Hors d’atteinte

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
En creusant l’histoire de son grand-père Viktor, l’écrivain Paul Breitner va découvrir un pan méconnu du destin de sa famille, entre les horreurs perpétrées par les médecins nazis et le désir de vengeance. En fouillant le passé, il va aussi mettre à jour un amour encore brûlant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas du chasseur de nazis

Dans ce roman bouleversant, Frédéric Couderc mène la chasse à un médecin nazi que la justice n’a pas inquiété. En mêlant son histoire avec celle d’une famille de victimes sur trois générations, il nous offre un témoignage touchant et pose de graves questions, toujours d’actualité.

Une fois n’est pas coutume, je commence cette chronique par le dispositif narratif choisi par l’auteur, car il est pour beaucoup dans la réussite de ce gros roman. Frédéric Couderc a en fait choisi, comme des poupées russes, de nous raconter différents romans dans ce roman. Il commence par se mettre dans la peau d’un écrivain allemand, Paul Breitner, qui cherche l’inspiration pour son nouveau livre. Ce dernier va découvrir, en lui rendant visite dans sa villa du côté de Hambourg, que son grand-père Viktor a disparu. C’est en le recherchant qu’il se rend compte combien le vieil homme lui est inconnu.
De 2018, on bascule alors à l’été 1947, au moment où Viktor retrouve sa ville natale, défigurée par un lit de bombes. On va alors vivre la quête du jeune homme qu’il était à l’époque et traverser avec lui une Allemagne qui se cherche, entre un passé brûlant et un avenir à construire. Ce second roman dans le roman nous conduira jusque dans les années 1960. Mais n’anticipons pas.
Paul va mener une double enquête, d’abord en tant qu’historien, en cherchant dans les coupures de presse de l’époque, en recueillant les témoignages de ceux qui ont survécu. Il va alors découvrir l’existence du sinistre Horst Schumann, qui va se livrer à des expériences médicales et participer activement à l’enlèvement et à la déportation de milliers de personnes vers les camps, quand il n’a pas lui-même assassiné ses cobayes. Vera, la sœur de Viktor, en fera partie. Mais il entend aussi s’appuyer sur les confidences de Viktor, jusque-là très discret sur son passé. Est-ce parce qu’il a quelque chose à se reprocher ?
Au fur et à mesure que l’écrivain avance, l’Histoire – celle avec un grand «H» – avec se confondre avec son histoire familiale.
Viktor, quant à lui, va croiser Nina, revenue de l’enfer, et s’imagine pouvoir vivre avec elle une belle histoire d’amour. Mais la jeune fille va disparaître, le laissant dans un total désarroi. Il tentera bien de l’oublier en se lançant dans une carrière de journaliste, en épousant Leonore, la fille de sa logeuse, en devenant père. Mais son fils Christian ne le verra que très peu, car il n’aspire qu’à retrouver le criminel nazi et à se venger. Une quête qui le mènera à Accra en 1962. C’est au sein de la communauté allemande exilée au Ghana qu’il va toucher au but.
Si ce roman est aussi prenant, c’est qu’il laisse à toutes les étapes la place au doute. Comment se fait-il que les criminels nazis aient pu échapper en si grand nombre à la justice? Pourquoi les juges allemands ont-ils fait preuve d’autant de mansuétude envers les bourreaux? Pourquoi les pays vainqueurs, qui comptaient tant de victimes de ces exactions, n’ont-ils pas poursuivi tous ces monstres? Et pourquoi les archives prennent-elles la poussière au lieu d’être analysées avec rigueur et méticulosité? Autant de questions qui hantent les personnages de cette saga familiale riche en émotions. S’appuyant sur des faits réels – le témoignage de Génia, l’une des rescapées du Dr. Schumann vous touchera au cœur – ce roman est, avec Le Bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, une nouvelle pierre à porter à ce devoir de mémoire. Pour que jamais on n’oublie.

Hors d’atteinte
Frédéric Couderc
Éditions Grasset
Roman
512 p., 23 €
EAN 9782365696685
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, à Hambourg et dans les environs, mais aussi dans les camps de la mort, notamment d’Auschwitz et Birkenau. On y évoque aussi des voyages en Afrique, à Accra au Ghana et Lomé au Togo, à New York ainsi qu’un exil en Israël.

Quand?
L’action se déroule des années 1940 à 2019.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un roman haletant mêlant enquête intimiste et historique, d’où surgit de l’oubli Horst Schumann, un criminel nazi longtemps traqué mais jamais condamné.
Hambourg, été 1947. Le jeune Viktor Breitner arpente sa ville dévastée. Un jour, il croise Nina, une rescapée des camps dont il tombe éperdument amoureux. Elle disparaît, son absence va le hanter pour toujours, autant que le fantôme de sa sœur Vera, morte au début de la guerre.
Soixante-dix ans plus tard, Viktor s’évanouit à son tour. En se lançant à sa recherche, son petit-fils Paul découvre avec effroi que celui-ci est mystérieusement lié à un doktor SS d’Auschwitz semblable à Mengele : Horst Schumann. Paul est un écrivain à succès, l’histoire de son grand-père, c’est le genre de pépite dont rêvent les romanciers. Mais il redoute par-dessus tout la banalisation de la Shoah, et sa soif de vérité le mènera jusqu’aux plaines d’Afrique, dans une quête familiale aussi lourde que complexe.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lisez.com (entretien avec l’auteur)
Blog Domi C lire
Blog Black libelle
Blog Baz’Art
Blog T Livres T Arts
+ Portrait de Frédéric Couderc
Blog Valmyvoyou lit
Blog Christlbouquine

Frédéric Couderc présente «Hors d’atteinte» © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Avant-propos de l’auteur
Ce roman existe d’après l’histoire vraie d’un commandant SS qui castrait les hommes et stérilisait les femmes à Auschwitz-Birkenau. Ce médecin s’appelait Horst Schumann.
Désigné dès 1946 comme criminel de guerre à Nuremberg, traqué par le Mossad, il est passé entre les mailles de la justice toute sa vie, s’inventant une nouvelle vie en Afrique. Lancé sur sa piste, j’ai très vite découvert que je ne pouvais m’appuyer sur aucune confession, sur aucune interview, et encore moins sur des Mémoires. Ce gros gibier, tapi dans la brousse, avait échappé aux historiens, journalistes, écrivains…
J’ai ainsi rédigé Hors d’atteinte avec les règles du jeu que s’imposent souvent les romanciers : coller le plus possible à la réalité, confronter les témoins, les archives, tout en inventant des scènes et des personnages. J’espère que tout le monde comprendra que ceci est une fiction. Les choses ont pu se dérouler ainsi, ou (un peu) autrement. F. C., septembre 2022

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L’odeur de la nuit est celle de la brousse, piquante d’herbe mouillée et de fleurs d’acacia. Les ombres occupent toute la place, la voûte étoilée ne suffit pas pour y voir clairement, ni la lune, ni les lucioles. Des ténèbres qui font bien l’affaire du Sturmbannführer (commandant) SS Horst Schumann en fuite depuis seize ans. Sur les crimes de guerre dont il s’est rendu coupable, il n’y a aucune ambiguïté, aucune discussion, toutes les preuves sont entre les mains de la justice allemande. Sa fiche d’évadé précise qu’on le recherche pour meurtres de masse. Sa photo le présente en costume d’officier SS avec un visage féroce, l’air d’un bouledogue, mais un bouledogue avec de gros sourcils, un nez tranchant, une bouche mal dessinée et une raie crayonnée sur le flanc gauche. Il a sévi à Auschwitz-Birkenau, c’est le diable en personne, il faut le traquer, quitte à retourner chaque pierre.
On est en 1961, un an après la capture d’Eichmann. À travers le monde, ils ne sont pas si nombreux les fugitifs SS qui errent de planque en planque. Sur la liste établie par le Mossad, Schumann voisine avec les bouchers responsables des massacres de Lublin, Riga ou Vilnius. Schumann est du même bois que le chef de la Gestapo, que le bras droit de Hitler, que l’inventeur des camions à gaz. Ces hommes s’appellent Alois Brunner, Martin Bormann, Heinrich Müller, Walter Rauff, Klaus Barbie, Franz Murer, Ernst Lerch, Herberts Cukurs ou Josef Mengele. Horst Schumann n’a pas vraiment de surnom comme « l’ange de la mort ». Mais il a cette originalité, c’est un broussard : il a choisi la savane africaine plutôt que la pampa d’Amérique latine.
La lueur d’une lampe-tempête suffit pour apercevoir les contours du camp. Schumann écoute les petites bêtes sauvages et les grosses qui chantent, frémissent, se tuent et s’unissent jusqu’au bivouac encadré de massifs épineux. Schumann est là pour chasser, seul au monde, sans boy ni porteur de fusil. Son équipement tient dans un large sac à dos : une chemise élimée, un short, une couverture, un roman recommandé par Goebbels, la tente, et le ravitaillement. Il entend laisser s’écouler deux jours avant de rentrer au bercail. Accra n’est pas fréquentable en ce moment. Il a quitté la ville le matin même aux commandes d’un biplan jaune et noir, un modèle Gipsy Moth. C’est un bon pilote, il a survolé des espaces illimités – rivières, immenses horizons de grands arbres –, et, entre les nuages, sous les jeux de lumière, il a vu la masse rocheuse des éléphants. Il s’est rapproché en piqué, tel un as des combats aériens, et alors sont aussi apparues des girafes, la tête ondoyante, gracieuses comme des anémones, les jambes pareilles à des hautes tiges. L’appareil est posé sur une piste à quelques heures de marche. En fin de journée, il a choisi cette clairière pour dormir. Il s’y sent à présent optimiste. Il maudit parfois sa vie de fuyard et de vaincu, il n’en revient pas de devoir se contenter de l’Afrique – pour les autres, Buenos Aires semble plus plaisante, quand même –, mais dans des moments comme celui-ci, gagné par le calme de cette nature, libéré de tous ses poids, il n’échangerait sa place pour rien au monde. Tant mieux s’il termine ses jours en Afrique. À cinquante-cinq ans, c’est un nouveau départ. L’Allemagne n’a plus d’importance.
Schumann s’apprête à lire. Il chasse les nuées humides qui se dissipent en gouttelettes sur la couverture du roman, quand jaillit une présence. Devant lui (à quoi, cinq mètres ?), un léopard le ramène des milliers d’années en arrière, à ce cadeau offert au chasseur, l’instinct primaire de survie qui stimule, même repu. Saisir son fusil a toujours été un réflexe naturel chez lui. Surgi des fourrés, le félin pourrait bondir, mais il hésite, et finit par allonger ses longs muscles palpitants. Schumann mesure sa chance : il est exact que les léopards sont de dangereux animaux, nombre d’entre eux se sont taillé une réputation de mangeurs d’hommes, mais, à sa façon, lui aussi est un mangeur d’hommes, sa cruauté égale les pires profanateurs de l’histoire, il a conduit à la mort des milliers de Juifs dit sa fiche du Mossad, alors ses yeux percent les ténèbres et il vise lentement pour tuer le premier (comme il aime ce spectacle de lui-même). Bang ! Revoilà la virilité du junker, le sang-froid typiquement prussien, un coup de feu a suffi. Suivi du cri effrayé des singes.
On dirait le fracas de grands cuivres wagnériens, l’écho se propage au loin, mais bien sûr impossible que ces sonorités retentissent aux oreilles d’Elizabeth II. Car au moment où Schumann se lève pour ramasser sa proie, avance à pas ralentis, évite une termitière, eh bien, au bal donné en son honneur à Accra, sa Royale Majesté exécute les figures d’un fox-trot. C’est pour ça que le chasseur a préféré la compagnie des hautes herbes. C’est pour ça que le SS se mêle une fois de plus aux chacals, hyènes et vautours. Schumann a consacré tellement de temps ces seize dernières années à se cacher, s’enfuir, user de mille précautions, que ce serait stupide d’être reconnu. Certes, il est le protégé du puissant dirigeant Nkrumah, cet homme qui s’affuble d’un nom réservé au Christ, le « Rédempteur » ou le « Messie » – les Blancs varient pour traduire Osagyefo de la langue kwa –, un homme, donc, qui lui a même offert la citoyenneté du pays. Après un séjour au Soudan, Schumann vit au Ghana depuis deux ans avec femme et enfants. Nkrumah le protège au point de rendre impossible son extradition. Mais les vengeurs du Mossad ?
Accra n’est pour Elizabeth qu’humidité et chaleur. C’est pour elle un immense dépotoir submergé par les insectes, une vague cité aux bâtiments inachevés, avec des cases en tôle ondulée survolées par des oiseaux blancs et maigres. Cependant, ce soir, elle trouve son cavalier rayonnant. Nkrumah est un bel homme, fier de conduire d’une main de fer la première colonie d’Afrique indépendante. À son bras, sa Royale Majesté est auréolée d’une clarté vibrante. Ni le diadème de diamants hérité de Queen Mary ni le petit sac figé au pli du coude ne sursautent de façon inconvenante. Et voilà qu’on tire un feu d’artifice ! L’éclat des pétards est prodigieux, les fusées se déversent dans tous les coins du ciel. C’est un tel tonnerre d’explosions qu’on pourrait croire que la nuit leur tombe sur la tête. Après une certaine hésitation, la reine reconnaît son visage et celui de son hôte dans les spirales colorées.
Ce fox-trot est un moment unique en son genre. Sa Majesté danse à chaque voyage, mais, pour la première fois, la blancheur de son teint se manifeste au bras d’un Noir. « Le meilleur monarque socialiste du monde » persiflent les chancelleries occidentales. Un Noir, absolument noir, si NOIR que tout Buckingham s’étrangle face à cette version de High Life, jusqu’à Churchill, mais la dimension raciale n’entre pas en compte chez lui, il est au-dessus du lot. Bien avant le déplacement, le Vieux Lion s’est fendu d’une lettre au Premier ministre Harold Macmillan pour le mettre en garde :
« Ce voyage donne l’impression que nous cautionnons un régime qui se montre de plus en plus autoritaire et qui emprisonne sans procès des centaines d’opposants. »
La reine a passé outre.
Sans se douter le moins du monde que ce bras que lui tend si bien Nkrumah, le Rédempteur l’offre aussi à un SS couvert de sang.

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Hambourg, été 2018
Lorsque j’entreprends l’écriture d’une histoire, il me faut, pour user d’une image facile, un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Nombre de romanciers insistent sur ces moments de perfection qui précèdent l’irruption des grands désordres. Bien entendu, il y a toutes sortes de façons de commencer un texte, chacun rédige de la façon qui lui convient, mais on en revient toujours à l’élément perturbateur et, pour ma part, le plus grand des chambardements intimes s’est annoncé par surprise, précisément par un temps magnifique. Pour une fois sans que cela vienne d’une invention, mais surgissant dans la vraie vie de Paul Breitner, si je peux ainsi parler de moi à la troisième personne. J’ajoute que le cadre idyllique a aussi joué son rôle : les jardins escarpés de Blankenese, ses vues parfaites sur l’Elbe, ses villas édifiées dans l’entre-deux-guerres par les armateurs les plus puissants de Hambourg.
Il y a une grande part de vérité au surnom de cette banlieue chic : « la colline des millionnaires ». Blankenese est en tout point un territoire opposé au mien, le kiez1 de Sankt Pauli, jadis zone louche des marins, des Beatles, des punks et des squats. Je n’y mettrais pas les pieds si Viktor, mon grand-père, n’avait eu la chance d’acheter ici. Il vit entouré de maisons luxueuses, dans un ancien logis de pêcheur. Alors, forcément, mon regard est biaisé. J’ai emprunté des centaines de fois la piste cyclable du Strandweg pour venir chez lui. Chaque fois, j’ai l’impression de traverser une frontière. J’avoue que la balade me stimule. Couvrir la distance à vélo me permet de tirer des fils et développer mes personnages. Probablement fais-je l’un des plus beaux métiers du monde. Je peux l’exercer aussi bien à mon bureau qu’en pédalant tranquillement. Mais si je me souviens bien de ce jour, je ne crois pas que mon périple donne lieu à un quelconque tour de magie professionnel. Comme d’habitude, je relâche surtout mes nerfs. Tout mon corps se réjouit, des articulations aux poumons. Le murmure des arrosages accompagne mon entrée dans la zone friquée. Et maintenant que j’y songe, la brise qui remonte du fleuve sent le pin et les cyprès toscans. Un parfum de terre lointaine flotte dans les environs. Il fait incroyablement chaud. L’été chavire plein sud et nous déroute. Un présage ? L’Afrique, déjà ?

Pour une raison que je ne pourrais expliquer, je déteste le toit de chaume et la façade à colombages de la maison de Viktor. Je n’aime pas non plus l’odeur qui s’en dégage sitôt le seuil franchi. Instantanément, le chèvrefeuille du jardin cède la place à l’aigre du renfermé, à la poussière sur les meubles et les tapis. C’est mieux à l’étage, où domine l’haleine du bois, l’épicéa qui règne du plafond au parquet. Les visites se suivent et se ressemblent : prise dans son ensemble, la tanière de Viktor est sinistre, à se flinguer même. Elle reflète son indifférence aux autres, sa façon de mettre les gens mal à l’aise. Et pourtant je me sens bien ici. Cette maison me rassure, j’y ai vu défiler les années et, malgré tous ces objets affreux, trop proches pour être mis à distance, malgré le papier peint à fleurs qui fête son demi-siècle, je trouve l’endroit assez beau.
— Opa2 !
Le vieux ne répond pas.
Les premiers instants, ce silence ne fait que m’étonner. Je sais pourtant que Viktor ne manquerait pour rien au monde le rituel du samedi, ce jour de la semaine où nous nous retrouvons autour d’une plie poêlée avec du bacon et des crevettes, cette bonne vieille finkenwerder Scholle à chair fine et savoureuse de la Nordsee, la mer du Nord voisine. Alors j’insiste et tambourine. Toujours aucune réaction. C’est bizarre, j’appelle son numéro depuis mon smartphone, mais tombe sur le répondeur. Le double des clés se trouve chez moi à Sankt Pauli. En y pensant, une légère appréhension voit le jour, elle monte même d’un cran assez vite. C’est inquiétant : à quatre-vingt-douze ans, Viktor a pu s’effondrer chez lui. Je ne lui ai pas parlé depuis hier. S’est-il même réveillé ?
À l’arrière, il y a une grande fenêtre pour profiter des vues sur l’Elbe. Le fleuve atteint à Blankenese sa plus grande largeur (huit cents mètres d’une berge à l’autre), on pourrait être dans un estuaire, la masse d’eau est toujours un spectacle. Je contourne la maison en criant plus fort. Pas de réponse. Face à l’ouverture, pour ainsi dire une baie vitrée, je décide enfin d’agir. À mes pieds, un carreau de ciment tombe du ciel. Nul état d’âme : je brise la vitre au plus près des moulures, me débarrasse des parties coupantes d’abord avec le coude, puis avec le pied. Je fais un boucan de tous les diables tout en me reprochant mon agitation. Viktor est peut-être en course, chez des voisins. Devant les dégâts, il fera une de ces têtes. Mais j’écarte rapidement cette pensée : c’est un ancien, réglé comme une pendule, il ne se serait jamais absenté à midi.
— Opa, opa…
C’est sans doute en pénétrant dans la maison, alors que le verre crisse sous mes pieds, que je commence à paniquer. Le salon est très simple, pourvu d’une table basse, d’une banquette, d’une télé. La pièce jouxte la cuisine, rudimentaire elle aussi avec son plan de travail, son évier, ses placards et ses appareils électroménagers hors d’âge. En un instant, jaillissent devant moi les indices d’une soirée manquée : verre de vin sur la table, plat du marin hambourgeois en préparation, une portion de corned-beef avec son lot de pommes de terre et d’oignons. Rien non plus concernant les courses du matin, encore un signe inquiétant. Alors je file à l’étage : lit défait pour le coucher, pyjama sorti. Ma conviction est faite : Viktor a disparu depuis hier soir au moins, au minimum une quinzaine d’heures. Une sombre intuition s’immisce en moi. J’écarte spontanément le suicide (Viktor se serait expliqué d’une lettre bien visible), balaie bien entendu le coup de foudre amoureux (ce serait un exploit pour un homme né en 1926), et imagine donc mon grand-père volatilisé dans la nuit, à errer quelque part, ou pire, son portefeuille en poche, victime d’une agression et laissé sur le carreau. On ne peut pas non plus écarter une amnésie passagère à son âge, une soudaine crise de démence, mais alors sans aucun signe précurseur, car nous nous sommes parlé la veille, son esprit de vieillard fonctionnait à merveille, comme d’habitude.
J’ai une idée avant d’appeler la police. Il ne sert pas à grand-chose d’interroger le voisinage, c’est chacun chez soi à Blankenese, il est certain que personne n’aurait observé les va-et-vient de Viktor. Mais le Turc du Tabakladen, lui, pourrait donner des nouvelles. Il y a un jeu de clés à la patère ; par la porte cette fois-ci, je retrouve la rue. Le soleil chauffe mon crâne, des gouttes de sueur sur mon front témoignent d’une température caniculaire, il y a toujours cette crainte d’une déshydratation pour les petits vieux. Sans boire, Viktor va tomber raide si je ne le retrouve pas bientôt.
Dans sa boutique, le commerçant confirme un passage en soirée pour acheter des cigarettes. Je sens que je relève légèrement la lèvre supérieure, comme à chaque fois que je suis contrarié. Le lit préparé pour le coucher, le repas prêt, j’en déduis que Viktor n’est pas rentré chez lui après sa course. Un point de côté se forme sur mon flanc alors que je retourne en courant à la maison. Là, je mets mon nez un peu partout : papiers, affaires personnelles… Les dossiers sont rangés, classés, rien de perturbant, comme si le nonagénaire avait pris congé sans drame, sans séisme. Finalement, je compose le 110. Après le court intermède d’un disque m’informant que toutes les lignes de police sont occupées, l’opératrice m’écoute débiter mon histoire. Elle juge que la situation est sérieuse et décide « d’envoyer quelqu’un ».

L’inspecteur Jörg Bong apparaît après une demi-heure d’attente. Je l’ai jaugé sortant de sa voiture de patrouille. Pas d’uniforme, mais un jean, une chemise blanche et une cravate en cuir. C’est un civil de la Landeskriminalamt (police criminelle de l’État de Hambourg). Vu l’Audi, c’est à croire qu’on ne plaisante pas avec les citoyens de Blankenese, ou peut-être aussi qu’on est samedi, et que cet homme se morfond dans son bureau. Quoi qu’il en soit, il se présente une auréole sous chaque aisselle puis, semblable au papillon de nuit attiré par la lampe, il se poste directement à la fenêtre brisée du salon.
Il prend son temps avant de faire son métier. Plutôt que d’estimer les dégâts, ses yeux pantois s’attardent sur les demeures incroyables des environs, les escaliers sinueux de Treppenviertel, et puis le fleuve auquel on revient toujours à Blankenese, le trafic des cargos qui se bousculent de poupe en proue, les voiliers huppés, la plage de Falkensteiner ensevelie sous les arbres et, presque en face, l’île de la Neßsand Nature Reserve, étirée à marée basse, dévoilant ses épaves. Machinalement, je pars dans la cuisine servir deux Astra glacées. À mon retour, des relents de transpiration soulignent déjà sa présence.
— Je ne comprends pas pourquoi les gens partent à Majorque, fait-il en inspirant profondément. Moi, je ne quitte jamais le coin. Bon sang, regardez les rives de l’Elbe ! Sous le soleil, avec tous ces clients sur les terrasses des tavernes de bateliers, vous ne trouvez pas que ça ressemble au Bosphore ?
Je le regarde d’un air incrédule. Angoissé, je suis tout proche de l’irrespect :
— Toutes ses oies sont des cygnes.
— Pardon ?
— Oh, c’est une vieille expression anglaise. Valable pour quelqu’un qui exagère ses mérites. Cette tendance à survendre, si vous préférez. Les oies et les cygnes sont très différents…
— Je vois… Vous êtes comme ces agitateurs, réplique l’inspecteur dans un sourire crispé. Vous n’aimez pas la police, et pourtant vous avez besoin d’elle.
Contemplant un instant les petites dents grises de mon interlocuteur, je me ravise. Pourquoi ce ton supérieur ?
— Non, pas du tout, pardon, je suis tendu, ça m’est venu comme ça. Je n’ai jamais pensé au Bosphore en contemplant l’Elbe, ni au fleuve Amazone, mais bon, pourquoi pas ? L’important, c’est mon grand-père. Ça ne lui ressemble pas de se volatiliser sans donner de nouvelles.
— D’accord. Viktor Breitner, c’est bien ça ? Quatre-vingt-douze ans ? Vous me confirmez être son petit-fils ? Herr Paul Breitner, c’est ça ?
— Absolument. C’est très inquiétant. Les patrouilles sont au courant, n’est-ce pas ? Elles possèdent son signalement ?
— Ça ne marche pas ainsi. Les cas de disparition sont laissés à l’appréciation de l’enquêteur, c’est un peu aléatoire. Là, c’est trop tôt pour s’affoler.
— Mais vous ne trouvez pas ça alarmant ? Je crains une agression. Soyez franc, quelles sont ses chances de survie ? Il a quitté son domicile il y a vingt heures environ.
— Je comprends, et sans doute m’inquiéterais-je à votre place, mais l’administration a ses règles, elle a pour mission d’agir avec rigueur. Votre grand-père, si je suis ce que dit ma collègue, n’est pas en situation de handicap, ni malade, ni dépressif. Chaque année des milliers de personnes s’évanouissent dans la nature en Allemagne. Dans 99 % des cas, l’affaire se résout très rapidement. Le ou la disparu(e) retrouve tout penaud le chemin de la maison. Ne vous affolez pas. J’ai vérifié les registres centralisés des commissariats et hôpitaux : ils ne donnent rien. Notre mission, c’est de foutre la paix à Viktor Breitner encore quelques jours. Théoriquement, c’est son droit le plus absolu de ne pas donner de nouvelles. Je ne peux, a priori, exclure une fugue… Vous avez parlé à son médecin ?
Je hausse les épaules malgré moi et jette un coup d’œil automatique à un portrait de famille pris, tiens, lors de vacances à Majorque. Les eaux limpides de Caló del Moro se profilent en toile de fond. Il y a là ma frimousse d’enfant, ma mère un peu fêlée (qui maintenant vit dans les environs, sans jamais d’ailleurs prononcer le nom de Majorque, lui préférant le doux nom d’« île magique »), et mon père, cinq étés avant sa mort tragique. Je surmonte depuis longtemps les visions ou pensées qui rappellent ce deuil, alors j’enchaîne sans la moindre hésitation.
— Non, il n’était même pas suivi par un médecin. Viktor est en pleine forme pour son âge. On est loin d’une personne dite vulnérable. C’est très déroutant, cette disparition. Je sais que ça doit avoir peu de valeur pour vous, mais j’ai vraiment un mauvais pressentiment. On peut au moins lancer un appel à témoin ?
— Je suis désolé, mais en l’espèce, il faut attendre. Et ne voyez pas tout en noir. Vos romans sont plutôt optimistes, non ?
Je ne parviens pas à réprimer un léger sourire. Malgré la situation, la remarque de Bong me satisfait. Il m’a reconnu. C’est absolument lamentable, songe-je aussitôt, mais j’espère que le flic va ainsi prendre son temps. Je ne suis pas une célébrité, vraiment pas, pourtant il arrive que mes quelques succès modifient ma relation à autrui. Il n’y a pas que les flatteries, il y a ces privilèges aussi idiots qu’un traitement prioritaire à une agence de location de voitures ou au comptoir d’un aéroport. Au restaurant, des inconnus me sourient, soucieux de bien faire. J’inspire confiance, mais je ne me considère en aucun cas comme différent des autres. À part savoir trousser plus ou moins bien une intrigue, je ne me vois pas trop de qualités. Pour être franc, mon originalité s’accommode plutôt d’un certain mimétisme avec les habitants de Hambourg. Enfin, peut-être que face à un citoyen lambda, Bong aurait pris quelques notes un peu dédaigneusement et tourné les talons en promettant d’inscrire Viktor au fichier des personnes disparues. D’où ce sourire un peu niais… Je lui fais face et tâche de rattraper ma sortie initiale en m’exprimant gentiment.
— Au fond, on fait un peu le même boulot tous les deux… Je suis souvent frappé par cette idée que le réel l’emporte sur la fiction. Les scénarios les plus improbables naissent de la vie de tous les jours, c’est assez logique, d’ailleurs…
Je ne crois pas si bien dire. J’ai la sensation que, quelque part, la disparition sans raison apparente de Viktor se présente comme dans un livre. Mais il est encore trop tôt pour m’en rendre vraiment compte. Bong semble ragaillardi par ma complicité. Entre acolytes…
— Il y a un endroit où votre grand-père aurait pu se rendre, j’y pensais en arrivant. Le Römischer Garten est à deux pas d’ici. Il a peut-être assisté à une représentation en plein air hier soir ?
Une mauvaise rencontre là-bas, entre les haies bien taillées, l’amphithéâtre romain, les murets et les escaliers de pierre sculptée ? Je vérifie mécaniquement sur mon smartphone le programme estival. Sans y croire, car Viktor ne sort pratiquement jamais, un récital classique à la rigueur, et je ne trouve aucun événement musical.
— Dommage, commente Bong déçu. Vous avez indiqué à la standardiste que vous êtes le seul parent.
— Oui. Les autres sont décédés.
— Alors vous allez me signer ça. Et on fait le point demain, d’accord ?
Le document porte le doux nom de « Requête aux fins de constatation de présomption d’absence ». J’inscris ma qualité de petit-fils, mon identité complète, celle de la « personne présumée absente ». J’expose les motifs de ma demande et tranche la question « d’estimer la personne la plus compétente pour administrer les biens de l’absent » : moi. Le papier rangé dans une poche, l’inspecteur se dirige vers la porte d’entrée et disparaît à la Colombo, en me saluant d’un geste de la main.
De retour dans la cuisine pour débarrasser les bières, je contemple Bong à nouveau par la fenêtre. Il hésite devant l’Audi. Il a l’air à bout, proche de la retraite et prodigieusement malmené par les années. Ses joues sont couperosées, son corps paie cash le prix de sandwichs et d’enquêtes obsédantes. Dois-je me reposer sur le visage tourmenté de cet homme ? Je l’examine encore et finis par m’étonner de son surplace. Plutôt que de déguerpir, il observe une villa haut de gamme couverte de glycine. Il se gratte le menton, s’interroge, puis fait quelques pas en direction d’une grille qui laisse entrevoir un jardin à la française. Il reste là cinq bonnes minutes, scrute un point invisible, sort un carnet pour prendre des notes et finit par retrouver sa bagnole.

Le gosier toujours aussi sec, j’ouvre le frigo, me sert une nouvelle Astra tout en scrutant le rez-de-chaussée méticuleusement. Rien d’autre qu’un repas en attente. À mon tour, je me poste au salon pour réfléchir, l’Elbe et sa gamme chromatique sous les yeux. D’ordinaire, le va-et-vient des vagues m’apaise, le courant du fleuve m’aide comme tout un chacun à Hambourg, cette ville née par l’eau, pour l’eau. Mais nul effet réparateur aujourd’hui. Je ressasse tous ces films et romans qui affirment que les vingt-quatre premières heures sont les plus importantes pour un crime ou une disparition. Et comme un imbécile je reste les bras croisés ! Les gros lecteurs savent bien que la première chose à faire dans le cas d’une absence inexpliquée consiste à vérifier les débits sur la carte bancaire. Puisque le flic temporise, c’est à moi d’appeler l’agence de mon grand-père et, pourquoi pas, d’enchaîner avec les listes de passagers à l’aéroport Helmut-Schmidt, puis de nouveaux les hôpitaux, les cliniques, les dispensaires, les divers centres des secours. Enfin… pas sûr.
Car si l’absence de Viktor me déroute, et c’est bien le premier mot qui me vient à l’esprit pour nommer mon incompréhension, quelque chose en moi, quand même, se refuse à un scénario sombre. Je viens d’écrire que la disparition de mon grand-père, inconsciemment, est déjà pour moi du domaine romanesque, mais sa vie est aussi lisse que la patinoire du centre-ville. Si je mets de côté l’agression, comment imaginer un départ précipité de Hambourg ? Pour quelle raison ? Je crois ne pas manquer d’imagination comme écrivain, la mise en place automatique de trames et d’embrouilles les plus invraisemblables pourrit même ma vie intime, mais là, stop, Viktor ne peut être très loin. Je dois établir un périmètre d’un ou deux kilomètres, pas davantage, aucune raison qu’il se soit éloigné.
Si je me persuade que je vais retrouver mon grand-père par moi-même, que je vais le ramener à la maison avant la tombée du jour, c’est qu’au fond je n’admets pas sa disparition. Viktor ne peut me prendre au dépourvu. Je lui fais confiance depuis toujours. Je ne doute pas un instant de sa loyauté, nous avons noué ensemble un pacte de sécurité. J’étais adolescent quand Christian, mon père, son fils, s’est tué à moto. À ce moment où j’avais le plus besoin d’aide, il était présent à chaque instant, indispensable. Les choses s’inversent à présent. Même s’il apparaît en toutes circonstances solide comme un roc, je suis son unique descendant, et me tiens toujours prêt à parer à la moindre faiblesse. Alors je dois agir, céder au sentiment d’urgence. Une idée me traverse la tête. Je n’ai qu’un numéro à composer pour que la cavalerie rapplique. Je m’éclaircis la gorge et appelle Irene, cheffe du kop3 le plus gentil de la planète. Elle décroche à la première sonnerie.
— Moin Moin4, beau gosse !
— Moin, Irene. Écoute, je suis chez mon grand-père. Il a disparu. Un flic est venu, c’est trop tôt pour s’inquiéter d’après lui, mais il y a quelque chose que je ne sens pas. J’ai besoin de monde pour partir à sa recherche, le plus de monde possible.
— Scheiße ! Tu es sûr de toi ? Je veux dire, avec ton imagination, peut-être, tout simplement, qu’il est…
Ma voix monte d’un ton.
— Non, j’ai tout vérifié. Vous pouvez arriver dans combien de temps ?
— Tu me rappelles l’adresse ? Tu as de la chance, la bande est là, on attend le match. Donne-nous une demi-heure.

1. Quartier.
2. Grand-père.
3. Tribunes les plus animées des stades, situées généralement derrière les buts.
4. Version contractée de Guten Morgen utilisée par les habitants de Hambourg pour se saluer.

2
On ne peut pas reprocher aux ultras du Fußball-Club St. Pauli d’abuser des tatouages et des piercings, d’exagérer les tee-shirts flanqués d’une tête de mort ou d’un ballon faisant voler en éclats une croix gammée, ce sont les emblèmes du club, son âme. Ces braves supporters dévoilent aussi des bouches édentées et des bras costauds aguerris dans les bagarres contre les clubs « fascistes » de l’ex-RDA. Les voilà qui débarquent dans la rue de Viktor. C’est une image saisissante à Blankenese. Au final, ils sont une vingtaine de volontaires, venus en skate, à vélo ou en métro par la ligne 2 du S-Bahn. J’ai mis à profit les trente minutes pour imprimer à l’épicerie turque une série de portraits de Viktor. J’en distribue à chacun et, au nom des principes libertaires en vigueur, ne donne ni ordre ni instruction. On interroge et fouille où on veut, le temps qu’on veut, seule l’idée d’une équipe de deux est suggérée. Sous des huées anti-Gafam, mais pas le choix, pour se donner des nouvelles, Irene improvise un groupe WhatsApp nommé Opa Finden (« Trouver Papi »). Elle fait preuve d’un sens de l’organisation hors pair, précise et douce comme à son habitude. Finalement, la meute s’éparpille. Je reste seul avec elle.
Nous commençons par nous regarder. Mon allure tranche avec les membres du kop. Je suis bien plus classique, mes boots Carvil usées et cirées avec soin, mon jean fuselé, porté sur une chemise blanche, sont assez décalés des baskets noires et sweat à capuche de rigueur dans la Südtribüne du stade. Irene aussi fait preuve d’une certaine classe. Issue d’une famille à pedigree, elle est grande, belle, et blonde comme l’or qui irrigue depuis toujours son kiez de Rotherbaum. Chaque matin, au réveil, ses grands yeux noisette voient de sa chambre l’Alster1. Sauf son nez piercé, rien ne la distingue de ses voisines volubiles, élégantes et accros au yoga. Sa transition date d’une dizaine d’années, le copain de fac qui s’appelait Franz appartient à un autre monde. Et c’est bien Irene qui s’alarme de mon air pâlot. Elle va me prendre sous son aile, assure-t-elle. Je lui souris et relâche un peu mon visage tendu d’émotion. C’est impressionnant de voir les fans de Sankt Pauli venir à mon secours en un clin d’œil, ça me rassure, mais c’est surtout sa présence qui m’apaise. Elle voit bien que la culpabilité de ne rien faire m’agace, que je ressens la nécessité de bouger, de fouiller partout dans Blankenese. De sa voix rauque et mélodieuse, travaillée par des années de chant, elle entend me rassurer. D’abord, elle fait le point, très calme :
— Tu as relevé des indices concordants ? Ce serait utile avant de ratisser les lieux.
— Mais tu parles comme une flic ? Ça ne te ressemble pas, ma chère.
Une pointe d’amusement me ravive. Placide en tout, Irene a ce don d’abaisser les niveaux de tension. En plus de son intelligence aiguë, la sérénité est sa vraie force dans son boulot. Et il en faut pour faire face aux expériences traumatiques vécues par les migrants qui défilent dans son bureau de PsyPlanet, la fondation caritative où elle exerce comme thérapeute.
— On ne va pas partir le dos courbé, en décrivant des cercles et des zigzags avec une loupe, si ? rétorque-t-elle. Je suis partante pour toutes les aventures, tu me connais, je peux plonger dans les taillis, me mettre à rechercher des bouts de tissu, des chaussures, un cheveu, un vieux mouchoir… Mais bon… On a peut-être mieux à faire.
L’opération Opa Finden, comme son nom l’indique, ne concerne manifestement pas l’enlèvement d’un enfant de trois ans. Je suis de plus en plus fou d’inquiétude, mais on peut temporiser. Enfin, on DOIT temporiser, car je suis loin de me calmer. C’est une réaction émotionnelle plutôt vive, mais je ne me sens absolument pas prêt à perdre mon grand-père. Le grand âge n’y fait rien, c’est inconcevable pour moi. Tout s’écroulerait. Irene désigne une caméra de surveillance placée sur un lampadaire, et aussitôt je me dis que je dois manquer de jugeote. Il suffira à l’inspecteur Bong de rembobiner les vidéos de surveillance pour voir Viktor apparaître de coin de rue en coin de rue : Hambourg est bien équipée depuis que Mohammed Atta et ses quatre équipes terroristes ont fait de la ville un port d’attache pour les kamikazes du 11-Septembre.
— Écoute-moi, reprend Irene en posant sa main sur mon épaule. Ton flic, probablement qu’il interroge en ce moment toutes les caméras du quartier. C’est très simple pour lui, il faut le laisser un peu travailler. On aura vite l’itinéraire suivi par ton grand-père. C’est pour ça que je me demande si c’est vraiment utile pour nous de tout ratisser. La bande fait déjà le boulot. Tu es sûr d’avoir bien exploré la maison ? Il y a peut-être des signes, puisque tu n’aimes pas le mot indices, que tu n’as pas relevés. Bon… Tu vas me laisser longtemps sur le trottoir comme une pute à cent euros. On entre ?
J’obéis. Déconcerté par la personnalité de ce flic, ai-je commis une erreur ?
— Un jour, poursuit Irene dans l’entrée, tu m’as dit qu’il avait bossé chez Steinway. À l’usine de Bahrenfeld, c’est ça ?
— Oui, il faisait partie de l’équipe des intoners, les harmonisateurs, l’élite de la boîte. Ce sont eux qui modèlent le son des pianos. Il avait gagné ce surnom, l’Oreille, c’était presque une vedette là-bas.
— Il est resté proche de collègues ?
— Non, personne, tu penses bien, j’aurais appelé tout de suite. Viktor est un solitaire. À ce que je sais, il a brusquement quitté femme et enfant au début des années 1970. Plus tard, l’accident de mon père l’a détruit, il s’est totalement replié sur lui-même, rongé par une sévère dépression. À part moi, il n’y a personne dans sa vie.
— Excuse-moi, mais… Tu songes à un suicide depuis ce midi ?
— Il n’aurait pas aimé que je le découvre, c’est certain… J’y ai pensé, mais sans lettre, sans explication, non, ça ne lui ressemble pas…
J’esquive pourtant l’image d’un corps flottant sur l’Elbe. Viktor aime tant ses rives… À contrecœur, Irene observe ma grimace inquiète. Elle devine aussi mon envie d’une longue bouffée de cigarette.
Un silence.
— Tu peux me raconter sa vie ? reprend-elle, ça peut aider. Il y aura peut-être un événement marquant, on verra bien.
— Je ne sais vraiment pas grand-chose, c’est la génération silencieuse, tu sais. Viktor se contente de bribes de récit, il vient d’une famille d’ouvriers du port. Il s’est retrouvé seul au monde après les bombardements de 1943. J’imagine que ses parents et sa sœur ont été portés disparus. Elle s’appelait Vera, c’est tout ce que je sais d’elle.
— Mais lui a survécu, pourquoi ? Il ne se trouvait pas avec eux ?
— Il n’a jamais voulu non plus s’étendre là-dessus. Vraiment, je me rends compte que je ne sais rien. À ce moment-là il était dans la Kriegsmarine, apparemment une planque au Danemark, les télex il me semble. Au cessez-le-feu, il s’est retrouvé prisonnier. C’était beaucoup mieux que de finir entre les mains des Popovs. Après, retour dans les ruines de Hambourg.
Irene jette en même temps un regard panoramique au rez-de-chaussée. Son inspection lui dit qu’elle ne trouvera rien ici, qu’elle ferait mieux de monter à la chambre, de creuser l’intimité, soulever le matelas, se fader les vêtements, une tâche peu ragoûtante.
— Bon, si tu veux bien, je monte.
J’entends vite les pas d’Irene. L’étage s’emplit de bruits de meubles et de chaises déplacés, de tiroirs ouverts, de grincements de portes. Moi je sens que j’étouffe entre ces murs. Je calcule qu’il s’est passé trois bonnes heures depuis mon arrivée. De nouveau, je prends la place de l’inspecteur à la fenêtre. Un violent mal de crâne vrille brusquement mon cerveau. J’ai vraiment besoin d’un comprimé. Irene redescend.
— Alors ?
— Rien, mais je me demande… Les vieux replongent souvent en enfance. Et si on devait chercher là, dans le labyrinthe de sa jeunesse ? Il a des cousins, par exemple ?
— Laisse tomber, il n’y a aucune personne vivante de ce côté de la famille.
— Alors, une autre idée : fais comme si ton grand-père était le personnage d’un roman. Quand on te lit, on voit la situation, on y est.
— Merci, c’est toujours un pari, à chaque livre.
— Je ne veux pas te flatter, je m’en fous. Mais je t’observe dans tes moments de création. Ton air concentré, tes yeux qui s’échappent. Tu as l’air bien perché avec ta façon de ne pas nous écouter, d’être ailleurs, dans tes pages, avec eux, tes personnages. Fais un effort d’imagination. Il est où ton grand-père ?
Je me cabre.
— Difficile, tu sais que je n’écris pas sur mes proches. Et puis, vraiment, je ne vois pas en quoi cela pourrait nous aider.
— Pour une fois, fais un effort. Je te demande juste de sentir où pourrait être ton grand-père.
Son aisance à me bousculer est toujours étonnante. Je la regarde sans un mot.
— Allez vas-y ! Sers-toi de ton imagination ! Démolis la réalité pour voir ton grand-père comme dans un roman. Voilà le pitch : un vieil homme seul qui a travaillé chez Steinway, qui a fait la guerre sous l’uniforme nazi, qui a quitté sa femme il y a longtemps… Demande-toi ce qui t’inspire dans ce personnage.
Je n’hésite pas :
— Ces silences sur sa sœur et ses parents. L’anéantissement complet d’une famille sous les bombes.
— Tu vois… Ce n’est pas si bête de plonger en soi-même, taquine-t-elle gentiment. D’ailleurs ton premier roman aurait pu explorer ça, tu ne crois pas ?
— Et j’aurais eu instantanément la carrière d’un écrivain qui compte, c’est ça ? Mais je n’ai jamais eu cette envie, tu le sais bien. On est quelques millions en Allemagne à partager ce passé lointain. En fait, je trouve ça morbide.
Jusqu’à Continuum, aucun de mes romans n’avait attiré l’attention d’un grand nombre de lecteurs. L’obtention du prix décerné à la foire de Francfort a tout changé. Du jour au lendemain, à ma grande surprise, cette distinction m’a propulsé dans les listes des meilleures ventes. Et puisque Francfort, chaque année, se transforme en capitale mondiale des traductions, mon best-seller s’est retrouvé disponible dans toutes les langues ou à peu près en un temps record. La mise en place de tournées promotionnelles a suivi, l’adaptation en série pour une célèbre plateforme est en cours de tournage, l’indifférence qui accueillait mes sorties autrefois s’est transformée en enthousiasme quasi automatique. Sans calcul de bénéfices ou de pertes, je publie chaque printemps désormais. Par paresse, ou raccourci, difficile de savoir, la critique applaudit. Revient souvent (outre le prénom) cette très vague ressemblance physique avec Paul Auster. C’est embarrassant, car à part un goût commun pour le hasard, je sais bien que je n’arrive pas à la cheville du maître de Brooklyn. Au jeu de la comparaison littéraire, mieux vaut se tourner vers un collègue très souriant, on me surnomme aussi le « Luca Di Fulvio allemand », même attrait pour la fresque populaire, même gentillesse aussi paraît-il. Anne, mon éditrice, ne manque jamais de nous rapprocher car nous ne nous voyons pas autrement que comme des conteurs d’histoires, pareils à ces cantastorie qui jadis sillonnaient les villages italiens. Di Fulvio plutôt qu’Auster, oui, car entre autres détails, il se trouve que je n’ai pas trouvé ma Siri Hustvedt.
— Mais en quoi la bio de Viktor peut nous être utile, là, tout de suite ? Je commence à vraiment flipper, Irene.
— Fais-moi confiance, tu aimes bâtir des intrigues et imaginer des personnages. Reviens à ton grand-père. Pense à une vérité qui serait bien enfouie chez lui. Un truc incroyable qu’il cacherait, garderait pour lui, à travers les années.
Irene semble un peu grisée par les événements. Mais je ne veux pas jouer avec elle. Je n’accorde absolument aucune valeur au prétendu instinct des écrivains, un stéréotype sans fondement, l’imagination est un muscle, j’y reviens. Pour raconter une histoire, il faut organiser des rencontres accidentelles ; elles semblent surgir du néant, agir à partir d’un déterminisme quasi mathématique, mais c’est juste notre boulot d’organiser un chaos, une révolte, face à la force du destin.
— Dans la vie réelle, mes histoires sont quasi impossibles, on ne parle pas d’un personnage inventé, là.
— Mais écoute-moi, putain ! Vis ce que ton grand-père est en train de vivre. Pense à lui de manière presque paranormale. Que te passe-t-il par la tête ? Tu es émotionnellement équilibré, Paul, mais tu sais te projeter, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. Mais, non !
Je réplique trop sèchement. Je ne veux pas avancer plus loin sur ce terrain, je n’imaginerai rien de tout ça. Je ne sais pas pourquoi, mais cette conversation ravive la séparation brutale d’avec mon père. Il n’y a pas eu d’adieu, rien qu’un camion de plein fouet sur une route en Argentine, l’horreur d’un coup de fil un matin depuis l’ambassade de RFA à Buenos Aires, puis le cri de ma mère, et les pleurs à l’infini. Je ne veux pas de ce coup de fil pour Viktor. Peut-être ai-je bien trop pensé aux derniers instants de mon père sur la route, je me garderai bien d’inventer des images pour Viktor. Tout simplement ce n’est pas possible. Immanquablement je convoquerais des horreurs.
— Je n’y arrive pas, excuse-moi, je suis paumé, là.
Irene soupire légèrement et part s’ouvrir une bière. Dans le contre-jour, son geste, sa gorgée virile, très rapide, me rappelle vaguement les cuites prises vingt ans plus tôt avec Franz.
— J’adore ! réagit-elle à son retour au salon.
— Comment ça, tu adores ?
Un silence complet.
— Ben oui, tu fais toute une théorie sur ta distance, tu prétends qu’il n’est rien arrivé d’intéressant dans ta vie, et une minute plus tard, dans ta famille, la guerre est là, toute fraîche. Ce n’est pas précisément anodin.
— Arrête ! Mon grand-père mène une vie calme, une vie ennuyeuse. Il a été l’acteur d’un drame dans sa jeunesse, il y a longtemps. Mais comme des millions de gens. Aïe, j’ai mal au crâne, c’est de plus en plus fort.
— Quoi ?
— Migraine. Tu as vu une pharmacie dans la salle de bains ? J’ai besoin d’un comprimé.
— Bouge pas, j’y retourne.
— Merci.

