Une femme debout

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En deux mots
Sonia est née en République Dominicaine où sont parents, venus d’Haïti, étaient venus chercher de quoi faire vivre leur famille. Dès son plus jeune âge la fille, très douée, va prendre fait et cause pour cette diaspora et s’engager pour améliorer la condition de tous ces gens discriminés. Un combat d’une vie marqué de nombreux échecs et d’une brillante reconnaissance.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sonia Pierre, une vie de combats

Dans son nouveau roman, Catherine Bardon met en scène une femme au destin exceptionnel. Sonia Pierre aura lutté toute sa vie pour les Haïtiens qui ont émigré en République Dominicaine et qui étaient réduits à l’esclavage, ou presque. Un combat qui est aussi un magnifique portrait de femme libre.

Une fois de plus Catherine Bardon réussit à nous entraîner vers cette République Dominicaine, où elle séjourne une partie de l’année, avec un formidable roman. C’est à Lechería, au cœur d’un bidonville où logent les travailleurs immigrés haïtiens que nait son héroïne. Ses parents ont traversé l’île en 1950 dans l’espoir de pouvoir échapper à la misère régnant dans leur pays natal, mais ils ont très vite dû déchanter. Même en travaillant sans relâche, Maria Carmen et André ne pourront économiser de quoi rentrer chez eux, où les attend pourtant un fils, confié à sa grand-mère.
Le temps va passer, et malgré leur vie de galériens, la famille va s’agrandir. Maria Carmen va mettre au monde un, puis deux, puis trois garçons. Des enfants qui pourront à leur tour vendre leur force de travail quand ils seront plus grands. Le 4 juin 1963 naît une fille, Sonia.
Très vite, elle va faire preuve de caractère et montrer des dispositions qui impressionnent le père Anselme, un prêtre canadien qui entend offrir les meilleures chances à cette élève aussi appliquée que douée. Il va réussir à convaincre ses parents à la laisser étudier et à l’envoyer dans une vraie école. «Elle avait onze ans et n’avait pas imaginé que son existence pouvait se fracturer comme ça. L’école et le batey. Une vie coupée en deux. Deux vies. Deux univers qui coexistaient à quelques kilomètres l’un de l’autre, sans se rencontrer. Deux populations, deux langues, deux mondes, celui des nantis et celui de ceux qui ne comptent pas. Et elle, un funambule en équilibre sur la frontière qui les séparait.»
Avant qu’il ne soit emporté par la dengue, son mentor lui fait promettre de suivre ses rêves et de ne jamais renoncer. Mes ses aspirations auraient pu être étouffées dans l’œuf puisqu’elle choisit d’aider les travailleurs dans leurs revendications, en menant la contestation et en traduisant les revendications en espagnol. Cette manifestation la conduira en prison. Cependant, grâce à son jeune âge, elle sera relâchée, forte d’une nouvelle conviction. Désormais elle défendra les opprimés. Au bénéfice d’une bourse, elle pourra étudier le droit à La Havane.
C’est sous le ciel cubain qu’elle va imaginer l’association qui va lui permettre de concrétiser son combat. À son retour en Dominique, elle déposera les statuts de la MUDHA, «Movimiento de Mujeres Dominico-Haitianas», le mouvement des femmes dominico-haïtiennes.
Ce sont tous les combats menés par cette femme tenace que raconte Catherine Bardon avec la plume qui avait déjà ravi les milliers de lecteurs de la saga des Déracinés. Faisant suite à La Fille de l’ogre, la romancière s’attache désormais à raconter les destins exceptionnels de femmes de cette République Dominicaine qu’elle aime tant. Ici aussi, elle s’appuie sur une solide documentation, sur un réseau d’informateurs constitué au fil des ans et sur la visite des lieux où s’est déroulée l’histoire, lui permettant d’ajouter les couleurs et les odeurs à son récit.
À la touche féministe, il faut ici ajouter le combat pour le droit à la dignité des immigrés. Au moment où elle promulguée la «loi immigration», Catherine Bardon nous rappelle qu’un homme en vaut un autre, qu’il a droit à la considération et au même traitement que ceux qui abattent le même travail que lui. Un plaidoyer pour davantage d’humanité qui réchauffe le cœur.

BARDON_Sonia_Pierre_with_Hillary_Clinton_and_Michelle_ObamaSonia Pierre recevant le Prix international de la femme de courage des mains de Micelle Obama et Hillary Clinton. DR

Une femme debout
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
288 p., 21 €
EAN 9782365698313
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Haïti puis en République Dominicaine et à Cuba. On y évoque aussi San Salvador, Saint-Domingue, les Etats-Unis avec New York, Washington, Miami, Houston et la Virginie ainsi qu’un voyage à Genève.

Quand?
L’action se déroule de 1951 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le destin hors du commun de Sonia Pierre, fille de coupeurs de canne, qui fit de sa vie un combat pour les droits humains.
République dominicaine, 1963. Sonia Pierre voit le jour à Lechería, dans un batey, un campement de coupeurs de canne à sucre. Consciente du traitement inhumain réservé à ces travailleurs, elle organise, à treize ans seulement, une grève pour faire valoir leurs droits. Une des rares habitantes du batey à suivre des études, elle devient avocate et consacrera sa vie tout entière à combattre l’injustice jusqu’à sa mort tragique.
Catherine Bardon révèle l’existence de cette femme exceptionnelle et met en lumière la condition terrible des travailleurs migrants en République dominicaine, un sujet toujours d’actualité. Bouleversant plaidoyer pour la solidarité et la fraternité, Une femme debout est un roman puissant et terriblement humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog T Livres T Arts
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Le Monde de Marie

Les premières pages du livre
Dimanche 4 décembre 2011 – Villa Altagracia – 5 h 45
Maudit coq.
Sonia ouvre un œil. Ce volatile va finir dans une casserole. Elle frissonne et remonte la couverture jusqu’à son cou. Depuis son retour de Genève, quatre jours auparavant, elle dort mal. Son sommeil fragmenté, le décalage horaire et la fatigue intense qui l’a envahie lors de ces interminables réunions de travail pèsent sur ses journées. Une grande lassitude ralentit ses pensées et le moindre de ses gestes.
La nuit a été difficile. Elle a eu un mal fou à s’endormir et elle s’est réveillée en sueur à plusieurs reprises malgré la fraîcheur de la nuit. Le dîner d’hier est mal passé. Elle n’a fait aucun excès, pourtant elle s’est sentie ballonnée, une désagréable sensation de brûlure dans l’estomac. L’inconfort l’a empêchée de se rendormir. La sérénade des grenouilles, qui d’ordinaire la berce, ne lui a été d’aucun secours. Pour se donner de l’allant, elle pense à la journée de fête qui l’attend.

Décembre 1950 – Marigot –
Haïti – Message d’information
La rumeur enflait. Elle venait du bout du chemin, du côté de la mer. Les avant-bras plongés jusqu’aux coudes dans l’eau mousseuse, Maria Carmen dressa l’oreille. Interrompant sa lessive, la jeune femme se redressa. Elle leva les yeux vers le ciel. Le soleil n’avait pas encore atteint le milieu de sa course et la chaleur était déjà accablante. Elle essuya une main sur sa robe et du revers balaya la sueur qui perlait à son front. Elle jeta un coup d’œil sur son fils. La porte de la case était ouverte, une vaine tentative de créer un courant d’air. Assommé par la chaleur, le bébé s’était assoupi sur la paillasse. Une mouche butinait la commissure de ses lèvres d’où s’échappait un filet de bave. Maria Carmen entra dans la case, se pencha sur l’enfant et chassa l’insecte d’un moulinet furtif.
Dehors, le bruit s’amplifiait. Elle ressortit de la masure de bois et traversa la mince bande de terre piquetée de maigres touffes d’herbes roussies qui tenait lieu de jardin, pour atteindre le chemin. Les voisins se tenaient sur le seuil de leur case, perplexes. Qui pouvait bien venir troubler la torpeur du village ?
C’était une matinée ordinaire. Les pêcheurs étaient presque tous rentrés après leur nuit en mer. De loin, Maria Carmen salua le grand Samuel et son frère Jaquelin, deux bons à rien qui pêchaient de temps à autre avec leur père. Ils étaient à peine vêtus, juste un caleçon, comme s’ils venaient de se réveiller. Quand il la vit, Jaquelin contracta ses lèvres en un sourire graveleux qu’il accompagna d’un clin d’œil. Elle détourna le regard. Plus loin le vieil Adolphe, jambes arquées, carcasse tremblotante, se cramponnait à sa canne en bambou aux côtés d’Augustine. En face, Céleste était elle aussi sortie de sa case, son dernier-né dans les bras. Tous avaient le visage tourné en direction de la mer.
La main en visière sur le front, Maria Carmen vit une voiture passer au bout du chemin. Elle soulevait un épais nuage de poussière. Quelqu’un criait. Des paroles indistinctes dans un haut-parleur. Mus par un élan collectif, comme aimantés par le véhicule qui venait de disparaître de leur champ de vision, les villageois se mirent en marche d’un pas lent. Maria Carmen jeta un coup d’œil sur son bébé endormi avant de les suivre. D’autres groupes convergeaient en direction du front de mer où une petite troupe cernait déjà la camionnette arrêtée face à l’immensité étincelante. Les derniers pêcheurs s’étaient joints à eux. Une voiture étrangère à Marigot, c’était un évènement assez rare pour créer un attroupement de curieux dans le village. À plus forte raison quand s’en échappait le ronflement ininterrompu d’un flot de paroles. En s’approchant, Maria Carmen vit qu’il y avait deux hommes dans la camionnette. Celui qui était assis à côté du conducteur s’extirpa du véhicule. Écartant les badauds, il se jucha sur le plateau arrière. Il tenait un porte-voix à la main. Une fois debout, il porta l’engin à son visage et réentonna la litanie qu’il n’avait cessé de marteler :
« Ceci est un message d’information de la présidence de la République. Les plantations de la Dominicanie recrutent des hommes et des femmes pour la saison de la canne à sucre. Si vous êtes jeunes et vigoureux, si vous voulez un vrai travail, un bel avenir… »

Les villageois se sentaient gonflés d’importance: on venait tout exprès de Port-au-Prince pour les informer des grandes opportunités offertes par le pays voisin. Bientôt ce serait la zafra. Les plantations de canne dominicaines avaient besoin de leurs bras. Ils seraient transportés, logés et nourris, bien payés, et rentreraient chez eux après la récolte, les poches pleines. Les hommes, déjà séduits, approuvaient d’un hochement de tête. Ils ignoraient qu’en vertu d’accords bilatéraux, la République dominicaine dédommagerait Haïti pour chacune de leur tête. Les femmes, plus sceptiques, faisaient la moue, mais, pragmatiques, elles imaginaient déjà comment dépenser cet argent providentiel. À la fin d’un discours bien rodé, l’aboyeur regagna son siège sous des applaudissements nourris. Déjà la voiture s’éloignait pour aller porter la bonne parole dans le village voisin.
En écoutant le crieur, Maria Carmen avait senti son cœur se serrer. Elle se dandinait d’un pied sur l’autre. Ce n’était pas nouveau. Elle avait entendu des messages semblables, diffusés par la radio et aussi dans les discours du président Magloire. Dans toutes les zones rurales, des véhicules circulaient pour recruter des travailleurs avec le concours du gouvernement haïtien. Des hommes étaient déjà partis là-bas, de l’autre côté de la frontière, en quête d’un meilleur avenir.

Comme Gédéon, le fils d’un voisin, qui travaillait pour une grande compagnie américaine, à l’ingenio Central Romana dans le sud du pays et faisait parvenir de temps à autre un colis à sa famille. Il avait été sélectionné par un recruteur du nom de Rigobert. Il se murmurait que ce Rigobert, originaire de Coterelle, occupait un poste important, il était majordome (contremaître) dans une canneraie où il avait fait fortune. La bonne preuve : il revenait une fois l’an, les poches pleines, pour sélectionner et escorter de nouveaux volontaires vers la plantation dominicaine. Il vantait les immenses champs de canne si abondante de ce côté-là de la frontière, les salaires réguliers, les jolies cases, la fortune de ceux qui avaient déjà franchi le pas… Tout le monde au village s’était mis à croire dur comme fer à cet Eldorado tout proche. Il suffisait de se décider à quitter Marigot, les enfants, les frères, les sœurs, les parents, les amis, la mer, la plage… Il suffisait de grimper dans la kamionet, qui les emmènerait de l’autre côté de la frontière, en Dominicanie, ce pays qui offrait de merveilleuses perspectives.

Après le départ de l’aboyeur, les hommes s’étaient regroupés en petites coteries sur la plage. Ils pesaient et soupesaient ce qu’ils venaient d’entendre. À l’écart, assises dans le sable, abritées sous la toile de leurs parapluies, quelques femmes supputaient : lesquels de leurs fils, époux ou compagnons allaient s’en aller ? Qui allaient rester seule ? Pourraient-elles partir, elles aussi ? Mais dans ce cas, que deviendraient leurs petits ? C’était ainsi, les hommes partaient, les femmes restaient. À s’épuiser pour nourrir et faire grandir les enfants qu’ils leur avaient abandonnés. Elles mourraient au bout d’une éternité passée à attendre en vain.
Pensive, Maria Carmen reprit le chemin de la case de sa mère. Ils étaient neuf frères et sœurs à se partager les deux pièces de la masure, sans compter les bébés. Son pas traînant soulevait des volutes de poussière derrière elle. Les pleurs de Petit Louis lui firent presser le pas.

Janvier 1951 – Marigot – Se konsa lavi
— pa janm di non a la chans !
Assise face à la mer, Maria Carmen eut un hochement énergique de la tête. Les genoux repliés sur sa poitrine, elle laissait filer des poignées de sable blanc entre ses doigts. Les cocotiers étiraient leurs ombres sur la plage désertée, leurs palmes frissonnaient dans la brise du soir. André était à ses côtés, un grand jeune homme efflanqué aux membres déliés, presque un gosse. Le père de Petit Louis. Faute d’argent, chacun vivait avec sa famille. Comme beaucoup d’autres, André pêchait dans une embarcation qui n’était pas la sienne, pour un patron qui le payait mal, car il n’y avait jamais de pêche miraculeuse. Il prêtait aussi main-forte pour des constructions, mais il n’y avait pas grand-chose à bâtir. Ou à la ferronnerie. C’étaient des boulots de rien, pas de quoi s’offrir une maison, pas de quoi entretenir une femme, encore moins un enfant.
Le passage de la kamionet au crieur avait agi comme un électrochoc. Son discours n’était pas nouveau et pourtant, ce fut ce jour-là, qu’après avoir maronné toute l’après-midi, Maria Carmen prit sa décision. Elle en avait assez de cette misère qui lui collait à la peau comme une malédiction. Il fallait juste convaincre André de partir. Là-bas il y avait un travail bien payé pour lui, une maison à tenir pour elle, un avenir…
— Et Petit Louis ? demanda André qui n’était pas du genre aventureux.
Maria Carmen balaya l’argument d’un geste de la main :
— Ma mère s’en occupera. Je reviendrai le chercher une fois qu’on sera installés.
Elle avait tout réfléchi. Il n’y avait pas à hésiter. Pour achever de convaincre André, elle se lova contre lui et picora son cou de petits baisers, comme il aimait. Il la renversa sur le sable encore tiède.
*
Tard le même soir, longtemps après que le soleil eût disparu, des hommes rassemblés par petits groupes devant les cases discutaient encore, pesant le pour et le contre d’une décision qui modifierait à tout jamais le cours de leur vie. Jeunes ou anciens, célibataires ou mariés, pour la plupart sans travail, pas un qui ne caressât l’espoir de la belle vie qu’on leur faisait miroiter. Une vie qu’ils gagneraient avec dignité. Pour cela, ils devraient louer leurs bras pour cette grande zafra qui, chaque année, en Dominicanie, mobilisait une main-d’œuvre d’Haïtiens trop heureux d’échapper à la misère. Quitter leurs familles, c’était le prix à payer. Certains jeunes étaient enthousiastes à l’idée de laisser derrière eux Marigot, ce village ensommeillé où il ne se passait jamais rien. Ils savaient le travail rude dans les champs de canne, mais cela ne leur faisait pas peur, ils étaient vigoureux. Et puis, ils seraient tous ensemble. Les plus vieux restaient réservés, hésitant à abandonner le cours tranquille de leurs vies. Mais tous envisageaient désormais la possibilité de partir. Les femmes vaquaient à leurs occupations, ruminant en silence, laissant les hommes à leurs élucubrations.
*
Maria Carmen et André, eux avaient tranché. Ils se mettraient en route dès le lendemain pour rejoindre la Dominicanie, l’Eldorado.
Maria Carmen se releva titubante. André lui tapota le derrière pour chasser le sable de sa robe. Elle se haussa sur la pointe des pieds et effleura ses lèvres d’un baiser léger. À demain.
De retour à la case, elle mit sa mère devant le fait accompli. Je m’en vais avec André. Petit Louis reste ici. Elle se cramponnait à sa décision, refusant d’y penser davantage, de peur de faillir à sa résolution. Elle jeta quelques hardes dans un bout de toile qu’elle noua aux quatre coins. Elle dormit mal, harassée par la chaleur moite, angoissée à l’idée de ce grand voyage qu’ils allaient entreprendre, eux qui n’avaient jamais quitté Marigot. Au petit matin, elle s’habilla en hâte et cacha quelques gourdes* dans sa ceinture. Elle embrassa sa mère, se pencha sur la paillasse où l’enfant sommeillait. Elle voulait le serrer une dernière fois dans ses bras. Elle fit un geste pour le prendre mais se ravisa. S’il se réveillait, s’il la regardait de ses grands yeux noirs, si elle respirait l’odeur chaude de sa peau de bébé, elle n’aurait plus le cœur à partir. Elle abandonna son fils, le cœur gros. André l’attendait devant le potager.

Ils remontèrent la grand-rue du village d’un pas décidé, refusant de regarder en arrière, et se postèrent à l’angle de la route pour guetter le taptap. Ils attendirent longtemps. À mesure que le soleil montait et avec lui une chaleur accablante, Maria Carmen sentait fondre sa détermination. Un bus finit par apparaître juste au moment où ils s’apprêtaient à rebrousser chemin. Le véhicule bringuebalant, déjà plein à craquer, arborait, peint en bleu vif sur la carcasse de bois, un nom prophétique « Se konsa lavi ».
Par les fenêtres sans vitres s’échappaient des flots de rires et de conversations. Deux femmes se serrèrent pour libérer un bout de banc où Maria Carmen put poser ses fesses. André lui resta debout, puis finit par s’asseoir sur le marchepied. Les palmes s’agitaient dans un murmure pour leur dire adieu. Écrasés les uns contre les autres, les voyageurs étaient résignés à l’inconfort du voyage. Se konsa lavi ! Le taptap s’arrêtait dans le moindre village et de nouveaux passagers montaient sans qu’aucun ne descende. Plus on approchait de Port au Prince, plus ils étaient nombreux à s’entasser dans la carcasse de ferraille et de bois. À chaque virage, chaque cahot, ce n’était que hoquets, cris et protestations, pour la plupart joyeux et bon enfant.
Ils arrivèrent fourbus, essorés de fatigue.
Leur voyage avait duré huit heures. Pour quelque 150 kilomètres.

Dimanche 4 décembre – Villa Altagracia – 5 h 50
C’était ainsi que commençait l’histoire.
Son histoire.
Un aboyeur et un taptap nommé Se kon sa la vi.
C’est du moins ainsi qu’elle se la racontait quand, enfant, allongée sur sa paillasse dans l’obscurité moite de la case, elle peinait à trouver le sommeil. Dans le silence tonitruant de la nuit, les bruits des autres qui se retournaient sur leur matelas crissant de feuilles de maïs en grognant leurs rêves, la tenaient éveillée longtemps après l’extinction des feux. Alors elle voyageait dans sa tête, elle se racontait l’histoire de Maria Carmen et d’André, caressée par l’haleine chaude de la nuit tropicale.
Oui, c’était là son prologue. Son imagination s’envolait là-bas, de l’autre côté de la frontière, au-delà du rio Massacre.
En Haïti, dans un pays qui n’était pas le sien. Un pays de montagnes et de mer, un pays de nègres marrons et de dieux vaudous, un pays de misère.
Et elle commençait le voyage…

1951 – Port-au-Prince – Malpasse – Le pied gauche
Cette foule, ces grandes artères, ces maisons géantes aux balcons de bois, cette circulation, cette agitation incessante, ces gens partout, ce bruit, ces odeurs suffocantes, essence et pourriture mêlées… C’était donc ça, Port au Prince ?
Cramponnée à la main d’André, Maria Carmen ne savait où donner du regard, les yeux arrondis d’une surprise mêlée d’effroi. Tout ici était démesuré. Les voitures pétaradaient le long de grandes rues bien droites, les gens cheminaient avec détermination. Et eux, ils étaient perdus, étrangers à tout ce remue-ménage. On était bien loin de la langueur de Marigot dont la jeune femme regrettait soudain le calme. Étourdis par le trafic, titubants de fatigue, Maria Carmen et André décidèrent de ne pas s’éloigner de la gare routière où ils monteraient dans le premier autobus pour la frontière. Renseignements pris, ils comprirent qu’ils arrivaient trop tard. Pas de transport avant le lendemain matin. Ils n’avaient pas les moyens de s’offrir une chambre dans une auberge, et n’avaient d’autre choix que de rester là. À un stand de rue, ils achetèrent une portion d’effilochée de porc accompagnée de plantains frits qu’ils se partagèrent avant de regagner la station des transports où ils devraient patienter jusqu’au matin. Recroquevillée dans un recoin de la gare routière, Maria Carmen passa la nuit dans les bras d’André. Ces bras seraient-ils assez robustes pour assurer leur avenir ?
Ils ne fermèrent pas l’œil, blottis l’un contre l’autre dans l’attente du premier tap-tap en partance pour la frontière. Au matin, ce fut la foire d’empoigne pour trouver une place, mais à force de trémoussements et de jeux de coudes, ils se faufilèrent jusqu’à la porte du bus. Direction plein est. Après les montagnes, ils longèrent un bon moment l’Étang saumâtre avant d’arriver à Malpasse, la dernière ville du pays. En face, c’était la Dominicanie rêvée.

Malpasse était un lieu étrange, un chaudron du diable chauffé à blanc par un soleil implacable. Il y régnait une effervescence désordonnée qui mettait les nerfs à vif. Un ballet incessant d’hommes qui tiraient des brouettes débordant de fruits, de légumes et de volailles, de femmes avec d’énormes paniers sur la tête, d’enfants dépenaillés qui braillaient. C’était le lieu de tous les trafics, de tous les petits commerces. Tout s’y échangeait, tout s’y négociait, tout changeait de main en un clin d’œil, produits agricoles, produits manufacturés, gourdes et pesos, et bien sûr main-d’œuvre. Car c’était le haut lieu du recrutement pour les plantations de canne dominicaines. Au bout de la route, fermée par la grille imposante qui séparait les deux pays, le plus grand désordre régnait. Des camions bâchés et des tap-tap stationnaient, attendant de passer de l’autre côté pour décharger leur marchandise. Une foule compacte s’agglutinait sous l’œil goguenard des douaniers qui se remplissaient les poches sans vergogne.
Ils avaient cru pouvoir franchir la frontière à pied. En observant le manège des habitués et des douaniers qui contrôlaient les papiers et exigeaient un bakchich pour entrouvrir la grille où l’on passait au compte-gouttes, ils comprirent que ce serait impossible. Le seul moyen, c’était de trouver un recruteur. Ils errèrent dans la bourgade, glanant des informations ici et là, dans l’espoir de tomber sur l’un d’eux. Ils étaient nombreux, comme eux, à guetter. Maria Carmen buta sur une pierre et se rattrapa tout sourire au bras d’André. C’était de bon augure. Elle allait faire une rencontre. C’était le pied gauche, ce serait un homme. Le recruteur, évidemment.
La chance leur sourit. Un attroupement s’était formé. Un rabatteur passait en revue les candidats à l’exil. Il évaluait d’un coup d’œil leur capacité de travail et laissait tomber son verdict. Celui-là oui, celui-là non. Ça avait tout d’un marché aux esclaves, mais eux, pourtant si fiers d’appartenir à la nation qui avait aboli l’esclavage avant toute autre en se libérant du joug des colonisateurs, n’en avaient pas conscience. Ils se prêtèrent à l’examen sans ciller. Elle était jolie, lui un peu maigre, ils étaient jeunes et en bonne santé. Ils furent enrôlés. Le départ aurait lieu le jour même pour la raffinerie de Catarey, dans le centre du pays, au nord de Saint-Domingue. On leur promit un logement à eux, un contrat de travail pour les six mois à venir, soit le temps de la récolte, et un retour au pays d’ici l’été. Ils s’entassèrent sur la plateforme d’une camionnette prête à rendre l’âme à chaque cahot et franchirent la porte de fer.
De l’autre côté, Jimani. La Dominicanie.

Ballottés comme dans une barque emportée par une folle tempête, ils avaient longé un lac, traversé un désert, des montagnes, des vallées, des hameaux, un fleuve, d’autres montagnes, des bourgs, des villes, pour déboucher sur la grande plaine en cuvette par une route tendue entre deux murs de canne à sucre vert tendre.
Duvergé, Neiba, Vicente Noble, Azua, Bani, San Cristobal, Villa Altagracia, Lecheria. Fin du voyage. De la Dominicanie, ils n’avaient rien vu.

1951-1963 – Lechería –
Le parfum de la misère
C’était un hameau en pleins champs, greffé aux parcelles de canne dont les plants étaient déjà hauts. Au bout d’une étroite piste de terre qui se perdait sur la gauche, à moins d’un kilomètre de la route montant de la capitale vers le nord, de l’autre côté du rio Haïna. Au loin, à l’ouest, l’horizon butait sur des collines ondulantes piquetées de cocotiers qui dessinaient les premiers contreforts de la cordillère centrale. Un vert plus sombre contrastait avec celui, tendre, des prairies et des plantations. Par là-bas, derrière, c’était Haïti, le pays qu’ils venaient de quitter et qui déjà leur manquait.

Le camion à bout de souffle s’arrêta dans un dernier cahot qui projeta leurs corps ruisselants de sueur les uns contre les autres. Sa plateforme arrière s’ouvrit et il déchargea son contingent de bras à l’ombre d’un immense manguier, face à une double rangée de baraquements de bois de palme aux toits de zinc. Ils étaient arrivés. Ils s’extirpèrent du véhicule, hébétés, dans un état proche de la catatonie. L’endroit avait la chaleur d’un four. Sous la lumière blanche du soleil de midi qui gommait toutes les couleurs, le paysage déconfit avait fondu en petites touffes de poussière, sans parvenir à masquer la laideur du décor. Non loin, une haute cheminée crachait un panache d’épaisse fumée noire qui assombrissait le ciel azur. La raffinerie.

María Carmen balaya du regard le panorama, sans un mot. Une pierre comprima son cœur et dévala dans son estomac. Elle ne s’attendait pas à ça. Ça, c’était cette enfilade de baraques délabrées. Elle apprendrait plus tard que c’étaient les anciennes étables d’un élevage de Trujillo. En guise de comité d’accueil, un attroupement de femmes mal attifées, armées d’un balai ou chargées d’une bassine, un essaim d’enfants à moitié nus, maigres à faire peur, au ventre gonflé, deux vieillards statufiés sur de vilaines chaises. Des chiens faméliques se morfondaient, couchés sur le flanc, le museau assiégé de mouches. Un coq étique fouaillait du bec la terre, sa crête pendait sur le côté, deux plumes hérissaient son croupion. Un chaudron noirci chauffait sur un lit de braise devant un porche. Des pièces de linge défraîchies séchaient, pendillant à des piquets.
Un vague relent de pourriture et d’excréments flottait dans l’air mêlé à une entêtante odeur de sucre brûlé. Mais ce que María Carmen renifla, c’était le parfum de la misère. Son regard s’agrippa à un arbuste orné de rubans chamarrés au tronc souillé de coulures de cire. L’arbre marabout dressé telle une potence. Les grigris des croyances vaudous la réconfortèrent, un petit peu.
Ils étaient là désormais, et tout irait bien.
On le leur avait promis.
*
Une grosse camionnette apparut. Un contremaître, un Haïtien, peut-être un ancien coupeur qui avait pris du galon, en descendit. Il fit décharger une petite table et une chaise de bois qu’il installa au centre de l’esplanade. Il posa un épais registre, s’assit, et, d’une écriture maladroite, enregistra les nouveaux ouvriers. Nom, âge, liens entre eux. Puis il tria le troupeau silencieux qui avait resserré ses rangs dans un réflexe animal. D’un mouvement net de sa trique de goyave. Les hommes seuls à droite. Les couples à gauche. Les femmes seules, elles étaient trois, à l’écart. « yo ale tou dwat nan bordel la » (celles-là, elles vont tout droit au bordel) bougonna d’un air désolé une ancêtre toute fripée, agrippée à un bâton qui lui tenait lieu de béquille. María Carmen eut un hoquet, elle venait de comprendre ce qui lui avait échappé jusque-là : ces filles jeunes et sans attache n’avaient pas été recrutées pour les travaux des champs.

À María Carmen et André, le contremaître attribua une cellule dans une bicoque toute en longueur, un taudis de planches et de torchis craquelé, au sol en terre battue. Trois murs aveugles, une porte de tôle ondulée mal ajustée qui laissait passer le jour en haut et en bas, surmontée d’une plaque de bois portant le numéro neuf, – María Carmen lâcha un petit soupir de soulagement, c’était son numéro porte-bonheur, à l’intérieur une paillasse malodorante sur un châlit de bois, une table branlante et un tabouret, un seul. Sordide et insalubre. Pour la cuisine c’était dehors. Pour les besoins aussi. « Tou sa pou sa ». Cet accablant constat s’imposa à María Carmen tandis qu’elle déposait son balluchon sur le lit. Son estomac, vide depuis la veille, se rappela à elle dans un spasme. Accablée, la jeune femme se mordit les lèvres et dut se reprendre pour retenir ses larmes.
Ils étaient là désormais, et tout irait bien.
On le leur avait promis.
*
Dans le regard méprisant des anciens, ils étaient des « kongos ». Des ignorants sans la moindre idée des us et coutumes du batey. Parqués dans une zone réservée aux nouveaux, désorientés par ce monde qu’ils découvraient. Ils devraient trouver leurs marques et le plus tôt serait le mieux. Les anciens, eux, se serraient les coudes, jouissant de l’aura de qui a de l’expérience. Ils étaient installés dans les meilleures zones et les familles bénéficiaient de cases individuelles. Les contremaîtres avaient trouvé ce moyen, créer des clans pour entretenir des rivalités artificielles.

Le quotidien se mit en place. Au fil des jours, chacun semblable au précédent, les nouveaux venus apprirent la loi du batey : c’était la loi de l’exclusion, de la faim, du profil bas, du désespoir. Celle des deux tonnes quotidiennes de canne par tête, sous la menace muette des coups de fouet, dont avaient été roués, pour l’exemple, deux ouvriers qui avaient tenté de s’enfuir.
C’était un endroit à l’écart du monde. Un hameau autarcique où les règles et l’ordre, le logement, les chemins, le transport, le magasin, l’infirmerie étaient assurés par la compagnie. Un monde lent et pesant comme le pas des bœufs qui ahanaient en tirant les chariots rouillés aux essieux grinçants. Destinés au transport des fagots de canne, ils ramassaient les hommes armés de leur machette avant les premières lueurs du jour, pour les ramener à la nuit tombée, la tête basse, l’estomac vide, le corps anéanti, les bras endoloris, les mains couvertes d’estafilades, le dos cassé de s’être penché au plus près du sol pour couper les tiges à ras, les épaules moulues d’avoir coupé, coupé, coupé, mis en bottes, mis en bottes, chargé la canne. Un labeur de bête sous un soleil d’enfer.

Après leur départ, le batey devenait le territoire des femmes qui s’apostrophaient d’un compartiment à l’autre. Elles avaient construit autour de leur infortune un mur de solidarité, elles se serraient les coudes, la misère n’avait pas réussi à anéantir leur bonhomie, pas encore gâté leurs âmes. Elles égrainaient leurs souvenirs, parlaient de là d’où elles venaient, Côtes-de-fer, Terre noire, Grande saline, Belle fontaine, Gros l’Abîme… Elles avaient improvisé des métiers, coiffeuse, sage-femme, couturière, infirmière, cordonnière… Elles s’approvisionnaient au colmado de la centrale, une banane plantain, une racine de manioc, une tasse de riz, où le bodeguero décomptait les achats de la paye de leur homme au prix fort. De toute façon, il n’y avait pas de peso, la seule monnaie d’échange était des jetons qui ne valaient que sur la plantation. L’argent circulait en circuit fermé sans que nul n’en voie jamais la couleur, une économie en vase clos. Elles cuisinaient, lavaient le linge, grattaient la terre d’un minuscule conuco, potager, grignoté sur les terres de la plantation, jetaient des épluchures aux poules, tressaient des chapeaux en palme. Elles arbitraient les chamailleries des enfants, certains pas plus haut que trois pommes, qui poussaient comme des herbes folles, livrés à eux-mêmes et dont les jeux brouillons se terminaient en genoux égratignés et en pleurnicheries. »

Extrait
« Difficile de réconcilier tout ça dans sa tête d’enfant.
Sonia n’était déjà plus d’ici et pas encore de là-bas. Elle le pressentait, ce serait difficile. Chaque jour de sa vie.
Elle avait onze ans et n’avait pas imaginé que son existence pouvait se fracturer comme ça. L’école et le batey. Une vie coupée en deux. Deux vies. Deux univers qui coexistaient à quelques kilomètres l’un de l’autre, sans se rencontrer.
Deux populations, deux langues, deux mondes, celui des nantis et celui de ceux qui ne comptent pas. Et elle, un funambule en équilibre sur la frontière qui les séparait. » p. 74

À propos de l’autrice
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Après une carrière dans la communication, Catherine Bardon se consacre désormais à l’écriture et partage son temps entre la France et la République dominicaine. Elle est l’autrice de la saga Les Déracinés qui s’est vendue à plus de 500 000 exemplaires et qui a été distinguée à de nombreuses reprises, notamment par le Prix Wizo et par le Festival du premier roman de Chambéry en 2019. En quelques romans, Catherine Bardon s’est imposée comme une voix puissante du paysage romanesque français. Ses romans ont été traduits dans plusieurs langues. (Source: Éditions Les Escales)

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Un coup de tête

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Prix de littérature de l’Union Européenne – 2021

En deux mots
Sigurlina ne supporte plus sa vie étriquée à Reykjavik et, après une agression sexuelle, décide de fuir le pays. Si elle trouve rapidement un emploi à New York, de tragiques circonstances vont la mener à la rue. Commence alors un difficile combat pour survivre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fuite vers New York

En retraçant le parcours de Sigurlina qui, à la fin du XIXe siècle a fui Reykjavik pour New York, Sigrún Pálsdóttir réussit un roman qui mêle l’histoire et l’aventure aux sagas islandaises, sans omettre d’y ajouter une touche féministe.

Nous sommes à Reykjavik en 1896. Sigurlina y vit avec son père qui, après le décès de son épouse, se consacre presque exclusivement à ses collections. Au musée des Antiquités il passe son temps «au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apporte et qu’il s’efforce d’exposer pour les voyageurs étrangers.» Il en oublie sa fille qui n’a qu’à se consacrer à ses travaux d’aiguille et à trouver un bon parti.
Mais Sigurlina s’est forgé un fort caractère et entend mener sa vie comme elle l’entend. Elle est curieuse, aime lire et écouter les conversations, y compris lorsqu’elles ne lui sont pas destinées. Et elle a repéré un jeune rédacteur ambitieux. Mais ce dernier est promis à une autre. Alors, après avoir été troussée par un vieux sadique, elle décide de rassembler ses affaires, s’empare d’une fibule dans la collection de son père et prend le premier bateau vers l’Écosse, puis vers New York. Dans ses bagages, elle a aussi la lettre d’un important collectionneur que son père avait accueilli et guidé en Islande. Un courrier qui sera tout à la fois son sauf-conduit et sa lettre d’embauche. Installé dans une belle demeure, elle devient rapidement la secrétaire particulière de cet érudit. Mais, en voulant attraper un volume de sa bibliothèque, il fait une chute mortelle. Et voilà Sigurlina à la rue. Elle va parvenir à trouver un toit et un emploi de couturière, mais le destin va s’acharner contre elle. Un incendie détruit son immeuble et ses maigres biens. Dans la poussière et les cendres, elle parvient cependant à récupérer la fibule, se disant qu’elle pourrait peut-être en tirer un bon prix. Je vous laisse découvrir comment l’objet sera exposé au Metropolitan Museum avant de connaître des péripéties dignes des sagas islandaises, dont on finit du reste à l’associer.
On ne s’ennuie pas une seconde dans ces multiples pérégrinations qui, après avoir pris un tour dramatique vont virer au tragicomique. Et nous rappeler que l’Histoire n’a rien de figé, qu’elle se construit sur des récits plus ou moins authentiques, qui enflamment les imaginaires. Et à ce petit jeu Sigrún Pálsdóttir fait merveille, en retrouvant les recettes du roman populaire, en construisant son livre comme un feuilleton à rebondissements dans lequel chaque chapitre contient son lot de surprises. Bref, c’est un bonheur de lecture!

Un coup de tête
Sigrún Pálsdóttir
Éditions Métailié
Roman
Traduit de l’islandais par Éric Boury
192 p., 19 €
EAN 9791022612395
Paru le 20/01/2023

Où?
Le roman est situé en Islande, à Reykjavik et aux Etats-Unis, à New York. La traversée se fait avec une étape à Glasgow.

