derrière les fenêtres closes de nos maisons, à travers les mots des auteurs que tu lis. La vérité, c’est que tu ignores tout de ce que vivent les petites gens du peuple russe, je veux dire, concrètement ; tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir faim ou froid dans ta chair, alors garde tes belles leçons de morale pour toi, elles sont aussi abstraites que ta connaissance de ce qu’éprouvent et veulent ceux dont tu te fais le porte-voix éraillé depuis le confort de ta vie bourgeoise !
— Qu’est-ce que tu connais aux conditions de vie du peuple russe, toi, le futur ambassadeur ? Rien, tu n’y connais rien !
— C’est vrai. À la différence de toi, je ne prétends pas le contraire. Et je ne vis pas dans l’illusion de vouloir ce qui est impossible pour ceux dont je ne sais rien. »
Ivan le poussa violemment en arrière. Alexeï se rattrapa de justesse sur le coin d’une commode.
« Tu vois, dit-il, seuls les tyrans répondent à la contradiction qui les dérange par la violence. Les tyrans ou les enfants gâtés.
— Hors d’ici. »
Alexeï sourit avec une tristesse amère.
« Père a raison, les Cadets te feront beaucoup de bien. »
Il sortit.
*
La pénombre tombait sur la mer Baltique et la datcha Narychkine, linceul noir voilant délicatement les objets, la nature et l’avenir.
Assise à sa coiffeuse, Ekaterina feuilletait les pages d’un album photographique pendant qu’Irena, sa femme de chambre, lui démêlait les cheveux.
La porte s’ouvrit. Dans le reflet du miroir, Ekaterina croisa le visage affectueux de Vladimir. Il avait revêtu un brocart pourpre brodé de fils d’or dont la redingote affichait fièrement la croix de seconde classe de l’ordre impérial russe de Saint-Stanislas.
Il rejoignit sa femme et l’embrassa sur le front.
« Vous êtes très en beauté, madame. »
Irena s’éclipsa.
« Merci mon ami. Vous-même avez fière allure.
— C’est que j’ai à cœur de vous plaire, ma chère. »
Il lui prit la main et la baisa. Ses yeux s’attardèrent sur un cliché d’Ivan. Alors âgé de 7 ans, il était au coin de la cheminée de leur hôtel particulier à Saint-Pétersbourg, plongé dans les Contes des frères Grimm. Ses sourcils étaient légèrement froncés, manifestation de sa profonde et habituelle concentration lorsqu’il lisait.
Vladimir tira un fauteuil et s’assit près de son épouse de manière à être face à elle.
« Que regardez-vous donc ? »
Ekaterina effleura la page sur laquelle elle était arrêtée.
« Des souvenirs… »
Elle demeura un instant songeuse, puis laissa échapper une pensée fugitive :
« Il était tellement mignon à cette époque. »
Le maître des lieux soupira.
« Et déjà en train de lire… »
Ekaterina tourna la tête sur le côté comme si, par ce simple mouvement, elle pouvait ouvrir l’espace de son champ de vision sur ce moment évoqué et le contempler en spectatrice émue depuis le présent qui l’en séparait.
« Il a toujours aimé lire. Vous vous souvenez comment nous devions cacher certains ouvrages inappropriés pour éviter qu’il ne les dévore avant l’heure ? »
Vladimir sourit avec un mélange d’attendrissement et de regret.
« Peut-être aurions-nous dû les mettre sous scellés, cela nous aurait évité bien des soucis. »
Ekaterina le considéra avec affection.
« Êtes-vous sûr que les Cadets soient une bonne solution à ses comportements outranciers ? »
Son mari croisa les jambes.
« Oui, ma chère, j’en suis certain. Aussi étrange que cela puisse paraître vu ses facilités pour les sciences et les mathématiques, Ivan a besoin de rigueur et de fermeté. »
Ekaterina referma l’album posé sur ses genoux et caressa la couverture en cuir.
« Pourtant, j’ai entendu parler d’une nouvelle médecine venue d’Autriche. Elle procède d’une guérison par la conversation et la parole. Anastasia Chouvalovia m’en a dit grand bien. Elle m’a notamment rapporté les effets bénéfiques que cette méthode avait sur Sergueï Constantinovitch. Saviez-vous qu’il expérimentait cette technique depuis bientôt quatre années maintenant ? »
Vladimir lissa sa moustache.
« Je l’ignorais tout à fait. »
Elle resta silencieuse avant de demander :
« Ne pensez-vous pas que cela pourrait être une alternative intéressante à la brutalité des Cadets ? »
Vladimir éclata de rire.
« Ma chère, vous êtes bien une femme, et une femme russe ! Je sais que vous avez du mal avec l’idée que l’on rudoie vos petits, et c’est bien normal, la nature de votre sexe vous porte à la douceur et non à la sévérité. Je ne doute pas que ce nouveau traitement soit très prometteur, mais nous avons déjà essayé nombre d’accommodements, restés hélas sans résultat probant. Croyez-moi, la discipline des Cadets est ce qui conviendra le mieux à Ivan. Il est plus que temps que son caractère récalcitrant se heurte à des murs inébranlables. Il y va de son devenir et de l’honneur de notre nom. »
Ekaterina le fixait d’un air impénétrable, puis elle opina, signe qu’elle capitulait à contrecœur et se rangeait à la décision de son époux.
« Ma chère, faites-moi confiance, Ivan ne s’en portera que mieux. »
Elle acquiesça.
« Même si vous ne changerez pas d’avis, pourriez-vous malgré tout penser à ce que je vous ai dit ?»
Vladimir lui prit la main.
«Je vous le promets.»
Il l’embrassa.
«Je vous laisse finir de vous préparer.»
Il se leva et quitta la pièce. »

Extraits
« Alexeï referma le journal et laissa son regard se perdre dans a perspective Nevski à travers les fenêtres du salon.
Ivan avait dit vrai. Le coup d’État du général Kornilov n’aurait jamais pu être évité sans les bolcheviks. Grâce au nombre de leurs partisans, les cheminots avaient dévié et bloqué les trains emmenant les bataillons vers la capitale. En parallèle, des émissaires des soviets ouvriers et de la garnison révolutionnaire s’étaient rendus auprès des soldats de la ville et les avaient convaincus de rester fidèles au gouvernement provisoire. Isolées, noyautées de toute part, les forces de Kornilov s’étaient désagrégées, la menace s’était éteinte sans effusion de sang. Et depuis, les bolcheviks étaient armés.
Ivan avait aussi eu raison sur les conséquences de cet événement. Kerenski ne contrôlait plus rien. À l’image du soviet de Petrograd, désormais présidé par Trotski, les bolcheviks dominaient l’ensemble des soviets du pays, tant dans les grandes agglomérations que dans les campagnes. Les moujiks, lassés d’attendre les mesures agraires sans cesse repoussées dans l’expectative brumeuse de la convocation d’une Assemblée constituante, avaient pris leur destin en main. Ils avaient procédé au partage des terres, allant jusqu’à brûler les propriétés des maîtres récalcitrants et à assassiner sauvagement leurs anciens oppresseurs. Lorsque la nouvelle était parvenue sur les lignes de front, les conscrits, majoritairement d’origine paysanne, avaient commencé à déserter pour rentrer dans leur village natal et participer à ce mouvement. Et au-delà, aux frontières de l’Empire, les populations allogènes s’étaient mobilisées lors d’un Congrès des peuples à Kiev, en Ukraine, afin d’obtenir plus d’indépendance. » p. 118

« Josef, ton avis?
— La mort résout tous les problèmes. Pas d’hommes, pas de problèmes.
— Nous ne pouvons pas tous les tuer ! s’exclama Lénine.
— Pourquoi pas?», répondit Staline.
Après un instant de flottement, tous rirent de plus belle à cette perspective.
« Cette Assemblée était une mauvaise idée, fulmina Trotski. Un parti qui n’aspire pas à prendre le pouvoir ne vaut rien ! Nous allons nous en débarrasser. »
Tous acquiescèrent.
« Félix, dit Lénine, attends nos ordres. » Il se leva et vint se planter devant les trois jeunes recrues de
Dzerinski « L’un d’entre vous a-t-il déjà tué un homme ? » Seul Kolya leva le bras.
« La mort d’un homme est une tragédie, dit Staline. La mort de millions d’hommes est une statistique. » Un sourire terrible fendit le visage de Lénine. « Et les tchékistes sont appelés à devenir les meilleurs statisticiens du monde. » p. 135

« Ivan ne bougeait plus. Dans son dos, il sentait l’attention obscène des autres rivée sur lui. Il prit une profonde inspiration et se retourna. D’un pas déterminé, il se porta à la hauteur de ses parents, tendit son bras et tira une balle dans la nuque de sa mère et une autre dans celle de son père. Les corps d’Ekaterina et de Vladimir s’affalèrent sur Le sol blanc dans un bruit sourd et ouaté. » p. 149

« Alexeï traversa un pays encore plus décharné que lors de son long périple pour rallier les troupes de Dénikine deux ans auparavant.
Les paysages d’apocalypse et les charniers se succédaient les uns aux autres dans une monotonie funèbre. Partout, le même chapelet de villes et de villages fantômes, pillés, saccagés ou incendiés; partout les mêmes tableaux d’exécutions massives dont les dépouilles avaient été abandonnées en des tas de chairs putréfiées à même le sol ou dans des fosses hâtivement creusées et laissées à ciel ouvert; partout, la même litanie de corps mutilés, violés, éventrés, brûlés vifs; partout, les mêmes silhouettes spectrales d’enfants affamés en quête de charognes à ronger pour ne pas mourir, solitaires ou en meutes, chancelant sur la peau pendante de leurs jambes maigres, le ventre gonflé et harcelé par la faim, le visage fané dans des figures de vieillards prématurés, le regard éteint, creux, comme excavé de leurs yeux. » p. 188

« Ivan se leva brusquement et, d’un pas nerveux, arpenta son bureau de long en large. La mort de Lénine avait ouvert une période de turbulences invisibles aux yeux du profane. Une lutte sans pitié avait débuté entre Staline et Trotski dans les plus hauts sommets des institutions soviétiques. Jour après jour, le Parti se fissurait davantage. Une guerre sourde se déployait, menaçant de fracturer la société russe et de réveiller le spectre d’une guerre civile qui signifierait l’implosion irrémédiable de la Révolution.
Ivan se figea. Le regard dans le vide, il suivait l’enchaînement logique des rapports de force en présence. À chaque fois, le résultat était rigoureusement le même: Trotski serait éliminé, et ses soutiens avec lui. C’était inévitable, et surtout nécessaire. » p. 241

« Après la mort soudaine et tragique du camarade Staline, une guerre larvée pour la succession du «Petit Père des Peuples» s’était déclarée entre les enfants nés de la Révolution. Beria, l’inflexible, Beria, le redoutable et redouté Beria s’était mué en un farouche partisan de la clémence, interrompant brutalement la formidable avancée qui était en marche et les faisant reculer de vingt ans en à peine deux mois alors même qu’ils touchaient au but tant désiré, que la société sans classes apparaissait enfin à l’horizon. L’infâme parjure avait suspendu tous les grands travaux engagés par le camarade Staline, accordé une amnistie à plus d’un million de saboteurs et de cafards encore en rééducation dans les camps du Goulag, placé cet ensemble concentrationnaire d’utilité publique et morale sous le contrôle du ministère de la Justice et osé blasphémer en récusant sa prétendue rentabilité économique. Le seul point honorable de ce laxisme honteux passible a minima d’une balle dans la nuque tenait à l’abandon des persécutions mises en œuvre contre les médecins juifs des dignitaires de l’État soviétique et, au-delà, contre les juifs de l’URSS en général. » p. 461

À propos de l’auteur

portrait de Harold Cobert

Harold Cobert © Photo Philippe Matsas

Harold Cobert, docteur ès lettres, est l’auteur de plusieurs romans, dont Un hiver avec Baudelaire (Héloïse d’Ormesson, 2009 ; Le Livre de Poche, 2011), La Mésange et l’Ogresse (Plon, 2016 ; Points, 2017), Belle-amie (Les Escales, 2019 ; Pocket, 2020) et Périandre (Robert Laffont, 2022). (Source: Éditions Les Escales)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#lerougeetleblanc #HaroldCobert #editionslesescales #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #Russie #NetGalleyFrance #MardiConseil #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Extrême paradis

GOUX_extreme_paradis

  RL_2024

En deux mots
Après le décès de son père en Floride, le narrateur se rend dans cet État qui a fait sécession pour tenter de comprendre ce qui s’est passé dans ce paradis réservé aux personnes âgées. Il va finalement découvrir que derrière les bonnes intentions se cache un monde beaucoup plus sombre. Un monde qui obsédait son père.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le paradis des vieux est un enfer

Clovis Goux imagine la sécession de la Floride pour y établir les VUF, les Villages-Unis de Floride. Dans cet État réservé au plus de 55 ans, le narrateur vient enterrer son père qui avait choisi ce petit paradis. Une dystopie habilement construite, avec humour et suspense.

Quand il apprend la mort de son père, le narrateur, qui est pigiste à Paris, décide de prendre l’avion pour la Floride. Didier, son géniteur, avait choisi de s’installer dans ce nouvel État, baptisé VUF (Villages-Unis de Floride). Réservé au plus de 55 ans possédant un patrimoine conséquent, il promet aux retraités de couler des jours heureux sous le soleil. Ici, pas d’insécurité – pour ne pas qu’elle s’endorme, la police est appelée quand deux voiturettes de golf s’entrechoquent – pas de cimetière, mais des circuits de golf et des barbecues pour entretenir la convivialité. «Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau.»
Arrivé sur place, il apprend que la mort de son paternel serait due à un accident après une mauvaise chute dans son salon, sur un coin de table. Mais comme la législation impose la crémation et la dispersion des cendres, il n’y a pas de cadavre. Ce qui va perturber le journaliste qui décide d’enquêter. Il interroge le chauffeur, un taiseux, et la femme de chambre, un peu plus bavarde. Il va réclamer le certificat de décès et tenter d’en apprendre davantage auprès de l’inspecteur Anderson, chargé des formalités.
Au fil des jours, il va découvrir comment fonctionne la communauté, mais aussi que son père était obsédé par les affaires criminelles au point de rassembler une solide documentation sur tous les faits divers et cold cases de la région: «Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence.» Michelle, l’amante du père, puis bientôt du fils, va pouvoir éclairer un peu sa lanterne.
Les codes du thriller vont permettre à Clovis Goux d’explorer les travers de ce communautarisme bâti sur la peur des jeunes, sur le dangereux repli sur soi. Je me souviens avoir vu, lorsque je voyageais en Floride, des publicités pour un village érigé par la Walt Disney Company et qui promettait un tel petit paradis avec sécurité renforcée, caméras de surveillance empêchant toute intrusion, pelouses au cordeau et personnel de maison à disposition. Cette dystopie élargit le champ et accentue le trait. Ici, on en supporte pas les jeunes pour s’arroger l’illusion d’une éternelle jeunesse. On ne supporte pas la mort pour entretenir l’illusion de l’immortalité.
Les enfants gâtés du XXe siècle, nourris de pop culture (les virées au cinéma proposées par le père à son fils les ont construits tous les deux), ont voulu un monde aseptisé et vont se retrouver dans l’univers de J.G. Ballard et notamment Super-Cannes. La preuve, une nouvelle fois, que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Un enfer que se construit à partir d’une oisiveté voulue – sans penser aux conséquences – et qui va déboucher sur la haine, la violence, le lynchage. D’une extrême à l’autre, en quelque sorte.

Extrême paradis
Clovis Goux
Éditions Stock
Roman
280 p., 20,90 €
EAN 9782234093843
Paru le 17/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, en Floride. On y évoque aussi Paris et une ferme dans les Dombes.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un avenir imminent, la Floride a fait sécession avec les États-Unis afin de fonder une fédération de communautés privées réservées aux seuls retraités: les Villages. Dans ce luxueux paradis artificiel conçu par et pour les seniors, la mort, le crime et la jeunesse ont été éradiqués au profit du divertissement. L’étrange décès d’un résident français vient cependant bouleverser l’équilibre instauré.
Accident? Meurtre? Suicide? Précipité dans l’univers outrancier des Villages-Unis de Floride, le fils du défunt part sur les inquiétants chemins qui ont menés son père à sa perte. En fouillant dans le passé, ce journaliste déboussolé par le deuil réveillera les vieux démons de la région. En cherchant la vérité, il basculera dans l’envers du décor. Alors les Villages dévoileront leur vrai visage.
Satire, dystopie ou anticipation? Avec force et humour Extrême paradis interroge nos ambiguïtés face à la violence comme les dérives communautaristes de nos sociétés: et si la sauvagerie était une nécessité? Et si la vieillesse était le futur de l’humanité?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine mag.
Paris la douce (Caroline Hauer)
Blog Littéraflure
Blog Voyages au fil des pages

Les premières pages du livre
« I Cool Aqua
1
L’école fantôme

La découverte d’une école maternelle au sein des Villages-Unis de Floride fut un véritable choc tant son existence, sa présence même, était une monstrueuse aberration, comparable, si je peux me permettre cette analogie, à la construction d’un abattoir dans un parc d’attractions. Et pourtant, malgré son incongruité, malgré son effrayante absurdité, elle est là, sous mes yeux, cachée du reste de l’humanité par une modeste colline boisée, à quelques mètres seulement d’un des bunkers du golf Harold Schwartz où l’armée des Villageois pratique son swing à l’année comme autant de salutations aux feux d’un soleil éternel que de défis lancés à un ennemi invisible.
L’aube point en dessinant en ombres chinoises une ligne d’horizon hérissée de palmiers lorsque j’approche, lampe torche à la main, du bâtiment. Surmontée du drapeau de l’État sécessionniste – une étoile à cinq branches insérée dans un soleil bleu aux rayons rouges et blancs – qui flotte en haut d’un mât, l’école en briques se déploie sur un seul niveau dont les fenêtres aux cadres clairs sont obstruées par d’épais rideaux. En son centre, l’entrée principale se fait sous un fronton de faux marbre supporté par des colonnes doriques. La porte grillagée n’est pas fermée. Par-delà le portique de sécurité désactivé (je ne suis de toute façon pas armé), le faisceau de la lampe révèle un vaste couloir le long duquel sont disposés en vis-à-vis des casiers et des portemanteaux sur lesquels scintillent de petits cirés jaunes au-dessus de bottes de pluie rouges sagement alignées sous des bancs de bois qui filent en perspective. J’approche des casiers métalliques en faisant grincer ma paire de Converse sur le sombre linoléum. Sur chacun figure une plaquette avec un prénom : Judy, Carolyn, Jason… J’en ouvre un au hasard pour constater qu’il est vide.

J’entre maintenant dans une salle de classe et découvre quatre rangées de pupitres accolés à des chaises d’enfant faisant face au bureau de l’instituteur derrière lequel s’étend un vaste tableau noir. Une carte de la Floride est accrochée à son cadre et l’on peut lire RÉVOLUTION inscrit à la craie blanche sur le noir de l’ardoise. Les murs de la classe sont vert d’eau. On y a punaisé des posters d’animaux ainsi que des peintures enfantines. Il y a une mappemonde dans un angle à côté d’un miroir et d’une bibliothèque. Je m’approche. Le cercle lumineux balaye les livres, en révèle quelques titres : Les Aventures de Tom Sawyer, La Case de l’oncle Tom, Les Quatre Filles du docteur March, Max et les Maximonstres, Charlie et la Chocolaterie, Le Magicien d’Oz, Le Royaume fantôme… Je ne connais pas ce dernier ouvrage et tends la main pour m’en saisir : contre toute attente le rayonnage bascule vers moi lorsque je tente de l’extraire du bout des doigts et je me retrouve avec un ensemble compact, étonnamment léger, dans les bras. Sans un bruit, je remets en place les faux livres en remarquant que le reste de la bibliothèque est également composé de ces mêmes blocs qui d’ordinaire, vendus au mètre, servent à décorer les appartements témoins, les salles d’exposition de marchands de meubles ou les espaces détente de certains fast-foods. En revenant sur mes pas, je constate que les dessins d’enfants sont des reproductions : de simples photocopies couleur.
J’explore à présent la cantine : un réfectoire, des tables rondes et basses entourées de petites chaises, des néons au plafond, un distributeur de plateaux et de couverts, un buffet à bain-marie, un buffet réfrigéré débranché… Ici comme dans tout l’édifice, chaque objet semble à sa place, prêt à l’emploi, mais étrangement orphelin, dénué de sens, soulagé de sa fonction, dans l’attente d’un signal qui déclencherait une série d’actions. Une porte vitrée mène aux cuisines : la pièce est vide. Sur le sol carrelé, il y a seulement un balai à franges gisant à côté d’un seau à essorer.
Dans les toilettes face aux miroirs et aux lavabos, il y a des urinoirs pour adultes et pour enfants, pas de portes aux WC. Je tourne l’un des robinets, mais l’eau ne s’en écoule pas. Plus loin, je pénètre dans une salle de repos avec une dizaine de lits d’enfants. Ils sont faits au carré, à l’identique ou presque : une couette et un oreiller à motifs, voitures pour les garçons, poupées pour les filles. La pièce est aveugle. Il y a un miroir face à l’entrée.

En sortant par la porte arrière qui ouvre sur la cour de récréation, je me retourne vers l’école avec l’étonnante impression qu’à la manière des poupées russes, le bâtiment cache une reproduction de lui-même à échelle réduite. Au-dessus de moi, le soleil tente de dissuader l’arrivée de ténébreux nuages à l’horizon et le ciel se décline en un strident dégradé qui va du pourpre au jaune soufre en passant par le vert cuivré, soit les prémices d’un des fameux cocktail skies vénérés ici-bas. Le brouillard matinal surgi des marais environnants recouvre un périmètre délimité par des grillages et des arbustes. Je pose alors le pied sur le mot Earth, soit la première case d’une marelle peinte sur le sol en caoutchouc, et l’image d’un lutin en ciré jaune sautant à cloche-pied dans un tapis de brume (avec ses petites bottes de caoutchouc rouge !) jusqu’à la case Heaven frappe mon esprit. Devant moi il y a un toboggan et des balançoires. En m’approchant du portique, je constate qu’une des trois balançoires a été décrochée. Et je comprends à cet instant précis que c’est ici que mon père a trouvé la mort.

2
Le Vampire de la Goutte-d’Or

Un mois plus tôt, j’étais à Paris en train de tirer les vers du nez au Vampire de la Goutte-d’Or lorsqu’un numéro inconnu s’afficha sur mon téléphone. Je laissai la messagerie se charger du mystérieux appel. Après quelques années laborieuses dans le monde de l’entreprise où mes seules joies furent les repas thématiques de la cantine (pour le Nouvel An chinois les caissières étaient habillées en geishas et un orchestre de mariachis anima la semaine mexicaine), je me retrouvais au chômage ou plutôt en boîte de nuit. C’est sous les flashes d’un stroboscope qu’un compagnon de boisson me proposa, une nuit particulièrement arrosée, de «piger» pour le journal dont il était le rédacteur en chef adjoint. Je lui opposai le fait que je n’avais jamais pris la plume pour écrire un mot. «Ça tombe bien, moi non plus!» répliqua-t-il dans un grand éclat de rire avant de commander une nouvelle tournée. Et c’est ainsi que je devins journaliste.

Ma mission était simple: interviewer des freaks, déformer leurs propos, inventer des faits et prier pour que mes «sujets» ne trouvent pas mon adresse après avoir lu mon « papier ». Avec le Vampire de la Goutte-d’Or, ça allait être compliqué: il habitait à côté de chez moi, dans des caves aménagées rue Myrha. Longs cheveux noirs ondulés et graisseux, yeux bleus translucides maquillés au khôl, teint verdâtre parsemé de boutons d’acné, toujours vêtu d’une redingote noire moisie, d’un pantalon en velours, de chemises à jabot et de bottes de l’armée allemande, le Vampire dénotait dans ce quartier peuplé en majorité d’immigrés. Il était le seul à faire peur aux hordes de gamins des rues qui avaient fui la misère d’un pays en guerre pour semer la terreur dans les lavomatics du coin ainsi qu’aux mamas en boubou qui faisaient régner l’ordre sur le pavé et se signaient lorsqu’elles le croisaient : la patte de poulet qu’il arborait en pendentif (en exhalant une redoutable odeur de camphre) était le signe certain qu’il pratiquait le vaudou dans son terrier.