Toujours posté à quelques centimètres du carreau fracassé, les yeux sur l’Elbe et le tee-shirt collant au dos, je m’interroge. Oui, je préfère de loin être un observateur, oui, je place l’invention et le no man’s land romanesque au-dessus de tout. Mais Irene vise juste, comme d’habitude. Il y a une incontestable facilité à tout mettre à distance, à laisser les sentiments au fond de soi. C’est bien son genre de dénicher l’anguille sous roche, car ce n’est pas rien d’imaginer Viktor sous l’uniforme de Hitler.
Irene n’a pas besoin de parler, elle me regarde et ça suffit. Elle n’est pas à se demander si Viktor a tué. Bien sûr qu’il a tué, les télex, certes, mais le froid, la peur, l’ennemi… Et donc : peut-être que Viktor trompe son monde. Comme dans ce livre de Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Je m’en souviens d’un coup, avec l’effet d’un uppercut asséné au foie. Ce texte ressuscite les réservistes du 101e bataillon de la police de Hambourg, précisément des gars comme Viktor, en grande majorité des ouvriers rappelés dans un corps chargé du « maintien de l’ordre » car on doutait de leur capacité sur un champ de bataille. Pas du tout des tueurs nazis fanatisés depuis l’enfance, mais des « types bien », d’une ville d’ailleurs plutôt hostile à Hitler, du genre qui pouvaient se soustraire (leurs officiers leur ont bien dit ça, se soustraire si le cœur vous en dit). Sauf qu’on connaît les mâles, alors voilà, ces pères de famille majoritairement de gauche sous la république de Weimar ont assassiné d’une balle dans la tête trente-huit mille Juifs, sans oublier d’en arrêter quarante-cinq mille immédiatement déportés et gazés à Treblinka. Des hommes ordinaires est insoutenable, le récit des massacres et des rafles commis par ces « bons gars » de Hambourg, bien sûr, mais peut-être plus encore leurs explications données dans les années 1960 lors d’une enquête judiciaire, avec des phrases glaçantes : « Je me suis efforcé, et j’ai pu le faire, de tirer seulement sur les enfants. Il se trouve que les mères tenaient leurs enfants par la main. Alors, mon voisin abattait la mère et moi l’enfant qui lui appartenait, car je me disais qu’après tout l’enfant ne pouvait pas survivre sans sa mère. C’était pour ainsi dire une manière d’apaiser ma conscience que de délivrer ces enfants incapables de vivre sans leur mère. »
Je secoue la tête pour oublier ça. Étrangement, une bouffée d’air cingle la vitre coupée et vient à mon secours.

J’entends tout et devine tout. Il y a pléthore de produits dans l’armoire à pharmacie. Un étage d’antalgiques, un autre d’analgésiques, et sur l’étagère la plus haute un antique bistouri en métal mélangé à une boîte de compresses au logo défraîchi. Dans la chambre, Irene a déjà humé le parfum de Viktor et scanné son lit jusqu’aux plis des draps. Là, dans la salle de bains, c’est pareil, des poils blancs sont plaqués sur le savon vert, elle a comme un haut-le-cœur et se dépêche de trouver ce qu’elle cherche, une bonne vieille boîte d’aspirine. Elle la trouve finalement près du lit et balaie la poussière qui stagne sur la pochette pour en vérifier la date de péremption. Au même moment, quelqu’un du groupe se signale sur l’appli.
— C’est lui, dit-elle à celui qui cherche à identifier Viktor. Ne le lâche pas, il n’y a pas deux vieillards hagards perdus dans Blankenese.
Un sourire de triomphe resplendit sur le visage d’Irene tandis qu’elle dévale les escaliers. C’est à peine si j’ai le temps de me retourner qu’elle me colle au visage l’écran de son smartphone. J’ai un petit mouvement de recul et, à mon tour, j’ai les yeux qui brillent. Oui, c’est lui, bel et bien lui, je confirme, à la fois soulagé et inquiet par la mine de mon grand-père. Le pauvre vieux a l’air en état de choc.
— Ils sont où ?
— Au phare de Wittenbergen.

Rouge et blanc sur la plage, le feu maritime est un monument historique, comme on dit, l’une des plus anciennes tours d’éclairage en acier au monde. J’évalue le parcours à quinze minutes le long du Strandweg, et comme Irene aussi a son vélo, nous voilà donc à pédaler comme des fous. À la première descente, je suis joyeux, puis, avec la monotonie du plat, la bizarrerie de la situation revient m’accabler : il reste que Viktor a passé la nuit dehors, qu’il est parti sans laisser un mot, en somme qu’il a craqué. Pourquoi ? Je n’ai pas entendu dire qu’Alzheimer se déclenchait d’un coup, je n’ai pas assisté au moindre signe de démence sénile chez lui, j’ai parfois des incompréhensions face à ses réactions, mais d’évidence elles tiennent à son caractère et à son isolement. Les yeux rivés sur la grande tour à claire-voie de trente mètres de haut qui se présente maintenant au loin, je redoute de plus en plus mon arrivée. J’accélère pour combattre cette impression. En course, on appelle ça « gicler », sortir du peloton brusquement et faire le trou, j’étais un spécialiste dans ma jeunesse – Irene en reste clouée sur place. Finalement, les silhouettes des deux bons samaritains, et surtout leurs tee-shirts dont les têtes de mort brillent sous la lumière éclatante, se devinent au loin. À destination, j’abandonne mon vélo par terre. La roue avant grince un peu en tournant dans le vide. Je prends le temps de remercier les gars, puis me plante devant Viktor désorienté. Irene arrive quelques secondes plus tard, mais se tient en retrait.
— Opa, ça va ? Tu n’as pas chaud, froid, faim ?
Assis sur les marches du phare, il sent mauvais. Je lutte contre cette perception, m’approche et me baisse pour lui parler les yeux dans les yeux.
— Tu m’as drôlement foutu la trouille, dis donc.
Mon grand-père tourne lentement la tête et la relève vers le ciel pour suivre un oiseau. Il agit lentement, un peu comme peuvent le faire certains enfants autistes, avant de revenir à moi et de me dévisager.
— Tu peux te lever ? Tiens, prends mon bras. Allez viens, on rentre.
Viktor se redresse mais ne répond pas. Il descend les quelques marches du phare avec difficulté, je note un manque de synchronisation des mouvements, pas de quoi chuter, mais il vacille, et c’est un signal d’alarme supplémentaire. Le défaut d’équilibre est peut-être provoqué par cette main plaquée à son torse, Viktor étouffe une lettre frappée d’un timbre new-yorkais. Les doigts tremblent un peu, les veines animées de pulsations font comme des petits serpents agités. Cette nuit dehors a fait de lui un vieillard tremblotant, sur le bord de sa tombe. Il donnait le change à quatre-vingt-dix ans passés, et maintenant il est faible, sa peau lézardée, trempée de sueur, semble fragile, dans l’effort sa bouche se découvre sur des gencives toutes pâles, la barbe blanche s’annonce sur les joues creuses, les bras sont osseux et les muscles s’y dessinent sèchement. On pourrait croire à une ombre, l’ombre de Viktor. Mais dans ce tableau presque funèbre il n’y a pas de surdité. Viktor comprend ce qu’on lui dit. Et il ne répond pas. Viktor est devenu muet. D’un coup.

Une modification du temps très nette se produit. La canicule n’est brusquement plus de mise, de petits nuages envahissent le ciel et déjà les premières gouttes de pluie martèlent le fleuve satiné par l’été. Il règne un calme profond sur la plage à marée haute, une tranquillité contagieuse, si bien que, sans l’avoir anticipé, j’opte pour la méthode douce : prendre soin de mon grand-père c’est ne pas appeler les secours, ni la police bien sûr, ni un médecin dans l’immédiat, sa vision serait pour Viktor celle d’un prêtre venu pour les derniers sacrements. Non, je veux faire ça à l’ancienne, ne pas déléguer ma tendresse comme le veut l’époque, mais garder la maîtrise des événements, et ça veut dire se tenir loin des blouses blanches glaciales. Message reçu, semble me dire Viktor alors que je n’ai même pas parlé.
Les adieux sont brefs avec les autres. Le vélo est confié aux deux gaillards qui le laisseront devant la maison, et Irene remercie chacun à travers un message groupé. Je commande un taxi pour Rissener Ufer, la route qui bute sur le rideau d’arbres dissimulant le phare. Nous nous y rendons tous les trois ; Irene enfourche son vélo et m’embrasse quand se présente une berline japonaise. Ensuite, il n’y a pas un mot échangé à l’arrière du véhicule qui file en direction de la maison. Le chauffeur s’enthousiasme tout seul, la météo, cet air frais qui vient à point. Il n’y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements, dit l’adage allemand. Et à Hambourg il faut toujours avoir près de soi son bon vieux ciré jaune Schmuddelwedda.
Lorsqu’il se tait enfin, ne reste que le ballet des essuie-glaces sur la pluie qui redouble, un schhh étouffé, hypnotique.
Assez vite, mon inquiétude retombe. La joie des retrouvailles prend le dessus. L’air malheureux de Viktor disparaîtra après quelques jours de repos, j’ai cet espoir. L’attaque d’aphasie, documentent les savants, résulte d’une lésion située dans les zones du langage de l’hémisphère gauche, les aires de Broca et de Wernicke. Après un AVC, par exemple, la capacité à parler n’est pas perdue, elle est juste endommagée. Le cerveau est plastique, il sait se réorganiser. Au pire, des heures chez le neurologue et l’orthophoniste, c’est ce qui arrivera, c’est une affaire de patience.

1. Le grand lac intérieur de Hambourg.

3
Hambourg, été 1947
Viktor Breitner avait mis des jours à comprendre qu’il retrouvait sa ville. Pendant toute la guerre, il s’était accroché à l’image d’une cité florissante à l’égal de Londres et New York. Même s’il se doutait bien qu’il ne restait pas grand-chose des scènes de son enfance, jamais il n’aurait pu imaginer une telle apocalypse. Les mois avaient beau passer depuis son retour, la stupeur l’emportait sur tous les sentiments. Il n’éprouvait ni colère ni chagrin. Il ressentait juste un vide immense. Tous ses proches avaient disparu et il ne possédait plus rien.
Trois ans plus tôt, Hambourg s’était transformée en mer de feu. Sous un déluge de bombes au phosphore, la réaction de fusion avait créé un embrasement général, les flammes en tornades avaient soufflé à 250 km/h, pareil à de la cire liquide, l’asphalte avait englué les corps instantanément dissous en graisse, le verre s’était liquéfié, les arbres déracinés s’étaient envolés en tous sens sous les nuées ardentes. Il n’y avait plus eu un chat en ville jusqu’à ce que la guerre soit perdue, que les Alliés lèvent le blocus en août 1945.
Depuis deux ans, les habitants arpentaient les carcasses des immeubles à la recherche de tout ce qui pouvait s’utiliser. Pour survivre, les femmes cassaient des cailloux et déblayaient. Les rares hommes valides trafiquaient au marché noir. L’opération Gomorrhe, c’était le nom de l’attaque, avait brûlé vives quarante-cinq mille personnes en quelques heures, mais le plus incroyable, peut-être, tenait dans cette odeur âcre de bois et d’étoffes brûlés qui traversait encore les désolations. La puanteur écœurante de la ville s’insinuait partout, jusqu’au réduit de Viktor. Ce matin-là, elle l’assaillit dès l’instant où il ouvrit les yeux. Peut-être même qu’elle le réveillait, cette infection à laquelle on ne s’habituait jamais. En réaction, il bondit de sa couche.
Chaussé de semelles découpées dans un pneu, vêtu de son habituel maillot de corps et d’un pantalon de toile retroussé sur ses jambes, il se retrouva en une seconde à courir dans les escaliers du bunker. La moitié des mille ouvrages de défense antiaérienne édifiés à Hambourg tenaient encore debout. Celui-ci, aux murs de quatre mètres d’épaisseur, possédait quatre étages et imposait sa vue monolithe un peu comme une pyramide, un vaisseau extraterrestre, ou la trace d’une civilisation déchue.
Parvenu sur la terrasse, dominant la ville, Viktor alluma sa première Woodbine. Devant lui, rien ne tenait debout, partout des cratères, des crevasses, des canalisations crevées et des immeubles étêtés comme de vulgaires sardines. Cet anéantissement serrait le cœur, bien sûr, mais bizarrement Viktor ne se trouvait pas en conflit avec les montagnes de gravats, les carcasses de toits brisés, les enchevêtrements de fers à béton qui se profilaient à l’horizon. Il se sentait même rassuré par ces décombres à perte de vue, car c’était exactement l’état de son âme. Une portion de sa courte existence s’était achevée, indéniablement, et rien de nouveau ne pouvait se présenter à lui. Viktor avait vingt ans et se demandait si quelque chose allait enfin arriver. Depuis deux ans, c’était un mélange de chaos et de calme plat : il vivait comme ces tas de gravats. La désolation était imprimée dans sa chair. Depuis qu’il avait retrouvé Hambourg, il avait appris à se soumettre comme se soumet un chien, un cheval, quand son maître lui demande d’obéir. Et ainsi passait 1947.

Un petit vent d’été berçait le silence du matin. Il régnait une sorte de paix, surtout à trente mètres de hauteur. On avait eu son compte d’explosions, de hurlements nazis. Même en journée la vie semblait réglée sans cris, prévalaient des ordres british bien timbrés, des réponses courbées, celles des vaincus, il n’y avait pas de musique non plus et personne pour chanter. Les yeux de Viktor s’attardaient à quelques kilomètres, sur un point situé précisément sur Mittelkanal, au cœur du quartier résidentiel désormais rasé d’Hammerbrook. Il survolait le tombeau de ses parents comme un oiseau de printemps. Chaque fois ça lui faisait monter les larmes aux yeux : il ne restait plus rien de l’immeuble de son enfance qui s’était affaissé sur lui-même, ni le corps de son père ni celui de sa mère n’avaient été retrouvés.
— Il faudra bien un siècle pour rebâtir, fit soudain une voix dans son dos.
Il se retourna pour faire face à une jeune fille échevelée, visiblement tout juste réveillée elle aussi. Il découvrait Nina, la silhouette découpée dans la lumière dorée. Il fixa le visage intense, les cheveux sombres, la grande bouche et les yeux clairs. Elle sortait de l’adolescence, mais il était difficile de lui donner un âge. Quatorze, quinze, seize ans ?
— Salut ! Tu as dormi ici ? questionna-t-il en plaquant ses cheveux gominés en arrière.
Pas de réponse. Pour l’amadouer, il eut ce geste de tendre son bras et d’offrir une cigarette. Nina reconnut l’élégant paquet rouge et vert de l’occupant britannique. Ces cigarettes valaient une fortune au marché noir. Pour elles, un fermier pouvait vendre du pain ou même de la saucisse en troc. Viktor se doutait qu’elle en connaissait le prix, qu’il suffisait d’accepter la proposition et conserver ce bien précieux en future monnaie d’échange. Par esprit de contradiction autant que par envie, la jeune fille accepta la cigarette mais l’alluma.
Ils restèrent un moment à souffler et dilapider l’or pur qui se consumait dans les nues. Viktor n’avait aucune question à poser. Maintenant les rencontres se faisaient au hasard. C’était comme marcher sous l’aléa des bombes : les survivants se percutaient comme au billard, lui repartait de zéro, les pilotes de la RAF avaient définitivement rayé toute notion d’ascendance, son foyer n’existait plus. Le problème n’était pas le chagrin. Avec le temps, la peine avait cédé la place à quelque chose de différent, il savait maintenant qu’il ne devait s’en remettre qu’à lui-même, qu’il n’allait pas capituler à son âge, ni hypothéquer l’avenir, mais étrangement il dédaignait toute planche de salut. Disons qu’il vivait dans un désintérêt général, qu’il s’accrochait ; dans ce moment où chacun luttait, puisque rien de tangible ne se présentait, il imaginait qu’il vivrait toujours comme ça, seul du matin au soir. Le départ de ses parents avait laissé un vide incroyable. Et puis cette apparition dès l’aube.
— Je me suis perdue, fit enfin Nina. J’étais au port hier, plutôt que retourner directement à Blankenese j’ai traîné en sortant. La nuit est tombée et je me suis retrouvée face au bunker. J’ai décidé d’y dormir.
D’où sortait-elle ? Les orphelins de guerre erraient partout dans Hambourg. Quarante mille enfants abandonnés, disait-on, certains ne connaissaient pas leur propre nom, échappaient pour toujours aux signalements de disparition. Elle pouvait aussi être une réfugiée. La ville était recouverte de baraques aux toits demi-cylindriques en tôle, des camps de déplacés baptisés DP1. Ces gens fuyaient l’Est, poursuivis par l’Armée rouge que l’on disait pire que les Huns.
Mais que lui était-il arrivé ? Viktor était saisi par sa silhouette maigre et hâve. Combien pesait-elle ? C’était une brindille. Enfin elle était en vie, c’était le principal.
— Blankenese ? s’étonna-t-il. Tu habites là-bas ?
À sa connaissance, Blankenese n’hébergeait aucun camp de DP, c’était un village des bords de l’Elbe, un coin avec de vieilles chaumières et des villas modernes. Viktor s’y rendait en famille le dimanche, ils déjeunaient dans une des tavernes qui s’alignaient sur la rive les unes après les autres. Le jeu, pour celles qui possédaient un orchestre, consistait à improviser l’hymne des navires qui bourlinguaient devant. Ils venaient de partout, on les reconnaissait à leur pavillon ; ces dernières années, les seuls bateaux en vue étaient des cuirassés, des croiseurs, et parfois un sous-marin en surface.
— Le port n’est qu’un squelette, répondit à côté la jeune fille. J’imaginais des paquebots, des cargos, mais le chantier naval est comme un fantôme, je n’ai trouvé que des docks à l’abandon, des gros tuyaux et des bateaux envasés. Alors j’ai rebroussé chemin, je me suis retrouvée à Sankt Pauli, encore des destructions…
— Tu t’y feras vite. Mais pourquoi n’es-tu pas rentrée à Blankenese ? insista Viktor.
— J’ai vu des gens qui entraient dans le bunker, j’ai suivi et me suis installée dans un coin.
Là-dessus, la jeune fille lui lança un sourire un peu crâne. Se retrouver avec des inconnus, recroquevillée dans un coin pour parer à une éventuelle agression, cette expérience ne semblait pas l’ébranler un instant en dépit de son âge. Elle était une jeune Allemande, il y revenait : que s’était-il passé dans sa vie pour qu’elle soit ainsi, libre et sans peur à la fois, en apparence si mal en point et en même temps si solide ?
Viktor identifiait le Berliner Dialekt dans sa bouche. Elle avait quelque chose de vraiment spécial, c’était l’image exacte d’une Berlinoise, enfin de l’idée qu’il s’en faisait, des filles pareilles aux comédiennes du Deutsches Theater, modernes, osseuses et un peu androgynes. À Hambourg, on avait coutume de trouver les habitants de la capitale insolents, soignés, trop portés sur l’ironie et la politique. Durant les Années folles, Berlin était la première ville communiste d’Europe après Moscou, les nazis ne l’aimaient pas, la bête hitlérienne ne parvenait pas tout à fait à la dompter, mais maintenant que la capitale se retrouvait elle aussi défigurée, calcinée, finalement les choses s’équilibraient avec Hambourg.
Demeurait chez cette jeune fille un air supérieur. Viktor aurait juré que, de ses yeux noisette, la jeune fille le toisait comme on le faisait dans le quartier prussien de Charlottenburg.
— Je peux te raccompagner chez toi, proposa-t-il en hochant la tête avec conviction.
— Ce n’est pas chez moi, répondit-elle vivement. Et je n’ai pas l’intention d’y retourner.
— D’accord. Moi c’est Viktor. Et toi ?
— Nina.
Bizarrement, ils se serrèrent la main.
— Et tu fais quoi de tes journées ? s’enquit-elle.
— Je gagne des bons d’alimentation en déblayant. Je rejoins les Trümmerfrauen2 réquisitionnées par le contrôle allié. On gratte le vieux mortier pendant des heures, on forme une chaîne humaine pour se passer les briques et les gravats qui servent à faire du béton… C’est un travail difficile, mais on nous récompense avec la Lebensmittelkarte I3, trois cents calories d’un coup !
La proximité de Nina était agréable. Viktor choisit de ne pas évoquer les fois où il relevait des cadavres, des os ou des momies, ce qui restait des chairs rabougries, un brasier de branches mortes. Il y avait un mot pour évoquer le rétrécissement des corps sous l’effet du feu, Bombenbrandschrumpffleisch, et des petits drapeaux noirs que l’on plantait pour signaler l’affreuse découverte. Épauler quelqu’un ne lui était pas arrivé depuis des lustres, alors il relança :
— À propos, tu veux manger ?
— Je sais me débrouiller.
— OK, mais je sais où aller pour un café ou un thé chaud. Tu me suis ?
— Je ne sais pas, j’ai des choses à faire.
— Viens, ce ne sera pas long. On va fraterniser.
Il appuya sur l’expression avec une certaine ironie dans la voix. Nina sentait monter en elle l’envie d’une boisson chaude, la cigarette à jeun passait difficilement, elle était habituée de longue date à dompter ses envies, la guerre l’avait carrément réduite en poussière, mais là, pourquoi ne pas suivre ce jeune homme prévenant et enjoué.
Insensibles à la saleté et à la puanteur, ils dévalèrent l’escalier du bunker et se retrouvèrent à marcher dans la rue. Murs soufflés, façades de brique effondrées, les dévastations s’étendaient à l’infini. Des taches de soleil tournoyaient devant eux, les cheveux fins de Nina voletaient et retombaient sur sa nuque. Viktor, indifférent aux pillards et aux femmes emmaillotées dans des loques qui émergeaient des débris, frappé par sa grâce involontaire – c’était un véritable cou de cygne, n’est-ce pas ? –, avançait de travers en lui jetant un œil en permanence. À un moment, il voulut couper par un monticule de gravats formé d’une série de balcons en pierre. Ils s’emmêlèrent les pieds dans les garde-corps en fer forgé, Nina râla et faillit l’abandonner là. Mais il lui tendit la main et ils poursuivirent leur chemin jusqu’à la Rathaus, l’hôtel de ville. Empruntant des ruelles étroites, longeant des entrepôts de brique, puis des maisons historiques de négociants, ils basculèrent progressivement dans un monde encore debout, comme si Venise n’avait pas tout à fait rendu les armes, ou qu’un confort vermeerien s’obstinait derrière certaines façades austères. Quelques frênes géants se dressaient dans une odeur de sel et de goémon en provenance de la mer du Nord. La rivière Alster n’était pas loin, le Rathausmarkt bâti en imitant la place Saint-Marc et ses arcades non plus. Dans la lumière maintenant éclatante de l’été, soudain entourés de formes néoclassiques, ils atteignirent leur but.
— C’est ici, fit Viktor en désignant un bâtiment situé juste à côté de la majestueuse Rathaus : le Centre d’information britannique, ou plutôt Die Brücke, le Pont selon la terminologie des Tommies. C’est une image pour nous réunir, ils disent que nous devons gagner la paix ensemble, que nous ne serons pas toujours des ennemis.
— On va chez les Britanniques ? se crispa aussitôt Nina. Je ne veux pas les fréquenter !
Elle n’était pas la seule à Hambourg, évidemment. On rendait l’occupant, du simple soldat à l’officier de haut rang, largement responsable des bombes incendiaires, mais son cri dérouta quand même Viktor. Que signifiait « Je ne veux pas » ?
Il eut de nouveau un doute. Qui était Nina ?
Orpheline, DP, il avait omis une troisième hypothèse. Et si elle fuyait Berlin pour échapper à son passé ? Viktor se targuait d’une espèce de sixième sens pour reconnaître les anciens SS. Dans les camps des DP, justement, comme à la fête d’un gigantesque bal masqué, de nombreux nazis remplaçaient leur identité réelle par un nom de papier. C’était pour eux assez facile d’obtenir une carte de régularisation, le bureau dédié en ville mentionnait que l’inscription se faisait en l’absence d’acte de naissance ; le fonctionnaire attirait bien votre attention, toute fausse déclaration était passible de sanctions, mais c’était tout, pas d’atermoiement face aux interminables files d’attente, il y avait tellement d’Allemands qui arrivaient de l’Est en haillons. Parfois, Viktor se cabrait au hasard d’un visage croisé en ville, l’habitude lui faisait reconnaître les criminels de guerre, pas besoin de voir le tatouage qui marquait leur numéro de matricule sous l’aisselle gauche, sur la poitrine, ou sa trace effacée à la flamme d’un briquet.
Quel rapport avec Nina ? Les femmes SS n’avaient pas manqué, parfois même de très jeunes filles. Et puis il y avait aussi les secrétaires, sténos, agents d’entretien, tout le petit personnel de la Gestapo, celles-là ne passaient pas devant les juges alliés, ni les infirmières et les enseignantes galvanisées, ni les épouses dévouées à leur salopard de mari. Quid des dix millions d’adhérentes de la NS-Frauenschaft, la Ligue nationale-socialiste des femmes, considérées comme ingénues, déjà oubliées, pardonnées d’avance ? Viktor n’aurait pas épargné les furies de Hitler, pas de raison, mais l’Allemagne refusait de voir qu’elle était pourrie jusqu’aux femmes et aux enfants. Il appuya un peu sa réponse, d’une expression Nina pourrait se trahir, il verrait bien.
— La plupart du temps il n’y a que des employés allemands. Les Tommies ne nous traitent pas comme les Popovs : c’est confortable et bien chauffé en hiver, je m’installe des heures pour lire les journaux, d’abord Die Welt, puis les magazines internationaux. Tu vas voir, c’est un joli travail de décoration, une bibliothèque, des salons, une sorte d’expo consacrée au mode de vie anglais, et même une salle de cinéma.
Nina ne réagissait pas, l’air ailleurs. Elle se laissa guider à l’intérieur de la Rathaus et ses airs de château, c’était plutôt élégant. Les deux jeunes gens avançaient maintenant parmi les vitrines, choisissant le chemin le plus court en direction d’une grande table où d’autres gens s’agglutinaient. Nina se laissait entraîner, ravalant sa détestation britannique. Elle voulait fuir cet endroit au plus vite, mais aussi cette maudite ville, ce maudit pays ; Viktor s’en rendit compte et lui proposa qu’elle l’attende dans un coin, le temps de jouer des coudes pour obtenir deux tasses de café. Il s’éloigna tandis qu’elle étouffait, se disant qu’elle devait prendre l’air, et surtout ne pas perdre de temps. Ce Pont la ramenait brutalement au but qu’elle s’était fixé. L’étonnante bonté de Viktor ne devait surtout pas l’en détourner, elle n’avait rien à faire ici, rien ne la reliait ni à Hambourg, ni désormais à la culture européenne. Quelques minutes s’écoulèrent, puis elle vit de loin le visage de son bon samaritain éclairé de joie. Ce serait facile, là, de s’en remettre à lui… Mais elle avait appris à ne croire en personne, la loyauté, l’espérance en autrui étaient des notions rayées d’Allemagne depuis belle lurette. Il y avait bien longtemps qu’elle ne comptait plus que sur ses propres forces, son instinct de survie et son intelligence.
S’extrayant de la cohue, Viktor brandit deux tasses fumantes et, miracle, deux petits pains qui se révélèrent croustillants. D’une poche, il sortit aussi une banane qu’il partagea d’autorité. Autour d’eux on parlait d’une marmelade qui allait venir compléter le festin, il suffisait d’attendre. La nourriture occupait d’ailleurs tout l’espace. Se réconcilier, panser les blessures, se rééduquer, certes, mais si la future société allemande se construisait ici, c’était avant tout une affaire de ventres affamés. Une femme, devant ses interlocuteurs qui en bavaient de jalousie, assurait qu’elle connaissait un fermier qui l’approvisionnait en fruits, lard, œufs, lait et pommes de terre. Naturellement, la réclame valait offre, le Pont était un excellent repaire pour le marché noir, un millier de personnes s’y croisaient chaque jour, on y trouvait à peu près tout ce qu’on voulait, jusqu’aux faux papiers et laissez-passer.
Une légèreté inattendue habitait Viktor. Sans savoir exactement sur quel pied danser, Nina éveillait son intérêt. Elle le ferrait, il ne cessait de la regarder. Puisqu’il avait saisi qu’elle ne voulait pas retourner à Blankenese, ils pouvaient passer le reste de la journée ensemble. Fallait-il errer sans but, explorer la ville, se perdre dans ses méandres ? L’apparition à la baie vitrée d’une escouade de camions militaires bâchés trancha pour lui.
— Tu viens avec nous ? Je connais l’officier tommy qui sélectionne le groupe. On part dans un champ de ruines et on revient le soir au même endroit avec notre récompense. Je t’aiderai, tu seras à côté de moi dans la chaîne. Tu verras, passer des briques, ce n’est pas si dur.
Il ne mesurait pas vraiment ses propos. Quelle envie aurait Nina de reconstruire Hambourg ? Elle répondit sèchement.
— Ça ne me fait pas peur, mais non merci. J’ai des choses prévues aujourd’hui. On se retrouve plus tard au bunker.
Son aplomb l’amusa et le transperça à la fois. Cette façon de s’exprimer, la certitude d’avoir le monde à ses pieds, avec des yeux brillants, c’était tellement… Vera, sa petite sœur, son idole, morte à l’âge de douze ans. Viktor était d’un caractère entier, il avait pour habitude de tout dire ou tout cacher. Mais avec elle ? Il la regarda, embarrassé, incapable d’écarter sa méfiance, et en même temps séduit. Il ne comprenait pas ce qui était arrivé à cette fille. Elle avait une belle assurance, cependant un rien la faisait sursauter, même le vent pouvait se jouer de ses jambes tremblantes. Elle était aux abois mais tenait bon. Quels chemins sinueux avait-elle empruntés pendant la guerre ? Après tout, peut-être que ça ne le regardait pas.
— Bon, dans ce cas, bafouilla-t-il, à plus tard, oui, sur la terrasse. Tu sauras te retrouver ?
Nina hocha la tête. Ils se séparèrent sur le parvis de la Rathaus, elle filant sous les arches grises et noires d’Alsterarkaden, lui s’installant sur la banquette d’un camion bâché pris d’assaut.
— On va où ? demanda-t-il alors que l’engin s’ébranlait sur les pavés disjoints.
— Stellingen, répondit la voix d’une Trümmerfrau. »

Extraits
« Je rédige ainsi toute la soirée. À chaque pause, je m’interroge sur la suite, car je ne sais absolument pas comment transformer Schumann en personnage de fiction. C’est la première fois que je me frotte à un personnage réel. Je songe brièvement à Amadeus, basé sur un mensonge. Milos Forman livre un chef-d’œuvre absolu, mais Salieri n’a jamais été jaloux de Mozart, la rivalité était au contraire pleine de respect et d’admiration mutuelle. Cette liberté de l’auteur, qui donne aussi des ellipses de temps, je compte bien me l’accorder. Mon projet n’est pas un biopic, l’invention l’emportera largement. La facilité serait de passer par le fils ou le petit-fils du meurtrier, nimbé dans le brouillard, pour aborder la question des liens familiaux, puis d’orchestrer un ou deux rebondissements, en jouant l’équilibre entre un bon scénario de thriller et le portrait intime d’une famille brisée. Mais je n’en suis pas là. La vague idée d’un roman autour de Horst Schumann se consolide d’elle-même et c’est déjà beaucoup. » p. 112

« Cette période de hauts et de bas dura tant bien que mal jusqu’aux législatives du mois d’août 1949 remportées sur le fil par les conservateurs. Car une fois ce résultat acquis, Smith lui expliqua un beau matin qu’il souhaitait passer à autre chose. Il ne concevait pas de passer du temps dans un pays «normal». Avant de s’envoler pour promener son regard perçant en Indochine, il plissa les yeux dans la fumée de sa cigarette à l’image d’un Clarke Gable et laissa Viktor s’en retourner à Hambourg sur ces mots:
— Gamin, je crois que tu as un bel avenir devant toi.
À Hambourg, Viktor fit le tour des rédactions. Durant deux années il trouva de bons angles et sa carrière de pigiste décolla. Il avait le chic pour dénicher les bons faits divers, des histoires qui racontaient en creux la nouvelle société allemande, déballaient la violence sourde d’un pays qui n’était pas seulement vaincu, mais encore un vaste marécage hitlérien qui comptait en son sein des milliers et des milliers de psychopathes. » p. 253

À propos de l’auteur
COUDERC_frederic_DRFrédéric Couderc © Photo DR

Écrivain-voyageur, Frédéric Couderc enseigne l’écriture au Labo des histoires à Paris. À la croisée des genres, ses personnages se jouent des époques et des continents. La série Black Musketeer, prochainement sur Disney+, est librement adaptée de son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

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Lulu

PAUL_LE_GARREC_lulu Logo_premier_roman  68_premieres_fois_2023

Finaliste du « Coup de Cœur des Lycéens » 2023

En deux mots
Lulu passe son enfance auprès de sa mère, mais surtout auprès de sa mer. La plage de l’Atlantique devient son terrain de jeu et de découverte. Il ramasse trie et classe tout ce qu’il trouve. Une quête obsessionnelle qui pourrait bien cacher celle du père absent.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma mère, ma mer et mon père

Léna Paul-Le Garrec a réussi un premier roman très touchant. En nous racontant la passion, puis l’obsession, du petit Lucien pour les objets que la mer laisse sur la plage, elle livre un roman initiatique sensible et poétique.

Du plus loin qu’il s’en souvienne, Lucien a toujours chéri la mer. Il garde cette image de l’Atlantique balayée par les vents, du sable et des rochers, et de cette sensation forte de liberté. Lui qui vit seul avec sa mère trouve dans les embruns et dans les ciels changeants sa raison de vivre. Dès qu’il en a l’occasion, il parcourt la plage à la recherche des trésors livrés par les marées. Sa collection de coquillages va d’abord lui permettre de montrer à ses camarades de classe tout le savoir que sa passion lui permet d’accumuler.
Une passion qui va vite virer à l’obsession, passant ses journées à sonder la plage et à chercher dans les livres comment trier et classer ses trésors: «Je suis submergé d’informations: les coquillages, les plumes d’oiseaux, les bois flottés. Ma tête commence à être aussi envahie que ma chambre. À force de tout mémoriser, je me demande si mon cerveau n’est pas allé se réfugier dans mon cœur.»
Dans le petit carnet qui ne le quitte plus, il consigne la date, l’heure, le lieu et le contenu de toutes ses trouvailles. Et élargit son catalogue avec des pièces en métal qu’il découvre aux côtés d’une vieille dame un peu excentrique et sa drôle de machine jusqu’aux bouteilles.
Ces dernières, lorsqu’elles contiennent un message, vont former un espace à part dans son accumulation d’objets, car elles contiennent un puissant moteur, l’imaginaire. Qui a laissé ce message et dans quel but? Peut-on retrouver leur propriétaire? Et si oui, va-t-il répondre au courrier qu’il leur adresse? En se rendant compte tout à la fois du caractère très aléatoire de ce mode de communication, il va aussi se rendre compte qu’il existe une internationale des bouteilles à la mer et qu’il n’est pas le seul à être passionné. Avec l’hymne de Police dans la tête, il va lancer à son tour les message in a bottle.
Léna Paul-Le Garrec a construit son roman en deux parties que l’on pourrait résumer à une quête de la mer (la mère) à laquelle succéderait une quête du père. Chacune des parties étant accompagnée d’un style et d’une narration qui lui sont propres, marquant ainsi ce moment de bascule quand vient le temps pour Lucien de se demander qui il est. Quand il se rend compte qu’il s’est construit sur un vide: «mes fondations sont creuses, suspendues dans un néant. Nous ne sommes pas seulement notre mémoire, nous sommes aussi nos oublis, les trous de notre mémoire, nos absences, nos comblements, la fiction de ces comblements.»
Il part alors pour de nouvelles aventures. Mais ça, c’est une autre histoire, celle de l’âge d’homme, une fois que l’enfance s’est effacée sur le sable. Pour constater, au bout de ce chemin, qu’«on ne naît pas nu, on hérite d’une mémoire souterraine, on s’emmaillote d’une mythologie.»

Lulu
Léna Paul-Le Garrec
Éditions Buchet-Chastel
Premier roman
176 p., 16,50 €
EAN 9782283036051
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Enfant singulier et solitaire, élevé par une mère maladroite, étouffante, malmené par ses camarades de classe, Lulu trouve refuge sur le littoral. Tour à tour naturaliste, collectionneur, chercheur de bouteilles, ramasseur de déchets, il fera l’expérience de la nature jusqu’à faire corps avec elle.
Conte initiatique et poétique, Lulu, premier roman de Léna Paul-Le Garrec, interroge notre rapport à la liberté et à la nature.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Maze (Marie Viguier)
Citéradio (Guillaume Colombat)
Actualitté (Lolita Francoeur)
Blog La page qui marque
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les livres de Joëlle
Blog Zazymut
Blog Mademoiselle lit

Les premières pages du livre
« Sur les rives de la lointaine Atlantique, quelque part très à l’ouest, flottent à l’entrée de mon cabinet de curiosités trois verbes en lettres capitales : croire, creuser, rêver.
Il se raconte que, un jour de folie moderne, la sérendipité s’est invitée dans mes expériences interdites, menées la nuit en laboratoire, sur la pérennité et l’équilibre biologique de la chaîne alimentaire dans la biocénose des écosystèmes marins (oui, ça impressionne toujours un peu au début, mais n’ayez pas peur). Cette découverte serait fortuite, ce qui ne manque pas d’irriter la communauté des chercheurs aguerris.
Une espèce animale inédite révolutionne actuellement le monde scientifique.
Glorifié par les uns, étrillé par les autres, je me joue de cette rumeur. Les médias s’amusent de mes histoires fantasques et sans cesse réinventées, je suis l’érudit déjanté à la blouse jamais blanche, aux cheveux trop longs, à l’éloquence marginale, perché au milieu de ses tubes, pipettes et éprouvettes, dans cette perfection du désordre sur fond de musique rock. Les savants s’agacent de mes comparaisons avec Frankenstein et ils ont peut-être raison, elles amplifient le qu’en-dira-t-on.

Je suis le créateur du Piscis detritivore.
Poisson d’un nouveau genre. À la constitution robuste, de la taille et de la forme d’un dauphin, pourvu d’un incommensurable système digestif, il se nourrit exclusivement de détritus. Il nettoie les mers de la pollution humaine, il rétablit l’équilibre salutaire.
Vous comprendrez que j’en conserve le secret de fabrication.
Se répand le bruit d’un prix. Si j’en obtiens un (ce n’est en rien un but et je n’y crois pas, je suis bien trop jeune pour qu’un collège de sages experts, un aréopage me décerne quoi que ce soit, on ne peut toutefois s’empêcher d’y songer), je sais que mon discours sera romanesque. Lorsque le fil est trop long à remonter, autant le recréer.
Et pourtant, si le temps m’est accordé, je me hisserai sur la dune de mon existence et avec l’assurance d’un scaphandrier, j’exposerai à tous ma quête. Elle n’est pas la résultante d’une succession d’imprévus, elle prend ancrage dans les fatras de mon enfance, dans les tréfonds de ma consolation.
Venez, je vais vous la raconter.