Quand?
L’action se déroule durant les dernières années du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la fin du XIXe siècle, à Reykjavík, un veuf excentrique élève sa fille pour tenir la maison, cuisiner, broder (elle y révèle un talent rare), mais aussi l’aider à cataloguer ses recherches archéologiques islandaises. C’est sans compter sur les rêves de voyage et l’esprit d’indépendance de la jeune fille.
Elle décide sur un coup de tête de partir pour New York proposer ses compétences à un collectionneur en emportant avec elle un objet unique et inestimable. Un malheureux hasard la conduit dans un atelier de couture des bas-fonds de Manhattan. Elle nous surprendra grâce à sa ténacité et son intelligence.
Un court roman efficace et passionnant, une tragicomédie sur la préservation de l’héritage culturel, un texte sur les coïncidences qui déterminent les destins autour d’un personnage attachant et déroutant qui suit sans faille son chemin vers la liberté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Voyage dans les lettres nordiques
Blog Lyvres
Blog Thé toi et lis
Blog Baz’Art


Sigrún Pálsdóttir présente son roman Coup de tête (en anglais) © Production EUPL Prize

Les premières pages du livre
Le bruit montait du salon. Des sonorités étranges. Un instant, ne comprenant pas un mot des paroles échangées, je crus que je rêvais. Puis j’entendis les ronflements discrets de grand-mère à mon côté et je compris que j’étais éveillée. Je me redressai dans le lit pour enjamber son corps frêle, me faufilai à travers la grande pièce commune sous les combles et m’allongeai sur le sol, le visage tourné vers la cage d’escalier. À travers la fumée de tabac qui flottait dans la pièce, je distinguais un homme d’âge mûr assis sur le canapé à côté d’une jeune femme. Il portait une veste brune et un foulard bleu, elle, un manteau vert et un chemisier clair orné d’un col en dentelle à la racine de son cou gracile, sous son menton. Le vieux Magnus était assis sur le tabouret en face des invités tandis que Gudlaug, debout, la cafetière à la main, remplissait les tasses. Mon père était installé dans le fauteuil sous la fenêtre et ma mère sur le coffre juste à côté, légèrement à l’écart de la fumée et du monologue du visiteur, interrompu par une remarque de la jeune femme au col en dentelle qui montra sa tasse du doigt. Elle semblait s’adresser à ma mère qui hocha la tête avec un sourire. Mais ce sourire ne m’était en rien familier, en réalité maman, adossée au mur du salon, avait un air étrange et le dos étonnamment voûté. Elle se redressa légèrement tandis que mon père prononçait quelques mots dont je compris qu’ils étaient la réponse aux questions de l’étrangère. Puis les invités se levèrent, ils prirent congé, et Magnus et mon père les raccompagnèrent à la porte. Voilà qui me permit de mieux distinguer les vêtements de la jeune femme, son ample robe longue qui s’évasait en partant de sa taille de guêpe et tourbillonnait sur son passage tandis qu’elle avançait dans le salon. Je me relevai, enjambai à nouveau grand-mère et fis semblant de dormir quand maman vint me caresser la joue. Elle me posa l’index sur le bout du nez et comprit que je ne dormais pas.

Le lendemain matin, personne ne fit état de la visite de la veille et je ne posai aucune question. Je n’éprouvais d’ailleurs pas le besoin d’en savoir plus. Le souvenir de ces senteurs exotiques me suffisait amplement, de même que l’image des hôtes dont la présence semblait avoir agrandi l’espace de notre salon. Je ne passais cependant pas le plus clair de mon temps à penser à ces étrangers élégants et, en réalité, j’avais presque oublié leur visite un jour que j’aidais ma mère à faire le ménage, jour où je découvris une image pleine de couleurs posée au sommet de la pile d’enveloppes que mon père n’avait pas ouvertes sur son bureau. C’était une carte postale. Je reposai mon chiffon pour l’examiner en la prenant à deux mains :

Le soir tombait sur une grande ville, les rues blanchies renvoyaient la lumière et des flocons étrangement épais descendaient vers la terre. Une petite fille entraînait sa mère vers la devanture d’un magasin pour lui montrer un grand renne, un homme en haut-de-forme noir, vêtu d’un manteau à col de fourrure, portait un paquet volumineux et tenait sa femme par la main. Derrière eux, un adolescent traînait un gros arbre de Noël et, de l’autre côté de la rue, des garçons faisaient des boules de neige pour les lancer sur le fiacre noir vernissé qui passait. Chacun avait une foule de choses à faire, mais se retrouvait figé dans sa course. Tous, sauf la jeune femme dans le coin à droite, qui semblait s’être immobilisée juste avant cet instant, et dont on ignorait si elle s’apprêtait à traverser la rue ou à continuer son chemin sur le trottoir. Vêtue d’un manteau bleu marine et d’un élégant chapeau rouge, elle protégeait ses mains du froid dans un manchon en cuir brun qu’elle serrait contre elle. Son visage était plus net que les autres détails de l’image : elle semblait perdue.

J’étais en train de me demander si elle était seule quand je sentis tout à coup la présence de ma mère derrière moi. Elle pencha la tête et posa le menton sur mon épaule pour regarder la carte. Du coin de l’œil, je la vis sourire en disant que ce courrier arrivait avec un certain retard. Puis elle se redressa et se remit au travail. Je retournai la carte adressée à Brandur Johnson. En haut, à droite, on lisait : New York, le 15 décembre 1879. L’écriture avait quelque chose de brouillon et, évidemment, je ne comprenais rien. Mais je pensais connaître l’expéditeur de cette carte.

Plus tard dans la journée, face à mon insistance, mon père consentit à me l’offrir. Je la rangeai dans le coffre que j’avais au pied de mon lit, où je pouvais la prendre quand j’avais du mal à trouver le sommeil après ma lecture du soir. Et, même au plus noir de la nuit de l’hiver 1880, je parvins encore à voir l’image en la maintenant assez longtemps devant mes yeux. Plongée dans les ténèbres, je distinguai en réalité des détails que je n’avais pas remarqués auparavant : au fond d’une étroite ruelle tapissée de neige, deux hommes chaudement vêtus se tenaient l’un face à l’autre en grande conversation. Plus je scrutais la carte, plus il me semblait que toute leur attention se concentrait sur la jeune femme au chapeau rouge. Désormais, j’avais l’impression que le désespoir qui envahissait son visage s’expliquait par le poids de leur regard, elle cherchait à savoir si elle devait se mettre à l’abri, ou si ce poids s’évanouirait.

Ma main retomba. La carte atterrit sur la couette et, aussitôt, la jeune femme au chapeau rouge traversa la rue, enjambant le MERRY CHRISTMAS en grandes lettres dorées en haut à droite de l’image, avant de s’échapper du cadre. Au même moment, les deux hommes se mirent en route et lui emboîtèrent le pas. Ils ne couraient pas, mais franchirent la chaussée à grands pas, traversèrent brutalement le Joyeux Noël, s’évanouissant lorsque j’entendis les craquements de l’escalier. Je sursautai et, dans ma torpeur, j’eus l’impression de voir grand-mère s’approcher du lit en boitant. Allongée, les yeux fermés, je cherchai la carte à tâtons et la glissai sous la couette. Grand-mère se coucha, je me tournai de l’autre côté. Et avant que ses ronflements discrets ne parviennent à m’enfermer dans le monde exigu de la pièce que nous partagions sous les combles, je m’engouffrai en chemise de nuit dans l’étroite ruelle où je suivis sur la neige blanche les deux hommes et la jeune femme qu’ils avaient prise en chasse.

I
Fin de réception à Reykjavik. Mars 1897
– Quant à cette boucle de ceinture finement ornementée, elle a souhaité l’acquérir pour la somme de quinze mille dollars américains. Auprès de sa propriétaire, une jeune Islandaise dénommée Branson. Miss Selena Branson.
Le Gouverneur se lève de son fauteuil et s’avance vers la fenêtre du salon. Il regarde le vol suspendu des flocons et la place Lækjartorg toute blanche de neige qui apporte un peu de lumière à la nuit sans fond :
– Eh bien, je vous demande, mes chers amis, s’il ne s’agit tout simplement pas là de Sigurlina Brandsdottir, la fille de Brandur Jonsson l’Érudit, le copiste de Kot dans le Skagafjördur.
Alors ça, c’était la cerise sur le gâteau ! Et ladite cerise laissait les invités du plus haut représentant du roi en Islande plus que dubitatifs. “Quelle absurdité !” tonna le Juge ; “Seigneur, non !” s’écria le Pasteur ; “Le petit bouchon de Brandur ?” se récria le Préfet ; “Le tout petit bouchon”, ricana le Poète ; “Un bouchon ?” claironna l’Historien ; “Quinze mille dollars ? s’étrangla le Trésorier du roi. Comment un objet aussi petit et aussi vieux pourrait-il avoir une telle valeur ? Une somme qui correspond à la quasi-totalité des réserves de la Banque nationale d’Islande ?”
Mais le septième invité, le Rédacteur en chef aussi svelte que bel homme, n’a aucune réaction. Il est assis légèrement à l’écart, tout près du mur, penché en avant, le regard concentré sur un détail du tapis d’Orient tissé main qui recouvre le parquet de ce salon d’apparat. Il essaie de se remettre en mémoire le visage d’une jeune fille, mais ne voit rien d’autre qu’un corps gracile enveloppé d’une robe aérienne retenue à la taille par une ceinture ornementée, une jolie poitrine sur laquelle retombent de fines mèches blondes et un col carré brodé au fil d’or dessinant un motif grec. Un ruban noir autour du cou et un bandeau doré sur la tête. Enfin, son visage lui apparaît. Il voit d’abord des lèvres fines qui esquissent un sourire, un nez élégant, légèrement épaté, puis des narines. La jeune fille les pince, comme pour essayer de retenir un rire, de maîtriser son énergie et sa vigueur. Ses yeux sont dissimulés derrière un masque noir, mais il les voit tout de même. Bleu d’eau derrière leurs paupières lourdes, soulignés de légers cernes. Un regard enjôleur qui le rend fou de désir, si bien qu’il sursaute, murmure le nom de Sigurlina, se redresse et se rend compte que tous le fixent d’un air inquisiteur : le Gouverneur, le Juge, le Pasteur, le Préfet, le Poète, l’Historien, le Trésorier du roi. Était-il censé dire quelque chose?
Le jeune homme recule et s’adosse à l’épais mur de cette ancienne prison au plafond bas devenue résidence officielle, bâtiment que certains qualifient de bicoque. Le Rédacteur a presque disparu derrière la plante tropicale chétive installée contre la paroi, au plus près de la porte laquée de blanc par laquelle on accède au salon. De l’autre côté du battant, l’oreille collée au bois, se trouve la servante, une grande femme imposante. Elle tient d’une main une carafe vide, son autre main plaquée sur la bouche. Voyant que les invités du Gouverneur n’ont plus aucun commentaire à faire sur l’histoire qu’il vient de raconter et qu’ils ne semblent guère désireux de répondre à sa question, elle recule lentement mais résolument. Puis elle longe le couloir, le pas rapide et décidé, et entre dans la cuisine. Elle repose la carafe en cristal, se débarrasse de son tablier et de sa coiffe, se dirige vers le vestibule et la porte de service, prend son manteau, le boutonne, et jette son châle sur ses épaules. Elle ouvre la porte d’un geste véhément. Un mur de neige qui lui monte jusqu’aux cuisses obstrue l’ouverture, mais qu’importe, elle sort et le traverse avec une telle énergie que la poudreuse virevolte devant elle. Elle s’avance à grandes enjambées vers le muret en pierre qui entoure la maison et le franchit lestement.
À petits pas, levant bien haut les jambes dans l’épaisse couche de neige, elle descend la rue Bankastræti. Lorsqu’elle atteint Austurstræti, en passant devant la demeure du Trésorier du roi, elle perd presque l’équilibre et laisse échapper un tout petit cri toutefois assez puissant dans la quiétude glaciale de Reykjavik pour faire sursauter la jeune fille à la fenêtre, qui se pique le doigt avec son aiguille, assise dans l’élégant fauteuil où elle brode au fil d’or des pantoufles vertes. La demoiselle se lève et pousse la petite lampe à pétrole sur le côté. Elle plaque son visage pâle à la vitre et ôte son index de sa bouche : “Eh bien, il y a des gens rudement pressés”, commente-t-elle, mais la servante du Gouverneur a déjà disparu, d’un pas vif, vers l’ouest de la ville. Et elle avance sans la moindre hésitation, elle accélère jusqu’à l’angle de la rue Adalstræti où elle tombe nez à nez avec deux chevaux affolés qui se cabrent, la font trébucher et atterrir de tout son long dans la congère. Une porteuse d’eau coincée dans la neige devant l’hôtel Islande hurle quelques paroles acerbes bien qu’incompréhensibles, puis se fraye un chemin vers l’accidentée à qui elle tend sa main bleue et gonflée. La servante la repousse et se relève sans son aide. Elle s’ébroue pour se débarrasser de la neige avant de reprendre sa route. Et elle allonge encore le pas, c’est presque une course qu’elle achève en rampant pratiquement dans la poudreuse. C’est qu’elle n’a pas une minute à perdre. Elle doit arriver au plus vite chez Brandur, à Brandshus. Tant que l’histoire de la petite Lina Branson, avec tous ses détours, ses rebondissements, ses ellipses et ses merveilles, est encore claire dans son esprit.

Partie de campagne. Fin d’été 1896
Tôt le matin, on frappa vigoureusement à la porte de Brandur. Silvia Popp était affolée. Elle faisait de grands moulinets de bras. Il fallait qu’on l’aide à préparer le pique-nique. La collation était destinée à des Américains qui devaient quitter la ville avec son père pour aller explorer la vallée de la rivière Ellidaa une demi-heure plus tard. Sussi Thordarsen lui avait fait faux bond au dernier moment, sans lui laisser le temps de se retourner. Silvia interpréta donc le large sourire de sa chère Lina comme un assentiment, puis repartit en toute hâte vers le centre. Sigurlina sortit pour suivre du regard son amie qui descendait au pas de course la rue Stigur, elle agitait frénétiquement la main, sachant pourtant que Silvia ne la voyait pas. Elle referma la porte, s’y adossa, le sourire encore aux lèvres. Puis, sur le point de monter s’habiller, elle s’arrêta à la porte du salon, fit volte-face et son regard tomba sur la table de la cuisine où reposaient les gigots de mouton de Gudmundur. “Bon sang”, murmura-t-elle, jetant aussitôt la viande dans la remise et se rappelant soudain tout ce qu’elle avait encore à faire. Le linge sale, les galons pour la veste de Thordis, le sol de la cuisine et toute la pile de papiers accumulés sur le bureau de son père. Papiers parmi lesquels se trouvaient deux lettres en anglais qu’elle devait mettre au propre et qui devaient partir le lendemain. Puis elle se dit que cela pouvait attendre, elle devait sortir. Sortir de la ville et rencontrer ces étrangers.
Environ quinze minutes plus tard, elle avait enfilé sa tenue d’équitation et se trouvait dans le bureau de son père, un petit papier à la main. Elle le déposa sur la table de travail, se gardant d’envisager sa réaction et préférant penser à sa mère dont c’était l’anniversaire du décès. Puis elle quitta la maison, descendit vers le centre, elle courait presque lorsqu’elle atteignit la rue Adalstræti. Un étranger aviné lui lança des jurons, mais elle n’y prêta guère attention car, au même instant, elle aperçut Jon Jonsson, le Rédacteur en chef, qui marchait dans la rue Austurstræti, en direction de l’ouest de la ville. Si beau et si profondément plongé dans ses méditations. Elle se demanda d’où il venait en cette heure matinale, mais resta de l’autre côté de la rue et baissa les yeux lorsqu’ils se croisèrent, préférant ne pas lui dévoiler sa destination.
En quittant la rue Austurstræti, elle vit devant la boutique du marchand deux hommes occupés à seller des chevaux, Silvia et son père étaient également présents. Bientôt arrivèrent trois robustes gaillards, rejoints presque aussitôt par deux jeunes femmes magnifiques vêtues de vestes cintrées et de robes en tissu épais. Sigurlina passa une main sur sa tenue, elle lui semblait bien banale et imparfaite, trop ample et confectionnée dans un tissu trop fin. On aurait dit un sac enveloppant son corps maigrelet et chétif. Mais elle avait mieux à faire que d’y penser puisque le marchand Popp donnait ses ordres, et qu’on installait les chevaux en ordre de marche. Tous étaient en selle et bientôt l’expédition quitta la place, franchit le pont et prit la direction de l’est, accompagnée des questions que les Américains posaient à Popp et au petit Pétur sur telle ou telle chose qui piquait leur curiosité en chemin. Le plus loquace, M. Watson, grossiste américain, parlait au nom du groupe. Le propriétaire du navire qui avait amené ces visiteurs en Islande était M. Wilson, un quinquagénaire à l’air bonhomme comme son ami Watson. Le troisième homme, M. Johnson, bien plus jeune, se montrait aussi bien moins loquace. L’une des femmes était l’épouse de Wilson, l’autre s’appelait Mlle Baker. Sigurlina ignorait les liens qui unissaient ces gens.
C’étaient les Américains qui ouvraient la marche. À travers le nuage de poussière soulevé par les sabots, elle observait les deux femmes de dos, leurs chapeaux exotiques, les rubans de soie qui pendaient à l’arrière avant de leur retomber sur les reins, entre leurs sacoches, si imposants qu’elles semblaient avoir une taille de guêpe. Leurs corps tressautaient sur la selle au gré des cahots du chemin tout en terre et en pierres. Peu à peu, le petit groupe s’éloigna du centre. Sigurlina en profita pour se confectionner mentalement une tenue de cavalière flambant neuve, en velours et en laine.
Arrivés au sommet de la colline de Skolavörduholt, ils prirent la direction de celle d’Öskjuhlid et continuèrent vers le nord, longeant la colline de Bustadaholt. Lorsqu’ils atteignirent leur destination, il faisait chaud, le soleil était haut dans le ciel. Ils s’arrêtèrent à côté de la cascade Kermoarfoss. Les étrangers observèrent les alentours tandis que Sigurlina et Silvia s’affairaient et sortaient les victuailles du coffre. Elles étendirent un linge immaculé dans l’herbe, sortirent le café et installèrent la collation sur la nappe, du pain, des gâteaux et un peu de viande ; des tranches de saucisse roulée au mouton et aux herbes. Les Américaines s’installèrent par terre et picorèrent tels deux petits oiseaux sous leurs ombrelles, puis ne tardèrent pas à se lever pour remonter ensemble la rivière. Et, bientôt, les hommes s’en allèrent également avec Popp et Pétur.
Après avoir tout rangé, Silvia redescendit en ville. Sigurlina s’installa sur l’herbe et sortit son ouvrage. Les galons pour la veste de Thordis. Le fil d’or scintillait joliment au soleil brûlant, mais elle avait si chaud sous ses jupons qu’elle brûlait d’envie de les relever. Puis, brusquement, le soleil disparut. Elle regarda devant elle et vit de grands orteils blancs dans l’herbe. “Bonjour !” lança une voix profonde avant de laisser éclater un rire. Elle leva les yeux. Celui qui avait le plus pris la parole pendant le trajet se tenait face à elle. M. Watson, grand et large, avec sa barbe fournie et ses cheveux bruns. Venu en Islande, disait-il, pour prendre du bon temps avec quelques amis. Il s’accroupit et se trouva si près d’elle que c’en était gênant. Il voulait toucher de son gros index les fleurs dorées que Sigurlina brodait sur le ruban de velours noir. “Un trésor. C’est à vendre ?” murmura-t-il. Sans même attendre la réponse de Sigurlina, il se releva, caressa sa barbe et regarda le ciel : “L’Occident est obsédé par les ruines et les objets antiques. Et ce n’est pas nouveau.” Puis il fit un pas de côté, s’allongea dans l’herbe, les mains sous la nuque, et prit une profonde inspiration. “Les musées et les cabinets des collectionneurs privés sont remplis de vestiges anciens, de marbres grecs et romains de toutes formes et de toutes tailles, de vases, de coupes et de statues.” Watson leva un bras et tendit son index vers le ciel : “Nous nous passionnons pour ces vestiges, et ils finiront par éveiller l’intérêt pour d’autres cultures, plus lointaines et particulières. Comme la culture islandaise !”
Sigurlina ne voyait pas vraiment comment réagir aux déclarations solennelles de cet homme, mais, alors qu’elle avait enfin rassemblé quelques mots dans sa tête pour lui donner un semblant de réponse, les autres membres du groupe les rejoignirent. Le plus jeune, M. Johnson, s’avança vers Watson en gloussant et lui donna une pichenette sur l’épaule du bout de sa chaussure. Watson feignit d’être endormi.
Le retour fut rapide. En descendant de sa monture devant le domicile du commerçant sur la place Lækjartorg, Watson prit congé de Sigurlina en lui promettant de passer à son domicile le lendemain pour lui acheter des produits de fabrication islandaise.
Le but de l’excursion était atteint. Tout en rentrant chez elle entre chien et loup, elle passa mentalement en revue le contenu de son coffre : des galons brodés, deux promis à Thordis et presque terminés, une pièce en lin, des galettes de chaise, des coussins pour canapé, un étui à épingles. Des chaussettes en laine ? Oui, Watson en avait parlé, si elle avait bien compris. Elle avait également des gants en quantité. Mieux valait vendre tout cela à des étrangers, plutôt que de passer son temps à tricoter pour les gens de la ville. Quoi d’autre ? se demanda-t-elle en entrant dans la maison. Elle passa de la cuisine au salon d’où elle aperçut son père par la porte entrouverte du bureau. Elle se débarrassa de ses vêtements. Il remarqua qu’elle était rentrée, mais ne prit pas la peine de lever la tête, et l’entendit monter l’escalier. Brandur était cette éternelle présence lointaine.
Elle se mit immédiatement à fouiller parmi ses affaires, plongée dans sa malle, elle secouait, étendait, tapotait et caressait les ouvrages qu’elle avait confectionnés. Puis elle entra tout entière dans le coffre, ferma les yeux et se vit disposer tous ses travaux d’aiguille sur la grande table du salon. À ce moment-là, son père serait parti au musée des Antiquités installé dans le grenier du Parlement, où il passait son temps au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apportait et qu’il s’efforçait d’exposer pour les voyageurs étrangers. Elle tendit le bras vers son livre, mais avait du mal à se concentrer. Du bruit arrivait par la fenêtre. La maison voisine était le théâtre d’une altercation avinée. Le couple qui l’habitait se disputait. Il y avait quelque temps, l’épouse avait mordu si fort son mari qu’elle lui avait presque arraché un doigt, aujourd’hui c’était elle qui hurlait sous ses coups. Sigurlina se boucha les oreilles et regarda le portrait de sa mère accroché au mur au-dessus de son lit : un visage apaisé, la douceur incarnée.
Tout à coup le silence revint, elle se retrouva comme projetée d’un bond à l’époque où le visage du cadre emplissait son univers. Elle n’en conservait que des instantanés : elle-même se bouchant les oreilles devant le hangar à la naissance de son petit frère, allongée sous une couverture avec sa mère qui lui lisait des contes, cousant avec elle une petite robe pour sa poupée, apprenant à lire, étalant de la confiture dans la pénombre sur de la génoise très fine pour en faire un gâteau à étages, scrutant une carte de Noël arrivée de l’étranger au beau milieu de l’été, jouant au Pouilleux avec sa grand-mère, sa grand-mère morte à côté d’elle dans le lit, un homme recouvert d’une étoffe noire, une explosion et un éclair si violents qu’elle n’osait pas bouger et franchir le linge blanc suspendu à la porte de la ferme, ni rêver de l’avenir qui débuterait par un long voyage vers Reykjavik en 1884. Elle avait alors quatorze ans. Elle se souvient de tout depuis le moment où elle a quitté son enfance à cheval, laissant derrière elle la ferme et la vallée, traversant l’impétueuse rivière Heradsvötn, arrivant à la ferme de Vidimyri où sa mère était restée alitée quelques jours, malade, enceinte. Puis ils avaient fait une halte à Bolstadarhlid et, enfin, à Gilshagi i Vatnsdal avant d’affronter la lande de Grimstunguheidi. Ils avaient campé sur les rives du lac Arnarvatn et, dès l’aurore, les chants d’oiseaux l’avaient réveillée. Sa mère et elle étaient sorties en rampant de la tente pour aller au bord du lac. Que lui avait-elle dit ? Sigurlina ne se le rappelait pas, elle se souvenait seulement du calme. Elle avait eu l’impression qu’elle allait mourir, plongée dans tout ce silence, c’est que dans les eaux lisses du lac et dans le sourire doux de sa mère, elle avait perçu comme une douleur, comme une inquiétude.
Jusqu’au moment où elle avait vu un petit caillou ricocher à la surface de l’eau. Son père et son frère étaient réveillés. Le quotidien avait repris son cours, atténuant la souffrance. Et sous la conduite assurée du chef de famille, ils avaient atteint leur halte suivante, Kalmanstunga. Comme ailleurs ils avaient été bien reçus, partout des paysans connaissaient son père. Ils avaient passé la nuit à la ferme où sa mère s’était bien reposée dans le grand lit de la maîtresse de maison avant le trajet du lendemain dans la vallée de Kaldidalur. C’était une longue étape, même si le soleil adoucissait l’air entre les glaciers, la route était semée d’embûches et ils avaient souvent dû mettre pied à terre et tirer leurs chevaux par la bride pour franchir les plus grosses plaques de neige. Puis cette image leur était apparue, presque identique à celle suspendue dans le cadre au-dessus de leur canapé, cette aquarelle représentant des plaines tapissées d’herbe au bord du lac.
Ils étaient arrivés à Reykjavik tard le soir. Cela lui avait fait un drôle d’effet de se retrouver parmi tous ces bâtiments qu’elle n’avait vus qu’en photo. Ils étaient allés droit vers la maison que son père avait achetée au printemps. Sigurlina la trouvait plutôt petite et plus exiguë que leur ferme dans le Nord. En outre, elle était vide puisque leurs meubles n’y avaient pas encore été installés. La première nuit, ils avaient dû dormir par terre, allongés sur des couvertures. La deuxième nuit aussi, celle où sa mère avait accouché. Sigurlina était endormie, mais, à son réveil, sa mère et le nouveau-né avaient disparu. Elle n’avait jamais vu ce petit garçon, on l’avait aussitôt placé en nourrice. Quant à sa mère, il était évident qu’elle ne reviendrait jamais.
Sigurlina était debout dans le salon vide. »

Extrait
« Le fiacre s’ébranle dans un cliquetis de métal. Sigurlina hésite entre tristesse et déception, mais fait de son mieux pour se convaincre que continuer à cohabiter avec cet homme lui aurait rendu la vie impossible. Que désormais une existence normale l’attend, faite de relations avec des gens de son âge, enfin elle va pouvoir tisser d’authentiques liens avec cette métropole. Elle garde donc la tête haute, assise dans cette voiture humide et froide, sans soupçonner que ce trajet la conduira dans le brouet grouillant d’existences humaines qu’abrite la partie basse de la ville. Où sa dextérité dans le maniement du fil d’or et de l’aiguille n’a pratiquement aucune valeur. Et où Sigurlina d’Islande disparaîtra. » p. 83

À propos de l’auteur
PALSDOTTIR_sigrun_DRSigrún Pálsdóttir © Photo DR

L’autrice et historienne Sigrún Pálsdóttir est née à Reykjavík en 1967. Elle obtient son doctorat en histoire des idées à l’Université d’Oxford en 2001, après quoi elle est chargée de recherches et maître de conférences à l’Université d’Islande. Elle se lance comme écrivaine freelance en 2007 et édite entre 2008 et 2016 le journal Saga, la principale revue d’Histoire islandaise à comité de lecture. Pálsdóttir s’illustre initialement comme autrice de biographies historiques. Þóra biskups (L’évêque Thora), son premier ouvrage publié en 2010, est suivi de près par Ferðasaga (Récit de voyage), paru la même année, qui raconte l’histoire d’une famille torpillée par un sous-marin allemand en 1944 alors qu’elle navigue à bord d’un bateau entre New York et l’Islande. Pálsdóttir publie son premier roman, Kompa, en 2016 et Delluferðin, son second, à la fin de l’année 2019. Les biographies de Pálsdóttir ont été sélectionnées pour le Prix littéraire islandais, le Prix littéraire féminin et le Prix culturel du journal local DV (catégorie littérature). Ferðasaga est nommé meilleure biographie de l’année 2013 par les libraires islandais et Kompa est sélectionné pour le Prix littéraire féminin d’Islande en 2016 et publié aux USA en 2019 par Open Letter (Université de Rochester) sous le titre History. A Mess. Delluferðin (Un coup de tête) a remporté le Prix de littérature de L’Union européenne 2021. (Source: EUPL / éditions Métailié)

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L’automne est la dernière saison

MARASHI_lautomne_est_la_derniere_saison  RL_2023 Logo_premier_roman  coup_de_coeur

En deux mots
Leyla accompagne son mari à l’aéroport. Elle n’a pas voulu le suivre au Canada et entend se consacrer au journalisme. Rodja, qu’elle a rencontrée à l’université, a aussi choisi de partir. Elle s’inscrit en doctorat à Toulouse. Shabaneh, quant à elle, veut travailler et se marier. Trois jeunes filles iraniennes à la croisée de leur destin.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois iraniennes face à leur destin

Leyla, Rodja et Shabaneh se sont rencontrées à l’université de Téhéran. En racontant leurs parcours respectifs, Nasim Marashi brosse le portrait saisissant de la jeune génération dans l’Iran d’aujourd’hui.

L’un part, l’autre reste. Misagh quitte l’Iran et laisse sa femme Leyla triste et désemparée. Car elle a choisi de rester en Iran, avec sa famille et ses amis. Elle entend poursuivre sa carrière de journaliste, de faire partager ses goûts culturels. Mais elle doit désormais faire sans son tendre amour. Eux qui étaient si proches, qui avaient les mêmes aspirations, sont désormais séparés par des milliers de kilomètres.
Pour tenter d’atténuer sa peine, Leyla peut compter sur ses amies Rodja et Shabaneh, même si le trio qu’elles formaient à l’université de Téhéran ne se voit plus aussi fréquemment. Car depuis, leurs professions respectives et leurs nouvelles connaissances occupent une place non négligeable dans leurs vies. Shabaneh travaille dans un bureau d’architectes où sa personnalité n’a pas tardé à susciter l’intérêt de son collègue Arsalan. Il ne rêve désormais que d’une chose, l’épouser. Mais elle se demande si elle l’aime vraiment et ne veut pas précipiter les choses. Elle veut aussi rester aux côtés de Mahan son frère handicapé. Arsalan se fait alors de plus en plus pressant. Il va bien falloir trancher la question.
Pour Rodja, le choix est fait. Pour elle, il n’est pas question de moisir en Iran. Toute son énergie est désormais consacrée à monter son dossier afin d’obtenir un visa pour la France et s’inscrire en doctorat à l’université de Toulouse. Mais son parcours dans les administrations est loin d’être gagné.
En suivant le parcours de ces trois iraniennes, en revenant sur leur passé et leurs familles respectives, Nasim Marashi brosse un portrait saisissant de la jeunesse iranienne d’aujourd’hui. Rodja voit toutes ces jeunes filles à la croisée des chemins comme des monstres: «On n’est plus du même monde que nos mères mais on n’est pas encore de celui de nos filles. Notre cœur penche vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l’esprit nous tirent chacun de son côté, on est écartelées. Si nous n’étions pas ces monstres, à l’heure qu’il est, on serait chacune chez soi à s’occuper de nos enfants. (…) On ne serait pas en train de poursuivre des chimères.»
Si dans ce roman il n’est pas directement question du régime des mollahs et de la répression qui frappe la population depuis bien trop longtemps (il a été publié en 2015 dans sa langue originale), on sent bien la chape de plomb qui pèse sur les habitants, à commencer par ce choix binaire que tous sont appelés à faire, partir – quand on peut – ou rester. Choix cornélien, car il est souvent définitif. Il peut aussi entraîner pour les familles des conséquences imprévisibles, voire dramatiques. Les peurs et les espoirs, les contraintes et les rêves sont parfaitement concentrés derrière les visages de Leyla, Rodja et Shabaneh. Ce qui explique sans doute le succès du livre en Iran, mais place aussi la romancière dans une situation délicate. Car comme c’est le cas dans le roman, les menaces et les intimidations des gouvernants se font de plus en plus précises. La lutte continue…

L’automne est la dernière saison
Nasim Marashi
Éditions Zulma
Roman
Traduit du persan (Iran) par Christophe Balaÿ
272 p., 22 €
EAN 9791038701564
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Iran, à Téhéran. On y évoque aussi le Canada et la France, notamment Toulouse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans le brouhaha des rues agitées de Téhéran, Leyla, Shabaneh et Rodja sont à l’heure des choix. Trois jeunes femmes diplômées, tiraillées entre les traditions, leur modernité et leurs désirs.
Leyla rêve de journalisme ou de devenir libraire. Son mari, pourtant aimant et attentionné, a émigré sans elle. A-t-elle eu raison de ne pas le suivre et de rester ? Shabaneh est courtisée par son collègue, qui voit en elle une épouse parfaite. Comment démêler si elle l’aime, si elle peut se résoudre à abandonner son frère handicapé, alors qu’elle en est l’unique protection ? Rodja, la plus ambitieuse, travaille dans un cabinet d’architectes, et s’est inscrite en doctorat à Toulouse – il ne manque plus que son visa, passeport pour la liberté. Vraiment ?
La solution est-elle toujours de partir ?
En un été et un automne, elles vont devoir décider. D’espoirs en incertitudes, de compromis en déconvenues, elles affrontent leurs contradictions entre rires et larmes, soudées par un lien indéfectible mais qui soudain vacille, tant leurs rêves sont différents. L’automne est la dernière saison est une magnifique histoire d’amour et d’amitié, sensible et bouleversante, profondément ancrée dans la société iranienne d’aujourd’hui, et pourtant prodigieusement universelle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« ÉTÉ
Leyla
Je te cherchais, je courais. Sur le carrelage blanc glacial du hall de l’aéroport. Dans un silence de mille ans.
À chaque foulée, ma respiration haletante bourdonnait à mes oreilles, de plus en plus fort, emplissant ma gorge d’amertume. Les vols internationaux étaient à l’autre bout. Ce n’était pas l’aéroport Imam Khomeini.
Non, plutôt Mehrabad. La zone d’embarquement ne cessait de s’éloigner, j’ai pourtant fini par atteindre la porte. Tu avais le dos tourné, mais je t’ai reconnu aussitôt.
Tu portais ta veste bleu foncé. Tu attendais tranquillement, ta valise à la main. La lumière était d’un blanc aveuglant. Je ne voyais que cette lumière et toi, un point bleu indigo au milieu de tout ce blanc. Je t’ai appelé. Mais tu t’es éloigné. Comme si tu flottais au-dessus
du sol. J’ai couru, tendu la main vers toi, attrapé la tienne. Ta main est restée dans la mienne, l’avion a décollé.
Je suis encore sur le bord des rêves. Dans cet entre-deux douloureux, entre veille et sommeil, où toutes les cellules de mon corps sont comme piégées dans un bâillement
sans fin. Je me force à ouvrir grand les yeux pour mettre un terme à ce supplice. J’aperçois le placard à moitié ouvert, la lampe éteinte sur la table de nuit, jonchée de verres sales, un réveil cassé, quelques livres.
Tes livres. Je passe la main sur le drap à côté de moi.
Tu n’es pas là. Il n’y a personne. Où suis-je? J’ai quel âge? Quel jour sommes-nous? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je me sens mal. J’ai un goût amer dans la bouche, mon cœur bat la chamade. J’ai soif. Il
faut que je me souvienne. Je dégage mon bras gauche sur lequel j’étais allongée. La montre en acier a laissé sa marque imprimée sur mon poignet en sueur. Onze heures cinq. Si tard ? Je ferme les yeux, j’ai la tête prise
dans un étau. Je pense à hier, à avant-hier. Ça me revient. Nous sommes dimanche et j’ai rendez-vous pour un boulot. Je repousse la couverture.
Quand j’avais décroché le téléphone, il avait dit : «Bonjour Leyla, ici Amir Salehi. C’est Saghar qui m’a donné votre numéro.»
Ils s’apprêtaient à lancer un nouveau journal. Avec trois pages culturelles quotidiennes. La première partait sous presse à midi. Les deux autres dans la soirée. « Si vous en avez le temps, et bien sûr l’envie, passez
donc me voir au bureau dimanche après-midi.»
Du temps, j’en ai. Autant qu’il veut. Ces quatre
derniers mois, je n’ai rien eu d’autre que du temps, du temps à perdre, du temps gâché, inutile, qui n’enlève ni n’ajoute rien à ma vie. Je ne m’entendais pas bien avec le rédacteur en chef du magazine où je travaillais.
Quatre mois plus tôt, il était venu se poster devant mon bureau. «Tes articles m’appartiennent, j’en fais ce que je veux.» J’ai rassemblé mes affaires. « Tu t’imagines qu’on ne peut pas changer un seul mot de ce que tu écris?» J’ai fourré mes livres et mes stylos dans mon sac.
«C’est la dernière fois que je t’entends protester.» J’ai mis mon sac à l’épaule: « C’est la dernière fois, en effet.» Et je suis partie. Il ne comprenait pas que ses corrections avaient détruit mon article. Depuis que j’ai démissionné, je me réveille tous les matins, je suis le mouvement du soleil d’est en ouest, jusqu’à ce que la nuit tombe. Puis je m’endors. Je ne me souviens de rien d’autre. Parfois, je vois Rodja ou Shabaneh. Elles me rejoignent ici ou on sort manger un morceau, puis je reviens à la maison. Une fois papa est passé me prendre pour m’emmener à Ahwaz. J’ai revu maman et toute la famille. Pendant trois ou quatre jours. Je ne me souviens plus. J’ai du temps pour bosser. Autant qu’il veut. Mais l’envie? Je ne sais pas trop. Sans doute
que j’en ai envie. J’aimais ce que je faisais auparavant. Tu le sais bien. On riait beaucoup au boulot. Je m’en souviens. Mais à présent, qu’ai-je envie de faire, sinon rester allongée à compter les jours? Je ne sais pas.
— Je vais te présenter à la Société des Pétroles, avait dit papa. Je te trouverai un job dans ta spécialité. Avec un bon salaire. Tu te construiras un avenir. Tu vivras plus près de nous.
Je n’ai aucune envie de retourner vivre à Ahwaz. Mieux vaut ne pas regarder en arrière. Lors de mon dernier séjour, j’ai réalisé que c’était impossible.
À Ahwaz, il fait chaud. La chaleur monte du sol et vous écrase la poitrine. Combien de fois peut-on faire l’aller-retour jusqu’à la mer, à vingt minutes à pied ? Et combien de temps peut-on rester assis à lire un magazine sous un climatiseur, en respirant ce bon air chargé
de poussière? Combien de fois peut-on arpenter les allées du bazar Kyan, à rire et marchander avec les femmes arabes le prix des dattes ou du poisson ?
Pendant ces quelques jours, Ahwaz m’a semblé plus petite. Bien plus petite que dans mon enfance. Je pouvais traverser n’importe quelle rue en deux enjambées.
L’avenue Chaar Shir donnait directement sur
la place Nakhl, et celle-ci s’engouffrait dans Seyed Khalaf. Les cours étaient petites et les tranchées datant de la guerre minuscules comme des boîtes d’allumettes.
J’observais tout cela, et les images de mon enfance s’en trouvaient bousculées, rendant mes souvenirs confus.
Même la nuit, je n’arrivais pas à me détendre. Je n’avais qu’une envie, retrouver mon chez-moi. Mon lit. Notre lit.
— Viens bosser dans ma boîte. Ils recrutent. On sera à nouveau ensemble. Ce sera sympa, m’a dit Shabaneh. Ce ne sera pas sympa, j’en suis sûre. Je serai assise derrière un bureau toute la journée, à griffonner des chiffres sur du papier, sur des plans, sur un écran. Les
quatre se mélangeront aux deux, les deux aux cinq, et tous ces nombres s’aligneront les uns derrière les autres pour me ronger le cerveau. Avec des moins et des virgules. Zéro, virgule, trois. Zéro, virgule, huit. Le diamètre de l’arbre multiplié par la hauteur de la pale, la longueur du piston diminuée de celle du cylindre.
Tout cela me rendra folle. Shabaneh recroquevillée en elle-même, Rodja la tête plongée dans son écran, comme à la fac. Personne ne m’adressera la parole. Je serai toute seule dans un bureau déprimant.
— On fait nos valises et on part, a dit Rodja. Tu as juste le test de langue à passer. Je m’occupe de l’inscription à la fac et du visa. Pourquoi veux-tu rester ici?
— Si j’avais voulu partir, je serais partie avec Misagh.
— Quelle tête de mule! Arrête de te faire du mal, Leyla.
Je ne veux pas partir. Pourquoi personne ne
comprend-il ce que je dis? Et maintenant, même si je le voulais, je n’en aurais plus la force. Je n’ai pas l’énergie de Rodja, ni la tienne. Je sais ce que signifie partir, je l’ai observé de près. Dans ma propre maison, tous les formulaires que tu remplissais s’empilaient comme les degrés d’une échelle qui t’éloignait inexorablement de moi. Ça n’a pas été une période facile. Tu accumulais
des lettres et des documents par centaines. Que tu faisais traduire, tamponner et signer pour le rendez-vous à l’ambassade… Le rendez-vous à l’ambassade?!
On est dimanche. Rodja a rendez-vous de bonne heure à l’ambassade. Je lui avais promis de la réveiller. Comment ai-je pu oublier?
« La personne que vous cherchez à joindre n’est pas…»
Elle doit déjà être en route pour l’ambassade, voilà pourquoi son téléphone est éteint. Rodja n’est pas du genre à rater un rendez-vous. Elle est forte, comme toi.