Murs tapissés de velours rouge, crânes d’animaux montés en lampes de chevet, mannequin démantibulé en table basse, mandalas d’insectes morts, Christ inversé, Sainte Vierge profanée… Son logis souterrain était un savant mélange entre la caverne d’un sorcier, l’antre d’une goule et la salle à manger d’Ed Gein. Ma première question fut simple: comment faisait-il pour se laver? Sa réponse, expéditive : d’un ongle peint en noir, il me désigna un bac à sable dans un recoin obscur de la cave voûtée avant de me dérouler les grandes lignes de son parcours ; en rupture avec des parents pharmaciens à Rouen, il avait découvert Aleister Crowley et le LSD durant ses années chez les jésuites avant de former Kadaverik Likidator avec deux amis de pensionnat (Lucifred à la basse, Muinomednap à la batterie). Le groupe fit rapidement son trou au sein de la scène black metal hexagonale, leur répertoire se composant d’un seul morceau, Life Is Death, joué ad nauseam sous l’influence de drogues dures, lysergiques de préférence. La légende voulait qu’ils parvinssent ainsi (grâce également à un volume sonore défiant l’entendement) à faire vomir leur public. Le Vampire avait-il des problèmes de voisinage ? « Seulement le jour où la concierge a trouvé un pigeon crucifié sur ma boîte aux lettres. Une déclaration d’amour d’une de mes fans », répondit-il avec un large sourire halluciné qui découvrit des canines limées en pointes. Son surnom lui était-il monté à la tête? Je profitai de cet instant d’incertitude pour lui demander la direction des toilettes. Il me dirigea vers un seau en métal près du bac à sable. Tandis que j’urinais dans le récipient, j’interrogeai mon répondeur. Une voix lointaine m’informa en anglais qu’il était arrivé un terrible accident à mon père. Il était décédé. Il fallait que je rappelle au plus vite. La foudre s’abattit sur moi au moment où je reboutonnais mécaniquement ma braguette, pulvérisant mon crâne, mon cœur et le reste de mon corps en mille particules. Anéanti, je revins au ralenti auprès du Vampire en balbutiant d’une voix blanche : « J’ai… perdu… mon… père… » Il y eut un moment de vertige qui sembla durer une éternité avant qu’il ne réplique d’une voix lugubre: «T’inquiète pas mon pote, t’en trouveras bien un autre.» Sans plus attendre, je regagnai au plus vite la surface de la terre.

3
Les Ailes de l’enfer

1 235 km/h, 10 000 mètres d’altitude, l’Airbus A380 fonçait au-dessus de l’Atlantique alors que je commandais un nouveau bloody mary à l’hôtesse de l’air. J’avais par le passé interviewé l’une de ces belles femmes entre deux âges, perpétuellement en jet-lag, toujours trop maquillées, pour les besoins d’un article sur les films diffusés dans les avions (qui étaient mutilés pour respecter les sensibilités du plus grand nombre, les programmateurs évitant de proposer 747 en péril, Les Ailes de l’enfer ou Des serpents dans l’avion), et j’avais appris que l’une de leurs missions durant les vols était de clouer les passagers sur leurs fauteuils afin d’éviter tout risque d’incident, d’accident et de procès envers la compagnie aérienne. C’est pour cela que les hôtesses offraient suffisamment d’alcool aux voyageurs (mais pas trop) pour calmer leur nervosité (difficile de ne pas penser à la faucheuse en grimpant dans un avion) tandis qu’on les hypnotisait à coups de comédie romantique.

Je n’avais pas le cœur à voir un film avec Sandra Bullock. Labouré par les griffes du chagrin, je sanglotais en regardant la mer de nuages défiler à travers le hublot comme un suaire sans fin ou un rouleau de sopalin. La mort brutale de mon père avait révélé la nature intime des choses : tout était plus vif, plus violent, plus précis, d’une douleur infinie. La dernière conversation téléphonique que j’avais eue avec Didier tournait en boucle dans mon crâne. C’était en novembre, il m’avait appelé pour me proposer de passer Noël en sa compagnie. C’était le seul moment de l’année où les Villages autorisent leurs citoyens à recevoir des membres de leur famille et aux moins de cinquante-cinq ans à résider quelques jours en Floride. « Tu verras c’est le paradis ici, m’avait-il dit avec enthousiasme. On n’a pas le temps de s’ennuyer : on peut jouer au golf toute la sainte journée et il y a de super soirées rock organisées dans les clubs. On va vraiment s’éclater ! Allez viens, je te paye le billet. » La perspective de me retrouver à danser sur Sympathy for the Devil en compagnie de mon père et de retraités cramés aux UV me fit froid dans le dos et je déclinai son offre sous le prétexte d’un « papier » à rendre durant cette période. « Bon, tant pis, dit-il, visiblement déçu. N’oublie pas de m’envoyer ton article quand il sera publié (mon père était mon plus fidèle lecteur, j’en étais à la fois flatté et un peu embarrassé), on remettra ça l’année prochaine. Je t’embrasse, fiston. » Ce fut la dernière fois que j’entendis le son de sa voix et je regretterai à jamais de lui avoir menti ce jour-là. Si j’avais accepté sa proposition, peut-être serait-il en ce moment même en train d’enlacer une splendide sexagénaire sur Hotel California au lieu d’attendre ma visite, les pieds devant, dans la cellule réfrigérante d’une morgue.

Le plus dur avait été d’annoncer son décès à ma mère. Même s’ils s’étaient quittés depuis la nuit des temps (je ne les avais jamais vraiment connus ensemble, l’époque était volage et la fidélité une valeur «bourgeoise» pour les jeunes hippies), un profond attachement les unissait encore. « Mais qu’est-ce qu’il a pu bien se passeeeeeer? hurla-t-elle en éclatant en sanglots au bout du fil. Je n’aurais jamais dû le quitteeeeer… Si j’avais été là rien ne lui serait arrivéééé! Tout ça c’est ma fauuuuute!» Je raccrochai en lui disant que j’en saurais plus une fois sur place.

En regardant le parcours du long-courrier se dessiner en pointillé entre l’Europe et les Amériques sur l’écran face à moi (nous entrions à présent dans le triangle des Bermudes et j’en profitai pour commander un nouveau bloody mary), je me demandais une fois de plus ce qui avait poussé mon père à franchir le pas pour partir vivre là-bas. Après des années dans la fonction publique, la retraite avait sonné quand il m’annonça, lors d’un déjeuner dans un turc de la rue du Faubourg-Saint-Denis où il avait ses habitudes, qu’il quittait Paris pour les Villages-Unis de Floride.

« Je n’ai pas envie de finir ma vie dans cette ville pourrie, me dit-il en attaquant des keftas à coups de fourchette. La seule chose qui me retient ici, ce sont ces boulettes. Et toi bien sûr mon chéri. Mais tu es un grand garçon désormais. Tu voles depuis longtemps de tes propres ailes et tu n’as plus besoin que je te paye ta place de cinéma. »

Le souvenir du premier film qu’il m’avait emmené voir, le King Kong de Cooper et Schoedsack, surgit alors dans ma mémoire et je revis avec émotion le dieu singe combattre furieusement un T. rex pour sauver Fay Wray de ses crocs, au cœur de la mystérieuse île du Crâne. Didier aimait le cinéma et m’inocula le virus des salles obscures, attisa ma curiosité en me racontant les séquences clés de ses films préférés : le carnage final de Taxi Driver, la séance de roulette russe de Voyage au bout de l’enfer, la scène de la douche de Psychose. Il fut l’un des premiers à faire l’acquisition d’un magnétoscope, mais m’interdit de regarder Massacre à la tronçonneuse. Pour m’en faire une idée, je dus me contenter de la jaquette de la cassette vidéo (Éditions René Chateau) où un maboul en costard, portant un masque de chair, me fonçait droit dessus arme à la main, et surtout de la bande-son qui parvenait la nuit jusqu’à mon lit lorsque Didier regardait ce film banni. Entre les grincements du prélude, les rires déments d’un maniaque, les hurlements féminins incessants et le vrombissement démoniaque de la scie mécanique, j’ai ainsi imaginé Massacre à la tronçonneuse avant de le voir quelques années plus tard : le chef-d’œuvre de Tobe Hooper se révéla beaucoup moins violent que dans mon esprit, mais beaucoup plus dérangeant, me plongeant pour la première fois au cœur d’un cauchemar organique, d’une expérience physique comparable à celle d’un bad trip dans la chambre froide d’un boucher. »

Extraits

« Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence, composait un nouveau type de guide touristique invitant non à découvrir les splendeurs du Sunshine State mais bien à en explorer les égouts. À travers la masse d’informations réunies, je vis un point de fuite, je vis une architecture d’os et de viscères s’élever dans le ciel, je vis la dérive d’un esprit qui bascule peu à peu dans le vide, celui de quelqu’un qui perd le fil, qui se retrouve prisonnier du labyrinthe qu’il est en train d’échafauder. Et je sus à ce moment précis que, si je voulais découvrir la vérité, je devais suivre ce guide. » p. 92-93

« Surgis de nulle part, les Villageois affluaient vers une large bâtisse beige aux façades aveugles, le Hollywood Mall, comme si c’était jour de marché en France, dans une petite ville de Provence. Les voiturettes de toutes les couleurs prenaient d’assaut les places de parking et les seniors se retrouvaient sous les palmiers pour former des groupes qui papotaient. Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau. Je consultai le plan du Hollywood Mall dessiné par mon père afin de me diriger sur le parking. » p. 108-109

À propos de l’auteur
GOUX_Clovis_©patrice_normandClovis Goux © Photo Patrice Normand

Clovis Goux est journaliste indépendant. Il a écrit La Disparition de Karen Carpenter (Actes Sud, 2017), et chez Stock Chère Jodie (2020) et Les Poupées (2022). (Source: Éditions Stock)

Page Facebook de l’auteur
Compte X (ex-Twitter) de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#extremeparadis #Clovis Goux #editionsstock #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #NetGalleyFrance #MardiConseil #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

La dernière joie du monde

CARVALHO_la_derniere_joie_du_monde  RL_2024

En deux mots
Une prof de sociologie a une brève liaison avec un étudiant. Quand son mari la quitte, après vingt ans de mariage, elle découvre qu’elle est enceinte. Aussi décide-t-elle, après le confinement, de prendre la route avec son fils pour retrouver le père. Un voyage sur les routes brésiliennes qui est aussi introspectif.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La mère, l’enfant et les questions

Bernardo Carvalho nous entraîne sur les routes brésiliennes après la pandémie, dans les pas d’une mère à la recherche du père de son enfant. Un voyage qui va prendre tour à tour la forme d’un conte, d’une introspection, d’une réflexion sur un monde à l’avenir incertain.

C’est au moment du confinement que s’effondre leur amour, vieux de 20 ans. Il décide de quitter sa femme, professeur d’université. De la laisser seule affronter cette période de réclusion. En fait, il ignore qu’elle est enceinte. Après avoir assisté à un cours de création littéraire durant lequel l’un de ses romans avait été éreinté, elle avait trouvé une consolation dans les bras d’un étudiant.
Était-ce au regard de l’urgence et des morts de la pandémie qu’elle avait décidé de garder l’enfant ou tout simplement pour laisser triompher la vie? Lorsqu’au sortir du confinement, elle avait recroisé son amant lors d’une fête, elle n’a pas oublié de noter son numéro de téléphone, mais ne l’a jamais appelé. Mais maintenant que leur enfant est né, elle sent comme une nécessité de la retrouver, de partager sa progéniture avec lui. Dès lors, le récit va se nourrir de cette incertitude sur l’avenir qui la touche sans doute encore davantage que tous ses concitoyens, car la covid va emporter ses parents.
En entendant que la pandémie a fait perdre la mémoire à un homme et que désormais il prédit l’avenir, elle décide de prendre la route. En chemin, au fil des kilomètres passés au volant de sa voiture, elle va en profiter pour répondre à toutes les questions que son fils aurait pu lui poser, s’il avait déjà su parler.
Arrivée à l’hôtel, elle va croiser un écrivain, engager la conversation.
C’est alors que le roman va basculer dans la méditation métaphysique. Derrière les histoires qui s’écrivent, se disent ou se cachent, derrière les vérités recherchées et les mensonges nés de réécritures du passé. Convoquant Platon et Socrate, trouvant dans un petit coffret en bois laissé par un défunt une représentation de la boîte de Pandore – le malheur sera-t-il libéré ou restera-t-il enfermé? – de toutes ces expériences, récits, souvenirs subsistent une ambiance étrange. Quand le présent semble délirant, quand la réalité n’est plus tangible et que l’avenir est incertain, il reste la mémoire, même si Bernardo Carvalho s’ingénie à nous prouver qu’elle aussi peut-être chancelante.
Alors, la dernière Joie du monde ne sera plus qu’un conte fantastique, peuplée de nos peurs et de nos espoirs.

La dernière joie du monde
Bernardo Carvalho
Éditions Métailié
Roman
Traduit du brésilien par Danielle Schramm
128 p., 18 €
EAN 9791022613354
Paru le 19/01/2024

Où?
Le roman est situé au Brésil, sans davantage de précisions.

Quand?
L’action se déroule en 2020-2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
Son mari la quitte à l’annonce du confinement. Elle fait l’amour avec un étudiant inconnu et se retrouve enceinte et heureuse de l’être. L’enfant grandit, puis elle décide de traverser le pays pour consulter un voyant. Un voyage initiatique surprenant.
Récit de voyage et court roman d’apprentissage, ce texte est une charade sur la façon de lire et d’interpréter le monde, sur la différence entre la nature de la mémoire et l’imagination. Un court texte sur la fragilité humaine devant un monde qui n’offre plus de réponse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
America Nostra
Fragments de lecture (Virginie Neufville)

Les premières pages du livre
« 1
La dernière chose qu’elle aurait pu imaginer était qu’il attendait d’elle qu’elle fût une femme légère et insouciante. Elle ne l’avait pas été pendant les vingt années qu’ils avaient passées ensemble, elle ne le serait pas main- tenant, à trente-neuf ans, en plein confinement, quand tout était attente sans avenir. Il attendit que la distanciation sociale soit décrétée pour lui annoncer qu’il ne pouvait plus continuer à vivre avec elle. Elle découvrit avec surprise qu’il avait été heureux pendant les quelques jours où elle s’était absentée, invitée à donner des cours dans une autre université. Et pourtant les indices ne manquaient pas. Depuis plus d’un an le sexe entre eux était devenu un effort qu’aucun des deux n’était prêt à faire.
Ne pouvait-il y avoir un doute quant à sa décision et l’ambiguïté de ses sentiments? Non. Sa présence l’étouffait, sa guerre contre l’injustice du monde le perturbait. Il vivait avec elle en état d’alerte, comme si tout était sur le point d’exploser et qu’elle était constamment dans la crainte de la pire des crises, qui aujourd’hui, ironiquement, la prenait au dépourvu. Loin d’elle, il perçut que le problème ne venait pas de lui. Ni la tension ni l’anxiété ne venaient de lui, insista-t-il. Loin d’elle, il comprit qu’il pouvait être heureux, seul.
Pour la première fois en vingt ans, ils se séparèrent sans contact physique, comme le demandait le bon sens dans le combat contre l’épidémie. Mais il suffit qu’il sorte et ferme la porte pour qu’elle comprenne la redondance insensée de cet abandon pendant le confinement : la perspective de la solitude, comme si cela ne suffisait pas, justifiée par une menace extérieure, physique, mortelle et invisible.
Elle était revenue de son voyage pour reprendre la vie aux côtés d’un homme qui ne la désirait plus, quand bien même lui avait-il déclaré son amour à distance, par téléphone, jusqu’à la dernière minute, peut-être poussé par l’inertie de l’habitude (ils étaient ensemble depuis la fin de leur adolescence) transformée en culpabilité et compassion. Dans le court intervalle entre son retour et la rupture, elle eut quand même le temps de réaliser un projet ancien et d’assister à la conférence d’une critique littéraire qui, plus d’une fois pendant des événements auxquels elle-même avait participé, avait ridiculisé ses romans écrits sous un pseudonyme, ne sachant pas qu’elle se trouvait en présence de l’autrice. Elle n’eut que le temps d’assister au premier cours. L’université fut fermée dès le lendemain, après que deux étudiants, l’un en droit, l’autre en ingénierie, tous les deux souffrant d’une forme grave de la maladie, eurent confirmé la présence du virus sur le campus. La fermeture de l’université coïncida avec le début du confinement.
Cependant, quelque chose d’inédit et d’inattendu se produisit pendant ce cours, alors qu’elle écoutait la critique littéraire brocarder des passages de l’un de ses romans signés d’un pseudonyme masculin. La conférence, en réalité un atelier de création littéraire, se proposait de déconstruire une série d’impostures et de leurres contemporains – entre autres, son roman –, et elle espérait recueillir, profitant de sa situation improbable d’autrice incognito mêlée aux étudiants, l’inspiration et le matériau pour un futur projet picaresque. Elle n’avait jamais rien écrit de comique. Ce serait sa chance de prouver qu’elle aussi avait de l’humour. La professeure lisait à voix haute des extraits du livre et, convaincue qu’il avait été écrit par un homme, se moquait de l’incapacité de l’auteur à traiter tout ce qui ne se référait pas à son propre sexe, avec regards de complicité et clins d’œil lancés à sa collègue (et autrice) impassible au milieu des étudiants : “Vous voyez de quoi est capable l’imagination masculine ! Les insanités qu’un homme peut penser d’une femme ! Vous remarquerez le vocabulaire. Jusqu’où peut conduire le ridicule de ses fantasmes ?!”
Juste à ce moment-là, un garçon roux qu’elle avait remarqué en entrant et avec qui elle échangeait depuis un moment des regards furtifs se rendit compte qu’elle n’avait pas le livre et l’invita à en suivre la lecture sur son exemplaire. Ce fut la confirmation de quelque chose de possible et de réciproque, jusqu’alors inconcevable pour elle : flirter avec un étudiant de quinze ans de moins qu’elle, s’asseoir à côté de lui, tandis qu’il suivait d’un index à l’ongle rongé les phrases qu’elle avait écrites à son âge, protégée par un pseudonyme maintenant ridiculisé sous la lecture implacable de la professeure.
Ce fut en effet une sensation inédite de transgression et de liberté – il n’était pas son étudiant, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, sans la sanction des règles de conduite et des hiérarchies académiques ; elle enseignait dans une autre faculté, elle était là en auditrice libre, en principe pour faire plaisir à une collègue obsédée par ses livres tout en ignorant qu’il s’agissait des siens –, une liberté proche de la folie qui les posséda après le cours, après qu’elle lui eut proposé de le reconduire, tandis qu’ils marchaient à travers les bosquets vers l’un des parkings de l’université et qu’ils s’arrêtèrent soudain, indifférents non seulement au risque d’être surpris en flagrant délit, mais aussi à celui d’être victimes de voyous, risque qui ne pouvait être écarté, à cet endroit-là et à ce moment- là, à la tombée de la nuit. Ils ne le savaient pas, mais ils consacraient ce faisant la fin d’une ère. Là s’achevait le monde tel qu’ils l’avaient connu.
Ils ne décidèrent rien. Ils ne se dirent pas leur nom. Ils n’échangèrent pas leurs numéros de téléphone ni leurs adresses électroniques. “L’inconnu est le combustible du fantasme”, avait choisi l’enseignante, quelques heures auparavant, parmi les nombreux clichés du roman qu’elle tenait entre ses mains. Pour l’autrice, l’ironie de ce malentendu confirmait l’avantage de n’avoir jamais parlé de ce qu’elle publiait hors de la carrière académique. Elle était sociologue. Elle signait de son nom ses écrits de sociologie. De la même façon que les hétéronymes lui ouvraient de nouvelles possibilités romanesques en principe incompatibles entre elles, un projet littéraire picaresque par exemple, l’anonymat lui permettait de réaliser quelque chose d’encore plus improbable et inattendu, un fantasme refoulé d’adolescence, en faisant l’amour avec un jeune homme inconnu. Personne ne pourrait l’associer à l’autrice de fiction, lui attribuer une identité littéraire, la confiner à un style, aux romans qu’elle avait écrits. De la même façon, ce n’était pas elle qui se trouvait avec l’étudiant sur un parking de l’université. C’était l’incarnation d’un fantasme ancien. L’inconvénient de l’anonymat, en l’occurrence du moins, et sans qu’elle ait pu le prévoir, était de rendre l’avenir inatteignable. Sans rien se dire, ils comptaient se revoir lors du cours suivant qui n’eut jamais lieu. Pris de court par le confinement, chacun suivit son chemin sans ne plus rien savoir l’un de l’autre.
À ce stade, elle pensait encore qu’il était possible être heureuse dans son couple (ce n’est que quelques jours plus tard que son mari lui annoncerait sa décision de la quitter), et ce fut pour cela qu’elle accepta sans remords et même avec une certaine désinvolture le risque d’une aventure sexuelle fortuite, sans lendemain ni conséquence, mais il se pouvait aussi qu’une partie de ce qu’elle ressentait comme liberté et transgression appartînt déjà à la fin de ce monde, à l’intuition diffuse d’une rupture conjugale imminente.
Les mois qui suivirent, après qu’elle eut compris la double dimension de son isolement, la conscience de la fin d’une vie qui lui avait paru pendant des années définitive à présent assombrie par la progression incontrôlable de l’épidémie et du nombre – non officiel – de morts et de contaminés (les chiffres officiels étaient tenus secrets par le gouvernement), elle découvrit qu’elle était enceinte. Même si l’avortement était légal dans le pays, et non plus objet de l’hypocrisie la plus obscurantiste, il aurait été difficile et risqué de trouver de l’aide au moment du pic de la crise sanitaire, alors que les hôpitaux travaillaient aux limites de leur capacité et même au-delà. Les règles du confinement et les risques de contagion la maintinrent dans un état morbide de déni, et elle préféra demeurer éloignée du corps médical et des cliniques, à l’exception d’un examen pratiqué chez elle dès qu’elle soupçonna sa grossesse, pour écarter l’hypothèse d’une maladie quelconque contractée au cours de cette rencontre imprévue à l’université. Pour couronner le tout, non seulement elle avait été abandonnée par son mari, mais elle perdit son père et sa mère dès les premiers mois de la pandémie. Elle les vit pour la dernière fois lorsqu’ils furent emmenés en ambulance par des infirmiers qui ressemblaient plutôt à des scaphandriers. Elle n’était pas prête à perdre encore quelqu’un. Que dire de renoncer à cette promesse de continuité ?