1.
La première fois, c’est en hiver.
La pluie sur les lunettes, le vent sur les pommettes, sur les morceaux de joues qui dépassent de la capuche trop serrée, le lien qui m’étrangle le cou. Maman tire toujours de toutes ses forces, de crainte que le froid ne se faufile dans mon corps.
Les rafales giflent mon visage, la pluie tape si fort qu’on dirait de la grêle. Un son sombre, une plainte lugubre, quasi humaine, inonde mes oreilles.
Je ne sais plus quel est mon âge. Petit. Mes bottes excessivement grandes. Elles me semblent lourdes, immenses. Avec elles, j’ai peur de tomber, que la houle y pénètre et tente de m’enlever.
Ce moment-là, dans le froid de l’hiver, dans l’agitation de l’hiver, lutter contre le vent pour avancer, respirer péniblement tant l’étourdissant tourbillon de l’air s’engouffre dans ma bouche, dans mes narines tout entières. En apnée. Je ne vois rien, je n’arrive pas à marcher. Il faut plier les genoux, courber le corps pour ne pas vaciller. Même les rares mouettes ne parviennent pas à voler, elles bataillent pour ne pas chuter.
La mer, au loin. Elle me semble à l’autre bout du monde. Je perçois à peine ses vagues, devine son écume. Ça sent le sel, il pénètre dans mes sinus. Je sens que mon nez va couler. Je me retiens, tourne la tête pour renifler. Maman n’aime pas quand je renifle, maman n’aime pas quand mon nez coule.
Le ciel triste, bas, empli de cendres, l’absence de soleil, l’horizon bouché. Tout cela est ce que je vois de plus vaste, de plus lumineux.
Ce moment-là est magique. Le premier instant de liberté inscrit dans la porosité de ma jeunesse.
Je me souviens de tout. Chaque recoin de sable, chaque bout de rocher, chaque aile d’oiseau.
On ne se souvient pas toujours de ses premières fois, elles ne marquent pas toutes. Les premières fois ne sont pas toujours les meilleures, elles peuvent aussi être les pires, les plus fades, les plus médiocres. Ce dont on se souvient, c’est de la première intensité, de la première fois où submerge l’émoi. Nos sens envahissent notre mémoire, la travestissent.
Cette première fois là n’est pas la meilleure. La plage va me réserver bien d’autres moments de joie.
Ce qui compte ce n’est pas la première fois. Ce sont les suivantes, bien plus tard, après, lorsque arrive l’habitude. C’est l’émotion qui surgit alors qui est la plus belle, la plus pure, la plus réelle. En dehors des artifices de la passion.
Ça commence comme ça. L’hiver, sur la plage.
Ça ne peut pas commencer autrement.

2.
J’ai toujours eu envie d’en changer. Par moments, je m’imagine avec un autre.
Je n’aime pas mon prénom. Je ne l’ai jamais aimé, comme tous sans doute. Les parents veulent un prénom original, les enfants un prénom banal. On souffre souvent de ne pas être tout le monde, de ne pas être passe-partout, se fondre dans la masse. Surtout ne pas se faire remarquer. Nathan, Jules, Lucas, Louis, Léo, Hugo, Enzo…
En latin, il signifie « lumière ». Un comble, je l’ai si peu vue. Maman dit que justement, je la porte en moi, pas besoin de tant la regarder.

C’est en hommage qu’elle l’a choisi. À cause de Serge Gainsbourg. Étrange admiration, il fume et maman n’aime pas les gens qui fument, il est négligé et maman n’aime que la propreté. Incohérence de l’adulation artistique qui ébranle les certitudes, qui décale les images, celle que l’on renvoie, celle que l’on est, au fond.
En boucle, elle écoute ses vinyles sur Elipson, la vieille platine qui régulièrement dérape. Parfois elle danse, seule, sur le tapis du salon, et chante les amours mortes. Elle connaît tous les titres par cœur. Et puis, elle pleure. Alors je ne l’aime pas ce Lucien qui fait sangloter maman. Moi non plus.
Pour me consoler elle va chercher, tout en haut de l’étagère, le grand livre des prénoms. Elle l’ouvre à l’endroit du marque-page, une ficelle rouge effilochée. Elle y a légèrement souligné, à peine effleuré, au crayon à papier, la rubrique caractère. Elle chausse ses lunettes et lit à haute voix :
« Imagination fertile. Les sentiers battus et les vérités données ne sont pas faits pour lui. Il sera constamment à la recherche de renouveau et d’émerveillement. »
Elle referme lentement l’ouvrage comme si une absolue vérité prophétique venait d’être prononcée.

Je me demande souvent d’où provient le déterminisme des prénoms. Comment tant de gens peuvent avoir le même caractère.
À la naissance, reçoit-on une petite liste d’attentes sociales avec lesquelles il faudra être en cohérence ? Que se passe-t-il si on refuse de tendre vers le stéréotype de référence ?
Nous ne sommes pas neutres. Nous sommes le choix de nos parents, nous sommes les héritiers, d’une originalité, d’une désuétude, d’un classicisme. C’est de ce fatalisme qu’il faudra se construire une singularité.
Au-delà d’une nature, influence-t-il nos traits ? Soi-disant, notre état civil se traduirait sur notre visage. Nous en prendrions l’apparence. Il paraît qu’à partir d’une simple photo les ordinateurs sont capables de dire comment on s’appelle. Notre prénom nous façonne, nous sculpte, nous sommes taillés dans ces quelques lettres. Nous affichons sans le savoir notre classe, notre appartenance, à un contexte, un lieu, une époque.

À la maison, il n’y a pas de miroir. Même pas dans la salle de bains.
La première fois que j’en vois un, c’est à l’école. Au-dessus du lavabo des toilettes, il parcourt le mur tout entier, recouvre les petits carreaux de mosaïque. Les enfants aiment s’y regarder, ils y déforment leur visage, font des grimaces. Ils rient, gloussent. Je n’y arrive pas, je ne parviens pas à bouger le masque collé à ma peau. Poupée de cire figée par le sel de la vie.
J’ai découvert mon aspect à travers les fenêtres de la maison. Parfois, lorsque arrive la nuit, je retarde le moment où maman vient fermer les volets. Je n’ai pas le droit de les rabattre seul, trop dangereux, la balustrade branlante en fer forgé, trop dangereux. J’invente des ruses. Rien que pour pouvoir me voir, furtivement, quelques secondes, deviner mon visage flou sur le noir de la nuit des vitres.
Serais-je comme Gainsbourg ? Aurais-je son nez, ses oreilles, ses yeux ? J’effleure les pochettes des vinyles, je caresse ma propre peau. J’ai peur d’être laid.

Plus tard, je dirai que mon prénom honore la littérature. Tout de suite ça impressionne. J’aime, aujourd’hui encore, observer cet infime moment où les yeux de l’interlocuteur cherchent, où ils balaient dans leur cerveau en quête d’une réponse. Peu savent, beaucoup changent de bottes, mettent le sujet sur la touche.
Alors, quand j’entends sur les lèvres répliquer Stendhal ou Balzac naît une immédiate tendresse, une particulière complicité.

3.
À voir maman noyée de larmes qui m’enserre outrageusement, je crois que l’école est une épreuve, une torture. Au début. Ça ne dure pas, très vite, je chéris l’école. Sur le chemin sinueux où nous marchons chaque matin, main dans la main, je n’ose le montrer à maman, je crains qu’elle ne soit déçue.
L’école est mon échappatoire, le lieu de toutes les parenthèses. J’apprends. Je happe chaque mot prononcé par la maîtresse, je m’immerge d’informations, entendues, lues. Je m’ennivre. Je pénètre pleinement chaque page de toutes mes petites cellules grises.
Lorsque je lève la tête, c’est pour étudier. Les autres. Je regarde les enfants, ils me semblent étranges. Je les vois telles des bestioles singulières. Ils ont un mode de fonctionnement qui paraît inné, de l’ordre de l’inconscient collectif. Ils vivent ensemble sans connaître les règles, tous les maîtrisent spontanément. Je les étudie de la même manière que j’analyserai plus tard les coquillages, avec précision. Je les contemple, de loin, avec recul. Là est la différence.
Je me demande s’il ne faudrait pas tenter de leur ressembler, entrer dans leur monde. Seul, je suis bien. Parfois, l’idée d’avoir un copain me parcourt discrètement l’esprit. J’ai tant de secrets, les expliquer serait long, compliqué, et surtout, pas sûr que ça plairait à maman.
Ce que je préfère, à la récréation, ce moment qui sonne la délivrance pour les élèves, c’est les observer, surtout faire du sport. S’agiter comme si leur vie en dépendait, prononcer fort de drôles de mots impudiques, se démener à en avoir les cheveux collés au front par la moiteur de l’effort. Et lorsqu’ils ne jouent pas, ils en parlent, racontent des histoires de professionnels qui manient si bien la balle qu’ils ont de fières allures de héros grecs. J’aimerais bien, moi aussi, ressembler à ces champions de stade. J’aimerais bien essayer sur le bitume de la cour. Je ne sais pas si mon corps en a la force. Maman a peur que je me fasse mal, que je me casse quelque chose. Alors, j’essaie caché dans ma chambre. Une peluche, un coussin, deviennent des ballons, mon lit et mon bureau sont les buts de ce terrain fictif. Je jongle au ralenti, mimant un effet spécial de cinéma, je décompose chaque mouvement, sans faire de bruit, sans faire perler la moindre goutte de sueur. Je n’ai jamais l’audace d’accélérer la cadence.
Je suis cet enfant aux poches de jean usées à force d’être assis seul, sur les marches, dans un coin du préau. En classe aussi je suis physiquement seul, je dis physiquement parce que je me sens comme un poisson dans l’océan, dans mon élément. Je ne suis pas seul, je suis accompagné par la connaissance, je joue avec elle. Il m’arrive de me tromper, volontairement, j’ai néanmoins très bien compris la consigne. Une gommette mal positionnée, une couleur à la place de l’autre, puis progressivement, un mot incorrect, une définition erronée, une réponse incomplète. Se fondre dans la masse. Surtout ne pas se faire remarquer.
Cela laisse à maman l’occasion de me consoler. Et elle aime ça. Je ne peux pas être parfait, ça la blesserait. Je me dois de lui renvoyer les faiblesses qu’elle imagine.

Souvent, la maîtresse veut la rencontrer. Je dis la maîtresse, parce que le hasard veut que je n’aie pas de maître, le hasard ou les statistiques. Je dis la maîtresse, mais il y en a eu plusieurs, la maîtresse qui les englobe toutes. Elle veut parler avec maman, un rendez-vous aux allures de séance des pourquoi : pourquoi je suis seul, pourquoi je ne parle pas, pourquoi je ne joue pas, je ne cours pas. Je ne comprends pas ces questions de soi-disant grandes personnes. Et pourtant, dans ma tête, c’est en permanence que défilent les interrogations.
Je ne rentre dans aucune case. Parfois elle se demande même si j’en ai une en moins, ou peut-être une en trop (est-ce si important le nombre de cases ?).
Toujours maman s’agace, elle ne parle plus, elle hurle :
« Vous ne comprenez rien à rien ! Qui êtes-vous pour considérer mon fils comme un sauvage ! Et cessez avec vos histoires de psys, c’est bon pour les frappadingues comme vous ! »
Et tous les ans, ça recommence. Toujours. Ce n’est pas grave, un mauvais moment de tempête à passer la tête basse. Après je reprends le rôle du fils fragile, je joue le jeu de l’élève à part. Chacun regagne sa place et les ormeaux sont bien gardés.

4.
Ce jour-là, des châteaux ont poussé comme après la pluie les champignons, des forteresses de sable laissées par des enfants. Mes yeux ne savent plus où donner de la tête, ils cabriolent aux quatre coins, ils vont de tourelle en donjon, de rempart en pont-levis.
Ces édifices abandonnés, incomplets, érodés par les pas et les vagues sont l’occasion de m’inventer des histoires, des voyages dans une lointaine Espagne. Je suis tour à tour conquistador, écuyer, serf ou seigneur.
Mes préférés, ceux ornés par mer nature, surtout ceux parés de coquillages. Il y en a de toutes les formes, de toutes les couleurs, j’aime cette attention apportée aux détails. J’imagine le temps passé à ramasser ces coquilles perdues, bouts de bois flotté, plumes délavées. Ce soin un peu vain, un peu fou pour une éphémère construction. Le fantôme du Facteur Cheval planait au-dessus de chacun de ces palais de passage.
À pas feutrés, soulevant la pointe des pieds, j’ose m’approcher. Je les effleure doucement, je glisse une main en haut des ponts jusqu’au sommet des tours, j’en faufile une autre sous les tunnels, touche les courbes de sable, le sens devenir de plus en plus humide, de plus en plus épais. Entre mes doigts menus ruissellent les grains de plusieurs existences, de siècles de vie.

Ce jour-là, je décide de rapporter un petit coquillage, en souvenir de ce doux moment de rêverie. Je le glisse, discrètement, au fond de ma poche, sans que maman regarde. Surtout ne pas se faire remarquer. Je sais qu’il ne faut pas lui demander, elle dirait non. Elle n’aime pas l’inutile (notion toute relative).
Minuscule, anodin, cet acte va en entraîner tant d’autres, mon effet papillon. Si nous savions, si nous avions le pouvoir de savoir qu’un geste dérisoire répercuterait son écho sur l’ensemble de notre sablier, le ferions-nous ? On se focalise toujours sur les grandes décisions. Finalement, ce sont les petites, irréfléchies, qui bouleversent nos vies. »

Extraits
« Je suis submergé d’informations : les coquillages, les plumes d’oiseaux, les bois flottés. Ma tête commence à être aussi envahie que ma chambre. À force de tout mémoriser, je me demande si mon cerveau n’est pas allé se réfugier dans mon cœur.
Je sens qu’il faut gagner en efficacité. Certes, mes connaissances sont déjà précises mais je dois approfondir plus encore, aller plus loin dans les détails. Il me faut un carnet. Un petit carnet que je pourrais glisser dans ma poche afin de consigner la date, l’heure, le lieu, le contenu des trouvailles.
Mercredi 25 / 8 h 30 | plage des estrans | 8 plumes | 3 bois flottés.
Très vite, j’y ajoute la couleur, la couleur du ciel et de la mer. Il serait une erreur de penser qu’elle est toujours la même. » p. 44

« Je me suis construit sur un vide, mes fondations sont creuses, suspendues dans un néant. Nous ne sommes pas seulement notre mémoire, nous sommes aussi nos oublis, les trous de notre mémoire, nos absences, nos comblements, la fiction de ces comblements.
La vérité, avons-nous envie d’elle, besoin d’elle. Je ne crois pas. Il n’y a qu’une vérité, celle que l’on s’invente, chaque jour. » p. 114-115

« Lucien aura peut-être envie de savoir. Il ne vous interroge pas verbalement, mais il se demande, ou se demandera, qui il est. On ne naît pas nu, on hérite d’une mémoire souterraine, on s’emmaillote d’une mythologie. » p. 165

À propos de l’auteur
PAUL_LE_GARREC_Lena_©Philippe-MatsasLéna Paul-Le Garrec © Photo Philippe Matsas

Léna Paul-Le Garrec vit à Nantes et se consacre à l’enseignement. Lulu est son premier roman. (Source: Éditions Buchet Chastel)

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Princesse autonome

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En deux mots
À 29 ans, Mars n’a pas réussi sa vie. Elle passe d’un amant à l’autre et découvre que son père, qui ne l’a pas reconnue, est le géniteur d’une demi-sœur née à quatre mois d’intervalle. Fort heureusement, elle peut compter sur sa famille et ses amies pour la pousser à mettre un peu d’ordre dans ce chaos.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Mars, et ça repart

Dans un premier roman à la veine autobiographique, Lola Zidi révèle qu’elle a une demi-sœur. Mars, son héroïne de 29 ans, va tenter de se construire une vie, maintenant qu’elle dispose d’un mode d’emploi tombé du ciel, ou presque.

Comme la nouvelle a été largement reprise par la presse people, je vous propose d’évacuer d’emblée l’aspect autobiographique du roman, car il n’est pas à mon sens que l’aiguillon qui a poussé Lola Zidi à prendre la plume et à développer son imaginaire autour de son secret de famille. La fille d’Yves Régnier a effectivement découvert sa demi-sœur sur le tard, même si son existence lui était connue. Le décès de son père en 2021 n’étant sans doute pas étranger à cette volonté de rassembler sa famille.
Oublions donc la bio pour le roman, car la plume virevoltante de Lila Zidi mérite que vous vous attachiez à Mars, la narratrice de 29 ans que l’on découvre avec le moral dans les chaussettes au moment où commence sa tentative de reprise en mains de sa vie qui « est un énorme désordre bien huilé, orchestré par ses pagailles internes ».
Fort heureusement, elle peut compter sur sa grand-mère Huguette, qu’elle a surnommé avec ses cousines Mamie Gangsta.
La doyenne a vu sa petite-fille s’enfoncer dans son mal-être et lui enjoint de se reprendre en mains. Désormais, il n’est plus temps de se morfondre. Il faut agir. Mais c’est sans doute plus facile à dire qu’à faire.
Heureusement, elle peut compter sur Billie, son amie espagnole: « Elle est mon double tout en étant mon opposé, à nous deux nous sommes un paradoxe, un assemblage de pièces détachées. On s’est rencontrées dans le ventre de nos mères. Le coup de foudre a été immédiat, si bien qu’on a grandi collées, comme deux inséparables ». Elle aura la bonne idée de lui offrir Berlin, un petit chien adorable, comme cadeau d’anniversaire. Un premier amour…
Mais il n’en reste pas moins que le coup de pouce déclencheur viendra de Hugo, un garçon de café. Le jeune homme sert de messager et lui transmet un carnet Moleskine dans lequel une mystérieuse coach vient la conseiller et lui confier la marche à suivre pour devenir Princesse autonome.
Au fil des étapes de cette formati1on bien particulière, les surprises et les émotions vont accompagner Mars jusqu’au happy end espéré.
Lola Zidi a trouvé la trame romanesque qui convient parfaitement à son personnage pour transformer une jeune femme rongée par le doute en une battante. Hymne à l’amitié autant qu’à l’amour, ce vrai-faux guide de développement personnel est aussi une belle illustration du volontarisme. Agir pour ne pas subir, s’ouvrir aux autres sans se cacher et accepter les mains tendues, voilà quelques-uns des messages livrés ici avec humour et pertinence.

Princesse autonome
Lola Zidi
Éditions Fayard
Premier roman
306 p., 18,50 €
EAN 9782213724997
Paru le 08/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Dreux.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mars a une vie en pagaille et le cœur en vrac. Sa particularité : elle est la fille cachée d’un acteur adoré des Français qui ne l’a pas reconnue. Le jour de ses vingt-neuf ans, sa Mamie Gangsta lui ordonne de reprendre sa vie en main. L’amour en maître mot et une armée de femmes à ses côtés, Mars part à la découverte de son passé pour mieux se construire et enfin devenir autonome.
Avec ce premier roman touchant et riche d’enseignements, Lola Zidi nous invite à explorer différentes voies pour trouver son chemin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Télé 7 jours


Bande-annonce du roman Princesse Autonome de Lola Zidi © Production éditions Fayard


L’interview «Toute première fois» avec Lola Zidi ©Production Hachette France

Les premières pages du livre
« Prologue
Je m’appelle Mars, mais, à ce qu’il paraît, je viens de Vénus. Je n’ai toujours pas compris quelle idée avait poussé ma mère à me donner ce prénom aussi étrange que ridicule. Je connais mon père, mais de loin, et ça me va très bien. Il m’a donné ses yeux vert émeraude teintés de jaune, tant pis pour lui, tant mieux pour moi, arme secrète pour hypnotiser ces hommes qui ne savent pas aimer. Si la séduction est d’une simplicité, l’amour, c’est une autre affaire et visiblement pas la mienne. Toute forme d’attachement me révulse, les mots mielleux me font gerber. Mon canard, mon lapin, mon cœur, ma douce, ma belle, mon bébé, merci bien, Mars suffira. C’est assez et déjà trop pour ne pas en rajouter avec des surnoms bidon. Je m’amuse avec les cœurs comme on joue avec des cartes, ne promets jamais rien, me déguise en princesse le temps d’arriver dans leur lit, vomis les contes de fées une fois le jour levé et disparais avant même que mes conquêtes d’un soir aient eu le temps de se réveiller. Je baise, je jouis, je me barre. Je préfère être un bon souvenir qu’une histoire regrettable. Je ne m’encombre de rien, vis comme je danse et parle comme je pense. Je clope comme un pompier, Marlboro rouge s’il vous plaît, et bois du whisky sans grimacer. Je ne supporte pas le refus, affectionne les interdits, pisse la porte ouverte et si je pouvais-je pisserais debout. Le danger ne me fait pas peur. Au mieux il m’excite, au pire il me distrait. Mon corps ressemble à une carte aux trésors dont mes tatouages sont les indices et ma chevelure mi-lionne, mi-renarde, ainsi que mon grain de beauté au ras des cils, ma marque de fabrique. Je me maquille peu, mais bien, juste ce qu’il faut pour cacher l’irréparable. Je n’ai pas de style, m’habille comme ça vient. Une nuit Converse, un jour talons aiguilles. J’ai une grande gueule et une belle bouche. Putain et merde sont mes jurons préférés, la provocation est ma meilleure amie et l’humour noir, mon outil favori pour faire grincer des dents les culs serrés, les hypocrites, les lâches et êtres en tout genre, aficionados du conformisme. Je ne m’endors jamais sans une nuit agitée, somnifère idéal pour aller à la rencontre de mes rêves et mettre en pause mon cerveau survolté. Je dors peu, mal, et repars de plus belle. Ma vie est un énorme désordre bien huilé, orchestré par mes pagailles internes.

Chapitre 1
Les pavés viennent de me déchausser d’un pied. Mon équilibre, qui n’était déjà pas certain, a bien failli me laisser sur le carreau. Comme si de rien n’était, je fais marche arrière. Verdict : un talon en accordéon et une cheville douloureuse. Bien entendu, ma cascade n’a pas échappé aux quelques touristes matinaux assis en terrasse, ni au vieux Marco, le célèbre poissonnier de la rue Montorgueil.
– Et une daurade royale qui se rattrape de justesse !
– T’aurais pu dire une sirène ! je lui rétorque du tac au tac, ma voix cassée par le manque de sommeil.
– Vu ta tête, on est plus sur une daurade, je t’assure. Comment elle va ce matin ?
– Mon cher Marco, mieux ce serait insupportable !
– J’ai croisé Judith et Lili hier, elles ont acheté un magnifique turbot. J’espère que ça a plu à Huguette !
Marco a toujours eu un faible pour notre grand-mère. Il est l’un des rares à l’appeler encore par son prénom, comme s’il souhaitait signifier par là qu’il la connaît depuis le temps d’avant, celui où nous n’étions pas encore nées. Ce vieux monsieur a beau avoir les traits creusés et autant de rides que de cheveux blancs, sa vitalité le rajeunit.
– Ça faisait longtemps que je les avais pas vues. Ça m’a fait plaisir. Elles m’ont raconté leurs vacances, elles sont toutes bronzées, ça leur va bien. D’ailleurs tu ferais bien d’en prendre, t’es toute pâlotte ! L’été, c’est fait pour profiter du soleil… Enfin, elle en a de la chance, votre grand-mère. Sacrée brochette, les cousines ! Et pas une brochette de thon…
J’écoute à moitié. Mes paupières sont de plus en plus lourdes, autant que ses incontournables blagues. Voilà le problème avec l’alcool : au début, c’est un excitant, à la fin, ça tourne au somnifère. Je dois à tout prix écourter cette conversation :
– Ce fut un plaisir de te voir.
– Plaisir partagé ! Tiens, prends quelques crevettes pour Huguette. Cadeau de la part de Marco. Tu lui diras, hein ?
– Crois-moi, y a que toi qui offres ce genre de choses.
– Puis, fais attention, pavés, talons, whisky, ça ne fait pas bon ménage.
– Tu as raison, mon capitaine !
Je retire ma deuxième chaussure et jette la paire dans la poubelle à quelques mètres. Je lui adresse un clin d’œil :
– De toute façon, elles sont foutues !
– Ça se répare, TOUT se répare, ma petite ! me crie-t-il.
Parle à mon dos, mon cœur est malade. Pieds nus, je m’en vais rejoindre Morphée et ma grand-mère, le temps d’un sommeil en décalé.

8514, code tatoué dans ma mémoire du 34, rue Montorgueil. Avec le peu de force qu’il me reste de cette nuit blanche, je monte les trois étages. Arrivée devant sa porte, je n’ai besoin ni de clefs, ni de sonner. Un coup d’épaule suffit.
Perchée sur un escabeau, le long de ses immenses armoires à portes miroir, elle fait du tri. La tête dans ses boîtes à souvenirs, les miens resurgissent. Petite, je passais des heures à danser devant cette enfilade de glaces. Ce meuble m’offrait la chance de ne plus être seule. Jusqu’à ce que mes cousines débarquent et viennent se dandiner à mes côtés. J’étais leur exemple, la grande, celle que l’on veut imiter. Maintenant, elles ont 22 ans, et je prie pour qu’elles ne me ressemblent pas.
Le passé se superpose au présent et finit par se fondre pour me laisser seule avec mon reflet. Mon mascara a coulé. Cette soirée m’a foutu de la tristesse plein la gueule. Je ne suis pas belle à voir. Mieux vaut dormir. Pour une fois, les oreilles défectueuses de ma grand-mère m’arrangent. J’engage un discret demi-tour pour me faufiler dans sa chambre, quand son odorat imbattable brise mes espoirs de passer inaperçue.
– Mars, dépêche-toi de mettre les crevettes au frais, elles vont prendre chaud.
– Comment tu sais ? Ça aurait pu être les jumelles.
– Tes cousines ne sont pas si matinales, ma petite chérie. Si tu vois ce que je veux dire…
– Que veux-tu, l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ! Elles finiront par s’en rendre compte.
Je tente de noyer le poisson avec humour, mais elle n’a pas l’air de mordre à l’hameçon. En déposant le sachet de crustacés dans le frigidaire, je me prends les pieds dans la poubelle et finis par refermer la porte d’une tête magistrale, digne de Cristiano Ronaldo. Sauf que je me suis pris le ballon à moitié dans les dents. Heureusement pour moi, ma grand-mère n’a rien vu de ma sublime action. Mine de rien, je continue à faire diversion :
– Pour Huguette, de la part de Marco.
– Que je déteste quand tu m’appelles comme ça !
– Ce n’est pas moi, c’est ton amoureux.
– Tu sais très bien que je n’ai qu’un seul amant : il donne dans le surgelé et il s’appelle…
– PICARD, je sais !
Son canapé me tend les bras, j’allonge mon mètre soixante-trois et sors ma dernière clope, histoire de cramer le peu de capacité pulmonaire qu’il me reste. Elle n’a toujours pas relevé la tête.
– Tu fumes trop, Mars, ce n’est pas bon pour ta santé !
– Faut bien mourir de quelque chose…
D’habitude, mon esprit caustique la fait rire. Ce matin, il n’en est rien. Moi qui espérais lui décrocher un sourire, raté ! Je ravale le mien en tirant une longue bouffée sur ma cigarette à moitié tordue et la regarde s’agacer à chercher ce qu’elle ne trouve pas.
Avec le temps, mes cousines et moi l’avons baptisée Mamie Gangsta. Parce qu’elle est haute comme trois pommes, mais ne craint personne. Parce qu’elle picole, fume des joints et rigole à nos blagues, même les plus connes. Avec elle, on peut parler de tout. De mecs, de cul, de rien. Elle est notre boîte à secrets, notre royaume de tendresse. Cette petite blonde de quatre-vingts ans, aux allures de bourgeoise et au cœur de bohème, est plus dangereuse que n’importe quel cartel mexicain. Elle nous protège depuis toujours et assure nos arrières mieux que quiconque. Elle est notre rocher, nous sommes ses arapèdes qui refusons de se décoller.
Surtout moi. Je suis la seule à avoir vécu avec Mamie Gangsta. Ça devait être temporaire, finalement ça a duré dix ans. Au début, j’étais son invitée, puis très vite ça s’est transformé en colocation des temps modernes. J’avais pour missions principales de faire les grosses courses et de descendre les poubelles. Le reste des tâches quotidiennes se répartissait en Post-it, dispersés en points stratégiques : « Pense à vider le lave-vaisselle ! », « Étendre le linge avant de partir », « Une pile de petites culottes propres t’attend, pliées sur la machine, n’oublie pas de les récupérer, tu vas finir cul nu ». Bien sûr, j’avais mis un point d’honneur à lui payer un loyer. Son refus était catégorique, ma décision inébranlable. À chaque fin de mois, je glissais ma participation dans son portefeuille. Notre cohabitation roulait comme sur des roulettes. Puis, en juin dernier, elle m’a prise entre quatre yeux et, de son air le plus sérieux, m’a prié de chercher un appartement. J’étais si vexée que, sa requête à peine formulée, j’avais déjà fait mes valises. Ni une ni deux, j’étais partie. La copine d’une copine connaissait quelqu’un qui cherchait à sous-louer son studio pour un an. C’est comme ça que je me suis retrouvée dans un mouchoir de poche au fin fond du 19e arrondissement de Paris.
Je n’ai jamais osé lui demander la raison, certainement par peur d’entendre ce que je redoute. Mais, ce matin, l’alcool délie ma langue.
– Pourquoi tu n’as pas voulu que je reste avec toi ?
– Parce que tu dois apprendre à voler de tes propres ailes.
– Et si je volais mieux avec les tiennes ?
Elle sort enfin la tête de ses cartons. J’ai honte. Je suis dans un état lamentable. Mes neurones pataugent dans un bain de whisky et mon visage ressemble à une peinture qui aurait pris la flotte. Dans sa main tremble une photo en noir et blanc. Le portrait de mon grand-père me sourit. Ce grand gaillard est mort quelques semaines avant ma naissance. De lui, je ne connais que des bribes d’anecdotes : la rencontre en Algérie dans le mess des officiers, le premier baiser sur sa Vespa, les lettres enflammées de rêves pendant la guerre, la vie de misère une fois leur arrivée en France et la réussite progressive à la sueur de leur front. Henri et Huguette formaient le couple parfait, en apparence. Jusqu’à ce qu’elle demande le divorce. Mamie Gangsta a toujours refusé de s’étendre sur le sujet. Malgré tous ses efforts à nous faire croire le contraire, elle ne l’a jamais oublié.
– Il te manque ?
Elle se perd dans ses souvenirs. Quelque chose a changé. Ses traits et ses silences ne racontent plus la même histoire. Après un long soupir, elle revient à moi :
– La seule chose qui me manquera, c’est vous.
Je fais comme si je n’avais rien entendu. Mais le noir de mes cils, qui déborde à nouveau le long de mes joues, me trahit. Ma grand-mère descend de son perchoir et vient se blottir contre ma peine silencieuse. Elle saisit ma tête, la pose sur ses genoux et me caresse le visage comme quand j’étais enfant. Je m’accroche à ses genoux et à sa jupe à fleurs.
– Mamie Gangsta, tu ne m’abandonneras jamais, toi, hein ?
– Ma petite chérie, même avec toute la volonté du monde, je ne serai pas toujours…
Le volume de sa voix diminue, mes yeux se ferment. Je lutte. Je somnole. Je ne sais plus ce que je dis.
– J’aurais préféré qu’il soit mort !
– Tu parles de ton père ?
– J’ai pas de peur… Il m’a pas vue… y avait tout… une belle petite famille…
– Dors ! La nuit porte conseil, ma petite fille, aujourd’hui est un nouveau jour.
Bercée par la main de celle qui n’a jamais lâché la mienne, je laisse Morphée me prendre dans ses bras.

Mamie Gangsta s’agite dans la cuisine. La mélodie de l’orange pressée me sort de ma léthargie, l’odeur du café noir m’invite à ouvrir l’œil, le pain grillé me supplie de passer à la verticale et les frémissements des œufs brouillés dans la poêle m’ordonnent de reprendre conscience. Mission accomplie. État des lieux, estimation des dégâts. J’ai quelques bleus sur les jambes, une cheville capricieuse et mes dents me font mal. Je passe ma langue dessus pour vérifier qu’elles sont toutes là. Le compte est bon, mais douloureux. J’ai dû tomber. Un méchant mal de crâne me brûle les tempes. Comme d’habitude, ma mémoire fait des siennes et a laissé un trou noir dans ma nuit blanche. Je tente de retrouver des indices de ma soirée quand Mamie Gangsta m’interrompt :
– Maintenant que tu as décuvé, tu veux bien m’expliquer ce qu’il s’est passé ?
– Bonne question !
– Laisse-moi deviner… Tu as oublié ?
Elle pense que ça m’arrange de ne pas me souvenir. Moi, je me tue à lui expliquer mon inconfort à culpabiliser de ce que j’ignore. De l’autre côté de son bar, elle m’épie avec insistance.
– Avant de t’endormir, tu as baragouiné quelques mots. Je crois bien que tu as parlé de ton père…
– Je n’ai pas de…
– Arrête avec ça, me coupe-t-elle, tout le monde a un père, Mars. Tu l’as revu ? Il t’a appelée ?
– C’est flou… »

Extrait
« Billie regarde toujours le verre à moitié plein. Partout où je vais, cette Espagnole au caractère bien trempé n’est jamais loin. Elle est mon double tout en étant mon opposé, à nous deux nous sommes un paradoxe, un assemblage de pièces détachées. On s’est rencontrées dans le ventre de nos mères. Le coup de foudre a été immédiat, si bien qu’on a grandi collées, comme deux inséparables. » p. 34

À propos de l’auteur
ZIDI_lola_©Dominique_JacovidesLola Zidi © Photo Dominique Jacovides

Lola Zidi est une comédienne, artiste interprète et chanteuse française. Elle est la fille du comédien, scénariste et réalisateur Yves Rénier et de la comédienne et metteuse en scène Hélène Zidi. Lola Zidi se forme à l’Académie des arts Urbains et au Laboratoire de l’acteur. On la voit dans de nombreuses séries à la télévision (Fourniret, LaTraque, RIS Police scientifique, Memento, Les bleus, Préjudices, Navarro, PJ, Ça s’appelle grandir, Une famille à tout prix, Au bénéfice du doute, La mère de nos enfants), mais également au théâtre et dans des courts-métrages. Princesse autonome est son premier roman (Source: Purepeople)

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Par-delà l’attente

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En deux mots
Au moment où le verdict va être prononcé, l’avocate chargée de défendre Christine Papin revient sur cette affaire et sur son parcours. Elle espère que le jury sera sensible à ses arguments et ne condamnera pas sa cliente à la peine capitale.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’avocate de l’affaire Papin

Dans son premier roman, l’avocate Julia Minkowski a choisi de revenir sur le procès des sœurs Papin au Mans en 1933. Un fait divers emblématique qu’elle aborde à travers le regard de Germaine Brière qui défendait Christine Papin.

Certains faits divers sont passés à la postérité comme ceux de Landru, de Violette Nozière, du Docteur Petiot ou encore l’affaire Dominici. Il en va de même pour les sœurs Papin, deux employées de maison accusées d’un double meurtre sur leurs patronnes, Mme Lancelin et sa fille, au Mans en février 1933. L’affaire a du reste déjà été traitée par les écrivains, les cinéastes et les dramaturges sous différents angles, de Jean Genet avec Les Bonnes à Claude Chabrol avec La Cérémonie. L’originalité du roman de Julia Minkowski tient dans l’angle choisi, celui de l’avocate de l’une des prévenues, Christine Papin.
C’est au moment où les jurés se retirent pour délibérer, après sa plaidoirie, que s’ouvre le roman. Germaine Brière regarde ses deux clientes retourner en cellule en se disant qu’elle a raté son coup. La ligne qu’elle avait choisie était pourtant convaincante, Christine était aliénée et devait par conséquent bénéficier de
l’article 64 qui stipule qu’il «n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action». Quant à Léa, elle devait être mise hors de cause étant arrivée sur les lieux après le double meurtre. «Une folle et une innocente. Un double acquittement.»
Sauf que ce procès, qui retient l’attention des médias, dépasse déjà ce seul cadre juridique. Les magistrats n’ont pas pu oublier la dimension politique et sociale dont la presse s’est emparée. Les bourgeois contre les domestiques, mais aussi les magistrats-patriarches contre les femmes.
Alors que se joue le sort de Christine et Léa, Germaine se remémore ses années durant lesquelles elle a suivi ses études et ses difficultés à se faire accepter dans ce milieu masculin. Il lui aura fallu un certificat de virginité et un procès pour parvenir à être inscrite au barreau.
«À compter de ce jour, on avait vu Me Germaine Brière sillonner fièrement la Sarthe au volant de sa Citroën. De tribunal en tribunal, elle plaidait les petites affaires civiles et commerciales, correctionnelles et criminelles, de cette clientèle insolite. Familière des bureaux des greffes et des parloirs de la prison, elle était devenue incontournable. Dans leurs dépêches, les échotiers locaux soulignaient toujours le talent dont elle faisait montre dans ses plaidoiries.»
Un talent qui n’aura toutefois pas suffi à éviter une première condamnation à mort, ni à arracher la grâce du Président de la République. Une expérience forte qui convaincra Germaine de l’inanité de la peine de mort. La chronique d’autres affaires qu’elle traitera par la suite, ses déboires sentimentaux et ses problèmes de santé éclairent l’état d’esprit de l’avocate au moment du verdict.
Julia Minkowski, en habituée des prétoires, a bien compris que «la machine bourgeoise était en marche pour venger un de ses membres» dans ce procès et que «les notables étaient mobilisés, solidaires dans l’adversité.»
La romancière plaide pour la féminisation des tribunaux. On serait tenté d’ajouter que le bon sens l’exige, mais que le combat est loin d’être gagné.

Par-delà l’attente
Julia Minkowski
Éditions JC Lattès
Premier roman
224 p., 00,00 €
EAN 9782709669429
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, au Mans, à Champagné ainsi qu’à Angers, Paris et Rueil-Malmaison ainsi qu’à Tréboul en Bretagne.

Quand?
L’action se déroule durant la première moitié du XXe siècle

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Mans, 29 septembre 1933. Maître Germaine Brière prononce les derniers mots de sa plaidoirie. Sur le banc des accusés, les sœurs Papin, les deux bonnes qui ont tué leurs patronnes. Il est minuit passé, les jurés rejoignent la salle des délibérations.
Dans le palais désert, Germaine attend le verdict. Elle se remémore les combats de sa vie. Bientôt, elle sera l’avocate qui a sauvé les domestiques assassines ou celle qui a échoué face à une justice d’hommes et de notables. Le triomphe ou la honte. Ne reste qu’à espérer…
Au cœur d’un fait divers qui ne cesse de fasciner, Julia Minkowski brosse le portrait d’une femme libre et révoltée.
En nous plongeant dans la psyché de sa consœur, figure oubliée de l’histoire, maître Julia Minkowski déploie avec maestria sa plume de romancière dans un premier texte puissant et vibrant.