J’ai la tête qui tourne. Il faut que je me fasse un thé et que je mange quelque chose. Je sors de la chambre, l’appartement est un chaos. Le cendrier déborde de mégots. Tu détestais cela, tu passais ton temps à les vider pour que l’appartement ne pue pas comme un dortoir de cité U, c’est ce que tu disais. Le plan de travail de la cuisine est jonché de serviettes en papier et d’assiettes sales où sont figés des reliefs de nourriture.
La table en verre est maculée de traces de doigts, les journaux de la veille, de l’avant-veille et de la semaine dernière s’entassent sans avoir été lus. Mon manteau traîne sur le canapé. Je me réfugie dans la chambre pour
me cacher sous les couvertures. Ceci n’est pas ma maison. Cette journée est en train de m’échapper, il faut que je la rattrape et que cet endroit redevienne ma maison. Si je retrouve du travail, si je vais mieux, de mieux en mieux, je pourrai prendre soin de la maison
à nouveau. Je réorganiserai tout. Je changerai les ampoules. Je ferai restaurer le canapé rouge. Il est sale, les ressorts sont défoncés, il a besoin d’un bon nettoyage et de nouveaux boutons blancs, comme à l’origine. Tu ne l’aimais pas. Ce rouge te sortait par les yeux. Dès le départ, tu m’avais dit que je finirais par m’en lasser. Le jour même où nous l’avons acheté. Toi et moi, avec Rodja et Shabaneh, nous avions séché le cours de midi
à la fac. Maman n’était pas encore arrivée à Téhéran. Nous avions écumé les boutiques d’ameublement pour ne pas avoir à retraverser toute la ville avec elle. Rodja avait suggéré: «Allons à Yaftabad », mais je n’avais pas envie de faire tout ce trajet. Elle a eu beau ajouter : «Juste une fois», je savais bien qu’on sillonnerait la ville cent fois pour quatre morceaux de bois recouverts de tissu. Toi, tu étais d’avis de la laisser faire à son idée.
Comme d’habitude, Shabaneh nous observait sans rien dire. Alors que nous passions par Djahan Koudak, j’ai aperçu dans la vitrine d’un grand magasin ce canapé rouge, avec ses boutons blancs et ses grosses fleurs, je suis tombée en extase. Tu t’es esclaffé:
— Un canapé rouge?! Je ne te donne même pas trois jours pour en avoir marre. En revanche, celui-là, le beige et marron, est magnifique… Rodja a fait la grimace.
— Mais vous avez quel âge? Si vous n’achetez pas du rouge maintenant, vous ne le ferez jamais. Vous aurez le temps, quand vous serez vieux, pour les teintes marronnasses, avec vos petits-enfants sur les genoux !
Moi, j’aimais bien ce rouge. Je ne m’en lasserais pas, j’en étais sûre. Je me suis tournée vers Shabaneh, l’éternelle indécise.
— Les deux sont bien. On n’irait pas voir aussi à Yaftabad ?
Aucune envie de courir jusque là-bas. C’était ce canapé que je voulais, aussi cher et criard soit-il. Il mettrait un peu de gaîté chez nous, et aussi entre nous.
J’ai téléphoné à papa.
— Peu importe le prix ! Tu vas t’asseoir dessus
pendant des années, choisis la couleur qui te plaît. Prends tout ce que tu veux.
Je l’ai acheté. Tu n’étais pas mécontent. Tu passais la main sur les fleurs, le tissu était si doux.

Quand maman est arrivée, nous sommes allés choisir les rideaux, marron, pour que la décoration de l’appartement soit à la fois à ton goût et au mien. Sept ans après, ils ont pris un coup de vieux. Il faudrait que je les change. Quand j’aurai retrouvé du boulot et que ça ira mieux, je verrai quelle couleur se marie bien avec le rouge et je remplacerai les rideaux. Je me ferai un chez-moi tout mignon tout beau. Dès que j’irai mieux. J’ai envie d’un thé. Je traverse la pièce jusqu’à la cuisine en essayant de ne pas regarder autour de moi.
La bouilloire est couverte de taches multicolores. À son poids, je me rends compte que j’ai encore oublié d’acheter du détartrant. Je la remplis d’eau et je la pose sur la gazinière, maculée de jaune craquelé, de graisse rouge, de grains de riz séchés et de macaronis couverts de sauce. J’observe sur la poignée du réfrigérateur des traces de doigts sales, les étagères sont couvertes de
miettes, il y a des sacs en plastique vides, et cette tache de yaourt qui me dégoûte, jaune et craquelée comme la terre du désert. De l’évier remontent les remugles d’une vaisselle sale qui date de plusieurs jours. Il faudra que je demande à Molouk Khanom de venir faire le ménage.
Voilà des mois que je dois l’appeler, mais je ne me sens pas la force de passer une journée entière à l’entendre pérorer sur sa malheureuse fille qui a divorcé ou sur la belle-sœur paralysée dont elle a la charge depuis plus de vingt ans. Ah ! Si maman était là ! Elle apporterait un rayon de bonheur dans cette maison. Elle ferait venir Molouk Khanom, remplirait le congélateur, une bonne odeur de cuisine se répandrait dans l’atmosphère. Elle viendrait s’asseoir à côté de moi pour papoter sans fin : ma tante maternelle qui a acheté une nouvelle voiture, ma tante paternelle qui n’a pas pris de nouvelles de grand-père depuis des lustres! Elle me parlerait de papa
qui se languit de Samira et de moi et réclame tous les soirs ses deux filles en rentrant du cabinet médical. Il aimerait tant les avoir à sa table. Elle me donnerait des nouvelles de sa cousine et des jumeaux, quels nouveaux
mots le fils de Samira vient d’apprendre en persan et comme il les prononce bien. Je m’installerais en face d’elle sur le canapé, je boirais un thé fraîchement infusé en mangeant une orange, j’écouterais sa voix résonner dans la maison en faisant juste des petits hum hum de temps en temps.
Je verse l’eau bouillante dans un verre. Des filets bruns forment des volutes dans l’eau. Je retire le sachet. Les nuages se mélangent, mon thé est prêt. Depuis que tu n’es plus là, j’ai remisé sans regret la théière sur l’étagère la plus haute. Je ne prends plus que du thé en
sachet. J’ai besoin de thé pour être en forme. Et je dois être en forme pour aller au travail. Je retrouve enfin le métier que j’ai toujours aimé et qui me rendait heureuse. Je vais devoir apprendre à l’aimer de nouveau.
Pourquoi pas? Ces jours-ci, rien ne m’amuse plus. Pourquoi? C’est sans doute parce que je ne fais rien. J’ai besoin de m’investir dans quelque chose qui m’occupe et me divertisse. Qui me fasse passer le temps. Qui me distraie de tout le reste. Sinon mes idées noires prennent le dessus. Je me laisse aller dans le canapé rouge, je peux rester ainsi pendant des heures sans m’ennuyer.

Juste à laisser les idées galoper dans ma tête. Je pense à moi, à toi, à Samira, à la vie de Shabaneh avec Mahan. Je me demande comment on a pu en arriver là, où nous nous sommes trompés, à quel moment de notre histoire et sous quelle pression nos fondations ont commencé à se fissurer sans que nous sachions pourquoi, si bien qu’au premier coup de vent, nous nous sommes effondrés sur nous-mêmes sans pouvoir nous relever. Même si nous en avions été capables, cela n’aurait jamais plus été comme avant. La faute à quel ingénieur, qui n’a pas su calculer correctement nos forces, qui nous a fourni une structure susceptible de s’écrouler à tout moment? Penser à cette vie dénuée d’humour, vide de désirs me brise en mille morceaux, comme cette vilaine tache de yaourt sur le plan de travail de la cuisine. Mais si j’ai un boulot, ça m’empêchera de penser: je travaillerai jusqu’à l’épuisement, puis je prendrai ma fatigue dans mes bras et je m’enfoncerai doucement dans le sommeil. Rodja me demande: « Pourquoi es-tu si dure avec toi-même? Toi, tu n’as pas besoin de bosser.»
Pourquoi ne comprend-elle pas que c’est ma seule consolation dans cette fichue vie? La seule. En partant, tu ne m’as rien laissé d’autre. Désormais il faut que je sois heureuse. Je ne dois pas l’oublier. Je me prends la tête dans les mains et j’essaie de me souvenir ce que c’était d’avoir un fou rire.
— Allons, Leyli, viens! Ne traîne pas comme ça. On est en retard.
— Je t’en prie, attends. Juste une seconde. Je te tenais par la main en riant aux éclats. J’étais pliée en deux au bord du trottoir tant je riais. Je n’arrivais plus à respirer, j’avais mal au ventre, je m’en souviens encore. Tu me tirais par le bras. On était en retard. Qu’est-ce qui nous faisait rire comme ça ? Je ne
me rappelle plus. Je me souviens seulement qu’on était avenue Enghelab. On sortait du cinéma Bahman, on venait de voir un film minable au Fajr Film Festival et on retournait à la fac. On cherchait un taxi sur l’avenue
Kargar, on se faufilait parmi les marchands de CD, les stands de samoussa ou de galettes koloutcheh de Fouman, les petits bouquinistes et les vendeurs de fripes. Il fallait jouer des coudes dans cette foule.
Tu portais la chemise blanche que Samira t’avait envoyée. Un type a foncé sur nous, tête baissée. Tu m’as lâché le bras pour le laisser passer. J’ai à nouveau éclaté de rire. L’homme m’a regardée. Tu as eu une seconde d’hésitation. Quand l’homme a relevé la tête,
il était trop tard. Il t’a heurté en pleine poitrine, renversant sur ta chemise blanche son verre de jus de grenade.
Durant tout le temps que nous avons vécu ensemble, cette tache n’est jamais partie, j’ai essayé le bicarbonate, le vinaigre, la Javel et même le détachant Rafouneh la dernière fois, avant de la mettre dans ta valise. «Ne la porte qu’à la maison, quand il n’y a personne d’autre», t’ai-je dit.
J’avale mon thé froid d’une seule gorgée. Le bruit me surprend. Est-ce à cause du silence qui règne dans l’appartement que le son se réverbère si fort dans ma tête? Ou bien est-ce mes oreilles qui ont perdu l’habitude d’écouter? Je me suis accoutumée à ce silence, à ce vide. À rester prisonnière derrière le double vitrage des fenêtres. Je n’ai même plus envie de faire de la musique.
Depuis combien de temps n’ai-je pas joué au piano ? Quatre mois? Huit ? Je ne sais plus. J’ouvre la main, écarte les doigts, je les replie pour les ouvrir à nouveau. Je les étire au maximum. La douleur remonte jusqu’au
poignet. Ils ont perdu toute leur souplesse et leur légèreté. Ils sont devenus courts et laids, les articulations raides et gonflées, ça me fait mal au moindre mouvement.
Ces doigts douloureux, aux ongles longs et mal taillés, accrochent sur les touches du clavier. Je ne peux plus jouer le passage de la valse en la mineur que tu aimais tant.
Tu étais venu t’asseoir près de moi sur le tabouret du piano.
— J’aime bien que tu aies les ongles courts et sans vernis.
— C’est à cause du piano.
Je t’avais appris à tenir le mi mineur grave à l’octave sur chaque temps quand je jouais Chopin.
— C’est ce jour-là que je suis tombé amoureux de toi, m’as-tu dit. Le jour où dans l’amphi de la fac, tu t’es mise au piano et que tu as joué, je crois, un morceau de Chopin. Tu savais que je te regardais?
— Vraiment? Tu me regardais? Je pensais que c’était moi qui étais tombée amoureuse la première. Le jour de la grève. Tu étais assis tout en haut des marches devant le syndicat étudiant, avec ton béret de velours, tu avais l’air tellement sûr de toi.
— J’aime toujours observer tes doigts qui dansent sur le clavier quand tu joues, indifférente à ce qui t’entoure.
Quand je m’exerçais, je sentais ta présence, à la porte du salon. Comment jouer maintenant que tu n’es plus là pour me regarder? Tu n’es plus là et mes doigts ne savent plus danser. Ils sont raides, j’ai tout oublié de Chopin. Il faut que je rattrape tout ça ! Quand j’aurai repris le boulot, et que j’aurai retrouvé un rythme, je ferai accorder le piano. Je reprendrai mes exercices pour que mes doigts redeviennent comme avant ton départ.
Il faut que je ressorte mes partitions. Pourquoi tout avance si lentement aujourd’hui? Il est à peine une heure. J’allume mon ordinateur portable avec l’espoir d’y trouver le seul message qui n’y est jamais. «Important, important, important !»; «Trois méthodes efficaces pour prévenir le cancer du sein »; « Une top model iranienne à New York ». J’efface tout. Je referme ma boîte mail pour ouvrir mon blog. Mon post d’hier a onze commentaires. J’y parlais de cette
nouvelle proposition de job, de Salehi, du journal et de toutes ces belles perspectives, de choses très simples en somme. On me répond : « Félicitations!» «Quand est-ce qu’on fête ça ?» « Bravo ! Tu écris à nouveau !» «Viens consulter notre page.» Etc. J’aime bien le fait de ne pas voir mes lecteurs. Quand j’ai envie de dire quelque chose, je peux l’écrire de loin et rester cachée pour lire les réactions, à mon propre rythme, de loin.
Je n’ai pas envie que quelqu’un s’assoie en face de moi et me fixe en attendant une réponse. C’est pour ça que j’aime les journaux. J’aime bien être assise dans la salle de rédaction à écrire, et le lendemain, me poster derrière le gros platane en face du kiosque à journaux pour voir combien de personnes s’arrêtent sur le titre de mon article. Le téléphone sonne. C’est Rodja, elle a fini à l’ambassade.
— C’est quand ton rendez-vous?
— À quatre heures et demie. J’étais réveillée aux aurores mais j’ai complètement oublié de te réveiller.
Tu étais à l’heure? Elle y était, oui.
— Allons déjeuner. Il n’est qu’une heure et demie, j’ai tout mon temps.
Rodja insiste:
— Tu me rejoins? Je n’ai pas envie d’aller bosser tout de suite. Déjeunons d’abord. Ensuite, j’irai au bureau, et toi au journal.
Je traîne des pieds. Je ne sais pas trop.
— Comment ça, tu ne sais pas trop ? Allez, viens.
Je n’ai pas de voiture. On se retrouve à deux heures et quart, à l’angle de Niloufar et d’Apadana. On trouvera bien un endroit. Tu viens, hein ? Si tu ne dis rien, c’est que tu es d’accord. Si je ne dis rien, cela signifie-t-il que je suis d’accord ?
Non, certainement pas! Quand je suis d’accord, je ne reste pas silencieuse. Je ris. J’ouvre la bouche pour dire oui, je suis d’accord. Mais le silence… sûrement pas!
Peut-être étais-je restée silencieuse ce jour-là aussi, tu en avais conclu que j’étais d’accord. J’étais là sans rien dire, occupée à faire tes valises. Je n’étais pas d’accord pour que tu partes. Je n’ai rien dit, et toi, tu es parti sans moi. Tu as d’abord rendu visite à tes parents. Tu t’es sans doute amusé à taquiner ta mère en lui demandant de ne pas s’en faire pour toi. Tu as certainement aussi embrassé tes tantes venues te dire au revoir, en leur promettant de revenir bientôt. J’ai rouvert deux ou trois fois tes valises pour m’assurer qu’on n’avait rien oublié, je les ai refermées, en silence. Toi, tu faisais le tour de la ville pour dire adieu à tes copains en leur faisant
promettre de ne pas me laisser seule et de prendre soin de moi en ton absence. Moi, je ne disais rien, je vérifiais ta valise une dernière fois, toi, tu bavardais avec les uns et les autres, plein d’espoir, souriant à ceux que
tu abandonnais. J’ai bouclé le cadenas de ta valise. Tu as ouvert la porte de l’appartement et tu es entré. Je ne disais rien, mais j’étais loin d’être d’accord. J’étais persuadée que tu ne partirais pas. Je m’attendais à ce que tu entres dans la chambre, que tu m’embrasses et que tu dises : «J’ai changé d’avis. Je n’irai nulle part si tu n’es pas d’accord.» J’espérais que tu dirais : «Non, je ne vais pas te laisser toute seule. Où irais-je sans toi ?» J’étais convaincue que tu ne partirais pas. Même quand tu as appelé le taxi pour l’aéroport Imam Khomeini. Je suis restée dans l’entrée. Tu t’es changé, j’ai détourné les yeux. Tu as enfilé une chemise et un pull neufs. Je les avais posés sur le lit après avoir retiré les étiquettes. Je les avais achetés moi-même, je voulais être certaine que tu serais le passager le plus élégant de l’avion : une chemise à rayures lilas, un pull gris et un jean foncé. Ta veste bleu ciel était sur le lit. Tu as ouvert ton sac à dos pour y mettre les habits que tu venais d’ôter.
— Je t’ai mis des habits neufs dans la valise. Pas la peine de prendre ceux-là.
— D’accord ! as-tu répondu sans un regard.
Tu as attrapé tes chaussettes. Je suis allée m’asseoir sur le canapé au salon avec mon livre. Je ne voulais pas pleurer. Tu n’allais pas partir. J’en étais sûre. Tu ne partirais pas sans moi. Tu voulais juste me faire peur. J’ai
entendu les roulettes de ta valise. Tu étais devant la porte et je t’ai regardé par-dessus mon livre. Tu portais ta veste bleu foncé. Tu as posé ton sac par terre, tu as enfilé tes chaussures que tu as lacées très lentement.
Quand tu as regardé vers moi, j’ai baissé les yeux.
— Viens dans mes bras.
Je n’ai pas bougé. Je suis entrée dans notre chambre et j’ai fermé la porte. Tes habits étaient encore sur le lit, derniers éclats de ta présence dans la maison en ton absence. Je suis restée là à écouter, la porte d’entrée s’est
ouverte et refermée, le bruit des roulettes s’est éloigné. Il ne fallait pas que je pleure. Tu allais revenir. J’en étais sûre. Tu ne pouvais pas vivre heureux sans moi. Tu rentrerais très vite. Peut-être même de l’aéroport. Peut-être demain ou après-demain. »

Extrait
« On est des sortes de monstres, Shabaneh. On n’est plus du même monde que nos mères mais on n’est pas encore de celui de nos filles. Notre cœur penche vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l’esprit nous tirent chacun de son côté, on est écartelées. Si nous n’étions pas ces monstres, à l’heure qu’il est, on serait chacune chez soi à s’occuper de nos enfants. On leur consacrerait tout notre amour, nos projets, notre avenir, comme toutes les femmes ont toujours fait à travers l’histoire. On ne serait pas en train de poursuivre des chimères. Leyla aurait courbé l’échine comme les autres pour suivre son mari. Moi, je m’emmerderais pas avec l’argent, les emprunts, le boulot… Je resterais ici bien tranquille à mener ma petite vie. Toi, tu aurais un mari, des enfants, tu serais heureuse. Au lieu de servir de mère à Mahan, tu aurais tes propres enfants. » p. 217

À propos de l’auteur

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Nasim Marashi © Photo Florence Brochoire

Née en 1984, Nasim Marashi est romancière, scénariste et journaliste iranienne. Publié en 2015, son premier roman L’automne est la dernière saison a remporté le prix Jalal Al Ahmad, l’un des prix les plus prestigieux en Iran. Best-seller en quelques années, il atteint son 50e tirage et a été traduit en italien et en anglais. Son second roman connaît aussi un grand succès, traduit en turc et en kurde. (Source: Éditions Zulma)

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Le grand incendie

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En deux mots
Virginia doit fuir la Californie en proie à de gigantesques incendies. Ianov, du fin fond de sa Sibérie orientale doit faire de même. Enfin Asna, dans le Kurdistan syrien doit faire face à une guerre dont l’une des armes est la terre brûlée. Trois destins, trois exils dont les routes vont finir par se croiser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La guerre, le feu, la fuite

Antonin Sabot confirme tout son talent avec ce roman choral qui va rassembler trois réfugiés climatiques, à la suite de mégafeux qui embrasent la planète. Une fiction dont la probabilité se précise. Est-il déjà trop tard?

Virginia est une rescapée du grand incendie qui a détruit Paradise. Si elle revient dans le Nord de la Californie au moment où de nouveaux feux ravagent la région, c’est qu’elle se sent investie d’une mission. Au milieu d’un paysage ravagé par les flammes, elle veut retrouver son père qui avait fui avec sa mère et ses deux filles pour l’Iowa où il avait tenté de reconstruire une vie qui, il le sentait bien, ne serait plus jamais pareille. Du reste, après avoir touché l’argent de l’assurance et pu acheter une maison modeste dans un quartier modeste, il avait fini par s’enfuir.
Ianov est lui aussi un rescapé, mais du côté de la Sibérie orientale. Lui aussi a vu le feu venir ravager la nature jusqu’alors préservée. On disait que même les environs de Moscou n’avaient pas échappé au fléau. C’est avec un sentiment de honte, de n’avoir pu sauver ses animaux, qu’il revient dans les ruines fumantes de sa ferme, un chemin que sa jument a aussi retrouvé et avec laquelle il entreprend de prendre la route pour une contrée moins hostile. Une biche, puis d’autres animaux vont l’accompagner dans son périple. «Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ?»
Asna vit en Syrie, dans la région autonome du Kurdistan. Elle aussi se bat contre le feu. Faire brûler les récoltes est un moyen de pousser les habitants à fuir la région. Une arme de guerre dans un conflit interminable qui lui a déjà pris son amour de jeunesse et conte laquelle elle se bat de toutes ses forces, ne voulant pas abandonner son pays. Olan, son amant, est plus pragmatique. Il entend quitter ces terres brûlées, se chercher un avenir loin de la guerre.
Aux États-Unis, en Russie et en Syrie, ces nouveaux migrants vont gonfler un flot de plus en plus puissant que des autorités dépassées ne peuvent plus endiguer. Virginia, Ianov et Asna ainsi que leurs proches vont finir par se retrouver. La mémoire du drame qu’ils ont partagé va les souder. Mais pour quel avenir?
Solidement documenté, le roman d’Antonin Sabot fait frémir. Le lauréat du Prix Jean Anglade 2020 pour Nous sommes les chardons confirme son talent pour ancrer ses personnages au cœur de la nature, même lorsqu’elle est la proie aux flammes. Mais c’est sans doute ce paroxysme qui révèle les hommes dans ce qui les constitue au plus profond d’eux-mêmes.

Le grand incendie
Antonin Sabot
Presses de la Cité
Second roman
288 p., 21 €
EAN 9782258202009
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé aux Etats-Unis, notamment dans le Nord de la Californie et en Iowa, en Russie et principalement en Sibérie orientale et enfin en Syrie, dans la zone occupée par les Kurdes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours ou dans un futur proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Durant un été où le ciel du monde entier s’est couvert de rouge feu, Virginia, Ianov, Asna et Olan deviennent des naufragés du feu, face à la nature, face à ce que nous lui avons fait et à ce qu’elle nous fait en retour. Ils vont traverser la planète et se retrouver à New York, où leur destin les attend…
En Californie, Virginia, éleveuse de chevaux, rescapée du premier mégafeu à avoir rasé une ville entière, celle de Paradise, quinze ans plus tôt, est à la recherche de son père dans un État aujourd’hui ravagé. Au cœur de la Sibérie, Ianov, ancien soldat parti s’isoler dans une ferme que les flammes viennent de détruire, emmène sa jument blessée pour un dernier voyage, dans lequel le rejoignent des animaux sauvages. Au Kurdistan, Asna et Olan combattent la politique de la terre brûlée des terroristes et quand leur dernier champ de blé disparaît, ils finissent par fuir.
Tous vont traverser la planète pour se retrouver là où leur destin les attend.
Ce roman choral visionnaire et saisissant, nourri de notre réalité, a toute sa place au côté du Grand Vertige de Pierre Ducrozet ou encore de 2030 de Philippe Djian. On y apprécie la plume sensible à la nature d’Antonin Sabot, lauréat du prix Jean Anglade du premier roman en 2020 avec Nous sommes les chardons.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
États-Unis, nord de la Californie
Virginia était sortie de son pick-up au niveau du panneau Bienvenue à New Haven, un quartier chaleureux où il fait bon vivre. Au-delà, plus une maison, juste quelques pins maigres et noirs qui s’élevaient çà et là. Calcinés. Le quartier avait été littéralement abandonné aux flammes. Des maisons, il ne restait que les minces structures en acier qui les supportaient encore quelques jours auparavant, répondant au quadrillage des rues tracées en damier.

Un monde miniature, qui ne se réveillerait plus. À la taille des habitations on devinait qu’il ne s’agissait pas d’un quartier riche. Ce n’est pas là que les pompiers avaient dû concentrer leurs efforts. L’auraient-ils fait, seraient-ils parvenus à le sauver ?

Le feu arrivé du nord avait attaqué les alentours d’Arcadie. Jusqu’au dernier moment, les autorités avaient espéré pouvoir préserver la ville. Mais, une nuit, le vent avait tourné. L’évacuation avait eu lieu dans l’urgence et chacun n’avait sauvé que ce que pouvait contenir sa voiture. Bizarrement, la plupart des gens se retrouvent à attraper en catastrophe quelques papiers, leur téléphone portable, un ordinateur, leur téléviseur, une peluche pour les enfants, et parfois une arme s’ils en possèdent une. Savoir qu’un risque existe ne suffit pas à en accepter les conséquences. Imaginer que tout peut disparaître serait trop lourd à porter.

Dans les décombres, on devinait aux carcasses de machines à laver et de sèche-linge l’emplacement des buanderies. Et aux tuyaux et robinets tordus celui des cuisines et des salles de bains.

La proximité des maisons avait favorisé la propagation des flammes. Le quartier avait été rayé de la carte en moins d’une heure d’après le journal télévisé local. Mais l’information n’était restée qu’un court temps à l’antenne, car le feu avait poursuivi son œuvre dévoratrice et d’autres lotissements plus cossus avaient été à leur tour menacés. Ce reportage avait suffi à décider Virginia à venir jusque-là.

Ce qui l’avait attirée, c’était que ce lotissement aurait pu pousser n’importe où. Elle-même avait grandi dans un quartier ressemblant à celui-ci, dans une maison à peine plus grande, avait fait du vélo dans une impasse où les voisins avaient toujours un œil dehors. Pour « nous protéger les uns les autres », disaient-ils. Elle descendait du bus scolaire à deux pas de chez elle, mais faisait un détour en rentrant pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à récupérer dans la décharge que constituait le jardin du vieux Morris, elle traînait dehors en short court pour manger de la crème glacée avec sa petite sœur les soirs d’été, quand la chaleur infernale des journées s’apaisait un peu. Ensemble, elles regardaient les « grands » du quartier faire les idiots devant leurs voitures avant de partir au cinéma, ou au bar, ou sur quelque parking où les mecs peloteraient les filles qui se laisseraient à moitié faire en riant. Avec sa petite sœur, elles pensaient que c’était à peu près le paradis. À peu près seulement, car les histoires de garçons ne les intéressaient pas encore. Les petites filles de New Haven devaient croire la même chose avant que la désolation ne vienne frapper. Comme elle avait frappé le quartier de Virginia à la fin des années 2010.

Avant de prendre la route, elle avait voulu revoir l’effet des flammes sur la fragile grandeur du rêve américain. Est-ce que des vies entières de labeur peuvent vraiment s’envoler en aussi peu de temps que le disent les journaux ? Une heure pour tout un quartier, une heure pour toutes ces vies. Cela faisait quoi ? Cinq minutes chacun ? Même pas. Les petits pavillons de banlieue avec garage, bordés d’un carré de pelouse bien tondu, flamant rose en déco, arrosage automatique, volets roulants et climatisation en option, s’effondraient sous le poids des ambitions de leurs propriétaires. Un songe dont elle avait elle-même été sortie avec fracas, âgée d’à peine quatorze ans, quand sa maison, censée les protéger, était partie en fumée.

Pendant plusieurs mois, ils avaient été hébergés dans un gymnase municipal, avec certains de leurs anciens voisins. Ceux qui n’avaient pas péri dans leur voiture, pris au piège. Mais cette fois, il n’y avait plus de murs pour les séparer les uns des autres, seulement de fins rideaux gris, accrochés à des montants métalliques. Les « grands » ne faisaient plus les idiots, et les adultes ne surveillaient plus les impasses à l’arrière des maisons.

L’équipe d’une chaîne d’information en continu s’était introduite dans le gymnase. Ils avaient dû soudoyer un employé de la mairie pour entrer, ou peut-être s’étaient-ils faufilés après l’un des rescapés pour filmer leurs conditions de vie. D’ordinaire, ces types tournaient des reportages sur des Cubains qui traversaient l’océan sur des radeaux de fortune, ou des victimes de tsunami à l’autre bout du monde. De pauvres étrangers. Et ça ne choquait personne. Cette fois, « ceux du Gym », comme on avait fini par appeler les réfugiés, n’étaient pas d’accord pour que l’on montre la misère dans laquelle ils étaient tombés, la queue pour aller aux toilettes ou aux douches, la bouffe immonde qu’on leur servait et les habits sales de leurs gamins.

« Ça vous aidera à obtenir de meilleures conditions de vie », avaient argué les types de la télé. Mais ça n’avait rien changé. Au contraire, le Gym avait été fermé trois mois plus tard par les autorités prétextant l’insalubrité du lieu, et ses occupants avaient dû chercher à se loger ailleurs. Virginia et sa famille étaient parties chez une cousine, dans les Grandes Plaines, loin des forêts.

Durant toute cette période et après avoir fait une crise de nerfs le premier jour dans le gymnase, son père n’avait plus dit un mot. C’est sa mère qui avait dû expliquer leur situation aux agents de la FEMA, l’agence fédérale en charge des situations d’urgence, à l’assistante sociale envoyée par la mairie, et qui avait interdit au cameraman de les approcher, elle et sa famille. La petite sœur de Virginia ne desserrait les lèvres que pour laisser s’en échapper une plainte que seule parvenait à calmer leur mère en la prenant sur ses genoux.

Une foule de détails remontait en Virginia alors qu’elle posait les yeux sur le quartier dévasté de New Haven. La police n’avait même pas pris le temps de poser des rubans pour délimiter les lieux interdits d’accès et aucune patrouille ne semblait vouloir passer, signe que personne ne craignait les pillards. Il n’y avait rien à voler. Repérant la carcasse d’un vélo d’enfant, la jeune femme se prit à espérer que les habitants de New Haven seraient mieux traités qu’elle ne l’avait elle-même été. Elle en doutait pourtant. Tant de monde avait perdu sa maison cet été. Peut-être n’auraient-ils même pas le droit à un coin de gymnase et devraient-ils se contenter d’une place sur un parking de supermarché pour dormir dans leur voiture.

Une odeur écœurante de plastique brûlé régnait encore sur le quartier et Virginia dut s’arrêter, s’asseoir sur le bord d’un trottoir pour reprendre son souffle et ne pas vomir. Au fond de son estomac, il y avait à nouveau cette sale crampe vicieuse qui remontait, celle qui ne l’avait pas lâchée pendant des mois après l’incendie de sa ville, la dislocation de sa famille et le départ de son père désormais mutique. Elle ouvrit la bouche en grand, cherchant de l’air.

On aurait dit un matin brumeux. Mais les matins brumeux ne vous prennent pas à la gorge dans des relents suffocants. Regardant autour d’elle en attendant de recouvrer des forces, elle ne pouvait voir au-delà de la première rangée de maisons. Le reste était englouti dans un voile gris de poussière. Plus rien ne tenait debout hormis les arbres séparant les allées et qui devaient donner il y a peu à ce pauvre quartier un faux air de village de vacances. Vêtus de suie noire, privés de leurs branches basses et de leurs aiguilles, ils se tenaient là, raides et gauches comme à un enterrement.

Il fallait chercher au sol les dernières traces de la vie du quartier : sur la pelouse en face d’elle, les restes fondus d’un cabanon de jardin et de chaises longues avaient laissé des empreintes rectangulaires et sombres. Calquer sur ce paysage de cendres des images de petits bonheurs comme un bain de soleil ou une après-midi de jardinage lui était impossible. L’incendie a ceci de radical qu’il efface toute image du passé, pensa Virginia. Il annihile en nous ce qui existait auparavant. Tout ce qu’elle parvenait à imaginer ici, c’était le rideau de flammes qui s’était fermé sur les scènes de son adolescence, vingt ans auparavant.

Depuis, il y avait à nouveau eu de gigantesques incendies dans l’Ouest américain. Chaque année, on atteignait de nouveaux records. C’était la seule manière que les journaux télévisés avaient trouvée pour faire sentir le caractère exceptionnel de ces feux. Mais l’exceptionnel se répétant chaque année ne faisait plus autant recette. Virginia, elle, ne trouvait aucun feu aussi cauchemardesque que celui qu’elle avait elle-même nommé « mon incendie ». D’ailleurs, les journalistes s’y référaient encore aujourd’hui comme à un étalon macabre. Aussi Virginia prenait-elle un soin particulier à couper toute source d’information pendant la période des feux. Période qui se faisait de plus en plus longue au fil des ans.

Il lui avait fallu de nombreuses années pour dépasser sa terreur. Longtemps, elle s’abstint de se rendre dans les restaurants branchés où la dernière mode imposait d’installer une cheminée vitrée, alimentée par du gaz, bien en vue face à la salle. Elle ne supportait pas plus leur version bas de gamme où un écran de télévision diffusait en boucle la vidéo d’un foyer où brûlait perpétuellement la même bûche. Même devant ces simulacres, elle était prise de panique et se recroquevillait en elle-même pour ne pas laisser remonter les souvenirs des cris d’horreur de sa petite sœur et ceux de ses parents les pressant vers la voiture familiale, ce matin d’été où le ciel était devenu noir de fumée et où le crépuscule avait été mis à mal par les lueurs rouges des arbres et des maisons en feu. La mode avait fini par passer et Virginia était retournée au restaurant.

Elle était venue à Arcadie, Oregon, sans bien savoir ce qu’elle cherchait. Quelques jours auparavant, elle avait allumé sa vieille télévision alors qu’elle savait que les infos ne feraient que parler des incendies ravageant la côte Ouest, plus grands que jamais. Pourquoi, alors qu’elle s’appliquait depuis de nombreuses années à ne pas le faire, à petit-déjeuner sans toucher à la radio, seulement en fixant du regard les chevaux dans le corral et à ne penser qu’à eux, à essayer de deviner, rien qu’à leur allure, comment ils allaient, à imaginer la séance de dressage qui s’annonçait, à la balade plus tard dans la matinée et peut-être aux travaux l’après-midi ? Elle n’aurait su le dire. Cette saison durant laquelle elle se coupait de l’extérieur la reposait. Le monde autour se limitait aux clients venant prendre des nouvelles du débourrage de leur bête et accueillant les progrès accomplis par des sourires discrets mais persistants. Ils étaient rarement du genre à parler des nouvelles. Pour eux, l’horizon se limitait aux résultats du rodéo du week-end précédent et à l’affiche du suivant. Ça lui allait bien. Ce monde un peu fermé sur lui-même, elle avait tout loisir de le dépasser en hiver quand le travail au ranch se faisait moins pesant et qu’elle retrouvait le temps d’écouter le brouhaha du monde.

Mais cette année il avait été difficile de ne pas entendre parler des incendies. Leurs nuages étaient arrivés jusqu’aux limites de l’État. Certains matins, la lumière était si étrange, d’un jaune presque vert, que les bêtes piaffaient dans leurs stalles. Certains disaient qu’il y avait davantage d’oiseaux, car ceux-ci avaient fui l’Ouest pour se réfugier dans les Plaines. Alors, même ses clients les plus bornés lui en touchaient un mot, demandant si ça n’affectait pas le dressage des chevaux.