2
Avec l’isolement tout devint plus fragmentaire. Les informations restaient la seule voix d’une réalité commune, résistant comme un miasme ou un lointain écho. On eut du mal à terminer la lecture d’un roman, à arriver à la fin d’un film, à écouter une conversation jusqu’au bout. La lecture du monde devint discontinue et épisodique. La compréhension fut réduite à des chapitres, des flashs et des scènes, qui n’arrivaient pas à former un tout. Tout le reste était exhaustif, comme donner un sens à des bêtises. Ce fut à ce moment-là, alors que la communication avait migré presque exclusivement sur les réseaux sociaux, ricochant sur les circuits fermés des posts, qu’elle eut l’idée d’écrire un petit texte, dont la lecture pourrait être encore tolérée, sur l’oblitération du passé par Internet. Il était curieux que ce média qui n’oublie rien, d’où rien ne s’efface, soit responsable de l’impression que tout ce qui existait dépendait de lui. Comme si rien ne pouvait le précéder, comme si le web s’était emparé du passé, de la réalité et de la nature. Le confinement lui permit de décrire avec une précision sociologique quelque chose qui la gênait déjà avant la pandémie mais qu’elle avait peut-être identifié à un conflit de générations, à un état diffus auquel elle n’arrivait pas à donner un nom spécifique. Elle comprit là le paradoxe d’un passé indélébile qui n’admettait pas le passé, comme si le monde commençait à cet endroit. C’était déjà ce qu’annonçait le web avant le confinement et que le confinement avait scellé comme étant la norme. Le passé reconfiguré non plus par la mémoire, mais par l’arrogance volontariste de la simultanéité. C’était ce que les réseaux sociaux et le confinement avaient en commun. Et qui rendait obsolète la conscience critique. Le temps avait été confiné. Le présent était archive. L’histoire était suspendue, elle était devenue fable. Il n’y avait pas d’autre possibilité narrative, ce qui permettait les versions les plus diverses, conflictuelles et simultanées, mais pas la contradiction. Les connexions avaient été abolies.
Ce n’était pas seulement la vérité qui cessait d’exister. Ce qui ne se trouvait pas sur Internet n’avait pas non plus droit à l’existence. Il n’y avait pas d’action, d’histoire ou d’œuvre hors de là. Il n’y avait pas de conscience extérieure. Internet avait commencé à se substituer à la conscience collective déjà avant la quarantaine. Le confinement couronna ce processus. Les actions n’avaient pas de conséquences si elles n’étaient pas vues et partagées sur les réseaux sociaux. Et les conséquences étaient circonscrites à des affinités, au partage interne de ce qu’on appelait les posts, ce qui ne contribuait qu’à rendre encore plus absurde, perturbante et paralysante la trace de mort laissée par un agent non programmé, invisible et extérieur, comme un virus.
L’attente compliquée par celle d’une cure ou d’un vaccin fit que l’on s’adapta à cette nouvelle vie devenue provisoire. Le temps étant en suspens, le provisoire devint normal, pérenne, non pas cette menace mortelle qui les tenait prisonniers. L’absence de perspective excite la peur, et personne ne peut survivre dans la peur. On se mit à vivre dans le paradoxe du déni. Cela dura plus de deux ans, entre périodes de détente, parfois spontanées et inconséquentes (parce que l’on doutait de ce qu’on ne voyait pas, parce qu’on niait ce qui ne correspondait pas au miroir des réseaux sociaux, nombreux furent ceux qui se sentaient immunisés et se lassèrent d’attendre), et d’éventuelles reprises compulsives de confinement, pour tenter de remédier aux dégâts de l’inconséquence, jusqu’à ce que la découverte d’un vaccin apparemment sûr apportât non pas l’illusion de la normalité dans laquelle beaucoup vivaient déjà, mais la possibilité plus concrète et fiable d’un avenir possible. Évidemment rien de cela ne ferait revenir la vie en termes du passé. D’un seul coup, tout était exagéré. Les rues se remplirent de gens qui se regroupaient, se prenaient dans les bras, s’embrassaient comme dans un défi au péril invisible que l’on supposait vaincu. Tout ce qu’on n’avait pas pu faire pendant le confinement se faisait doublement à présent. On voulait se retrouver, se toucher, mais ce n’était jamais assez. Une vague d’euphorie s’empara du monde, une hystérie collective compensatoire, comme la “danse de Saint-Guy” à la fin du Moyen Âge. En quelques mois, la trace de la dévastation donnerait sa mesure exacte, le comptage des morts non officiels, la misère, les oubliés, les affamés, le désastre économique, le cynisme autocratique, la dispute pour ce qui restait changé en objet d’un nouveau partage entre les hommes et les nations dans une lutte pour la survie la plus sauvage, la plus mesquine, occupant un vide où dans un passé récent on célébrait encore l’empathie et l’amour. Avant que ce nouveau désenchantement n’explose, on vécut des jours soi-disant heureux, furieux dans leur excès et certainement incohérents, la fin du monde déguisée en renaissance. Et, bien qu’il y eût aussi des règles concernant le déconfinement, leur transgression devint la norme. Des files – ou plutôt des amoncellements de gens – se formèrent devant les cinémas et les théâtres, en général vides avant la pandémie, à présent ouverts, comme si on allait y projeter des perspectives jamais vues ni même imaginées. Dans une prolifération de fêtes et de réunions, on commémora la fin de la peur et de la menace de contagion dans un laisser-aller effréné des corps. L’allégresse et le plaisir effacèrent les expressions taciturnes des derniers temps. Dans un antagonisme clair à la modération dictée par les règles sanitaires, beaucoup de ces fêtes avaient lieu à l’extérieur, dans des parcs et des bois hors de la ville, et accueillaient des centaines, voire des milliers de personnes, donnant de la continuité à une tradition de clandestinité née pendant le confinement. Ce fut lors de l’une d’elles, au milieu de hordes d’inconnus, qu’ils se revirent pour la première fois après leur rencontre à l’université.
Ce n’était pas, pour eux, la première fête à laquelle ils participaient après le confinement. Pour elle tout se résumait à l’idée de le retrouver. Elle ne pensait à rien d’autre, tandis qu’elle avançait dans la rue, regardant les visages sans masques qui avançaient vers elle, et scrutant chacun d’eux. Plus réaliste peut-être, bien qu’il n’y eût en lui rien de résigné, cela ne représentait rien d’autre qu’une fête de plus, à moins que ce ne fût aussi l’occasion plus sûre, au milieu d’une foule d’aveugles, d’un échange d’informations confidentielles.
Les voitures approchaient dans une longue file, arrivant lentement, du nord et du sud, par la route principale, puis s’éparpillaient en direction des diverses entrées du parc, avant de converger à nouveau, guidées par la lumière et le son de la musique électronique vers la clairière où, à côté de la scène, une immense tente avait été montée pour protéger le matériel. Elle pourrait toujours justifier par un intérêt sociologique sa présence dans une fête où la moyenne d’âge tournait autour des vingt et quelques années. Elle avait entendu parler des rencontres clandestines convoquées sur les réseaux sociaux pendant le confinement et elle en profitait pour prendre des notes pour sa recherche sur le web (ce fut l’excuse qu’elle donna pour convaincre une amie récalcitrante à l’accompagner). Bien qu’aucun empêchement n’ait pu lui faire louper l’opportunité éventuelle de le revoir, elle préservait malgré tout son histoire personnelle. Par superstition, elle préférait ne pas admettre que le déconfinement avait ravivé, plus que l’espoir et le désir de le revoir, une conviction presque mystique de ce que, comme lorsqu’elle l’avait connu, le hasard aurait son rôle dans leurs retrouvailles.
N’ayant pas de raison de se trouver là, il suffisait à son amie l’ombre d’une hésitation ou d’un petit contretemps le long du chemin pour suggérer qu’elles fassent demi-tour et aillent boire un verre en ville. Par précaution, elle avait laissé sa voiture près de la sortie du premier parking, juste à l’entrée du parc, pour ne pas risquer de finir prisonnières d’un embouteillage lorsqu’elles décideraient de partir.
Les deux femmes avançaient dans le bois, accompagnées de petits groupes et de couples qui les dépassaient en courant, riant et criant, entre les arbres, en direction de la musique. Une gamine, tirée par son amoureux, faillit faire tomber l’amie en passant à côté d’elle. L’imprudence juvénile (ou peut-être le bonheur) excitait la mauvaise humeur de l’amie. Elles étaient à peine arrivées qu’elle ne dissimulait plus sa contrariété. En prenant la tête, quelques pas au-devant, elle, au contraire, feignait d’ignorer tout ce qui se passait autour, à commencer par l’agacement de sa compagne – ou peut-être n’était-elle plus capable de voir rien d’autre que ce qu’elle cherchait. Rien ne semblait la freiner, rien ne la détournait de son obsession d’une rencontre avec l’étudiant, comme si le futur n’était que désir. Elle savait que ce n’était pas cela. Elle avait été dans d’autres fêtes avant celle-ci. Elle ne comptait que sur le hasard.
Petit à petit, elles s’éloignaient l’une de l’autre, naturellement et sans rien se dire. L’amie ralentissait, résistant à la fraîcheur de la nuit dans un enlacement d’elle-même, dans lequel elle se frictionnait les bras de ses mains, tandis qu’elle, devant, pressait le pas, avançant à côté des jeunes couples. Puis très vite elles se perdirent de vue. Les couples couraient, mais c’était comme si en essayant de les suivre, elle courait en reculant. Elle courait pour les rejoindre et recommencer différemment. C’était en même temps un processus de déni et de folie, comme la condition pour une renaissance à laquelle elle pensait avoir droit après tout ce qui s’était passé. Ils fuyaient un passé récent, mais pour elle, le passé c’était eux, qu’elle essayait de rejoindre. Comme s’il suffisait de courir pour reculer vers sa jeunesse après l’expérience du confinement et de la mort. Revivre, avec plus d’intensité, mais avec à présent la conscience de la perte, pour ne plus perdre. Personne n’est totalement différent de ce qu’il a été. Les couples la dépassaient, des bouteilles de bière à la main, riant et trébuchant sur l’herbe humide, arrachant de leurs pas des mottes de terre. Elle comprit alors que cela était déjà la fête. Courir, c’était danser. Pour eux la précipitation avait aussi à voir avec le désir de sortir d’un cercle de confinement et de solitude. Mais pour elle le futur était une contradiction, un souvenir prospectif qu’elle avait perdu avant de le connaître. Elle avançait vers le passé. Elle n’appartenait pas à la félicité de ces gens. Elle s’efforçait de ne pas penser. Si elle s’arrêtait pour penser, elle s’arrêterait de courir et, alors, peut-être reculerait-elle, honteuse.
La lumière de la clairière projetait leur ombre sur ses pas, dans le chemin que la musique faisait elle aussi à travers les arbres, en sens contraire au leur, qui couraient vers elle. Ils investissaient contre la musique. Et entre les visages illuminés, comme dans un rêve ou une fable, soudain elle crut voir celui de l’étudiant. Se sentant observé, il se tourna vers elle. Et petit à petit, entre regards de reconnaissance mutuelle, ils marchèrent l’un vers l’autre jusqu’à s’arrêter l’un devant l’autre, séparés de quelques mètres qui permettaient encore le passage d’un ou deux retardataires égarés, courant en direction de la musique et de la clairière illuminée.
Tu n’imagines pas comme je t’ai cherchée, dit-il en souriant, lui enlevant les paroles de la bouche, après quelques secondes à l’observer, hésitant, en silence. Il est vrai que de telles retrouvailles, pour être réellement fabuleuses, ne devraient rencontrer aucune hésitation, mais cela pouvait se comprendre après tant de mois d’isolement. Chacun avait mûri à sa façon, vieillissant dans l’absence de l’autre. Chacun avait été dévasté à sa façon. Ils avaient gardé de l’autre l’image d’un monde perdu, qui ne pouvait exister que dans le fantasme ou dans un lointain Il était naturel qu’ils hésitent à se reconnaître l’un l’autre. Il était normal qu’ils doutent, qu’ils craignent les illusions. Tout le monde sait que le monde n’est pas un conte de fées. – J’ai posté une montagne de messages dans l’espoir qu’on ait au moins un ami en commun, dans un groupe quelconque.
Elle sourit, baissa les yeux et hocha la tête avant de retourner son regard vers lui, sans savoir si elle croyait, s’il était possible qu’ils aient fait la même chose – elle aussi l’avait cherché dans les méandres de ces purgatoires, parmi des centaines d’amis virtuels, pour une raison qu’il ne pouvait imaginer et qu’elle préféra ne pas révéler à cet instant: Qu’est-ce qu’on fait ?
Après les mois que le présent avait écrasés, ils avaient désappris à faire des projets, ils se méfiaient des attentes. L’avenir était une abstraction obscène.
Maintenant ?
Quand alors ?
Elle sourit et haussa les épaules. Le sexe faisait partie d’un plan plus vaste, dont ils n’osaient pas parler tout de suite, comme à l’ombre des arbres où ils s’étaient connus, quand existait encore l’illusion d’un paradis qu’ils pouvaient comprendre et qu’ils nourrissaient en silence pour éviter les dérapages romantiques. Le hasard de la rencontre à ce moment précis annonçait une possibilité d’avenir qu’il valait mieux ne pas imaginer. Aucun d’eux n’avait besoin de dire ce qu’il avait vécu pendant le confinement.
Tu me donnes une seconde ?
Elle le vit s’éloigner vers un garçon qui, sous un arbre, les observait à distance, et qu’elle ne remarqua qu’alors. Elle les vit discuter. Le garçon, entre de grands gestes dans sa direction à elle, remit quelque chose à l’étudiant et disparut.
Ils sont venus détruire le monde, lui dit-il. Qui? demanda-t-elle.
Il dit que, pressentant une fin irrémédiable, ils (toujours sans les nommer) avaient décidé d’arracher au monde sa dernière joie. Cette joie de destruction, qu’ils avaient décidé de savourer seuls.
Ils, qui ? insista-t-elle sérieusement cette fois.
Mais au lieu de répondre, il prit, dans la poche de son pantalon, un cachet qu’il porta à sa bouche, et l’embrassa. Ils passèrent la nuit dans un gourbi du centre. Au matin, il lui dit qu’il devait partir. Il l’embrassa, lui promit de la rappeler, il n’allait pas la perdre à nouveau, et sortit en vitesse, sans lui laisser la chance de lui parler de son enfant. »

À propos de l’auteur

Bernardo Carvalho

Bernardo Carvalho © Photo Julia Moraes

Bernardo Carvalho est romancier, journaliste et traducteur, il vit à São Paulo. Il a été le correspondant de la Folha de São Paulo à Paris et à New York. Il est l’auteur, entre autres, de Mongolia (2004), Le Soleil se couche à São Paulo (2008) Ta mère (2010) et Reproduction (2015), tous couronnés au Brésil de prix prestigieux (deux fois le prix Jabuti, deux fois le Portugal Telecom) et traduits dans plus de dix langues. (Source: Éditions Métailié)

Page Wikipédia de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#ladernierejoiedumonde #BernardoCarvalho #editionsmetailie #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteratureetrangere #litteraturebresilienne #NetGalleyFrance #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Un coup au cœur

BOYSSON_un_coup_au_coeur RL_2024  coup_de_coeur

En lice pour le Prix des libraires 2024

En deux mots
Si son compagnon n’avait eu les bons réflexes, Emmanuelle de Boysson serait morte le 7 février 2022. Il n’en reste pas moins que son cœur a cessé de battre et qu’elle est allée rendre visite dans l’au-delà. Une expérience qui laisse des traces et dont elle témoigne ici.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Journal de bord d’une miraculée

Emmanuelle de Boysson a vécu une expérience de mort imminente le 7 février 2022. Dans ce roman, elle en retrace les circonstances et surtout les sensations éprouvées, sans oublier les suites. Bouleversant et revigorant!

Commençons par décerner à Emmanuelle de Boysson le titre de meilleur incipit de l’année. En trois lignes tout est dit: «Je suis morte le 7 février 2022. Il était 17 h 20 lorsque mon cœur s’est arrêté. Je ne me suis aperçue de rien.»
Reste à développer cette singulière expérience d’arrêter de vivre avant de revenir au sein de la communauté des hommes.
Il y a d’abord une succession de hasards qui font qu’au moment où son cœur a lâché, Anton, son compagnon était présent. Il devait être à la rédaction de son journal, mais on lui avait demandé de rédiger une nécrologie.
«C’est donc grâce à un mort que je suis vivante» explique la narratrice qui, grâce au témoignage de son sauveur a pu reconstituer la chronologie des faits, le massage cardiaque en attendant les secours, puis les tentatives des ambulanciers de la réanimer, en vain. Le même combat du médecin du SAMU qui a pris le relais, a intubé sa patiente pour l’oxygéner. Mais le cœur reste inerte. Si bien qu’il ordonne un septième électrochoc. En vain. «Le temps est passé. Tout a été tenté. C’est fini.»
Les pompiers auront finalement l’idée d’en rajouter un huitième, «un dernier pour la route». Et c’est alors que le miracle se produit!
Entre soulagement et peur des séquelles, la famille et les proches vont se succéder à l’hôpital Cochin où se joue une partie décisive.
Mais la miraculée, plongée dans un profond coma, n’en a pas conscience. Elle vit dans un univers parallèle.
Comme dans d’autres témoignages d’expérience de mort imminente, ou en anglais de NDE (Near death experience), son esprit est dissocié de son enveloppe charnelle. Elle s’envole, par exemple vers les ballons des Vosges. «Les ailes déployées, je plane au-dessus des prairies, des lacs et des forêts qui parsèment les sommets arrondis, lorsque j’aperçois mon père sur un champ d’herbes blondes. De là-haut, il semble tout petit, mais peu à peu, il m’apparaît tel qu’il était lors de nos balades sur les sentiers de randonnée, quand nous nous arrêtions pique-niquer dans une clairière, faire griller des saucisses, cueillir des myrtilles ou déguster une omelette au lard dans une ferme-auberge.» Une sensation qui va se renouveler et l’emmener dans divers endroits, seule ou en compagnie de différentes personnes, avec toujours ce même sentiment de plénitude. Et cette envie de garder une trace de ces voyages. Mais clouée sur un lit d’hôpital et appareillée de partout, l’objectif est difficile à atteindre.
Jusqu’à cet «après-midi tristounet de mars» où elle peut reprendre la plume. «La tête embuée, la main pâteuse, j’ai du mal à pianoter, les yeux qui se ferment, mais le crissement du crayon sur la feuille finit par restituer le murmure d’une fontaine, l’odeur du jasmin, la douceur d’une fourrure. Peu à peu, je renoue avec ce délié, ce lâcher, cette magie d’une pensée en action. Les phrases coulent et s’entrelacent, suivant une géographie intérieure faite d’impressions. Un pur plaisir, une renaissance, un instant à moi, la satisfaction, que jamais l’ordinateur ne donnera, d’épouser des arabesques, de vagabonder, de jouer aux devinettes, de filer la métaphore à n’en plus finir. Sans complexes, je me vautre dans le moelleux des figures et des tournures.» Et par la grâce de cette plume virevoltante, elle nous offre le cadeau de ce roman inattendu.
Avouons-le, je fais partie des sceptiques et des mécréants, de ceux qui se disent qu’un mort retourne à la poussière et qu’une fois de l’autre côté, il ne revit que dans le souvenir de ses proches. Ce qui n’est déjà pas mal. Mais je me souviens avoir été impressionné par la lecture de La Traversée de Philippe Labro. Au point de faire ensuite comme Emmanuelle de Boysson, c’est-à-dire de creuser le sujet en me plongeant dans L’Expérience de mort imminente, Une enquête aux frontières de l’après-vie de Jocelin Morisson. Préfacé par le journaliste scientifique Stéphane Allix, cet ouvrage a fait vaciller mes certitudes. Ajoutons pour faire bonne mesure, le témoignage de David Foenkinos qui, à l’occasion de la sortie de La vie heureuse, a confié à Minh Tran Huy pour Madame Figaro qu’à seize ans, il avait lui aussi fait cette expérience : «J’ai eu ce sentiment physique d’être arrêté dans cette chute extatique, et d’être remonté vers la vie. Je sais à quel point la rencontre avec la mort peut vous propulser dans une nouvelle énergie, une forme de renaissance, et cette expérience de mort a fait de moi une seconde personne. Après, pendant les mois à l’hôpital, je me suis mis à lire alors que je ne lisais pas, j’étais animé par la beauté, la sensibilité. Cela m’a propulsé de manière foudroyante ans une autre personnalité. On devient plus fort d’avoir été ainsi fragile.» Mais après tout chacun se fera sa propre opinion.
En revanche ce témoignage a une autre vertu, trop peu soulignée à mon gré. Il nous rappelle combien les gestes qui sauvent sont importants, que les premières minutes sont très importantes et qu’il ne faut pas renoncer trop vite à laisser la Camarde gagner. Jamais peut-être l’expression coup de cœur n’aura mieux porté son nom pour un livre!

Signalons qu’Emmanuelle de Boysson partagera un apéro-littéraire avec ses lecteurs à la Librairie Bisey à Mulhouse ce mercredi 21 février à 19h 15.

Un coup au cœur
Emmanuelle de Boysson
Éditions Calmann-Lévy
Roman
200 p., 18 €
EAN 9782702188606
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi la maison de campagne de Dorcy, les Vosges et l’Alsace ainsi que la Bretagne du côté de Fouesnant, Concarneau et Beg-Meil, sans oublier des souvenirs du Maroc.

Quand?
L’action se déroule du 7 février 2022 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Il était 17 h 20 lorsque mon cœur s’est arrêté. Je ne me suis aperçue de rien.
Ça s’est passé comme si je m’endormais. C’était doux, presque un soulagement.»
Emma est morte le 7 février 2022. Son cœur a cessé de battre pendant trente minutes. Un coup au cœur raconte la bataille qu’elle a dû mener pour revenir à la vie, de la réanimation à la rééducation. Pour se remémorer aussi où elle est partie quand tout le monde la pensait disparue.
Au fil de cette traversée, Emma explore ses sensations, les images qui lui viennent – certaines d’une beauté à couper le souffle, d’autres, plus inquiétantes, qui interrogent son rapport à la mort, entre attirance et répulsion – puis célèbre, avec un enthousiasme contagieux, ces petits riens qui font notre bonheur quotidien.
Une plongée dans l’au-delà, qu’Emmanuelle de Boysson partage avec allégresse et une sincérité bouleversante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
TV5 Monde (L’invité)
Le Pavillon de la littérature (Apolline Elter)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Binchy and her Hobbies


Confidences Littéraires d’Emmanuelle de Boysson © Production In The Mood For Books par Natalie Vigne

Les premières pages du livre
« Je suis morte le 7 février 2022. Il était 17 h 20 lorsque mon cœur s’est arrêté. Je ne me suis aperçue de rien. Ça s’est passé comme si je m’endormais. C’était doux, presque un soulagement. Je savais où j’allais : il m’a suffi d’ouvrir une porte pour entrer dans un endroit que j’avais l’impression de connaître, où je me sentais bien. Trente minutes dans l’au-delà. Si Anton n’avait pas été là, j’y serais encore. S’il n’avait pas eu la présence d’esprit de me faire un massage cardiaque, j’aurais pu devenir un légume. Il m’a sauvée, repêchée in extremis, ou plutôt, ressuscitée. Un vrai miracle.
C’était un lundi, jour de la réunion culture du journal, mais ce funeste lundi, sa rédactrice en chef lui avait commandé une nécro de Jean-Pierre Grédy, auteur de pièces de boulevard, dont le décès à cent un ans venait d’être annoncé, et il a préféré l’écrire à la maison. C’est donc grâce à un mort que je suis vivante.
Installé à la table du salon où s’entassent livres et magazines, Anton a relu sa nécro, avant de l’envoyer, pile en temps voulu, à quinze heures. Ensuite, il aurait pu faire une course pour le dîner ou aller chercher un livre dans son studio, à deux pas de chez moi. S’il était sorti, à son retour, il aurait trouvé un cadavre.
Bizarrement, je ne garde aucun souvenir des heures qui ont précédé mon arrêt cardiaque. Il a fallu que j’interroge Anton plusieurs fois pour savoir ce qui s’était passé. Au début, traumatisé par ce qu’il qualifiait de « scène de guerre », il n’avait pas envie d’en parler. J’ai appris les choses petit à petit et mené mon enquête, afin de reconstituer les faits.