Les critiques
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Blog Mémo Émoi
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Julia Minkowski présente Par-delà de l’attente © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Le Mans, vendredi 29 septembre 1933.
— Nous n’implorons pas la pitié pour ces jeunes filles. Pas une seule fois je n’ai fait appel à vos cœurs. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de pitié, mais de justice. Ce n’est que la justice que nous demandons pour celles qui sont là et qui y ont droit. Notre seul désir, c’est de pouvoir vous faire partager l’ardente conviction qui nous anime. Ce que nous vous demandons ne peut pas choquer vos consciences. Nous ne voulons que la vérité, et nous la recherchons passionnément dans cette affaire.
Germaine marqua un silence.
Elle regarda furtivement l’horloge de la salle d’audience, accrochée derrière la chaire où était perché le procureur de la République. Minuit allait bientôt sonner, elle plaidait depuis plus d’une demi-heure. Il était temps d’en finir avec sa péroraison, seule partie du discours qu’elle avait pris pour habitude d’écrire. Ma béquille pour trouver les derniers mots, se rassurait-elle.
— Vous êtes, messieurs les jurés, notre suprême espoir, celui vers lequel nous nous tournons désespérément, en vous suppliant de nous aider dans notre recherche de la vérité. Oui, aidez-nous, messieurs les jurés, aidez-nous à faire toute la lumière, faites ordonner cette nouvelle expertise mentale, nous ne vous demandons que cela. Vous ne pouvez pas nous le refuser.
Germaine entendit les talons de ses chaussures à brides résonner dans l’ancienne chapelle du couvent de la Visitation. Tandis qu’elle regagnait le banc de la défense, chaque claquement de pas s’envolait vers les voûtes du plafond, le long des six fenêtres hautes.
C’était toujours pour elle un moment embarrassant à la cour d’assises. Tel un comédien qui ne serait pas applaudi après une longue tirade, l’avocat retournait à sa place sans un bruit pour l’accompagner. L’assistance, comme affligée par la piètre qualité de l’orateur, n’avait rien d’autre à opposer qu’un mutisme lourd de sens. Mais ce malaise était le fruit d’une réflexion bien vaniteuse. Elle était la première à le faire valoir à chaque procès : on n’était pas au spectacle.
Germaine s’assit. Pour tous, c’était le signal que sa partie était terminée et que leur attention pouvait se détourner. Le président, ses trois conseillers et les douze jurés trônaient au fond de la nef. Dans le public, les plus chanceux étaient bien installés face à la cour. Les autres se tenaient debout, jouant des coudes, adossés aux murs ou agenouillés. Les tribunaliers et les échotiers étaient serrés sur les bancs de la presse, opposés à l’estrade qui accueillait au premier rang les témoins, au deuxième les avocats de la défense, et au troisième les accusées. Christine et Léa Papin.
Germaine prit une grande inspiration, à la mesure de son soulagement. Elle avait plaidé. Au fil des années, son anxiété à l’approche des audiences ne cessait de croître. Ses trente-six ans ne lui étaient d’aucun secours. « L’expérience est un peigne qu’on donne aux chauves », avait coutume de dire sa mère.
L’angoisse qui l’habitait depuis plusieurs semaines s’apaisait enfin. Les gouttes de sueur qui coulaient entre ses seins, sous le mille-feuille de sa robe d’avocat, sa veste en tweed, sa chemise en soie et son corset, seraient bientôt froides. Elle frissonna.
— Germaine, ça va ?
Elle sentit la main chaude et charnue de Pierre envelopper la sienne. Il avait posé la question à voix basse, avec l’intonation compatissante que prenaient souvent ses proches et qui l’exaspérait. Elle hocha la tête, tâchant de dissimuler son agacement. Son teint était pâle et son souffle encore court, elle le savait. Doucement, elle retira sa main. De ses doigts elle effleura les crans de ses cheveux cendrés le long de son front large et réajusta le chignon bas qui accentuait son port altier.
— Tu as été épatante.
— Ils n’ont pas compris, Pierre.
Elle l’avait senti très vite, au bout de quelques minutes. Et pour être tout à fait honnête, elle l’avait même constaté pendant la plaidoirie de Pierre pour Léa, avant qu’elle-même ne se lève pour Christine. Mais une étincelle d’espoir, celle qu’elle conservait au fond de son cœur depuis l’enfance, lui avait laissé croire qu’elle serait plus convaincante que son ancien camarade de fac. Jamais elle n’était partie vaincue à un procès ni n’avait laissé le défaitisme s’installer pendant une audience. Elle avait foi non pas en la justice des hommes – il y avait bien trop de décisions qui la révoltaient –, mais en elle-même.
Certes, sa mince silhouette faisait moins sensation dans un prétoire que la carrure d’ours de Pierre. Mais comme l’étoile d’une équipe de football, sport qui la fascinait pour ses retournements surprise de fin de match, elle était jusqu’au bout certaine qu’elle pouvait marquer le but de la victoire en plaidant. Cette ferveur était sa force. Cette fois, elle avait dû se rendre à l’évidence : elle avait fait fausse route. Sa faculté d’entrer dans le cerveau des jurés, ce don qui la caractérisait, lui avait manqué. Ce soir, elle n’avait pas su sculpter la matière grise.
— Maître Brière, la cour vous remercie. Accusées, levez-vous !
La voix claire du président prit le relais de celle, rauque et un peu voilée, de Germaine. Combien de fois avait-elle entendu le juge Beucher lancer cette injonction ? Voilà bientôt dix ans qu’elle le pratiquait, autant d’années qu’elle exerçait. Elle le connaissait par cœur. Il allait demander maintenant aux accusées si elles avaient quelque chose à ajouter. Il feindrait d’écouter avec attention la réponse, brève et mesurée, bien préparée, qu’il obtenait à chaque coup. Puis il les inviterait à poursuivre, les fixant de son regard de Méduse, sans un mot.
Meubler le silence, qui sait y résister ? Qui peut rester bouche bée quand le président de la cour d’assises, le dos voûté par son épais costume de velours pourpre, pose sur vous ses yeux, multipliés à l’infini par ceux des jurés à ses côtés ? Il espérait ainsi que l’accusé, parlant trop, écorne l’image édulcorée de lui-même que le défenseur s’était donné tant de mal à imposer à l’audience. « Tais-toi, tais-toi, tais-toi », criait Germaine mentalement, dans cet élan irrationnel qui emporte l’avocat lorsqu’il cherche à transmettre ses pensées à celui qu’il défend. En vain, le plus souvent.
Derrière Pierre et Germaine, leurs clientes respectives se levèrent, synchrones, sœurs siamoises séparées par le garde en képi posté entre elles. Son air circonspect disait qu’il avait passé là l’après-midi et la soirée à se demander comment ces jeunes femmes noiraudes et maigres, de vingt-deux et vingt-huit ans – si obéissantes, si placides, aurait-il presque ajouté – avaient pu commettre une telle abomination. À aucun moment elles n’avaient retiré leurs manteaux, comme si elles ne comptaient pas s’attarder, qu’elles n’étaient pas concernées et ne faisaient que passer. Bien coiffées, bien mises, malgré sept mois de détention. Léa Papin, fourreau en laine noir à col montant. Christine Papin, manteau croisé d’un blanc immaculé. Deux pions sur l’échiquier de la justice.
— Pour celle-ci le bagne, pour celle-là l’échafaud !
Tels avaient été les derniers mots du réquisitoire du procureur. Les avait-il écrits, lui aussi, affûtant l’estocade avant d’entrer dans l’arène ? Les entrailles de Germaine se serrèrent. Ses lèvres pleines, et au dessin régulier, se muèrent en un rictus. Le soulagement égoïste de la fin de la plaidoirie, porté par la libération d’adrénaline que procure l’exercice, était toujours de courte durée. C’était la figure de la Mort que dessinaient les volutes de fumée de cigarette qui saturaient l’air de la salle d’audience. L’assassinat de leur patronne et de sa fille par les deux bonnes, le soir de la chandeleur, le valait bien.
— Accusée Christine Papin, avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ? gronda Beucher.
Les yeux clos, Christine répondit par la négative. Elle ne les avait pas ouverts de toute l’audience, et Germaine regretta de ne pas en avoir fait un argument de défense : comment juger quelqu’un dont on ne connaît pas le regard ?
Christine avait prononcé un « non » à peine audible, comme toutes ses déclarations au procès. Germaine se garda bien de le répéter tout haut. Depuis le banc des accusés, les murmures des deux sœurs étaient imperceptibles pour l’auditoire. Tout l’après-midi, elle avait été contrainte de s’en faire l’écho.
— Des enciselures, avait-elle dû préciser d’une voix forte, pour reprendre une réponse de Léa au sujet des blessures post mortem infligées avec un couteau de cuisine à Mlle Geneviève Lancelin, alors âgée d’à peine trente ans.
Une lueur d’horreur était passée d’un juré à l’autre, tel un feu follet. Il arrivait à Germaine d’oublier la prudence indispensable à l’évocation de certains détails du dossier qui, à force d’être étudiés, lui paraissaient presque banals. Les jurés y avaient sans doute décelé un manque d’empathie de sa part. Elle avait perdu un point, marqué un but contre son camp.
Le président n’essaya pas de faire parler davantage Christine Papin. Germaine se pencha vers Pierre.
— Tu vois, lui aussi sait que son sort est joué. Nul besoin d’en rajouter. Pour celle-là, l’échafaud !
Comment avaient-ils pu se fourvoyer à ce point ? Non, c’était injuste pour Pierre. Il était avocat à Tours. C’est moi, se dit Germaine, qui connais les jurés de la cour d’assises de la Sarthe, moi qui aurais dû comprendre, après le tirage au sort, qu’il fallait changer de stratégie. Comment croire que ces jurés-là, cinq cultivateurs, un charron, un charpentier, deux propriétaires terriens, tous de la campagne, pour un agent militaire et deux notaires de la ville, s’élèveraient contre le respectable président Beucher ?
Son fidèle ami Pierre Chautemps, fils de député, frère de ministre, s’était laissé convaincre de faire d’abord le voyage au Mans pour défendre Léa dans cette sordide affaire, puis de demander aux jurés de défier les magistrats en refusant, au nom de la vérité, de rendre un verdict et d’exiger à la place une nouvelle expertise mentale. Cela s’était produit dans une autre cour d’assises, Germaine l’avait lu dans la presse. De là lui était venue cette idée saugrenue. Elle sentit le poids de la culpabilité s’abattre sur ses cervicales, déjà douloureuses.
Devant elle, posé sur la table, son vieux Code pénal était ouvert à l’article 64 :
Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ou lorsqu’il a été commis par une force à laquelle il n’a pas pu résister.
Cet article de bon sens, de progrès, était hérité du droit romain et avait valeur de loi depuis Napoléon. Il ne datait pas d’hier. Dans ce procès, il était la bouée de sauvetage que Germaine essayait désespérément de jeter aux deux sœurs qui se noyaient sous ses yeux. Mais trois aliénistes, désignés comme experts par la justice, dirigeaient le navire et ne comptaient pas faire le détour pour aller les secourir. Pour eux, Christine et Léa étaient saines d’esprit.
Léa, invitée à son tour à se lever une dernière fois pour se défendre, ne fut pas plus bavarde que sa sœur. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces deux-là étaient taciturnes. Sournoises, pouvait-on lire à la ligne « caractère » du bulletin de renseignements en procédure. Beucher fit néanmoins peser sur elle son silence calculateur. Léa avait été disculpée à l’audience par son aînée du meurtre de la mère Lancelin. Le seul pour lequel elle comparaissait, quand Christine elle-même était poursuivie pour le double homicide. L’acquittement d’une des sœurs dans ce dossier était une éventualité qui devait répugner au président. Mais Léa était encore plus coriace que lui quand il s’agissait de se taire. Elle resta muette.
— Je suis sourde et muette, et je n’ai rien à dire.
Voilà ce que Léa avait déclaré au juge d’instruction le soir du crime, sept mois plus tôt. D’une certaine manière, c’était vrai. Léa parlait très peu.
Beucher dut s’avouer vaincu pour cette fois, ce qui procura à Germaine une brève satisfaction. Résigné, il déclara les débats clos, ordonna la remise du dossier entre les mains du greffier Dubois et entreprit la lecture des questions auxquelles le jury allait devoir répondre :
— Question no 1, Papin Christine est-elle coupable d’avoir au Mans, le 2 février 1933, volontairement donné la mort à Rinjard Léonie épouse Lancelin ?
» Question no 2, Papin Christine est-elle coupable d’avoir au Mans, le 2 février 1933, volontairement donné la mort à Lancelin Geneviève ?
» Question no 3, le meurtre ci-dessus spécifié sous le numéro 2 a-t-il précédé ou accompagné ou suivi le meurtre ci-dessus spécifié sous le numéro 1 ?
» Question no 4, ces crimes ont-ils été commis avec des circonstances atténuantes ?
» Question no 5, Papin Léa est-elle coupable d’avoir au Mans, le 2 février 1933, volontairement donné la mort à Rinjard Léonie épouse Lancelin ?
» Question no 6, ce crime a-t-il été commis avec des circonstances atténuantes ?
Avant de déclarer l’audience suspendue, le président rappela aux jurés que le doute devait profiter aux accusées et que la loi ne leur faisait que cette seule question : avez-vous une intime conviction ?
Comme chaque fois qu’elle entendait la lecture de cet article du code d’instruction criminelle, Germaine eut la chair de poule. Et comme chaque fois qu’elle entendait un président enjoindre au chef du service d’ordre de garder les issues de la chambre des délibérations, ce qui la privait définitivement d’accès au cerveau des jurés, elle eut envie de pleurer mais n’en laissa rien paraître. »

Extraits
« Christine était aliénée, et Léa hors de cause, Germaine en était convaincue. Une folle et une innocente. Un double acquittement. Cette nouvelle configuration avait l’avantage de couper court aux protestations qui s’élevaient contre la thèse de l’irresponsabilité: deux personnes ne pouvaient pas être entrées en état de démence en même temps. Pourtant, la littérature psychiatrique connaissait bien le phénomène d’entrainement et la folie à deux, ou même à plusieurs. Depuis sept ans que les sœurs étaient au service des Lancelin, qu’elles partageaient la même mansarde, avaient coupé les liens avec leur mère et vivaient, d’après l’entourage, à huis clos, quel trouble insidieux s’était-il développé en elles, les obsessions de l’une devenant les angoisses de l’autre, et vice versa? Quel rôle la mère et la fille Lancelin avaient-elles joué dans cette partition? Un autre aliéniste, jeune docteur en psychiatrie, avait contacté Germaine car il étudiait le cas des deux sœurs pour ses travaux. Il s’appelait Jacques Lacan.
— Mon intuition est qu’il s’agit à d’un crime par effet de miroir. En tuant leurs deux patronnes auxquelles elles se sont identifiées, vos clientes se sont tuées elles-mêmes. » p. 55-56

« À compter de ce jour, on avait vu Me Germaine Brière sillonner fièrement la Sarthe au volant de la Citroën. De tribunal en tribunal, elle plaidait les petites affaires civiles et commerciales, correctionnelles et criminelles, de cette clientèle insolite. Familière des bureaux des greffes et des parloirs de la prison, elle était devenue incontournable. Dans leurs dépêches, les échotiers locaux soulignaient toujours le talent dont elle faisait montre dans ses plaidoiries. Avec deux ou trois autres, dont Félix, devenu premier adjoint au maire, elle comptait désormais parmi les personnalités du barreau.
Le bâtonnier Simon devait se retourner dans sa tombe, Il était mort un dimanche, étouffé par un morceau de gigot avalé de travers dans une brasserie, deux ans après avoir exigé, devant la cour d’appel d’Angers, que Germaine produise un certificat de virginité pour prouver sa bonne moralité. » p. 92

« La machine bourgeoise était en marche pour venger un de ses membres, et ces derniers n’hésiteraient devant aucun moyen, quitte à bafouer leur serment, pour parvenir à leurs fins. Les notables étaient mobilisés, solidaires dans l’adversité. Ils réclamaient la tête de ces pauvresses, qui avaient massacré deux des leurs. Et elle, Me Brière, que faisait-elle pour lutter contre ce rouleau compresseur? Des forces, là, dehors, n’attendaient que son signal pour prendre la défense des deux bonnes. Mais ces forces n’avaient aucun poids sur la justice. À quoi bon les actionner? Il fallait éviter ce bras de fer. Politique et justice ne faisaient pas bon ménage. » p. 110-111

À propos de l’auteur
MINKOWSKI_julia_©patrice-normandJulia Minkowski © Photo Patrice Normand

Julia Minkowski est avocate pénaliste, associée au cabinet Temime. Elle est l’auteure de L’avocat était une femme avec Lisa Vignoli. Par-delà l’attente est son premier roman. (Source: Éditions JC Lattès)

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Un centimètre au-dessus du sol

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En deux mots
Noé et Mia s’aiment, de même que leurs amis Alex et Camille. Ils vont tous se retrouver au vernissage de l’expo de Kurt, un jeune artiste contemporain en vogue. Mais la fête va dégénérer, si bien que les cinq décident de fuir. C’est le début d’une épopée qui va tous les transformer.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’artiste et les amoureux

Dans ce premier roman situé dans le milieu de l’art contemporain, Téo Lacaze imagine un scandale lors d’un vernissage. Un événement qui va faire basculer la vie de cinq jeunes. Ce roman initiatique nous offre aussi une belle réflexion sur l’art.

Quand Noé sort du métro, il n’est pas vraiment euphorique, car incommodé par la chaleur et surtout les odeurs. Pourtant, il a toutes les raisons d’être heureux puisqu’il va retrouver Mia, son amour, son absolu.
La jeune fille est elle aussi excitée, elle a souffert de cette trop longue absence et entend rattraper le temps perdu. Collaboratrice d’Astrid, une galeriste de renom, elle est chargée de vendre les toiles des artistes sélectionnés par
cette dernière, à commencer par Kurt, qu’elle prend en charge à son arrivée de Berlin, lui qui sera la vedette de l’expo qu’elle a préparée et à laquelle elle a invité Noé.
Avant ce rendez-vous, Noé peaufine le scénario qu’il écrit avec son ami Alex, mais le duo n’avance qu’à pas comptés. Noé propose alors à Alex de le suivre au vernissage avec sa compagne Camille, photographe. C’est durant cette soirée bien arrosée que l’existence des principaux protagonistes va basculer. La mère de Kurt fait une crise d’hystérie, s’en prend aux objets et aux personnes et provoque la fuite de son fils avec Noé, Mia, Alex et Camille, sans oublier une valise contenant la dernière œuvre de l’artiste.
Face à la colère d’Astrid, ils décident de faire le dos rond. Finalement, c’est Noé qui va imaginer un plan pour se sortir de cette situation délicate.
Un scénario qui nous permet une réflexion sur le marché de l’art et sur les artistes contemporains. Comment une œuvre incompréhensible et dont chacun s’accorde à dire qu’elle n’est pas à son goût peut-elle atteindre des sommets en salle de vente? Qu’achète-t-on effectivement? Ces œuvres ne forment-elles pas une immense escroquerie?
Au bout de leurs tribulations, Téo Lacaze va nous proposer sinon des réponses, au moins des pistes pour affûter notre sens critique.
Le primo-romancier, qui a peu ou prou l’âge de ses personnages en profite pour dresser la carte du tendre de la jeunesse d’aujourd’hui, entre passion et lucidité, entre fantasme et dure réalité. Mais en prenant garde de ne pas éteindre la petite flamme qui brille dans les yeux des amoureux.
Un premier roman sensible et initiatique.

Un centimètre au-dessus du sol
Téo Lacaze
Éditions JC Lattès
Roman
352 p., 20.90 €
EAN 9782709671293
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Noé, vingt-cinq ans et apprenti scénariste, est amoureux de Mia. Mia travaille dans une galerie d’art et organise le vernissage d’un jeune artiste au succès fulgurant, Kurt. Lorsque Noé rejoint Mia au vernissage de Kurt, décidé à la conquérir, il embarque avec lui Alex, son meilleur ami et colocataire intermittent, lui-même tombé fou amoureux de Camille, une photographe rencontrée au hasard d’une terrasse. Mais ce soir-là, Kurt s’enfuit de la galerie, emportant avec lui son œuvre ultime, et tous les cinq se retrouvent entraînés dans un projet qui les dépasse.
Commence alors le compte à rebours d’une jeunesse en fuite, dans le vent chaud de l’été et l’anonymat des grandes villes.
Un centimètre au-dessus du sol, c’est une histoire d’amour et d’amitié, qui interroge le succès et l’art. Ce sont des existences reliées par un fil : le besoin de foutre le camp. C’est devenir adulte dans un monde absurde et tenter de prendre un peu de hauteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
On peut bien dire ce qu’on veut, pour ceux qui prennent le métro tous les jours, il existe des matins plus compliqués que d’autres. Celui-ci en particulier. Il a commencé à faire chaud dès l’aube et toutes les odeurs infectes ont décidé de quitter les entrailles de la terre pour aller prendre elles aussi un bol d’air frais, une petite clope, un café. Noé monte les marches quatre à quatre pour s’extirper de cette rame de l’enfer où l’urine de la veille n’est plus qu’un mauvais souvenir sur les murs. Des deux côtés des escaliers, quelques intranquilles ont griffonné des poèmes ou des insultes depuis le fond de leurs tripes mais personne n’y prête attention. C’est une course d’humains en chemise, des corps trempés de sueur, ils se précipitent tous vers l’extérieur pour s’extraire de cette fourmilière chaude et humide. Et puis c’est enfin la sortie numéro 6, un halo de lumière au fond des ténèbres, la garantie à l’air libre d’un avenir heureux et de jours meilleurs, loin de la puanteur et de toute cette crasse.
Noé sort, il grogne, il a chaud, et il tombe à ses pieds. Parfois il s’arrête, parfois non. Mais aujourd’hui oui. Pas pour la regarder, elle et lui se connaissent bien, mais pour reprendre son souffle. Il lui lance un coup d’œil pour la saluer discrètement. Il ne l’a pas vue depuis longtemps, la grande arche de Strasbourg Saint-Denis. Elle file tout haut dans le ciel. De là où elle est, elle doit en voir sortir plus d’un, ruisselant, essoufflé à force de retard, crevé dès le réveil. Elle doit se foutre de nous, ses petits humains. Elle ne craint ni le temps qui passe ni la pluie, et abrite entre ses jambes dodues des nuées de pigeons, tous plus gras les uns que les autres, nourris à coups de miettes de pain et de déchets dégueulasses. Elle est un refuge pour ceux qui n’en ont pas, ou qui n’en ont plus, ceux qui s’endorment bourrés sur des matelas tachés de pisse. Elle est généreuse.
De plus près, de longues traînées noires s’écoulent de haut en bas, des salissures, de la pollution, qu’importe. Elle ressemble finalement à ceux qu’elle abrite de la nuit. Seule et triste au milieu du bruit, éclaboussée, sale avec son mascara qui bave d’en avoir trop pleuré, d’en avoir trop vu du monde et des gens. Des petits en calèches les pieds dans la boue, puis nous avec nos petites mallettes, et puis sûrement d’autres, plus tard encore.
Mais bon, il faut quand même savoir quelque chose, sur la grande arche. Quand le soleil attrapera enfin ses hanches charnues avec ses grandes mains, et que ses lettres dorées se mettront à danser sur son flanc, on ne verra qu’elle. Les touristes commenceront à la prendre en photo, comme une star de ciné, maquillée, coiffée et sapée comme il faut. Celle qui n’attire aucun regard au lever du jour devient, d’un coup de projecteur, la Grande Dame de Strasbourg Saint-Denis. Tout est question de lumière, de parure, c’est juste une histoire d’angle ou de prise de vue. Évitez de la juger trop vite, la vieille Dame ; comme vous, elle se remet de sa nuit de sommeil comme elle peut.
À cette heure-là dans le quartier c’est le cirque. Les mecs se poussent en traversant pour pas perdre un centime de leur journée avec, à leurs trousses, à la traîne, les mecs la gueule dans le sac, le nez qui coule, qui courent eux aussi les précieux centimes. Au milieu de ce vacarme, les taxis qui klaxonnent, qui tiennent plus à leurs pourboires qu’à la vie des mecs qui ont le nez qui coule. Quelques centimes ou une petite fortune, qui font que tous se lèvent et se mettent à courir, tous les matins du monde.
Noé lui a donné rendez-vous à 8 h 35 dans leur café, celui au pied de son immeuble. Il sait qu’il est à la bourre, il sait qu’il y a de grandes chances pour qu’elle soit encore sous la douche. Elle est toujours plus en retard que lui. Certaines choses ne changent jamais.
Tandis qu’il remonte la rue Saint-Denis, il s’allume une cigarette, se rêvant dans un film dont il serait le héros. Mia, c’est sa meilleure raison de rentrer à Paris, comme un mot du médecin réutilisable pour sécher les cours à l’infini, sa dispense pour la vie. Avant Mia, il n’y avait rien, seulement des expériences merdiques et maladroites vouées à le jeter enfin entre les longues jambes de l’amour véritable. Après Mia, s’ils pouvaient s’étreindre, il n’y aurait rien. Hors de Mia, il n’y a rien. Dans son esprit, elle est cet immense projet d’avenir, sa seule issue, une cathédrale. Noé est ce jeune prince imberbe, éperdument amoureux de la belle princesse de la contrée voisine. Il se dit qu’elle vaut bien une guerre ou deux, alors c’est décidé, elle sera sa guerre en entier.
*
Il sera là à 8 h 35. Elle n’a jamais compris sa manie de donner des rendez-vous à 55, 35, 25… Il sait pourtant que ça lui donne de l’urticaire, mais il continue. C’est peut-être une façon un peu perverse de créer de la matière à penser. Peu importe, puisqu’elle est déjà en retard. Forcément. C’est de sa faute : s’il lui donnait rendez-vous à 8 h 30, elle n’aurait pas à se demander ce qui lui prend de toujours lui infliger des horaires imparfaits, et sa mauvaise foi et elle serait donc très certainement à l’heure.
En prenant sa douche, elle l’imagine marcher dans la rue, ou plutôt, se balancer (c’est sa façon bien à lui de se mouvoir dans l’espace). Elle sort de la douche, se sèche en vitesse ; les cheveux attendront, c’est l’été et il fait chaud. Elle se demande comment il sera et elle a même peur. Elle est tendue, excitée. Excitée parce qu’elle l’aime beaucoup et tendue parce qu’elle sait qu’il l’aime beaucoup. Puis elle se dit que c’est à force de se poser des questions que le retard finit par vous tomber dessus, comme ça. Elle rassemble quelques neurones fonctionnels, ceux qui ne sont pas contaminés par l’imminence de son arrivée, pour se trouver une tenue correcte. Un pantalon noir, un trench, puis elle claque la porte, se met à courir et se sent ridicule. Une fois dehors, la main dans sa poche lui signale qu’il manque quelque chose d’essentiel. Les clopes à droite, rien à gauche, son téléphone, forcément. Pas de Noé en vue, c’est une chance. Elle remonte à toute vitesse, le récupère et redescend comme si elle était un cheval de course. Noé reste introuvable. Il est en retard. Elle sourit et l’attend.
Rien sur son téléphone. Peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose de terrible sur le chemin : accident de la circulation, fauché par un taxi fou, mort sur le coup. Elle a à peine le temps de se laisser ronger par ces pensées morbides qu’elle le voit pour la première fois depuis des semaines, et il fume tranquillement. Il avance mais ne l’a pas vue encore. Il est déjà très beau de loin et elle ne sait plus quoi faire de ses mains. Elle aimerait qu’elles disparaissent à l’intérieur de ses poches, ces mains qui la gênent, trop longues, et ne trouvent leur place nulle part. Il n’y a que Noé pour l’encombrer de ses propres mains.
*
Mia est debout devant le bar, elle tapote sa montre invisible tandis qu’il s’approche, c’est son truc pour lui dire qu’elle a gagné la partie.
Deux ans en arrière, c’est ici que Noé l’a rencontrée. Belle au milieu du carnage, seule à une heure où il ne reste que des ivrognes et des gens malheureux. Ici qu’elle s’est laissé séduire une première fois par lui (sans grande conviction), un soir de tristesse ou qu’importe. Elle sait que ce garçon est de ceux qui sont un peu trop passionnés, les brillants mais fragiles, elle n’a pas le temps pour ça. Elle a déjà un travail. Il a insisté, encore et encore, et a fini, on ne sait trop comment, par y arriver, jouant de tous ses atouts. Tous les moyens sont bons quand on est amoureux. Depuis ce soir-là, Mia est restée son unique trésor, elle est sa grande histoire. Ils vivent un amour par intermittence, qui se trimballe sans trop savoir où aller, qui se glisse dans des intervalles un peu au hasard, en attendant de devenir plus concret. Elle est pour lui une montagne qu’il lui faudrait gravir en caleçon, sans chaussures, sans chaussettes. Et, tant qu’il aura la force, il essaiera de l’arracher à ses méfiances, à ses peurs.
Elle a les cheveux mouillés, il le savait. Elle porte un long manteau, un jean noir, et elle ne le quitte pas du regard, il a les oreilles qui brûlent. Elle est grande mais pas trop, blonde mais pas trop, alors disons châtain clair. Elle a les yeux verts, très verts, un nez Modigliani qui scinde son visage en deux parties parfaitement identiques, et ses lèvres, toutes roses, forment la plus belle bouche du monde. Elle se met à sourire quand Noé s’approche d’elle, le genre de sourire auquel on pense avant de s’endormir et le matin quand on se réveille.
— J’ai même eu le temps d’oublier mon téléphone et d’aller le chercher. T’es en retard, elle lui dit en souriant, comme de vieux amis, de vieux amants.
— J’imaginais des baskets ou un truc avec des lacets, il lui dit et il a peur.
— Raté, champion.
Elle se demande ce qu’elle peut bien avoir à répondre à ça, elle a encore perdu ses mains. Il est des moments où le corps parle à la place du reste, tant mieux. Elle s’élance et le serre dans ses bras. Il sent toujours bon, il est tout chaud contre elle. Dix, quinze secondes, peut-être seulement trois. Elle reprend enfin son souffle et elle voit ses mains dans son dos.
Ils entrent dans le bar, leur bar. Celui de leur rencontre et de leurs séparations. Il y en a eu quelques-unes, brèves ou non, plus ou moins glaciales, plus ou moins d’un commun accord. Elle se dit que les ruptures à l’amiable de deux personnes qui s’aiment sont comme les faux tiroirs dans les cuisines, c’est inutile et on continue de se faire avoir même des années après.
C’est un bar parisien classique, crade sans l’être, devenu à la mode sans aucune explication logique. Des banquettes rouges, du papier peint vieilli, des miroirs sales. Autour d’eux, quelques types boivent un café avant d’aller bosser. Revenir ici après s’être isolé un moment loin de la capitale, dans le calme de sa famille, c’est comme avancer à reculons, pense Noé. Rien n’a bougé, dans ce bar, tout est comme avant, un peu dégueu, et ça sent le liquide vaisselle au citron. Le seul truc qui change, c’est la date sur les journaux posés sur le comptoir. Et encore, il ne sait même pas si quelqu’un prend la peine de vérifier. Le même serveur, qu’il connaît bien maintenant, lui dit bonjour comme s’il était là hier encore. Ils vont s’asseoir avec Mia à la même table, la petite près de la fenêtre. Il se dit qu’il serait peut-être temps d’éclaircir un peu la situation. De la régulariser, pour dire comme les adultes. Il se pose les mêmes questions, assis à la même table, au sujet de la même paire d’yeux. C’est pas quelque chose de mauvais, c’est juste là, quelque part à traîner dans le fond de sa tête, en boucle. Il pourrait aborder le sujet en lançant « Qu’est-ce qu’on fout encore là Mia ? » d’une voix lasse et désintéressée, mais il ne se voit absolument pas dire ça. Il a trop peur de la réponse. Il imagine le malaise que ça serait d’avoir mal interprété les signaux, les sourires, les regards, les mains qui se frôlent. Pour avoir des explications toutes claires alors qu’on avait dit qu’on voulait le silence et rien autour. Il préférerait manger du papier toute sa vie plutôt que de se risquer à se cogner l’orteil sur le mauvais sujet au mauvais moment, c’est tout. Donc il ne dit rien, il ferme sa gueule, il regarde encore et retombe amoureux. Il ne peut pas faire autrement, elle est si calme et si tranquille, belle tous les jours de sa vie, ça changera jamais. Sa manière de s’asseoir en croisant les jambes, sa façon de le regarder, tous ses trucs pour cacher ses mains.
Cette petite table, après tout ce temps, c’est comme courir à l’envers et il va se contenter de ça. Après tout, on pourrait en faire une discipline olympique. Il a vingt-cinq ans, il est en pleine forme, ready pour les championnats du monde de marche rapide à reculons.

Ce n’est jamais arrivé un si long moment sans se voir, il n’était jamais parti si longtemps. La dernière fois, il lui avait dit qu’il ne voulait plus la revoir, que ce n’était définitivement pas pour eux, qu’il en souffrait plus qu’autre chose. Ils avaient essayé, s’étaient abîmés, avaient bien failli finir par se détester. Elle était pourtant persuadée de l’aimer, bien décidée à lui accorder le temps qu’il réclamait, le temps réglementaire aux nouveaux amoureux. Elle n’y était pas parvenue, trop occupée par son travail et largement terrifiée à l’idée de l’engagement avec un E Majuscule. Elle avait donc mis à terme à leur période d’essai, sans pour autant exclure l’éventualité d’un contrat futur, rédigé autrement, plus tard. Bien sûr qu’elle se demande s’il a rencontré quelqu’un d’autre. Si ça lui était arrivé à elle, si elle lui trouvait un genre de substitut, si elle l’avait échangé contre un ersatz sympa et marrant, elle ne sait pas si elle lui dirait. Elle est même sûre que non. Ses cheveux ont poussé, elle l’aime bien comme ça, elle l’aime bien le matin. Ses boucles dans lesquelles elle cache ses mains et qui lui griffent le visage. Il ressemble à un jardin à l’abandon. Ses grands yeux perçants et toujours ce petit sourire, comme s’il cachait quelque chose. Comme s’il se jouait quelque chose ailleurs, dans un théâtre connu de lui seul.
C’est elle qui parle en premier, comme souvent depuis qu’ils se connaissent.
— Alors ?
— Alors, c’est étrange de revenir comme ça. Je suis rassuré, le métro pue toujours autant et tes cheveux n’ont jamais vraiment séché.
— Et la vie ? elle lui demande, déjà prête à rire.
— J’ai l’impression de recommencer la partie.
C’est le même rire qu’avant. Toutes les dents dehors. Pas comme une jument, plutôt comme la vitrine d’un magasin de céramique hors de prix. Un truc beau qui lui plaît. Ils continuent la discussion prudemment, à nouveau timides. Ils se demandent si le temps n’était pas trop long, se rendent compte qu’ils s’étaient manqués, se demandent si leurs parents vont bien, ils savent qu’ils vieillissent. Ils boivent plusieurs cafés, elle prend deux croissants parce qu’elle a toujours faim. Ils se regardent, se jaugent, se sondent, se cherchent, Noé se dit que s’ils étaient des animaux, ils se renifleraient. Il lui parle d’un projet qu’il a, un projet top secret, un scénario génial qui traîne au fond d’un tiroir. Il ne peut pas lui en dire plus, il est déjà presque 10 heures, elle doit y aller. Elle bosse dans une galerie un peu trop branchée pour lui, s’occupe des artistes, leur commande des Uber ou des sushis puis vend leurs œuvres à une clientèle fortunée. Il sait que Mia déteste son travail, et sa boss Astrid, bien plus encore. Il s’imagine aussi qu’elle y voit des tas de gens à qui elle fait sûrement des tas de sourires céramiques, il préfère ne pas y penser.

Elle dépose en partant un unique baiser sur sa joue et disparaît en un éclair vers sa journée de travail, le laissant seul au beau milieu de la chaussée. Il se demande s’il a dit les bonnes choses au bon moment et se trouve vraiment trop con de ne pas l’avoir embrassée. La voiture pressée sur sa gauche pile et klaxonne, l’insulte au passage. Il ne bouge pas d’un millimètre, il s’en fout.

En grand admirateur de la pensée magique, Noé reste seul, rêvant de ce baiser perdu quelque part entre le manque de courage et la peur. Son obsession grandissante à mesure qu’il la regarde s’éloigner à nouveau, disparaître vers le métro ou ailleurs. Des rêves plein les poches et sur le bout de la langue, d’imprononçables aveux aux allures de déclarations d’amour. Ce n’était pas le bon moment, il est trop tôt ce matin et la ville commence à peine à se réveiller.

2
Mia déteste quitter Noé. Partir de l’endroit où elle se trouvait avec lui. C’est géographique, terriblement physique. Elle s’en rend compte au moment où elle se détache. C’est exactement comme ça : un dé-ta-che-ment. Elle est attirée par lui de manière irrépressible. Le revoir, c’est recommencer encore, avec derrière eux des erreurs plus nombreuses à chaque fois. Elle prend la sortie numéro 6 et même la crasse lui fait penser à lui. L’odeur est à peine supportable et la chaleur n’arrange rien à la chose. Comme si une bande de cadavres avaient décidé de se décomposer tous ensemble et au même moment à l’intérieur de la rame. La sortie numéro 6, ce sanctuaire dégueulasse. Une ode matinale à la pourriture, en do mineur, s’il vous plaît. On parle toujours des premiers jours de l’été comme de cette grande nouvelle indispensable à l’actualité mondiale, quelque chose d’incroyable et de tout aussi rare. C’est vrai, c’est l’été, des fleurs et des jours sans fin, l’adieu au brouillard, ce que vous voulez mais certainement pas la sortie numéro 6. Ici, c’est l’enfer tout entier, soleil ou pas. Elle écrit à Noé, pas parce qu’il lui manque déjà, mais seulement pour lui signaler qu’il avait raison.
« Ça pue vraiment fort là-dessous. T’avais raison. » Voilà.
Une fois sur le quai, quand le sol se met à trembler semblant annoncer un danger immédiat, tout le monde recule d’un pas, comme si ce pas ridicule pouvait changer quelque chose si quelqu’un, un fou par exemple, décidait d’un coup de vous jeter de l’autre côté de la vie. Elle pense toujours à ce qu’on raconte aux enfants, pour les dissuader de franchir la ligne blanche. Sa mère lui disait « recule un peu, tu pourrais donner l’envie à quelqu’un de te pousser », et elle la tirait par le pull. Elle lui manque, sa mère. Plus personne ici pour la tirer en arrière. Alors, quand le métro arrive et que ses pieds dépassent un peu la ligne, elle se dit qu’elle a peut-être cinq, sept secondes, pour faire le bilan avant que quelqu’un la pousse. Elle se dit qu’elle piétine toute la journée dans une galerie d’art contemporain qu’elle déteste, remplie de merdes créées par des cocaïnomanes suicidaires. Que sa patronne lui fait vivre un enfer comme il n’en existe nulle part ailleurs et que si elle continue comme ça, elle finira comme elle. Elle se dit qu’elle ferait mieux d’appeler sa mère pour prendre des nouvelles et lui demander où elle se trouve en ce moment. Ou Noé, pour lui dire qu’elle l’aime et qu’elle n’a jamais cessé de l’aimer. Voilà des aveux qui représenteraient une belle avancée, un progrès.
Mais rien à faire, elle y repense à chaque fois, elle ne peut pas s’en empêcher. Ce petit moment de flottement quand le courant d’air soulève vos cheveux, que le grondement vous remue un peu les entrailles et qu’on n’entend plus rien autour. Tout se joue maintenant. Finalement, ces histoires qu’on raconte aux enfants ne servent qu’à une seule chose : marquer au fer rouge les adultes qu’ils seront plus tard. Et c’est de cette manière toute bête que les fables et les contes, pour encore un paquet de temps, viendront protéger ces anciens enfants d’eux-mêmes. Un pas en arrière, deux si vous avez peur, et « survivez-vous ».
Mia entre enfin dans la rame, et ne peut s’empêcher de sourire. Après tout, elle vient d’échapper à quelque chose de terrible. « Quelqu’un a dû mourir là-dessous » lui répond Noé, pragmatique. En retard dans la vie mais toujours à l’heure par l’esprit. Elle range son portable dans sa poche et sort enfin du métro.

Dehors, la vie bat son plein et ce début d’été découvre chaque jour un peu plus les humains du monde. En marchant vers Beaubourg, elle croise des poussettes avec des petits bien enfoncés à l’intérieur, poussés par des nounous au téléphone, par des mamans préoccupées, quelques papas. Les hommes qu’elle croise la regardent, pressés mais attentifs. Ils ont peut-être des femmes, des enfants, peut-être pas, mais ils sont très curieux. Toujours curieux. Des hommes en cravate, des hommes en survet’, des petits, des gros, des grands, des beaux, ils regardent tous un peu. Les plus courageux risquent parfois un petit sourire auquel elle répond, seulement pour les faire rougir. C’est le matin, l’esprit occupé, ils n’ont pas le temps de s’arrêter comme ils pourraient le faire quand vient le soir.

La Galerie se trouve dans un très bel immeuble caché au fond d’une petite cour, on se croirait dans un jardin. Les deux escaliers qui se font face mènent directement à l’intérieur. Mia pousse la grande porte de verre et tombe nez à nez avec sa boss habillée tout en noir. Elle s’appelle Astrid, n’a dormi que quatre ou cinq heures et pète la forme derrière ses lunettes de soleil. Elle part et la laisse gérer ses affaires. Mia est son avant-bras droit.
— Mia, tu t’occupes de M. de Grief qui aimerait avoir quelques informations sur le travail de Kurt. Immédiatement.
C’est sa façon bien à elle de lui dire bonjour.
— Oui, Astrid, je m’en occupe.
Mia croise les autres filles, qui sont davantage des concurrentes directes que des collègues. Elles s’adressent un bref signe de tête ou rien du tout. La Galerie fonctionne comme un jeu de chaises musicales, c’est à qui perdra sa place, on finit par s’y faire. Astrid n’emploie que des filles dans le but précis de les dresser les unes contre les autres, dans une course effrénée sur les talons de la perfection. Faire les plus grosses ventes, être la préférée des clients, avoir réponse à tout, tout le temps. Se montrer disponible à chaque instant. Sourire.
Mia rejoint M. de Grief dans une petite salle isolée. C’est un gros collectionneur, un bon client si vous préférez. Les bons clients ne sont pas forcément ceux qui ont le plus d’argent, ce sont surtout ceux qui sont prêts à le dépenser. M. de Grief n’y connaît pas grand-chose, ce qui fait de lui une proie évidente. Elle s’apprête à lui vendre une œuvre de Kurt, c’est le petit protégé d’Astrid. Un jeune artiste qui gribouille des trucs sur des bouts de bois ramassés dans des pays fabuleux. Il est la figure de proue d’un mouvement artistique contemporain, le « Neo Arte Povera ». Il coûte une fortune. Quand Astrid lui a indiqué que de Grief « aimerait avoir quelques informations », elle voulait lui signifier qu’il avait envie d’investir son argent dans ce qu’il pense être une forme d’art abouti. Et Mia est payée pour ça, pour ce qu’il veut acheter. C’est un échange de bons procédés, du commerce pur et dur. C’est tout l’intérêt de son travail, elle vend des œuvres qui n’ont pour elle aucune valeur à des gens qu’elle a persuadés du contraire. C’est un jeu captivant, une addiction qui ne laisse aucune place au sentimentalisme.
Mia présente à de Grief la nouvelle installation de Kurt. C’est un amas de bois flotté avec des smileys peints à l’encre rouge, le tout entouré de grillage. À elle, ça lui évoque une palette abandonnée sur une place après un jour de marché et sur laquelle une camionnette aurait reculé. De Grief se déplace doucement autour de l’œuvre pendant qu’elle cherche à inventer quelques significations profondes. Il l’a déjà achetée. Elle le voit dans ses yeux, ils pétillent. Il n’a aucune idée de ce qu’il a devant lui mais il adore déjà. Il paraît seulement chercher un endroit où il pourrait la mettre en évidence quand elle lui sera livrée. Elle pourrait très bien lui demander directement ses coordonnées bancaires, lui serrer la main et sourire (« Félicitations monsieur, elle vous appartient »), puis aller se chercher un café, ça ne changerait rien. Mais elle tient à faire son travail du mieux possible.
— Ici, Kurt nous a confié vouloir assembler ces morceaux de bois qu’il a ramassés aux abords de plages situées aux quatre coins du monde, comme pour figurer l’unité d’un seul et même espace.
De Grief l’écoute les bras croisés, Mia ne peut plus s’arrêter de parler, elle continue, frénétique.
— Les petits signes que vous voyez ici et là sont une forme de signature que vous reconnaissez, ces petits smileys. Comme si l’artiste avait voulu s’engager dans une forme d’affection toute particulière. C’est aussi la première fois qu’une de ses œuvres contient ce genre d’éléments, et en cela il semble s’inscrire dans le mouvement du street art.
Les quinquas adorent qu’on leur parle de street art, ça leur donne envie de mettre des sneakers. Il baisse les yeux sur l’œuvre et la trouve formidable. C’est décidé, elle ira dans le salon.
— Après avoir réalisé ce premier travail d’assemblage et de personnalisation, Kurt a lié le tout avec un grillage en acier, pour signifier qu’il existe cependant une forme d’oppression muette dans l’homogénéité.
— C’est bon, dit-il soudain, je la prends.
C’est net, sans cassure, la tartine est tombée côté pain.
— Très bien, monsieur.
— Je verrai avec Astrid pour les détails.
— Laissez-moi vous raccompagner, et elle aimerait lui donner la main.
En partant, il lui adresse un regard poli, elle le remercie et maintient son sourire jusqu’à ce qu’il ne puisse plus la voir.
À Noé, «Comment va le projet top secret?». »

Extrait
« Il se tient droit. Immobile au milieu du monde. Il est la clef, il est ce quelque chose pour la sauver du vide, est celui qui redonne la vie. Il est une évidence si grande qu’elle est frappée en plein cœur, d’une clarté si lumineuse que Mia en a le souffle coupe. Elle ouvre la bouche comme pour dire un mot puis la referme, elle comprend. Elle sait tout. Elle flotte. À un centimètre au-dessus du sol. » p. 94

À propos de l’auteur
LACAZE_teo_DRTéo Lacaze © Photo DR

Téo Lacaze, vingt-sept ans, est scénariste et acteur. Un centimètre au-dessus du sol est son premier roman. (Source: Éditions JC Lattès)

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À l’encre rouge

En lice pour le Prix des romancières 2023

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En deux mots
Lysiane qui se morfond dans l’auberge familiale rêve de devenir la Dolly Parton du nord. Elle se jette dans les bras d’un chanteur qui s’enfuit sans savoir que sa groupie est enceinte. Sur le conseil de sa mère Lysiane décide de garder l’enfant. Désormais tous les espoirs de gloire reposent sur sa fille Jolene.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une fausse mère, une vraie mère et une fille sans père

Dans son nouveau roman, Marjorie Tixier raconte le rêve de gloire d’une jeune fille qui préfère confier sa fille à sa mère pour faire carrière et décide, après son échec, de reporter ses espoirs sur sa fille. Fort en émotions, entre abandon et ressentiment, entre douleur et incompréhension.

Lysiane est une adolescente plutôt sage. Si ses résultats scolaires ne sont guère brillants, elle seconde sans rechigner ses parents qui tiennent une auberge près de Cassel, dans les Hauts de France. Mais Lysiane rêve de devenir chanteuse, alors le jour où un chanteur fait halte à l’auberge, elle n’hésite pas à le suivre, à engager une relation amoureuse. Quelques mois plus tard, l’artiste, qui n’a jamais voulu céder un pouce de son indépendance, prend la poudre d’escampette. Il laisse Lysiane désemparée et enceinte.
Sur les conseils de sa mère, qui lui assure qu’elle s’occupera de l’enfant, elle renonce à avorter et, dès la naissance de sa fille Jolene, part pour Lille où elle trouve rapidement un emploi de serveuse puis quelques cachets pour chanter dans les bars, laissant à ses parents le soin d’assurer l’éducation de sa fille. Elle ne se rend qu’épisodiquement à l’auberge pour regarder Jolene grandir, à la fois irritée de voir ses parents être appelés papa et maman par la petite fille et désireuse de gagner l’affection de ce petit bout de chou qui se passionne aussi pour la musique. Elle va prendre l’habitude de lui couper les cheveux et de dire son mal-être, au grand dam de ses parents. Puis ne viendra plus durant quelques temps, ayant rencontré Bob, un autre musicien. «Un soir, il lui avait proposé de l’accompagner en tournée et elle avait sauté sur l’occasion, persuadée qu’ensuite ils s’installeraient quelque part ensemble et peu lui importait où, pourvu qu’elle rompe sa solitude et mène la vie dont elle avait toujours rêvé. La scène, les concerts, les cocktails, le succès… Et tant pis si elle goûtait à tout cela par procuration. C’était mieux que la routine et le sentiment d’avoir trahi ses idéaux. Elle aurait tout accepté, quitte à être choriste, éclipsée derrière un micro sur pied entre la batterie et le clavier. Elle aurait tout accepté, même de se taire, pourvu qu’il l’’emmène.»
La tournée qui suit va apporter la preuve que le talent est très inégalement partagé et ruiner tous ses espoirs. De retour au pays, Lysiane va alors décider de se venger par procuration, en arrachant sa fille de ses grands-parents et en lui offrant une formation au Conservatoire de Lille.
Dorénavant Joline – un nouveau nom pour un nouveau départ – se doit de réussir.
Avec beaucoup de sensibilité, Marjorie Tixier va alors nous raconter les années qui vont suivre et qui tiennent davantage du duel entre une mère frustrée et une fille qui se sent flouée et manipulée que d’une volonté de recoller le spots cassés. Avec beaucoup de sensibilité, la romancière met le doigt sur les faiblesses de l’une et de l’autre, sur l’incompréhension qui croît au fil des mois jusqu’à prendre des proportions trop importantes pour que l’histoire se finisse bien. Un roman âpre, dur, sans concessions qui démontre la large palette de Marjorie Tixier, toujours à fleur d’émotion.