« C’est vrai quoi, paraît que les bêtes, ça flaire des trucs que nous on sent pas. »

Elle se raidissait et ne répondait rien. Ils n’insistaient pas. Ils savaient tous qu’elle en venait, de cet Ouest en proie aux flammes, et ils ne la poussaient pas plus loin lorsqu’ils la voyaient se rembrunir. Ils savaient qu’il valait mieux la boucler. Et aussi que l’état d’esprit du dresseur influe sur l’animal dont il s’occupe. Ils ne voulaient pas risquer de compromettre l’éducation de leur bête.

N’empêche, ils en avaient parlé et elle avait allumé la télévision. Un vieux machin posé sur son frigo dont sa sœur se moquait les rares fois où elle venait la voir depuis le Canada, où elle s’était installée. Elle lui avait même proposé de lui en offrir une plus grande, plus fine, plus moderne. Virginia avait toujours refusé. Un petit écran un peu flou, ça suffisait pour faire entrer le monde dans sa cuisine sans lui donner trop de place. C’était déjà beaucoup pour se confronter à ses démons comme elle s’était enfin résolue à le faire.

Elle avait vu les images d’Arcadie : il y avait des dizaines d’incendies en cours dans le pays, et ils remontaient jusqu’à Seattle, beaucoup plus au nord qu’à l’habitude. On n’était qu’au milieu de la saison et les pompiers étaient déjà exténués. Sur toutes les chaînes les reporters s’époumonaient à annoncer le pire été que l’on ait jamais connu. Elle avait failli éteindre la télévision. Ne plus entendre, ne plus voir. Mais elle s’était rendu compte qu’elle ne tremblait pas, qu’elle ne frissonnait plus. Elle s’assit tout de même, mais elle parvint à regarder tout un bulletin sans éprouver l’envie de pleurer. Elle se sentit même un peu fascinée par l’ardeur des flammes avalant des arbres dans une forêt qu’elle avait peut-être arpentée enfant. Elle s’interdit cependant ce sentiment et eut un rictus de dégoût en pensant à tous ces gens qui devaient passer leur journée à regarder des hectares de forêts partir en fumée, des hélicoptères de pompiers et des Canadair s’escrimer à les ralentir, dans un ballet de colibris impuissants. Absurde. Pour elle, on n’avait pas le droit de regarder ça si l’on n’avait pas connu la peur du feu.

Peu après, elle avait confié les chevaux en cours de dressage à un collègue qu’elle estimait, s’était excusée auprès des propriétaires, les avait remboursés et avait jeté ses affaires dans son pick-up, pour partir vers les forêts en feu de son adolescence.

S’appuyant sur un compteur électrique à moitié fondu, elle parvint à se relever. Elle avait abandonné un peu plus haut son véhicule. Une rue sans plus aucune maison qui la borde, ce n’est plus une rue, pensa-t-elle avant de grimper dans son pick-up. Ce n’est plus le fil qui relie nos vies, qui ouvre la possibilité d’aller voir ailleurs ou de revenir sur nos pas.

Elle sortit du lotissement et descendit la rue principale menant au centre-ville.

Elle traversait des quartiers épargnés mais largement vidés de leurs habitants. À un barrage, elle prétexta, après que les policiers eurent examiné ce qu’elle transportait, venir aider des proches puis demanda où elle pourrait manger. Les policiers étaient épuisés par les nuits et les jours passés à patrouiller. Sous les linges mouillés censés les protéger de la poussière en suspension, elle comprit tant bien que mal leurs explications hachées par une respiration trop courte. Virginia se demanda s’ils seraient vraiment capables de faire quelque chose si des pillards venaient par ici.

Deux pâtés de maisons plus loin, dans la lumière de plus en plus sombre de l’après-midi, l’enseigne rose du Patty’s Diner clignotait comme une tache de couleur dans une photographie en noir et blanc. En se garant sur le parking vide, elle essaya de distinguer si c’était vraiment ouvert, mais on avait visiblement abandonné l’idée de garder les vitres propres, et la couche de crasse l’en empêcha.

2
Russie, Sibérie orientale
Ianov avait retrouvé la jument qui tournait en rond dans la cendre. D’un pas hésitant, elle longeait la barrière principale du corral et, arrivée à son extrémité, faisait demi-tour, revenait à son point de départ, s’arrêtait un instant devant l’entrée et repartait. Pourtant, il ne restait plus la moindre barrière. La bête suivait le souvenir de son enclos, inscrit dans ses muscles meurtris. À chaque foulée, elle soulevait de maigres volutes poudreuses. Aveugle, elle ne parvenait pas à s’arrêter, ses pieds la faisaient souffrir dès qu’elle les posait. Le sol était encore chaud, du moins le craignait-elle.

À chaque tour de piste, elle levait la tête pour humer l’air suffocant. Elle cherchait une trace de son poulain. Rendue folle par les flammes, elle avait fui aussi loin qu’elle avait pu, probablement vers le lac Noir. En tout cas, c’est ce qu’imaginait Ianov, qui ne voyait pas d’autre moyen pour elle d’avoir survécu alors que tout avait brûlé sur des hectares alentour. Les seuls arbres encore debout se dressaient sur la petite île au milieu de l’étendue d’eau où flottaient des bouts de bois calcinés. Peut-être la jument était-elle parvenue à nager jusque-là, peut-être n’était-elle pas encore aveugle au moment de se jeter dans les flots, ou alors elle s’y était précipitée et n’avait atteint l’îlot que par chance. Ensuite, son instinct l’avait ramenée à la datcha. Son poulain, lui, n’avait pas réussi à échapper aux flammes.

Sentant son maître approcher, la jument secoua la tête et racla le sol de sa jambe meurtrie.

« Je suis là », souffla Ianov, incapable d’en dire plus pour la rassurer alors qu’il savait l’avoir abandonnée.

Quel genre de maîtres sommes-nous, nous qui prétendons posséder les animaux, mais qui les laissons dans notre fuite ? se demanda-t-il. Qui sommes-nous, pour prétendre prendre soin d’eux, les élever, si nous les oublions au premier danger pour sauver notre propre peau ?

Il avait tout largué derrière lui, avait ouvert les enclos, fait grimper son chien dans la camionnette et s’en était allé. Un peu plus loin, le chien, pris de folie, avait sauté par cette fichue vitre qui ne remontait plus, et avait détalé vers les fourrés. Ianov avait crié pour le faire revenir, mais n’avait pas essayé de le rattraper. C’était bien trop dangereux. Inutile.

Il alla chercher un bidon d’eau dans son van et donna à boire à la jument, lui nettoya sommairement les naseaux.

« Là, là. Doucement. »

La bête, encore nerveuse tout à l’heure, s’était un peu calmée depuis le retour de Ianov. Il l’attacha à un bout de portail en fer et alla fouiller dans les décombres.

Il ne restait presque rien de la ferme où il vivait depuis vingt ans. Même le fourneau n’était plus qu’un tas de tôle tordue. Quelques bouts de ferraille et de céramique traînaient çà et là. Tout ce qu’il avait construit de ses mains reposait à ses pieds. Sur la dalle de béton couverte de cendre gisaient des têtes de pioches et de pelles, des embouts de perceuses, comme des caractères noirs d’une langue inconnue sculptés sur une page grise et mouvante. Ianov se retourna. Ses pas laissaient eux aussi des signes inintelligibles sur le sol.

Il fut pris de vertige. Il se sentait propulsé dans un autre monde, dans une réalité où il n’aurait jamais construit cette maison, n’aurait jamais rangé ses outils les uns à côté des autres sur l’établi dans un ordre qu’il aimait apprécier chaque fois qu’il quittait la pièce, jetant un regard par-dessus son épaule comme pour s’assurer qu’aucun ne tentait d’échapper à sa surveillance. Dans ce monde, il n’aurait pas eu tous ces animaux autour de lui, et il ne les aurait pas laissés périr dans les flammes.

Il voulut s’appuyer à l’encadrement de la porte pour reprendre ses esprits et manqua tomber. Il n’y avait plus ni porte ni encadrement. Rien que le vide d’une vie effacée. Il plia sa longue carcasse en réprimant la douleur qui fusa dans ses reins fatigués pour s’accroupir un moment. Il était à court d’air. Il prit sa tête entre ses mains. Passer les paumes sur ses cheveux tondus bien ras lui procurait depuis tout petit une sensation d’apaisement, relaxante. Mais ça ne fonctionnait plus. Quand il parvint à se lever, le sol avait enfin cessé de tourner. L’univers entier avait lui aussi comme suspendu sa rotation. Ianov retourna auprès de la jument. Elle était tout ce qui lui restait.

Les animaux sont les seuls innocents dans cette histoire, et pourtant ils sont les premières victimes, pensa Ianov. Comprennent-ils seulement ce qui se passe ? Voient-ils que nous sommes les responsables, et pour cela nous jugent-ils ?

La bête s’était calmée et il s’approcha d’elle, tâchant d’évaluer la gravité de ses blessures. Les brûlures avaient mis sa peau à nu, rosâtre et boursouflée sur toute sa tête jusqu’aux naseaux, et sur les flancs. Sa crinière avait disparu. Seul le haut de son dos, vers le garrot, semblait préservé. Ianov n’avait jamais vu ça et ne savait pas si elle pourrait survivre. Il se dit qu’il devrait la faire soigner. Il n’y avait rien d’autre à sauver à la ferme.

Il détacha la jument et la tira vers sa vieille camionnette, mais elle refusa de monter. Ianov tenta bien de la cajoler, de lui parler à l’oreille, mais rien n’y fit. Il essayait de la pousser, mais c’est lui qui tombait dans la cendre encore tiède. Il était couvert de poussière et le cheval raclait le sol. Où qu’il la touchât, il la faisait tressaillir de souffrance. Elle était un paquet de nerfs qu’il craignait de faire vriller. Il ne voulait pas qu’elle s’échappe, aussi l’attacha-t-il à l’arrière du fourgon. Il la conduirait jusqu’à la ville la plus proche. Mais le camion refusa lui aussi de démarrer. Il aurait pu le réparer si ses outils n’avaient pas été détruits. Il ne jura même pas de frustration.

Peut-être que la jument ne voulait pas abandonner l’endroit où son poulain avait péri. Pas comme ça, en tout cas. Pas en montant dans un van défoncé dont on baisserait le hayon comme celui du camion menant à l’abattoir. Alors, il la prit par la longe et partit droit devant. Vers l’est.

Pourquoi cette direction qui ne menait nulle part ? Il n’en savait rien. L’idée de faire soigner l’animal s’était évanouie et il n’y avait pas de direction meilleure qu’une autre pour l’accompagner dans son dernier voyage.

« Je peux bien faire ça pour toi, ma vieille », avait-il chuchoté.

Devant l’immensité de la taïga dévastée, il n’avait pas de but. Pas de refuge en vue, pas de ferme encore debout où il pourrait offrir un ultime repos à sa jument. Il voulait juste marcher encore une fois à son côté, sentir son flanc tout contre son épaule, la rassurer quand elle ne saurait où poser les pieds, l’aider à se coucher quand elle ne voudrait plus continuer et attendre auprès d’elle qu’elle s’éteigne.

Ils avançaient lentement, péniblement. Tous deux couverts d’une même croûte de cendre et de sueur mélangées. On aurait eu bien du mal à dire où commençait l’homme et où finissait l’animal. Ianov essayait de reconnaître les endroits où ils passaient, mais le paysage ne se ressemblait plus. Il lui fallut un effort intense pour distinguer la butte qui marquait la fin de ses terres. De toute façon, au sein de cette immensité, cette frontière n’était que théorique. Les limites de terrains ne servaient qu’aux ingénieurs moscovites qui ordonnaient les coupes de bois depuis leurs ordinateurs et envoyaient les coordonnées GPS aux bûcherons. Ici, chacun s’arrangeait avec ses voisins, si par miracle il en avait, pour savoir où cesser d’exploiter. Et même les bûcherons des grandes compagnies forestières savaient s’arrêter avant vos bois pour ne pas trop vous déranger.

Comme tout cela lui paraissait lointain et étrange, maintenant. Ni les lignes de démarcation ni la topographie n’avaient plus aucun sens. Lorsqu’il atteignit enfin la butte où s’arrêtait son lopin, il marqua une pause et en entreprit l’ascension. Au sommet, il put embrasser du regard une grande partie de la plaine alentour. Aussi loin que son regard portait, plus un arbre ne coupait l’horizon. À l’est, le ciel était noir de cendres. Ailleurs, il était d’un gris terne, masquant le soleil et effaçant les quelques reliefs du paysage.

Ianov observa sa jument. Elle était bizarrement calme et il crut tout d’abord qu’elle était près de mourir. Il la caressa et elle montra apprécier encore le contact de cette main amie. Ianov soupira en pensant aux dernières semaines écoulées durant lesquelles il aurait pu, peut-être, mettre ses animaux en sécurité si seulement il avait compris ce qui risquait de se passer. Mais personne n’avait imaginé si grand feu.

Les incendies avaient débuté près de Moscou. La capitale russe avait l’habitude de passer la fin de l’été un foulard noué sur la bouche. Les fumées pouvaient venir de loin. Chaque année, une partie des forêts environnantes se consumait. Si le vent était défavorable, il charriait un air vicié qui venait ajouter à la pollution suffocante de juillet et d’août. On demandait aux vieux de rester chez eux, de ne plus descendre discuter ou jouer aux échecs dans les parcs. On faisait comprendre aux vieilles qu’il valait mieux cesser un moment de sortir nourrir les chats errants de leur quartier. Celles qui le faisaient tout de même se plaignaient aux passants de ces restrictions stupides. Selon elles, on pouvait mesurer la gravité des incendies à la maigreur des chats moscovites.

« Regardez comme ils sont malingres, cet été. Il n’y a donc personne pour se soucier d’eux ? »

Mais les passants n’écoutaient guère les vieilles. Ils étaient même plutôt contents que quelques-unes de ces sales bestioles finissent par crever de faim. Ça ferait moins de crottes et d’odeur de pisse dans les halls d’immeubles.

Ce qui les embêtait, eux, c’était de devoir porter toute la journée un linge humide devant la bouche et le nez, qui faisait que cet abruti de marchand de tabac prétendait ne pas les comprendre et qu’il en profitait pour essayer de leur refourguer un paquet des cigarettes sur lesquelles il tirait la meilleure marge, des Kosmos ou des Balkan Star infumables. C’est sûr qu’il faisait semblant, il le savait bien, ce qu’on prenait d’habitude. Les mêmes américaines light depuis des années.

Ceux qui ne fumaient plus, ou un peu moins, avaient aussi leurs soucis. Comme de ne plus pouvoir faire leur jogging pour avoir l’air en forme au bureau à la rentrée. Leur patron, lui, comme tous ces enfoirés de riches, pouvait continuer tout l’été à le faire, son jogging, puisque naturellement tous ces gens-là passaient l’été dans leurs jolies datchas, loin de la fournaise moscovite.

Mais cette année, c’était comme s’ils avaient emporté le feu dans leurs bagages. La forêt avait été fragilisée par des étés toujours trop secs et de plus en plus chauds, et sans aucune logique le feu émergeait dans des endroits jusque-là préservés. Les charmantes maisons de campagne, souvent construites au milieu des bois – « Tu verrais comme c’est pittoresque », se vantaient-ils à leur retour –, avaient été détruites.

C’était la première fois que les incendies avaient autant avancé en Sibérie. Ianov n’avait jamais rien connu de tel. Il avait presque pu voir les flammes arriver depuis l’ouest, passer sur lui et continuer vers le Kamtchatka. Enfin, il n’aurait rien vu du tout s’il n’avait pas sauté dans sa camionnette et fui vers le nord. Là-bas, les bois s’arrêtaient et il pensait pouvoir se mettre en sécurité. Depuis une colline, il avait regardé le feu dévaler la plaine comme un troupeau incontrôlable. Il ignorait combien de temps exactement avait duré l’incendie. Plusieurs jours, puisqu’il avait le souvenir d’avoir dormi et de s’être réveillé tantôt affalé sur le volant de sa camionnette ou le dos contre les roues, tourné vers la forêt en train de se consumer. Une fois où il faisait nuit, il avait cru rêver devant les ombres dansantes projetées par les flammes monstrueuses. Elles montaient à dix ou vingt mètres au-dessus de la cime des arbres comme si ceux-ci n’étaient qu’une mer arrosée de pétrole qui flambait.

Pendant tout ce temps, la ligne des arbres au loin se découpait sur fond écarlate. Puis, dans un immense craquement qui dura plusieurs heures, elle s’affaissa, effacée à son tour par le feu. Au dernier jour, peut-être le sixième, avait-il estimé à la longueur de sa barbe, on ne voyait plus qu’un enchevêtrement de troncs rongés et quelques fûts debout mais dépourvus de branches, des épouvantails d’arbres. La surface de la terre s’était couverte d’un linceul monochrome aux nuances anthracite et grège. Ciel au diapason.

Incapable de réfléchir, il avait grimpé dans sa camionnette et était reparti sans réaliser que ce qu’il appelait « ma ferme » ne serait plus qu’une ruine fumante. Pas un seul instant il n’avait songé à se rendre dans la ville la plus proche, à aller trouver une autorité à laquelle déclarer le sinistre. À quoi bon ? Personne ne se préoccupait d’arbres brûlés. Il y en avait tant que ça ne faisait pas grande différence pour ceux qui ne vivaient pas dans les bois. Et plus personne ne vivait là, à part Ianov et quelques autres fermiers que les citadins prenaient pour des fous ou, dans le meilleur des cas, des arriérés. Même les forestiers s’en foutaient pas mal, des feux de forêt. Ils avaient de telles étendues à leur disposition et de telles machines mangeuses d’arbres, qu’ils se moquaient de devoir aller plus loin pour exploiter ce qu’il y avait à tirer de la forêt. Ianov ne pouvait imaginer que, cette fois, même les forestiers les plus brutaux et les citadins les plus endormis ne vivaient plus que rivés à leur poste de télé.

Il roulait sur la route réduite à un bout de goudron fondu et boursouflé. On ne voyait plus le moindre brin de verdure. Il s’était arrêté, était descendu vérifier que ce n’était pas son pare-brise sale qui l’empêchait de bien voir. Le silence l’avait frappé comme la balle des snipers qu’il redoutait lors de son service en Ingouchie, des années auparavant. Cette balle qui n’était jamais venue l’avait atteint en pleine poitrine. Il avait dû se retenir à la portière de la camionnette.

La nature n’a rien de silencieux, contrairement à ce que pensent ceux qui ne la fréquentent que le week-end ou pour leurs vacances. La nature, ce n’est pas le calme de quelques feuilles froissées tombant au sol. La forêt telle que Ianov l’entendait était un tumulte de discussions animales, des cris d’alarme et de détresse, depuis les appels de ralliement des loups aux hululements des chouettes se disputant le territoire, du jeu du vent avec les arbres et des arbres avec le vent. En arrivant ici, il avait d’abord cru trouver le silence, car ses oreilles avaient été assourdies par le bruit des tirs de mortier, du roulement des tanks et des explosions de bombes artisanales. Puis ses sens avaient guéri du trop-plein de bruit, et il avait appris à vivre entouré de la rassurante clameur de la forêt.

Mais plus un son ne provenait de la nature morte. Le battement de son cœur à ses tempes était le bruit le plus terrible qu’il ait entendu depuis celui des balles claquant autour de lui.

Le plus difficile face au silence, c’est de savoir combien de temps il va durer. Ianov n’osait pourtant pas le rompre. Il avait reculé doucement pour se réfugier dans la cabine de la camionnette, et le moteur crachotant l’avait réconforté. Il avait conscience d’avoir cessé de respirer tout le temps qu’il était resté dehors. Soudain, les images de ses animaux lui étaient revenues et il avait démarré, espérant qu’un miracle aurait permis à certains de fuir.

Était-ce bien un miracle qui avait sauvé son cheval, ou plutôt une malédiction dont il devrait supporter le poids pour racheter les fautes de l’humanité ? Les premiers mois de son installation dans la taïga, Ianov avait pris l’habitude de voir des signes dans les petits événements du quotidien. Que ce soit la construction de sa grange, sa jument qui avait eu un poulain en bonne santé, ou un semis qui germait à merveille, cela l’aidait à supporter l’isolement. Imaginer une volonté invisible lui donnait une raison supérieure pour avancer dans son projet, quand la plupart de ses anciens camarades, en tout cas ceux qui n’avaient pas été recrutés par des compagnies de sécurité privées, avaient sombré dans la vodka. Puis petit à petit, il avait abandonné cette habitude de donner une raison à tout. La succession des jours et des saisons avait fini par lui suffire. Il s’était fondu dans le temps vivant de la nature, qui n’a pas besoin, lui, de justification. On pourrait croire que sa première attitude relevait du mysticisme, de la religiosité, mais il avait appris que c’était le contraire. La vraie mystique, la vraie foi, se tient dans l’acceptation, dans la communion avec le vivant.

Mais ce feu était trop gros pour son stoïcisme de néophyte. Il venait à nouveau bousculer l’équilibre qu’il pensait avoir trouvé. Il fallait une raison à ce déchaînement de violence. Il posa la main sur le garrot de sa jument, et la tira de l’avant. L’accompagner dans son dernier voyage était sa mission d’homme perdu dans l’immensité brûlée.

3
Syrie, région autonome du Kurdistan
Avant de sortir de l’épicerie abandonnée qui lui servait de logement, Asna saisit le lourd manteau militaire qui reposait sur l’unique chaise de la pièce. C’était son ancien petit ami qui le lui avait offert avant de partir au combat et de ne jamais en revenir. Elle le haïssait pour cela aussi fort qu’elle l’avait un jour aimé. Mais elle n’avait pas le temps de s’abandonner à la nostalgie. D’ailleurs, elle avait décidé depuis longtemps de ne plus penser à cet homme qui l’avait tant fait souffrir. Il n’était plus là pour la protéger, alors que les sirènes retentissaient pour la seconde fois dans le mois. Comme elle avait espéré ne plus avoir à les entendre ! Combien de prières silencieuses avait-elle adressées à une entité en laquelle elle ne croyait pas vraiment, mais qui par moments la réconfortait ? Elle n’aurait su le dire, mais elle les avait crues exaucées. Le temps des moissons était si proche, ça aurait bien été le diable ! Le Mal avait sans doute décidé d’attendre le dernier moment pour frapper et anéantir les espoirs d’Asna et des siens. Les champs brûlaient et toutes les personnes valides du village se précipitaient pour essayer de sauver ce qui pouvait encore l’être.

« Olan ! T’es sourd ou quoi ? La sirène ! Lève-toi ! » lança-t-elle à l’homme qui avait partagé sa nuit et sommeillait sur le matelas pourri posé au pied du vieux comptoir de la boutique.

Elle poussa précipitamment la porte battante calfeutrée avec des planches de bois et le vent agita ses cheveux qu’elle n’avait pas pris le temps d’attacher, lui apportant l’odeur lourde des blés en flammes. Elle noua son épais foulard autour de sa tête et le plaqua sur ses lèvres. L’amère senteur envahit sa bouche. De toutes les maisons, les habitants sortaient, s’habillant à la hâte, rameutés par la sirène qui hurlait. Courant le long des dernières maisons du village, Asna dépassa des vieux qui se dirigeaient vers les champs et elle se retint de leur crier de rentrer chez eux. Ils n’avaient à gagner, en venant contempler le massacre, que de ces regrets dont leurs vies étaient déjà tissées.

Asna se souvint des vergers qu’il y avait là quand elle était petite fille. Chaque famille en possédait un et le transmettait de génération en génération. Il y avait un figuier qui vous donnait des fruits comme du miel, des abricotiers, des pruniers, un citronnier et des grenadiers qui portaient des fruits aux mille graines. Quelques pieds de vigne, bien sûr. L’héritage, ici, c’était les arbres, pas la terre.

« C’est elle qui nous possède », disaient les vieux.

Mais si c’est la terre qui nous possède et nous retient, se demanda Asna, que faire lorsqu’elle est ravagée et n’a plus rien à nous offrir ? Les anciens n’avaient pas appris cela aux jeunes. Ils ne s’étaient pas attendus à devoir répondre à une telle question.

Asna grimpa sur le tertre qui séparait les champs du village et faillit s’évanouir. Sous la fumée noire et grasse s’élevaient de hautes flammes fouettées par le vent. Elles n’étaient pas les plus grosses qu’Asna ait vues, mais elles formaient un mur continu qui barrait la plaine et avait déjà assailli plusieurs parcelles au loin, le long de la rivière. Elles progressaient à toute allure. Sur le chemin qui menait aux champs assiégés, elle vit se détacher les silhouettes de ceux qui avaient donné l’alerte, prêts à se jeter dans la bataille. Pour lutter, ils n’avaient que des couvertures ou leurs vestes.

La jeune femme courut vers eux. Deux vieux tracteurs tiraient des citernes sur le chemin cabossé, bordé d’épis cassants que la chaleur avait séchés sur pied, mais qui portaient encore leurs grains. On allait récolter dans quelques jours à peine, pesta Asna, bien qu’il fût trop tard pour se lamenter.

Le vent avait balayé la fumée jusqu’à elle. Elle toussa de dépit, ses jambes faiblirent. Elle se sentait misérable, esseulée au beau milieu des champs où elle avait couru tant de fois lorsqu’elle était enfant. Cette plaine où se balançait l’engrain ancestral lui paraissait alors infinie, et à chaque nouvelle moisson elle se demandait comment les adultes allaient pouvoir la récolter tout entière. Ils y parvenaient cependant, juchés sur des tracteurs mis au rebut par les agriculteurs de l’Ouest. Elle aimait se cacher dans les greniers où l’on entassait les sacs de grains, s’amuser autour des bottes de paille avec Rajan, qui avait le même âge qu’elle et dont elle espérait qu’il l’épouserait un jour.
Les deux enfants avaient grandi comme frère et sœur. Leurs familles étaient amies et leurs parents les poussaient à jouer ensemble. Ils chahutaient, se faisaient des guerres sans merci. Un jour, Rajan avait donné à Asna pour gage de l’embrasser si elle voulait être libérée. »

Extrait
« Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ? L’idée que ses compagnons s’en prendraient peut-être à son corps pendant la nuit, qu’ils ne laisseraient que ses os sur la rive moussue d’un ruisseau, l’effleura, mais ne l’effraya pas. Il ne ferait alors que continuer à se fondre en eux. De toute façon, il ne voulait pas lutter plus longtemps. Il s’endormit en goûtant la fraîcheur des herbes perlées de fines gouttelettes. » p. 84

À propos de l’auteur
SABOT_Antonin_DRAntonin Sabot © Photo DR

Né en 1983, Antonin Sabot a grandi entre Saint-Étienne et la Haute-Loire. Il a vécu douze ans à Paris où il a été journaliste pour Le Monde, reporter en France et à l’étranger. Attiré par la parole et la vie de ceux dont on parle peu dans les journaux, les gens prétendument sans histoire, il a initié et participé à des projets de reportages sociaux avant les élections présidentielles de 2012 et 2017.
Puis il est revenu vivre dans le village de son enfance, dans une de ces campagnes où le temps «coule pas pareil». Avec des amis, il y a fondé la librairie autogérée Pied-de-Biche Marque-Page.
Il partage son temps entre l’écriture et la marche en forêt, et entreprend déjà d’apprendre le nom des arbres et des oiseaux à son fils qui vient de naître.
Cette nature qui lui est très chère est omniprésente dans ses deux premiers romans Nous sommes les chardons qui a remporté le Prix Jean Anglade 2020 et Le Grand incendie. (Source: Presses de la Cité)

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Les mots nus

ROUDA_les_mots_nus  RL_2023 Logo_premier_roman

En deux mots
Ben a 14 ans et la vie devant lui, même s’il se doute que dans sa banlieue, entre un père autoritaire et une mère docile, son avenir sera tout sauf simple. Alors il tente d’éviter les pièges de la cité et de réussir par les études. C’est ainsi qu’il parvient à s’installer à Paris et à trouver l’amour.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Je n’ai d’envergure que dans mes rêves»

Pour son entrée en littérature, le rappeur et slameur Rouda a choisi de brosser le portrait d’un jeune de banlieue qui se rêve le leader d’une révolte citoyenne. L’occasion de revenir sur les années de La Haine et l’échec des politiques de la ville.

Nous sommes en 1990. Ben a 14 ans. Il vit en banlieue aux côtés d’un père taciturne qui bosse dans un garage et d’une mère aimante qui passe ses journées dans un service comptabilité. Ils lui confient la clé du logement et il n’a qu’à se débrouiller. Alors c’est ce qu’il fait, invite ses potes gitans que son père lui interdit de faire rentrer dans leur pavillon où un coin est réservé au bricolage pour son père et un jardinet accueille les plantes de sa mère. Au-dessus d’eux flotte le fantôme d’un grand-frère mort bien avant que Ben naisse. Alors, on n’en parle pas, la vie est assez dure pour ça. L’été, la famille passe des vacances en Bretagne, parenthèse de vies ordinaires usantes que les cigarettes fumées à la chaîne par la mère et le vin éclusé par le père ne rendent guère plus reluisantes.
Au milieu des coups de gueule, Ben avance. Il a compris que pour s’en sortir, les études peuvent aider. Et si les maths ne sont pas son truc, les autres matières vont lui permettre de décrocher son bac, d’entrer en fac.
Avec ses nouveaux amis, le Corse et le Serbe, il écume les fêtes étudiantes sans oublier de récupérer les cours de la semaine le vendredi. Il en oublierait même que ses parents ont fini par divorcer et que sa mère se bat contre un cancer déjà avancé, car l’amour est entré dans sa vie sous les traits d’Oriane, une belle métisse qui va désormais partager sa vie.
«Mitterrand est déjà mort depuis un moment, c’est l’époque de Steffi Graf, des numéros de téléphone à dix chiffres, de la vache folle et des talibans sur Kaboul. Avec Oriane, nous vivons un amour inévitable. Elle bosse de nuit, en stage à l’hôpital Bichat. J’en profite pour réorganiser mon cerveau. Je tente d’organiser ma vie. Faut que je sois à la hauteur. Que j’abandonne ma part d’enfance. Que je parle comme un adulte. J’ai lâché tous mes boulots d’étudiant et j’ai investi quelques billets dans le petit commerce de mon pote serbe. J’ai mis pas mal d’argent de côté. C’est à partir de cette année-là que j’ai commencé à élaborer ma théorie de la lutte des crasses.»
Le constat est facile à faire, la misère sociale s’étend, la société se fracture, un monde sépare Paris et la banlieue. Oriane entend se battre concrètement et s’engage avec Médecins du monde. Ben est plus indécis, mais finit lui aussi par revenir dans sa cité, pour recueillir la parole des habitants, rassembler leurs doléances, par imaginer un grand soir.
En courts chapitres, avec une musicalité née de sa force de rappeur, Rouda refait défiler les années 1990 et 2000, les grandes convulsions du monde et l’embrasement des banlieues, soulignant ainsi que les unes ne sont pas étrangères à l’autre. La mort de ses proches et l’éloignement d’Oriane sont autant de chocs qui auraient pu conduire à renoncer, mais Ben s’accroche. Jusqu’à se vouloir le leader d’un mouvement qui entend réussir là où toutes les politiques de la ville ont échoué. Pour qu’enfin les lendemains chantent à l’unisson de ce refrain de Bal et Mystik dans La sédition, qui est en exergue du livre:
«Rien ni personne ne pourra étouffer une révolte
Tu as semé la graine de la haine, donc tu la récoltes […]
L’explosion de toutes les cités approche
D’abord des gens fâchés qui n’ont pas la langue dans la poche. »

Bande-son du roman
Protect Ya Neck – Wu-Tang
I Wanna Get High – Cypress Hill
J’appuie sur la gâchette – NTM
Ready to Die – Notorious Big
The World is Yours – Nas
Prose combat – MC Solaar
People Everyday – Arrested Development
Violent – Tupac
I Will Survive – Gloria Gaynor
The Way I Am – Eminem
Saaltak Habibi – Fairuz
La jeunesse emmerde le Front National – Bérurier noir
Sodade – Cesária Évora
Un jour comme un autre – Tandem
Éternel Recommencement – Youssoupha
The Revolution Will Not Be Televised – Gil Scott-Heron

Les Mots nus
Rouda
Éditions Liana Levi
Premier roman
160 p., 17 €
EAN 9791034907052
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement en banlieue parisienne ainsi qu’à Paris

Quand?
L’action se déroule de 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Je m’appelle Ben. Une seule syllabe qui en appelle d’autres. Tous mes potes m’appellent Benji. Ma mère m’appelle chéri. Mon père m’appelle rarement. J’ai 14 ans et le quotidien monotone d’un collégien de banlieue. Les cours, quelques galères, et beaucoup d’ennui. Rien d’exceptionnel. Je suis plutôt petit pour mon âge, je n’ai d’envergure que dans mes rêves. Mon corps menu devient celui d’un géant lorsqu’il se pose dans l’Odysseus aux côtés d’Ulysse 31. Rien ne me destine à devenir le leader de la révolution qui va demain embraser la France.»
Entre Belleville et la Brousse, Ben cherche sa place. Il traverse les années 90, les bouleversements du monde et les luttes sociales qui secouent le pays. Un roman combatif et mordant sur les clivages et les failles de notre société, tendre et poétique sur les amitiés indéfectibles et l’amour pour toujours.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Je suis de la génération des émeutes de la faim, des guerres d’Irak, de la chute du mur de Berlin.
De la génération du pétrodollar, des tours jumelles et du tiers-monde, des grands patrons, des vrais pauvres et des fonds de pension.
Des vitres blindées, des capotes, du Sida.
Des cartes Sim et des sonneries polyphoniques.
Des suicides collectifs, des combats à mains nues,
Des écrans plats et des massacres à la machette.
Des ordinateurs de poche, des centrales nucléaires,
Des espèces en voie de disparition et des balles en caoutchouc.
Je suis de la génération des tomates en décembre et des voyages dans l’espace,
De la Bourse et de la cocaïne en ligne,
Du recyclage, d’Euro-Millions, des bidonvilles,
Des mines anti-personnelles, des injections de botox,
Des centres de rétention, des charters, des frontières à angle droit,
Des distributeurs automatiques, des SMS, et du Paris-Dakar.
Du pain sous cellophane et des jeux télévisés,
De Vigipirate, des chanteurs déprimés,
Du périphérique et du bitume sur les pavés,
De la restauration rapide, du string et des amours en silicone,
Des minutes de silence, des tremblements de terre,
Des Assedic, des assistantes sociales et des remises de peine,
Des crédits à la consommation et des adresses e-mail.
Je suis de la génération des attaques préventives,
De la violence légitime et des défenses antiaériennes.
Défense d’afficher.
Défense d’entrer.
Défense de stationner.
Défense de descendre avant l’arrêt complet du véhicule.
Je suis fils de la haine, nourri au sein des colères muettes, des révoltes silencieuses.
Je suis le frère des orphelins jeteurs de pierre,
Des apatrides, des peuples en exil, des clandestins,
Des sans-papiers, des sans-abris, des sans-voix, des sans-destin.
Je suis une bombe entre les mains d’un fou
Je suis le pire du pire
Je suis un produit occidental.