À quatorze heures trente, comme l’atteste un SMS sur mon portable, je vais prendre un café aux Officiers, un bistrot près de chez moi, avec Benjamin, un jeune éditeur. En rentrant, je raconte ce rendez-vous à Anton et me plains d’avoir mal au dos. Il me conseille de m’étendre, d’avaler un Doliprane. Peu après, il vient voir si le cachet fait effet. Adossée à un oreiller, le regard dans le vague, je lui dis que je me sens moins oppressée.
— J’espère que ça va aller ! Je n’ai pas envie de me taper une deuxième nécro dans la journée, plaisante-t-il.
Après s’être plongé dans Ulysse de Joyce, son roman préféré, il réapparaît. Cette fois, j’ai changé de couleur. Le teint blafard, je lui avoue d’une voix pâteuse que j’ai envie de vomir et lui demande un sac en plastique. Il se rappelle alors une scène de roman où une femme qui souffre de nausée est victime d’un infarctus. L’espace d’un instant, il hésite à m’emmener chez le généraliste dont le cabinet se trouve dans l’immeuble voisin. Devant ma tête de déterrée et ma respiration haletante, il décide d’appeler le SAMU. Pendant qu’il est en ligne, je saisis son téléphone et raccroche en décrétant :
— Je ne veux pas aller aux urgences, on attend des heures.
Là encore, je ne me souviens de rien, mais cette réaction ne m’étonne guère : avant mon séjour à Cochin, je détestais les hôpitaux, l’odeur de l’éther me faisait tourner de l’œil. Anton s’empresse de refaire le 15. La même voix rassurante en ligne :
— On vous envoie les pompiers.
Quelques secondes plus tard, je murmure :
— Je vais mourir.
Ce sont mes derniers mots. Après, tout s’accélère. Pas le temps de lui dire adieu, ni d’agoniser, ni de voir ma vie défiler. Les yeux clos, je suffoque, bave, pousse des râles, perds connaissance. Peu dégoûté, Anton n’a qu’une idée en tête : me sauver. Il se souvient des gestes que sa sœur, infirmière, lui avait montrés sur une plage de Beg-Meil lorsqu’il était adolescent, s’exerçant sur lui comme sur un mannequin. Au lieu de perdre du temps à m’allonger par terre, il attrape deux bouquins qui traînent sur ma descente de lit, les glisse sous mes épaules et retire l’oreiller, afin que je sois à plat et sur du dur. Puis il prend ma tête au creux de sa main, la pose avec soin sur le matelas, la cale légèrement en arrière, relève mon menton et desserre ma mâchoire pour m’empêcher d’étouffer. Les mains l’une sur l’autre, les avant-bras tendus, il appuie sur mon plexus avec force, relâche la pression et recommence trente fois de suite, au même rythme rapide, avant d’entamer une autre série. Tandis que ses mains s’enfoncent entre mes côtes, je continue à cracher des glaires, à grogner telle une moribonde. Sans cesser de pomper, il guette un souffle, un battement de cils, un froncement de sourcils, un frémissement de la joue. Aucun signe de vie : spectrale, je me suis statufiée, aussi raide que du bois mort. Mon cœur ne bat plus. Anton ne se pose pas de questions et poursuit son marathon, ne s’arrêtant que pour tenter d’ouvrir ma mâchoire, dans l’espoir que je puisse respirer. Trop tard : elle s’est durcie, j’ai « cassé ma pipe ». En forçant un peu, il réussit à la débloquer, en profite pour soulever mes paupières : mes yeux sont blancs, mes pupilles dilatées. La peur le saisit. À ce stade, il pourrait abdiquer et attendre l’arrivée du médecin pour le constat de décès. Il pourrait aussi prendre mon pouls et mettre la main devant ma bouche afin de vérifier si de l’air en sort encore, mais il se rappelle que, quoi qu’il en soit, il faut faire circuler le sang, irriguer les organes, le foie, la rate, les reins et surtout le cerveau. Alors il accélère la cadence, écrasant de plus belle ma poitrine, quitte à me casser les côtes. Déjà mes joues se creusent, mes lèvres bleuissent, ma peau vire au gris, mon visage ressemble au masque mortuaire de ma grand-mère sur son lit de mort. La bouche de travers, inerte, je suis une autre, un macchabée, une momie. Tandis qu’Anton lutte contre les courants qui m’emportent loin des vivants, j’ai lâché sa main, je me suis éclipsée, je dérive au fil de l’eau vers l’autre berge. Ne pas flancher, ils ne vont pas tarder, se dit-il. Le temps d’une nouvelle pause, l’oreille sur mon sein gauche, il tente de capter un son, un murmure, un écho : rien, la mort a gagné. Vaille que vaille, il reprend le combat, et chaque seconde lui semble une éternité, un pas de plus vers le néant. Des gouttes de sueur perlent sur son front. Il se demande si mon cœur éjecte encore du sang, s’il n’a pas épuisé ses réserves, lui qui doit être bouché quelque part, qui a dû tout donner, se vider, pneu crevé. Anton finit par agir mécaniquement, persuadé que c’est foutu. La vie s’en est allée, cette sève, ce regard, cette voix, la chaleur de cette peau, ce sourire, tout ce qui vibrait, tout ce qu’il aimait. Quinze, vingt minutes, ça fait combien de temps ? Qu’est-ce qu’ils foutent, bordel ? Bon Dieu que c’est long ! Tenir, lutter jusqu’à l’arrivée des pompiers, y croire, même s’il ne reste qu’une chance sur dix mille.
Lui qui ne répond pas souvent au téléphone a pris soin de poser le sien sur la table de nuit. Au moment où il commence une nouvelle série de pressions, la sonnerie, enfin. La voix grave d’un pompier : « On est en bas, c’est quoi le code ? » Anton n’en a aucune idée. Il ne l’a jamais noté, se sert d’un bip. Il dit : « J’arrive. » Il a peur de m’abandonner, peur que l’ascenseur tombe en panne, attrape ses clefs, cavale. La descente n’en finit pas. Au rez-de-chaussée, il ouvre en vitesse la porte vitrée, puis celle de l’entrée. Ils sont six, une brigade de cinq hommes et une femme, leur véhicule de secours et d’assistance garé dans la contre-allée. Un grand blond frisotté le salue : « Vous êtes le mari ? – Non, le compagnon », dit-il avant de bloquer les portes afin qu’elles restent ouvertes pour le SAMU qui ne devrait pas tarder. De retour dans l’ascenseur, il reconnaît qu’il a fait ce qu’il a pu et regarde sa montre : trois minutes d’absence. Pas le choix.
Désolé.
À peine débarqués, les pompiers se mettent à trois pour m’étendre sur le parquet. Un petit brun sec et musclé cisaille mon cachemire noir, mon tee-shirt et mon soutien-gorge, afin de dégager mon torse. Un rouquin à lunettes carrées sort de sa sacoche un défibrillateur, tandis qu’une jeune femme à queue-de-cheval étale du gel sur ma poitrine pour y plaquer des électrodes.
— Sortez, monsieur, ce qu’on va faire est pénible à voir, ordonne-t-elle à Anton qui aperçoit mon buste se soulever en un spasme.
Au bout de six électrochocs, le cœur n’est toujours pas reparti. Prostré sur le canapé, les mains tremblantes, Anton allume une cigarette et s’apprête à appeler ma fille Laura, lorsque deux gars de la brigade ouvrent la fenêtre.
— L’ascenseur est trop étroit. On pourrait la faire descendre par la rue, propose un maigrelet.
— Impossible, les arbres prennent toute la place, le brancard ne passera pas, fait remarquer son collègue qui veut savoir où se trouve l’escalier de secours.
Anton le lui indique, se disant que s’ils se préoccupent du transport à l’hôpital, c’est bon signe.
Dix-sept heures cinquante. Le médecin du SAMU a fini par rejoindre les pompiers. Il m’ausculte et commence à m’intuber. Le tuyau qu’il enfonce dans ma gorge ne passe pas. Il insiste. Du sang jaillit, éclabousse les murs, le placard, les draps. Après plusieurs manœuvres, la sonde est reliée à un respirateur artificiel qui prend le relais des poumons pour m’oxygéner. Si ceux-ci se gorgent d’air, le cœur reste inerte et le docteur ordonne un septième électrochoc. En vain. Le rouquin sort de la chambre, demande à Anton une serviette, lui tape sur l’épaule et lui lance d’un air affligé :
— Courage.
Le temps est passé. Tout a été tenté. C’est fini.

Il a fallu un huitième électrochoc pour que le cœur reparte. Un dernier pour la route. Si les pompiers avaient renoncé, le médecin aurait constaté le décès. Pas d’autopsie ni d’enquête. Une mort banale, précoce, annoncée sur les réseaux, avec en prime une petite nécro dans Le Figaro. Le vendredi suivant, j’aurais été enterrée au cimetière de Dorcy, le village de ma maison de campagne, là où reposent mes parents, à une dizaine de kilomètres de Fontainebleau. Auparavant, en prévision d’un don d’organes, j’aurais été conduite à la morgue et casée dans le frigidaire d’un funérarium semblable à celui où la dépouille de ma mère a été conservée après son trépas à l’hôpital américain de Neuilly. À l’époque, avec mes frères et sœurs, nous n’avions pas pu la veiller. Il fallait débarrasser la chambre au plus vite.
Il paraît que je suis une miraculée: au bout d’une trentaine de minutes, les médecins ont tendance à cesser la réanimation.

Extraits
« Toujours est-il que c’est au moment où je me repose sur la berge des défunts que je m’envole vers les ballons des Vosges. Les ailes déployées, je plane au-dessus des prairies, des lacs et des forêts qui parsèment les sommets arrondis, lorsque j’aperçois mon père sur un champ d’herbes blondes. De là-haut, il semble tout petit, mais peu à peu, il m’apparaît tel qu’il était lors de nos balades sur les sentiers de randonnée, quand nous nous arrêtions pique-niquer dans une clairière, faire griller des saucisses, cueillir des myrtilles ou déguster une omelette au lard dans une ferme-auberge. » p. 49

« L’aurore fait pâlir la rue Saint-Jacques. Un camion-poubelle passe, la cloche d’une église sonne. Des bruits qui m’effraient: je n’en peux plus d’attendre le matin. En même temps, je n’ai pas envie d’atterrir, je suis encore là-haut. Si le jour, je suis soumise au personnel médical, la nuit, je vole vers mon jardin enchanteur. Eh oui, je mène une double vie: c’est l’obscurité qui me permet d’entrevoir le pays d’où je viens. Comme l’autre soir, des sensations resurgissent. Telle une hirondelle, je m’élançais, je tournoyais sans effort. Libérée de tout souci, je revivais, sans crainte de me blesser ni de mourir, puisque j’étais déjà morte, l’éternité devant moi. Aucun risque d’agression, de perversion ou de jalousie, juste la paix. Rien à voir avec les tribulations du coma. C’était si fort un besoin vital enfin réalisé, une irradiation dont les effets agissent encore. » p. 64-65

« Je me suis juré de me battre. Le début d’un long chemin semé de thérapies diverses et avariées, jusqu’à ce que le désir soit enfin retrouvé, et avec lui, le jeu, l’écriture et les rêves. Des années pour retisser l’ouvrage, même si la bête est restée tapie dans les fourrés. Je voulais vivre vite, publier coûte que coûte, quitte à me brouiller avec ma famille. Par peur du vide, j’étais prête à me soumettre aux désirs des éditeurs. Gloire interdite, barrée, piétinée. Contente-toi de peu. Efface-toi, marche à l’ombre. » p 105

« Un après-midi tristounet de mars, pour la première fois depuis mon accident, l’envie de prendre la plume me taraude. La tête embuée, la main pâteuse, j’ai du mal à pianoter, les yeux qui se ferment, mais le crissement du crayon sur la feuille finit par restituer le murmure d’une fontaine, l’odeur du jasmin, la douceur d’une fourrure. Peu à peu, je renoue avec ce délié, ce lâcher, cette magie d’une pensée en action. Les phrases coulent et s’entrelacent, suivant une géographie intérieure faite d’impressions. Un pur plaisir, une renaissance, un instant à moi, la satisfaction, que jamais l’ordinateur ne donnera, d’épouser des arabesques, de vagabonder, de jouer aux devinettes, de filer la métaphore à n’en plus finir. Sans complexes, je me vautre dans le moelleux des figures et des tournures. Si j’en avais la force, cela pourrait durer des heures, tant l’écriture rend la vie, me redonne ce qui fait de moi quelqu’un d’unique, m’unifie, me pose et me repose, me relie aux scribes, aux bâtisseurs de cathédrales, aux potiers, aux moissonneuses, tisseuses et brodeuses. Et c’est ainsi, dans cette récréation, qu’apparaissent des dorures, des lustres, des miroirs et des sofas profonds où il fait bon s’étirer. C’est ainsi que la joie se faufile alors que le ciel m’intimide, le soleil me brûle. La joie d’être choisie. » p. 114

« Alors que je me vante d’être rétablie, même plus en forme qu’avant puisque je ne fume plus, je m’aperçois, à des petites choses qui en disent long, que je ne suis plus tout à fait la même. Je me sens souvent perdue, une exilée, une enfant délaissée, une maison de famille abandonnée. Suis-je plus fragile, plus vulnérable, comme le pense Prune? La moindre contrariété, la moindre remarque désobligeante, perfide ou fielleuse, me poignardent au cœur. Chaque fois, un peu de vie s’en va. Cette hypersensibilité et une certaine paranoïa feraient partie des invisibles séquelles qui subsistent chez les victimes d’arrêt cardiaque, des effets si discrets que personne ne s’en rend compte. » p. 121

« Le désir de flirter avec la Camarde, de tout plaquer pour le saut dans le vide, Hemingway en parle si bien. La mort l’obsédait. Il la défiait sur le champ de bataille, dans les arènes de corrida ou à la chasse au gros gibier. Tirer sur un lion ou un buffle lui procurait un malin plaisir. Il avait le goût du sang, celui de la fraîcheur des tombeaux aussi. L’appel du néant, William Styron l’évoque dans un récit autobiographique, Face aux ténèbres. Il y confie sa dépression avec son cortège d’angoisses, d’insomnies, de rafales dévastatrices, et prouve que cette «tempête des ténèbres» peut frapper n’importe qui, n’importe quand, et surtout les artistes. Virginia Woolf, Romain Gary, Primo Levi, Van Gogh, la liste des proies de l’ombre est longue. Et le passage à l’acte, une délivrance. » p. 127

« Tant que le soleil se lève à l’est, je veux recevoir chaque jour comme une grâce. » p. 134

« Seule évidence: des scènes de ma vie surgissent, plutôt dans le désordre, flash-back en accéléré. Tout va si vite que j’en ai le tournis. Parmi ces instantanés, je me souviens de ceux où je frise le danger: mes premiers pas lorsque je lâche la main de mon père, le jour où je me lance sur un vélo, ceux où je pédale à toute berzingue dans notre vélodrome de Mohammadia, où je cours sur les dalles brûlantes de la piscine vers le plongeon et dévisse sur la plaque de glace d’une piste noire. » p. 162

À propos de l’autrice
BOYSSON_emmanuelle_de©BestImage_Pierre_PerusseauEmmanuelle de Boysson © Photo BestImage Pierre Perusseau

Romancière et journaliste, cofondatrice du prix de la Closerie des Lilas, Emmanuelle de Boysson est l’autrice de quelques essais et d’une douzaine de romans dont Les Grandes Bourgeoises (Lattès, 2006), Les Années Solex (Héloïse d’Ormesson, 2017), Que tout soit à la joie (Héloïse d’Ormesson, 2019) et June (Calmann-Lévy, 2022). (Source: Éditions Calmann-Lévy)

Site internet de l’autrice
Page Wikipédia de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte X (ex-Twitter) de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#uncoupaucoeur #EmmanuelledeBoysson #editionscalmannlevy #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #NetGalleyFrance #VendrediLecture #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Gosse de rouges

Screenshot

  RL_2024

En deux mots
Enfant au moment de la Guerre d’Algérie, le narrateur se remémore ces années 1960 à1990. Fils de parents enseignants, il baigne dans une culture de gauche radicale dont il va apprendre peu à peu à s’émanciper. La culture, notamment la musique et la littérature, devenant alors ses nouvelles boussoles.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Chronique d’une émancipation politique

Avec humour, Noël Balen raconte ses jeunes années, entourés de parents enseignants qui rêvent du grand soir. Mais des années 1960 à 1980, ils vont petit à petit devoir déchanter. Et si leur fils, en prenant ses distances des idées radicales, était finalement plus lucide qu’eux?

En se replongeant dans ses souvenirs, Noël Balen, né en 1959, se rappelle son premier souvenir marquant, le retour de son père au sein de son foyer après avoir été réformé. Il ne partira pas, comme ses frères, pour cette Guerre d’Algérie qui fait si peur et pourra retrouver ses élèves aux côtés de son épouse, enseignante de primaire comme lui. Et militante comme lui.
Encartés au PC, ils veulent croire aux lendemains qui chantent et ne ménagent pas leur peine pour faire triompher leurs idées progressistes, pour voir se concrétiser leurs rêves de paix, de solidarité, d’entraide et d’un meilleur partage des richesses. Bien entendu, ils lisent l’Humanité et n’oublient pas d’acheter Pif gadget à leur fils. Ils écoutent Jean Ferrat et essaient de ne pas manquer les meetings de Jacques Duclos puis de Georges Marchais.
Nommé en région parisienne, ce Pyrénéen va cependant devoir se rendre compte du fossé qui existe entre ses aspirations et la réalité politique, même si cette dernière vient heurter ses convictions, va l’obliger à réviser son jugement. Entre les années 1960 et 1980, il va voir le bloc communiste commencer à se fissurer et la dictature du prolétariat se rapprocher bien davantage de la dictature tout court que d’un avenir meilleur pour tous.
Oui, tout le monde n’a pas eu la (mal)chance d’avoir des parents communistes. Car cet engagement va vite peser sur la vie de Marc, qui va prendre ses distances et préfère s’évader par la musique et la littérature. Ce qui nous vaut quelques pages sur le milieu de l’édition et un portrait sensible de l’éditeur Claude Durand.
En insérant entre les chapitres du roman la chronique du compositeur de musique, qui trouve dans ses chansons une évasion bienvenue, Noël Balen montre que le gosse de rouges peut s’émanciper. «Je me sentais simplement ailleurs, hors des humeurs ordinaires de l’époque et du carcan idéologique de la famille, mais je n’en tirais aucune gloire. Je vivais cette émancipation assez paisiblement. Et dans la joie, ce qui ne gâche rien.»
Si l’écriture est ironique, le style enlevé, on sent aussi derrière les critiques acerbes toute la tendresse du fils. J’irais même jusqu’à dire que derrière les paroles qu’il met en musique sur sa guitare, il rend hommage à ces personnages qu’il croque quelquefois avec férocité. S’ils se sont beaucoup trompés derrière Mao ou encore Pol Pot, ils étaient animés d’un idéal, d’une certaine pureté.
Si ce livre est une évocation douce-amère de quelques décennies de combats politiques, il est aussi et surtout un parcours d’émancipation.

Gosse de rouges
Noël Balen
Éditions Fayard
Roman
192 p., 20 €
EAN 9782213726892
Paru le 17/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en région parisienne et à Paris. On y évoque aussi Capbreton dans les Landes et la Côte basque espagnole, la Loire-Atlantique et notamment La Turballe puis le Sud-Ouest avec Toulouse, Castres et Revel.

Quand?
L’action se déroule des années 1960 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pas si simple d’être un gosse de Rouges!
Pas si facile de grandir entre deux parents enseignants, compagnons de route du Parti et animés par tous les combats de leur époque.
En racontant son enfance, Noël Balen nous donne davantage qu’un témoignage intime. Il dresse le paysage de toute une génération bercée par les utopies, les lendemains qui chantent et qui déchantent.
Tout à la fois tendre et sans concession, enjoué ou désespéré, ce récit à l’écriture ciselée, mordante et ironique, est une déambulation dans la France des années 1960 jusqu’aux mirages des années 1980.
Au-delà des scènes de la vie ordinaire, on croise entre ces pages une galerie de personnages et de personnalités croqués sans fard ni jugement, révélant toute la complexité propre au genre humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Vagabondage autour de soi

Les premières pages du livre
« C’est la guerre !
Ils ne mentaient pas.
Ils parlaient à mots couverts, chuchotaient avec des airs entendus et communiquaient par gestes, mais j’avais très bien compris de quoi il retournait. Alors je leur ai dit: «C’est la guerre!»
Ils m’ont fixé, un peu interloqués, et ils ont bien été obligés de l’avouer. Papa allait partir à l’armée, mais pas pour longtemps. À peine quelques jours, et ils avaient raison. Il a fini par revenir.
Je n’ai su que bien plus tard le motif pour lequel il avait été si vite renvoyé dans son foyer. Mastoïdite aigüe avec complications intracrâniennes, la mention sur son dossier militaire était sans appel. Réforme directe et retour à la vie ordinaire.
« Putain ! Mais où tu as chopé ça ? », avait hurlé le capitaine, un œil furibard et l’autre incrédule. Comme la plupart des officiers du Service de recrutement, il ne pouvait pas sentir ces enseignants barbus, tous plus ou moins sursitaires, rebelles et tire-au-cul. Et mon père, avec sa plaie ouverte derrière l’oreille, il n’avait pas l’air roublard ni flemmard, ce qui devait le rendre encore plus agaçant.
La guerre d’Algérie s’est donc déroulée sans lui, et tout le monde en fut ravi. Maman, parce qu’elle n’avait pas envie de dormir toute seule, je crois ; moi, parce que papa était l’homme le plus costaud et rassurant que je connaissais (avant l’arrivée de Thierry la Fronde, bien sûr) et, mes grands-parents, parce qu’ils avaient deux autres fils partis dans les Aurès.
Pendant quelques semaines, il a trimbalé sa tête rasée entre les casernes de Vincennes et Montlhéry, et puis tout est rentré dans l’ordre. Il a repris le chemin de l’école, les élèves étaient contents de le retrouver et ses cheveux ont repoussé. À l’heure du petit déjeuner, il montait toujours le volume du transistor pour écouter les informations. Et ça me faisait un peu peur de l’entendre râler si fort, au point qu’on n’entendait même plus le monsieur de la radio qui, forcément, était un con, un pauvre con, un triste con… bref, tout le nuancier gradué du con universel que papa peaufinera et enrichira tout le long de sa vie.
Il disait toujours qu’il n’était pas certain de pouvoir faire la différence entre un officier français et un fellaga. Et les copains de papa pensaient comme lui. J’en connaissais quelques-uns, la plupart du temps des costauds qui m’impressionnaient. Ils avaient tous en commun la détestation du vieux Général, des patrons et des curés, de tous ceux qui portaient des uniformes ou des costumes trois-pièces et qui devaient probablement dormir avec leur cravate.
Maman pensait la même chose que papa. Et même davantage que lui, car elle l’exprimait avec des mots qui claquaient aux oreilles comme des coups de martinet. À la maison, il n’y a jamais eu le moindre martinet, mais je connaissais tout de même très bien le bruit des lanières qui fouettaient le cul d’Yves G., mon meilleur copain de l’époque.
En deux ou trois phrases, maman pouvait rembarrer n’importe qui et lui laisser les joues aussi rouges que les fesses de mon pote. Et quand on venait la chercher sur des sujets dont je ne comprenais pas grand-chose, elle rappelait souvent qu’elle avait eu la carte des Jeunesses communistes dès ses années de lycée. Et elle clouait le bec des amis en leur assénant sèchement : « Alors, qu’on ne vienne pas me faire la leçon ! »
Je ne voyais pas comment on pouvait prétendre lui faire une quelconque leçon, vu qu’elle était institutrice et qu’elle savait à peu près tout ce qu’il faut savoir. Et papa aussi savait à peu près tout, en tout cas un tas de choses que maman connaissait peut-être un peu moins bien, comme les mathématiques, la physique, la chimie et les sciences naturelles, tandis qu’elle pouvait réciter par cœur des poèmes longs comme un jour de pluie, des vieilles chansons de chanteurs morts et des scènes entières de pièces de théâtre écrites à l’époque des rois et des perruques.
Juste après cette guerre que papa n’a jamais faite, j’ai vu débarquer une petite sœur magnifique que j’avais peur de casser quand on me la mettait dans les bras. Parfois, c’est inquiétant quand on se sent heureux. Je n’étais plus un petit garçon, j’étais devenu un grand frère. La première fois que j’ai vu Magali dans son berceau, je l’ai trouvée tellement minuscule que j’ai tout de suite cru qu’il me faudrait la protéger toute ma vie.
J’avais tendance à croire que nous étions nés, elle et moi, sous une bonne étoile. Et ça me rendait triste de penser aux enfants qui n’avaient pas notre chance, parce que les parents me répétaient tout le temps qu’il ne fallait jamais oublier les sans-le-sou, les va-nu-pieds, les gens-de-peu et les crève-la-faim.
Nous, on faisait partie des chanceux, on avait un grand appartement de fonction au-dessus des classes, une salle de bains avec une immense baignoire, des jolis meubles achetés au magasin du Louvre, le frigo toujours plein de pots de yaourt et de jambon de chez monsieur Pigou, et on avait même une 4 CV presque neuve. C’est dire comme on était bien.
Et puis, un jour de septembre, à la fin des grandes vacances, on a vu débarquer toute une famille braillarde avec père, mère, grand-mère, enfants, chat, meubles et valises. Nos nouveaux voisins ! On attendait une nouvelle institutrice pour la classe de CE1, en remplacement de la lugubre madame Gourdeau que j’appelais « la marron », car que je ne l’avais jamais vue habillée autrement. Et pour du changement, c’était inespéré. On a gagné en couleurs avec les Sérantino.
Ils avaient un accent bizarre. Encore plus étrange que celui de mes cousins pyrénéens qui eux avaient seulement une voix douce et chantante. Quand on descendait en Bigorre, on croisait parfois un vieux à béret qui roulait les R ou une mamie qui ne parlait que patois, mais là, c’était très différent avec les pieds-noirs. D’ailleurs, je ne comprenais pas pourquoi on les appelait ainsi et ça me faisait rire. Jusqu’à ce que mes parents m’expliquent, j’ai cru un moment que les Sérantino ne se lavaient jamais les pieds.
Mes parents les ont accueillis chaleureusement, avec la spontanéité et la solidarité des déracinés et des transbordés. La région parisienne, et encore moins la Seine-et-Marne, n’était pas notre terre d’origine. Arrachée à ses Pyrénées, maman s’est toujours considérée comme une immigrée de l’intérieur. Papa fut tout aussi hospitalier et partageur, mais dans le fond, il ne regrettait pas forcément le pays, il s’était très bien acclimaté aux rigueurs hivernales de la Brie.
C’est chez les Sérantino qu’on a mangé notre premier couscous. J’ai trouvé ça bon, mais sans plus. Enfin, disons que je me suis forcé à trouver ça bon. Mais les tajines avec des grains de raisins et des abricots secs dans la viande, là j’ai franchement été dégoûté. J’étais à l’âge où rien ne peut rivaliser avec un jambon-coquillettes ou un steak haché-purée. Donc, pour rester poli et ne pas faire honte à mes parents, j’ai fait semblant de me régaler.
Chez nous, ils ont goûté leur première garbure et un cassoulet digne d’une table de prince. Après chaque gueuleton, dès qu’on rentrait chez nous ou qu’ils sortaient de la maison, j’entendais les commentaires de papa et maman qui s’accordaient toujours pour dire qu’ils étaient gentils, mais un peu racistes, sympas, mais un peu réacs, fines gueules, mais un peu colonialistes… Et les parents trouvaient quand même normal que les pieds-noirs aient laissé l’Algérie aux Algériens. Moi je ne comprenais plus rien, les Sérantino nous disaient que c’était eux qui avaient fait l’Algérie et pas les Arabes. Tout me semblait compliqué : ils nous faisaient goûter à leur cuisine arabe tout en disant qu’ils ne les aimaient pas trop, les Arabes, pas du tout même.
Ces histoires d’Arabes qui n’en étaient pas et qui n’avaient pas les pieds noirs, d’Algérie française qui n’avait jamais été algérienne et qui ne voulait plus être française, ça m’a très vite ennuyé. J’avais mieux à faire et je trouvais ça beaucoup moins excitant que Steve McQueen dans le rôle de Josh Randall, avec sa winchester à canon scié et ses bottes pointues. Et puis j’avais aussi un faible pour Robin des Bois, avec Erroll Flynn, et bien sûr l’imbattable Thierry la Fronde, avec Jean-Claude Drouot. C’était toujours un peu les mêmes histoires, toujours en noir et blanc, avec des gentils et des méchants, des filles blondes ou brunes, souvent jolies, et puis des gros plats de haricots à chaque repas, un peu comme de la garbure ou du cassoulet. En tout cas, au Moyen Age et dans les westerns, personne ne mangeait de couscous !
C’est à cette époque, ou pas longtemps après, que l’usine Cégédur a cherché un enseignant pour assurer des cours d’alphabétisation auprès des travailleurs immigrés nouvellement débarqués. La plupart étaient maghrébins, et beaucoup venaient d’Algérie. Papa s’est aussitôt porté volontaire. Il fallait aider, soutenir et émanciper ces pauvres bougres, anciennes victimes de la colonisation agonisante, désormais victimes du capitalisme triomphant.
Le jeudi était le jour de repos qui ponctuait la semaine scolaire. De temps à autre, mon père m’emmenait avec lui. On passait les grilles de l’usine, et on saluait le gardien dans sa guérite avant d’atteindre un bâtiment lugubre comme une prison de shérif.
Les élèves de papa étaient tous vieux. Ils avaient de bonnes têtes de paysans taillées à la serpe avec de grosses moustaches, des cheveux frisés et le teint très bronzé. Leur peau était tannée comme du cuir, c’est une des premières choses qui m’a marqué, ainsi que leurs mains calleuses. Je n’avais encore jamais vu d’hommes de la sorte. Ils ressemblaient un peu aux aquarelles qui illustraient le livre Ali Baba et les quarante voleurs qu’on venait de m’offrir.
Je me tenais tranquille au fond de la salle, je faisais semblant de dessiner et de colorier mon album de jeux. Comme j’étais le fils du professeur et que j’avais, il faut bien le dire, une bouille d’ange, ils ont été vraiment très gentils avec moi. Une fois, un des plus âgés m’a offert des dattes, j’ai trouvé ça délicieux. Du coup, je lui ai fini le paquet.
Et puis, ils m’ont bien fait rire, mais je ne voulais pas avoir l’air de me moquer. Je comprenais que c’était difficile pour eux, alors je me mordais la joue et me cachais le visage dans le creux du coude. Surtout quand papa, en leur montrant une image au tableau, épelait :
– Le sabot… O !
Et ils répondaient en chœur :
– Lé sapou… OU !
Et papa insistait en leur montrant une nouvelle image :
– La tortue… U !
Et eux, très appliqués, le front plissé et le regard concentré :
– La tortou… OU !
Et ainsi jusqu’à la lettre Z… « Le zoo… O… Lé zou-ou… OU !
Mais papa ne baissait pas les bras. Il n’avait aucun matériel véritablement adapté à l’apprentissage linguistique des adultes étrangers, mais il se débrouillait, il initiait ses propres méthodes et utilisait des petites affichettes dessinées à la main, des représentations en feutrine, des manuels imprimés en gros caractères. J’étais très fier de lui.
Avant l’été 1965, je me souviens qu’autour de la table de la salle à manger les grands discutaient pendant des heures, ça démarrait à l’apéritif et ça finissait jusque tard après le repas. Un certain Boumédiène avait renversé Ben Bella, ils ne parlaient que de cela. Quand j‘ai demandé si c’était des amis de la maison, on m’a simplement répondu que c’était deux vieux copains algériens qui ne s’entendaient plus. Certains criaient à la trahison fraternelle, d’autres à la révolution éternelle, ça braillait vraiment fort et personne n’arrivait à se mettre d’accord.
Jusqu’alors, j’avais cru comprendre que tous les Arabes s’aimaient, et j’apprenais soudain qu’il n’y avait pas que les Sérantino qui avaient du mal à les supporter. Même entre eux, les Arabes se détestaient, se tuaient et s’emprisonnaient.
Là, j’ai réalisé que même quand la guerre était finie, c’était toujours la guerre. Ça ne s’arrêtait jamais. »