A l’encre rouge
Marjorie Tixier
Fleuve Éditions
Roman
320 p., 19,90 €
EAN 9782265156210
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans le Nord de la France, à Cassel, Hazebrouck, Lille et Audresselles. On y évoque aussi des tournées en France et à l’étranger, notamment en Allemagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Est-il possible de prendre une revanche sur la vie ? Il y a des revanches plus cruelles que la blessure qu’elles vengent…
Lysiane n’a jamais voulu être mère, et Jolene n’a jamais considéré comme telle cette tornade blonde aux ongles rouges qui débarquait un lundi sur trois à l’auberge de ses parents pour lui couper les cheveux et faire des remarques acides.
L’enfant grandit loin dans sa paisible province pendant que la mère, partie à la ville, s’épuise à combattre des moulins. Jusqu’à ce qu’elle pose les yeux sur cette fille dont elle ne s’est jamais souciée. Et décide qu’elle sera sa revanche sur la vie.
Un conte cruel où les liens du sang déchirent au lieu d’unir, blessent au lieu d’apaiser. Avec en fil rouge la musique, quête de gloire illusoire ou exutoire salvateur.

Les critiques
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Marjorie Tixier présente «A l’encre rouge» © Production Fleuve éditions

Les premières pages du livre
« Elle éventre la plaine, juchée sur sa bicyclette, ses boucles au vent. Blondes, auréolées d’espoir. Elle est belle. Trop belle pour se laisser approcher. Ses lèvres sont rouges, ses paupières bleues. Ses yeux, on ne sait pas. Personne ne les a encore compris. Ils ont la couleur changeante des destins qui se cherchent. Elle roule. Le talon calé contre la pédale, la jupe courte. Jeune. Sillonnant sa terre natale, elle serpente entre les tournesols. Son cœur tangue encore, bat le rythme que sa tête imprime, envoûté par la musique qu’elle a écoutée toute la nuit.

Comme un trait d’arbalète, le héron cendré transperce le ciel dans le plus pur des silences, survolant les champs de blé mûr dont la moisson devient imminente. Elle roule, tournesol mouvant sur l’artère sinueuse de la plaine des Flandres. Les inflorescences dorées, gorgées d’insectes et de soleil, ondulent sur les coteaux, pareilles à de longs cheveux d’ange, tandis que la mosaïque des prairies forme une tapisserie de plaines agricoles entaillées de routes et de voies de chemin de fer qui relient la métropole à la mer.

Elle a l’âge de tous les possibles, la légèreté de toutes les illusions, l’assurance des promesses.

Les mains sur le guidon, elle relâche les freins, oublie ses ongles vernis, se laisse aller. Le dos droit, elle croit qu’elle le reverra bientôt. Vite, tout ira vite. Aussi vite que sa traversée de la plaine. N’est-ce pas ainsi qu’il l’a emmenée en ville, tailladant le soir au volant de sa moto ? Là-bas, plus loin qu’elle n’aurait cru, elle s’est sentie de passage, dans un sas de nouveauté si étranger qu’il paraissait sans conséquence. Un espace-temps défragmenté que la musique et l’alcool cristallisaient pour la sortir d’elle-même. Un autre univers, si différent du sien…

À l’aube, il lui susurre quelques mots à l’oreille, puis se met au piano et plaque une série d’accords en fumant une cigarette. Il ravive la musique du bar et de la nuit, rien que pour eux. Alanguie, elle se laisse bercer, hypnotisée, le regard fixé sur sa poitrine nue.

Depuis plusieurs semaines, chaque dimanche soir, il l’emmène, la promène dans la ville, la plonge dans son lit. Ses yeux, il en ignore la couleur. Elle l’amuse, c’est tout. Elle est mignonne, la fille de la plaine dont les boucles dépassent du casque sur l’autoroute. Elle se cramponne, le moteur vibre sous ses fesses, la vitesse la grise. Il lui donne plus de vingt ans, elle en est loin, mais joue les initiées avec l’aplomb aveugle des nécessités. Après la musique, l’amour et le piano du petit matin, il la ramène à moto. Elle s’agrippe, minaude, réclame d’autres baisers. Il file et reviendra.
— Quand ?
— Bientôt.
Et il revient.

Elle y pense toute la semaine, attend son retour et se répète son nom. Sa musique coule dans ses veines, son odeur est devenue la sienne, ses paroles sont des conquêtes à venir. Il joue à défaut de parler et, comme elle le fait pour deux, ce charme silencieux attise sa curiosité.

La nuit de leur septième rencontre, leurs corps ont pris l’habitude et se trouvent sans se chercher. Elle lâche prise, paupières closes, souffle haletant, elle ose tout :
— Je veux être chanteuse. J’ai une belle voix, enfin je crois. Tu me laisserais chanter avec toi ?
Il se redresse, les yeux écarquillés, surpris autant que déçu.
Encore une fille intéressée, pense-t-il, c’est à croire que je les attire !
Blasé, il ricane une réponse évasive avant de l’embrasser sur le front comme une petite fille.
Elle insiste. Il lui promet qu’il y pensera tout en lui jouant un dernier morceau de piano, une cigarette au bord des lèvres. Une manière détournée de lui dire adieu avant de la sortir du lit. Il est pressé, un rendez-vous important l’attend pour l’enregistrement de son premier disque. Elle est fière, l’encourage, se réjouit, mais il ne l’écoute plus et l’incite à s’habiller pour la pousser dehors sans même lui offrir un café.
Il est en retard, tellement en retard qu’il n’a pas le temps de la ramener à moto. Elle cache sa déception sous un sourire forcé.
Ensuite vient le silence jusqu’à la gare routière, à pied dans les rues de Lille. Le dernier baiser, à la va-vite au bord du trottoir, elle le sentira longtemps grésiller sur ses lèvres, pareil à un courant électrique.

Avant de la quitter, il pianote sur la vitre et lui adresse un clin d’œil. Elle rit, émue d’entrer dans l’intimité des garçons, ces matelots dont elle ignore à peu près tout. Fascinée, elle se colle à la vitre de l’autocar pour le contempler jusqu’à l’ultime soupçon de son blouson qui se perd dans le flot des silhouettes.

Plus tard, dès le lendemain, elle roule juchée sur sa bicyclette, les cheveux lissés par la brise de midi, sous le soleil d’août, encore toute pleine de lui.
Elle roule pour l’attendre plus vite, le sourire angélique, gorgée de souvenirs qu’elle ravive à chaque coup de pédale, mais que la lumière trop crue s’obstine à rendre flous.

Souvent, elle implore sa mère : Apprends-moi, apprends-moi, les chansons de l’oncle. Mais Jeanne ne sait pas chanter et ne se rappelle jamais les paroles. C’est une pitié de l’entendre articuler un son, une offense à l’oreille. La fillette a beau insister, la mère chiffonne un bout de refrain avant de se remettre à l’ouvrage. Constamment débordée, elle laisse Lysiane pousser toute seule telle une herbe folle.

Il arrive que la petite se faufile entre la jupe et le tablier de sa mère, histoire de se rappeler à son bon souvenir. Elle s’y enroule et réclame inlassablement la part d’affection qui lui est donnée sans lui convenir, traînant autour de Jeanne à la manière des petits chiens qui reviennent à peine ont-ils été chassés. Et c’est une danse sans fin où les partenaires se frôlent sans jamais se toucher. La mère surveille, laisse sa fille grandir tout en imitant chacun de ses gestes, fière de l’avoir à ses côtés comme un clone en miniature.

La semaine, Lysiane passe plus de temps à mettre le couvert et à couper des légumes en rondelles qu’à faire ses devoirs. L’école, pour elle, c’est secondaire. Plus tard, elle tiendra l’auberge des Flandres comme ses parents le font en ce moment, elle en est persuadée. Pourtant, parfois, les jours de fête en particulier, lorsque l’oncle vient interpréter les danses traditionnelles, il lui arrive de s’inventer une autre vie. Elle se glisse sous la chaise du musicien, sent le souffle de l’instrument l’envahir et la faire vibrer. Transportée, elle s’imagine improviser sur les notes de l’accordéon. Elle rêve de chanter avec la voix des anges, limpide et haut perchée, cristalline et sans échardes.
Les danses de l’oncle font éclore les histoires d’amour, elle le sait. Le Mieke Stout met les jeunes couples face à face. Premières œillades, premiers sourires. Ce sont les préliminaires avant de s’offrir une bière ou une limonade en échange d’un baiser furtif. Le vrai baiser est donné ailleurs, loin de ses regards d’enfant curieuse, dans une voiture le plus souvent. Le scénario est tellement prévisible qu’elle ne peut s’empêcher de rêver plus grand.
Alors, elle réclame d’apprendre la musique. Elle veut imiter l’oncle et jouer d’un instrument. N’importe lequel. Un vieux tuba traîne sur le haut d’un buffet, elle se perche sur une chaise pour l’attraper. Les lèvres en cul de poule, elle souffle dans l’embouchure. Le cuivre tapisse sa bouche d’un goût de métal. Les sons sont graves et poussifs, disgracieux et aussi lourds que la relique aux pistons vert-de-gris. Dès que l’oncle arrive, Lysiane le tanne pour jouer de son accordéon trop grand, trop lourd et trop encombrant. En grandissant, elle s’amuse à chantonner.

L’écho de sa voix retentit dans le couloir de l’étage, dévale l’escalier et se répand jusqu’au rez-de-chaussée. Personne n’y prête la moindre attention, c’est pourquoi Lysiane insiste et consacre des heures à ses vocalises. Elle attend une remarque, un petit quelque chose, une ébauche de réaction, mais nul n’écoute ses prouesses vocales (ses délires, pense-t-on, sans le lui dire) ; alors elle serine, se plaint, invente des stratagèmes pour parvenir à ses fins. Tout le monde s’accorde à penser que c’est une lubie vouée à amuser la galerie, un caprice de petite fille qui lui passera avec le temps.

Les danses de l’oncle, elle finit par les savoir par cœur, jusqu’à la nausée ; et ce qui faisait sa joie autrefois, tourne au supplice. Quinze ans d’un rituel immuable, éternel et bien rodé auquel elle assiste en jupe longue et en tablier, digne réplique de sa mère. Après la carbonade flamande, le potjevleesch ou la flamiche au maroilles, l’oncle s’installe sur un tabouret pour jouer les airs traditionnels. Rompus à l’art d’alterner pas sautillés et pas courus à grand renfort de tours en moulinet, les convives se mettent à danser.
Chacun participe de bon cœur à cette chorégraphie que Lysiane rejette désormais avec mépris. Depuis qu’elle a entendu « Jolene » à la radio en montant dans le bus, elle ne jure plus que par la country. La chanson a beau dater, elle sonne à son oreille comme une nouveauté. La cassette, elle l’achète chez le disquaire de Cassel où elle se rend dès le samedi suivant à vélo. Elle en profite pour rafler tous les albums de cette interprète américaine qu’elle trouve magnifique sur les jaquettes.

En rentrant à l’auberge, elle pose sa bicyclette contre le mur et se précipite dans sa chambre. Elle attrape son baladeur et se jette sur son lit avant de chausser son casque. Aussitôt que la voix de la chanteuse à la coiffure de lionne frôle ses tympans, elle commence à fredonner. L’artiste lui est parfaitement inconnue, bien que son visage lui paraisse familier. Entre elles, il y a comme une ressemblance, étrange sensation de mimétisme que rien, à l’exception de la couleur des cheveux, ne vient confirmer dans la réalité.
Le boîtier vide entre les mains, Lysiane se souvient. Apprends-moi, apprends-moi, les chansons de l’oncle. Elle se souvient d’avoir tant réclamé que sa requête s’était transformée en une ritournelle anodine, pareille au tic-tac de l’horloge de la cuisine qui revient sans cesse, mais que l’on n’entend plus.
Elle se souvient et regrette, toute jeune qu’elle soit, d’avoir le sentiment d’être déjà passée à côté. Comment devenir chanteuse sans avoir jamais chanté ? Pour se rassurer, elle se dit qu’il existe d’autres moyens de réussir que de passer par les voies toutes tracées. Elle pourrait s’inspirer de Dolly Parton qui lui offre un modèle de féminité aux antipodes de celui de sa mère. Si elle l’écoute et l’observe attentivement, elle apprendra et se transformera, se donnant ainsi une chance d’échapper à sa vie morose. Dès lors, elle n’hésite pas à épuiser son argent de poche, allant jusqu’à chaparder quelques billets dans la caisse, pour s’offrir du maquillage, du vernis à ongles et des bigoudis. Déterminée, elle s’échappe à bicyclette tous les samedis, entonnant « Jolene » à tue-tête sur la route bordée de champs couverts de jeunes pousses. Hors du temps.

La chambre de Jeanne est grande et spacieuse, dotée d’une coiffeuse blanche à tiroirs sur laquelle elle a disposé des flacons de parfum qu’elle n’utilise jamais. Lysiane s’en charge depuis qu’elle a l’âge de se tenir assise sur une chaise face à un miroir. C’est donc naturellement là qu’elle s’installe pour ôter les bigoudis qu’elle a enroulés dans ses cheveux la veille au soir avant de se coucher. Des boucles serrées s’étirent comme des ressorts qu’elle peine encore à assouplir sans les réduire à néant. Elle s’est levée tôt pour se farder les paupières de bleu, recourber ses cils avec la brosse de mascara et couvrir ses ongles d’un vernis rouge, trop vif pour une fille d’à peine seize ans. Ravie, elle contemple le résultat de ses premières tentatives, collée au miroir, fascinée par sa beauté naissante. En sourdine, elle répète, sans bien le comprendre, le refrain de « Jolene » et se surprend à rêver d’un beau brun venu d’ailleurs qui aura des yeux noirs et une barbe fraîchement taillée, juste pour elle.
Transformée, elle descend les escaliers, rejoint la cuisine et s’installe à table.
Jeanne la dévisage, Pierre se tait.
— Quoi ? lâche-t-elle, agressive pour la première fois, surtout gênée.
Rien. Ils baissent les yeux et ne disent rien.
Pierre croque dans sa tartine de pain beurré, Jeanne avale une gorgée de Ricoré. Lysiane, en attente d’une conversation qui ne vient pas, a l’appétit coupé. Dépitée, elle finit par se lever.
— Merci pour le compliment ! lance-t-elle avec amertume, juste avant de claquer la porte de la cuisine.

L’horloge sonne sept coups lorsqu’elle quitte l’auberge le ventre vide et le cœur froid. Elle enfourche sa bicyclette et laisse ses nouveaux cheveux flotter au vent. Ses ongles de feu sont sa revanche sur le silence, la preuve évidente qu’une flamme brûle en elle malgré l’ennui, l’isolement et tout ce que la vie nous empêche d’accomplir, sans se justifier.

La voix cristalline de Dolly Parton la sépare d’elle-même autant qu’elle l’en rapproche. Quand elle l’écoute, Lysiane a l’impression de s’ouvrir en deux comme une grenade dont les arilles explosent dans la bouche en un mélange doux-amer. Elle veut tellement lui ressembler que la tâche lui paraît insurmontable même si elle l’emplit de joie. En descendant du car, elle se mêle au flot des élèves avant de bifurquer à l’approche du centre-ville. Elle ne le fait pas exprès. C’est ainsi. Elle déserte le lycée pour errer dans les rues d’Hazebrouck, minuscules à son goût. Elle lèche les vitrines, ouvre grand les yeux, regarde tout, capte comme une antenne. Sa jupe longue se raccourcit. Les corsages à col rond deviennent des hauts cintrés. Le duffle-coat à capuche tombe pour un trench noir. Les ballerines se métamorphosent en escarpins. Ses formes, elle les apprivoise au lieu de les cacher. Elle en fait une arme pour la suite.
C’est ainsi qu’elle divague, un casque sur les oreilles, ses cassettes dans les poches. De retour à l’auberge, elle se change en cachette avant d’aller saluer ses parents. Dans l’ombre, elle se prépare, la tête agitée de rêves, ne sachant comment les réaliser.

Ce petit manège dure jusqu’à ce que les aubergistes reçoivent un appel du lycée. Jeanne décroche le téléphone, Pierre attrape l’écouteur. Ils se regardent en chiens de faïence et tombent des nues. Rien dans le comportement de leur fille ne les a préparés à une telle annonce. Trop choqués pour intervenir, ils se contentent d’écouter le bilan détaillé du C.P.E. « Le nombre de jours d’absence est faramineux », juge-t-il, avant d’en venir à la moyenne en chute libre. « Quant à ses tenues, n’en parlons pas… » Jeanne et Pierre remercient dix fois qu’on les ait prévenus. Ils vont remédier à tout cela dans les plus brefs délais. Ils s’y engagent et remercient encore avant de raccrocher.
Pareils à des statues, ils demeurent pétrifiés face au téléphone, puis, dans un même élan, vont s’installer sur le canapé, les mains posées sur les genoux. Qu’arrive-t-il à leur fille qu’ils n’ont pas vu venir ?

Lorsque Lysiane rentre du lycée, ils n’ont pas bougé. D’un hochement de tête, ils l’invitent à s’asseoir près d’eux afin de mettre la situation au clair. Sans gêne ni culpabilité, elle admet qu’elle sèche les cours depuis plusieurs semaines parce qu’elle s’ennuie ferme. C’est sa nouvelle façon de parler.
Contre toute attente, elle semble soulagée plutôt que prise en faute. Elle aura seize ans deux mois plus tard, l’âge de travailler à l’auberge et de gagner un salaire, ce qui lui évitera de se servir dans la caisse pour s’acheter d’autres vêtements que ceux que sa mère s’obstine à lui commander sur catalogue.
— Parce que tu piques dans la caisse maintenant ? s’étonne Jeanne. Il te suffisait de demander. Tu as de l’argent de poche et on n’a jamais refusé de t’en donner davantage si tu en avais besoin !
— Je sais.
— Alors ?
— Je ne sais pas. Pour me sentir libre.
— Et puis quoi encore ! s’énerve Pierre.
— Je veux devenir chanteuse, le reste ne m’intéresse pas.
— Sois raisonnable, cette vie-là, ce n’est pas pour des gens comme nous.
— Et pourquoi pas ? fulmine Lysiane qui peine à contenir sa colère. Si vous m’aviez écoutée quand je vous réclamais d’apprendre la musique, tout serait différent aujourd’hui, mais vous ne m’avez jamais prise au sérieux !
— Là n’est pas la question, tranche Pierre. À ton âge, je refuse que tu traînes en ville à ne rien faire au lieu d’étudier. Regarde les mains de ta mère, regarde ce qui t’attend si tu t’obstines et réfléchis bien.
Dans un éclat de rire, Lysiane bondit du fauteuil pour mieux défier son père.
— Pas la peine, j’ai eu tout le temps de la voir à l’œuvre !
— Ne sois pas insolente, riposte Jeanne, blessée par le mépris de sa fille.
— Qui vous donne des coups de main gratis depuis des années ? Qui ? Vous pouvez me le dire ? Depuis que je suis gamine, vous me répétez que ma place est ici et, quand je peux enfin la prendre, vous m’exilez au lycée où je m’embête à longueur de journée.
D’un geste théâtral, elle repousse les boucles blondes qui sont venues lui entraver la vue. Surtout, ne pas esquiver le rapport de force. Ni cette fois ni plus jamais. Ce qui lui a manqué dans son enfance, elle compte bien le récupérer par un autre biais, mais elle est loin de se formuler les choses en ces termes.
— Je veux prendre des cours de chant et bosser ici en attendant de trouver un travail dans la musique. C’est ça ou rien, lance-t-elle comme une bombe.
— Chanter n’est pas un métier !
C’est lui qui parle le premier, la réplique fuse et serre la gorge de Lysiane.
Elle se défend.
— Et Édith Piaf ? A-t-elle eu tort de consacrer sa vie à la chanson puisque vous l’écoutez encore, plus de vingt ans après sa mort ?
Pierre ironise sur le parcours chaotique de cette femme devenue alcoolique à force de chanter. Jeanne tempère. Ce n’est pas la vie d’artiste qui l’a démolie, c’est la vie tout court… Pauvre fille, qu’aucun malheur n’a épargnée… Lysiane enchaîne sur l’objet de ses fantasmes, la chanteuse de country américaine née dans un village paumé avant de devenir star à Hollywood.
— Encore une pin-up ! s’exclame Pierre d’un air détaché.
Sous le regard consterné de Lysiane, Jeanne se lève en signe d’agacement. Pierre l’exaspère lorsqu’il se permet de réduire les jolies femmes à des séductrices idiotes. Elle sait que Lysiane l’attend au tournant, mais préfère calmer le jeu plutôt que d’assumer ses convictions. Elle finit donc par ravaler ses paroles dans un toussotement de gêne.
Déçue, Lysiane prend la relève et invective son père.
— Dolly est une femme d’affaires en plus d’être chanteuse. Elle en a dans la cervelle. Contrairement à ce que tu crois, ce n’est pas parce qu’elle est blonde et sexy que c’est une potiche. La preuve, elle joue de la guitare et compose elle-même sa musique !
— Tu ne sais pas aligner trois notes, alors…
— La faute à qui ?
Les parents se taisent.
Un silence de plomb étouffe la réponse attendue qu’une rage féroce vient remplacer. Une grenade qui lui mord les entrailles.
Pierre finit par se lever à son tour tandis que Jeanne s’approche de la fenêtre et plonge son regard dans le paysage. Cette manière bien connue de fuir horripile Lysiane qui se met à tapoter des doigts sur la table du salon tout en fixant le papier peint. La tension monte, elle attend un signe, un mot, n’importe quoi, mais rien ne vient. Acculée, elle s’extrait du fauteuil et finit par lâcher ce qu’elle a sur le cœur. C’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour ne pas exploser.
— Tes vieilles rengaines du samedi soir, j’en ai assez, lance-t-elle à son père sans ciller. Il est grand temps de moderniser tout ça, si tu veux rester dans le coup. Et toi, maman, toi qui ne dis jamais rien, tu es d’accord avec lui ? demande-t-elle, menton en avant, cherchant la provocation.
— Passe ton bac, après on verra, c’est la vie qui décide de toute façon. Moi aussi, j’ai eu des rêves, comme tout le monde.
Le visage de Pierre se décompose, l’obligeant à baisser les yeux.
— Et lesquels par exemple ? s’enquiert Lysiane, intriguée.
Chacun se redresse, impatient d’écouter les explications de Jeanne, mais le temps se dilate et la réplique se fait attendre.
— Je ne sais plus, finit-elle par abréger, en sortant de sa poche une cigarette à moitié consumée.
— Comment ça, tu ne sais plus ? s’indigne Lysiane dont la déception n’a d’égale que son agressivité.
L’aubergiste ouvre la fenêtre et sort son briquet.
— Ne fume pas dans la maison, Jeannette, tu sais que j’ai horreur de ça !
Lysiane s’approche de sa mère, submergée par l’émotion.
— Alors, vraiment, tu as oublié ce que tu aurais aimé faire de ta vie ?
Jeanne allume sa cigarette et Pierre lui répète d’aller s’intoxiquer dehors. Plus personne ne bouge, mais chacun se défie, testant les limites. Alors, comme sa mère garde le silence et tire une longue bouffée de cigarette en esquivant le regard de son père, Lysiane quitte la pièce et claque à nouveau la porte pour ne pas dégoupiller.

Dès le lendemain au petit déjeuner, Lysiane avait franchi le seuil de la cuisine en robe courte et talons hauts, résolue à ne pas prendre le bus. De toute sa hauteur, elle avait toisé ses parents avant de s’installer à table. Elle n’irait plus au lycée, inutile d’avoir un diplôme pour être serveuse.
Elle avait relancé les hostilités, néanmoins la tension était vite retombée. Ses parents avaient plié.
Toute la nuit, ils s’étaient interrogés. D’abord allongés chacun de leur côté puis adossés à la tête de lit. Ils avaient discuté dans le noir, en murmurant.
Comment avaient-ils pu être aussi aveugles, aussi indifférents ? À bien y réfléchir, Lysiane n’avait pas tort… Combien de fois leur avait-elle demandé de l’inscrire à un cours de musique ? Petite, elle ne réclamait que cela, mais ils avaient d’autres préoccupations, remettant à plus tard. Obnubilés par l’auberge, ils n’imaginaient pas que leur fille puisse penser autrement qu’eux. N’était-elle pas toujours volontaire pour les aider ? Sans doute, pourtant si elle les suivait à la trace, c’était surtout dans le but de trouver l’occasion de glisser la supplique qu’ils n’entendaient même plus.
La culpabilité les rendit muets, les mains jointes posées sur le drap. Ils décidèrent de donner raison à leur fille et, partant, d’essayer de se faire pardonner.
Dès que Lysiane comprit qu’elle avait eu gain de cause, sa colère retomba ; et une nouvelle vie commença.

Les premiers mois, elle avait montré patte blanche, exécutant tout ce que ses parents lui demandaient de faire, de la cuisine au service en passant par le ménage. D’ailleurs, elle ne rechignait pas à la tâche et affichait même un enthousiasme débordant. Dynamique et entreprenante, elle rongeait son frein pour ne pas mettre l’auberge en branle-bas de combat. Si elle s’était écoutée, elle aurait tout changé, de la décoration au menu, de la musique au choix de sa tenue de service ; mais elle avait compris qu’il valait mieux progresser par étapes, c’est pourquoi elle rognait petit à petit l’espace d’une liberté qui lui manquait chaque jour davantage.
En dehors du travail, elle s’enfermait dans sa chambre où elle écoutait Dolly, feuilletant les magazines people. Chaque semaine, le jeudi, parce que c’était jour de fermeture, elle sautait dans le car pour aller s’acheter de nouveaux vêtements, des chaussures et toutes sortes d’accessoires à Hazebrouck. Elle revenait de la ville les bras chargés de sacs trop légers à son goût, mais le cœur rempli de nouvelles envies. Parfois, lorsqu’elle étouffait à l’auberge, elle s’évadait sur sa bicyclette. C’était une escapade pour laquelle elle se maquillait et se parfumait autant que pour le reste. Hormis ces petites virées, elle ne sortait jamais de l’estaminet. Elle n’avait pas d’amis à voir, pas de rendez-vous à honorer. Sa vie était réglée comme du papier musique, bercée par les rêves qu’elle s’inventait. En état de gestation, elle se maintenait dans sa bulle tel un papillon dans sa chrysalide, se transformant au fil des mois. Elle apprenait à sourire, à charmer, à nouer le contact. Au bout d’un an, elle s’octroya le droit de porter un tablier court sur une jupe à peine plus longue.
Sa féminité lui donnait de l’assurance.
Le rouge sur les ongles, sur les lèvres… Des lèvres de feu.
Les regards portés sur elle se transformaient aussi ; et souvent, on lui faisait de l’œil. Elle est bien jolie, la fille de l’auberge ! Une belle fille à marier !
Lorsque ce genre de remarques courait jusqu’aux oreilles de Pierre, il renvoyait sa fille à la cuisine et prenait le relais.
Reléguée en coulisses, Lysiane pestait en essuyant les verres au torchon. Elle regrettait de ne pouvoir se prêter au jeu de la séduction. Se sentir désirée la grisait, mais elle savait définir des limites, attiser le feu sans se brûler, se garder pour celui qu’elle attendait vraiment.

Durant une année et demie, elle apprit le métier, gagna en maturité et se montra presque docile avec ses parents. L’auberge n’en était que plus rayonnante, car chacun assumait son rôle avec dévouement.
C’est alors que Fred Solange fit irruption dans sa vie.
Un soir, quatre jeunes garçons s’étaient assis au bar pour commander des bières. Elle les avait préparées, laissant la mousse retomber sur les rebords des verres tulipes. Un nectar doré tout juste sorti de la tireuse.
Elle avait plaqué quatre dessous de verre en carton, en ligne parfaite, au milieu du comptoir, avant d’y déposer les bières d’un geste expert, les fixant chacun leur tour droit dans les yeux.
Cet aplomb avait plu à Fred. Ce savoir-faire, ce n’était pas donné à tout le monde. Alors, il l’avait observée, laissant à la conversation le soin de s’animer sans lui, et son regard s’était perdu dans ces boucles blondes, ces lèvres bien dessinées, d’un rouge aussi vif que sur les toiles de Picabia. Pour l’attirer à lui, il avait levé la main, commandé un petit quelque chose à grignoter, comme ça, sur le pouce, à même le bar, avant de s’en aller. Ils étaient pressés, ils venaient de donner un concert à Dunkerque et avaient fait escale ici par hasard avant de rejoindre Lille. « Une bonne idée ! » avait-il ponctué, un doux clin d’œil à son adresse. Elle avait compris qu’il la draguait, immédiatement. De cela, elle avait l’habitude à l’auberge, mais des gars beaux comme lui, il n’y en avait pas beaucoup ; et musiciens, encore moins, alors elle était sortie de sa froideur habituelle.
— Vous jouez de quoi ?
— Piano, synthé, je chante aussi. Bref, je fais tout. Les trois autres m’accompagnent pour la logistique.
— C’est bien, avait-elle répondu, en regrettant de manquer de repartie.
Elle lui avait proposé une part de flamiche au maroilles – la spécialité locale –, mais s’il était lillois, il connaissait forcément…
C’était parfait, ils avaient aussi repris une bière et Fred avait continué à s’agripper à la jolie blonde qui passait de table en table avec une fluidité déconcertante.
Au moment de partir, il lui avait donné son nom.
— Je reviendrai vous voir, avait-il ajouté, enfin, si vous voulez bien.
Et elle n’avait pas refusé, alors il était revenu, à moto cette fois, et, malgré les mises en garde de sa mère et de son père, Lysiane avait enfourché l’engin rouge vif avec assurance. Elle avait soif de partir, de découvrir, de croquer la vie et de sortir de sa campagne trop connue ; avide de tout, elle l’avait suivi les yeux fermés, guidée par une euphorie qui ne souffrait aucune nuance.
Le casque, il le lui avait accroché juste après l’avoir embrassée.
Premier baiser volé qu’elle n’avait pas vu venir.
Elle avait eu un mouvement de recul, il avait ri, enfoncé le casque sur sa tête, regretté d’écraser ses jolies boucles ondulées, puis il s’était installé au guidon sans casque avant de démarrer. Le moteur avait émis un grognement musclé et le bolide avait traversé la route nationale à toute vitesse.
Il avait tout, celui-là, se répétait-elle, grisée par cette liberté qu’elle croquait comme le fruit défendu. Beau, brun, musicien, citadin, avec quelques années de plus qu’elle pour l’emmener plus vite et plus loin, au-delà même de ses espérances.

Fred Solange. Elle répétait son nom en boucle, sur les intermèdes de Dolly, ces espaces sans paroles qu’elle pouvait combler à sa guise.
Pour penser à lui, elle enfourchait son vélo et filait à toute allure dans la plaine, cheveux aux vents, ravivant les sensations qu’elle éprouvait sur la moto, un total abandon à un plaisir indécent qu’elle n’avait pas les mots pour nommer. De ces escapades extatiques, elle revenait pimpante et essoufflée, courant se changer, se coiffer, se maquiller avant d’enfiler son tablier pour assurer le service du soir.
Depuis sa rencontre avec Fred, son sourire était plus large, ses mots plus nombreux. Elle exultait, ressassant ses attentes à l’infini.
Bientôt, il l’emmènerait à ses concerts, cela ne faisait aucun doute. Ne le lui avait-il pas promis ? Avec un peu de patience et d’adresse, il la surprendrait en train de chanter sous la douche et resterait bouche bée, envoûté, stupéfait de n’avoir pas détecté immédiatement ce talent. Aussitôt, il lui proposerait de chanter avec lui, en tant que choriste, puis en duo, et puis comme soliste, chacun son tour, et pourquoi pas ?
Elle imaginait sa vie comme on écrit des histoires, avec l’illusion de tout maîtriser.
Dans cette perspective, ses virées à vélo se voulaient des galops d’essai, des espaces de liberté où elle composait un scénario idéal dans lequel elle jouait le rôle de la chanteuse tout droit sortie de sa campagne, mais dont la beauté transformait tout. Aussi se voyait-elle un peu comme Dolly Parton ou comme Lily Stevens dans La Femme aux cigarettes, la transfuge irrésistible que rien n’arrête.
Au début, Fred avait succombé à ce charme maladroit dont la spontanéité n’a d’égale que l’innocence des premières fois. Et peu importe que ses coéquipiers se soient moqués de lui, et d’elle – surtout –, elle lui avait tapé dans l’œil et il s’amusait bien. Elle riait comme une gamine, contente de tout, naïve et admirative.
Quand il lui avait demandé son âge, elle lui avait retourné la question et, comme il avait refusé de répondre, elle s’était dérobée dans un éclat de rire.
Bientôt pourtant, il commença à se dire que la plaisanterie avait assez duré. La fille s’attachait, se pendait à son cou, le présentait comme son petit ami alors que lui n’avait pas la moindre intention de s’engager. Elle s’offrait à lui corps et âme, demandait un peu plus après chaque étreinte jusqu’à prétendre chanter avec lui. La limite était franchie. Au petit matin, il lui joua une mélodie composée juste pour elle en fumant une cigarette avant de lui annoncer qu’il était l’heure de partir.
Un rendez-vous l’attendait, sa carrière commençait à décoller, il allait bientôt enregistrer un disque, il ne pouvait pas la ramener à moto jusque chez elle cette fois-ci…
— Bien sûr, lui avait-elle répondu, fière et inquiète à la fois.
Le pas pressé sur les pavés lillois, il l’avait donc déposée à la gare routière, jouant la comédie de l’amoureux qui reviendra, le cœur déjà allégé d’une conquête amusante, mais dont les attentes ravagent la pérennité.
Car il n’était pas du genre à s’attacher ni à se laisser mener par le bout du nez ; contrairement à ce que Lysiane s’était imaginé.

Par la grâce du jeudi de fermeture, Jeanne demeura longtemps assise, une tasse vide entre les mains pour réfléchir.
Sa fille était partie au lever du jour, en catimini. Pas de moto pour l’emmener l’espace d’une nuit et la redéposer le lendemain.
Juste une absence.
Le ciel était bleu nuit. L’ampoule se reflétait sur la vitre et les tulipes roses s’inclinaient comme des danseuses sur la table.
Lorsque la porte du garage avait claqué, elle s’était précipitée à la fenêtre où elle l’avait vue courir le long de la nationale privée de lampadaires. Au mieux, elle attraperait le bus, au pire, elle ferait du stop. C’était sûr. Si seulement elle avait su conduire, elle l’aurait cueillie au bord de la route pour l’emmener où elle voulait, sans lui poser la moindre question.
Mais c’était déjà trop tard pour chercher à comprendre de toute façon.
Le garçon avait disparu avec la moto ; et depuis, Lysiane arborait le visage fermé, blanc et lisse des poupées de cire.
Une poignée de nuits… juste quelques nuits passées ailleurs… une rencontre, un fol espoir et puis plus rien.
Il n’en fallait pas davantage pour abîmer sa fille.

Quand Pierre remonta de la cave où il sculptait ses avions en bois, il ne s’étonna pas de la trouver figée, cramponnée à sa tasse. Lui aussi avait entendu la porte du garage claquer et lui aussi avait regardé Lysiane se précipiter le long de la grande route en regrettant de n’avoir jamais passé son permis de conduire.
Unis par les mêmes craintes, ils accumulaient les questions dans le vide et leur esprit devenait flou, envahi d’incertitudes.
Comment ne pas s’accorder sur le fait que leur fille avait perdu sa joie de vivre, ses coups d’éclat et ses lubies ? Évaporés depuis que la moto ne se pointait plus. Sujet intouchable et tabou qui les mettait unanimement mal à l’aise.

Jeanne attendit toute la journée, collée à la vitre, une cigarette au bec. Pierre fit de même à la cave, coupant du bois au lieu de fumer.
Que lui avait-il dit ? Que lui avait-il fait ? se demandait Jeanne.
Un chagrin d’amour n’est jamais sans conséquence.
Rongée d’inquiétude, elle aurait voulu savoir la retenir et la consoler, mais Lysiane était fuyante, tellement fuyante…
À mesure que la journée s’écoulait, elle se sentait de plus en plus ouverte et sans attente, dévouée à sa fille et prête à tout accepter pourvu qu’elle desserre enfin les lèvres.

Bien des années plus tard, Jeanne fit le récit de cette attente insupportable, les larmes aux yeux. Elle la raconta pour briser la chaîne des malentendus.

Lysiane rentra en fin de journée. Ses cheveux étaient lisses et son maquillage avait coulé. D’emblée, elle avait plongé dans les bras de sa mère au lieu de foncer dans sa chambre pour s’y enfermer. Contre toute attente, elle ne l’avait ni fuie ni repoussée, mais elle était revenue, dépouillée de son masque d’orgueil, comme une enfant prise au piège. Alors, Jeanne l’avait serrée contre sa poitrine, soulagée autant qu’abasourdie, car elle n’avait pas l’habitude de ce genre d’effusion. Par ma faute, pensa-t-elle. Elle n’était ni tactile ni sentimentale et préférait s’abrutir à la tâche plutôt que de s’épancher. S’il n’y avait donc pas eu beaucoup de tendresse entre elles, c’était de son fait.
Lysiane s’adossa au mur, Jeanne fit de même juste à côté d’elle et elles fixèrent l’horloge dont la trotteuse n’en finissait pas de tourner.
— J’ai été jeune avant toi, ne crains rien, tu peux tout me dire.
Les mots étaient venus tout seuls, sans un regard, comme si Jeanne se parlait à elle-même.
La trotteuse eut le temps de faire encore un tour de cadran avant que Lysiane ne s’effondre à ses pieds, en larmes. D’un geste maladroit et hésitant, Jeanne glissa sa main dans ses cheveux. Ils étaient doux et chauds, très épais. Rien à voir avec les siens.
Lorsque Pierre apparut à la porte, il se crut face à une Pietà et la pudeur lui dicta de s’éclipser aussitôt. Quelques instants plus tard, Jeanne entendait le vrombissement de sa ponceuse électrique. Comme s’il voulait leur laisser toute la place pour se parler sans risquer d’être interrompues.
— Je suis enceinte, lâcha Lysiane, en se frappant le ventre d’un poing serré.
Sa voix éraillée, écaillée, raturée, contrastait avec la violence compulsive de son geste. Ce bébé, elle refusait de le garder et voulait que Jeanne l’accompagne à l’hôpital, puisqu’elle était trop jeune de quatre mois pour faire ça toute seule.
— Quatre mois, rien que quatre mois, et j’aurais pu faire mes choix sans rendre de comptes à personne, répétait-elle en grand désespoir.
Mais plus Lysiane se lamentait, plus Jeanne se sentait rassurée. Pour elle, ces quatre mois étaient un miracle. Quatre mois bénis sans lesquels sa fille se serait fait avorter toute seule, comme d’autres font un bébé toutes seules, comme dans la chanson.
— Garde ton enfant. Je m’en occuperai pour toi et tu seras libre de faire ta vie.
— Ma vie ? Elle est foutue ! Complètement foutue !
Impossible de la contredire, et pourtant, tout en elle pensait le contraire, c’est pourquoi Jeanne la laissa expulser, entre pleurs et exclamations, sa révolte débordant de détresse et de dépit, issue d’un immense sentiment d’humiliation.
Elle l’apaisa comme elle pouvait. Mot après mot. Pas trop vite pour qu’elle absorbe sans rejet. Lysiane était jeune, belle, en pleine santé. Rien ne se jouait en une seule partie. Il y avait toujours une revanche à prendre, de nouvelles expériences à vivre et d’autres rencontres possibles…
Lysiane renifla, Jeanne lui tendit le mouchoir qui traînait sur le plan de travail, et elles se replacèrent dos au mur, côte à côte, sans autre caresse ni regard.
— Je suis trop jeune, viens avec moi, s’il te plaît. Toute seule, je ne peux pas, je n’ai pas le droit. Aide-moi pour ça. Je t’en supplie.
Le balancier de l’horloge scandait les secondes comme si de rien n’était et la trotteuse achevait de faire le tour du cadran lorsque l’aiguille atteignit le sept pour enclencher le carillon.
Sept coups à la césure desquels leurs yeux se retrouvèrent.
Ensuite, le mouvement lancinant du balancier vint consoler le silence, un va-et-vient régulier auquel Jeanne s’accrocha pour lutter contre elle-même et rester à sa place. Dans son esprit, des questions plus chaotiques les unes que les autres se chevauchaient, mais quel droit aurait-elle eu de les poser ?
— Bien sûr, je vais t’accompagner. On fera comme tu voudras, c’est à toi seule de décider.
Elle énonça sa réplique sans y mettre le ton, comme un texte appris par cœur, et ce flegme raviva la colère de Lysiane qui s’infligea de nouveaux coups dans le ventre.
— Ne te fais pas mal, implora Jeanne, en lui attrapant le bras. Tu souffres, je le sais, je le sens. Fais-moi confiance, je suis ta mère et je respecte ta décision. Toute femme doit avoir le choix pour ces choses-là. Un choix incontestable que nul n’est en droit de juger.
Cette fois, parce que la compassion de Jeanne transparaissait dans sa voix, Lysiane entendit ses paroles et cessa de se violenter, remplaçant les coups par des larmes silencieuses.
En la voyant ainsi, si jeune et démunie, Jeanne se demanda pourquoi il lui avait fallu attendre que sa fille se retrouve genoux à terre pour se sentir investie de son rôle de mère.

Jeanne l’accompagne, branlante comme une quille. La plaine est d’une noirceur pesante, son père à la fenêtre jusqu’au dernier moment. Une vieille habitude. Cette fois-ci, elle pensait qu’il aurait réagi, émis un commentaire, susurré un reproche ; mais rien. Aucune instance supérieure pour la sortir du tunnel ombrageux dans lequel elle s’était perdue. Un mot aurait suffi, un regard peut-être. Une étreinte aurait été de trop. Il est des gestes qui ne s’apprennent pas sur le tard.
Elle part donc seule avec sa mère, bien obligée. Trois mois et deux semaines de plus auraient tout changé. Des nausées, nul signe. Si son sang n’avait pas cessé de couler, elle n’aurait rien perçu de différent en elle, rien soupçonné.
Sa mère répète les mêmes mots tout au long du trajet : Ça va ? Ça va aller ? En boucle, comme une prière vouée à calmer ses jambes et ses mains tremblantes alors que c’est elle qui devrait avoir peur.
Excédée, Lysiane pose son casque sur ses oreilles pour se protéger de son insupportable anxiété.
Avec Jeanne, elle se sent incomprise et irascible, toujours prête à exploser. Que sa mère soit à ses côtés dans ce moment crucial ne compte pas. Entre elles, tout a déjà volé en éclats depuis longtemps.
La preuve, la voilà enceinte. Mal préparée à la vie, sacrifiée avant d’avoir eu son mot à dire. Victime des illusions dont elle s’est bercée à défaut d’avoir eu le droit de réaliser son rêve.
Sacrifiée. Elle se sent sacrifiée, car une vie pousse dans son ventre. Une vie capable de ruiner ses espoirs et de prendre sa place.