LA BROUSSE
1990.
Je porte le même jean Levi’s à peu près toute l’année.
C’est plus une question d’habitude que de style. J’ai jamais vraiment eu de style. Comme je suis blanc, je suis rarement retenu plus de deux minutes pour un contrôle d’identité. J’ai un physique passe-partout et la plupart des profs ont toujours eu du mal à se rappeler mon prénom.
Je m’appelle Ben. Une seule syllabe qui en appelle d’autres. Tous mes potes m’appellent Benji. Ma mère m’appelle chéri. Mon père m’appelle rarement. J’ai 14 ans et le quotidien monotone d’un collégien de banlieue.
Les cours, quelques galères, et beaucoup d’ennui.
Rien d’exceptionnel. Je suis plutôt petit pour mon âge, je n’ai d’envergure que dans mes rêves. Mon corps menu devient celui d’un géant lorsqu’il se pose dans l’Odysseus aux côtés d’Ulysse 31. Rien ne me destine à devenir le leader de la révolution qui va demain embraser la France.
Dans mon quartier, je crois que personne ne me connaît vraiment. La première fois que je me suis battu, c’était contre un mec que je connaissais pas. Pour une raison qu’on a jamais cherché à connaître. On s’est envoyé quelques patates, et puis on s’est serré la main. Il habitait dans les immeubles au bord du canal, passage
Ernest Labrousse. Là-bas, personne savait qui c’était Ernest Labrousse, alors le quartier on l’appelait juste la Brousse. Un quartier typique de Seine-Saint-Denis, bâtiments anodins et sans couleurs, avec ses dealers en survet gris et ses éducateurs aux abois. Comme j’étais pote avec King et Mylove, les gitans du bout de la rue, j’ai jamais eu de vraies embrouilles.
Nous, on habite de l’autre côté du canal. Dans la zone pavillonnaire, près du stade. Une maison avec ma propre chambre, et un petit jardin. Mon père a son atelier de
bricolage. Ma mère son potager. L’estragon et la menthe sauvage poussent au pied d’une bouture d’olivier. On lit Télé 7 jours, on boit l’apéritif, on regarde PPDA, on boit du vin à table, on fait du feu, on regarde Belmondo et Roland-Garros.
La plupart du temps, je suis un enfant heureux.
L’amour de ma mère me permet de le croire. La voir sourire me suffit. Pour le reste, mon père se charge de me rappeler qu’un bonheur n’est jamais complet. Lui, il ne croit ni en Dieu, ni au communisme. Moi, je peux croire en ce que je veux, mon père en a pas grand-chose à foutre. Faut juste être poli, ne pas faire de taches sur son gilet à carreaux, et marcher droit. Au goûter, c’est pain-fromage. On s’y fait vite. J’essayais surtout de croire en moi-même. C’est pas facile. À ma première raclée, j’ai tout de suite compris que j’avais plutôt intérêt de cartonner à l’école.
Je suis fils unique. Parce que mon grand frère est mort.
Mais ça veut rien dire de dire grand-frère. Vu que je l’ai pas connu. Vu qu’on en parle jamais. Vu qu’il n’y a pas de photos de lui sur le mur de l’escalier où on met toutes les photos. Les photos de vacances. Les photos d’identité.
Les photos de classe. Les photos du mariage de mes parents. Elles sont plantées dans le liège avec des punaises multicolores. Dans un ordre aléatoire. Sans logique, ni chronologie. Ma mère dit qu’un jour elle va prendre le temps de tout bien organiser. Moi, j’aime bien le côté mosaïque. J’y vois un semblant d’harmonie qui surgit du chaos. Je crois que mon grand-frère est mort quelques mois, ou quelques années, après sa naissance. On m’a pas dit. C’est sûrement pour ça que mon père a ce regard vide qu’il remplit avec du vin. Et que ma mère fume ses Camel en cherchant le ciel par la fenêtre. Et que d’un seul coup, sans motif apparent, elle me serre très fort contre sa peau qui sent le cendrier. Elle ne dit rien. Elle me respire. La
voir sourire me suffit. J’ai jamais réussi à savoir ce qu’il s’était passé, si c’était un accident ou une maladie, parce que leurs paroles se déforment lorsqu’elles traversent les conduits de la maison jusqu’aux murs de ma chambre.
J’ai beau me concentrer, et coller mon oreille contre la grille d’aération, à l’arrivée, elles n’ont plus rien à voir.
J’ai déjà confondu des cris de dispute avec des soupirs d’amour. Et comme mes parents s’engueulent plus qu’ils ne font l’amour, je préfère imaginer qu’ils s’aiment.
Parfois, entre les silences et les bruits de fourchettes qui raclent la faïence, j’essaye de leur poser des questions.
Mais mon père répond toujours que c’est mieux de finir son assiette que de finir une phrase.
Mon père travaille dans un garage sur la Nationale 3.
Ma mère fait de la compta dans des bureaux à Paris. Ils partent tôt. Ils rentrent tard. Ils sont toujours fatigués.
Ma mère laisse plein de post-it sur la porte du frigidaire, avec des mots gentils et la liste des trucs que je peux mettre dans mes sandwiches. J’ai mon trousseau de clés depuis la fin de la primaire. Je me réveille tout seul. Je déjeune tout seul. Je rentre tout seul. La télé trône au milieu du salon. Elle fait partie de la famille. C’est la tante de province en visite à Paris, qui n’était censée rester que
quelques jours, mais qui a finalement vidé ses valises et rangé ses culottes dans les tiroirs de l’armoire. Une drôle de confidente, car elle ne me répond jamais quand je
lui raconte ma journée. Elle ne répond à personne d’ailleurs.
Ni à ma mère qui questionne PPDA sur sa coupe de cheveux, ni à mon père qui hurle à Deschamps de ne pas faire la passe à Ginola. Quand on met la table, quand on passe à table, quand on quitte la table, elle est toujours allumée. Drucker et Dechavanne font la conversation, assis dans le canapé du salon. Mais lorsque mon père rentre du garage, il ne leur adresse pas un mot. Il s’affale dans son fauteuil, une grosse masse de velours rouge, sa propriété privée, il décapsule une bouteille de bière et marmonne dans sa barbe que les patrons sont tous des connards prétentieux.
Le week-end, King et Mylove viennent sonner à la porte. Les deux frères ne se ressemblent absolument pas. King est balèze. La peau mate et les yeux vert-beau-gosse. Mylove est tout sec et super moche, avec sa tête plate et son gros nez en forme de buzzer. Mon père dit qu’ils ont pas le droit d’entrer dans la maison. Qu’il faut se méfier des gitans. Que leurs enfants devraient aller à l’école, plutôt que de traîner dans les rues du quartier. Alors on plante nos carcasses dans le bitume, et on discute sur le pas de la porte. Je leur raconte les meilleures anecdotes de ma semaine de collège. La fois où Zinat Bocuze, la plus belle fille du quartier, a embrassé Éric Lagasse dans les toilettes, et qu’il en est ressorti les joues tachées de rouge à lèvres et de honte. La fois où Ibra a fait un petit pont à Mehdi, qui est normalement beaucoup plus fort en foot, et que toute la cour s’est mise à hurler et à valser comme si on était au Parc des Princes. King et Mylove me racontent leurs journées sur les marchés, se vantent de transformer de vieilles tables de bois en montagnes d’or, et agitent sous mes yeux deux billets de 100 francs que leur père leur a donnés en récompense de leur temps.
On s’invente des aventures extraordinaires pour oublier qu’on s’ennuie.
– Bèèèèèèn !!! C’est pas un bistrot ici ! Prends tes potes et casse-toi !
Quand mon père nous crie par la fenêtre de ne pas traîner devant la maison, parce qu’il faut pas que les voisins se mettent à penser des choses, on transporte nos carcasses pour les planter ailleurs. On marche les mains au fond des poches, la tête cachée dans les épaules. On va au stade.
Pour taper le foot et écouter les histoires des grands de la Brousse. Faut juste attendre que quelqu’un ramène une balle, et que les grands nous laissent jouer, parce qu’on est encore trop petits pour faire partie de leurs histoires.
Dans son quotidien monochrome, ma famille a ses habitudes. Je les ai classées mentalement. En deux catégories.
Celles qui font du bien.
Couleur bleue.
Et les insupportables.
Couleur noire.
En juillet, je suis au centre de loisirs. Noir. En août, on part en vacances dans un camping en Bretagne, toujours le même. Bleu. Le samedi, on va faire les courses à Cora, en même temps que tout le monde. Définitivement noir.
On traîne des heures dans les rayons, ma mère bavarde avec des voisines de la Brousse et mon père fait la gueule dans la queue en marmonnant qu’on aurait dû partir plus tôt. On achète les trucs en gros, c’est moins cher et ça dure plus longtemps. Le caddie déborde de packs de bière, de barquettes de viande, d’imitations de Miel Pops, et de contremarques de Danette à la vanille. Mon père dit qu’il faut faire des stocks, que la vie peut nous tomber dessus n’importe quand.
Mon collège, c’est le collège Jean Moulin. Jean Moulin est quelqu’un d’aussi connu qu’Ernest Labrousse, alors le collège on l’appelle le Moulin. C’est à dix minutes à pied. Un collège typique de Seine-Saint-Denis, bâtiment anodin et sans couleurs, avec son proviseur en costume gris et ses jeunes profs aux abois. Au milieu de la cour, dans les couloirs, cartable sur le dos, je n’étais que de passage. J’étais venu chercher ce qu’il y avait à prendre.
J’ai jamais été un meneur. Et si vous lisez cette histoire jusqu’au bout, vous aussi vous vous demanderez comment un banal gamin de la Brousse est devenu le héros qui a conduit les banlieues de France à l’assaut du Pouvoir.
J’étais plutôt bon à l’école mais j’étais du genre discret, ni au fond, ni au premier rang, bien au milieu de la classe.
Le genre bien élevé, bonnes notes, pas d’histoires. Bon élève, bon camarade. J’avais toujours un pote plus grand et plus gros que moi. Je le choisissais toujours un peu con, avec une tête bien méchante. Je lui donnais un coup de main pendant les contrôles, je l’aidais à faire ses devoirs.
En échange, il restait à côté de moi pendant la Chasse aux Français. La Chasse aux Français, c’était un jeu super simple. Mais quand j’en parle aujourd’hui, j’ai encore du mal à le comprendre, ce jeu. À un moment de la récréation, quelqu’un – je sais plus qui, ça changeait tout le temps – poussait le cri de ralliement tant redouté par les babtous. Et plusieurs fois par semaine, la fréquence était aléatoire, tous les rebeus et les renois se regroupaient en meute pour disperser à grands coups de tête, de pied et de poing le maigre troupeau de petits blancs perdus au milieu de la cour du Moulin.
– Chaaaaaaaasse aux Français !!!
Derrière mon pote plus gros que moi, je suis intouchable.
Personne ne m’a jamais pris en chasse, je reste spectateur, curieux de savoir pourquoi la douleur des autres ne me touche pas.
Je ne me suis senti en danger qu’une seule fois. C’était en 3e, juste avant les vacances de la Toussaint. Mon pote plus gros que moi avait trempé ses frites dans de la mayonnaise périmée, et il était absent jusqu’à la rentrée.
Éric Lagasse vient de se manger deux balayettes dans un coin de la cour. Il se met à pleurer. Pas parce qu’il a mal aux genoux, mais parce que Zinat Bocuze ne l’a même pas calculé. Comme d’hab, les surveillants font semblant de rien voir. Le chef de meute me pointe du doigt. La horde soulève la poussière et se met à cavaler dans ma direction, mais Ibra la stoppe net en faisant planer la menace que je traîne avec les gitans. Les mecs me tournent le dos dans un même mouvement, et se mettent à renifler la piste d’une autre proie.
La Chasse aux Français, c’est pas une histoire de couleur de peau. Je suis d’une génération d’enfants qui ne calculent pas ce genre de divisions. On s’additionne, on se multiplie, et on se fout du résultat des équations.
On grandit ensemble, on se mélange, et on laisse aux adultes la charge de résoudre les problèmes compliqués.
La Chasse aux Français c’est surtout une histoire de sémantique, parce qu’à quelques exceptions près, on est tous Français. Que la France abandonne certains de ses enfants, que ces enfants solitaires ne cherchent ni à la connaître, ni à la reconquérir, c’est ça le nœud du problème. Et c’est pas le nôtre. D’ailleurs, ce jeu n’existe plus aujourd’hui. Mais il a certainement dû m’épaissir le cuir, et nourrir sans le savoir la violence que je laisserai un jour courir dans les rues de Paris.
Vu la qualité de mon bulletin scolaire, je suis un bon exemple de réussite de l’École de la République. J’étais fort en français, fort en histoires, vite fait en biologie, et nul en maths. Les maths. Matière sacro-sainte pour mon père. Un calvaire de salle de classe qui pesait lourd dans mon cartable, et que je traînais jusqu’à la maison. Les notes en dessous de la moyenne étaient souvent à l’origine des colères de mon père, car il avait besoin de raisons précises pour les laisser éclater.
Les profs qui se souvenaient de mon prénom m’aimaient bien et j’ai traversé mes années collège dans l’ombre de potes plus gros que moi. Je me suis jamais fait griller quand j’ai commencé à faire des conneries ou à dealer un peu pendant les interclasses. Je trouvais toujours quelqu’un pour vendre à ma place, prendre à ma place, se battre à ma place. Une seule fois, j’ai eu un problème vraiment personnel avec un mec. Pour une histoire de dessert que je voulais pas lui donner à la cantine. Le mec parlait beaucoup à la sortie, mais il a moins fait le malin quand j’ai essayé de lui crever les yeux avec mon compas.
Je suis quelqu’un d’assez impulsif. À chaque trimestre, j’ai toujours ramené les félicitations, les tableaux d’honneur de l’enfant modèle. J’étais le renard blanc, invisible au milieu de la meute. J’ai louvoyé, souri, menti, triché, volé, découpé, vendu, slalomé entre la Brousse, le Moulin et les coups de ceinture de mon père.
Je peux pas dire que je suis un enfant battu. C’est juste que mon père n’a pas assez de mots. Et que ma mère ne sait pas dans quelle langue il faut lui parler. À chaque fois, je me dis qu’il a ses raisons. Des raisons que sa colère ignore. Des raisons qui ne rentrent dans aucune catégorie de nos habitudes. Je lui trouve toujours des excuses. C’est à cause de sa journée, et du carburateur de la Mercedes qui n’est pas encore arrivé au garage. Il a raison, les gens ne devraient pas rouler dans des voitures allemandes. Ou alors c’est à cause de la queue du samedi à la caisse du Cora. Il a raison, il avait dit qu’il fallait partir plus tôt. Ou c’est à cause de mon grand-frère. Peut-être que si on mettait une photo de lui sur le mur de l’escalier, ça lui ferait du bien. Un matin, alors qu’il avait encore pété les plombs la veille au soir, et que mon arcade sourcilière s’était gonflée de bleu après qu’il m’ait fracassé la tête contre la machine à laver, il s’était agenouillé devant mon lit et s’était mis à pleurer. Des pleurs bizarres. Des larmes muettes. Aucun son n’était sorti de sa bouche.
– C’est pas grave papa.
J’avais pris sa main dans la mienne, mais ma mère avait déboulé dans la chambre pour nous détacher, et me serrer contre sa peau. Son sourire m’aurait suffi. Mais elle avait pleuré elle aussi.
Un vendredi par mois, le premier le plus souvent, parce que la paie vient de tomber, on va dîner au Royal Shangaï, le resto chinois de la Nationale 3. On y va toujours le vendredi, parce que c’est le soir du buffet à volonté.
Bleu-noir.
Ça fait du bien, parce que c’est notre moment à nous. Notre sortie à tous les trois. On s’habille bien, on met du parfum, et on gare la R25 bien en évidence sur le parking.
C’est insupportable parce que les nappes sentent la naphtaline. Que les poissons se cognent contre les vitres de l’aquarium. Que la musique déprimante ne s’arrête jamais, sous prétexte qu’elle donne un côté authentique.
Mon père commande toujours une bouteille de Côtes-Du-Rhône. Une bonne. Il fait semblant de s’y connaître en demandant de la goûter. Nos assiettes dégoulinent de nems, de samossas, de nouilles, de poulet au gingembre.
Je vais jamais réussir à finir. Mon père ne parle que de la pluie et du mauvais temps. Son cœur est un ciel gris.
Au bout de trois verres de rouge, les nuages s’écartent et il raconte les mêmes blagues, avec un Français, un Belge, et un Arabe. Il dit qu’on est là pour se faire plaisir. Il dit qu’on est plus pauvres que les gens du nouveau lotissement du canal, mais qu’on sera toujours moins pauvres que les gitans. Comme on a encore le droit de fumer dans les restos, ma mère enchaîne les clopes. Elle a toujours un paquet d’avance. La fumée du tabac se mélange à celle du graillon des cuisines, ma mère vient d’inventer une nouvelle fragrance : Camel aigre-douce. Mon père dit que les Chinois sont meilleurs en bouffe qu’en voitures.
Ma mère laisse toujours parler mon père.
– T’es épais comme une tringle.
Il me dit de manger. On parle pas des autres. On parle pas de nous. On parle pas de ce qui nous rend tristes.
1993.
J’entre dans le Wu-Tang et je marche avec Cypress-Hill. J’ai quelques poils et des boutons en plus, mais le même visage de gamin. Le même physique passe-partout, le même prénom d’une seule syllabe dont personne ne se rappelle. Je manque toujours d’épaisseur. C’est pas une métaphore. Quelques kilos me font défaut pour rester debout dans les tempêtes qui m’attendent.
En arrivant au lycée, son nom n’a pas d’importance, j’ai réalisé que j’aimais pas trop le concept d’enfance. Jusqu’à un certain âge, ça implique de traverser le temps sans vraiment en avoir conscience. Je n’étais pas né à la mort de Martin Luther King. J’avais cinq ans à celle de Bob Marley, et seulement dix à celle de Malik Oussekine. C’était l’époque des NTM avant Notorious Big, de Menace II Society avant La Haine. Walkman vissé sur la tête, je débarquais au lycée avec le ventre vide, les yeux rouges et la gueule de bois. Je dealais un peu, mais ce que je préférais c’était la rhétorique. J’avais l’arnaque littéraire. Je parlais peu et bien. Je mettais des bananes oratoires. Des balayettes verbales. J’ai défoncé le bac français. 15 à l’écrit, 16 à l’oral. J’étais un vrai petit connard prétentieux. Un patron potentiel. Je me croiserais aujourd’hui, je crois que je me mettrais des claques.
Avec le temps, j’ai appris à mettre des noms sur les paroles déformées qui s’échappent de la grille d’aération de ma chambre. Je suis plus grand, et je suis obligé de tordre mon corps pour y coller mon oreille. La chambre de mes parents est devenue un ring de boxe. Une boxe verbale. Ça conjugue des directs du bras avant et des crochets en décalage. Ma mère ne laisse plus parler mon père. Elle crie plus fort que lui. J’arrive à décrypter les vibrations et à recoller les syllabes. Première reprise. Ma mère est plus légère, mais ses mots se déplacent bien.
– Si ème u fo ke tu diz.
Reproche bien placé. Mon père s’est spécialisé dans l’art subtil de l’esquive. Je ne l’entends pas répliquer.
Deuxième reprise.
– C u po ible yena ma r 2 7 mèr 2.
Joli enchaînement de ma mère. Très technique.
– M f ier taka…
Onomatopée indéchiffrable de mon père. Il est touché à la foi. Celle qu’il n’a jamais eue. Fin du combat. Mon père. Ses silences me faisaient plus de mal que ses coups. J’avais redoublé d’efforts pour remonter ma moyenne en maths, mais ça ne lui suffisait pas. Alors, un jour, j’ai volé l’autorisation de m’enfuir avant mes 17 ans.
J’ai fait mille sept cent quatre-vingt-neuf fois le tour de mon quartier. Quelque chose, ou quelqu’un, m’appelle de l’autre côté du périphérique. Je quitte la Brousse, sans savoir que je ne lui échapperai pas. Sans savoir que mon quartier allait devenir l’épicentre des tremblements de terre à venir.
Je suis parti passer mon bac à Paris. C’est plus loin. Ça veut dire marcher dix minutes au bord du canal, prendre le bus, attraper le RER B, correspondance à Châtelet, métro jusqu’à Porte de Vincennes. À l’aller. Au retour.
Une vraie mission. Mais c’est Paris. Je me suis trouvé des potes, pour squatter leurs canapés et poser mon sac dans leurs salons. Je mange à l’œil dans les allées des supermarchés ou je m’invite à déjeuner chez le mec qui a besoin d’un coup de main pour sa dissert de philo. Je vais à toutes les soirées. De temps en temps, je sors avec des filles du lycée, ou avec leurs sœurs qui ont des apparts.
Je suis là pour une année seulement. Je suis le petit nouveau et j’en profite pour changer de peau. Lorsqu’on me pose la question, je ne dis jamais que je viens de banlieue. Je me réserve la possibilité infinie de m’inventer de nouvelles vies. Ça m’amuse de mentir à des gens que je ne reverrai sûrement jamais. Je leur dis que je suis le fils d’un opposant politique en exil, ou que ma mère a tué mon père, et qu’elle a pris perpète. J’aime voir la surprise, la gêne, ou l’émerveillement qui s’invitent dans leurs yeux.
Caroline Mazères est assise à côté de moi en cours de philo. Ça fait deux mois que j’arrive à lui faire croire que mes parents travaillent pour les services secrets, qu’on vit dans une planque, que mon père va se faire refaire le visage, mais que je dois passer mon bac avant qu’on nous exfiltre en Argentine. Je sens que ça l’inquiète, et qu’elle me prend trop au sérieux. Alors je la ramène à la réalité, et je lui dis que je viens de la Brousse.
– Ernest Labrousse ?
Caroline Mazères a quand même quelques références.
Adolescent, j’étais ni vraiment beau, ni vraiment moche. Paris, j’aimais bien. C’était bien pour les meufs. Les filles de Paris elles aiment bien les gars qui viennent de banlieue. Elles doivent leur trouver un côté exotique.
À leur contact, j’ai découvert Ménilmontant. Montmartre. Les cafés en terrasse. Les expos. Ce petit resto tellement sympa. Une meuf c’est bien, ça t’apprend plein de choses.
On m’aurait mis dans un survet gris, dans une rue anodine et sans couleurs, j’aurais eu l’air d’un banlieusard aux abois. Mais c’était Paris, et c’était l’époque où j’ai
commencé à mettre des jean Levi’s. »

Extrait
« Mitterrand est déjà mort depuis un moment, c’est l’époque de Steffi Graf, des numéros de téléphone à dix chiffres, de la vache folle et des talibans sur Kaboul. Avec Oriane, nous vivons un amour inévitable. Elle bosse de nuit, en stage à l’hôpital Bichat. J’en profite pour réorganiser mon cerveau. Je tente d’organiser ma vie. Faut que je sois à la hauteur. Que j’abandonne ma part d’enfance. Que je parle comme un adulte. J’ai lâché tous mes boulots d’étudiant et j’ai investi quelques billets dans le petit commerce de mon pote serbe. J’ai mis pas mal d’argent de côté. C’est à partir de cette année-là que j’ai commencé à élaborer ma théorie de la lutte des crasses. » p. 49

À propos de l’auteur
ROUDA_DRRouda © Photo DR

Rouda est né en 1976 à Montreuil. Slameur, rappeur, poète, il a sorti plusieurs albums et sillonne la France et le monde depuis 20 ans au gré de ses concerts et spectacles. Les Mots nus est son premier roman. (Source: Éditions Liana Levi)

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Valse fauve

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En deux mots
Rose a dû laisser partir son mari à la guerre après quelques mois de mariage. En espérant son retour, elle essaie d’offrir à sa fille une perspective d’avenir. Mais l’ennemi se fait de plus en plus pressant et les choix qu’elle fait de plus en plus décisifs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

« Un jour, je t’offrirai la lune »

Quand Rose rencontre André, elle sait que ce sera l’homme de sa vie. Mais leur lune de miel, dans un pays en guerre, sera de courte durée. En explorant la guerre et ses conséquences, Pénélope Rose nous offre un conte très riche et très noir. Mais pas sans espoir.

Rose est dans le train avec sa fille Michèle. On ne sait pour quelle raison, mais on la sent inquiète, car André manque à l’appel. De sa destination, on n’apprendra rien dans les pages initiales, car Pénélope Rose a choisi de construire son premier roman en revenant en arrière, au moment où les chemins de Rose et d’André, le «Petit Vannier», se sont croisés.
Devant la montée des périls, sa mère espère la marier et l’envoie au bal. Mais tous les hommes vaillants sont partis, alors Rose ne se fait pas beaucoup d’illusions sur ses chances de trouver le prince charmant. La suite va lui prouver qu’elle avait tort. Ce petit vannier qui ne danse pas à un charme fou, un regard attirant.
Dès lors, la jeune fille sait qu’elle fera sa vie avec lui. Et qu’elle aimera sa fille Michèle comme la sienne.
Leur union sera toutefois de courte durée, car André à son tour doit partir rejoindre les troupes combattantes, essayer d’arrêter «les Salauds» qui prennent leurs aises, tuent à tour de bras et s’installent dans le pays. Rose cherche alors à adapter la réalité à ses attentes. Écrit des lettres dont elle sait qu’elles ne trouveront pas leur destinataire. Alors pour Michèle, elle écrit aussi les réponses d’André. Qui va bien, forcément.
«La vérité, c’est surtout que je refuse qu’il ne revienne jamais. Alors il reviendra.»
La réalité pourrait cependant revêtir des habits moins reluisants. Celle que les voisins observent et lui reprochent: «tu vends des meubles à nos ennemis, tu les invites à boire le café, tu fais chanter ta gamine, tu les salues le matin.»
Comment dans ce contexte ne pas passer pour une traître, une lâche? D’autant que «l’accordéoniste tueur» va lui offrir billet de train, hôtel et inscription à un concours de chant pour sa fille qui se déroule dans la capitale. Voilà donc la raison de sa présence dans le train du chapitre inaugural.
À l’arrivée, c’est un véritable «manège émotionnel» qui l’attend et dont je ne vous dirai rien, sinon pour souligner combien Pénélope Rose réussit à mettre en lumière «toutes ces choses qui existaient en silence» et transforment la vie, les vies. Alors les certitudes s’effacent et laissent place aux questions. Alors un nouvel éventail de possibilités s’ouvre aussi. Pour Rose et Michèle l’avenir, ponctué de rencontres improbables, va soudain se dessiner de manière très différente à ce qu’elles avaient imaginé jusque-là.
Les trois temps du roman nous offrent une réflexion sur la guerre et ses déchirures, reprenant ainsi l’un des thèmes déclinés de plusieurs manières en cette rentrée, depuis Le soldat désaccordé de Gilles Marchand à Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon en passant par Le colonel ne dort pas d’Emilienne Malfatto ou encore L’Archiviste d’Alexandra Koszelyk. Mais la parenté et la filiation, l’exil et les migrants viennent ici compléter ce riche tableau. On y ajoutera la fidélité, ici réinventée avec poésie.

Valse fauve
Pénélope Rose
Éditions Plon
Roman
270 p., 20 €
EAN 9782259312073
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays en guerre, sans davantage de précision.

Quand?
L’action se déroule durant la période contemporaine, sans davantage de précision.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans la tourmente d’une guerre sans nom, durant le temps suspendu de ceux qui ne sont pas sur la ligne de front, le parcours hors du commun d’une jeune femme qui s’émancipe par une maternité inattendue et la résistance, dans tous les sens du terme. Rose a dix-neuf ans et refuse d’être une cocotte, de celles qui attendent qu’on les épouse. Son village est trop petit pour elle, qui rêve d’une ferme rien qu’à elle dans le Sud. Peu lui importe que la plupart des hommes soient partis faire la guerre contre les Salauds. Un soir, Rose fait la rencontre d’un accordéoniste venu de la ville, un original qui semble avoir échappé à l’appel. Tandis qu’elle tombe amoureuse, l’ennemi s’empare de son pays. L’homme ne tarde pas rejoindre les Insurgés, laissant Rose avec une petite fille. Comment se protéger, seule avec une gamine, quand l’ennemi est dans vos murs et que le danger frappe à la porte chaque matin ? Comment préserver ses rêves quand les mois défilent et que les repères s’effondrent ? Mais, surtout, quel combat mener ?

Les critiques
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Pénélope Rose présente son roman Valse fauve © Production lisez.com

Les premières pages du livre
« Dans un autre monde, dans un autre temps, la petite trépignerait. Elle sautillerait de wagon en wagon. Elle se régalerait de sandwichs, nous regarderions le paysage en rêvassant. Devant nous, il y aurait un paquet de cartes, et tout cela ne serait qu’un grand jeu de joie. Nous aurions réservé un hôtel miteux mais nous y serions heureux car nous serions tous les trois. Nous irions au cinéma regarder des choses qui n’existent plus, voir des visages qui ont disparu. Nous nous régalerions dans des bistrots qui sentent le tabac noble, nous irions visiter des musées qui possèdent des collections venues du monde entier.
Mais nous étions dans ce train, dans ce monde, dans ce temps. Michèle ne sautait pas ni ne rêvait de la ville. Elle était blottie contre moi, elle ne prononçait pas un mot. Les cartes à jouer étaient restées dans mon sac à main. Je regardais les Salauds passer dans les allées et je tremblais à chacun de leurs contrôles. Parfois, je me laissais aller à rêvasser un peu, imaginant André, là, dans le fauteuil d’en face, avec une pipe et un journal. Je le voyais faire semblant de ne pas nous connaître, puis baisser légèrement son journal pour m’adresser un de ses regards, de ceux qui me font danser l’estomac. L’homme qui m’avait offert les tickets de train nous avait parées d’un laissez-passer digne de ce nom. Dès qu’un Salaud l’examinait, il disait à Michèle : «Bravo, et bon courage!», puis il se tournait vers moi en souriant: «Ça doit être la plus jeune du concours! Félicitations!» J’acquiesçais et forçais un sourire. Mais ma fille était moins bonne actrice que moi. Son visage réprimait difficilement les méchantes grimaces qui se dessinaient sur ses traits chaque fois que l’un d’entre eux s’adressait à elle. «Ma cocotte, sois plus discrète, tout de même», je lui chuchotais à l’oreille. Elle haussait les épaules: «Ce n’est pas moi, c’est ma peau qui ne les supporte pas.» Je rouspétais: «Eh bien, maîtrise un peu ta peau.» Ma fille était devenue plus intègre que moi. Car, à force de feindre parfois, il m’arrivait de croire qu’ils n’étaient pas si dangereux que cela. Il m’arrivait de me laisser berner par l’envie de vivre tranquillement, comme avant. Il m’arrivait de m’inventer une existence paisible dans un pays paisible, dictée par des Salauds paisibles, qui tuent des gens mais qui ne tuent ni ma fille ni moi. Il arrivait que cela puisse me convenir. Ce sont des choses que je n’avouerai jamais. Même sous la torture. Je ne l’avouerai jamais car je passerais pour un monstre. Je ne crois pas avoir été un monstre. Je crois avoir été fatiguée d’avoir l’espoir que cela cesse. Je crois avoir été lasse d’espérer qu’André revienne. Je crois avoir été bien usée de me battre contre le vide. Au point que mon palpitant me glissait: «Il faut se faire une raison, Rose. La vie, c’est comme ça, désormais.» Je ne laisserai personne juger mes moments de résignation. Dans ce train, le sens des choses m’échappait encore une fois. Alors, comme souvent, je replongeais dans mes souvenirs et me refaisais le chemin.

Premier temps
Les bûches palpitaient. Le feu illuminait leur cœur et les colorait. Elles semblaient reprendre vie au sein du brasier. Les écorces valdinguaient à travers la cheminée. Il se créait un rythme musical dans toute la maison. Les percussions de l’hiver. L’odeur se baladait dans la cuisine, crapahutait dans l’escalier et parvenait à ma chambre. «ROSE!» L’hiver, comme toutes les odeurs de toutes les saisons, s’accompagnait du cri de ma mère. «ROSETTE!» Elle parlait peu, alors elle parlait clair. Pour être sûre de ne pas avoir à se répéter, elle propulsait les mots de ses tripes. Sa voix transperçait les pierres campagnardes et on y percevait le trémolo de ses angoisses. «Elle a mis sa robe? Il faut qu’elle se lave les mains, elle ne va pas se laver les mains…» Je me suis décidée à descendre, enfin. En bas des marches, ma mère avait les poings sur les hanches et son torchon humide coincé entre sa jupe et son chemisier. Son air insatisfait. «Va falloir changer cette démarche, bon sang, Rose! Dix-neuf ans que tu te dandines comme un oisillon blessé.» Chaque pas était un calvaire à cause de cette robe qui me cachait les pieds. Deux fois j’ai manqué tomber et, je l’avoue, j’aurais bien aimé trébucher de tout mon poids pour me casser deux ou trois orteils. Ma mère ne m’aurait pourtant pas dispensée d’aller au bal ce soir-là. Même avec des orteils en moins: «Fais voir un peu. Tourne-toi. Ben tourne-toi donc, enfin, cocotte!» J’ai tourné, j’ai soupiré. Elle m’a filé un coup sur la tête, avec un sourire en coin. Au fond, j’aimais cela. Il se passait toujours quelque chose entre elle et moi. Une sorte d’amour si intense qu’il ne fallait surtout pas l’étaler. Je l’exténuais, elle ne me comprenait guère mais elle m’adorait. Plus j’étais une étrangère à ses yeux, plus elle savourait nos différences. Puis elle a sorti une cigarette d’entre ses seins. Elle s’est assise et s’est mise à fumer. Elle m’a désigné la porte d’un geste sec, la clope entre ses doigts me montrait la sortie. «Allez, hop. Va… La paix!» Je la regardais s’enfumer le cœur.
«Mais tu ne viens pas avec moi?
— Et ça va aller, non? Si ta mère t’accompagne à ton âge, qui, tu crois, va vouloir danser avec une fille pareille?
— Je n’ai pas envie de danser.
— Dis-moi, Rosette, tu veux finir avec un mari comme celui que j’ai trouvé?
— Certainement pas…
— Alors va au bal toute seule, je te dis!
— Qui veux-tu que je rencontre là-bas? Les jeunes, les beaux, y en a pas, en ce moment. J’irai au bal quand la guerre sera finie.
— Et si ça se finit dans dix ans? Comment je vais faire, avec toi dans les pattes? Ceux qui ont réussi à rester, ce ne sont pas que des vieux ou des estropiés! Y a des malins, aussi… comme ton père.
— Des fourbes, en somme.»
Elle a ri. J’insultais mon père, et ma mère riait. Je crois que ça lui faisait du bien d’entendre à haute voix des choses qu’elle n’osait pas penser toute seule, en bêchant son jardin. Le bal, je n’en avais que faire. Je détestais les bals car je redoutais l’Amour. Ça ressemblait plutôt à de la compagnie. J’avais vu ma mère. J’avais vu ma mère avec mon père, j’entends. Il disait peu de choses, les mêmes à moi qu’à elle: «Embrasse le maire», «Fin de la discussion», «Ça suffit avec le pain». Voilà. Quitte à choisir, si l’amour était un moyen de combler la solitude, j’aurais préféré un chien. Si j’avais été ma mère, je n’aurais pas choisi mon père mais un bouvier bernois.
Je sortais de la maison en traînant les pieds quand sa main m’a rattrapée par l’épaule. «Tu as changé.» Elle ne m’avait pas vue durant six longs mois mais, plutôt que de me dire: «Tu m’as manqué, Rose», elle m’a scrutée, a cherché dans mes yeux ce que je voulais lui cacher. «Tu as vu un garçon?
– Certainement pas!» Silence. Savait-elle me lire? Non. Et c’est pour cela qu’elle m’aimait tant. «Alors c’est bien, mais ne change pas trop non plus.»