Extraits
« Aucune provocation de ma part, pas davantage d’insolence, je me sentais simplement ailleurs, hors des humeurs ordinaires de l’époque et du carcan idéologique de la famille, mais je n’en tirais aucune gloire. Je vivais cette émancipation assez paisiblement. Et dans la joie, ce qui ne gâche rien. » p. 112

« Mais je leur dois beaucoup. Au milieu de leur diarrhée d’émeutiers pubères, j’ai découvert la vacuité morale des petits leaders de manifs, la médiocrité lexicale des rabatteurs d’assemblées générales qui se gargarisaient de leurs discours prémâchés et de leurs indignations lénifiantes. Alors, je fuyais ces simulacres de vie et je me réfugiais dans les bouquins où les morts m’en disaient davantage. » p. 113

« Traducteur comblé de Gabriel García Márquez, découvreur de Soljenitsyne, ami d’Ismail Kadaré, initiateur de coups médiatiques, écrivain lui-même, auréolé d’un prix Médicis, mais pourfendeur des distinctions littéraires et des petits arrangements du milieu, il incarnait la force, l’intelligence, l’indépendance, le talent, l’insoumission, le courage et la réussite. Bref, je n’en menais pas large.
Je dois à cet homme d’exception d’avoir enfin trouvé ma place. Jusqu’alors je ne savais pas si j’étais un musicien qui frappait son clavier azerty ou un écrivain qui caressait sa contrebasse. Dans les deux cas, je louvoyais entre les marges. Trop littéraire dans la pénombre des studios d’enregistrement, trop musical sous les lustres des cocktails germanopratins. Et cette oscillation, il l’avait repérée en une fraction de seconde.
Claude Durand m’a accompagné et soutenu sur plus d’une trentaine de livres. Pendant plusieurs années, il fut donc mon premier lecteur, et c’est une chance que d’avoir pu collaborer avec une telle puissance intellectuelle. » p. 123

À propos de l’auteur
BALEN_Noel_DRNoël Balen © Photo DR

Noël Balen, écrivain et musicien, est né en 1959. Spécialiste des musiques noires américaines, auteur de polars à succès, il partage ses activités entre romans, nouvelles, essais, biographies et poésie. (Source: Éditions Fayard)

Site internet de l’auteur
Page Facebook de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#gossederouges #NoelBalen #editionsfayard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #PCF #militantisme #communiste #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Une maman parfaite

ALBECKER_une_maman_parfaite

  RL_2024

En deux mots
Anne et Matthias n’arrivent pas à avoir d’enfant. Ils vont alors avoir recours à la PMA pour conjurer le sort. Finalement, l’enfant paraît. Mais le combat du jeune couple n’en est pas terminé pour autant.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Lorsque l’enfant paraît (après un long parcours)

Marie-Fleur Albecker raconte dans son nouveau roman le combat d’un couple trentenaire pour avoir un enfant. L’occasion d’explorer les notions de famille, de procréation médicalement assistée, de maternité et de période post-partum avec acuité et humour. Une chronique douce-amère loin des clichés et des injonctions.

«C’est un roc! … c’est un pic! … c’est un cap! Que dis-je, c’est un cap? … C’est une péninsule!» Prenons la fameuse tirade du nez dans le Cyrano d’Edmond Rostand pour résumer ce roman bien envoyé qui retrace le combat d’un couple trentenaire pour avoir un enfant et le parcours d’une mère aujourd’hui.
Après s’être mise d’accord avec son compagnon pour fonder une famille, Anne va très vite se heurter à un roc. Car dans ce domaine, il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir. Toutes les tentatives menées pour tomber enceinte vont connaître l’échec. Les conseils des amis, les injonctions de la société, les modes d’emploi du milieu médical ne font qu’augmenter la pression au sein de couple.
Qui va devoir s’attaquer à un pic, la procréation médicalement assistée. Il n’est alors plus question d’amour mais de technique, de calculs de probabilité, d’examens répétés. Une épreuve qui demande beaucoup d’abnégation et une farouche volonté. Après des mois, Matthias est sur le point de jeter l’éponge. Lui qui normalement devrait «tirer un coup puis masser les pieds de sa meuf en lui achetant des fraises un soir si elle a une envie soudaine». Mais aujourd’hui il doit «déposer sa semence dans l’urne sacrée, l’éprouvette du Saint Docteur, et regarder Anne se torturer de toutes les manières possibles parce que «ça ne prend pas», se piquer, ne plus dormir, attendre, courir, écarter les jambes, prise de sang, recommencer, et attendre, attendre, la déception, et recommencer.»
Finalement, après un premier faux espoir, Camille tombe enceinte. Commence alors une nouvelle période de doutes et les mille questions qui accompagnent ces neuf mois tout sauf paisibles.
Mais le couple finit par atteindre son cap: la maternité. Une étape qui a beau être préparée, disséquée, analysée, elle va très vite se heurter à une évidence: «Quand l’enfant est là, il bouscule tout par sa simple présence, si simple et si intimidante.»
Il faut maintenant aborder la péninsule. Une péninsule baptisée post-partum et qui, elle aussi, est tout sauf simple à gérer.
«J’étais devenue celle que j’aurais un peu méprisée avant: une femme qui donne tout aux autres, dépossédée de son corps, et qui s’en fout. Qui veut seulement que ça s’arrête, que tout disparaisse, revenir avant. Une femme étoile de mer, posée sur le fond des mers, incapable de nager, enterrée dans le sable. Qui a trahi ce qu’elle était.»
Avec son style corrosif, Marie-Fleur Albecker n’hésite pas à bousculer les idées reçues sur la famille et la maternité, à s’éloigner des clichés et des injonctions pour dire qu’en cette affaire rien n’est simple, que très – trop – souvent, on minimise l’affaire et on ne veut pas voir la réalité dans toute sa violence. Oui, la PMA est un tue-l’amour, oui l’accouchement se fait dans la douleur, oui l’arrivée d’un enfant aliène votre liberté et oui, on ne revient pas à une vie normale après avoir eu un enfant.
En refermant Une maman parfaite, on pense à Toucher la terre ferme de Julia Kerninon qui raconte aussi le choc qu’aura été pour elle la maternité et cette dichotomie entre la femme d’avant et la femme d’après ou encore à Toutes les femmes sauf une de Maria Pourchet, la confession d’une mère qui vient d’accoucher à sa fille. Trois regards de femmes qui disent toute la complexité d’une problématique et qui en révèlent toutes les nuances là où le manichéisme et bien fréquemment de mise. Éclairant, sinon salutaire!

Une maman parfaite
Marie-Fleur Albecker
Éditions Aux Forges de Vulcain
Roman
000 p., 20 €
EAN 9782373057591
Paru le 19/01/2024

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Anna est féministe et engagée. Anna veut un enfant à tout prix. Elle conçoit son expérience de la maternité comme un projet de couple, comme une nécessité personnelle, tout en soutenant le droit à l’avortement et les parents seuls. Pourtant, Mathias ne se sent pas prêt. Elle a trente-et-un ans, et les gens de son entourage (ses amies, sa mère, son gynéco, les amies des amies de sa grand-mère) lui rappellent en permanence que l’horloge tourne.
Mais le processus s’avère plus compliqué que prévu, et l’écart entre espoirs et réalité force Anna à remettre en question toutes ses idées préconçues sur la maternité. Un roman politique, contemporain, ironique et perspicace, sur les vicissitudes de la grossesse, sur le choix conscient d’avoir, ou pas, des enfants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Les Mafieuses

Les premières pages du livre
La maternité.
Pourquoi n’en entend-nous pas parler?
Ou plutôt, pourquoi n’entendons-nous à ce sujet que les avis non sollicités sur nos vies intimes?
« Elle a 35 ans, toujours pas d’enfant, c’est: bizarre – contre-nature – elle doit avoir un problème » (rayez la mention inutile)
Tout le monde a un avis sur ce que les femmes devraient avoir dans le tiroir, mais
il doit rester fermé, le tiroir.
Y a pas de pourquoi qui tienne. Une femme, c’est fait pour être mère.
Et pourtant, de cette gageure, on ne sait rien, ou si peu.
(Saviez-vous que ça se prononce «gajure»?)
La maternité c’est comme ça, ça s’écrit comme ça se prononce. Et pourtant, un putain d’iceberg, pardonnez ma vulgarité.
Un joli glaçon émergé, et en-dessous, tout ce qui a été pensé, ressenti, connu,
mais crié à voix basse, dit mais pas écrit, peut-être, par la mère, si la fille est chanceuse,
mais quelle mère peut dire à sa fille: ça a été si difficile ?
ou sinon, murmuré d’une amie à une autre.
Mais ce n’est pas si simple, car il y a celles pour qui c’est facile, comme une respiration, comme une gorgée d’eau.
Mais qui pour mander cette chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus commune, la plus terrible, la plus solitaire, la plus aliénante, la plus naturelle, la plus simple, la plus complexe, la plus exigeante ; enfin une chose dont on trouve des milliards d’exemples dans les siècles passés, et que pourtant l’on tait.
Nous avons jeté notre langue aux chiens.
L’amour, le couple, nous l’avons lu, vu, discuté, décortiqué jusqu’à la nausée.
Mais la maternité ?
Faudra vous débrouiller toute seule, oui, ma bonne dame.

Prélude
Maman mais pourquoi?

Hélène (c’est la mère de l’héroïne)
Vous allez rire, mais je ne me suis jamais posé la question.
Parce que c’est la vie non ? La joie ?
Parce qu’on voulait créer de la joie, voilà.
Tout simplement.

Louise (c’est la meilleure amie de l’héroïne)
Alors, cette question !
Parce que c’est comme ça, quoi. Anne va encore dire que je suis hyper conformiste, mais bon voilà, c’est comme ça, voilà.
Parce que les gens ont des enfants.
Parce qu’il faut continuer la famille. La lignée.
Parce que ma gynéco m’a dit qu’à partir de trente ans, il fallait y penser.
Parce que les femmes sont faites pour porter la vie. Je sais, Anne va encore râler que je suis de droite, mais c’est vrai, quoi, on a un utérus, c’est pour quoi faire sinon? C’est pas pareil que l’appendice quand même.
En fait, au début je me suis pas trop posé la question, et finalement, quand j’ai perdu le premier, j’ai su que j’en voulais un. Et je me suis débrouillée pour en avoir un. Il me le fallait.
Je peux vous faire une liste!
J’ai voulu un enfant parce que:
– on me dit que j’ai l’âge;
– j’ai fait tout ce qu’il fallait pour ça;
– être une femme c’est être une mère;
– Karim n’a pas le droit de gagner sur ce coup-là (Karim, c’est mon ex);
– ça sera un enfant très beau, puisque Karim et moi sommes très beaux;
– ça donnera un sens à ma vie;
– mon Corps n’aura pas le dernier mot;
– mon corps en est capable;
– je suis seule, tellement seule;
– c’est l’ordre des choses.
Et peut-être ne sont-ce que des mauvaises raisons: mais, après tout, y en a-t-il de bonnes ? J’obtiens ce que je veux, maintenant. Je suis Maman.

Anne (c’est elle l’héroïne)
Bien. D’abord, si je peux me permettre, j’aimerais qu’on dise «mère», pas «maman». C’est très aliénant, maman, c’est infantilisant. D’ailleurs, pour être inclusif, il vaudrait mieux dire « parent mais pourquoi?» Enfin bref. Je vous le dis, voilà.
Justement, nous, c’est notre projet, à deux. Notre enfant, c’est un projet de couple. Enfin, pour moi… je veux pas dire… pour d’autres, chacune fait comme elle a envie!
Mais quand même c’est vrai que pour moi c’est une envie depuis, je ne sais pas, je ne peux pas dire « viscérale » parce que je ne crois pas trop à tout ça, je sais bien que c’est un construit social, mais j’ai toujours SU que je voulais être mère. Donc, c’est comme Ça. Enfin c’est sûr qu’avec le bon père, c’est là que ça devient concret. Je sais que Matthias sera un bon père, voilà, je l’aurais pas fait avec n’importe qui.
Mais c’est. ma vie ne sera pas complète sans ça. Je sais que c’est con, est-ce que c’est vraiment féministe ? Mais c’est comme ça. On dit beaucoup de choses sur le désir d’enfant, que l’enfant n’est pas un objet, qu’il faut « un papa et une maman ». C’est n’importe quoi. Moi, je comprends ça, vouloir un enfant à tout prix. Je ne sais même pas si c’est pour moi, pour lui, pour la société. Je crois que je l’aurais même fait toute seule, en fait. Je dois être un peu tarée, ou bien c’est la société qui l’est. Va savoir.

Gabrielle (c’est une autre amie de l’héroïne)
Pour rien au monde, et merci bien !
Non, je ne veux pas d’enfant. Non, je ne changerai pas d’avis. Non, je ne suis pas dégénérée. Non, je ne ressentirai pas l’horloge biologique. Non, ce n’est pas parce que je n’aime pas les enfants.
Pourquoi me forcez-vous sans cesse à dire non? Pourtant je ne suis pas quelqu’un qui dit non. Et, pour cette seule chose, je dois dire non, sans cesse, à tous, tout le temps.
Au vrai, si j’avais vraiment le choix, je ne serais pas contre avoir un enfant, mais comme un homme : juste pouvoir rentrer à la maison, jouer dix minutes au cheval, risette sur la joue, et c’est bon maintenant laissez-moi travailler. Comme un homme, surtout, sans aucune attente portée sur ma manière d’être mère, libre de rater, libre d’être mère par intermittence, libre d’abandonner, pourquoi pas, mon enfant. Libre enfin, d’être femme même sans enfant. D’un père qui abandonne son enfant, on dira qu’il a jeté sa gourme, au pire que c’est un irresponsable, mais il ne subira pas l’opprobre comme une femme. Qu’est-ce que j’en sais, moi, si je vais aimer mon enfant ? La «nature» a bon dos, mais je n’y crois pas du tout, moi, à la nature. L’horloge biologique, je l’attends de pied ferme. Parce qu’elle n’existe pas.
Pourquoi avons-nous obligation d’enfanter, je vous le demande ? Le monde n’a pas assez d’enfants malheureux ? Sommes-nous en voie d’extinction ? Parce que « c’est la nature », mais savez-vous, Je ne souhaite pas retourner vivre dans une grotte à manger du mammouth cru parce que « c’est la nature ». Mon bonheur ne passe pas par là, ne vous en déplaise, à vous tous.
Jusques à quand, enfin, cesserez-vous de me demander pourquoi ? Si seulement je n’étais pas une femme.

I Décider
Point info 1.
Je suis comme ça, moi, je cite mes sources, je diffuse l’information.
Je vous en prie, c’est gratuit, et puis vous en aurez pour votre argent. Ça vous reposera entre deux passages de bonnes femmes qui se plaignent.
On est comme ça, nous les bonnes femmes. Alors, commençons par nos âges.
« En 2015, en France, les femmes donnent naissance à leur premier enfant à 28,5 ans en moyenne, soit quatre ans et demi plus tard qu’en 1974. L’âge à la première maternité ne cesse d’augmenter depuis cette date. Sa hausse est toutefois moins rapide depuis une quinzaine d’années. (…)

En 2012, les femmes les moins diplômées ont leur premier enfant quatre ans plus tôt que les plus diplômées. » Source : Sabrina Volant, in Insee Première, n°1642, 27/03/2017.

Je vais vous parler de trentenaires diplômées. Pas forcément représentatives de grand choses, mais je les connais. Celles qu’on voit dans les séries quand qu’elles essaient de trouver un mec.
Et puis ensuite elles disparaissent. À ce qu’il paraît, ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

C’est Anne qui parle :
Ça a débuté comme ça. Et on ne savait pas, on ne savait vraiment pas, que notre voyage à nous, il ne serait pas imaginaire, qu’il allait nous traîner de déceptions en fatigues, de la vie à la mort. Mais ça, on ne le savait pas, parce que ça a l’air si simple.
C’est une chose que de vouloir un enfant, c’en est une autre d’en faire.
Je dis ça maintenant, évidemment sur le moment ce n’est pas comme ça que j’y pensais. Je pensais que ça viendrait sans problème, que ce serait simple. Je ne pensais même pas que j’étais si vieille que ça.

J’avais en tête mes copines pour qui c’est arrivé sous pilule, ou au bout d’un mois après l’avoir arrêtée, enfin bien sûr c’est pas la chose la plus naturelle du monde ? On n’a pas conquis, en tant que femmes, le droit de faire un enfant si on veut, quand on veut ? Bah bien sûr, je ne savais pas combien de nanas avaient fait des fausses couches, ça ne se dit pas, et puis c’est tellement, je ne sais pas. insultant, limitant, violent, de t’entendre dire, alors que potentiellement tu n’es même pas à la moitié de ta vie, que c’est là, maintenant, qu’il faut se dépêcher. La Nature. Je hais ces conneries. Qu’on se batte pour la préserver, bien sûr, mais qu’on ne me ramène pas à Ça. Je ne suis pas un rat de laboratoire. Enfin ça, c’est ce que je croyais.

D’abord il y a eu les études, chez moi ça a trainé avec la reconversion, je suis passée du contrôle de gestion à professeure des écoles, de la maxi tune et du néant de sens total à l’exact inverse. Et mon nouveau boulot était crevant, contrairement à ce qu’en pensent Jean-Michel et Mme Michu, et il a fallu attendre d’avoir un poste fixe pour que je puisse un peu me projeter… pareil pour les mecs, ça a pas mal défilé au début, et puis ensuite il y a eu Matthias. D’abord on a attendu parce qu’on voulait profiter, profiter de quoi on ne le savait pas encore, c’est après qu’on réalise, mais bref, profiter de la vie, de la Jeunesse, ce genre de conneries. On voyageait beaucoup, Matthias commençait à bien gagner sa vie, c’est pas avec mon salaire qu’on aurait pu découvrir le Japon, on sortait, on manifestait le premier mai, pas très original j’imagine.
Matthias voulait des enfants, mais « pas tout de suite ». Comme j’étais à peu près d’accord, on n’en parlait pas plus que ça, mais ça restait assez va tout de même. Ça ne me travaillait pas tant que ça pas plus qu’une inébranlable certitude en arrière-plan, mais le moment où j’ai plus voulu attendre c’est quand j’ai eu trente ans.
C’est là que se déclenche l’artillerie lourde : tout conspire. D’abord c’est ton gynéco qui, dès tes vingt-huit ans passés ne te cause plus que baisse de la réserve ovarienne, horloge biologique, etc. etc. et t’explique que si tu es en couple stable c’est le bon moment pour commencer. Ta grand-mère, voire la voisine de ta grand-mère, voire une vieille que tu ne connais même pas mais qui t’alpague à la boulangerie, qui en avait déjà trois au même âge, et qui glose à chaque réunion familiale sur le thème « Tu ne deviens pas plus jeune, ma petite, ah de mon temps on ne passait pas sa jeunesse à batifoler, ce n’est pas la vraie vie tout ça ».
Je sais, faut pas dire «vieux-vieille», faut dire «personnes âgées», mais quand iels agissent comme des vieux: illes con: nes, je vais pas me gêner non plus (des fois j’arrive à utiliser l’écriture inclusive, mais souvent j’oublie). De quel droit les gens se mêlent-ils de ma life, et surtout d’un truc aussi personnel ? Et encore heureux que j’en voulais, des gosses ! J’ose même pas imaginer quand on n’en veut pas ! Enfin bref.
Donc, à trente ans, tout, autour de toi, te murmure (ou te crie sans gêne) que tu dois procréer. C’est aussi les gens qui ont commencé à avoir des enfants autour de moi, et surtout Louise qui a décidé de s’y mettre. Forcément, c’est ma meilleure amie.