Le soleil pointe, la plaine défile plus vite maintenant que l’ombre se dissipe. Il se fait jour dans son esprit. L’hôpital est en périphérie de la ville. Elles iront en taxi, pour être sûres d’arriver à l’heure. Les places sont rares, le temps compté. La honte sera vite oubliée. Une honte banale de fille.
Elle hausse le volume, sa mère serre les jambes et se tord les mains. Lysiane s’arrime à la vitre de l’autocar. Elle avance dans le sens inverse du trajet effectué quelques semaines plus tôt, la même autre vie cachée en elle, mais dont elle a connaissance cette fois-ci. Son clin d’œil, elle le revoit. Cet affront-là ne s’efface pas. Elle a tellement cru qu’il reviendrait…

Elles descendent du car, Jeanne la première. Elle traîne au point que Lysiane la bouscule et finit par la pousser, encore plus énervée contre elle.
C’est la mi-octobre, les arbres sont multicolores à la gare routière. Ils le sont aussi à l’entrée de l’hôpital. Il fait doux, mais Jeanne grelotte. Les tenues de mi-saison concèdent quelques touches de couleur au décor spectral du centre hospitalier. À l’accueil, les formulaires se remplissent, Jeanne signe pour donner son accord. Sa main tremble, ses jambes aussi.
Lysiane, au contraire, reste de marbre ou de glace.
Dur comme du bois ou du fer. Inflexible.
Parce qu’elle joue sa vie en cet instant.
Jeanne lui fait passer le stylo. C’est à son tour de signer, de donner son accord pour qu’un médecin vide son ventre et la libère.
Que seront leurs vies après ?

Jeanne et Lysiane se regardent pour la première fois de la journée. Un regard de mères.
La secrétaire récupère les feuilles signées, répète ses consignes protocolaires et dirige les deux femmes vers l’ascenseur qui les conduira au troisième étage où une infirmière les guidera.
À l’unisson, elles acquiescent d’un même signe de tête avant de prendre congé.

Comme elles ont un peu d’avance, Jeanne demande à Lysiane de prendre l’air pour fumer et se détendre un peu. Ses mains s’agitent d’angoisse.
— Regarde, lui dit-elle en se forçant à sourire. Je ne les contrôle plus.
Sur le banc, Jeanne sort une cigarette du paquet. Ce sont des Lucky.
— Tu en veux ?
Lysiane en prend une aussi. Pour se donner du courage et que ça aille vite. D’une main toujours tremblante, Jeanne lui tend sa boîte d’allumettes. Elle lui échappe et s’éventre sur l’herbe parsemée de feuilles rouges et jaunes. Lysiane la ramasse, claque une allumette, embrase le bout de sa Lucky qu’elle aspire pour la faire prendre plus vite.
Jeanne souffle et émet une volute de fumée, Lysiane toussote. C’est la première fois qu’elle s’essaie à fumer.
Elles fixent un érable.
Lysiane continue à tousser. C’est la fumée, dans sa gorge, dans son nez. Âcre. Elle le revoit soudain, assis au piano, plaquant ses accords une cigarette aux lèvres, après leur première nuit.

Beaucoup de premières fois, pense-t-elle. Beaucoup de premières avortées…
Après, juste quelques ricochets, quelques nuits exemptes de promesses. Alors, entre lui et le fœtus qui pousse dans son ventre, elle ne voit aucun rapport.
Rien qu’un grand vide qui la renvoie à sa bêtise d’y avoir cru.

Le couloir blanc paraît plus court à leur retour. Jeanne appelle l’ascenseur en reniflant. Elle tourne la tête et Lysiane sait pourquoi. Elle manifeste tout ce qu’elle n’exprime pas.
En sortant de l’ascenseur, les pleurs que Jeanne réprime lui deviennent intolérables.
— Ne renifle pas si fort, tu me stresses ! Et sèche tes larmes, tu auras tout le temps de pleurer plus tard.
Jeanne s’exécute. Encore plus pathétique. Lysiane serre ses cheveux dans un élastique. Pour l’intervention, ce sera mieux. On les a installées sur deux chaises à l’entrée du couloir. On les fait patienter. Jeanne est livide. Ses pieds bondissent en saccades sur le sol. Parce qu’elle multiplie les efforts pour la soutenir, Lysiane essaie de se taire et de se contenir, mais la colère l’emporte bientôt.
— Ça suffit. »

Extrait
« Un soir, pour lui faire plaisir, il lui avait offert une place au Nouveau Siècle et ils étaient allés écouter Véronique Sanson, Il l’adorait, elle avait fait semblant. Ensuite, ils avaient bu un verre au Yéti. En la ramenant chez elle, il lui avait proposé de l’accompagner en tournée et elle avait sauté sur l’occasion, persuadée qu’ensuite ils s’installeraient quelque part ensemble et peu lui importait où, pourvu qu’elle rompe sa solitude et mène la vie dont elle avait toujours rêvé. La scène, les concerts, les cocktails, le succès… Et tant pis si elle goûtait à tout cela par procuration. C’était mieux que la routine et le sentiment d’avoir trahi ses idéaux. Elle aurait tout accepté, quitte à être choriste, éclipsée derrière un micro sur pied entre la batterie et le clavier. Elle aurait tout accepté, même de se taire, pourvu qu’il l’’emmène. » p. 112

À propos de l’auteur
TIXIER_Marjorie_DRMarjorie Tixier © Photo DR

Née en 1977, Marjorie Tixier vit en Savoie. Professeure agrégée de lettres modernes, elle écrit également de la poésie et puise son inspiration dans la musique, la peinture et les voyages. Après Un matin ordinaire et Un autre bleu que le tien, À l’encre rouge est son troisième roman. (Source: Fleuve Éditions)

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Une légère victoire

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En deux mots
Nour renverse et tue accidentellement une jeune femme. La victime était la fille de Yarol, un repris de justice qui finit de purger sa longue peine. Tous deux ont du mal à se remettre de ce drame. C’est alors que Yarol propose à Nour de venir le voir en prison.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une rencontre et deux vies qui basculent

Le troisième roman d’Odile d’Oultremont raconte la rencontre d’une jeune femme et d’un homme qui purge une longue peine de prison. Il lui a proposé de la rencontrer après avoir appris que c’était elle qui venait de tuer accidentellement sa fille. Un rendez-vous fort en émotions.

Nour Delsaux est assistante de rédaction dans un quotidien. Yarol Ponthus est en prison depuis près d’un quart de siècle. Constance Rodriguez est orpheline et dépressive. Un jour ordinaire, plombé par une météo tristounette, Nour renverse Constance, la fille de Yarol. Elle meurt sur le coup.
Quand le prisonnier apprend la mort de sa fille, c’est sa seule raison de vivre qui s’effondre. Lui qui redoutait le jour où, après avoir purgé sa peine, il retrouverait la société des hommes, n’a désormais plus aucune envie de sortir. En prison, il a désormais ses habitudes, son coin de potager et Zoltan, avec qui il partage sa cellule. Et les obsèques de Constance, auxquelles il a été autorisé d’assister, n’ont fait que le traumatiser davantage.
Le moral de Nour n’est guère meilleur. Elle se sent coupable, comme Yarol, elle a tué. «Elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle».
Quand elle reçoit le courrier de Yarol l’invitant à lui rendre visite en prison, elle ne comprend pas sa démarche. Mais quand Jeff, son compagnon, lui intime l’ordre de ne pas y aller, elle décide tout à la fois de se séparer de cet homme si intransigeant et si peu à l’écoute et d’accepter la rencontre. Même si elle ne comprend pas vraiment ce qui motive cette demande.
Comme dans ses deux précédents romans, Les Déraisons et Baïkonour, Odile d’Oultremont s’attache aux rencontres improbables, aux échanges inattendus. Entre l’assistante de rédaction et le taulard, le choc est extrême. S’il ne s’agit pas ici d’un vertige amoureux, le sentiment qui unit ces deux parfaits inconnus est tout aussi fort. Ils sont rongés par la culpabilité. La romancière montre avec beaucoup de sensibilité combien leur confrontation va les pousser à envisager différemment les choses, en tentant de se mettre à la place de l’autre. Une remise en cause qui va entraîner le lecteur à se positionner. Et ce n’est pas là la moindre des vertus de ce roman qui une fois encore confirme tout le talent d’Odile d’Oultremont.

Une légère victoire
Odile d’Oultremont
Éditions Julliard
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782260055716
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ains qu’à Saint-Remy, dans la banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«C’est ahurissant à quel point une phrase, une seule, constituée des mêmes mots, en tous points pareils, a suffi à rendre à Nour son monde entier et à faire éclore en Ponthus les prémices d’une vérité dont aucun parent ne voudrait.»
Chacun à sa manière, Nour Delsaux et Yarol Ponthus sous-vivent. L’une est enfermée dans une existence où elle se satisfait de petits arrangements avec elle-même, l’autre est écroué depuis un quart de siècle dans une cellule de huit mètres carrés. En février 2020, dans d’étranges circonstances, la trajectoire de l’un percute celle de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Douce est la nuit sur Paris. Nour marche en léger retrait de cet homme qu’elle appelle Jeff, diminutif de Jean-François. Il la tient par la main. Entre eux, une distance égale à deux bras tendus. Les cheveux blonds de la jeune femme, brossés de part et d’autre d’une raie centrale, forment comme les ailes d’un goéland. L’application que Nour déploie à trotter sur ses talons trop fins, à la même cadence rapide que son amoureux, le sien depuis vingt et un mois, est séduisante. Sous ses pieds, le trottoir est humide, elle est attentive aux fêlures dans la pierre, aux trous par endroits. Jeff avance vite, elle sautille derrière, la démarche imposée par ses foutues échasses est chancelante mais il fallait être bien habillée ce soir, élégante sans en faire trop, dans sa tête, elle répète ses gammes : Bonsoir Monsieur, bonsoir Madame, votre fils est une merveille, j’ai une chance folle, c’est absolument délicieux, la truite saumonée est divine, quel honneur pour moi de dîner à votre table, allez-y, s’il vous plaît, je vous en prie, contez-moi votre vie passionnante…
Un instant, Nour s’est égarée.
— Ça va ma chérie ?
Jeff se retourne vers elle, l’instant d’un sourire, il est tendu, un dîner chez ses parents, c’est quelque chose, un moment important, une fièvre toujours, au contraire de ceux passés chez la mère de Nour, qui ne suscitent ni affres ni embrasement.
Le grand boulevard bordé de noyers anciens est à deux voies. Il charrie le bruit des voitures qui s’y croisent dans un léger fracas, ça claque en douceur et, tout autour, la ville se prépare à dormir. Le large trottoir n’en finit pas de couler sous ses pas, on dirait une rivière juste avant la débâcle. Au numéro 258, la porte en bois vernis s’ouvre, tractée par le poignet gracieux de Maurice, soixante-sept ans dans la vie et vingt-cinq en fonction dans cette imposante demeure en pierres de France. La façade grise, fraîchement ravalée, s’étire sur 12 mètres au moins. « Le Château », comme elle ironise parfois. Jeff embrasse Maurice, Nour le remercie, les manteaux sont ôtés et posés au vestiaire. Devant eux, le hall est vaste, au sol des carreaux de marbre blanc et noir dessinent un gigantesque échiquier, on dirait l’entrée d’un palace londonien. Dans un coin, deux fauteuils laqués dorés, tapissés d’un tissu à fleurs rose, trônent sur un carré de laine bouclée couleur poudre. À chacune de ses visites, Nour se demande qui peut bien s’asseoir là. Pour faire quoi ? Une pause avant de monter l’escalier central, magistral, placé comme une invitation à grimper à l’échelle sociale ?
— Tu es magnifique, souffle Jeff.
— Toi aussi, répond Nour.
Sur le moment, elle n’a pas d’autre idée.
Il doit y avoir une quarantaine de marches. Personne, c’est certain, n’a jamais compté. La robe noire de Nour est courte mais pas trop, son décolleté affirmé mais pas vulgaire, elle a enfilé des bas légers, la mi-saison regorge d’interrogations essentielles de ce genre, trench ou manteau, collants ou jambes nues, cachemire ou fil de coton. Nour, en réalité, s’en contrefout, la problématique affleure trois fois l’an, uniquement lorsqu’il s’agit de venir ici et de dîner avec ces gens.
Depuis trois ans, le père de Jeff est ministre de l’Industrie et son épouse, la mère de Jeff, femme-de-ministre-de-l’Industrie.
— Dans la famille, ça a globalement rendu tout le monde assez con.
C’est ainsi que Jeff avait décrit la situation à Nour une semaine après leur rencontre.

Et ça lui avait plu, la façon décontractée dont cet homme engageant, un grand brun sacrément baisable, avait qualifié ce fait exceptionnel, avec humour et sans esbroufe. La réalité, par la suite, avait été plus ambiguë.
Rapidement, Nour avait compris que la nature de son poste d’assistante de rédaction au journal Le Monde suscitait une sorte de malaise, à la fois parce qu’elle travaillait dans un média réputé de centre gauche alors que le ministre Tanguy Éluard appartenait à une majorité de droite ; mais aussi parce que sa position au sein du journal, insignifiante en réalité, sans aucun pouvoir ni ambition d’en avoir, faisait d’elle une espionne dans la place, certes, mais de bien modeste facture. Ce qui, compte tenu de l’éminent statut du ministre, semblait désobligeant.
Durant les premiers mois de leur histoire, Jeff avait semblé rejeter l’idée qu’il puisse y avoir, même inconsciemment, deux camps au sein de son entourage proche. Et puis un jour, au retour d’un voyage d’affaires en Angola, Nour l’avait surpris qui murmurait au téléphone avec son père, dans une discrétion relative. Alors, sans détour, elle avait éclaté de rire, le ridicule de la situation s’était emparé d’elle, l’avait enlacée comme une étole gigantesque, elle n’avait rien pu faire d’autre que se gausser. Comme si elle avait l’intention de les trahir, le ministre et son fils, quoi qu’ils aient pu conspirer tous les deux ! C’était si mal la connaître, si mal l’apprécier surtout ! Plutôt que de reprocher à Jeff sa soudaine et ridicule paranoïa, elle avait choisi d’en rire, elle était tellement gênée pour lui qu’il puisse penser qu’il fallait se protéger d’elle, au point de chuchoter grossièrement derrière un rideau comme au temps des vaudevilles et de la guillotine. Ça n’avait fait marrer qu’elle. À compter de ce jour, peu à peu, Jeff s’était mis à revêtir une étrange armure de fils de ministre, de plus en plus épaisse, une sorte de cape censée le préserver d’agressions extérieures dont il ne fut jamais capable de déterminer la nature précise.
Alors, imperceptiblement, leur vie avait continué, leur amour aussi, mais d’une façon un peu différente, comme s’ils partageaient désormais la même pitance mais qu’ils s’abreuvaient à deux sources discordantes.
— Bonsoir, ma jolie.
Tanguy Éluard procède ainsi lorsqu’il ne se souvient plus du prénom de Nour, en lui attribuant un inoffensif sobriquet coquin qu’il attribuerait à n’importe quelle minette de passage.
— Bonjour, Tanguy.

À dessein, elle se retient de l’appeler Monsieur le ministre en retour, bien qu’il ne lui ait jamais donné l’autorisation de procéder d’une autre manière, dès lors il affiche un air brièvement contrit, la désapprobation se lit clairement dans ses yeux, mais que peut-il maintenant qu’elle a osé ? Il se tourne vers son fils, lui expédie une étreinte couplée d’un sourire forcé afin d’évacuer son courroux. Jeff a entendu, il est secrètement navré pour son père, pourtant, à Nour, il ne reprochera rien. À quoi bon tenter d’éduquer quelqu’un qui se refuse à l’être ? Au bout de quelques longues minutes à gober des olives dénoyautées en faisant un bref point sur l’état mental et physique de chacun, Madame la ministre qui, dans l’intimité, se prénomme Agathe, invite les convives à passer à table. Elle le fait d’un geste délicat, ses mains aux longs ongles bardés d’un vernis rubis brassent un air pleutre de salon mondain, constitué d’invisibles compromis en tout genre. Agathe est la reine des angles arrondis qu’elle polit avec énergie dans le sillon de son mari hâbleur. Nour la considère avec compassion, pour rien au monde elle n’aimerait être à sa place, quelle sorte de femme fait encore ce choix-là, celui de l’ombre perpétuelle avec, pour seul salut, les rires forcés d’une blague au formol et de la tarte fine au dessert. Parfois, Nour ose des questions plus personnelles à la mère de Jeff, un audacieux « comment allez-vous, chère Agathe ? » Mais la maîtresse de maison, bien que reconnaissante, botte en touche car parler d’elle n’est pas une option, et ses réponses – « bien, bien, Tanguy travaille beaucoup » ou « il a une vie à cent à l’heure, mais on ne va pas se plaindre » – sont l’aveu sans cesse répété d’une seconde place acquise pour l’éternité.

Ensuite, le dîner se déroule entre soufflé de homard et tournedos à la crème, tout ce qu’elle déteste, ces menus de l’an quarante que plus personne ne propose ailleurs que dans ces endroits où les traditions sont maintenues sous des cloches en porcelaine, assorties de privilèges dont quelques rares personnes se sustentent encore.
— Un tournedos à la crème, putain… D’écrevisses en plus. Un terre-mer.
Deux jours plus tard, avachie dans un canapé trop mou à siroter un café serré, Nour décrit le reste de la soirée, un supplice, à Rosalie, son amie journaliste rencontrée à la fac, engagée ensuite à Libé au service Culture, il y a cinq ans, pendant que Nour remplit encore des formulaires de déduction fiscale pour les déjeuners de son patron.
— J’ai été promue.
— Non ?
Nour ne s’étonne que pour la forme. Rosa est une travailleuse acharnée, elle l’a toujours été, l’exact opposé d’elle-même, et sa promotion n’a rien d’une surprise.
— Je m’occupe des portraits de quatrième de couv. Avec Sébastien. On est deux.
De joie, Nour pousse un cri d’Indien.
— Tu devrais écrire un papier sur mon beau-père. Une belle photo au gros grain en noir et blanc avec un titre un peu choc…
— « La crème de la crème » !
Rosa se marre et Nour se redresse pour ne pas avaler de travers.
— Tu réalises que le mec n’a pas arrêté de parler de prise de risque politique et de louer l’importance d’avoir confiance en les gens, de faire confiance ? Et, à côté de ça, il a passé son temps à se sentir agressé par tout, les opinions des autres, sa putain de sauce aux crustacés, la fumée de ma clope, le bruit des voitures.
Lasse, Nour relate sa conversation de l’avant-veille avec le ministre. Elle lui a raconté avoir acheté une automatique, silencieuse et propre, Éluard soupirant aussitôt, c’est le genre de considération qui l’assomme, du politiquement correct à l’emporte-pièce, ces gens qui se croient écolos parce qu’ils conduisent une hybride… Ses mots fatigués ont rebondi sur sa lèvre inférieure ourlée comme un tuyau avant de tomber dans un mépris saisissant. Dans un premier temps, Nour s’est rebiffée, vous pouvez pas dire ça, même Jeff a osé une plainte contre son père, que ce dernier a ignorée en changeant de sujet, ajoutant au mépris l’indifférence. Et voilà qu’il était déjà l’heure de s’en aller. Nour ignore si elle se sent plus frustrée à l’idée de ne pas avoir assez tenu tête au ministre ou de constater une fois de plus qu’il n’est rien d’autre qu’un autosatisfait usé aux idées politiques réchauffées au silex.
— C’était joyeux comme un parking souterrain, deux heures assise sur une chaise en velours à écouter le roi tenir un crachoir tellement éculé…
Rosa se marre, elle aime le reportage des soirées de son amie au Château. Officiellement, Nour a l’interdiction de raconter ce qu’il s’y passe, à ses amis, à ses collègues, c’est une proscription de principe, instaurée par Jeff quelque temps auparavant, pour éviter les malentendus, à laquelle elle a accepté de souscrire pour la paix de son ménage. La vérité, c’est qu’elle n’en fait rien, le récit bien trop excitant à mettre en mots agit aussi comme une catharsis, pour rien au monde elle ne se priverait de répandre les aberrations narcissiques d’un serviteur de l’État.
— Parfois je me demande : pourquoi tu restes avec Jeff ?
— Jeff n’a rien à voir avec son père. Nour dit ça en haussant les épaules. Il ne fait pas de politique et il n’en fera jamais. Et puis, accessoirement, je l’aime.
Rosalie sourit.
— C’est vrai qu’il est sympa.

La nouvelle n’est pas encore arrivée jusqu’à lui. Alors Yarol Ponthus procède comme d’habitude. Il orchestre sa toilette matinale comme une fourmi à l’ouvrage, l’espace est exigu, il connaît parfaitement sa partition. Sa routine, artisanale, fabriquée comme il peut, avec les moyens du bord ; un pain de savon jaunâtre pour le corps et du shampoing, la marque discount de chez Carrefour, toujours le même, depuis vingt-quatre ans. Il examine la surface de ses dents ambrées dans le miroir fendu puis se place sous le jet de la douche délimitée par deux murets en angle droit dans le coin de sa cellule. Huit mètres carrés rien qu’à lui. Un lit, un bureau, une armoire et un petit frigo sont disposés le long d’un mur, un écran de télévision est fixé en hauteur, à droite de la fenêtre. Au sol, deux paires de chaussures sont alignées à côté d’un réchaud en fonte. Un quart de siècle qu’il habite dans cette espèce de misère, une tanière, à peine plus d’un profond creux dans le mur, alors, pour éviter frustrations et déconvenues, il a appris autant que possible à tenir à l’écart les éléments du réel.
Lui, ce qu’il aime, c’est la philosophie. Avec elle, il n’y a rien de palpable ni d’artificiel, que des idées. Des citations de Nietzsche – « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur » – et de Schopenhauer – « Ni aimer, ni haïr : voilà la moitié de toute sagesse. Ne rien dire et ne rien croire : voilà l’autre » – sont méthodiquement punaisées sur les murs de son cachot, vibrant de promesses impossibles ; il connaît ces deux phrases par cœur et tant d’autres dans le même genre, purgations de pacotille qu’un quotidien de quasi-inaction invite à considérer doublement. Il enfile un survêtement sous l’épaisse lumière d’un néon malade, qui clignote souvent, faute d’un entretien régulier. Ses chairs à moitié nues sont aussi blanches que l’écume, le soleil pénètre à peine dans ces mitards aux fenêtres étroites qu’assombrissent de solides barreaux et, aux carreaux des vitres, une poussière impérissable.
Dans le bâtiment C, entièrement dédié aux détenus en fin de peine, à qui l’on accorde un régime pénitentiaire allégé accompagné d’un programme progressif de réinsertion, la journée débute comme la précédente et toutes celles d’avant. En captivité, se brosser les dents est une activité dont l’intérêt premier est d’éprouver. Yarol se sent à la manœuvre et il aime ça. Il polit sa plaque dentaire et ce simple geste est l’irréfutable preuve qu’il existe encore, son corps et son esprit s’échinant à prendre soin l’un de l’autre.
Dans le couloir, les autres s’adonnent à leurs singeries habituelles, il entend les voix qui jaillissent fort et des rires familiers. Sa porte est ouverte de 7 heures du matin à 7 heures du soir sur l’univers du couloir, une trentaine de mètres de part et d’autre, jalonnés de cellules comme la sienne, chacune occupée par un individu seul. À 7 heures 30, les auxiliaires, ces prisonniers qui prétendent au service général, s’occupent de l’entretien du bâtiment, des cantines, ou récurent les coursives à la flotte javellisée, mi-fiers, mi-foutraques, voyant en leur affectation l’occasion de faire s’écouler le temps. Au même moment, un groupe d’internés se rend aux ateliers de services techniques où les hommes réparent le matériel carcéral en échange d’un salaire quasi nul.
Quoi qu’il fasse, ici, Yarol est respecté, c’est l’apanage d’un vieux comme lui, que la plupart d’ailleurs surnomment « Boss ». Il a passé plus d’années à l’ombre que dehors, ça en dit long sur ce qu’il a fait. Son ancienneté dans l’établissement lui assure, depuis lors, la déférence de la hiérarchie et des taulards, et son bon comportement le respect de l’administration. Même Quentin Bompieux, le directeur, lui voue une certaine admiration. Lorsqu’on lui parle de Yarol, il le décrit comme l’ADN de la prison. Arrivé il y a seize ans, après deux fois quatre années dans un quartier de haute sécurité situé dans le nord de la France, un bahut pour DPS, « détenus particulièrement surveillés », Yarol a été muté en 2006 à Saint-Rémy, près de Paris, quelques semaines avant l’arrivée du directeur. Il incarne en quelque sorte les archives de la genèse de Bompieux, la mémoire de ses aurores professionnelles. De cette époque, à part eux deux, il ne reste plus personne. Les autres ont été transférés, libérés ou sont morts. Bompieux est bien incapable de décrire ce qui, par ailleurs, le touche chez Yarol. Est-ce sa faculté à considérer les crimes qu’il a commis comme une part indéfectible de lui-même, en assumant sa responsabilité pleine et entière ? En contrepartie de ces vies ôtées, Yarol a décidé de posséder ses homicides, comme un bien meuble, de les faire siens, afin d’en contrôler les causes mais aussi les conséquences. À sa façon, Yarol est un sage qui s’est aventuré jusqu’au point le plus avancé de l’ignominie pour le devenir.
À l’extérieur, il n’a gardé aucun lien. Ni famille, ni ami. Les êtres humains qu’il côtoie sont reclus ou gardiens. Parfois, il demande à rencontrer un psy et, depuis peu, la date de sa libération approchant – dans six mois –, il a des rendez-vous réguliers avec une conseillère d’insertion et de probation, Mme Lacey, une grosse dame invariablement vêtue d’un pantalon beige et d’un polo bleu marine. Elle est affable et sympathique mais Yarol la trouve assez vilaine avec ses cheveux courts aubergine et ses lunettes rouges. Le drame, pense-t-il souvent, c’est qu’il ne sait plus à quoi ressemblent les femmes. Bien sûr, il en voit à la télé, allumée toute la journée, mais l’image ne dispense en rien le parfum d’un corps, la musique d’une voix ou l’enchantement d’un geste.
Lacey plaisante souvent. Elle aime à répéter : « je suis celle qui dit oui », alors qu’au même moment elle révoque un nombre impressionnant d’espoirs auxquels Yarol s’était accroché naïvement, espérant entrevoir dans le scénario de sa libération des fragments de consolation. En réalité, elle est celle qui dit non à presque tout, en concluant d’un air faussement désolé : « J’aide à la réinsertion, pas au carnaval de Rio. » Et ça lui fait une belle jambe à Yarol, cet humour à la con.
Ça fait un an, sur les bons conseils de la dame, que Yarol prépare un CAP agricole qu’il terminera dehors – il a choisi cette filière parce que, depuis quelques années, il s’occupe du potager de la prison, un terrain maigrelet de 10 mètres carrés planté au beau milieu de la cour. En promenade, les captifs marchent autour et forment une procession étrange, un genre d’incantation aux tomates et aux carottes de Yarol, des légumes qu’il bichonne comme s’ils étaient ses mômes. Avec le temps, il a appris à tailler les plants, prélever les boutures et arroser à leur juste mesure. Il aime regarder pousser les fraises et les piments, il lui arrive de choisir les semences et de procéder à quelques aménagements. Il ne s’agit pas vraiment d’une passion, mais occuper ses mains à travailler la terre, c’est autant d’heures à ne penser à rien. De là à étudier l’agriculture…
Optimiser sa réinsertion, c’est aussi choisir une voie pour augmenter ses chances de trouver un travail à la sortie et de s’autonomiser financièrement. Il a entendu cette phrase des centaines de fois mais elle n’imprime rien en lui. Le retour à la liberté, la grande magie supposée d’un nouveau contact à la vie, très peu pour lui. Yarol a le sentiment d’un exil, d’un glissement. De la perspective de quitter ces murs devrait jaillir l’exaltation d’une renaissance mais c’est au contraire une grande anxiété qu’il ressent. Une frayeur, en tous points pareille à celle qu’il a si puissamment éprouvée à la mort de son père, ce père qu’il n’a pourtant jamais connu, une trouille infinie, dont il parlera longuement aux jurés d’assises vingt-six ans plus tard, lorsqu’il sera condamné à une peine de vingt-cinq années incompressibles, J’ai pris sa mort dans la gueule et à partir de ce moment-là, j’ai eu peur tout le temps.

Il ose l’avouer à Lacey parfois. Sa future libération conditionnelle le terrifie. Enfermés depuis ce qui lui semble être mille ans, son corps et son esprit plus encore ont tous deux oublié que la part la plus intéressante de chacun réside dans ce qu’on ne peut pas prévoir. De sa sortie auraient pu advenir de nombreuses opportunités ; au lieu de ça, il est convaincu que le monde hostile ne lui réservera qu’une place de figurant ou de banni, une arrière-position dont personne ne voudrait.
— Dehors, il y a Constance.
Toujours, Lacey insiste sur cet aspect-là, délicat, indomptable, presque sauvage mais fondamental, de sa nouvelle vie. Yarol ignore quoi faire de cette information. Elle lui apparaît comme une furie tourbillonnante qui s’enroule autour de lui et à mesure qu’il y songe, il se sent contraint de tout lâcher d’un coup, ses doutes autant que ses certitudes, au profit d’un espace vierge, peuplé de vides et de silences, grand comme un désert et au milieu duquel se trouve Constance, qui l’observe, impavide. Il espère un sourire ou une main tendue mais, sur le visage de sa fille, il n’y a rien qu’un regard fixe et dans ses mains libres de la poussière de sable.
Comment espérer qu’elle soit heureuse de le revoir après tant d’années de crimes et de délits ? Et pourtant, elle est là. Dehors. Réelle.
Elle a quitté sa douche, ses longs cheveux essorés sont rassemblés à la droite de son doux visage, presque enfantin. Nour a trente et un ans, elle en paraît dix de moins.
Jeff travaille sur le coin de la table de la cuisine, il consulte des rapports d’activité d’entreprises que ses clients envisagent de racheter. Les fusions-acquisitions, c’est sa spécialité. Au début, il avait hésité à devenir pénaliste ou à faire du droit social, mais des événements dont il n’a jamais spécifié la teneur se sont chargés de modifier ses plans initiaux ; Nour le regrette souvent, elle aurait aimé partager la vie d’un idéaliste qui se consacre à de justes causes. Elle aurait aimé, dans un autre registre, ne pas se retrouver dans cette situation où juger le choix de carrière des autres ne se fonde sur aucune crédibilité quand on a, comme elle, terminé l’école de journalisme de Lille avec mention mais que, par une sorte de lâcheté paralysante déguisée en paresse, on se contente depuis des années d’un poste largement sous-qualifié. Elle s’approche de Jeff et l’embrasse dans le cou, lui confie un baiser appuyé, elle veut sentir l’odeur de sa peau mêlée à celle de ses cheveux bruns, là où il fait tiède encore alors que la chaleur de la nuit tarde à s’échapper.
— Je vais au cimetière, tu viens avec moi ?
— Je dois ? renâcle-t-il.
D’un geste, elle se détache de lui, quitte la cuisine et ravale en silence une offense contre laquelle elle se pensait prémunie.
— Pardon, chérie, j’ai du boulot.
Il a dit ça sans même lever les yeux. Il faudrait du courage à Nour pour lui répondre que, oui, elle aura du mal à pardonner ce genre de déconsidération, mais en ce matin du dixième anniversaire de la mort de son père, elle veut éviter d’inciser plus encore dans sa peine et, plutôt que de diriger vers Jeff sa colère froide, elle choisit de discipliner sa respiration et avale la couleuvre sans un mot en retour.

Le soleil sec de ce neuvième jour du mois de février cogne sur le coude de Nour, plié en deux et posé sur le rebord de la vitre. On est dimanche, Waze indique le cimetière à seize minutes. À sa droite, sur le siège passager, se trouve un bouquet composé de roses et de quelques renoncules. Les fleurs sont pour son père, enfin pour ce qu’il reste de son père, une dépouille rangée dans un caveau, enfermée ad vitam, qui attend on ne sait quoi, peut-être que d’autres qu’il a aimés au temps de sa vie d’ardeur lui fassent, parfois, l’honneur d’une visite. Le feu est rouge, Nour patiente au volant de sa nouvelle Dacia hybride, bijou de modernité, aussi agile que silencieuse dont ses jeunes collègues, journalistes pour la plupart, tous épris de justice sociale et d’écologie, lui ont fait l’éloge des mois durant. Toute bonne action mérite sa juste punition. Elle aurait pu penser à cette connerie d’expression, elle aurait surtout dû garder sa Polo diesel. On commence citoyen écolo et on termine assassin.
Le feu passe au vert. De sa main gauche, elle tient le volant, de l’autre, elle fait glisser l’élastique de ses cheveux jusqu’à le tenir dans sa paume, Liquid Sunshine de Biga Ranx à fond dans l’habitacle. »

Extrait
« Il faut bien s’acquitter du quotidien. En réalité, elle se sent broyée sous le poids d’une charge démesurée, elle est épuisée, constate jour après jour une fielleuse lassitude grandir en elle, malgré les mises en garde de ceux et celles qui n’ont cessé de lui répéter qu’il fallait qu’elle se repose. Mais de quoi? D’avoir été le vecteur accidentel de l’expression de la malchance? Ou d’être un monstre? » p. 66

À propos de l’auteur
OULTREMONT_odile_©Charlotte_Krebs

Odile d’Oultremont © Photo Charlotte Krebs

Odile d’Oultremont est scénariste, réalisatrice et romancière. Après deux romans très remarqués, Les Déraisons, prix de la Closerie des Lilas, et Baïkonour, prix du Roman qui fait du bien, elle publie Une légère victoire en 2023. Odile d’Oultremont vit à Bruxelles. (Source: Éditions Julliard)

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Madjik ou l’incertitude

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En deux mots

Ils sillonnent les rues de Paris à toute vitesse. Madjik, Lo et Diesel sont livreurs à vélo, pris dans un tourbillon qui rend leur vie précaire, risquée, imprévisible. Un accident va faire basculer leur insouciance.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’accident qui devait arriver

Dans son nouveau roman Julien Cabocel met en scène trois livreurs à vélo. Leurs courses dans Paris sont à l’image de leur vie, précaire, risquée, imprévisible. Une fable sur la violence économique menée à cent à l’heure.

Déjà dans Bazaar, son premier roman, Julien Cabocel nous entraînait dans un road-trip infernal. Cette fois, c’est à vélo qu’il sillonne les rues de Paris. À toute vitesse. Derrière Diesel, le narrateur, et ses amis Lo et Madjik. Un trio qui se retrouve exténué après une journée éreintante. Car les livreurs savent que leurs gains dépendent de leur agilité, de leur vitesse, des notes que leurs clients leur confèrent. Et des risques qu’ils prennent. Au fil des chapitres, on va découvrir comment chacun d’eux en est arrivé là.
Madjik, qui avait vu son père retourner à Brazzaville alors qu’il n’avait que huit ans et n’a plus jamais donné de nouvelles depuis, a choisi de quitter le lycée sans son bac techno «avec l’envie furieuse d’en découdre, de cracher à la face du monde ce qu’il avait dans le ventre. Son surnom venait de cette époque, lorsqu’il traînait dans Paris pour se découvrir.»
Lo, quant à lui, a longtemps rêvé du Tour de France, d’une carrière de cycliste professionnel. Il s’est entraîné d’arrache-pied et a réussi de grandes performances. Mais n’a jamais réussi à accrocher la bonne caravane, n’est pas devenu le champion espéré. Alors, «pour ne pas abandonner tout à fait, il livrait des sushis et des burgers dans des boîtes en polystyrène.»
Édouard, ou plutôt Diesel, est à la fois acteur et témoin de cette histoire. C’est d’abord avec son smartphone qu’il rend compte de leurs exploits respectifs. Des films qu’il réalise d’abord pour sa petite sœur restée dans la maison familiale de Châtellerault, espérant que «l’énergie incroyable de ses errances illumine son quotidien». Encouragé par les collègues, il a poursuivi et amélioré sa technique. Complétons la galerie des personnages avec Bassem, réfugié syrien qui a trouvé un emploi à l’aéroport. C’est là qu’il va croiser Kristell, qui rentre à Paris après un voyage d’affaires. Elle sait que son père l’attend, même si elle préfèrerait se reposer. Les hasards de leurs emplois du temps respectifs vont conduire ces acteurs à se rencontrer. À part Madjik qui lui doit combattre sur un lit d’hôpital, victime d’un grave accident. «Une camionnette blanche. Un coup de freins dans la rue d’Odessa. Pas un cri, il est trop tard pour crier. Un bruit sourd, c’est tout. La tête de Madjik sur le bitume. Une fraction de seconde, il y a ce bruit qui résonne. Puis tout se fige.»
En épousant le rythme effréné des cyclistes, Julien Cabocel montre la fragilité de ces existences. En leur faisant croire qu’ils sont libres, leurs employeurs exploiteurs ne font que cacher leur violence économique. Mais l’énergie que dégage ce roman de la précarité, qui se lit d’une traite, évite l’écueil du manifeste politique. Il suffit de prendre la roue de Madjik, Lo ou Diesel pour se rendre compte des enjeux. Un tourbillon, un vent de folie.

Playlist du roman


Brand New Day Esther Phillips © Production Robert Burton


A part of this Asaf Avidan © Production Asaf Avidan

Madjik ou l’incertitude
Julien Cabocel
Éditions Grasset
Roman
178 p., 18 €
EAN 9782246830573
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris que les livreurs sillonnent dans tous les sens. On y évoque aussi Argenson et Châtellerault et des vacances à Saint-Jean-de-Monts.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Livreurs à vélo, Diesel, Madjik et Lo sillonnent la ville à un rythme effréné, prêts à tout risquer pour quelques points sur l’appli, quelques courses supplémentaires, quelques euros gagnés. L’un a failli devenir cycliste professionnel, l’autre est un étudiant en rupture de ban, le troisième a le flow dans le sang… Trois surnoms, trois copains qui tentent de conjurer leur précarité en jouant chaque jour un peu plus avec la vitesse, tandis que se tisse entre eux une amitié improbable et profonde.
Leurs courses inlassables dessinent un étrange ballet urbain où d’autres personnages évoluent selon leur propre urgence. Kristell, quadragénaire empêtrée entre ses sentiments amoureux et l’ombre pesante de son père, descend d’avion et passe commande sur l’appli avant de sauter dans un taxi pour rejoindre la ville. A l’aéroport, son chemin croise celui d’un autre éclopé, Bassem, homme de ménage écrasé par la désolation laissée au pays. Lui attrape le RER où un individu inquiétant le ramène aux souvenirs qui le hantent.
Tous tournent, tournent et tournent à travers la ville. Si différents soient-ils, tous sont fragiles, partagent une profonde incertitude sur eux-mêmes et sur le monde comme il va. Tous étouffent et aspirent à se libérer. La mécanique de la cité toujours plus folle va-t-elle les rapprocher ou les broyer ?
Une ronde urbaine pleine d’humanité qui nous entraîne dans un vertige étourdissant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Christophe Gelé


Julien Cabocel nous offre la bande-annonce de son roman Madjik ou l’incertitude © Production Julien Cabocel

Les premières pages du livre
« Un surnom. Voilà à peu près tout ce que l’on sait les uns des autres. Et la plupart du temps, c’est largement suffisant pour ce que nous avons à nous dire en attendant devant les restaurants. Dans un surnom, on met ce que l’on veut de soi, tout ce qu’on voudrait être, et tant pis si rouler pour livrer des sandwichs n’a rien à y voir.
Pour tenir sur un vélo, il n’y a rien à faire, personne à être en particulier. Il suffit d’avancer. Si tu arrêtes de pédaler, tu tombes, c’est aussi simple que cela. Tu le sais depuis la première fois où ton guidon s’est mis à trembler et qu’il t’a fallu répondre à la seule vraie question qui te sera jamais posée: continuer à pédaler ou accepter de tomber ?
Et nous en étions là, tous autant que nous étions, avec nos surnoms qui ne voulaient peut-être rien dire, Madjik, Lo et moi, Diesel.
On tombait.

Malgré la fatigue et nos jambes tétanisées à l’idée de tourner encore, nous avons quitté la terrasse rouge et blanc du Falstaff. Comme des insectes éblouis, happés par la valse des phares, nous sommes remontés en selle.
À nous trois, nous n’avions même pas cent ans et nous roulions côte à côte dans une ville deux fois millénaire. Je ne sais plus lequel d’entre nous a lancé ces mots mais ils ont filé dans l’air luisant et nous sommes partis à leur poursuite avec des hurlements de Sioux. L’un après l’autre, nous avons gueulé comme des gamins, comme on crache à la face du temps, comme on lui fait un doigt d’honneur que seule la jeunesse peut faire parce que ce sont ses étincelles qui enflamment l’avenir et que son feu n’a pas encore le goût des cendres. Rien que la vie qui nous appartient. Et le rire de Madjik. Et les façades qui tremblaient au loin.
Mains dans les poches, dans le miroir de cet instant, nous étions les Quatre Fantastiques, les Sept Mercenaires, les Gardiens de la Galaxie, une Chevauchée Fabuleuse, trois livreurs à vélo qui roulions sans commande, sans personne à délivrer qu’eux-mêmes, comme on renverse le monde, pour le plaisir, pour rien.
À Saint-Paul, dans un ballet qui nous échappait, nous avons quitté la voie de bus et nous sommes retrouvés à rouler sur toute la largeur de la rue. Aucune des voitures qui derrière nous commençaient à s’impatienter ne pouvait nous doubler. Ça gueulait, ça klaxonnait. Les insultes fusaient des vitres baissées et des casques aux visières relevées mais pas un de nous ne se décalait. Nous étions intouchables et nos yeux brillaient bien plus fort que la haie d’honneur des réverbères devant nous.
Dans le bouche-à-bouche de nos roues sur l’asphalte, la ville asphyxiée reprenait son souffle. À croire que je n’avais pas avalé tous ces kilomètres depuis que je pédalais dans Paris pour rien. À croire qu’on y pouvait bel et bien quelque chose.
Nous avons tenu jusqu’à la tour Saint-Jacques, avant le boulevard Sébastopol vers lequel les camionnettes, les voitures et les scooters se sont rués comme des affamés dans un bruit d’ogre qui veut dévorer la ville et nous bouffer avec.
Qu’est-ce que c’était bon.
J’en ai lâché mon vélo sur le trottoir d’une rue piétonne qui mène à Beaubourg. Les bras en l’air, en sautillant tel un boxeur qui vient d’arracher le dernier round (poids léger contre métaux lourds), j’ai hurlé à la vie comme si j’avais gagné la partie, prêt à faire face pour les siècles des siècles, et pour des siècles encore, vivant. Et Lo, descendu lui aussi de son cadre pour répondre dans un sourire triomphant aux insultes qui reprenaient de plus belle à notre hauteur quand Madjik, dans un rire éblouissant, leur lançait des baisers !
Et il y en avait eu, des instants comme celui-ci, presque trop beaux pour y croire. Comme la fois où Lo avait tourné sur des Champs-Élysées déserts dans ce qui ressemblait au final d’un Tour de France dont il avait dû rêver tant de fois. Nous avions parlementé un moment pour qu’il puisse rejoindre la ligne de départ d’un « alleycat » inattendu. Dans un sourire railleur, les organisateurs de ces courses improvisées qui incendiaient la ville certains soirs avaient fini par accepter. C’était l’aristocratie de la livraison à vélo, ces types aux t-shirts unis, aux lunettes profilées, aux bermudas de toile. Employés de véritables messageries, ils n’étaient pas tenus de se déguiser pour rouler, n’avaient pas même à payer leur sac à dos d’une caution qu’ils ne récupéreraient jamais. Non, ils utilisaient des vélos à pignon fixe avec lesquels ils se défiaient régulièrement dans ces compétitions nocturnes où tous les coups étaient permis. Tandis que Lo se faisait digérer par la masse des participants, Madjik et moi avions rejoint le rond-point des Champs-Élysées. Les coureurs avaient d’abord remonté l’avenue dans un peloton compact qui comptait bien profiter de l’occasion pour asseoir sa réputation et confirmer une bonne fois pour toutes sa supériorité sur les livreurs low-cost dans notre genre. Mais très vite Lo s’était retrouvé en tête et tous les autres s’étaient lancés à sa poursuite depuis les rues voisines. D’un coup d’œil, il les avait vus s’approcher et avait accéléré encore, donnant tout pour s’échapper de leur horde écumante mais aussi de lui-même, sans doute, de ce qui dans le fond de sa gorge avait quand même le goût d’une défaite. Lui qui n’était pas devenu le champion espéré et qui, pour ne pas abandonner tout à fait, livrait des sushis et des burgers dans des boîtes en polystyrène. Nous nous déchaînions à chacun de ses passages, hurlions à nous casser la voix, à faire vaciller Paris, emportés par notre fierté de voir avec quelle majesté il les distanciait tous. Jusqu’au bout, il avait tenu et avec ce qu’il nous restait de cordes vocales, nous l’avions acclamé puis porté aux nues sur nos épaules tandis que les derniers passaient encore la ligne. Son regard à cet instant, là-haut, au-dessus de nous, au-dessus de tous, valait toutes les médailles, toutes les victoires qu’il n’avait pas remportées. Il ressemblait au champion qu’il aurait dû être, et redevenir pour un instant au moins ce vainqueur magnifique valait toutes les récompenses, vraiment, effaçait tout le reste.
Quand les flics étaient apparus à leur tour pour nous courir après, le peloton s’était dispersé, chacun saluant brièvement Lo d’un geste amer ou beau joueur pour sa victoire. Nous avions détalé derrière eux comme des gamins que nous étions, des enfants qui croyaient encore, ou faisaient semblant de croire, plutôt, à l’imparfait de leurs jeux, de leur job, de leur vie : « Alors moi j’étais l’Indien et toi t’étais le cow-boy. » Imparfait, c’était le mot adéquat, le temps le plus juste. Que les enfants l’aient choisi pour donner vie à leurs rêveries était bien la preuve de leur sagesse. Et toutes les publicités au présent, à l’avenir, tous les storytellers et leur monde idéal pouvaient bien ravaler leurs histoires à tourner en rond. Nous ne serions jamais que des enfants dans le monde imparfait de leurs jeux qui ne croient pas tout ce qu’on leur raconte mais font semblant d’y croire – ce qui n’est pas la même chose. On sait que la roue est voilée, que la chaîne va finir par dérailler, ce n’est pas parce qu’on accepte de pédaler qu’on ne s’en rend pas compte, surtout pas.