Dehors, le froid pénétrait sous mes frous-frous pour me geler les cuisses. Christiane était adossée au lavoir. Elle a ri en me voyant me battre avec mes jupons. Elle était devenue violette par ma faute. Cela faisait une demi-heure qu’elle m’attendait devant la maison. Frapper à la porte pour croiser le regard accusateur de ma mère, jamais! «Plutôt crever!», s’exclamait-elle. Elle grelottait, le bout de son nez, ses mains, son visage tout entier étaient devenus aussi pourpres que sa robe. Elle n’était plus qu’une grosse robe de fille avec des pieds et des dents.
Nous nous sommes étreintes comme deux vieilles amies se retrouvent après vingt ans. Je n’étais partie que six mois, mais nous n’avions jamais été séparées une seule journée depuis notre naissance. Je revenais ce jour-là de chez mon oncle, de là-bas, du Sud. Il y possédait des terres majestueuses entourées de collines. Il y faisait pousser des légumes dont le goût n’avait rien à voir avec ceux d’ici. Les tomates étaient les fruits sucrés du quatre-heures et détrônaient les fraises de ma région. Six mois chez mon oncle, six mois de labeur, sans une plainte, et mon père acceptait enfin de discuter de mes ambitions. Cette période aurait été la plus heureuse de ma jeunesse si cet homme, celui qui apportait le foin, n’avait pas existé. Un dégueulasse qui faisait les choses comme bon lui semblait, même celles pour lesquelles il était nécessaire de demander l’autorisation. Lui n’attendait pas la réponse, ou plutôt, il ne se fatiguait pas à poser la question. Ce dont j’avais le plus souffert, c’était du silence qui avait pris place en moi. Un silence auquel je me sentais contrainte, par honte et par détermination. Je n’avais pas osé dénoncer ce dégueulasse à mon oncle. J’avais eu peur qu’il me trouve fragile. En ce temps-là, j’étais la première levée, la dernière couchée, je gagnais face au soleil. J’étais plus éveillée que lui. Je tenais tête à la sécheresse sans verser une larme sous cet astre de plomb. Et pourtant, je n’avais pas su me défendre contre un imbécile.
Sur le quai de la gare, mon oncle m’avait serrée dans ses bras. Il m’avait promis que cette ferme serait la mienne un jour, si cela était vraiment mon rêve. Puis il avait ajouté que les rêves ne servent qu’à se donner des directions. Qu’il ne fallait pas que je m’écorche le cœur à m’y cramponner. Que la vie offrait découverte sur découverte, que c’était mieux que les rêves car c’était imprévisible. J’avais ri car je trouvais ça idiot, puis j’avais sauté dans le train. La bienveillance de mon oncle avait effacé mes idées noires. Le temps du voyage m’avait permis d’extraire les souvenirs désagréables de ma cervelle. J’étais arrivée dans mon village, j’avais retrouvé ma mère en même temps que j’avais oublié l’inconfort des nuits précédentes. Déjà, si jeune, j’avais le talent d’effacer tout ce qui pouvait entraver ma joie.
Christiane me parlait des lettres qu’elle m’avait envoyées, elle savait que je n’en avais lu aucune. Je n’ai jamais supporté les séparations. Elle aussi allait au bal en traînant les pieds. Ses chéris – car elle en avait un tas depuis la maternelle, qu’elle menait à la baguette – étaient partis se faire tirer sur la tronche. Comme moi, ça ne l’amusait pas beaucoup d’aller danser avec les vieux beaux ou les abîmés qui avaient évité l’appel. « Mais, si tu n’as rien lu, ma poulette, ça veut dire que tu ne sais pas, pour le Petit Vannier? Il a échappé à la tuerie, lui. Il est là, et bien là. Et frais et beau, avec un corps tout neuf comme on en a pas vu depuis des mois!» J’ai haussé les épaules. «Alors tu vas passer une belle soirée, tiens, lui ai-je dit.
– Ah non ! Il n’est pas pour moi. Mais tu n’as rien lu du tout ?!» Non, bien sûr, que je n’avais rien lu. Je portais les lettres en horreur. Elles me ramenaient à l’absence. Christiane s’est mise à hurler de joie, cela lui donnait l’occasion de me faire des commérages, bras dessus bras dessous, dans les rues glacées de notre enfance. Quelques années plus tôt, elle et moi ne parlions que de forêts et de cabanes. Mais à l’âge que nous avions, Christiane ne prononçait plus que des noms d’homme. Aussi, depuis quelques mois, depuis cette drôle de guerre, nos mères étaient prises de panique, persuadées qu’elles ne caseraient jamais leurs filles car les seuls mâles restants n’étaient pas très soyeux. Alors les hommes et le mariage étaient devenus des sujets de prédilection. Dans notre village, c’était la guerre aussi: la guerre des poupées en fleur. À celle qui serait la première mariée avec le dernier pas trop mal en point. Ça se tirait les cheveux dans les lavoirs ou sur les places de marché. Heureusement pour moi, la certitude que j’avais depuis petite de vouloir reprendre la ferme de mon oncle permettait à mes parents de m’envisager autrement. Une sorte de «femme-homme», comme disait maman. L’idée lui plaisait à elle, mais pas à mon père. Il râlait: «Tu es beaucoup trop belle pour finir vieille fille. Si tu ne te dégotes pas un mari, les gens vont penser que tu es une Marie-couche-toi-là.» Il avait le talent de me complimenter et de m’insulter dans la même phrase. La guerre et mon obstination l’avaient finalement convaincu de me laisser partir au sud avec comme prétexte qu’au moins, là-bas, les hommes qui restaient devaient avoir bonne mine. Mais voilà que ma Christiane, qui avait trop longtemps laissé traîner son nez et sa tête dans des angoisses de cocotte, ne savait plus me parler d’autre chose que de bonshommes. Je me suis permis de lui dire qu’elle était en train de devenir comme les autres. «Une fille à marier.» Elle a répliqué qu’au plus tôt elle trouverait un mari au plus vite elle pourrait avoir des amants. Elle en avait, des arguments. Je l’aimais tout entière. Surtout pour ses faux airs de liberté. Nous avions toutes trouvé le nôtre, de faux air. Le sien était ainsi, le mien demeurait dans la terre sous mes ongles, que je n’enlevais jamais.
On avait les doigts desséchés par le gel. Pousser la porte de la salle de bal était pareil que s’épiler les sourcils. Ça me donnait la larme à l’œil et me demandait pas mal de renoncement. Je suis tout de même entrée, entraînée par Christiane, en ronchonnant déjà contre la joie surfaite qui triomphait là. Je n’ai pas voulu relever la tête tout de suite. J’ai longtemps continué à regarder mes chaussures. J’aurais voulu qu’elles me chuchotent: «T’as bien raison, viens, on rentre à la maison. On a qu’à dire à ta mère qu’il n’y avait que des bourgeois.» Mais Christiane m’a tirée par le bras et m’a conduite directement à la buvette. Nous avons commencé par nous réchauffer le cœur grâce à la gnôle de notre village. Elle était connue dans toute la région pour ses vertus. J’ai porté le verre à ma bouche, je l’ai bu cul sec. Et c’est la tête penchée en arrière, le tord-boyaux coulant dans ma gorge, que je l’ai vu. Le Petit Vannier. Posé sur sa chaise, le doigt en l’air marquant la cadence. Et Un. Deux. Trois. Terriblement charmant. Et taciturne. Je l’ai observé fixement. Au centre de la salle, les robes se mêlaient aux chairs. Les mains se perdaient au bas des reins, les bouches se cherchaient avec ardeur. La foule ne devenait qu’un mouvement. Les filles et les gars tournoyaient comme les aiguilles d’une horloge. Pressés, mais lents. Recevant chaque geste, mesurant chaque regard. Et de l’autre côté de ces danseurs unis par le rythme, il y avait lui. Immobile. La seule silhouette statique. Il ne les regardait même pas. Il regardait celui qui les faisait aller ensemble : l’accordéon. Des jambes infinies. Les échalas d’un danseur de jazz. Une taille à rendre jalouses toutes les cocottes. Sa peau avait un air de grand voyage, elle semblait avoir accumulé la chaleur du soleil printanier. Tout en réconfort. Je me suis décidée à l’approcher. Sur le chemin qui m’amenait à lui, les danseurs marchaient sur ma robe. Je tentais d’esquiver les talons de ces futures dames qui n’étaient, pour la plupart, même pas l’ombre de demoiselles. Je me suis assise sur le siège laissé vide près de lui, j’ai décidé que ce serait le mien, comme persuadée qu’il m’avait gardé la place. Je l’ai contemplé de plus près. Des yeux gris et vert et jaune et noir, dignes d’un oiseau de chasse, et une odeur étrange, comme un parfum de vacances. La première fois que j’ai vu cet homme, c’est cela qui m’est apparu : un épervier en vacances. Il m’a souri timidement puis s’est remis à taper le rythme du bout des doigts. Un. Deux. Trois
C’est la valse villageoise
Que nos âmes apprivoisent
Nos corps, joyeux, se confondent
Venez, entrez dans la ronde
Il y a tout pour rougir
L’émoi, ses promesses d’avenir
Des pensées qui vagabondent
Une danse pour repeupler le monde

« Vous ne dansez pas ?
— Si, mais pas devant tout le monde.
— Alors pourquoi venir au bal ?
— C’est mon accordéon.
— Celui sur lequel joue Robert ?
— Non, celui à gauche, le plus sobre. Celui sans chichis ni paillettes, au soufflet rouge et aux touches blanches légèrement nacrées.
— Ah… Il est à vous ?
— Oui.
— Vous êtes accordéoniste ?
— Oui, mais pas devant tout le monde.
— Devant qui, alors ?
— Devant la cheminée. »

Je voyais Christiane s’égosiller auprès de ses conquêtes. Sur le chemin, elle avait pris soin de tout me raconter de lui. Le Petit Vannier. « Sa manie de tendre le doigt en l’air délicatement, de fermer les yeux sur la musique, ça le rend différent. Il est si beau. Il est trop beau pour être un homme comme les autres… » Elle avait ajouté: «C’en est un de l’autre bord!» Au village, on ne parlait de lui qu’à moitié. C’était le petit-fils du vannier venu reprendre l’affaire, il y avait quelques semaines. Il débarquait de la ville où il s’était réfugié à la suite de prises de bec avec ses parents. Les plus vieux se rappelaient les disputes orchestrées par son père, qui s’échappaient de leurs fenêtres pour se répercuter sur les pavés de la place. Il aurait fui sa famille car il aimait les hommes. Il était revenu dix-huit ans plus tard afin d’honorer l’atelier de son grand-père. Au fond, j’aurais apprécié, moi aussi, d’être de «l’autre bord». Nous aurions eu, lui et moi, dès nos premiers échanges, des conversations profondes. Vivre une différence assez taboue pour que personne n’ose en parler, mais dont tout le monde parle tout de même, devait être cocasse. Je ne le souhaitais pourtant à qui que ce soit. Vivre en fonction du regard des autres était une chose que je ne connaissais pas ni ne comprenais. Je croyais avoir beaucoup de chance d’aimer quelqu’un du sexe opposé, car passer son existence à se battre pour ce qui ne s’explique pas, c’est comme passer ses journées à compter les étoiles. Inutile et fastidieux.
«Mais vous ne dansez pas non plus, mademoiselle?
— Non.
— Vous n’aimez pas la musique?
— La musique si, mais les cocottes, non.
— Vous n’êtes pas une cocotte, vous, j’imagine?
— Certainement pas !
— Et qu’est-ce qu’une cocotte, pour vous, alors?
— Une femme à marier. Point à la ligne. Fermez les guillemets.
— Ah ! “Une femme à marier.” Et c’est tout?
— Oui. Une femme qui se marie parce que c’est la seule chose qu’elle sait faire. Ça, c’est une cocotte.
— Donc toutes les femmes qui se marient sont des cocottes ?
— Oui. Un peu. Enfin… non. Il y en a qui se marient parce que c’est pratique, mais pas par dessein.
— Quand vous serez mariée, vous serez une cocotte?
— Certainement pas!
— Certainement pas! Certainement pas, qu’elle dit! Ha!
— Je me marierai parce que ce sera pratique, voilà. Je me marierai parce que ça rassurera mon père. J’emmènerai mon mari dans ma ferme du Sud, il en aura ras le bol, il partira et je serai tranquille.
— Y a pas beaucoup d’amour, là-dedans.
— Je n’ai jamais parlé d’amour.
— Eh bien, si vous prenez un homme pour lequel vous n’avez pas d’amour, il n’en aura pas non plus pour vous, et ce sera bien triste.
— Ce serait triste pour une cocotte, oui! Pour moi, ce sera pratique. Allons bon, faut suivre un peu, jeune homme!»

Le Petit Vannier a explosé de rire. Un rire si franc qu’il a étourdi les danseurs, les coupant un instant dans leur minauderie. Il m’a regardée, le visage encore rouge d’amusement. Je crois que je faisais pétiller ses yeux. Nous avons parlé de tout et de rien. Il y avait le village et à quel point il avait changé. Il y avait un peu de politique, et quelques discours sur la guerre qui était aux portes de notre pays. Puis il s’est levé, sans préambule. Il s’est levé d’un coup, il m’a tendu la main, en me regardant droit dans les yeux, comme on défie un lion. «Alors, certainement pas à demain, mademoiselle.» Il n’y avait pas d’interrogation dans son intonation. Mais elle était dans ses yeux, dans la fébrilité de son souffle, dans sa main moite qui saisissait la mienne.
« Certainement pas à demain!», prétendaient son ton et son air froids.
« Peut-être un autre jour?», m’avouaient son corps et ses yeux ronds.
Je n’ai pas souri. J’ai serré fort ses doigts. Je l’ai défié pareil.
«Certainement pas à demain. Bonsoir.»
Silence. Je tenais bon. Mais ma bouche m’a trahie.
«Pour le reste… on verra. »

Extraits
« Quatre ans à vivre avec le souvenir de ses baisers, et les histoires farfelues que je racontais à Michèle. J’inventais. Je commençais presque à me perdre entre le vrai et le faux. À confondre ce qu’il était avec ce que je me tuais à imaginer de lui. Il était absent. Il était juste absent. Quatre ans. École. Nourriture. Salauds. Daniel. Élever Michèle. L’accordéon. La faire chanter. Manger. Avoir faim. Trouver des astuces. Une vie d’astuces. Et les meubles et les prunes et la gnôle et les morts partout, les morts et les rumeurs et ces voisins qui avaient disparu. Et ma mère ? Et Christiane ? Des lettres et des fantômes. Des lettres fantômes. Des lettres de fantômes. Quatre ans ? Quatre ans. »

« Toutes ces choses qui existaient en silence. Cela donnait le vertige. Tant d’histoires, de réalités différentes qui vivaient les unes à côté des autres. Des réalités parallèles, comme des frontières, des barrages, des barbelés divisant le monde des autres et le mien. Fallait-il ne jamais croire tout à fait quelqu’un, ni une idée, ni un argument ? Existait-il un endroit où une vérité était absolue ? Alors je rêverais de m’y rendre. J’aurais aimé que mon bon Dieu soit un lieu et qu’il soit celui-ci. »

À propos de l’auteur
ROSE_penelope_©DRPénélope Rose © Photo DR

Pénélope Rose, 30 ans, est comédienne, scénariste, réalisatrice et musicienne. Valse fauve est son premier roman. (Source: Éditions Plon)

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Tenir sa langue

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En deux mots
Paulina aimerait bien récupérer son prénom russe, Polina. Mais les autorités françaises s’y opposent. En suivant le parcours de l’immigrée, on découvre l’histoire de sa famille et cette double culture, russe et française, si difficile à faire cohabiter.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le prénom

Si ce premier roman est signé Polina Panassenko, c’est que son autrice a réussi à faire changer son prénom. L’histoire de Paulina-Polina est un jeu de saute-culture entre la Russie et la France, à l’image des nombreux allers-retours effectués entre ces deux pays.

Le courrier a beau être rédigé en jargon administratif, il ne laisse aucun doute quant à la décision prise: l’administration refuse que Paulina retrouve son prénom d’origine, Polina, francisé lors de son arrivée sur le territoire français. Alors Paulina doit à nouveau se lancer dans le dédale administratif, les instances judiciaires et espérer qu’à la fois suivante, elle sera entendue.
Car l’histoire de Polina-Paulina mérite d’être entendue. Prenant sa plus belle plume, la jeune femme va tenter de la résumer à l’intention de la procureure :
« Je suis née à Moscou, en URSS. Mes parents m’ont appelée Polina. C’est le prénom de ma grand mère paternelle. Juive. Sa famille a fui les pogroms d’Ukraine et de Lituanie. Quand ma grand mère est née, ses parents l’ont appelée Pessah. Ça veut dire «le passage». C’est le jour de célébration de l’Exode.
À la naissance de mon père, ma grand mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner une chance de vivre un peu plus libres dans un pays qui ne l’était pas. Sur l’acte de naissance de mon père, Pessah est devenue Polina.
En 1993, mes parents ont émigré en France avec ma sœur et moi. Quand j’ai obtenu la nationalité française, mon père a fait franciser mon prénom. Lui aussi voulait protéger. Faire pour sa fille ce que sa mère avait fait pour lui.
Ce que je veux moi, c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur. Faire en France ce que ma grand mère n’a pas pu faire en Union soviétique.
Je n’ai pas d’enfants mais je désire en avoir un jour. Sur l’acte de naissance, en face de «nom de la mère» je veux écrire «Polina».
C’est un héritage. Savoir que sa mère était libre de porter son prénom de naissance. C’est celui là que je veux transmettre, pas celui de la peur. Je veux croire qu’en France je suis libre de porter mon prénom de naissance.
Je veux prendre ce risque là.
Je m’appelle Polina. »
Pour le lecteur, Polina va détailler ce scénario, depuis ses jeunes années au lendemain de la chute du mur et de la fin de l’Union soviétique, au moment où elle vivait dans un appartement communautaire de Moscou. Bien que de taille modeste, il abritait les trois générations de la famille, ses grands-parents, ses parents, ainsi que sa sœur et elle. Dans ce moment de bascule, on a droit à quelques souvenirs marquants de la vie dans l’ex-URSS, comme cette visite à la vendeuse en bas de l’immeuble. «On doit lui dire ce qu’on veut en fonction de ce qu’il reste. Elle pèse tout sur une grande balance bleue avec une flèche qui oscille. Sur un plateau elle pose ce qu’on achète, sur l’autre elle met des cylindres, quand la flèche du cadran est au centre, elle s’arrête. Ensuite elle fait claquer les perles en bois sur les tiges du boulier et annonce un chiffre. Ma mère tend les papiers carrés qui donnent le droit d’acheter et ensuite les roubles. Sans les papiers carrés, les roubles ne servent à rien.»
Mais la grande affaire du moment, c’est le grand départ. Alors que les tanks occupent l’écran de TV, Polina prépare ses bagages pour rejoindre son père en France. Nous sommes en Octobre 1993. «On ne peut pas prendre tout ce qu’on veut, il faut choisir ce qu’on laisse et ce qu’on emporte. Ma mère passe en revue et sélectionne selon des critères qu’elle seule connaît. Moi je veux un chat en tissu jadis blanc devenu gris qui s’appelle Tobik. Lui et rien d’autre. Ma mère tranche. C’est non, il est trop gros. Si on a trop de bagages, on devra payer très cher.»
Arrive alors la partie la plus savoureuse, même si on imagine toute la difficulté, tous les efforts nécessaires à la jeune fille dans un monde si étranger. Polina est devenue Paulina et a rejoint Saint-Etienne. C’est dans le Forez qu’elle va apprendre le français, aidée notamment par la télévision et l’autre élève boudé par les autres, Philippe. Cette alliance du bègue et de la russe va faire des merveilles, tout comme le déchiffrage des publicités pour brioches ou encore les dialogues des Minikeums.
Polina Panassenko réussit à merveille à retracer ce parcours et à cacher derrière l’humour ses blessures d’enfance, sa peine à tenir l’injonction de s’intégrer et d’oublier le russe pour le français, la famille restée «là-bas» et les nouvelles relations qui se nouent «ici», dans ce pays qui ne veut pas lui rendre son passé.
Entre les rires et les larmes, Polina va écrire son premier roman dans une langue qu’elle maîtrise désormais au point d’en jouer. Et parvient à nous éblouir, à l’instar de Maria Larrea, l’autre primo-romancière de cette rentrée en quête de ses origines avec Les gens de Bilbao naissent où ils veulent.

Tenir sa langue
Polina Panassenko
Éditions de l’Olivier
Premier roman
186 p., 18 €
EAN 9782823619591
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement à Paris et en région parisienne, à Montreuil et Bobigny ainsi qu’à Saint-Etienne. On y évoque aussi beaucoup la Russie et Moscou et le village où se trouve une Datcha à la campagne.

Quand?
L’action se déroule de la fin des 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Ce que je veux moi, c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur. »
Elle est née Polina, en France elle devient Pauline. Quelques lettres et tout change.
À son arrivée, enfant, à Saint-Étienne, au lendemain de la chute de l’URSS, elle se dédouble : Polina à la maison, Pauline à l’école. Vingt ans plus tard, elle vit à Montreuil. Elle a rendez-vous au tribunal de Bobigny pour tenter de récupérer son prénom.
Ce premier roman est construit autour d’une vie entre deux langues et deux pays. D’un côté, la Russie de l’enfance, celle de la datcha, de l’appartement communautaire où les générations se mélangent, celle des grands-parents inoubliables et de Tiotia Nina. De l’autre, la France, celle de la materneltchik, des mots qu’il faut conquérir et des Minikeums.
Drôle, tendre, frondeur, Tenir sa langue révèle une voix hors du commun.

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Polina Panassenko est l’invitée d’Augustin Trapenard pour y parler de son roman Tenir la langue © Production France Télévisions – La Grande Librairie

Les premières pages du livre
« Mon audience a lieu au tribunal de Bobigny. Convocation à 9 heures. Je n’y suis jamais allée, je pars en avance. En descendant dans le métro, je tape Comment parler à un juge ? dans la barre de recherche de mon téléphone. Après trois stations, je me demande s’il va vraiment falloir commencer chaque phrase par votre honneur, monsieur le président ou madame la juge. Je me demande si au tribunal ils font comme certains parents. Si on leur répond juste oui, ils disent oui qui ? Tant que tu n’as pas dit oui madame la juge, ils t’ignorent.
Arrivée au tribunal, j’attends mon avocate devant la salle d’audience. Des petits groupes anxieux s’agglutinent de part et d’autre de la porte. Une femme se demande à voix haute pourquoi certains avocats ont de la fourrure au bout de la cravate et d’autres non. Elle a l’angoisse bavarde. J’aperçois mon avocate qui passe la porte tambour et presse le pas. À la sécurité elle ouvre son sac, sort une grosse boule de tissu noir qu’elle coince sous son bras. Quand elle me voit, elle dit Ah vous voilà. Pendant qu’elle enfile sa robe sur ses vêtements de ville, on annonce l’ordre des audiences. La mienne est classée quatrième sur seize.
On appelle Pauline Panassenko. Salle 2, il y a trois femmes assises sur l’estrade. Deux côte à côte, une un peu à l’écart. Je ne sais pas qui est qui. Procureure, magistrate, greffière, dit mon avocate puis elle commence : Ma cliente a demandé à reprendre son prénom de naissance à la place de son prénom francisé. Cela lui a été refusé. Elle a pourtant prouvé qu’elle utilisait son prénom de naissance dans le cadre familial, amical, administratif et professionnel, et ce depuis plusieurs années. Elle veut simplement que son prénom de naissance soit de nouveau sur ses papiers d’identité français. La demande a été rejetée car jugée « dénuée de fondement ». Il doit s’agir d’une erreur…
Elle plaide, mais elle plaide pour rien. La procureure l’écoute comme une mention légale. Mon avocate se trompe sur le postulat de base. Elle pense que la procureure a refusé ma demande à cause d’un flou administratif. Une case que j’aurais mal remplie, mal cochée, une inversion. Mais non. Pas du tout. Il n’y a pas de vice de forme. La procureure a refusé parce qu’elle ne voit pas pourquoi un enfant dont le prénom a été francisé peut vouloir reprendre son prénom de naissance une fois devenu adulte. Elle ne voit pas pourquoi on voudrait porter le prénom qu’on a reçu de ses parents plutôt que celui offert par la République. Elle ne voit pas de fondement à ce que, sur mes papiers d’identité, il soit de nouveau écrit Polina au lieu de Pauline. Elle dit Mais maître, votre cliente est française maintenant. Puis à moi : Si tous vos papiers sont à Polina, eh bien vous pouvez les changer.
Les mettre à Pauline. Vous le savez très bien, ça, madame, vous le savez très bien. Vous savez bien, madame, que si votre nom a été francisé, c’est pour faciliter votre intégration dans la société française. Bien sûr que je le sais. C’est écrit sur demarches.interieur. gouv. « Afin de faciliter votre intégration, vous pouvez demander la francisation de votre nom de famille et/ou de vos prénoms. » Il y a même des exemples :
Ahmed devient Alain.
Giovanni devient Charles.
Antonia devient Adrienne.
Kouassi devient Paul.
Je regarde la procureure et je me demande si mon intégration dans la société française peut être considérée comme réussie. Je regarde la procureure et je me demande ce que ça peut lui faire que mon prénom fasse bifurquer sa langue d’une voyelle.
Ça l’écorche ? Ça lui fait une saignée ? Ou alors elle a peur que je me glisse dans sa langue de procureure. Le prénom comme cheval de Troie. Et une fois à l’intérieur, shlick. Un jaune d’œuf qui coule. Poc. Une fusée dans l’œil. Elle a peur que je la féconde, ouais. Elle a peur que je lui mette ma langue dans la sienne et de ce que ça ferait. Elle a peur de ses propres enfants en fait. Franchement si on se léchait les langues, ça serait tellement mieux. Un bon baisodrome de langues ça détendrait tout le monde. Dans ma tête, il y a de la baise linguistique sur le banc de la salle d’audience du tribunal de Bobigny. La procureure dit J’ai une dernière question pour votre cliente, maître. Mon avocate s’écarte. Je m’avance. Pensez-vous que c’est dans votre intérêt d’avoir un prénom russe dans la société française ?
Je pense à mon père, à son calme, et à la génétique. J’ai la même tête que lui, la moustache en moins, mais je n’ai pas son calme. Le calme de mon père, je l’admire. Je l’admire et je ne le comprends pas. Ses copains français qui lui expliquent au dîner que la collectivisation c’est super. Qui l’appellent « camarade » en roulant le r et parlent d’unité de production. Je lui dis Mais ça te gêne pas ? T’as pas envie de leur dire « Ta gueule pour voir » ? Non, dit mon père, pas du tout, ce sont des gens bien. Je ne sais pas comment il fait, mon père. Ses potes et leur fantasme de kolkhoze, là, je ne sais pas comment il fait pour les supporter. Quand enfin les potes s’en vont, je lui demande Mais comment tu fais ? Il dit Tu es maximaliste, ma fille. Il faut être plus tolérante.
Il a raison, mon père, je ne suis pas tolérante. J’ai arrêté d’aller chez une copine qui a accroché sur son mur l’image Battre les Blancs avec le coin rouge de Lissitzky. Celle avec le triangle qui pénètre le rond blanc. J’ai arrêté d’aller chez elle d’abord puis j’ai fait le lien ensuite. Il faudrait que je lui dise, peut être. Il faudrait que je lui dise, à ma pote, que mon pays en sang accroché sur son mur, ça me gêne. Ça me gêne sa petite affiche de propagande dans le salon. Ma guerre civile en toile de fond pendant qu’on bouffe des apéricubes, ça me dérange. Il y a très longtemps, on avait déjà parlé de la révolution d’Octobre. C’était parti en vrille : Non mais attends t’as pas le monopole de la révolution d’Octobre c’est un événement mondial il est à tout le monde attends t’as un problème avec la révolution d’Octobre t’aimes pas Avrora ou quoi eh les gars elle aime pas Avrora non mais en fait t’es de droite vas y dis le que t’es de droite franchement t’aimes pas Lénine t’aimes pas Trotski t’as un problème avec le communisme c’est obligé là tu lis Le Figaro eh les gars elle lit Le Figaro ou alors t’es une Russe blanche t’es une Russe blanche et t’oses pas le dire ah mais c’est ça t’es une Romanov en fait eh c’est une Romanov vas y tu t’appelles Anastasia en fait t’es la fille du tsar et t’aimes pas la Révolution parce qu’on t’a pris tes bijoux eh on lui a pris ses bijoux alors elle est pas contente non mais il y a pas eu que des bonnes choses mais ça n’a rien à voir rien à voir faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain faut pas mélanger les torchons et les serviettes les mouches et les kotlets ça n’a rien à voir une poule c’est pas un oiseau Lénine c’est pas Staline c’est pas Trotski bonjour les amalgames bonjour.
La procureure répète sa question. Le problème avec la rage, chez moi, c’est que pour agir c’est bien mais pour parler c’est horrible. Il faut que ça redescende sinon je fais juste une sorte de vocalise. Un angry yodel. Je me concentre sur ma respiration. Au conservatoire de théâtre, j’avais un prof de yoga qui s’appelait Gaourang. Son vrai nom c’était Jean Luc mais il se faisait appeler Gaourang. Et Gaourang, en cours de yoga, il nous disait toujours : Sentez l’air frais qui rentre dans les narines et l’air chaud qui ressort. Je regarde la procureure, je pense à Gaourang mais je sens pas d’air frais. J’ouvre la bouche, je produis des sons. Je dis URSS, je dis juive, je dis cacher son nom. Je n’entends pas ce que je dis mais j’entends ma voix. Une octave plus grave qu’à la normale. Quand je me tais ça fait pas comme dans les films américains où il y a un court silence puis une per sonne au loin qui applaudit et toute l’assemblée qui se lève. Ça fait pas ça. Ça fait juste la procureure qui dit à la magistrate : C’est intéressant, on a bien fait de la convoquer en audience. Puis elle dit Mettez moi ça par écrit. En témoignage. Et joignez le au dossier, maître. Mon avocate lui propose de se prononcer tout de suite. Ne pas refaire un an de procédure, un autre renvoi, une autre audience. Non. Elle ne veut pas la procureure, elle veut son papier.
On sort. Mon avocate me regarde. Elle dit Ouh là, vous avez l’air blasée. Elle tempère. Essaie de. Elle dit On est d’accord, si vous vouliez changer Blanche pour Geneviève, ce dialogue n’aurait pas eu lieu, mais il faut voir le bon côté. Il y a une expression russe qui dit « Celui qui a servi à l’armée ne rit pas au cirque ». Je ne le vois pas le bon côté. Mon avocate dit Ne vous braquez pas. Si, je me braque. Ne vous braquez pas. Si, je dis. Bon. Envoyez-moi, dès que vous rentrez, votre témoignage pour la procureure. Formulaire Cerfa N ̊11527*03.
Je marche vers le métro, je me dis : surtout ne ressasse pas. Je m’assois dans la ligne 5. De Bobigny à Oberkampf, je ressasse. De Oberkampf à Croix de Chavaux, je ressasse encore plus. Est ce que c’est dans mon intérêt ? Est ce que c’est dans mon intérêt ? Pétasse. Avec ta face de vieux
hibou, là. Elle veut du Malraux au Panthéon ? Elle veut son appel du 18 juin ? Les Américains sur les chars qui entrent à Auschwitz. Bim ! Point Godwin ? Rien à foutre. Elle veut du Jean Moulin à Bobigny ? Je vais te les cuire moi tes carottes. Connasse. Bon, faut que je me calme.

Je rentre chez moi. J’imprime le formulaire Cerfa. Je témoigne.
Madame la Procureure de la République,
Je suis née à Moscou, en URSS. Mes parents m’ont appelée Polina. C’est le prénom de ma grand mère paternelle. Juive. Sa famille a fui les pogroms d’Ukraine et de Lituanie. Quand ma grand mère est née, ses parents l’ont appelée Pessah. Ça veut dire « le passage ». C’est le jour de célébration de l’Exode.
À la naissance de mon père, ma grand mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner une chance de vivre un peu plus libres dans un pays qui ne l’était pas. Sur l’acte de naissance de mon père, Pessah est devenue Polina.
En 1993, mes parents ont émigré en France avec ma sœur et moi. Quand j’ai obtenu la nationalité française, mon père a fait franciser mon prénom. Lui aussi voulait protéger. Faire pour sa fille ce que sa mère avait fait pour lui.
Ce que je veux moi, c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur. Faire en France ce que ma grand mère n’a pas pu faire en Union soviétique.
Je n’ai pas d’enfants mais je désire en avoir un jour. Sur l’acte de naissance, en face de « nom de la mère » je veux écrire « Polina ».
C’est un héritage. Savoir que sa mère était libre de porter son prénom de naissance. C’est celui là que je veux transmettre, pas celui de la peur.
Je veux croire qu’en France je suis libre de porter mon prénom de naissance.
Je veux prendre ce risque là.
Je m’appelle Polina. »

Extraits
« En bas de notre immeuble, à côté du mur de la chaufferie, il y a une fenêtre avec une vendeuse derrière. On doit lui dire ce qu’on veut en fonction de ce qu’il reste. Elle pèse tout sur une grande balance bleue avec une flèche qui oscille. Sur un plateau elle pose ce qu’on achète, sur l’autre elle met des cylindres, quand la flèche du cadran est au centre, elle s’arrête. Ensuite elle fait claquer les perles en bois sur les tiges du boulier et annonce un chiffre. Ma mère tend les papiers carrés qui donnent le droit d’acheter et ensuite les roubles. Sans les papiers carrés, les roubles ne servent à rien. » p. 39

Octobre 1993. À Moscou, ma mère fait les valises. Mon père nous attend à l’endroit qui s’appelle la France. On ne peut pas prendre tout ce qu’on veut, il faut choisir ce qu’on laisse et ce qu’on emporte. Ma mère passe en revue et sélectionne selon des critères qu’elle seule connaît. Moi je veux un chat en tissu jadis blanc devenu gris qui s’appelle Tobik. Lui et rien d’autre. Ma mère tranche. C’est non, il est trop gros. Si on a trop de bagages, on devra payer très cher. J’apporte Tobik dans la chambre avec balcon, là où sont les sacs. La TV est allumée en fond mais personne ne la regarde. Les grosses boîtes kaki à kaléidoscope sont réapparues. Maintenant, je sais que ce sont elles les «tanks». p. 46

À propos de l’auteur
PANASSENKO_Polina_©Patrice_NormandPolina Panassenko © Photo Patrice Normand

Polina Panassenko est née à Moscou. Elle est auteure, traductrice et comédienne. Après des études à Sciences-Po Paris elle suit une formation en art dramatique à la Comédie de Saint-Étienne et à l’École-studio du Théâtre d’Art de Moscou (MKhAT).
En 2015, elle a publié Polina Grigorievna, une enquête parue aux éditions Objet Livre. Tenir sa langue est son premier roman. (Source: Éditions de L’Olivier)

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Tu mérites un pays

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En deux mots
Layla est convoquée pour un «entretien préalable en vue d’une naturalisation». L’occasion pour la jeune fille de revenir sur son parcours, de nous faire partager son quotidien difficile et de réfléchir à «ce qui fonde la France et fait un Français». Le tout au milieu de galères et d’autres galériens.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Comment ne plus être étrangère

Après nous avoir régalés avec La dédicace, Leïla Bouherrafa confirme son talent de romancière en nous racontant le parcours d’obstacles de Layla en vue de sa naturalisation. L’occasion d’une réflexion teintée d’humour sur ce qui fait la France et les Français.

Il aura suffi d’une rencontre un peu inhabituelle chez l’assistante sociale du XXe arrondissement et la remise d’un courrier qui l’invitait à un entretien en vue de sa naturalisation pour que la vie de Layla bascule.
En retrouvant toutes ses compagnes d’infortune dans le Dorothy, l’hôtel de Ménilmontant où elle loge, elle se sent déjà différente, même si toutes partagent la douleur de l’exil et le manque. Le manque de sa mère restée au pays contre sa volonté, de sa cousine Malika, de son cousin Jamil, de son oncle Farouk et du ciel. C’est ce qu’elle aimerait expliquer au docteur Bailleul, mais qu’elle préfère taire comme le rêve récurrent qu’elle fait et dans lequel elle se voit transformée en anguille. Car elle ne veut pas être prise pour une folle ou réduire ses chances d’obtenir la nationalité française.
Alors, malgré les contingences d’un quotidien difficile – elle est payée des clopinettes pour nettoyer les toilettes du restaurant de Mme Meng – elle va essayer de soulager le quotidien de ses frères de misère. Elle décide d’accompagner son ami Momo à l’hôpital psychiatrique, lui dont la bouffée délirante a fait quelques dégâts. On lui trouvera toutefois des circonstances atténuantes, lui qui est harcelé par la mairie de Paris parce que son administration souhaiterait qu’il rase sa barbe, jugée inappropriée pour un responsable de manège. Elle va tenter de retrouver un logement à une vieille dame dont l’immeuble s’est effondré à Bagnolet. Elle va même essayer de s’intéresser à l’inspecteur des services d’hygiène qui doit décider si le Dorothy est insalubre ou simplement indécent. Le tout sans oublier sa mission la plus urgente qui est de réfléchir à «ce qui fonde la France et fait un Français».
Comme elle l’avait déjà si bien fait dans son premier roman, La dédicace, Leïla Bouherrafa capte toute l’absurdité du monde avec une plume allègre, mêlant une douce ironie, un humour délicat avec une réalité implacable. Alors la solidarité et l’humanité arrivent à se frayer un chemin dans des situations qui semblent désespérées. Alors même la machinerie administrative, dans toute sa complexité et son côté kafkaïen, va laisser entrevoir un soupçon d’espoir. Je ne sais pas si Leïla Bouherrafa mérite un pays, en revanche je suis sûr qu’elle mérite toute notre attention !

Tu mérites un pays
Leïla Bouherrafa
Allary éditions
Roman
304 p., 000 €
EAN 9782370734068
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Tu dois être la jeune femme la plus heureuse du monde. »
Ce sont les mots de Marie-Ange, dans son bureau d’aide aux réfugiés, lorsqu’elle tend à Layla sa convocation pour être naturalisée.
Mais que signifie « être la jeune femme la plus heureuse du monde », quand on a laissé là-bas tous les siens, qu’on vit au Dorothy, hôtel insalubre tenu par un marchand de sommeil, et que son job consiste à rendre impeccables les toilettes du café de Mme Meng ? Quand le tendre Momo, son ami, sa boussole, est obligé de fermer son merveilleux manège parce que la Mairie de Paris le juge « trop barbu », ou que sa colocataire Sadia, sa belle, rebelle Sadia, s’humilie pour une poignée d’euros ?
Vibrant de colère et d’humanité, Tu mérites un pays raconte le parcours du combattant d’une exilée dans cette France où l’on n’est jamais tout à fait « assez français ». L’histoire, aussi, d’une émancipation, portée par une langue à la fois mordante et poétique, singulièrement puissante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Lolita Francoeur)
Gernigon.info

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Les premières pages du livre
« Prologue
Même une allumette peut provoquer un incendie.

Sur une anguille
Je rêvais souvent que j’étais une anguille.
C’était toujours le même rêve. Je regardais la mer, et cette mer était trouble et agitée quand, soudain, j’apercevais dans l’eau une anguille qui nageait à contre-courant en se faufilant, c’est-à-dire qu’elle ne nageait pas tout droit mais en zigzaguant, comme un serpent.
Je ne sais pas pourquoi je rêvais que j’étais une anguille. C’est un animal qui n’est même pas sacré, qui se laisse attraper facilement et dont on se fout, comme on se fout des femmes, c’est-à-dire éperdument. Pourtant, dans mon rêve, je sentais que je n’étais pas ce genre d’anguille qui se laissait attraper facilement et dont on se foutait éperdument. J’étais simplement une anguille qui se faufilait et traversait la mer à contre-courant, persuadée qu’elle ne se ferait jamais attraper.
Je ne sais pas pourquoi je faisais ce rêve ni pourquoi je le faisais si souvent.
Ma mère, restée au pays contre sa volonté, disait que les rêves ont toujours un sens et que, si on cherchait à les comprendre, ils pouvaient nous révéler ce que l’on avait à l’intérieur de soi. Moi, je pensais que, pour savoir ce que l’on avait à l’intérieur de soi, le plus simple aurait été de s’ouvrir en deux avec un couteau bien tranchant, de part en part, d’un bout à l’autre. Sûrement que si l’on m’avait ouverte en deux, à cet instant, on aurait trouvé de la chair, du sang, de l’angoisse – car c’est de ça que sont faites la plupart des femmes –, mais aussi ma mère restée au pays contre sa volonté, ma cousine Malika, mon cousin Jamil, mon oncle Farouk et, parmi eux, cette anguille qui passait mes nuits à nager à contre-courant, à l’intérieur de moi, en se faufilant.
Je réfléchissais souvent à ce rêve. Je me demandais pourquoi, pourquoi une anguille, mais je ne parvenais jamais à trouver une réponse qui me satisfaisait entièrement. La vérité de ce rêve semblait toujours m’échapper, me filer entre les doigts telle une anguille sûre qu’elle ne se fera jamais attraper. Parfois, quand j’étais lasse de réfléchir, je me disais simplement : « Peut-être parce que les anguilles n’ont besoin que de la mer, et pas d’un pays », mais je me le disais comme les hommes font leurs promesses, c’est-à-dire sans grande conviction.