Extraits
« Combien de fois Matthias a voulu abandonner, il ne sait plus, souvent. Vouloir un enfant, dans ces conditions, c’est autre chose. Oui, c’est peut-être pas bien de penser comme ça, mais le rôle du mec, normalement, dans ce genre de situation, c’est de tirer un coup puis de masser les pieds de sa meuf en lui achetant des fraises un soir si elle a une envie soudaine, quoi. Là, on lui demandait de déposer sa semence dans l’urne sacrée, l’éprouvette du Saint Docteur, et de regarder Anne se torturer de toutes les manières possibles parce que «ça ne prend pas», se piquer, ne plus dormir, attendre, courir, écarter les jambes, prise de sang, recommencer, et attendre, attendre, la déception, et recommencer. » p. 70

« Et il y en a des pages et des pages, de belle théorie, elle a tout bien pris en note,
ces informations qu’on croit bien avoir en tête et qu’on oubliera pourtant dès que l’enfant sera là.
Quand l’enfant est là, il bouscule tout par sa simple présence, si simple et si intimidante.
Parce que dès lors c’est toi, sa mère, qui est responsable de sa survie.
Et tous ces points bien précis, bien énumérés, bien notés de ton écriture nette,
ils s’envoleront dans la bourrasque.
On te rappellera un peu les choses à la maternité, mais ce qui paraît si simple bien aligné sur le papier, ce n’est pas la même chose en réalité. » p. 102

« Et puis j’avais découvert une abomination hormonale enfin je ne sais pas trop, pourtant «tout à fait classique» disait ma mère : l’hypervigilance. La nuit, j’entendais le moindre petit bruit que faisait le bébé, même au bout du couloir avec la porte fermée, j’avais l’impression de ne plus jamais atteindre le sommeil profond et que même dans mon sommeil je devais être disponible au moindre besoin de l’enfant. Je me levais souvent pour vérifier qu’elle allait bien, qu’elle était encore vivante. Je rêvais que je ne dormais pas car j’écoutais le bruit de sa respiration. J’essayais vraiment de dormir en même temps que ses siestes, je me couchais dans mon lit et tout, mais non, même chose, mes pensées tournaient et retournaient autour de tout ce que devais faire, de ce que je faisais mal, et surtout, je me disais, je me souviens, je n’arrêtais pas de me dire: «il faut que je dorme, il faut que je dorme, que je dorme…» Mais rien.
Je me suis dit au début que c’était ça l’instinct maternel, que ça voulait dire que j’étais une mère comme les autres, même si j’avais l’impression de ne pas, de ne pas… percevoir le bébé comme j’aurais dû. » p. 164-165

« J’étais devenue celle que j’aurais un peu méprisée avant: une femme qui donne tout aux autres, dépossédée de son corps, et qui s’en fout. Qui veut seulement que ça s’arrête, que tout disparaisse, revenir avant. Une femme étoile de mer, posée sur le fond des mers, incapable de nager, enterrée dans le sable. Qui a trahi ce qu’elle était. » p. 197

« Je ne sais même pas comment j’ai fait pour tenir tout ce temps, un an ou presque, je ne saurais même pas le dater, aujourd’hui quand j’y pense c’est comme un brouillon figé de jours et de nuits, un temps indéfini et glacé interminable. Moi, le plus souvent, j’étais comme une poupée mécanique, et à l’intérieur, je m’étais recroquevillée dans une grotte, qui sait, peut-être dans un ventre, le mien, j’étais redevenue un fœtus, un être en devenir, et j’attendais pour ressortir, parce que je ne savais pas comment être moi et être mère. » p. 254

À propos de l’autrice
ALBECKER_marie-fleur_©Marie_ConstantinescoMarie-Fleur Albecker © Photo Marie Constantinesco

Marie-Fleur Albecker est née en 1981. Elle est docteur en urbanisme de l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, professeur d’histoire-géographie à Saint-Ouen et membre du CRIA (UMR Géographie-Cités). Ses thèmes de recherche portent principalement sur la reconversion des banlieues industrielles dans les villes globales (Paris et New York). Elle a publié trois romans : Et j’abattrai l’arrogance des tyrans (2018), Ni seuls, ni ensemble (2021) et Une maman parfaite (2024). (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain / Urbanités)

Page Facebook de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#unemamanparfaite #MarieFleurAlbecker #auxforgesdevulcain #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #NetGalleyFrance #MardiConseil #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Les Divisions

HALPHEN_les_divisions  RL_2024

En deux mots
Alors que sa carrière de footballeur professionnel touche à sa fin, Mehdi Azzam est sous le feu des projecteurs. Sa femme le quitte et porte plainte pour violences conjugales. Aussitôt, c’est le branle-bas de combat au sein des médias, des instances sportives et judiciaires, de la famille et des conseillers en tout genre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le footballeur accusé de violences conjugales

Dans son nouveau roman, Éric Halphen analyse l’onde de choc que provoque la séparation d’un footballeur et de son épouse qui l’accuse de violences conjugales. L’occasion pour le magistrat de détailler l’emballement médiatique, de sonder l’engagement des avocats, de creuser au sein des familles. Un roman éclairant.

Mehdi Azzam est footballeur professionnel en fin de parcours. Après une expérience à Tottenham, il a pu rebondir au Stade de Reims. Sa carrière avait débuté à Auxerre puis à Saint-Étienne. C’est à ce moment qu’il avait été appelé en équipe de France, que sa cote avait flambé avant de s’étioler «brusquement dans une Angleterre en phase terminale de confinement.»
Mais si ses performances déclinent sur le plan sportif, le coup le plus dur va venir sur le plan personnel.
Comme va le lui révéler Aurélien Pille, le journaliste qui a créé le site Football Factory et qui a réussi à se créer un bon réseau d’informateurs, sa femme s’apprête à révéler qu’elle est victime de violences conjugales. Une accusation grave qui secoue Mehdi, même s’il essaie de ne pas paraître affecté par la nouvelle.
En rentrant chez lui, il espère avoir une explication avec Jessica. Mais il trouve la maison vide. Son épouse a quitté le domicile conjugal avec leurs deux enfants.
Une période de fortes turbulences débute alors. Il y a d’abord la confession recueillie par Lise Verenski, en charge du site numérique de l’Obs. Son scoop va agiter toute la sphère médiatique, mais aussi juridique. Car la notoriété de l’accusé peut servir la cause des femmes battues, surtout dans une France post-#metoo. Et alors que Jessica, qui a trouvé refuge à Paris après avoir déposé ses filles chez ses parents, passe à la télévision pour appuyer son témoignage, Albertina Coggia, l’agente du joueur, est alors obligée d’intervenir. Après avoir hésité un instant, elle choisit de poursuivre sa collaboration, tout en conseillant au joueur de faire profil bas. Il faut bien préserver la valeur marchande du joueur.
Éric Halphen étudie parfaitement cette onde de choc qui frappe à des degrés divers tout le pays. Ainsi, les instances du club sont aussi prises dans la tourmente. Le président, qui veut s’éviter une mauvaise publicité, l’entraineur – qui accumule les mauvais résultats – qui après avoir tenté de préserver son joueur est contraint de la lâcher à son tour. Car la pression des féministes, munies de banderoles demandant l’exclusion de Mehdi, est trop forte.
De nouveaux éléments apparaissent et la machine judiciaire se met en route. Tandis que les avocats des deux parties fourbissent leurs armes, les familles se mêlent au débat, à commencer par le père de Mehdi qui va s’engager sur une bien mauvaise voie.
En explorant toutes les divisions touchées par une telle affaire, l’auteur sonde aussi les failles d’un système. On y découvre ainsi des avocats venant faire leur marché en fonction de l’écho médiatique, des solidarités très intéressées, des journalistes toujours plus avides de sensationnel, des rêves de gloire qui s’accompagnent de quelques compromissions. Sans oublier l’héritage familial.
Alors que reste-t-il de la présomption d’innocence quand les réseaux sociaux se déchaînent, que d’un côté les racistes s’emparent avec délectation de cette affaire et que de l’autre les féministes s’instaurent en procureur avant même d’avoir examiné les pièces du dossier. Chaque communauté se retranche derrière ses convictions. C’est le règne du repli sur soi, mais aussi de l’insécurité et de l’instabilité.
Un roman riche, fort et éclairant.

Les Divisions
Éric Halphen
Éditions Buchet-Chastel
Roman
440 p., 23,50 €
EAN 9782283038529
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris et en région parisienne, à Vitry et Choisy-le-Roi. On y évoque aussi Auxerre, Saint-Étienne, Reims et la Bourgogne, entre Auxerre et Montbard, Dijon et Quincy-le-Vicomte et Londres.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mehdi Azzam a grandi à Vitry. Élevé durement par son père, il se réfugie dans le sport. Très vite repéré, il devient un bon joueur de foot. Appelé en équipe de France, sa cote flambe puis se tasse brusquement pendant son séjour en Angleterre. A l’étranger, Mehdi devient un joueur sans talent. Rétrogradé, il se retrouve à Reims. Le footballeur vit là avec sa femme et ses filles – lorsqu’un journaliste lui annonce un article à paraître dans la presse nationale du lendemain : la femme de Mehdi y dénonce les violences conjugales qu’elle subit.
Les Divisions raconte la mécanique qui, dès lors, va s’enclencher. Les différents acteurs – avocat, journaliste, etc. – se contentent de jouer leur partition et de tirer le meilleur parti de la situation. Car aujourd’hui la vérité n’a plus d’importance. Les convictions ont remplacé les faits, les dénonciations les démonstrations. Les Divisions, version moderne de la fable, est le deuxième roman d’Éric Halphen chez Buchet/Chastel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Un bon livre à lire

Les premières pages du livre
« Première partie
Mehdi et son club
1. Corpulence d’un bâton de réglisse
L’argent anesthésie, déplorait Mehdi Azzam. On jubile au départ quand on a la chance de faire partie des élus. On est émerveillé, on n’ose dépenser, ou alors au contraire on claque tout comme si la source devait se tarir, comme on abuse d’un plaisir qu’on devine éphémère. Pourtant, la fortune s’accumule de sorte qu’on ne sait plus qui on était, on oublie les misères passées au risque d’oublier le frémissement aussi. On n’a plus d’envie. On ne s’amuse plus. On ne ressent plus rien.
Mehdi savait cependant gré à l’argent de lui offrir une présence à laquelle il demeurait sensible : sa maison, rare alliée, le consolait des humiliations du mercato et des désagréments subis depuis le début de la saison. Certes, elle pouvait paraître d’une grande banalité aux yeux des férus d’architecture, de ceux pour qui le patrimoine, dans l’acception actuelle de ce mot, comptait. Mais elle le protégeait mieux qu’une armure. Habiter une maison pour la première fois de sa vie, plus encore que la richesse ou la notoriété, lui donnait l’impression d’être quelqu’un.
Aussi minutieux dans sa manière de conduire que dans celle de tirer un penalty, il jeta un œil dans le rétroviseur pour s’assurer qu’il pouvait sans risque articuler le virage en épingle à cheveux sur la droite, puis freiner en douceur tout en appuyant sur la télécommande. Tandis que la grille s’écartait dans un silence qu’il aimait à imaginer respectueux, il se laissa séduire, comme chaque jour au retour de l’entraînement, par la façade en pierre tirant sur le jaune, la toiture en tuiles rondes, les chênes centenaires et d’autres arbres dont il ignorait le nom, ainsi que, iconoclastes dans ce décor bucolique, quelques sculptures de son ami Faycal. Dont cette Déesse barbare, en réalité un piquet de cuivre monumental que traversaient deux barres horizontales en fonte et que chapeautaient deux boules en bronze, qu’il dépassa pour se diriger au ralenti vers le parking. À l’est, le bâtiment annexe, ancienne écurie lui avait raconté l’agent immobilier – un rondouillard chaussé de bottines rouges en caoutchouc qui l’avait convaincu d’acheter plutôt que de louer même s’il ne restait pas dans la région très longtemps –, abritait piscine chauffée et salle de gymnastique, autrement dit salle de torture.
Mal aux couilles, constata-t-il en s’extirpant de l’Aston Martin. Pas vraiment les couilles, d’ailleurs, mais une curieuse douleur au niveau du bas ventre, diffuse et aiguisée à la fois, d’une intensité inquiétante, qu’il ne parvint pas à identifier. Peut-être était-ce dû à sa mauvaise réception, samedi dernier, après le tacle brutal du latéral gauche des Merlus, se dit-il pour se rassurer. Mais il en doutait : aucun souvenir d’être tombé alors sur cette partie de son anatomie, aucunes prémices d’une telle douleur, à suivre – sans l’efficience permanente du corps, sans l’intelligence du corps, un footballeur n’est rien, homme réduit à son enveloppe, sans cœur ni cerveau.
Mehdi Azzam était fier de son cerveau. Son père Mohamed, étudiant en médecine qui avait fui l’Égypte après l’attentat d’octobre 1981 contre Sadate pour devenir infirmier à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, et sa mère Habiba, aînée d’un couple de boulangers d’origine marocaine, avaient élevé cinq enfants. Contrairement à ce qui se produit souvent par faiblesse ou par lassitude, leur sévérité s’était accrue avec les années pour culminer avec le petit dernier, Mehdi. Pas le droit de sortir, pas le droit de regarder la télé, pas le droit de s’amuser. Seulement apprendre, travailler, lire, seulement maugréer et rêver ; et aussi, sans modération, faire du sport. Tête de classe au collège Jules-Vallès de Vitry, il avait poussé jusqu’au bac, obtenu avec mention malgré le temps passé au centre de formation. Dans le milieu du football, avec sa taille moyenne, sa corpulence d’un bâton de réglisse, sa coiffure de chanteur de charme des années 1950, ses fines lèvres qui lui donnaient l’air d’un perpétuel boudeur et ses lunettes en métal qu’il troquait contre des lentilles lorsqu’il jouait, il passait pour un intellectuel, l’interlocuteur privilégié des dirigeants et des entraîneurs, l’interface entre le cercle fermé des joueurs et l’extérieur.
Sac sur l’épaule et écouteurs parfaitement calés sur les oreilles, il approcha de la bâtisse que sublimait le soleil couchant, teintes orangées et rouille, reflets violacés d’une nuance différente tous les soirs, comme un bout de paradis à lui réservé. Alors qu’il poussait la porte, son portable sonna ; numéro qui ne lui disait rien.
« Ça va champion ? »
La voix nasillarde, hautaine et accusatrice, lui déplut aussitôt. Il se reprocha d’avoir décroché alors qu’il ne décrochait que rarement.
« Aurélien Pille, journaliste à Football Factory. Vous vous souvenez, on s’était… »
Les journalistes, Mehdi s’en était aperçu dès qu’on avait commencé à parler un peu de lui, cherchaient à imposer d’emblée une proximité propice à la confidence ; les journalistes n’étaient que des flatteurs.
« On pourrait se voir ? »
Au loin, une moto pétaradait, une Harley à en juger par ce bruit particulier qu’il reconnaissait entre mille. Peut-être devrait-il en acheter une, un de ces jours, peut-être cela lui ferait-il du bien de partir loin sur une telle machine, de faire la route comme on fait un break.
« À quel propos ?
– Pas au téléphone. »
Celui-ci jouait les importants. Mehdi lui demanda de lui envoyer un mot sur Telegram pour lui préciser l’objet souhaité de l’entretien, après quoi il verrait. Le vent se levait, des chouettes hululaient, le feuillage frémissait, une touche romantique nimbait l’atmosphère. Impression inédite et un peu effrayante que ce qu’il vivait, ce qu’il voyait et ce qu’il ressentait en cet instant précis ne resterait pas gravé en lui, que dans quelques jours, quelques mois ou quelques années, lui qui gardait pourtant tout en mémoire n’en aurait plus aucune souvenance. Conscience soudaine que, contrairement à ce qu’il croyait sans avoir eu l’idée de creuser la question, sa capacité de stockage n’était pas illimitée – ou alors, peut-être que cela signifiait à l’inverse qu’il se souviendrait parfaitement de cette journée, chaque seconde, chaque détail s’insinuant en sa mémoire pour l’éternité, les signaux qu’il captait allaient et venaient, équivoques toujours et indéchiffrables parfois.
L’autre côté de la porte l’attendait de pied ferme. Affalées sur le canapé en L devant l’écran digne d’une salle de cinéma à regarder pour la énième fois le Voyage de Chihiro, Hayat et Amira, les jumelles, ne daignèrent pas, princesses comme elles étaient, se lever à son arrivée. Mais elles lui sautèrent dessus dès qu’il parvint à leur portée, l’enlacèrent avec force cris et rires, le frappèrent de leurs tendres poings fermés. Il fila à la cuisine se servir une menthe à l’eau glacée, revint sans prêter attention aux photos en noir et blanc qui habillaient le couloir. Rien que des Hollandais, il vénérait les footballeurs bataves qui pour le coup ne survivaient pas assez dans la mémoire collective. Cruyff, bien sûr, à ses yeux le plus grand, intelligent et élégant, novateur et imprévisible, mais aussi Gullit et Rijkaard, costauds et techniques, et surtout les deux attaquants à la hauteur desquels il rêverait d’arriver un jour si lui prenait l’envie de rêver, Bergkamp et Van Basten, dont il avait vu et revu toutes les vidéos disponibles. Puis il se posa entre ses filles pour parler deux minutes avec elles, s’enquérir de leur journée et de leurs projets. Charmantes et vives, elles paraissaient se plaire ici comme elles se sentaient bien partout, du moment qu’elles étaient accompagnées de leurs parents. L’année précédente, durant les mois qu’il avait passés à Londres lors de sa tentative malheureuse avec les Spurs, elles étaient restées en France avec Jessica. Quand, une fois par mois environ, elles traversaient la Manche, il les trouvait moins insouciantes et moins épanouies, plus râleuses ; une fois reparties, elles ne lui manquaient pas du tout. Au début, il avait eu honte de lui quand il en avait fait le constat, d’autant plus vite assumé que le contexte l’expliquait en partie : une des pires périodes de sa vie, la marche en avant, l’avenir radieux à portée de pieds, après quoi le plafonnement.
« Tu as pensé à aller récupérer ma montre ? »
Il se retourna vers Jessica, à moitié cachée par la cheminée suspendue dans laquelle aucun feu, jamais, ne crépitait. Allure des mauvais jours et tenue assortie, t-shirt d’un mauve passé, pantalon de jogging sans forme, chaussons en fausse fourrure. Et teint de marionnette, blanchâtre, cadavérique.
« Tu as ma montre ? » répéta-t-elle.
Sa montre. La Royal Oak en or rose et diamants qu’il lui avait offerte pour ses vingt-cinq ans et qu’elle ne portait quasiment pas. Il l’avait donnée à réparer un mois auparavant car il y avait un défaut lors du changement de date en fin de mois, sans doute Jessica avait-elle trop trituré le remontoir, et l’horloger avait envoyé en début de semaine un message pour avertir que la montre était prête.
« Évidemment, tu as oublié… J’en étais sûre !
– J’irai demain. »
Elle approcha sans le regarder avec un mauvais rictus aux lèvres, dépassa le canapé sans prêter attention aux filles, se retourna brusquement et le fixa ; elle a visionné trop de clips, pensa-t-il.
« Pourquoi tu oublies toujours ce qui me concerne ? »
Jessica Azzam, jeune femme distinguée au visage triangulaire, à la peau laiteuse, aux yeux vert clair, et dont les boucles rousses descendaient plus bas que les épaules, n’éprouvait en vérité aucun intérêt pour les montres, comme finalement elle n’aimait pas grand-chose dans la vie, estimait Mehdi. Elle avait selon lui un problème de comportement qui la faisait passer en une fraction de temps, sans raison objective, du ciel bleu à l’orage, de la jovialité pas forcément feinte aux colères les plus torrentueuses. Mehdi avait l’habitude, il savait comment faire ; combien de temps cela durerait, il n’osait se poser la question. Il s’approcha d’elle, passa une main sur son front et dans ses cheveux avec une douceur trop étudiée qu’il se reprocha en la voyant aussitôt glisser entre ses doigts ; Hayat, plus attentive que sa sœur, faisait mine de regarder l’écran mais ne perdait rien de la séquence.
« J’ai oublié quoi, par exemple ? »
Un ricanement comme seule réponse. Un pas en arrière. Pour accompagnement sonore les voix de ce dessin animé, narquoises. Elle se retourna à nouveau et commença à monter les marches qui menaient aux chambres.
« Maman, qu’est-ce qu’on mange ce soir ? demanda Amira.
– Tu penses qu’à manger, toi, dit sa sœur.
– Eh ben quoi ? C’est bon de manger, non ? »
Jessica, imperméable à ses filles, continua de monter sans leur répondre ; non, ça n’allait pas pouvoir durer. Une femme d’ici prénommée Annick venait faire le ménage et la cuisine, mais c’était son jour de congé. Une visite rapide dans la cuisine lui confirma ce qu’il craignait : rien n’était prévu pour le dîner. Il ne lui restait plus qu’à appeler Donato pour commander des pizzas.
En attendant le livreur, il s’adonna à la corvée des réseaux sociaux. Plus de vingt mille abonnés sur Tik Tok, Instagram et Twitter, il fallait leur donner leur pitance régulière faute de quoi ils déserteraient en masse. Lors de la création de ces comptes, davantage pour asseoir sa réputation que par amusement ou intérêt réel, Mehdi Azzam postait plusieurs messages par jour, essentiellement des photos ou des vidéos. Le vestiaire, la séance de musculation, les manipulations du kiné, les analyses sur écran du schéma de jeu du prochain adversaire, les recommandations de l’entraîneur, les remplaçants sur le banc, l’allégresse après la victoire, la tête d’enterrement autrement. Les abonnés avaient l’impression d’être associés à un monde habituellement interdit, et la popularité, bien plus difficile à atteindre que la notoriété, avait suivi ; peut-être avait-elle joué un rôle dans sa sélection en équipe nationale. À présent, cette obligation lui pesait : complimenter même ceux qu’on n’apprécie que modérément, se joindre au concert des bonimenteurs, à quoi bon dépenser toute cette énergie, se disait-il. Parfois, au détour d’un gif, d’une parodie ou d’un dessin humoristique, il lui arrivait néanmoins de sourire.
Coup de sonnette. Les filles, là, daignèrent tout à fait délaisser leur occupation et se lever du canapé, se bousculant pour être la première à ouvrir. Il leur emboîta le pas dans le but de vérifier que tout allait bien, précaution qui n’avait rien de superflu avec ces agressions et ces cambriolages dont les footballeurs et leurs proches étaient de plus en plus souvent victimes. Embaucher un garde du corps, se promettait-il depuis des semaines sans passer de la résolution à l’acte. Amira dirigea la marche vers la cuisine, disposa verres et couverts, attribua les pizzas.
Il suivit le mouvement, prit place à son tour et se coupa une part de quatre saisons, qu’il fit passer avec de la limonade. Pas un bruit en haut, Jessica, sortie de la salle de bains dix minutes auparavant, devait s’être couchée. Sûrement pas pour dormir, mais pour geindre au téléphone avec une copine puis regarder plusieurs épisodes d’affilée d’une de ces séries censées compenser le manque. Sans doute passait-elle plus de temps avec elles – les copines et les séries – qu’avec les jumelles et lui ; des pensées sombres, à peine chassées, revinrent démultipliées. Comme les filles rigolaient en autarcie, il en profita pour vérifier si le journaliste, ainsi qu’il s’y était engagé, lui avait laissé un message. C’était le cas : J’aimerais avoir votre réaction à un article qui doit prochainement sortir sur vous, avait-il écrit. C’est, je pense, de la première importance.