Avec Paris, Madjik et Lo tiennent le premier rôle de mes vidéos – des images brutes de nos exploits que je poste de temps en temps sur ma chaîne. Il arrive que j’y apparaisse aussi dans un selfie bancal, un œil sur la route, l’autre sur mon portable. On m’y découvre essoufflé, la masse de mes boucles noires aplatie par le casque d’où jaillit toujours une mèche rebelle, le col de ma chemisette hawaïenne dépassant de mon blouson bicolore. J’en envoie parfois le lien à ma sœur avec l’idée de lui montrer la ville, ce qu’il y a de lumineux malgré tout dans la vie que je me suis choisie. J’espère que l’énergie incroyable de nos errances illumine son quotidien, entre le collège George Sand où j’ai été élève moi aussi et la zone commerciale d’Argenson où se trouve la concession automobile de mon père – elle va bientôt y faire son stage de troisième, m’a-t-elle annoncé dans un SMS ponctué d’un smiley au sourire triste. Pour l’avoir vécue avant elle, je connais sa vie dans le centre-ville de Châtellerault ou devant le journal télévisé, chaque soir à 20 heures, dans le salon du pavillon familial, si propre, si parfaitement rangé, si identique à celui des voisins, des voisins des voisins. À travers ces images de nos prouesses, j’essaie de lui dire que même dans les ruines, même sur les cendres, elle a le droit de danser. Oui, il est encore permis de rire, de faire les cons sans raison et même si cela devient de plus en plus incongru, elle n’y est pour rien. Elle a le droit de s’amuser, de faire des rêves improbables, des rêves d’avenir sans que la planète fasse peser tout le poids de sa survie sur ses épaules de jeune fille. Je me charge de ça. Elle peut danser, faire tourner ses longs cheveux d’or sur la nuit, embrasser le bleu de l’air, et rire, même trop, même fort, et aimer surtout.
À chaque fois que je reçois une de ses lettres, invariablement garnie d’un billet de dix euros soigneusement plié – une page pleine qu’elle entame toujours par mon prénom, « Édouard », enluminé de boucles tracées au feutre mauve –, je m’en veux d’être parti, de ne pas avoir tenu plus longtemps mon rôle de grand frère. J’ai envie de la serrer dans mes bras, de croire qu’il nous reste encore tout un bout d’enfance à partager. Nous nous connaissons si peu finalement même si les fous rires sans raison au beau milieu d’un repas morose sont un ciment d’une solidité inaltérable. Comme les engueulades affreuses des parents dans lesquelles nous craignions d’être engloutis l’un et l’autre ou ces vacances d’été dans le jardin de nos grands-parents, à Saint-Jean-de-Monts, dans l’ombre de la grande maison bâtie pour durer toujours et qui avait passé plus vite encore que l’enfance.

Extraits
« Madjik a grandi place des Fêtes dans le XIXe arrondissement et ce n’était pas franchement la fête. Son père, employé de sécurité dans la galerie marchande Bercy 2, est reparti vivre à Brazzaville d’où il n’a plus jamais donné de nouvelles. Madjik avait huit ans. «Personne ne te doit rien, mon fils. Ce que tu veux, c’est à toi d’aller le prendre», c’est la seule leçon que son père lui ait prodiguée avant de partir, les seuls mots que sa mère lui a répétés à chaque fois qu’il demandait quelque chose.
Pour savoir ce qu’il voulait vraiment, à seize ans, il a quitté le lycée Diderot, en haut du XIXe, comme on sort d’un piège, sans le bac techno mais avec l’envie furieuse d’en découdre, de cracher à la face du monde ce qu’il avait dans le ventre. Son surnom venait de cette époque, lorsqu’il traînait dans Paris pour se découvrir. » p. 53

« Une camionnette blanche. Un coup de freins dans la rue d’Odessa. Pas un cri, il est trop tard pour crier. Un bruit sourd, c’est tout. La tête de Madjik sur le bitume. Une fraction de seconde, il y a ce bruit qui résonne. Puis tout se fige. La ville retient son souffle. Sur le trottoir d’en face, quelqu’un porte la main à ses lèvres.
Ce qu’il reste du choc dans le silence résiste encore un instant puis tout redémarre.
En beaucoup trop bruyant.
En trop fort.
Trop rapide.
Tout le monde s’affole. On court jusqu’à lui. Ça klaxonne. «Écartez-vous! Laissez-le respirer!» La ville reprend son chaos. L’odeur âcre du caoutchouc que le coup de freins a brûlé flotte dans l’air.
Moi, je ne bouge pas. Madjik est allongé là et sans savoir pourquoi je reste immobile, je pense au plat qui a dû se renverser dans son emballage de papier. » p. 82-83

À propos de l’auteur
CABOCEL_julien_©_stephane_remaelJulien Cabocel © Photo Stéphane Remael

Julien Cabocel est né en 1970. Après des études de lettres, il se consacre à la chanson en tant qu’auteur, compositeur et interprète. Après Bazaar (2018), son premier roman, il a publié Madjik ou l’incertitude (2023). (Source: Éditions Grasset)

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Un coup de tête

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Prix de littérature de l’Union Européenne – 2021

En deux mots
Sigurlina ne supporte plus sa vie étriquée à Reykjavik et, après une agression sexuelle, décide de fuir le pays. Si elle trouve rapidement un emploi à New York, de tragiques circonstances vont la mener à la rue. Commence alors un difficile combat pour survivre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fuite vers New York

En retraçant le parcours de Sigurlina qui, à la fin du XIXe siècle a fui Reykjavik pour New York, Sigrún Pálsdóttir réussit un roman qui mêle l’histoire et l’aventure aux sagas islandaises, sans omettre d’y ajouter une touche féministe.

Nous sommes à Reykjavik en 1896. Sigurlina y vit avec son père qui, après le décès de son épouse, se consacre presque exclusivement à ses collections. Au musée des Antiquités il passe son temps «au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apporte et qu’il s’efforce d’exposer pour les voyageurs étrangers.» Il en oublie sa fille qui n’a qu’à se consacrer à ses travaux d’aiguille et à trouver un bon parti.
Mais Sigurlina s’est forgé un fort caractère et entend mener sa vie comme elle l’entend. Elle est curieuse, aime lire et écouter les conversations, y compris lorsqu’elles ne lui sont pas destinées. Et elle a repéré un jeune rédacteur ambitieux. Mais ce dernier est promis à une autre. Alors, après avoir été troussée par un vieux sadique, elle décide de rassembler ses affaires, s’empare d’une fibule dans la collection de son père et prend le premier bateau vers l’Écosse, puis vers New York. Dans ses bagages, elle a aussi la lettre d’un important collectionneur que son père avait accueilli et guidé en Islande. Un courrier qui sera tout à la fois son sauf-conduit et sa lettre d’embauche. Installé dans une belle demeure, elle devient rapidement la secrétaire particulière de cet érudit. Mais, en voulant attraper un volume de sa bibliothèque, il fait une chute mortelle. Et voilà Sigurlina à la rue. Elle va parvenir à trouver un toit et un emploi de couturière, mais le destin va s’acharner contre elle. Un incendie détruit son immeuble et ses maigres biens. Dans la poussière et les cendres, elle parvient cependant à récupérer la fibule, se disant qu’elle pourrait peut-être en tirer un bon prix. Je vous laisse découvrir comment l’objet sera exposé au Metropolitan Museum avant de connaître des péripéties dignes des sagas islandaises, dont on finit du reste à l’associer.
On ne s’ennuie pas une seconde dans ces multiples pérégrinations qui, après avoir pris un tour dramatique vont virer au tragicomique. Et nous rappeler que l’Histoire n’a rien de figé, qu’elle se construit sur des récits plus ou moins authentiques, qui enflamment les imaginaires. Et à ce petit jeu Sigrún Pálsdóttir fait merveille, en retrouvant les recettes du roman populaire, en construisant son livre comme un feuilleton à rebondissements dans lequel chaque chapitre contient son lot de surprises. Bref, c’est un bonheur de lecture!

Un coup de tête
Sigrún Pálsdóttir
Éditions Métailié
Roman
Traduit de l’islandais par Éric Boury
192 p., 19 €
EAN 9791022612395
Paru le 20/01/2023

Où?
Le roman est situé en Islande, à Reykjavik et aux Etats-Unis, à New York. La traversée se fait avec une étape à Glasgow.

Quand?
L’action se déroule durant les dernières années du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la fin du XIXe siècle, à Reykjavík, un veuf excentrique élève sa fille pour tenir la maison, cuisiner, broder (elle y révèle un talent rare), mais aussi l’aider à cataloguer ses recherches archéologiques islandaises. C’est sans compter sur les rêves de voyage et l’esprit d’indépendance de la jeune fille.
Elle décide sur un coup de tête de partir pour New York proposer ses compétences à un collectionneur en emportant avec elle un objet unique et inestimable. Un malheureux hasard la conduit dans un atelier de couture des bas-fonds de Manhattan. Elle nous surprendra grâce à sa ténacité et son intelligence.
Un court roman efficace et passionnant, une tragicomédie sur la préservation de l’héritage culturel, un texte sur les coïncidences qui déterminent les destins autour d’un personnage attachant et déroutant qui suit sans faille son chemin vers la liberté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Voyage dans les lettres nordiques
Blog Lyvres
Blog Thé toi et lis
Blog Baz’Art


Sigrún Pálsdóttir présente son roman Coup de tête (en anglais) © Production EUPL Prize

Les premières pages du livre
Le bruit montait du salon. Des sonorités étranges. Un instant, ne comprenant pas un mot des paroles échangées, je crus que je rêvais. Puis j’entendis les ronflements discrets de grand-mère à mon côté et je compris que j’étais éveillée. Je me redressai dans le lit pour enjamber son corps frêle, me faufilai à travers la grande pièce commune sous les combles et m’allongeai sur le sol, le visage tourné vers la cage d’escalier. À travers la fumée de tabac qui flottait dans la pièce, je distinguais un homme d’âge mûr assis sur le canapé à côté d’une jeune femme. Il portait une veste brune et un foulard bleu, elle, un manteau vert et un chemisier clair orné d’un col en dentelle à la racine de son cou gracile, sous son menton. Le vieux Magnus était assis sur le tabouret en face des invités tandis que Gudlaug, debout, la cafetière à la main, remplissait les tasses. Mon père était installé dans le fauteuil sous la fenêtre et ma mère sur le coffre juste à côté, légèrement à l’écart de la fumée et du monologue du visiteur, interrompu par une remarque de la jeune femme au col en dentelle qui montra sa tasse du doigt. Elle semblait s’adresser à ma mère qui hocha la tête avec un sourire. Mais ce sourire ne m’était en rien familier, en réalité maman, adossée au mur du salon, avait un air étrange et le dos étonnamment voûté. Elle se redressa légèrement tandis que mon père prononçait quelques mots dont je compris qu’ils étaient la réponse aux questions de l’étrangère. Puis les invités se levèrent, ils prirent congé, et Magnus et mon père les raccompagnèrent à la porte. Voilà qui me permit de mieux distinguer les vêtements de la jeune femme, son ample robe longue qui s’évasait en partant de sa taille de guêpe et tourbillonnait sur son passage tandis qu’elle avançait dans le salon. Je me relevai, enjambai à nouveau grand-mère et fis semblant de dormir quand maman vint me caresser la joue. Elle me posa l’index sur le bout du nez et comprit que je ne dormais pas.

Le lendemain matin, personne ne fit état de la visite de la veille et je ne posai aucune question. Je n’éprouvais d’ailleurs pas le besoin d’en savoir plus. Le souvenir de ces senteurs exotiques me suffisait amplement, de même que l’image des hôtes dont la présence semblait avoir agrandi l’espace de notre salon. Je ne passais cependant pas le plus clair de mon temps à penser à ces étrangers élégants et, en réalité, j’avais presque oublié leur visite un jour que j’aidais ma mère à faire le ménage, jour où je découvris une image pleine de couleurs posée au sommet de la pile d’enveloppes que mon père n’avait pas ouvertes sur son bureau. C’était une carte postale. Je reposai mon chiffon pour l’examiner en la prenant à deux mains :

Le soir tombait sur une grande ville, les rues blanchies renvoyaient la lumière et des flocons étrangement épais descendaient vers la terre. Une petite fille entraînait sa mère vers la devanture d’un magasin pour lui montrer un grand renne, un homme en haut-de-forme noir, vêtu d’un manteau à col de fourrure, portait un paquet volumineux et tenait sa femme par la main. Derrière eux, un adolescent traînait un gros arbre de Noël et, de l’autre côté de la rue, des garçons faisaient des boules de neige pour les lancer sur le fiacre noir vernissé qui passait. Chacun avait une foule de choses à faire, mais se retrouvait figé dans sa course. Tous, sauf la jeune femme dans le coin à droite, qui semblait s’être immobilisée juste avant cet instant, et dont on ignorait si elle s’apprêtait à traverser la rue ou à continuer son chemin sur le trottoir. Vêtue d’un manteau bleu marine et d’un élégant chapeau rouge, elle protégeait ses mains du froid dans un manchon en cuir brun qu’elle serrait contre elle. Son visage était plus net que les autres détails de l’image : elle semblait perdue.

J’étais en train de me demander si elle était seule quand je sentis tout à coup la présence de ma mère derrière moi. Elle pencha la tête et posa le menton sur mon épaule pour regarder la carte. Du coin de l’œil, je la vis sourire en disant que ce courrier arrivait avec un certain retard. Puis elle se redressa et se remit au travail. Je retournai la carte adressée à Brandur Johnson. En haut, à droite, on lisait : New York, le 15 décembre 1879. L’écriture avait quelque chose de brouillon et, évidemment, je ne comprenais rien. Mais je pensais connaître l’expéditeur de cette carte.

Plus tard dans la journée, face à mon insistance, mon père consentit à me l’offrir. Je la rangeai dans le coffre que j’avais au pied de mon lit, où je pouvais la prendre quand j’avais du mal à trouver le sommeil après ma lecture du soir. Et, même au plus noir de la nuit de l’hiver 1880, je parvins encore à voir l’image en la maintenant assez longtemps devant mes yeux. Plongée dans les ténèbres, je distinguai en réalité des détails que je n’avais pas remarqués auparavant : au fond d’une étroite ruelle tapissée de neige, deux hommes chaudement vêtus se tenaient l’un face à l’autre en grande conversation. Plus je scrutais la carte, plus il me semblait que toute leur attention se concentrait sur la jeune femme au chapeau rouge. Désormais, j’avais l’impression que le désespoir qui envahissait son visage s’expliquait par le poids de leur regard, elle cherchait à savoir si elle devait se mettre à l’abri, ou si ce poids s’évanouirait.

Ma main retomba. La carte atterrit sur la couette et, aussitôt, la jeune femme au chapeau rouge traversa la rue, enjambant le MERRY CHRISTMAS en grandes lettres dorées en haut à droite de l’image, avant de s’échapper du cadre. Au même moment, les deux hommes se mirent en route et lui emboîtèrent le pas. Ils ne couraient pas, mais franchirent la chaussée à grands pas, traversèrent brutalement le Joyeux Noël, s’évanouissant lorsque j’entendis les craquements de l’escalier. Je sursautai et, dans ma torpeur, j’eus l’impression de voir grand-mère s’approcher du lit en boitant. Allongée, les yeux fermés, je cherchai la carte à tâtons et la glissai sous la couette. Grand-mère se coucha, je me tournai de l’autre côté. Et avant que ses ronflements discrets ne parviennent à m’enfermer dans le monde exigu de la pièce que nous partagions sous les combles, je m’engouffrai en chemise de nuit dans l’étroite ruelle où je suivis sur la neige blanche les deux hommes et la jeune femme qu’ils avaient prise en chasse.

I
Fin de réception à Reykjavik. Mars 1897
– Quant à cette boucle de ceinture finement ornementée, elle a souhaité l’acquérir pour la somme de quinze mille dollars américains. Auprès de sa propriétaire, une jeune Islandaise dénommée Branson. Miss Selena Branson.
Le Gouverneur se lève de son fauteuil et s’avance vers la fenêtre du salon. Il regarde le vol suspendu des flocons et la place Lækjartorg toute blanche de neige qui apporte un peu de lumière à la nuit sans fond :
– Eh bien, je vous demande, mes chers amis, s’il ne s’agit tout simplement pas là de Sigurlina Brandsdottir, la fille de Brandur Jonsson l’Érudit, le copiste de Kot dans le Skagafjördur.
Alors ça, c’était la cerise sur le gâteau ! Et ladite cerise laissait les invités du plus haut représentant du roi en Islande plus que dubitatifs. “Quelle absurdité !” tonna le Juge ; “Seigneur, non !” s’écria le Pasteur ; “Le petit bouchon de Brandur ?” se récria le Préfet ; “Le tout petit bouchon”, ricana le Poète ; “Un bouchon ?” claironna l’Historien ; “Quinze mille dollars ? s’étrangla le Trésorier du roi. Comment un objet aussi petit et aussi vieux pourrait-il avoir une telle valeur ? Une somme qui correspond à la quasi-totalité des réserves de la Banque nationale d’Islande ?”
Mais le septième invité, le Rédacteur en chef aussi svelte que bel homme, n’a aucune réaction. Il est assis légèrement à l’écart, tout près du mur, penché en avant, le regard concentré sur un détail du tapis d’Orient tissé main qui recouvre le parquet de ce salon d’apparat. Il essaie de se remettre en mémoire le visage d’une jeune fille, mais ne voit rien d’autre qu’un corps gracile enveloppé d’une robe aérienne retenue à la taille par une ceinture ornementée, une jolie poitrine sur laquelle retombent de fines mèches blondes et un col carré brodé au fil d’or dessinant un motif grec. Un ruban noir autour du cou et un bandeau doré sur la tête. Enfin, son visage lui apparaît. Il voit d’abord des lèvres fines qui esquissent un sourire, un nez élégant, légèrement épaté, puis des narines. La jeune fille les pince, comme pour essayer de retenir un rire, de maîtriser son énergie et sa vigueur. Ses yeux sont dissimulés derrière un masque noir, mais il les voit tout de même. Bleu d’eau derrière leurs paupières lourdes, soulignés de légers cernes. Un regard enjôleur qui le rend fou de désir, si bien qu’il sursaute, murmure le nom de Sigurlina, se redresse et se rend compte que tous le fixent d’un air inquisiteur : le Gouverneur, le Juge, le Pasteur, le Préfet, le Poète, l’Historien, le Trésorier du roi. Était-il censé dire quelque chose?
Le jeune homme recule et s’adosse à l’épais mur de cette ancienne prison au plafond bas devenue résidence officielle, bâtiment que certains qualifient de bicoque. Le Rédacteur a presque disparu derrière la plante tropicale chétive installée contre la paroi, au plus près de la porte laquée de blanc par laquelle on accède au salon. De l’autre côté du battant, l’oreille collée au bois, se trouve la servante, une grande femme imposante. Elle tient d’une main une carafe vide, son autre main plaquée sur la bouche. Voyant que les invités du Gouverneur n’ont plus aucun commentaire à faire sur l’histoire qu’il vient de raconter et qu’ils ne semblent guère désireux de répondre à sa question, elle recule lentement mais résolument. Puis elle longe le couloir, le pas rapide et décidé, et entre dans la cuisine. Elle repose la carafe en cristal, se débarrasse de son tablier et de sa coiffe, se dirige vers le vestibule et la porte de service, prend son manteau, le boutonne, et jette son châle sur ses épaules. Elle ouvre la porte d’un geste véhément. Un mur de neige qui lui monte jusqu’aux cuisses obstrue l’ouverture, mais qu’importe, elle sort et le traverse avec une telle énergie que la poudreuse virevolte devant elle. Elle s’avance à grandes enjambées vers le muret en pierre qui entoure la maison et le franchit lestement.
À petits pas, levant bien haut les jambes dans l’épaisse couche de neige, elle descend la rue Bankastræti. Lorsqu’elle atteint Austurstræti, en passant devant la demeure du Trésorier du roi, elle perd presque l’équilibre et laisse échapper un tout petit cri toutefois assez puissant dans la quiétude glaciale de Reykjavik pour faire sursauter la jeune fille à la fenêtre, qui se pique le doigt avec son aiguille, assise dans l’élégant fauteuil où elle brode au fil d’or des pantoufles vertes. La demoiselle se lève et pousse la petite lampe à pétrole sur le côté. Elle plaque son visage pâle à la vitre et ôte son index de sa bouche : “Eh bien, il y a des gens rudement pressés”, commente-t-elle, mais la servante du Gouverneur a déjà disparu, d’un pas vif, vers l’ouest de la ville. Et elle avance sans la moindre hésitation, elle accélère jusqu’à l’angle de la rue Adalstræti où elle tombe nez à nez avec deux chevaux affolés qui se cabrent, la font trébucher et atterrir de tout son long dans la congère. Une porteuse d’eau coincée dans la neige devant l’hôtel Islande hurle quelques paroles acerbes bien qu’incompréhensibles, puis se fraye un chemin vers l’accidentée à qui elle tend sa main bleue et gonflée. La servante la repousse et se relève sans son aide. Elle s’ébroue pour se débarrasser de la neige avant de reprendre sa route. Et elle allonge encore le pas, c’est presque une course qu’elle achève en rampant pratiquement dans la poudreuse. C’est qu’elle n’a pas une minute à perdre. Elle doit arriver au plus vite chez Brandur, à Brandshus. Tant que l’histoire de la petite Lina Branson, avec tous ses détours, ses rebondissements, ses ellipses et ses merveilles, est encore claire dans son esprit.

Partie de campagne. Fin d’été 1896
Tôt le matin, on frappa vigoureusement à la porte de Brandur. Silvia Popp était affolée. Elle faisait de grands moulinets de bras. Il fallait qu’on l’aide à préparer le pique-nique. La collation était destinée à des Américains qui devaient quitter la ville avec son père pour aller explorer la vallée de la rivière Ellidaa une demi-heure plus tard. Sussi Thordarsen lui avait fait faux bond au dernier moment, sans lui laisser le temps de se retourner. Silvia interpréta donc le large sourire de sa chère Lina comme un assentiment, puis repartit en toute hâte vers le centre. Sigurlina sortit pour suivre du regard son amie qui descendait au pas de course la rue Stigur, elle agitait frénétiquement la main, sachant pourtant que Silvia ne la voyait pas. Elle referma la porte, s’y adossa, le sourire encore aux lèvres. Puis, sur le point de monter s’habiller, elle s’arrêta à la porte du salon, fit volte-face et son regard tomba sur la table de la cuisine où reposaient les gigots de mouton de Gudmundur. “Bon sang”, murmura-t-elle, jetant aussitôt la viande dans la remise et se rappelant soudain tout ce qu’elle avait encore à faire. Le linge sale, les galons pour la veste de Thordis, le sol de la cuisine et toute la pile de papiers accumulés sur le bureau de son père. Papiers parmi lesquels se trouvaient deux lettres en anglais qu’elle devait mettre au propre et qui devaient partir le lendemain. Puis elle se dit que cela pouvait attendre, elle devait sortir. Sortir de la ville et rencontrer ces étrangers.
Environ quinze minutes plus tard, elle avait enfilé sa tenue d’équitation et se trouvait dans le bureau de son père, un petit papier à la main. Elle le déposa sur la table de travail, se gardant d’envisager sa réaction et préférant penser à sa mère dont c’était l’anniversaire du décès. Puis elle quitta la maison, descendit vers le centre, elle courait presque lorsqu’elle atteignit la rue Adalstræti. Un étranger aviné lui lança des jurons, mais elle n’y prêta guère attention car, au même instant, elle aperçut Jon Jonsson, le Rédacteur en chef, qui marchait dans la rue Austurstræti, en direction de l’ouest de la ville. Si beau et si profondément plongé dans ses méditations. Elle se demanda d’où il venait en cette heure matinale, mais resta de l’autre côté de la rue et baissa les yeux lorsqu’ils se croisèrent, préférant ne pas lui dévoiler sa destination.
En quittant la rue Austurstræti, elle vit devant la boutique du marchand deux hommes occupés à seller des chevaux, Silvia et son père étaient également présents. Bientôt arrivèrent trois robustes gaillards, rejoints presque aussitôt par deux jeunes femmes magnifiques vêtues de vestes cintrées et de robes en tissu épais. Sigurlina passa une main sur sa tenue, elle lui semblait bien banale et imparfaite, trop ample et confectionnée dans un tissu trop fin. On aurait dit un sac enveloppant son corps maigrelet et chétif. Mais elle avait mieux à faire que d’y penser puisque le marchand Popp donnait ses ordres, et qu’on installait les chevaux en ordre de marche. Tous étaient en selle et bientôt l’expédition quitta la place, franchit le pont et prit la direction de l’est, accompagnée des questions que les Américains posaient à Popp et au petit Pétur sur telle ou telle chose qui piquait leur curiosité en chemin. Le plus loquace, M. Watson, grossiste américain, parlait au nom du groupe. Le propriétaire du navire qui avait amené ces visiteurs en Islande était M. Wilson, un quinquagénaire à l’air bonhomme comme son ami Watson. Le troisième homme, M. Johnson, bien plus jeune, se montrait aussi bien moins loquace. L’une des femmes était l’épouse de Wilson, l’autre s’appelait Mlle Baker. Sigurlina ignorait les liens qui unissaient ces gens.
C’étaient les Américains qui ouvraient la marche. À travers le nuage de poussière soulevé par les sabots, elle observait les deux femmes de dos, leurs chapeaux exotiques, les rubans de soie qui pendaient à l’arrière avant de leur retomber sur les reins, entre leurs sacoches, si imposants qu’elles semblaient avoir une taille de guêpe. Leurs corps tressautaient sur la selle au gré des cahots du chemin tout en terre et en pierres. Peu à peu, le petit groupe s’éloigna du centre. Sigurlina en profita pour se confectionner mentalement une tenue de cavalière flambant neuve, en velours et en laine.
Arrivés au sommet de la colline de Skolavörduholt, ils prirent la direction de celle d’Öskjuhlid et continuèrent vers le nord, longeant la colline de Bustadaholt. Lorsqu’ils atteignirent leur destination, il faisait chaud, le soleil était haut dans le ciel. Ils s’arrêtèrent à côté de la cascade Kermoarfoss. Les étrangers observèrent les alentours tandis que Sigurlina et Silvia s’affairaient et sortaient les victuailles du coffre. Elles étendirent un linge immaculé dans l’herbe, sortirent le café et installèrent la collation sur la nappe, du pain, des gâteaux et un peu de viande ; des tranches de saucisse roulée au mouton et aux herbes. Les Américaines s’installèrent par terre et picorèrent tels deux petits oiseaux sous leurs ombrelles, puis ne tardèrent pas à se lever pour remonter ensemble la rivière. Et, bientôt, les hommes s’en allèrent également avec Popp et Pétur.
Après avoir tout rangé, Silvia redescendit en ville. Sigurlina s’installa sur l’herbe et sortit son ouvrage. Les galons pour la veste de Thordis. Le fil d’or scintillait joliment au soleil brûlant, mais elle avait si chaud sous ses jupons qu’elle brûlait d’envie de les relever. Puis, brusquement, le soleil disparut. Elle regarda devant elle et vit de grands orteils blancs dans l’herbe. “Bonjour !” lança une voix profonde avant de laisser éclater un rire. Elle leva les yeux. Celui qui avait le plus pris la parole pendant le trajet se tenait face à elle. M. Watson, grand et large, avec sa barbe fournie et ses cheveux bruns. Venu en Islande, disait-il, pour prendre du bon temps avec quelques amis. Il s’accroupit et se trouva si près d’elle que c’en était gênant. Il voulait toucher de son gros index les fleurs dorées que Sigurlina brodait sur le ruban de velours noir. “Un trésor. C’est à vendre ?” murmura-t-il. Sans même attendre la réponse de Sigurlina, il se releva, caressa sa barbe et regarda le ciel : “L’Occident est obsédé par les ruines et les objets antiques. Et ce n’est pas nouveau.” Puis il fit un pas de côté, s’allongea dans l’herbe, les mains sous la nuque, et prit une profonde inspiration. “Les musées et les cabinets des collectionneurs privés sont remplis de vestiges anciens, de marbres grecs et romains de toutes formes et de toutes tailles, de vases, de coupes et de statues.” Watson leva un bras et tendit son index vers le ciel : “Nous nous passionnons pour ces vestiges, et ils finiront par éveiller l’intérêt pour d’autres cultures, plus lointaines et particulières. Comme la culture islandaise !”
Sigurlina ne voyait pas vraiment comment réagir aux déclarations solennelles de cet homme, mais, alors qu’elle avait enfin rassemblé quelques mots dans sa tête pour lui donner un semblant de réponse, les autres membres du groupe les rejoignirent. Le plus jeune, M. Johnson, s’avança vers Watson en gloussant et lui donna une pichenette sur l’épaule du bout de sa chaussure. Watson feignit d’être endormi.
Le retour fut rapide. En descendant de sa monture devant le domicile du commerçant sur la place Lækjartorg, Watson prit congé de Sigurlina en lui promettant de passer à son domicile le lendemain pour lui acheter des produits de fabrication islandaise.
Le but de l’excursion était atteint. Tout en rentrant chez elle entre chien et loup, elle passa mentalement en revue le contenu de son coffre : des galons brodés, deux promis à Thordis et presque terminés, une pièce en lin, des galettes de chaise, des coussins pour canapé, un étui à épingles. Des chaussettes en laine ? Oui, Watson en avait parlé, si elle avait bien compris. Elle avait également des gants en quantité. Mieux valait vendre tout cela à des étrangers, plutôt que de passer son temps à tricoter pour les gens de la ville. Quoi d’autre ? se demanda-t-elle en entrant dans la maison. Elle passa de la cuisine au salon d’où elle aperçut son père par la porte entrouverte du bureau. Elle se débarrassa de ses vêtements. Il remarqua qu’elle était rentrée, mais ne prit pas la peine de lever la tête, et l’entendit monter l’escalier. Brandur était cette éternelle présence lointaine.
Elle se mit immédiatement à fouiller parmi ses affaires, plongée dans sa malle, elle secouait, étendait, tapotait et caressait les ouvrages qu’elle avait confectionnés. Puis elle entra tout entière dans le coffre, ferma les yeux et se vit disposer tous ses travaux d’aiguille sur la grande table du salon. À ce moment-là, son père serait parti au musée des Antiquités installé dans le grenier du Parlement, où il passait son temps au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apportait et qu’il s’efforçait d’exposer pour les voyageurs étrangers. Elle tendit le bras vers son livre, mais avait du mal à se concentrer. Du bruit arrivait par la fenêtre. La maison voisine était le théâtre d’une altercation avinée. Le couple qui l’habitait se disputait. Il y avait quelque temps, l’épouse avait mordu si fort son mari qu’elle lui avait presque arraché un doigt, aujourd’hui c’était elle qui hurlait sous ses coups. Sigurlina se boucha les oreilles et regarda le portrait de sa mère accroché au mur au-dessus de son lit : un visage apaisé, la douceur incarnée.
Tout à coup le silence revint, elle se retrouva comme projetée d’un bond à l’époque où le visage du cadre emplissait son univers. Elle n’en conservait que des instantanés : elle-même se bouchant les oreilles devant le hangar à la naissance de son petit frère, allongée sous une couverture avec sa mère qui lui lisait des contes, cousant avec elle une petite robe pour sa poupée, apprenant à lire, étalant de la confiture dans la pénombre sur de la génoise très fine pour en faire un gâteau à étages, scrutant une carte de Noël arrivée de l’étranger au beau milieu de l’été, jouant au Pouilleux avec sa grand-mère, sa grand-mère morte à côté d’elle dans le lit, un homme recouvert d’une étoffe noire, une explosion et un éclair si violents qu’elle n’osait pas bouger et franchir le linge blanc suspendu à la porte de la ferme, ni rêver de l’avenir qui débuterait par un long voyage vers Reykjavik en 1884. Elle avait alors quatorze ans. Elle se souvient de tout depuis le moment où elle a quitté son enfance à cheval, laissant derrière elle la ferme et la vallée, traversant l’impétueuse rivière Heradsvötn, arrivant à la ferme de Vidimyri où sa mère était restée alitée quelques jours, malade, enceinte. Puis ils avaient fait une halte à Bolstadarhlid et, enfin, à Gilshagi i Vatnsdal avant d’affronter la lande de Grimstunguheidi. Ils avaient campé sur les rives du lac Arnarvatn et, dès l’aurore, les chants d’oiseaux l’avaient réveillée. Sa mère et elle étaient sorties en rampant de la tente pour aller au bord du lac. Que lui avait-elle dit ? Sigurlina ne se le rappelait pas, elle se souvenait seulement du calme. Elle avait eu l’impression qu’elle allait mourir, plongée dans tout ce silence, c’est que dans les eaux lisses du lac et dans le sourire doux de sa mère, elle avait perçu comme une douleur, comme une inquiétude.
Jusqu’au moment où elle avait vu un petit caillou ricocher à la surface de l’eau. Son père et son frère étaient réveillés. Le quotidien avait repris son cours, atténuant la souffrance. Et sous la conduite assurée du chef de famille, ils avaient atteint leur halte suivante, Kalmanstunga. Comme ailleurs ils avaient été bien reçus, partout des paysans connaissaient son père. Ils avaient passé la nuit à la ferme où sa mère s’était bien reposée dans le grand lit de la maîtresse de maison avant le trajet du lendemain dans la vallée de Kaldidalur. C’était une longue étape, même si le soleil adoucissait l’air entre les glaciers, la route était semée d’embûches et ils avaient souvent dû mettre pied à terre et tirer leurs chevaux par la bride pour franchir les plus grosses plaques de neige. Puis cette image leur était apparue, presque identique à celle suspendue dans le cadre au-dessus de leur canapé, cette aquarelle représentant des plaines tapissées d’herbe au bord du lac.
Ils étaient arrivés à Reykjavik tard le soir. Cela lui avait fait un drôle d’effet de se retrouver parmi tous ces bâtiments qu’elle n’avait vus qu’en photo. Ils étaient allés droit vers la maison que son père avait achetée au printemps. Sigurlina la trouvait plutôt petite et plus exiguë que leur ferme dans le Nord. En outre, elle était vide puisque leurs meubles n’y avaient pas encore été installés. La première nuit, ils avaient dû dormir par terre, allongés sur des couvertures. La deuxième nuit aussi, celle où sa mère avait accouché. Sigurlina était endormie, mais, à son réveil, sa mère et le nouveau-né avaient disparu. Elle n’avait jamais vu ce petit garçon, on l’avait aussitôt placé en nourrice. Quant à sa mère, il était évident qu’elle ne reviendrait jamais.
Sigurlina était debout dans le salon vide. »

Extrait
« Le fiacre s’ébranle dans un cliquetis de métal. Sigurlina hésite entre tristesse et déception, mais fait de son mieux pour se convaincre que continuer à cohabiter avec cet homme lui aurait rendu la vie impossible. Que désormais une existence normale l’attend, faite de relations avec des gens de son âge, enfin elle va pouvoir tisser d’authentiques liens avec cette métropole. Elle garde donc la tête haute, assise dans cette voiture humide et froide, sans soupçonner que ce trajet la conduira dans le brouet grouillant d’existences humaines qu’abrite la partie basse de la ville. Où sa dextérité dans le maniement du fil d’or et de l’aiguille n’a pratiquement aucune valeur. Et où Sigurlina d’Islande disparaîtra. » p. 83

À propos de l’auteur
PALSDOTTIR_sigrun_DRSigrún Pálsdóttir © Photo DR

L’autrice et historienne Sigrún Pálsdóttir est née à Reykjavík en 1967. Elle obtient son doctorat en histoire des idées à l’Université d’Oxford en 2001, après quoi elle est chargée de recherches et maître de conférences à l’Université d’Islande. Elle se lance comme écrivaine freelance en 2007 et édite entre 2008 et 2016 le journal Saga, la principale revue d’Histoire islandaise à comité de lecture. Pálsdóttir s’illustre initialement comme autrice de biographies historiques. Þóra biskups (L’évêque Thora), son premier ouvrage publié en 2010, est suivi de près par Ferðasaga (Récit de voyage), paru la même année, qui raconte l’histoire d’une famille torpillée par un sous-marin allemand en 1944 alors qu’elle navigue à bord d’un bateau entre New York et l’Islande. Pálsdóttir publie son premier roman, Kompa, en 2016 et Delluferðin, son second, à la fin de l’année 2019. Les biographies de Pálsdóttir ont été sélectionnées pour le Prix littéraire islandais, le Prix littéraire féminin et le Prix culturel du journal local DV (catégorie littérature). Ferðasaga est nommé meilleure biographie de l’année 2013 par les libraires islandais et Kompa est sélectionné pour le Prix littéraire féminin d’Islande en 2016 et publié aux USA en 2019 par Open Letter (Université de Rochester) sous le titre History. A Mess. Delluferðin (Un coup de tête) a remporté le Prix de littérature de L’Union européenne 2021. (Source: EUPL / éditions Métailié)

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Trio des Ardents

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En deux mots
C’est dans le Paris des années 1930 qu’Isabel Rawsthorne rencontre Alberto Giacometti où elle finance ses études aux Beaux-arts en posant comme modèle. C’est à Londres durant le Blitz qu’elle croise Francis Bacon. Trois artistes qui traversent le XXe siècle, dans le bruit, la fureur et la passion artistique et amoureuse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Amour, gloire et beauté

Patrick Grainville poursuit avec gourmandise son exploration de l’histoire de l’art. Après Falaise des fous et Les yeux de Milos, voici donc un trio composé d’Isabel Rawsthorne, la peintre la plus méconnue des trois, d’Alberto Giacometti et de Francis Bacon.

«Elle, la plus belle des femmes de son temps, car l’hyperbole lui va. Tous les témoins de l’époque subjugués. Par l’ampleur souple de son pas, sa baudelairienne manière. Sa crinière, son flux. Elle est solaire, élancée, avec des fonds de mélancolie mouvante. Mariée à un reporter de guerre, Sefton Delmer, mais nomade, artiste, radicalement libre, rebelle. Un charme violent jaillit de ses grands yeux en amande, de ses pommettes de cavalière des steppes… Elle est sauvage, exubérante, dotée d’une génialité vitale… » Isabel Rawsthorne est l’étoile au cœur de la superbe constellation qui compose ce Trio des Ardents. Elle a un peu plus de vingt ans quand elle croise Alberto Giacometti à Paris où elle est venue parfaire sa peinture. Pour financer son séjour, elle pose pour les peintres auxquels elle se donne également.
«Derain vient de la peindre, brune, vive, ravissante, ruisselante de gaieté. Picasso rôde autour d’elle et la désire. Elle a probablement été le modèle de Balthus pour La Toilette de Cathy, peignoir ouvert, sinueuse ménade au mince regard effilé. Moue animale, chevelure d’or peignée par une gouvernante. Elle accompagnera bientôt le peintre et son épouse Antoinette en voyage de noces à Venise. Trio amoureux. Elle sera la maîtresse de Bataille… Égérie éclectique? Non, elle peint, elle va accomplir une œuvre bizarre et profonde, un bestiaire de hantises.» Mais ne sera jamais reconnue à son juste talent et passera d’abord à la postérité comme modèle, voire comme amante, que comme peintre. Avec sa plume étincelante, Patrick Grainville raconte ces années parisiennes d’avant-guerre où tous les arts se croisent et s’enrichissent les uns avec les autres du côté de Montparnasse. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Giacometti rejoint sa Suisse natale et Isabel retournera en Angleterre. «Il faut fuir la peste nazie». C’est durant le Blitz que la belle anglaise se lie avec Francis Bacon. L’homme tourmenté, qui avouera plus tard qu’elle a été la seule femme avec laquelle il a fait l’amour, mêle alors Éros et Thanatos, la chair et le sang qui trouveront une grande place dans son œuvre.
La création et la passion se mêlent dans les années d’après-guerre où l’effervescence culturelle reprend de plus belle. Les existentialistes, autour de Sartre et Beauvoir, y côtoient Man Ray et Hemingway. Isabel, de retour à Paris, renoue avec Giacometti, divorce et se remarie avec le musicien Constant Lambert, mais ne tarde pas à se jeter dans d’autres bras, sauf ceux de Picasso. L’auteur de Guernica sera sans doute l’un des seuls à ne pas obtenir ses faveurs. Car elle entend avant tout rester libre. Elle divorce à nouveau et repart en Angleterre où elle retrouve Bacon et s’amuse à organiser une rencontre avec Giacometti.
Après Falaise des fous qui suivait Gustave Courbet et Claude Monet du côté d’Étretat et Les yeux de Milos qui, à Antibes, retraçait la rencontre de Picasso et de Nicolas de Staël, cette nouvelle exploration de l’histoire de l’art est servie avec la même verve et la même érudition. Dès les premières pages, on est pris dans cette frénésie, dans ce tourbillon qui fait éclater les couleurs et briller les artistes. Durant ces soixante années très agitées mais aussi très riches, la plume de Patrick Grainville fait merveille, caressante de sensualité. Avec toujours de superbes fulgurances qui font que, comme le romancier, on s’imagine attablé au Dôme ou chez Lipp, assistant aux ébats et aux débats. Un régal !

Trio des Ardents
Patrick Grainville
Éditions du Seuil
Roman
352 p., 21,50 €
EAN 9782021523508
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi la Suisse et la Grande-Bretagne.

Quand?
L’action se déroule des années 1930 à la fin du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Isabel Rawsthorne est la créatrice d’une œuvre picturale secrète et méconnue. On a surtout retenu d’elle et de sa vie aventureuse qu’elle fut l’amante solaire et le modèle d’Alberto Giacometti. Francis Bacon confia qu’Isabel fut son unique amante. Elle fut encore son amie, son modèle, sa complice jusqu’à la fin. Elle posa d’abord pour le sculpteur Epstein, pour Balthus, Derain. Picasso fit plusieurs portraits d’elle sans qu’elle cède à ses avances.
À travers Isabel, son foyer magnétique et sa liberté fracassante, on assiste à une confrontation entre deux géants de la figuration, Bacon et Giacometti. Au moment même où triomphe l’abstraction dont ils se détournent avec une audace quasi héroïque. Bacon, scandaleux, spectaculaire, carnassier, soulevé par une exubérance vitale irrésistible mais d’une lucidité noire sur la cruauté et sur la mort. Giacometti, poursuivant sa quête d’une ressemblance impossible, travailleur obsessionnel jusqu’à l’épuisement. Chez Isabel, la mélancolie alterne avec l’ivresse vagabonde.
Des années 30 à la fin du siècle, telle est la destinée de ce trio passionné, d’une extravagance inédite, partageant une révolution esthétique radicale et une complicité bouleversante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
Elle apparaît dans l’air électrique. Avant que la horde déferle. Dernières années de paix amoureuse. Paris ignore que sa tête est déjà sous la hache. Montparnasse bruit de télescopages créatifs. La haute vie. Endiablée d’idées, de rencontres, de coups de foudre. Dans l’éclat de la faux. Avant l’invasion nazie, la perte, le déchaînement de la mort en masse… Elle resplendit au bord du gouffre.
Isabel se sent observée par un personnage au visage sensuel et tourmenté. C’est un homme qui brûle. Calciné d’obsessions. Les lèvres charnues, la chevelure bouclée. Son aspect de gitan cabossé, convulsif. Le brasier noir de son regard. C’est le maigre ascète de la sculpture existentielle. Un montagnard des Grisons. Alberto Giacometti. Elle, la plus belle des femmes de son temps, car l’hyperbole lui va. Tous les témoins de l’époque subjugués. Par l’ampleur souple de son pas, sa baudelairienne manière. Sa crinière, son flux. Elle est solaire, élancée, avec des fonds de mélancolie mouvante. Mariée à un reporter de guerre, Sefton Delmer, mais nomade, artiste, radicalement libre, rebelle. Un charme violent jaillit de ses grands yeux en amande, de ses pommettes de cavalière des steppes… Elle est sauvage, exubérante, dotée d’une génialité vitale… Quelques années plus tôt, le sculpteur Epstein a fait d’elle des visages et des bustes d’un érotisme frontal, quasi barbare. Elle fut son amante… Dans son atelier, acceptée par l’épouse de l’artiste. Partageant leur intimité sulfureuse. Svelte et pulpeuse. Dévorée d’étrangeté, d’exotisme sans cliché. Quelle figure caraïbe ou d’Orient. Primitive, puissante. Gorgée de sa plénitude dense, magnétique. Le Cantique des Cantiques incarné. Les mains sur les hanches, les mamelons forts, droits devant. On la dirait sur le point de bondir dans une lutte d’amour. L’aplomb superbe. Sans provocation. C’est moi, face au destin. Je suis la Vie.
Derain vient de la peindre, brune, vive, ravissante, ruisselante de gaieté. Picasso rôde autour d’elle et la désire. Elle a probablement été le modèle de Balthus pour La Toilette de Cathy, peignoir ouvert, sinueuse ménade au mince regard effilé. Moue animale, chevelure d’or peignée par une gouvernante. Elle accompagnera bientôt le peintre et son épouse Antoinette en voyage de noces à Venise. Trio amoureux. Elle sera la maîtresse de Bataille… Égérie éclectique ? Non, elle peint, elle va accomplir une œuvre bizarre et profonde, un bestiaire de hantises. Décoratrice de ballets aussi. Elle se liera de la façon la plus tendre, la plus complice, la plus alcoolique, et cela jusqu’à la mort, avec le créateur londonien homosexuel le plus provocant de son temps et du nôtre, féru de chair béante, écarlate, au pilori de la mort et du sexe brut… Il révélera qu’elle a été la seule femme avec laquelle il a fait l’amour. Francis Bacon, le dandy apocalyptique. Tableau de chasse improbable ? C’est le mouvement de la vie ouverte. Grande aventure spontanée, à cor et à cri. Isabel Nicholas, Isabel Delmer, demain : Lambert, Rawsthorne… Ces avatars, loin de la diviser, la répandent et l’incarnent à la proue d’une destinée océanique.
Alberto effaré. Elle se lève de sa table, il se dresse, l’aborde : « Est-ce qu’on peut parler ? » C’est plus sobre que Picasso accostant Marie-Thérèse Walter devant les Galeries Lafayette : « Nous allons faire de grandes choses ensemble. » Isabel fréquente la Grande Chaumière, ruche d’effervescence créatrice.
Giacometti harponné, enfiévré par tant de nonchalance allègre, de volonté vorace, d’intelligence vivifiante. Il ne songe pas à la faire poser. Il n’ose pas encore. Ils font la tournée des bars. Ils errent dans les rues de Paris encore libre. Il adore sa royauté. Il l’emmène au Louvre. Ils vont voir les Égyptiens, qui le fascinent. Hiératiques et familiers. Le pays des sphinx, son buste de Néfertiti. Il l’inonde de son verbe pantelant. Elle est secouée d’une hilarité enthousiaste et sonore. Sa voix d’or éclatant. Il s’arrête pour la contempler, dans la stupeur de l’aimer déjà. Ils échangent des cigarettes et des verres de vin, à la terrasse des coins de rue, des cafés de quartier. Il regarde sa bouche ourlée, fardée de rouge, halluciné par tant de pulpe rayonnante. C’est ainsi que Bacon entendait peindre les bouches. Il l’a toujours répété : comme un coucher de soleil de Monet. Les bouches d’Henrietta Moraes et d’Isabel Rawsthorne quand elles l’auront rencontré, charcutées de morsures, épaissies de surcharges. D’accidents de peinture. Chantiers de bouches, opéras de bouches. Giacometti éperdu.
Il réalise une tête d’Isabel intouchable, calme, harmonieuse. Isis d’Égypte. Antique. Le contraire du dionysiaque Epstein, l’inverse des portraits de Derain, gais, charmants, colorés, spontanés : Isabel semble à portée de baisers, de caresses, de paroles familières. Giacometti, lui, la retire au fond d’un quant-à-soi beau et froid. Linéaire. Parfaite. Statue à tout point de vue. Cependant, belle bouche ourlée, pommettes hautes, yeux en amande. Le désir est là, n’était la distance, l’autonomie quasi insulaire de la déesse.
Isabel ne se sent ni Vénus ni déesse, mais ardente, concrètement passionnée de vie, d’art. Radicalement aventureuse. Elle aura toujours de nouveaux amants par surprise, par élan, aimantée par la rencontre inédite et pour fuir la dépendance ou la mythologie où elle pourrait se sentir enfermée. Elle parle assez librement de cela à son mari Sefton Delmer. Le reporter protéiforme, le manipulateur virtuose, l’espion…
Giacometti fait cette Toute petite figurine. Sur un gros socle. Isabel minuscule, simplifiée en Vénus préhistorique au ventre élargi.
Car la scène archétypale a lieu, un soir, sur le boulevard Saint-Michel, vers 1937. Il a vu Isabel de loin au fond du boulevard, la silhouette d’Isabel. La distance. La bonne, la vraie. Son illumination. Sur ce boulevard mythologique, estudiantin, touristique. À quelle distance ? Comment ? Pourquoi ? Il la voit. C’est ainsi qu’on voit dans ce lointain qui est assez proche pour donner la vision juste. La mystérieuse optique de Giacometti. Son charabia magnifique et ressassé.

Il lui sculpte des têtes tourmentées à la Rodin. Isabel, moins égyptienne.
Giacometti n’ose embrasser Isabel. Il attend, errant de la chair, va au bordel, au Sphinx. Dans un décor d’Égypte et d’Italie romaine foudroyée : Louxor, Naples, ruines, Pompéi. Grandiose. Obélisque ou rien. Cléopâtre n’est pas loin. Fastes, miroirs Art déco, clientèle huppée. On entre par une porte et on ressort en catimini par une autre. Coulisses. Passage du quotidien au leurre mythologique. C’est moins compliqué, moins psychologique qu’une idylle avec une amante réelle. Le Sphinx : île cachée, perdue, coupée du monde. L’alignement fantastique des déesses qui sont des proies possibles. En choisir une, se comporter comme on peut. À la sortie, l’affaire est classée, chassée de la mémoire. Personne n’en répond, nul roman, nulle tragédie. Ou bien Giacometti reste au bar et regarde, rêve les femmes immenses et perdues, surnaturelles. Le thème freudien de la Mère expliquerait Giacometti, un peu comme Bacon le Père. Mère inaccessible bien sûr, désir et castration, houp ! La Mère. Madame Majeure. Matriarche de la montagne suisse, minérale et cosmique. Comme d’ailleurs il la dessinera, peindra : bloc rustique. L’impuissance supposée : la Mère. La femme-la Mère. Point de sœur, et pourtant : elle se nomme Ottilia. C’est beaucoup pour rêver, et la cousine Bianca. On a envie d’écrire tout de suite un poème, une idylle. Bianca modèle. On la dit capricieuse, 15 ans. Alberto 19, en adoration. Bianca ne l’aime pas. Alberto éperdu s’escrime déjà sur le rendu de la Tête qui devient comme un nuage et se dissout. Un biographe raconte cet épisode marquant où Alberto accompagne la jolie cousine vers la Suisse où elle entre au pensionnat. Un soir, il frappe à sa porte. C’est le moment. Elle lui ouvre. Il la supplie de le laisser peindre seulement son pied. Est-ce attesté ?
Le Pied ! Œdipe, me revoilà. Ses pieds percés. Il n’est jamais interdit d’y penser.

Et c’est donc justement une histoire de pied, attestée celle-là, qui va éclater.
Titre : L’Accident de la place des Pyramides.
Une nouvelle illumination. Scènes fondatrices. Ainsi, Bacon admirant la beauté des carcasses de viande du magasin Harrods. La boucherie primordiale. Ou initié par un palefrenier. Mieux, surpris par son père, déguisé dans les habits de sa mère. Beau comme du Rousseau exhibant ses fesses devant des lavandières, montrant : « l’objet ridicule ». Voilà le déclic. Giacometti victime d’un accident de voiture. Très freudien, l’accident de voiture : castration et tout. En plein dans le mille. On ne pourra pas y couper. Surtout que la blessure est très significative…
Alberto et Isabel dînent d’abord à Saint-Germain-des-Prés. Central et mythique, comme Saint-Michel. C’est la grande époque des Deux Magots, du Flore, de Sartre, de Simone, des discours monstres. Puis Alberto raccompagne Isabel et la quitte, sans tenter d’entrer avec elle dans l’hôtel et la chambre. Une voiture conduite par une Américaine ivre le percute place des Pyramides. Sphinx, Égypte, Œdipe : pied gonflé ! Il a, en effet, les métatarses du pied droit lésés. Ô joie, pleurs de joie ! Ce pied meurtri lui sied ; le délivre, l’exalte. L’accident a rompu un engrenage sans issue. Isabel vient le voir à l’hôpital. Complicité totale. Grand charme. Il va porter des béquilles enchanteresses. Il enjambe, il bondit, il voltige. Acrobate de rue, d’atelier. Castré-ailé. D’accord, il prend son pied.
Isabel lui donne la main dans la lumière.
Boiter lui confère une dignité royale, le hausse sur un piédestal. Sceptre d’une canne. Un amputé s’agrandit à raison de sa perte. Le membre enlevé vous rallonge sur le plan spirituel. On sait que les borgnes ont des pouvoirs mythiques, maléfiques ou prodigues. Aveugle, Homère dame le pion à la compagnie. Le castrat lance sa voix inouïe.
Piquant est le récit que fera de cet épisode, des années plus tard, Sartre, dans son autobiographie Les Mots. Au détour de ses considérations brillantes – car Les Mots brillent et séduisent enfin la bourgeoisie, qui reconnaît l’un des siens – le voilà qui débusque le cas de Giacometti et son accident des Pyramides. Sartre commence par confondre le lieu avec la place d’Italie. Moins mythologique ! L’accident, à ses yeux, souligne « la stupide violence du hasard ». Admettons. Puis Sartre imagine que Giacometti en aurait conclu : « Je n’étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre, je n’étais fait pour rien. » Sartre sonne son fameux tocsin existentiel d’alors. L’Absurde ! Il prend Giacometti pour le Roquentin de La Nausée, pâteux quidam en rade, dans l’existence sans queue ni tête. Hypnotisé par la visqueuse racine aperçue dans un jardin, immonde. Mais Giacometti n’a rien à voir avec une illustration des thèses sartriennes. Les pieds de ses personnages sont des souches fortes, sans maléfices, certes, des espèces de racines, mais qui ont peu de rapport avec la boursouflure organique et verruqueuse qui donne la nausée au héros sartrien. Giacometti déclarera : « mal écrit, mal pensé ! ». Et toc ! Sartre et son attirail de classes terminales peuvent aller se rhabiller.
Giacometti s’indigne, au comble de la colère : « pas fait pour sculpter » ! « Fait pour rien » ! De quoi se mêle le Penseur patenté ? Qu’il remballe sa philosophie ! Alberto, surréaliste en son temps, a gardé ses distances avec les oukases de Breton et s’est fait virer. Plus intéressé par le communisme d’Aragon, sans jamais s’y enfermer. Alors Sartre sera, à son tour, dédaigné.
L’ami Michel Leiris, authentique écrivain, fait preuve de plus de nuances, d’écoute, de finesse. Leiris tout aussi familier de Bacon. Le peintre adorait épier les veines gonflées, si typiques, de la tempe de son ami. Il avouait qu’il avait soudain envie de les percer d’un coup de fourchette. Et de rire ! Leiris est un steak sanglant. Comme tous les hommes. Pourtant, Bacon fera de lui des portraits sans distorsion monstrueuse, mais avec un grand coup de brosse curviligne effaçant une partie de la tête oblongue. Préciosité. Paraphe. Il y a du Bacon édulcoré pour touristes aimables des vernissages et du carnassier pour amateurs pâmés.

L’idylle reste pour ainsi dire vierge avec Isabel. Elle est charnelle, elle désire Giacometti, elle aime les hommes, leur transe intime, les poètes, les artistes, les médecins, les compositeurs, le photographe élégant Peter Rose Pulham qui deviendra, dès cette époque, un ami pour toujours. Elle adore les obsédés, les fous, les femmes, les danseuses, les oiseaux, les poissons… Tous les carambolages de la vie. Elle aime Alberto en artiste et libertine lucide. Il a peur. Il écarte le moment lyrique. Pied bandé, comme Bacon – tard dans son œuvre – peindra Œdipe, en maillot de corps blanc, pied saignant.

Pendant ces années d’amour chaste avec Alberto, Isabel se rend avec son mari, le journaliste britannique Sefton Delmer, en Espagne, où a éclaté la guerre civile. Isabel, c’est la vie multiple. Ils débarquent dans le camp franquiste et assistent à des exécutions. Isabel revient à Paris, auprès de Giacometti. Changement d’ambiance. Séances de pose. Désir ardent. Montparnasse, ses bars, la vie de primesaut. Delmer et son épouse forment un couple ouvert. Les maris d’Isabel auront volontiers les idées larges, elle n’irait pas choisir un jaloux paranoïaque. En 1937, Delmer lui donne rendez-vous à la frontière espagnole, à Saint-Jean-Pied-de Port. Elle va l’y attendre. Le village est plein de ruelles, de ruisseaux et de chalets. La montagne basque est hilarante. Elle se balade à vélo dans le paysage sauvage. Dommage que Giacometti ne puisse la contempler ainsi pédalant par les collines vertes et les crêtes enneigées, cheveux au vent. Jubilation de liberté farouche. Sa Vénus n’est plus l’Égyptienne hiératique, inaccessible, de son fantasme mais juvénile et joyeuse dévalant les pentes en vrilles de lumière. Elle dévore des truites et des écrevisses, boit de l’absinthe forte. La vie fougueuse. L’aventureux Delmer vient. Ils s’aiment. Guernica est tombée. Delmer ne se fait pas d’illusions sur le naufrage de l’Europe. Il va rejoindre le camp républicain dans sa voiture en compagnie d’Hemingway.
Sefton Delmer a connu Hitler de très près ! Il a été correspondant du bureau berlinois du Daily Express et le premier journaliste britannique à interviewer le Führer. En 1932, il a voyagé dans son avion privé. Il aurait pu alors essayer de l’assassiner. C’est ainsi qu’on rate sa vie… Ensuite le Daily Express a envoyé Delmer à Paris où il a rencontré Isabel. C’est ainsi qu’on réussit sa vie.
La même année, Isabel accompagne Balthus et sa compagne Antoinette de Watteville lors de leur voyage de noces en Italie. La belle Antoinette blonde et sportive invite en préalable la brune Isabel au restaurant. Seule à seule à loisir ; elles finissent la nuit à l’hôtel d’Isabel. Balthus, ravi, flanqué des deux initiées, peut plonger au cœur des délices de Venise.
Toujours en 1937, un autre couple de reporters est à l’œuvre au cœur de la guerre civile espagnole. Gerda Taro et son amant Robert Capa. Hardis. Épris de la cause républicaine. Pendant le siège de Madrid, non loin de la ville de Brunete, au mois de juillet, Gerda est victime d’un tank républicain qui recule et l’écrase par accident. Elle meurt le lendemain, à 26 ans. C’est Alberto Giacometti, à la demande d’Aragon, qui va concevoir son tombeau au Père-Lachaise. Il installe sur la dalle une sculpture du dieu Horus qu’il vient de créer. Horus au regard de lune et de soleil. Son œil blessé par son oncle Seth a guéri, il évoque les phases de la lune et de la renaissance. Horus accompagne les morts auprès de son père Osiris. Isabel, à la fin de sa vie, sera fascinée par les faucons et les éperviers, qu’elle représentera dans plusieurs tableaux.
Ce même mois de juillet, Picasso et Dora Maar, Eluard et Nusch, Lee Miller, Man Ray, la belle Antillaise, Ady Fidelin, lézardent sur la plage de la Garoupe, à Antibes. On les voit se baigner, s’embrasser, jouer. Nusch et Ady, nues, étroitement se caressent. Éros et Thanatos prodigués au hasard. Leurs semailles d’enfer et de paradis. Leurs bariolures de Venise, de Brunete, de Paris, d’Antibes…
L’ubiquité volage d’Isabel ivre de vie.
Après une nouvelle cure d’Alberto panique – l’épisode du pied – elle retrouve son reporter à Barcelone, où elle débarque à l’hôtel Majestic. Elle est vêtue d’une veste de cuir Hermès bleue avec des parements écarlates. Son mari lui demande de changer de tenue, car elle arbore les couleurs de l’uniforme fasciste.
Avant de se coucher, il lui raconte un épisode de sa vie passée en Allemagne :
– Tu sais, j’ai connu Hitler comme correspondant du Daily Express. J’avais noué une sorte d’amitié tactique avec Röhm, le chef des SA, qui me l’a présenté… Je l’ai interviewé en 1931. Costume bleu croisé, chaussures noires, bien astiquées, cravate noire. Chemise immaculée. Soigneusement coiffé. Raide. Teint de papier mâché. Il ressemblait à un ancien combattant devenu représentant de commerce. Rien d’impressionnant ! Sinon une tirade interminable sur une alliance rêvée entre l’Allemagne et l’Angleterre et notre sang nordique commun ! En 1933, lors de l’incendie du Reichstag, je me précipite sur les lieux. Hitler arrive, terrible cette fois ! Il avait les yeux qui semblaient lui sortir de la tête. Pour de bon ! Protubérants, de façon extraordinaire. Il se tourne vers moi et me dit : « C’est le travail des communistes. Vous êtes le témoin d’une grande époque de l’histoire de l’Allemagne. L’incendie est le commencement. » Une fureur flamboyait dans ses yeux bleu pâle.
– Tu vas m’empêcher de dormir.
On cite volontiers les illustres vedettes qui ont séjourné à l’hôtel Majestic : des reines, des princesses, les stars Carla Bruni et Deneuve… Mais nulle mention d’Isabel Rawsthorne, en veste éclatante, qui fut la complice des révolutionnaires de l’art, leur amante, leur égale en création. Dans la cité cernée de 1938. Aujourd’hui, on célèbre, au Majestic, le bar de la terrasse : la dolce vita, avec vue imprenable sur la ville. Barcelone fut prise. Bombardements mortels, ruines. Un millier de victimes. La vie est trop douce.

Bacon peint, à la veille de la guerre, un tableau effrayant. On n’en connaît que la photographie prise plus tard par Peter Rose Pulham, l’ami d’Isabel. Personnage descendant d’une automobile. Au centre, la grosse bagnole, la Mercedes décapotable d’Hitler à Nuremberg. On reconnaît la carrosserie massive, on voit une figure nazifiée à l’arrière. Mais ce qui accapare l’attention et nous remplit d’effroi est la bête qui se gonfle au-dessus de la voiture et descend. Gros ventre et long cou de diplodocus coiffé d’une gueule dentue. Sordide amalgame de bête reptilienne et de mécanique emphatique. Le nuptial et mortifère Führer enclenche son meeting triomphal. Bacon cerne le monstre dégoulinant du véhicule officiel. C’est déjà la goule fameuse, le serpent difforme qu’on verra de façon plus claire dans Trois Études pour figures à la base d’une Crucifixion en 1944. Le classique de Bacon, l’icône de la Tate Gallery. Avec son aspect de Picasso fantastique. Fond orange archétypal. Le long cou bandé, castration, érection, la gueule dévorante. L’obsession de la manducation est là. Le carnage primordial peut recommencer à jamais.
La représentation antérieure de la voiture du dictateur et de la bête est sans doute plus mystérieuse, car plus confuse, plus ténébreuse, moins bande dessinée, que Trois Études. Plus sournoise, plus secrète, plus apocalyptique. Sombre Léviathan de l’horreur chevauchant la carlingue du crime. Bacon remania ensuite son tableau.

L’Histoire hante Bacon, dès 1936. Autre totem nazi de la dévoration : une forme rousse, un animal, chien ou renard, aux oreilles couchées tend sa patte vers une figure monstrueuse, géométrique, un bloc transparent où l’on discerne, greffés à une arborescence, une silhouette anthropomorphe, un bras levé, des doigts, un crâne, un cri, une denture. Le Renard et les Raisins, ou Goering et son lionceau. Bacon enregistre très tôt les photographies de l’actualité, les signes de la violence. Plusieurs clichés existent de Goering et du félin fétiche. Vers 1934-1936. Gros bonhomme dans son uniforme blanc ou noir de la Luftwaffe. Héros de l’aviation, goguenard et pervers. Patelin, câlinant le fauve en herbe, si on peut dire. Debout, ou assis dans un fauteuil avec le lion plus fort déjà, déployé jusqu’au visage du chef humé, léché. Mamours. Ou Goering entouré d’officiers de sa bande, avec une femme qui baise la joue du lionceau. Le gros Goering en short et le lion. Néron et son Colisée de fauves. L’Aigle du Reich et le Lion de Goering. Bestiaire emblématique. Le bal des prédateurs a commencé, la chasse. On sonne la course vers le crime, les chiens se déchaînent. Est-ce un renard ? Un dogue ? Un lionceau ? Les marchands se sont débrouillés avec différents titres. La bête rousse, oreilles soumises, caressant de sa patte le gros totem crânien et manducatoire. C’est la noce de Goering, énorme fêtard et viandard. Cabotin cataclysmique. L’Histoire a pris sa direction. La meute s’élance, la « voie » est forte.
Bacon peindra des chiens. D’après les photos de Muybridge, ses études sur le mouvement. C’est la source officielle, l’archive des chercheurs. Une copie, comme si le savoir suffisait. Mais le chien ! Celui de l’enfance, des équipages et des échauffourées, les chiens et les chevaux des écuries, des palefreniers de l’amour.
Les chiens de Bacon sont bruts, en piste. Oui, déjà l’espace circonscrit de l’arène : Chien. Ou le très bel Homme avec chien, spectral, chien braqué devant un caniveau et coiffé d’une ombre large d’homme. Menace. Totem ténébreux, dans le bleu de la nuit, la pâleur de la lune. Chiens d’attaque, chiens de lutte, chiens de carnage.
Isabel Rawsthorne, qui peindra tant de bêtes, adore, pour son compte, le chien de Giacometti. L’inverse du canidé cruel. Isabel promènerait volontiers le chien d’Alberto. Il est de l’époque des chiens de Bacon. Long, flasque, interminable, dodelinant de l’échine, museau au ras du sol, la queue balayant l’air. Pattes hautes, maigres, de sauterelle. Il marche, il se balance, il étire sa silhouette dégingandée, élastique, de vagabond de la sculpture. Il est drôle, il est famélique, il est incongru. Non, il n’est pas sartrien, solitaire, existentiel. Il n’est pas métaphysique. Il ignore le Néant. Il est à peine beckettien. Pas Francis Ponge, non plus. Giacometti sourit. La balade de sa guenille, de son guignol de chien, est follement sympathique. Bacon met en scène les chiens de meute, le chien qui guette, hérissé, babines retroussées. Mufle d’assaut. Giacometti : long museau qui flaire la poussière. C’est un chien qui ne dévore pas, ne mord pas. Isabel sait qu’il lui a été inspiré par le Kazbek de Picasso, son lévrier afghan.

Comment c’est venu ? Bien des années avant la nuit avec Bacon. Elle est très belle, très jeune, elle rayonne de force et de joie sensuelle.

La guerre est déclarée. Une bonne chose, si on peut dire… Voilà de quoi dérégler les comportements, chavirer les mauvaises habitudes.
C’est d’abord la « drôle de guerre » et l’époque où Picasso et Dora Maar rencontrent souvent Giacometti. À la terrasse du Dôme, chez Lipp ou ailleurs. Picasso envoûté par le charme d’Isabel, sa volonté de vivre éclatante. La lionne rayonne sur le boulevard. L’Andalou rive sur elle ses yeux noirs, rutilants de convoitise. Derain et Balthus peignent des portraits d’Isabel et de Sonia Mossé, qui ignore l’horreur qui l’attend… Picasso tourne de plus en plus autour de la fille magnétique, vient à l’atelier d’Alberto. Satellisé ! Aimanté par le cas Giacometti, ses affres. Son modèle prodigieux. Chez Lipp, il déclare à Alberto, devant Isabel : « moi, je sais comment le faire… ». Alberto supporte mal les manigances du Malaguène obscène. Sartre et Picasso… Il faut se les faire ! La corrida de Picasso en rut. Les cogitations péremptoires du philosophe.
Picasso, en avril 1940, fait de mémoire plusieurs portraits d’Isabel, tarabiscotés, chatoyants. Dissymétriques à l’envi. Elle porte un de ces chapeaux biscornus dont il a déjà affublé Nusch Eluard et Lee Miller. Il désire Isabel. Comme toujours, une urgence folle, soutenue de drôlerie, de malice, d’intelligence aiguë. C’est trop évident. Elle refuse de coucher avec le soleil.

À Saint-Germain, Alberto et Isabel ont dit adieu à Tristan Tzara, menacé parce qu’il est juif. Ils vont au jardin des Tuileries. La nuit, les étoiles mêlées aux feuillages. Alberto prend la main d’Isabel et la tient au long des heures contemplatives. Il la respire. Il l’écoute, il baigne dans son aura. Elle aime cet escogriffe mal ficelé, au visage magnifique, anguleux et tarabusté, à la tignasse épaisse, à la voix de rocaille. Il lui parle de ses blocages en peinture, de l’impossibilité de peindre juste ce qu’il voit. Il radote. Elle adore cet abîme d’homme perplexe, ses soubresauts de vitalité, ses harangue soudaines. Cette voix.
Ils se taisent. Assis sur un banc, sous les arbres, devant une plate-bande, pas loin du vaste bassin du jardin. Ils ignorent qu’en 2000, là, devant eux, se dressera Grande Femme II. De Giacometti. Près de trois mètres de haut. Droite, frontale, verticale, jambes jointes, pieds énormes, piédestal, petite tête aiguë, anonyme. Le mystérieux désir du sculpteur.
La nuit merveilleusement claire les enveloppe dans le jardin des Tuileries, des feuillages frais et noirs. Main dans la main. Muets, ils ont – comme le révélera plus tard Isabel – le sentiment poignant que c’est la fin de leur jeunesse. Les statues qui les entourent se dressent telles des déités oniriques. Le roulement de la ville alentour s’est évanoui. Soudain cette forme leste. Ferronnerie vivace, aux aguets.
– Un renard ! souffle Giacometti.
– Une renarde, murmure Isabel, enchantée.
Giacometti la regarde et corrige :
– Oui, une belle renarde.
Ils la voient se diriger vers le bassin. Ils se redressent et la suivent en coulisse.
– Comme des Indiens, chuchote Isabel.
– Des Sioux.
La renarde s’arrête et guette. Repart, file, zigzague, rejoint la grande vasque. Elle se fige devant l’eau et, soudain, son corps glisse en avant. Elle boit. Ils sont ravis. Pur bonheur de contempler la bête qui se gorge.

– Une renarde sauvage dans Paris, c’est impossible, c’est un rêve…
Elle fait volte-face et s’élance tout à coup. Elle se dirige vers le Carrousel. Ils la perdent de vue. Ils attendent, surveillant tous les accès.
– C’est préférable pour elle de disparaître.
Giacometti caresse le visage d’Isabel, il lui frôle les reins. Il sent leur secrète vibration. Un fleuve de forces qui crépitent. Il devrait peindre, sculpter des reins. Il se dit qu’il ne saurait pas, qu’il ne pourrait pas, comme toujours. C’est beau, c’est impossible. Rodin, lui, sait. Bacon, les reins des lutteurs…
Elle marche, elle danse, ses hanches se balancent. Il est émerveillé. Elle remue sa chevelure. Comme font les femmes belles, libres, altières. Sous la pluie lumineuse d’étoiles. Elles se donnent ainsi un élan de la pointe du pied, en relevant la nuque, en épanchant leur crinière. On dirait qu’Isabel se trempe dans la beauté nocturne.
Ils découvrent un parterre où l’herbe n’a pas été complètement tondue. Assez haute, souple et drue. Ils se disent que la renarde est peut-être venue se cacher là. Ils s’approchent doucement, juste à la lisière de l’herbe noire. Pour la toucher, trop belle. Elle sent bon. Isabel en saisit une touffe et la ploie, la presse dans ses mains. L’odeur de sève afflue. Sa chevelure rejoint la pointe de la pelisse huilée de nuit. C’est presque continu, sensuel, infini, avec la renarde qui du fond du réseau des tiges les devine, les regarde. Son échine frémit d’étincelles de vie.
Bacon va peindre l’herbe merveilleuse. On n’en parle presque jamais. Étude de paysage. Mieux : Deux Figures dans l’herbe. Lutteurs encore d’amour, l’un grimpé sur l’autre, les fesses claires, rondes, parfaitement cernées, galbées, émergeant d’un foisonnement d’herbes fluides, mêlées de fleurs, de nuances laiteuses. Van Gogh dans un paysage, tout un enclos, un sanctuaire d’herbe folles, bigarrées, une joie de peindre le mouvement, les flèches des tiges, l’effusion végétale. Il n’aurait peint que l’herbe qu’il se serait imposé comme peintre de la nature qu’il détestait pourtant, en asthmatique phobique. Mais peindre est une autre chose que la vie. Isabel peindra, en 1970, ses Migrations, de grands pans de paysages jaune et bleu, quasi cosmiques. On ne la considère que comme un modèle transcendant, elle sera une créatrice ardente, inventive, à l’égal des deux rois, Bacon et Giacometti. Trio de la reine et des rois. Trois Figures.
Giacometti désire Isabel. Il la voudrait renarde nue, tressaillant dans son étreinte. Tous deux dans l’herbe luttant, fesses pâles, reins sombres, feu roux dans la tanière de l’atelier.
Elle, d’abord, droite et nue, immobile, bras le long du corps. Presque au loin. Énigme. Égypte. Indéfinie. Question ? Puis il s’approcherait d’elle qui viendrait vers lui. Précise, parfumée. Au fond de l’impasse de son atelier, rue Hippolyte-Maindron, où un arbre, descendu de l’étage supérieur, a projeté son feuillage, égayant les murailles de ses cheveux. Herbe vive.
L’un contre l’autre, ils traversent le jardin du Carrousel…

Il faut fuir la peste nazie. Delmer, le mari d’Isabel, la presse de rejoindre Bordeaux. Elle passe d’ultimes moments avec Alberto.
Après avoir sculpté son visage au long des années d’avant-guerre, il lui demande de poser nue. Elle se déshabille avec une facilité naturelle. Proche. Immense. Inouïe. Plus que déesse. Ineffable. Sa chair blanche, généreuse, ses formes déliées, splendides. D’athlète, de danseuse. À sculpter jusqu’à la fin de la vie. Le ravissement de Giacometti. Il finit par se déshabiller.
Seins, sexe, courbes épanouies, reins… La chair est un grand brasier blanc. Isabel irradie. Offerte. Souriante. Exubérante. Prodiguée en avalanche de neige ensoleillée. Et de forêt profonde. Parfumée renarde. Nappée de soie, d’or, diamantine. L’appelle tendrement du fond de sa voix métallique et charnelle. Il vient vers elle comme un fou, vers la louve épanouie. Bégayant, rauque, délirant d’amour. Agité, bras trop longs, mains trop grosses, corps dégingandé, tout en côtes, en os. Son accent formidable. Rocaille des Grisons, en chute de consonnes et voyelles hétéroclites. Elle le caresse, lui murmure des gentillesses et lui adresse des petites stimulations agiles. Sa tête en gros plan dépareillé, à tout-va, mâchoires crispées, yeux effarés. Touffe des cheveux hirsutes. Quasimodo tout fout le camp, grelotte, épars, disloqué. Tel un violoneux fellinien. Comment faire avec ce mec en transe ? Bizarrement, ce sera plus inopiné, plus facile avec l’autre, le dandy de Londres, le pédé nietzschéen, comme il dirait.
On aime Alberto et Isabel. On adore la grande bouche toute en dents jaunes de tabac du bougre des Grisons quand il mange les lèvres d’Isabel. Nul bain de sang à la Bacon, nulle trogne de fille-sanglier disloquée. Belle Isabel harmonieuse et bachique. Les deux. Sœur d’Apollon et de Dionysos. Ordre et anarchie sacrée. Amante humaine quand vient la mort du monde.
Elle part en emportant deux dessins de Giacometti et un de ses portraits peints par Derain qu’elle conservera jusqu’à sa mort.
Elle envoie à Alberto un message ultime où elle le supplie de fuir, de sauver sa vie. Elle lui déclare son amour le plus vrai, le plus fort. Elle sait désormais ce qu’ils sont l’un pour l’autre. Ils ne se reverront pas pendant les cinq années de guerre, de démence meurtrière. Ils se seront aimés au bord de l’abîme. Giacometti rejoint la Suisse.

L’effroi. Les piqués de l’aviation allemande. Le Blitz. La furie d’Hitler. Londres en charpie. Bacon a été réformé pour son asthme. Il a intégré l’Air Raid Precautions. Défense de la ville, Bacon secouriste. Dans les décombres. La fumée noire, les masques à gaz qu’il distribue. Épiphanies de cadavres. Est-ce là qu’il perce le secret de la chair crue, cramée ? Crucifiée. Celui qui deviendra l’as des Crucifixions croise des mecs éperdus.
Tout enfant déjà, il a connu la tuerie de la guerre civile irlandaise. Catholiques et protestants en embuscade autour de la maison. Cavalerie, escarmouches, fuites, complots dans la forêt, serments de sang, tortures, exécutions : la vie, l’hallali.
Dans un abri souterrain, un jeune homme est couché auprès de lui. Bacon scrute la poitrine baraquée, battante. À son goût. La peur enveloppe les réfugiés. Sous les secousses, les ébranlements de la tornade de bombes, la valse des bâtiments sapés. Le jeune homme a un regard fiévreux. Il grelotte. Bacon lui tapote les épaules, le console. Une irrépressible envie de baiser dans le chaos.
Il connaît, lui aussi, l’angoisse ou l’exaltation. Quand la nuit explose, il est saisi par les visages portant des masques à gaz et précédés par des torches. Nombre de ses personnages auront le visage distendu, défiguré. La terreur est parfois un créneau de lumière où on entreverrait son œuvre future. Les Érinyes, les Furies poursuivent tous les Oreste de la ville. Un grand oiseau, un vautour gigantesque tournoie au-dessus de la Tamise. Une vrille de ténèbres dans les éclairs des bombes. Carnage à volonté. Têtes écrabouillées, cadavres incendiés. Il va exceller dans ces sujets paroxystiques, jusque dans l’insupportable. Et quand on le lui reprochera, étonné, il observera qu’ainsi va la vie humaine, entre deux désastres, au fil de son feuilleton d’hécatombes. Il baise avec des inconnus dans l’imminence de l’anéantissement. Il navigue à vue dans le dédale d’instants, comme des brèches de sexe et de sang.
Churchill apparaît dans les ruines. Il fait le tour des reliques. Chapeau rond, canne, cigare. Impassible, ironique. Personne ne doute de la victoire finale. C’est un peuple sur un roc insubmersible. Des Anglais de granit.

Cependant, il y a les privilégiés qui fuient le feu dans leur maison de campagne. La merveilleuse unanimité de la patrie héroïque a des failles. Ceux qui possèdent un jardin peuvent y installer des abris Morrison ou Anderson. Les voilà, ces cages de fer très baconiennes. Les papes hurleront dans des prisons de verre et de grillage plus esthétiques. Mais l’idée est appliquée pour de vrai en 1940. On se fourre dans le clapier métallique en attendant que ça tombe. Le peuple qui n’a ni maison de campagne ni jardin se débrouillera dans des trous, des abris de rue.
Un autre jour. Autour de midi. Soleil franc sur Londres. Et un nouveau bombardement fulgure et tonne. Bacon porte secours avec son équipe. Course. Brancards. Murs en dents de scie. Carie noirâtre d’immeuble. Nuages de poussière ardente. À la fin, on se terre de nouveau dans le tunnel du métro. Gisants peureux. Mais tenaces. Ils sont glorieux, ces Londoniens qui ne fléchiront pas. Elle apparaît ! Il est frappé par les hautes pommettes d’Isis, les lèvres gonflées de chair, les yeux d’Orient. Elle croise son regard bleu de dandy de guerre. Elle s’assoit non loin de lui. Puis se dresse d’un coup, marche avec énergie de long en large pendant quelques minutes, dans l’éclairage blafard. Il admire la dégaine athlétique. La chevelure, la cambrure. Ils échangent encore un regard. Deux violences, deux tensions pathétiques. Elle n’ira pas vers lui qui reste adossé au mur, vigilant et passif. Elle se rassoit. C’est ainsi que, pour la première fois, sans que personne puisse le raconter plus tard, sans qu’ils le sachent eux-mêmes, Isabel Delmer a rencontré Francis Bacon. Sous la terre, au fond des Enfers. Dans la Goule. Avec la ville en feu. Au royaume de Bosch. Churchill debout dans les ruines. Face au Führer. Nous, on sait, n’est-ce pas ? On les voit.

Isabel, comme Bacon, n’est pas à un bombardement près. À Londres, auprès de Sefton Delmer, elle connaît une activité intense. Dans le petit appartement de Delmer de Lincoln’s Inn, elle donne un dîner qui réunit le prince Bernhard et la princesse Juliana de Hollande, la future reine. Delmer, le journaliste entreprenant, a le bras long, il est employé par les services secrets. Ian Fleming, le futur père de James Bond, est de la partie, hautes fonctions à l’Amirauté. Uniforme d’officier de marine.
D’autres amis, un banquier…
Le prince Bernhard chauffe l’ambiance en racontant que la veille, au moment du couvre-feu, au Claridge, il a tenté d’éteindre, de plusieurs rafales de son pistolet-mitrailleur, une lampe restée allumée dans un appartement à deux cents mètres de là ! Sans y parvenir. Voilà donc les cow-boys ! Le prince Bernhard enfile déjà son manteau après avoir bu un dernier cognac… Tout à coup, le souffle, le tonnerre, le choc. Tout le monde se précipite vers l’escalier qui a valsé. Isabel a son Derain sous le bras. Ian Fleming et Sefton Delmer réussissent à franchir le trou. Les secours arrivent et la soirée s’achève au Savoy. Quarante ans plus tôt, en 1901, Monet occupait une chambre dans cet hôtel luxueux. Il peignait les ponts, le Parlement sur la Tamise. Féerie éblouissante, fusion d’or, incendie de couleurs mystiques. Crépuscules oniriques. Bacon admire les couchants de Monet, mais le Beau va changer de camp ! Bacon en est le ravisseur brutal. Ses nymphéas suintent le sang.
Les jours qui suivent, les bombardements s’intensifient.
Un vrombissement, un grondement lourd, continu, enveloppe et submerge la ville. Une nappe de vacarme d’apocalypse. Les habitants fuient de nouveau ou se réfugient dans les caves, les abris. Tous les Stukas se dévoilent par tribus, légions équidistantes, soudain ils piquent avec leurs cris de moteurs longs et stridents. Mouchetant d’abord les lointains de l’azur, grains de ténèbres. Bientôt le cockpit et les ailes sont visibles. Le bruit, le rugissement, la puissance des gaz. Ils se succèdent, se resserrent, se séparent, se déploient au-dessus de la Tamise.
Vols noirs et clairs, la queue de l’appareil arborant la croix du svastika. Les chapelets de projectiles fuselés s’échelonnent dans le ciel avant d’exploser. C’est chorégraphique et précis. Une effroyable fécondité d’œufs lâchés par les soutes béantes. Des centaines de bombardiers appuyés par des centaines de chasseurs ne cessent de pilonner les immeubles trépidants, les crevasses des rues, des places éventrées. La ville martelée, dépecée par quartiers stratégiques. Les incendies. Des entrailles dorées, noires, confuses, empanachées, où l’ossature carbonisée des bâtiments se tord, éclate, s’écroule. Tempête de flammes emportant le monde des vivants. La ville hurle, fume, siffle, dans son spasme interminable. Grosse muqueuse de pierres et poutres qui chuintent, suent, craquent, crépitent. Les tonnerres, les emphases, les aigus des sirènes, les canonnades se répercutent en une chaîne de paroxysmes crevant le tympan, broyant le crâne. On ne voit rien des hommes qui meurent. Des milliers.
Vue des Stukas, une grande maquette de structures, tel un squelette, grille, se disloque, hérissée de chicots noircis, de vertèbres brisées, de lambeaux de décombres, lacérée de grandes lanières de fournaises, percée de cratères et de bouillons. Quand l’avion reprend de la hauteur, en son essor virtuose, le pilote admire son travail de couture, la fine dentelle des ruines, ces linéaments lacunaires de reliques, ce vaste Pompéi méticuleux, pulvérisé, liséré de brasiers délicats. Certains quartiers de Londres et de sa banlieue paraissent une miniature, un mandala de miettes, un rébus vaporeux. Ils sont loin, les hommes massacrés. Tout le détail des suppliciés. C’est la victoire d’un Vésuve plus dévastateur que le vrai.
L’allégresse dans les cockpits. De nouvelles vagues d’assaut affluent. Embusqués dans les créneaux de cette galette de murailles détruites, les batteries antiaériennes, les mortiers ripostent encore à feu roulant. Les avions dansent la ronde de l’enfer. C’est mieux que le Jugement dernier grotesque des grands maîtres de la peinture. Nul diable à fourche écarquillé de fureur, nulle chute des damnés nus. C’est une tapisserie entière d’agonies sans pittoresque. Les cockpits extralucides visent les restes. La rage de tuer, de détruire les estropiés, les mourants, de retourner, de trancher les cadavres sanglants sous le soc des éclats. Les pilotes opèrent dans une sphère transcendante, irréelle. Ils ignorent la mort en masse, en charnier, en charpie, en convulsions, cris. L’horreur dans tous les trous de férocité ardente. Le futur Bacon paraîtrait drôle et savoureux avec ses Crucifixions de boucherie fraîche. Ses « abominations macabres », diront ses ennemis. Isabel entendra Bacon les renvoyer aimablement au réel et à l’Histoire, bien plus monstrueux que sa peinture. Même le cri du pape, ce trou d’obus dans le mur de la peinture traditionnelle, ne saurait approcher l’immense abattoir de la ville mâchée, pilée, cramée, triturée d’ergots, de dentures de gravats, de récifs brisés, de vagues de fumées charbonneuses qui montent dans le ciel, graduées, moutonnent et se dissolvent lentement. En anneaux de cendres diaphanes. Plus tard, Dresde, Hambourg seront des compositions encore plus ciselées par l’anéantissement.

À propos de l’auteur
GRAINVILLE_patrick_©Francois_GuillotPatrick Grainville © Photo François Guillot

Patrick Grainville est né en 1947 à Villers (Normandie). En 1976, il a obtenu le prix Goncourt pour Les Flamboyants. Le 8 mars 2018, il est élu à l’Académie française, au fauteuil d’Alain Decaux (9e fauteuil). Après Falaise des fous il a publié Les Yeux de Milos et Trio des Ardents. (Source: Éditions du Seuil)

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