Sur la jeune femme la plus heureuse du monde
Je n’étais pas une anguille.
J’étais une étrangère, dans un pays étranger, et c’est ce qui me valait d’avoir rendez-vous une fois par semaine dans le bureau surchauffé de Marie-Ange.
Chaque fois que je m’y rendais, je me disais qu’il aurait mieux valu être une anguille. C’est que le bureau de Marie-Ange était toujours rempli de gens dont les problèmes consistaient pour la plupart à être alcoolique, syrien ou mère célibataire, et c’était le genre d’endroit qui vous rappelait sans cesse votre condition.
Ce matin-là, j’ai tout de suite su que Marie-Ange me cachait quelque chose car lorsque je suis entrée dans son bureau elle souriait avec les dents, ce qui lui arrivait rarement à cause de son métier qui l’obligeait à assister socialement toute la misère du 20e arrondissement.
Quand je suis entrée, Marie-Ange m’a fait asseoir gentiment sur une chaise puis elle a joint les mains comme si elle s’apprêtait à faire une prière et la voir comme ça, ça m’a presque donné envie d’être catholique.
Ses doigts étaient beaux, longs et fins, et ses ongles étaient parés d’un blanc nacré qui les faisait ressembler à de petits nuages.
Marie-Ange a ouvert un des tiroirs de son bureau et elle m’a dit : « J’ai un courrier pour toi. » Elle a alors sorti une enveloppe qu’elle a agitée sous mon nez en souriant et ça m’a confortée dans l’idée qu’il se passait un truc inhabituel : tous les courriers que je recevais impliquaient soit de se rendre à la préfecture, soit de rendre de l’argent, mais en aucun cas de sourire avec les dents.
J’ai jeté un regard à l’enveloppe que Marie-Ange tenait entre ses mains dans l’espoir qu’elle me donne un indice sur son contenu, mais c’était l’une de ces enveloppes à fenêtre, blanche, rectangulaire, comme il en existe des millions dans le monde, et encore plus dans l’Administration française.
Une enveloppe tout ce qu’il y a de plus banal, qu’on n’aurait jamais cru capable de transporter quoi que ce soit d’important, et surtout pas une destinée.
Après un moment, Marie-Ange s’est décidée à me la tendre et, en me la donnant, elle m’a dit : « Ouvre ! », comme si, une fois entre mes mains, j’avais pu penser à en faire tout autre chose. La brûler ou la déchirer en mille morceaux.
Entre mes mains, l’enveloppe était légère comme une plume.
De près, je me suis rendu compte qu’elle était un peu abîmée sur les bords mais que l’ouverture était nette, propre, d’une précision presque chirurgicale.
J’ai pensé que Marie-Ange avait dû utiliser un coupe-papier.
Je l’ai ouverte délicatement comme s’il s’agissait d’un objet très précieux.
De l’intérieur, j’ai sorti une feuille blanche pliée en trois, à la manière de l’Administration française, et je me suis mise à lire. À mesure que mes yeux parcouraient les mots sur la page, j’ai senti une vague de chaleur se propager dans tout mon corps, de mes orteils jusqu’à mes paupières, et ça m’a rappelé ce que je ressentais lorsque je passais mes journées d’été à plonger dans la mer, là-bas, avec ma cousine Malika.
À la fin de ma lecture, mon cœur s’est mis soudain à battre un peu plus vite, un peu plus fort, à la façon dont battent les cœurs lorsqu’ils croient frôler l’espoir, ou bien la mort.
Quelque chose en moi s’est pétrifié mais je ne me suis pas vraiment inquiétée car je pensais que c’est ce que l’on ressentait lorsqu’on avait rêvé d’une chose pendant longtemps et que cette chose finissait par arriver.
Être pétrifiée.
J’ai relevé la tête vers Marie-Ange afin de trouver dans ses yeux une lueur qui me confirmerait que j’avais bien compris. Chaque fois que je la regardais, je me disais qu’elle ressemblait à une fourmi. C’était à cause de ses lunettes qui lui faisaient des yeux toujours plus gros que le ventre, et le reste. Je l’ai regardée et elle souriait encore – même si elle avait enfin rangé ses dents. Comme je restais silencieuse, un peu tremblante, un peu choquée, elle a rompu le silence – ça se voyait que cette femme adorait rompre les silences – et c’est là qu’elle m’a sorti une chose qui m’a pétrifiée un peu plus encore.
Elle m’a dit : « Tu dois être la jeune femme la plus heureuse du monde. »
Je suis restée immobile, silencieuse, incapable de prononcer quoi que ce soit.
Je voulais lui répondre, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge, comme s’ils étaient des insectes minuscules et que ma gorge était une toile d’araignée.
À cet instant, je ne pensais plus du tout à mon rêve d’anguille, ni à la nouvelle que je venais d’apprendre ni à ce que je ressentais en plongeant dans la mer, là-bas, avec ma cousine Malika.
Je pensais à la jeune femme la plus heureuse du monde.
À vrai dire, il m’arrivait souvent de penser à elle. Je pouvais être en train de faire n’importe quoi, n’importe quelle activité du quotidien, puis m’arrêter subitement et penser à cette fille. Dans ces moments-là, je cessais tout ce que j’étais en train de faire et je me disais : « C’est sûr qu’à cet instant il existe quelque part dans ce monde une jeune femme plus heureuse que toutes les autres et qui ignore totalement qu’elle est la jeune femme la plus heureuse du monde. » J’essayais toujours d’imaginer à quoi cette fille pouvait bien ressembler. Je ne sais pas pourquoi, mais dans mon esprit elle avait toujours une allure folle avec de longs cheveux châtains qui lui tombaient en cascade sur les épaules, de beaux vêtements et un regard à vous faire tomber par terre.
J’imaginais cette fille en train de vivre sa vie de jeune fille, à contempler le ciel et à faire de grands projets inutiles, le tout sans se douter un seul instant qu’elle était la jeune femme la plus heureuse du monde. C’est pourquoi, lorsque Marie-Ange m’a dit que je devais être la jeune femme la plus heureuse du monde, je suis restée tout à fait immobile, silencieuse, incapable de dire quoi que ce soit, pour la simple raison que la particularité de la jeune femme la plus heureuse du monde est de ne jamais savoir qu’elle l’est.
Je trouvais cette idée à la fois belle, cruelle et révoltante.
Et cette idée me tuait. »

À propos de l’auteur
BOUHERRAFA_Leila_©kate_fichard

Leïla Bouherrafa © Photo Kate Fichard

Leïla Bouherrafa est née en 1989 à Paris. Elle a enseigné le français dans une association qui accueille de jeunes réfugiés. Elle est l’autrice de La Dédicace (2019), prix du premier roman du salon du livre du Touquet Paris-Plage. Son deuxième roman, Tu mérites un pays est paru en août 2022.

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Et ils dansaient le dimanche

PIGANI_et-ils-dansaient-le-dimanche  RL-automne-2021

En deux mots
En 1929 Szonja quitte la Hongrie pour venir travailler dans les usines textiles de la région lyonnaise. Les rêves de liberté qu’elle caresse vont vite se heurter à la dure réalité des cadences infernales et des odeurs toxiques. Peut-être qu’un mari pourra lui ouvrir de nouvelles perspectives.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Szonja ou la vraie vie

Paola Pigani s’est plongée dans l’histoire industrielle de la région lyonnaise pour retracer le destin des immigrés engagés pour produire la soie artificielle. À travers l’histoire de Szonja, ce sont les luttes ouvrières des années 1930 qu’elle fait revivre.

Deux jeunes filles essaient de dormir un peu dans le train qui les mène de Budapest à Lyon. Márieka et Szonja font partie d’un contingent d’ouvrières recrutées en Hongrie pour servir de main d’œuvre dans les usines de viscose. Depuis 1923, de «bons patrons» recrutent à tour de bras, notamment en Italie, en Pologne et en Hongrie, mais aussi en Arménie et en Espagne pour faire tourner ces usines monstrueuses ou la chimie transforme les matières premières en soie artificielle.
À peine débarquées de la gare de Perrache, un bus les conduit dans un pensionnat aux règles strictes où les religieuses les logent et les nourrissent contre un loyer défalqué de leur paie qui est inférieure à celle des françaises et à celles des hommes qui touchent 3,50 francs de l’heure. Là encore, il n’est pas question de se reposer, le travail attend. Après avoir pointé, dix heures éprouvantes attendent les salariés dans des relents de vapeurs chimiques. Pour Szonja comme pour les autres, il faut tenter d’apprivoiser les étapes de fabrication, tenir la cadence, apprendre une langue et des termes techniques qui ne lui disent rien.
«Szonja fixe des yeux les flottes de viscose, ces écheveaux visqueux; il lui faut rester attentive à la transformation de la matière souple jusqu’au débit du fil sans fin qu’elle tire avec les mêmes pensées. Elle se crée des rituels, imagine des choses pour oublier la fatigue, y fait un nœud mental à chaque heure écoulée de la matinée. Ensuite, elle oublie, puise dans la coulée des gestes répétitifs. Une mélancolie nouvelle s’étire alors, tandis que la pluie s’abat sur la verrière.»
Au fur et à mesure que les semaines passent, il n’y a guère que les sorties dominicales avec ses sœurs d’infortune qui mettent un peu de baume au cœur. Elles font alors le constat de leur échec. Leur rêve de liberté s’est transformé en une nouvelle servitude que leur maigre pécule ne pourra compenser. Reste la perspective de trouver un mari, de quitter le pensionnat Jeanne d’Arc, de fonder une famille. Méfiante, Szonja finit par répondre aux avances de Jean et accepte de l’épouser. Le couple va pouvoir emménager dans un appartement au quatrième étage de la cité. Une nouvelle expérience qu’ils doivent Gérer, trouver leurs marques, afin de partager au mieux leur quotidien de misère. Mais le combien le conte de fées est bien loin et très vite les soucis se transforment en griefs puis en coups. La crise de 1929 se fait aussi sentir aussi à Vaulx-en-Velin. Le travail se fait plus rare. Il faut fermer des unités, licencier. Le tout accompagné de relents xénophobes. Ceux qui échappent à la porte voient leurs conditions de travail se dégrader encore. La maladie, l’alcool et la violence domestique sont des fléaux qui s’étendent bien plus vite que les mouvements syndicaux qui réclament juste un peu de justice sociale.
En étudiant les archives et en fouillant la mémoire ouvrière, Paola Pigani ne donne pas uniquement de la chair et de la véracité à son récit, elle brosse un pan d’histoire qui résonne tout particulièrement aujourd’hui, au moment où une frange croissante de la population voit dans les immigrés la cause de tous leurs maux. Vision simpliste et nauséabonde qui ne tient pas au regard d’une réalité bien plus complexe. Szonja n’est pas sans rappeler, bien des années plus tard Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli ou encore, pour la solidarité ouvrière, le Germinal de Zola. Un roman fort, de ceux qui laissent une marque indélébile à ses lecteurs.

Et ils dansaient le dimanche
Paola Pigani
Éditions Liana Levi
Roman
240 p., 19 €
EAN 9791034904303
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Vaulx-en-Velin et dans la région lyonnaise. On y évoque aussi les pays d’origine des migrants, et principalement la Hongrie et l’Italie.

Quand?
L’action se déroule de 1929 à 1936.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sur le quai de la gare de Perrache, un jour de l’année 1929, une jeune Hongroise, Szonja, a rendez-vous avec son avenir : la France où brillent encore les Années folles et l’usine qui l’a embauchée à la production de viscose. Répondre au désir des femmes d’acquérir ces tissus soyeux à bas prix ne lui fait pas peur. Son rêve, c’était de quitter le dur labeur de paysanne. À Vaulx-en-Velin, dans la cité industrielle, elle accepte la chambre d’internat chez les sœurs, les repas au réfectoire et les dix heures quotidiennes à l’atelier saturé de vapeurs chimiques. Les ouvriers italiens ne font-ils pas de même ? Elsa, Bianca, Marco et les autres tiennent les rythmes épuisants, encaissent les brimades des chefs, inhalent les fumées nocives contre de maigres salaires. Cela ne les empêche nullement de danser le dimanche au bord de la Rize.
Dans ces modestes vies d’immigrés, la grande crise fera irruption, amenant chômage, mise à l’écart des étrangers et affrontements avec les ligues. Portée par une inébranlable solidarité et une détermination à vivre, la colère constituera le socle de leur rassemblement, jusqu’à aboutir au Front populaire.
Après les soyeux, la légende lyonnaise des viscosiers.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
L’usine Nouvelle (Christophe Bys)
France 3 Auvergne Rhône Alpes (Franck Giroud)
SoundCloud (Lyon demain, Gérald Bouchon)
Blog Le tourneur de pages
Blog Surbooké (Laurent Bisault)
Blog Le fil de Mirontaine
Blog Alex mot-à-mots


Paola Pigani présente Et ils dansaient le dimanche © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Prologue
« Je t’attends, je serai patiente », m’a-t-elle dit dans un rêve, son visage voilé par un rideau. À peine ai-je eu le temps de distinguer une silhouette, des boucles brunes, des jambes maigres au ras d’une combinaison, une poignée d’épingles à cheveux sur une sorte de guéridon. De toutes mes forces, j’ai essayé de retrouver ses traits, de parfaire le rêve, donner chair à une image furtive, l’habiller de temps, de mémoire. Je serai patiente.
Ces mots m’ont poursuivie alors que je tentais de distinguer la provenance d’un bruit étrange dans la chambre. Il m’a semblé entendre une feuille tomber, puis deux. J’ai arpenté mon petit périmètre de silence. Le bruit a repris, comme la chute d’une présence infime. J’ai laissé mon regard flotter de part et d’autre de la pièce, oubliant tout ce qui pouvait parvenir de l’extérieur, oubliant la ville et ses rumeurs d’asphalte, le soleil trop fort qui cognait au carreau. Aux aguets entre les murs, je me sentais devenir la proie de moi-même. C’est alors que j’ai aperçu contre la plinthe une sorte de phasme, un brin de vie mi-paille mi-herbe qui tentait de retrouver le plein air, le plein jour, la pleine clarté. Une créature minuscule, une fibre froissée dans un coin de ma chambre et de ma vie.
« Je t’attends, je serai patiente, je reviendrai. » C’était elle, la femme de mon rêve. J’ai compris alors que je partirais de rien, d’un soupçon d’existence, d’un fil de rayonne aussi ténu que celui d’une araignée.
J’allais devoir écarter le rideau doucement, l’approcher, la nommer, la déloger aussi d’une des alcôves de la mémoire ouvrière. Cerner son histoire traversée de toutes les fatigues, de tous les élans. Suivre la ligne de l’Est jusqu’au passage des migrants, m’attacher à ceux qui avaient fondé une ville de banlieue autour d’une des plus grandes usines de textile artificiel en France, marcher dans les gravats, imaginer derrière chaque pan de l’effondrement ce qui s’était construit de la solidarité. Une épopée ouvrière, cosmopolite et fragile, au siècle dernier.
Parce que rien n’éblouit cette mémoire, sinon les traces de l’effort humain.

Épaule contre épaule, leurs deux visages dans l’anse de leurs cheveux mêlés. Impossible pour l’une de remuer une main sans réveiller l’autre. Szonja s’est endormie contre Márieka. Ni elles ni ceux du convoi ne traverseront l’océan, n’atteindront les Amériques. Tous suivront la voie tracée dit-on par MM. Gillet et Chatin. De bons patrons les attendent en France, convoitant depuis 1923 une main-d’œuvre servile et bon marché, qui ont cru en l’avènement de la viscose, cette soie artificielle dont se vêtent déjà à bas prix toutes les femmes d’Europe, dont on va pouvoir fabriquer les meilleurs parachutes pour la prochaine guerre.
Lorsqu’elle se réveille, Szonja fixe à l’angle du wagon les reposoirs en bois où valises et cabas à provisions ont été hissés. Une louche en cuivre dépasse de l’un d’eux et prend la lumière des réverbères à chaque gare. Un petit soleil témoin pour elle seule. Le voyage est si long depuis Budapest qu’un fragile mouchoir de poussière s’est accroché à la hauteur des rideaux en gros drap. Son regard oscille entre ces deux points d’accroche.
Des poivrons, des oignons crus passent de main en main, puis des œufs durs, des petits pains au pavot. Szonja voudrait tout avaler à la fois sans rien connaître des villes traversées – Vienne, Linz, Munich, Berne, Genève – ni des villages perdus dans le magma de la nuit. Être déjà arrivée, trois ou quatre jours plus tard à Lyon avec une vraie faim, un espace dans son corps et dans sa tête où pourraient s’incruster l’attente, le désir, une autre Szonja.
Pour l’heure, elle a du mal à se déplier dans ce compartiment où les voyageurs sont tellement serrés les uns contre les autres. Entre les pépiements des femmes, les montées de tabac des hommes et le tempo régulier du train sur les rails, elle n’a droit qu’à un sommeil coupé menu. Elle sait à peine ce qui l’attend, là-bas, un contrat pour quelques mois, chambre et repas dans un pensionnat dont les frais seront prélevés sur sa paie. Travailler dans une usine en France, loin des paysans de Sárvár, des champs de houblon, de betteraves, avoir une place parmi les hommes, gagner son propre argent. Szonja ne pense pas à être libre. Le pays qui s’annonce au-delà des brumes n’a pas de contours. Liberté et rêve ne ressemblent à rien.
Dans les couloirs du wagon, le petit monsieur à chapeau gris repasse pour la troisième fois avec une jeune femme qui traduit en hongrois ses consignes à tous. Ensemble, ils vérifient les noms sur un registre que l’homme tient avec autant de dévotion qu’une bible, s’assurent que personne ne manque, qui aurait renoncé la veille du départ, ravalé par une fiancée ou une mère en larmes, ou par le sentiment de trahir les siens. Peut-être se sent-il prophète à cette heure, l’homme si grave au registre, ayant le devoir de guider leur petit peuple indigent ? Parmi les six cents voyageurs, près de la moitié ira à Vaulx-en-Velin, en périphérie de Lyon, les autres à Izieux et à Échirolles. Un contingent a déjà été détaché pour une usine de Colmar.
L’aventure en grise certains. Pour eux, la chance penche vers des collines, des rivières, des villes aux vitrines illuminées. Pour les autres, la peur se niche entre les mains croisées sur des genoux secs et sages. Ne pas remuer l’air, ne pas réagir à la promiscuité, ne pas entraver l’allant dans le convoi des vaillants.
Avant la prochaine gare, un couple s’agite, s’habille à la hâte. L’homme enjambe plusieurs paires de genoux couverts d’enfants et de victuailles, saisit leur unique valise. Sa femme secoue la tête sans un mot face aux visages étonnés du wagon entier. Tous les deux se dirigent vers le bout du couloir avant de sauter comme des fugitifs sur le quai désert. Des centaines d’yeux les regardent disparaître dans le noir. On ne veut pas savoir s’ils ont raison ou tort, s’il faut croire à la suite aveugle du voyage pour émigrer dans l’espoir.
Szonja imagine qu’après ce train il y en aura d’autres, et au bout des voies ferrées un tramway ou un autocar jusqu’à l’usine. Ses chaussures sentent déjà l’immobilité moite. Elle les ôte, traverse le wagon en socquettes, puis le suivant, une forêt avec ses odeurs fauves, ses hommes à la lisière des compartiments qui fument et l’avalent du regard. Elle s’écarte d’eux, se plaque contre les parois du couloir pour éviter de les frôler. Un grand brun lui glisse tout bas qu’elle ressemble à Erzébet Simon, lui demande si elle est juive, comme cette Miss Europa 1929 qui vient d’être élue plus belle femme d’Europe, beauté consolante pour le peuple hongrois depuis la dislocation de l’Empire. Szonja s’éloigne des garçons, ne rougit même pas à leurs allusions. Ils sont quelques-uns, comme eux, à vouloir mettre à profit les longues heures du voyage pour faire la cour aux filles, gagner du temps, ne pas risquer de les voir un jour entre les bras d’un Français. Ils rêvent de fiançailles sauvages en chemin de fer. Ils aimeraient franchir à deux, enlacés, les grilles du paradis de l’Homme nouveau.
Le crépuscule brouille les visages dans les coursives mal éclairées. Szonja revient s’affaler sur la banquette du wagon. La pluie bat les vitres tandis que ses voisins mangent un fruit en silence, gardent le plus longtemps possible leur couteau dans une main, un morceau de pain dans l’autre, pour que dure le goût d’hier. Leurs doigts attentifs autour du fruit ou de la miche déjà un peu rassie.
La jeune fille essaie de les oublier et de rendormir les dernières images qui s’enroulent autour d’elle comme la vieille laine de son chandail où glissent ses mains froides.
C’était quelques semaines avant le départ. Elle était restée assise sur un talus en bordure de champ, avait frotté la terre qui maculait ses bas de laine, s’était relevée un peu trop brusquement comme pour secouer le ciel de bruine et l’impression d’appartenir à un monde las. Une oie s’était approchée de la mare, à dix pas de Szonja, lourde et laide dans son gloussement poussif. Cette vision de grasse volaille sans désir de voler l’avait soudain traversée. Non, elle n’allait pas devenir ainsi. Faire sa vie avec un paysan de Sárvár ou de la plaine de Pécs. N’avoir pour horizon que des lignes tremblantes de blé, les houblonnières, les touffes bleues des choux, le vieux verger du père. Ne porter qu’une robe par saison, les mêmes chaussures toute la vie pour les mêmes routes villageoises.
Sa cousine Márieka l’avait rejointe et elles étaient allées à l’épicerie acheter du sucre et du fil à coudre, s’étaient attardées dans leurs rires, l’oubli des besognes, avaient gaspillé quelques minutes encore à lire des avis à la population sur le mur de l’école. Un vol de cigognes était passé au-dessus de l’église. Leurs deux visages tournés vers le ciel avaient suivi les ailes, les nuages dans la même blancheur de céruse, un flou presque sale. Szonja avait tiré sa cousine par la manche et l’avait contrainte de revenir sur leurs pas. Peut-être n’avaient-elles pas tout saisi de l’affiche de recrutement.
« Recherchons ouvriers hommes, femmes de seize à quarante ans, familles, couples, célibataires bien-portants pour un travail dans une nouvelle usine de textile en France. Contrat de trois mois renouvelable en fonction de la valeur à la tâche. Transport et logement assurés et déduits de la paie par quinzaine. Se présenter ici même le 4 novembre à partir de neuf heures. Priorité sera donnée aux anciens ouvriers de l’usine de Sárvár. »
Elles s’étaient demandé un instant ce que signifiait « bien-portants », s’étaient tâté les bras et pincé les hanches. Oui, elles pouvaient prétendre à un travail d’ouvrières là-bas, loin des terres magyares et de leurs hommes à longue moustache. Le balancement du panier qu’elles tenaient à deux avait repris entre leurs jupes. Márieka avait fait halte soudain. Grave, elle avait cherché dans les yeux de Szonja ce bleu d’enfance qui dansait encore. Lui avait secoué les mains. « Toi et moi, on va y aller ! »
Deux bouches en moins à nourrir dans leurs familles. Moins de draps à laver. Deux bouches à remplir de mots nouveaux, France, ouvrière, usine. Deux bouches qui redoubleraient d’audace, d’une faim vorace. Elles allaient se faire leur propre dot d’avenir.
Puis tout était allé très vite. Être pauvre, c’est savoir se jeter sans état d’âme dans un ailleurs. Plier sa vie dans une valise en carton bouilli, entre quelques vêtements et des rêves de second choix.
Leur grand-mère leur avait donné un coupon de tissu qu’elles avaient partagé pour se coudre deux robes identiques toutes droites, et avec les chutes elles s’étaient fait des rubans un peu grossiers pour se nouer les cheveux. Elles n’en aimaient pas le motif, des rayures gris et grenat. Elles n’aimaient ni leurs souliers plats, ni les premières, ni les dernières lamentations de la grand-mère, ni l’idée de monter dans un train interminable avec des villageois trop familiers.
Un matin, déjà éprises de leur nouvelle vie, elles avaient coupé leurs lourdes nattes pour dégager leur nuque, à la mode de Budapest, et elles s’étaient promis de ne jamais porter de fichu sur la tête. Une envie d’avoir une longueur d’avance sur la beauté des femmes alors que leurs pommettes rosies et leur allure gauche trahissaient encore leurs dix-sept ans. Les parents, eux, ne disaient rien, leurs filles ne partiraient pas pour longtemps, six-huit mois tout au plus. On les avait recommandées aux agents du recrutement et au prêtre, garant de la moralité des travailleurs : des jeunes filles droites et courageuses, ayant déjà embauché à la sucrerie près de Sárvár. Au moins, elles reviendraient avec un peu d’argent, après cette crise qui jetait tant de désœuvrés sur les routes.
La veille du grand départ, Szonja avait encore aidé le père à remplir un tombereau de betteraves, poussé les oies dans leur enclos, curé ses ongles terreux, lavé ses cheveux avec une excessive lenteur, enduit ses mains de saindoux pour en atténuer les gerçures. Puis elle était allée vider la bassine dehors pour regarder le soleil rougir les chaumes derrière le puits. Elle avait voulu provoquer contre l’anse du seau en zinc le petit cri de rouille de la chaîne qui l’amusait enfant, se donner le courage de balancer aussi les doutes et les craintes de la grand-mère. Après ça, ne rien entendre, ne plus rien voir, laisser l’eau noire, au fond, tout au fond. Tourner en rond dans le jour finissant, essayer de repousser la lumière alentour, penser à des choses simples et idiotes.
Szonja avait juré, craché sur le cuir de ses chaussures qu’elle les jetterait par la fenêtre du train même si elle n’en avait pas d’autres. Avec une vieille chaussette, elle les avait pourtant fait briller autant que possible pour leur donner un aspect neuf malgré les traces de betterave mauves. Elle avait usé encore de crachats pour ne pas gaspiller le cirage, changé les lacets effilochés. Bientôt elle marcherait sur le quai d’une gare, dans les rues d’une ville inconnue, se tiendrait autrement au bras de Márieka, le cou dégagé. Elles seraient deux marcheuses de l’avant, éprises d’une légèreté qui claquerait au soleil.
Ensemble, les deux cousines avaient préparé des œufs durs, du pain, glissé à l’intérieur des miches des messages de chance griffonnés sur des bouts de papier roulés, choisi des pommes pas trop mûres, cassé des noix, saupoudré des petits fromages de paprika et de poivre. Les éternuements de Szonja s’étaient mêlés aux larmes de sa cousine pour lui revenir en rires soulevant son corps de spasmes nerveux. Un instant, elles s’étaient laissées aller, sans aucun mot à la bouche, à des grimaces mêlant peur contenue et excitation idiote.
Au moment de partir, Szonja avait regardé trembler ce qu’il y avait de plus réel dans sa petite vie, les branches nues du tilleul dans la cour dont l’ombre sèche passait et repassait sur leur grand-mère assise au milieu des volailles, les mains serrées autour de l’écuelle de maïs. La vieille dame avait levé les yeux vers elles. De ses lèvres s’écoulait une prière. Seule Szonja l’avait deviné.
Entre les arrêts du train pour recharger la locomotive en eau et charbon, une fatigue inexorable s’accumule, dans l’attente d’une escale plus longue. À Vienne, heureusement, les passagers ont pu arpenter les grands halls, acheter du pain frais, du lait, quelques crêpes, du tabac. Ils ont dû compter chaque pièce avec anxiété, prendre garde à réserver un peu d’argent pour les prochaines étapes. La plupart d’entre eux n’ont pas changé leur peu de monnaie hongroise. Pour les dernières escales en Suisse, en France, ils se contenteront d’aller aux toilettes, de respirer l’odeur métallique des gares.
Après deux jours de voyage, le train siffle longuement avant de s’arrêter au milieu de nulle part. Il faut habituer ses yeux aux fumées et vapeurs qui se mêlent au brouillard épais pour distinguer un semblant de gare et les toits d’une ville presque irréelle. Où sont-ils ? dans quel pays ? Les mécaniciens de la locomotive sautent sur le quai, affolés. Seuls le petit homme en gris et la traductrice sont autorisés à descendre pour s’informer : ils préviennent qu’on ne repartira pas avant plusieurs heures. Ils longent le train entier sous les fenêtres, répétant l’information et interdisant toute sortie. On détache la locomotive. L’opération secoue les premiers wagons et transmet l’onde d’inquiétude aux suivants jusqu’à l’extrémité perdue dans la brume.
Une nuée de corneilles afflue : de vieilles femmes tout en noir qui se précipitent et sortent de leurs cabas maintes choses à vendre. Leur haleine fume dans l’air glacé. Leurs mains qui semblent avoir été passées au brou de noix tendent à la portière et aux fenêtres des petits fromages, des chaussettes en tricot, des flacons d’eau-de-vie, des pommes. Après un bref marchandage, Szonja et Márieka en achètent quatre pour le prix de deux. Un géant passe ses gros bras à travers la vitre pour tirer à lui un sac entier. Il agite deux billets, demande encore trois fioles d’eau-de-vie. Des envieux regardent ses achats passer par les fenêtres, laissant entrer le froid. Szonja et Márieka ont l’impression de ne manger que des pommes depuis trois jours, ça lave les dents, ça fait briller nos bouches, mais une heure après, on a encore faim. Tant pis, elles s’en contenteront.
Toutes les vieilles s’agglutinent pour écouler le reste de leurs marchandises. Le monsieur gris essaie de les chasser en déclarant que, dans ce train à destination de la France, on n’a besoin de rien. Il crie presque À DESTINATION DE LA FRANCE. Mais dans ce convoi pour la France, on n’a prévu que l’eau et le pain, durci en moins d’une nuit.
Les pauvres femmes finissent par disparaître dans la brume, un fatras d’ailes sombres laissant derrière elles l’impression d’une halte dans une contrée hors du temps.
On ne sait plus si on attend le soleil ou la lune. Les va-et-vient reprennent dans les couloirs. Des soupirs de résignation gagnent tous les compartiments, que couvrent peu à peu les bruits d’allumettes qu’on craque pour une pipe, une cigarette, une lampe torche. Entre le froissement des pages tournées, missels ou journaux, le fil des bavardages las, des berceuses murmurées.
Le train repart enfin à la nuit tombée.
Les garçons qui ont remarqué Szonja repassent dans le couloir, insomniaques et nerveux. Szonja détourne la tête, baisse les yeux dans l’espoir qu’ils ne la reconnaissent pas, essaie de dormir un peu dans les bruits de papiers froissés, de mâchoires appliquées. Ils dévisagent toutes les jeunes filles, cherchent un peu de joie, en vain.
Márieka s’agite dans son sommeil, enfouit son visage dans son châle. Puis un à un s’éteignent les mouvements humains, le compartiment sombre dans le silence. Seule la plainte lancinante du train rythme la nuit. Szonja rêve qu’il s’arrête en plein champ. En quelle saison ? À quelle heure du jour ? Les wagons se vident en un instant. Une foule de femmes, d’hommes et d’enfants se répand dans l’herbe, sans bagage, sans chapeau ni manteau. Restée seule derrière la vitre du train, elle s’écrie « Revenez ! », mais personne ne l’entend.
Elle se réveille en sursaut. Tout le monde dort. Sauf une mère qui lange discrètement un bébé sur ses genoux. L’odeur des selles accroît le malaise de Szonja. La femme roule le linge souillé dans un vieux journal et, le temps de le porter dans le seau à déchets au bout du wagon, lui confie le petit. Elle caresse son crâne couvert d’un bonnet de coton, sa respiration lente lui fait du bien. Tous deux se laissent bercer jusqu’au retour de la mère. Les jeunes femmes échangent encore quelques signes. Une odeur de tabac s’échappe du couloir. L’aube est lente à venir. »

Extrait
« Szonja fixe des yeux les flottes de viscose, ces écheveaux visqueux; il lui faut rester attentive à la transformation de la matière souple jusqu’au débit du fil sans fin qu’elle tire avec les mêmes pensées. Elle se crée des rituels, imagine des choses pour oublier la fatigue, y fait un nœud mental à chaque heure écoulée de la matinée. Ensuite, elle oublie, puise dans la coulée des gestes répétitifs. Une mélancolie nouvelle s’étire alors tandis que la pluie s’abat sur la verrière. Elsa, à la sortie, la prend par le bras. » p. 46-47

À propos de l’auteur
PIGANI_Paola_Melania_AvantazoPaola Pigani © Photo Melania Avantazo

Paola Pigani est romancière et poète. Elle est l’auteure de trois romans remarqués, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (2013), Venus d’ailleurs (2015) et Des orties et des hommes (2019). (Source: Éditions Liana Levi)

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Rompre les digues

PIROTTE-rompre_les-digues  RL_hiver_2021

En deux mots
Renaud, quinquagénaire aussi riche que dépressif, promène sa mélancolie le long de la côte belge, accompagnée de son ami d’enfance et de quelques femmes qui l’empêchent de sombrer. Jusqu’au jour où il engage Teodora, une émigrée salvadorienne, dont les mystères vont le fasciner.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague»

C’est du côté d’Ostende qu’Emmanuelle Pirotte nous entraine avec son nouveau roman, superbe de mélancolie de d’humanité. Avec à la clef la rencontre d’un quinquagénaire dépressif avec une émigrée salvadorienne.

Pour son cinquième roman, Emmanuelle Pirotte a choisi de mettre en scène une famille de haute-bourgeoisie belge, ou ce qu’il en reste. Renaud en est le symbole à la fois le plus fort et le plus faible. Le plus fort parce qu’il rassemble tous les traits caractéristiques de sa lignée et le plus faible parce qu’après une tentative de suicide avortée dans sa jeunesse, ce quinquagénaire promène son mal de vivre en étendard.
Autour de lui, le personnel de maison vaque à ses occupations, à commencer par Staline. C’est ainsi qu’il avait surnommé Angèle, à son service depuis plus de quarante ans, et qu’il avait conservé malgré toutes les brimades qu’elle lui avait fait subir jeune, Jacqueline la cuisinière et son mari Henri, l’homme à tout faire. Mais c’est Teodora Paz, née à San Salvador le 20 novembre 1995, qui va jouer un rôle majeur dans cette histoire. Pour l’heure, elle s’occupe de trois enfants d’une famille belge installée à Marbella. Mais nous y reviendrons. Le premier cercle, autour de Renaud, se compose de François, le fils de la cuisinière, qui est l’ami de Renaud depuis ses six ans et qui partage avec lui son spleen, lui qui s’est jamais remis de la perte de son épouse, suite à un cancer. Licencié, il a vivoté grâce à des petits boulots avant de se retrouver au chômage et n’a plus vraiment envie de retrouver du travail. Clarisse, en revanche, est plus lumineuse. C’est auprès de cette tante, installée en Angleterre, qu’il trouve refuge depuis qu’il est adolescent.
Complétons enfin le tableau avec Sonia, la prostituée moldave qu’il «loue» régulièrement, Brigitte qui milite dans l’humanitaire et Tarik, le dealer dont il vient de faire la connaissance et lui procure de la coke et du crack.
Alors que Renaud est en Angleterre, il apprend le décès d’Angèle et regagne la Belgique. C’est à peu près au même moment que la famille qui emploie Teodora décide de rentrer dans son plat pays. Quelques jours plus tard, à l’instigation de François, Renaud décide de prendre Teodora à son service. La Salvadorienne, dont on découvre petit à petit le trouble passé, et le bourgeois dépressif vont alors entrer dans une curieuse danse qui va les transformer tous deux.
Emmanuelle Pirotte réussit un roman d’une grande richesse, qui colle parfaitement à cette ambiance si bien rendue par Brel
Avec un ciel si gris qu’un canal s’est pendu
Avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner
Avec le vent du nord qui vient s’écarteler
En suivant Renaud et sa mélancolie, ses pensées morbides, la romancière parvient tout à la fois à nous le rendre attachant, malgré ses côtés insupportables. Il en va du reste de même de ses autres personnages, avec leur failles et leur humanité, lovés dans une écriture dont chacun des mots résonne, tout à tour sarcastique ou drôle, poétique ou crue. Une écriture aussi dense qu’addictive, une petite musique qui nous suit longtemps…

Rompre les digues
Emmanuelle Pirotte
Éditions Philippe Rey
Roman
272 p., 20 €
EAN 9782848768663
Paru le 4/03/2021

Où?
Le roman est situé en Belgique, principalement du côté d’Ostende, mais aussi à Bruxelles, Bruges, Gand. L’Angleterre et notamment St Margaret-at-Cliffe près de Douvres, l’île de Man et de Jersey, Canterbury et Birmingham sont également mentionnés ainsi que les lieux de villégiature comme Courchevel, Saint-Tropez, le lac de Côme, Marbella. On y évoque aussi San Salvador et la région napolitaine.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sur les rives de la mer du Nord, Renaud coule des jours malheureux dans sa maison de maître, malgré l’attention de ses amis, presque aussi perdus que lui: François, vieux chômeur lunaire, et Brigitte, investie auprès des migrants. Ni les rencontres régulières et souvent dangereuses avec Tarik, son dealer, ni les voyages sporadiques en Angleterre chez l’excentrique tante Clarisse ne viennent guérir son dégoût de l’existence. À la mort de sa vieille gouvernante, Renaud recrute Teodora, jeune Salvadorienne taciturne, sans connaître son violent passé… Dans la grande demeure remplie d’œuvres d’art et de courants d’air, entre ces deux écorchés s’installe alors un étrange climat de méfiance et d’attraction.
Avec un humour mêlé de tendresse, Emmanuelle Pirotte brosse un portrait vitriolé de notre Occident épuisé. Mais elle esquisse également la possibilité d’une rédemption. D’Ostende à Douvres, en passant par l’Espagne et l’Amérique latine, nous marchons dans les pas de personnages intenses et fragiles qui se heurtent à leurs démons, à la violence et à la beauté du monde. Renaud et Teodora sortiront ils de leur profonde nuit pour atteindre l’aube d’une vie nouvelle ?

Les critiques
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Le carnet et les instants (Thierry Detienne)

Les premières pages du livre
« Les premiers accords martèlent l’intérieur de sa tête. Renaud est à peine réveillé que cette satanée musique vient aussitôt lui vriller les tempes, à moins qu’elle n’eût été déjà là avant son réveil, ta tam, da ba da ba da ba da, ta ta ta ta ta ta, tam tam, à vous rendre fou, d’éblouissement, d’agacement, c’est syncopé et fluide, raide et souple, ça exprime tout et ça n’exprime rien, ça vous dit combien vous êtes un crétin et, nonobstant ce fait, quelle fine intelligence, quelle profonde sensibilité est la vôtre, à vous, vous l’Élu qui avez le privilège de connaître cette musique, de l’aimer, de la jouer, même mal, mais qu’importe. Ça vous piège, vous inonde du sentiment que peut-être vous n’êtes pas irrévocablement perdu. Dieu ne vous aurait pas abandonné, ta ta tam ? Même si vous pensez avec Cioran que Dieu doit tout à Bach, et non l’inverse, cette musique qui ébranle votre âme et votre carcasse tout entière vous rend perplexe, creuse fugitivement le sillon du doute.
Tam tam, da ba da ba da ta ta, ta ta, ça vous poursuit, mais non, c’est vous qui vous tuez à courir après ce flux d’accords qui semble ne jamais devoir s’arrêter, vous laissant toujours orphelin et cependant tout plein de lui. C’est implacable presque martial mais cela déborde de désinvolture arrogante, c’est désincarné, et ça met vos sens en pagaille. Et puis il y a aussi quand même, si, si, si, il faut être honnête, il y a sans conteste ce truc très boche, très carré, une forme de parfait ordonnancement germanique, eine perfekte Bestellung, rien qui dépasse, les notes à leur juste place, se dévidant au pas de l’oie.
Il a eu le malheur de dire ça récemment à un dîner de cons, et tout le monde a bien ri. Il a aussitôt protesté de son absolue sincérité ; ça a jeté un grand froid. Une des bonnes femmes est d’origine allemande, lui a bavé son voisin de table au creux de l’oreille, et Renaud a répondu que c’était précisément la raison de sa remarque, puis il s’est levé solennellement, s’est excusé auprès de la Teutonne, a porté un toast au génie allemand, à Bach et à ce cher Nietzsche. Cela n’a pas vraiment détendu l’atmosphère et on lui a fait comprendre qu’il valait mieux regagner son chez-lui. Il avait refusé un taxi, était reparti à pied par les rues détrempées, transi et titubant, se maudissant d’avoir accepté l’invitation de ces parvenus qui avaient fait fortune dans le nettoyage industriel.
Il entend des pas dans l’escalier. C’est Staline qui arrive avec son plateau d’argent où trône la cafetière fumante en vieux Sèvres, ainsi que la tasse et la soucoupe assorties. Staline et son groin hypocrite, son tablier blanc immaculé, son haleine de fleurs pourries et ses gestes d’une servilité congénitale. Il avait donné ce surnom à la domestique quand il avait sept ans, juste après qu’elle l’avait enfermé pendant trois heures seul dans la cave, plongé dans une obscurité totale. C’était la punition qu’elle infligeait à Renaud pour avoir laissé entrer un chaton abandonné dans la cuisine. Malgré la peine et l’amertume, frémissant d’effroi dans le sous-sol glacial, son cœur blessé d’enfant instruit avait quand même préféré Staline à Hitler. Il aurait pu choisir Franco, car Angèle et le tyran étaient de la même race de bouffeurs de paëlla, de joueurs de castagnettes et de sacrificateurs de taureaux. Mais Franco ne lui semblait pas assez cruel pour soutenir la comparaison avec la bonne.
Hiiiiiiiii ! Combien de fois lui a-t-il demandé de graisser les gonds de la porte de sa chambre ? Voici que pénètre dans la pièce le plateau étincelant, surmonté par la formidable paire de seins inutiles. La gouvernante était entrée au service de la famille à vingt ans. Elle n’avait pas eu d’enfants, et guère plus d’amants ; sa bigoterie ne le lui aurait pas permis. Et il était peu probable que le désir se soit jamais frayé un chemin dans cet être qui n’avait d’humain que le nom. Ces appendices féminins monstrueux faisaient dès lors figure d’imposteurs. Avant l’épisode du chat, Renaud avait voulu croire à leur sincérité ; quand Angèle le débarbouillait après le goûter, qu’elle approchait de son torse sa petite tête pour lui enfiler son bonnet, Renaud avait espéré que ce contact moelleux disait d’Angèle quelque chose qu’elle ne montrait pas, mais qui était certainement caché derrière ce vaste poitrail. Une bonté, une douceur qui ne demandaient qu’à s’exprimer, et dont les deux monticules tremblants étaient des témoins silencieux et fiables.
Angèle pose le plateau sur le bureau, verse le café dans la tasse qu’elle vient placer avec onction sur la table de nuit. Elle évite le regard de Renaud, autant que lui le sien, puis va ouvrir les tentures d’un mouvement brusque qui fait crisser les anneaux de cuivre contre la tringle, et ce bruit chasse définitivement le capriccio de Bach de l’esprit de Renaud. Cela lui procure une espèce de soulagement, car lorsqu’il s’éveille avec un air dans la tête, il y a de fortes chances que celui-ci l’accompagne toute la journée et finisse par s’imposer comme une torture. La domestique sort, redescend l’escalier. Renaud dispose des oreillers derrière son dos, boit une gorgée de café et allume une cigarette. Dehors, la rue est silencieuse. Les vacances de Noël terminées, les touristes rendent la ville à sa mélancolie et à cette sorte de torpeur qui la tient en hiver, la berce de brume et de pluie fine, la saoule de rafales gorgées d’embruns.
Faut-il vraiment se lever, encore une fois, encore cette fois ? Se lever et se laver, ou peut-être pas ? Choisir des habits, sortir de la chambre et se rendre dans les autres pièces, affronter la lumière, les odeurs, et Staline, et Jacqueline la cuisinière et Henri, son mari, l’homme à tout faire ? Si seulement… Si seulement Henri avait ce pouvoir : tout faire. Faire disparaître la nausée chaque matin et chaque soir, la lassitude et la tristesse qui s’accrochent à vous comme ces voix inconnues au téléphone, qui tentent de vous vendre une caisse de vin ou une consultation chez une voyante, ces voix souvent féminines à l’accent étranger, teintées de désespoir, de bêtise, de résignation, qui vous appellent depuis le bout du monde et que vous rembarrez comme vous ne chasseriez pas un chien errant. Elles vous tiennent au corps, ces voix, une fois qu’elles ont résonné à vos oreilles, et vous hantent comme l’envie d’en finir. S’il te plaît, Henri, fais disparaître le souvenir de ces voix, le mal de vivre, le bruit des anneaux sur la tringle, la figure ignoble de Staline.
« Mais pourquoi la gardez-vous ? » avait osé demander le brave homme, ainsi qu’une kyrielle de gens depuis des années. Renaud ne prenait pas la peine de leur répondre. Il n’avait pas le courage d’exposer des mobiles qu’il avait déjà tant de mal à s’avouer à lui-même.
La vérité était aussi sale et vilaine qu’Angèle, que Renaud, que ce monstre à deux têtes qu’ils formaient depuis plus de quarante ans. Renaud gardait Angèle comme on conserve une vieille blessure en l’empêchant de cicatriser, comme l’enfant qui arrache la croûte de son genou chaque fois qu’elle vient de se former, prend plaisir à observer le sang couler de nouveau, à sentir la douleur irradier. Renaud se plaignait de son fardeau auprès de Henri et de Jacqueline, de François son ami d’enfance, de Sonia sa pute attitrée. Et cela lui faisait du bien d’obtenir leur compassion, avant de s’en retourner vers sa vieille croûte.
Privé d’Angèle, Renaud perdrait une part essentielle de lui-même, la plus moche assurément, la plus méchante, la plus fragile et la plus indigne. Mais pour être parfaitement méprisable, cette part ne lui appartenait pas moins de plein droit, et il n’était pas question qu’il s’en débarrasse. Angèle d’ailleurs ne le permettrait pas. Ils étaient tous deux acteurs de cette association de névrosés furieux. Angèle excellait dans l’art de manipuler Renaud. Elle était une blessure redoutable, qui saignait quand il fallait, cicatrisait juste assez longtemps pour qu’un répit soit accordé, une trêve qui leur permettait de reprendre des forces, afin de continuer la lutte.
Depuis quelques années, sa haine pour Angèle était devenue sa plus puissante raison de rester en vie. Il avait bien du mal à se souvenir d’un temps où il n’en était pas ainsi. Renaud avait pourtant remisé l’Espagnole dans une lointaine soupente de son esprit durant ses études en Grande-Bretagne. De l’âge de treize ans à la fin de son cursus universitaire, il n’avait entrevu Angèle que quelques jours par an et n’y pensait guère. Elle n’accompagnait pas la famille à Courchevel l’hiver, à Saint-Tropez l’été ou au lac de Côme. Sa place était en Belgique, à Bruxelles où vivaient les parents de Renaud. Elle était tolérée dans la laide villa du Zoute qu’ils occupaient le week-end quand ils n’avaient rien de mieux à faire. Ainsi en avait décidé la mère de Renaud. Ils étaient servis dans leurs autres propriétés par des domestiques à demeure, des gens du cru ; c’était tellement plus authentique.
À l’âge de cinquante-deux ans, la mère de Renaud avait eu une embolie cérébrale alors qu’elle achetait un sac en python bleu canard dans une boutique du Zoute. La vendeuse emballait l’objet, quand sa cliente s’effondra bien raide sur le comptoir, yeux démesurément ouverts et fixes, « comme si on l’avait débranchée », selon les termes de la commerçante. La mère vécut encore deux ans, privée de la parole et de l’usage de ses jambes, de celui de ses sphincters et sans doute aussi d’une part non négligeable de sa raison. Les médecins n’étaient pas formels sur ce dernier point cependant. Mais son sempiternel sourire égaré et la manière dont elle tenait serré contre elle, jour et nuit, le sac en python, comme Gollum son « précieux », ne laissaient guère de doute sur sa santé mentale. Elle se mettait souvent à chantonner en regardant dans le vide, et cela ne venait pas atténuer le sentiment que cette femme était définitivement hors du coup.
Elle attendait la mort – il serait plus juste de dire qu’on attendait la mort pour elle – au home des Petites Abeilles, une maison d’accueil de la banlieue de Bruxelles, où végétaient une tripotée de malades mentaux et de vieux fous impotents. Renaud se félicitait de vivre en Angleterre, afin d’avoir le moins possible l’occasion de contempler le spectacle de sa mère démente. Elle ne semblait pas le reconnaître, son comportement n’était pas le moins du monde altéré par la présence de Renaud, pas plus que par celle de son époux, d’Angèle ou de quiconque. Il y avait bien un infirmier qui, chaque fois qu’il s’adressait à elle ou la manipulait, obtenait un regard un peu moins vacant, un sourire plus sensé. Renaud l’avait même vue une fois poser sa main décharnée sur le bras de l’auxiliaire de soin. Il avait chassé d’un ricanement la pathétique image de son esprit. Mais elle était souvent revenue le hanter dans un rêve qu’il se méprisait de faire : c’était sur son bras à lui que sa mère posait sa main prématurément vieillie, c’était à lui qu’elle adressait son sourire niais. C’était lui-même qui lui répondait aussi niaisement, le regard embué.
On l’avait enterrée un jour d’avril venteux, avec son sac.
Ce départ ne laissa aucun vide dans la vie de Renaud. Il lui semblait que sa mère l’avait désertée depuis toujours ; elle avait pondu un fils, avant de l’abandonner aux soins de quelques nounous quand il était bébé, puis d’Angèle, pour se consacrer à ses voyages, ses amies de l’atelier de développement personnel, son yoga, ses vernissages et ses séances de shopping. C’était une femme idiote et creuse, et la simple réalité de son passage sur terre questionnait douloureusement le sens de la vie humaine.
Le père était une figure encore plus consternante et fantomatique ; ses rares moments de présence généraient une atmosphère de tension insoutenable. L’homme ne vivait que par l’intermédiaire du téléphone, du fax qui turbinait à plein régime dans un grésillement poussif, de divers journaux qui l’informaient des fluctuations de la bourse, et dont il tournait les pages avec une sorte d’agacement méditatif. Rien ni personne n’avait le pouvoir de susciter son intérêt autant que ces trois choses. L’avènement de la téléphonie mobile sonna le glas du dernier vestige de savoir-vivre dont il teintait encore parfois ses rapports avec ses semblables. Il fut un des premiers adorateurs de la petite boîte magique, et il comprit bien avant nombre de ses contemporains l’étendue des avantages liés au caractère portable de l’objet, qui ne le quittait sous aucun prétexte. Le père de Renaud était un avant-gardiste de la connexion, une saisissante préfiguration de l’homme du XXIe siècle.
Lorsque enfin il échappait à l’emprise de sa panoplie du parfait homme d’affaires, c’était tout auréolé de gravité stupide. Il donnait l’impression qu’il venait d’empêcher une explosion atomique ou de trouver un vaccin contre le cancer. Il se frottait les yeux et posait son regard loin, prenait des mines compassées et soupirait, afin que l’on se pénètre de l’importance de sa mission, de son labeur acharné destiné à offrir cette vie de luxe et d’oisiveté à ceux dont il avait la charge. En réalité, il avait hérité d’une grosse fortune qui prospérait grâce à une équipe de financiers et d’avocats redoutables. On ne lui demandait pas grand-chose, seulement une signature de temps à autre. Il était quasi inutile au bon fonctionnement de ses affaires, comme son père avant lui, comme Renaud s’il lui survivait.
Dans le hall, Staline s’escrimait à dépoussiérer le lustre en cristal de Venise. Perchée sur la dernière marche d’un escabeau, elle retenait son souffle en faisant délicatement glisser son plumeau sur les tubulures nacrées et les corolles charnues couleur de corail. Les pampilles tintèrent faiblement sous la caresse. L’image du corps de Sonia s’imposa. Depuis combien de temps Renaud ne lui avait-il pas rendu visite ? Il alla se réfugier dans la cuisine où Jacqueline l’accueillit par un large sourire. Ça sentait bon le cumin et les pruneaux. Renaud souleva le couvercle de la marmite sur la cuisinière : c’était un tajine d’agneau, selon la recette que Jacqueline tenait de sa belle-fille originaire du Maroc. Une fort brave fille, cette Leila, qui venait prendre soin de la maison un mois par an, quand Staline s’en retournait dans sa fournaise andalouse. Était-ce bien l’Andalousie qui avait vu naître le cerbère ? Ou bien la région de Valence ?
Par la fenêtre, Renaud observe Henri qui ratisse les feuilles et ramasse les branches tombées lors de la dernière tempête. Il les jette dans un grand brasier au milieu du jardin. Renaud enfile un vieux Barbour qui pend à la patère de l’office, chausse des bottes et sort pour le rejoindre. L’air tout chargé de gouttelettes en suspension sent le bois brûlé, l’humus, les effluves des innombrables sapins qui décorent la ville. Henri lui adresse un petit salut de la tête. Ils contemplent les flammes en silence. Puis Henri ramasse les outils de jardinage, pose une main chaude sur l’épaule de Renaud, marmonne quelque chose et rentre. Jacqueline va endosser son manteau d’un autre âge, glisser son bras sous celui de son mari et ils rentreront chez eux tranquillement. Elle s’inquiétera de ne pas avoir vu Renaud manger, espérera qu’il fera honneur à son plat à un autre moment de la journée ou de la nuit. Le vieux la rassurera en lui disant que Renaud ne se laissera pas mourir de faim. Mais ils croiseront tous deux les doigts au fond de leurs poches en faisant un vœu, car ils ne peuvent ni l’un ni l’autre affirmer que cela n’arrivera pas.
Renaud a passé l’âge du suicide en bonne et due forme. La pendaison, la noyade, le saut d’un pont ou sous un train ne sont plus pour lui. Il avait tenté de s’empoisonner avec les barbituriques de sa mère à l’âge de dix-huit ans, avait pris soin de s’enrouler la tête dans un sac en plastique, s’était endormi dans la maison vide. Mais sa mère était rentrée plus tôt que prévu et l’avait sauvé. L’imbécile. Quitter la vie de son plein gré de manière aussi radicale avant d’avoir vingt ans est un acte sublimement romanesque. Après, cela devient pathétique. À quarante-huit ans, on peut juste envisager de s’en aller lentement à petites doses d’alcool, de tabac, de cocaïne et d’amphétamines, de nuits sans sommeil. Comme ça, l’air de rien, l’air de succomber un peu malgré soi, de subir. Sans panache. Voilà ce qui lui reste. On ne peut pas l’accuser de chômer pour arriver à ses fins. Mais même maltraitée, sa santé reste excellente. Son corps résiste.
Il quitte Henri et va remplir un grand verre de whisky qu’il descend en deux coups, se sert une petite assiette de tajine qu’il mange debout en errant d’une pièce à l’autre. Il n’est pas capable d’avaler plus de cinq bouchées. Les activités d’Angèle ont cessé, ou bien la bonne est anormalement silencieuse… Non, elle est sortie, sans doute pour remplacer le grand bouquet de fleurs qui orne la console du hall. Elle a la vilaine manie de choisir des glaïeuls ces temps derniers, bien que Renaud les déteste. Après avoir fumé deux cigarettes, il se rend dans le cabinet de curiosités.
C’est la seule pièce de la maison interdite à Staline. Renaud époussette lui-même le cabinet à secrets hollandais, la carapace de tortue, les coquillages et les malles anciennes, la vaisselle d’argent, les camées antiques et les pierres précieuses, les vanités, les os de monstres de la préhistoire, les bocaux où surnagent des sirènes, créatures hideuses nées de cerveaux grillés sous les tropiques, fabriquées à partir d’une tête et d’un torse de singe cousus à une queue de serpent ou de poisson, toutes ces choses qu’il a accumulées au fil des années en écumant les antiquaires. Il n’ouvre pas les volets intérieurs, allume les deux cierges pascals aux coins de la pièce, et s’approche du catafalque de verre où dort la pièce qu’il considère comme la plus précieuse de sa collection.
Dans la faible clarté frémissante, la chevelure semble onduler comme une eau sombre sur le velours grenat. Il soulève le couvercle transparent et plonge la main dans les mèches d’un noir de jais, qui n’ont rien perdu de leur douceur. Renaud avait acheté l’objet à une vente publique quatre ans plus tôt. Il faisait partie de l’inventaire d’un château du Brabant flamand depuis le XVIIe siècle. On ne connaissait rien de son origine, ni pourquoi il s’était retrouvé là. La chevelure est son secret, son trésor, son « précieux » à lui, ce qu’il aimerait emporter dans la tombe, ou plutôt dans le four. Il repense à sa mère et à son sac en python qui l’accompagne dans le grand voyage d’outre-tombe, tel le cheval de Childéric. Chacun ses lubies ou ses croyances, deux choses qui n’en forment souvent qu’une.
Cette relique macabre le reliait paradoxalement à la vie. La chevelure était un mystère merveilleux et impénétrable qui l’apaisait, lui donnait le sentiment d’être en communion avec le monde, avec ses semblables, envers et contre tout, le dégoût, la fatigue, Staline, le fantôme de sa mère, les smileys et les likes, les touristes chinois, l’extinction des panthères et la fonte des glaces.

Ce matin, 5 janvier, Teodora s’éveille en sursaut à 5 heures 22 minutes. Ce sont les hurlements de Louis qui l’arrachent brusquement au sommeil. Louis, le fils de la famille belge pour laquelle elle travaille depuis maintenant huit mois. Malgré les demandes répétées, les menaces de le priver de dessert ou de tablette – inutiles puisqu’elles ne peuvent pas être mises à exécution –, l’enfant de quatre ans refuse de se lever et de rejoindre Teodora dans sa chambre sans faire de bruit. Louis ressent un plaisir manifeste à observer les traits tirés de la jeune femme, les larmes de fatigue qui inondent ses yeux, alors qu’elle pose le biberon de lait sur la grande table basse en palissandre devant la télévision.
Mme Vervoort l’avait engagée en mai de l’année précédente pour s’occuper de ses trois enfants, Louis, le démon hurleur beau comme un dieu, Émeline, une pimbêche taiseuse de sept ans et Astrid, douze ans, laide, malheureuse et atteinte d’une sorte d’affection appelée « haut potentiel », qui impliquait, selon les termes de Madame, une intelligence supérieure, une sensibilité merveilleuse et un caractère de cochon.
Teodora n’était en Espagne que depuis trois mois et travaillait comme aide à domicile chez des personnes âgées lorsque la voisine de l’une d’entre elles lui avait parlé de Belges qui vivaient à Marbella, et cherchaient une bonne d’enfants. Bien qu’elle préférât torcher les vieux que les gosses, Teodora avait téléphoné pour prendre rendez-vous, camouflé sa cicatrice sur la pommette avec du fond de teint, enfilé sa robe bleu marine à col blanc, parfaitement démodée, qui lui donnait un air sage et atténuait la dureté de ses traits taillés à la serpe. Elle avait pris le bus jusque Marbella, puis marché vers l’ouest et le quartier de Nueva Andaloucía, en psalmodiant le nom belge aux sonorités étranges, tout plein de consonnes, avec ce o double qu’il fallait sans doute allonger mais pas trop. Vervoort. Ou bien fallait-il prononcer Vervourt ? Le nom lui donnait envie de rire. Peu de chose donnait envie de rire à Teodora Paz.
Madame l’avait reçue dans l’immense salon « avec vue sur la vallée du golf », comme elle le déclara d’un air las, « et la montagne » dont elle chercha en vain le nom en agitant la main avec agacement. Elle l’avait fait asseoir dans un canapé si profond qu’elle eut l’impression qu’il allait l’engloutir. Les yeux clairs et froids de Madame, artistement maquillés pour paraître dépourvus d’artifices, avaient glissé sur Teodora comme si elle était un meuble ou un vêtement, puis leur propriétaire avait déplacé son corps maigre vers ce qui devait être une cuisine, et l’y avait laissé pendant un temps qui parut à Teodora anormalement long. La femme allait-elle revenir avec quelque chose à boire ? La vue de carte postale, figée dans le bleu et le vert cru, avec ses toits de tuiles agressivement neuves, ses jardins parfaitement entretenus, où personne ne se promenait, où aucun enfant ne jouait, ses piscines vides qui semblaient n’exister que pour être prises en photo, inspirait à Teodora une tristesse qu’elle ne s’expliquait pas. Sans doute aurait-elle dû se réjouir, mais de quoi ? Avait-elle traversé l’enfer pour cette vue, ce divan où elle sombrait lentement, ce vase intentionnellement tordu d’une affreuse couleur jaune, pour ces photos démesurées d’œufs durs dans des coquetiers, d’un gorille fluorescent fumant le cigare, et pour cette femelle blonde et mal nourrie qui réapparaissait enfin les mains vides ?
Teodora fut prise du désir de se lever du divan-tombeau et de s’enfuir, de s’en retourner vers son minable salaire, ses vieux délaissés, avec leurs escarres et leurs odeurs de pisse, leurs sourires édentés et leurs cerveaux qui battaient la campagne. Mais elle resta. La liberté était le seul véritable luxe, et elle n’en jouirait jamais.
Il est à présent 6 h 10. Tout est parfaitement silencieux, car Louis porte un casque pour regarder son dessin animé. Teodora se tient debout devant la baie vitrée et la vue, toujours aussi immobile et dépourvue de vie. Depuis huit mois, elle n’a été autorisée à sortir que trois fois seule. Elle en a profité pour aller se baigner dans la mer. Les enfants Vervoort n’aiment pas la mer, c’est salé et ça pique la peau, et puis il y a le sable, et le vent qui plaque le sable sur le corps humide, et l’eau un peu trop froide, et les nuages qui cachent le soleil. Toutes ces choses auxquelles on ne peut pas ordonner de disparaître d’un mot ou d’une pression sur un bouton. Ils préfèrent la piscine de la résidence. Teodora n’y entre jamais. Elle ne fait que surveiller les ébats, une fesse sur le bord d’un transat, car Madame ne supporte pas de l’y voir allongée. C’est une position qui ne permet pas une attention optimale, dit-elle. Optima est un mot qu’elle prononce souvent. À tout propos. Madame vit en Espagne depuis cinq ans, mais son espagnol laisse sérieusement à désirer. Qui s’en soucie ? Son vocabulaire est bien assez étendu pour lui permettre de se faire obéir.
Maria, la Colombienne qui fait le ménage, a commencé à récurer la cuisine. Teodora la rejoint et se fait un café, lui en propose un. La jeune femme accepte, dépose un instant ses loques et prend le temps de siroter le liquide fumant en fermant les yeux. Maria a tenté de créer une intimité avec Teodora. Toutes ces pauvres Latinas au service des Blancs se rapprochent comme des rats pris au piège, comme les esclaves d’autrefois dans les plantations. Teodora n’a que faire de cette chaîne d’amitié fondée sur la souffrance, le déracinement, le simple fait d’être une femme née dans un pays pauvre où l’on parle espagnol. Elle a vite coupé court aux questions de Maria, qui ne sait rien d’elle, pas plus que le Señor et la Señora, que Louis et Émeline, qu’Astrid, que le facteur, la boulangère, le décorateur, qui n’en ont rien à faire et ne lui demandent rien. Elle offre une opacité si parfaite au petit monde qui l’entoure qu’elle finit par se donner l’impression de tromper sa propre mémoire, de n’avoir aucun lien avec cette femme qui s’appelait elle aussi Teodora Paz, née à San Salvador le 20 novembre 1995.

Ce sont des glaïeuls. Des glaïeuls orange. Leurs hautes silhouettes austères et sans grâce s’élèvent devant le miroir en bois doré, comme autant de dames patronnesses faisant tapisserie dans une salle de bal. Renaud envoie le vase se fracasser sur le sol en marbre. Une porcelaine de Meissen d’une laideur sans nom qui valait une fortune. Staline accourt, se prend la tête dans les mains et implore le Christ. Renaud lève les bras dans un geste d’impuissance surjouée, enfile un manteau et sort. Cet acte vandale lui a donné l’élan qui lui manquait pour parvenir à s’extraire de la maison. Une fois dehors, il marche au hasard avant de s’apercevoir qu’il a envie de voir François. Il prend la direction de Mariakerke, où son ami occupe un studio meublé. « C’est moi », dit Renaud dans l’interphone. François traîne en pyjama et pantoufles dans son vingt mètres carrés. Il propose à Renaud quelque chose à boire, ouvre le frigo, contemple indéfiniment les planches sales où moisissent une branche de céleri et un bloc de fromage à pâte dure, d’une couleur verdâtre. François gratte son crâne dégarni, referme le frigo, offre à Renaud un sourire désolé.
– Ça va pas fort, hein ? lui demande Renaud en s’affalant sur le canapé-lit encore ouvert.
– Ce sont mes dents, répond François.
– Il y avait des temps et des temps, qu’je n’m’étais plus servi de mes dents, chantonne Renaud.
– Salaud, va ! gémit François.
– Mais combien de fois ai-je proposé de te payer des couronnes ?
– Non, non et non, merde ! Je vais faire tout arracher et mettre un dentier. Et basta.
Renaud prend le livre sur le tabouret servant de table de chevet, l’ouvre, le ferme, le repose, se lève, va à la fenêtre qui donne sur une de ces impasses venteuses entre deux rangées d’immeubles évoquant les banlieues d’une ville d’ex-Union soviétique. Une petite femme sans âge aux jambes comme des poteaux promène péniblement son chien.
– Allez viens, on va manger un truc chez Georges, lâche Renaud.
François se frotte la mâchoire en grimaçant.
– Ben tu prendras les croquettes de crevettes, c’est facile à mâcher ça, non ? Et puis tu n’as qu’à boire un milk-shake après.
– Je préfère les gaufres, soupire François.
– Pas de bras, pas de chocolat, répond Renaud. Allez magne-toi !
François s’habille d’un jean et d’un pull en acrylique qui ne sent plus la rose, endosse un pardessus gris et s’enveloppe d’une écharpe tricotée main qui semble avoir appartenu à un vieux Juif caché dans une cave entre 1942 et 1944, et les voilà dehors à affronter le vent du large. François donne une tape fraternelle sur l’épaule de Renaud et lui sourit, et c’est comme un poignard qui s’enfoncerait jusqu’à la garde dans sa poitrine, ce sourire d’une innocence, d’une candeur désarmante ; il fait resurgir la jeunesse perdue, le temps où François avait encore des dents, des cheveux, où la vie se donnait comme une jeune fille amoureuse.
Le salon de thé était bondé, comme souvent. Mais pas de tête connue, une aubaine. Ostende était une trop petite ville, on ne pouvait pas s’y perdre, s’y dissoudre. Il y avait toujours, au détour d’une ruelle, un fâcheux qui vous guettait et vous tombait dessus comme la grippe. Renaud pensait depuis quelques mois à partir. Mais pour aller où ? Et pour combien de temps avant qu’il ne se lasse ? La seule perspective de déménager ce que contenait sa maison lui donnait le vertige. S’il quittait Ostende, il vendrait tout et s’en irait nu comme Adam vers son nouveau destin, dépouillé de ses vieilleries, de ce brol qui, loin de nourrir son âme comme il l’avait si longtemps pensé, l’emprisonnait au contraire, la retenait rivée à la matière, à la terre et aux hommes, au lieu de l’élever vers l’immatériel, le néant auquel elle aspirait.
Malgré ses chicots douloureux, François engloutissait à la vitesse de l’éclair les quatre croquettes de crevettes maison. Renaud buvait du café en se contentant de regarder manger son ami, ce qui lui avait toujours procuré un très vif plaisir. « Je mange par procuration », disait-il. François semblait néanmoins ne plus s’être nourri depuis longtemps. Cette vie à la Zola avait assez duré.
Cela faisait quatre ans que François avait été licencié par une compagnie d’assurances sous prétexte de restructuration. La vérité était qu’il avait perdu son épouse à la suite d’un cancer du sein et ne s’en était jamais remis. Ses employeurs n’avaient fait preuve ni de compassion ni de patience et avaient cédé son poste à une femme jeune et féroce. Depuis François avait travaillé par intermittence, comme vendeur de chaussures, puis comme gérant d’un McDo. Cela faisait deux ans qu’il était au chômage, en passe d’être viré de là aussi.
François avait cinq ans et Renaud six quand la mère de François était entrée au service de la famille de Renaud comme cuisinière ; elle emmenait son fils avec elle le samedi et le mercredi après-midi. Un attachement passionné naquit immédiatement entre les deux garçons. François était invité en vacances, jusqu’au Japon où il suivit la famille pendant un mois, l’été de ses seize ans. La mère de Renaud enrageait que son fils ne sollicite pas plutôt la compagnie d’un de ses camarades britanniques, le petit Percy ou l’odieux Sackville dont les familles existaient depuis la nuit des temps et qui ne manquaient jamais d’inviter son fils à leurs grandes chasses d’automne en Écosse. Il y avait aussi de rares parvenus qui auraient fait l’affaire, l’un ou l’autre Américain. Elle n’était même pas contre un Saoudien, à la rigueur un Chinois. Mais Renaud s’était entiché du minable François avec ses pantalons trop courts, sa politesse exacerbée de pauvre et son expression rêveuse qui la mettait à la torture. En traînant François à ses basques, sans aucun doute Renaud n’avait-il d’autre but que celui de contrarier sa mère. Elle considérait l’amitié comme un concept abstrait qui ne faisait pas partie de ses préoccupations. On avait des relations, c’était déjà suffisamment compliqué.
François sirote à la paille son milk-shake au chocolat. L’endroit s’est brusquement vidé de ses vieillards amateurs de gaufres et de ses enfants brailleurs. Dehors, les guirlandes lumineuses clignotent tristement, comme les bijoux de pacotille d’une belle femme sur le retour. Les jours qui succèdent aux fêtes de fin d’année sont d’un lugubre qu’aucune autre période n’égale. On devrait contraindre les gens à hiberner pour de bon dès le 1er janvier. Restez au lit, braves gens, copulez un peu puis assommez-vous avec quelques puissants somnifères, ou unissez-vous à vos écrans adorés, qu’ils vous subjuguent une bonne fois pour toutes, vous pénètrent le cerveau jusqu’à l’orgasme ultime, débarrassez les rues et les campagnes, vous ne manquerez pas au monde, bien au contraire, dès que vous l’aurez quitté il retrouvera beauté et silence, et la neige qui fera sa somptueuse entrée le lavera des traces de votre présence.
Quand Renaud était enfant, ce fantasme de Grand Sommeil d’hiver possédait la féerie d’un conte. Il imaginait des familles entières serrées confortablement au creux d’un unique grand lit lové dans une alcôve, sous les couettes en patchwork. Lui aussi participait à ce rituel. Il se voyait chez sa tante Clarisse, la sœur de son père. Elle habitait une petite maison victorienne à St Margaret-at-Cliffe, près de Douvres. En rêve, il y emmenait François et Véronique, une fille de sa classe dont il était amoureux, et ils se calfeutraient dans la chambre aménagée dans le grenier où trônait un immense lit à colonnes. De la lucarne on voyait la Manche, qui chaque année grignotait la craie de la falaise sur laquelle la maison était bâtie. Ils s’endormaient au rythme de la grande respiration marine.
Un serveur passe de table en table avec une loque dégageant une puissante odeur d’eau de Javel. Il frotte frénétiquement le Formica, pour bien faire comprendre qu’on ferme boutique.
– Tu as des nouvelles de Brigitte ? lâche Renaud pour dire quelque chose.
Brigitte, la fantasque Brigitte, qui vit entourée d’éclopés de tous les coins les plus sinistres d’Afrique dans une joyeuse bohème, enveloppée par la musique des djembés et les vapeurs de chicha. Ah, Brigitte…
– Plus depuis un mois, répond François. Aux dernières nouvelles, sa fille ne veut plus la voir parce qu’elle préfère entretenir ses migrants plutôt que de lui payer des études à l’étranger.
– Ah oui, le syndrome du piège à ménopausées célibataires… La chair est faible, les migrants bien membrés et pas trop regardants sur la fraîcheur.
– Arrête !
– Mais je ne juge personne. Je ne fais que constater. Elle est encore pas mal d’ailleurs, Brigitte, elle vaut bien un passage en Angleterre.
– Et sa fille, elle ne mérite pas un diplôme, une chouette vie d’étudiante ?
– Mais elle n’a qu’à l’obtenir ici, son diplôme ! C’est quoi ce snobisme qui consiste à faire des études ailleurs ?
– Tu peux parler, monsieur double master de l’université d’Édimbourg…
Renaud demande à quoi ces diplômes en histoire et en philosophie lui ont jamais servi. Il aurait bien mieux fait d’apprendre à installer du chauffage. Et de toute façon, ce n’était pas à François ni à lui-même de décider de la manière dont Brigitte devait investir son modeste capital. Était-il plus juste que sa fille Juliette suive sans passion des cours dans une université moyenne du Middlesex ou d’Arizona et obtienne laborieusement un master insipide en gestion d’entreprise, ou bien qu’un jeune Mamadou fraîchement craché par l’enfer du Sud-Soudan et miraculeusement épargné par la mer ait la possibilité de se faire exploiter quinze heures par jour sur un chantier de l’East End et de vivre dans un taudis de Willesden Junction ? Qui pouvait honnêtement répondre à cette question ? Personne n’était en mesure d’affirmer que Juliette valoriserait mieux son expérience sans éclat que Mamadou sa propre tragédie. Il était même probable que Mamadou, fort de la solidarité inconditionnelle de Brigitte et de sa confiance, surprenne tout le monde en bravant les multiples obstacles que lui opposerait la vie à Londres pour faire fructifier un potentiel supérieur, alors que Juliette, qui partageait la torpeur intellectuelle et émotionnelle des 95 % de la population occidentale, se contenterait d’élever deux enfants et de n’exercer aucune activité qui rentabilise l’investissement éventuellement consenti par sa mère.
– Mais Juliette est sa fille… ose François.
– Est-ce un motif suffisant pour lui accorder son aide plutôt qu’à Mamadou ? Tu sais, les femmes comme Brigitte, qui oublient famille, boulot, amis, qui prennent des risques pour sauver ces va-nu-pieds, ces renégats dont personne en réalité ne veut vraiment, eh bien ces femmes nous confrontent à un problème de société fascinant. Ces femmes sont les laissées-pour-compte de nos communautés occidentales. Ces deux groupes de déshérités se trouvent et s’entraident, et, boum ! cela pourrait bien devenir une fameuse force vive avec laquelle il faudrait que composent les gouvernements, une espèce de couple de nouveaux Gilets jaunes, mais sexy, glamour, mixte et plein d’allant car mû par la force la plus sauvage, la plus indomptable : le désir, l’exultation de la chair. La MILF et le Migrant. L’avenir du monde.
– Sauf que les femmes de l’âge de Brigitte ne peuvent plus procréer.
– Mais qui te parle de procréer ! On s’en fout, de la procréation. Au contraire, le couple idéal sera un couple stérile. Quel besoin de continuer à peupler la terre de Mamadou et de Juliette ? Les Mamadou nous reviendront éternellement par la mer et les Juliette… les Juliette continueront d’étudier la gestion et le commerce en pure perte, et à s’ennuyer ferme jusqu’à la mort. Non, leur slogan, à la MILF et au Migrant, serait celui de Sempé, « Soyons moins ! »
François aspire le dernier nuage de mousse au fond de son verre, l’air pensif. Renaud remarque pour la première fois des clignements d’yeux intempestifs chez son ami. Le début des tics, le début de la fin. Lui-même en a peut-être, comment savoir ? Dans sa grande bienveillance, François ne lui en ferait jamais la remarque. Voilà que l’envie de frites monte en lui comme une urgence. Mais il se souvient qu’on ne sert pas de frites chez Georges. À cause de l’odeur. Des croquettes, des crêpes, des beignets, des gaufres, oui, mais pas de frites !
La marche dans la brume froide jusque Mariakerke semble demander à François un gros effort. Son nez coule, il avance courbé et crispé, finit par s’envelopper la tête de son écharpe. « Allez, ma vieille mouquère ! On n’est pas encore mort, si ? » lance Renaud en lui donnant une tape dans le dos. Ils arrivent chez Kenny, la petite baraque à frites de la place du Marché. Renaud emporte son cornet fumant et sa sauce andalouse chez François et mange à demi allongé sur le canapé-lit en bataille. François a allumé la télévision. Une Citroën Saxo flambe dans la rue d’une triste ville de province française. Un attroupement de gens emmitouflés l’observe avec des mines bovines. Un journaliste s’approche d’un jeune pour l’interviewer. François zappe. Assis sur un canapé, un homme tripote les seins d’une femme qui n’en a pas envie. Joséphine Ange Gardien apparaît comme par enchantement derrière la baie vitrée, observe le couple avec une mine de bouledogue qui aurait une notion de la justice. Seule la femme la voit. Elle se frotte les yeux et l’homme la laisse tranquille. François éteint la télévision. Il s’assied à côté de Renaud, lui prend une frite qu’il trempe dans la sauce avant de la manger, s’appuie sur un oreiller contre la tête de lit et s’empare du roman sur le tabouret. Une odyssée américaine de Jim Harrison, qui se traîne sur sa table de nuit depuis des semaines, tout comme le narrateur, en proie au grand vide laissé par la sensation de la vie qui fuit.
Quand François sort de son livre quelque dix minutes plus tard, Renaud s’est endormi, la main posée sur le cornet de frites ouvert, dont la sauce s’est répandue sur les draps. François prend doucement le sachet, éponge l’andalouse avec un essuie-tout, ôte à Renaud ses chaussures, puis le recouvre de la couette. François se déshabille et enfile un miteux pyjama rayé, s’étend aux côtés de son ami. »

Extraits
« La vérité était qu’il avait perdu son épouse à la suite d’un cancer du sein et ne s’en était jamais remis. Ses employeurs n’avaient fait preuve ni de compassion ni de patience et avaient cédé son poste à une femme jeune et féroce, Depuis François avait travaillé par intermittence, comme vendeur de chaussures, puis comme gérant d’un McDo. Cela faisait deux ans qu’il était au chômage, en passe d’être viré de là aussi.
François avait cinq ans et Renaud six quand la mère de François était entrée au service de la famille de Renaud comme cuisinière ; elle emmenait son fils avec elle le samedi et le mercredi après-midi. Un attachement passionné naquit immédiatement entre les deux garçons. » p. 30

« François avait l’étrange sentiment que rien ne pouvait lui arriver si elle était avec lui. Son mystère le rendait serein. Contrairement à Renaud, encore plus agité que d’ordinaire depuis qu’elle était chez lui. Il semblait accablé par l’attitude de la jeune femme, François sentait combien elle usait ses nerfs déjà fragiles, et il lui arrivait de s’en vouloir d’avoir imposé à son ami de la prendre à son service. » p. 129

À propos de l’auteur

PIROTTE_Emmanuelle_©Philippe_Matsas
Emmanuelle Pirotte ©Philippe MATSA/Leextra/Éditions Philippe Rey 

Emmanuelle Pirotte vit en Belgique. Historienne puis scénariste, elle publie son premier roman, Today we live, en 2015. Traduit en quinze langues, il sera lauréat du prix Historia et du prix Edmée-de-La-Rochefoucauld. Par la suite paraîtront De profundis (2016), Loup et les hommes (2018) et D’innombrables soleils (2019). (Source: Éditions Philippe Rey)

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