2. Du racisme et du communautarisme
Réveil à 8 heures pile tous les matins sans considération des cicatrices de la veille, du programme de la journée à venir, des éventuelles agitations de la nuit. Mehdi Azzam se tourna et allongea le bras : Jessica dormait encore ou faisait semblant. Tandis qu’il l’observait, il sentit sa cuisse gauche et ses fesses se décaler très légèrement comme pour échapper à ses doigts, pour le fuir, déplacement infime qui le vexa ; même dans le sommeil, sans rien avoir perdu de sa beauté, elle paraissait tendue, hostile. Il se retourna, se leva en essayant de ne pas faire de bruit, sortit de la chambre et se dirigea vers la salle de bains.
La seule douche qui vaut est une douche froide, presque glacée, et ne peut se prendre qu’au réveil, à jeun, quand le corps, encore chaud des souvenirs de la couette, et l’esprit, encombré de mauvaises pensées, réclament ce coup de fouet que l’eau froide est seule à pouvoir leur donner, voilà l’une des règles auxquelles il se soumettait. Sous le jet, il vérifia que tout, les cuisses, les genoux, les pieds, fonctionnait sans anicroche. Sensation de solidité, de confiance. Os, muscles, ligaments, tendons, articulations constituaient plus que ses outils de travail, quasiment son espérance de vie. D’où l’obligation de veiller en permanence sur eux, l’habitude de se tâter et de se palper sans relâche. Quant à la douleur qui l’avait alerté la veille, elle avait disparu ; une autre inquiétude, il le savait, viendrait demain, turnover coutumier auquel il convenait de prêter attention sans focalisation excessive.
La fenêtre située à mi-escalier lui donnait une vue étendue sur le jardin, le terrain plutôt, les vélos à roulettes des filles, les nuances d’orange et de vert, les oiseaux qui virevoltaient un peu partout – geais, mésanges, bergeronnettes, pinsons, bouvreuils, il commençait à bien les identifier – et au loin quelques champs de tournesols, des vignes, des hangars agricoles. Il éprouva le besoin d’ouvrir la fenêtre, de respirer profondément pour s’imprégner de l’air du temps, d’offrir son visage au vent léger d’octobre ; ne surtout pas céder la place à la morosité.
Le petit-déjeuner constituait l’un de ses moyens privilégiés pour la combattre. Il respectait ce moment où, seul dans la cuisine, il prenait le temps de préparer cette étape importante de son bien-être physique, d’entretenir la machine. Pas de café, pas de brioche, pas de céréales, pas de confiture. Mais du thé vert, du pain complet avec un peu de beurre et de miel, de la faisselle, si possible de chèvre, un œuf à la coque, un peu de compote ou à défaut un fruit frais, par exemple, là, un kiwi. Assis sur un tabouret, il dégusta ce temps suspendu, observa le soleil naissant se refléter sur le carrelage et le mobilier blanc, se concentra sur la manière d’étaler le beurre sur le pain ou de trancher l’œuf. Annick, qui avait conduit comme chaque matin les filles à la maternelle, n’allait pas tarder à revenir, puis ce seraient les bruits, les ordres, les ondes contraires. Mehdi soupira et quitta la cuisine sans débarrasser.
Un peu plus tard, au volant de l’Aston Martin, il arrivait à Reims. Comme le centre d’entraînement Raymond-Kopa était situé à Bétheny, en lisière nord, alors que lui-même habitait au sud, dans la banlieue agréable et verdoyante, à proximité immédiate du parc régional de la Montagne, il prit la rocade sur la droite. Les villes avaient en commun avec les défenses adverses qu’il était plus habile de les contourner que de les affronter bille en tête, on gagnait en sécurité ce qu’on perdait en excitation. Il éteignit la radio qui n’avait pas délivré d’information sinistre, pas d’attentat, pas de maladie contagieuse, de catastrophe majeure ou de crimes contre l’humanité – il se demandait de plus en plus souvent à quoi servaient le football et les footballeurs dans la tournure critique que prenait le monde, quel était l’intérêt de continuer à distraire quand la foi commune en la possibilité d’un avenir dévalait comme sur un toboggan –, et la remplaça par le saxophone de Lee Konitz. Le jazz était pour lui une découverte récente ; il se désolait du temps perdu, des années d’ignorance à ne pas se recouvrir de cette musique qui lui parlait, lui laissait miroiter la possibilité d’être autre, rare fusion entre mélodie et rythme, langueur et vitalité, routine et liberté – comme un dribbleur qui saurait aussi tacler ; 9 h 46, il ne serait pas en retard.
Patrick Vermeulen, l’entraîneur, demandait que soit appliquée une sanction financière à chaque retard. Après avoir vérifié devant son groupe en cercle que personne n’alléguait un pépin physique, il ordonna aux gars de se mettre en piste et Mehdi, comme les autres, obéit. L’entraînement, qui durait une heure et demie tous les jours à partir de 10 heures tapantes, commençait systématiquement par l’échauffement, phase aussi indispensable qu’ennuyeuse. Il fallait d’abord courir autour du terrain sans ballon, ce qui ne lui plaisait ni ne lui déplaisait, puis s’arrêter et exécuter différents mouvements d’extension, de montée des genoux, de pas chassés avant et arrière, tout en testant les articulations des bras et des hanches, ce qu’il aimait bien, comme tout ce qui touchait au corps. Après quoi il se retrouva avec Jordan Benichou et Abdoulaye Kouyaté à se passer et se repasser le ballon sur un bout de terrain de dix mètres sur trois. Benichou, relayeur titulaire, avait toujours une blague à faire ou un bon mot à raconter, tandis que Kouyaté, avant-centre numéro 2, le plus grand en taille et l’un des plus baraqués de l’équipe, ne disait quasiment jamais rien. Mehdi Azzam, qui s’entendait correctement sur le terrain avec eux, ne raffolait ni de l’un ni de l’autre en dehors, sans doute parce qu’ils n’avaient aucun centre d’intérêt commun. Le jeu à trois était bientôt fini, il se sentait en forme.
« Tu n’en touches pas une, Mehdi ! Assez dormi, mon grand ? »
Vermeulen avait fait toute sa carrière chez les rouge et blanc du Stade de Reims. Aspirant, il avait assisté, depuis les tribunes, à la demi-finale de coupe de France contre l’Olympique de Marseille en 1987 alors que Reims, en deuxième division, n’arrivait pas à rejoindre l’élite. Stagiaire, il avait vécu la déconfiture progressive du club, avant sa rétrogradation en troisième division puis la mise en liquidation judiciaire de 1991. Titulaire indiscutable comme stoppeur – on ne disait pas encore défenseur axial à cette époque –, il avait contribué, à son petit niveau, à la renaissance du club, qui avait fini, à force de courage et de bonne volonté, à récupérer son statut professionnel, à retrouver son nom mythique, et à accéder à la deuxième division en 2004. Âgé de trente-six ans, il avait alors raccroché les crampons pour passer de l’autre côté de la barrière. Entraîneur adjoint depuis lors, ayant vécu avec flegme et compétence les hauts et les bas des accessions en Ligue 1 et des redescentes en Ligue 2, il assurait à présent l’intérim depuis le limogeage de l’entraîneur en titre, deux mois auparavant, après six défaites d’affilée. Ses méthodes, sa conception très old school du métier, la ferme convivialité qu’il utilisait dans ses rapports avec ses joueurs convenaient parfaitement à Mehdi ; il s’appliqua sur ses jeux de ballon pour le faire mentir.
Après les exercices spécifiques réservés aux attaquants – frappes en mouvement, dribbles en un contre un, tirs au but sans contrôle – vint vite l’heure de la douche, puis celle, plus étirée, du déjeuner. Vermeulen, pour souder ses troupes mais aussi surveiller le régime alimentaire de chacun, imposait un repas en commun. Dans la salle à manger aménagée dans le hall d’entrée du centre d’entraînement, Mehdi se retrouva comme d’habitude entre ses deux camarades Karim Mekchiche, le latéral droit au torse puissant, et Ali Messaoudi, le souriant gardien remplaçant. Si chacun reprenait toujours la même place, ce n’était pas que par facilité ou conservatisme : c’était secret de Polichinelle, tabou de dire qu’il y avait, comme dans les autres secteurs de notre société, du racisme et du communautarisme dans le football, regrettait Mehdi. Terreau de la mixité sociale, laboratoire du vivre-ensemble, le football, amateur ou professionnel, n’échappait pas plus aux jalousies qu’aux conflits et aux affrontements. Il y avait le racisme qu’on ne pouvait pas masquer, celui venu des kops et des supporters qui se manifestait par des cris de singe ou des lancers de bananes, les insultes et les banderoles. Plus d’une fois, Mehdi avait été traité, par un spectateur ou par un adversaire mécontent d’avoir eu le dessous dans une action, de bougnoule, de sale Arabe ou même de putain d’islamo de merde. Il y avait celui, plus tamisé, des dirigeants, ces chefs d’entreprise ou ces représentants de fonds de pension qui ne traitaient pas toujours les Arabes ou les Noirs de la même manière que les Blancs, ou qui avaient appris, en tout cas, à réfréner leurs préjugés. Son père lui avait notamment parlé des quotas qui avaient un temps été envisagés afin qu’il y ait moins d’Arabes et de Noirs dans les équipes de France. Mais au-delà de ces racismes externes, il y avait celui, tu ou carrément dénié, qui émanait des joueurs eux-mêmes à destination de leurs semblables qui avaient le tort de ne pas leur ressembler assez. Car entre les Antillais, les Africains, les Latins, les Sud-Américains, les Asiatiques, les Germains ou les Saxons, les Nord-Africains et les joueurs français blancs, ce n’était pas toujours l’entente cordiale, loin de là. Mehdi Azzam l’avait constaté dès ses débuts à Choisy-le-Roi : ses jeunes coéquipiers d’origine africaine préféraient parfois perdre le ballon plutôt que de le passer à un partenaire petit blanc, ou en tout cas ne le lui passaient qu’en toute dernière extrémité, quand ils ne pouvaient pas faire autrement. Lui-même, par la suite, avait pu pratiquer de la sorte en plusieurs occasions, optant au moment de la passe pour un Beur plutôt que pour un Blanc ou un Black mieux placé. Il ne l’aurait jamais admis en public ou devant Jessica ; il n’en avait pas honte non plus. Ça faisait partie de l’histoire, ça compensait. Ce qui était vrai sur le terrain l’était également en dehors : il lui arrivait plus fréquemment de prendre un verre ou de sortir avec Messaoudi ou Mekchiche qu’avec Lechevallier ou Dubos, lesquels présentement étaient en train de pouffer de rire avec Rivals et Benichou en le regardant, à croire qu’ils se moquaient de lui.
Après la salade de fruits, tous les joueurs se levèrent comme un seul homme et se dirigèrent vers le parking. Mehdi salua Karim et Ali, après quoi ils montèrent dans leur bolide respectif, une Tesla pour Ali, une Range Rover Evoque pour Karim. Une destination commune : rentrer chez soi. Et une mission bien définie : faire la sieste la plus longue et la plus réparatrice possible.

3. Espérance d’une virginité nouvelle
Dans les bars d’hôtel, on limitait les dégâts. Espace, calme et discrétion. On n’y était pas alpagué toutes les deux minutes, obligé d’accorder des selfies ou de signer des autographes à la chaîne ; on pouvait n’y être pas en représentation. Aussi Mehdi avait-il donné rendez-vous à Pille au lounge de l’hôtel de la Paix, en plein centre-ville. Des fauteuils design en cuir cognac, des petites tables rondes en bois et métal doré, des stalactites en verre jaune et blanc juste au-dessus du bar, ambiance cool-moderne-chic qui pouvait plaire. Et des barmen qui ne posteraient pas sa photo ou ne décriraient pas le détail de ses consommations sur les réseaux sociaux dans la seconde qui suivrait son départ, du moins l’espérait-il.
Le milieu de l’après-midi étant l’heure à laquelle seuls vaquaient les répudiés, les désœuvrés, les marginaux qui n’avaient ni les moyens ni l’envie de pénétrer dans un bar d’hôtel, fût-il cool-moderne-chic, trois tables seulement étaient occupées de sorte que Mehdi n’eut aucun mal à repérer le journaliste, même si sa mise le surprit un peu. Alors que l’uniforme de ses confrères spécialisés dans le ballon rond se composait en général d’un polo ou d’un sweat, d’un jean, si possible délavé, de baskets, si possible blanches, et d’un blouson en cuir, si possible craquelé, l’homme mince au crâne rasé et aux joues creuses, immobile sur sa chaise, comme sans vie, qui devait selon toute vraisemblance être Pille, était habillé tout en noir : long manteau en laine, fin pull à col roulé qui moulait une pomme d’Adam proéminente. Mehdi eu l’impression que l’autre ne réagissait pas du tout à son approche, peut-être dormait-il, peut-être voulait-il faire croire qu’il dormait.
« Antoine Pille ? »
Le visage qui se tourne lentement, le regard qui se lève, lentement, la bouche qui s’entrouvre. Lentement. De la musique en fond sonore, bien sûr, puisqu’on ne pouvait plus trouver un café, un troquet ou un bar à chicha sans musique, à croire que le silence effrayait. De la musique, donc, mais pas trop dérangeante pour une fois, de l’électro soft qu’on entendait à peine – Pille sans doute ne l’entendait-il pas du tout.
« Aurélien, Mehdi. Aurélien… »
Les prénoms : des panneaux indicateurs.
« … merci d’avoir accepté cette entrevue.
– Bien obligé, non ? »
Un serveur se manifesta sans hâte et Pille, attentif soudain, extirpé de sa torpeur possiblement feinte, écouta Mehdi commander un jus de pomme tandis que lui-même avait déjà bien entamé le verre de vin blanc qui se trouvait devant lui.
« Disons que… »
Principe de la défense de zone chère aux cadors de Premier League : guetter, ne pas se laisser embarquer, attendre de voir ce qu’il advient.
« … vous allez entrer dans une période durant laquelle vous aurez absolument besoin de vous exprimer, je crois. »
Mehdi Azzam n’était pas un passionné. Il ne s’enflammait pas, ne paniquait jamais, ne se départait que rarement de la froideur un peu méprisante qui était sa marque de fabrique. Même après un but ou une passe décisive, ce qui ne lui était pas arrivé depuis plusieurs mois, il ne célébrait, ni ne remerciait, ni ne cajolait. Des observateurs rémois disaient de lui – on ne s’était pas privé de le lui répéter – qu’il ne prenait pas plus de plaisir à pratiquer son métier de footballeur qu’un chauffeur VTC ou qu’une caissière de supermarché n’en trouvaient au leur. Ce fut manifeste à cet instant : la nuance de danger que contenait l’entame de Pille ne le fit pas réagir extérieurement, même si ceux qui le connaissaient bien – ils étaient rares – auraient su qu’un signal s’était allumé en lui. Le serveur, sans faire de bruit, déposa le verre de jus de pomme sur la table.
« Je ne m’exprime qu’avec un ballon.
– Un peu de contexte pour commencer, si vous permettez. Comment ça se passe, à Reims ? »
Le jus était d’une fraîcheur inouïe, au lieu d’endormir les papilles il les sublimait. Comme muni d’une mini-caméra Mehdi eut l’impression de suivre en direct la descente du liquide dans son gosier, de découvrir plus que de déguster chaque étape de ce qui, il ne sut pourquoi, lui évoqua aussitôt une purge, espérance d’une virginité nouvelle.
« Le club, d’abord. Ça doit vous changer de Tottenham, non ? »
La carrière professionnelle de Mehdi Azzam, partie pour être ascendante et jalonnée de succès après les promesses de l’aube à Auxerre puis à Saint-Étienne, au point qu’il avait été appelé en équipe de France et que sa cote avait flambé, s’était brusquement tassée dans une Angleterre en phase terminale de confinement. Aucune blessure, aucun scandale, aucune raison avouée. Mais le résultat était là, indéniable : une partie de son talent l’avait déserté. Il ne jouait pas mal mais ne jouait pas bien, il était devenu un joueur sans talent, incapable de renverser le cours d’un match ou de s’attirer les sympathies – comme les foudres, d’ailleurs – du public. Cantona, lui avait raconté un ancien entraîneur d’Auxerre, avait été le jouet, à son arrivée à Leeds, d’un sortilège analogue. Il courait à l’envers, ne trouvait pas ses partenaires, tirait à côté des buts même à l’entraînement. Il avait fallu plus d’un mois pour que tout s’inverse, par la grâce d’un match qui avait fait office de déclic, au point que King Eric allait devenir ensuite, après son transfert à Manchester, l’idole de tout un peuple. En dépit de telles espérances, nul miracle pour Mehdi. Presque jamais titulaire, il avait perdu définitivement la confiance du coach et été placé, après quelques mois seulement, sur la liste des joueurs transférables. Son rapport qualité/prix n’était pas bon ; aucun club n’avait fait d’offre. Finalement, le Stade de Reims l’avait engagé quelques jours avant la fin du marché d’hiver, à des conditions paraît-il très favorables, quasiment un cadeau dont il était trop tôt pour dire s’il était empoisonné ou non.
« Mon père me disait quand j’étais gamin que chaque homme a ses qualités et ses défauts. Il faut juste prendre le temps de les découvrir.
– Chaque femme aussi…
– C’est pareil pour un club.
– Admettons. Et c’est quoi, les qualités du Stade de Reims ? »
Mehdi Azzam n’eut pas besoin de réfléchir, il avait sa réponse prête à usage des sponsors et des supporters, des dirigeants et des journalistes, de tous ces soi-disant curieux qui ne s’intéressaient nullement à lui mais seulement à l’image de lui qu’il saurait – ou pas – donner.
« Je suis content d’être revenu en France. Reims ou ailleurs, vous savez… Ce qui compte, c’est de jouer, de retrouver des sensations. Primordial ça, les sensations. Et puis les structures du club sont bonnes, l’encadrement compétent. Non vraiment, tout va bien, je suis content. »
Aurélien Pille se tut, but une petite gorgée de vin et le fixa pour la première fois depuis le début de l’entretien avant de sourire, d’un demi-sourire inamical et radin…
« Et l’ambiance, l’environnement, les potes ? »
Radin parce que ne s’assumant pas, retenant l’hostilité tout en voulant l’exhiber rien qu’un peu, quêtant la manifestation de la vérité tout en ne la cherchant pas vraiment, n’ayant en somme même pas la générosité de l’intégrité et du dévoilement.
« Pas de conflits ? De clans qui se seraient formés ? De cabales ou de soulèvements ? »
Mehdi Azzam sentit son flair se dresser intérieurement, sa chair se mettre en ordre de bataille, ce que Pille, visiblement doté d’un naturel un rien rêveur, ne donna pas l’impression de remarquer – la froideur comme idéal.
« Quelqu’un a bavé sur moi, c’est ça que vous êtes en train de me dire ?
– Et dans votre vie conjugale, tout va bien ? »
Nous y voilà, se dit Mehdi. Soit, campant strictement devant les frontières de l’intime, il laissait le journaliste seul avec son verre de blanc, ses vêtements de boomer et ses questions de keuf, histoire de l’inciter à réviser les convenances ; soit il donnait libre cours à la curiosité, plutôt moins avide chez lui que chez d’autres mais qu’il fallait nourrir tout de même et, aussi irrespectueux que soit l’homme qui lui faisait face, il prenait connaissance de ses informations avant d’aviser ; il opta pour l’intelligence.
Pille avala une nouvelle gorgée, reposa son verre et le fixa à nouveau, puis estima apparemment que le moment était venu de lâcher ce qui, selon les cas, s’avérerait pétard mouillé ou bombe atomique. Voilà, raconta-t-il ; voilà. Jessica s’était confiée à une amie, ou plutôt non, pas une amie, une connaissance, une fille avec laquelle elle faisait de la gym. Ou plutôt non : du fitness. À force de se voir toutes les semaines, elles avaient fini par se fréquenter un peu plus, par prendre un verre après la séance, par parler. De la vie en Champagne, de leurs envies, de leurs enfants, de leur mec. Et puis un jour, ou plutôt non, un soir, un soir de match, l’autre était allée dîner chez Jessica. Pâle, morose, mal fringuée, pas maquillée, l’état de sa forme la rendait propice à la confidence. Elle lui avait alors raconté qu’elle subissait de la part de son homme des, comment dire : des violences conjugales.
Mehdi Azzam avait écouté ce récit sans l’interrompre, le corps courbé vers l’avant, crispé comme il l’est, le corps, lorsqu’il se prépare à encaisser un coup. Mais quand même, se dit-il. La honte. De la table de derrière parvenaient des exclamations et des rires qui lui parurent exclusivement féminins.
« Vous étiez au courant ? » demanda Pille.
Silence.
« Ça n’a pas l’air de vous étonner outre mesure.
– Faut se méfier des airs. Et vous ?
– Moi ?
– Comment avez-vous appris ces ragots ?
– Une consœur.
– C’est elle qui va sortir l’histoire ?
– Apparemment.
– Pour quel média ?
– Ça, désolé mais je ne peux pas vous le dire.
– Et quand ?
– C’est imminent. Peut-être demain.
– Vous avez des détails sur ce qu’elle a pu raconter ? »
Des détails ? Bien sûr qu’il en avait, des détails, ça faisait même un peu partie de son métier d’en avoir, dit Pille ; son demi-sourire le prenait manifestement, sinon pour un demeuré, du moins pour un grand naïf. Si lui, journaliste, n’avait pas eu de détails, s’il n’avait pas compté sur sa collection de détails pour faire réagir, voire s’insurger le footballeur, seule attitude susceptible de lui rembourser le temps passé, on pouvait être certain qu’il n’aurait pas fait le déplacement, précisa-t-il.
À mesure que l’autre racontait – les coups, la violence psychologique, les humiliations, le sexe contraint, les surveillances dont elle faisait l’objet de la part de son homme, son côté hautement toxique, pour résumer, et surtout la peur –, Mehdi Azzam, loin de se tasser sur lui, de se faire tout petit comme aurait fait n’importe qui, mit un point d’honneur à se redresser pour occuper une place plus importante dans l’espace. Le journaliste se racla la gorge et mit sous tension le petit magnétophone numérique qu’il avait disposé sur la table, juste à côté de son verre maintenant vide.
« Qu’est-ce que vous en dites ? fit-il.
– Rien.
– Vous démentez, au moins ?
– No comment.
– Les accusations de votre femme sont graves, vous…
– Toute accusation est grave.
– … vous ne devriez pas les laisser passer sans… »
Bon, il était temps de mettre un terme à cette ignominie. Se retenir, songea Mehdi Azzam. Il se leva tandis que, derrière lui, les rires rebondissaient tels des grêlons sur l’asphalte.
« Je vais faire ce que n’a pas fait Jessica, dit-il en remontant la capuche de sa veste de jogging. En parler avec elle, juste entre nous, avant de mettre ça sur la place publique, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Et désolé si vous vous êtes déplacé pour rien, cousin. »
Retrouver l’Aston Martin après une telle entrevue était comme s’allonger sur le sable blanc d’une plage déserte, fermer les yeux, écouter les vagues et se laisser bercer par le vent. Les sièges profonds cachaient, le cuir souple protégeait, le piano de Bill Evans, petite mélopée solidaire, réconfortait. Le jazz n’est pas un théorème intellectuel, avait dit Bill Evans selon un site que Mehdi visitait à une fréquence accrue, c’est un sentiment, et cette affirmation poétique lui était restée en mémoire : un sentiment ; il démarra et prit la direction du sud. En réalité, il avait davantage besoin d’exprimer sa rage que de s’apitoyer sur soi ou de chercher une hypothétique consolation. Quelle mouche l’avait piquée, tout de même ? Elle n’était donc pas heureuse avec lui. Il accéléra au sortir du boulevard circulaire, il avait hâte de la voir, de parler avec elle.
En arrivant devant la maison à l’heure qu’il préférait, c’est-à-dire le coucher du soleil, il comprit tout de suite que l’explication qu’il souhaitait n’aurait jamais lieu, en tout cas pas dans l’immédiat. Aucune lumière n’était allumée, aucun bruit ne lui parvenait, même les jouets des filles n’étaient pas éparpillés dans le jardin. Pour la forme, il appela « Jess ! » dans le couloir de l’entrée, mais comme il s’y attendait personne ne répondit. Dans la chambre conjugale, les affaires de Jessica, celles auxquelles elle tenait, ne se trouvaient plus dans le dressing. Dans celle des filles, les lits dépourvus de leur housse de couette semblèrent lui adresser un clin d’œil ironique.
Mehdi redescendit, alla dans la cuisine prendre quelques carrés de chocolat noir et passer des coups de téléphone, notamment à Albertina, son agente. Quelque chose le gênant au niveau de la hanche, il mit la main dans la poche gauche de sa doudoune et en sortit une boîte qu’il posa sur la table : la Royal Oak de Jessica qu’il avait récupérée chez l’horloger avant son rendez-vous avec ce poison de journaliste.

4. Pain bénit pour le journaliste
Jusqu’à une période récente, la vie d’Aurélien Pille avait été une succession d’échecs. Alcoolique comme on pouvait se permettre de l’être dans les années 1980, son père était passé au travers du pare-brise de sa Fiat 128, pour aller se fracasser contre un panneau de limitation de vitesse, sur une départementale du Loiret, un soir de verglas. Mort lors de son transfert à l’hôpital d’Orléans, il n’avait jamais eu la joie de voir marcher son fils unique. Lequel poussa ensuite comme il put, c’est-à-dire approximativement, entre sa mère, secrétaire administrative plus souvent au chômage qu’en contrat à durée indéterminée, et les amis d’icelle, plus souvent de passage qu’en séjour prolongé. Il lui arrivait de se souvenir avec une étrange nostalgie des rares soirées d’hiver durant lesquelles, enlacé avec sa mère pour combattre par cette proximité l’efficience qui laissait à désirer du chauffage collectif, il luttait pour ne pas s’endormir trop vite afin de profiter de ces instants qu’elle ne lui accordait qu’au compte-gouttes. Sa scolarité souffrit évidemment de cet encadrement boiteux et Aurélien, bachelier de justesse grâce à l’oral de rattrapage, ne chercha pas à s’engager plus avant ; il préférait de loin répéter du rock avec quelques potes, principalement des titres de Led Zeppelin, dans un hangar de la périphérie parisienne qui avait tout de l’impasse – ce n’est pas lui faire injure que de constater qu’il n’avait rien, lui, de Jimmy Page. À partir de là, on peut affirmer sans exagérer qu’il végéta : de livreur à préparateur de commandes en passant par mécanicien et recouvreur de créances, et encore omet-on ses brèves apparitions comme courtier d’assurances ou agent immobilier, la carrière professionnelle d’Aurélien Pille lui apparaissait alors sans saveur et sans fin, route plane à travers un désert de Californie – avec son regard d’aujourd’hui, comme preuve évidente d’une absence d’envie, d’une immaturité affective. Peu reluisant, ce parcours avait au moins une qualité : il existait – en somme tout le contraire de sa vie sentimentale. On n’oserait en effet parler de vie, tout comme il serait abusif de parler de sentiment. Quelques filles sans charme et sans conversations ramassées Dieu sait où et aussitôt perdues on comprend pourquoi, rares émois infondés et sans réciprocité.
Le train de 18 h 45 en provenance de Reims entra en gare de l’Est à 19 h 37, soit avec six minutes de retard. Aurélien laissa la voiture 13 se vider de ses passagers avant de se lever pour saisir son manteau, tassé plus que replié sur l’espace métallique de rangement au-dessus des fauteuils. La gare lui sembla moins sale que d’habitude, les rumeurs de la ville un peu tamisées, endormies. Il n’était pas mécontent de retrouver Paris après son escapade dont le court voyage de retour lui avait permis de comprendre qu’en dépit des apparences elle avait été fructueuse : Azzam, mine de rien, avait réagi comme un coupable. Sinon comme un coupable – Pille savait qu’il était trop tôt pour l’affirmer et qu’il ne fallait surtout pas aller plus vite que la musique –, du moins comme un type qui ne dit pas tout, qui n’a pas la conscience tranquille. Son départ rapide, tout à l’heure, sans même proposer de payer les consommations, était à cet égard révélateur : il avait peur, il fuyait. Tel comportement était pain bénit pour le journaliste, il lui permettait de présenter à ses lecteurs le portrait d’un suspect.
Depuis quelques mois, sa situation ayant subitement pris une tournure plus favorable, Aurélien Pille avait en effet des lecteurs. Parmi ses nombreux défauts et déboires, il possédait un atout non négligeable : à force de se plonger dans les fanzines consacrés à sa musique de prédilection et de passer les vinyles de ses groupes préférés, Pille parlait et lisait couramment l’anglais. De fil en aiguille, des fanzines aux tabloïds et des rock stars aux idoles du ballon rond, il remarqua le succès grandissant des sites consacrés aux news du football, surtout lors de la période des transferts ; il décida d’en créer un sur ce modèle, traitant principalement, mais pas exclusivement, du football français. Il avait lu, aussi, beaucoup de livres consacrés au football et au phénomène du hooliganisme. Un des romans qu’il avait appréciés, d’un auteur du nom de John King, s’appelait Football Factory. Il se dit que cela ferait un nom parfait pour son site. Pille ne fit pas que lire ou écouter ; il voyagea beaucoup, choisissant dans chaque club celui qui allait devenir son informateur privilégié, buvant des coups avec lui, le bichonnant ; outre l’activité des transferts, il proposa bientôt des reportages, des enquêtes ; progressivement Football Factory devint un titre numérique qui comptait, que les journalistes spécialisés parcouraient avec curiosité, qui attira même quelques publicités en ligne, tandis que lui-même fut convié plusieurs fois à débattre sur des chaînes d’information. Pas encore la notoriété, mais au moins un peu d’estime. Pas encore la fortune, mais plus tout à fait la misère grâce aux abonnements qui croissaient : Aurélien Pille fut, pour la première fois de son existence, fier de lui.
Nul besoin de prendre un taxi, un VTC ou les transports en commun : il habitait à quelques centaines de mètres de la gare de l’Est. Au temps où le dixième arrondissement était considéré comme le quartier dépotoir de la capitale, et où aucun Parisien ne voulait habiter dans un environnement vieillot, bruyant et interlope, il avait réussi à dénicher, au sixième étage sans ascenseur d’un immeuble datant de 1840 de la rue Lucien-Sampaix, un deux-pièces d’une taille convenable au loyer bloqué par la loi de 1948, appartement qu’en bricolant un peu il avait rendu confortable et chaleureux. Les goûts et les us avaient changé, l’arrondissement était devenu un des plus recherchés, notamment par les étudiants et les jeunes diplômés qui travaillaient dans la finance, la communication et les médias. On ne comptait à présent plus les restaurants branchés, les bars stylés dans lesquels de jolis minois sirotaient des spritz en se laissant reluquer, les échoppes à la décoration unique qui proposaient meubles scandinaves ou vêtements indonésiens, les galeries de photo ou d’art contemporain tellement impressionnantes que personne n’osait y entrer. Quand Aurélien avouait à des gens de rencontre où il habitait, il suscitait l’envie, au point qu’il était même parvenu à sa grande surprise à faire gravir les six étages à quelques-uns de ces jolis minois.
Les alentours de la gare tenaient plus de la cour des miracles que de la balade romantique. Sans être particulièrement froussard, Pille ne fut pas rassuré lorsqu’il lui fallut passer devant trois zonards barbus en grosses pompes noires et pantalon de camouflage qui puaient la bière et s’engueulaient, tandis que leurs bergers allemands faisaient des concours d’aboiements et sautaient au cou d’un couple de vieux à la recherche de l’accès au métro. Évitant deux jeunes filles d’Europe centrale qui l’abordaient en tendant une paume implorante, il dut ensuite enjamber quelques corps enfouis dans des sacs de couchage pour se retrouver face à un type cagoulé, sans doute pour empêcher quiconque de voir son visage, qui lui proposa du shit, de la très bonne came, disait-il, à un prix encore moins cher que chez Darty. J’aurais pu être un des leurs, songea-t-il ; finalement je suis verni.

5. Une relation curieuse
D’autant plus verni que, à la porte de son appartement, il vit de la lumière, il entendit des bruits. Elle était déjà là, elle avait anticipé son message, chouette. Bien que devant chez lui, il préféra sonner en même temps qu’il tournait la clef.
« Alors, fructueux ? demanda-t-elle en rangeant, d’un index agile, une mèche rebelle derrière l’oreille.
– Pas mal.
– Je me suis permis…
– Tu as bien fait. »
Il avança. Tandis que Lise prenait une bouteille de vin dans le frigo, un mâcon-viré qu’elle avait dû apporter, chouette derechef, il remarqua les verres et le saladier rempli de chips sur la table multifonctions de la pièce principale.
« On fête quelque chose ? fit-il.
– Mieux d’écrire sous perfusion.
– Encore mieux d’avoir de l’inspiration.
– L’une aide l’autre, dit Lise en s’asseyant après avoir rempli les verres. Alors, qu’est-ce qu’il a bien pu te raconter ? »
Lise Verenski et Aurélien Pille entretenaient une relation curieuse, avant tout professionnelle. Chargée d’animer la version numérique de L’Obs qu’elle devait alimenter plusieurs fois par jour en informations importantes ou croustillantes, afin d’augmenter de manière significative le nombre de pages vues, d’obtenir des citations à la radio et à la télévision, et in fine de faire vivre le magazine, elle se devait d’être attentive, ouverte. Y compris jusqu’à une certaine polarisation, une vision pourrait-on dire utilitaire des rencontres. Quand elle avait fait la connaissance d’Aurélien, trois mois auparavant, tout bêtement à un concert, elle avait tout de suite vu en lui l’apporteur potentiel de potins footballistiques, domaine en forte progression pour ce qui était de l’attractivité et dans lequel elle manquait singulièrement de munitions. On n’attire pas des mouches avec du vinaigre, mais on peut appâter un journaliste tel qu’Aurélien Pille en buvant quelques verres avec lui, en le sortant de sa routine, en lui offrant amusement et plaisir. Dans des troquets avenants, le soir venu, était née une sorte de sympathie entre eux, de celles que deux intelligences forgent quand elles ont perçu leur intérêt commun et que cela n’a rien de désagréable.
« En fait, il n’a pas réagi du tout, dit Pille après avoir dégusté la première gorgée – saveurs mêlées de miel, amandes et abricot, un peu d’agrumes aussi, mais une attaque en bouche trop aqueuse, commune.
– Passionnant. »
À la recherche de l’ironie susceptible de percer sous l’adjectif, il ne parvint pas à trancher : infime sourire, mains jointes autour du verre et yeux qui pétillent dans la lumière blafarde.
« Tu te moques, Lise ?
– Pas du tout mon genre.
– En tout cas, oui, je maintiens que c’est intéressant. Par ce que ça tait.
– Il n’a pas nié, c’est ça que tu veux dire ? »
En même temps qu’elle parlait, buvait et grignotait, Lise Verenski prenait des notes sur son ordinateur portable. Grande blonde aux cheveux mi-longs et aux lèvres si fines qu’elles paraissaient absentes, comme un contour manquant, elle était aussi massive qu’Aurélien Pille était malingre. Lorsqu’elle surgissait dans une pièce, elle captait aussitôt l’attention quand lui passait désespérément inaperçu. Durant l’incertitude des premières minutes qui suivent une rencontre, Pille s’était dit que de toute façon cette femme ne lui plaisait pas des masses, qu’elle n’était pas à sa mesure ; il préférait depuis toujours les petites menues qui se lovaient contre lui, les légères au bras desquelles il était émouvant de se laisser flotter. Elle-même, c’est un euphémisme que de le souligner, n’avait guère été fascinée par le personnage qu’elle avait dès l’abord trouvé falot, pas très joli garçon, possiblement ennuyeux, pas très généreux non plus. De fil en aiguille et de fins de soirée en fins du jour, ils avaient néanmoins couché quatre ou cinq fois ensemble, passé plusieurs nuits l’un contre l’autre. Pas Austerlitz mais pas Waterloo non plus, ces brèves rencontres avaient donné naissance à une union rare entre collaboration professionnelle et complicité affective : ils s’amusaient bien ensemble, ils se remontaient le moral en cas de tangage, raisons pour lesquelles, sans hésiter une seconde, il lui avait confié sa clef pour qu’elle passe le voir aussi souvent qu’elle le souhaitait.
« Surtout, il n’a pas posé de questions, pas demandé de précisions sur ce que sa femme avait dénoncé, tel que je le lui ai rapporté, pas donné la moindre justification, parvint à articuler Aurélien sans retenir quelques morceaux de chips.
– Preuve indéniable de culpabilité.
– En tout cas, ça tend à montrer qu’elle n’a pas totalement affabulé.
– Mouais… Et lui, tu l’as trouvé comment ?
– Je vais te surprendre, mais…
– Oh oui, surprends-moi mon petit chou ! »
Personne, surtout pas sa mère, ne l’avait jamais appelé comme ça.
« Je l’ai trouvé étonnamment posé et réfléchi, intelligent même.
– Parce qu’il n’a rien dit ?
– Voilà.
– Et en quoi ça me surprendrait ? Je ne vois pas pourquoi ils seraient plus cons que les autres, les footballeurs ! Il ne semble pas qu’on soit entouré de génies, dans ce qu’on appelait autrefois les salles de rédaction… Pas mal du tout, ce mâcon, hein… Bon alors, comment tu vois les choses ?
– Très mal. »
Il s’agissait là d’un de leurs enchaînements fétiches, signal d’un franchissement de frontière entre l’amical et le professionnel – car place aux choses sérieuses, on n’était quand même pas là pour rigoler. Ils passèrent ainsi plusieurs heures à mettre bout à bout l’essentiel des accusations de Jessica Azzam, à leur donner l’apparence idoine. La femme du footballeur avait évidemment parlé avec Lise Verenski, puisque à la communication téléphonique initiale avait succédé un long entretien sur Zoom quelques jours auparavant, au cours duquel elle avait raconté ses souffrances, sa désillusion, son désespoir, en un discours articulé et mesuré, par là même vraisemblable. Elle avait malheureusement insisté pour que ses propos ne soient pas publiés tels quels sous forme d’interview, mais dans un article qui reprendrait ses dires sans les citer littéralement. Pas très compliqué pour qui, comme Lise, avait en la matière une pratique certaine, l’exercice exigeait néanmoins rigueur absolue et astuce. Cela réglé, les complices purent s’atteler à la stratégie, et surtout au plus important, le tempo. L’effet double lame, pour reprendre un slogan célèbre, était ce qui composait la force de leur association. Un hebdomadaire d’informations générales, même doté d’une face numérique en évolution, n’est qu’un hebdomadaire : à part une poignée de quinquagénaires nostalgiques et cultivés, plus personne ne le lit. Un site d’actualités consacré au football, lui, même animé par un homme aussi talentueux qu’Aurélien Pille, n’est qu’aimable entreprise parmi des milliers d’autres : seuls les obsédés du ballon rond le remarquent et le consultent. En revanche, de l’addition des deux médias peut naître l’événement si la fiabilité et la respectabilité de l’un s’ajoutent à la compétence et à la spécialisation de l’autre. Aurélien et Lise décidèrent que celle-ci tirerait la première en mettant son article en ligne dès l’aube, tandis qu’il lui emboîterait le pas beaucoup plus tard dans la journée, après avoir tiré profit des éventuelles réactions. Mais surtout, alors que pour L’Obs les identités seraient occultées, respectabilité oblige, Football Factory ne se priverait pas de dévoiler le nom de Mehdi Azzam.
« Tu restes dormir ?
– Non merci, répondit Lise. Il faut que je peaufine mon papier.
– Tu peux très bien le faire ici. »
Elle se leva, lui envoya un curieux sourire, un sourire timide qu’il ne lui connaissait pas, tout en rougissant un peu, ce qui lui parut également inédit. Ayant vite fait rangé son ordinateur et ramassé ses affaires, elle passa sa veste en mouton retourné et s’approcha de lui.
« Les nuits ici, c’est terminé pour un certain temps.
– Ah bon, mais…
– C’est que… »
Hésiter à terminer une phrase, cela ne lui ressemblait pas non plus.
« Oui ? »
Un grand sourire cette fois, dévoilant des dents parfaites. Pille, sans bien comprendre pourquoi, se sentit harponné par les griffes familières des regrets.
« J’ai rencontré quelqu’un », finit-elle par dire.

6. La peur doit changer de camp
L’immeuble dans lequel il habitait était tellement sonore que, rien qu’aux bruits et vibrations qui se succédaient le matin, Aurélien Pille pouvait deviner quelle heure il était quand il ouvrait les yeux. La douche du voisin du dessous, si longue et exubérante qu’on pouvait avoir l’impression d’être atteint par le jet, qu’on ressentait l’humidité rien qu’en l’entendant – ce n’était pas si désagréable, se disait-il parfois : au moins ça vit et ça dialogue –, lui apprit donc qu’il était exactement 7 h 12. Viendrait ensuite la machine à café avec broyeur de grains du voisin de droite, un drôle de type qui travaillait en costume-cravate, jetait son sac-poubelle tous les jours et ne répondait jamais à ses bonjours, précédant de peu le sèche-cheveux de la voisine de gauche, la grande inconnue. Aurélien l’entendait vaquer mais ne l’avait jamais aperçue, peut-être ne sortait-elle jamais de chez elle. Il enfonça la tête dans l’oreiller pour profiter encore un peu de la quiétude du lit, la nuit avait été curieuse, riche et saccadée, fatigante – pourquoi sa première sensation était-elle toujours une sensation de tristesse ? se demanda-t-il. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il n’avait jamais ressenti au moment du réveil de la légèreté, ou tout du moins un semblant de bien-être, un réel appétit pour la journée à venir.
Pourtant celle qui se présentait charriait son lot d’excitation. Il tendit le bras et alluma son portable pour voir ce que cela donnait. Quinze appels en absence, huit messages audio, treize textos, oui apparemment cela donnait. Il se redressa et se cala confortablement à l’aide de deux oreillers – lesquels dégageaient une puissante odeur : penser résolument à changer les draps – puis se connecta sur le site de L’Obs pour découvrir ce que Lise Verenski avait écrit. Titré : VIOLENCES CONJUGALES, LA FEMME D’UNE STAR DU BALLON ROND ACCUSE, le papier entrait tout de suite dans le vif du sujet : Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’elle parle. Ce n’est pas non plus pour se mettre en avant, ni même pour se venger. C’est « pour les autres » qu’elle a décidé de franchir le pas, assure-t-elle. Pour qu’elles sachent qu’elles ne sont plus seules, pour qu’elles ne laissent rien passer. « La peur doit changer de camp », ajoute-t-elle en vous regardant dans les yeux. Il faut dire qu’en matière de peur, elle en connaît un rayon, Rebecca (le prénom a été modifié) : son récit fait froid dans le dos.
Suivait une narration précise de la rencontre de l’intéressée avec son footballeur de mari et de l’histoire de leur relation, de l’amour des débuts jusqu’au cauchemar de ces dernières semaines en passant par des phases de tension puis de rémission. Et rien n’était épargné au lecteur, qu’il s’agisse de la première gifle, un soir de défaite où elle avait osé critiquer sa prestation sur le terrain et lui demander pourquoi il ne se défonçait pas davantage, ou des coups, de plus en plus fréquents et violents, qui avaient étouffé l’estime et les sentiments sous le poids des larmes, pour reprendre l’expression de Lise, inspirée par un poème d’Aragon à ce qu’il sembla à Aurélien. Rebecca/Jessica avait été coincée une journée entière dans un placard fermé à clef de l’extérieur, apprenait-on dans l’article, tandis qu’un dimanche soir, quelques heures après un autre match qui s’était soldé lui aussi par une défaite, elle avait été forcée de faire trois fois de suite la même tarte aux pommes qu’il avait jugée immangeable. D’une façon générale, le climat dans le couple s’était détérioré avec les échecs sportifs du footballeur, pour devenir carrément invivable à la suite de l’expérience avortée dans un club anglais réputé – il ne s’agissait pas là du seul indice donné par Lise pouvant mener les connaisseurs à l’identification d’Azzam. Le sommet de la violence avait été atteint deux semaines auparavant, quand le joueur lui avait tailladé la cuisse avec des ciseaux, avant de la pousser contre le mur, de serrer fort son cou et de manquer l’étrangler.
Aurélien Pille repoussa sa couette avec une vigueur peu commune, enfila caleçon, chaussettes ainsi que le gilet de laine d’une couleur devenue indéfinissable qu’il portait tous les matins depuis pas loin de quinze ans, très exactement depuis qu’il avait quitté sa mère et s’efforçait de vivre loin d’elle. Il traversa la pièce principale et s’approcha de la cafetière. La fenêtre lui offrait, sinon une vue imprenable sur les toits de Paris, du moins, en se penchant un peu, un angle intéressant sur les façades qui encerclaient une cour sans charme. Ils lui semblaient si fragiles, ces immeubles vus de l’envers du décor, en manque de ravalement pour la majorité d’entre eux, beaucoup de cloques et de fissures, qui lui évoquaient l’ossature d’un malade ou d’un vieillard, ou encore la carcasse d’une voiture après un accident ; chaque matin, il vérifiait machinalement qu’ils étaient encore debout. En mettant la machine sous tension, tandis que l’odeur du café commençait à se diffuser, il repensa à Lise. Depuis que, la veille au soir, elle lui avait raconté avec force détails l’histoire sentimentale qu’elle vivait, elle avait pris une dimension différente dans son esprit, comme si la relation qu’il avait construite avec elle n’était qu’une ébauche à jamais inachevée, bloquée à la marge de ce qu’elle aurait pu ou dû devenir. Quand une femme vous attire physiquement, quand vous appréciez sa gestuelle et son maintien, quand vous aimez en tout instant vous trouver avec elle, que de surcroît vous riez et vous détendez ensemble, peut-être y a-t-il davantage entre vous qu’une simple complicité, qu’elle soit professionnelle ou affective ; peut-être, une fois encore, était-il passé à côté – d’où, partiellement sans doute, la tournure saccadée de sa nuit.
Cela étant, là n’était pas l’actualité du moment. La tragédie ordinaire vécue par Jessica prenait une envergure étonnante une fois relatée par écrit, on la voyait sous ses aspects les plus sordides et les plus terrifiants, et surtout on la plaignait, elle, la jeune femme, d’avoir subi toutes ces violences et ces dégradations. On tremblait avec elle quand le monstre approchait, on l’imaginait lutter comme elle le pouvait contre l’ennemi et, pour être franc, on ne comprenait pas pourquoi elle n’était pas partie avant. Pourvu que tout cela soit bien vrai, se dit Aurélien. Pendant qu’il buvait son café et que son esprit commençait à sortir de sa torpeur, il écouta et lut les messages qu’on lui avait envoyés : à part Lise, deux fois, qui lui demandait ce qu’il pensait de son œuvre, il y avait essentiellement d’autres journalistes, parmi lesquels des potes et d’autres qu’il connaissait à peine, qui lui demandaient s’il avait des informations sur la star du ballon rond concernée, qui ne voulaient pas être tenus à l’écart de la vague médiatique à venir.
« Alors ? lui demanda Lise quand il l’eut rappelée.
– Parfait. Des réactions ?
– Une tonne. Mais encore ?
– Parfait, je te dis ! Ni trop ni trop peu. Humain, clair, bien écrit.
– Et le titre ?
– « Star » ne correspond pas tout à fait, mais au moins c’est accrocheur.
– Racoleur ?
– Accrocheur.
– Mais ce n’est pas une star, Azzam ?
– Il est assez connu, disons. Mais ce n’est ni Benzema, ni Mbappé.
– Bon, je note. Tu lances quand le tien ?
– Dès que je peux. »
Alors il rédigea et corrigea avec une inventivité mêlée de concentration, produite dans cette seule circonstance et retenue le reste du temps, comme si lui qui n’avait pas fait les écoles, n’avait pas la carte de presse et n’avait jamais travaillé dans un vrai journal protégeait son seul talent ici-bas : écrire. Quelques heures plus tard, il mit en ligne son article pour lequel, après une longue hésitation, il avait choisi ce titre, certes racoleur : MEHDI AZZAM NE CONTESTE PAS LES ACCUSATIONS DE SA FEMME.

7. L’entourer de ses bras nus
Après son entrevue avec Aurélien Pille, Mehdi Azzam avait cherché toute la soirée à joindre Jessica. En vain : elle ne décrochait pas, ne répondait ni à ses textos, ni à ses mails, ni à ses messages privés sur Instagram. Il avait alors téléphoné à ses parents à elle, en vain. Son père, Didier, un petit garagiste qui ne rechignait pas à bricoler les moteurs et les carrosseries de manière pas totalement académique, n’avait pas non plus répondu. Sa mère, Véronique, qui avait connu son heure de gloire lors de son élection en tant que première dauphine au concours de Miss Bourgogne 1989, avait pris quant à elle son ton le plus neutre possible pour lui expliquer que oui, elle avait effectivement des nouvelles de Jessica et des filles, mais que non, elle ne pouvait malheureusement rien lui dire ; désolée mon petit Mehdi.
Pour la première fois depuis son retour en France, il avait ensuite dîné seul. Dans le réfrigérateur se trouvaient un hachis Parmentier et des crèmes caramel, préparés le matin par Annick, il s’en était satisfait, en dépit ou à cause de la légère entorse au régime prôné par Vermeulen. En d’autres circonstances il aurait plutôt apprécié ce repas en solitaire, sans obligation de faire des risettes ou la conversation, sans turbulences, mais les événements récents gâchaient tout. Alors il s’était allongé sur ce canapé dont les Français, en particulier les footballeurs, en particulier lui, parvenaient difficilement à s’éloigner depuis le Covid, pour réfléchir. Jessica était plus complexe que ce qu’il avait pensé d’elle au début, jamais il ne se vanterait de l’appréhender entièrement. En revanche il avait perçu très rapidement son trait de caractère principal : c’était une obsessionnelle, une têtue. Une fois qu’elle avait une idée dans la tête, on avait beau argumenter ou se moquer d’elle, elle s’y cramponnait. Ce qui pouvait s’apparenter, dans sa face la plus positive, à de la ténacité ou de la persévérance, constituait en l’occurrence le facteur numéro un d’inquiétude : elle ne lâcherait rien, n’en démordrait jamais. La situation, certes, ne pouvait pas encore être qualifiée de désespérée ; elle était néanmoins périlleuse, susceptible d’incurver la ligne de sa vie sans recours possible.
Avant de se coucher, il plaça sur la platine un vinyle de Thelonious Monk – ses compositions racontaient des histoires d’ambitions inabouties, de solidarités fallacieuses, mais c’était surtout sa façon de jouer qui le ravissait, son toucher dissonant qui martelait les âmes comme un cœur qui bat – et grâce à cette musique il imposa le silence à ces bizarreries qui parfois l’encombraient. La maison vide semblait se recroqueviller sur lui, l’entourer de ses bras nus comme pour mieux l’apaiser – ou à l’inverse l’étrangler.»

À propos de l’auteur
HALPHEN_Eric_DRÉric Halphen © Photo DR

Éric Halphen, né le 5 octobre 1959 à Clichy, est un magistrat et un homme politique français. Juge anti-corruption, il a notamment instruit l’affaire des HLM de Paris et l’affaire des HLM des Hauts-de-Seine au tribunal de grande instance de Créteil. Il est le cofondateur de l’association Anticor. (Source: Éditions Buchet-Chastel)

Page Wikipédia de l’auteur
Compte X (ex-Twitter) de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#lesdivisions #EricHalphen #editionsbuchetchastel #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #NetGalleyFrance #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie